lundi 4 septembre 2017
Vies des Saints du Désert par Arnaud d'Andilly (VI)
IES
DES
SAINTES.
LA VIE
DE SAINTE FABIOLE
VEUVE
Ecrite par SAINT JEROME
AVANT-PROPOS
où il est parlé de la haute naissance de Sainte Fabiole.
Il y a plusieurs années que j’écrivis à Paule, cette femme illustre par sa vertu entre toutes celles de son sexe, pour la consoler de l’extrême déplaisir qu’elle venait de recevoir de la perte de Blésille. Il y a quatre ans que j’employai tous les efforts de mon esprit pour faire l’épitaphe de Népotien que j’envoyai à l’Evêque Héliodore ; et il y a environ deux ans que j’écrivis une petite lettre à mon cher ami Pammache sur la mort si soudaine de Pauline, ayant honte de faire un plus long discours à un homme très éloquent, et de lui représenter des choses qu’il pouvait trouver en lui-même ; ce qui n’aurait pas tant été consoler mon ami, que par une sotte vanité vouloir instruire un homme accompli en toutes sortes de perfections.
Maintenant, mon fils Océan, vous m’engagez dans un ouvrage à quoi mon devoir m’engageait déjà, et auquel je suis assez porté de moi-même, qui est de donner un jour tout nouveau à une matière qui n’est plus nouvelle, en représentant dans leur éclat et dans leur lustre tant de vertus qui peuvent passer pour nouvelles en ce qu’elles sont extraordinaires : Car dans ces autres consolations, je n’avais qu’à soulager l’affliction d’une mère, la tristesse d’un oncle, et la douleur d’un mari ; et selon la diversité des personnes chercher divers remèdes dans l’Ecriture Sainte ; mais aujourd’hui, vous me donnez pour sujet Fabiole, la gloire des Chrétiens, l’étonnement des idolâtres, le regret des pauvres, et la consolation des Solitaires.
Quoique je veuille louer le premier, il semblera peu de chose en comparaison de ce que je dirai ensuite ; puisque si je parle de ses jeûnes, ses aumônes sont plus considérables ; si j’exalte son humilité, l’ardeur de sa foi la surpasse ; et si je dis qu’elle a aimé la bassesse et que, pour condamner la vanité des robes de soie, elle a voulu être vêtue comme les moindres d’entre le peuple et comme les esclaves, c’est beaucoup davantage d’avoir renoncé à l’affection des ornements qu’aux ornements mêmes : parce qu’il est plus difficile de nous dépouiller de notre orgueil que de nous passer d’or et de pierreries, lesquelles ayant quittées nous sommes quelquefois enflammés de présomption portant des habits sales et déchirés qui nous font fort honorables, et que nous faisons montre d’une pauvreté que nous vendons pour le prix des applaudissements populaires ; au lieu qu’une vertu cachée, et qui n’a pour consolation que le secret de notre propre conscience, ne regarde que Dieu seul comme son juge.
Il faut donc que j’élève la vertu de Fabiole par des louanges toutes extraordinaires, et que laissant l’ordre dont les orateurs se servent, je prenne le sujet de mon discours des commencements de sa concession et de sa pénitence. Quelque autre se souvenant de ce qu’il a vu dans le Poète, représenterait ici ce Fabius Maximus (Virgile. 6.Enéide)
« Qui par les grands succès d’une valeur prudente
Soutint seul des Romains la gloire chancelante. »
Et toute cette illustre race des Fabiens. Il dirait quels ont été leurs combats ; il raconterait leurs batailles, et vanterait la grandeur de Fabiole en montrant qu’elle a tiré sa naissance d’une si longue suite d’aïeuls, et d’une tige si noble et si éclatante, afin de faire voir dans le tronc des preuves de la grandeur qu’il ne pourrait trouver dans les branches. Mais quant à moi qui ai tant d’amour pour l’étable de Béthléem et pour la crèche de notre Sauveur, où la Vierge Mère donna aux hommes un Dieu enfant, je chercherai toute la gloire d’une servante de Jésus-Christ, non dans les ornements et les avantages que les histoires anciennes lui peuvent donner, mais dans l’humilité qu’elle a apprise et pratiquée dans l’Eglise.
CHAPITRE I.
De la faute que Sainte Fabiole avait faite de se remarier du vivant de son premier mari, bien qu’elle l’eût répudié pour des causes très légitimes.
Or parce que dès l’entrée de mon discours il se rencontre comme un écueil et une tempête formée par la médisance de ses ennemis, qui lui reprochent d’avoir quitté son premier mari pour en épouser un autre, je commencerai par faire voir de quelle sorte elle a obtenu le pardon de cette faute, auparavant que de la louer depuis la pénitence qu’elle a faite.
On dit que son premier mari était sujet à de si grands vices que la plus perdue femme du monde et la plus vile de toutes les esclaves n’aurait pu même les souffrir ; mais je n’ose les rapporter de crainte de diminuer le mérite de la vertu de Fabiole, qui aima mieux être accusée d’avoir été la cause de leur divorce, que de perdre de réputation une partie d’elle-même en découvrant les défauts de son mari. Je dirai simplement ce qui suffit pour une Dame pleine de pudeur et pour une Chrétienne. Notre Seigneur défend au mari de quitter sa femme si ce n’est pour adultère ; et en cas qu’il la quitte pour ce sujet, il ne veut pas qu’elle puisse se remarier (Matth.5) & (I.Cor.7). Or tout ce qui est commandé aux hommes ayant nécessairement lieu pour les femmes, il n’est pas moins permis à une femme de quitter son mari s’il est adultère, qu’à un mari de répudier sa femme pour le même crime. Et si celui qui commet un péché avec une courtisane n’est qu’un même corps avec elle, selon le langage de l’Apôtre, la femme quia pour mari un homme impudique et vicieux ne fait qu’un même corps avec lui. Les lois des Empereurs et celles de Jésus-Christ ne sont pas semblables ; et Papinien et Saint Paul ne nous enseignent pas les mêmes choses. Ceux-là lâchent la bride à l’impudicité des hommes, et ne condamnant que l’adultère leur permettent de s’abandonner en toutes sortes de débordements dans les lieux infâmes, et avec des créatures de vile condition, comme si c’était la dignité des personnes et non pas la corruption de la volonté qui fût la cause du crime. Mais parmi nous, ce qui n’est pas permis aux femmes n’est pas non plus permis aux hommes ; et dans des conditions égales, l’obligation est égale.
Fabiole, à ce que l’on dit, quitta donc son mari à cause qu’il était vicieux ; elle le quitta parce qu’il était coupable de divers crimes ; elle le quitta, je l’ai quasi dit, pour des causes dont tout son voisinage témoignant d’être scandalisé, elle seule ne voulut pas les publier. Que si on la blâme de ce que s’étant séparée d’avec lui elle ne demeura pas sans se marier, j’avouerai volontiers sa faute pourvu que je dise aussi quelle fut la nécessité qui l’obligea de la commettre. Saint Paul nous apprend qu’ « il vaut mieux se marier que brûler. » Elle était fort jeune, et ne pouvait demeurer dans le veuvage. « Elle éprouvait un combat dans elle-même entre ses sens et sa volonté, entre la loi du corps et celle de l’esprit » (Rom.7), et se sentant traîner comme captive et malgré qu’elle en eût au mariage : Ainsi elle crut qu’il valait mieux confesser publiquement sa faiblesse, et se couvrir en quelque façon de l’ombre d’un misérable mariage, que pour conserver la gloire d’avoir été femme d’un seul mari, tomber dans les péchés des courtisanes. Le même Apôtre veut que les jeunes veuves se remarient pour avoir des enfants, et afin de ne donner aucun sujet de médisance à leurs ennemis, dont il rend aussitôt la raison en ajoutant (I.Tim.5) : « Car il y en a déjà quelques-unes qui ont lâché le pied et tourné la tête en arrière pour suivre le Démon. » Ainsi Fabiole étant persuadée qu’elle avait eu raison de quitter son mari, et ne connaissant pas dans toute son étendue la pureté de l’Evangile qui retranche aux femmes durant la vie de leurs maris la liberté de se remarier sous quelque prétexte que ce soit, elle reçut sans y penser une blessure, en commettant une action par laquelle elle croyait pouvoir éviter que le Démon ne lui en fît plusieurs autres.
CHAPITRE II.
Merveilleuse pénitence que Sainte Fabiole fit de cette faute.
Mais pourquoi est-ce que je m’arrête à des choses passées et abolies il y a si longtemps, en cherchant d’excuser une faute dont elle a témoigné tant de regret ? Et qui pourrait croire qu’étant rentrée en elle-même après la mort de son second mari, en ce temps où les veuves qui n’ont pas le soin qu’elles devraient avoir de leur conduite, ont accoutumé, après avoir secoué le joug de la servitude, de vivre avec plus de liberté, d’aller aux bains, de se promener dans les places publiques, et de paraître comme des courtisanes, elle ait voulu pour confesser publiquement sa faute se couvrir d’un sac, et à la vue de toute la ville de Rome avant le jour de Pâques, se mettre au rang des pénitents devant la basilique de Latran à qui un Empereur fit autrefois trancher la tête ; qu’elle ait voulu ayant les cheveux épars, le visage plombé, et les mains sales baisser humblement sa tête couverte de poudre et de cendre sous la discipline de l’Eglise ; le pape, les prêtres, et tout le peuple fondant en larmes avec elle ?
Quel péché ne serait point remis par une telle douleur, et quelle tâche ne serait point effacée par tant de pleurs ? Saint Pierre par une triple confession obtint le pardon d’avoir renoncé trois fois son maître (Jean.21). Les prières de Moïse firent remettre à Aaron le sacrilège qu’il avait commis en souffrant qu’on fît le veau d’or (Exod.32). Dieu ensuite d’un jeûne de sept jours oublia le double crime où David qui était si juste et l’un des plus doux hommes du monde, était tombé en joignant l’homicide à l’adultère (2.Reg.11.12), et voyant qu’il était couché par terre, qu’il était couvert de cendre, et qu’oubliant sa dignité royale il fuyait la lumière pour demeurer dans les ténèbres, et tournait seulement les yeux vers celui qu’il avait offensé, et lui disait d’une voix lamentable et tout trempé de ses larmes (Ps.50) : « C’est contre vous seul que j’ai péché. C’est en votre présence que j’ai commis tous ces crimes. Mais, mon Dieu, redonnez-moi la joie d’être dans les voies de Salut, et fortifiez-moi par votre Esprit souverain » ; il est arrivé que ce Saint Roi qui nous apprend par ses vertus comment lorsque nous sommes debout, nous devons nous empêcher de tomber, nous a montré par sa pénitence de quelle sorte quand nous sommes tombés nous devons nous relever. Vit-on jamais un roi plus impie qu’Achab, dont l’Ecriture dit (3.Reg.21) : « Il n’y en a point eu d’égal en méchanceté à Achab, qui semble s’être rendu esclave du péché pour le commettre en la présence du Seigneur avec des excès incroyables. » Ce prince ayant répandu le sang de Nabot, et le Prophète lui faisant connaître quelle était la colère de Dieu contre lui par ces paroles qu’il lui porta de sa part : « Tu as tué cet homme ; et outre cela tu possèdes encore son bien. Mais je te châtierai comme tu le mérites, je détruirai ta postérité », et ce qui suit : Il déchira ses vêtements, il se couvrit d’un cilice, il se revêtit d’un sac, il jeûna et marcha la tête baissée contre terre. Alors Dieu dit à Hélie : « Ne vois-tu pas qu’Achab s’est humilié en ma présence ? et parce qu’il est entré dans cette humiliation par le respect qu’il me doit, je suspendrai durant sa vie les effets de ma colère. »
O heureuse pénitence qui fait que Dieu regarde le pécheur d’un œil favorable, et qui en confessant ses fautes oblige ce souverain juge à révoquer l’arrêt qu’il avait prononcé en sa fureur. Nous voyons dans les Paralipomènes (2 Paral.33) que la même chose arrive au roi Manassé ; dans le Prophète Jonas (Jonas.3.4), au roi de Ninive ; et dans l’Evangile (Luc.18), au Publicain ; dont le premier se rendit digne non seulement de pardon, mais aussi de recouvrer son royaume ; le second arrêta la colère de Dieu prête à lui tomber sur la tête ; et le troisième en meurtrissant de coups son estomac, et n’osant lever les yeux vers le Ciel, s’en retourna beaucoup plus justifié par l’humble confession de ses péchés, que le Pharisien par la vaine ostentation de ses vertus.
Mais ce n’est pas ici le lieu de louer la pénitence, et de dire comme si j’écrivais contre Montan ou contre Novat (Ps.50) : « Que c’est une hostie qui apaise Dieu ; que nul sacrifice ne lui est plus agréable qu’un esprit touché du regret de ses offenses (Ezech.18) ; qu’il aime mieux la pénitence du pécheur que non pas sa mort ; lève-toi, lève-toi Jérusalem »(Isa.6), et plusieurs autres paroles semblables qu’il nous fait entendre par la bouche de ses Prophètes. Je dirai seulement pour l’utilité de ceux qui liront ceci et à cause qu’il convient particulièrement à mon discours. Fabiole n’eut point de honte de se confesser pécheresse en la présence de Dieu sur la terre ; et il ne la rendra point confuse dans le Ciel en la présence de tous les hommes et de tous les Anges : Elle découvrit sa blessure à tout le monde, et Rome ne put voir sans répandre des larmes les marques de sa douleur imprimées sur son corps si pâle et si exténué de jeûnes. Elle parut avec des habits déchirés, la tête nue, et la bouche fermée. Elle n’entra point dans l’église du Seigneur, mais demeura hors du camp séparée des autres comme Marie sœur de Moïse, en attendant que le Prêtre qui l’avait mise dehors la fît revenir. Elle descendit du trône de ses délices. Elle tourna la meule pour moudre le blé selon le langage figuré de l’Ecriture. Elle passa courageusement et les pieds nus sur le torrent des larmes. Elle s’assit sur les charbons de feu dont le Prophète parle, et ils lui servirent à consumer son péché. Elle se meurtrissait le visage à cause qu’il avait plu à son second mari. Elle haïssait ses diamants et ses perles. Elle ne pouvait voir ce beau linge dont elle avait été si curieuse. Elle avait du dégoût pour toutes sortes d’ornements. Elle n’était pas moins affligée que si elle eût commis un adultère. Et elle se servait de plusieurs remèdes pour guérir une seule plaie.
CHAPITRE III.
Sainte Fabiole vend tout son bien pour l’employer à assister les pauvres. Ses incroyables charités.
Je me suis longtemps arrêté à sa pénitence, comme en un lieu fâcheux et difficile, afin de ne rencontrer plus rien qui m’arrête lorsque j’entrerai dans un champ aussi grand qu’est celui des louanges qu’elle mérite. Etant reçue dans la communion des fidèles à la vue de toute l’Eglise, son bonheur présent ne lui fit point oublier ses affections passées, et après avoir fait une fois naufrage, elle ne voulut plus se mettre au hasard de tomber dans les périls d’une nouvelle navigation ; mais elle vendit tout son patrimoine qui était très grand et proportionné à sa naissance, et en destina tout l’argent à assister les pauvres dans leurs besoins, ayant été la première qui établit un hôpital pour y rassembler les malades abandonnés, et soulager tant de misérables consumés de langueur, et accablés de nécessité.
Représenterai-je ici sur ce sujet les divers maux qu’on voit arriver aux hommes ? Des nez coupés, des yeux crevés, des pieds à demi-brûlés, des mains livides, des ventres enflés, des cuisses desséchées, des jambes bouffies, et des fourmilières de vers sortir d’une chair à demi mangée et toute pourrie. Combien a-t-elle elle-même porté sur ses épaules de personnes toutes couvertes de crasse, et languissantes de jaunisse ? Combien de fois a-t-elle lavé des plaies qui jetaient une boue si puante que nul autre n’eût pu seulement les regarder ? Elle donnait de ses propres mains à manger aux pauvres, et faisait prendre de petites cuillerées de nourriture à des malades prêts à expirer.
Je sais qu’il y a plusieurs personnes riches et fort dévotes, qui ne pouvant voir de tels objets sans soulèvement de cœur, se contentent d’exercer par le ministère d’autrui semblables actions de miséricorde ; et qui font ainsi des charités avec leur argent, qu’elles ne peuvent faire avec leurs mains. Certes, je ne les blâme pas, et serais bien fâché d’interpréter à infidélité cette délicatesse de leur naturel. Mais comme je pardonne à leur infirmité, je puis bien aussi par mes louanges élever jusque dans le Ciel cette ardeur et ce zèle d’une âme parfaite, puisque c’est l’effet d’une grande foi de surmonter toutes ces peines. Je sais de quelle sorte par un juste châtiment l’âme superbe de ce riche vêtu de pourpre fut condamnée pour n’avoir pas traité le Lazare comme il devait : Ce pauvre que nous méprisons, que nous ne daignons pas regarder, et la vue duquel nous fait mal au cœur, est semblable à nous, est formé du même limon, est composé des mêmes éléments, et nous pouvons souffrir tout ce qu’il souffre. Considérons donc ses maux comme si c’étaient les nôtres propres, et alors toute cette dureté que nous avons pour lui sera amollie par ces sentiments si favorables que nous avons toujours pour nous-mêmes.
« Quand Dieu m’aurait donné cent bouches et cent voix,
Quand je ferais mouvoir cent langues à la fois,
Je ne pourrais nommer tous les maux déplorables
Qui tourmentaient les corps de tant de misérables, »
que Fabiole changea en de si grands soulagements, que plusieurs pauvres qui étaient
sains enviaient la condition de ces malades. Mais elle n’usa pas d’une moindre charité envers les ecclésiastiques, les Solitaires, et les vierges. Quel Monastère n’a point été secouru par ses bienfaits ? Quels pauvres nus ou retenus continuellement dans le lit par leurs maladies n’ont point été revêtus et couverts par les largesses de Fabiole ? Et à quel besoin ne s’est porté avec une promptitude incroyable le plaisir qu’elle prenait à bien faire, qui était tel que Rome se trouva trop petite pour recevoir tous les effets de sa charité ?
CHAPITRE IV.
Sainte Fabiole va en diverses provinces pour y faire des charités, et passe jusques en Jérusalem, où elle demeura à quelque temps avec Saint Jérôme.
Elle courait par toutes les îles et par toute la mer de Toscane : Elle visitait toute la province des Volsques, et faisait ressentir les effets de sa libéralité aux Monastères bâtis sur les rivages les plus reculés qu’elle visitait tous elle-même, ou y envoyait des personnes saintes et fidèles. Et elle craignait si peu le travail qu’elle passa en fort peu de temps et contre l’opinion de tout le monde jusques en Jérusalem, où plusieurs personnes ayant été au-devant d’elle, elle voulut bien demeurer un peu chez nous ; et quand je me souviens des entretiens que nous eûmes, il me semble que je l’y vois encore. Mon Dieu quelle était sa ferveur et son attention pour l’Ecriture Sainte ? Elle courait les Prophètes, les Evangiles, et les psaumes comme si elle eût voulu se rassasier dans une faim violente. Elle me proposait des difficultés, et conservait dans son cœur les réponses que j’y faisais. Elle n’était jamais lasse d’apprendre, et la douleur de ses péchés s’augmentait à proportion de ce qu’elle augmentait en connaissance ; car comme si l’on eût jeté de l’huile dans un feu, elle ressentait des mouvements d’une ferveur encore plus grande. Un jour lisant le livre des Nombres, elle me demanda avec modestie et humilité, que voulait dire cette grande multitude de noms ramassés ensemble. Pourquoi chaque tribu était jointe diversement à d’autres en divers lieux ; et comment il se pouvait faire que Balaam qui n’était qu’un devin eût prophétisé de telle sorte les mystères qui regardent Jésus-Christ, que presque nul des Prophètes n’en a parlé si clairement.
Je lui répondis comme je pus ; et il me sembla qu’elle en demeura satisfaite. Reprenant le livre, et étant arrivés à l’endroit où est fait le dénombrement de tous les campements du peuple d’Israël depuis la sortie d’Egypte jusques au fleuve du Jourdain, comme elle me demandait les raisons de chaque chose, je lui répondis sur-le-champ à quelques-unes, j’hésitai en d’autres, et il y en eut où j’avouai tout simplement mon ignorance ; mais elle me pressa lors encore plus de l’éclaircir de ses doutes ; et comme s’il ne m’était pas permis d’ignorer ce que j’ignore, elle m’en priait avec instance, disant toutefois qu’elle était indigne de comprendre de si grands mystères. Enfin, elle me contraignit d’avoir honte de la refuser, et m’engagea de lui promettre un traité particulier sur cette petite dispute ; ce que je reconnais n’avoir différé jusques ici par la volonté de Dieu, que pour rendre ce devoir à sa mémoire, afin que maintenant qu’elle est revêtue de ces habits sacerdotaux dont il est parlé au Lévitique, elle ressente la joie d’être arrivée à la terre promise, après avoir traversé avec tant de peine la solitude de ce monde qui n’est rempli que de misère.
CHAPITRE V.
Une irruption des Huns dans les provinces de l’Orient oblige Sainte Fabiole de retourner à Rome.
Mais il faut revenir à mon discours. Lorsque nous cherchions quelque demeure propre pour une personne de si éminente vertu, et qui désirait d’être dans une solitude qui ne l’empêchât pas de jouir du bonheur de voir souvent le lieu qui servait de retraite à la Sainte Vierge, divers courriers qui arrivaient de tous côtés firent trembler tout l’Orient en rapportant qu’un nombre infini de Huns qui venaient de l’extrémité des Palus Méotides ( entre les glaces du Tanaïs et cette cruelle nation des Massagètes, où ce que l’on appelle la clôture d’Alexandre arrête dans leurs limites par les rochers du mont Caucase l’irruption de ces peuples si farouches) s’étaient débordés dans les provinces de l’Empire, et que courant de toutes parts avec des chevaux très rapides, ils remplissaient de meurtres et de terreur tous les lieux par où ils passaient, l’armée romaine se trouvant lors absente à cause qu’elle était occupée aux guerres civiles d’Italie.
Hérodote rapporte que sous le règne de Darius roi des Mèdes, cette nation assujettit durant vingt années tout l’Orient, et se faisait payer tribut par les Egyptiens et les Ethiopiens. Dieu veuille éloigner pour jamais de l’Empire romain ces bêtes farouches. On les voyait arriver de toutes parts à l’heure qu’on y pensait le moins, et allant plus vite que le bruit de leur venue, ils ne pardonnaient ni à la piété, ni à la qualité, ni à l’âge. Ils n’avaient pas même pitié des enfants qui ne savaient pas encore parler ; ces innocents recevaient la mort avant que d’avoir commencé de vivre, et ne connaissant pas même leur malheur riaient au milieu des épées, et entre les mains cruelles de ces meurtriers. La créance générale était qu’ils allaient droit en Jérusalem, leur passion violente de s’enrichir les faisant courir vers cette ville dont on réparait les murailles qui étaient ne mauvais état par la négligence dont on use dans la paix. Antioche était assiégée ; et Tyr pour se séparer de la terre travaillait à retourner en son ancienne île.
Dans ce trouble général, nous nous trouvâmes obligés de préparer des vaisseaux, de nous tenir sur le rivage, de prendre garde à n’être pas surpris par l’arrivée des ennemis, et quoi que les vents fussent fort contraires, d’appréhender moins le naufrage que ces Barbares, non pas tant par le désir de conserver notre vie que par celui de sauver l’honneur des vierges. Il y avait alors quelque contestation entre ce que nous étions de Chrétiens, et cette guerre domestique surpassait encore la guerre étrangère. Ce que j’avais établi ma demeure dans l’Orient, et l’amour que j’avais eu de tout temps pour les lieux saints m’y arrêtèrent. Mais Fabiole qui n’avait pour tout équipage que quelques méchantes hardes et qui était étrangère partout, retourna en son pays pour vivre dans la pauvreté au même lieu où elle avait vécu dans les richesses, pour demeurer chez autrui après avoir logé tant de gens chez elle ; et afin de n’en dire pas davantage, pour donner aux pauvres à la vue de toute la ville de Rome ce que toute la ville de Rome lui avait vu vendre. En quoi mon affliction fut que nous perdîmes dans les lieux saints le plus grand trésor que nous eussions. Rome au contraire recouvra sa perte, et l’insolence et l’effronterie de tant de langues médisantes de ses concitoyens qui avaient déclamé contre Fabiole, fut confondue par les yeux d’un si grand nombre de témoins.
CHAPITRE VI.
Des admirables vertus de Sainte Fabiole, qui avec Pammache bâtit un grand hôpital à Ostie, et meurt aussitôt après.
Que d’autres admirent sa compassion pour les pauvres, son humilité et sa foi ; mais quant à moi j’admire encore davantage la ferveur de son esprit. Elle savait par cœur le discours qu’étant encore jeune j’avais écrit à Héliodote pour l’exhorter à la solitude. En regardant les murailles de Rome, elle se plaignait d’y être retenue captive. Oubliant son sexe, ne considérant point sa faiblesse, et n’ayant de passion que pour la solitude, il se pouvait dire qu’elle y était, puisqu’elle y était en esprit. Les conseils de ses amis n’étaient pas capables de la retenir dans Rome, d’où elle ne désirait pas avec moins d’ardeur de sortir que d’une prison. Elle disait que c’était une espèce d’infidélité que de distribuer son argent avec trop de précaution. Et elle souhaitait non pas de mettre une partie de son bien entre les mains des autres pour l’employer en des charités, mais après l’avoir tout donné et n’ayant plus rien à soi, de recevoir elle-même l’aumône en l’honneur de Jésus-Christ. Elle avait donc tant de hâte de partir, et tant de peine à souffrir ce qui retardait l’exécution de son dessein, qu’il y avait sujet de croire qu’elle l’exécuterait bientôt. Ainsi la mort ne la put surprendre, puisqu’elle s’y préparait.
Mais je ne saurais louer une femme si illustre sans que mon intime ami Pammache me vienne aussitôt en l’esprit. Sa chère Pauline dort dans le tombeau, afin qu’il veille. Elle a prévenu par sa mort celle de son mari, afin de laisser un fidèle serviteur à Jésus-Christ. Et lui, ayant hérité de tout le bien de sa femme en mit les pauvres en possession. Ils contestaient saintement Fabiole et lui, à qui planterait le plus tôt son tabernacle sur le port de Rome pour y recevoir les étrangers à l’imitation d’Abraham, et disputaient à qui dépasserait l’autre en charité (Gen.8) : Chacun fut victorieux et vaincu dans ce combat, et l’un et l’autre l’avouèrent, parce que tous deux accomplirent ce que chacun avait désiré. Ils mirent leurs biens ensemble et s’unirent de volonté, afin d’augmenter par cette bonne intelligence ce que la division avait dissipé.
A peine leur résolution fut-elle prise qu’elle fut exécutée. Ils achetèrent un lieu pour recevoir les étrangers, et soudain l’on y vint en foule. (Num.23) « Car la charité doit veiller à ce qu’il n’y ait point d’affliction en Jacob ni de douleur en Israël », comme dit l’Ecriture. La mer amenait là à la terre des personnes qu’elle recevait en son sein, et Rome y en envoyait pour se fortifier sur le rivage contre les incommodités de la navigation. La charité dont Publius usa une fois en l’île de Malte et envers un seul Apôtre (Act.28), ou (pour ne donner point sujet de dispute) envers tous ceux qui étaient dans le même vaisseau ; ceux-ci l’exerçaient d’ordinaire, et envers plusieurs. Et ils ne soulageaient pas seulement la nécessité des pauvres ; mais par une libéralité favorable à tous, ils pourvoyaient aussi au besoin de ceux qui pouvaient avoir quelque chose. Toute la terre apprit en même temps qu’il avait été établi un hôpital dans le port de Rome ; et les Egyptiens et les Parthes l’ayant su au printemps, l’Angleterre le sut l’été.
On éprouva dans la mort d’une femme si admirable la vérité de ce que dit Saint Paul. (Rom.8) : « Toutes choses coopèrent en bien à ceux qui aiment et qui craignent Dieu. » Elle avait comme par un présage de ce qui lui devait arriver écrit à plusieurs Solitaires de la venir voir pour la décharger d’un fardeau qui lui était fort pénible, et afin d’employer ce qui lui restait d’argent à s’acquérir des amis qui la reçussent dans des tabernacles éternels (Luc.16). Ils vinrent, ils furent faits ses amis, et elle après s’être mise en l’état qu’elle avait désiré s’endormit du sommeil des justes, et déchargée de ces richesses terrestres qui ne lui servaient que d’empêchement, s’envola avec plus de légèreté dans le Ciel.
CHAPITRE VII.
Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de Sainte Fabiole ; et conclusion de ce discours.
Rome fit voir à la mort de Fabiole jusques à quel point elle l’avait admirée durant sa vie : car comme elle respirait et n’avait pas encore rendu son âme à Jésus-Christ,
(Virgile, Enéide 11) : « Déjà la Renommée déployant ses ailes
Avait tout mis en deuil par ces tristes nouvelles, »
et rassemblé tout le peuple pour se trouver à ses funérailles. On entend partout chanter des psaumes ; le mot d’Alléluia résonne sous toutes les voûtes des temples :
(Virgile. Enéide 8) : « En cent endroits divers on voit de toutes parts
Par troupes s’assembler jeunes et vieillards,
Qui d’une femme illustre entre les Héroïnes
Chantent les actions et les vertus divines. »
Les triomphes que Camille a remportés des Gaulois, Papirius des Samnites, Scipion de Numance, et Pompée du Pont, n’égalent pas ceux de cette femme héroïque, puisqu’ils n’ont vaincu que les corps, et qu’elle a dompté la malice des esprits. Il me semble que je vois le peuple qui court en foule de tous côtés pour se trouver à ses obsèques : Les places publiques, les galeries, et les toits mêmes des maisons ne pouvaient suffire pour donner place à tant de spectateurs. Ce fut alors que Rome vit tous ses citoyens amassés ensemble, et chacun croyait avoir part à la gloire de cette sainte pénitence. Mais il ne faut pas s’étonner si les hommes se réjouissaient sur la terre du Salut de celle qui avait par sa conversion réjoui les Anges dans le Ciel (Luc.15).
Recevez, bienheureuse Fabiole, ce présent de mon esprit que je vous offre en ma vieillesse, et ce devoir que je rends à votre mémoire. J’ai souvent loué des vierges, des veuves, et des femmes mariées, qui ayant conservé la pureté de cette robe blanche qu’elles avaient reçue au baptême, avaient toujours suivi l’Agneau en quelque lieu qu’il allât. Et certes, c’est un grand sujet de louange que de ne s’être souillé d’une seule tache durant tout le cours de sa vie. Mais que l’envie et la médisance ne prétendent pas néanmoins d’en tirer de l’avantage. « Si le père de famille est bon, pourquoi notre œil sera-t-il mauvais ? » (Matth.2. Luc.15). Jésus-Christ a rapporté sur ses épaules la brebis qui était tombée entre les mains des voleurs : « Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste. (Jean 14). « La Grâce surabonde où abondait le péché. Et celui-là aime davantage à qui il a été plus remis. » (Rom.5. Luc.7).
LA VIE
DE SAINTE MARCELLE,
VEUVE,
Ecrite par SAINT JEROME.
AVANT-PROPOS.
Où il est parlé de la grandeur de la naissance de Sainte Marcelle.
Vous désirez de moi avec instance, et me demandez sans cesse, ô vierge de Jésus-Christ illustre Principia, de renouveler par mes écrits la mémoire d’une femme aussi sainte qu’était Marcelle, et de faire par ce moyen connaître aux autres, et leur donner sujet d’imiter les vertus dont nous avons joui si longtemps. Et certes je me plains de ce que vous m’incitez de la sorte à entrer dans une carrière où je cours si volontiers de moi-même, et de ce que vous croyez que j’aie besoin en cela d’être prié, moi qui ne vous cède nullement en l’affection que vous lui portiez, et qui sais que je recevrai beaucoup plus d’avantage que je n’en procurerai aux autres, en représentant par ce discours les admirables qualités de celle dont j’entreprends de parler. Or ce que je suis demeuré deux ans entiers dans le silence, ne doit pas être attribué à négligence comme vous m’en accusez injustement, mais à mon incroyable affliction qui m’abattait l’esprit de telle sorte que jusques ici j’ai jugé plus à propos de me taire que de rien dire qui ne fût digne de son mérite.
Ayant donc à louer votre Marcelle, ou plutôt la mienne, et pour parler encore plus véritablement, la nôtre et celle de tous ceux qui font profession d’être à Dieu,
et qui a été un si grand ornement de Rome, je n’observerai point les règles des orateurs en représentant la noblesse de sa race, la longue suite de ses aïeuls, et les statues de ses ancêtres, qui de siècle en siècle et jusques à notre temps ont été honorés des charges de gouverneurs de provinces et de grands maîtres du palais de l’empereur ; mais je louerai seulement en elle ce qui lui est propre, et d’autant plus admirable qu’ayant méprisé ses richesses et sa noblesse, elle s’est encore rendue plus illustre par sa pauvreté et par son humilité.
CHAPITRE I.
Sainte Marcelle étant demeurée veuve, ne veut point se remarier, et refuse le plus grand parti de Rome.
Marcelle ayant perdu son père, et étant demeurée veuve sept mois après avoir été mariée, sa jeunesse, la splendeur de sa maison, la douceur de son esprit, et ce qui touche d’ordinaire davantage les hommes, son excellente beauté, portèrent Céréal, dont le nom est si célèbre entre les consuls, à désirer avec ardeur de l’épouser ; et étant déjà fort vieil, il lui promettait de la rendre héritière de ses grands biens, voulant par une telle donation la traiter comme si elle eût été sa fille, et non pas sa femme. Albine sa mère souhaitait fort un si puissant appui pour sa maison qui en était lors destituée. Mais Marcelle dit que quand elle n’aurait point résolu de faire un vœu de chasteté, si elle eût voulu se marier elle aurait cherché un mari, et non pas une succession. Sur quoi Céréal lui ayant mandé que les vieux peuvent vivre longtemps, et les jeunes mourir bientôt, elle répondit de fort bonne grâce : « Il est vrai qu’une jeune personne peut mourir bientôt ; mais un vieillard ne saurait vivre longtemps. » Ainsi ayant eu son congé, nul autre n’osa plus prétendre de l’épouser.
Nous lisons dans l’Evangile de Saint Luc (Luc 2) qu’Anne fille de Phanuel de la Tribu d’Aser prophétisait, et était extrêmement âgée ; qu’elle avait vécu sept ans avec son mari ; qu’elle avait quatre-vingt-quatre ans ; qu’elle ne bougeait du temple, et passait les jours et les nuits en jeûnes et en oraisons, employant ainsi toute sa vie au service de Dieu ; ce qui fait que l’on ne doit pas trouver étrange qu’elle ait vu son Sauveur, puisqu’elle le cherchait avec tant de soins et tant de peines. Comparons sept ans avec sept mois ; espérer la venue de Jésus-Christ, et le posséder, le confesser après sa naissance, et croire en lui après sa mort ; ne le méconnaître pas étant enfant, et se réjouir de ce qu’étant homme parfait il règne à jamais dans le Ciel : Je ne vois pas que l’on doive mettre de différence entre ces saintes femmes, ainsi que quelques-uns en mettent d’ordinaire si mal à propos entre les hommes les plus Saints, et les Princes même de l’Eglise : Ce que je dis seulement pour faire connaître qu’ayant travaillé toutes deux également elle jouissent maintenant de la même récompense.
CHAPITRE II.
L’admirable vertu de Sainte Marcelle la met au-dessus de la médisance.
Il est fort difficile dans une ville aussi médisante que Rome, dont le peuple était autrefois composé de toutes les nations du monde, et où les vices triomphent, de ne recevoir pas quelque attaque par les impostures des bruits malicieux inventés et semés par ces personnes qui prennent plaisir à blâmer les choses les plus innocentes, et à vouloir faire trouver des taches en celles qui sont les plus pures : Ce qui fait que le Prophète souhaite, plutôt qu’il n’estime, qu’on puisse trouver une chose aussi difficile et quasi aussi impossible à rencontrer qu’est celle-ci, lorsqu’il dit : (Ps.118) « Bienheureux sont ceux qui marchent dans la voie du Seigneur, et qui ne rencontrent rien en leur chemin qui leur puisse imprimer la moindre tache. » Il dit que ceux-là sont sans tache (Ps.14) dans la voie de ce siècle qui n’ont point été infectés de l’air de ces bruits malicieux, et à qui l’on n’a point fait d’injure.
Notre Sauveur dit dans l’Evangile (Matth.5) : « Ayez une opinion favorable de votre adversaire lorsque vous êtes en chemin avec lui. » Or qui a jamais entendu publier quelque chose de désavantageux de la personne dont je parle, et y a ajouté créance ? ou qui est celui qui l’a cru sans se condamner soi-même de malice et de lâcheté ? Marcelle a été la première qui a confondu le paganisme en faisant voir à tout le monde quelle doit être cette vertu d’une veuve Chrétienne qu’elle portait dans le cœur, et qui paraissait en ses habits. Car les veuves païennes ont accoutumé de se peindre le visage de blanc et de rouge ; d’être très richement vêtues, d’éclater de pierreries, de tresser leurs cheveux avec de l’or, de porter à leurs oreilles des perles sans prix, d’être parfumées, et de pleurer de telle sorte la mort de leurs maris qu’elles ne peuvent ensuite cacher leur joie d’être affranchies de leur domination, ainsi qu’il paraît lorsqu’on les voit en chercher d’autres, non pas pour leur être assujetties comme Dieu l’ordonne (I. Pierre 3), mais au contraire pour leur commander ; ce qui fait qu’elles en choisissent de pauvres (Gen.4), afin que portant seulement le nom de maris, ils souffrent avec patience d’avoir des rivaux, et soient aussitôt répudiés s’ils osent seulement ouvrir la bouche pour s’en plaindre. La sainte veuve dont je parle portait des robes pour se défendre seulement du froid, et non pas pour montrer à découvert une partie de son corps. Elle ne gardât rien qui fût d’or, aimant mieux employer toutes ces superfluités à nourrir les pauvres que de les enfermer dans des coffres. Elle n’allait jamais sans sa mère. Les diverses rencontres d’une aussi grande maison qu’était la sienne y faisant quelquefois venir des Ecclésiastiques et des Solitaires, elle ne les voyait qu’en compagnie. Et elle avait toujours avec elle des vierges et des veuves de grande vertu, sachant qu’on juge souvent des maîtresses par l’humeur trop libre des filles qui sont à elles, et que chacun se plaît en la compagnie des personnes qui lui ressemblent.
CHAPITRE III.
Amour de Sainte Marcelle pour l’Ecriture sainte. Son excellente conduite. Elle fut la première dans Rome qui embrassa une vie retirée et solitaire.
Son amour pour l’Ecriture sainte était incroyable, et elle chantait toujours. (Ps.118). « J’ai caché et conservé vos paroles dans mon cœur afin de ne vous point offenser », et cet autre verset où David parlant de l’homme parfait dit. (Ps.1) : « Il n’a point d’autre volonté que la loi de son Seigneur laquelle il médite jour et nuit », entendant par cette méditation de la loi, non pas de répéter souvent les paroles de l’Ecriture ainsi que faisaient les Pharisiens, mais de les pratiquer selon ce que l’Apôtre nous l’enseigne lorsqu’il dit : (I.Cor.10) : « Soit que vous buviez, que vous mangiez, ou que vous vous occupiez à quelque autre chose, faites toutes ces actions pour la gloire de Dieu » : A quoi se rapportent ces paroles du Prophète Royal (Ps.118) ; « L’exécution de vos commandements m’a donné l’intelligence », pour témoigner par là qu’il ne pouvait mériter d’entendre l’Ecriture sainte qu’après qu’il aurait accompli les commandements de Dieu. Nous lisons aussi la même chose dans les actes où il est porté que « Jésus commença à agir et à enseigner »(Actes I) : Car il n’y a point de doctrine, pour relevée qu’elle soit, qui nous puisse empêcher de rougir de honte lorsque notre propre conscience nous reproche que nos actions ne sont pas conformes à nos connaissances : Et en vain celui qui est enflé d’orgueil à cause qu’il est aussi riche qu’un Crésus, et qui par avarice étant couvert d’un méchant manteau ne travaille qu’à empêcher que les vers ne mangent les riches habillements dont ses coffres sont remplis, prêche aux autres la pauvreté et les exhorte à faire l’aumône.
Les jeûnes de Marcelle étaient modérés. Elle ne mangeait point de viande ; et la faiblesse de son estomac et ses fréquentes infirmités l’obligeant de prendre un peu de vin, elle se contentait le plus souvent de le sentir au lieu de le goûter. Elle sortait peu en public, et évitait particulièrement d’aller chez les Dames de condition, de peur d’y voir ce qu’elle avait méprisé. Elle allait en secret faire ses prières dans les églises des Apôtres et des Martyrs, et évitait de s’y trouver aux heures qu’il y avait grande multitude de peuple. Elle était si obéissante à sa mère que cela la faisait agir quelquefois contre ce qu’elle aurait désiré ; car Albine aimant extrêmement ses proches et se voyant sans fils et sans petit-fils, voulait tout donner à ses neveux ; et Marcelle au contraire eût beaucoup mieux aimé le donner aux pauvres ; mais, ne pouvant se résoudre à la contredire, elle donna ses pierreries et tous ses meubles à ses parents, qui étant fort riches n’en avaient point besoin, ce qui était comme les dissiper et les perdre, aimant mieux faire cette perte que de déplaire à sa mère.
Il n’y avait point lors à Rome de femme de condition qui sût quelle était la vie des Solitaires, ni qui en osât prendre le nom, à cause que cela était si nouveau qu’il passait pour vil et pour méprisable dans l’esprit des peuples. Marcelle apprit premièrement par des Prêtres d’Alexandrie, et puis par l’Evêque Athanase, et enfin par Pierre (qui fuyant la persécution des hérétiques Ariens était venu se réfugier à Rome comme à un port assuré de la foi Orthodoxe) la vie du bienheureux Antoine qui n’était pas encore mort, la manière de vivre des Monastères de Saint Pacome en la Thébaïde, et des vierges et des veuves : Alors elle n’eut point de honte de faire profession de ce qu’elle connut être agréable à Jésus-Christ ; et plusieurs années après, elle fut imitée par Sophronie, et par d’autres. L’admirable Paule eut le bonheur de jouir de son amitié ; et Eustochie la gloire des vierges fut nourrie en sa chambre, d’om il est aisé de juger quelle devait être la maîtresse qui eut de telles disciples.
CHAPITRE IV.
Des louanges des femmes. Sainte Marcelle se préparait toujours à la mort.
Quelque lecteur sans pitié se rira peut-être de ce que je m’arrête si longtemps à louer des femmes. Mais s’il se souvenait de celles qui ont accompagné notre Sauveur et l’ont assisté de leur bien ; s’il se souvenait de ces trois Maries qui demeurèrent debout au pied de sa Croix et particulièrement de cette Marie Madeleine, qui à cause de sa vigilance et de l’ardeur de sa foi a été nommée une tour inébranlable – Il fait allusion au mot de Madeleine, qui en hébreu signifie Turrita, fortifiée de tours -, et s’est rendue digne de voir, avant même aucun des Apôtres, Jésus-Christ ressuscité, il se condamnerait plutôt de présomption, qu’il ne m’accuserait d’extravagance lorsque je juge des vertus, non pas par le sexe, mais par les qualités de l’âme, et que j’estime qu’il n’y en a point qui méritent tant de gloire que ceux qui pour l’amour de Dieu méprisent leur noblesse et leurs richesses. Ce qui fit que Jésus-Christ eut une si grande affection pour Saint Jean l’Evangéliste, lequel étant si connu du pontife, à cause qu’il était de bon lieu, ne put néanmoins être retenu par la crainte qu’il pouvait avoir de la malice des Juifs, de faire entrer Saint Pierre chez Caïphe, de demeurer seul de tous les Apôtres au pied de la Croix, et de prendre pour mère celle de notre Sauveur, afin qu’un fils vierge reçut une mère vierge, comme la succession de son maître vierge.
Marcelle passa donc plusieurs années, qu’elle connut plutôt qu’elle vieillissait qu’elle ne se souvint d’avoir été jeune, et elle estimait fort cette belle pensée de Platon, que la philosophie n’est autre choses qu’une méditation de la mort. Ce qui fait aussi dire à l’Apôtre (2.Cor.15) : « Je meurs tous les jours pour votre Salut » ; et à notre Seigneur, selon les anciens exemplaires (Luc 9) : « Nul ne peut être mon disciple s’il ne porte tous les jours sa croix et ne me suit », et longtemps auparavant à David inspiré du Saint Esprit (Ps.43) : « Nous sommes à toute heure condamnés à la mort à cause de vous, et traités comme des brebis destinées à l’immolation. » Et longtemps depuis l’Ecclésiaste nous apprend cette belle sentence (Eccl.7) : « Souviens-toi toujours de l’heure de ta mort, et tu ne pècheras jamais. » Et nous lisons aussi dans un éloquent auteur qui a écrit des satires pour l’instruction des mœurs (Pers. Sat.) cet avertissement si utile :
Grave la mort dans ta pensée,
Le temps vole en fuyant toujours ;
Et tu le vois par ce discours,
Car cette parole est passée.
Marcelle, ainsi que je commençais de dire, a donc passé sa vie comme croyant toujours mourir, et a été vêtue comme ayant toujours son tombeau devant les yeux, s’offrant continuellement à Dieu comme une hostie vivante, raisonnable, et agréable à sa divine Majesté.
CHAPITRE V.
Saint Jérôme étant allé à Rome se lia d’amitié avec Sainte Marcelle. Combien cette Sainte était savante dans les Saintes écritures. Et de sa vie solitaire et retirée.
Lorsque les affaires de l’Eglise m’obligèrent d’aller à Rome avec les Saints Prélats Paulin et Epiphane, dont l’un était Evêque d’Antioche en Syrie, et l’autre de Salamine à Chypre, et que j’évitais par modestie de voir des Dames de condition, elle se conduisit de telle sorte selon le précepte de l’Apôtre en me pressant en toutes rencontres de lui parler, qu’enfin elle surmonta ma retenue par ses instances et son adresse. Et d’autant que j’étais en quelque réputation touchant l’intelligence de l’Ecriture sainte, elle ne me voyait jamais sans m’en demander quelque chose, et au lieu de se rendre soudain à ce que je lui disais, elle me faisait des questions, non pas à dessein de contester, mais afin d’apprendre par ces doutes les réponses aux difficultés qu’elle savait que l’on y pouvait former.
J’appréhende de dire ce que j’ai reconnu de sa vertu, de son esprit, de sa pureté et de sa sainteté, de peur qu’il ne semble que j’aille au-delà de tout ce que l’on en saurait croire, et de crainte d’augmenter votre douleur en vous faisant ressouvenir de quel bien vous êtes privée ; je dirai seulement que n’ayant écouté que comme en passant tout ce que j’avais pu acquérir de connaissance de l’Ecriture sainte par une fort longue étude, et qui m’était comme tourné en nature par une méditation continuelle, elle l’apprit et le posséda de telle sorte que lorsqu’après mon départ il arrivait quelque contestation touchant des passages de l’Ecriture, on l’en prenait pour juge. Mais comme elle était extrêmement prudente, et savait parfaitement les règles de ce que les philosophes nomment bienséance, elle répondait avec tant de modestie aux questions qu’on lui faisait, qu’elle rapportait comme l’ayant appris de moi ou de quelque autre, les choses qui venaient purement d’elle, afin de passer pour disciple en cela même où elle était une fort grande maîtresse. Car elle savait que l’Apôtre a dit (I.Tim.2) : « Je ne permets pas aux femmes d’enseigner », et elle ne voulait pas qu’il pût sembler qu’elle fît tort aux hommes, et même aux Prêtres, qui la consultaient quelquefois sur des choses obscures et douteuses.
Etant retourné à Béthléem, nous apprîmes aussitôt que vous vous étiez tellement unie avec elle que vous ne la perdiez jamais de vue ; que vous n’aviez qu’une même maison et qu’un même lit ; et que toute la ville savait que vous aviez trouvé une mère, et elle une fille. Le jardin qu’elle avait au faubourg vous servit de Monastère, et une maison qu’elle choisit à la campagne de solitude ; et vous vécûtes longtemps de telle sorte que l’imitation de votre vertu ayant été cause de la conversion de plusieurs personnes, nous nous réjouissons de ce que Rome était devenue une autre Jérusalem. On y vit tant de Monastères de vierges, et un si grand nombre de Solitaires, que la multitude de ceux qui servaient Dieu avec une telle pureté rendit honorable cette sorte de vie, qui était auparavant si méprisée. Cependant nous nous consolions Marcelle et moi dans notre absence en nous écrivant fort souvent, suppléant ainsi par l’esprit à la présence, et étant dans une sainte contestation à qui se préviendrait par ses lettres, à qui se rendrait le plus de devoirs, et à qui manderait le plus soigneusement de ses nouvelles ; et nos lettres nous rapprochant de la sorte, nous ne sentions pas tant cet éloignement.
CHAPITRE VI.
Services rendus à l’Eglise contre les hérétiques par Sainte Marcelle.
Lorsque nous jouissions de ce repos et ne pensions qu’à servir Dieu, une tempête excitée par les hérétiques s’éleva dans ces provinces, laquelle mit tout en trouble ; ils se portèrent jusques à un tel comble de rage qu’ils ne pardonnaient ni à eux-mêmes, ni à un seul de tout ce qu’il y avait de plus gens de bien ; et ne se contentant pas d’avoir tout mis ici sens dessus-dessous, ils envoyèrent jusque dans le port de Rome un vaisseau plein de personnes qui vomissaient des blasphèmes contre la vérité. Il se trouva aussitôt des gens disposés à embrasser leurs erreurs ; et leurs pieds tout bourbeux remplirent de fange la source très pure de la foi de l’Eglise romaine. Mais il ne faut pas s’étonner si ce faux prophète abusait les simples, vu qu’une doctrine si abominable et si empoisonnée a trouvé dans Rome des gens qui s’en sont laissé persuader : Ce fut lors qu’on vit cette infâme traduction des livres d’Origène intitulés Péri archon, ou des principes. Ce fut lors qu’ils eurent pour disciple Macaire, lequel eût été véritablement digne de porter ce nom qui signifie bienheureux, s’il ne fût point tombé entre les mains d’un tel maître. Ce fut lors que les Evêques qui sont nos maîtres s’opposèrent à ce ravage et troublèrent toute l’école des Pharisiens. Et ce fut lors que Sainte Marcelle, après avoir demeuré longtemps dans le silence, de crainte qu’il ne semblât qu’elle ne fît quelque chose par vanité, voyant que cette foi si louée par la bouche de l’Apôtre (Rom.I) se corrompait de telle sorte dans les esprits de la plupart de ses concitoyens, que les Prêtres mêmes et quelques Solitaires, mais principalement les hommes engagés dans le siècle se portaient à embrasser l’erreur, et se moquaient de la simplicité du pape, qui jugeait de l’esprit des autres par le sien, elle s’y opposa publiquement aimant beaucoup mieux plaire à Dieu qu’aux hommes.
Notre Sauveur loue dans l’Evangile ce mauvais maître d’hôtel, qui ayant agi infidèlement envers son maître s’était conduit si prudemment dans ses propres intérêts. Les hérétiques voyant qu’une petite étincelle était capable de produire un très grand embrasement ; que le feu qu’ils avaient allumé était déjà arrivé au comble de la maison du Seigneur ; et que les artifices dont ils avaient usé pour en surprendre plusieurs ne pouvaient demeurer plus longtemps cachés, ils demandèrent et obtinrent des lettres ecclésiastiques, afin qu’il parût qu’en partant de Rome, ils étaient dans la communion de l’Eglise.
Peu de temps après Anastase fut élevé au saint Siège ; c’était un homme admirable ; et Rome n’en jouit pas longtemps, parce qu’il n’y aurait point eu d’apparence que cette ville impératrice qui était le chef de tout le monde, fût misérablement ruinée sous un si grand pape, ou plutôt il fut enlevé d’entre les hommes et porté dans le Ciel, de peur qu’il ne s’efforçât de fléchir par ses prières l’arrêt que Dieu avait déjà prononcé contre cette malheureuse ville, ainsi qu’il se voit dans l’Ecriture qu’il dit à Jérémie (Jér.14) : « Ne me prie point pour ce peuple, et ne tâche point de me fléchir afin que je leur fasse miséricorde. Car quand ils jeûneraient, je n’écouterais pas leurs prières ; et quand ils m’offriraient des sacrifices, je ne les recevrais pas ; mais je les détruirai par la guerre, par la famine, et par la peste.
On me dira, peut-être, quel rapport a tout ceci avec les louanges de Marcelle. Je réponds qu’il y en a un très grand, puisqu’elle fut cause de la condamnation de ces hérétiques : Car elle produisit des témoins qui ayant été instruits par eux avaient depuis renoncé à leur erreur. Elle fit voir une grande multitude de personnes qu’ils avaient trompées de la même sorte. Elle représenta divers exemplaires de ce livre impie de Peri archon corrigé de la propre main de ce dangereux scorpion qui en faisait glisser le venin dedans les âmes. Et elle écrivit grand nombre de lettres pour presser ces hérétiques de se venir défendre ; ce qu’ils n’osèrent jamais faire, leur conscience les bourrelant de telle sorte qu’ils aimèrent mieux se laisser condamner en leur absence, que d’être convaincus en se présentant. Marcelle a été la première cause d’une si glorieuse victoire ; et vous mon Dieu qui en êtes le chef et la souveraine origine, vous savez que je ne dis rien que de véritable, et que je ne rapporte que la moindre partie de ses grandes et admirables actions, de peur d’ennuyer le lecteur en m’étendant davantage sur ce sujet, et afin qu’il ne semble pas à mes ennemis que sous prétexte de la louer, je veuille me venger d’eux. Mais il faut venir au reste.
Cette tempête étant passée d’Occident en Orient, elle menaçait plusieurs personnes d’un grand naufrage. Ce fut lors qu’on vit s’accomplir cette parole de l’Ecriture. (Luc.18). « Croyez-vous que le Fils de l’homme revenant au monde trouve de la foi parmi les hommes ? » La charité de la plupart étant refroidie, ce peu qui aimaient la vérité de la foi se joignaient à moi. On m’attaquait publiquement comme leur chef ; et on les persécutait aussi de telle sorte que Barnabé même, pour user des termes de Saint Paul, (Galat.2), se porta dans cette dissimulation, ou plutôt dans un parricide manifeste qu’il exécuta, sinon d’effet, au moins de volonté. Mais par le souffle procédant de la bouche de Dieu (Ps.103) toute cette tempête fut dissipée ; et lors on vit l’effet de cette prédiction du Prophète (Ps ;145), « Vous retirerez d’eux votre esprit, et aussitôt ils tomberont et retourneront dans la poussière dont ils ont été formés, et en ce même moment tous leurs desseins s’évanouiront. » Comme aussi cet autre endroit de l’Evangile (Luc 21) : « Insensé que tu es, je séparerai cette nuit ton âme d’avec ton corps ; et qui possèdera lors tous ces grands biens que tu as amassés avec tant de soin ? »
CHAPITRE VII.
Rome prise et saccagée par les Goths. Mort de Sainte Marcelle.
Comme ces choses se passaient en Jérusalem, on nous rapporta d’Occident une épouvantable nouvelle, que Rome avait été assiégée, et que ses citoyens s’étant rachetés en donnant ce qu’ils avaient d’or et d’argent, on les avait encore assiégés de nouveau, afin de leur faire perdre aussi la vie après les avoir dépouillés de leurs richesses. Ma langue demeure attachée à mon palais, et mes sanglots interrompent mes paroles. Cette ville qui avait conquis tout le monde se trouva conquise, ou pour mieux dire, elle périt par la faim avant que de périr par l’épée ; et il n’y resta quasi plus personne que l’on pût réduire en servitude ; La rage qu’inspirait la faim les avaient portés jusques à manger des viandes abominables. Ils se déchiraient les uns les autres pour se nourrir. Et il se trouva des mères qui ne pardonnèrent pas mêmes aux enfants qui pendaient à leurs mamelles, faisant ainsi rentrer dans leur sein ceux qu’elles en avaient mis dehors peu de temps auparavant. Moab fut prise de nuit et ses murailles tombèrent la nuit. (Ps.15). « Seigneur, les nations idolâtres sont entrées dans votre héritage. Ils ont violé la sainteté de votre temple. Ils ont saccagé Jérusalem. Ils ont donné leur chair à dévorer aux animaux de la terre. Ils ont répandu leur sang comme de l’eau tout autour de la sainte Cité. Et il ne se trouvait personne pour les enterrer.
(Virgile. Enéide 2). « Quels cris et quels sanglots par leur triste langage
Pourraient de cette nuit raconter le carnage ?
Et qui, changeant ses yeux en des sources de pleurs,
Pourraient de tant de maux égaler les douleurs ?
Cette ville superbe et si longtemps régnante
Tombe, et nomme en tombant la Fortune inconstante :
Elle nage en son sang, et la rigueur du fort
Y montre en cent façons l’image de la mort. »
En cette horrible confusion, les victorieux tous couverts de sang entrèrent aussi dans la maison de Marcelle. Ne me sera-t-il pas permis de dire ici ce que j’ai entendu, ou plutôt de raconter des choses qui ont été vues par des hommes pleins de sainteté qui se trouvèrent présents lorsqu’elles se passèrent, et qui témoignent, ô sage Principia, que l’accompagnant dans ce péril vous ne courûtes pas moins de fortune. Ils assurent donc qu’elle reçut sans s’étonner et d’un visage ferme, ces furieux, lesquels lui demandant de l’argent, elle leur répondit qu’une personne qui portait une aussi méchante robe qu’était la sienne, n’était pas pour avoir caché des trésors en terre. Cette pauvreté volontaire dont elle faisait profession ne fut pas capable de leur faire ajouter foi à ces paroles, mais ils la fouettèrent cruellement, et elle se jetant à leurs pieds comme si elle eût été insensible à ses douleurs, ne leur demandait d’autre grâce sinon qu’ils ne vous séparassent point d’avec elle, tant elle avait peur que votre jeunesse vous fît recevoir des outrages et des violences qu’elle n’avait point sujet de craindre pour elle-même à cause de sa vieillesse. Jésus-Christ amollit la dureté du cœur de ces barbares : La compassion trouva place entre leurs épées teintes de sang, et vous ayant menées toutes deux dans l’église de Saint Paul pour vous assurer de votre vie si vous leur donniez de l’argent, ou pour vous y faire trouver un sépulcre. On dit qu’elle fut comblée d’une telle joie qu’elle commença de rendre grâces à Dieu de ce qu’ayant conservé votre virginité, il vous réservait à finir votre vie pour son service ; de ce que la captivité l’avait trouvée, mais non pas rendue pauvre ; de ce qu’il n’y avait point de jour que pour être nourrie elle n’eût besoin qu’on lui fît quelque charité ; de ce qu’étant rassasiée de son Sauveur elle ne sentait pas la faim, et de ce que l’état où elle était réduite pouvait aussi bien que sa langue lui faire dire (Job) : « Je suis sortie toute nue du ventre de ma mère ; et j’entrerai toute nue dans le tombeau. La volonté de Dieu a été accomplie ; son saint nom soit béni. »
Quelques jours après, son corps étant sain et plein de vigueur, elle s’endormit du sommeil des justes, vous laissant héritière du peu qu’elle avait dans sa pauvreté, ou pour mieux dire, en laissant les pauvres héritiers par vous. Vous lui fermâtes les yeux : Elle rendit l’esprit entre les baisers que vous lui donniez ; et trempée de vos larmes elle souriait, tant était grand le repos que la manière dont elle avait vécu donnait à sa conscience, et tant elle était contente d’aller jouir des récompenses qui l’attendaient au Ciel.
Voilà, bienheureuse Marcelle, ce que je ne saurais trop révérer ; voilà, ô Principia sa chère fille, ce que j’ai dicté en une nuit, pour m’acquitter de ce que je vois dois à toutes deux. Vous n’y trouverez point de beauté de style, mais une volonté pleine de reconnaissance envers l’une et envers l’autre et un désir de plaire à Dieu, et à ceux qui le liront.
LA VIE
DE SAINTE PAULE
VEUVE
Ecrite par SAINT JEROME.
AVANT-PROPOS.
Où il est parlé de la haute origine de Sainte Paule.
Quand toutes les parties de mon corps seraient changées en autant de langues, et que chacune d’elles formerait une voix humaine, je ne pourrais rien dire qui approchât des vertus de la Sainte et incomparable Paule. Elle fut illustre par sa race ; mais beaucoup plus par sa sainteté. Elle fut considérée par la grandeur de ses richesses ; mais elle l’est maintenant beaucoup davantage de ce qu’elle a voulu être pauvre avec Jésus-Christ : Elle a tiré son origine des Gracques et des Scipions, elle a été l’héritière du grand Paul Emile dont elle portait le nom, et Martia Papiria sa mère était véritablement descendue de Scipion l’Africain ; mais elle préféra Béthléem à tous ces avantages qu’elle avait dans Rome, et changea les lambris dorés de son palais en un petit toit bâti de boue.
Néanmoins, au lieu de nous affliger d’avoir perdu une personne si éminente en mérite, nous devons plutôt rendre grâces à Dieu de l’avoir eue, ou pour mieux dire de ce que nous l’avons encore, puisque tout est vivant en lui, et que tout ce qui retourne dans son sein doit être mis au rang des choses qui nous demeurent. N’est-il pas raisonnable que la Jérusalem céleste soit la demeure de celle qui durant qu’elle a vécu dans son corps mortel a toujours été comme dans un pèlerinage qui l’éloignait de la présence de son maître, et qui disait sans cesse avec une voix lamentable : « Hélas ! que mon pèlerinage dure ! J’ai demeuré avec les habitants de Cédar, et mon âme est longtemps voyagère sur la terre. » Or il ne faut pas s’étonner si elle se plaignait de demeurer dans les ténèbres, qui est ce que le nom de Cédar signifie,vu que (2. Jean 5. Ps 138) « le monde n’est que malice ; que sa lumière est semblable à ses ténèbres, et que la lumière luisant dans les ténèbres, les ténèbres ne l’ont pas comprise. » Ce qui lui faisait dire souvent (Jean I. Ps 38. Philip.I) « Je suis étrangère et pèlerine ainsi que tous mes pères l’ont été. Que je souhaite d’être délivrée de la prison de ce corps, afin d’être avec Jésus-Christ. »
Combien de fois lorsqu’elle était travaillée des infirmités où son corps si délicat était tombé par son incroyable abstinence et par ses jeûnes redoublés, entendait-on ces paroles sortir de sa bouche (I. Cor.9) : « Je dompte mon corps et le réduis en servitude, de peur qu’ayant exhorté les autres, je ne sois moi-même réprouvée. (Rom.14). Il est bon de ne boire point de vin et de ne manger point de chair. (Ps.34). J’ai humilié mon âme par mes jeûnes. (Ps.30.31). Vous m’avez remplie d’infirmités. Je n’ai éprouvé que des afflictions et des épines. » Et dans le milieu des douleurs les plus violentes, lesquelles elle supportait avec une patience admirable, elle disait comme si elle eût vu les Cieux ouverts (Ps.34) : « Qui me donnera des ailes semblables à celles d’une colombe, afin que je m’envole, et que je trouve un lieu de repos ? »
Je prends à témoin Jésus-Christ, tous les Saints et l’Ange gardien de cette femme admirable que je ne parlerai ni avec complaisance ni avec flatterie ; et que je ne dirai rien que pour rendre témoignage à la vérité, et qui ne soit au-dessous de ses mérites, que toute la terre publie, que les Prêtres admirent, qui sont la cause des regrets de tant de compagnies de vierges, et qui font qu’elle est pleurée par une si grande multitude de Solitaires et de pauvres ; Mais veux-tu, lecteur, apprendre en peu de paroles quelles furent ses vertus ? Elle laissa tous les siens pauvres, étant elle-même encore plus pauvre : Ce qu’il ne faut pas trouver étrange au regard de ses proches et de ses domestiques dont elle avait fait ses frères et ses sœurs, de serviteurs et de servantes qu’ils étaient auparavant, vu que sans considérer la grandeur de la naissance de sa fille Eustochie, cette vierge consacrée à Jésus-Christ, et pour la consolation de laquelle j’écris ce discours, elle ne lui laissa d’autres richesses que celles de la foi et de la Grâce.
CHAPITRE I.
De quelle sorte Dieu a voulu récompenser l’extrême humilité de Sainte Paule en la rendant illustre par toute la terre. De son mariage et de ses enfants.
Commençons donc cette narration avec ordre. Que d’autres reprenant les choses de plus haut et comme dès le berceau de sa race disent s’ils veulent qu’elle eut pour mère Blésille, et pour père Rogat, dont l’une est descendue des Scipions et des Gracques, et l’autre, par les statues de ses ancêtres, par l’illustre suite de sa race, et par ses grandes richesses est encore aujourd’hui cru presque par toute la Grèce être descendu du roi Agamemnon, qui ruina Troie ensuite d’un siège de dix ans ; mais quant à moi, je ne louerai que ce qui lui est propre, et sorti d’une source aussi pure qu’était celle de son âme sainte.
Notre Sauveur et notre maître dit dans l’Evangile (Marc 10) aux Apôtres qui lui demandaient quelle serait leur récompense, que ceux qui donneraient tout pour l’amour de lui recevraient le centuple dès ce monde, et en l’autre la vie éternelle ; ce qui nous fait voir qu’on ne mérite point de louanges pour posséder des richesses, mais seulement lorsqu’on les méprise pour l’amour de Jésus-Christ, et qu’au lieu de s’enfler de vanité quand on est dans les honneurs, il faut témoigner la créance que l’on a aux paroles de Dieu en n’en tenant aucun compte : Nous voyons cette parole de Jésus-Christ parfaitement accomplie en la personne de Paule, puisqu’il lui a rendu dès le temps présent ce qu’il a promis à ceux qui le servent : Celle qui a méprisé la gloire d’une ville est aujourd’hui célèbre dans tout le monde par sa haute réputation, et celle qui en demeurant à Rome n’était hors de Rome connue de personne, depuis s’être cachée en Béthléem n’est pas seulement admirée par toutes les provinces de l’Empire, mais par les nations mêmes les plus barbares : Car quel pays y a-t-il au monde d’où quelqu’un ne vienne pour visiter les lieux Saints ; et qui trouve-ton entre toutes les créatures, qu’on doive plus estimer que Paule, ne brille-t-elle pas comme une pierre précieuse entre plusieurs autres dont elle efface le lustre, et comme un soleil qui dès son lever obscurcit par l’éclat de ses rayons toute la splendeur des étoiles ? Ainsi elle surmonta par son humilité la vertu et la puissance de tous les autres, et en se rendant la moindre de tous, elle se trouva de beaucoup élevée sur tout le reste, parce que plus elle s’abaissait, et plus Jésus-Christ la faisait paraître : Elle se cachait et ne pouvait être cachée : Elle fuyait la gloire, et l’acquérait en la fuyant, parce que la gloire suit la vertu comme son ombre, et qu’en méprisant ceux qui la cherchent, elle cherche ceux qui la méprisent. Mais pourquoi quittai-je l’ordre de ma narration, et passai-je par-dessus les préceptes de la rhétorique, en m’arrêtant ainsi trop longtemps à chaque chose ?
Etant descendue d’une telle race, elle fut mariée à Toxoce qui tire sa haute origine d’Enée et des Jules ; ce qui est cause que sa fille Eustochie, cette vierge consacrée à Jésus-Christ, porte le nom de Julie, et ce nom de Julie vient du grand Jule fils d’Enée : Ce que je rapporte ici, non que ces hautes qualités soient fort considérables en ceux qui les possèdent, mais parce qu’on ne saurait trop les admirer en ceux qui en font peu de compte. Les hommes attachés au siècle révèrent les personnes si élevées au-dessus des autres par leur naissance ; mais quant à moi je ne saurais louer que ceux qui foulent aux pieds cette grandeur par l’amour qu’ils portent à Jésus-Christ. Et d’autre côté je ne saurais trop estimer en eux, lorsqu’ils les méprisent, ces avantages que je méprise lorsqu’ils les estiment.
Paule ayant donc pour ancêtres ceux dont je viens de parler, et sa fécondité aussi bien que sa chasteté l’ayant fait estimer, premièrement par son mari, et puis par ses proches, et enfin par toute la ville de Rome, elle eut cinq enfants ; Blésille, sur la mort de laquelle je lui écrivis pour la consoler ; Pauline, qui laissa pour héritier de ses biens et de ses excellentes résolutions son saint et admirable mari Pammache, auquel j’ai adressé un petit discours sur le sujet de sa perte ; Eustochie, qui demeure encore aujourd’hui dans les lieux saints, et est par sa virginité et par sa vertu une perle précieuse et un ornement de l’Eglise ; Rufine, qui par sa mort précipitée accabla de douleur l’âme si tendre de sa mère ; et Toxoce après la naissance duquel elle cessa d’avoir des enfants ; ce qui témoigna qu’elle n’en avait désiré que pour plaire à son mari qui souhaitait avec passion d’avoir un fils.
CHAPITRE II.
Sainte Paule étant demeurée veuve fait des charités merveilleuses, et puis s’embarque pour aller en Terre Sainte.
Dieu lui ayant ôté son mari, elle en eut une telle affliction qu’elle pensa perdre la vie ; et elle se donna de telle sorte au service de Dieu qu’on aurait pu croire qu’elle aurait désiré de devenir veuve pour être dans la pleine liberté de le servir. Dirai-je qu’elle était si charitable qu’elle distribuait aux pauvres quasi tous les biens d’une aussi grande maison et aussi riche qu’était la sienne ; et que sa bonté était telle qu’elle se répandait même sur ceux qu’elle n’avait jamais vus ? Quel pauvre étant mort n’a point été enseveli à ses dépens ? et quel malade languissant sans pouvoir sortir du lit n’a pas été nourri de son bien ? Ne les cherchait-elle pas avec très grand soin par toute la ville ? et ne croyait-elle pas avoir beaucoup perdu lorsque que quelqu’un pressé de faim et de misère était secouru et nourri par d’autres ? Elle appauvrissait ses enfants pour assister les nécessiteux ; et lorsque ses proches s’en fâchaient, elle leur répondait que ce qu’elle faisait en cela était pour leur laisser une succession beaucoup plus grande que la sienne, à savoir la miséricorde de Jésus-Christ. Elle ne put souffrir longtemps ces visites et ce grand abord de monde que lui attirait de tous côtés la grandeur d’une maison aussi illustre et aussi élevée dans le monde qu’était la sienne ; ces honneurs qu’on lui rendait lui faisaient une extrême peine, et elle se hâtait de se mettre en état de n’être plus importunée de tant de louanges.
En ce temps, des ordres de l’Empereur ayant fait assembler à Rome des Evêques d’Orient et d’Occident sur le sujet de quelques divisions arrivées entre les églises, elle vit deux hommes admirables, Paulin Evêque d’Antioche, et Epiphane Evêque de Salamine à Chypre que l’on nomme maintenant Constance, dont elle eut le dernier pour hôte, et bien que Paulin demeurât dans un autre logis, il lui témoigna tant de bonté qu’elle ne jouit pas moins du bonheur de sa conversation que s’il eût été logé chez elle. La vertu de ces grands personnages ayant encore enflammé la sienne, elle pensait incessamment à abandonner son pays ; et oubliant sa maison, ses enfants, ses domestiques, et généralement toutes les choses du siècle, elle n’avait d’autre passion que de s’en aller seule et sans être suivie de personne, s’il était possible, dans ces déserts où Saint Paul et Saint Antoine ont fini leur vie.
Enfin l’hiver étant passé, la mer commençant à devenir navigable, et ces excellents Evêques retournant à leurs Eglises, elle les accompagna par ses vœux et par ses souhaits. Mais pourquoi différai-je davantage à le dire ? Elle descendit sur le port, son frère, ses cousins, ses plus proches, et ce qui est beaucoup plus que tout le reste, ses enfants mêmes l’accompagnant et s’efforçant par la compassion qu’ils lui faisaient de faire changer de résolution à une mère qui les aimait avec une incroyable tendresse. Déjà on déployait les voiles et à force de rames on tirait le vaisseau dans la mer ; le petit Toxoce joignait les mains vers sa mère sur le rivage ; et Rufine prête à marier la conjurait par ses pleurs, ne l’osant faire par ses paroles, de vouloir attendre ses noces. Mais Paule élevant les yeux au Ciel sans jeter une seule larme, surmontait par son amour pour Dieu celui qu’elle avait pour ses enfants, et oubliait qu’elle était mère pour témoigner qu’elle était servante de Jésus-Christ. Ses entrailles étaient déchirées, et elle combattait contre ses sentiments qui n’étaient pas moindres que si on lui eût arraché le cœur ; son affection pour ses enfants étant si grande, qu’on ne saurait trop admirer en elle la force qu’elle eut de la surmonter. Il n’arrive rien de plus cruel aux hommes entre les mains même de leurs ennemis et la rigueur de la servitude, que d’être séparés de leurs enfants. Mais on voit ici que contre les lois de la nature une foi parfaite et accomplie, non seulement le souffre, mais en a joie ; et ainsi Paule en oubliant sa passion pour ses enfants par une plus grande qu’elle avait pour Dieu, ne trouvait du soulagement qu’en Eustochie sa chère fille qu’elle avait pour compagne dans ses desseins et dans son voyage. Son vaisseau faisant voile, et tous ceux qui étaient dedans regardant vers le rivage, elle en détourna les yeux pour n’y point voir des personnes qu’elle ne pouvait voir sans douleur ; car j’avoue que nulle autre mère n’a tant aimé ses enfants, auxquels avant que de partir elle donna tout ce qu’elle avait ne réservant rien pour elle, et se déshéritant soi-même sur la terre afin de trouver un héritage dans le Ciel.
CHAPITRE III.
Du voyage que fit Sainte Paule avant que de s’arrêter en Béthléem.
Etant arrivée à l’île de Pontie si célèbre par l’exil de Flavia Domitilla la plus illustre femme de son siècle, laquelle y fut reléguée par l’empereur Domitien à cause qu’elle était Chrétienne, et voyant les petites cellules où elle avait souffert un long martyre, il sembla que sa foi y prît des ailes, tant elle se sentit touchée du désir de voir Jérusalem et les lieux saints. Elle trouvait que les vents tardaient trop à se lever, et il n’y avait point de diligence qui ne lui semblât fort lente. Elle s’embarqua sur la mer Adriatique, et passant entre Scylla et Caribde par un aussi grand calme que si c’eût été sur un étang, elle vint à Méthone, où mettant pied à terre sur le rivage, et ayant redonné un peu de force à son corps si faible de son naturel, elle passa ensuite les îles de Mate et de Cythère, les Cyclades répandues dans cette mer, et tant de détroits où l’agitation des eaux est si grande à cause qu’elles sont pressées de la terre. Enfin ayant laissé derrière elle Rhodes et la Lycie, elle arriva à Chypre, où s’étant jetée aux pieds du Saint et vénérable Epiphane, il l’y retire dix jours, non pas, comme il le croyait, pour lui donner le temps de se remettre de la peine qu’elle avait soufferte sur la mer ; mais pour s’occuper à des œuvres de piété, ainsi que l’événement le fit reconnaître :car elle visita tous les Monastères de cette île et assista le mieux qu’elle put les Solitaires que l’amour et l’estime d’un homme aussi saint qu’était Epiphane y avait attirés de tous les endroits du monde. De là elle passa en diligence la Séleucie et vint à Antioche, où l’Evêque Paulin ce saint Confesseur du nom de Jésus-Christ la retint un peu par la grande charité qu’il avait pour elle. Quoi que l’on fût lors au milieu de l’hiver, l’ardeur de sa foi surmontant toutes sortes de difficultés, on vit cette femme d’une condition si illustre, et qui était portée autrefois par des Eunuques, continuer son voyage montée sur un âne.
(On n’a point ici mis les VI, VII, VIII, IX, X, et XI° chapitres marqués dans le latin, ni le commencement du XII°, parce qu’ils ne contiennent qu’une narration des lieux que Sainte Paule fut visiter dans la Palestine, et quelques autres dans l’Egypte. Et on recommence au milieu du XII° chapitre, à cause que ce qui en reste sert à la continuation de l’histoire de la vie de cette Sainte).
Ayant passé en divers autres lieux de l’Egypte, elle arriva à Nitrie, qui est un bourg proche d’Alexandrie,où on voit tous les jours les taches des âmes de plusieurs être lavées par l’exercice des plus excellentes vertus. Là le saint et vénérable Isidore Evêque et Confesseur vint au-devant d’elle accompagné d’une multitude incroyable de Solitaires ; entre lesquels il y en avait plusieurs élevés à la qualité de Diacres et de Prêtres, ce qui ne lui donna pas peu de joie, encore qu’elle se reconnût indigne d’un si grand honneur. Que dirai-je des Macaires, des Arsaces, des Sérapions, et des autres colonnes de la foi de Jésus-Christ ? Y en eut-il un seul dans la cellule duquel elle n’entrât et aux pieds duquel elle ne se jetât ? Elle croyait voir Jésus-Christ en la personne de chacun de tous ces Saints, et ressentait une extrême joie dans les honneurs qu’elle leur rendait, parce qu’elle pensait les rendre à lui-même. Mais qui peut assez admirer son zèle et cette force d’esprit quasi incroyable en une femme ? Ne considérant ni son sexe, ni la faiblesse de son corps, elle désirait de demeurer dans la solitude avec les jeunes filles qui l’accompagnaient , au milieu de ce grand nombre de Solitaires ; et lorsqu’il eût été possible que tous y consentissent à cause de la révérence qu’ils portaient à son éminente vertu, elle eût obtenu ce qu’elle désirait si le désir encore plus violent de demeurer dans les lieux saints ne l’y eût point rappelée : Ainsi à cause de l’excessive chaleur, s’étant embarquée pour aller de Péluse à Mayuma, elle revint en la Palestine aussi vite que si elle avait eu des ailes. Et parce que son dessein était de passer le reste de sa vie à Béthléem, elle s’arrêta dans une petite maison où elle demeura trois ans en attendant qu’elle eût fait des cellules et des Monastères, et bâti des retraites pour les pèlerins le long de ce chemin où la Vierge et Saint Joseph n’avaient pu trouver où se loger.
CHAPITRE IV.
Des admirables vertus de Sainte Paule, et particulièrement de sa charité envers les pauvres, et de son amour pour la pauvreté.
Ayant rapporté jusques ici le voyage qu’elle fit étant accompagnée de plusieurs vierges, entre lesquelles était sa fille Eustochie, il me faut maintenant parler plus au long de sa vertu, qui est ce qui lui est véritablement propre. Et je proteste devant Dieu que je prends pour témoin et pour juge, de n’ajouter ni d’exagérer rien dans le discours que j’en ferai ainsi qu’ont accoutumé ceux qui entreprennent de louer quelqu’un ; mais qu’au contraire je retrancherai beaucoup de la vérité, de crainte qu’on eût peine à la croire si je la rapportais dans toute son étendue ; et aussi afin que mes ennemis, qui selon la coutume des calomniateurs cherchent continuellement des sujets de me déchirer, ne m’accusent point d’écrire des choses feintes et imaginaires, et de parer la corneille d’Esope avec les plumes d’autrui.
Paule s’abaissa jusques à un tel point par son extrême humilité, qui est la première des vertus chrétiennes, que des personnes qui ne l’auraient point connue, et que sa grande réputation aurait portées à désirer de la voir, n’auraient jamais cru que ce fut elle, et l’auraient prise pour la moindre de ses servantes : Car étant d’ordinaire environnée de grandes troupes de vierges, elle paraissait par ses habits, par ses paroles, et par sa démarche être la moindre de toutes. Depuis la mort de son mari jusques au jour qu’elle rendît son âme à Dieu, elle ne mangea jamais avec un seul homme, quelque saint qu’il fût, et quoiqu’élevé à la dignité épiscopale. Elle ne fut aussi jamais aux bains, à moins que de se trouver en danger de sa vie ; et elle ne se servait poin de matelas, même dans des fièvres très violentes ; mais elle reposait sur la terre dure qu’elle couvarit seulement avec des cilices, si l’on peut appeler repos de joindre les nuits aux jours pour les passer en des oraisons presque continuelles, accomplissant ainsi ce que dit David (Ps.6) : « J’arroserai toutes les nuits mon lit de mes pleurs ;je le tremperai de mes larmes. » Il semblait qu’il y en eût une source dans ses yeux ; car elle pleurait de telle sorte pour des fautes très légères qu’on eût estimé qu’elle avait commis les plus grands crimes.
Lorsque nous lui représentions souvent qu’elle devait épargner sa vue, et la conserver pour lire l’Ecriture sainte, elle nous répondait : « Il faut défigurer ce visage que j’ai si souvent peint avec du blanc et du rouge contre le commandement de Dieu. Il faut affliger ce corps qui a été dans tant de délices. Il faut que des rires et des joies qui ont si longtemps duré soient récompensés par des pleurs continuels. Il faut changer en l’âpreté d’un cilice la délicatesse de ce beau linge et la magnificence de ces riches étoffes de soie. Et comme autrefois j’ai pris tant de soin de plaire à mon mari et au monde, je désire maintenant de pouvoir plaire à Jésus-Christ. »
Entre tant et de si grandes vertus il me semble qu’il serait inutile de louer sa chasteté, qui lors même qu’elle était encore engagée dans le siècle a servi d’exemple à toutes les Dames de Rome ; sa conduite ayant été telle que les plus médisants même n’ont osé rien inventer pour la blâmer. Il n’y avait point d’esprit au monde plus doux que le sien, ni plus rempli d’humanité envers les pauvres. Elle ne cherchait point les personnes élevées en autorité, et elle ne méprisait point avec une aversion dédaigneuse ceux qui avaient de la vanité et de la gloire : Lorsqu’elle rencontrait des pauvres elle leur faisait du bien, et lorsqu’elle voyait des riches elle les exhortait à les assister. Il n’y avait que sa libéralité qui fût excessive ; et prenant de l’argent à intérêt, elle changeait souvent de créanciers pour conserver son crédit, afin d’être par ce moyen en état de ne refuser l’aumône à personne. Sur quoi je confesse ma faute, en ce que lui voyant faire des charités avec tant de profusion, je l’en reprenais et lui alléguais le passage de l’Apôtre (I.Cor.5) : « Vous ne devez pas donner en sorte qu’en soulageant les autres vous vous incommodiez vous-même ;mais il faut garder quelque mesure, afin que comme maintenant votre abondance supplée à leur nécessité, votre nécessité puisse être un jour soulagée par leur abondance, et qu’ainsi il y ait de l’égalité ; » et cet autre passage de l’Evangile (Luc.3) : « Que celui qui a deux robes en donne une à celui qui n’en a point. » Et j’ajoutais qu’elle devait prendre garde à ne se mettre pas dans l’impuissance de pouvoir toujours faire le bien qu’elle faisait de si bon cœur. A quoi joignant plusieurs autres choses semblables, elle me répondait en fort peu de paroles et avec grande modestie, prenant Dieu à témoin qu’elle ne faisait rien que par l’amour qu’elle avait pour lui ; qu’elle souhaitait de mourir en demandant l’aumône ; de ne laisser pas un écu à sa fille ; et d’être ensevelie dans un drap qui lui fût donné par charité. Enfin elle ajoutait pour dernière raison : « Si j’étais réduite à demander, je trouverais plusieurs personnes qui me donneraient, mais si ce pauvre meurt de faim faute de recevoir de moi ce que je lui puis aisément donner en l’empruntant, à qui est-ce que Dieu demandera compte de sa vie ? » Ainsi je désirais qu’elle eût plus de soin de ses affaires domestiques; mais l’ardeur de sa foi l’unissant toute entière à son Sauveur, elle voulait être pauvre d’esprit pour suivre Jésus-Christ pauvre, lui rendant ainsi ce qu’elle avait reçu de lui, en se réduisant dans l’indigence par l’amour qu’elle lui portait : En quoi elle obtint enfin ce qu’elle avait désiré, ayant laissé sa fille chargée de beaucoup de dettes, lesquelles n’ayant pu payer jusques ici elle espère de les acquitter un jour, se confiant pour cela, non pas au moyen qu’elle en ait ; mais en la miséricorde de Jésus-Christ.
CHAPITRE V.
Du discernement dont Sainte Paule usait dans ses charités, et de sa merveilleuse abstinence.
La plupart des Dames ont accoutumé de faire des présents à ceux qui publient partout leurs louanges, et étant prodigues envers quelques-uns, de ne faire aucun bien aux autres ; mais Paule était très éloignée de ce défaut, distribuant ses gratifications selon la nécessité de ceux à qui elle les faisait, et pourvoyant seulement à leur besoin sans user d’un excès qui leur aurait été préjudiciable. Nul pauvre ne s’en retourna jamais d’auprès d’elle les mains vides ; et ce n’était pas la grandeur de ses richesses, mais sa prudence à bien distribuer ses aumônes qui lui donnait moyen de faire ainsi du bien à tous. Elle avait quasi toujours ces mots à la bouche (Matt.5) : « Bienheureux sont les miséricordieux, parce que Dieu leur fera miséricorde. (Eccl.3). Comme l’eau éteint le feu, ainsi l’aumône éteint le péché. (Luc.16). Employez cet argent, qui ne sert d’ordinaire qu’à faire des injustices, pour vous acquérir des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels. (Luc.11). Donnez l’aumône et toutes choses vous seront pures. » Et les paroles de Daniel au roi Nabuchodonosor (Dan.4) lorsqu’il l’exhortait à « racheter ses péchés par des aumônes. » Elle ne voulait point employer d’argent en ces pierres qui passeront avec la terre et avec le siècle, mais en ces pierres vivantes qui marchent dessus la terre, et dont l’Apocalypse dit (Apoc.21) que la ville du grand roi est bâtie ; en ces pierres auxquelles l’Ecriture nous apprend qu’il faut changer les saphirs, les émeraudes, le jaspe, et les autres pierres précieuses ( Isa.54).
Mais ces bonnes qualités lui pouvaient être communes avec plusieurs autres personnes, et comme le Diable sait qu’elles ne sauraient passer le comble de la perfection il disait à Dieu, après que Job eût perdu tout son bien, toutes ses maisons et tous ses enfants (Job.2) : « Il n’y a rien que l’homme ne donne pour racheter sa vie. Appesantissez donc votre main sur lui. Faites-lui sentir la douleur dans sa propre chair et jusques dans la moëlle de ses os, et vous verrez qu’il vous maudira en face. » Ce qui fait que nous voyons plusieurs personnes qui donnent l’aumône, mais sans vouloir rien donner qui les incommode en leur propre corps ; qui ouvrent libéralement les mains aux nécessités des pauvres, mais qui sont surmontés par la volupté ; et qui ayant blanchi seulement ce qui est au-dehors, sont pleins d’ossements de morts au-dedans selon le langage de l’Ecriture (Matth.23).
Paule était très éloignée de ces imperfections, son abstinence étant telle qu’elle passait quasi dans l’excès ; et affaiblissait son corps par trop de travail et de jeûnes. A peine mangeait-elle de l’huile, excepté les jours de fête ; ce qui fait assez connaître quel pouvait être son sentiment touchant le vin, les autres liqueurs délicates, le poisson, le lait, le miel, les œufs, et autres choses semblables qui sont agréables au goût, et dans l'usage desquelles quelques-uns s’estiment être fort sobres, et s’en pouvoir soûler sans avoir sujet de craindre que cela fasse tort à leur continence.
CHAPITRE VI.
De l’admirable patience avec laquelle Sainte Paule supportait l’envie et l’insolence des ennemis de sa vertu.
Il est sans doute que l’envie s’attache toujours aux vertus les plus éminentes.
(Hor. Cat. Lib.2). « Ces monts qui jusqu’au ciel semblent porter leur tête,
Sont frappés les premiers des coups de la tempête. »
Ce qu’il ne faut pas trouver étrange de voir arriver aux hommes, puisque notre Seigneur même a été crucifié par la jalousie des Pharisiens, et qu’il n’y a point eu de Saints qui n’aient été persécutés par les effets de cette passion si cruelle. Le serpent (Gen. 5. Sag.2) n’est-il pas entré jusque dans le Paradis terrestre, et n’a-t-il pas fait entrer le péché dans le monde par l’envie qu’il conçut contre nos premiers parents ? Dieu avait suscité à Paule ainsi qu’à David comme un autre Adad Iduméen (3. Reg.11) qui la tourmentait sans cesse pour l’empêcher de s’élever, et qui lui tenant lieu de cet aiguillon de la chair dont Saint Paul se plaint (2. Cor.11), lui apprenait à ne se laisser pas emporter à la vanité par l’excellence de ses vertus, et à ne se croire pas élevée au-dessus de tous les défauts des femmes.
Sur quoi lorsque je lui disais qu’il fallait souffrir cette envie et donner lieu à la folie de ceux qui en étaient tourmentés, ainsi que Jacob avait fait envers son frère Esaü ( Gen. 27), et David envers Saül (I. Reg. 27) le plus opiniâtre de tous ses persécuteurs, l’un s’en étant fui en Mésopotamie, et l’autre ayant mieux aimé se mettre entre les mains des Philistins, quoi que ses ennemis, que de tomber en celles de ses envieux. Elle me répondait : « Vous auriez raison de me parler de la sorte si le Démon ne combattait pas partout contre les serviteurs et les servantes de Dieu ; s’il n’arrivait pas plutôt qu’eux en tous les lieux où ils pourraient s’enfuir ; si je n’étais pas retenue ici par l’amour que j’ai pour les lieux saints, et si je pouvais trouver ma chère Béthléem en quelque autre endroit de la terre : Mais pourquoi ne surmonterai-je pas ma patience la mauvaise volonté de ceux qui m’envient ? Pourquoi ne fléchirai-je pas, leur orgueil par mon humilité ? Et pourquoi en recevant un soufflet sur une joue ne présenterai-je pas l’autre, (Matth.5), puisque Saint Paul me dit (Rom.12) : « Surmontez le mal par le bien » ? (Act.5). Lorsque les Apôtres avaient reçu quelque injure pour l’amour de leur maître, ne s’en glorifiaient-ils pas ? (Phil.2). « Notre Sauveur même ne s’est-il pas humilié en prenant la forme d’un serviteur, et en se rendant obéissant à son Père jusques à la mort, et la mort de la Croix, afin de nous sauver par le mérite de sa passion ? » Et si Job n’avait combattu et n’était demeuré victorieux dans ce combat, aurait-il reçu la couronne de justice ? et Dieu lui aurait-il dit (Job.42) : Pourquoi penses-tu que je t’aie éprouvé par tant d’afflictions, si ce n’est pour faire paraître ta vertu ? » L’Evangile nomme « bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. » (Matth.5). C’est assez d’avoir l’esprit en repos sachant en notre conscience que nous n’avons point donné lieu par notre faute à cette haine de nos ennemis : Les afflictions de ce siècle sont des matières de récompense pour l’autre. »
S’il arrivait que l’insolence de ses ennemis allât jusques à lui dire des paroles offensantes, elle chantait ces versets des psaumes (Ps.32) : « Lorsque le pécheur s’élevait contre moi, je me taisais et n’osais pas même alléguer des raisons pour ma défense. J’étais comme un sourd qui n’entend point, et comme un muet qui ne saurait ouvrir la bouche. (Ps.37). J’étais semblable à un homme qui n’entend rien, et qui ne saurait parler pour répondre aux injures qu’on lui dit. »
Elle répétait souvent dans ses tentations ces paroles du Deutéronome : « Le Seigneur notre Dieu vous tente pour éprouver si vous l’aimez de tout votre cœur et de toute votre âme. » Et dans ses afflictions et ses peines elle disait plusieurs fois ce passage d’Isaïe (Isa.28) : « Vous autres qui avez été sevrés et tirés comme par force de la mamelle de vos nourrices, préparez-vous à recevoir affliction sur affliction, et prenez courage pour souffrir encore un peu les effets de la malice de ces langues médisantes. » Sur quoi elle disait que ce passage de l’Ecriture lui donnait une grande consolation, parce qu’elle entend par les personnes qui sont sevrées les personnes arrivées à un âge parfait, et les exhorte à souffrir coup sur coup tant de diverses tribulations, afin de se rendre dignes d’espérer toujours de plus en plus, sachant que (Rom.5) « l’affliction produit la patience, la patience l’épreuve, l’épreuve l’espérance, et que l’espérance ne confond point. » A quoi elle ajoutait cet autre passage de l’Apôtre (I. Cor.4) : « A mesure que notre homme extérieur se détruit, l’intérieur se renouvelle. Il faut que vos souffrances présentes qui sont si légères et ne durent qu’un moment produisent en vous un poids éternel de gloire, en tournant vos yeux, non pas vers les choses visibles, mais vers les invisibles ; car celles qui tombent sous nos sens sont passagères, au lieu que celles qui ne se peuvent apercevoir que par les yeux de l’esprit, sont éternelles. » Et encore que le temps semble long à l’impatience des hommes, nous ne demeurerons guère sans éprouver le secours de Dieu, qui dit par la bouche d’Isaïe (Isa.49) : « Je t’ai exaucé dans ton besoin ; je t’ai secouru dans le temps nécessaire pour ton Salut. » Elle ajoutait qu’il ne faut pas craindre la malice et la médisance des méchants ; mais plutôt nous réjouir de ce que Dieu ne nous refuse point alors son assistance et l’écouter quand il nous dit par son Prophète (Ps.51) : « Ne craignez ni les injures ni les outrages des hommes ; car les vers les mangeront comme ils mangent leurs habits, et la vermine les dévorera comme elle dévore la laine. (Luc.21). Vous vous sauverez par la patience. (Rom.8). Les souffrances de cette vie n’ont point de proportion avec la gloire dont nous jouirons dans l’autre. (Prov.24). Encore que vous éprouviez afflictions sur afflictions, supportez-les sans vous plaindre, pour témoigner votre patience en tout ce qui vous arrive ; car c’est une grande prudence que de soutenir les traverses avec courage, et une très grande imprudence que de se montrer lâche à les souffrir. »
Elle disait dans ses langueurs et dans ses infirmités ordinaires (2. Cor.12) : « Je ne suis jamais si forte que lorsque je suis faible. Nous portons un trésor dans des vaisseaux de terre jusques à ce que ce corps mortel soit revêtu d’immortalité et que ce qu’il y a de corruptible en nous ne le soit plus. (1. Cor.15). Comme les souffrances de Jésus-Christ surabondent en nous, ainsi nous jouissons par son assistance d’une consolation surabondante. (2. Cor.1). Et comme nous participons à ses peines, nous participerons aussi à son bonheur. »
Quand elle était triste, elle chantait ce verset du psaume (Ps.41) : « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi te troubles-tu ? Espère en Dieu ; c’est en lui que j’aurai toujours confiance ; car il est mon Dieu, et je ne regarde que lui seul comme l’unique espérance de mon Salut. »
Quand elle était dans quelque péril elle disait (Luc.9) : « Que celui qui veut venir après moi renonce à soi-même, qu’il prenne sa Croix, et qu’il me suive. Celui qui voudra sauver sa vie la perdra ; et celui qui la perdra pour l’amour de moi, la sauvera. »
Lorsqu’on lui rapportait le mauvais ordre et la ruine de toutes ses affaires domestiques, elle disait (Matth.16) : « Quand un homme aurait gagné tout le monde, à quoi lui servirait cela s’il perdait son âme ? Et que pourrait-on lui donner en échange pour récompenser cette perte ? (Job.1). Je suis sortie toute nue du ventre de ma mère, et j’entrerai toute nue dans le sépulcre : Il ne m’est rien arrivé que par la volonté de Dieu ; son nom soit à jamais béni. (Jean 2.) Ne mettez point votre affection au monde, ni aux choses qui sont du monde ; car il n’y a rien dans le monde que concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et orgueil de la vie, qui ne procède point du Père que nous avons dans le Ciel, mais du monde. Le monde passe, et toutes les passions qu’on a pour le monde passent avec lui. »
Quand on lui donnait avis que quelqu’un de ses enfants était extrêmement malade, comme je l’ai vu, et particulièrement son Toxoce qu’elle aimait avec une merveilleuse tendresse, elle faisait voir par sa vertu l’accomplissement de ces paroles du psaume (Ps.76) : « J’ai été troublé, et au milieu de ce trouble je suis demeuré dans le silence. » Puis on entendait sortir de sa bouche ces paroles animées de zèle et de foi (Matth.10) : « Celui qui aime son fils et sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi, » et lors adressant sa prière à Dieu elle lui disait (Ps.72) : « Seigneur soyez le protecteur et le maître des enfants de ceux qui sont morts au monde, et qui mortifient continuellement leurs corps pour l’amour de vous. »
Entre ces envieux cachés qui sont les personnes du monde les plus dangereuses, il y en eut un qui sous prétexte d’affection lui vint dire que son extraordinaire ferveur la faisait passer pour folle dans l’esprit de quelques-uns, qui disaient qu’il lui fallait fortifier le cerveau. Elle lui répondit (1. Cor.4) : « Nous sommes exposés à la vue du monde, des Anges, et des hommes. Nous sommes devenus fous pour l’amour de Jésus-Christ. (Ps. 68. Ps.70). Mais la folie de ceux qui sont à Dieu surpasse toute la sagesse humaine. » Ce qui fait que notre Seigneur dit à son Père (Ps.72) : « Vous connaissez ma folie. Je passe pour un prodige dans la créance de plusieurs ; mais vous m’êtes un très puissant défenseur. Je me suis trouvé auprès de vous comme une bête ; mais je suis toujours avec vous. (Marc.3). » C’est de lui qu’il est écrit dans l’Evangile (Jean 8) : « Ses proches le voulaient lier comme s’il eût été insensé ; et ses ennemis déchiraient sa réputation en disant (Matth.12) : Il est possédé du Diable et c’est un Samaritain. Il chasse les diables au nom de Beelzébut prince des diables. » Mais écoutons de quelle sorte l’Apôtre nous exhorte à mépriser les calomnies (2.Cor.1) : « Notre gloire consiste », dit-il, « au témoignage que nous rend notre propre conscience d’avoir vécu dans le monde saintement, sincèrement, et avec la Grâce de Dieu » (Jean 15). Ecoutons notre Sauveur lui-même lorsqu’il dit à ses Apôtres : « Le monde vous hait, parce que vous n’êtes pas du monde ; car si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui. » Ecoutons-le aussi lorsqu’ adressant sa parole à son Père il lui dit dans le psaume (Ps.43) : « Vous connaissez le secret de nos pensées, et savez que dans toutes les afflictions que nous avons souffertes nous ne vous avons pas oublié ; que nous avons observé vos commandements ; que notre cœur ne s’est point détourné de vous. Nous sommes continuellement persécutés pour l’amour de vous, et mis au rang des brebis destinées à l’immolation. (Ps.117). Mais nous confiant comme nous faisons en l’assistance du Seigneur, quoi que les hommes nous fassent, ils ne nous sauraient donner de crainte. » Car nous avons lu dans l’Ecriture (Prov.7) : « Mon fils, honore Dieu ; ne crains que lui seul, et il te soutiendra par son assistance. » Paule se servant de tous ces passages de l’Ecriture sainte comme d’autant d’armes divines se préparait à combattre contre tous les vices, et particulièrement contre l’envie qui la persécutait de la sorte, et, en souffrant les injures, elle adoucissait l’aigreur des plus enragés. Tout le monde remarqua jusques au jour de sa mort, et son extrême patience, et combien ses ennemis étaient animés contre elle de cette cruelle passion de l’envie qui ronge le cœur des personnes qui en sont possédées, et qui en s’efforçant de nuire à ceux qu’elle hait tourne sa fureur contre elle-même.
CHAPITRE VII.
Excellente conduite de Sainte Paule dans les Monastères qu’elle établit.
Que dirai-je de l’ordre de son Monastère et de quelle sorte elle tirait profit des vertus des Saints ? (I. Cor.9). « Elle semait », comme dit l’Apôtre, « des biens charnels pour en moissonner de spirituels. Elle donnait des choses terrestres pour en recevoir de célestes. Et elle changeait des satisfactions de peu de durée contre des avantages qui dureront éternellement. » Après avoir bâti un Monastère d’hommes dont elle donna la conduite à des hommes, elle divisa en trois autres Monastères plusieurs vierges tant nobles que de moyenne et de basse condition qu’elle avait rassemblées de diverses provinces ; et elle les disposa de telle sorte que ces trois Monastères étant séparés en ce qui était des ouvrages et des repas, elle psalmodiaient et priaient toutes ensemble : Après que l’Alléluia qui était le signal pour s’assembler était chanté, il n’était permis à aucune de différer à venir ; mais la première ou l’une des premières qui se rendait au chœur attendait la venue des autres, les incitant ainsi à leur devoir non par la crainte, mais par la honte de ne pas les imiter : Elles chantaient à Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres et Mâtines le psautier par ordre ; et toutes les sœurs étaient obligées de le savoir et d’apprendre tous les jours quelque chose de l’Ecriture sainte : le dimanche elles se rendaient toutes à l’église du côté qu’elles demeuraient, en trois troupes séparées, dont chacune suivait sa supérieure particulière, et elles retournaient dans le même ordre ; travaillaient avec assiduité aux ouvrages qui leur étaient ordonnés, et faisaient des habits pour elles-mêmes et pour d’autres. Il n’était pas permis à celles d’entre elles qui étaient de bon lieu d’amener de leur maison quelque compagne, de peur qu’en se souvenant de leurs anciennes habitudes, elles ne renouvelassent par de fréquents entretiens la mémoire des petites libertés dont elles avaient usé en leur enfance : Elles étaient toutes vêtues d’une même sorte, et ne se servaient de linge que pour essuyer les mains. Leur séparation d’avec les hommes était si grande qu’il ne leur était pas seulement permis de voir les eunuques, afin d’ôter toute occasion de parler aux médisants, qui pour se consoler dans leurs péchés veulent trouver à redire aux actions des personnes les plus saintes :Lorsqu’il y en avait quelqu’une paresseuse à venir au chœur ou à travailler à son ouvrage, elle employait divers moyens pour la corriger ; car si elle était colère elle usait de douceurs et de caresses ; et si elle était patiente elle la reprenait fortement, imitant en cela l’Apôtre lorsqu’il dit (I.Cor.4) : « Voulez-vous que je vous reprenne avec sévérité, ou avec un esprit de douceur et de condescendance ? » Elle ne leur permettait d’avoir chose quelconque, sachant que Saint Paul dit (I.Tim.6) : « Pourvu que nous soyons nourris et vêtus nous devons être contentes », et de crainte qu’en s’accoutumant d’avoir davantage elles ne se portassent à l’avarice, que nulles richesses ne sont capables de contenter, qui devient d’autant plus insatiable qu’elle est plus riche, et qui ne diminue ni par l’abondance ni par l’indigence. Si quelques-unes contestaient ensemble, elle les accordait par la douceur de ses paroles. Elle affaiblissait par des jeûnes fréquents et redoublés les corps de ces jeunes filles qui étaient dans l’âge où ils avaient le plus besoin de mortification, préférant la santé de leur esprit à celle de leur estomac. S’il y en avait quelqu’une trop curieuse de sa personne et de ses habits, elle la reprenait avec un visage triste et sévère en lui disant « que l’excessive propreté du corps et de l’habit était la saleté de l’âme, et qu’il ne devait jamais sortir de la bouche d’une jeune fille la moindre parole libre, parce que c’est une marque du dérèglement de l’esprit, les défauts extérieurs témoignant quels sont les intérieurs. Si elle en remarquait quelqu’une qui aimât trop à parler, qui fût de mauvaise humeur, qui prît plaisir à faire des querelles entre les Sœurs, et qui après en avoir été souvent reprise ne se voulût point corriger, elle lui faisait faire les prières hors le chœur avec les dernières des Sœurs, et la faisait manger séparément hors du réfectoire, afin que la honte gagnât sur son esprit ce que les remontrances n’avaient pu faire. Elle avait en horreur le larcin comme un sacrilège, et disait que ce qui passe pour une faute légère et comme une chose de néant entre les personnes du siècle, est un très grand péché dans un Monastère. Que dirai-je de sa charité et de son soin envers les malades qu’elle soulageait par des assistances nonpareilles ? Mais bien qu’elle leur donnât en abondance toutes les choses dont elles avaient besoin et leur fît même manger de la viande, s’il arrivait qu’elle tombât malade, elle ne se traitait pas avec une pareille indulgence, et péchait seulement contre l’égalité en ce qu’elle était aussi sévère envers elle-même, que pleine de douceur et de bonté envers les autres. Nulle de ces jeunes filles, quoique dans une pleine santé et dans la vigueur de l’âge, ne se portait à tant d’abstinence qu’elle en faisait, bien qu’elle fût fort délicate de son naturel, et qu’elle eût le corps si affaibli d’austérités et déjà cassé de vieillesse. J’avoue qu’elle fût opiniâtre à vivre de la sorte, et qu’elle ne voulut jamais se rendre aux remontrances qu’on lui faisait sur ce sujet : Sur quoi je veux rapporter une chose dont j’ai été témoin. Durant un été très chaud, elle tomba malade au mois de juillet d’une fièvre fort violente ; et lorsqu’après qu’on eût désespéré de sa vie elle commença à sentir quelque soulagement, les médecins l’exhortant à boire un peu de vin, d’autant qu’ils le jugeaient nécessaire pour la fortifier et empêcher qu’en buvant de l’eau elle ne devînt hydropique, et moi de mon côté ayant prié en secret le bienheureux Evêque Epiphane de le lui persuader, et même de l’y obliger : comme elle était très clairvoyante et avait l’esprit fort pénétrant, elle se douta aussitôt du tour que je lui avais fait, et me dit en souriant, que le discours qu’il lui avait tenu venait de moi. Lorsque ce Saint Evêque sortit après l’avoir longtemps exhortée, je lui demandai ce qu’il avait fait, et il me répondit : « J’ai si bien réussi en ce que je lui ai dit, qu’elle a quasi persuadé à un homme de mon âge de ne point boire du vin. » Ce que je rapporte, non pour approuver de nous charger inconsidérément d’un fardeau qui soit au-dessus de nos forces, sachant que l’Ecriture nous dit (Prov.13) : « Ne te charge point d’un fardeau plus pesant que tu ne saurais porter », mais afin de faire voir par cette persévérance la vigueur de son esprit et le désir qu’avait cette âme fidèle de s’unir à son Dieu, auquel elle disait souvent (Ps.62) : « Mon âme et mon corps sont altérés de la soif de vous voir ».
CHAPITRE VIII.
De l’excellente douleur de Sainte Paule dans la mort de ses proches. Et des récompenses que Dieu a données à sa vertu.
Il est difficile de demeurer dans le milieu en toutes choses, et la sentence des philosophes grecs est très véritable. La vertu consiste en la médiocrité et ce qui va dans l’excès passe pour un vice. Ce que nous pouvons exprimer par ce peu de mots : « Rien de trop. » Cette sainte femme qui était si opiniâtre et si sévère dans l’abstinence des viandes, était très tendre en la perte de ceux qu’elle aimait, se laissant abattre par l’affliction de la mort de ses proches, et particulièrement de ses enfants, comme il parut en celle de son mari et de ses filles, qui la mirent au hasard de sa vie : car bien qu’elle fît le signe de la Croix sur sa bouche et sur son estomac pour tâcher d’adoucir par cette impression sainte la douleur qu’elle ressentait comme femme et comme mère, son affection demeurait la maîtresse, et ses entrailles étant déchirées elles accablaient la force de son esprit par la violence de leurs sentiments. Ainsi son âme se trouvait en même temps et victorieuse par sa piété, et vaincue par l’infirmité de son corps. Ce qui la faisait tomber dans une langueur qui lui durait si longtemps qu’elle nous mettait dans de très grandes inquiétudes, et lui faisait courir le risque de mourir, dont elle avait de la joie et disait quasi sans cesse (Rom.4) : « Misérable que je suis ; qui me délivrera du corps de cette mort ? » Que si le lecteur judicieux m’accuse de la blâmer plutôt que de la louer, je prends à témoin Jésus-Christ qu’elle a servi et que je désire de servir, que je ne déguise rien en tout ceci ; mais que parlant comme Chrétien d’une Chrétienne je ne rapporte que des choses véritables, voulant écrire son histoire, et non pas faire son Panégyrique en cachant ses défauts qui en d’autres auraient passé pour vertus ; je les appelle néanmoins des défauts à cause que j’en juge par mon sentiment, et par le regret qui m’est commun avec tant de bonnes âmes de l’un et de l’autre sexe avec lesquelles je l’aimais, et avec lesquelles je la cherche maintenant qu’elle est absente de nous par la mort.
(I.Tim) « Elle acheva donc sa course. Elle conserva inviolablement sa foi. Elle jouit à cette heure de la couronne de justice. Elle suit l’Agneau en quelque lieu qu’il aille » (Apoc.14). Elle est rassasiée de la justice parce qu’elle en a été affamée, et elle chante avec joie (Ps.47) : « Nous voyons ce qu’on nous avait dit dans la cité du Dieu des vertus, dans la cité de notre Dieu. » O heureux changement ! Elle a pleuré et ses pleurs sont changés en des ris qui ne finiront jamais. (Jérém). « Elle a méprisé des citernes entr’ouvertes, pour trouver la fontaine du Seigneur. » Elle a porté le cilice, pour porter maintenant des habits blancs et pour pouvoir dire (Ps.29.Ps.101) : « Vous avez déchiré le sac dont j’étais couverte et m’avez comblée de joie. Elle mangeait de la cendre comme du pain et mêlait ses larmes avec son breuvage », en disant (Ps.4) : « Mes larmes ont été le pain dont j’ai vécu jour et nuit » afin d’être rassasiée éternellement du pain des Anges et de chanter avec le Psalmiste (Ps.23. Ps.46) : « Voyez et éprouvez combien le Seigneur est doux. J’ai proféré des paroles saintes de l’abondance de mon cœur, et je consacre ce Cantique à la gloire du Roi des rois. » Ainsi elle a vu accomplir en elle ces paroles que Dieu prononce par la bouche d’Isaïe (Isa. 65) : « Ceux qui me servent seront rassasiés ; et vous au contraire languirez de faim. Ceux qui me servent seront désaltérés, et vous au contraire demeurerez dans une soif perpétuelle. Ceux qui me servent seront dans la joie, et vous au contraire serez couverts de confusion. Ceux qui me servent seront comblés de bonheur, et vous au contraire sentirez votre cœur déchiré de telle sorte que vous ne vous pourrez empêcher de jeter des cris de douleur, et de hurler dans l’excès de tant de maux qui accableront votre esprit. »
CHAPITRE IX.
De quelle sorte Saint Jérôme confondit des hérétiques qui avaient fait diverses questions à Sainte Paule pour tâcher à faire naître des doutes dans son esprit sur le sujet de la foi.
J’ai dit qu’elle a toujours fui les citernes entr’ouvertes afin de pouvoir trouver cette source d’eau vive qui est Dieu même, et chanter heureusement avec David (Ps.41) : « Le cerf ne désire pas avec plus d’ardeur de désaltérer sa soif dans les claires eaux des fontaines, que mon âme désire d’être avec vous, mon Dieu. Quand sera-ce donc que je viendrai vers vous et que je paraîtrai en votre présence ? » Ceci m’oblige à toucher en peu de mots de quelle sorte elle a évité les citernes bourbeuses des hérétiques et les a considérés comme des païens. L’un d’entre eux qui était un dangereux esprit, fort artificieux, et qui s’estimait savant, lui fit quelques questions sans que je le susse, disant : « Quels crimes ont commis les enfants pour être possédés du Démon ? A quel âge ressusciterons-nous ? Si c’est en celui-là même auquel nous mourons, les enfants auront donc besoin de nourrice après leur résurrection. Que si c’est à un autre âge, ce ne sera donc pas une résurrection des morts, mais une transformation de personnes en d’autres personnes. Y aura-t-il, ou n’y aura-t-il pas diversité de sexes ? S’il y en a diversité, il y aura donc des noces et une génération d’enfants ? Que s’il n’y a point diversité de sexes, ce ne seront donc pas les mêmes corps qui ressusciteront ; car (Sag.9) « les corps que nous avons maintenant sont si terrestres qu’ils abattent et appesantissent l’esprit ». Au lieu que les corps qui ressusciteront seront légers et spirituels, ainsi que nous l’enseigne l’Apôtre lorsqu’il dit (2. Cor.15) : « Le corps qui entre dans le tombeau comme un grain que l’on sème dans la terre est un corps terrestre, mais lorsqu’il ressuscitera il sera spirituel. » Par toutes lesquelles propositions il prétendait de prouver que les âmes descendent dans les corps à cause des péchés qu’elles ont commis autrefois, et que selon la diversité et la qualité de ces péchés elles y sont unies à certaines conditions, comme d’être heureuses par la santé dont jouissent ces corps, et par la noblesse et les richesses de ceux qui les engendrent ; ou bien d’être châtiées de leurs crimes précédents en venant dans des familles misérables, en informant des corps malsains, et en y demeurant enfermées durant cette vie ainsi que dans une prison. Paule m’ayant rapporté ce discours et dit qui était cet homme, je me trouvai obligé de m’opposer à une si dangereuse vipère, et qui était du nombre de celles dont parle David lorsqu’il dit (Ps.73) : « N’abandonnez point à la fureur de ces bêtes farouches ceux qui confessent votre nom. » Et en un autre endroit : « Réprimez, Seigneur, ces bêtes venimeuses qui font tant de mal avec leurs plumes, (Ps.67), qui n’écrivent que des méchancetés, et qui parlent de vous avec une si grande insolence. » J’allai donc trouver cet homme, et par le secours des prières de celle qu’il voulait tromper, je le réduisis à ne savoir que répondre. Je lui demandai s’il croyait en la résurrection des morts, ou s’il n’y croyait pas. M’ayant répondu qu’il y croyait, je continuai ainsi : « Seront-ce les mêmes corps qui ressusciteront, ou bien en seront-ce d’autres ? ». « Ce seront les mêmes », me dit-il. Sur quoi je poursuivis : « Sera-ce dans le même sexe, ou dans un autre ? » Etant demeuré muet à cette question, et faisant comme la couleuvre qui pour éviter d’être frappée tourne la tête de tous côtés, je lui dis : « Puisque vous vous taisez, il faut que je réponde pour vous, et que je tire les conséquences qui s’ensuivent de ce que nous venons de dire. Si une femme ne ressuscite pas comme femme, et un homme comme homme, iln’y aura point de résurrection des morts, parce que chaque sexe est composé de parties, et que ces parties font tout le corps. Que s’il n’y a ni sexe, ni parties, où sera donc cette résurrection des corps qui ne sauraient subsister sans les parties qui les composent ? Or s’il n’y a point de résurrection des corps, il ne saurait y avoir aussi de résurrection des morts. Et quant à l’objection que vous faites, que si ce sont les mêmes parties et les mêmes corps, il s’ensuit donc qu’il y aura des mariages, notre Seigneur l’a détruite lorsqu’il a dit (Matth.22),(Luc.20) : « Vous vous trompez en ignorant les Ecritures et la puissance de Dieu ; car après la résurrection des morts, il ne se fera plus de mariages entre les hommes, mais ils seront semblables aux Anges. » Or en disant qu’il ne se fera plus de mariages, il témoigne qu’il y a diversité de sexe. Car on ne dirait pas en parlant d’une pierre et d’un arbre qu’ils ne se marieront point, parce qu’ils ne sont pas de nature de le pouvoir être, mais on le dit seulement de ceux que la Grâce et la puissance de Jésus-Christ empêchent de se marier, encore qu’ils le pussent.
Que si vous demandez comment nous serons donc semblables aux Anges, puisqu’il n’y a point entre eux de différence de sexe, je réponds en peu de mots : « Jésus-Christ ne nous promet pas de nous rendre de même nature que les Anges ; mais bien de faire que notre vie et notre béatitude seront semblables à la leur. Ce qui fait que Saint Jean Baptiste avant que d’avoir eu la tête tranchée a été appelé un Ange, et que tous les Saints et les vierges consacrées à Dieu, durant même qu’ils sont encore dans le monde, mènent déjà la vie des Anges. Ainsi quand notre Seigneur dit que nous serons semblables aux Anges, il nous promet bien que nous leur ressembleront, mais non pas que nous changerons notre nature en la leur. Dites-moi aussi, je vous prie, comment vous interpréterez cet endroit de l’Evangile (Jean 20) qui porte que Saint Thomas toucha les mains de notre Seigneur après sa résurrection, et vit son côté percé d’une lance (Luc 14), et que Saint Pierre le vit debout sur le rivage manger du poisson cuit et du miel. Certes celui qui était debout avait des pieds ; celui qui montra son côté blessé avait aussi un ventre et une poitrine, puisque sans cela l’on ne saurait avoir des côtés, vu qu’ils sont attachés au ventre et à la poitrine ; celui qui a parlé avait une langue, un palais et des dents, car comme l’archet touche les cordes, ainsi la langue touche les dents et articule la voix ; et celui dont on toucha les mains avait par conséquent des bras. Puisqu’il ne lui manquait donc aucune partie, il s’ensuit nécessairement qu’il avait un corps tout entier, vu qu’il est composé de ses parties ; et que ce corps n’était pas un corps de femme, mais un corps d’homme, c’est-à-dire de même sexe que celui dont il était lorsqu’il mourut. Que si vous m’objectez sur cela (Jean 20), nous mangerons donc aussi après notre résurrection ; et comment est-il donc entré les portes fermées contre la nature des corps charnels et solides, je vous répondrai (Marc.5) : Ne prenez point sujet du manger, de ruiner par vos pointilles la foi de la résurrection ; car notre Seigneur commanda de donner à manger à la fille du prince de la synagogue. Et l’Ecriture nous apprend (Jean I) que Lazare ayant été quatre jours dans le tombeau se trouva à un festin avec lui, de peur que ces résurrections ne passassent pour des chimères. Que si à cause qu’il est entré les portes étant closes, vous prétendez de prouver qu’il avait un corps spirituel et composé d’air seulement ; il faudra donc dire qu’avant même qu’il fût crucifié il n’avait qu’un corps spirituel, puisque contre la nature des corps pesants et solides il marcha sur la mer ; et que l’Apôtre Saint Pierre qui y marcha aussi d’un pas tremblant n’avait qu’un corps spirituel, au lieu que la puissance et la vertu de Dieu ne paraît jamais tant que lorsqu’il fait quelque chose contre l’ordre de la nature. Et afin que vous sachiez que la grandeur des miracles ne témoigne pas tant le changement de la nature, comme la toute-puissance de Dieu ; celui qui par la foi marchait sur les eaux s’en allait être submergé par son infidélité, si le Seigneur ne l’eût soutenu en lui disant (Matth.14) : « Homme de petite foi, pourquoi as-tu douté ? » Et certes j’admire de vous voir demeurer dans votre opiniâtreté lorsque le Seigneur dit lui-même (Jean. 20) : « Apporte ici ton doigt et touche mes mains ; Mets ta main dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais fidèle. » Et en un autre endroit (Luc.24) : « Voyez mes mains, voyez mes pieds, et reconnaissez que c’est moi-même, voyez et touchez ; car les esprits n’ont ni chair no is ainsi que vous voyez que j’en ai. » Et ayant dit cela, il leur montra ses mains et ses pieds. Il faut donc que vous demeuriez d’accord par ses propres paroles, qu’il a des os, de la chair, des pieds, et des mains ; et vous me venez alléguer ces globes célestes dans lesquels les Stoïques nous veulent faire croire que les âmes des gens de bien demeurent après cette vie, et d’autres imaginations ridicules. Quant à ce que vous demandez, pourquoi un enfant qui n’a point péché est possédé du Démon ; ou en quel âge les hommes ressusciteront, vous saurez malgré vous que « les jugements de Dieu sont de grands abîmes » (Ps.35), et que l’Apôtre s’écrie (Rom.11) : « O profondeur des richesses de la science de Dieu ! Que ses jugements sont impénétrables, et que ses voies sont cachées ; car qui est celui qui connaît les pensées de Dieu, ou qui a été son conseiller ? » Or la diversité des âges n’apporte point de changement en la vérité des corps, puisque si cela était, nos corps ne demeurant jamais en même état, mais croissant ou diminuant toujours de forces, nous serions donc autant de divers hommes comme nous changeons de foi de constitution, et j’aurais été un autre que je ne suis à l’âge de dix ans, un autre à trente, un autre à cinquante, et un autre maintenant que j’ai les cheveux tout blancs. Ainsi il faut répondre selon la tradition des Eglises et selon Saint Paul, que nous ressusciterons comme des hommes parfaits et dans l’accomplissement de la plénitude de l’âge de Jésus-Christ qui est celui auquel les Juifs assurent qu’Adam fut créé, et auquel nous lisons que notre Sauveur ressuscita. J’alléguai aussi plusieurs autres passages tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, pour confondre cet hérétique. Et depuis ce jour, Paule l’eut en telle horreur et tous ceux qui étaient infectés de semblables rêveries, qu'elle les nommait publiquement les ennemis de Dieu. Je n’ai pas rapporté ce que je viens de dire comme croyant pouvoir réfuter par ce peu de mots une hérésie à laquelle on pourrait répondre par plusieurs volumes ; mais seulement afin de faire connaître quelle était la foi d’une femme si admirable, et qui a mieux aimé attirer sur elle des inimitiés mortelles des hommes, que d’irriter la colère de Dieu par des inimitiés dangereuses.
CHAPITRE X.
De l’amour de Sainte Paule pour l’Ecriture sainte, qui la porta à apprendre la langue hébraïque. Et de l’extrême désir qu’elle avait que ses proches se donnassent à Dieu.
Je dirai donc pour reprendre mon discours, qu’il n’y eut jamais un esprit plus docile que le sien. Elle était lente à parler, et prompte à entendre, se souvenant de ce précepte de l’Ecriture : « Ecoute Israël, et demeure dans le silence. » Elle savait par cœur l’Ecriture Sainte ; et bien qu’elle en aimât extrêmement l’histoire, à cause qu’elle disait que c’était le fondement de la vérité, elle s’attachait néanmoins beaucoup davantage au sens allégorique et spirituel ; et elle s’en servait comme du comble de l’édifice de son âme. Elle me pria fort qu’elle et sa fille pussent lire en ma présence le vieil et le nouveau Testament, afin que je leur en expliquasse les endroits les plus difficiles ; ce que lui ayant refusé comme m’en croyant incapable. Enfin ne pouvant résister à ses instances continuelles, je lui promis de lui enseigner ce que j’en avais appris, non pas de moi-même, c’est-à-dire de la présomption de mon propre esprit qui est le plus dangereux de tous les maîtres, mais des plus grands personnages de l’Eglise : lors que j’hésitais en quelque lieu, et confessais ingénument ne l’entendre pas, elle ne se contentait pas de cela, mais elle me contraignait par ses demandes de lui dire qui était celle d’entre plusieurs différentes explications que je jugeais la meilleure.
Je dirai aussi une chose qui semblera peut-être incroyable à ceux à qui ses admirables qualités ont donné de la jalousie : Elle désira d’apprendre la langue hébraïque, dont j’ai acquis quelque connaissance, y ayant extrêmement travaillé dès ma jeunesse, et y travaillant continuellement, de peur que si je l’abandonnais elle ne m’abandonnât aussi. Et elle vint à bout de son dessein, tellement qu’elle chantait des psaumes en hébreu, et le parlait sans y rien mêler de l’élocution latine : Ce que nous voyons faire encore aujourd’hui à sa sainte fille Eustochie, qui a toujours été si attachée et si obéissante à sa mère qu’elle n’a jamais découché d’avec elle, n’a jamais fait un pas sans elle, n’a jamais mangé qu’avec elle, et n’a jamais eu un écu en sa disposition ; mais au contraire avait une extrême joie de voir sa mère donner aux pauvres ce peu qui lui restait de bien, considérant comme une très grande succession et de très grandes richesses, le respect et les devoirs qu’elle rendait à une si bonne mère.
Mais je ne dois pas passer sous silence de quelle joie Paule fut touchée lorsqu’elle sut que Paule sa petite-fille et fille de Toxoce et de Lète, qui l’avaient eue ensuite du voeu qu’ils avaient fait de consacrer sa virginité à Dieu, commençait dès le berceau et au milieu des jouets dont on l’amusait, à chanter Alleluia avec une langue bégayante et à prononcer à demi les noms de sa grand-mère et de sa tante. Et rien ne lui faisait penser à son pays que le désir qu’elle avait d’apprendre que son fils, sa belle-fille, et sa petite fille eussent renoncé à toutes les choses du siècle, pour se donner entièrement au service de Dieu : Ce qu’elle obtint en partie, car sa petite fille est destinée pour prendre le voile qui la consacrera à Jésus-Christ ; et sa belle-fille ayant fait vœu de chasteté imite par sa foi et par ses aumônes les actions de sa belle-mère, et s’efforce de faire voir dans Rome ce que Paule a pratiqué en Jérusalem.
CHAPITRE XI.
Mort de Sainte Paule.
Qu’y a-t-il donc mon âme ? Pourquoi as-tu tant de crainte de venir à la mort de Paule ? N’y a-t-il pas assez longtemps que j’allonge ce discours par l’appréhension d’arriver à ce qui doit le conclure ? Comme si je pouvais retarder sa mort en n’en parlant point et en m’occupant toujours à ses louanges ; J’ai navigué jusques ici avec un vent favorable, et mon vaisseau a fendu les ondes sans peine ; mais maintenant cette narration va rencontrer des écueils, et la mer qui s’enfle nous menace l’un et l’autre par l’impétuosité de ses flots d’un naufrage inévitable : elle de celui de son corps par la mort, et moi de celui de la plus grande consolation que j’eusse en ce monde ; en sorte que je suis contraint de dire (Luc.8) : « Maître, sauvez-nous, nous périssons. » Et ce verset du psaume (Ps.43) : « Pourquoi vous endormez-vous, Seigneur ? Levez-vous pour m’assister. » Car qui pourrait sans verser des larmes dire que Paule s’en va mourir ?
Elle tomba dans une très grande maladie, ou pour mieux dire, elle obtint ce qu’elle désirait, qui était de nous quitter pour s’unir parfaitement à Dieu. Ce fut alors que l’extrême amour qu’Eustochie avait toujours témoigné pour sa mère fut encore plus reconnu de tout le monde : Elle ne bougeait d’auprès de son lit. Elle la rafraîchissait avec un éventail. Elle lui soutenait la tête. Elle lui donnait des oreillers pour l’appuyer. Elle lui frottait les pieds ; Elle lui échauffait l’estomac avec ses mains. Elle lui accommodait des matelas. Elle préparait l’eau qu’elle devait boire en sorte qu’elle ne fût ni trop chaude ni trop froide. Elle mettait sa nappe. Et enfin elle croyait que nulle autre ne pouvait sans lui faire tort lui rendre le moindre petit service. Combien de courses fit-elle du lit de sa mère à la crèche de notre Sauveur ? Et avec combien de prières, de larmes, et de soupirs le supplia-t-elle de ne la point priver d’une si chère compagnie ; de ne point souffrir qu’elle vécût après sa mort ; et de trouver bon qu’elles fussent toutes deux portées en terre dedans un même cercueil ?
Mais combien notre nature est-elle faible et fragile, puisque si la foi que nous avons en Jésus-Christ ne nous élevait vers le Ciel, et s’il n’avait rendu notre âme immortelle, nos corps seraient de même condition que ceux des bêtes ? (Eccl.3.9). On voit mourir d’une même sorte le juste et l’impie, le vertueux et le vicieux, le pudique et l’impudique, celui qui offre des sacrifices et celui qui n’en offre point, et l’homme de bien comme le méchant, le blasphémateur comme celui qui abhorre les serments ; et les hommes comme les bêtes seront tous réduits en cendre et poussière.
Mais pourquoi m’arrêtai-je, et fais-je ainsi durer encore davantage ma douleur en différant de la dire ? Cette femme si prudente sentait bien qu’elle n’avait plus qu’un moment à vivre, et que tout le reste de son corps étant déjà saisi du froid de la mort, son âme n’était plus retenue que par un peu de chaleur qui se retirant dans sa poitrine sacrée faisait que son cœur palpitait encore. Et néanmoins, comme si elle eût abandonné des étrangers afin d’aller voir ses proches, elle disait ces versets entre les dents (Ps.35) : « Seigneur, j’ai aimé la beauté de votre maison, et le lieu où réside votre gloire. (Ps.83) . Dieu des vertus, que vos tabernacles sont aimables ! Mon âme les désire de telle sorte que l’ardeur qu’elle en a fait qu’elle se pâme en les souhaitant. Et j’ai mieux aimé être la moindre de tous en la maison de Dieu que de demeurer dans des palais avec les pécheurs. » Lorsque je lui demandais pourquoi elle se taisait et ne voulait pas répondre, et si elle sentait quelque douleur, elle me dit en grec que nulle chose ne lui donnait peine, et qu’elle ne voyait rien que de calme et de tranquille. Elle se tut toujours depuis ; et ayant fermé les yeux comme méprisant déjà toutes les choses mortelles, elle répéta jusqu’au dernier soupir les mêmes versets, mais si bas qu’à peine les pouvions-nous entendre, et tenant le doigt tout contre sa bouche elle faisait le signe de la Croix sur ses lèvres. Ayant perdu connaissance et étant à l’agonie, lorsque son âme fit le dernier effort pour se détacher de son corps, elle changea en louanges de Dieu ce bruit et ce râle avec lequel les hommes ont accoutumé de finir leur vie. Les Evêques de Jérusalem et des autres villes, plusieurs Prêtres, et un nombre infini de Diacres étaient présents, et des troupes de Solitaires et de Vierges consacrées à Dieu remplissaient tout son Monastère. Soudain que cette sainte âme entendit la voix de son Epoux qui l’appelait lui disait (Cant.2) : « Levez-vous ma bien-aimée, qui êtes si belle à mes yeux. Venez ma colombe et hâtez-vous, car l’hiver est passé et toutes les pluies sont écoulées ». Elle lui répondit avec joie : « La campagne a été vue couverte de fleurs ; le temps de la moisson est arrivé, et je crois voir les biens du Deigneur dans la terre des vivants. »
CHAPITRE XII.
Honneurs tout extraordinaires rendus à Sainte Paule en ses funérailles.
On n’entendait point alors de cris ni de plaintes, ainsi qu’on a accoutumé parmi les personnes attachées au siècle ; mais des troupes toutes entières faisaient retentir des psaumes en diverses langues. Elle fut portée en terre par des Evêques qui mirent son cercueil sur leurs épaules ; d’autres Evêques allaient devant avec des flambeaux et des cierges allumés ; et d’autres conduisaient les troupes de ceux qui chantaient des psaumes. En cet état elle fut mise dans le milieu de l’église de la crèche de notre Sauveur. Les habitants de toutes les villes de la Palestine vinrent en foule à ses funérailles. Il n’y eut point de cellule qui pût retenir les Solitaires les plus cachés dans le désert, ni de sainte vierge qui pût demeurer dans sa petite chambrette, parce qu’ils eussent tous cru faire un sacrilège s’ils eussent manqué de rendre leurs devoirs à une femme si extraordinaire. Les veuves et les pauvres, ainsi qu’il est dit de Dorcas, montraient les habits qu’elle leur avait donnés, et tous les nécessiteux criaient qu’ils avaient perdu leur mère et leur nourrice. Mais, ce qui est admirable, la pâleur de la mort n’avait point changé son visage, et il était si plein de majesté qu’on l’aurait plutôt crue endormie que morte. On récitait par ordre des psaumes en hébreu, en grec, en latin, et en syriaque, non seulement durant trois jours et jusques à ce que son corps eût été enterré sous l’église tout contre la Crèche de notre Seigneur, mais aussi durant toute la semaine, tous ceux qui arrivaient considérant ses funérailles comme les leurs propres, et la pleurant comme ils se seraient pleurés eux-mêmes (Ps.130). Sa sainte fille Eustochie qui se voyait comme sevrée de sa mère selon le langage de l’Ecriture, ne pouvait souffrir qu’on la séparât d’avec elle. Elle lui baisait les yeux ; elle se collait à son visage ; elle l’embrassait ; et elle eût désiré d’être ensevelie avec sa mère.
Jésus-Christ sait que cette femme si excellente ne laissa pas un écu valant à sa fille ; mais qu’au contraire, comme je l’ai déjà dit, elle la laissa chargée de beaucoup de dettes, et d’un nombre infini de Solitaires et de Vierges qu’il lui était très difficile de nourrir, et qu’elle n’eût pu abandonner sans impiété ; qu’y a-t-il donc de plus admirable que de voir une personne d’une maison aussi illustre qu’était Paule et qui avait été autrefois dans de si grandes richesses, avoir eu tant de vertu et tant de foi que de donner tout son bien, et de s’être ainsi trouvée quasi réduite à la dernière extrémité ? Que d’autres vantent l’argent qu’ils donnent aux églises, et ces lampes d’or qu’ils consacrent à Dieu devant les autels ; nul n’a plus donné aux pauvres que celle qui ne s’est rien réservé pour elle-même. Maintenant elle jouit de ces richesses et de ces biens que nul œil n’a jamais vus (I.Cor.2), que nulle oreille n’a jamais entendus, et que nul esprit humain n’a jamais pensés. (Isa.64). C’est donc nous-mêmes que nous plaignons, et il y aurait sujet d’estimer que nous envierions sa gloire si nous pleurions plus longtemps celle qui règne avec Dieu dans l’éternité.
CHAPITRE XIII.
Consolation à Sainte Eustochie. Apostrophe à Sainte Paule. Inscription sur son tombeau.
Ne vous mettez en peine de rien, Eustochie, vous avez hérité d’une très grande et très riche succession ; le Seigneur est votre partage ; et ce qui vous doit encore combler de joie, c’est que votre sainte mère a été couronnée par un long martyre : Car ce n’est pas seulement le sang que l’on verse pour la confession de la foi qui fait les martyrs, mais les services d’un amour pur et sans tache qu’une âme dévote rend à Dieu, passent pour un martyre continuel : La couronne des premiers est composée de roses et de violettes ; et celle des derniers est faite de lys ; C’est pourquoi il est écrit dans le Cantique des cantiques (Cant.5) : « Celui que j’aime est blanc et vermeil », attribuant ainsi à ceux qui sont victorieux dans la paix les mêmes récompenses qu’à ceux qui le sont dans la guerre. Votre excellente mère entendit comme Abraham, Dieu qui lui disait (Gen.12) : « Sors de ton pays, quitte tes parents, et viens en la terre que je te montrerai. » Elle l’entendit lui dire par Jérémie (Jér. 50) : « Fuis du milieu de Babylone, et sauve ton âme. » Aussi est-elle sortie de son pays, et jusques au jour de sa mort n’est point retournée dans la Chaldée. (Exod.16. Num.11) : « Elle n’a point regretté les oignons ni les viandes de l’Egypte. » Mais étant accompagnée de plusieurs troupes de vierges, elle est devenue citoyenne de la ville éternelle du Sauveur ; et étant passée de la petite Béthléem dans le Royaume céleste, elle a dit à la véritable Noémi (Ruth.I) : « Ton peuple est mon peuple, et ton Dieu est mon Dieu. »
Etant touché de la même douleur qui vous afflige, j’ai dicté ceci en deux nuits, parce que toutes les fois que j’avais voulu travailler à cet ouvrage, comme je vous l’avais promis, mes doigts étaient demeurés immobiles, et la plume m’était tombée des mains, tant mon esprit languissant se trouvait sans aucune force ; mais ce discours si mal poli et sans ornement de langage témoigne mieux qu’un plus éloquent quelle est mon extrême affliction.
Adieu, grande Paule que je révère du plus profond de mon âme ; assistez-moi, je vous supplie, par vos prières dans l’extrémité de ma vieillesse ; votre foi jointe à vos œuvres vous unit à Jésus-Christ, et ainsi lui étant présente il vous accordera plutôt ce que vous lui demanderez. Je laisse une marque de vous à la postérité qui durera plus que le bronze, et que le temps ne saurait détruire. J’ai gravé votre éloge sur votre tombeau et l’ai ajouté ici, afin que partout où l’on verra ce que j’ai écrit de vous, le lecteur sache que vous avez été louée et enterrée en Béthléem.
TOMBEAU DE SAINTE PAULE.
Celle dont Scipion fut le tronc glorieux,
Qui du grand Paul-Emile hérita la prudence,
Qui des Gracques tira son illustre naissance,
Et vit Agamemnon au rang de ses aïeux,
Laissa dans ce tombeau sa dépouille mortelle ;
Elle se nommait Paule, et jouit du bonheur
De donner à son siècle une aussi rare fleur
Que sa fille Eustochie à Jésus si fidèle,
Ce superbe Sénat qui régnant sur les rois
Fit trembler l’Univers de l’un à l’autre pôle,
N’avait rien de si grand que cette grande Paule
Dont les Pères ont mis le monde sous leurs lois :
Mais méprisant l’honneur, la pompe et les richesses,
La pauvreté de Christ et l’amour des saints lieux
Lui fit dans Béthléem changer la terre aux Cieux,
Et recevoir d’un Dieu l’effet de ses promesses.
INSCRIPTION mise au-dessus de l’antre de Béthléém, sur le même sujet du tombeau de Sainte Paule.
Cette étroite maison d’un roc environnée,
De la divine Paule enferme le saint corps,
Et son âme quittant la demeure des morts
Règne au Ciel avec Dieu, de gloire couronnée.
En laissant sans regret son pays, sa grandeur,
Ses enfants, ses trésors, par un zèle admirable,
Elle finit ses jours en cet Antre adorable,
Dans son cher Béthléem mettant tout son bonheur.
Jésus qui de tous biens es la source seconde,
C’est là qu’on voit ta crèche, et c’est là que des rois
Par de mystiques dons reconnurent les lois
D’un Dieu qui s’est fait homme en naissant dans le monde.
La sainte et bienheureuse Paule passa de la terre au Ciel le mardi 26 janvier sur le soir ; et elle fut enterrée le 28 du même mois sous le 6° consulat de l’empereur Honoré et le premier d’Aristénète. Elle demeura durant cinq années à Rome dans sa sainte manière de vivre, et vingt années en Béthléem ; et vécut en tout 56 ans 8 mois et 21 jours.
LA VIE
DE SAINTE LEA
VEUVE
écrite par Saint Jérôme
dans sa XXIV° lettre à Sainte Marcelle.
Où il compare la fin heureuse de cette Sainte à la fin malheureuse
D’un païen, qui étant désigné consul était mort en même temps.
(Les psaumes sont divisés en 5 livres selon l’hébreu, et le 72° psaume est le premier du 3° livre).
Lorsqu’ environ la troisième heure du jour nous commencions aujourd’hui à lire le soixante-douzième psaume qui est le commencement du troisième livre, et que nous nous trouvions obligés de faire voir qu’une partie du sujet de ce psaume se rapporte à la fin du second livre, ces paroles : »Ici finissant les prières de David fils de Jessé, » faisant la fin du livre précédent, et ces autres : « Psaume d’Asaph »,le commencement du suivant ; comme nous étions arrivés à l’endroit où le Prophète parlant en la personne du Juste use de ces termes : « Si j’entrais en ce discours je me rendrais prévaricateur de la cause de vos enfants », ce qui n’est pas exprimé de la même sorte dans les exemplaires latins, on nous est soudain venu dire que la très sainte Léa était affranchie de la prison de ce corps. Sur quoi je vous ai vu pâlir de telle sorte qu’il paraît bien qu’il y a peu, ou pour mieux dire qu’il n’y a point d’esprits si fermes qui ne soient touchés d’affliction, en apprenant que ce vase d’argile dans lequel notre âme est enfermée se brise en pièces ; et je sais que la cause de votre douleur ne procédait nullement de l’incertitude de son Salut, mais de ce que vous ne lui aviez pas rendu les derniers devoirs en assistant à ses funérailles. Nous apprîmes aussi ensuite que son corps avait déjà été porté à Ostie.
Que si vous me demandez à quoi tend cette répétition de ce que vous savez aussi bien que moi, je me servirai des paroles de l’Apôtre (Rom.2) pour vous répondre que diverses considérations la rendent utile. Premièrement parce que chacun est obligé de témoigner de la joie dans la mort de celle qui après avoir foulé aux pieds toute la puissance du Démon jouit maintenant en repos dans le Ciel de la couronne de justice qu’elle a reçue de la main de Dieu. En second lieu afin que cela m’engage à représenter sa vie en peu de mots. Et en troisième lieu pour faire voir de quelle sorte ce consul désigné, qui a été enlevé du monde avant que de pouvoir jouir de la félicité de ce siècle, éprouve maintenant les peines éternelles de l’enfer. (Nous apprenons de l’histoire ecclésiastique que ce consul désigné était Prétextat, l’un des plus grands seigneurs de l’Empire).
Mais qui est celui qui pourrait dignement louer une vie aussi excellente qu’a été celle de notre chère Léa, puisqu’elle s’est de telle sorte donnée toute entière à Dieu que sa vertu l’ayant élevée à la charge d’higoumène du Monastère, elle est devenue la mère supérieure de plusieurs vierges ; et qu’après avoir été richement vêtue, elle a maté son corps par la rudesse d’un cilice, elle a passé les nuits entières sans fermer l’œil, et a encore beaucoup plus instruit ses saintes compagnes par son exemple que par ses paroles. Son humilité était si extrême que s’étant vue autrefois maîtresse d’une maison pleine d’un grand nombre de serviteurs, on l’aurait prise pour la servante de toutes les autres, si ce n’est qu’elle devait d’autant plutôt passer pour servante de Jésus-Christ qu’elle ne passait pour maîtresse parmi les gens du monde. Son habit était très modeste, sa coiffure très négligée, et sa nourriture très simple, parce qu’elle ne craignait rien tant que de recevoir sa récompense dès ce monde. Maintenant au lieu de ces travaux passagers elle jouit d’une félicité éternelle ; elle est reçue entre les chœurs des Anges ; et elle est heureuse dans le sein d’Abraham (Luc.16), où elle voit avec Lazare autrefois si pauvre ce riche vêtu de pourpre, ce consul non pas couvert de palmes, mais couvert de deuil lui demander une goutte d’eau.
O quel changement ! celui qui quelques jours auparavant était élevé au comble des dignités les plus éminentes ; qui montait au capitole comme un victorieux prêt à triompher des nations qu’il avait domptées, que le peuple romain avait reçu avec des cris, des acclamations et des réjouissances publiques, et par la mort duquel toute la ville a été troublée, se trouve maintenant tout nu et sans consolation quelconque non pas dans un céleste palais dont l’avenue semée d’étoiles brillantes ait mérité par son éclat d’être nommée le chemin de lait, ainsi que sa femme le dit faussement, mais dans des ténèbres épouvantables. Et au contraire cette Sainte qui était enfermée dans la solitude d’une petite cellule, qui passait pour pauvre et pour abjecte, et dont la manière de vivre était estimée une folie, suit maintenant Jésus-Christ et dit : « Nous voyons dans la Cité de notre Dieu les merveilles qui nous en avaient été rapportées. »
C’est pourquoi tandis que nous courons dans la carrière de cette vie mortelle, je vous exhorte et vous conjure les larmes aux yeux et les gémissements dans le cœur, que nous ne nous revêtions point de deux tuniques, c’est-à-dire d’une foi double ; que nous ne couvrions point nos pieds de peaux d’animaux, c’est-à-dire d’œuvres mortes ; que le poids des richesses ne nous fasse point pencher vers la terre ; que nous ne cherchions point l’appui d’un bâton, c’est-à-dire des puissances séculières ; et que nous ne nous imaginions point de pouvoir nous attacher en même temps et à Jésus-Christ et au monde. Mais que des biens éternels succèdent à des biens passagers et périssables, et que commençant tous les jours à mourir selon le corps, nous ne nous persuadions pas d’être immortels afin que nous le puissions être dans une meilleure vie.
LA VIE
DE SAINTE AZELLE
VIERGE,
écrite par SAINT JEROME
dans l’une de ses lettres à Sainte Marcelle.
On ne me doit point reprendre de ce que je loue quelques personnes dans mes lettres, et en blâme d’autres, puisqu’en blâmant les méchants on corrige ceux qui leur ressemblent, et qu’en louant les gens de bien on excite les bons à imiter leurs vertus. J’écrivis quelque chose ces jours passés de Léa d’heureuse mémoire ; et aussitôt il me vint en l’esprit qu’après avoir parlé de celles qui tiennent, comme les veuves, le second rang dans la chasteté, je ne devais pas demeurer dans le silence sur le sujet d’une vierge. Ainsi je me trouve obligé de rapporter en peu de mots la vie d’Azelle qui nous est si chère à l’un et à l’autre ; Mais comme elle a peine à entendre parler de ses louanges, je vous supplie de ne lui point montrer cette lettre, et de vous contenter, s’il vous plaît, de la lire aux jeunes filles qui sont auprès de vous, afin que connaissant que sa manière de vivre est la règle d’une vie parfaite, elles se forment sur son exemple.
Je ne m’arrêterai point à ce qu’étant encore dans le ventre de sa mère elle fut bénie avent sa naissance ; à ce que son père vit en songe une vierge enfermée dans un vase de cristal plus clair et plus pur que celui d’aucun miroir ; et à ce qu’étant encore enfant et n’ayant pas dix ans accomplis elle fut consacrée à Dieu pour jouir un jour de l’éternelle béatitude. Il faut attribuer à la Grâce tout ce qui a précédé ses travaux, bien que Dieu par la connaissance qu’il a de l’avenir, ait sanctifié Jérémie dans le sein de sa mère, ait fait que Saint Jean a tressailli de joie lorsqu’il était encore dans les flancs de la sienne ; et ait dès auparavant la création du monde choisi Sainte Paule entre le reste des hommes pour annoncer l’Evangile de son Fils : Mais je passerai aux choses que cette sainte vierge, depuis l’âge de douze ans, a choisies comme les meilleures, a embrassées, a poursuivies, a entreprises, a commencées, et a accomplies avec beaucoup de peines et de travaux.
Etant enfermée dans le petit espace d’une cellule, elle jouissait de la vaste étendue du Paradis. Ce même petit coin de terre était le lieu de ses oraisons et de son repos. Elle trouvait ses délices dans le jeûne, et la bonne chère dans l’abstinence. Et quand elle était contrainte de prendre quelque nourriture, non par le désir de manger, mais par la défaillance de ses forces, elle se contentait de pain, de sel, et d’eau froide, excitant ainsi plutôt sa faim qu’elle ne la rassasiait.
Mais il semble que j’aie quasi oublié ce que je devais dire dès le commencement. Lorsqu’elle se porta à prendre cette résolution, elle tira de son col un de ces colliers que l’on nomme communément des murennes, à cause que l’or tissu ensemble par des filets retors fait une sorte de chaîne qui a de la ressemblance à ce poisson, et sans que ses parents en sussent rien elle le vendit et en acheta une robe de couleur fort brune et propre pour une religieuse, que sa mère lui avait toujours refusée quelque instance qu’elle lui en eût faite ; et par ce saint trafic, qui fut comme un heureux présage de la suite de ses actions, elle se consacra aussitôt à notre Seigneur, afin que tous ses proches connussent que l’on ne pourrait jamais contraindre à prendre part dans les délices du siècle celle qui condamnait le luxe du siècle par la simplicité de cet habit.
Mais comme j’avais commencé à dire, elle se conduisit toujours avec une telle retenue, et demeura toujours dans sa chambre dans une si grande retraite qu’elle ne paraissait jamais en public ; elle ne parlait jamais à aucun homme ; et ce qui est encore beaucoup plus admirable, elle aimait beaucoup plus qu’elle ne voyait sa sœur qui était vierge comme elle. Elle travaillait de ses mains sachant qu’il est écrit : « Que celui qui ne travaille point ne doit point manger. » Elle parlait à son Epoux ou en priant ou en chantant des psaumes. Elle allait avec un extrême zèle aux tombeaux des Martyrs sans que personne s’en pût quasi apercevoir ; et la joie qu’elle ressentait de vivre en cette manière était d’autant plus grande que personne ne la connaissait ; elle jeûnait si austèrement durant toute l’année qu’elle passait d’ordinaire deux ou trois jours sans manger, et quand le carême était venu, alors comme si son âme eût été un vaisseau qui eût voulu entreprendre une plus longue navigation elle en déployait toutes les voiles, en passant avec un visage gai quasi les semaines toutes entières sans manger. Et ce qui est comme impossible aux hommes de croire, mais qui est possible par l’assistance de Dieu, elle est arrivée en vivant de cette sorte à l’âge de cinquante ans, sans sentir aucune douleur d’estomac, sans que la terre dure qui lui sert de lit lui froisse le corps, et sans que sa peau devenue sèche et rude par l’âpreté du cilice dont elle est revêtue ait aucune mauvaise odeur. Ainsi étant saine de corps, et encore plus saine d’esprit, elle trouva ses délices dans la solitude, et les déserts des Anachorètes dans une ville pleine de bruit et de trouble.
Mais vous savez toutes ces choses mieux que moi, qui n’ai connaissance que d’une partie de ses actions. Et vous avez vu de vos yeux sur ses genoux des calles semblables à ceux des chameaux que son assiduité à prier a formés sur son saint corps. Il faut donc que je me contente de rapporter ici ce que j’en ai pu apprendre. Il n’y a rien de plus agréable que sa sévérité, rien de plus sévère que sa douceur, et rien de plus doux que sa tristesse : La pâleur qui paraît sur son visage est telle, qu’encore qu’elle fasse connaître jusques à quel point va son extrême abstinence, elle n’a rien de vain ni d’affecté. Ses paroles tiennent du silence, et son silence parle. Elle ne marche ni trop vite ni trop lentement. Elle est toujours vêtue d’une même sorte. Sa propreté est accompagnée de négligence. Son habit n’a rien de curieux. Le soin qu’elle prend de ce qui la touche est sans aucun soin. Et la seule égalité de sa vie fait que dans une ville pleine de pompe, de dissolutions et de délices, et où l’humilité passe pour une bassesse, les gens de bien publient ses louanges, et les méchants n’osent la blâmer. Je souhaite que les veuves et les vierges l’imitent, que les femmes mariées la révèrent, que celles qui se sentent coupables la craignent, et que les Evêques l’honorent.
LA VIE
DE SAINTE MARINE
VIERGE
Ecrite par un ancien Auteur.
Un homme engagé dans le siècle et qui n’avait qu’une fille unique fort jeune, désirant de se convertir à Dieu, la recommanda à l’un de ses parents et s’en alla dans un Monastère éloigné de la ville de trente-deux milles, où il pratiquait avec tant de perfection toutes les règles de la vie solitaire que l’Abbé le voyant si fidèle et si obéissant l’aimait plus qu’aucun des autres. Quelque temps après, pensant à sa fille qu’il avait ainsi laissée, l’extrême affection qu’il avait pour elle le remplit de mélancolie et de douleur, dont l’Abbé s’apercevant lui dit : « Qu’avez-vous, mn Père, qui vous rend si triste ; dites-le moi, je vous prie, et Dieu qui console tous les affligés vous assistera. » Ce Solitaire se jetant à ses pieds lui répondit en pleurant : « J’ai laissé dans la ville un fils unique extrêmement jeune ; et le souvenir que j’ai de lui est le sujet de ma peine (car il ne voulut point lui faire savoir que c’était une fille). L’Abbé le croyant, et ne le voulant pas perdre, à cause qu’il était de grande édification à tout le Monastère, lui répondit : « Puisque vous l’aimez tant, allez le quérir et l’amenez ici pour y demeurer avec vous. » Ayant cette permission, il alla trouver sa fille, et changeant son nom de Marine en celui de Marin l’amena dans le Monastère, où on lui montrait à lire, et nul des Frères ne s’aperçut que ce fût une fille, mais ils l’appelaient tous Marin.
Lorsqu’elle fut arrivée à l’âge de quatorze ans, son père commença de l’instruire dans les voies de Dieu, et lui disait : « Faites en sorte, ma fille, que personne ne sache jamais qui vous êtes. Gardez-vous avec très grand soin des embûches du Diable, de peur qu’il ne vous fasse tomber dans ses filets, et qu’il ne semble que nous voulions violer les règles du Monastère, afin qu’ayant ainsi vécu nous recevions des mains de Jésus-Christ la couronne de gloire avec ses saints Anges, et non pas une condamnation éternelle avec les impies. » Il lui enseignait aussi tous les jours plusieurs autres choses semblables touchant le Royaume de Dieu. » Etant mort lorsqu’elle n’avait encore que dix-sept ans, elle demeura seule dans la cellule où il était, et observait si soigneusement toutes les instructions qu’il lui avait données, et se rendait si obéissante à tout le monde qu’elle se faisait aimer de l’Abbé et de tous les Frères.
Ce Monastère étant proche de la mer, et y ayant un marché à trois milles de là, ces Solitaires y allaient quérir ce qui leur était nécessaire avec un chariot attelé de deux bœufs ; et un jour l’Abbé dit à Marine : « Mon Frère, pourquoi n’allez-vous pas avec les autres pour les soulager ? » Elle répondit : « Je n’y manquerai plus, mon Père, puisque vous me le commandez. » Depuis ce jour, elle alla souvent dans ce chariot, et lorsqu’il était trop tard pour revenir dormir au Monastère, elle demeurait avec les autres Frères dans une hôtellerie qui était dans le lieu où se tenait ce marché.
L’hôtelier ayant une fille, il arriva qu’étant tentée du Démon elle devint amoureuse d’un soldat, et se trouva grosse, dont son père et sa mère s’étant aperçu, ils commencèrent à la fort maltraiter, et la pressant de leur dire de qui elle était grosse elle leur répondit que c’était de ce Solitaire nommé Marin, qui venait souvent avec un chariot. Sur quoi ils furent soudain trouver l’Abbé, et lui dirent : « Mon Père, quel outrage nous a fait un de vos Frères nommé Marin ! Il a corrompu notre fille. » Ce bon homme leur répondit : « Il faut voir s’il y a des preuves de ce dont vous vous plaignez ». Et ayant envoyé quérir Marin, il lui dit : « Mon frère, quel crime est celui que vous avez commis avec la fille de ces gens-ci ? » Marin ayant longtemps pensé en lui-même et soupirant dans son cœur répondit : « Mon Père, j’ai fait une grande faute, mais je suis prêt d’en faire pénitence. Priez pour moi, je vous supplie. » Alors l’Abbé se fâchant extrêmement commanda qu’on le châtiât, et lui dit : « En vérité, puisque vous avez commis un si grand péché, vous ne demeurerez pas davantage dans cette maison ». Et ensuite, il le mit dehors.
Marine ne put néanmoins se résoudre de déclarer son secret à personne ; mais elle demeura couchée par terre durant trois ans devant la porte du Monastère, faisant la même pénitence que si elle eût été coupable, et demandant quelque petit morceau de pain aux Solitaires qui entraient dans la maison. La fille de cet hôtelier étant accouchée d’un fils, elle le nourrit ; et quand il fut sevré, sa grand-mère l’amena à la porte du Monastère et le laissant là, dit à Marin : « Voici votre fils, nourrissez-le si vous voulez. » Cette sainte vierge le reçut comme s’il eût été véritablement à elle, et le nourrit durant deux ans de la plus grande partie de ce peu de pain qu’on lui donnait.
Au bout de ce temps, les Frères étant touchés de compassion furent prier l’Abbé de recevoir Marin dans le Monastère, et lui dirent : « Mon Père, pardonnez à Marin notre Frère, et recevez-le. Il y a cinq ans que couché par terre il fait pénitence à la porte de la maison sans être jamais parti de là. Recevez-le donc, s’il vous plaît, à faire pénitence, ainsi que notre Seigneur Jésus-Christ l’ordonne. » L’Abbé leur ayant à grande peine et comme par force accordé leur prière, commanda qu’on allât quérir Marin, et l’ayant fait venir lui dit : « Votre Père que vous savez avoir été un homme saint, vous fit entrer tout petit dans ce Monastère, où ni lui, ni aucun autre n’a jamais rien fait d’approchant du mal que vous avez commis. Maintenant on vous permet de rentrer avec votre fils que vous avez eu d’adultère. Mais comme votre péché est très grand, il faut que vous en fassiez une grande pénitence. C’est pourquoi je vous commande de balayer seul tous les jours toute la maison, de porter toute l’eau nécessaire pour laver, de nettoyer les souliers des frères, et de les servir tous, et ainsi je demeurerai satisfait. » La sainte se soumettant de très bon cœur à ce commandement accomplissait avec grand soin tout ce qui lui avait été ordonné.
Quelques jours après elle alla se reposer en paix avec Dieu. Et les Frères ayant rapporté sa mort à l’Abbé, il leur dit : « Voyez combien grand était son crime, puisqu’il n’a pas seulement été digne d’en faire pénitence. Mais ne laissez pas par charité de laver son corps, et enterrez-le bien loin du Monastère. » Ensuite de cet ordre, comme ils lavaient ce corps, ils virent que c’était une fille. Sur quoi ils commencèrent à s’écrier en se frappant l’estomac : « A-t-elle donc pu vivre d’une manière si sainte et avec une patience si admirable, qu’elle ait souffert tant d’afflictions plutôt que de révéler un secret qui l’en pouvait garantir ? » Et courant tous éplorés vers l’Abbé lui dirent : « Mon Père, venez et voyez le frère Marin. » Il leur répondit : « Pourquoi voulez-vous que je l’aille voir ? » « Venez et voyez, » lui répliquèrent-ils, les merveilles de Dieu, et ce que vous avez à faire. » Alors tout étonné il s’en alla où était ce corps, et levant le manteau qui le couvrait reconnut que c’était une fille. Aussitôt se laissant tomber de douleur, il frappait sa tête contre la terre en criant de toute sa force : « Je vous conjure par Jésus-Christ notre Seigneur de ne m’accuser pas devant Dieu des peines que je vous ai fait souffrir, puisque ç’a été par ignorance. Vous savez, ô sainte fille, que vous ne m’avez point dit votre secret ; et je n’ai pas eu assez de grâce pour juger de la pureté de vos actions. » Il commanda ensuite que l’on mît ce corps saint dans l’oratoire du Monastère.
Le même jour cette fille qui après être tombée dans le péché était devenue possédée du Diable vint au Monastère, où ayant avoué son crime, et confessé de qui elle avait eu l’enfant, elle fut délivrée dans l’oratoire le septième jour d’après la mort de la Sainte. Lorsque les habitants du lieu où demeurait cette fille et les Monastères voisins eurent appris ce miracle, ils vinrent avec la croix et des cierges allumés, et en chantant des hymnes, des cantiques, et des psaumes entrèrent dans l’Oratoire où reposait ce saint corps, et bénirent le nom de Dieu. Jésus-Christ fait encore aujourd’hui plusieurs miracles par l’intercession de cette vierge et pour glorifier son nom, lui qui avec le Père et le Saint Esprit règne dans tous les siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE SAINTE THAIS
PENITENTE
écrite par un ancien Auteur grec.
Il y avait une courtisane nommée Thaïs, dont la beauté était si extraordinaire, que plusieurs vendant tout leur bien pour l’amour d’elle se virent réduits à l’aumône, et plusieurs autres de ses amants entraient dans de telles jalousies que leurs querelles arrosaient souvent sa maison de sang. Ceci ayant été rapporté à l’Abbé Paphnuce, il prit un habit séculier et de l’argent, et l’ayant été trouver en une ville d’Egypte où elle était, il lui donna cet argent pour le prix du péché qu’il feignait avoir dessein de commettre. Après l’avoir reçu elle le mena dans une chambre où il y avait un lit magnifique. Sur quoi il lui dit : « S’il y a quelque chambre plus reculée que celle-ci, allons-y, je vous supplie. » Elle lui répondit : « Il y en a. Mais si ce sont les hommes que vous craignez, je vous assure qu’il n’entrera personne ici ; et si c’est Dieu, il n’y a point de lieu qui se puisse cacher à ses yeux. » Le vieillard lui répondit : « Savez-vous bien qu’il y a un Dieu ? » « Je le sais, » lui répliqua-t-elle, et je sais de plus qu’il y a un Royaume à venir pour les gens de bien, et un Enfer où les méchants seront éternellement punis. « Si vous connaissez ces choses, » lui dit Paphnuce, « comment en causant la perte de tant d’âmes vous êtes-vous mise en état d’être condamnée avec justice, lorsque vous aurez à rendre compte devant Dieu non seulement de vos crimes, mais aussi des crimes des autres ? » Thaïs connaissant à ces paroles que c’était un homme de Dieu, elle se jeta à ses pieds toute fondante en larmes et lui dit : « Mon Père, ordonnez-moi telle pénitence que vous voudrez : car j’espère que Dieu me fera miséricorde par vos prières. Je vous demande seulement trois heures de temps, et après cela je me tiendrai où il vous plaira, et exécuterai tout ce que vous me commanderez. » Paphnuce lui ayant dit le lieu où elle se devait trouver, elle assembla tout ce qu’elle avait acquis par ses péchés, et en faisant un monceau au milieu de la ville y mit le feu en présence de tout le peuple, et cria à haute voix : « Vous tous qui êtes complices de mes crimes, venez voir comme je réduis en cendre toutes les choses que vous m’avez données. » Et ce qu’elle brûla ainsi valait quarante livres d’or.
Après quoi elle se rendit au lieu que Paphnuce avait ordonné, et il la mena dans un Monastère de vierges, où il la mit dans une cellule, dont il boucha l’entrée avec du plomb, laissant seulement une fort petite fenêtre pour lui passer à manger, et commanda aux sœurs de lui porter chaque jour un peu de pain et d’eau durant tout le reste de sa vie. La porte étant ainsi fermée, et Thaïs lui ayant demandé lorsqu’il partit où elle pourrait aller dans ses besoins, il lui répondit : « Dans votre cellule, puisque vos péchés méritent bien cette mortification. » Lui ayant aussi demandé de quelle sorte elle devait prier Dieu, il lui dit : « Vous n’êtes pas digne de proférer son nom, puisque vos lèvres sont pleines d’iniquité, ni d’élever vos mains vers le Ciel, puisqu’elles sont souillées de tant d’impuretés. Mais contentez-vous étant assise de regarder du côté de l’Orient, et de répéter souvent ces paroles : « Vous qui m’avez formée, ayez pitié de moi. »
Thaïs ayant passé trois ans recluse de cette sorte, Paphnuce eut compasion d’elle, et alla trouver Saint Antoine pour savoir si Dieu lui avait remis ses péchés. Etant arrivé auprès de lui et ne lui ayant point dit particulièrement le sujet de sa venue, Saint Antoine assembla ses disciples et leur ordonna de passer séparément toute la nuit en oraison, pour voir si Dieu ne révélerait point à quelqu’un d’eux la cause de l’arrivée de Paphnuce. S’étant donc retirés chacun en particulier et priant sans discontinuation, Paul qui était le principal des disciples de Saint Antoine, vit dans le Ciel un lit superbe environné de trois vierges dont le visage était tout resplendissant de lumière. Sur quoi s’étant écrié : « Une si grande faveur ne peut être faite qu’à mon Père Antoine »,il entendit une voix qui lui dit : « Elle n’est point faite à ton Père Antoine, mais à Thaïs la courtisane. » Paul leur ayant rapporté cette vision, et Paphnuce ayant connu par là quelle était la volonté de Dieu, il s’en alla au Monastère où Thaïs était recluse et ouvrit cette porte de sa cellule qu’il avait fermée, bien qu’elle le priât de trouver bon qu’elle demeurât toujours ainsi. Il lui dit ensuite : « Sortez, car Dieu vous a pardonné vos fautes. » Elle lui répondit : « Je le prends à témoin que depuis que je suis entrée ici, j’ai mis tous mes péchés comme en un monceau devant mes yeux, et n’ai point cessé de les regarder et de pleurer en les considérant. » « C’est pour cela, » lui dit Paphnuce, « et non pas à cause de votre pénitence que Dieu vous les a remis. » L’ayant ensuite retirée de là, elle ne vécut plus que quinze jours, et se reposa en paix. »
LA VIE
DE SAINTE MARIE
PENITENTE,
NIECE DE SAINT ABRAHAM SOLITAIRE,
Ecrite
Par SAINT EPHREM Diacre,
laquelle fait partie de celle de Saint Abraham qui est ci-devant.
CHAPITRE I.
Le frère de Saint Abraham ayant laissé une fille unique âgée de sept ans laquelle lui fut amenée, il la fit mettre dans la cellule proche de la sienne, où elle vécut durant vingt ans dans une très grande perfection.
Je veux aussi, mes très chers frères, vous rapporter une autre action admirable que ce saint homme Abraham fit en sa vieillesse, étant assuré que les personnes sages et spirituelles en recevront beaucoup d’édification, et y trouveront un grand exemple d’humilité et de pénitence. Or ceci se passa de la sorte.
Saint Abraham avait un frère qui en mourant laissa une fille unique âgée de sept ans seulement. Ses amis la voyant ainsi orpheline la menèrent aussitôt à son oncle, qui la fit mettre dans la cellule qui était au-dehors de la sienne, et il y avait entre les deux une fort petite fenêtre, au travers de laquelle il lui enseignait le psautier et le reste de l’Ecriture sainte. Elle passait avec lui plusieurs heures de la nuit à louer Dieu. Elle chantait des psaumes avec lui. Elle s’efforçait de l’imiter dans ses mortifications, et s’avançant avec joie dans cette sainte manière de vivre, elle se hâtait de remplir son âme de toutes sortes de vertus. Ce très saint homme de son côté demandait sans cesse pour elle à Dieu avec des prières mêlées de larmes, de ne permettre pas que son esprit s’engageât dans les affections de la terre. Et son père lui ayant laissé une très grande somme d’argent, ce fidèle serviteur de Jésus-Christ lorsque sa nièce lui fut amenée comme en un lieu d’assurance, avait aussitôt commandé de donner cet argent aux pauvres et aux orphelins. Elle priait aussi continuellement son oncle de prier Dieu pour elle, afin qu’il lui plût de la délivrer de toutes mauvaises pensées et de tant de pièges que le Démon tend sans cesse aux hommes pour les perdre. Ainsi elle demeurait ferme dans l’observation des règles qu’elle avait embrassées. Et le saint homme était ravi de joie de la voir avancer avec tant de promptitude et de courage dans toutes les vertus Chrétiennes ; de la voir dans les larmes, dans l’humilité, dans la modestie, dans le repos d’esprit, et ce qui est beaucoup plus que tout le reste, dans un extrême amour pour Dieu. Elle passa vingt ans avec lui en cette sainte manière de vivre ainsi qu’un agneau sans tâche, et une très chaste colombe. Mais le Diable étant transporté de fureur contre elle n’oublia rien de tous ses artifices accoutumés pour la faire tomber dans ses filets, afin de pouvoir au moins par là, affliger son bienheureux oncle, et séparer pour un temps son esprit de l’union si étroite qu’il avait toujours avec Dieu.
CHAPITRE II.
Cette jeune fille au bout de ce temps tombe dans le péché, et en conçoit tant d’horreur que ne croyant point de Salut pour elle, elle se porte dans le désespoir, et s’en va dans une ville où personne ne la connaissait.
Un Solitaire qui ne l’était que de nom venait souvent voir cette sainte jeune fille sous prétexte de tirer profit de ses entretiens ; et la regardant au travers de sa fenêtre il fut tellement transporté d’une passion déréglée, qu’il désirait avec ardeur de lui vouloir parler hors de là ; et sentait son amour impudique comme un feu dévorant embraser son cœur. Il n’y eut point d’artifices dont il ne se servît pour ramollir son esprit par la douceur de ses paroles, afin de lui faire changer de pensées ; et il se passa un an de temps avant qu’il pût venir à bout de son dessein. Enfin elle ouvrit la fenêtre de sa cellule, elle l’ alla trouver, et par un crime déplorable perdit avec lui cette pureté qui lui devait être mille fois plus
chère que sa vie.
Ayant commis un si horrible péché, elle en demeura tellement effrayée, que déchirant son cilice et se meurtrissant le visage de coups, l’excès de son affliction la portait jusques à se vouloir tuée elle-même. Etant ainsi accablée de douleur, et ne sachant dans une telle agitation d’esprit à quoi se résoudre, elle soupirait et fondait en larmes de voir qu’elle n’était plus ce qu’elle était auparavant, et elle disait souvent en jetant de forts grands cris : « Je vois bien que dès cette heure je me dois considérer comme morte. J’ai perdu tout le temps que j’ai passé dans une sainte vie, et tous les travaux que j’y ai soufferts. Toutes ces larmes que j’ai répandues dans mes oraisons, toutes ces veilles que j’ai employées à chanter les louanges de Dieu me sont maintenant inutiles. J’ai irrité mon Seigneur et mon maître, et me suis donné la mort à moi-même. Hélas ! Misérable que je suis, pourrais-je trop pleurer mon malheur, quand j’aurais en moi la source de toutes les larmes du monde ? J’ai comblé l’esprit de mon saint oncle d’une affliction insupportable. Dans la confusion où est mon âme je me vois couverte d’infamie d’avoir commis un si grand crime ; et je suis maintenant le sujet de la risée des Démons. Pourquoi vivre davantage étant dans une telle extrémité de misère ? Hélas, qu’ai-je fait ? Dans quel malheur me suis-je engagée ? D’où me suis-je ainsi précipitée, et de quelle sorte ? Comment mon esprit s’est-il rempli de tant de ténèbres ? Je suis tombée sans m’en apercevoir. J’ai perdu l’honneur sans y prendre garde, et je ne saurais dire comment il est arrivé qu’un si épais nuage ait environné mon cœur, que j’aie pu ignorer ce que je faisais. Où me cacherai-je ? Où irai-je ? Et en quel abîme me jetterai-je ? Que sont devenues toutes les instructions de mon très saint oncle, et les charitables avis d’Ephrem mon intime ami, son compagnon dans la vie solitaire, par lesquels ils m’exhortaient de demeurer toujours vierge et de conserver mon âme pure pour mon Epoux immortel, me disant si souvent : Souvenez-vous que comme il est très Saint, il est aussi très jaloux. Hélas ! Que ferai-je ? Je n’ose pas seulement à cette heure regarder le Ciel, sachant que je ne suis pas moins morte devant Dieu que devant les hommes. Et comment, pécheresse que je suis, et plongée dans la fange de l’impureté, oserais-je retourner à cette fenêtre pour parler encore à mon oncle ? Et quand je serais assez hardie pour y aller, n’en sortirait-il pas une flamme qui me dévorerait à l’instant ? Il vaut donc mieux, puisque je suis déjà morte, et qu’il ne me reste plus aucune espérance de Salut, que je m’en aille dans un autre pays où personne ne me puisse connaître. Ayant pris cette résolution, elle s’en alla aussitôt en une autre ville, où après avoir changé d’habit elle s’arrêta dans une hôtellerie.
CHAPITRE III.
Saint Abraham ayant su deux ans après où était sa nièce, s’habille en cavalier, et la va trouver.
Cette jeune femme s’étant perdue de la sorte, Saint Abraham eut en dormant une telle vision. Il lui sembla de voir un dragon cruel et épouvantable, et dont le regard était hideux, lequel faisait en sifflant un bruit terrible, et qui venant de sa caverne jusque dans sa cellule y trouva une colombe qu’il engloutit, et puis s’en retourna dans son antre. Le Saint s’étant réveillé avec une merveilleuse tristesse se mit à pleurer amèrement, croyant que cela signifiait que le Diable allait émouvoir une grande persécution contre l’Eglise de Dieu, qui porterait plusieurs personnes à renoncer à la foi ; ou que cette même Eglise était menacée d’un schisme. Et lors s’étant jeté à genoux, il fit cette prière : « Seigneur, vous qui connaissez toutes les choses à venir, et qui avez tant d’amour pour les hommes, vous savez ce que cette vision signifie. » Deux jours après, il vit encore la nuit en songe ce même Dragon venir de la même sorte dans sa cellule, et il lui sembla que ce monstre ayant mis la tête sous ses pieds, il la lui avait écrasée, et qu’ayant trouvé dans son ventre cette colombe qu’il avait dévorée il l’en avait retirée toute vivante. S’étant éveillé, il appela diverses fois sa nièce qu’il croyait être dans sa cellule, en disant : « Ma fille Marie – car il la nommait ainsi – d’où vient que durant ces deux jours vous avez été si paresseuse à chanter les louanges de Dieu ? » Voyant qu’elle ne répondait point et qu’il y avait deux jours qu’il ne l’avait entendu chanter des psaumes selon sa coutume, il reconnut que son songe la regardait très assurément. Alors jetant de grands soupirs et fondant en larmes, il commença à dire : « Hélas ! Malheureux que je suis! Un loup très cruel a ravi ma brebis, et ma fille est devenue captive. » Il éleva ensuite sa voix et dit en continuant de pleurer : « Jésus-Christ Sauveur du monde, ramenez ma chère brebis et faites-la rentrer par votre Grâce dans votre sainte bergerie, afin que ma vieillesse ne descende point avec douleur dans le sépulcre. Ne méprisez pas, mon Dieu, ma prière, mais faites-moi voir promptement les effets de votre miséricorde, et retirez ma fille encore vivante de la gueule de ce dragon. » Ces deux jours qui lui avaient été révélés en songe furent accomplis par le cours de deux années, que sa nièce, comme si elle eût été dans le ventre de ce cruel dragon, passa dans une vie débordée, sans que durant tout ce temps ce saint homme se ralentît jamais dans les prières qu’il faisait pour elle.
Au bout de deux ans ayant appris où elle était et la vie qu’elle menait, il pria l’un de ses amis de l’aller trouver, et de s’enquérir avec grand soin de toutes choses. Celui-ci y étant allé et l’ayant informé exactement de la vérité, comme ayant même vu sa nièce, il apporta ensuite à ce saint homme, qui l’en avait prié, un habit de cavalier, et lui amena un cheval. Alors ayant ouvert sa porte il sortit et prit cet habillement de soldat avec un de ces grands chapeaux que l’on n’ôte point de la tête, et qui lui couvrait une partie du visage ; et prenant de l’argent monta à cheval et s’en alla en diligence, se déguisant de la sorte pour n’être pas reconnu. Et de même que ceux qui veulent reconnaître le pays et les places de leurs ennemis, s’habillent comme eux afin de n’être pas remarqués, ainsi le Saint prit l’habit de son ennemi afin de le vaincre. Admirons donc, mes très chers frères, ce second Abraham. Il est vrai que le premier étant allé au combat contre quatre rois et les ayant vaincus, délivra Lot son neveu de captivité. Mais cet autre Abraham va faire la guerre contre le Diable ; et après l’avoir mis en fuite ramènera sa nièce avec un triomphe encore plus illustre.
CHAPITRE IV.
Ce qui se passa entre Saint Abraham et sa nièce, jusqu’à ce qu’il se fît connaître à elle.
Etant arrivé au lieu que son ami lui avait dit, il alla loger dans cette hôtellerie, et jeta les yeux de tous côtés pour voir s’il n’apercevrait point sa nièce. Enfin après avoir passé des heures entières sans en pouvoir trouver l’occasion, il dit à l’hôte en souriant : « Mon maître, j’ai appris que vous avez ici une fort jolie fille, et je serais bien aise de la voir si vous le trouviez bon. » Cet homme considérant sa barbe blanche, le voyant cassé de vieillesse, et ne se pouvant imaginer qu’il désirât de la voir pour aucun mauvais dessein, lui répondit : « Il est vrai, monsieur, comme on vous l’a rapporté qu’elle est d’une beauté incroyable ( car en effet sa beauté semblait aller au-delà de tout ce qu’il ya de plus parfait dans la nature), Abraham lui demanda son nom, et sut qu’elle s’appelait Marie. Sur quoi il lui dit avec un visage riant : « Je vous prie de me la faire voir, et que je puisse aujourd’hui souper avec elle ; car selon ce que j’en ai appris, c’est une personne fort accomplie. » L’hôte l’appela, et étant venue en habit de courtisane, quand son saint oncle la vit en cet état, il pensa mourir d’affliction ; mais il cacha sous un visage gai la douleur qu’il avait dans l’âme, et avec une fermeté généreuse retint les larmes qui voulaient sortir de ses yeux, de crainte que si sa nièce l’eût reconnu, elle n’eût eu recours à la fuite dans l’étonnement où la mettrait sa présence.
Lorsqu’ils se furent assis pour faire collation, cet homme admirable commença à railler et à se jouer avec elle. Sur quoi se levant elle l’embrassa par-derrière la tête et le baisa ; mais sentant en le baisant cette odeur si douce que donne la pureté de l’abstinence, elle se ressouvint du temps qu’elle en pratiquait une si parfaite ; et comme si quelque dard lui eût percé le cœur, elle jeta un grand soupir, elle commença à pleurer, et ne pouvant retenir la violence de son sentiment, le fit éclater par ces paroles : « Hélas ! Misérable que je suis ! » L’hôte fort étonné lui dit : « D’où vient, Mademoiselle Marie, que vous avez jeté tout d’un coup de si grands soupirs ? Il y a aujourd’hui deux ans que vous êtes céans sans que je vous aie jamais vue soupirer, ni entendue dire une seule parole qui témoignât la moindre tristesse ; et ainsi je ne sais ce qui a pu maintenant vous arriver. » Elle répondit : « O que je serais heureuse si je fusse morte il y a trois ans ! » Sur cela le bienheureux vieillard pour n’être point reconnu lui dit avec un visage serein : « Lorsque nous sommes dans la joie, vous nous venez ici conter vos péchés. »
O Dieu tout-puissant dont les conseils sont si profonds et qui dispensez les effets de votre miséricorde avec un ordre si admirable, n’y a-t-il pas sujet de croire que cette fille dit en elle-même : « Que ce visage ressemble à celui de mon oncle ? » Mais, mon Dieu, qui seul aimez véritablement les hommes, et qui êtes la source de toute la vraie sagesse, vous empêchâtes qu’elle ne le reconnût de peur que la confusion et le trouble où elle se serait trouvée ne l’obligeât à s’enfuir. Et on ne le peut attribuer qu’aux larmes de son oncle votre fidèle serviteur, qui eurent tant de pouvoir auprès de vous qu’elles vous portèrent à vouloir bien faire en sa faveur des choses impossibles en elles-mêmes.
Le Saint donna de l’argent à l’hôte et lui dit : « Je vous prie, mon maître, de nous apprêter parfaitement bien à souper, afin que je puisse faire bonne chère avec cette fille, car je suis venu de bien loin pour l’amour d’elle. » O effet que l’on ne saurait assez admirer de cette véritable sagesse qui est selon Dieu, de cette véritable intelligence des choses spirituelles, et de ce véritable discernement de ce qui regarde le Salut. Cet homme qui avait passé quarante ans sans manger un seul morceau de pain ne fait point maintenant difficulté de manger de la chair afin de sauver une âme qui était perdue. Et tous les chœurs des Anges ne sont pasmoins remplis de joie que d’étonnement de la conduite de ce Saint, qui au lieu d’en faire scrupule mange et boit très volontiers ; pour tirer de la fange du péché cette âme qui s’y était enfoncée de telle sorte. Sagesse des sages du monde, intelligence de ces esprits qui pensent savoir toutes choses. Prudence de ces judicieux qui s’estiment capables de juger de tout, venez admirer ici cette manière d’agir qui paraît si extravagante, et voyez avec étonnement ce changement merveilleux par lequel un homme si parfait, si sage, si judicieux et si prudent, a passé tout d’un coup dans des extrémités toutes contraires, afin d’arracher cette âme de la gueule du lion, et rompre les liens qui la retenaient attachée dans une prison si obscure.
Après qu’ils eurent fait grande chère, la jeune femme le convia d’entrer dans sa chambre pour s’aller coucher. « Allons, » lui dit-il, et étant entré, il vit un lit fort élevé sur lequel il s’assit aussitôt avec un visage extrêmement gai. Quel nom vous donnerai-je, incomparable soldat de Jésus-Christ ? Certes, je ne sais. Vous nommerai-je chaste, ou impudique ? Sage ou insensé ? Judicieux, ou extravagant ? Il y a quarante ans que vous dormez sur le jonc et vous montez maintenant sans crainte sur un lit tel que celui-ci. Mais en entreprenant ce voyage, en mangeant de la chair, en buvant du vin, et en vous arrêtant dans une hôtellerie, vous n'avez rien fait que pour la gloire de Jésus-Christ, et pour sauver une âme qui était perdue. Et nous autres, si nous voulons seulement dire une parole pour l'utilité de notre prochain, nous ne savons pas le faire avec discrétion et jugement.
CHAPITRE V.
Saint Abraham se fait connaître à sa nièce, la console et la persuade de retourner dans sa cellule.
Abraham étant assis dessus le lit, et la jeune fille voulant l'aider à se déshabiller, il la pria de bien fermer la porte auparavant. Ce qu'ayant fait, et puis étant revenue, il lui dit : « Mademoiselle Marie approchez-vous, s'il vous plaît. » Lorsqu'elle se fut approchée, il la prit par le bras comme s'il eût voulu l'embrasser, et ôtant ce grand chapeau qui lui couvrait une partie du visage, et joignant ses larmes à ses paroles, il lui dit : « Ma fille Marie, ne me connaissez-vous point ? Mon enfant, ne suis-je pas celui qui vous ait nourrie ? Que vous est-il arrivé, ma fille ? Qui est le meurtrier qui vous a tuée ? Où est cet habit angélique que vous portiez ? Où est cette pureté admirable ? Où sont ces larmes que vous répandiez en la présence de Dieu ? Où sont ces veilles que vous employiez à chanter ses louanges ? Où est cette sainte austérité qui vous faisait prendre plaisir à dormir sur la terre ? Comment êtes-vous tombée, ma chère fille, du plus haut du Ciel dans cet abîme ? Pourquoi lorsque vous eûtes failli ne me le dîtes-vous pas aussitôt, puisque certainement j'aurais fait pénitence pour vous avec mon intime ami Ephrem ? Pourquoi avez-vous eu si peu de confiance en moi ? Et pourquoi en m'abandonnant ainsi m'avez-vous comblé d'une douleur insupportable ? Car qui est celui qui est sans péché sinon Dieu seul ? »
A ces paroles elle demeura entre ses mains aussi immobile qu'une pierre, tant elle se trouva également touchée de confusion et de crainte. Alors le saint homme en pleurant toujours continua de la sorte : « Vous ne me répondez point, ma fille ; vous ne me dites pas un seul mot. Vous qui êtes une partie de moi-même ! N'est-ce pas pour l'amour de vous que je suis venu ici ? Je prends sur moi votre péché. J'en rendrai compte à Dieu pour vous au jour du Jugement, et je satisferai pour vous à sa justice. »
Il continua jusques à minuit à la consoler avec semblables paroles accompagnées d'abondance de larmes. Enfin cette pauvre jeune fille s'étant un peu rassurée lui dit en pleurant : « Ma confusion est si extrême que je n'ai pas la hardiesse de vous regarder. Et comment pourrais-je adresser mes prières à Dieu, m'étant souillée dans la fange de tant d'impuretés ? » Le saint homme lu répondit : « O ma fille, je me charge de votre faute, et veux bien que Dieu m'en demande compte au lieu de vous. Croyez-moi seulement, et venez. Retournons dans notre heureuse solitude. Mon cher Ephrem est dans une affliction nonpareille à votre sujet, et fait des prières continuelles pour vous. Gardez-vous bien, ma fille, de vous défier de la miséricorde de Dieu ; car quand vos péchés seraient arrivés à un tel comble qu'ils égaleraient la hauteur des montagnes, sa clémence est infiniment élevée au-dessus de toutes choses. N'avez-vous pas lu autrefois avec moi que cette femme qui était dans l'impureté s'étant approchée de notre Sauveur qui ets la pureté même, ne le souilla pas, mais au contraire fut purifiée par lui. (Luc 7) : « Elle lava avec ses larmes, » dit l'Evangile, « les pieds de Jésus, et les essuya de ses cheveux. » Il n'est pas plus impossible qu'une étincelle de feu embrasse toute la mer qu'il est impossible que tous vos péchés ternissent tant soit peu sa pureté. Ce n'est pas une chose fort extraordinaire d'être porté par terre dans le combat ; mais il est honteux de n'avoir pas le courage de se relever. Retournez donc courageusement, ma fille, d'où vous êtes partie. Et si ce mortel Ennemi de notre Salut a eu de la joie de vous voir tomber, qu'il reconnaisse qu'en vous relevant de votre chute, vous êtes devenue plus forte qu'auparavant. Ayez compassion de ma vieillesse. Ayez compassion des peines que j'ai souffertes avec ces cheveux blancs ; et partons, je vous prie, pour retourner dans nos cellules. Perdez toute appréhension et toute crainte : Tous les hommes sont sujets à faillir ; mais comme ils tombent promptement, ils se relèvent promptement avec l'assistance de la Grâce de Dieu, qui ne veut pas la mort des pécheurs, mais leur guérison et leur vie. »
Elle lui répondit : « Si vous croyez, mon oncle, que je puisse faire pénitence et que Dieu ait agréable de la recevoir pour satisfaction de mes péchés, j'obéirai à ce que vous me commanderez : Marchez devant, je suivrai votre Sainteté et je baiserai la trace de vos pas, en reconnaissance de ce que votre extrême compassion pour moi vous a fait faire, afin de me retirer du gouffre de l'impureté. » En achevant ces paroles, elle se prosterna à ses pieds et pleura tout le reste de la nuit en disant : « Mon Seigneur et mon Dieu, que puis-je faire pour reconnaître tant d'effets que je reçois de votre bonté et de votre miséricorde ? »
CHAPITRE VI.
Saint Abraham ramène sa nièce dans sa cellule, où elle fait une telle pénitence que Dieu pour témoigner combien il l'avait agréable fit plusieurs miracles par son intercession.
Le jour commençant à paraître, le bienheureux Abraham lui dit : « Levez-vous, ma fille, et partons pour retourner en nos cellules. » Elle lui répondit : « J'ai quelques argent et quelques hardes ; que vous plaît-il que j'en fasse ? » Il lui dit : « Laissez-les ici, puisque vous les tenez du Démon. » S'étant levés, ils sortirent ; il la prit sur son cheval, et comme le pasteur qui a retrouvé la brebis qu'il avait perdue la reporte avec joie sur ses épaules, ainsi ce saint homme rempli de contentement dans son coeur faisait son voyage avec sa nièce.
Lorsqu'ils furent arrivés en leurs cellules, il l'enferma dans celle où il demeurait auparavant, qui était la plus reculée, et se mit en l'autre. Marie s'étant revêtue d'un cilice persévérait avec humilité dans les larmes ; et elle mortifiait son corps par les veilles et par les travaux les plus austères de la pénitence. Elle élevait continuellement sa voix à Dieu avec modestie et repos d'esprit. Elle pleurait ses péchés avec une ferme espérance de pardon ; et ses prières continuelles étaient accompagnées de tant de sagesse qu'il n'y a point de coeur de marbre qui n'ait été touché en entendant ses cris et ses plaintes. Car qui est l'homme si barbare qui la trouvant en cet état n'eût pas pleuré avec elle ? Ou qui est celui qui n'eût pas rendu grâces à Dieu de la voir si véritablement et si sensiblement touchée de ses fautes ? Que si on compare sa pénitence à nos prières, sa douleur d'avoir offensé Dieu allait si fort au-delà de la nôtre qu'il n'y avait point de proportion. Elle priait notre Seigneur avec tant d'ardeur de lui pardonner qu'elle lui demanda même de lui faire connaître par quelque signe extraordinaire si sa pénitence lui était agréable : Et Dieu tout miséricordieux et qui ne veut point la mort des pécheurs, mais seulement qu'ils se convertissent, fut si pleinement satisfait de la grandeur de sa pénitence qu'après qu'elle y eut passé trois ans il redonna à sa prière la santé à plusieurs personnes. Car les peuples ayant beaucoup de confiance en son secours allaient vers elle, et ressentaient l'effet des prières qu'elle faisait à Dieu en leur faveur.
CHAPITRE VII.
Mort de Saint Abraham ; et quelles étaient ses admirables vertus.
Le bienheureux Abraham ayant encore vécu dix ans et vu l'admirable pénitence de sa nièce, en rendit des grâces infinies à Dieu et mourut en paix à l'âge de soixante-dix ans, après en avoir passé cinquante avec une extrême dévotion, une parfaite humilité de coeur, et une charité non feinte, dans l'étroite observance des règles de la vie solitaire ;
Il ne fit jamais acception de personne, ainsi que plusieurs ont accoutumé d'aimer les uns et de mépriser les autres. Il ne changea jamais sa manière de vivre dans la solitude. La paresse ne le porta jamais dans le relâchement. Il ne faisait jamais rien avec négligence ; et il vécut toujours comme croyant mourir chaque jour. Ce fut là la manière dont le bienheureux Abraham régla toutes ses actions, et la patience avec laquelle il souffrit tous ses travaux ; il ne tourna jamais le dos dans tant de combats qu'il soutint contre l'ennemi. Il ne fut jamais touché de crainte, et ne diminua jamais rien de la fermeté de son courage, ni dans toutes les persécutions qu'il souffrit dans ce bourg, ni dans tous les assauts que les Démons lui livrèrent par tant de fantômes et de visions. Mais il n'a été en rien si admirable qu'en la manière dont il s'est conduit envers sa bienheureuse nièce, lorsque par cette sagesse toute spirituelle qui faisait paraître aux yeux des hommes sa prudence imprudente, et sa pureté incontinente, il la retira de ce gouffre d'iniquités où elle était misérablement tombée. O quel miracle ! Il monta sur le lit même du Dragon, et là, en le foulant aux pieds, il lui arracha d'entre les dents la proie qu'il avait enlevée. Voilà quels ont été les travaux, les sueurs et les combats de cet homme si saint et si admirable.
Nous écrivons ceci pour la consolation et pour l'édification de tous ceux qui se veulent engager avec joie dans une vie si sainte, et afin de rendre à Dieu la gloire et les louanges qui lui sont dues, de ce que par sa Grâce il nous donne avec tant d'abondance tout ce qui nous est nécessaire. Nous avons aussi représenté dans un autre discours les autres vertus de ce saint homme. Aussitôt qu'il eut rendu l'esprit pour passer à une meilleure vie, quasi toute la ville s'assembla. Chacun s'approchait avec dévotion de ce corps qui avait vécu dans une si extrême pureté, et emportait ce qu'il pouvait de ses habits, sachant qu'il y avait beaucoup de bénédiction ; et tous les malades qui les touchèrent furent guéris à l'heure même.
CHAPITRE VIII.
Mort de Sainte Marie nièce de Saint Abraham ; et conclusion de ce discours.
Marie vécut encore cinq ans après lui et persévéra toujours dans une austérité incroyable, passant les jours et les nuits dans des plaintes et des larmes continuelles. Elle priait Dieu avec tant de ferveur que plusieurs personnes qui en passant l'entendaient pleurer et soupirer, pleuraient et soupiraient avec elle ; et lorsqu'elle s'endormit du sommeil des Saints pour passer de la terre au Ciel, tous ceux qui virent la splendeur qui reluisait sur son visage glorifièrent le nom du Seigneur.
Hélas, mes très chers frères, ces deux Saints dont je viens d'écrire la vie ayant l'esprit détaché de toutes les occupations du siècle et ne pensant qu'à aimer Dieu, nous ont quittés pour aller vers lui avec une pleine confiance ; et moi qui étais si mal préparé pour rendre compte à ce souverain Juge, suis encore demeuré dans le monde, où l'hiver de ma vie s'approche, et où une tempête épouvantable me trouvera dénué de toutes sortes de bonnes œuvres.
Je tremble de frayeur lorsque je pense en moi-même comme quoi j'offense Dieu tous les jours ; et fais tous les jours pénitence. Je détruis en certaines heures ce que j'édifie en d'autres. Je dis le soir : « Je me convertirai demain. » Et quand le matin est venu, je passe le jour sans m'humilier. Je redis encore le soir d'après : « Je passerai la nuit en prières et demanderai à Dieu avec larmes qu'il lui plaise de me pardonner mes péchés. » Mais lorsque la nuit est venue, je me laisse accabler par le sommeil. Ceux qui ont reçu des talents en même temps que moi travaillent sans cesse pour les faire multiplier, afin de mériter d'en être loués, et de commander à dix villes ; au lieu que par ma paresse j'ai caché le mien dans la terre, et voici mon Seigneur et mon maître qui s'approche, ce qui me glace le cœur de crainte, ne sachant quelle excuse lui alléguer de tout le temps que j'ai passé dans une telle négligence.
Vous, mon Dieu, qui seul êtes sans péché, ayez pitié de moi : Sauvez- moi, vous qui seul êtes tout clément et tout miséricordieux ; car excepté vous qui êtes le Père Tout-puissant, et votre Fils unique qui s'est fait homme pour nous, et le Saint Esprit qui vivifie toutes choses, je n'en connais et n'en crois point d'autre. Souvenez-vous donc de moi, vous qui avez tant d'amour pour les hommes. Retirez-moi de cette prison de mes iniquités, puisqu'il est également en votre pouvoir et de m'avoir fait venir dans le monde lorsqu'il vous a plu, et de m'en faire sortir lorsqu'il vous plaira. Souvenez-vous de moi qui n'ai autre protection que vous. Sauvez ce pauvre pécheur ; et que cette même Grâce dont vous m'avez favorisé, et qui dans cette vie a été tout mon appui, tout mon refuge et toute ma gloire, me couvre sous ses ailes dans ce jour terrible et épouvantable. Car vous savez, Seigneur, vous qui pénétrez le secret des cœurs et des pensées des hommes, qu'il y a plusieurs méchancetés auxquelles je ne me suis pas laissé aller, que je n'ai pas marché dans les voies de ceux qui scandalisaient leur prochain, que j'ai méprisé la vanité de ces impudents qui font gloire de leurs vices, et que je ne me suis jamais engagé dans la défense des hérétiques. Je reconnais néanmoins qu'il n'y a rien de moi en tout cela, mais que je l'ai fait seulement par l'assistance de votre Grâce qui a illuminé mon âme ; et c'est par cette même Grâce que je vous supplie, mon Dieu, de me faire part de votre Royaume, et de daigner répandre vos saintes bénédictions sur moi, ainsi que vous les avez répandues sur tous ceux qui vous ont été agréables, puisque c'est vous Père, Fils, et Saint Esprit, qu'on doit louer, adorer et glorifier dans tous les siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE SAINTE PELAGIE
PENITENTE,
écrite par Jacques Diacre.
AVANT-PROPOS
Nous devons toujours rendre de grandes actions de grâces à Dieu qui ne veut pas que les pécheurs tombent par leurs crimes dans la mort ; mais désire qu'ils se convertissent tous par la pénitence, afin de recouvrer la vie qu'ils avaient perdue. Ecoutez donc, mes saints Frères, un miracle arrivé de nos jours, que Jacques, pauvre pécheur que je suis,a estimé vous devoir écrire, sachant que vous ne sauriez l'entendre sans en recevoir une très grande consolation. Car Dieu qui est tout miséricordieux ne voulant la perte de personne, a résolu de nous remettre nos offenses en ce monde par la satisfaction à laquelle elles nous obligent, d'autant que dans le juste jugement qu'il prononcera au siècle à venir, il rendra à chacun selon ses œuvres. Ecoutez-moi donc, s'il vous plaît ; et considérez attentivement ce que je vais dire, puisque vous verrez dans ma relation les effets d'une très grande pénitence.
CHAPITRE I.
Plusieurs Evêques s'étant assemblés à Antioche, Pélagie, qui était une célèbre courtisane et une fameuse comédienne, passe devant eux en grand apparat. Discours et sentiments du Saint Evêque Nonne sur ce même sujet.
Le saint Evêque d'Antioche ayant assemblé pour une affaire importante tous les Evêques, ils se trouvèrent auprès de lui au nombre de huit, entre lesquels était Nonne, mon très saint Evêque. C'était un homme admirable et qui avait vécu comme un parfait Solitaire dans le Monastère de Tabenne, d'où à cause de son incomparable vertu et de plusieurs autres rares qualités qui brillaient en lui, il fut enlevé et consacré Evêque. Celui d'Antioche dont je viens de parler fit loger tous les autres Prélats et les Ecclésiastiques qu'il avait aussi assemblés, dans les maisons qui joignent l'Eglise consacrée au très saint Martyr Julien. Et comme ces Evêques étaient assis devant la porte de ce temple, ils prièrent Nonne mon saint pasteur de leur faire quelque discours spirituel. Aussitôt cet excellent Evêque commença de leur parler avec une très grande édification et utilité de tous ceux qui l'écoutaient.
Chacun étant dans l'admiration de la sainteté de sa doctrine, nous vîmes soudain passer à cheval au travers de nous la principale et la plus fameuse de toutes les comédiennes d'Antioche, avec une si grande pompe et si richement parée que ce n'était qu'or, que perles, et que pierres précieuses ; car ne se contentant pas que ses habillements en fussent enrichis, ses brodequins mêmes en étaient couverts. Elle était accompagnée d'une très grande troupe de jeunes garçons et de jeunes filles magnifiquement vêtus, dont les uns marchaient devant elle, et les autres la suivaient. Sa beauté était si grande que les hommes du siècle ne se pouvaient lasser de la voir ; et bien qu'elle ne fit que passer, tout l'air fut rempli de l'odeur du musc et de tant d'excellentes senteurs dont elle était parfumée. Tous les autres Evêques la voyant marcher avec un tel appareil, sans avoir seulement un voile ni sur la tête ni sur les épaules qui étaient toutes nues, et avec une contenance si peu modeste, gémirent en leur cœur sans dire mot, et détournèrent leurs yeux d'elle comme d'un grand objet de péché.
Mais le bienheureux Evêque Nonne la considéra si longtemps et si attentivement qu'après même qu'elle fut passée il la regardait encore. Et puis se tournant vers les Evêques qui étaient assis à l'entour de lui, il leur dit : « N'avez-vous pas pris grand plaisir à voir l'extrême beauté de cette femme ? » A quoi nul d'eux ne répondant rien, il mit sa tête sur ses genoux et sur le saint manuel qu'il avait entre les mains, et tout trempé de ses larmes et jetant de profonds soupirs, redit encore à ces Evêques : « N'avez-vous pas pris grand plaisir à voir l'extrême beauté de cette femme ? » Eux ne répondant rien non plus que la première fois, il ajouta : « Et moi j'y ai pris un très grand plaisir, d'autant que Dieu la mettra un jour devant son Trône redoutable pour s'en servir à juger et nos personnes et les manquements que nous aurons commis en nos charges. Car combien croyez-vous, mes chers frères, qu'elle ait employé d'heures dans sa chambre à se laver le visage, à se coiffer, et à se parer avec un soin tout extraordinaire, afin que ne manquant rien ni à sa beauté ni à son habit elle pût plaire à tout le monde, et particulièrement à ses amants qui étant aujourd'hui en vie n'y seront peut-être pas demain ? Au lieu que nous qui avons un Père tout-puissant dans le Ciel, et une Epouse immortelle qui comble ceux qui la servent fidèlement de richesses incorruptibles et de récompenses éternelles qui vont au-delà de toute imagination ; « que nul œil n'a jamais vues, que nulle oreille n'a jamais ouïes, et que nul esprit humain n'a jamais pensées, mais que Dieu a préparées avant tous les siècles à ceux qui l'aiment ; nous, dis-je, à qui il a promis de faire voir face à face l'Epoux de cette Eglise sainte si resplendissant de lumière que les Chérubins mêmes n'osent le regarder, nous n'avons point de soin de purifier nos âmes, ni de les parer ; mais nous souffrons qu'elles demeurent toujours dans leurs défauts par une malheureuse négligence. »
Ayant parlé de la sorte il me prit par la main, et étant arrivés à son logis oùj j'avais une cellule, il entra dans sa chambre, et dit en se jetant contre terre et en se frappant l'estomac : « Jésus-Christ mon Seigneur et mon Maître ayez pitié de moi pauvre pécheur, qui sui si misérable que de n'avoir pas en toute ma vie pris autant de soin de parer mon âme, comme cette courtisane en a pris en un jour de parer son corps. De quels yeux oserai-je vous regarder ? Ou avec quelles paroles me justifierai-je en votre présence, puisque connaissant comme vous faites le fonds de mon cœur, il n'est pas en mon pouvoir de vous le cacher ? Malheureux pécheur que je suis, j'ai l'honneur de servir à votre autel ; et je ne m'en approche pas avec la pureté de conscience que vous désirez de moi. Cette femme s'est engagée à plaire aux hommes, et elle s'en acquitte très bien. Et moi je me suis engagé à vous plaire, je vous l'ai promis, et par une lâche négligence je vous manque de parole. Ainsi n'observant pas comme je dois vos commandements, je me trouverai dénué de toutes bonnes œuvres aussi bien dans le Ciel que sur la terre, Seigneur ; quelle espérance me reste-t-il donc, sinon votre miséricorde, par laquelle je crois fermement que vous me sauverez ? » Il parlait ainsi en accompagnant ses paroles de quantité de cris et de soupirs ; et le même jour nous célébrâmes la fête avec grande solennité.
CHAPITRE II.
Pélagie ayant entendu une prédication du saint Evêque Nonne, en est tellement touchée qu'elle se résout de se convertir et lui écrit sur ce sujet.
Le lendemain, qui était un dimanche, après avoir achevé les Mâtines, le saint Evêque Nonne me dit : « Mon frère le diacre, j'ai eu cette nuit un songe qui me trouble fort, d'autant que je ne sais ce qu'il signifie. Il me semblait que je voyais au coin de l'autel une colombe extrêmement noire et pleine d'ordure qui volait à l'entour de moi, et dont la puanteur était si grande que je ne pouvais la supporter ; ce qui dura jusques à ce que l'on eût achevé l'oraison des catéchumènes. Mais après que le diacre leur eut dit : « Retirez-vous », cette colombe ne parut plus. La liturgie des fidèles et le sacrifice étant achevés, et le peuple s'étant retiré, je sortis de l'église ; et cette même colombe revint aussi sale qu'auparavant et volait encore à l'entour de moi. Alors, étendant la main, je la pris, et la jetai dans le bassin de la fontaine qui est devant l'église, où lavant toutes ses ordures, elle sortit de l'eau aussi blanche que de la neige, et s'envola si haut vers le Ciel que je la perdis de vue. »
Ce saint homme m'ayant ainsi raconté son songe me prit par le bras, et nous arrivâmes avec les autres Evêques à la grande église où nous saluâmes celui d'Antioche, qui fit une exhortation. Tous les Evêques s'étant assis sur leurs trônes après qu'on eut commencé de célébrer la liturgie et lu le saint Evangile, l'Evêque prenant le livre le présenta au bienheureux Nonne, et le pria de vouloir instruire le peuple. Alors prenant la parole il leur fit un discours plein de cette divine sagesse qui était en lui, et qui n'avait rien d'affecté ou de subtil comme ceux des philosophes, ni de vain ou de superflu comme ceux de la plupart des hommes, mais était tout rempli du Saint Esprit, lequel anima de telle sorte les paroles sans fard dont il se servit pour représenter quel sera ce dernier jugement, et le bonheur éternel dont les gens de bien seront récompensés en l'autre vie, que tous les auditeurs en furent si extraordinairement touchés qu'ils noyèrent de leurs larmes le pavé de l'église.
La conduite de la miséricorde de Dieu voulut que cette courtisane dont j'ai parlé se trouva présente, et ce qui est étrange, elle était catéchumène, sans que toutefois elle eut jamais eu le moindre sentiment de ses péchés, ni fut jamais auparavant venue à l'église. Le saint Evêque Nonne prêchant donc en cette manière, la crainte de Dieu fit soudain une telle impression dans son cœur que, comme si elle eût désespéré de son Salut, elle commença à jeter de grands soupirs, et à verser des ruisseaux de pleurs, sans qu'il fût en son pouvoir de les retenir. En s'en allant elle dit à deux de ses gens : « Demeurez ici, et lorsque le saint Evêque Nonne sortira de l'église, suivez-le pour apprendre où il demeure, et me le venez dire. » Ses gens exécutant son commandement nous suivirent jusque dans Saint Julien où nous étions logés dans des cellules. Ce que lui ayant rapporté, elle envoya aussitôt par eux au saint Evêque des tablettes dans lesquelles ces paroles étaient écrites : « Au saint disciple de Jésus-Christ, une pauvre pécheresse disciple du Diable. J'ai appris que le Dieu que vous adorez est descendu du Ciel sur la terre, non pas pour l'amour des justes, mais afin de sauver les criminels ; qu'il s'est humilié jusques à cet excès que de s'approcher des publicains et que celui que les Chérubins n'osent regarder a conversé avec les pécheurs ; c'est pourquoi, Monseigneur, encore que vous n'ayez pas vu de vos yeux mortels Jésus-Christ ce Sauveur des hommes, qui n'a pas dédaigné de se faire voir auprès d'un puits à cette pécheresse de Samarie ; néanmoins ayant su par les Chrétiens quelle est votre sainteté, et le long temps qu'il y a que vous servez un si bon maître, je vous conjure de témoigner que vous êtes son véritable disciple, en ne méprisant pas le désir extrême que j'ai de m'approcher de lui, et de le voir un jour face à face par votre assistance. » Le saint Evêque lui répondit : « Dieu connaît tous vos sentiments, toutes vos pensées, et tous vos desseins, et vous ne sauriez lui rien cacher. Ainsi ne prétendez pas de le pouvoir tromper en me surprenant et en abusant de mon ignorance ; car encore que je sois un homme pécheur, je fais profession de le servir. Mais si vous avez un désir véritable de lui plaire, de vous instruire dans la foi, et d'entrer dans le chemin de la vertu, et que ces considérations vous portent à me vouloir parler, vous pouvez venir et me voir en la présence des autres Evêques avec qui je suis ; car je ne saurais vous l'accorder d'une autre manière. »
CHAPITRE III.
Pélagie étant allée trouver le saint Evêque Nonne en présence des autres Evêques, elle le contraint par ses instantes conjurations de la baptiser à l'heure même.
Cette lettre combla Pélagie d'une telle joie qu'après l'avoir lue diverses fois elle vint toujours courant à Saint Julien où nous étions, et l'ayant fait savoir au bienheureux Nonne, il assembla tous les Evêques qui logeaient au même lieu, et commanda qu'on la fît venir. Etant entrée, elle se jeta à ses pieds et lui dit en les embrassant : « Je vous conjure, Monseigneur, d'imiter Jésus-Christ votre maître, en me faisant ressentir les effets de votre bonté, et en rendant Chrétienne ; car je suis un abîme de péché, et un gouffre de toutes sortes d'iniquités. Je vous demande le baptême. »
Le Saint l'ayant à peine fait résoudre de se lever lui dit : « Les saints canons de l'Eglise défendent de baptiser une courtisane si elle ne donne des personnes croyables qui répondent pour elle qu'elle ne retombera jamais plus dans les mêmes péchés. » A ces paroles elle se jeta par terre, et embrassant encore les pieds du Saint les arrosa de ses larmes et les essuya de ses cheveux, puis lui dit : « Si vous différez de me baptiser quoique souillée de tant de péchés, je vous attribuerai tous ceux que je pourrai commettre à l'avenir, et vous rendrez compte à Dieu de mon âme. Si vous ne me tirez présentement de tous les crimes où je suis engagée, je souhaite que vous n'ayez jamais de part avec lui et avec ses Saints. Si vous ne m'offrez aujourd'hui à sa miséricorde, et si vous ne me faites renaître à une nouvelle vie pour me rendre digne d'être épouse de Jésus-Christ, je souhaite que vous le renonciez et que vous adoriez les idoles. »
Tous les Evêques et les Ecclésiastiques entendant une si grande pécheresse parler de la sorte, par l'ardent désir qu'elle avait de se réconcilier avec Dieu, avouèrent avec admiration et étonnement n'avoir jamais vu en aucune autre personne une foi semblables à la sienne, ni un tel désir de se sauver. Et ils m'envoyèrent à l'instant vers l'Evêque d'Antioche pour l'informer de tout ce qui s'était passé, et le supplièrent de commander à quelqu'une des veuves consacrées au service de l'Eglise de s'en venir avec moi. Cette nouvelle le remplit d'une extrême joie, et il dit tout haut en parlant du saint Evêque Nonne : « Ces grandes actions vous étaient réservées, mon Révérend Père, et je n'avais pas tort de croire que vous seriez la langue par laquelle Dieu parlerait pour toucher les cœurs. »
Aussitôt il envoya avec moi une dame nommée Romaine qui était la principale de ces saintes veuves. En arrivant elle trouva cette fille encore prosternée aux pieds du saint Evêque, qui à grand peine la put faire lever en lui disant en lui disant : « Levez-vous, ma fille, afin d'être exorcisée, et confessez tous vos péchés. » Elle répondit : « Si j'examine le fonds de mon cœur, je ne trouverai en moi aucune action qui soit innocente. Le poids de tout le sable de la mer n'égale pas celui de mes péchés, et en comparaison d'eux toutes ses eaux ramassées ensemble peuvent passer pour légères ; mais j'ai une ferme confiance en votre Dieu qu'il me les pardonnera, et me regardera d'un œil de miséricorde. » Alors le saint Evêque lui dit : « Comment vous appelez-vous ? » Elle répondit : « Mon véritable nom est Pélagie ; mais tous les habitants d'Antioche me nomment Perle, à cause de la grande quantité de perles et d'autres ornements dont je me suis trouvée enrichie par mes péchés ; car j'étais comme la boutique la plus parée et la plus magnifique qu'eut le Diable. » Le saint Evêque reprenant la parole lui dit : « Votre nom véritable est donc Pélagie ? » « Oui, Monseigneur, » répondit-elle. Alors il l'exorcisa, la baptisa, la confirma, et lui donna le siant corps de notre Seigneur. Romaine, cette sainte dame, lui servit de marraine, et la mena dans le lieu des catéchumènes à cause que nous y demeurions. Le saint Evêque Nonne me dit ensuite : « Mon frère le diacre, réjouissons-nous aujourd'hui avec les Anges de Dieu et contre notre coutume mangeons de l'huile et prenons du vin, pour témoigner la joie spirituelle que nous recevons du Salut de cette jeune femme. »
CHAPITRE IV.
Le Diable tente inutilement Sainte Pélagie, qui remet tout son bien entre les mains du saint Evêque Nonne, et donne la liberté à tous ses esclaves.
Etant à table, nous entendîmes une voix comme d'un homme qui se plaint d'une grande violence qu'on lui fait, et c'était le Diable qui criait ainsi, disant : « Misérable que je suis, pourquoi faut-il que ce décrépit vieillard me fasse souffrir de la sorte ? Ne te suffit-il pas de m'avoir ravi trente mille âmes d'entre les Sarrasins et de les avoir offertes à ton Dieu ? Ne te suffit-il pas de m'avoir aussi arraché d'entre les mains et de lui avoir offert en la même sorte la ville d'Héliopolis qui était à moi, et dont tous les habitants m'adoraient ? Faut-il encore que tu m'enlèves maintenant la plus grande espérance qui me restait ? Et penses(tu que je puisse supporter plus longtemps tes persécutions ? Oh ! Que de maux me fait endurer ce malheureux homme ! Maudit soit le jour auquel tu es né ! Toute mon espérance m'est ravie et tu me fais verser des torrents de larmes. » Cet esprit infernal criant ainsi à haute voix, et se plaignant devant la porte, tous ceux qui se trouvèrent présents l'entendirent ; puis s'adressant à cette nouvelle baptisée : « Est-ce ainsi, Pélagie, » dit-il, « que vous me traitez ? Est-ce ainsi que vous imitez mon cher Judas, en me trahissant maintenant de même qu'après avoir été couronné d'honneur et de gloire et établi Apôtre, il trahit son maître ? » Le saint Evêque Nonne l'entendant parler de la sorte dit à Pélagie : « Renoncez-le, et faites le signe de la croix ». Ce qu'ayant fait et soufflé contre lui, il disparut aussitôt.
Deux jours après, la servante de Dieu Pélagie étant couchée avec sa sainte marraine et dormant, le Diable lui apparut, la réveilla, et lui dit : « Perle, dites-moi, je vous prie, ai-je manqué à vous enrichir d'or et d'argent, et à vous donner quantité de pierreries pour vous parer ? Vous ai-je fâchée en quelque chose ? Dites-le moi, je vous prie, afin que je répare la faute ; et je ne vous demande rien sinon que vous ne me rendiez pas le sujet du mépris et de la risée des Chrétiens. » A ces paroles, elle fit le signe de la Croix, et soufflant contre cet esprit malheureux, lui dit : « Mon Dieu, qui m'a arrachée d'entre tes mains et reçue dans sa couche céleste, prendra ma défense contre toi. » A ces mots le Diable disparut.
Sainte Pélagie, le troisième jour d'après son baptême, dit à celui de ces gens à qui elle confiait tout ce qu'elle avait : « Allez dans ma garde-robe; faites l'inventaire de tout ce qui est tant en or qu'en argent, en pierreries et en habits, et apportez-le moi. » Ce qu'ayant exécuté, elle fit appeler le saint Evêque Nonne par Sainte Romaine, et lui dit en lui mettant ce papier entre les mains : « Monseigneur, voilà tout le bien dont le démon m'a enrichie. Je le remets en la disposition de votre Sainteté, afin que vous en ordonniez selon ce que vous jugerez pour le mieux ; car quant à moi, je ne désire maintenant d'autres richesses que celles de Jésus-Christ mon Sauveur. » Le saint Evêque fit aussitôt venir le plus ancien des trésoriers de l'Eglise, et en la présence de Pélagie lui mit cet inventaire entre les mains et lui dit : « Je vous conjure par l'indivisible Trinité de n'employer rien de tout ceci au profit de l'Evêque ni de l'Eglise ; mais de le distribuer entièrement aux veuves, aux orphelins, et aux pauvres, afin que s'il a été mal acquis il soit au moins bien employé, et que les richesses d'une pécheresse deviennent des trésors de Justice. Que si vous violez le serment que je vous oblige d'en faire et en détournez quelque chose ou par vous ou par autrui, la maison de quiconque commettra ce crime sera remplie d'anathème, et il sera traité comme ceux qui crièrent : « Qu'il soit crucifié ! Qu'il soit crucifié ! »
Pélagie fit venir ensuite tous ses esclaves tant hommes que femmes, et leur donnant à tous de sa propre main, avec la liberté, des chaînes d'or, leur dit : « Hâtez-vous de vous affranchir de la servitude de ce siècle corrompu et plein de péchés, afin que comme nous y avons passé quelque temps ensemble, nous jouissions aussi tous ensemble éternellement de cette vie qui est seule très heureuse, et dont les félicités ne sont traversées ni de douleurs ni de déplaisirs. »
CHAPITRE V.
Sainte Pélagie s'en va secrètement à Jérusalem, et bâtit une cellule sur le mont des Oliviers, où s'étant recluse et prenant le nom de Pélage, elle y demeura jusques à la mort.
Le huitième jour d'après son baptême, qui est celui auquel on quitte la robe blanche qu'on y a reçue, Sainte Pélagie se leva secrètement la nuit, et dépouillant cette robe se revêtit d'un cilice et d'un méchant manteau du bienheureux Evêque Nonne ; et depuis ce jour, on ne la revit jamais plus à Antioche. Sainte Romaine pleurant amèrement, le saint Evêque la consola et lui dit : « Ne pleurez point, ma fille ; mais au contraire ayez une extrême joie de ce que Pélagie a choisi la meilleure part, à l'imitation de Marie que notre Seigneur préfère à Marthe dans l'Evangile. » Sainte Pélagie s'étant retirée de la sorte s'en alla à Jérusalem, et bâtit une cellule sur le mont des Oliviers où notre Seigneur fit sa prière. A quelque temps de là tous les Evêques qui étaient assemblés à Antioche s'en retournèrent chacun en leur diocèse.
Trois ou quatre ans après, je désirai d'aller à Jérusalem pour y adorer la résurrection glorieuse de notre Seigneur Jésus-Christ ; et ayant demandé congé à mon saint Evêque, ilme dit en me l'accordant : « Mon frère le Diacre, lorsque vous serez à Jérusalem, enquérez-vous d'un Solitaire eunuque nommé Pélage, qui y est reclus depuis plusieurs années, et allez le voir ; car il vous pourra beaucoup servir. » Or en disant cela, il me parlait de la servante de Dieu Pélagie,mais obscurément.
Etant arrivé à Jérusalem, et ayant adoré la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ, je m'enquis le lendemain du serviteur de Dieu, et le trouvai sur le mont des Oliviers dans une cellule fermée de tous côtés et où il y avait seulement une fort petite fenêtre, àlaquelle ayant frappé, elle me l'ouvrit et me reconnut, mais je ne la reconnus point ; car comment l'aurais-je pu puisque l'ayant vue auparavant dans une beauté incroyable, elle avait lors les yeux enfoncés et le visage tout décharné par les longues austérités de son extrême pénitence ? Elle me dit : « D'où venez-vous, mon frère ? » « Je viens vous trouver », lui répondis-je, »par le commandement de Nonne, mon Evêque. » « C'est un véritable Saint », répliqua-t-elle, « et je le supplie de prier Dieu pour moi. » En achevant ces paroles, elle ferma la fenêtre, et commença à chanter Tierce. Je me mis en prière auprès de sa cellule, et puis m'en allai avec beaucoup de consolation d'avoir vu cette personne angélique.
A mon retour de Jérusalem, je visitai les frères par les monastères, et trouvai que Pélage y était en très grande réputation ; ce qui me fit résoudre de le retourner voir, afin de profiter de ses salutaires instructions. Etant arrivé à sa cellule, ayant frappé à la fenêtre, et l'ayant même appelé par son nom, voyant qu'il ne me répondait point, je continuai les deux jours suivants à faire la même chose, mais aussi inutilement que le premier. Alors, je dis en moi-même : Ou il n'y a personne ici, ou au moins le Solitaire qui y était s'en est allé. Puis, étant poussé d'un instinct de Dieu, j'ajoutai: Il faut que je vois s'il ne serait point mort. Ayant achevé ces paroles, j'ouvris la petite fenêtre, et regardant dans la cellule, j'aperçus qu'il était mort.Aussitôt je refermai la fenêtre, et l'ayant bouchée avec de la terre, je courus dire dans Jérusalem à ceux avec qui je demeurais, que le Solitaire Saint Pélage qui menait une vie si admirable s'était endormi du sommeil des Justes. Aussitôt ces Saints Pères accompagnés des Solitaires de divers Monastères vinrent à la cellule, qui ayant été ouverte et le saint corps en ayant été tiré, on le mit avec grande vénération sur un drap d'or enrichi de pierres précieuses ; puis ces Saints Pères le frottant avec de la myrrhe connurent que c'était une femme ; ce qui les ayant extraordinairement étonnés et voulant cacher au peuple cette merveille, ce ne fut pas en leur puissance d'y parvenir. Alors ils crièrent à haute voix : « Jésus-Christ notre Seigneur et notre maître, gloire vous soit rendue à jamais de tant de richesses cachées que vous avez sur la terre non seulement dns les hommes, mais aussi dans les femmes. » Le bruit s'en étant répandu de tous côtés, tous les Monastères de vierges tant de Jéricho que du Jourdain où notre Seigneur fut baptisé, vinrent avec des cierges allumés en chantant des hymnes ; et ces saintes reliques étant portées par ces Saints Pères furent mises dans l'église.
Voilà quelle a été la ve d'une courtisane. Voilà quelles ont été les actions d'une personne dont le Salut semblait être désespéré ; et je supplie Dieu qu'au jour du Jugement nous jouissions avec elle des effets de sa miséricorde, lui à qui reviennent l'honneur, la puissance et la gloire aux siècles des siècles. Amen.
LA VIE DE SAINTE MARIE
L'EGYPTIENNE
PENITENTE,
écrite par SOPHRONE Evêque de Jérusalem.
AVANT-PROPOS.
C'est une chose louable de cacher le secret des rois ; mais il y a de la gloire à publier les œuvres de Dieu, ainsi que l'Ange le dit à Tobie lorsqu'il eut recouvert la vue d'une manière miraculeuse, et qu'ayant été garanti de tant de périls il éprouva les effets de l'amour et de l'assistance de Dieu ; car il est fort dangereux de découvrir les secrets des princes ; et c'est au contraire un grand préjudice pour les autres que de taire les actions illustres que Dieu fit en faveur des hommes par l'excès de sa bonté et de sa miséricorde. C'est pourquoi craignant de couvrir par le silence des merveilles toutes divines, et de tomber par un juste jugement dans la même condamnation de ce lâche serviteur qui au lieu de faire profiter le talent qu'il avait reçu le cacha dans la terre, je me garderai bien d'ensevelir dans les ténèbres une histoire aussi sainte qu celle qui est venue à ma connaissance. Et on ne doit pas appréhender d'ajouter foi à ce que je vais écrire par l'étonnement que donneront des actions si extraordinaires ; car Dieu me garde d'être menteur en des matières saintes, et de violer la vérité dans des choses qui regardent sa gloire ; je n'aurai point de part au danger où se mettront ceux qui ne comprenant que les choses basses, et jugeant indignement de la grandeur d'un Dieu qui s'est fait homme, n'ajouteront point de foi à ce discours. Et s'il se trouve des personnes qui après l'avoir lu refusent d'y donner la créance et l'admiration que mérite une histoire si miraculeuse, je prie Dieu qu'il ait pitié d'eux et leur ouvre l'esprit pour entendre sa sainte parole, afin qu'ils ne se rendent pas coupables par le mépris de tant de miracles qu'il a résolu de toute éternité de faire en faveur de ses élus, ainsi qu'ils font lorsque considérant seulement la faiblesse de la nature humaine, ils jugent impossible tout ce qu'on leur dit des actions extraordinaires des Saints.
Je vais donc commencer cette narration, que j'écrirai mot à mot selon que l'on sait qu'elle s'est passée de notre temps, et qu'elle m'a été rapportée par un saint homme nourri dans la science et dans la pratique des choses divines. Et que personne, ainsi que je l'ai déjà dit, ne se laisse aller à l'incrédulité comme s'il était impossible qu'un si grand miracle se fut fait de notre temps, puisque la Grâce de Dieu qui de siècle en siècle passe dans les âmes des Saints, les rend ses amis et fait des Prophètes, ainsi que Salomon nous l'apprend par la connaissance qu'il lui en avait donnée. Mais il ne faut pas différer davantage à raconter ce grand et généreux combat de l'illustre et Sainte Marie l'Egyptienne, et à dire de quelle sorte elle fint ses jours sur la terre.
CHAPITRE I.
L'Abbé Zosime qui était un Solitaire de très grande vertu étant tenté de quelques pensées de vanité, il se présenta un homme à lui qui lui dit d'aller en un Monastère proche du Jourdain où il alla, et y fut reçu.
Il y avait dans un Monastère de la Palestine un homme nommé Zosime, qui ayant dès son enfance été instruit avec très grand soin dans les exercices de la vie solitaire, et élevé saintement, faisait reluire dans ses paroles et dans ses actions une véritable piété. Sur quoi on ne doit pas s'imaginer que je veuille parler de ce Zosime accusé d'enseigner des erreurs en ce qui regarde la créance ; puisque ce sont deux diverses personnes et très différentes encore qu'elles portent un même nom. Celui-ci demeura premièrement en un Monastère de la Palestine, et passant par tous les exercices de la vie solitaire se rendit recommandable par la pureté de ses mœurs et par sa ferveur dans la pénitence, car il observait inviolablement toutes les instructions que ceux qui avaient été nourris dès leur plus tendre jeunesse dans cette sainte manière de vivre lui donnaient pour le rendre capable de soutenir les combats qui se présentent dans la pratique exacte de ces règles, et ne se contentant pas de cela, il y ajoutait encore beaucoup de lui-même, par le désir qu'il avait d'assujettir sa chair à son esprit. Ainsi on n'a jamais remarqué qu'il ait manqué en la moindre chose, et il accomplissait si parfaitement tout ce qu'on peut désirer en un Solitaire, qu'on en a souvent vu plusieurs autres, tant des environs que des provinces fort éloignées venir vers lui, et par ses instructions et ses exemples se porter avec beaucoup plus d'ardeur qu'auparavant dans les saints exercices de la pénitence.
Ayant tant d'excellentes qualités, il méditait sans cesse l'Ecriture sainte ; car soit qu'il fût couché pour prendre quelque repos, ou qu'il fût levé, ou qu'il travaillât de ses mains, ou qu'il mangeât, son esprit s'occupait toujours à cet heureux objet qui lui était devenu si familier, et il ne discontinuait jamais cet ouvrage qu'il avait si à cœur qui était de chanter des psaumes et de méditer l'Ecriture sainte. Ainsi s'étant rendu digne d'avoir l'esprit éclairé de Dieu, ceux qui vivaient avec lui assurent qu'il était souvent favorisé de visions ; ce qui n'est ni étrange ni incroyable ; car puisque notre Seigneur dit (Matth. 5) que « ceux qui ont le cœur pur sont bienheureux à cause qu'ils verront Dieu », à combien plus forte raison ceux qui ont purifié leur chair, qui sont toujours demeuré dans l'abstinence, et dont l'esprit ne s'est jamais endormi dans le chemin de la piété, peuvent-ils avoir les yeux éclairés de ses divines lumières pour marque du bonheur qui les attend dans l'autre vie, où ils le verront éternellement dans sa majesté et dans sa gloire.
Zosime disait lui-même qu'il avait comme au sortir de la mamelle été mis en ce Monastère, où il avait vécu jusques à cinquante-trois ans dans l'observance des règles de la vie solitaire. Et un jour se trouvant tenté de quelques pensées qui lui faisaient croire qu'il était parfait en toutes choses, et qu'il se pouvait passer des instructions de qui que ce fût, il parlait ainsi en lui-même : « Y a -t-il quelque Solitaire dans le monde qui me puisse rien enseigner de nouveau, ou me montrer quelque chose dans cette sainte manière de vivre que je n'aie pas déjà accomplie par mes actions ? Et se trouve-t-il quelqu'un qui m'y surpasse ? Comme il s'entretenait de ces pensées et d'autres semblables, il se présenta un homme devant lui qui lui dit : « O Zosime, il est vrai que tu as combattu généreusement, et autant qu'un homme le pouvait faire. Il est vrai que tu as fort bien couru dans la carrière de la vie solitaire. Mais il n'y a point d'homme qui se puisse vanter d'être parfait, d'autant qu'encore que tu ne le saches pas, le combat présent est plus difficile à soutenir que celui qui est passé. Et afin que tu connaisses qu'il y a beaucoup d'autres voies pour arriver au Salut que celle que tu as suivie, sors de ton pays, sors d'avec tes proches, sors de la maison de ton père ainsi que le grand Patriarche Abraham, et va-t'en au Monastère qui est le long du Jourdain. »
Zosime suivant celui qui lui avait ainsi parlé sortit du Monastère où il avait été nourri dès son enfance, et étant arrivé au bord du Jourdain qui est le plus saint de tous les fleuves, il fut conduit par ce même homme au Monastère où Dieu lui avait commandé d'aller. Ayant frappé à la porte et parlé au portier, ce frère l'alla dire à son Abbé, qui vint le recevoir, et connaissant à son habit et à sa contenance que c'était un Solitaire, après que Zosime se fut mis à genoux selon la coutume des Solitaires, et lui eut donné sa bénédiction, il lui dit : « D'où venez-vous, mon Frère ? Et quel sujet vous amène vers de pauvres Solitaires ? » Zosime lui répondit : « Je n'estime pas nécessaire, mon Père, de vous dire d'où je viens, et je pense qu'il suffit que vous sachiez que ce qui m'amène est le désir de trouver ici des sujets d'édification ; car j'ai appris des choses si avantageuses de ce Monastère et si dignes de louanges, qu'elles sont capables de porter des hommes à s'unir à Dieu. » L'Abbé lui répartit : « Mon frère, Dieu qui seul peut guérir les infirmités des âmes veuille par sa Grâce vous instruire et nous aussi de ses commandements, et conduire nos pas pour marcher dans ses saintes voies ; car il n'y a point d'homme qui soit capable de faire avancer les autres dans la vertu ; mais il faut que chacun veille soigneusement sur soi-même, et que sans élever trop haut ses pensées, il fasse ce qui lui est le plus avantageux pour arriver à la perfection, Dieu coopérant avec lui. Toutefois puisque comme vous dites la charité de Jésus-Christ vous amène ici pour y voir de pauvres Solitaires, vous pouvez demeurer avec nous si c'est votre dessein ; et ce bon pasteur qui a donné sa vie pour notre Salut, et qui appelle ses brebis chacune par leur nom, nous nourrira par la Grâce de son Saint Esprit. L'Abbé ayant achevé ces paroles, Zosime mit encore le genou en terre, et après avoir reçu sa bénédiction lui répondit : « Amen », et demeura dans ce Monastère.
CHAPITRE II.
De la perfection avec laquelle on vivait en ce Monastère, dont les Solitaires passaient quasi tout le Carême dans le désert.
Il vit là des vieillards vénérables de visage, admirables dans leurs actions, fervents en esprit, et qui servaient Dieu sans discontinuation quelconque. Il n'y avait point d'heure dans la nuit que l'on n'y chantât des psaumes, et durant le jour ils les avaient toujours en la bouche, et travaillaient sans cesse de leurs mains. On ne savait là ce qu'étaient des entretiens inutiles. Ils n'avaient pas la moindre pensée de l'argent ni des autres choses temporelles, et à peine en connaissaient-ils le nom ; mais ils employaient toute l'année à considérer quel est le néant de cette vie qui n'est qu'un passage plein de douleurs et de misères, et à méditer des choses semblables. Une seule leur paraissait importante, et ils travaillaient tous avec ardeur pour l'acquérir, qui est de se réputer comme morts au siècle auquel ils avaient renoncé en quittant le monde, et généralement à toutes les choses qui en dépendent. Vivant ainsi comme s'ils ne vivaient plus, ils nourrissaient leur esprit d'une nourriture qui ne leur manquait jamais, qui est la parole de Dieu, et leur corps de pain et d'eau seulement, afin d'avoir plus de sujet d'espérer en la miséricorde de leur maître. Zosime, ainsi qu'il le disait depuis, considérant cette sainte manière de vivre en était extrêmement édifié, et était incité par ces exemples à s'avancer dans la perfection, trouvant des personnes qui travaillaient si puissamment avec lui pour l'acquérir, et qui faisaient voir avec tant de bonheur un nouveau Paradis sur la terre.
Peu de jours après le temps s'approcha qui est ordonné aux Chrétiens par la tradition de l'Eglise pour célébrer le saint jeûne du Carême, et pour purifier leurs âmes afin de se rendre dignes de voir les jours de la mort et de la résurrection de notre Sauveur. Or ces Solitaires accomplissaient toutes leurs fonctions sans y être troublés en aucune sorte, parce que l'on n'ouvrait jamais la principale porte de la maison si quelque Solitaire n'y venait pour des affaires nécessaires, à cause que ce lieu était un lieu de solitude ; et qui non seulement n'était point fréquenté,mais n'était pas connu de la plupart de ceux mêmes qui en étaient voisins ; et cette règle s'y observait depuis l'établissement du Monastère. Ce qui me fait croire que ce fut pour cette raison que Dieu y envoya Zosime.
Je veux ici rapporter l'ordre qu'observaient ces Solitaires. Le premier dimanche de Carême on célébrait selon la coutume les divins mystères, et chacun recevait le corps et le sang précieux de notre Seigneur Jésus-Christ qui donne la vie aux âmes. Puis, après avoir un peu mangé à l'ordinaire, ils s'assemblaient dans l'oratoire, oùayant fait oraison à genoux ils se donnaient les uns aux autres le saint baiser, et mettant encore les genoux en terre ils embrassaient leur Abbé et lui demandaient sa bénédiction, afin d'être assistés de ses prières dans le combat qu'ils s'en allaient entreprendre. On ouvrait ensuite toutes les portes du Monastère, et lors en chantant tous d'une voix ce psaume (Ps.26) : « Le Seigneur est malumière et mon Salut, qui craindrai-je ? Le Seigneur est le protecteur de ma vie, qui sera capable de m'épouvanter ? » Ils sortaient, ne laissant qu'un ou deux des frères dans le Monastère, non pas pour garder ce qui y était, puisqu'ils n'avaient rien qui soit propre pour des voleurs, mais afin de ne laisser pas leur oratoire sans que quelqu'un y chantât les louanges de Dieu. Chacun portait avec soi de quoi vivre selon qu'il le voulait ou le pouvait et selon son besoin, les uns des figues, les autres des dattes ; les autres des légumes trempés dans de l'eau, et il y en avait qui ne portaient que leur corps, et leur habit, mangeant seulement des herbes qui croissent dans le désert lorsqu'ils étaient pressés de la faim. Chacun était sa règle à soi-même, et c'était une loi inviolablement observée entre eux de ne s'informer point de quelle sorte et dans quelle abstinence ils avaient vécu durant ce temps. Pour ce sujet ils passaient aussitôt le Jourdain, et s'éloignant fort les uns des autres ils ne se rejoignaient plus, la solitude leur tenant lieu de toutes les compagnies qu'on pourrait trouver dans les villes. Et s'ils voyaient de loin venir vers eux quelqu'un de leurs frères, ils se détournaient aussitôt de leur chemin et s'en allaient d'un autre côté, vivant ainsi pour Dieu seul et pour eux-mêmes, chantant très souvent des psaumes, et ne mangeant qu'à certain temps. Après avoir jeûné de la sorte, ils s'en retournaient au Monastère avant le jour de la Résurrection glorieuse de Jésus-Christ notre Sauveur qui est la vie de nos âmes, et s'y trouvaient tous en ce dimanche que la sainte Eglise célèbre avec des rameaux de palmes. Chacun remportait avec lui le témoignage que lui rendait sa propre conscience de la manière dont il avait travaillé dans sa retraite, et des semences qu'il avait jetées dans son âme pour la rendre forte et généreuse à entreprendre de nouveaux travaux pour le service de Dieu ; et ils ne se demandaient jamais les uns aux autres, ainsi que j'ai dit, comment ils avaient passé ce temps de séparation et de solitude.
Voilà quelle était la règle de cette maison laquelle s'y observait parfaitement, et de quelle sorte chacun de ces Solitaires s'unissait à Dieu dans ce désert, et combattait contre lui-même pour se rendre agréable à lui seul et non pas aux hommes, sachant que toute les choses qu'on fait pour l'amour des hommes et à dessein de leur plaire nuisent au lieu de servir à ceux qui les font.
CHAPITRE III.
Zosime étant allé durant le Carême dans le désert avec ces autres Solitaires aperçoit la figure d'une créature humaine qui fuyait devant lui, et la suit jusques à un lieu creusé par un torrent.
Zosime donc selon la coutume de ce Monastère passa le Jourdain, ne portant que son habit et quelque peu de chose pour vivre. Ainsi il observait la règle, et en traversant cette solitude il ne prenait de la nourriture que lorsque la nécessité l'y obligeait ; il se couchait sur la terre au lieu où la nuit le surprenait pour se reposer et dormir un peu ; et aussitôt que le point du jour était venu, il commençait à se hâter de marcher, ayant continuellement dans l'esprit, ainsi qu'il le disait depuis, le désir d'entrer plus avant dans ce désert, par l'espérance d'y trouver quelque bon Père qui y demeurât, et dont il pût apprendre quelque chose ; et il avançait sans cesse de la sorte, comme s'il fût allé vers quelque personne qu'il eût connue. Après avoir marché durant vingt jours, l'heure de Sexte étant venue, il s'arrêta un peu, et se tournant du côté de l'Orient fit sa prière ordinaire ; car il avait accoutumé à certaines heures du jour de s'arrêter pour chanter des psaumes étant debout, et faire oraison à genoux.
Lors donc qu'il chantait des psaumes et que d'un regard fixe il avait les yeux élevés vers le Ciel, il vit à sa main droite comme l'ombre d'un corps humain ; ce qui le remplit d'abord d'étonnement et de crainte, croyant que c'était une illusion du Diable ; mais après s'être armé du signe de la Croix et avoir perdu toute appréhension, étant déjà arrivé vers la fin de sa prière, il vit en tournant les yeux quelqu'un qui véritablement marchait très vite vers l'Occident : Or ce qu'il voyait était une femme, dont l'ardeur du soleil avait rendu le corps extrêmement noir, et qui avait les cheveux aussi blancs que de la laine, mais si courts qu'ils ne lui allaient que jusqu'au cou.
Zosime voyant ce que je viens de dire et se réjouissant dans l'espérance de recevoir la consolation qu'il souhaitait, courut de toute sa force vers l'endroit où ce qui lui paraissait se hâtait d'aller ; car sa joie était très grande, parce que durant tout le temps qu'il avait marché dans ce désert il n'y avait vu aucune forme ni d'homme ni de bêtes sauvages, ni d'oiseaux, ni d'autres animaux quelconques, ce qui augmentait son désir de savoir ce que c'était qui lui apparaissait, espérant d'en tirer un grand avantage. Mais elle voyant Zosime qui la suivait commença en fuyant à prendre sa course vers le fonds du désert. Sur quoi Zosime oubliant la faiblesse de son âge et ne considérant point le travail du chemin, courut avec grande vitesse par le désir qu'il avait de voir de plus près ce qui fuyait devant lui ; et courant ainsi plus fort qu'elle, il s'en approchait toujours.
Lorsqu'il fut en telle disatnce qu'elle pouvait entendre sa voix, il lui cria en pleurant : « Serviteur de Dieu, pourquoi fuyez-vous ce pécheur et ce pauvre vieillard ? Qui que vous soyez, je vous conjure par le Dieu pour l'amour duquel vous passez votre vie dans cette affreuse solitude de vouloir bien me souffrir ; je vous en conjure par l'espérance que vous avez d'être un jour récompensé de tant de travaux. Arrêtez-vous et ne refusez pas votre bénédiction et vos prières à celui qui vous les demande au nom de Dieu, qui n'a jamais rejeté personne. » Zosime mêlant ainsi ses conjurations à ses larmes,ils arrivèrent tous deux en courant en un certain lieu que les eaux d'un torrent avaient creusé, et lors ce qui fuyait ainsi devant lui y descendit, et monta après de l'autre côté. Zosime continuant à crier et ne pouvant passer outre demeura au-deçà de ce torrent qui était à sec, et redoubla de telle sorte ses pleurs et ses soupirs que l'on entendait encore de plus loin le bruit de ses plaintes.
CHAPITRE IV.
Ce qui fuyait ainsi devant Zosime s'arrête après avoir passé le torrent, et lui dit qu'elle était une femme. Ils demeurèrent longtemps à se demander leur bénédiction l'un à l'autre, et puis s'étant mis en oraison Zosime la voit élevée en l'air.
Alors cette personne qui s'enfuyait ainsi lui dit : « Abbé Zosime, je vous prie au nom de Dieu de me pardonner de ce que je ne puis me tourner pour vous parler à cause que je suis une femme, et que comme vous voyez je suis toute nue, mais si vous désirez d'assister de vos prières une pauvre pécheresse, jetez-moi votre manteau, afin que je puisse m'en couvrir et ainsi me tourner vers vous pour recevoir votre bénédiction. » Zosime fut surpris d'un merveilleux étonnement mêlé de crainte et comme transporté hors de lui-même en entendant ces paroles ; car étant un homme excellent et que la Grâce de Dieu avait rempli d'une très grande prudence, il jugea bien que cette femme ne l'ayant jamais vu ni entendu parler de lui, ne l'avait pas ainsi nommé par son nom sans une Grâce toute particulière de Dieu. Il exécuta donc très promptement ce qu'elle lui avait ordonné, et après avoir détaché son manteau il le lui jeta en lui tournant le dos.L'ayant reçu elle s'en couvrit la plus grande partie du corps, et s'étant enveloppée de la sorte se tourna vers Zosime et lui dit : « Mon Père, quel dessein vous a porté à voir une pécheresse, et que désirez-vous de savoir et d'apprendre de moi pour n'avoir point appréhendé un aussi grand travail que celui que vous avez souffert à venir jusques ici ? »
Zosime se prosternant en terre lui demandait sa bénédiction ainsi qu'on a coutume de la demander, et elle, se prosternant de son côté,lui demandait aussi la sienne.
Ils demeurèrent ainsi fort longtemps, et enfin elle lui dit : « Mon Père, c'est à vous de me donner la bénédiction et de faire la prière, puisque vous êtes honoré du caractère de la prêtrise, et qu'il y a tant d'années que servant au saint autel vous pénétrez par la Grâce et la lumière que Dieu vous donne les secrets et les mystères de Jésus-Christ. » Ces paroles ayant augmenté la crainte et l'émotion de Zosime, on voyait trembler ce saint vieillard et la sueur couler à grosses gouttes de son visage. Ainsi n'ayant plus du tout de force et étant comme prêt à rendre le dernier soupir,il lui dit : « O ma mère spirituelle, je connais assez par ce peu que je vous ai vue que vous êtes déjà toute avec Dieu, et que vous ne vivez plus quasi sur la terre ; et il est aisé de juger qu'il vous a fait des faveurs très extraordinaires, puisque sans m'avoir jamais vu vous m'avez appelé par mon nom ; mais d'autant que dans la dignité des fonctions où l'on est appelé, il ne s'ensuit pas que l'on ait une Grâce égale à la charge qu'on exerce, et qu'elle se connaît principalement par les effets merveilleux qu'elle fait produire aux âmes, bénissez-moi pour l'amour de Dieu, et m'assistez de vos prières, afin de me rendre digne d'imiter votre vertu. »
Alors ayant compassion de l'opiniâtreté du saint vieillard, elle dit : « Béni soit le Seigneur qui opère le Salut des âmes. » Sur quoi Zosime ayant répondu : « Amen », ils se levèrent tous deux, et elle lui dit : « Qui vous a donc amené vers une pécheresse telle que je suis ? Toutefois puisque le Saint Esprit vous a conduit ici par sa Grâce, afin de me rendre quelque assistance proportionnée à ma faiblesse, dites-moi, je vous prie, de quelle sorte les Chrétiens se conduisent aujourd'hui, de quelle sorte agissent les empereurs, et de quelle sorte le troupeau de Jésus-Christ est maintenant gouverné dans la sainte Eglise. » Zosime lui répondit : « Ma Mère, Dieu a accordé à vos saintes prières une paix assurée aux fidèles. Et ne refusez pas, je vous supplie, en son nom à un Solitaire bien qu'indigne, la consolation que je vous demande pour l'amour de Jésus-Christ de le prier pour tout le monde, et particulièrement pour ce pauvre pécheur, afin que je n'aie point fait inutilement un si long et si laborieux chemin au travers de cette vaste solitude. » Elle lui répondit : « Mon Père, je vous ai déjà dit que c'est à vous qui êtes honoré du Sacerdoce à prier pour tout le monde et pour moi aussi, puisque c'est une des fonctions auxquelles votre vocation vous oblige ; mais d'autant que l'obéissance est l'une des choses qui nous est la pus recommandée, je ferai de bon cœur ce que vous m'ordonnerez. » En achevant ces paroles, elle se tourna du côté de l'Orient, et élevant ses yeux vers le Ciel et étendant ses mains elle commença à prier en remuant seulement les lèvres, et sans que l'on pût entendre une seule de ses paroles. Zosime, comme il l'a rapporté depuis, demeura tout étonné, et sans dire mot baissa la vue contre terre, puis voyant qu'elle continuait très longtemps à demeurer en oraison, il leva un peu les yeux et vit qu'elle était élevée de terre d'une coudée, et qu'elle priait ainsi suspendue en l'air ; ce qu'il prenait Dieu à témoin être très véritable. Alors il fut rempli d'une si extrême appréhension que tout trempé de sueur il se jetait par terre sans oser parler, et disait seulement en lui-même : « Seigneur, ayez pitié de moi. »
CHAPITRE V.
Zosime voyant cette femme ainsi élevée en l'air craignit que ce ne fût un Démon. Sur quoi elle lui dit quelle avait été sa pensée ; et il la conjura ensuite de lui raconter toute l'histoire de sa vie.
Comme il était en cet état il lui vint une tentation que ce ne fût quelque malin esprit qui fit semblant de prier. Sur quoi cette femme se tournant vers lui, et le relevant lui dit : « Pourquoi, mon Père, vos pensées vous portent-elles à vous scandaliser sur mon sujet, en vous faisant croire que je ne suis qu'un esprit et que mon oraison n'est qu'une feinte ? Ne doutez point que je ne sois une femme et une pauvre pécheresse ; mais telle que je suis j'ai reçu le saint baptême, et bien éloignée d'être un esprit, je ne suis que poudre et que cendre, je ne suis que chair, et n'ai pas seulement l'esprit de concevoir les choses spirituelles. » En achevant ces paroles elle fit le signe de la croix sur son front, sur ses yeux, sur ses lèvres, et sur son estomac ; et puis elle ajouta encore : « Mon Père, Dieu nous délivre, s'il lui plaît, et du Démon et de tout ce qui vient de lui ; car il nous porte sans doute une très grande envie. »
Le vieillard à ces paroles se prosterna à ses pieds et lui dit en pleurant : « Je vous conjure par notre Seigneur Jésus-Christ notre véritable maître qui a daigné pour notre Salut tirer naissance d'une Vierge, et pour l'amour duquel vous vous êtes revêtue de cette nudité et lui avez fait un sacrifice de votre corps afin de lui être agréable, ne cachez rien je vous supplie à votre serviteur, mais dites-moi qui vous êtes, d'où vous êtes, en quel temps et pour quelle cause vous êtes venue dans cette solitude, et généralement toutes les choses qui vous regardent, afin de me faire connaître par là la grandeur des œuvres de Dieu (Eccl. 10).Car quelle utilité peut apporter un trésor caché et une science qu'on ne déclare point, ainsi que dit l'Ecriture ? Dites-moi donc toutes choses pour l'amour de Dieu sans en faire aucun scrupule, puisque ce ne sera pas par vanité, mais pour satisfaire ce pauvre pécheur encore qu'il en soit indigne. Et je prends à témoin le même Dieu auquel seul vous vivez, et avec lequel vous conversez continuellement, que je crois n'avoir été amené en cette solitude que par le dessein qu'il a eu de rendre manifeste tout ce qui s'est passé sur votre sujet, puisqu'il n'est pas en notre puissance de résister à ses volontés, et que si notre Seigneur Jésus-Christ n'avait eu dessein de vous faire connaître et de faire savoir les combats que vous avez soutenus pour son service, il n'aurait jamais permis que personne vous eût vue, et dans la faiblesse où j'étais qui me permettait à peine de sortir de ma cellule, il ne m'aurait pas donné la force de faire avec tant de diligence un si long chemin. »
Parlant ainsi et ajoutant plusieurs choses semblables, cette femme le releva et lui dit : « Pardonnez-moi, mon Père, si je meurs de honte de vus faire entendre quelle a été l'infamie de mes actions. Toutefois comme vous avez vu que j'étais nue, je vous les découvrirai aussi à nu, afin que vous connaissiez de quelle sorte mes impuretés ont rempli mon âme de confusion et de honte. Et je suis bien éloignée, ainsi que vous l'avez dit, de vouloir raconter par quelque sentiment de vanité les choses qui me regardent ; car de quoi me pourrais-je glorifier, ayant été un vaisseau d'élection non pas de Dieu, mais du Diable ? Et je suis assurée que si je commence une fois à vous faire entendre toute l'histoire de ma vie, vous vous enfuirez de moi comme vous vous enfuiriez de devant un serpent, vos oreilles ne pouvant ouïr les crimes sans nombre que j'ai commis. Je vous les dirai néanmoins avec vérité et sans en rien déguiser, après vous avoir supplié de ne discontinuer jamais de prier pour moi, afin que je me rende digne que Dieu me fasse miséricorde, et que je la reçoive au jour du jugement. Le vieillard à ces paroles versa quantité de larmes, et elle commença ainsi sa narration.
CHAPITRE VI.
Sainte Marie l'Egyptienne commence à conter à Zosime l'histoire de sa vie, et lui dit de quelle sorte elle passa dix-sept ans entiers dans des crimes horribles ; et comment elle fut à Jérusalem pour voir la cérémonie de l'Exaltation de la Sainte Croix.
« Mon Père, mon pays est l'Egypte, et mon père et ma mère vivant encore, je m'en allai contre leur gré à l'âge de douze ans à Alexandrie où je ne puis penser sans rougir de quelle sorte je perdis premièrement l'honneur, et puis me laissai emporter dans le désir continuel et insatiable d'une volupté infâme et criminelle.
Il faudrait beaucoup de temps pour dire tout cela en particulier ; mais je le dirai le plus brièvement que je pourrai, et autant qu'il sera besoin pour vous faire connaître quelle a été l'ardeur démesurée dont je brûlais pour le péché. Je demeurai publiquement durant plus de dix-sept ans dans cet embrasement funeste ; et ce ne fut point pour des présents que je cessai d'être vierge ; car je refusais tout ce que l'on me voulait donner ; la fureur dont j'étais agitée et qui me portait dans un tel débordement me faisant juger qu'il y aurait beaucoup plus de presse à venir à moi lorsque je ne désirerais point d'autre récompense du péché que le péché même. Mais ne vous étonnez pas de ce que je me souciais si peu de l'argent, puisque je voulais bien vivre d'aumône, ou de la laine que je filais, d'autant que comme je vous l'ai déjà dit je n'avais d'autre passion que de me plonger continuellement dans la fange de mes horribles impudicités : C'était là la seule chose qui me plaisait, et je croyais que c'était véritablement vivre que d'abuser ainsi sans cesse du corps que Dieu m'avait donné.
Comme je vivais de la sorte, je vis en un certain jour d'été un grand nombre d'Egyptiens et de Lybiens qui couraient vers la mer. Ayant demandé au premier que je rencontrai : « Où courent si vite tous ces gens-là ? » Il me répondit : « Ils vont à Jérusalem à cause de l'Exaltation de la sainte Croix que l'on doit comme de coutume célébrer dans peu de jours. » « Pensez-vous, » lui dis-je, « qu'ils me reçoivent si je veux aller avec eux ? » « Cela est sans difficulté, » me répondit-il, « pourvu que vous ayez de quoi payer le passage. » « Certes, » répliquai-je, « je n'ai ni de quoi payer le passage, ni de quoi payer ma dépense ; mais je ne laisserai pas d'aller et de monter sur le vaisseau qu'ils ont loué, et s'ils refusent de me recevoir je me donnerai moi-même au lieu d'argent, et ayant ainsi mon corps en leur puissance ils le recevront en paiement. Or ce qui me faisait désirer d'aller avec eux, pardonnez-moi, mon Père, si je l'ose dire, c'était pour avoir plusieurs complices de ma fureur.
Je vous en ai assez dit, mon Père, souffrez, je vous supplie, que j'en demeure là, et ne m'obligez pas de continuer à vous rapporter ce qui me couvre d'une si étrange confusion. Car Dieu sait que je n'en saurais parler sans trembler, et il me semble que toutes mes paroles sont comme autant de taches qui souillent la pureté de l'air dans lequel elle se répandent. » Zosime lui répondit en arrosant la terre de ses larmes : « Au nom de Dieu, ma Mère, continuez et n'omettez rien de la suite d'une narration si utile. » Elle continua donc de la sorte.
« Ce jeune homme s'en alla en riant de la réponse que je lui avais faite ; et moi jetant le fuseau que j'avais à la main et dont j'étais de temps en temps obligée de me servir pour vivre, je courus vers la mer ainsi que les autres, et vis debout sur le rivage neuf ou dix jeunes gens dont le visage et la taille ne plurent que trop à ma passion déréglée. Il y en avait aussi d'autres qui étaient déjà montés dans le vaisseau ; et me jetant au milieu d'eux impudemment selon ma coutume, je leur dis : « Recevez-moi avec vous dans ce voyage, je ne vous serai pas trop cruelle. » A quoi ajoutant d'autres paroles plus libres et pires encore que celle-là, je les fis tous rire. Ces gens voyant mon effronterie me prirent et me portèrent dans un petit vaisseau, et puis nous commençâmes notre navigation.
O serviteur de Dieu, comment vous pourrais-je conter ce qui arriva ensuite ? Quelle langue peut dire, et quelles oreilles peuvent entendre ce qui se passa dans ce petit vaisseau durant le chemin, et de quelle sorte j'incitais à pécher ces misérables qui ne le voulaient pas ? Il n'y a point de paroles qui puissent représenter l'image détestable des crimes dans lesquels je me montrai si savante, et que je fis commettre à ces pauvres malheureux. Contentez-vous donc, mon Père, que je vous dise que je ne saurais assez m'étonner de ce que la mer pût souffrir mes iniquités, et de ce que la terre ne s'ouvrît pas pour me faire descendre toute vivante dans l'Enfer, moi qui faisais tomber tant d'âmes dans les filets de la mort. (I. Tim.2). Mais Dieu qui ne désire la perte de personne et qui veut que tous soient sauvés, demandait sans doute que je fisse pénitence ; car il ne veut pas la mort du pécheur,mais il attend sa conversion avec une patience nonpareille.
Nous allâmes donc ainsi à Jérusalem, et j'employai tous les jours que j'y demeurai avant la fête à des actions aussi détestables que les premières, et encore pires ; car ne me contentant pas du mal que j'avais fait sur la mer avec ces jeunes gens, j'en perdis encore plusieurs autres tant de la ville que de dehors, lesquels je sollicitai de prendre part à mes impudicités.
CHAPITRE VII.
Suite de la narration de la Sainte, contenant sa conversion miraculeuse arrivée le jour de la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix ; et comme elle fut en une église de Saint Jean Baptiste, où elle communia.
Lorsque la fête de l'Exaltation de la Croix glorieuse de notre Sauveur fut arrivée, je continuais comme auparavant dans le dessein de perdre les âmes des jeunes gens, et aussitôt que le jour commença à paraître, voyant que tout le monde courait à l'église, j'y courus aussi comme les autres, et vins avec eux sur la place qui est au-devant du temple. L'heure de la cérémonie étant venue, je m'efforçais de m'avancer, et me sentais comme repoussée. Enfin avec une extrême peine j'arrivai jusqu'à la porte de l'église ; mais lorsque j'y voulus entrer ainsi que faisaient tous les autres sans aucune difficulté, j'en étais empêchée par quelque puissance divine qui me repoussait dehors ; et ainsi, misérable que j'étais, je me trouvai seule sur cette place qui est au-devant de l'église. Sur quoi m'imaginant que cela procédait de ma faiblesse, je me jetais encore parmi ceux qui arrivaient de nouveau, et m'efforçant de tout mon pouvoir d'entrer avec eux je travaillais toujours inutilement à m'efforcer d'y parvenir.
Car aussitôt que je touchais le seuil de la porte par où tous les autres entraient sans peine, je me trouvais seule rejetée ; et comme s'il y eût eu une multitude de soldats qui eussent ordre de me fermer l'entrée de l'église, je sentais soudain quelque puissance cachée qui faisait le même effet, et me retrouvais sur la place comme auparavant.
Cela m'étant arrivé trois ou quatre fois, et voyant que tous mes efforts étaient inutiles, je désespérai de pouvoir entrer, et n'ayant plus quasi la force de me soutenir, tant la foule qui s'y pressait m'avait froissé tout le corps, je me retirai dans un coin de cette place, où je commençai enfin à considérer quelle pouvait être la cause qui m'empêchait de voir ce saint bois sur lequel un Dieu est mort pour donner la vie aux hommes ; et une pensée salutaire m'ayant frappé l'esprit et ouvert les yeux de l'âme, je jugeai que l'abomination de ma vie était ce qui me fermait l'entrée de ce temple. Alors toute fondante en larmes et toute troublée, je me meurtris la poitrine de coups, je jetai de grands soupirs du profonds du cœur, et mêlant mes cris avec mes sanglots j'aperçus au-dessus de moi une icône de la Sainte Mère de Dieu.
Aussitôt m'adressant à elle et la regardant fixement je lui dis : « Sainte Vierge qui avez conçu selon la chair un Dieu tout-puissant, je sais qu'il n'y a point d'apparence qu'étant souillée comme je suis de tant de crimes j'ose adorer votre icône, et jeter les yeux sur vous qui êtes une Vierge très pure, et dont l'âme aussi bien que le corps est exempte de toute tâche ; mais qu'au contraire il est très juste que votre incomparable pureté ait en horreur une personne aussi abominable que je suis. Toutefois puisque j'ai appris que ce Dieu que vous avez été digne de porter dans votre sein ne s'est fait homme que pour appeler les pécheurs à la pénitence, je vous supplie de m'assister dans l'abandon où je suis de toute sorte de secours. Recevez la confession que je vous fais de mes énormes péchés, et permettez-moi d'entrer dans l'église, afin que je ne sois pas si malheureuse que d'être privée de la vue du bois précieux où ce Dieu-homme, que vous avez conçu en demeurant Vierge, a été attaché, et a répandu son sang pour mon Salut. Commandez, Reine du Ciel, que bien que j'en sois indigne, la porte me soit ouverte pour adorer cette divine croix, et je vous donne pour caution le même Jésus-Christ que vous avez donné au monde ; qu'il ne m'arrivera jamais plus à l'avenir de tomber dans ces détestables impuretés dont j'ai souillé ce corps que je devais avoir tant de soin de conserver chaste ; et qu'aussitôt que j'aurai vu ce saint bois où votre Fils a voulu souffrir la mort pour nous, je renoncerai au siècle et à toutes les choses qui en dépendent, et partirai à l'heure même pour aller en tel lieu qu'il vous plaira de me mener, ô Vierge Sainte, comme étant ma caution et mon guide.
Ayant achevé ces paroles, et l'ardeur de la foi que je commençais déjà à ressentir dans le cœur me donnant quelque consolation et me faisant avoir confiance en la bonté si tendre et si charitable de la Mère de Dieu, je partis du lieu où j'avais fait ma prière, et me mettant encore avec ceux qui allaient à l'église je ne trouvai plus rien qui me repoussât ni qui m'en empêchât l'entrée. Alors il meprit un si grand tremblement que comme transportée hors de moi-même toutes choses m'étonnaient, et les obstacles que je rencontrais auparavant étant cessés, et cette puissance secrète qui me repoussait semblant par un étrange changement me faciliter l'entrée, j'arrivai sans aucune peine jusque dans le cœur de l'église, où je reçus la grâce d'adorer le précieux bois de cette Croix glorieuse qui donne la vie aux hommes.
Connaissant ainsi l'excès incompréhensible de la miséricorde de Dieu, et comme il est toujours prêt à recevoir les pécheurs à la pénitence, je me jetai contre terre, et après avoir embrassé le pavé sacré de l'église, je sortis et courus vers celle qui avait répondu pour moi. Etant arrivée au lieu où mon obligation est écrite, je mis les genoux en terre devant l'icône de la Vierge Sainte, et lui adressai mon oraison en cette sorte : « Très miséricordieuse Mère de Dieu, vous m'avez bien fait voir les effets de votre incomparable bonté, puisque vous n'avez pas rejeté ma très humble supplication, quoique je fusse indigne d'être écoutée. J'ai vu la gloire que les méchants sont avec justice privés de voir, la gloire de Dieu tout-puissant, qui par votre intercession reçoit la pénitence des pécheurs. Mais, misérable que je suis, qu'est-il besoin de me souvenir et de parler davantage de mes crimes ? Il est temps, Vierge sacrée, d'accomplir avec votre assistance ce qu eje vous ai promis. Envoyez-moi donc où il vous plaira, soyez mon guide dans le chemin de mon Salut. Instruisez-moi dans la vérité, et montrez-moi la voie qui conduit à la pénitence. » Parlant ainsi j'ouïs une voix comme de quelqu'un qui me criait d'assez loin : « Si tu passes le Jourdain tu trouveras un heureux repos. » Entendant ces mots et croyant qu'ils étaient dits pour moi, je m'écriai en pleurant et en regardant l'icône de la Vierge : « Reine de l'Univers par qui le Salut est arrivé aux hommes, ne m'abandonnez point, je vous supplie. »
Après ces paroles je sortis de cette place, et m'en allai en grande hâte. Sur quoi quelqu'un qui me vit me donna trois pièces d'argent et me dit : « Recevez ceci. » Les ayant prises, j'en achetai trois pains propres au voyage que j'allais entreprendre avec la Grâce de Dieu, et ayant demandé au boulanger le chemin du Jourdain, et su de lui par quelle porte de la ville il fallait sortir, je m'y en allai en courant et en pleurant.
J'employai ainsi le reste de la journée, faisant sans cesse des réflexions sur moi-même. Or il était environ la troisième heure du jour lorsque j'avais eu le bonheur de voir la sainte et précieuse Croix de notre Sauveur ; et le soleil étant prêt à se coucher j'aperçus l'église de Saint Jean Baptiste, qui est sise le long du Jourdain. Après y être entrée et y avoir adoré Dieu, j'allai aussitôt au fleuve, et me lavai les mains et le visage de cette eau sainte, puis je retournai dans la même église,où je reçus le précieux corps de notre Seigneur Jésus-Christ qui donne la vie aux âmes. Après avoir mangé la moitié d'un de mes pains et bu de l'eau du fleuve, je me reposai la nuit à même la terre.
CHAPITRE VIII.
Suite de la narration de la Sainte contenant comme elle passa le Jourdain pour aller dans le Désert, où elle demeura quarante-sept ans ; et de quelle sorte elle vécut durant ce temps.
Le point du jour étant venu je passai de l'autre côté du Jourdain, et là je demandai encore à la Sainte Vierge comme à mon guide de me conduire en tel lieu qu'il lui plairait, et vins ainsi dans cette solitude, où depuis ce temps jusques aujourd'hui je me suis toujours éloignée le plus que j'ai pu, évitant la rencontre de qui que ce soit, et attendant la venue de mon Dieu (Ps.54), qui sauve les petits et les grands qui se convertissent à lui. » Alors Zosime lui dit : « Ma Mère, combien y a-t-il d'années que vous demeurez dans cette solitude ? » Elle lui répondit : « Selon le compte que j'en ai fait, il y a quarante-sept ans que je sortis de la ville sainte. » « Et qu'avez-vous trouvé depuis et que pouvez-vous trouver tous les jours, » repartit Zosime, « dont vous puissiez vous nourrir ? » Elle lui répliqua : « Lorsque je passai le Jourdain j'avais encore deux pains et demi, qui s'étant bientôt séchés devinrent aussi durs que des pierres, et durant quelques années j'en mangeais un peu à chaque fois. » Sur quoi Zosime lui dit : « Avez-vous pu passer ainsi tant de temps sans souffrir beaucoup de peines, et ressentir plusieurs troubles dans votre esprit par un si grand changement ? » « Vous me faites une question », lui répartit-elle, à quoi je ne saurais répondre sans trembler, par le souvenir de tant de périls que j'ai courus, et de tant de pensées qui par ma méchanceté n'ont que trop agité mon âme. Car je crains qu'en vous les rapportant elles ne m'inquiètent encore. » « Dites-moi tout, je vous supplie, ma Mère », lui répondit Zosime, sans oublier aucune chose, puisque Dieu ayant voulu vous faire connaître à moi, vous ne me devez rien cacher. »
Alors elle reprit ainsi la parole : « Il est vrai, mon Père, que j'ai passé dix-sept ans en combattant toujours contre des désirs violents, importuns et déraisonnables quand je commençais à manger ; car je souhaitais de la viande, je regrettais les poissons d'Egypte, et j'eusse fort voulu avoir du vin, l'ayant tellement aimé que j'en buvais dans le monde avec excès, et jusques à perdre la raison ; au lieu que je me trouvais lors sans avoir seulement une goutte d'eau ; ce qui allumait dans mes veines une soif si ardente qu'elle me réduisait à l'extrémité. Je mourais aussi d'envie de chanter de ces chansons dissolues qui sont les chansons du Diable, que j'avais apprises étant dans le siècle, qui me revenant en mémoire me remplissaient l'esprit de trouble ; mais soudain commençant à pleurer et me frappant la poitrine, je me représentais cette promesse si solennelle que j'avais faite en venant dans cette solitude, et me mettant en esprit devant l'icône de la Sainte Mère de Dieu qui m'avait prise sous sa protection, je la suppliais avec larmes d'éloigner de moi ces pensées qui affligeaient ainsi mon âme. Après que toute comblée de douleur j'avais extrêmement pleuré et m'étais meurtrie de coups, je voyais une lumière resplendissante m'environner de toutes parts, et mon esprit rentrer dans le calme.
Pardonnez-moi, mon Père, si je ne puis vous raconter par le menu toutes les pensées qui m'agitaient encore pour me porter dans le désir du péché ; Je me sentais brûler d'une ardeur malheureuse qui me traînait comme par force dans l'envie de le commettre. Mais lorsque ces tentations me persécutaient, je me prosternais contre la terre, je l'arrosais de mes larmes, et croyant voir véritablement devant mes yeux celle qui avait répondu pour moi, il me semblait qu'elle me reprochait avec menaces l'excès de la fureur qui m'agitait, et que pleine de colère elle me faisait voir quels seraient les châtiments épouvantables de mon horrible infidélité ; et je ne me relevais jamais qu'après que cette lumière si douce et si favorable m'avait éclairée comme auparavant, et chassé ces troubles de mon esprit. C'est ainsi que j'élevais incessamment mon cœur vers cette Sainte Vierge qui a porté dans son sein l'Auteur de la chasteté, et que j'avais prise pour ma caution vers Dieu, en la suppliant de m'assister dans cette solitude et dans ma pénitence : à quoi elle n'a jamais manqué.
Voilà, mon Père, comment j'ai passé ces dix-sept années dans un combat perpétuel contre tant de tentations et de périls ; Depuis, cette heureuse Mère de Dieu qui est tout mon recours et toute mon aide ne m'a jamais abandonnée, et m'a servi de guide généralement en toutes choses.
Alors Zosime lui disant : « De quoi vous êtes-vous nourrie et vêtue ? » Elle répondit : « Ces pains, comme je vous l'ai déjà rapporté, me durèrent dix-sept ans ; et j'ai aussi vécu des herbes que j'ai trouvées dans le désert. Quant aux habits, ceux que j'avais en passant le Jourdain s'étant entièrement usés, j'ai souffert d'extrêmes peines ; l'ardeur excessive de l'été me brûlant, et les froids insupportables de l'hiver me réduisant en tel état que toute tremblante et toute transie je tombais souvent par terre et demeurais comme morte sans me pouvoir remuer, combattant aussi contre tant de nécessités et de tentations diverses. Mais au milieu de ces peines, la puissance de Dieu par mille manières différentes a conservé jusques aujourd'hui mon corps et mon âme ; et repassant par mon esprit de quels maux le Seigneur m'a délivrée, je me nourris d'une nourriture qui ne me manque jamais, et me trouve rassasiée par l'espérance que je conçois de mon Salut. « La parole de Dieu qui contient toutes choses (Deut.8) me sert aussi de nourriture et de vêtement. Car l'homme ne vit pas du seul pain (Matth.4). Et lorsque ceux qui se sont dépouillés des affections du péché manquent d'habits, ils trouvent des rochers qui les couvrent. » (Job.24).
CHAPITRE IX.
Conclusion du discours de la Sainte et de Zosime, lequel elle oblige de lui porter à un an de là la sainte eucharistie ; et puis se sépare de lui.
Zosime voyant qu'elle alléguait des passages de l'Ecriture sainte tirés des livres de Moïse, de Job, et des psaumes, lui dit : « Ma Mère, avez-vous appris les psaumes, et lu quelques autres livres de l'Ecriture sainte ? » Elle répondit en souriant : « Je vous assure que depuis que j'ai passé le Jourdain pour venir dans ce désert, je n'ai vu homme du monde que vous, ni rencontré une seule bête sauvage, ni aucun autre animal. Je n'ai non plus jamais rien appris, ni jamais écouté personne qui chantât des psaumes ou qui en lût ; mais la parole de Dieu qui est vivant et efficace, en pénétrant le fonds de l'esprit humain l'instruit et l'enseigne d'une manière toute particulière. Or maintenant que j'ai achevé de vous rendre compte de tout ce qui me regarde, je vous conjure par l'incarnation du Verbe éternel de prier pour moi que vous voyez avoir commis tant de crimes.
A ces paroles le vieillard se mit à genoux et se prosterna contre terre en disant à haute voix : (Job. 9). « Béni soit le Seigneur qui seul fait des merveilles sans nombre si grandes, si admirables et si glorieuses qu'elles remplissent l'esprit d'étonnement. » Béni soyez-vous, mon Dieu, qui m'avez fait voir aujourd'hui quelles sont les faveurs dont vous comblez ceux qui vous craignent. O Seigneur, il est bien vrai que vous n'abandonnez jamais les personnes qui vous cherchent. La Sainte le prenant par la main ne lui permit pas de demeurer davantage contre terre, et lui dit en le relevant : « Je vous conjure par Jésus-Christ notre Sauveur de ne parler à qui que ce soit des choses que je vous ai dites jusques à ce que Dieu m'ait délivrée de la prison de ce corps ; mais conservez-les sous le sceau du secret ; et avec la Grâce de Dieu vous me reverrez encore l'année prochaine dans le même temps où nous sommes. Je vous demande aussi en son nom de manquer pas à la prière que je vous ai faite, qui est que le carême prochain vous ne passiez point le Jourdain selon la coutume du Monastère où vous êtes. » Zosime épouvanté de voir qu'elle savait cette coutume et qu'elle en parlait comme une personne qui en aurait été informée, criait sans cesse : « Gloire soit donnée à Dieu qui accorde à ceux qui l'aiment beaucoup plus qu'ils ne lui demandent. »
Sur quoi elle continua ainsi : « Mon Père, ne sortez donc point, je vous supplie, durant ce temps du Monastère, d'où quand vous le voudriez il ne serait pas en votre pouvoir de sortir, et le soir de la très sainte Cène de notre Seigneur, apportez-moi dans un vase secret et digne d'un si grand mystère, le divin corps et le sang vivifiant de notre Sauveur, et m'attendez du côté du Jourdain qui joint les pays habités par les gens du siècle, afin que lorsque j'arriverai je reçoive ces riches présents qui donnent la vie aux fidèles. Car depuis que j'ai communié dans l'église du bienheureux Précurseur avant que de passer le Jourdain, je n'ai point reçu cette très sainte nourriture ; ce qui me fait vous conjurer avec tant d'instance de ne me refuser pas ma prière ; mais apportez-moi, s'il vous plaît, ce divin sacrement qui est la vie de nos âmes, en la même heure que notre Seigneur faisant la cène avec ses disciples les en rendit participants. Dites à Jean Abbé du monastère où vous demeurez, qu'il veille sur lui-même et sur son troupeau, d'autant qu'il s'y passe des choses qui ont besoin de correction. Je ne désire pas néanmoins que vous lui donniez cet avis présentement, mais lorsque Dieu vous l'ordonnera. Ayant achevé ces paroles et demandé la bénédiction du saint vieillard, elle s'en alla à grande vitesse dans le fonds du désert .
CHAPITRE X.
L'année étant passée Zosime porta la sainte eucharistie à Sainte Marie l'Egyptienne, et la fit communier. Et puis elle le pria de revenir l'année suivante au même lieu où elle lui avait parlé la première fois.
Zosime se jetant à terre embrassa la trace des pas de la Sainte, et puis s'en retourna en glorifiant Dieu et lui rendant d'infinies actions de grâces. Ayant repassé par le même chemin qu'il avait déjà fait dans ce désert, il se rendit au Monastère en même temps que les autres, et demeura toute l'année suivante dans le silence, n'osant rien dire de ce qu'il avait vu. Mais il priait Dieu de lui faire voir encore cette personne pour qui il avait tout ensemble tant de respect et d'admiration ; et le temps lui durait de telle sorte qu'il soupirait en pensant combien cette année était longue.
Quand le saint jeûne fut arrivé, et que les autres Solitaires après l'oraison accoutumée sortirent le premier dimanche de Carême en chantant des psaumes, il fut arrêté par une petite fièvre qui l'obligea de demeurer au Monastère. Alors il se souvint de ce que la Sainte lui avait dit, que quand même il le voudrait il ne pourrait en sortir, et quelques jours après il se trouva soulagé de son indisposition. Les Solitaires étant de retour il accomplit le soir de la Cène ce qui lui avait été ordonné, en mettant dans un petit calice le sacré corps et le précieux sang de notre Seigneur Jésus-Christ, et emporta dans un panier d'osier quelque peu de figues, de dattes, et de lentilles trempées dans de l'eau ; puis arrivant vers le soir il s'assit sur le bord du Jourdain pour y attendre la Sainte, laquelle tardant à venir il ne se laissa point aller au sommeil, mais regardait attentivement du côté du désert dans l'attente de ce qu'il avait tant d'envie de voir, et disait : « Ne serait-elle point venue, et ne m'ayant pas trouvé ne s'en serait-elle point retournée. » Il accompagnait ces paroles de ses larmes, et levant les yeux vers le Ciel faisait avec ardeur cette prière : « Mon Dieu, ne me refusez pas de voir encore celle que vous m'avez déjà fait la faveur de voir. Mais je crains que mes péchés me rendent indigne de recevoir cette grâce. »
Priant ainsi en pleurant, il lui vint une autre pensée, et il disait en lui-même. Mais si elle vient, que fera-t-elle, et comment passera-t-elle le Jourdain pour venir à moi pauvre pécheur, puisqu'il n'y a point ici de bateau.Hélas ! Malheureux que je suis, qui m'a fait perdre le bonheur que j'avais tant de sujet d'espérer ? » Le vieillard étant dans cette peine, la Sainte arriva et se tint debout de l'autre côté du fleuve. Zosime la voyant se leva, et tout transporté de joie rendait des actions de gr$aces à Dieu. Mais comme il était toujours dans une extrême inquiétude de ce qu'elle ne pourrait passer le Jourdain, il lui vit faire le signe de la Croix sur le fleuve ( car la lune étant lors dans son plein ses rayons rendaient toute cette nuit extrêmement claire) et aussitôt après marcher sur ses eaux comme elle aurait marché sur la terre ferme : ce qui l'étonna de telle sorte qu'il voulait mettre les genoux en terre, mais elle l'en empêcha en lui criant : « Que faites-vous, mon Père ? Ne vous souvenez-vous point que vous êtes Prêtre de Dieu, et que vous portez ses divins mystères ? » Il obéit à ces paroles, et elle après avoir passé le fleuve, lui dit : « Mon Père, donnez-moi votre bénédiction. » A quoi il répondit dans l'étonnement extrême où l'avait mis un si grand miracle : « Certes Dieu est bien fidèle lorsqu'il promet de rendre semblables à lui ceux qui se purifient avec tant de soin pour son amour. Mon Dieu et mon maître soyez glorifié à jamais de ce qu'il vous a plu me faire voir en la personne de votre servante combien je suis éloigné de la véritable perfection. » Elle le pria ensuite de réciter le symbole de la foi, et de commencer l'oraison dominicale. Après qu'elle fut achevée, la Sainte, selon la coutume, donna au vieillard le baiser de paix, et puis, recevant le très saint sacrement, elle étendit ses mains vers le Ciel, et mêlant ses soupirs à ses larmes, proféra ces mots à haute voix : « Seigneur, vous permettez maintenant à votre servante selon votre divine parole de s'en aller en paix, puisque mes yeux ont vu mon Sauveur. » Et se tournant vers le vieillard, elle lui dit : « Pardonnez-moi, mon Père, la peine que je vous ai donnée, et accordez-moi encore cette autre prière : Retournez maintenant sous la conduite de Dieu dans votre Monastère, et, lorsque l'année sera accomplie, trouvez-vous à ce torrent où je vous parlai la première fois ; mais au nom de Dieu, n'y manquez pas ; et vous me reverrez là en la manière qu'il le voudra. » Le vieillard lui répondit : « Plût à Dieu qu'il fût en mon pouvoir de vous suivre, et de jouir du bonheur de votre présence ; mais je vous supplie, ma Mère, de ne me refuser pas une petite prière que j'ai à vous faire, qui est de vouloir bien manger quelque chose de ce que j'ai apporté. » Alors elle prit seulement trois grains de lentilles qu'elle mit en sa bouche en disant que la Grâce du Saint Esprit suffisait pour conserver l'âme dans sa pureté, et ajouta en s'adressant au vieillard : « Je vous prie,mon Père, au nom de Dieu, de le prier pour moi, et de n'oublier jamais mes misères. » Zosime embrassant ses pieds saints la conjura avec larmes de prier pour l'Eglise, pour l'Empire, et pour lui ; et pleurant et soupirant il la laissa aller. Car il n'osait pas l'arrêter beaucoup, et quand il l'aurait voulu, il ne l'aurait pu.
CHAPITRE XI.
Zosime s'étant rendu au lieu où la Sainte lui avait dit, il la trouva morte et l'enterra. Conclusion de tout ce discours.
La Sainte ayant fait encore le signe de la Croix sur le Jourdain, et puis marchant sur ses eaux, elle le traversa de la même sorte qu'elle avait fait en venant, et Zosime s'en retourna plein de joie et d'étonnement tout ensemble, et avec beaucoup de regret de ce qu'il ne lui avait pas demandé son nom. Mais il espérait de réparer cette faute l'année suivante ; laquelle étant accomplie et les coutumes ordinaires du Monastère ayant été observées, il retourna dans ce désert qui est au-delà du Jourdain, et marchait en grande hâte par le désir de jouir du bonheur de revoir cette glorieuse Sainte. Mais en s'avançant dans cette grande solitude, et regardant et cherchant de tous côtés pour trouver quelque marque qui le pût conduire au lieu où il souhaitait avec tant d'ardeur de se rendre, ainsi que font les veneurs pour trouver les bêtes qu'ils veulent chasser ; enfin ne voyant aucune trace il trempa de larmes son visage, et dit en élevant les yeux au Ciel : « Je vous supplie très humblement, mon Dieu, de me faire voir cet Ange dans un corps mortel, auquel tout le monde ensemble n'est pas digne d'être comparé. »
Ayant achevé cette prière il arriva au torrent ; et tout le haut de cet endroit étant éclairé des rayons du soleil, il aperçut sur la terre le corps mort de la Sainte qui avait le visage tourné vers l'Orient, et les mains croisées. Y ayant couru aussitôt, il lava ses pieds de ses larmes, sans oser toucher aucune autre partie de son corps. Ayant ensuite chanté des psaumes et récité les oraisons accoutumées en semblables occasions, il dit en lui-même : « Il se peut que la Sainte n'ait pas pour agréable ce que je fais. » Comme il était dans cette pensée il vit ces paroles écrites sur la terre : « Mon Père Zosime, enterrez le corps de la misérable Marie. Rendez à la terre ce qui est à la terre. Ajoutez la poussière à la poussière. Et au nom de Dieu priez pour moi. Ce dixième jour d'avril la veille de la passion de Jésus-Christ notre Sauveur, et après avoir été rendue participante de son très saint et divin corps. »
Le vieillard ayant lu ces paroles pensait en lui-même qui pouvait les avoir écrites, puisque la Sainte lui avait dit qu'elle ne savait pas écrire ; et reçut une extrême joie d'avoir en cette sorte appris son nom. Il connut aussi par là qu'à l'instant qu'elle eut reçu le saint sacrement sur le bord du Jourdain elle était venue en ce lieu, et passée dans le Ciel ; et qu'ainsi elle avait fait en un moment le même chemin auquel il avait employé vingt jours entiers en marchant sans discontinuation. Ce bon vieillard ayant rendu d'infinies actions de grâces à Dieu, et trempé de ses pleurs le corps de la Sainte, commença à dire : « Il est temps, Zosime, d'exécuter ce qui t'a été ordonné. Mais hélas, que ferai-je, puisque je n'ai point de quoi creuser la terre, n'ayant ici ni bêche ni autre chose quelconque. » Comme il parlait de la sorte, il vit un petit morceau de bois qu'il prit, et commença d'en vouloir ouvrir la terre ; mais elle était si dure, et il était si extrêmement faible à cause de ses jeûnes et du travail d'un si long chemin que ce lui fut tout impossible. Alors tout trempé de sueur par les efforts qu'il avait faits inutilement, il jeta de profonds soupirs, et levant les yeux il aperçut auprès du corps de la Sainte un fort grand lion qui lui léchait les pieds ; ce qui le remplit d'abord d'une merveilleuse frayeur et principalement à cause que la Sainte lui avait dit qu'elle n'avait jamais vu aucune bête sauvage dans tout ce désert ; mais il se rassura par le signe de la Croix et par la créance que ce saint corps le pouvait garantir de tous périls ; et le lion commença à lui faire des caresses, comme s'il l'eût voulu saluer. Alors Zosime lui dit : « Roi des animaux, puisque Dieu t'a envoyé ici afin que le corps de sa servante ne demeure pas sans sépulture, acquitte-toi de ta charge pour me donner le moyen de le mettre dans la terre ; car outre que ma vieillesse m'ôte la force de la creuser, je ne vois rien ici qui y soit propre, et je ne saurais pour en aller chercher faire un aussi long chemin que celui que j'ai déjà fait ; mais puisque tu en as reçu le commandement de Dieu, emploie tes ongles à cet ouvrage.
Le lion obéissant au vieillard creusa soudain une fosse suffisante ; et Zosime après avoir arrosé de ses larmes les pieds de la Sainte, et par plusieurs prières imploré son assistance pour tout le monde, et particulièrement pour lui, il couvrit son corps de terre, le laissant en la même sorte qu'il l'avait trouvé, et étant seulement enveloppé en partie avec ce vieux manteau tout déchiré qu'il avait jeté à la Sainte deux ans auparavant. Le lion durant cela était toujours demeuré ferme, et quand cet office de piété fut achevé, ils se retirèrent tous deux en même temps : ce superbe animal ainsi qu'une douce brebis s'en alla dans le fonds du désert, et Zosime s'en retourna en bénissant Dieu et chantant un cantique de louange à Jésus-Christ notre Seigneur.
Lorsqu'il fut de retour au Monastère, il leur conta depuis le commencement ce qui lui était arrivé, sans leur rien cacher de tout ce qu'il avait vu et entendu, afin qu'apprenant les effets miraculeux de la toute-puissance de Dieu ils fussent remplis d'admiration, et qu'ainsi ils célébrassent avec crainte et avec amour le jour du passage bienheureux de cette glorieuse Sainte, selon l'avis de laquelle l'Abbé Jean trouva que quelques-uns de mes frères avaient besoin de correction, et les convertit par l'assistance de la miséricorde de Dieu. Quant à Zosime, après avoir vécu jusques à l'âge de cent ans dans ce Monastère, il s'en alla en paix jouir de la présence de Dieu par la Grâce de Jésus-Christ notre Seigneur, auquel avec son Père et l'adorable Saint Esprit vivificateur des âmes, l'honneur, la puissance et la gloire appartiennent aux siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE SAINTE RAINGARDE
VEUVE,
écrite par Saint Pierre Maurice,
Abbé de Cluny, son fils ;
Dans une lettre qu'il adresse à trois de ses frères, Jourdain, Ponce, et Armand, et qui est dans la seconde partie du 12° tome de la bibliothèque des Pères imprimée en Allemagne, Livre 2, Ep.17.
CHAPITRE PREMIER.
Saint Pierre Maurice Abbé de Cluny revenant du Concile de Pise apprend la nouvelle de la mort de Sainte Raingarde sa mère.
Après avoir longtemps cherché et jeté avec grand soin les yeux de tous côtés sur ceux à qui je devrais le plutôt communiquer les secrets de mon cœur, en leur découvrant, ou même s'il était possible en déposant dans leur sein l'extrême affliction qui m'est arrivée depuis peu, il ne m'est venu personne en l'esprit que je dusse plutôt choisir que vous, puisque la cause de ma douleur vous est commune avec moi et que vous avez aussi les mêmes sujets de consolation. Ecoutez-moi donc attentivement, je vous prie. Rassemblez toutes vos affections, et ne lisez pas avec négligence ce que je vous écris d'une personne à qui vous ne devez pas seulement toutes vos affections, mais à qui vous vous devez vous-mêmes. Il n'y a rien qui vous puisse dispenser de donner votre esprit tout entier au sujet dont il s'agit, puisque la Providence de Dieu a voulu que vous teniez la vie de celle dont je vais parler.
Comme je revenais depuis peu du Concile de Pise, ensuite de plusieurs incommodités que nous avions souffertes durant le chemin, il arriva un messager qui troubla tout d'un coup par sa venue le plaisir que nous prenions à nous entretenir, comme l'on fait d'ordinaire, des périls que nous avions courus, de ce qu'il avait plu à Dieu de conserver nos amis, et des succès favorables de notre voyage. Car cet homme demeurant sans dire mot au milieu de tout ce que nous étions qui parlions ensemble, et faisant voir parmi notre joie un visage sombre qui témoignait sa tristesse, il s'approcha de moi, et lorsque je ne pensais à rien moins me donna des lettres funestes. Or comme je le reconnaissais pour être domestique de la maison, et savais d'où il était, ne m'imaginant pas qu'il pût m'apporter de là aucune mauvaise nouvelle, je reçus cette lettre sans appréhension, m'étant écrite par quelques-uns de mes amis, et commençai de la lire en courant, croyant n'y rien trouver que d'agréable ; mais lorsqu' après les compliments ordinaires je me hâtais de venir au reste, je demeurai soudain aussi court que si j'eusse choqué contre quelque tronc d'arbre ; je fus aussi étonné et aussi étourdi que si une pierre me fût tombée sur la tête ; et je jetai d'aussi grands soupirs que si quelque dard m'eût percé le corps, quand cette lettre par son langage muet m'apprit le prompt et inopiné départ de ce monde de ma bienheureuse mère.
Alors me sentant étouffer par l'excès de ma douleur, et ces lettres étant toutes trempées de mes larmes avant que j'eusse achevé de les lire, je me levai promptement de ce lieu où je ne pouvais plus durer, pour en chercher un autre plus retiré, afin d'y soupirer et pleurer en liberté. Mon affliction passant ensuite jusques à un tel excès que n'étant plus maître de moi-même je ne pouvais souffrir d'être consolé par tant de grands personnages qui se trouvèrent présents, la nuit arriva, et calmant un peu par son repos mon excessive douleur fit ce que tout le reste n'avait su faire. Le lendemain, je m'approchai de l'autel pour recommander cette chère âme à son divin Rédempteur, et joignant à cette hostie salutaire le sacrifice d'un esprit affligé, j'implorai sa divine clémence, afin que par l'excès de ses miséricordes il lui plût de lui être favorable.
Il y avait en notre compagnie des personnes vénérables et éminentes par leur dignité, les Archevêques de Reims et de Rouen, et les Evêques de Troyes, de Coutances, et de Séez. Il y avait aussi des Abbés fort vertueux, des Ecclésiastiques très capables, des Religieux de grande piété, et plusieurs autres qui s'étant assemblés de divers endroits, nous étions tous allés de compagnie au Concile, sans qu'ils m'eussent jamais quitté, et nous en revenions aussi tous ensemble. Etant touché des consolations qu'ils me donnaient avec beaucoup de témoignages d'affection, mais plus encore du respect que j'avais pour eux, qui me faisait craindre de troubler par les nuages de ma douleur le calme si doux et si agréable dont jouissaient auparavant tant de grands hommes, je me contraignis enfin de telle sorte que cachant mon affliction dans mon cœur, je leur fis soudain paraître à tous de la tranquillité sur mon visage. Ce changement qu'ils virent en moi leur ayant fait aussi changer de conduite dans la créance que je m'étais consolé, ils commencèrent à se réjouir de me voir plus gai, comme ils s'étaient auparavant affligés de me voir triste.
Ayant achevé dans cette fausse joie ce qui nous restait de chemin, et les ayant tous reçus fort honorablement à Cluny ainsi que j'y étais obligé, lorsqu'ils en furent partis je m'en allai en grande hâte à Marsigny, me sentant d'autant plus vivement pressé d'y aller, et la douleur de la plaie que j'avais reçue dans le cœur d'autant plus violente de ce que ma lumière s'était éteinte en mon absence ; et comme je n'avais pas été digne de voir lorsqu'elle respirait encore une personne qui m'était si chère, je désirais au moins, étant ainsi ravie à mes yeux, d'arroser son sépulcre de mes larmes.
CHAPITRE II.
Saint Pierre Maurice va au Monastère de Marsigny où sa mère était morte, et lui rend les derniers devoirs.
Etant arrivé je trouvai toute cette grande et sainte compagnie de servantes de Dieu dans une telle affliction de la mort de ma mère, qu'il semblait qu'on les dût enterrer avec elle. Elle avait passé vingt années de telle sorte dans la céleste assemblée de ces saintes Religieuses, qu'elles témoignaient assez par leurs sanglots et par leurs soupirs qu'elles eussent quasi mieux aimé mourir avec elle, que de vivre après l'avoir perdue. L'église de la Sainte Vierge où j'allai d'abord faire mes prières selon la coutume retentissait de tous côtés, et par ce retentissement funeste répondait à leurs gémissements et à leurs plaintes. Je croyais auparavant être là le seul qui aimât d'un amour de fils une mère si excellente;mais voyant leur extrême affliction je fus obligé d'avouer qu'il semblait qu'il n'y en eût aucune qui ne fût sa fille. Leur douleur augmentait la mienne ; et ne la pleurant, comme elles faisaient, que par une affection de piété, elle m'apprenaient ce que je devais à Dieu et à la nature. Enfin cette prière mêlée de tant de larmes étant finie, je commençai selon la coutume à rendre à ma mère, comme si elle ne fût venue que de mourir, tous les devoirs auxquels j'étais obligé, et dont je n'avais pu m'acquitter à cause de mon absence.
Mais lorsque je vins à parler à toutes ces saintes Religieuses, il est impossible de représenter de quelle sorte se redoublèrent encore les témoignages de leur douleur. Car pour ne point dire sur ce sujet mille particularités dont je ne saurais me souvenir, et qui seraient trop longues à rapporter, l'une se plaignait d'avoir perdu sa mère, l'autre sa fille, l'autre sa sœur, et l'autre tout son secours et toute son assistance. Elles disaient qu'elle était la consolation des affligés, la force des infirmes, le soutien des faibles, le refuge des pauvres, et pour comprendre tout en un mot, le remède à toutes les incommodités d'autrui. Elles ne parlaient plus des affaires de leur Monastère, et elle s'occupaient seulement à s'entretenir de cette servante de Dieu.
Ces sentiments n'étaient pas renfermés dans cette sainte maison, ils éclataient encore au-dehors et dans tous les lieux voisins, où l'on n'entendait que les mêmes plaintes. Les pauvres vers lesquels elle avait toujours été aussi libérale que son pouvoir avait pu s'étendre, disaient en pleurant qu'ils avaient perdu tout le soutien de leur vie. Les Monastères des vierges des environs qui étaient dans une extrême nécessité, et auxquels elle donnait souvent ce qu'elle se retranchait à elle-même, la regrettaient comme leur mère. Les gens de guerre mêmes et les séculiers auxquels sa charge l'obligeait de parler et de les assister, disaient qu'ils ne trouvaient plus Marsigny dans Marsigny. Enfin tout était rempli de deuil. Ce Monastère comme s'il eût été couvert d'un voile noir touchait de frayeur ceux qui le voyaient ; et ces sacrées vierges priant sans cesse recommandaient à Dieu et en général et en particulier cette âme qui leur était si chère.
Le lendemain étant entré dans le chapitre, avant que j'eusse quasi ouvert la bouche elles firent de nouveau retentir de tous côtés leurs gémissements ; et je ne disais une seule parole qu'elles n'accompagnassent de beaucoup de larmes. Je fis en suite les prières pour l'absolution de l'âme de ma mère, auxquelles toutes ces saintes filles répondant « Amen » avec une voix lamentable, je ne doute point qu'elles ne l'aient fait passer à la vie éternelle. De là je m'en allai à l'église accompagné de tous ceux qui se trouvèrent présents, où ayant de nouveau offert à Dieu pour elle le saint sacrifice, et m'approchant de son tombeau fait les prières sur son sacré corps, je lui donnai l'absolution solennelle. Ainsi ayant demandé à Dieu de tout mon cœur de mettre son âme en repos, et de faire ressusciter son corps à la vie, infortuné fils que j'étais je pris congé de ma sainte mère, et m'éloignai d'elle de présence seulement, et non pas d'esprit.
CHAPITRE III.
Raisons pour montrer qu'il est permis de pleurer la mort de ses proches et de ses amis. Et en quelle manière on le doit faire.
Ayant aussi passé trois jours à Marsigny dans la tristesse qui accompagne ces derniers devoirs ; enfin revenant comme de la mort à la vie, je commençai à reprendre mes esprits, et résolus au partir de là de vous écrire comme à mes très chers frères de ce discours funèbre de notre commune mère. Je vous ai choisis entre mille sachant que vous la pleureriez aussi volontiers que moi, puisque vous n'en avez pas moins de sujet, et d'autant que je désire que ceux qui étaient fils d'une même mère pleurent ensemble sa mort, de peur que s'il y avait quelqu'un qui refusât de la pleurer il ne fît connaître par là qu'il n'était pas son fils. Je ne veux nullement que quelque importun consolateur se vienne mêler dans nos plaintes sous prétexte de cette parole de Saint Paul. (2. Thes.4) : « Nous désirons, mes frères, que vous sachiez que nous ne devons pas nous attrister sur le sujet de ceux qui dorment en paix dans le tombeau. » Car s'il allègue ce passage, je lui répondrai que l'Apôtre ne l'a pas entendu en ce sens, et n'a pas défendu absolument de pleurer les morts, mais avec distinction, puisqu' après avoir dit : « Ne vous affligez pas », il ajoute « en la manière que font les païens, auxquels il ne reste nulle espérance après la mort. » Et ainsi il ne parlait pas des fidèles, mais des infidèles qui croyaient que l'âme mourait avec le corps ; qui disaient qu'après cette vie on ne pouvait plus attendre de récompense, et qui niaient la résurrection. Ceux-là pleuraient les morts, parce qu'ils n'avaient nulle espérance qu'ils dussent revivre ; et ils pleuraient les personnes qui leur étaient chères dans l'opinion qu'ils avaient de ne les revoir jamais plus ; ce qui obligeait Saint Paul de donner ce précepte pour sécher ce larmes qui étaient contraires à l'espérance du Christianisme, pour bannir du cœur des fidèles cette tristesse des infidèles, et pour établir plus puissamment la foi de la résurrection.
Mais nos pleurs ne font pas de cette sorte, puisque ce n'est point le manque d'espoir pour l'avenir, mais la compassion à laquelle la nature nous oblige qui nous les fait répandre. Notre douleur n'est pas de cette sorte, puisque ce n'est pas le défaut de la foi qui la produit, mais une affection sincère et mutuelle qui n'est défendue par aucune loi soit divine ou humaine. On voit dans l'antiquité que les justes ont pleuré leurs parents en cette manière, et que les plus grands des Patriarches ont été touchés d'une semblable douleur aux funérailles des personnes qui leur étaient les plus proches ; ce qui fait que l'Ecriture dit en parlant d'Isaac. (Gen.24) : « Il mena Rebecca dans la maison de Sara sa mère, et l'aima avec tant de tendresse que cela modéra la douleur qu'il ressentait de sa mort. » Qui fera donc celui, mes très chers frères, qui voudrait nous empêcher de nous affliger sur le sujet de la mort si sainte de notre sainte mère, lorsqu'il erre qu'un si grand Saint a été tellement affligé de la mort de la sienne ?
Que dira-t-il si on lui apporte l'exemple de Joseph cet excellent fils d'un si bon père, duquel l'Ecriture dit qu'après que Jacob eut rendu l'esprit il se jeta sur son visage en l'embrassant et en le trempant de ses larmes ; et qu'après avoir fait emporter son corps hors d'Egypte et lui avoir donné sépulture dans la terre de Chanaan, il célébra durant sept jours ses obsèques avec ses frères et grand nombre d'Egyptiens, par tant de pleurs et de soupirs, que cela obligea les Chananéens de dire : « Voilà un grand deuil parmi les Egyptiens », et de nommer ce lieu-là le deuil d'Egypte ?
Mais David même si signalé entre les principaux des Pères, ce Roy et Prophète tout ensemble, ne peut-il pas aussi être allégué en notre faveur, lorsque sachant ce qu'il devait à la nature, après avoir par une admirable charité pleuré la mort de ses ennemis, il pleure la tête couverte non seulement un meurtrier de son frère, mais aussi un parricide, lorsqu'en pleurant son fils Absalon il disait (2. Reg. 18) : « Absalon,mon fils, mon fils Absalon qui me fera la grâce de pouvoir mourir au lieu de toi ? »
Mais pourquoi alléguai-je ces exemples comme s'ils étaient extraordinaires, puisque tous les anciens par une coutume procédant de la bonté de leur naturel ont toujours pleuré la mort de leurs parents et de leurs proches, et célébré leurs funérailles par un deuil public ? Ce qui faisait révérer l'union si recommandable de la société humaine, donnait aux gens de bien quelque consolation dans leur douleur ; et par le regret qu'ils ressentaient de l'absence de leurs amis, les portait à rechercher des biens éternels. Ce que le livre de la Sagesse nous confirme par ces paroles (Eccl. 38) : « Mon fils, pleurez ceux que la mort vous a ravis ; pleurez comme ayant souffert une extrême douleur de leur perte. »
Ce n'est donc pas une chose contraire à la foi ni aux coutumes de l'Eglise que de voir des gens de bien pleurer la mort des gens de bien avec une bonne intention, et comme leur adresser leur voix par avance au même lieu où ils doivent passer après eux. Car en pleurant les autres morts ils déplorent la condition qui les a rendus mortels, et demandent à Dieu par cette sorte de prière que la Grâce de jésus-Christ les délivre de cette misérable mortalité, pour les conduire dans une immortalité bienheureuse.
Que si nous passons de l'ancien Testament au nouveau, nous verrons dans l'Evangile qu'il n'a pas été dit en vain à la Sainte Mère de Dieu (Luc 2) : « Le glaive de douleur percera ton âme. » Or il ne l'aurait pas percée si par une affection que la nature lui avait gravée dans le cœur, elle ne se fût affligée au-delà de toutes paroles de la mort de son Dieu et de son fils. Car encore qu'elle ne pût douter que la mort de son fils ne fût la vie du monde, elle ne laissa pas d'être touchée d'une très sensible affliction en voyant mourir celui qu'elle savait certainement devoir par sa mort racheter les hommes de celle qu'ils avaient méritée.
Conservons donc mes très chers frères, dans le secret de notre cœur ce sentiment de tristesse. Et fortifiés par ces exemples, arrosons de nos larmes les bienheureuses cendres de notre mère, et réjouissons-nous désormais pour le même sujet qui nous a fait jeter tant de soupirs, afin que celle qui durant sa vie nous a enfantés avec douleur pour les misères présentes, après avoir souffert la mort en son corps nous enfante avec joie pour une gloire qui ne finira jamais. Qu'elle enfante, dis-je, nos âmes par ses prières comme elle a enfanté nos corps par ses douleurs, et que ce lui soit une consolation nonpareille d'avoir fait entrer au Ciel ceux qu'elle avait fait entrer au Ciel ceux qu'elle avait fait entrer dans le monde en les produisant de son sein. Or afin que l'on n'estime pas que je parle inconsidérément en parlant ainsi, j'ose y ajouter que la manière dont elle a vécu a été en tout telle que je la crois, bien qu'elle ait été aussi en tout telle que je la pouvais désirer. Car elle a été aussi parfaite, qu'autant que les hommes en peuvent connaître elle a suffi pour lui acquérir le Salut, et pour la mettre en état de pouvoir secourir les autres.
CHAPITRE IV.
Raisons qui l'ont porté à écrire la vie de Sainte Raingarde sa mère. Commencement du récit de cette vie. Son extrême piété. Elle fait voeu d'être Religieuse.
Il faut donc que je vous fasse entendre quelle a été la vie admirable d'une femme si excellente, afin que la connaissant vous connaissiez que je ne dis rien d'elle que de vrai ; et qu'une lecture et un entretien si agréable adoucissent votre douleur. Ma mère, toute absente et toute morte qu'elle est, nous deviendra comme véritablement présente par ce discours, et cette image de ses vertus la représentera si naïvement, et la gravera si profondément dans nos âmes que ni le couchant de la mort qui a éteint sur la terre une si claire lumière, ni les ténèbres du tombeau ne pourront jamais l'effacer de notre mémoire ni de notre cœur. Le profit qu'on peut tirer d'une narration si importante ne saurait me permettre de demeurer dans le silence ; puisque si je taisais des choses qu'il est si avantageux de dire, il pourrait sembler que je vous envierais un si grand bonheur. Il ne doit rien y avoir de particulier ni de propre entre ceux à qui non seulement la charité, mais aussi la nature ont voulu que toutes choses fussent communes.
Je ne veux point parler dans ce discours ni de ses grands biens, ni de tant d'autres avantages qui ne regardent que la gloire du siècle, et dans lesquels étant élevée au-dessus de plusieurs autres, il y en avait peu qui fussent élevés au-dessus d'elle. Mais je parlerai seulement de sa piété pour Dieu, de son mépris pour le monde, et de son amour pour les choses célestes et éternelles .Passant donc tout le reste pour en venir là. Lorsqu' étant encore en la fleur de son âge elle se trouva engagée dans le mariage et dans le monde, elle soupirait vers ce que je viens de dire, comme un captif soupire pour sa liberté, un prisonnier pour son élargissement, et un exilé pour sa patrie ; et avec une douleur d'esprit inconnue aux hommes et connue de Dieu elle souffrait avec peine de se voir dans les liens du mariage.
Ainsi lorsqu'il arrivait que ceux qui n'avaient comme elle d'autre désir que d'être un jour citoyens de cette Jérusalem céleste à laquelle elle aspirait sans cesse la venaient voir, elle les recevait avec des honneurs et des respects extraordinaires, et quittant tous autres soins ne pensait qu'à leur rendre par ses devoirs des témoignages de ses affections : Elle recevait chez elle les Religieux. Elle contraignait les Ermites qui passaient par là d'y venir loger. Et généralement tous ceux qui étaient honorés d'un habit, ou d'une grande réputation de piété, étaient amenés par sa force en sa maison, quelque résistance qu'ils y pussent faire. Il n'y avait un seul d'entre eux qui osât passer sur ses terres sans la venir voir et y demeurer quelques jours, afin de satisfaire à sa dévotion pour tout ce qui regarde les choses de Dieu.
Lorsqu'elle était en particulier avec des hommes d'une sainteté connue de tout le monde, elle pleurait en leur présence, et jetait de profonds soupirs de ce que n'étant pas encore affranchie de l'obéissance qu'elle devait à son mari elle était contrainte de s'assujettir aux occupations du siècle ; de prendre soin des autres et de se négliger soi-même ; de se trouver engagée dans l'embarras des affaires temporelles et de n'avoir pas le loisir de s'employer à celles de son âme ; d'embrasser les choses présentes et de mépriser les futures ; et par tant de maux joints ensemble d'amasser un trésor de colère au jour de la colère du Seigneur. En même temps qu'elle proférait ces paroles, elle se jetait aux pieds de ces Sainte, et commeune autre Madeleine pécheresse les arrosait de ses larmes, et les conjurait de frapper avec tant d'instance pour elle à la porte de l'éternelle miséricorde que, ne méritant pas d'être exaucée pour elle-même, elle le fût par leurs prières.
Ces saintes intentions lui continuèrent toujours sans se ralentir jamais, jusques à ce que le célèbre Robert d'Abricelles l'étant venu voir, et ayant demeuré quelques jours avec elle, elle se trouva pressée d'un mouvement si violent que, sans en rien dire à son mari elle résolut, soit durant sa vie s'il le lui permettait, ou après sa mort si elle lui survivait, de se rendre aussitôt Religieuse à Fontevraux. La crainte de Dieu qu'elle avait si fortement conçue dans son cœur, lui ayant fait former ce dessein, elle y joignit une sainte espérance, comme pour élever un bâtiment on met une pierre sur une autre, et attendait ainsi l'effet de la miséricorde de Dieu.
CHAPITREV.
Sainte Raingarde découvre son dessein à son mari et le fait résoudre de quitter aussi le monde. Mais il mourut avant que de le pouvoir exécuter. Assistance qu'elle lui rendit à la mort.
Mais afin qu'il ne semblât pas qu'elle voulût seule jouir d'un si grand bonheur et en priver son mari à qui elle ne devait pas moins qu'à elle-même, elle l' alla trouver, lui découvrit son secret, lui ouvrit son cœur, lui représenta les maux épouvantables d'une éternelle mort, lui fit connaître combien les félicités d'une vie éternelle étaient souhaitables, le pria d'ouvrir les yeux pour considérer combien le monde qui n'est que vanité et tromperie était digne de mépris, et le conjura de l'abandonner le plus promptement qu'il lui serai possible. Enfin, une femme étant le chef d'une si illustre entreprise, elle toucha de telle sorte le cœur de son mari qu'il lui promit si Dieu lui faisait la grâce de vivre de renoncer à tout avec elle dans un certain temps, et que si l'un d'eux mourait avant que de pouvoir exécuter ce dessein, celui qui survivrait accomplirait au nom de tous les deux le vœu qu'ils faisaient ensemble. Il n'avait pas vécu de son côté sans quelque crainte de Dieu.Il avait une foi vive : Il assistait volontiers aux prières de l'Eglise. Il ne manquait point d'aller aux solennités qui se faisaient tous les ans sur les tombeaux des Saints.Il faisait de grandes aumônes ; et l'on ne saurait assez exprimer quelle était sa joie à recevoir tant d'hôtes qui abordaient chez lui de tous côtés.
Cette résolution ayant donc été prise entre eux et l'exécution s'en retardant par d'infinis obstacles qui s'opposaient à leur piété, enfin ce triste jour arriva auquel la mort lui ayant ravi son mari, elle demeura comme une chaste tourterelle qui a perdu sa compagne. Que si je voulais raconter de quelle sorte elle se conduisit dans cet accident, les paroles me manqueraient. Si j'entreprenais de dire avec quelle force d'esprit elle soutint une si extrême affliction, on verrait mon impuissance. Et si je m'efforçais de représenter la fidélité qu'elle témoignait à son mari, même après sa mort, ce qui est rare, je ferais connaître ma faiblesse. Croyez-moi,mes très chers frères, j'appréhende d'ouvrir la bouche, et lorsque je pense ce qu'il y a à dire, et de quelle sorte il se doit dire, je suis presque sur le point d'abandonner mon entreprise. Que ferai-je donc ? Mon incapacité m'arrête, mon amour me pousse, mon sujet m'étonne, ma charité m'excite : Un si grand poids m'accable, et la nature me presse. Mais j'estime qu'en cette circonstance un discours quoique peu raffiné est préférable à un injuste silence. Et ainsi j'aime mieux parler comme je pourrai de ce que l'on ne saurait taire sans quelque sorte de crime.
Durant sa maladie elle ne partait jamais de son lit, et s'oubliant elle-même elle ne pensait qu'à son Salut. Elle brûlait d'ardeur de contribuer à le lui procurer ; et afin que jusques aux moindres choses rien ne le pût distraire d'y penser, elle délivra son esprit de tous les soins qui pouvaient regarder son corps. Elle fit son testament en sa présence. Elle termina ses procès. Elle institua des héritiers. Elle fit le partage de ses terres, et donna ordre ponctuellement à toutes choses. Ayant donc pourvu à tout, elle commença comme aurait fait le plus grand docteur du monde, moi présent et l'entendant, à l'exhorter que se trouvant ainsi délivré de tous les soins de la terre, il n'en eût plus que de son âme ; qu'il fondât le fond de sa conscience, confessât ses péchés, et donnât ses biens aux pauvres et aux Monastères. Elle lui représentait que le jugement de Dieu était redoutable ; mais que sa miséricorde était très grande, et que tandis qu'il vivait encore, il devait travailler pour le Salut de son âme, et pour voir de sépulture à son corps.
On n'entendait de tous côtés que des cris et des gémissements. Les peuples poussaient leurs voix confuses jusque dans le Ciel. Tous ses enfants qui l'environnaient, tous ses domestiques qui étaient en si grand nombre, et plusieurs personnes de condition qui se trouvèrent présentes, témoignaient leur extrême douleur par l'abondance de leurs larmes. Elle seule au milieu de tant de pleurs continuait d'avoir les yeux secs par une constance héroïque, jugeant qu'il valait mieux employer toutes ses pensées pour l'utilité de celui qui allait mourir, que de mêler inutilement ses larmes à celles de cette grande multitude qui s'affligeait davantage par les sentiments de la nature que par ceux de la raison. Ainsi lorsque son cher mari eut été fortifié par la confession, armé du corps de Jésus-Christ, et revêtu d'un habit de Religieux, elle le vit avec joie et avec douleur tout ensemble passer avant elle dans le Ciel. Son corps étant accompagné d'une multitude innombrable de personnes elle le fit porter à Selcine, où elle le mit entre les mains des Religieux pour l'enterrer, comme un Religieux avec leurs Religieux.
Après avoir mis la terre dans la terre et lui avoir confié ce corps comme un dépôt qu'elle serait un jour obligée de rendre, elle convertit tous ses soins à procurer du repos à son âme ; et pressée de l'amour qu'elle lui portait elle courait de tous côtés. Elle allait en diverses provinces ; elle visitait les églises ; elle passait de Monastère en Monastère ; elle épuisait ses biens par ses libéralités envers les pauvres, s'acquérant ainsi des amis avec ces richesses d'iniquité selon le précepte de l'Evangile, et eut estimé commettre un crime si quelqu'un d'entre eux n'eût pas ressenti les effets de sa charité ; elle priait pour son mari ; elle priait pour elle-même, demandant à Dieu qu'il lui plût de pardonner à l'un ses offenses, et de retirer l'autre de ses péchés pour une véritable conversion.
CHAPITRE VI.
De quelle sorte Sainte Raingarde se prépare à quitter le monde .
Elle prépara ensuite tout ce qui était nécessaire pour sa retraite ; et le monde lui tendant de nouveaux pièges pour tâcher de l'arrêter, elle se moqua de lui par une sainte tromperie, en lui donnant espérance de demeurer. Car des personnes de grande condition et extrêmement de ses amis l'exhortant à se remarier, et lui représentant qu'elle pouvait aisément trouver un grand parti et plus grand encore qu'elle n'eût su croire, elle répondit en ces propres termes : « Je suivrai votre conseil, et me remarierai le plus tôt que je pourrai. » Par cette réponse qui cachait son véritable dessein elle se moqua du Diable, et par un change louable, trompant comme il le méritait le prince des tromperies, elle travaillait par toutes sortes de moyens à lui ravir la proie qu'il croyait être prêt à dévorer. Ainsi elle cacha dans le fond de son cœur ce secret qui regardait son Salut, comme on cacherait un trésor de peur des voleurs, afin qu'étant ainsi caché à tout le monde il fût en sûreté contre tout le monde.
Mais d'autant qu'elle avait besoin de l'assistance de quelques-uns elle découvrit son dessein à deux personnes seulement, dont la fidélité et la fermeté de l'esprit lui étaient si connues qu'elle crut leur pouvoir confier toutes choses. L'un était un séculier auquel elle donna le soin de pour voir à tout ce qui était nécessaire pour sa retraite ; et l'autre était un Religieux d'une vertu éprouvée à qui elle fit connaître le fond de sa conscience.Ils prennent jour pour sortir d'Egypte, et pour s'affranchir enfin du joug de la longue et cruelle servitude de Pharaon. L'espérance d'une prochaine liberté fait que les fardeaux dont les Egyptiens les accablent commencent à leur sembler plus légers, et qu'ils supportent patiemment le travail de ces ouvrages d'argile dont ils seront bientôt délivrés.
Elle attendit donc jusques au jour de Pâques, auquel en renonçant au levain de la malice et de l'iniquité elle put se rassasier des pains sans levain de la vérité et de l'innocence. Par combien d'ingénieuses dissimulations faisait-elle durant ce temps voir sur son visage le contraire de ce qu'elle avait dans l'âme ? Combien de belles espérances donnait-elle aux gens du monde ? Et que de gaieté faisait-elle paraître à qui que ce fût beaucoup plus qu'à l'ordinaire ? Il semblait qu'elle se fût entièrement dévouée au siècle, et qu'elle eût plus de passion que jamais pour les plaisirs de la vie ; mais elle disait à Dieu en secret : « Seigneur, tous les désirs de mon âme sont exposés à vos yeux, et les gémissements de mon cœur ne vous sont nullement cachés. »
Cependant ce jour si souhaité s'approchait, et sa ferveur était telle qu'elle n'avait point de repos. Enfin la nuit qui précéda le dernier jour qu'elle devait passer dans le monde, ô dévotion sans exemple!elle va durant les ténèbres ainsi qu'un autre Nicodème au sépulcre de son mari,où sans être vue de personne que de ce Religieux dont j'ai parlé, elle se jeta sur ce tombeau que ses yeux comme deux vives sources noyèrent de larmes. Elle pleurait en présence de son Créateur les fautes de son mari ; et elle pleurait aussi ses propres offenses avec une douleur nonpareille. Ayant passé une partie de la nuit en cette manière et satisfait son affection et ses sentiments par tant de plaintes, elle se confessa en déclarant dès le commencement tout ce qu'elle savait des péchés de son mari, et puis les siens d'elle ; ce qui dura jusques à minuit, parlant ainsi comme par la bouche du défunt, et comme si par quelque transformation le mari eût fait pénitence en la personne de la femme.
Ayant accompli ce que je viens de dire, et s'étant ainsi entièrement purifiée de toutes les tâches et comme de la lie de es péchés, néanmoins d'autant qu'elle se regardait comme coupable de toutes sortes de crimes, elle pria ce Prêtre auquel elle avait découvert les plaies de son âme de l'assujettir aux dures lois d'une médecine salutaire, et de l'enfermer dans Marsigny comme dans une prison pour y faire pénitence durant tout le reste de sa vie. Car elle avait préféré ce Monastère à celui de Fontevraux dont j'ai ci-devant parlé, d'autant que le vénérable Robert à la conduite duquel elle s'était entièrement soumise était lors passé de cette vie à une meilleure, et qu'étant une fois entrée dans un cloître elle ne se pouvait résoudre d'en sortir ainsi que font ces Religieuses. Estimant moins le monde que de la fange, sa seule vue lui était insupportable ; et par un élèvement d'esprit non pas orgueilleux, mais céleste, elle commençait à mépriser comme très viles toutes les choses de la terre. Ces raisons lui firent choisir Marsigny plutôt qu'une autre maison pour y demeurer jusques à la mort aussi immobile qu'une colonne propre à être employée à un édifice divin, et où ayant toujours son tombeau devant les yeux elle se pleurait incessamment elle-même comme déjà morte. Sur quoi elle n'appréhenda point d'être blâmée d'avoir changé de dessein, puisque l'accroissement de sa dévotion était cause de ce changement, et qu'il lui était permis de choisir le lieu où elle pourrait s'unir davantage à Jésus-Christ.
Ayant donc reçu de ce Religieux le joug de la rude pénitence qu'elle s'était préparée, elle se releva de terre aussi bien d'esprit que de corps ; et les ténèbres de la nuit couvrant ses actions à la vue des hommes, après avoir dit le dernier adieu à son mari, elle quitta son tombeau pour aller s'enterrer elle-même.
CHAPITRE VII.
Sainte Raingarde se rend Religieuse en l'Abbaye de Marsigny.
S'étant ensuite fait accompagner de quelques gentilshommes très sages, afin qu'il ne semblât pas qu'elle ignorât ce qui était de la bienséance du monde, elle sortit de sa province pour passer dans une autre sous prétexte d'aller à Cluny recommander son mari aux prières de ces saints Religieux. Y étant arrivée en grande dévotion, après y avoir donné ce qu'elle jugea à propos selon sa qualité et leurs besoins, elle s'en revint en diligence ; et ses souhaits étant encore plus prompts qu'elle, elle entra enfin dans Marsigny pour entrer delà dans le Paradis.
Elle fut reçue avec une joie nonpareille des Religieux et des Religieuses, qui ne sachant pas son dessein lui rendaient de très grands honneurs comme à une personne de sa condition qu'ils pensaient qui les venait voir. Cette maison était lors dans une extrême nécessité, d'autant qu'ayant si peu de bien qu'à peine pouvait-il suffire pour nourrir un petit nombre de Religieuses, il y en avait près de cent, et qu'elles recevaient à leurs dépens tous les survenants.
Gérard, de la sainteté duquel j'ai parlé plus amplement dans lepremier livre des miracles, prenait lors le soin de cette maison, sous l'autorité de Dom Godefroy de Sémur, et comme c'était un homme qui s'employait continuellement à des œuvres de piété et à d'autres occupations saintes, il avait, avec quelques autres personnes de grande vertu auxquelles il était fort uni, supplié très instamment le Dieu des miséricordes qu'il lui plût de visiter sa maison, et de pourvoir aux besoins de celles qui employaient leur vie à son service. Ce saint homme prenait Jésus-Christ à témoin qu'étant un jour à l'autel et célébrant la liturgie, il entendit une voix qui lui dit : « Tu as obtenu ce que tu demandais. » Et que la nuit suivante il vit en songe une colombe aussi blanche que la neige qui volait à l'entour de lui avec tant de privauté qu'elle semblait l'inviter à la prendre ; ce qu'ayant fait il l'avait présentée avec joie au Supérieur nommé Hugues, et lui ayant arraché le bout des ailes de peur qu'elle ne s'envolât l'avait enfermée dans une cage.
Ceux qui lui entendirent rapporter ce songe l'interprétèrent de ma mère, et l'évènement fit connaître que cette interprétation était véritable ; car, le jour étant venu, elle entra dans le Monastère, où après avoir fait appeler la Prieure et toutes les Soeurs, et fait venir aussi les gentilshommes dont elle s'était fait accompagner pour se trouver en une action si peu attendue, elle leur parla en cette sorte : « Il y a longtemps que vivant selon la manière ordinaire en cette vie mortelle je me vois quasi arrivée du berceau à la vieillesse. Il n'y a rien sous le Ciel sur quoi je n'aie jeté les yeux, ni rien de ce qui s'offre à nous de plus beau que ma curiosité n'ait voulu connaître. J'ai éprouvé tout ce qu'il y a de plus agréable dans le monde : l'abondance des richesses, le grand nombre de parents, la quantité d'amis, la splendeur d'une illustre naissance,une grande autorité, les délices des sens, et l'orgueil d'une vie pleine de pompe et de gloire ne m'ont rien laissé à désirer ; et ainsi je n'ai rien à chercher davantage parmi les choses basses et mortelles. J'ai possédé tout ce que la terre peut promettre, et tout ce qu'elle peut donner. Mais voyons, je vous prie, si cela m'a pu satisfaire. Il est vrai que j'ai beaucoup vécu ; mais c'est tout de même que si je n'avais vécu qu'un moment. J'ai eu de grands avantages ; mais ces avantages étant passés,je n'y ai plus aucune part. J'ai été dans les délices ; mais il ne m'en reste pas le moindre plaisir.Ainsi ces choses ne nous contentent jamais, et plus nous pensons nous en saouler, plus elles nous laissent affamés par leur jouissance. Il faut donc chercher ailleurs d'autres moyens de rassasier notre faim, d'éteindre notre soif, et d'enrichir notre pauvreté. A quoi je me sens encore poussée par l'infidèle amitié du monde quine trompe que ceux qu'il sait avoir mis en lui leur espérance. Et pour n'en chercher pas bien loin des exemples, dites-moi, je vous supplie, vous qui étiez les plus fidèles, les plus intimes, et les plus sincères amis de mon mari, lequel vous avait tant obligés en vous donnant des armes, des chevaux, de l'argent, et des terres. Qu'avez-vous fait pour lui en récompense depuis sa mort des choses mêmes qui ne vous auraient rien coûté ? A qui avez-vous eu recours pour son repos éternel ? A quel Saint vous êtes-vous adressés ? Quel Religieux avez-vous employé ? Et quelle petite aumône avez-vous donnée ? »
Sur quoi tous avouant n'avoir rien fait de cela,elle continua ainsi : « Vous êtes les Docteurs en théologie qui m'avez instruite et m'avez appris ce que je devais faire, ou éviter. Car comment pourrais-je espérer de vous ce que vous avez refusé à votre seigneur et votre ami ? Et n'y aurait-il pas de l'imprudence à mettre sa confiance en les hommes après avoir vu que l'on n'en saurait avoir en ceux mêmes qui sont les plus amis ? Il faut donc que je travaille pour moi-même sans établir sur autrui l'espérance de mon Salut, de peur qu'attendant avec paresse un secours étranger, je ne perde par ma faute le secours que je dois attendre de Dieu. Il faut que mon corps travaille durant qu'il est encore en vie ; et que mon âme implore pour elle-même l'assistance de Jésus-Christ, de crainte que si elle passe en l'autre monde avant que de l'avoir reçue, il n'y ait personne qui prie pour elle lorsque je serai dans le tombeau. Et pour finir en peu de mots tant d'autres choses que je pourrais dire sur ce sujet, je m'en vais vous découvrir un secret que je vous ai toujours caché jusques ici, qui est que je ne passerai jamais le seuil de cette porte que vous voyez ; que le monde ne me verra jamais hors de la clôture de ce Monastère ; et que je ne sortirai jamais de cette sépulture que j'ai choisie pour m'y enterrer toute vivante. »
A ces mots tous ces gentilshommes se levèrent ; et comme si la surprise d'une si extrême douleur les eût rendus furieux, ils commencèrent à crier qu'ils ruineraient cette maison si on l'y retenait, et puis se mirent à pleurer.. Ce que voyant, elle reprit ainsi la parole : « Après la tempête vient le calme : le beau temps succède à la pluie ; et ces larmes que vous répandez maintenant seront suivies de rires et de joie. Retournez donc dans le siècle. Et moi en votre présence je m'en vais à Dieu. » En achevant ces mots, elle entra avec les Religieuses dans la clôture, où ayant avec joie coupé ses cheveux et changé d'habit, elle fut comme une blanche colombe enfermée par le Prieur Dom Hugues dans cette cage sainte, selon la vision dont j'ai parlé ; et une femme sainte augmenta le nombre de tant de saintes femmes.
CHAPITRE VIII.
Admirables vertus de Sainte Raingarde, qui est faite cellerière du Monastère.
Se trouvant ainsi délivrée de la fournaise de Babylone, et passant d'un feu dans un agréable rafraîchissement, elle se réjouit d'être entrée dans la maison du Seigneur. Elle court dans les vertes allées de Paradis. Au milieu de ces riches pâturages elle désaltère sa soif dans l'eau des claires fontaines. Comme une brebis du Seigneur, elle broute avec avidité ces belles fleurs. Et, errant deçà et delà dans ces riches prairies, rassasie la faim qu'elle avait soufferte durant un si long temps. Elle amassa en peu de mois un grand trésor de vertus, et ne pouvant souffrir de marcher plus lentement que les autres dans la voie des commandements de Dieu, elle s'y avançait avec une si extrême vitesse qu'elle eût bientôt atteint celles qui étaient devant elle ; et en redoublant ses pas s'efforçait même de devancer les plus anciennes.
La première chose qu'elle fit fut de se soumettre par humilité à toutes les autres, se considérant comme la dernière de la maison et comme la moindre servante, d'autant que selon ce que dit notre Seigneur (Matth.20) : « Elle n'était pas venue pour être servie, mais pour servir. » Et elle se rendit par cette vertu si agréable à toutes les Soeurs qu'elles l'aimaient sans feinte de toute l'étendue de leur cœur. Mais comment pourrais-je rapporter jusques à quel point allait son déplaisir d'avoir offensé Dieu, quelles étaient les confessions qu'elle en faisait tous les jours, et le regret continuel qu'elle témoignait sur ce sujet, puisque selon ce qu'on en pouvait juger elle ne cédait point aux Ninivites à ressentir ses péchés, à David à les reconnaître, et à la Madeleine à les pleurer ?
Elle ne vécut pas seulement ainsi durant les premières années de sa conversion comme font quelques autres ; mais durant tout le reste de sa vie elle consacra son corps au travail, son cœur à la pénitence, et ses yeux aux larmes ; Ses pleurs lui servaient de pain le jour et la nuit, en sorte qu'elle disait souvent à son âme (Ps.47) : « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi te troubles-tu ? » Puis elle ajoutait pour se consoler : « Espère en Dieu, car je le louerai parce qu'il est mon Sauveur et mon Dieu. »
Les Soeurs assuraient que ses pleurs et ses gémissements la réduisaient quelquefois en tel état qu'il semblait qu'elle allait mourir. Elle se prosternait comme une humble servante devant son Rédempteur. Et quelquefois, lorsqu'elle priait à genoux, elle était emportée par des mouvements si violents de dévotion qu'elle tombait à terre sans s'en pouvoir empêcher, la ferveur de son esprit étant telle que, tout ravi dans la pensée des choses célestes,il semblait qu'il eût abandonné son corps. Elle se cachait néanmoins le plus qu'elle pouvait, mais étant continuellement à l'église elle ne pouvait pas toujours y être seule. Elle avait déclaré une telle guerre à son corps par les veilles et par les jeûnes que joignant encore à cela d'autres austérités elle l'affaiblissait si fort que n'ayant quasi plus de chair sa peau était collée sur ses os. Sur quoi, lorsque j'allai à Marsigny quelques années après, elle me dit en particulier et de fort bonne grâce, dans la liberté dont une mère use avec son fils, ces paroles à double sens : « Grâces à Dieu, je suis délivrée des superfluités du monde;J'ai perdu cette vieille chair que je nourrissais pour les délices du siècle ; et je désire de me revêtir d'une nouvelle avec laquelle je puisse rendre à Dieu de nouveaux devoirs. » Elle chantait continuellement des psaumes qu'elle avait appris avant que d'entrer en religion. Elle s'occupait de tout son pouvoir pour s'instruire dans les choses spirituelles. Et par son avancement en toutes sortes de vertus elle élevait de jour en jour son esprit vers le Ciel.
Mais ces bonnes Religieuses la firent passer de la contemplation dans l'action en l'employant aux occupations de Marthe, et à cause qu'elle était fort habile et fort intelligente lui donnèrent la charge de cellerière du Monastère. Car « elle n'était pas comme cette colombe imprudente (Ose.7) dont parle l'Ecriture. « Mais c'était une colombe qui paissait le long des ruisseaux, et qui se plongeant dans le lait de sa simplicité évangélique avait la prudence du serpent sans en avoir la malice. (Cant.5). Elle avait en sortant d'Egypte emporté les dépouilles des Egypriens pour les distribuer à ses frères les Israélites, et les employer au service de Dieu dans le désert durant son pèlerinage en cette vie.
CHAPITRE IX.
De quelle sorte Sainte Raingarde se conduisit dans sa charge de cellerière.
L'obéissance l'y obligeant, elle fut donc contrainte avec grand regret de sortir au-dehors pour prendre le soin de ce qui était nécessaire aux Soeurs ; Sur quoi je ne saurais dignement représenter de quelle sorte elle s'acquitta de cet office. Elle donnait ordre avec tant d'affection à toutes choses qu'on eût jugé par l'amour qu'elle avait pour ces Religieuses qu'il n'y en avait une seule qui ne fût sa fille, et par les services qu'elle leur rendait qu'elle était la servante de chacune d'elles. Elle témoignait ainsi l'ardeur de cette charité qu'elle avait conçue il y avait si longtemps, et ce feu qu'elle cachait dans son sein s'efforçait de jeter des flammes ; mais il fallait aussi que celle qui avait appris dans le silence à aimer Dieu de tout son cœur fît connaître par tant de soins que selon ce qu'il l'ordonne elle savait aussi aimer son prochain.
Elle avait gravé de telle sorte dans sa mémoire le nom de toutes ses Soeurs qu'elle les y trouvait comme dans un livre lorsque les besoins de quelques-unes l'obligeaient à les nommer. Elle avait dans l'esprit les incommodités corporelles de chacune, et avait remarqué très soigneusement et leurs maladies et leurs conditions, afin de pouvoir par cette connaissance les assister toutes sans se méprendre. Elle savait qu'étant de bonne maison et délicates, et outre cela faibles et infirmes, le sexe, le lieu, et cette manière de vie faisaient qu'elles avaient besoin de beaucoup de choses ; ce qui la portait à travailler avec grande vigilance à faire que rien ne leur manquât.
Elle prévenait toutes les autres dans les ouvrages les plus bas, et se réjouissant d'être servante des servantes de Dieu, elle s'employait aux offices les plus vils. Elle s'avisait de diverses manières d'apprêter à manger, afin de varier les mets ; et dans son ignorance de semblables choses elle était contrainte d'apprendre à faire la cuisine. S'acquittant ainsi avec tant de soin de sa charge, elle donnait à l'une du rôti, à l'autre du bouilli, à l'une des choses salées, et à l'autre de douces. Elle préparait tout cela elle-même ; elle le faisait cuire elle-même ; elle le servait elle-même ; et afin de ne rien perdre de la récompense qu'elle en attendait, elle ne voulait jamais souffrir que l'on diminuât rien de son travail et de sa peine.
Elle avait comme rassemblé dans son cœur les esprits de toutes ces saintes femmes ; et connaissant ce que chacune aimait le mieux, elle satisfaisait par des effets à leurs désirs. Mais parce que souvent la pauvreté de la maison ne répondait pas aux richesses de sa charité, et qu'ainsi elle ne pouvait comme elle l'aurait souhaité les contenter toutes, elle en ressentait des peines incroyables ; Lors donc qu'on lui demandait plusieurs choses qu'elle ne pouvait donner ne les ayant pas, elle conservait selon la règle la paix dans son cœur, et témoignait de la douceur dans ses paroles, étant impossible par ce moyen que celles dont elle réjouissait l'esprit par des réponses si agréables et si pleines d'affection, s'en retournassent avec mécontentement. Elle excellait de telle sorte en cette vertu que toutes les sœurs témoignèrent après sa mort que durant près de vingt ans qu'elles avaient demeuré avec elle on ne lui avait jamais entendu dire une seule parole tant soit peu rude . Ainsi étant toujours gaie et toujours de bonne humeur, non seulement on ne voyait rien de sombre en son visage, mais si elle rencontrait des esprits que la tristesse remplît de trouble, elle dissipait ces nuages par le calme si doux qui paraissait dans le sien. Les âmes saintes ont cela de propre qu'elles sont continuellement dans une joie spirituelle, d'autant que se réjouissant en Dieu et que cette joie l'ayant pour objet et non pas les choses du siècle, elles accomplissent ce que dit Saint Paul (Philip.3) : « Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur. Je le dis encore : Réjouissez-vous. » : Ce que l'Apôtre ne répète pas inutilement comme on le peut connaître si l'on veut y bien prendre garde ; car de même que les méchants font voir sur leur visage les ténèbres dont leurs cœurs sont obscurcis, et par l'horreur de leur discours furieux parlent par avance le langage du lieu où ils doivent aller ; ainsi les gens de bien par la tranquillité que la pureté de leur conscience donne à leur esprit, et par la satisfaction qu'ils ressentent dans l'espérance d'un bonheur à venir, ne peuvent ni rien penser ni rien dire qui ne témoigne du contentement et de la joie.
CHAPITRE X.
Des excellentes vertus de Sainte Raingarde, et particulièrement de sa charité envers les pauvres.
Voilà de quelle sorte cette servante de Dieu qui avait appris de Jésus-Christ à être « douce et humble de cœur « (Matt.5) ; et du prophète, que « D ieu aime les débonnaires », travaillait avec soin pour conserver l'humilité dans son cœur et la douceur dans ses paroles, et servait les servantes de son maître comme une abeille ingénieuse, ainsi qu'on le rapporte de Sainte Cécile. Or bien qu'elle se rendît ainsi complaisante à toutes, elle ne disait rien néanmoins ni de trop gai ni d'inutile ; mais usait d'un tel tempérament en ses paroles qu'elle satisfaisait tout le monde sans sortir des bornes qui lui étaient prescrites par la règle. Que si elle était obligée d'enter en discours sur quelques sujets que ce pût être, c'était alors qu'on pouvait véritablement connaître quel était le fonds de son cœur et de son esprit ; car pour en parler selon ma conscience, elle surpassait dans ses paroles et en gravité toutes les personnes que je me puis souvenir d'avoir vues ; et on aurait cru en l'entendant que c'était plutôt un Evêque qui parlait qu'une femme. Tous ses discours étant assaisonnés du sel d'une sainte sagesse n'avaient rien de bas ; ils ne respiraient tous que le Ciel, que le mépris des choses visbles et l'amour des invisibles ; et lorsqu'elle traitait en particulier et en secret, ses entretiens ne pouvaient demeurer longtemps secs ; car l'abondance de ses larmes faisait bientôt connaître quel était l'esprit qui l'animait.
Je me souviens que toutes les fois que j'allais à Marsigny elle pleurait sur les genoux de son fils comme elle aurait fait sur ceux de son père ; elle se confessait coupable ; elle demandait l'absolution ; elle déplorait les maux du monde ; et soupirait d'ardeur de voir Jésus-Christ. Puis se prosternant par terre, lorsque par le respect que je lui devais je m'efforçais de la relever, elle ne le voulait pas permettre ; mais demeurant immobile elle recommençait à pleurer ses péchés comme si elle ne les eût jamais pleurés ; elle gémissait du retardement de son séjour sur la terre ; et demandait à Dieu par ses vœux, par ses prières, et par ses soupirs de le vouloir bientôt finir. Or comme en parlant elle m'appelait tout ensemble son père et son fils, elle me priait de l'absoudre selon le pouvoir que j'en avais comme père ; et par son affection maternelle elle m'instruisait comme son fils avec une sagesse admirable ; et lorsque le temps nous pressait de nous séparer, elle finissait toujours par ces mots : « Adieu mon fils, je vous recommande au Saint Esprit, et à la Sainte Vierge. » Ce qu'elle disait même dans le monde, et s'y était si fort accoutumée qu'entre toutes ses saintes paroles elle nommait plus souvent qu'aucuns autres le Saint Esprit et la Sainte Vierge ; en quoi elle avait grande raison, montrant par là que depuis qu'ils avaient été unis, ils n'avaient jamais été divisés.
Mais afin de retourner à mon discours, bien qu'elle employât pour le service de Dieu et de ces bonnes Religieuses tout ce qu'elle avait de force, d'esprit et d'affection, elle n'oubliait nullement ce qui était des hôtes et des pauvres, recevant les premiers honorablement, et pour voyant avec grand soin aux besoins des derniers, afin qu'il ne manquât rien aux uns de ce que la bienséance obligeait de leur donner, ni aux autres de ce qui leur était nécessaire ; son affection penchait néanmoins davantage vers les pauvres, dont la misère était de plus grand poids dans le cœur de cette femme sainte, estimant qu'il fallait être plus exact à assister ceux qui étaient pressés d'une plus grande indigence. Ainsi lorsqu'il lui pouvait rester quelque chose de ce qu'elle avait en charge, elle l'employait avec dévotion à les assister ; elle leur faisait souvent des aumônes ; elle leur préparait des habits selon son pouvoir, ou en achetant de neufs, ou en leur donnant les vieux qu'elle pouvait prendre aux Soeurs, distribuant ainsi selon le précepte de l'Evangile à tous ceux qui lui demandaient et sans s'informer d'autre chose, ce qu'elle pouvait ramasser de tous côtés soit de vêtements ou de nourriture ; et il y en avait quelques-uns qu'elle nommait en riant ses enfants, auxquels elle donnait tous les jours à manger.
Cette âme toute consacrée à Dieu semblait par ces charités reprendre haleine et se reposer après tant de travaux qu'elle avait autrefois soufferts, et pensait avoir enfin trouvé un lieu propre pour le Seigneur, et pour placer le Tabernacle du Dieu de Jacob (Ps. 131). car elle croyait ramasser à son profit tout ce qu'elle dispersait aux pauvres, sachant qu'il n'y a point de gain plus véritable que celui que la plupart estiment être une diminution du bien de la personne qui donne ; Que dirai-je davantage ? Cette admirable mère de famille prenait un tel soin de tous qu'elle paraissait une autre Marthe à l'égard des sœurs par la manière dont elle pourvoyait à leurs besoins ; une autre Sara à l'égard des survenants par les services qu'elle leur rendait ; et une autre Tabithe à l'égard des pauvres par le soulagement qu'elle leur donnait ; Ainsi cette femme d'une vertu exemplaire renonçant à elle-même, portant sa Croix, et marchant après Jésus-Christ, expiait en ne vivant plus que pour les autres ce qu'elle avait vécu autrefois pour elle-même lorsqu'elle était dans le siècle. Elle vivait, dis-je, pour Dieu, elle vivait pour son prochain ; pour Dieu par obéissance, et pour son prochain par ses services, en sorte qu'elle pouvait dire avec l'Apôtre (Galat.2) : « Je vis, non plus moi ; mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi. »
Or bien qu'il soit fort difficile de pouvoir rappeler son esprit lorsqu'il a été diverti par diverses pensées, et que les yeux de l'âme ne lavent pas aisément cette poussière contractée par des actions terrestres, on voyait en elle avec admiration qu'elle retournait de telle sorte des objets extérieurs aux intérieurs, qu'on aurait jugé qu'elle n'en aurait jamais été divertie. Un profond silence succédait en un moment à ses paroles. Cette gaieté à laquelle la civilité l'obligeait se changeait en une gravité toute céleste ; et les affaires qui l'engageaient à converser avec le monde, étaient suivies de beaucoup de larmes. Les Soeurs me rapportaient cela avec étonnement de ce que son esprit pouvait passer si soudain à des choses si diverses, et de ce que tant d'affaires n'étaient pas capables de lui faire changer d'assiette. Elles disaient qu'en elle les occupations de Marthe ne diminuaient rien de la tranquillité de Marie ; et que le repos de Marie n'empêchait pas les travaux de Marthe. Elle avait par cette conduite gagné de telle sorte les esprits de toutes ces Religieuses, et gravé si avant dans leurs cœurs l'affection qu'elles lui portaient, que par l'amour nonpareil qu'elles avaient pour elle elles la nommaient la Mère du Monastère.
CHAPITRE XI.
De la peine que Saint Pierre Maurice a de se résoudre à parler de la mort de Sainte Raingarde sa mère.
Mais, mon âme, t'arrêteras-tu encore longtemps à des paroles ? Différeras-tu encore longtemps à dire ce qu'enfin il te faut dire ? Je sais ce que tu fuis. Je connais ce qui te fait hésiter ; et je n'ignore pas ce que tu appréhendes. Tu crains d'entendre parler de la mort de celle dont si tu l'avais osé, tu aurais souhaité que la vie eût été éternelle sur la terre. Tu as peur de voir éteindre ton flambeau, et que de tristes ténèbres ne succèdent à sa lumière. Tu trembles de frayeur que ce miel dont la douceur avait accoutumé de te consoler, ne se convertisse en absinthe, et que ce jour dont la splendeur t'éclairait, ne se change en une nuit obscure ; Que si cette personne a tant mérité des autres, combien crois-tu qu'elle ait mérité de toi ? Car qu'a-t-elle tant chéri, qu'a-t-elle tant aimé dans le monde ? A qui a-t-elle témoigné une affection, je ne dis pas plus grande, mais égale ? Elle avait néanmoins d'autres fils ; mais en comparaison de la place que tu tenais dans son cœur, ils pouvaient passer pour des étrangers. Elle n'avait pas été ta mère pour une seule fois, puisque souvent elle t'enfantait encore par les peines que tu lui causais ; ce que j'ai raison de dire, vu que les frayeurs continuelles dont elle était touchée dans tous les accidents qui t'arrivaient, renouvelaient les douleurs qu'elle avait ressenties en te mettant au monde. Ses soins pour toi ne cessaient jamais, et te donnant toutes ses pensées elle s'oubliait souvent elle-même. Elle craignait tout, et ne croyait jamais rien d'assez assuré sur ton sujet. Elle suspendait son esprit dans tous les événements, et appréhendait même les bruits les plus favorables. De quelque côté qu'elle apprît que tu allasses, toute renfermée qu'elle était, elle te suivait même dans les pays les plus éloignés. Si tu t'embarquais pour l'ANgleterre, si tu voyageais en Italie, si tu arrivais à Rome, elle surmontait avec toi les affreux rochers des Alpes, et elle passait avec toi les sommets si élevés de l'Apennin. Tu n'as point connu de périls qu'elle n'ait courus avec toi, et quelque éloignée qu'elle fût, elle t'accompagnait toujours. Tu sentais le poids de ta charge, mais elle le soutenait. Tu le portais, mais elle le supportait. Tu le mettais sur tes épaules, mais elle t'en donnait la force par ses prières. Elle était dans un soin continuel. Elle priait toutes les Soeurs en particulier, elle les priait toutes en général d'implorer pour toi la miséricorde de Dieu ; Elle leur disait qu'elles devaient cela à la charité, qu'elles te le devaient à toi, qu'elles le devaient à elle-même ; à la charité par obéissance ; à toi par devoir ; et à elle par affection. Elle répétait continuellement ces paroles aux Religieuses, aux Religieux, et à ceux qui venaient la voir ; et les conjurait tous avec beaucoup plus d'instance de prier Dieu pour toi que pour elle. Mais elle n'en demeurait pas là, elle priait encore pour toi de toutes les forces de son esprit qu'elle épuisait en la présence de Dieu, lui faisant voir en pleurant les sentiments si tendres dont ses entrailles maternelles étaient touchées. Elle s'était prescrite pour ce sujet certaines prières, afin que si elle n'avait pas le loisir de dire toutes celles qu'elle avait accoutumé, elle payât au moins chaque jour à Dieu ce tribut pour ton Salut. Ne te souvient-il pas que les Soeurs t'ont souvent averti d'arrêter ces pleurs, et d'empêcher cette excessive inquiétude qu'elle avait sur ton sujet ; ce que tu as fait mais inutilement. Comment donc la pourras-tu considérer au lit de la mort ? Comment pourras-tu raconter la fin de sa vie ? Comment ton esprit pourra-t-il la voir rendre l'esprit ? Avec quelles paroles lui pourras-tu dire le dernier adieu ? Et avec quelles larmes pourras-tu assez pleurer une telle perte ? Il faut néanmoins en venir là, et souffrir avec patience qu'elle rende ce que tous les hommes doivent à la nature, jusques à ce que ce corps mortel étant délivré de la servitude de la corruption, passe dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu.
CHAPITRE XII.
De la mort admirable de Sainte Raingarde.
Cette servante de Jésus-Christ étant lasse des travaux du jour prenait la nuit dans son petit lit un peu de repos, et redonnait de nouvelles forces à son corps accablé de tant de peines, afin de pouvoir retourner avec plus de vigueur à ses occupations ordinaires, lorsqu'elle aperçut auprès d'elle une femme d'une extrême beauté, qui en lui faisant signe de la tête et de la main lui commanda de la suivre. Aussitôt elle s'éveilla, et croyant que ce fût quelqu'une des Soeurs qui l'eût appelée pour aller aux Mâtines elle se leva, et se mettant en colère contre elle-même de sa paresse, elle voulait s'habiller en diligence pour aller promptement à l'église ; mais jetant les yeux de tous côtés et voyant que toutes celles qui étaient à l'entour d'elle étaient encore couchées, elle connut qu'elle s'était trompée, et remit la tête sur le chevet pour dormir. Comme elle commença d'entrer dans le sommeil, elle vit en la même manière qu'auparavant cette même personne qui l'appelait ; ce qui l'ayant encore réveillée elle pensait encore à se lever ; mais ayant repris ses esprits et s'étant endormie de nouveau cette beauté qui la venait visiter l'appela encore, et lui commanda de la suivre, en ajoutant qu'elle se hâtât sans différer davantage. S'étant ainsi éveillée pour la troisième fois, elle connut que cette vision était une marque que Dieu l'appelait à lui, et étant à l'instant même tombée malade, elle manda aux Soeurs qu'elle allait mourir. Aussitôt elles coururent toutes vers elle, et pleurant et soupirant l'environnèrent de tous côtés. Elle coururent toutes vers elle ainsi que des filles vers leur mère ; et comme si elles eussent dû mourir avec elle, elles disaient qu'elles avaient raison de se plaindre, puisqu'elles faisaient une perte irréparable. Personne n'était capable de les consoler, et leur douleur n'ayant point de bornes il y avait sujet de croire qu'elle ne finirait jamais. Elle demeurait sans s'émouvoir au milieu de tant de personnes affligées ; et bien que mourante, son esprit ne s'affaiblissant point, elle parle aux Soeurs ; elle confesses ses péchés ; elle demande pardon à toutes, et l'obtient de toutes ; elle attend avec une ferme espérance que son Seigneur revienne des noces ; et n'omet rien de toutes les actions saintes qui pouvaient servir à son âme. La ferveur de la foi avait été si ardente qu'on aurait pu selon la parole de notre Seigneur la comparer à ce grain de moutarde qui n'a su vieillir par le long cours de sa vie, ni se refroidir au milieu même du froid de la mort.
Après avoir à sa prière reçu l'onction sacrée des malades ; été nourrie pour l'éternité du corps de Jésus-Christ ; fortifiée par l'humilité, et assurée par la reconnaissance et la confession de ses fautes, elle pria qu'on lui apportât une croix ; ce qui ayant été fait, et ayant renouvelé les gémissements de toutes les Soeurs, elle porte à la bouche cette image de notre Seigneur ; et baisant ses pieds elle les imprime de toute sa force sur son visage ; elle adore et conjure son Sauveur par sa passion, par sa mort, et par ses plaies de lui faire miséricorde, et elle proteste, chacun l'entendant, qu'elle ne mérite rien par elle-même ; et qu'elle n'a d'autre espérance de son Salut qu'en la Croix de son Seigneur.
Lorsqu'elle eut achevé sa prière, ceux qui étaient auprès d'elle s'efforçant d'ôter de dessus son visage cette croix, elle leur dit avec l'ardeur que sa foi lui inspirait : « Pourquoi voulez-vous m'ôter mon Maître ? Permettez que tant que je vivrai je demeure avec celui vers lequel je dois passer aussitôt que je serai morte. Ainsi n'estimant pas de voir simplement une image, mais jésus-Christ même à la croix, on ne la pouvait arracher de ses saints embrassements.
Enfin étant abattue par son mal et par ses longues oraisons, et les forces de son corps diminuant peu à peu, elle fut réduite à l'extrémité le troisième jour de sa maladie.On fêtait alors solennellement le bienheureux Précurseur qui au milieu d'une grande affliction avait comme apporté les présages d'une grande joie ; car étant le principal héraut des félicités éternelles, il était bien raisonnable que cette servante de Jésus-Christ passât de la tristesse à la joie au jour de celui dont il a été dit par la voix de l'Ange que « plusieurs se réjouiront de sa naissance (Luc.1) ; et pour faire voir qu'elle était de ce nombre, elle mourut en ce jour, qui était un véritable jour pour elle, puisque ce fut celui auquel elle passa dans le jour de l'éternité.
Etant donc presque morte et ne restant plus aucune vigueur à son corps, elle ne sentait néanmoins aucun affaiblissement dans son esprit, mais dans cet abandon de toutes les forces de la nature son âme conservait toujours les siennes, était élevée vers le Ciel, et attendait la venue de son Seigneur. Comme il s'approchait, les Soeurs jugèrent à propos de la lever pour la mettre dans la cendre et dans le cilice ; et voyant qu'elles s'y préparaient elle leur dit : « Laissez-moi un peu, je vous prie, et ayez un moment de patience.L'ayant laissée, elle adressa ces paroles à notre Seigneur : « Mon très cher Rédempteur, je sais où l'on portera ce corps et je n'ignore pas où cette âme doit être portée. Ce corps aura pour un temps sa retraite dans la terre, mais mon doux Jésus, mon Sauveur éternel, quelle retraite aura cette nuit mon âme ? Qui la recevra ? Qui viendra au-devant d'elle ? Qui la consolera ? Qui la délivrera des afflictions, des douleurs, et de la mort ? Et qui après tant de travaux qu'elle a supportés dans le monde lui donnera l'heureux séjour, le repos et la vie ? Personne, si ce n'est vous, mon Sauveur. Car tous mes proches seront lors bien éloignés de moi. Et je ne puis, mon Dieu, espérer d'autre refuge qu'en vous. Je vous abandonne donc votre créature.Je confesse que je suis coupable envers vous de tous les péchés ; Je vous demande maintenant cette miséricorde que j'ai si longtemps attendue ; et je remets mon corps et mon âme entre vos mains. » Ayant achevé ces paroles, elle dit aux Soeurs : « Prenez-moi à cette heure et me portez où il vous plaira. » Alors toutes ces Religieuses en renouvelant leurs pleurs et leurs soupirs la levèrent, et cette humble servante de Jésus-Christ comme une exilée et une mendiante fut mise dans la cendre et dans le cilice, d'où aussitôt après elle passa avec une extrême tranquillité vers son Rédempteur en la même heure que mourant pour donner la vie aux morts il avait en baissant la tête rendu l'esprit sur la croix.
CHAPITRE XIII.
De la lumière admirable et extraordinaire qui parut sur le visage de Sainte Raingarde aussitôt après sa mort.
Ceux qui se trouvèrent présents nous ont assuré qu'ils virent reluire sur son corps mort la gloire des bienheureux : son visage était plus éclatant que la lumière ; et la mort qui efface la beauté des autres avait augmenté la sienne,parce que cette mort était une vie pour elle.
Quelqu'un s'étonnera peut-être de m'entendre dire d'une femme ce qui a été dit du grand Saint Martin, duquel elle n'approche pas ; mais je supplie celui qui aura cette pensée de considérer combien il y a de choses dans les Saintes Ecritures qui ayant été dites principalement de Jésus-Christ, sont attribuées à ses Saints, comme étant le corps dont il est le chef ; Et d'autant que ces passages sont infinis, je ne les veux pas rapporter par le menu ; mais je le renvoie à la vaste étendue de l'Ecriture Sainte. Qu'il se souvienne combien dans les jours de la mort des Martyrs et dans les fêtes des Confesseurs on récite de paroles des Prophètes, des psaumes, et de l'Evangile, qui conviennent tellement aux serviteurs qu'elles ne diminuent rien néanmoins de la gloire du maître ; et il connaîtra que ce maître ne trouve pas mauvais qu'on parle de ses serviteurs en mêmes termes que de lui, puisqu'il leur a quasi donné tous les noms qu'il porte, et leur a déclaré tout ce qu'il a appris de son père.
Et afin que cette même personne ne se scandalise pas comme si j'égalais par là les pécheurs aux justes, qu'il sache que je ne mets pas cette égalité entre les mérites, que nul ne connaît ; mais entre les miracles, qui sont connus de tout le monde. Car Jésus-Christ ayant ressuscité les morts, guéri les lépreux, illuminé les aveugles, et chassé les Démons ; lorsque l'on compare les Saints àlui à cause qu'ils ont fait les mêmes choses, tant s'en faut que ce soit lui faire injure qu'au contraire c'est glorifier son nom, d'autant que c'est une preuve qu'il n'est pas seulement admirable en lui-même;mais qu'il l'est aussi dans un grand nombre de ses Saints.
Et afin qu'il ne semble pas que Saint Martin ait été le seuljuste en qui le miracle dont j'ai parlé soit arrivé, je puis aussi alléguer l'exemple du pécheur Théophile, qui selon ce qui est rapporté dans un écrit qui est entre les mains de tant de personnes, ayant ensuite d'une pénitence de quarante jours reçu le corps de Jésus-Christ, eut le visage aussi resplendissant que le soleil. Qui s'étonnera donc qu'après une pénitence de plusieurs années et une vie admirable, le visage d'une sainte femme ait éclaté d'une splendeur extraordinaire, puisqu' ensuite d'une contrition de peu de jours un visage souillé de crimes a été plus lumineux que le soleil ? Jésus-Christ n'a-t-il pu faire en nos jours le même miracle qu'il voulut faire alors en un homme pécheur tel que Théophile, et en un homme juste tel que Saint Martin ?
Que s'il y a tant de rapport entre les choses, pourquoi appréhenderais-je d'user de paroles qui aient du rapport à ces mêmes choses ? Je puis bien dire de la même sorte ce que l'on sait s'être passé de la même sorte ; et on ne doit pas croire pour cela que j'égale les personnes, puisque comme je l'ai dit, c'est l'égalité des mérites, et non pas la ressemblance des miracles qui forme cette égalité. Ainsi le visage mort de cette bienheureuse femme resplendissait d'une clarté visible que l'esprit de Dieu y répandait, et sa chair rendue lumineuse faisait connaître qu'une fille de la lumière était passée dans la région de la lumière.
CHAPITRE XIV.
Remerciement et exhortation de Saint Pierre Maurice aux Religieuses de Marsigny. Conclusion de tout ce discours.
Qui pourrait exprimer les devoirs que cette sainte communauté rendit aux funérailles de cette bienheureuse femme ? On voyait paraître en elles comme une image de l'amour éternel ; et on pouvait considérer par avance dans les actions de ces servantes de Dieu l'état de la céleste Jérusalem : Le zèle que le Saint Esprit leur avait inspiré les embrasait par son ardeur ; et un ruisseau de cette charité dont la source est dans le Ciel, découlant en elles, semblait se répandre de tous côtés. Elles ne se pouvaient lasser de chanter des psaumes, de pleurer, et de prier ; et bien que selon le corps elles demeurassent sur la terre, elles l'accompagnaient de tout leur cœur dans ce bienheureux voyage. Elles suppliaient notre Seigneur de ne pas rendre vaines ses espérances ; et par des oraisons continuelles lui demandaient de la consoler.
Ayant passé dans ces saints exercices toute la nuit qui suivit le jour de sa mort, elles continuèrent encore le lendemain, et après que le saint Sacrifice eut été offert pour son éternel repos, ces saintes femmes pouvant à peine se soutenir, tant elles étaient abattues de faiblesse par tant de veilles, de chants, d'oraisons, et de pleurs, on la porta dans le tombeau où agréable à Dieu, chérie des hommes, vivante à Jésus-Christ, et morte au monde, elle fut enterrée avec les cérémonies ordinaires de l'Eglise. Ces saintes Soeurs se retirèrent les larmes aux yeux après l'avoir comme retirée du sépulcre pour l'emporter dans leurs cœurs, protestant que tandis qu'elles demeureront en vie elle y vivra toujours, bien qu'elles aient été contraintes de laisser son corps mort dans le cercueil.
Que pourrai-je donc faire maintenant, mes très saintes Soeurs, pour répondre aux grâces que j'ai reçues de vous ? Quels services vous pourrai-je rendre pour récompense d'une si grande faveur ? Et comment pourrai-je dignement reconnaître tant d'obligations dont je vous suis redevable ? Car vous avez conservé mon âme. Vous l'avez arrachée d'entre les bras de la mort : « Vous avez séché les larmes de mes yeux. (Ps. 114). Vous avez affermi mes pieds. (Ps. 9). Vous m'avez empêché de tomber dans les filets des veneurs, et garanti de toute injure (Ps. 90). Vous avez été ma retraite lorsque j'étais comme un petit oiseau qui ne sait que devenir, et cette pierre qui sert de refuge aux hérissons. (Ps. 103). » Vous m'avez sans doute tenu lieu de toutes ces choses quand vous avez reçu cette lumière de mes yeux lorsqu'elle fuyait les ténèbres du siècle;quand de crainte qu'elle ne s'éteignît vous l'avez si longtemps conservée au milieu des flammes de vos cœurs ; et quand l'augmentant toujours de plus en plus par les ardeurs de l'amour céleste, vous l'avez enfin unie à l'éternelle lumière pour ne s'en séparer jamais. Mais entre les récompenses de vos bonnes œuvres qui vous attendent dans le Ciel, celle-ci sera du nombre, et notre Sauveur n'a garde d'oublier vos soins si avantageux pour le Salut d'une pécheresse, puisqu' ayant déclaré qu'il ne laissera pas même sans reconnaissance un verre d'eau froide donné pour le soulagement du corps (Matth. 10), il n'a garde de souffrir que tant de peines que vous avez prises pour sauver une âme vous soient inutiles.
Les Anges se réjouissent d'un pécheur qui fait pénitence ; bien que n'étant pas délivré de ce corps de mort il combatte encore contre la chair souillée de péché, contre la malice du monde, et contre les anges apostats, sans savoir quel sera l'événement de cette guerre : Réjouissez-vous donc aussi,mes très chères Soeurs, de ce que la pénitence de votre pécheresse vous donne des sujets si assurés, puisqu' étant prévenue de la grâce vous avez conduit cette pénitente jusques à un tel point qu'il n'y a plus de sujet de rien appréhender pour elle ; mais au contraire de la féliciter de son bonheur, sans craindre qu'aucun accident puisse troubler votre joie, laquelle doit être d'autant plus grande que vous devez espérer pour vous les mêmes avantages dont vous êtes assurées pour elle ; puisqu'il est sans doute que de semblables combats et de semblables travaux produiront de semblables récompenses.
Cette humble servante de Dieu et la vôtre étant enterrée au milieu de vous, bien que muette et sans vie, vous exhorte si vous y prenez garde par des cris continuels et vivants. Elle s'offre tous les jours à vous ; Elle présente ses cendres à vos yeux ; et comme une sœur à ses sœurs, une personne morte à des personnes mortelles, elle vous dit à haute voix de vous souvenir d'elle, et de ne vous pas oublier vous-mêmes. Elle vous représente ce qu'elles est à cette heure, et ce que vous serez dans peu de temps. Elle vous avertit du lieu où vos corps seront enterrés, et de celui où vos âmes passeront. Vous ne sauriez ouvrir les yeux sans apercevoir continuellement vos tombeaux ; et vous voyez sans cesse devant vous la dernière demeure de la nature mortelle, où vous espérez d'être en repos tandis que la mort dominera encore, et d'où vous espérez de ressusciter lorsque sa puissance sera étouffée. Que cette vue vous serve d'une continuelle exhortation ; et que cette défaillance des choses temporelles vous incite et vous enflamme à souhaiter avec ardeur les éternelles.
Comme on sème des plantes dans un jardin, vos corps sont ainsi semés dans les sacrés cimetières, et ne peuvent selon l'Apôtre revivre qu'après être morts, ni se relever qu'après être tombés, ni reverdir qu'après avoir souffert la pourriture ; car il faut qu'ils pourrissent pour pouvoir reverdir, qu'ils sèchent pour pouvoir refleurir, qu'ils tombent pour pouvoir se relever,et qu'ils meurent pour pouvoir revivre. Il faut souffrir avec courage la rigueur des neiges, des pluies, et des autres incommodités de l'hiver de la vie présente ; de ce temps auquel la fertilité si agréable des plantes est comme ensevelie ; de ce temps auquel votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ, puisqu'il arrivera un autre temps auquel l'air devenant calme et serein un printemps éternel succédera à cette rude saison ; et auquel un soleil qui se lèvera pour ne se coucher jamais dissipera les ténèbres par sa clarté, et le froid par sa chaleur ; et en répandant sur la terre, avec l'étonnement de la nature, une lumière inconnue au monde chassera l'ancienne nuit et amènera un nouveau jour dont la durée sera éternelle. Alors la terre devenue féconde par une température admirable, fera que vos corps ainsi semés dans son sein germeront pour pousser de nouvelles fleurs et de nouveaux fruits, quand ce qu'il y a de corruptible en nous sera devenu incorruptible, et ce qu'il y a de mortel sera revêtu d'immortalité. Alors vous chanterez de tout votre cœur et avec vérité ce que vous chantez maintenant de parole et avec foi : « Les fleurs ont paru sur notre terre. » (Cant.2). Alors vous irez au-devant de l'Epoux avec des lampes allumées pour entrer avec lui à des noces qui n'auront point de fin ; et alors pleines de joie vous direz avec le Prophète : « Je vois refleurir ma chair, et je confesserai votre nom de toute l'étendue de mon âme. » Car cette confession sera volontaire et non pas contrainte, puisque selon un autre psaume (Ps.53), « vous sacrifierez volontairement au Seigneur, et confesserez son nom parce qu'il est bon (Matth. 24). Car en quelque lieu que soit le corps les aigles s'assembleront à l'entour de lui ; et lorsque Jésus-Christ qui est votre vie viendra à paraître, vous paraîtrez aussi avec lui toutes revêtues de gloire. (Coloss.3).
Quant à vous, mes chers Frères, à qui j'écris cette lettre, n'ayez pas sujet de rougir de honte en vous témoignant indignes d'une si excellente mère ; mais ayant tiré d'elle cette vie terrestre et passagère, rendez-vous aussi participants de son amour pour cette vie céleste et éternelle à laquelle elle vous a consacrés dès votre enfance. Comme elle a été mère de vos corps, qu'elle le soit aussi de vos âmes, afin que lui étant semblables de visage, vous ne soyez pas si malheureux que de lui être dissemblables par vos actions. Qu'elle vous enfante par son exemple et par ses prières jusques à ce que Jésus-Christ soit formé en vous ; et méritez par elle de l'avoir pour père, ainsi que vous avez mérité par lui de l'avoir pour mère.
SECONDE PARTIE
DES VIES
DES
SAINTS PERES
DES DESERTS
ET DE
QUELQUES SAINTES
Ecrites
par des Pères de l'Eglise, et autres Anciens Auteurs Ecclésiastiques Grecs et Latins.
AVANT-PROPOS.
Où il est parlé des anciens Auteurs Ecclésiastiques et des Pères de l'Eglise, dont on a tiré et recueilli en ce second Tome les vies et les paroles les plus remarquables des Saints Pères des Déserts et de quelques Saintes.
Après avoir montré dans la Préface du premier volume des vies de ces anciens et bienheureux Solitaires, combien elles ont été glorieuses à Dieu et honorables à l'Eglise, et qu'elles sont utiles non seulement aux personnes religieuses, mais aussi aux séculières, il ne me reste qu'à expliquer ici en peu de paroles quels sont les Ouvrages et les Auteurs dont j'ai tiré tout ce qui est contenu dans ce second Tome, où j'espère que le lecteur qui aura quelque sentiment de piété trouvera des exemples non moins illustres que salutaires de toutes les vertus Chrétiennes et Religieuses.
De la lettre de Saint Jérôme à Héliodore.
J'ai cru devoir mettre à la tête de ce second volume la Lettre si célèbre de Saint Jérôme à Héliodore, où il lui dépeint avec toutes les fleurs de sa Rhétorique Chrétienne les délices spirituelles et les avantages solides de la vie solitaire et retirée, pour l'exhorter à l'embrasser. Héliodore était de ce Clergé si fameux en sainteté de Saint Valérien Evêque d'Aquilée, où Saint Jérôme vint demeurer après avoir été baptisé à Rome. Et ce Saint ayant contracté une étroite amitié avec lui, il l'engagea par la force de son exemple à entreprendre le voyage de Thrace, du Pont, de Bithynie, de Galatie, de Cappadoce ; et enfin de se retirer dans le désert de Syrie, où néanmoins Héliodore qui n'y était venu que pour l'y accompagner ne demeura guère. Et le Saint voyant qu'il avait quitté le désert, il s'efforça de l'y rappeler par cette Lettre toute ardente du feu de sa charité, et toute brillante des lumières de son éloquence. Mais Dieu ne destinant pas Héliodore à la solitude et le voulant pour l'Episcopat, il se retira dans le Clergé où il était auparavant, et parut depuis entre les plus illustres Prélats d'Italie au Concile d'Aquilée tenu en 381.
Des vies des Pères écrites par Rufin Prêtre d'Aquilée, et de la lettre 41 de Saint Jérôme au même Rufin, qui a été traduite en ce volume.
Rufin a été le premier Auteur Ecclésiastique qui a écrit une Histoire abrégée des vies et des paroles les plus excellentes des Saints Pères des déserts. Il était si célèbre par ses vertus religieuses en Aquilée, que Saint Jérôme dans sa Chronique qu'il a ajoutée à celle d'Eusèbe, marque formellement qu'entre tous les religieux de cette ville d'Italie, qui alors était fleurissante en piété, Florent, Bonose et Rufin étaient illustres et célèbres par-dessus les autres. Ce fut là qu'il contracta une étroite amitié avec ces trois serviteurs de Jésus-Christ ; et s'étant depuis retiré dans le désert de Syrie, et ayant appris par Héliodore que Rufin était parti de Rome avec la fameuse Mélanie petite-fille du consul Marcellin, pour aller visiter les Solitaires d'Egypte, il lui écrivit la Lettre 41 que j'ai traduite, oùil lui témoigne envier ce rare bonheur qu'il avait reçu de Dieu, et lui donne de grandes louanges ; et ayant encore su depuis que Rufin après avoir visité ces saints déserts était arrivé à Jérusalem avec la même Mélanie, il lui écrivit une autre Lettre, laquelle s'est perdue, et l'envoya à Florent le premier de ces trois fameux Religieux d'Aquilée, qui s'était retiré à Jérusalem pour y exercer ses extrêmes charités ( car il était fort riche) et le supplia de la lui faire tenir. Mais dans celle qu'il lui adressait il lui parle de Rufin en ces termes d'estime et d'affection (Hier. Ep. ad Flor.) : « Parce que le frère Rufin, que l'on dit être venu d'Egypte à Jérusalem avec Sainte Mélanie, est lié avec moi par une parfaite et fraternelle amitié, je vous prie de vouloir prendre la peine de lui faire rendre la Lettre que je lui écris, et que j'ai jointe avec celle-ci. Au reste ne jugez pas de moi par l'éminence de ses vertus. Vous verrez en lui des marques vives de sainteté ; et moi je ne suis que cendre, et que la plus vile partie de la boue. De quelque côté qu'on me tourne je me vois réduire en poussière ; et ce m'est assez si la faiblesse de mes yeux peut soutenir l'éclat de sa piété. Il est lavé et il est net et blanc comme de la neige, au lieu que je suis souillé des taches de mes péchés, et que j'attends jour et nuit avec tremblement cette heure effroyable où il faudra que je paie jusqu'au dernier denier.Néanmoins parce que le Seigneur délie ceux qui sont liés de chaînes, comme dit David, et qu'il repose sur l'humble et sur celui qui écoute ses paroles avec une frayeur respectueuse, peut-être que me voyant étendu dans le tombeau de mes offenses, il me dira comme autrefois à Lazare : « Jérôme, sortez dehors. »
Ce fut dès 372 que Rufin visita tous ces Déserts avec Mélanie. Il demeura depuis avec elle à Jérusalem durant vingt-cinq ans, comme dit Saint Paulin ( Paulin, Ep. 9), savoir jusqu'en 397, étant estimés et loués l'un et l'autre par plusieurs saints personnages. C'a été durant son séjour à Jérusalem, selon le sentiment du Cardinal Baronius, que Saint Paulin lui écrivit, et le pria d'écrire l'Histoire Ecclésiastique, laquelle Saint Sulpice Sévère le priait d'écrire lui-même. « J'ai écrit », dit Saint Paulin, « à Rufin Prêtre compagnon de Sainte Mélanie en la vie spirituelle, vraiment Saint, non moins pieux que savant, et qui pour ce sujet est uni avec moi par une affection très intime. » Rufin satisfit en quelque sorte à la prière de Saint Paulin, ayant ajouté deux Livres à l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe. Ce ne fut que depuis, comme il le marque lui-même, qu'il écrivit les Vies des Pères, « à la prière de quelques Saints Ermites du Mont des Oliviers proche de Jérusalem. » Il composa cet Ouvrage sans y mettre son nom, Gennade même ne le lui ayant pas attribué dans son Livre des Ecrivains Ecclésiastiques ; et on ignorerait qu'il en fût l'Auteur si Saint Jérôme ne l'avait marqué, quoiqu' Erasme Lipoman Evêque de Vérone, le Cardinal Baronius et les autres aient attribué à Evagre du Pont, dont Saint Jérôme parle au même endroit
.
IES
DES
SAINTES.
LA VIE
DE SAINTE FABIOLE
VEUVE
Ecrite par SAINT JEROME
AVANT-PROPOS
où il est parlé de la haute naissance de Sainte Fabiole.
Il y a plusieurs années que j’écrivis à Paule, cette femme illustre par sa vertu entre toutes celles de son sexe, pour la consoler de l’extrême déplaisir qu’elle venait de recevoir de la perte de Blésille. Il y a quatre ans que j’employai tous les efforts de mon esprit pour faire l’épitaphe de Népotien que j’envoyai à l’Evêque Héliodore ; et il y a environ deux ans que j’écrivis une petite lettre à mon cher ami Pammache sur la mort si soudaine de Pauline, ayant honte de faire un plus long discours à un homme très éloquent, et de lui représenter des choses qu’il pouvait trouver en lui-même ; ce qui n’aurait pas tant été consoler mon ami, que par une sotte vanité vouloir instruire un homme accompli en toutes sortes de perfections.
Maintenant, mon fils Océan, vous m’engagez dans un ouvrage à quoi mon devoir m’engageait déjà, et auquel je suis assez porté de moi-même, qui est de donner un jour tout nouveau à une matière qui n’est plus nouvelle, en représentant dans leur éclat et dans leur lustre tant de vertus qui peuvent passer pour nouvelles en ce qu’elles sont extraordinaires : Car dans ces autres consolations, je n’avais qu’à soulager l’affliction d’une mère, la tristesse d’un oncle, et la douleur d’un mari ; et selon la diversité des personnes chercher divers remèdes dans l’Ecriture Sainte ; mais aujourd’hui, vous me donnez pour sujet Fabiole, la gloire des Chrétiens, l’étonnement des idolâtres, le regret des pauvres, et la consolation des Solitaires.
Quoique je veuille louer le premier, il semblera peu de chose en comparaison de ce que je dirai ensuite ; puisque si je parle de ses jeûnes, ses aumônes sont plus considérables ; si j’exalte son humilité, l’ardeur de sa foi la surpasse ; et si je dis qu’elle a aimé la bassesse et que, pour condamner la vanité des robes de soie, elle a voulu être vêtue comme les moindres d’entre le peuple et comme les esclaves, c’est beaucoup davantage d’avoir renoncé à l’affection des ornements qu’aux ornements mêmes : parce qu’il est plus difficile de nous dépouiller de notre orgueil que de nous passer d’or et de pierreries, lesquelles ayant quittées nous sommes quelquefois enflammés de présomption portant des habits sales et déchirés qui nous font fort honorables, et que nous faisons montre d’une pauvreté que nous vendons pour le prix des applaudissements populaires ; au lieu qu’une vertu cachée, et qui n’a pour consolation que le secret de notre propre conscience, ne regarde que Dieu seul comme son juge.
Il faut donc que j’élève la vertu de Fabiole par des louanges toutes extraordinaires, et que laissant l’ordre dont les orateurs se servent, je prenne le sujet de mon discours des commencements de sa concession et de sa pénitence. Quelque autre se souvenant de ce qu’il a vu dans le Poète, représenterait ici ce Fabius Maximus (Virgile. 6.Enéide)
« Qui par les grands succès d’une valeur prudente
Soutint seul des Romains la gloire chancelante. »
Et toute cette illustre race des Fabiens. Il dirait quels ont été leurs combats ; il raconterait leurs batailles, et vanterait la grandeur de Fabiole en montrant qu’elle a tiré sa naissance d’une si longue suite d’aïeuls, et d’une tige si noble et si éclatante, afin de faire voir dans le tronc des preuves de la grandeur qu’il ne pourrait trouver dans les branches. Mais quant à moi qui ai tant d’amour pour l’étable de Béthléem et pour la crèche de notre Sauveur, où la Vierge Mère donna aux hommes un Dieu enfant, je chercherai toute la gloire d’une servante de Jésus-Christ, non dans les ornements et les avantages que les histoires anciennes lui peuvent donner, mais dans l’humilité qu’elle a apprise et pratiquée dans l’Eglise.
CHAPITRE I.
De la faute que Sainte Fabiole avait faite de se remarier du vivant de son premier mari, bien qu’elle l’eût répudié pour des causes très légitimes.
Or parce que dès l’entrée de mon discours il se rencontre comme un écueil et une tempête formée par la médisance de ses ennemis, qui lui reprochent d’avoir quitté son premier mari pour en épouser un autre, je commencerai par faire voir de quelle sorte elle a obtenu le pardon de cette faute, auparavant que de la louer depuis la pénitence qu’elle a faite.
On dit que son premier mari était sujet à de si grands vices que la plus perdue femme du monde et la plus vile de toutes les esclaves n’aurait pu même les souffrir ; mais je n’ose les rapporter de crainte de diminuer le mérite de la vertu de Fabiole, qui aima mieux être accusée d’avoir été la cause de leur divorce, que de perdre de réputation une partie d’elle-même en découvrant les défauts de son mari. Je dirai simplement ce qui suffit pour une Dame pleine de pudeur et pour une Chrétienne. Notre Seigneur défend au mari de quitter sa femme si ce n’est pour adultère ; et en cas qu’il la quitte pour ce sujet, il ne veut pas qu’elle puisse se remarier (Matth.5) & (I.Cor.7). Or tout ce qui est commandé aux hommes ayant nécessairement lieu pour les femmes, il n’est pas moins permis à une femme de quitter son mari s’il est adultère, qu’à un mari de répudier sa femme pour le même crime. Et si celui qui commet un péché avec une courtisane n’est qu’un même corps avec elle, selon le langage de l’Apôtre, la femme quia pour mari un homme impudique et vicieux ne fait qu’un même corps avec lui. Les lois des Empereurs et celles de Jésus-Christ ne sont pas semblables ; et Papinien et Saint Paul ne nous enseignent pas les mêmes choses. Ceux-là lâchent la bride à l’impudicité des hommes, et ne condamnant que l’adultère leur permettent de s’abandonner en toutes sortes de débordements dans les lieux infâmes, et avec des créatures de vile condition, comme si c’était la dignité des personnes et non pas la corruption de la volonté qui fût la cause du crime. Mais parmi nous, ce qui n’est pas permis aux femmes n’est pas non plus permis aux hommes ; et dans des conditions égales, l’obligation est égale.
Fabiole, à ce que l’on dit, quitta donc son mari à cause qu’il était vicieux ; elle le quitta parce qu’il était coupable de divers crimes ; elle le quitta, je l’ai quasi dit, pour des causes dont tout son voisinage témoignant d’être scandalisé, elle seule ne voulut pas les publier. Que si on la blâme de ce que s’étant séparée d’avec lui elle ne demeura pas sans se marier, j’avouerai volontiers sa faute pourvu que je dise aussi quelle fut la nécessité qui l’obligea de la commettre. Saint Paul nous apprend qu’ « il vaut mieux se marier que brûler. » Elle était fort jeune, et ne pouvait demeurer dans le veuvage. « Elle éprouvait un combat dans elle-même entre ses sens et sa volonté, entre la loi du corps et celle de l’esprit » (Rom.7), et se sentant traîner comme captive et malgré qu’elle en eût au mariage : Ainsi elle crut qu’il valait mieux confesser publiquement sa faiblesse, et se couvrir en quelque façon de l’ombre d’un misérable mariage, que pour conserver la gloire d’avoir été femme d’un seul mari, tomber dans les péchés des courtisanes. Le même Apôtre veut que les jeunes veuves se remarient pour avoir des enfants, et afin de ne donner aucun sujet de médisance à leurs ennemis, dont il rend aussitôt la raison en ajoutant (I.Tim.5) : « Car il y en a déjà quelques-unes qui ont lâché le pied et tourné la tête en arrière pour suivre le Démon. » Ainsi Fabiole étant persuadée qu’elle avait eu raison de quitter son mari, et ne connaissant pas dans toute son étendue la pureté de l’Evangile qui retranche aux femmes durant la vie de leurs maris la liberté de se remarier sous quelque prétexte que ce soit, elle reçut sans y penser une blessure, en commettant une action par laquelle elle croyait pouvoir éviter que le Démon ne lui en fît plusieurs autres.
CHAPITRE II.
Merveilleuse pénitence que Sainte Fabiole fit de cette faute.
Mais pourquoi est-ce que je m’arrête à des choses passées et abolies il y a si longtemps, en cherchant d’excuser une faute dont elle a témoigné tant de regret ? Et qui pourrait croire qu’étant rentrée en elle-même après la mort de son second mari, en ce temps où les veuves qui n’ont pas le soin qu’elles devraient avoir de leur conduite, ont accoutumé, après avoir secoué le joug de la servitude, de vivre avec plus de liberté, d’aller aux bains, de se promener dans les places publiques, et de paraître comme des courtisanes, elle ait voulu pour confesser publiquement sa faute se couvrir d’un sac, et à la vue de toute la ville de Rome avant le jour de Pâques, se mettre au rang des pénitents devant la basilique de Latran à qui un Empereur fit autrefois trancher la tête ; qu’elle ait voulu ayant les cheveux épars, le visage plombé, et les mains sales baisser humblement sa tête couverte de poudre et de cendre sous la discipline de l’Eglise ; le pape, les prêtres, et tout le peuple fondant en larmes avec elle ?
Quel péché ne serait point remis par une telle douleur, et quelle tâche ne serait point effacée par tant de pleurs ? Saint Pierre par une triple confession obtint le pardon d’avoir renoncé trois fois son maître (Jean.21). Les prières de Moïse firent remettre à Aaron le sacrilège qu’il avait commis en souffrant qu’on fît le veau d’or (Exod.32). Dieu ensuite d’un jeûne de sept jours oublia le double crime où David qui était si juste et l’un des plus doux hommes du monde, était tombé en joignant l’homicide à l’adultère (2.Reg.11.12), et voyant qu’il était couché par terre, qu’il était couvert de cendre, et qu’oubliant sa dignité royale il fuyait la lumière pour demeurer dans les ténèbres, et tournait seulement les yeux vers celui qu’il avait offensé, et lui disait d’une voix lamentable et tout trempé de ses larmes (Ps.50) : « C’est contre vous seul que j’ai péché. C’est en votre présence que j’ai commis tous ces crimes. Mais, mon Dieu, redonnez-moi la joie d’être dans les voies de Salut, et fortifiez-moi par votre Esprit souverain » ; il est arrivé que ce Saint Roi qui nous apprend par ses vertus comment lorsque nous sommes debout, nous devons nous empêcher de tomber, nous a montré par sa pénitence de quelle sorte quand nous sommes tombés nous devons nous relever. Vit-on jamais un roi plus impie qu’Achab, dont l’Ecriture dit (3.Reg.21) : « Il n’y en a point eu d’égal en méchanceté à Achab, qui semble s’être rendu esclave du péché pour le commettre en la présence du Seigneur avec des excès incroyables. » Ce prince ayant répandu le sang de Nabot, et le Prophète lui faisant connaître quelle était la colère de Dieu contre lui par ces paroles qu’il lui porta de sa part : « Tu as tué cet homme ; et outre cela tu possèdes encore son bien. Mais je te châtierai comme tu le mérites, je détruirai ta postérité », et ce qui suit : Il déchira ses vêtements, il se couvrit d’un cilice, il se revêtit d’un sac, il jeûna et marcha la tête baissée contre terre. Alors Dieu dit à Hélie : « Ne vois-tu pas qu’Achab s’est humilié en ma présence ? et parce qu’il est entré dans cette humiliation par le respect qu’il me doit, je suspendrai durant sa vie les effets de ma colère. »
O heureuse pénitence qui fait que Dieu regarde le pécheur d’un œil favorable, et qui en confessant ses fautes oblige ce souverain juge à révoquer l’arrêt qu’il avait prononcé en sa fureur. Nous voyons dans les Paralipomènes (2 Paral.33) que la même chose arrive au roi Manassé ; dans le Prophète Jonas (Jonas.3.4), au roi de Ninive ; et dans l’Evangile (Luc.18), au Publicain ; dont le premier se rendit digne non seulement de pardon, mais aussi de recouvrer son royaume ; le second arrêta la colère de Dieu prête à lui tomber sur la tête ; et le troisième en meurtrissant de coups son estomac, et n’osant lever les yeux vers le Ciel, s’en retourna beaucoup plus justifié par l’humble confession de ses péchés, que le Pharisien par la vaine ostentation de ses vertus.
Mais ce n’est pas ici le lieu de louer la pénitence, et de dire comme si j’écrivais contre Montan ou contre Novat (Ps.50) : « Que c’est une hostie qui apaise Dieu ; que nul sacrifice ne lui est plus agréable qu’un esprit touché du regret de ses offenses (Ezech.18) ; qu’il aime mieux la pénitence du pécheur que non pas sa mort ; lève-toi, lève-toi Jérusalem »(Isa.6), et plusieurs autres paroles semblables qu’il nous fait entendre par la bouche de ses Prophètes. Je dirai seulement pour l’utilité de ceux qui liront ceci et à cause qu’il convient particulièrement à mon discours. Fabiole n’eut point de honte de se confesser pécheresse en la présence de Dieu sur la terre ; et il ne la rendra point confuse dans le Ciel en la présence de tous les hommes et de tous les Anges : Elle découvrit sa blessure à tout le monde, et Rome ne put voir sans répandre des larmes les marques de sa douleur imprimées sur son corps si pâle et si exténué de jeûnes. Elle parut avec des habits déchirés, la tête nue, et la bouche fermée. Elle n’entra point dans l’église du Seigneur, mais demeura hors du camp séparée des autres comme Marie sœur de Moïse, en attendant que le Prêtre qui l’avait mise dehors la fît revenir. Elle descendit du trône de ses délices. Elle tourna la meule pour moudre le blé selon le langage figuré de l’Ecriture. Elle passa courageusement et les pieds nus sur le torrent des larmes. Elle s’assit sur les charbons de feu dont le Prophète parle, et ils lui servirent à consumer son péché. Elle se meurtrissait le visage à cause qu’il avait plu à son second mari. Elle haïssait ses diamants et ses perles. Elle ne pouvait voir ce beau linge dont elle avait été si curieuse. Elle avait du dégoût pour toutes sortes d’ornements. Elle n’était pas moins affligée que si elle eût commis un adultère. Et elle se servait de plusieurs remèdes pour guérir une seule plaie.
CHAPITRE III.
Sainte Fabiole vend tout son bien pour l’employer à assister les pauvres. Ses incroyables charités.
Je me suis longtemps arrêté à sa pénitence, comme en un lieu fâcheux et difficile, afin de ne rencontrer plus rien qui m’arrête lorsque j’entrerai dans un champ aussi grand qu’est celui des louanges qu’elle mérite. Etant reçue dans la communion des fidèles à la vue de toute l’Eglise, son bonheur présent ne lui fit point oublier ses affections passées, et après avoir fait une fois naufrage, elle ne voulut plus se mettre au hasard de tomber dans les périls d’une nouvelle navigation ; mais elle vendit tout son patrimoine qui était très grand et proportionné à sa naissance, et en destina tout l’argent à assister les pauvres dans leurs besoins, ayant été la première qui établit un hôpital pour y rassembler les malades abandonnés, et soulager tant de misérables consumés de langueur, et accablés de nécessité.
Représenterai-je ici sur ce sujet les divers maux qu’on voit arriver aux hommes ? Des nez coupés, des yeux crevés, des pieds à demi-brûlés, des mains livides, des ventres enflés, des cuisses desséchées, des jambes bouffies, et des fourmilières de vers sortir d’une chair à demi mangée et toute pourrie. Combien a-t-elle elle-même porté sur ses épaules de personnes toutes couvertes de crasse, et languissantes de jaunisse ? Combien de fois a-t-elle lavé des plaies qui jetaient une boue si puante que nul autre n’eût pu seulement les regarder ? Elle donnait de ses propres mains à manger aux pauvres, et faisait prendre de petites cuillerées de nourriture à des malades prêts à expirer.
Je sais qu’il y a plusieurs personnes riches et fort dévotes, qui ne pouvant voir de tels objets sans soulèvement de cœur, se contentent d’exercer par le ministère d’autrui semblables actions de miséricorde ; et qui font ainsi des charités avec leur argent, qu’elles ne peuvent faire avec leurs mains. Certes, je ne les blâme pas, et serais bien fâché d’interpréter à infidélité cette délicatesse de leur naturel. Mais comme je pardonne à leur infirmité, je puis bien aussi par mes louanges élever jusque dans le Ciel cette ardeur et ce zèle d’une âme parfaite, puisque c’est l’effet d’une grande foi de surmonter toutes ces peines. Je sais de quelle sorte par un juste châtiment l’âme superbe de ce riche vêtu de pourpre fut condamnée pour n’avoir pas traité le Lazare comme il devait : Ce pauvre que nous méprisons, que nous ne daignons pas regarder, et la vue duquel nous fait mal au cœur, est semblable à nous, est formé du même limon, est composé des mêmes éléments, et nous pouvons souffrir tout ce qu’il souffre. Considérons donc ses maux comme si c’étaient les nôtres propres, et alors toute cette dureté que nous avons pour lui sera amollie par ces sentiments si favorables que nous avons toujours pour nous-mêmes.
« Quand Dieu m’aurait donné cent bouches et cent voix,
Quand je ferais mouvoir cent langues à la fois,
Je ne pourrais nommer tous les maux déplorables
Qui tourmentaient les corps de tant de misérables, »
que Fabiole changea en de si grands soulagements, que plusieurs pauvres qui étaient
sains enviaient la condition de ces malades. Mais elle n’usa pas d’une moindre charité envers les ecclésiastiques, les Solitaires, et les vierges. Quel Monastère n’a point été secouru par ses bienfaits ? Quels pauvres nus ou retenus continuellement dans le lit par leurs maladies n’ont point été revêtus et couverts par les largesses de Fabiole ? Et à quel besoin ne s’est porté avec une promptitude incroyable le plaisir qu’elle prenait à bien faire, qui était tel que Rome se trouva trop petite pour recevoir tous les effets de sa charité ?
CHAPITRE IV.
Sainte Fabiole va en diverses provinces pour y faire des charités, et passe jusques en Jérusalem, où elle demeura à quelque temps avec Saint Jérôme.
Elle courait par toutes les îles et par toute la mer de Toscane : Elle visitait toute la province des Volsques, et faisait ressentir les effets de sa libéralité aux Monastères bâtis sur les rivages les plus reculés qu’elle visitait tous elle-même, ou y envoyait des personnes saintes et fidèles. Et elle craignait si peu le travail qu’elle passa en fort peu de temps et contre l’opinion de tout le monde jusques en Jérusalem, où plusieurs personnes ayant été au-devant d’elle, elle voulut bien demeurer un peu chez nous ; et quand je me souviens des entretiens que nous eûmes, il me semble que je l’y vois encore. Mon Dieu quelle était sa ferveur et son attention pour l’Ecriture Sainte ? Elle courait les Prophètes, les Evangiles, et les psaumes comme si elle eût voulu se rassasier dans une faim violente. Elle me proposait des difficultés, et conservait dans son cœur les réponses que j’y faisais. Elle n’était jamais lasse d’apprendre, et la douleur de ses péchés s’augmentait à proportion de ce qu’elle augmentait en connaissance ; car comme si l’on eût jeté de l’huile dans un feu, elle ressentait des mouvements d’une ferveur encore plus grande. Un jour lisant le livre des Nombres, elle me demanda avec modestie et humilité, que voulait dire cette grande multitude de noms ramassés ensemble. Pourquoi chaque tribu était jointe diversement à d’autres en divers lieux ; et comment il se pouvait faire que Balaam qui n’était qu’un devin eût prophétisé de telle sorte les mystères qui regardent Jésus-Christ, que presque nul des Prophètes n’en a parlé si clairement.
Je lui répondis comme je pus ; et il me sembla qu’elle en demeura satisfaite. Reprenant le livre, et étant arrivés à l’endroit où est fait le dénombrement de tous les campements du peuple d’Israël depuis la sortie d’Egypte jusques au fleuve du Jourdain, comme elle me demandait les raisons de chaque chose, je lui répondis sur-le-champ à quelques-unes, j’hésitai en d’autres, et il y en eut où j’avouai tout simplement mon ignorance ; mais elle me pressa lors encore plus de l’éclaircir de ses doutes ; et comme s’il ne m’était pas permis d’ignorer ce que j’ignore, elle m’en priait avec instance, disant toutefois qu’elle était indigne de comprendre de si grands mystères. Enfin, elle me contraignit d’avoir honte de la refuser, et m’engagea de lui promettre un traité particulier sur cette petite dispute ; ce que je reconnais n’avoir différé jusques ici par la volonté de Dieu, que pour rendre ce devoir à sa mémoire, afin que maintenant qu’elle est revêtue de ces habits sacerdotaux dont il est parlé au Lévitique, elle ressente la joie d’être arrivée à la terre promise, après avoir traversé avec tant de peine la solitude de ce monde qui n’est rempli que de misère.
CHAPITRE V.
Une irruption des Huns dans les provinces de l’Orient oblige Sainte Fabiole de retourner à Rome.
Mais il faut revenir à mon discours. Lorsque nous cherchions quelque demeure propre pour une personne de si éminente vertu, et qui désirait d’être dans une solitude qui ne l’empêchât pas de jouir du bonheur de voir souvent le lieu qui servait de retraite à la Sainte Vierge, divers courriers qui arrivaient de tous côtés firent trembler tout l’Orient en rapportant qu’un nombre infini de Huns qui venaient de l’extrémité des Palus Méotides ( entre les glaces du Tanaïs et cette cruelle nation des Massagètes, où ce que l’on appelle la clôture d’Alexandre arrête dans leurs limites par les rochers du mont Caucase l’irruption de ces peuples si farouches) s’étaient débordés dans les provinces de l’Empire, et que courant de toutes parts avec des chevaux très rapides, ils remplissaient de meurtres et de terreur tous les lieux par où ils passaient, l’armée romaine se trouvant lors absente à cause qu’elle était occupée aux guerres civiles d’Italie.
Hérodote rapporte que sous le règne de Darius roi des Mèdes, cette nation assujettit durant vingt années tout l’Orient, et se faisait payer tribut par les Egyptiens et les Ethiopiens. Dieu veuille éloigner pour jamais de l’Empire romain ces bêtes farouches. On les voyait arriver de toutes parts à l’heure qu’on y pensait le moins, et allant plus vite que le bruit de leur venue, ils ne pardonnaient ni à la piété, ni à la qualité, ni à l’âge. Ils n’avaient pas même pitié des enfants qui ne savaient pas encore parler ; ces innocents recevaient la mort avant que d’avoir commencé de vivre, et ne connaissant pas même leur malheur riaient au milieu des épées, et entre les mains cruelles de ces meurtriers. La créance générale était qu’ils allaient droit en Jérusalem, leur passion violente de s’enrichir les faisant courir vers cette ville dont on réparait les murailles qui étaient ne mauvais état par la négligence dont on use dans la paix. Antioche était assiégée ; et Tyr pour se séparer de la terre travaillait à retourner en son ancienne île.
Dans ce trouble général, nous nous trouvâmes obligés de préparer des vaisseaux, de nous tenir sur le rivage, de prendre garde à n’être pas surpris par l’arrivée des ennemis, et quoi que les vents fussent fort contraires, d’appréhender moins le naufrage que ces Barbares, non pas tant par le désir de conserver notre vie que par celui de sauver l’honneur des vierges. Il y avait alors quelque contestation entre ce que nous étions de Chrétiens, et cette guerre domestique surpassait encore la guerre étrangère. Ce que j’avais établi ma demeure dans l’Orient, et l’amour que j’avais eu de tout temps pour les lieux saints m’y arrêtèrent. Mais Fabiole qui n’avait pour tout équipage que quelques méchantes hardes et qui était étrangère partout, retourna en son pays pour vivre dans la pauvreté au même lieu où elle avait vécu dans les richesses, pour demeurer chez autrui après avoir logé tant de gens chez elle ; et afin de n’en dire pas davantage, pour donner aux pauvres à la vue de toute la ville de Rome ce que toute la ville de Rome lui avait vu vendre. En quoi mon affliction fut que nous perdîmes dans les lieux saints le plus grand trésor que nous eussions. Rome au contraire recouvra sa perte, et l’insolence et l’effronterie de tant de langues médisantes de ses concitoyens qui avaient déclamé contre Fabiole, fut confondue par les yeux d’un si grand nombre de témoins.
CHAPITRE VI.
Des admirables vertus de Sainte Fabiole, qui avec Pammache bâtit un grand hôpital à Ostie, et meurt aussitôt après.
Que d’autres admirent sa compassion pour les pauvres, son humilité et sa foi ; mais quant à moi j’admire encore davantage la ferveur de son esprit. Elle savait par cœur le discours qu’étant encore jeune j’avais écrit à Héliodote pour l’exhorter à la solitude. En regardant les murailles de Rome, elle se plaignait d’y être retenue captive. Oubliant son sexe, ne considérant point sa faiblesse, et n’ayant de passion que pour la solitude, il se pouvait dire qu’elle y était, puisqu’elle y était en esprit. Les conseils de ses amis n’étaient pas capables de la retenir dans Rome, d’où elle ne désirait pas avec moins d’ardeur de sortir que d’une prison. Elle disait que c’était une espèce d’infidélité que de distribuer son argent avec trop de précaution. Et elle souhaitait non pas de mettre une partie de son bien entre les mains des autres pour l’employer en des charités, mais après l’avoir tout donné et n’ayant plus rien à soi, de recevoir elle-même l’aumône en l’honneur de Jésus-Christ. Elle avait donc tant de hâte de partir, et tant de peine à souffrir ce qui retardait l’exécution de son dessein, qu’il y avait sujet de croire qu’elle l’exécuterait bientôt. Ainsi la mort ne la put surprendre, puisqu’elle s’y préparait.
Mais je ne saurais louer une femme si illustre sans que mon intime ami Pammache me vienne aussitôt en l’esprit. Sa chère Pauline dort dans le tombeau, afin qu’il veille. Elle a prévenu par sa mort celle de son mari, afin de laisser un fidèle serviteur à Jésus-Christ. Et lui, ayant hérité de tout le bien de sa femme en mit les pauvres en possession. Ils contestaient saintement Fabiole et lui, à qui planterait le plus tôt son tabernacle sur le port de Rome pour y recevoir les étrangers à l’imitation d’Abraham, et disputaient à qui dépasserait l’autre en charité (Gen.8) : Chacun fut victorieux et vaincu dans ce combat, et l’un et l’autre l’avouèrent, parce que tous deux accomplirent ce que chacun avait désiré. Ils mirent leurs biens ensemble et s’unirent de volonté, afin d’augmenter par cette bonne intelligence ce que la division avait dissipé.
A peine leur résolution fut-elle prise qu’elle fut exécutée. Ils achetèrent un lieu pour recevoir les étrangers, et soudain l’on y vint en foule. (Num.23) « Car la charité doit veiller à ce qu’il n’y ait point d’affliction en Jacob ni de douleur en Israël », comme dit l’Ecriture. La mer amenait là à la terre des personnes qu’elle recevait en son sein, et Rome y en envoyait pour se fortifier sur le rivage contre les incommodités de la navigation. La charité dont Publius usa une fois en l’île de Malte et envers un seul Apôtre (Act.28), ou (pour ne donner point sujet de dispute) envers tous ceux qui étaient dans le même vaisseau ; ceux-ci l’exerçaient d’ordinaire, et envers plusieurs. Et ils ne soulageaient pas seulement la nécessité des pauvres ; mais par une libéralité favorable à tous, ils pourvoyaient aussi au besoin de ceux qui pouvaient avoir quelque chose. Toute la terre apprit en même temps qu’il avait été établi un hôpital dans le port de Rome ; et les Egyptiens et les Parthes l’ayant su au printemps, l’Angleterre le sut l’été.
On éprouva dans la mort d’une femme si admirable la vérité de ce que dit Saint Paul. (Rom.8) : « Toutes choses coopèrent en bien à ceux qui aiment et qui craignent Dieu. » Elle avait comme par un présage de ce qui lui devait arriver écrit à plusieurs Solitaires de la venir voir pour la décharger d’un fardeau qui lui était fort pénible, et afin d’employer ce qui lui restait d’argent à s’acquérir des amis qui la reçussent dans des tabernacles éternels (Luc.16). Ils vinrent, ils furent faits ses amis, et elle après s’être mise en l’état qu’elle avait désiré s’endormit du sommeil des justes, et déchargée de ces richesses terrestres qui ne lui servaient que d’empêchement, s’envola avec plus de légèreté dans le Ciel.
CHAPITRE VII.
Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de Sainte Fabiole ; et conclusion de ce discours.
Rome fit voir à la mort de Fabiole jusques à quel point elle l’avait admirée durant sa vie : car comme elle respirait et n’avait pas encore rendu son âme à Jésus-Christ,
(Virgile, Enéide 11) : « Déjà la Renommée déployant ses ailes
Avait tout mis en deuil par ces tristes nouvelles, »
et rassemblé tout le peuple pour se trouver à ses funérailles. On entend partout chanter des psaumes ; le mot d’Alléluia résonne sous toutes les voûtes des temples :
(Virgile. Enéide 8) : « En cent endroits divers on voit de toutes parts
Par troupes s’assembler jeunes et vieillards,
Qui d’une femme illustre entre les Héroïnes
Chantent les actions et les vertus divines. »
Les triomphes que Camille a remportés des Gaulois, Papirius des Samnites, Scipion de Numance, et Pompée du Pont, n’égalent pas ceux de cette femme héroïque, puisqu’ils n’ont vaincu que les corps, et qu’elle a dompté la malice des esprits. Il me semble que je vois le peuple qui court en foule de tous côtés pour se trouver à ses obsèques : Les places publiques, les galeries, et les toits mêmes des maisons ne pouvaient suffire pour donner place à tant de spectateurs. Ce fut alors que Rome vit tous ses citoyens amassés ensemble, et chacun croyait avoir part à la gloire de cette sainte pénitence. Mais il ne faut pas s’étonner si les hommes se réjouissaient sur la terre du Salut de celle qui avait par sa conversion réjoui les Anges dans le Ciel (Luc.15).
Recevez, bienheureuse Fabiole, ce présent de mon esprit que je vous offre en ma vieillesse, et ce devoir que je rends à votre mémoire. J’ai souvent loué des vierges, des veuves, et des femmes mariées, qui ayant conservé la pureté de cette robe blanche qu’elles avaient reçue au baptême, avaient toujours suivi l’Agneau en quelque lieu qu’il allât. Et certes, c’est un grand sujet de louange que de ne s’être souillé d’une seule tache durant tout le cours de sa vie. Mais que l’envie et la médisance ne prétendent pas néanmoins d’en tirer de l’avantage. « Si le père de famille est bon, pourquoi notre œil sera-t-il mauvais ? » (Matth.2. Luc.15). Jésus-Christ a rapporté sur ses épaules la brebis qui était tombée entre les mains des voleurs : « Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste. (Jean 14). « La Grâce surabonde où abondait le péché. Et celui-là aime davantage à qui il a été plus remis. » (Rom.5. Luc.7).
LA VIE
DE SAINTE MARCELLE,
VEUVE,
Ecrite par SAINT JEROME.
AVANT-PROPOS.
Où il est parlé de la grandeur de la naissance de Sainte Marcelle.
Vous désirez de moi avec instance, et me demandez sans cesse, ô vierge de Jésus-Christ illustre Principia, de renouveler par mes écrits la mémoire d’une femme aussi sainte qu’était Marcelle, et de faire par ce moyen connaître aux autres, et leur donner sujet d’imiter les vertus dont nous avons joui si longtemps. Et certes je me plains de ce que vous m’incitez de la sorte à entrer dans une carrière où je cours si volontiers de moi-même, et de ce que vous croyez que j’aie besoin en cela d’être prié, moi qui ne vous cède nullement en l’affection que vous lui portiez, et qui sais que je recevrai beaucoup plus d’avantage que je n’en procurerai aux autres, en représentant par ce discours les admirables qualités de celle dont j’entreprends de parler. Or ce que je suis demeuré deux ans entiers dans le silence, ne doit pas être attribué à négligence comme vous m’en accusez injustement, mais à mon incroyable affliction qui m’abattait l’esprit de telle sorte que jusques ici j’ai jugé plus à propos de me taire que de rien dire qui ne fût digne de son mérite.
Ayant donc à louer votre Marcelle, ou plutôt la mienne, et pour parler encore plus véritablement, la nôtre et celle de tous ceux qui font profession d’être à Dieu,
et qui a été un si grand ornement de Rome, je n’observerai point les règles des orateurs en représentant la noblesse de sa race, la longue suite de ses aïeuls, et les statues de ses ancêtres, qui de siècle en siècle et jusques à notre temps ont été honorés des charges de gouverneurs de provinces et de grands maîtres du palais de l’empereur ; mais je louerai seulement en elle ce qui lui est propre, et d’autant plus admirable qu’ayant méprisé ses richesses et sa noblesse, elle s’est encore rendue plus illustre par sa pauvreté et par son humilité.
CHAPITRE I.
Sainte Marcelle étant demeurée veuve, ne veut point se remarier, et refuse le plus grand parti de Rome.
Marcelle ayant perdu son père, et étant demeurée veuve sept mois après avoir été mariée, sa jeunesse, la splendeur de sa maison, la douceur de son esprit, et ce qui touche d’ordinaire davantage les hommes, son excellente beauté, portèrent Céréal, dont le nom est si célèbre entre les consuls, à désirer avec ardeur de l’épouser ; et étant déjà fort vieil, il lui promettait de la rendre héritière de ses grands biens, voulant par une telle donation la traiter comme si elle eût été sa fille, et non pas sa femme. Albine sa mère souhaitait fort un si puissant appui pour sa maison qui en était lors destituée. Mais Marcelle dit que quand elle n’aurait point résolu de faire un vœu de chasteté, si elle eût voulu se marier elle aurait cherché un mari, et non pas une succession. Sur quoi Céréal lui ayant mandé que les vieux peuvent vivre longtemps, et les jeunes mourir bientôt, elle répondit de fort bonne grâce : « Il est vrai qu’une jeune personne peut mourir bientôt ; mais un vieillard ne saurait vivre longtemps. » Ainsi ayant eu son congé, nul autre n’osa plus prétendre de l’épouser.
Nous lisons dans l’Evangile de Saint Luc (Luc 2) qu’Anne fille de Phanuel de la Tribu d’Aser prophétisait, et était extrêmement âgée ; qu’elle avait vécu sept ans avec son mari ; qu’elle avait quatre-vingt-quatre ans ; qu’elle ne bougeait du temple, et passait les jours et les nuits en jeûnes et en oraisons, employant ainsi toute sa vie au service de Dieu ; ce qui fait que l’on ne doit pas trouver étrange qu’elle ait vu son Sauveur, puisqu’elle le cherchait avec tant de soins et tant de peines. Comparons sept ans avec sept mois ; espérer la venue de Jésus-Christ, et le posséder, le confesser après sa naissance, et croire en lui après sa mort ; ne le méconnaître pas étant enfant, et se réjouir de ce qu’étant homme parfait il règne à jamais dans le Ciel : Je ne vois pas que l’on doive mettre de différence entre ces saintes femmes, ainsi que quelques-uns en mettent d’ordinaire si mal à propos entre les hommes les plus Saints, et les Princes même de l’Eglise : Ce que je dis seulement pour faire connaître qu’ayant travaillé toutes deux également elle jouissent maintenant de la même récompense.
CHAPITRE II.
L’admirable vertu de Sainte Marcelle la met au-dessus de la médisance.
Il est fort difficile dans une ville aussi médisante que Rome, dont le peuple était autrefois composé de toutes les nations du monde, et où les vices triomphent, de ne recevoir pas quelque attaque par les impostures des bruits malicieux inventés et semés par ces personnes qui prennent plaisir à blâmer les choses les plus innocentes, et à vouloir faire trouver des taches en celles qui sont les plus pures : Ce qui fait que le Prophète souhaite, plutôt qu’il n’estime, qu’on puisse trouver une chose aussi difficile et quasi aussi impossible à rencontrer qu’est celle-ci, lorsqu’il dit : (Ps.118) « Bienheureux sont ceux qui marchent dans la voie du Seigneur, et qui ne rencontrent rien en leur chemin qui leur puisse imprimer la moindre tache. » Il dit que ceux-là sont sans tache (Ps.14) dans la voie de ce siècle qui n’ont point été infectés de l’air de ces bruits malicieux, et à qui l’on n’a point fait d’injure.
Notre Sauveur dit dans l’Evangile (Matth.5) : « Ayez une opinion favorable de votre adversaire lorsque vous êtes en chemin avec lui. » Or qui a jamais entendu publier quelque chose de désavantageux de la personne dont je parle, et y a ajouté créance ? ou qui est celui qui l’a cru sans se condamner soi-même de malice et de lâcheté ? Marcelle a été la première qui a confondu le paganisme en faisant voir à tout le monde quelle doit être cette vertu d’une veuve Chrétienne qu’elle portait dans le cœur, et qui paraissait en ses habits. Car les veuves païennes ont accoutumé de se peindre le visage de blanc et de rouge ; d’être très richement vêtues, d’éclater de pierreries, de tresser leurs cheveux avec de l’or, de porter à leurs oreilles des perles sans prix, d’être parfumées, et de pleurer de telle sorte la mort de leurs maris qu’elles ne peuvent ensuite cacher leur joie d’être affranchies de leur domination, ainsi qu’il paraît lorsqu’on les voit en chercher d’autres, non pas pour leur être assujetties comme Dieu l’ordonne (I. Pierre 3), mais au contraire pour leur commander ; ce qui fait qu’elles en choisissent de pauvres (Gen.4), afin que portant seulement le nom de maris, ils souffrent avec patience d’avoir des rivaux, et soient aussitôt répudiés s’ils osent seulement ouvrir la bouche pour s’en plaindre. La sainte veuve dont je parle portait des robes pour se défendre seulement du froid, et non pas pour montrer à découvert une partie de son corps. Elle ne gardât rien qui fût d’or, aimant mieux employer toutes ces superfluités à nourrir les pauvres que de les enfermer dans des coffres. Elle n’allait jamais sans sa mère. Les diverses rencontres d’une aussi grande maison qu’était la sienne y faisant quelquefois venir des Ecclésiastiques et des Solitaires, elle ne les voyait qu’en compagnie. Et elle avait toujours avec elle des vierges et des veuves de grande vertu, sachant qu’on juge souvent des maîtresses par l’humeur trop libre des filles qui sont à elles, et que chacun se plaît en la compagnie des personnes qui lui ressemblent.
CHAPITRE III.
Amour de Sainte Marcelle pour l’Ecriture sainte. Son excellente conduite. Elle fut la première dans Rome qui embrassa une vie retirée et solitaire.
Son amour pour l’Ecriture sainte était incroyable, et elle chantait toujours. (Ps.118). « J’ai caché et conservé vos paroles dans mon cœur afin de ne vous point offenser », et cet autre verset où David parlant de l’homme parfait dit. (Ps.1) : « Il n’a point d’autre volonté que la loi de son Seigneur laquelle il médite jour et nuit », entendant par cette méditation de la loi, non pas de répéter souvent les paroles de l’Ecriture ainsi que faisaient les Pharisiens, mais de les pratiquer selon ce que l’Apôtre nous l’enseigne lorsqu’il dit : (I.Cor.10) : « Soit que vous buviez, que vous mangiez, ou que vous vous occupiez à quelque autre chose, faites toutes ces actions pour la gloire de Dieu » : A quoi se rapportent ces paroles du Prophète Royal (Ps.118) ; « L’exécution de vos commandements m’a donné l’intelligence », pour témoigner par là qu’il ne pouvait mériter d’entendre l’Ecriture sainte qu’après qu’il aurait accompli les commandements de Dieu. Nous lisons aussi la même chose dans les actes où il est porté que « Jésus commença à agir et à enseigner »(Actes I) : Car il n’y a point de doctrine, pour relevée qu’elle soit, qui nous puisse empêcher de rougir de honte lorsque notre propre conscience nous reproche que nos actions ne sont pas conformes à nos connaissances : Et en vain celui qui est enflé d’orgueil à cause qu’il est aussi riche qu’un Crésus, et qui par avarice étant couvert d’un méchant manteau ne travaille qu’à empêcher que les vers ne mangent les riches habillements dont ses coffres sont remplis, prêche aux autres la pauvreté et les exhorte à faire l’aumône.
Les jeûnes de Marcelle étaient modérés. Elle ne mangeait point de viande ; et la faiblesse de son estomac et ses fréquentes infirmités l’obligeant de prendre un peu de vin, elle se contentait le plus souvent de le sentir au lieu de le goûter. Elle sortait peu en public, et évitait particulièrement d’aller chez les Dames de condition, de peur d’y voir ce qu’elle avait méprisé. Elle allait en secret faire ses prières dans les églises des Apôtres et des Martyrs, et évitait de s’y trouver aux heures qu’il y avait grande multitude de peuple. Elle était si obéissante à sa mère que cela la faisait agir quelquefois contre ce qu’elle aurait désiré ; car Albine aimant extrêmement ses proches et se voyant sans fils et sans petit-fils, voulait tout donner à ses neveux ; et Marcelle au contraire eût beaucoup mieux aimé le donner aux pauvres ; mais, ne pouvant se résoudre à la contredire, elle donna ses pierreries et tous ses meubles à ses parents, qui étant fort riches n’en avaient point besoin, ce qui était comme les dissiper et les perdre, aimant mieux faire cette perte que de déplaire à sa mère.
Il n’y avait point lors à Rome de femme de condition qui sût quelle était la vie des Solitaires, ni qui en osât prendre le nom, à cause que cela était si nouveau qu’il passait pour vil et pour méprisable dans l’esprit des peuples. Marcelle apprit premièrement par des Prêtres d’Alexandrie, et puis par l’Evêque Athanase, et enfin par Pierre (qui fuyant la persécution des hérétiques Ariens était venu se réfugier à Rome comme à un port assuré de la foi Orthodoxe) la vie du bienheureux Antoine qui n’était pas encore mort, la manière de vivre des Monastères de Saint Pacome en la Thébaïde, et des vierges et des veuves : Alors elle n’eut point de honte de faire profession de ce qu’elle connut être agréable à Jésus-Christ ; et plusieurs années après, elle fut imitée par Sophronie, et par d’autres. L’admirable Paule eut le bonheur de jouir de son amitié ; et Eustochie la gloire des vierges fut nourrie en sa chambre, d’om il est aisé de juger quelle devait être la maîtresse qui eut de telles disciples.
CHAPITRE IV.
Des louanges des femmes. Sainte Marcelle se préparait toujours à la mort.
Quelque lecteur sans pitié se rira peut-être de ce que je m’arrête si longtemps à louer des femmes. Mais s’il se souvenait de celles qui ont accompagné notre Sauveur et l’ont assisté de leur bien ; s’il se souvenait de ces trois Maries qui demeurèrent debout au pied de sa Croix et particulièrement de cette Marie Madeleine, qui à cause de sa vigilance et de l’ardeur de sa foi a été nommée une tour inébranlable – Il fait allusion au mot de Madeleine, qui en hébreu signifie Turrita, fortifiée de tours -, et s’est rendue digne de voir, avant même aucun des Apôtres, Jésus-Christ ressuscité, il se condamnerait plutôt de présomption, qu’il ne m’accuserait d’extravagance lorsque je juge des vertus, non pas par le sexe, mais par les qualités de l’âme, et que j’estime qu’il n’y en a point qui méritent tant de gloire que ceux qui pour l’amour de Dieu méprisent leur noblesse et leurs richesses. Ce qui fit que Jésus-Christ eut une si grande affection pour Saint Jean l’Evangéliste, lequel étant si connu du pontife, à cause qu’il était de bon lieu, ne put néanmoins être retenu par la crainte qu’il pouvait avoir de la malice des Juifs, de faire entrer Saint Pierre chez Caïphe, de demeurer seul de tous les Apôtres au pied de la Croix, et de prendre pour mère celle de notre Sauveur, afin qu’un fils vierge reçut une mère vierge, comme la succession de son maître vierge.
Marcelle passa donc plusieurs années, qu’elle connut plutôt qu’elle vieillissait qu’elle ne se souvint d’avoir été jeune, et elle estimait fort cette belle pensée de Platon, que la philosophie n’est autre choses qu’une méditation de la mort. Ce qui fait aussi dire à l’Apôtre (2.Cor.15) : « Je meurs tous les jours pour votre Salut » ; et à notre Seigneur, selon les anciens exemplaires (Luc 9) : « Nul ne peut être mon disciple s’il ne porte tous les jours sa croix et ne me suit », et longtemps auparavant à David inspiré du Saint Esprit (Ps.43) : « Nous sommes à toute heure condamnés à la mort à cause de vous, et traités comme des brebis destinées à l’immolation. » Et longtemps depuis l’Ecclésiaste nous apprend cette belle sentence (Eccl.7) : « Souviens-toi toujours de l’heure de ta mort, et tu ne pècheras jamais. » Et nous lisons aussi dans un éloquent auteur qui a écrit des satires pour l’instruction des mœurs (Pers. Sat.) cet avertissement si utile :
Grave la mort dans ta pensée,
Le temps vole en fuyant toujours ;
Et tu le vois par ce discours,
Car cette parole est passée.
Marcelle, ainsi que je commençais de dire, a donc passé sa vie comme croyant toujours mourir, et a été vêtue comme ayant toujours son tombeau devant les yeux, s’offrant continuellement à Dieu comme une hostie vivante, raisonnable, et agréable à sa divine Majesté.
CHAPITRE V.
Saint Jérôme étant allé à Rome se lia d’amitié avec Sainte Marcelle. Combien cette Sainte était savante dans les Saintes écritures. Et de sa vie solitaire et retirée.
Lorsque les affaires de l’Eglise m’obligèrent d’aller à Rome avec les Saints Prélats Paulin et Epiphane, dont l’un était Evêque d’Antioche en Syrie, et l’autre de Salamine à Chypre, et que j’évitais par modestie de voir des Dames de condition, elle se conduisit de telle sorte selon le précepte de l’Apôtre en me pressant en toutes rencontres de lui parler, qu’enfin elle surmonta ma retenue par ses instances et son adresse. Et d’autant que j’étais en quelque réputation touchant l’intelligence de l’Ecriture sainte, elle ne me voyait jamais sans m’en demander quelque chose, et au lieu de se rendre soudain à ce que je lui disais, elle me faisait des questions, non pas à dessein de contester, mais afin d’apprendre par ces doutes les réponses aux difficultés qu’elle savait que l’on y pouvait former.
J’appréhende de dire ce que j’ai reconnu de sa vertu, de son esprit, de sa pureté et de sa sainteté, de peur qu’il ne semble que j’aille au-delà de tout ce que l’on en saurait croire, et de crainte d’augmenter votre douleur en vous faisant ressouvenir de quel bien vous êtes privée ; je dirai seulement que n’ayant écouté que comme en passant tout ce que j’avais pu acquérir de connaissance de l’Ecriture sainte par une fort longue étude, et qui m’était comme tourné en nature par une méditation continuelle, elle l’apprit et le posséda de telle sorte que lorsqu’après mon départ il arrivait quelque contestation touchant des passages de l’Ecriture, on l’en prenait pour juge. Mais comme elle était extrêmement prudente, et savait parfaitement les règles de ce que les philosophes nomment bienséance, elle répondait avec tant de modestie aux questions qu’on lui faisait, qu’elle rapportait comme l’ayant appris de moi ou de quelque autre, les choses qui venaient purement d’elle, afin de passer pour disciple en cela même où elle était une fort grande maîtresse. Car elle savait que l’Apôtre a dit (I.Tim.2) : « Je ne permets pas aux femmes d’enseigner », et elle ne voulait pas qu’il pût sembler qu’elle fît tort aux hommes, et même aux Prêtres, qui la consultaient quelquefois sur des choses obscures et douteuses.
Etant retourné à Béthléem, nous apprîmes aussitôt que vous vous étiez tellement unie avec elle que vous ne la perdiez jamais de vue ; que vous n’aviez qu’une même maison et qu’un même lit ; et que toute la ville savait que vous aviez trouvé une mère, et elle une fille. Le jardin qu’elle avait au faubourg vous servit de Monastère, et une maison qu’elle choisit à la campagne de solitude ; et vous vécûtes longtemps de telle sorte que l’imitation de votre vertu ayant été cause de la conversion de plusieurs personnes, nous nous réjouissons de ce que Rome était devenue une autre Jérusalem. On y vit tant de Monastères de vierges, et un si grand nombre de Solitaires, que la multitude de ceux qui servaient Dieu avec une telle pureté rendit honorable cette sorte de vie, qui était auparavant si méprisée. Cependant nous nous consolions Marcelle et moi dans notre absence en nous écrivant fort souvent, suppléant ainsi par l’esprit à la présence, et étant dans une sainte contestation à qui se préviendrait par ses lettres, à qui se rendrait le plus de devoirs, et à qui manderait le plus soigneusement de ses nouvelles ; et nos lettres nous rapprochant de la sorte, nous ne sentions pas tant cet éloignement.
CHAPITRE VI.
Services rendus à l’Eglise contre les hérétiques par Sainte Marcelle.
Lorsque nous jouissions de ce repos et ne pensions qu’à servir Dieu, une tempête excitée par les hérétiques s’éleva dans ces provinces, laquelle mit tout en trouble ; ils se portèrent jusques à un tel comble de rage qu’ils ne pardonnaient ni à eux-mêmes, ni à un seul de tout ce qu’il y avait de plus gens de bien ; et ne se contentant pas d’avoir tout mis ici sens dessus-dessous, ils envoyèrent jusque dans le port de Rome un vaisseau plein de personnes qui vomissaient des blasphèmes contre la vérité. Il se trouva aussitôt des gens disposés à embrasser leurs erreurs ; et leurs pieds tout bourbeux remplirent de fange la source très pure de la foi de l’Eglise romaine. Mais il ne faut pas s’étonner si ce faux prophète abusait les simples, vu qu’une doctrine si abominable et si empoisonnée a trouvé dans Rome des gens qui s’en sont laissé persuader : Ce fut lors qu’on vit cette infâme traduction des livres d’Origène intitulés Péri archon, ou des principes. Ce fut lors qu’ils eurent pour disciple Macaire, lequel eût été véritablement digne de porter ce nom qui signifie bienheureux, s’il ne fût point tombé entre les mains d’un tel maître. Ce fut lors que les Evêques qui sont nos maîtres s’opposèrent à ce ravage et troublèrent toute l’école des Pharisiens. Et ce fut lors que Sainte Marcelle, après avoir demeuré longtemps dans le silence, de crainte qu’il ne semblât qu’elle ne fît quelque chose par vanité, voyant que cette foi si louée par la bouche de l’Apôtre (Rom.I) se corrompait de telle sorte dans les esprits de la plupart de ses concitoyens, que les Prêtres mêmes et quelques Solitaires, mais principalement les hommes engagés dans le siècle se portaient à embrasser l’erreur, et se moquaient de la simplicité du pape, qui jugeait de l’esprit des autres par le sien, elle s’y opposa publiquement aimant beaucoup mieux plaire à Dieu qu’aux hommes.
Notre Sauveur loue dans l’Evangile ce mauvais maître d’hôtel, qui ayant agi infidèlement envers son maître s’était conduit si prudemment dans ses propres intérêts. Les hérétiques voyant qu’une petite étincelle était capable de produire un très grand embrasement ; que le feu qu’ils avaient allumé était déjà arrivé au comble de la maison du Seigneur ; et que les artifices dont ils avaient usé pour en surprendre plusieurs ne pouvaient demeurer plus longtemps cachés, ils demandèrent et obtinrent des lettres ecclésiastiques, afin qu’il parût qu’en partant de Rome, ils étaient dans la communion de l’Eglise.
Peu de temps après Anastase fut élevé au saint Siège ; c’était un homme admirable ; et Rome n’en jouit pas longtemps, parce qu’il n’y aurait point eu d’apparence que cette ville impératrice qui était le chef de tout le monde, fût misérablement ruinée sous un si grand pape, ou plutôt il fut enlevé d’entre les hommes et porté dans le Ciel, de peur qu’il ne s’efforçât de fléchir par ses prières l’arrêt que Dieu avait déjà prononcé contre cette malheureuse ville, ainsi qu’il se voit dans l’Ecriture qu’il dit à Jérémie (Jér.14) : « Ne me prie point pour ce peuple, et ne tâche point de me fléchir afin que je leur fasse miséricorde. Car quand ils jeûneraient, je n’écouterais pas leurs prières ; et quand ils m’offriraient des sacrifices, je ne les recevrais pas ; mais je les détruirai par la guerre, par la famine, et par la peste.
On me dira, peut-être, quel rapport a tout ceci avec les louanges de Marcelle. Je réponds qu’il y en a un très grand, puisqu’elle fut cause de la condamnation de ces hérétiques : Car elle produisit des témoins qui ayant été instruits par eux avaient depuis renoncé à leur erreur. Elle fit voir une grande multitude de personnes qu’ils avaient trompées de la même sorte. Elle représenta divers exemplaires de ce livre impie de Peri archon corrigé de la propre main de ce dangereux scorpion qui en faisait glisser le venin dedans les âmes. Et elle écrivit grand nombre de lettres pour presser ces hérétiques de se venir défendre ; ce qu’ils n’osèrent jamais faire, leur conscience les bourrelant de telle sorte qu’ils aimèrent mieux se laisser condamner en leur absence, que d’être convaincus en se présentant. Marcelle a été la première cause d’une si glorieuse victoire ; et vous mon Dieu qui en êtes le chef et la souveraine origine, vous savez que je ne dis rien que de véritable, et que je ne rapporte que la moindre partie de ses grandes et admirables actions, de peur d’ennuyer le lecteur en m’étendant davantage sur ce sujet, et afin qu’il ne semble pas à mes ennemis que sous prétexte de la louer, je veuille me venger d’eux. Mais il faut venir au reste.
Cette tempête étant passée d’Occident en Orient, elle menaçait plusieurs personnes d’un grand naufrage. Ce fut lors qu’on vit s’accomplir cette parole de l’Ecriture. (Luc.18). « Croyez-vous que le Fils de l’homme revenant au monde trouve de la foi parmi les hommes ? » La charité de la plupart étant refroidie, ce peu qui aimaient la vérité de la foi se joignaient à moi. On m’attaquait publiquement comme leur chef ; et on les persécutait aussi de telle sorte que Barnabé même, pour user des termes de Saint Paul, (Galat.2), se porta dans cette dissimulation, ou plutôt dans un parricide manifeste qu’il exécuta, sinon d’effet, au moins de volonté. Mais par le souffle procédant de la bouche de Dieu (Ps.103) toute cette tempête fut dissipée ; et lors on vit l’effet de cette prédiction du Prophète (Ps ;145), « Vous retirerez d’eux votre esprit, et aussitôt ils tomberont et retourneront dans la poussière dont ils ont été formés, et en ce même moment tous leurs desseins s’évanouiront. » Comme aussi cet autre endroit de l’Evangile (Luc 21) : « Insensé que tu es, je séparerai cette nuit ton âme d’avec ton corps ; et qui possèdera lors tous ces grands biens que tu as amassés avec tant de soin ? »
CHAPITRE VII.
Rome prise et saccagée par les Goths. Mort de Sainte Marcelle.
Comme ces choses se passaient en Jérusalem, on nous rapporta d’Occident une épouvantable nouvelle, que Rome avait été assiégée, et que ses citoyens s’étant rachetés en donnant ce qu’ils avaient d’or et d’argent, on les avait encore assiégés de nouveau, afin de leur faire perdre aussi la vie après les avoir dépouillés de leurs richesses. Ma langue demeure attachée à mon palais, et mes sanglots interrompent mes paroles. Cette ville qui avait conquis tout le monde se trouva conquise, ou pour mieux dire, elle périt par la faim avant que de périr par l’épée ; et il n’y resta quasi plus personne que l’on pût réduire en servitude ; La rage qu’inspirait la faim les avaient portés jusques à manger des viandes abominables. Ils se déchiraient les uns les autres pour se nourrir. Et il se trouva des mères qui ne pardonnèrent pas mêmes aux enfants qui pendaient à leurs mamelles, faisant ainsi rentrer dans leur sein ceux qu’elles en avaient mis dehors peu de temps auparavant. Moab fut prise de nuit et ses murailles tombèrent la nuit. (Ps.15). « Seigneur, les nations idolâtres sont entrées dans votre héritage. Ils ont violé la sainteté de votre temple. Ils ont saccagé Jérusalem. Ils ont donné leur chair à dévorer aux animaux de la terre. Ils ont répandu leur sang comme de l’eau tout autour de la sainte Cité. Et il ne se trouvait personne pour les enterrer.
(Virgile. Enéide 2). « Quels cris et quels sanglots par leur triste langage
Pourraient de cette nuit raconter le carnage ?
Et qui, changeant ses yeux en des sources de pleurs,
Pourraient de tant de maux égaler les douleurs ?
Cette ville superbe et si longtemps régnante
Tombe, et nomme en tombant la Fortune inconstante :
Elle nage en son sang, et la rigueur du fort
Y montre en cent façons l’image de la mort. »
En cette horrible confusion, les victorieux tous couverts de sang entrèrent aussi dans la maison de Marcelle. Ne me sera-t-il pas permis de dire ici ce que j’ai entendu, ou plutôt de raconter des choses qui ont été vues par des hommes pleins de sainteté qui se trouvèrent présents lorsqu’elles se passèrent, et qui témoignent, ô sage Principia, que l’accompagnant dans ce péril vous ne courûtes pas moins de fortune. Ils assurent donc qu’elle reçut sans s’étonner et d’un visage ferme, ces furieux, lesquels lui demandant de l’argent, elle leur répondit qu’une personne qui portait une aussi méchante robe qu’était la sienne, n’était pas pour avoir caché des trésors en terre. Cette pauvreté volontaire dont elle faisait profession ne fut pas capable de leur faire ajouter foi à ces paroles, mais ils la fouettèrent cruellement, et elle se jetant à leurs pieds comme si elle eût été insensible à ses douleurs, ne leur demandait d’autre grâce sinon qu’ils ne vous séparassent point d’avec elle, tant elle avait peur que votre jeunesse vous fît recevoir des outrages et des violences qu’elle n’avait point sujet de craindre pour elle-même à cause de sa vieillesse. Jésus-Christ amollit la dureté du cœur de ces barbares : La compassion trouva place entre leurs épées teintes de sang, et vous ayant menées toutes deux dans l’église de Saint Paul pour vous assurer de votre vie si vous leur donniez de l’argent, ou pour vous y faire trouver un sépulcre. On dit qu’elle fut comblée d’une telle joie qu’elle commença de rendre grâces à Dieu de ce qu’ayant conservé votre virginité, il vous réservait à finir votre vie pour son service ; de ce que la captivité l’avait trouvée, mais non pas rendue pauvre ; de ce qu’il n’y avait point de jour que pour être nourrie elle n’eût besoin qu’on lui fît quelque charité ; de ce qu’étant rassasiée de son Sauveur elle ne sentait pas la faim, et de ce que l’état où elle était réduite pouvait aussi bien que sa langue lui faire dire (Job) : « Je suis sortie toute nue du ventre de ma mère ; et j’entrerai toute nue dans le tombeau. La volonté de Dieu a été accomplie ; son saint nom soit béni. »
Quelques jours après, son corps étant sain et plein de vigueur, elle s’endormit du sommeil des justes, vous laissant héritière du peu qu’elle avait dans sa pauvreté, ou pour mieux dire, en laissant les pauvres héritiers par vous. Vous lui fermâtes les yeux : Elle rendit l’esprit entre les baisers que vous lui donniez ; et trempée de vos larmes elle souriait, tant était grand le repos que la manière dont elle avait vécu donnait à sa conscience, et tant elle était contente d’aller jouir des récompenses qui l’attendaient au Ciel.
Voilà, bienheureuse Marcelle, ce que je ne saurais trop révérer ; voilà, ô Principia sa chère fille, ce que j’ai dicté en une nuit, pour m’acquitter de ce que je vois dois à toutes deux. Vous n’y trouverez point de beauté de style, mais une volonté pleine de reconnaissance envers l’une et envers l’autre et un désir de plaire à Dieu, et à ceux qui le liront.
LA VIE
DE SAINTE PAULE
VEUVE
Ecrite par SAINT JEROME.
AVANT-PROPOS.
Où il est parlé de la haute origine de Sainte Paule.
Quand toutes les parties de mon corps seraient changées en autant de langues, et que chacune d’elles formerait une voix humaine, je ne pourrais rien dire qui approchât des vertus de la Sainte et incomparable Paule. Elle fut illustre par sa race ; mais beaucoup plus par sa sainteté. Elle fut considérée par la grandeur de ses richesses ; mais elle l’est maintenant beaucoup davantage de ce qu’elle a voulu être pauvre avec Jésus-Christ : Elle a tiré son origine des Gracques et des Scipions, elle a été l’héritière du grand Paul Emile dont elle portait le nom, et Martia Papiria sa mère était véritablement descendue de Scipion l’Africain ; mais elle préféra Béthléem à tous ces avantages qu’elle avait dans Rome, et changea les lambris dorés de son palais en un petit toit bâti de boue.
Néanmoins, au lieu de nous affliger d’avoir perdu une personne si éminente en mérite, nous devons plutôt rendre grâces à Dieu de l’avoir eue, ou pour mieux dire de ce que nous l’avons encore, puisque tout est vivant en lui, et que tout ce qui retourne dans son sein doit être mis au rang des choses qui nous demeurent. N’est-il pas raisonnable que la Jérusalem céleste soit la demeure de celle qui durant qu’elle a vécu dans son corps mortel a toujours été comme dans un pèlerinage qui l’éloignait de la présence de son maître, et qui disait sans cesse avec une voix lamentable : « Hélas ! que mon pèlerinage dure ! J’ai demeuré avec les habitants de Cédar, et mon âme est longtemps voyagère sur la terre. » Or il ne faut pas s’étonner si elle se plaignait de demeurer dans les ténèbres, qui est ce que le nom de Cédar signifie,vu que (2. Jean 5. Ps 138) « le monde n’est que malice ; que sa lumière est semblable à ses ténèbres, et que la lumière luisant dans les ténèbres, les ténèbres ne l’ont pas comprise. » Ce qui lui faisait dire souvent (Jean I. Ps 38. Philip.I) « Je suis étrangère et pèlerine ainsi que tous mes pères l’ont été. Que je souhaite d’être délivrée de la prison de ce corps, afin d’être avec Jésus-Christ. »
Combien de fois lorsqu’elle était travaillée des infirmités où son corps si délicat était tombé par son incroyable abstinence et par ses jeûnes redoublés, entendait-on ces paroles sortir de sa bouche (I. Cor.9) : « Je dompte mon corps et le réduis en servitude, de peur qu’ayant exhorté les autres, je ne sois moi-même réprouvée. (Rom.14). Il est bon de ne boire point de vin et de ne manger point de chair. (Ps.34). J’ai humilié mon âme par mes jeûnes. (Ps.30.31). Vous m’avez remplie d’infirmités. Je n’ai éprouvé que des afflictions et des épines. » Et dans le milieu des douleurs les plus violentes, lesquelles elle supportait avec une patience admirable, elle disait comme si elle eût vu les Cieux ouverts (Ps.34) : « Qui me donnera des ailes semblables à celles d’une colombe, afin que je m’envole, et que je trouve un lieu de repos ? »
Je prends à témoin Jésus-Christ, tous les Saints et l’Ange gardien de cette femme admirable que je ne parlerai ni avec complaisance ni avec flatterie ; et que je ne dirai rien que pour rendre témoignage à la vérité, et qui ne soit au-dessous de ses mérites, que toute la terre publie, que les Prêtres admirent, qui sont la cause des regrets de tant de compagnies de vierges, et qui font qu’elle est pleurée par une si grande multitude de Solitaires et de pauvres ; Mais veux-tu, lecteur, apprendre en peu de paroles quelles furent ses vertus ? Elle laissa tous les siens pauvres, étant elle-même encore plus pauvre : Ce qu’il ne faut pas trouver étrange au regard de ses proches et de ses domestiques dont elle avait fait ses frères et ses sœurs, de serviteurs et de servantes qu’ils étaient auparavant, vu que sans considérer la grandeur de la naissance de sa fille Eustochie, cette vierge consacrée à Jésus-Christ, et pour la consolation de laquelle j’écris ce discours, elle ne lui laissa d’autres richesses que celles de la foi et de la Grâce.
CHAPITRE I.
De quelle sorte Dieu a voulu récompenser l’extrême humilité de Sainte Paule en la rendant illustre par toute la terre. De son mariage et de ses enfants.
Commençons donc cette narration avec ordre. Que d’autres reprenant les choses de plus haut et comme dès le berceau de sa race disent s’ils veulent qu’elle eut pour mère Blésille, et pour père Rogat, dont l’une est descendue des Scipions et des Gracques, et l’autre, par les statues de ses ancêtres, par l’illustre suite de sa race, et par ses grandes richesses est encore aujourd’hui cru presque par toute la Grèce être descendu du roi Agamemnon, qui ruina Troie ensuite d’un siège de dix ans ; mais quant à moi, je ne louerai que ce qui lui est propre, et sorti d’une source aussi pure qu’était celle de son âme sainte.
Notre Sauveur et notre maître dit dans l’Evangile (Marc 10) aux Apôtres qui lui demandaient quelle serait leur récompense, que ceux qui donneraient tout pour l’amour de lui recevraient le centuple dès ce monde, et en l’autre la vie éternelle ; ce qui nous fait voir qu’on ne mérite point de louanges pour posséder des richesses, mais seulement lorsqu’on les méprise pour l’amour de Jésus-Christ, et qu’au lieu de s’enfler de vanité quand on est dans les honneurs, il faut témoigner la créance que l’on a aux paroles de Dieu en n’en tenant aucun compte : Nous voyons cette parole de Jésus-Christ parfaitement accomplie en la personne de Paule, puisqu’il lui a rendu dès le temps présent ce qu’il a promis à ceux qui le servent : Celle qui a méprisé la gloire d’une ville est aujourd’hui célèbre dans tout le monde par sa haute réputation, et celle qui en demeurant à Rome n’était hors de Rome connue de personne, depuis s’être cachée en Béthléem n’est pas seulement admirée par toutes les provinces de l’Empire, mais par les nations mêmes les plus barbares : Car quel pays y a-t-il au monde d’où quelqu’un ne vienne pour visiter les lieux Saints ; et qui trouve-ton entre toutes les créatures, qu’on doive plus estimer que Paule, ne brille-t-elle pas comme une pierre précieuse entre plusieurs autres dont elle efface le lustre, et comme un soleil qui dès son lever obscurcit par l’éclat de ses rayons toute la splendeur des étoiles ? Ainsi elle surmonta par son humilité la vertu et la puissance de tous les autres, et en se rendant la moindre de tous, elle se trouva de beaucoup élevée sur tout le reste, parce que plus elle s’abaissait, et plus Jésus-Christ la faisait paraître : Elle se cachait et ne pouvait être cachée : Elle fuyait la gloire, et l’acquérait en la fuyant, parce que la gloire suit la vertu comme son ombre, et qu’en méprisant ceux qui la cherchent, elle cherche ceux qui la méprisent. Mais pourquoi quittai-je l’ordre de ma narration, et passai-je par-dessus les préceptes de la rhétorique, en m’arrêtant ainsi trop longtemps à chaque chose ?
Etant descendue d’une telle race, elle fut mariée à Toxoce qui tire sa haute origine d’Enée et des Jules ; ce qui est cause que sa fille Eustochie, cette vierge consacrée à Jésus-Christ, porte le nom de Julie, et ce nom de Julie vient du grand Jule fils d’Enée : Ce que je rapporte ici, non que ces hautes qualités soient fort considérables en ceux qui les possèdent, mais parce qu’on ne saurait trop les admirer en ceux qui en font peu de compte. Les hommes attachés au siècle révèrent les personnes si élevées au-dessus des autres par leur naissance ; mais quant à moi je ne saurais louer que ceux qui foulent aux pieds cette grandeur par l’amour qu’ils portent à Jésus-Christ. Et d’autre côté je ne saurais trop estimer en eux, lorsqu’ils les méprisent, ces avantages que je méprise lorsqu’ils les estiment.
Paule ayant donc pour ancêtres ceux dont je viens de parler, et sa fécondité aussi bien que sa chasteté l’ayant fait estimer, premièrement par son mari, et puis par ses proches, et enfin par toute la ville de Rome, elle eut cinq enfants ; Blésille, sur la mort de laquelle je lui écrivis pour la consoler ; Pauline, qui laissa pour héritier de ses biens et de ses excellentes résolutions son saint et admirable mari Pammache, auquel j’ai adressé un petit discours sur le sujet de sa perte ; Eustochie, qui demeure encore aujourd’hui dans les lieux saints, et est par sa virginité et par sa vertu une perle précieuse et un ornement de l’Eglise ; Rufine, qui par sa mort précipitée accabla de douleur l’âme si tendre de sa mère ; et Toxoce après la naissance duquel elle cessa d’avoir des enfants ; ce qui témoigna qu’elle n’en avait désiré que pour plaire à son mari qui souhaitait avec passion d’avoir un fils.
CHAPITRE II.
Sainte Paule étant demeurée veuve fait des charités merveilleuses, et puis s’embarque pour aller en Terre Sainte.
Dieu lui ayant ôté son mari, elle en eut une telle affliction qu’elle pensa perdre la vie ; et elle se donna de telle sorte au service de Dieu qu’on aurait pu croire qu’elle aurait désiré de devenir veuve pour être dans la pleine liberté de le servir. Dirai-je qu’elle était si charitable qu’elle distribuait aux pauvres quasi tous les biens d’une aussi grande maison et aussi riche qu’était la sienne ; et que sa bonté était telle qu’elle se répandait même sur ceux qu’elle n’avait jamais vus ? Quel pauvre étant mort n’a point été enseveli à ses dépens ? et quel malade languissant sans pouvoir sortir du lit n’a pas été nourri de son bien ? Ne les cherchait-elle pas avec très grand soin par toute la ville ? et ne croyait-elle pas avoir beaucoup perdu lorsque que quelqu’un pressé de faim et de misère était secouru et nourri par d’autres ? Elle appauvrissait ses enfants pour assister les nécessiteux ; et lorsque ses proches s’en fâchaient, elle leur répondait que ce qu’elle faisait en cela était pour leur laisser une succession beaucoup plus grande que la sienne, à savoir la miséricorde de Jésus-Christ. Elle ne put souffrir longtemps ces visites et ce grand abord de monde que lui attirait de tous côtés la grandeur d’une maison aussi illustre et aussi élevée dans le monde qu’était la sienne ; ces honneurs qu’on lui rendait lui faisaient une extrême peine, et elle se hâtait de se mettre en état de n’être plus importunée de tant de louanges.
En ce temps, des ordres de l’Empereur ayant fait assembler à Rome des Evêques d’Orient et d’Occident sur le sujet de quelques divisions arrivées entre les églises, elle vit deux hommes admirables, Paulin Evêque d’Antioche, et Epiphane Evêque de Salamine à Chypre que l’on nomme maintenant Constance, dont elle eut le dernier pour hôte, et bien que Paulin demeurât dans un autre logis, il lui témoigna tant de bonté qu’elle ne jouit pas moins du bonheur de sa conversation que s’il eût été logé chez elle. La vertu de ces grands personnages ayant encore enflammé la sienne, elle pensait incessamment à abandonner son pays ; et oubliant sa maison, ses enfants, ses domestiques, et généralement toutes les choses du siècle, elle n’avait d’autre passion que de s’en aller seule et sans être suivie de personne, s’il était possible, dans ces déserts où Saint Paul et Saint Antoine ont fini leur vie.
Enfin l’hiver étant passé, la mer commençant à devenir navigable, et ces excellents Evêques retournant à leurs Eglises, elle les accompagna par ses vœux et par ses souhaits. Mais pourquoi différai-je davantage à le dire ? Elle descendit sur le port, son frère, ses cousins, ses plus proches, et ce qui est beaucoup plus que tout le reste, ses enfants mêmes l’accompagnant et s’efforçant par la compassion qu’ils lui faisaient de faire changer de résolution à une mère qui les aimait avec une incroyable tendresse. Déjà on déployait les voiles et à force de rames on tirait le vaisseau dans la mer ; le petit Toxoce joignait les mains vers sa mère sur le rivage ; et Rufine prête à marier la conjurait par ses pleurs, ne l’osant faire par ses paroles, de vouloir attendre ses noces. Mais Paule élevant les yeux au Ciel sans jeter une seule larme, surmontait par son amour pour Dieu celui qu’elle avait pour ses enfants, et oubliait qu’elle était mère pour témoigner qu’elle était servante de Jésus-Christ. Ses entrailles étaient déchirées, et elle combattait contre ses sentiments qui n’étaient pas moindres que si on lui eût arraché le cœur ; son affection pour ses enfants étant si grande, qu’on ne saurait trop admirer en elle la force qu’elle eut de la surmonter. Il n’arrive rien de plus cruel aux hommes entre les mains même de leurs ennemis et la rigueur de la servitude, que d’être séparés de leurs enfants. Mais on voit ici que contre les lois de la nature une foi parfaite et accomplie, non seulement le souffre, mais en a joie ; et ainsi Paule en oubliant sa passion pour ses enfants par une plus grande qu’elle avait pour Dieu, ne trouvait du soulagement qu’en Eustochie sa chère fille qu’elle avait pour compagne dans ses desseins et dans son voyage. Son vaisseau faisant voile, et tous ceux qui étaient dedans regardant vers le rivage, elle en détourna les yeux pour n’y point voir des personnes qu’elle ne pouvait voir sans douleur ; car j’avoue que nulle autre mère n’a tant aimé ses enfants, auxquels avant que de partir elle donna tout ce qu’elle avait ne réservant rien pour elle, et se déshéritant soi-même sur la terre afin de trouver un héritage dans le Ciel.
CHAPITRE III.
Du voyage que fit Sainte Paule avant que de s’arrêter en Béthléem.
Etant arrivée à l’île de Pontie si célèbre par l’exil de Flavia Domitilla la plus illustre femme de son siècle, laquelle y fut reléguée par l’empereur Domitien à cause qu’elle était Chrétienne, et voyant les petites cellules où elle avait souffert un long martyre, il sembla que sa foi y prît des ailes, tant elle se sentit touchée du désir de voir Jérusalem et les lieux saints. Elle trouvait que les vents tardaient trop à se lever, et il n’y avait point de diligence qui ne lui semblât fort lente. Elle s’embarqua sur la mer Adriatique, et passant entre Scylla et Caribde par un aussi grand calme que si c’eût été sur un étang, elle vint à Méthone, où mettant pied à terre sur le rivage, et ayant redonné un peu de force à son corps si faible de son naturel, elle passa ensuite les îles de Mate et de Cythère, les Cyclades répandues dans cette mer, et tant de détroits où l’agitation des eaux est si grande à cause qu’elles sont pressées de la terre. Enfin ayant laissé derrière elle Rhodes et la Lycie, elle arriva à Chypre, où s’étant jetée aux pieds du Saint et vénérable Epiphane, il l’y retire dix jours, non pas, comme il le croyait, pour lui donner le temps de se remettre de la peine qu’elle avait soufferte sur la mer ; mais pour s’occuper à des œuvres de piété, ainsi que l’événement le fit reconnaître :car elle visita tous les Monastères de cette île et assista le mieux qu’elle put les Solitaires que l’amour et l’estime d’un homme aussi saint qu’était Epiphane y avait attirés de tous les endroits du monde. De là elle passa en diligence la Séleucie et vint à Antioche, où l’Evêque Paulin ce saint Confesseur du nom de Jésus-Christ la retint un peu par la grande charité qu’il avait pour elle. Quoi que l’on fût lors au milieu de l’hiver, l’ardeur de sa foi surmontant toutes sortes de difficultés, on vit cette femme d’une condition si illustre, et qui était portée autrefois par des Eunuques, continuer son voyage montée sur un âne.
(On n’a point ici mis les VI, VII, VIII, IX, X, et XI° chapitres marqués dans le latin, ni le commencement du XII°, parce qu’ils ne contiennent qu’une narration des lieux que Sainte Paule fut visiter dans la Palestine, et quelques autres dans l’Egypte. Et on recommence au milieu du XII° chapitre, à cause que ce qui en reste sert à la continuation de l’histoire de la vie de cette Sainte).
Ayant passé en divers autres lieux de l’Egypte, elle arriva à Nitrie, qui est un bourg proche d’Alexandrie,où on voit tous les jours les taches des âmes de plusieurs être lavées par l’exercice des plus excellentes vertus. Là le saint et vénérable Isidore Evêque et Confesseur vint au-devant d’elle accompagné d’une multitude incroyable de Solitaires ; entre lesquels il y en avait plusieurs élevés à la qualité de Diacres et de Prêtres, ce qui ne lui donna pas peu de joie, encore qu’elle se reconnût indigne d’un si grand honneur. Que dirai-je des Macaires, des Arsaces, des Sérapions, et des autres colonnes de la foi de Jésus-Christ ? Y en eut-il un seul dans la cellule duquel elle n’entrât et aux pieds duquel elle ne se jetât ? Elle croyait voir Jésus-Christ en la personne de chacun de tous ces Saints, et ressentait une extrême joie dans les honneurs qu’elle leur rendait, parce qu’elle pensait les rendre à lui-même. Mais qui peut assez admirer son zèle et cette force d’esprit quasi incroyable en une femme ? Ne considérant ni son sexe, ni la faiblesse de son corps, elle désirait de demeurer dans la solitude avec les jeunes filles qui l’accompagnaient , au milieu de ce grand nombre de Solitaires ; et lorsqu’il eût été possible que tous y consentissent à cause de la révérence qu’ils portaient à son éminente vertu, elle eût obtenu ce qu’elle désirait si le désir encore plus violent de demeurer dans les lieux saints ne l’y eût point rappelée : Ainsi à cause de l’excessive chaleur, s’étant embarquée pour aller de Péluse à Mayuma, elle revint en la Palestine aussi vite que si elle avait eu des ailes. Et parce que son dessein était de passer le reste de sa vie à Béthléem, elle s’arrêta dans une petite maison où elle demeura trois ans en attendant qu’elle eût fait des cellules et des Monastères, et bâti des retraites pour les pèlerins le long de ce chemin où la Vierge et Saint Joseph n’avaient pu trouver où se loger.
CHAPITRE IV.
Des admirables vertus de Sainte Paule, et particulièrement de sa charité envers les pauvres, et de son amour pour la pauvreté.
Ayant rapporté jusques ici le voyage qu’elle fit étant accompagnée de plusieurs vierges, entre lesquelles était sa fille Eustochie, il me faut maintenant parler plus au long de sa vertu, qui est ce qui lui est véritablement propre. Et je proteste devant Dieu que je prends pour témoin et pour juge, de n’ajouter ni d’exagérer rien dans le discours que j’en ferai ainsi qu’ont accoutumé ceux qui entreprennent de louer quelqu’un ; mais qu’au contraire je retrancherai beaucoup de la vérité, de crainte qu’on eût peine à la croire si je la rapportais dans toute son étendue ; et aussi afin que mes ennemis, qui selon la coutume des calomniateurs cherchent continuellement des sujets de me déchirer, ne m’accusent point d’écrire des choses feintes et imaginaires, et de parer la corneille d’Esope avec les plumes d’autrui.
Paule s’abaissa jusques à un tel point par son extrême humilité, qui est la première des vertus chrétiennes, que des personnes qui ne l’auraient point connue, et que sa grande réputation aurait portées à désirer de la voir, n’auraient jamais cru que ce fut elle, et l’auraient prise pour la moindre de ses servantes : Car étant d’ordinaire environnée de grandes troupes de vierges, elle paraissait par ses habits, par ses paroles, et par sa démarche être la moindre de toutes. Depuis la mort de son mari jusques au jour qu’elle rendît son âme à Dieu, elle ne mangea jamais avec un seul homme, quelque saint qu’il fût, et quoiqu’élevé à la dignité épiscopale. Elle ne fut aussi jamais aux bains, à moins que de se trouver en danger de sa vie ; et elle ne se servait poin de matelas, même dans des fièvres très violentes ; mais elle reposait sur la terre dure qu’elle couvarit seulement avec des cilices, si l’on peut appeler repos de joindre les nuits aux jours pour les passer en des oraisons presque continuelles, accomplissant ainsi ce que dit David (Ps.6) : « J’arroserai toutes les nuits mon lit de mes pleurs ;je le tremperai de mes larmes. » Il semblait qu’il y en eût une source dans ses yeux ; car elle pleurait de telle sorte pour des fautes très légères qu’on eût estimé qu’elle avait commis les plus grands crimes.
Lorsque nous lui représentions souvent qu’elle devait épargner sa vue, et la conserver pour lire l’Ecriture sainte, elle nous répondait : « Il faut défigurer ce visage que j’ai si souvent peint avec du blanc et du rouge contre le commandement de Dieu. Il faut affliger ce corps qui a été dans tant de délices. Il faut que des rires et des joies qui ont si longtemps duré soient récompensés par des pleurs continuels. Il faut changer en l’âpreté d’un cilice la délicatesse de ce beau linge et la magnificence de ces riches étoffes de soie. Et comme autrefois j’ai pris tant de soin de plaire à mon mari et au monde, je désire maintenant de pouvoir plaire à Jésus-Christ. »
Entre tant et de si grandes vertus il me semble qu’il serait inutile de louer sa chasteté, qui lors même qu’elle était encore engagée dans le siècle a servi d’exemple à toutes les Dames de Rome ; sa conduite ayant été telle que les plus médisants même n’ont osé rien inventer pour la blâmer. Il n’y avait point d’esprit au monde plus doux que le sien, ni plus rempli d’humanité envers les pauvres. Elle ne cherchait point les personnes élevées en autorité, et elle ne méprisait point avec une aversion dédaigneuse ceux qui avaient de la vanité et de la gloire : Lorsqu’elle rencontrait des pauvres elle leur faisait du bien, et lorsqu’elle voyait des riches elle les exhortait à les assister. Il n’y avait que sa libéralité qui fût excessive ; et prenant de l’argent à intérêt, elle changeait souvent de créanciers pour conserver son crédit, afin d’être par ce moyen en état de ne refuser l’aumône à personne. Sur quoi je confesse ma faute, en ce que lui voyant faire des charités avec tant de profusion, je l’en reprenais et lui alléguais le passage de l’Apôtre (I.Cor.5) : « Vous ne devez pas donner en sorte qu’en soulageant les autres vous vous incommodiez vous-même ;mais il faut garder quelque mesure, afin que comme maintenant votre abondance supplée à leur nécessité, votre nécessité puisse être un jour soulagée par leur abondance, et qu’ainsi il y ait de l’égalité ; » et cet autre passage de l’Evangile (Luc.3) : « Que celui qui a deux robes en donne une à celui qui n’en a point. » Et j’ajoutais qu’elle devait prendre garde à ne se mettre pas dans l’impuissance de pouvoir toujours faire le bien qu’elle faisait de si bon cœur. A quoi joignant plusieurs autres choses semblables, elle me répondait en fort peu de paroles et avec grande modestie, prenant Dieu à témoin qu’elle ne faisait rien que par l’amour qu’elle avait pour lui ; qu’elle souhaitait de mourir en demandant l’aumône ; de ne laisser pas un écu à sa fille ; et d’être ensevelie dans un drap qui lui fût donné par charité. Enfin elle ajoutait pour dernière raison : « Si j’étais réduite à demander, je trouverais plusieurs personnes qui me donneraient, mais si ce pauvre meurt de faim faute de recevoir de moi ce que je lui puis aisément donner en l’empruntant, à qui est-ce que Dieu demandera compte de sa vie ? » Ainsi je désirais qu’elle eût plus de soin de ses affaires domestiques; mais l’ardeur de sa foi l’unissant toute entière à son Sauveur, elle voulait être pauvre d’esprit pour suivre Jésus-Christ pauvre, lui rendant ainsi ce qu’elle avait reçu de lui, en se réduisant dans l’indigence par l’amour qu’elle lui portait : En quoi elle obtint enfin ce qu’elle avait désiré, ayant laissé sa fille chargée de beaucoup de dettes, lesquelles n’ayant pu payer jusques ici elle espère de les acquitter un jour, se confiant pour cela, non pas au moyen qu’elle en ait ; mais en la miséricorde de Jésus-Christ.
CHAPITRE V.
Du discernement dont Sainte Paule usait dans ses charités, et de sa merveilleuse abstinence.
La plupart des Dames ont accoutumé de faire des présents à ceux qui publient partout leurs louanges, et étant prodigues envers quelques-uns, de ne faire aucun bien aux autres ; mais Paule était très éloignée de ce défaut, distribuant ses gratifications selon la nécessité de ceux à qui elle les faisait, et pourvoyant seulement à leur besoin sans user d’un excès qui leur aurait été préjudiciable. Nul pauvre ne s’en retourna jamais d’auprès d’elle les mains vides ; et ce n’était pas la grandeur de ses richesses, mais sa prudence à bien distribuer ses aumônes qui lui donnait moyen de faire ainsi du bien à tous. Elle avait quasi toujours ces mots à la bouche (Matt.5) : « Bienheureux sont les miséricordieux, parce que Dieu leur fera miséricorde. (Eccl.3). Comme l’eau éteint le feu, ainsi l’aumône éteint le péché. (Luc.16). Employez cet argent, qui ne sert d’ordinaire qu’à faire des injustices, pour vous acquérir des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels. (Luc.11). Donnez l’aumône et toutes choses vous seront pures. » Et les paroles de Daniel au roi Nabuchodonosor (Dan.4) lorsqu’il l’exhortait à « racheter ses péchés par des aumônes. » Elle ne voulait point employer d’argent en ces pierres qui passeront avec la terre et avec le siècle, mais en ces pierres vivantes qui marchent dessus la terre, et dont l’Apocalypse dit (Apoc.21) que la ville du grand roi est bâtie ; en ces pierres auxquelles l’Ecriture nous apprend qu’il faut changer les saphirs, les émeraudes, le jaspe, et les autres pierres précieuses ( Isa.54).
Mais ces bonnes qualités lui pouvaient être communes avec plusieurs autres personnes, et comme le Diable sait qu’elles ne sauraient passer le comble de la perfection il disait à Dieu, après que Job eût perdu tout son bien, toutes ses maisons et tous ses enfants (Job.2) : « Il n’y a rien que l’homme ne donne pour racheter sa vie. Appesantissez donc votre main sur lui. Faites-lui sentir la douleur dans sa propre chair et jusques dans la moëlle de ses os, et vous verrez qu’il vous maudira en face. » Ce qui fait que nous voyons plusieurs personnes qui donnent l’aumône, mais sans vouloir rien donner qui les incommode en leur propre corps ; qui ouvrent libéralement les mains aux nécessités des pauvres, mais qui sont surmontés par la volupté ; et qui ayant blanchi seulement ce qui est au-dehors, sont pleins d’ossements de morts au-dedans selon le langage de l’Ecriture (Matth.23).
Paule était très éloignée de ces imperfections, son abstinence étant telle qu’elle passait quasi dans l’excès ; et affaiblissait son corps par trop de travail et de jeûnes. A peine mangeait-elle de l’huile, excepté les jours de fête ; ce qui fait assez connaître quel pouvait être son sentiment touchant le vin, les autres liqueurs délicates, le poisson, le lait, le miel, les œufs, et autres choses semblables qui sont agréables au goût, et dans l'usage desquelles quelques-uns s’estiment être fort sobres, et s’en pouvoir soûler sans avoir sujet de craindre que cela fasse tort à leur continence.
CHAPITRE VI.
De l’admirable patience avec laquelle Sainte Paule supportait l’envie et l’insolence des ennemis de sa vertu.
Il est sans doute que l’envie s’attache toujours aux vertus les plus éminentes.
(Hor. Cat. Lib.2). « Ces monts qui jusqu’au ciel semblent porter leur tête,
Sont frappés les premiers des coups de la tempête. »
Ce qu’il ne faut pas trouver étrange de voir arriver aux hommes, puisque notre Seigneur même a été crucifié par la jalousie des Pharisiens, et qu’il n’y a point eu de Saints qui n’aient été persécutés par les effets de cette passion si cruelle. Le serpent (Gen. 5. Sag.2) n’est-il pas entré jusque dans le Paradis terrestre, et n’a-t-il pas fait entrer le péché dans le monde par l’envie qu’il conçut contre nos premiers parents ? Dieu avait suscité à Paule ainsi qu’à David comme un autre Adad Iduméen (3. Reg.11) qui la tourmentait sans cesse pour l’empêcher de s’élever, et qui lui tenant lieu de cet aiguillon de la chair dont Saint Paul se plaint (2. Cor.11), lui apprenait à ne se laisser pas emporter à la vanité par l’excellence de ses vertus, et à ne se croire pas élevée au-dessus de tous les défauts des femmes.
Sur quoi lorsque je lui disais qu’il fallait souffrir cette envie et donner lieu à la folie de ceux qui en étaient tourmentés, ainsi que Jacob avait fait envers son frère Esaü ( Gen. 27), et David envers Saül (I. Reg. 27) le plus opiniâtre de tous ses persécuteurs, l’un s’en étant fui en Mésopotamie, et l’autre ayant mieux aimé se mettre entre les mains des Philistins, quoi que ses ennemis, que de tomber en celles de ses envieux. Elle me répondait : « Vous auriez raison de me parler de la sorte si le Démon ne combattait pas partout contre les serviteurs et les servantes de Dieu ; s’il n’arrivait pas plutôt qu’eux en tous les lieux où ils pourraient s’enfuir ; si je n’étais pas retenue ici par l’amour que j’ai pour les lieux saints, et si je pouvais trouver ma chère Béthléem en quelque autre endroit de la terre : Mais pourquoi ne surmonterai-je pas ma patience la mauvaise volonté de ceux qui m’envient ? Pourquoi ne fléchirai-je pas, leur orgueil par mon humilité ? Et pourquoi en recevant un soufflet sur une joue ne présenterai-je pas l’autre, (Matth.5), puisque Saint Paul me dit (Rom.12) : « Surmontez le mal par le bien » ? (Act.5). Lorsque les Apôtres avaient reçu quelque injure pour l’amour de leur maître, ne s’en glorifiaient-ils pas ? (Phil.2). « Notre Sauveur même ne s’est-il pas humilié en prenant la forme d’un serviteur, et en se rendant obéissant à son Père jusques à la mort, et la mort de la Croix, afin de nous sauver par le mérite de sa passion ? » Et si Job n’avait combattu et n’était demeuré victorieux dans ce combat, aurait-il reçu la couronne de justice ? et Dieu lui aurait-il dit (Job.42) : Pourquoi penses-tu que je t’aie éprouvé par tant d’afflictions, si ce n’est pour faire paraître ta vertu ? » L’Evangile nomme « bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. » (Matth.5). C’est assez d’avoir l’esprit en repos sachant en notre conscience que nous n’avons point donné lieu par notre faute à cette haine de nos ennemis : Les afflictions de ce siècle sont des matières de récompense pour l’autre. »
S’il arrivait que l’insolence de ses ennemis allât jusques à lui dire des paroles offensantes, elle chantait ces versets des psaumes (Ps.32) : « Lorsque le pécheur s’élevait contre moi, je me taisais et n’osais pas même alléguer des raisons pour ma défense. J’étais comme un sourd qui n’entend point, et comme un muet qui ne saurait ouvrir la bouche. (Ps.37). J’étais semblable à un homme qui n’entend rien, et qui ne saurait parler pour répondre aux injures qu’on lui dit. »
Elle répétait souvent dans ses tentations ces paroles du Deutéronome : « Le Seigneur notre Dieu vous tente pour éprouver si vous l’aimez de tout votre cœur et de toute votre âme. » Et dans ses afflictions et ses peines elle disait plusieurs fois ce passage d’Isaïe (Isa.28) : « Vous autres qui avez été sevrés et tirés comme par force de la mamelle de vos nourrices, préparez-vous à recevoir affliction sur affliction, et prenez courage pour souffrir encore un peu les effets de la malice de ces langues médisantes. » Sur quoi elle disait que ce passage de l’Ecriture lui donnait une grande consolation, parce qu’elle entend par les personnes qui sont sevrées les personnes arrivées à un âge parfait, et les exhorte à souffrir coup sur coup tant de diverses tribulations, afin de se rendre dignes d’espérer toujours de plus en plus, sachant que (Rom.5) « l’affliction produit la patience, la patience l’épreuve, l’épreuve l’espérance, et que l’espérance ne confond point. » A quoi elle ajoutait cet autre passage de l’Apôtre (I. Cor.4) : « A mesure que notre homme extérieur se détruit, l’intérieur se renouvelle. Il faut que vos souffrances présentes qui sont si légères et ne durent qu’un moment produisent en vous un poids éternel de gloire, en tournant vos yeux, non pas vers les choses visibles, mais vers les invisibles ; car celles qui tombent sous nos sens sont passagères, au lieu que celles qui ne se peuvent apercevoir que par les yeux de l’esprit, sont éternelles. » Et encore que le temps semble long à l’impatience des hommes, nous ne demeurerons guère sans éprouver le secours de Dieu, qui dit par la bouche d’Isaïe (Isa.49) : « Je t’ai exaucé dans ton besoin ; je t’ai secouru dans le temps nécessaire pour ton Salut. » Elle ajoutait qu’il ne faut pas craindre la malice et la médisance des méchants ; mais plutôt nous réjouir de ce que Dieu ne nous refuse point alors son assistance et l’écouter quand il nous dit par son Prophète (Ps.51) : « Ne craignez ni les injures ni les outrages des hommes ; car les vers les mangeront comme ils mangent leurs habits, et la vermine les dévorera comme elle dévore la laine. (Luc.21). Vous vous sauverez par la patience. (Rom.8). Les souffrances de cette vie n’ont point de proportion avec la gloire dont nous jouirons dans l’autre. (Prov.24). Encore que vous éprouviez afflictions sur afflictions, supportez-les sans vous plaindre, pour témoigner votre patience en tout ce qui vous arrive ; car c’est une grande prudence que de soutenir les traverses avec courage, et une très grande imprudence que de se montrer lâche à les souffrir. »
Elle disait dans ses langueurs et dans ses infirmités ordinaires (2. Cor.12) : « Je ne suis jamais si forte que lorsque je suis faible. Nous portons un trésor dans des vaisseaux de terre jusques à ce que ce corps mortel soit revêtu d’immortalité et que ce qu’il y a de corruptible en nous ne le soit plus. (1. Cor.15). Comme les souffrances de Jésus-Christ surabondent en nous, ainsi nous jouissons par son assistance d’une consolation surabondante. (2. Cor.1). Et comme nous participons à ses peines, nous participerons aussi à son bonheur. »
Quand elle était triste, elle chantait ce verset du psaume (Ps.41) : « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi te troubles-tu ? Espère en Dieu ; c’est en lui que j’aurai toujours confiance ; car il est mon Dieu, et je ne regarde que lui seul comme l’unique espérance de mon Salut. »
Quand elle était dans quelque péril elle disait (Luc.9) : « Que celui qui veut venir après moi renonce à soi-même, qu’il prenne sa Croix, et qu’il me suive. Celui qui voudra sauver sa vie la perdra ; et celui qui la perdra pour l’amour de moi, la sauvera. »
Lorsqu’on lui rapportait le mauvais ordre et la ruine de toutes ses affaires domestiques, elle disait (Matth.16) : « Quand un homme aurait gagné tout le monde, à quoi lui servirait cela s’il perdait son âme ? Et que pourrait-on lui donner en échange pour récompenser cette perte ? (Job.1). Je suis sortie toute nue du ventre de ma mère, et j’entrerai toute nue dans le sépulcre : Il ne m’est rien arrivé que par la volonté de Dieu ; son nom soit à jamais béni. (Jean 2.) Ne mettez point votre affection au monde, ni aux choses qui sont du monde ; car il n’y a rien dans le monde que concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et orgueil de la vie, qui ne procède point du Père que nous avons dans le Ciel, mais du monde. Le monde passe, et toutes les passions qu’on a pour le monde passent avec lui. »
Quand on lui donnait avis que quelqu’un de ses enfants était extrêmement malade, comme je l’ai vu, et particulièrement son Toxoce qu’elle aimait avec une merveilleuse tendresse, elle faisait voir par sa vertu l’accomplissement de ces paroles du psaume (Ps.76) : « J’ai été troublé, et au milieu de ce trouble je suis demeuré dans le silence. » Puis on entendait sortir de sa bouche ces paroles animées de zèle et de foi (Matth.10) : « Celui qui aime son fils et sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi, » et lors adressant sa prière à Dieu elle lui disait (Ps.72) : « Seigneur soyez le protecteur et le maître des enfants de ceux qui sont morts au monde, et qui mortifient continuellement leurs corps pour l’amour de vous. »
Entre ces envieux cachés qui sont les personnes du monde les plus dangereuses, il y en eut un qui sous prétexte d’affection lui vint dire que son extraordinaire ferveur la faisait passer pour folle dans l’esprit de quelques-uns, qui disaient qu’il lui fallait fortifier le cerveau. Elle lui répondit (1. Cor.4) : « Nous sommes exposés à la vue du monde, des Anges, et des hommes. Nous sommes devenus fous pour l’amour de Jésus-Christ. (Ps. 68. Ps.70). Mais la folie de ceux qui sont à Dieu surpasse toute la sagesse humaine. » Ce qui fait que notre Seigneur dit à son Père (Ps.72) : « Vous connaissez ma folie. Je passe pour un prodige dans la créance de plusieurs ; mais vous m’êtes un très puissant défenseur. Je me suis trouvé auprès de vous comme une bête ; mais je suis toujours avec vous. (Marc.3). » C’est de lui qu’il est écrit dans l’Evangile (Jean 8) : « Ses proches le voulaient lier comme s’il eût été insensé ; et ses ennemis déchiraient sa réputation en disant (Matth.12) : Il est possédé du Diable et c’est un Samaritain. Il chasse les diables au nom de Beelzébut prince des diables. » Mais écoutons de quelle sorte l’Apôtre nous exhorte à mépriser les calomnies (2.Cor.1) : « Notre gloire consiste », dit-il, « au témoignage que nous rend notre propre conscience d’avoir vécu dans le monde saintement, sincèrement, et avec la Grâce de Dieu » (Jean 15). Ecoutons notre Sauveur lui-même lorsqu’il dit à ses Apôtres : « Le monde vous hait, parce que vous n’êtes pas du monde ; car si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui. » Ecoutons-le aussi lorsqu’ adressant sa parole à son Père il lui dit dans le psaume (Ps.43) : « Vous connaissez le secret de nos pensées, et savez que dans toutes les afflictions que nous avons souffertes nous ne vous avons pas oublié ; que nous avons observé vos commandements ; que notre cœur ne s’est point détourné de vous. Nous sommes continuellement persécutés pour l’amour de vous, et mis au rang des brebis destinées à l’immolation. (Ps.117). Mais nous confiant comme nous faisons en l’assistance du Seigneur, quoi que les hommes nous fassent, ils ne nous sauraient donner de crainte. » Car nous avons lu dans l’Ecriture (Prov.7) : « Mon fils, honore Dieu ; ne crains que lui seul, et il te soutiendra par son assistance. » Paule se servant de tous ces passages de l’Ecriture sainte comme d’autant d’armes divines se préparait à combattre contre tous les vices, et particulièrement contre l’envie qui la persécutait de la sorte, et, en souffrant les injures, elle adoucissait l’aigreur des plus enragés. Tout le monde remarqua jusques au jour de sa mort, et son extrême patience, et combien ses ennemis étaient animés contre elle de cette cruelle passion de l’envie qui ronge le cœur des personnes qui en sont possédées, et qui en s’efforçant de nuire à ceux qu’elle hait tourne sa fureur contre elle-même.
CHAPITRE VII.
Excellente conduite de Sainte Paule dans les Monastères qu’elle établit.
Que dirai-je de l’ordre de son Monastère et de quelle sorte elle tirait profit des vertus des Saints ? (I. Cor.9). « Elle semait », comme dit l’Apôtre, « des biens charnels pour en moissonner de spirituels. Elle donnait des choses terrestres pour en recevoir de célestes. Et elle changeait des satisfactions de peu de durée contre des avantages qui dureront éternellement. » Après avoir bâti un Monastère d’hommes dont elle donna la conduite à des hommes, elle divisa en trois autres Monastères plusieurs vierges tant nobles que de moyenne et de basse condition qu’elle avait rassemblées de diverses provinces ; et elle les disposa de telle sorte que ces trois Monastères étant séparés en ce qui était des ouvrages et des repas, elle psalmodiaient et priaient toutes ensemble : Après que l’Alléluia qui était le signal pour s’assembler était chanté, il n’était permis à aucune de différer à venir ; mais la première ou l’une des premières qui se rendait au chœur attendait la venue des autres, les incitant ainsi à leur devoir non par la crainte, mais par la honte de ne pas les imiter : Elles chantaient à Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres et Mâtines le psautier par ordre ; et toutes les sœurs étaient obligées de le savoir et d’apprendre tous les jours quelque chose de l’Ecriture sainte : le dimanche elles se rendaient toutes à l’église du côté qu’elles demeuraient, en trois troupes séparées, dont chacune suivait sa supérieure particulière, et elles retournaient dans le même ordre ; travaillaient avec assiduité aux ouvrages qui leur étaient ordonnés, et faisaient des habits pour elles-mêmes et pour d’autres. Il n’était pas permis à celles d’entre elles qui étaient de bon lieu d’amener de leur maison quelque compagne, de peur qu’en se souvenant de leurs anciennes habitudes, elles ne renouvelassent par de fréquents entretiens la mémoire des petites libertés dont elles avaient usé en leur enfance : Elles étaient toutes vêtues d’une même sorte, et ne se servaient de linge que pour essuyer les mains. Leur séparation d’avec les hommes était si grande qu’il ne leur était pas seulement permis de voir les eunuques, afin d’ôter toute occasion de parler aux médisants, qui pour se consoler dans leurs péchés veulent trouver à redire aux actions des personnes les plus saintes :Lorsqu’il y en avait quelqu’une paresseuse à venir au chœur ou à travailler à son ouvrage, elle employait divers moyens pour la corriger ; car si elle était colère elle usait de douceurs et de caresses ; et si elle était patiente elle la reprenait fortement, imitant en cela l’Apôtre lorsqu’il dit (I.Cor.4) : « Voulez-vous que je vous reprenne avec sévérité, ou avec un esprit de douceur et de condescendance ? » Elle ne leur permettait d’avoir chose quelconque, sachant que Saint Paul dit (I.Tim.6) : « Pourvu que nous soyons nourris et vêtus nous devons être contentes », et de crainte qu’en s’accoutumant d’avoir davantage elles ne se portassent à l’avarice, que nulles richesses ne sont capables de contenter, qui devient d’autant plus insatiable qu’elle est plus riche, et qui ne diminue ni par l’abondance ni par l’indigence. Si quelques-unes contestaient ensemble, elle les accordait par la douceur de ses paroles. Elle affaiblissait par des jeûnes fréquents et redoublés les corps de ces jeunes filles qui étaient dans l’âge où ils avaient le plus besoin de mortification, préférant la santé de leur esprit à celle de leur estomac. S’il y en avait quelqu’une trop curieuse de sa personne et de ses habits, elle la reprenait avec un visage triste et sévère en lui disant « que l’excessive propreté du corps et de l’habit était la saleté de l’âme, et qu’il ne devait jamais sortir de la bouche d’une jeune fille la moindre parole libre, parce que c’est une marque du dérèglement de l’esprit, les défauts extérieurs témoignant quels sont les intérieurs. Si elle en remarquait quelqu’une qui aimât trop à parler, qui fût de mauvaise humeur, qui prît plaisir à faire des querelles entre les Sœurs, et qui après en avoir été souvent reprise ne se voulût point corriger, elle lui faisait faire les prières hors le chœur avec les dernières des Sœurs, et la faisait manger séparément hors du réfectoire, afin que la honte gagnât sur son esprit ce que les remontrances n’avaient pu faire. Elle avait en horreur le larcin comme un sacrilège, et disait que ce qui passe pour une faute légère et comme une chose de néant entre les personnes du siècle, est un très grand péché dans un Monastère. Que dirai-je de sa charité et de son soin envers les malades qu’elle soulageait par des assistances nonpareilles ? Mais bien qu’elle leur donnât en abondance toutes les choses dont elles avaient besoin et leur fît même manger de la viande, s’il arrivait qu’elle tombât malade, elle ne se traitait pas avec une pareille indulgence, et péchait seulement contre l’égalité en ce qu’elle était aussi sévère envers elle-même, que pleine de douceur et de bonté envers les autres. Nulle de ces jeunes filles, quoique dans une pleine santé et dans la vigueur de l’âge, ne se portait à tant d’abstinence qu’elle en faisait, bien qu’elle fût fort délicate de son naturel, et qu’elle eût le corps si affaibli d’austérités et déjà cassé de vieillesse. J’avoue qu’elle fût opiniâtre à vivre de la sorte, et qu’elle ne voulut jamais se rendre aux remontrances qu’on lui faisait sur ce sujet : Sur quoi je veux rapporter une chose dont j’ai été témoin. Durant un été très chaud, elle tomba malade au mois de juillet d’une fièvre fort violente ; et lorsqu’après qu’on eût désespéré de sa vie elle commença à sentir quelque soulagement, les médecins l’exhortant à boire un peu de vin, d’autant qu’ils le jugeaient nécessaire pour la fortifier et empêcher qu’en buvant de l’eau elle ne devînt hydropique, et moi de mon côté ayant prié en secret le bienheureux Evêque Epiphane de le lui persuader, et même de l’y obliger : comme elle était très clairvoyante et avait l’esprit fort pénétrant, elle se douta aussitôt du tour que je lui avais fait, et me dit en souriant, que le discours qu’il lui avait tenu venait de moi. Lorsque ce Saint Evêque sortit après l’avoir longtemps exhortée, je lui demandai ce qu’il avait fait, et il me répondit : « J’ai si bien réussi en ce que je lui ai dit, qu’elle a quasi persuadé à un homme de mon âge de ne point boire du vin. » Ce que je rapporte, non pour approuver de nous charger inconsidérément d’un fardeau qui soit au-dessus de nos forces, sachant que l’Ecriture nous dit (Prov.13) : « Ne te charge point d’un fardeau plus pesant que tu ne saurais porter », mais afin de faire voir par cette persévérance la vigueur de son esprit et le désir qu’avait cette âme fidèle de s’unir à son Dieu, auquel elle disait souvent (Ps.62) : « Mon âme et mon corps sont altérés de la soif de vous voir ».
CHAPITRE VIII.
De l’excellente douleur de Sainte Paule dans la mort de ses proches. Et des récompenses que Dieu a données à sa vertu.
Il est difficile de demeurer dans le milieu en toutes choses, et la sentence des philosophes grecs est très véritable. La vertu consiste en la médiocrité et ce qui va dans l’excès passe pour un vice. Ce que nous pouvons exprimer par ce peu de mots : « Rien de trop. » Cette sainte femme qui était si opiniâtre et si sévère dans l’abstinence des viandes, était très tendre en la perte de ceux qu’elle aimait, se laissant abattre par l’affliction de la mort de ses proches, et particulièrement de ses enfants, comme il parut en celle de son mari et de ses filles, qui la mirent au hasard de sa vie : car bien qu’elle fît le signe de la Croix sur sa bouche et sur son estomac pour tâcher d’adoucir par cette impression sainte la douleur qu’elle ressentait comme femme et comme mère, son affection demeurait la maîtresse, et ses entrailles étant déchirées elles accablaient la force de son esprit par la violence de leurs sentiments. Ainsi son âme se trouvait en même temps et victorieuse par sa piété, et vaincue par l’infirmité de son corps. Ce qui la faisait tomber dans une langueur qui lui durait si longtemps qu’elle nous mettait dans de très grandes inquiétudes, et lui faisait courir le risque de mourir, dont elle avait de la joie et disait quasi sans cesse (Rom.4) : « Misérable que je suis ; qui me délivrera du corps de cette mort ? » Que si le lecteur judicieux m’accuse de la blâmer plutôt que de la louer, je prends à témoin Jésus-Christ qu’elle a servi et que je désire de servir, que je ne déguise rien en tout ceci ; mais que parlant comme Chrétien d’une Chrétienne je ne rapporte que des choses véritables, voulant écrire son histoire, et non pas faire son Panégyrique en cachant ses défauts qui en d’autres auraient passé pour vertus ; je les appelle néanmoins des défauts à cause que j’en juge par mon sentiment, et par le regret qui m’est commun avec tant de bonnes âmes de l’un et de l’autre sexe avec lesquelles je l’aimais, et avec lesquelles je la cherche maintenant qu’elle est absente de nous par la mort.
(I.Tim) « Elle acheva donc sa course. Elle conserva inviolablement sa foi. Elle jouit à cette heure de la couronne de justice. Elle suit l’Agneau en quelque lieu qu’il aille » (Apoc.14). Elle est rassasiée de la justice parce qu’elle en a été affamée, et elle chante avec joie (Ps.47) : « Nous voyons ce qu’on nous avait dit dans la cité du Dieu des vertus, dans la cité de notre Dieu. » O heureux changement ! Elle a pleuré et ses pleurs sont changés en des ris qui ne finiront jamais. (Jérém). « Elle a méprisé des citernes entr’ouvertes, pour trouver la fontaine du Seigneur. » Elle a porté le cilice, pour porter maintenant des habits blancs et pour pouvoir dire (Ps.29.Ps.101) : « Vous avez déchiré le sac dont j’étais couverte et m’avez comblée de joie. Elle mangeait de la cendre comme du pain et mêlait ses larmes avec son breuvage », en disant (Ps.4) : « Mes larmes ont été le pain dont j’ai vécu jour et nuit » afin d’être rassasiée éternellement du pain des Anges et de chanter avec le Psalmiste (Ps.23. Ps.46) : « Voyez et éprouvez combien le Seigneur est doux. J’ai proféré des paroles saintes de l’abondance de mon cœur, et je consacre ce Cantique à la gloire du Roi des rois. » Ainsi elle a vu accomplir en elle ces paroles que Dieu prononce par la bouche d’Isaïe (Isa. 65) : « Ceux qui me servent seront rassasiés ; et vous au contraire languirez de faim. Ceux qui me servent seront désaltérés, et vous au contraire demeurerez dans une soif perpétuelle. Ceux qui me servent seront dans la joie, et vous au contraire serez couverts de confusion. Ceux qui me servent seront comblés de bonheur, et vous au contraire sentirez votre cœur déchiré de telle sorte que vous ne vous pourrez empêcher de jeter des cris de douleur, et de hurler dans l’excès de tant de maux qui accableront votre esprit. »
CHAPITRE IX.
De quelle sorte Saint Jérôme confondit des hérétiques qui avaient fait diverses questions à Sainte Paule pour tâcher à faire naître des doutes dans son esprit sur le sujet de la foi.
J’ai dit qu’elle a toujours fui les citernes entr’ouvertes afin de pouvoir trouver cette source d’eau vive qui est Dieu même, et chanter heureusement avec David (Ps.41) : « Le cerf ne désire pas avec plus d’ardeur de désaltérer sa soif dans les claires eaux des fontaines, que mon âme désire d’être avec vous, mon Dieu. Quand sera-ce donc que je viendrai vers vous et que je paraîtrai en votre présence ? » Ceci m’oblige à toucher en peu de mots de quelle sorte elle a évité les citernes bourbeuses des hérétiques et les a considérés comme des païens. L’un d’entre eux qui était un dangereux esprit, fort artificieux, et qui s’estimait savant, lui fit quelques questions sans que je le susse, disant : « Quels crimes ont commis les enfants pour être possédés du Démon ? A quel âge ressusciterons-nous ? Si c’est en celui-là même auquel nous mourons, les enfants auront donc besoin de nourrice après leur résurrection. Que si c’est à un autre âge, ce ne sera donc pas une résurrection des morts, mais une transformation de personnes en d’autres personnes. Y aura-t-il, ou n’y aura-t-il pas diversité de sexes ? S’il y en a diversité, il y aura donc des noces et une génération d’enfants ? Que s’il n’y a point diversité de sexes, ce ne seront donc pas les mêmes corps qui ressusciteront ; car (Sag.9) « les corps que nous avons maintenant sont si terrestres qu’ils abattent et appesantissent l’esprit ». Au lieu que les corps qui ressusciteront seront légers et spirituels, ainsi que nous l’enseigne l’Apôtre lorsqu’il dit (2. Cor.15) : « Le corps qui entre dans le tombeau comme un grain que l’on sème dans la terre est un corps terrestre, mais lorsqu’il ressuscitera il sera spirituel. » Par toutes lesquelles propositions il prétendait de prouver que les âmes descendent dans les corps à cause des péchés qu’elles ont commis autrefois, et que selon la diversité et la qualité de ces péchés elles y sont unies à certaines conditions, comme d’être heureuses par la santé dont jouissent ces corps, et par la noblesse et les richesses de ceux qui les engendrent ; ou bien d’être châtiées de leurs crimes précédents en venant dans des familles misérables, en informant des corps malsains, et en y demeurant enfermées durant cette vie ainsi que dans une prison. Paule m’ayant rapporté ce discours et dit qui était cet homme, je me trouvai obligé de m’opposer à une si dangereuse vipère, et qui était du nombre de celles dont parle David lorsqu’il dit (Ps.73) : « N’abandonnez point à la fureur de ces bêtes farouches ceux qui confessent votre nom. » Et en un autre endroit : « Réprimez, Seigneur, ces bêtes venimeuses qui font tant de mal avec leurs plumes, (Ps.67), qui n’écrivent que des méchancetés, et qui parlent de vous avec une si grande insolence. » J’allai donc trouver cet homme, et par le secours des prières de celle qu’il voulait tromper, je le réduisis à ne savoir que répondre. Je lui demandai s’il croyait en la résurrection des morts, ou s’il n’y croyait pas. M’ayant répondu qu’il y croyait, je continuai ainsi : « Seront-ce les mêmes corps qui ressusciteront, ou bien en seront-ce d’autres ? ». « Ce seront les mêmes », me dit-il. Sur quoi je poursuivis : « Sera-ce dans le même sexe, ou dans un autre ? » Etant demeuré muet à cette question, et faisant comme la couleuvre qui pour éviter d’être frappée tourne la tête de tous côtés, je lui dis : « Puisque vous vous taisez, il faut que je réponde pour vous, et que je tire les conséquences qui s’ensuivent de ce que nous venons de dire. Si une femme ne ressuscite pas comme femme, et un homme comme homme, iln’y aura point de résurrection des morts, parce que chaque sexe est composé de parties, et que ces parties font tout le corps. Que s’il n’y a ni sexe, ni parties, où sera donc cette résurrection des corps qui ne sauraient subsister sans les parties qui les composent ? Or s’il n’y a point de résurrection des corps, il ne saurait y avoir aussi de résurrection des morts. Et quant à l’objection que vous faites, que si ce sont les mêmes parties et les mêmes corps, il s’ensuit donc qu’il y aura des mariages, notre Seigneur l’a détruite lorsqu’il a dit (Matth.22),(Luc.20) : « Vous vous trompez en ignorant les Ecritures et la puissance de Dieu ; car après la résurrection des morts, il ne se fera plus de mariages entre les hommes, mais ils seront semblables aux Anges. » Or en disant qu’il ne se fera plus de mariages, il témoigne qu’il y a diversité de sexe. Car on ne dirait pas en parlant d’une pierre et d’un arbre qu’ils ne se marieront point, parce qu’ils ne sont pas de nature de le pouvoir être, mais on le dit seulement de ceux que la Grâce et la puissance de Jésus-Christ empêchent de se marier, encore qu’ils le pussent.
Que si vous demandez comment nous serons donc semblables aux Anges, puisqu’il n’y a point entre eux de différence de sexe, je réponds en peu de mots : « Jésus-Christ ne nous promet pas de nous rendre de même nature que les Anges ; mais bien de faire que notre vie et notre béatitude seront semblables à la leur. Ce qui fait que Saint Jean Baptiste avant que d’avoir eu la tête tranchée a été appelé un Ange, et que tous les Saints et les vierges consacrées à Dieu, durant même qu’ils sont encore dans le monde, mènent déjà la vie des Anges. Ainsi quand notre Seigneur dit que nous serons semblables aux Anges, il nous promet bien que nous leur ressembleront, mais non pas que nous changerons notre nature en la leur. Dites-moi aussi, je vous prie, comment vous interpréterez cet endroit de l’Evangile (Jean 20) qui porte que Saint Thomas toucha les mains de notre Seigneur après sa résurrection, et vit son côté percé d’une lance (Luc 14), et que Saint Pierre le vit debout sur le rivage manger du poisson cuit et du miel. Certes celui qui était debout avait des pieds ; celui qui montra son côté blessé avait aussi un ventre et une poitrine, puisque sans cela l’on ne saurait avoir des côtés, vu qu’ils sont attachés au ventre et à la poitrine ; celui qui a parlé avait une langue, un palais et des dents, car comme l’archet touche les cordes, ainsi la langue touche les dents et articule la voix ; et celui dont on toucha les mains avait par conséquent des bras. Puisqu’il ne lui manquait donc aucune partie, il s’ensuit nécessairement qu’il avait un corps tout entier, vu qu’il est composé de ses parties ; et que ce corps n’était pas un corps de femme, mais un corps d’homme, c’est-à-dire de même sexe que celui dont il était lorsqu’il mourut. Que si vous m’objectez sur cela (Jean 20), nous mangerons donc aussi après notre résurrection ; et comment est-il donc entré les portes fermées contre la nature des corps charnels et solides, je vous répondrai (Marc.5) : Ne prenez point sujet du manger, de ruiner par vos pointilles la foi de la résurrection ; car notre Seigneur commanda de donner à manger à la fille du prince de la synagogue. Et l’Ecriture nous apprend (Jean I) que Lazare ayant été quatre jours dans le tombeau se trouva à un festin avec lui, de peur que ces résurrections ne passassent pour des chimères. Que si à cause qu’il est entré les portes étant closes, vous prétendez de prouver qu’il avait un corps spirituel et composé d’air seulement ; il faudra donc dire qu’avant même qu’il fût crucifié il n’avait qu’un corps spirituel, puisque contre la nature des corps pesants et solides il marcha sur la mer ; et que l’Apôtre Saint Pierre qui y marcha aussi d’un pas tremblant n’avait qu’un corps spirituel, au lieu que la puissance et la vertu de Dieu ne paraît jamais tant que lorsqu’il fait quelque chose contre l’ordre de la nature. Et afin que vous sachiez que la grandeur des miracles ne témoigne pas tant le changement de la nature, comme la toute-puissance de Dieu ; celui qui par la foi marchait sur les eaux s’en allait être submergé par son infidélité, si le Seigneur ne l’eût soutenu en lui disant (Matth.14) : « Homme de petite foi, pourquoi as-tu douté ? » Et certes j’admire de vous voir demeurer dans votre opiniâtreté lorsque le Seigneur dit lui-même (Jean. 20) : « Apporte ici ton doigt et touche mes mains ; Mets ta main dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais fidèle. » Et en un autre endroit (Luc.24) : « Voyez mes mains, voyez mes pieds, et reconnaissez que c’est moi-même, voyez et touchez ; car les esprits n’ont ni chair no is ainsi que vous voyez que j’en ai. » Et ayant dit cela, il leur montra ses mains et ses pieds. Il faut donc que vous demeuriez d’accord par ses propres paroles, qu’il a des os, de la chair, des pieds, et des mains ; et vous me venez alléguer ces globes célestes dans lesquels les Stoïques nous veulent faire croire que les âmes des gens de bien demeurent après cette vie, et d’autres imaginations ridicules. Quant à ce que vous demandez, pourquoi un enfant qui n’a point péché est possédé du Démon ; ou en quel âge les hommes ressusciteront, vous saurez malgré vous que « les jugements de Dieu sont de grands abîmes » (Ps.35), et que l’Apôtre s’écrie (Rom.11) : « O profondeur des richesses de la science de Dieu ! Que ses jugements sont impénétrables, et que ses voies sont cachées ; car qui est celui qui connaît les pensées de Dieu, ou qui a été son conseiller ? » Or la diversité des âges n’apporte point de changement en la vérité des corps, puisque si cela était, nos corps ne demeurant jamais en même état, mais croissant ou diminuant toujours de forces, nous serions donc autant de divers hommes comme nous changeons de foi de constitution, et j’aurais été un autre que je ne suis à l’âge de dix ans, un autre à trente, un autre à cinquante, et un autre maintenant que j’ai les cheveux tout blancs. Ainsi il faut répondre selon la tradition des Eglises et selon Saint Paul, que nous ressusciterons comme des hommes parfaits et dans l’accomplissement de la plénitude de l’âge de Jésus-Christ qui est celui auquel les Juifs assurent qu’Adam fut créé, et auquel nous lisons que notre Sauveur ressuscita. J’alléguai aussi plusieurs autres passages tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, pour confondre cet hérétique. Et depuis ce jour, Paule l’eut en telle horreur et tous ceux qui étaient infectés de semblables rêveries, qu'elle les nommait publiquement les ennemis de Dieu. Je n’ai pas rapporté ce que je viens de dire comme croyant pouvoir réfuter par ce peu de mots une hérésie à laquelle on pourrait répondre par plusieurs volumes ; mais seulement afin de faire connaître quelle était la foi d’une femme si admirable, et qui a mieux aimé attirer sur elle des inimitiés mortelles des hommes, que d’irriter la colère de Dieu par des inimitiés dangereuses.
CHAPITRE X.
De l’amour de Sainte Paule pour l’Ecriture sainte, qui la porta à apprendre la langue hébraïque. Et de l’extrême désir qu’elle avait que ses proches se donnassent à Dieu.
Je dirai donc pour reprendre mon discours, qu’il n’y eut jamais un esprit plus docile que le sien. Elle était lente à parler, et prompte à entendre, se souvenant de ce précepte de l’Ecriture : « Ecoute Israël, et demeure dans le silence. » Elle savait par cœur l’Ecriture Sainte ; et bien qu’elle en aimât extrêmement l’histoire, à cause qu’elle disait que c’était le fondement de la vérité, elle s’attachait néanmoins beaucoup davantage au sens allégorique et spirituel ; et elle s’en servait comme du comble de l’édifice de son âme. Elle me pria fort qu’elle et sa fille pussent lire en ma présence le vieil et le nouveau Testament, afin que je leur en expliquasse les endroits les plus difficiles ; ce que lui ayant refusé comme m’en croyant incapable. Enfin ne pouvant résister à ses instances continuelles, je lui promis de lui enseigner ce que j’en avais appris, non pas de moi-même, c’est-à-dire de la présomption de mon propre esprit qui est le plus dangereux de tous les maîtres, mais des plus grands personnages de l’Eglise : lors que j’hésitais en quelque lieu, et confessais ingénument ne l’entendre pas, elle ne se contentait pas de cela, mais elle me contraignait par ses demandes de lui dire qui était celle d’entre plusieurs différentes explications que je jugeais la meilleure.
Je dirai aussi une chose qui semblera peut-être incroyable à ceux à qui ses admirables qualités ont donné de la jalousie : Elle désira d’apprendre la langue hébraïque, dont j’ai acquis quelque connaissance, y ayant extrêmement travaillé dès ma jeunesse, et y travaillant continuellement, de peur que si je l’abandonnais elle ne m’abandonnât aussi. Et elle vint à bout de son dessein, tellement qu’elle chantait des psaumes en hébreu, et le parlait sans y rien mêler de l’élocution latine : Ce que nous voyons faire encore aujourd’hui à sa sainte fille Eustochie, qui a toujours été si attachée et si obéissante à sa mère qu’elle n’a jamais découché d’avec elle, n’a jamais fait un pas sans elle, n’a jamais mangé qu’avec elle, et n’a jamais eu un écu en sa disposition ; mais au contraire avait une extrême joie de voir sa mère donner aux pauvres ce peu qui lui restait de bien, considérant comme une très grande succession et de très grandes richesses, le respect et les devoirs qu’elle rendait à une si bonne mère.
Mais je ne dois pas passer sous silence de quelle joie Paule fut touchée lorsqu’elle sut que Paule sa petite-fille et fille de Toxoce et de Lète, qui l’avaient eue ensuite du voeu qu’ils avaient fait de consacrer sa virginité à Dieu, commençait dès le berceau et au milieu des jouets dont on l’amusait, à chanter Alleluia avec une langue bégayante et à prononcer à demi les noms de sa grand-mère et de sa tante. Et rien ne lui faisait penser à son pays que le désir qu’elle avait d’apprendre que son fils, sa belle-fille, et sa petite fille eussent renoncé à toutes les choses du siècle, pour se donner entièrement au service de Dieu : Ce qu’elle obtint en partie, car sa petite fille est destinée pour prendre le voile qui la consacrera à Jésus-Christ ; et sa belle-fille ayant fait vœu de chasteté imite par sa foi et par ses aumônes les actions de sa belle-mère, et s’efforce de faire voir dans Rome ce que Paule a pratiqué en Jérusalem.
CHAPITRE XI.
Mort de Sainte Paule.
Qu’y a-t-il donc mon âme ? Pourquoi as-tu tant de crainte de venir à la mort de Paule ? N’y a-t-il pas assez longtemps que j’allonge ce discours par l’appréhension d’arriver à ce qui doit le conclure ? Comme si je pouvais retarder sa mort en n’en parlant point et en m’occupant toujours à ses louanges ; J’ai navigué jusques ici avec un vent favorable, et mon vaisseau a fendu les ondes sans peine ; mais maintenant cette narration va rencontrer des écueils, et la mer qui s’enfle nous menace l’un et l’autre par l’impétuosité de ses flots d’un naufrage inévitable : elle de celui de son corps par la mort, et moi de celui de la plus grande consolation que j’eusse en ce monde ; en sorte que je suis contraint de dire (Luc.8) : « Maître, sauvez-nous, nous périssons. » Et ce verset du psaume (Ps.43) : « Pourquoi vous endormez-vous, Seigneur ? Levez-vous pour m’assister. » Car qui pourrait sans verser des larmes dire que Paule s’en va mourir ?
Elle tomba dans une très grande maladie, ou pour mieux dire, elle obtint ce qu’elle désirait, qui était de nous quitter pour s’unir parfaitement à Dieu. Ce fut alors que l’extrême amour qu’Eustochie avait toujours témoigné pour sa mère fut encore plus reconnu de tout le monde : Elle ne bougeait d’auprès de son lit. Elle la rafraîchissait avec un éventail. Elle lui soutenait la tête. Elle lui donnait des oreillers pour l’appuyer. Elle lui frottait les pieds ; Elle lui échauffait l’estomac avec ses mains. Elle lui accommodait des matelas. Elle préparait l’eau qu’elle devait boire en sorte qu’elle ne fût ni trop chaude ni trop froide. Elle mettait sa nappe. Et enfin elle croyait que nulle autre ne pouvait sans lui faire tort lui rendre le moindre petit service. Combien de courses fit-elle du lit de sa mère à la crèche de notre Sauveur ? Et avec combien de prières, de larmes, et de soupirs le supplia-t-elle de ne la point priver d’une si chère compagnie ; de ne point souffrir qu’elle vécût après sa mort ; et de trouver bon qu’elles fussent toutes deux portées en terre dedans un même cercueil ?
Mais combien notre nature est-elle faible et fragile, puisque si la foi que nous avons en Jésus-Christ ne nous élevait vers le Ciel, et s’il n’avait rendu notre âme immortelle, nos corps seraient de même condition que ceux des bêtes ? (Eccl.3.9). On voit mourir d’une même sorte le juste et l’impie, le vertueux et le vicieux, le pudique et l’impudique, celui qui offre des sacrifices et celui qui n’en offre point, et l’homme de bien comme le méchant, le blasphémateur comme celui qui abhorre les serments ; et les hommes comme les bêtes seront tous réduits en cendre et poussière.
Mais pourquoi m’arrêtai-je, et fais-je ainsi durer encore davantage ma douleur en différant de la dire ? Cette femme si prudente sentait bien qu’elle n’avait plus qu’un moment à vivre, et que tout le reste de son corps étant déjà saisi du froid de la mort, son âme n’était plus retenue que par un peu de chaleur qui se retirant dans sa poitrine sacrée faisait que son cœur palpitait encore. Et néanmoins, comme si elle eût abandonné des étrangers afin d’aller voir ses proches, elle disait ces versets entre les dents (Ps.35) : « Seigneur, j’ai aimé la beauté de votre maison, et le lieu où réside votre gloire. (Ps.83) . Dieu des vertus, que vos tabernacles sont aimables ! Mon âme les désire de telle sorte que l’ardeur qu’elle en a fait qu’elle se pâme en les souhaitant. Et j’ai mieux aimé être la moindre de tous en la maison de Dieu que de demeurer dans des palais avec les pécheurs. » Lorsque je lui demandais pourquoi elle se taisait et ne voulait pas répondre, et si elle sentait quelque douleur, elle me dit en grec que nulle chose ne lui donnait peine, et qu’elle ne voyait rien que de calme et de tranquille. Elle se tut toujours depuis ; et ayant fermé les yeux comme méprisant déjà toutes les choses mortelles, elle répéta jusqu’au dernier soupir les mêmes versets, mais si bas qu’à peine les pouvions-nous entendre, et tenant le doigt tout contre sa bouche elle faisait le signe de la Croix sur ses lèvres. Ayant perdu connaissance et étant à l’agonie, lorsque son âme fit le dernier effort pour se détacher de son corps, elle changea en louanges de Dieu ce bruit et ce râle avec lequel les hommes ont accoutumé de finir leur vie. Les Evêques de Jérusalem et des autres villes, plusieurs Prêtres, et un nombre infini de Diacres étaient présents, et des troupes de Solitaires et de Vierges consacrées à Dieu remplissaient tout son Monastère. Soudain que cette sainte âme entendit la voix de son Epoux qui l’appelait lui disait (Cant.2) : « Levez-vous ma bien-aimée, qui êtes si belle à mes yeux. Venez ma colombe et hâtez-vous, car l’hiver est passé et toutes les pluies sont écoulées ». Elle lui répondit avec joie : « La campagne a été vue couverte de fleurs ; le temps de la moisson est arrivé, et je crois voir les biens du Deigneur dans la terre des vivants. »
CHAPITRE XII.
Honneurs tout extraordinaires rendus à Sainte Paule en ses funérailles.
On n’entendait point alors de cris ni de plaintes, ainsi qu’on a accoutumé parmi les personnes attachées au siècle ; mais des troupes toutes entières faisaient retentir des psaumes en diverses langues. Elle fut portée en terre par des Evêques qui mirent son cercueil sur leurs épaules ; d’autres Evêques allaient devant avec des flambeaux et des cierges allumés ; et d’autres conduisaient les troupes de ceux qui chantaient des psaumes. En cet état elle fut mise dans le milieu de l’église de la crèche de notre Sauveur. Les habitants de toutes les villes de la Palestine vinrent en foule à ses funérailles. Il n’y eut point de cellule qui pût retenir les Solitaires les plus cachés dans le désert, ni de sainte vierge qui pût demeurer dans sa petite chambrette, parce qu’ils eussent tous cru faire un sacrilège s’ils eussent manqué de rendre leurs devoirs à une femme si extraordinaire. Les veuves et les pauvres, ainsi qu’il est dit de Dorcas, montraient les habits qu’elle leur avait donnés, et tous les nécessiteux criaient qu’ils avaient perdu leur mère et leur nourrice. Mais, ce qui est admirable, la pâleur de la mort n’avait point changé son visage, et il était si plein de majesté qu’on l’aurait plutôt crue endormie que morte. On récitait par ordre des psaumes en hébreu, en grec, en latin, et en syriaque, non seulement durant trois jours et jusques à ce que son corps eût été enterré sous l’église tout contre la Crèche de notre Seigneur, mais aussi durant toute la semaine, tous ceux qui arrivaient considérant ses funérailles comme les leurs propres, et la pleurant comme ils se seraient pleurés eux-mêmes (Ps.130). Sa sainte fille Eustochie qui se voyait comme sevrée de sa mère selon le langage de l’Ecriture, ne pouvait souffrir qu’on la séparât d’avec elle. Elle lui baisait les yeux ; elle se collait à son visage ; elle l’embrassait ; et elle eût désiré d’être ensevelie avec sa mère.
Jésus-Christ sait que cette femme si excellente ne laissa pas un écu valant à sa fille ; mais qu’au contraire, comme je l’ai déjà dit, elle la laissa chargée de beaucoup de dettes, et d’un nombre infini de Solitaires et de Vierges qu’il lui était très difficile de nourrir, et qu’elle n’eût pu abandonner sans impiété ; qu’y a-t-il donc de plus admirable que de voir une personne d’une maison aussi illustre qu’était Paule et qui avait été autrefois dans de si grandes richesses, avoir eu tant de vertu et tant de foi que de donner tout son bien, et de s’être ainsi trouvée quasi réduite à la dernière extrémité ? Que d’autres vantent l’argent qu’ils donnent aux églises, et ces lampes d’or qu’ils consacrent à Dieu devant les autels ; nul n’a plus donné aux pauvres que celle qui ne s’est rien réservé pour elle-même. Maintenant elle jouit de ces richesses et de ces biens que nul œil n’a jamais vus (I.Cor.2), que nulle oreille n’a jamais entendus, et que nul esprit humain n’a jamais pensés. (Isa.64). C’est donc nous-mêmes que nous plaignons, et il y aurait sujet d’estimer que nous envierions sa gloire si nous pleurions plus longtemps celle qui règne avec Dieu dans l’éternité.
CHAPITRE XIII.
Consolation à Sainte Eustochie. Apostrophe à Sainte Paule. Inscription sur son tombeau.
Ne vous mettez en peine de rien, Eustochie, vous avez hérité d’une très grande et très riche succession ; le Seigneur est votre partage ; et ce qui vous doit encore combler de joie, c’est que votre sainte mère a été couronnée par un long martyre : Car ce n’est pas seulement le sang que l’on verse pour la confession de la foi qui fait les martyrs, mais les services d’un amour pur et sans tache qu’une âme dévote rend à Dieu, passent pour un martyre continuel : La couronne des premiers est composée de roses et de violettes ; et celle des derniers est faite de lys ; C’est pourquoi il est écrit dans le Cantique des cantiques (Cant.5) : « Celui que j’aime est blanc et vermeil », attribuant ainsi à ceux qui sont victorieux dans la paix les mêmes récompenses qu’à ceux qui le sont dans la guerre. Votre excellente mère entendit comme Abraham, Dieu qui lui disait (Gen.12) : « Sors de ton pays, quitte tes parents, et viens en la terre que je te montrerai. » Elle l’entendit lui dire par Jérémie (Jér. 50) : « Fuis du milieu de Babylone, et sauve ton âme. » Aussi est-elle sortie de son pays, et jusques au jour de sa mort n’est point retournée dans la Chaldée. (Exod.16. Num.11) : « Elle n’a point regretté les oignons ni les viandes de l’Egypte. » Mais étant accompagnée de plusieurs troupes de vierges, elle est devenue citoyenne de la ville éternelle du Sauveur ; et étant passée de la petite Béthléem dans le Royaume céleste, elle a dit à la véritable Noémi (Ruth.I) : « Ton peuple est mon peuple, et ton Dieu est mon Dieu. »
Etant touché de la même douleur qui vous afflige, j’ai dicté ceci en deux nuits, parce que toutes les fois que j’avais voulu travailler à cet ouvrage, comme je vous l’avais promis, mes doigts étaient demeurés immobiles, et la plume m’était tombée des mains, tant mon esprit languissant se trouvait sans aucune force ; mais ce discours si mal poli et sans ornement de langage témoigne mieux qu’un plus éloquent quelle est mon extrême affliction.
Adieu, grande Paule que je révère du plus profond de mon âme ; assistez-moi, je vous supplie, par vos prières dans l’extrémité de ma vieillesse ; votre foi jointe à vos œuvres vous unit à Jésus-Christ, et ainsi lui étant présente il vous accordera plutôt ce que vous lui demanderez. Je laisse une marque de vous à la postérité qui durera plus que le bronze, et que le temps ne saurait détruire. J’ai gravé votre éloge sur votre tombeau et l’ai ajouté ici, afin que partout où l’on verra ce que j’ai écrit de vous, le lecteur sache que vous avez été louée et enterrée en Béthléem.
TOMBEAU DE SAINTE PAULE.
Celle dont Scipion fut le tronc glorieux,
Qui du grand Paul-Emile hérita la prudence,
Qui des Gracques tira son illustre naissance,
Et vit Agamemnon au rang de ses aïeux,
Laissa dans ce tombeau sa dépouille mortelle ;
Elle se nommait Paule, et jouit du bonheur
De donner à son siècle une aussi rare fleur
Que sa fille Eustochie à Jésus si fidèle,
Ce superbe Sénat qui régnant sur les rois
Fit trembler l’Univers de l’un à l’autre pôle,
N’avait rien de si grand que cette grande Paule
Dont les Pères ont mis le monde sous leurs lois :
Mais méprisant l’honneur, la pompe et les richesses,
La pauvreté de Christ et l’amour des saints lieux
Lui fit dans Béthléem changer la terre aux Cieux,
Et recevoir d’un Dieu l’effet de ses promesses.
INSCRIPTION mise au-dessus de l’antre de Béthléém, sur le même sujet du tombeau de Sainte Paule.
Cette étroite maison d’un roc environnée,
De la divine Paule enferme le saint corps,
Et son âme quittant la demeure des morts
Règne au Ciel avec Dieu, de gloire couronnée.
En laissant sans regret son pays, sa grandeur,
Ses enfants, ses trésors, par un zèle admirable,
Elle finit ses jours en cet Antre adorable,
Dans son cher Béthléem mettant tout son bonheur.
Jésus qui de tous biens es la source seconde,
C’est là qu’on voit ta crèche, et c’est là que des rois
Par de mystiques dons reconnurent les lois
D’un Dieu qui s’est fait homme en naissant dans le monde.
La sainte et bienheureuse Paule passa de la terre au Ciel le mardi 26 janvier sur le soir ; et elle fut enterrée le 28 du même mois sous le 6° consulat de l’empereur Honoré et le premier d’Aristénète. Elle demeura durant cinq années à Rome dans sa sainte manière de vivre, et vingt années en Béthléem ; et vécut en tout 56 ans 8 mois et 21 jours.
LA VIE
DE SAINTE LEA
VEUVE
écrite par Saint Jérôme
dans sa XXIV° lettre à Sainte Marcelle.
Où il compare la fin heureuse de cette Sainte à la fin malheureuse
D’un païen, qui étant désigné consul était mort en même temps.
(Les psaumes sont divisés en 5 livres selon l’hébreu, et le 72° psaume est le premier du 3° livre).
Lorsqu’ environ la troisième heure du jour nous commencions aujourd’hui à lire le soixante-douzième psaume qui est le commencement du troisième livre, et que nous nous trouvions obligés de faire voir qu’une partie du sujet de ce psaume se rapporte à la fin du second livre, ces paroles : »Ici finissant les prières de David fils de Jessé, » faisant la fin du livre précédent, et ces autres : « Psaume d’Asaph »,le commencement du suivant ; comme nous étions arrivés à l’endroit où le Prophète parlant en la personne du Juste use de ces termes : « Si j’entrais en ce discours je me rendrais prévaricateur de la cause de vos enfants », ce qui n’est pas exprimé de la même sorte dans les exemplaires latins, on nous est soudain venu dire que la très sainte Léa était affranchie de la prison de ce corps. Sur quoi je vous ai vu pâlir de telle sorte qu’il paraît bien qu’il y a peu, ou pour mieux dire qu’il n’y a point d’esprits si fermes qui ne soient touchés d’affliction, en apprenant que ce vase d’argile dans lequel notre âme est enfermée se brise en pièces ; et je sais que la cause de votre douleur ne procédait nullement de l’incertitude de son Salut, mais de ce que vous ne lui aviez pas rendu les derniers devoirs en assistant à ses funérailles. Nous apprîmes aussi ensuite que son corps avait déjà été porté à Ostie.
Que si vous me demandez à quoi tend cette répétition de ce que vous savez aussi bien que moi, je me servirai des paroles de l’Apôtre (Rom.2) pour vous répondre que diverses considérations la rendent utile. Premièrement parce que chacun est obligé de témoigner de la joie dans la mort de celle qui après avoir foulé aux pieds toute la puissance du Démon jouit maintenant en repos dans le Ciel de la couronne de justice qu’elle a reçue de la main de Dieu. En second lieu afin que cela m’engage à représenter sa vie en peu de mots. Et en troisième lieu pour faire voir de quelle sorte ce consul désigné, qui a été enlevé du monde avant que de pouvoir jouir de la félicité de ce siècle, éprouve maintenant les peines éternelles de l’enfer. (Nous apprenons de l’histoire ecclésiastique que ce consul désigné était Prétextat, l’un des plus grands seigneurs de l’Empire).
Mais qui est celui qui pourrait dignement louer une vie aussi excellente qu’a été celle de notre chère Léa, puisqu’elle s’est de telle sorte donnée toute entière à Dieu que sa vertu l’ayant élevée à la charge d’higoumène du Monastère, elle est devenue la mère supérieure de plusieurs vierges ; et qu’après avoir été richement vêtue, elle a maté son corps par la rudesse d’un cilice, elle a passé les nuits entières sans fermer l’œil, et a encore beaucoup plus instruit ses saintes compagnes par son exemple que par ses paroles. Son humilité était si extrême que s’étant vue autrefois maîtresse d’une maison pleine d’un grand nombre de serviteurs, on l’aurait prise pour la servante de toutes les autres, si ce n’est qu’elle devait d’autant plutôt passer pour servante de Jésus-Christ qu’elle ne passait pour maîtresse parmi les gens du monde. Son habit était très modeste, sa coiffure très négligée, et sa nourriture très simple, parce qu’elle ne craignait rien tant que de recevoir sa récompense dès ce monde. Maintenant au lieu de ces travaux passagers elle jouit d’une félicité éternelle ; elle est reçue entre les chœurs des Anges ; et elle est heureuse dans le sein d’Abraham (Luc.16), où elle voit avec Lazare autrefois si pauvre ce riche vêtu de pourpre, ce consul non pas couvert de palmes, mais couvert de deuil lui demander une goutte d’eau.
O quel changement ! celui qui quelques jours auparavant était élevé au comble des dignités les plus éminentes ; qui montait au capitole comme un victorieux prêt à triompher des nations qu’il avait domptées, que le peuple romain avait reçu avec des cris, des acclamations et des réjouissances publiques, et par la mort duquel toute la ville a été troublée, se trouve maintenant tout nu et sans consolation quelconque non pas dans un céleste palais dont l’avenue semée d’étoiles brillantes ait mérité par son éclat d’être nommée le chemin de lait, ainsi que sa femme le dit faussement, mais dans des ténèbres épouvantables. Et au contraire cette Sainte qui était enfermée dans la solitude d’une petite cellule, qui passait pour pauvre et pour abjecte, et dont la manière de vivre était estimée une folie, suit maintenant Jésus-Christ et dit : « Nous voyons dans la Cité de notre Dieu les merveilles qui nous en avaient été rapportées. »
C’est pourquoi tandis que nous courons dans la carrière de cette vie mortelle, je vous exhorte et vous conjure les larmes aux yeux et les gémissements dans le cœur, que nous ne nous revêtions point de deux tuniques, c’est-à-dire d’une foi double ; que nous ne couvrions point nos pieds de peaux d’animaux, c’est-à-dire d’œuvres mortes ; que le poids des richesses ne nous fasse point pencher vers la terre ; que nous ne cherchions point l’appui d’un bâton, c’est-à-dire des puissances séculières ; et que nous ne nous imaginions point de pouvoir nous attacher en même temps et à Jésus-Christ et au monde. Mais que des biens éternels succèdent à des biens passagers et périssables, et que commençant tous les jours à mourir selon le corps, nous ne nous persuadions pas d’être immortels afin que nous le puissions être dans une meilleure vie.
LA VIE
DE SAINTE AZELLE
VIERGE,
écrite par SAINT JEROME
dans l’une de ses lettres à Sainte Marcelle.
On ne me doit point reprendre de ce que je loue quelques personnes dans mes lettres, et en blâme d’autres, puisqu’en blâmant les méchants on corrige ceux qui leur ressemblent, et qu’en louant les gens de bien on excite les bons à imiter leurs vertus. J’écrivis quelque chose ces jours passés de Léa d’heureuse mémoire ; et aussitôt il me vint en l’esprit qu’après avoir parlé de celles qui tiennent, comme les veuves, le second rang dans la chasteté, je ne devais pas demeurer dans le silence sur le sujet d’une vierge. Ainsi je me trouve obligé de rapporter en peu de mots la vie d’Azelle qui nous est si chère à l’un et à l’autre ; Mais comme elle a peine à entendre parler de ses louanges, je vous supplie de ne lui point montrer cette lettre, et de vous contenter, s’il vous plaît, de la lire aux jeunes filles qui sont auprès de vous, afin que connaissant que sa manière de vivre est la règle d’une vie parfaite, elles se forment sur son exemple.
Je ne m’arrêterai point à ce qu’étant encore dans le ventre de sa mère elle fut bénie avent sa naissance ; à ce que son père vit en songe une vierge enfermée dans un vase de cristal plus clair et plus pur que celui d’aucun miroir ; et à ce qu’étant encore enfant et n’ayant pas dix ans accomplis elle fut consacrée à Dieu pour jouir un jour de l’éternelle béatitude. Il faut attribuer à la Grâce tout ce qui a précédé ses travaux, bien que Dieu par la connaissance qu’il a de l’avenir, ait sanctifié Jérémie dans le sein de sa mère, ait fait que Saint Jean a tressailli de joie lorsqu’il était encore dans les flancs de la sienne ; et ait dès auparavant la création du monde choisi Sainte Paule entre le reste des hommes pour annoncer l’Evangile de son Fils : Mais je passerai aux choses que cette sainte vierge, depuis l’âge de douze ans, a choisies comme les meilleures, a embrassées, a poursuivies, a entreprises, a commencées, et a accomplies avec beaucoup de peines et de travaux.
Etant enfermée dans le petit espace d’une cellule, elle jouissait de la vaste étendue du Paradis. Ce même petit coin de terre était le lieu de ses oraisons et de son repos. Elle trouvait ses délices dans le jeûne, et la bonne chère dans l’abstinence. Et quand elle était contrainte de prendre quelque nourriture, non par le désir de manger, mais par la défaillance de ses forces, elle se contentait de pain, de sel, et d’eau froide, excitant ainsi plutôt sa faim qu’elle ne la rassasiait.
Mais il semble que j’aie quasi oublié ce que je devais dire dès le commencement. Lorsqu’elle se porta à prendre cette résolution, elle tira de son col un de ces colliers que l’on nomme communément des murennes, à cause que l’or tissu ensemble par des filets retors fait une sorte de chaîne qui a de la ressemblance à ce poisson, et sans que ses parents en sussent rien elle le vendit et en acheta une robe de couleur fort brune et propre pour une religieuse, que sa mère lui avait toujours refusée quelque instance qu’elle lui en eût faite ; et par ce saint trafic, qui fut comme un heureux présage de la suite de ses actions, elle se consacra aussitôt à notre Seigneur, afin que tous ses proches connussent que l’on ne pourrait jamais contraindre à prendre part dans les délices du siècle celle qui condamnait le luxe du siècle par la simplicité de cet habit.
Mais comme j’avais commencé à dire, elle se conduisit toujours avec une telle retenue, et demeura toujours dans sa chambre dans une si grande retraite qu’elle ne paraissait jamais en public ; elle ne parlait jamais à aucun homme ; et ce qui est encore beaucoup plus admirable, elle aimait beaucoup plus qu’elle ne voyait sa sœur qui était vierge comme elle. Elle travaillait de ses mains sachant qu’il est écrit : « Que celui qui ne travaille point ne doit point manger. » Elle parlait à son Epoux ou en priant ou en chantant des psaumes. Elle allait avec un extrême zèle aux tombeaux des Martyrs sans que personne s’en pût quasi apercevoir ; et la joie qu’elle ressentait de vivre en cette manière était d’autant plus grande que personne ne la connaissait ; elle jeûnait si austèrement durant toute l’année qu’elle passait d’ordinaire deux ou trois jours sans manger, et quand le carême était venu, alors comme si son âme eût été un vaisseau qui eût voulu entreprendre une plus longue navigation elle en déployait toutes les voiles, en passant avec un visage gai quasi les semaines toutes entières sans manger. Et ce qui est comme impossible aux hommes de croire, mais qui est possible par l’assistance de Dieu, elle est arrivée en vivant de cette sorte à l’âge de cinquante ans, sans sentir aucune douleur d’estomac, sans que la terre dure qui lui sert de lit lui froisse le corps, et sans que sa peau devenue sèche et rude par l’âpreté du cilice dont elle est revêtue ait aucune mauvaise odeur. Ainsi étant saine de corps, et encore plus saine d’esprit, elle trouva ses délices dans la solitude, et les déserts des Anachorètes dans une ville pleine de bruit et de trouble.
Mais vous savez toutes ces choses mieux que moi, qui n’ai connaissance que d’une partie de ses actions. Et vous avez vu de vos yeux sur ses genoux des calles semblables à ceux des chameaux que son assiduité à prier a formés sur son saint corps. Il faut donc que je me contente de rapporter ici ce que j’en ai pu apprendre. Il n’y a rien de plus agréable que sa sévérité, rien de plus sévère que sa douceur, et rien de plus doux que sa tristesse : La pâleur qui paraît sur son visage est telle, qu’encore qu’elle fasse connaître jusques à quel point va son extrême abstinence, elle n’a rien de vain ni d’affecté. Ses paroles tiennent du silence, et son silence parle. Elle ne marche ni trop vite ni trop lentement. Elle est toujours vêtue d’une même sorte. Sa propreté est accompagnée de négligence. Son habit n’a rien de curieux. Le soin qu’elle prend de ce qui la touche est sans aucun soin. Et la seule égalité de sa vie fait que dans une ville pleine de pompe, de dissolutions et de délices, et où l’humilité passe pour une bassesse, les gens de bien publient ses louanges, et les méchants n’osent la blâmer. Je souhaite que les veuves et les vierges l’imitent, que les femmes mariées la révèrent, que celles qui se sentent coupables la craignent, et que les Evêques l’honorent.
LA VIE
DE SAINTE MARINE
VIERGE
Ecrite par un ancien Auteur.
Un homme engagé dans le siècle et qui n’avait qu’une fille unique fort jeune, désirant de se convertir à Dieu, la recommanda à l’un de ses parents et s’en alla dans un Monastère éloigné de la ville de trente-deux milles, où il pratiquait avec tant de perfection toutes les règles de la vie solitaire que l’Abbé le voyant si fidèle et si obéissant l’aimait plus qu’aucun des autres. Quelque temps après, pensant à sa fille qu’il avait ainsi laissée, l’extrême affection qu’il avait pour elle le remplit de mélancolie et de douleur, dont l’Abbé s’apercevant lui dit : « Qu’avez-vous, mn Père, qui vous rend si triste ; dites-le moi, je vous prie, et Dieu qui console tous les affligés vous assistera. » Ce Solitaire se jetant à ses pieds lui répondit en pleurant : « J’ai laissé dans la ville un fils unique extrêmement jeune ; et le souvenir que j’ai de lui est le sujet de ma peine (car il ne voulut point lui faire savoir que c’était une fille). L’Abbé le croyant, et ne le voulant pas perdre, à cause qu’il était de grande édification à tout le Monastère, lui répondit : « Puisque vous l’aimez tant, allez le quérir et l’amenez ici pour y demeurer avec vous. » Ayant cette permission, il alla trouver sa fille, et changeant son nom de Marine en celui de Marin l’amena dans le Monastère, où on lui montrait à lire, et nul des Frères ne s’aperçut que ce fût une fille, mais ils l’appelaient tous Marin.
Lorsqu’elle fut arrivée à l’âge de quatorze ans, son père commença de l’instruire dans les voies de Dieu, et lui disait : « Faites en sorte, ma fille, que personne ne sache jamais qui vous êtes. Gardez-vous avec très grand soin des embûches du Diable, de peur qu’il ne vous fasse tomber dans ses filets, et qu’il ne semble que nous voulions violer les règles du Monastère, afin qu’ayant ainsi vécu nous recevions des mains de Jésus-Christ la couronne de gloire avec ses saints Anges, et non pas une condamnation éternelle avec les impies. » Il lui enseignait aussi tous les jours plusieurs autres choses semblables touchant le Royaume de Dieu. » Etant mort lorsqu’elle n’avait encore que dix-sept ans, elle demeura seule dans la cellule où il était, et observait si soigneusement toutes les instructions qu’il lui avait données, et se rendait si obéissante à tout le monde qu’elle se faisait aimer de l’Abbé et de tous les Frères.
Ce Monastère étant proche de la mer, et y ayant un marché à trois milles de là, ces Solitaires y allaient quérir ce qui leur était nécessaire avec un chariot attelé de deux bœufs ; et un jour l’Abbé dit à Marine : « Mon Frère, pourquoi n’allez-vous pas avec les autres pour les soulager ? » Elle répondit : « Je n’y manquerai plus, mon Père, puisque vous me le commandez. » Depuis ce jour, elle alla souvent dans ce chariot, et lorsqu’il était trop tard pour revenir dormir au Monastère, elle demeurait avec les autres Frères dans une hôtellerie qui était dans le lieu où se tenait ce marché.
L’hôtelier ayant une fille, il arriva qu’étant tentée du Démon elle devint amoureuse d’un soldat, et se trouva grosse, dont son père et sa mère s’étant aperçu, ils commencèrent à la fort maltraiter, et la pressant de leur dire de qui elle était grosse elle leur répondit que c’était de ce Solitaire nommé Marin, qui venait souvent avec un chariot. Sur quoi ils furent soudain trouver l’Abbé, et lui dirent : « Mon Père, quel outrage nous a fait un de vos Frères nommé Marin ! Il a corrompu notre fille. » Ce bon homme leur répondit : « Il faut voir s’il y a des preuves de ce dont vous vous plaignez ». Et ayant envoyé quérir Marin, il lui dit : « Mon frère, quel crime est celui que vous avez commis avec la fille de ces gens-ci ? » Marin ayant longtemps pensé en lui-même et soupirant dans son cœur répondit : « Mon Père, j’ai fait une grande faute, mais je suis prêt d’en faire pénitence. Priez pour moi, je vous supplie. » Alors l’Abbé se fâchant extrêmement commanda qu’on le châtiât, et lui dit : « En vérité, puisque vous avez commis un si grand péché, vous ne demeurerez pas davantage dans cette maison ». Et ensuite, il le mit dehors.
Marine ne put néanmoins se résoudre de déclarer son secret à personne ; mais elle demeura couchée par terre durant trois ans devant la porte du Monastère, faisant la même pénitence que si elle eût été coupable, et demandant quelque petit morceau de pain aux Solitaires qui entraient dans la maison. La fille de cet hôtelier étant accouchée d’un fils, elle le nourrit ; et quand il fut sevré, sa grand-mère l’amena à la porte du Monastère et le laissant là, dit à Marin : « Voici votre fils, nourrissez-le si vous voulez. » Cette sainte vierge le reçut comme s’il eût été véritablement à elle, et le nourrit durant deux ans de la plus grande partie de ce peu de pain qu’on lui donnait.
Au bout de ce temps, les Frères étant touchés de compassion furent prier l’Abbé de recevoir Marin dans le Monastère, et lui dirent : « Mon Père, pardonnez à Marin notre Frère, et recevez-le. Il y a cinq ans que couché par terre il fait pénitence à la porte de la maison sans être jamais parti de là. Recevez-le donc, s’il vous plaît, à faire pénitence, ainsi que notre Seigneur Jésus-Christ l’ordonne. » L’Abbé leur ayant à grande peine et comme par force accordé leur prière, commanda qu’on allât quérir Marin, et l’ayant fait venir lui dit : « Votre Père que vous savez avoir été un homme saint, vous fit entrer tout petit dans ce Monastère, où ni lui, ni aucun autre n’a jamais rien fait d’approchant du mal que vous avez commis. Maintenant on vous permet de rentrer avec votre fils que vous avez eu d’adultère. Mais comme votre péché est très grand, il faut que vous en fassiez une grande pénitence. C’est pourquoi je vous commande de balayer seul tous les jours toute la maison, de porter toute l’eau nécessaire pour laver, de nettoyer les souliers des frères, et de les servir tous, et ainsi je demeurerai satisfait. » La sainte se soumettant de très bon cœur à ce commandement accomplissait avec grand soin tout ce qui lui avait été ordonné.
Quelques jours après elle alla se reposer en paix avec Dieu. Et les Frères ayant rapporté sa mort à l’Abbé, il leur dit : « Voyez combien grand était son crime, puisqu’il n’a pas seulement été digne d’en faire pénitence. Mais ne laissez pas par charité de laver son corps, et enterrez-le bien loin du Monastère. » Ensuite de cet ordre, comme ils lavaient ce corps, ils virent que c’était une fille. Sur quoi ils commencèrent à s’écrier en se frappant l’estomac : « A-t-elle donc pu vivre d’une manière si sainte et avec une patience si admirable, qu’elle ait souffert tant d’afflictions plutôt que de révéler un secret qui l’en pouvait garantir ? » Et courant tous éplorés vers l’Abbé lui dirent : « Mon Père, venez et voyez le frère Marin. » Il leur répondit : « Pourquoi voulez-vous que je l’aille voir ? » « Venez et voyez, » lui répliquèrent-ils, les merveilles de Dieu, et ce que vous avez à faire. » Alors tout étonné il s’en alla où était ce corps, et levant le manteau qui le couvrait reconnut que c’était une fille. Aussitôt se laissant tomber de douleur, il frappait sa tête contre la terre en criant de toute sa force : « Je vous conjure par Jésus-Christ notre Seigneur de ne m’accuser pas devant Dieu des peines que je vous ai fait souffrir, puisque ç’a été par ignorance. Vous savez, ô sainte fille, que vous ne m’avez point dit votre secret ; et je n’ai pas eu assez de grâce pour juger de la pureté de vos actions. » Il commanda ensuite que l’on mît ce corps saint dans l’oratoire du Monastère.
Le même jour cette fille qui après être tombée dans le péché était devenue possédée du Diable vint au Monastère, où ayant avoué son crime, et confessé de qui elle avait eu l’enfant, elle fut délivrée dans l’oratoire le septième jour d’après la mort de la Sainte. Lorsque les habitants du lieu où demeurait cette fille et les Monastères voisins eurent appris ce miracle, ils vinrent avec la croix et des cierges allumés, et en chantant des hymnes, des cantiques, et des psaumes entrèrent dans l’Oratoire où reposait ce saint corps, et bénirent le nom de Dieu. Jésus-Christ fait encore aujourd’hui plusieurs miracles par l’intercession de cette vierge et pour glorifier son nom, lui qui avec le Père et le Saint Esprit règne dans tous les siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE SAINTE THAIS
PENITENTE
écrite par un ancien Auteur grec.
Il y avait une courtisane nommée Thaïs, dont la beauté était si extraordinaire, que plusieurs vendant tout leur bien pour l’amour d’elle se virent réduits à l’aumône, et plusieurs autres de ses amants entraient dans de telles jalousies que leurs querelles arrosaient souvent sa maison de sang. Ceci ayant été rapporté à l’Abbé Paphnuce, il prit un habit séculier et de l’argent, et l’ayant été trouver en une ville d’Egypte où elle était, il lui donna cet argent pour le prix du péché qu’il feignait avoir dessein de commettre. Après l’avoir reçu elle le mena dans une chambre où il y avait un lit magnifique. Sur quoi il lui dit : « S’il y a quelque chambre plus reculée que celle-ci, allons-y, je vous supplie. » Elle lui répondit : « Il y en a. Mais si ce sont les hommes que vous craignez, je vous assure qu’il n’entrera personne ici ; et si c’est Dieu, il n’y a point de lieu qui se puisse cacher à ses yeux. » Le vieillard lui répondit : « Savez-vous bien qu’il y a un Dieu ? » « Je le sais, » lui répliqua-t-elle, et je sais de plus qu’il y a un Royaume à venir pour les gens de bien, et un Enfer où les méchants seront éternellement punis. « Si vous connaissez ces choses, » lui dit Paphnuce, « comment en causant la perte de tant d’âmes vous êtes-vous mise en état d’être condamnée avec justice, lorsque vous aurez à rendre compte devant Dieu non seulement de vos crimes, mais aussi des crimes des autres ? » Thaïs connaissant à ces paroles que c’était un homme de Dieu, elle se jeta à ses pieds toute fondante en larmes et lui dit : « Mon Père, ordonnez-moi telle pénitence que vous voudrez : car j’espère que Dieu me fera miséricorde par vos prières. Je vous demande seulement trois heures de temps, et après cela je me tiendrai où il vous plaira, et exécuterai tout ce que vous me commanderez. » Paphnuce lui ayant dit le lieu où elle se devait trouver, elle assembla tout ce qu’elle avait acquis par ses péchés, et en faisant un monceau au milieu de la ville y mit le feu en présence de tout le peuple, et cria à haute voix : « Vous tous qui êtes complices de mes crimes, venez voir comme je réduis en cendre toutes les choses que vous m’avez données. » Et ce qu’elle brûla ainsi valait quarante livres d’or.
Après quoi elle se rendit au lieu que Paphnuce avait ordonné, et il la mena dans un Monastère de vierges, où il la mit dans une cellule, dont il boucha l’entrée avec du plomb, laissant seulement une fort petite fenêtre pour lui passer à manger, et commanda aux sœurs de lui porter chaque jour un peu de pain et d’eau durant tout le reste de sa vie. La porte étant ainsi fermée, et Thaïs lui ayant demandé lorsqu’il partit où elle pourrait aller dans ses besoins, il lui répondit : « Dans votre cellule, puisque vos péchés méritent bien cette mortification. » Lui ayant aussi demandé de quelle sorte elle devait prier Dieu, il lui dit : « Vous n’êtes pas digne de proférer son nom, puisque vos lèvres sont pleines d’iniquité, ni d’élever vos mains vers le Ciel, puisqu’elles sont souillées de tant d’impuretés. Mais contentez-vous étant assise de regarder du côté de l’Orient, et de répéter souvent ces paroles : « Vous qui m’avez formée, ayez pitié de moi. »
Thaïs ayant passé trois ans recluse de cette sorte, Paphnuce eut compasion d’elle, et alla trouver Saint Antoine pour savoir si Dieu lui avait remis ses péchés. Etant arrivé auprès de lui et ne lui ayant point dit particulièrement le sujet de sa venue, Saint Antoine assembla ses disciples et leur ordonna de passer séparément toute la nuit en oraison, pour voir si Dieu ne révélerait point à quelqu’un d’eux la cause de l’arrivée de Paphnuce. S’étant donc retirés chacun en particulier et priant sans discontinuation, Paul qui était le principal des disciples de Saint Antoine, vit dans le Ciel un lit superbe environné de trois vierges dont le visage était tout resplendissant de lumière. Sur quoi s’étant écrié : « Une si grande faveur ne peut être faite qu’à mon Père Antoine »,il entendit une voix qui lui dit : « Elle n’est point faite à ton Père Antoine, mais à Thaïs la courtisane. » Paul leur ayant rapporté cette vision, et Paphnuce ayant connu par là quelle était la volonté de Dieu, il s’en alla au Monastère où Thaïs était recluse et ouvrit cette porte de sa cellule qu’il avait fermée, bien qu’elle le priât de trouver bon qu’elle demeurât toujours ainsi. Il lui dit ensuite : « Sortez, car Dieu vous a pardonné vos fautes. » Elle lui répondit : « Je le prends à témoin que depuis que je suis entrée ici, j’ai mis tous mes péchés comme en un monceau devant mes yeux, et n’ai point cessé de les regarder et de pleurer en les considérant. » « C’est pour cela, » lui dit Paphnuce, « et non pas à cause de votre pénitence que Dieu vous les a remis. » L’ayant ensuite retirée de là, elle ne vécut plus que quinze jours, et se reposa en paix. »
LA VIE
DE SAINTE MARIE
PENITENTE,
NIECE DE SAINT ABRAHAM SOLITAIRE,
Ecrite
Par SAINT EPHREM Diacre,
laquelle fait partie de celle de Saint Abraham qui est ci-devant.
CHAPITRE I.
Le frère de Saint Abraham ayant laissé une fille unique âgée de sept ans laquelle lui fut amenée, il la fit mettre dans la cellule proche de la sienne, où elle vécut durant vingt ans dans une très grande perfection.
Je veux aussi, mes très chers frères, vous rapporter une autre action admirable que ce saint homme Abraham fit en sa vieillesse, étant assuré que les personnes sages et spirituelles en recevront beaucoup d’édification, et y trouveront un grand exemple d’humilité et de pénitence. Or ceci se passa de la sorte.
Saint Abraham avait un frère qui en mourant laissa une fille unique âgée de sept ans seulement. Ses amis la voyant ainsi orpheline la menèrent aussitôt à son oncle, qui la fit mettre dans la cellule qui était au-dehors de la sienne, et il y avait entre les deux une fort petite fenêtre, au travers de laquelle il lui enseignait le psautier et le reste de l’Ecriture sainte. Elle passait avec lui plusieurs heures de la nuit à louer Dieu. Elle chantait des psaumes avec lui. Elle s’efforçait de l’imiter dans ses mortifications, et s’avançant avec joie dans cette sainte manière de vivre, elle se hâtait de remplir son âme de toutes sortes de vertus. Ce très saint homme de son côté demandait sans cesse pour elle à Dieu avec des prières mêlées de larmes, de ne permettre pas que son esprit s’engageât dans les affections de la terre. Et son père lui ayant laissé une très grande somme d’argent, ce fidèle serviteur de Jésus-Christ lorsque sa nièce lui fut amenée comme en un lieu d’assurance, avait aussitôt commandé de donner cet argent aux pauvres et aux orphelins. Elle priait aussi continuellement son oncle de prier Dieu pour elle, afin qu’il lui plût de la délivrer de toutes mauvaises pensées et de tant de pièges que le Démon tend sans cesse aux hommes pour les perdre. Ainsi elle demeurait ferme dans l’observation des règles qu’elle avait embrassées. Et le saint homme était ravi de joie de la voir avancer avec tant de promptitude et de courage dans toutes les vertus Chrétiennes ; de la voir dans les larmes, dans l’humilité, dans la modestie, dans le repos d’esprit, et ce qui est beaucoup plus que tout le reste, dans un extrême amour pour Dieu. Elle passa vingt ans avec lui en cette sainte manière de vivre ainsi qu’un agneau sans tâche, et une très chaste colombe. Mais le Diable étant transporté de fureur contre elle n’oublia rien de tous ses artifices accoutumés pour la faire tomber dans ses filets, afin de pouvoir au moins par là, affliger son bienheureux oncle, et séparer pour un temps son esprit de l’union si étroite qu’il avait toujours avec Dieu.
CHAPITRE II.
Cette jeune fille au bout de ce temps tombe dans le péché, et en conçoit tant d’horreur que ne croyant point de Salut pour elle, elle se porte dans le désespoir, et s’en va dans une ville où personne ne la connaissait.
Un Solitaire qui ne l’était que de nom venait souvent voir cette sainte jeune fille sous prétexte de tirer profit de ses entretiens ; et la regardant au travers de sa fenêtre il fut tellement transporté d’une passion déréglée, qu’il désirait avec ardeur de lui vouloir parler hors de là ; et sentait son amour impudique comme un feu dévorant embraser son cœur. Il n’y eut point d’artifices dont il ne se servît pour ramollir son esprit par la douceur de ses paroles, afin de lui faire changer de pensées ; et il se passa un an de temps avant qu’il pût venir à bout de son dessein. Enfin elle ouvrit la fenêtre de sa cellule, elle l’ alla trouver, et par un crime déplorable perdit avec lui cette pureté qui lui devait être mille fois plus
chère que sa vie.
Ayant commis un si horrible péché, elle en demeura tellement effrayée, que déchirant son cilice et se meurtrissant le visage de coups, l’excès de son affliction la portait jusques à se vouloir tuée elle-même. Etant ainsi accablée de douleur, et ne sachant dans une telle agitation d’esprit à quoi se résoudre, elle soupirait et fondait en larmes de voir qu’elle n’était plus ce qu’elle était auparavant, et elle disait souvent en jetant de forts grands cris : « Je vois bien que dès cette heure je me dois considérer comme morte. J’ai perdu tout le temps que j’ai passé dans une sainte vie, et tous les travaux que j’y ai soufferts. Toutes ces larmes que j’ai répandues dans mes oraisons, toutes ces veilles que j’ai employées à chanter les louanges de Dieu me sont maintenant inutiles. J’ai irrité mon Seigneur et mon maître, et me suis donné la mort à moi-même. Hélas ! Misérable que je suis, pourrais-je trop pleurer mon malheur, quand j’aurais en moi la source de toutes les larmes du monde ? J’ai comblé l’esprit de mon saint oncle d’une affliction insupportable. Dans la confusion où est mon âme je me vois couverte d’infamie d’avoir commis un si grand crime ; et je suis maintenant le sujet de la risée des Démons. Pourquoi vivre davantage étant dans une telle extrémité de misère ? Hélas, qu’ai-je fait ? Dans quel malheur me suis-je engagée ? D’où me suis-je ainsi précipitée, et de quelle sorte ? Comment mon esprit s’est-il rempli de tant de ténèbres ? Je suis tombée sans m’en apercevoir. J’ai perdu l’honneur sans y prendre garde, et je ne saurais dire comment il est arrivé qu’un si épais nuage ait environné mon cœur, que j’aie pu ignorer ce que je faisais. Où me cacherai-je ? Où irai-je ? Et en quel abîme me jetterai-je ? Que sont devenues toutes les instructions de mon très saint oncle, et les charitables avis d’Ephrem mon intime ami, son compagnon dans la vie solitaire, par lesquels ils m’exhortaient de demeurer toujours vierge et de conserver mon âme pure pour mon Epoux immortel, me disant si souvent : Souvenez-vous que comme il est très Saint, il est aussi très jaloux. Hélas ! Que ferai-je ? Je n’ose pas seulement à cette heure regarder le Ciel, sachant que je ne suis pas moins morte devant Dieu que devant les hommes. Et comment, pécheresse que je suis, et plongée dans la fange de l’impureté, oserais-je retourner à cette fenêtre pour parler encore à mon oncle ? Et quand je serais assez hardie pour y aller, n’en sortirait-il pas une flamme qui me dévorerait à l’instant ? Il vaut donc mieux, puisque je suis déjà morte, et qu’il ne me reste plus aucune espérance de Salut, que je m’en aille dans un autre pays où personne ne me puisse connaître. Ayant pris cette résolution, elle s’en alla aussitôt en une autre ville, où après avoir changé d’habit elle s’arrêta dans une hôtellerie.
CHAPITRE III.
Saint Abraham ayant su deux ans après où était sa nièce, s’habille en cavalier, et la va trouver.
Cette jeune femme s’étant perdue de la sorte, Saint Abraham eut en dormant une telle vision. Il lui sembla de voir un dragon cruel et épouvantable, et dont le regard était hideux, lequel faisait en sifflant un bruit terrible, et qui venant de sa caverne jusque dans sa cellule y trouva une colombe qu’il engloutit, et puis s’en retourna dans son antre. Le Saint s’étant réveillé avec une merveilleuse tristesse se mit à pleurer amèrement, croyant que cela signifiait que le Diable allait émouvoir une grande persécution contre l’Eglise de Dieu, qui porterait plusieurs personnes à renoncer à la foi ; ou que cette même Eglise était menacée d’un schisme. Et lors s’étant jeté à genoux, il fit cette prière : « Seigneur, vous qui connaissez toutes les choses à venir, et qui avez tant d’amour pour les hommes, vous savez ce que cette vision signifie. » Deux jours après, il vit encore la nuit en songe ce même Dragon venir de la même sorte dans sa cellule, et il lui sembla que ce monstre ayant mis la tête sous ses pieds, il la lui avait écrasée, et qu’ayant trouvé dans son ventre cette colombe qu’il avait dévorée il l’en avait retirée toute vivante. S’étant éveillé, il appela diverses fois sa nièce qu’il croyait être dans sa cellule, en disant : « Ma fille Marie – car il la nommait ainsi – d’où vient que durant ces deux jours vous avez été si paresseuse à chanter les louanges de Dieu ? » Voyant qu’elle ne répondait point et qu’il y avait deux jours qu’il ne l’avait entendu chanter des psaumes selon sa coutume, il reconnut que son songe la regardait très assurément. Alors jetant de grands soupirs et fondant en larmes, il commença à dire : « Hélas ! Malheureux que je suis! Un loup très cruel a ravi ma brebis, et ma fille est devenue captive. » Il éleva ensuite sa voix et dit en continuant de pleurer : « Jésus-Christ Sauveur du monde, ramenez ma chère brebis et faites-la rentrer par votre Grâce dans votre sainte bergerie, afin que ma vieillesse ne descende point avec douleur dans le sépulcre. Ne méprisez pas, mon Dieu, ma prière, mais faites-moi voir promptement les effets de votre miséricorde, et retirez ma fille encore vivante de la gueule de ce dragon. » Ces deux jours qui lui avaient été révélés en songe furent accomplis par le cours de deux années, que sa nièce, comme si elle eût été dans le ventre de ce cruel dragon, passa dans une vie débordée, sans que durant tout ce temps ce saint homme se ralentît jamais dans les prières qu’il faisait pour elle.
Au bout de deux ans ayant appris où elle était et la vie qu’elle menait, il pria l’un de ses amis de l’aller trouver, et de s’enquérir avec grand soin de toutes choses. Celui-ci y étant allé et l’ayant informé exactement de la vérité, comme ayant même vu sa nièce, il apporta ensuite à ce saint homme, qui l’en avait prié, un habit de cavalier, et lui amena un cheval. Alors ayant ouvert sa porte il sortit et prit cet habillement de soldat avec un de ces grands chapeaux que l’on n’ôte point de la tête, et qui lui couvrait une partie du visage ; et prenant de l’argent monta à cheval et s’en alla en diligence, se déguisant de la sorte pour n’être pas reconnu. Et de même que ceux qui veulent reconnaître le pays et les places de leurs ennemis, s’habillent comme eux afin de n’être pas remarqués, ainsi le Saint prit l’habit de son ennemi afin de le vaincre. Admirons donc, mes très chers frères, ce second Abraham. Il est vrai que le premier étant allé au combat contre quatre rois et les ayant vaincus, délivra Lot son neveu de captivité. Mais cet autre Abraham va faire la guerre contre le Diable ; et après l’avoir mis en fuite ramènera sa nièce avec un triomphe encore plus illustre.
CHAPITRE IV.
Ce qui se passa entre Saint Abraham et sa nièce, jusqu’à ce qu’il se fît connaître à elle.
Etant arrivé au lieu que son ami lui avait dit, il alla loger dans cette hôtellerie, et jeta les yeux de tous côtés pour voir s’il n’apercevrait point sa nièce. Enfin après avoir passé des heures entières sans en pouvoir trouver l’occasion, il dit à l’hôte en souriant : « Mon maître, j’ai appris que vous avez ici une fort jolie fille, et je serais bien aise de la voir si vous le trouviez bon. » Cet homme considérant sa barbe blanche, le voyant cassé de vieillesse, et ne se pouvant imaginer qu’il désirât de la voir pour aucun mauvais dessein, lui répondit : « Il est vrai, monsieur, comme on vous l’a rapporté qu’elle est d’une beauté incroyable ( car en effet sa beauté semblait aller au-delà de tout ce qu’il ya de plus parfait dans la nature), Abraham lui demanda son nom, et sut qu’elle s’appelait Marie. Sur quoi il lui dit avec un visage riant : « Je vous prie de me la faire voir, et que je puisse aujourd’hui souper avec elle ; car selon ce que j’en ai appris, c’est une personne fort accomplie. » L’hôte l’appela, et étant venue en habit de courtisane, quand son saint oncle la vit en cet état, il pensa mourir d’affliction ; mais il cacha sous un visage gai la douleur qu’il avait dans l’âme, et avec une fermeté généreuse retint les larmes qui voulaient sortir de ses yeux, de crainte que si sa nièce l’eût reconnu, elle n’eût eu recours à la fuite dans l’étonnement où la mettrait sa présence.
Lorsqu’ils se furent assis pour faire collation, cet homme admirable commença à railler et à se jouer avec elle. Sur quoi se levant elle l’embrassa par-derrière la tête et le baisa ; mais sentant en le baisant cette odeur si douce que donne la pureté de l’abstinence, elle se ressouvint du temps qu’elle en pratiquait une si parfaite ; et comme si quelque dard lui eût percé le cœur, elle jeta un grand soupir, elle commença à pleurer, et ne pouvant retenir la violence de son sentiment, le fit éclater par ces paroles : « Hélas ! Misérable que je suis ! » L’hôte fort étonné lui dit : « D’où vient, Mademoiselle Marie, que vous avez jeté tout d’un coup de si grands soupirs ? Il y a aujourd’hui deux ans que vous êtes céans sans que je vous aie jamais vue soupirer, ni entendue dire une seule parole qui témoignât la moindre tristesse ; et ainsi je ne sais ce qui a pu maintenant vous arriver. » Elle répondit : « O que je serais heureuse si je fusse morte il y a trois ans ! » Sur cela le bienheureux vieillard pour n’être point reconnu lui dit avec un visage serein : « Lorsque nous sommes dans la joie, vous nous venez ici conter vos péchés. »
O Dieu tout-puissant dont les conseils sont si profonds et qui dispensez les effets de votre miséricorde avec un ordre si admirable, n’y a-t-il pas sujet de croire que cette fille dit en elle-même : « Que ce visage ressemble à celui de mon oncle ? » Mais, mon Dieu, qui seul aimez véritablement les hommes, et qui êtes la source de toute la vraie sagesse, vous empêchâtes qu’elle ne le reconnût de peur que la confusion et le trouble où elle se serait trouvée ne l’obligeât à s’enfuir. Et on ne le peut attribuer qu’aux larmes de son oncle votre fidèle serviteur, qui eurent tant de pouvoir auprès de vous qu’elles vous portèrent à vouloir bien faire en sa faveur des choses impossibles en elles-mêmes.
Le Saint donna de l’argent à l’hôte et lui dit : « Je vous prie, mon maître, de nous apprêter parfaitement bien à souper, afin que je puisse faire bonne chère avec cette fille, car je suis venu de bien loin pour l’amour d’elle. » O effet que l’on ne saurait assez admirer de cette véritable sagesse qui est selon Dieu, de cette véritable intelligence des choses spirituelles, et de ce véritable discernement de ce qui regarde le Salut. Cet homme qui avait passé quarante ans sans manger un seul morceau de pain ne fait point maintenant difficulté de manger de la chair afin de sauver une âme qui était perdue. Et tous les chœurs des Anges ne sont pasmoins remplis de joie que d’étonnement de la conduite de ce Saint, qui au lieu d’en faire scrupule mange et boit très volontiers ; pour tirer de la fange du péché cette âme qui s’y était enfoncée de telle sorte. Sagesse des sages du monde, intelligence de ces esprits qui pensent savoir toutes choses. Prudence de ces judicieux qui s’estiment capables de juger de tout, venez admirer ici cette manière d’agir qui paraît si extravagante, et voyez avec étonnement ce changement merveilleux par lequel un homme si parfait, si sage, si judicieux et si prudent, a passé tout d’un coup dans des extrémités toutes contraires, afin d’arracher cette âme de la gueule du lion, et rompre les liens qui la retenaient attachée dans une prison si obscure.
Après qu’ils eurent fait grande chère, la jeune femme le convia d’entrer dans sa chambre pour s’aller coucher. « Allons, » lui dit-il, et étant entré, il vit un lit fort élevé sur lequel il s’assit aussitôt avec un visage extrêmement gai. Quel nom vous donnerai-je, incomparable soldat de Jésus-Christ ? Certes, je ne sais. Vous nommerai-je chaste, ou impudique ? Sage ou insensé ? Judicieux, ou extravagant ? Il y a quarante ans que vous dormez sur le jonc et vous montez maintenant sans crainte sur un lit tel que celui-ci. Mais en entreprenant ce voyage, en mangeant de la chair, en buvant du vin, et en vous arrêtant dans une hôtellerie, vous n'avez rien fait que pour la gloire de Jésus-Christ, et pour sauver une âme qui était perdue. Et nous autres, si nous voulons seulement dire une parole pour l'utilité de notre prochain, nous ne savons pas le faire avec discrétion et jugement.
CHAPITRE V.
Saint Abraham se fait connaître à sa nièce, la console et la persuade de retourner dans sa cellule.
Abraham étant assis dessus le lit, et la jeune fille voulant l'aider à se déshabiller, il la pria de bien fermer la porte auparavant. Ce qu'ayant fait, et puis étant revenue, il lui dit : « Mademoiselle Marie approchez-vous, s'il vous plaît. » Lorsqu'elle se fut approchée, il la prit par le bras comme s'il eût voulu l'embrasser, et ôtant ce grand chapeau qui lui couvrait une partie du visage, et joignant ses larmes à ses paroles, il lui dit : « Ma fille Marie, ne me connaissez-vous point ? Mon enfant, ne suis-je pas celui qui vous ait nourrie ? Que vous est-il arrivé, ma fille ? Qui est le meurtrier qui vous a tuée ? Où est cet habit angélique que vous portiez ? Où est cette pureté admirable ? Où sont ces larmes que vous répandiez en la présence de Dieu ? Où sont ces veilles que vous employiez à chanter ses louanges ? Où est cette sainte austérité qui vous faisait prendre plaisir à dormir sur la terre ? Comment êtes-vous tombée, ma chère fille, du plus haut du Ciel dans cet abîme ? Pourquoi lorsque vous eûtes failli ne me le dîtes-vous pas aussitôt, puisque certainement j'aurais fait pénitence pour vous avec mon intime ami Ephrem ? Pourquoi avez-vous eu si peu de confiance en moi ? Et pourquoi en m'abandonnant ainsi m'avez-vous comblé d'une douleur insupportable ? Car qui est celui qui est sans péché sinon Dieu seul ? »
A ces paroles elle demeura entre ses mains aussi immobile qu'une pierre, tant elle se trouva également touchée de confusion et de crainte. Alors le saint homme en pleurant toujours continua de la sorte : « Vous ne me répondez point, ma fille ; vous ne me dites pas un seul mot. Vous qui êtes une partie de moi-même ! N'est-ce pas pour l'amour de vous que je suis venu ici ? Je prends sur moi votre péché. J'en rendrai compte à Dieu pour vous au jour du Jugement, et je satisferai pour vous à sa justice. »
Il continua jusques à minuit à la consoler avec semblables paroles accompagnées d'abondance de larmes. Enfin cette pauvre jeune fille s'étant un peu rassurée lui dit en pleurant : « Ma confusion est si extrême que je n'ai pas la hardiesse de vous regarder. Et comment pourrais-je adresser mes prières à Dieu, m'étant souillée dans la fange de tant d'impuretés ? » Le saint homme lu répondit : « O ma fille, je me charge de votre faute, et veux bien que Dieu m'en demande compte au lieu de vous. Croyez-moi seulement, et venez. Retournons dans notre heureuse solitude. Mon cher Ephrem est dans une affliction nonpareille à votre sujet, et fait des prières continuelles pour vous. Gardez-vous bien, ma fille, de vous défier de la miséricorde de Dieu ; car quand vos péchés seraient arrivés à un tel comble qu'ils égaleraient la hauteur des montagnes, sa clémence est infiniment élevée au-dessus de toutes choses. N'avez-vous pas lu autrefois avec moi que cette femme qui était dans l'impureté s'étant approchée de notre Sauveur qui ets la pureté même, ne le souilla pas, mais au contraire fut purifiée par lui. (Luc 7) : « Elle lava avec ses larmes, » dit l'Evangile, « les pieds de Jésus, et les essuya de ses cheveux. » Il n'est pas plus impossible qu'une étincelle de feu embrasse toute la mer qu'il est impossible que tous vos péchés ternissent tant soit peu sa pureté. Ce n'est pas une chose fort extraordinaire d'être porté par terre dans le combat ; mais il est honteux de n'avoir pas le courage de se relever. Retournez donc courageusement, ma fille, d'où vous êtes partie. Et si ce mortel Ennemi de notre Salut a eu de la joie de vous voir tomber, qu'il reconnaisse qu'en vous relevant de votre chute, vous êtes devenue plus forte qu'auparavant. Ayez compassion de ma vieillesse. Ayez compassion des peines que j'ai souffertes avec ces cheveux blancs ; et partons, je vous prie, pour retourner dans nos cellules. Perdez toute appréhension et toute crainte : Tous les hommes sont sujets à faillir ; mais comme ils tombent promptement, ils se relèvent promptement avec l'assistance de la Grâce de Dieu, qui ne veut pas la mort des pécheurs, mais leur guérison et leur vie. »
Elle lui répondit : « Si vous croyez, mon oncle, que je puisse faire pénitence et que Dieu ait agréable de la recevoir pour satisfaction de mes péchés, j'obéirai à ce que vous me commanderez : Marchez devant, je suivrai votre Sainteté et je baiserai la trace de vos pas, en reconnaissance de ce que votre extrême compassion pour moi vous a fait faire, afin de me retirer du gouffre de l'impureté. » En achevant ces paroles, elle se prosterna à ses pieds et pleura tout le reste de la nuit en disant : « Mon Seigneur et mon Dieu, que puis-je faire pour reconnaître tant d'effets que je reçois de votre bonté et de votre miséricorde ? »
CHAPITRE VI.
Saint Abraham ramène sa nièce dans sa cellule, où elle fait une telle pénitence que Dieu pour témoigner combien il l'avait agréable fit plusieurs miracles par son intercession.
Le jour commençant à paraître, le bienheureux Abraham lui dit : « Levez-vous, ma fille, et partons pour retourner en nos cellules. » Elle lui répondit : « J'ai quelques argent et quelques hardes ; que vous plaît-il que j'en fasse ? » Il lui dit : « Laissez-les ici, puisque vous les tenez du Démon. » S'étant levés, ils sortirent ; il la prit sur son cheval, et comme le pasteur qui a retrouvé la brebis qu'il avait perdue la reporte avec joie sur ses épaules, ainsi ce saint homme rempli de contentement dans son coeur faisait son voyage avec sa nièce.
Lorsqu'ils furent arrivés en leurs cellules, il l'enferma dans celle où il demeurait auparavant, qui était la plus reculée, et se mit en l'autre. Marie s'étant revêtue d'un cilice persévérait avec humilité dans les larmes ; et elle mortifiait son corps par les veilles et par les travaux les plus austères de la pénitence. Elle élevait continuellement sa voix à Dieu avec modestie et repos d'esprit. Elle pleurait ses péchés avec une ferme espérance de pardon ; et ses prières continuelles étaient accompagnées de tant de sagesse qu'il n'y a point de coeur de marbre qui n'ait été touché en entendant ses cris et ses plaintes. Car qui est l'homme si barbare qui la trouvant en cet état n'eût pas pleuré avec elle ? Ou qui est celui qui n'eût pas rendu grâces à Dieu de la voir si véritablement et si sensiblement touchée de ses fautes ? Que si on compare sa pénitence à nos prières, sa douleur d'avoir offensé Dieu allait si fort au-delà de la nôtre qu'il n'y avait point de proportion. Elle priait notre Seigneur avec tant d'ardeur de lui pardonner qu'elle lui demanda même de lui faire connaître par quelque signe extraordinaire si sa pénitence lui était agréable : Et Dieu tout miséricordieux et qui ne veut point la mort des pécheurs, mais seulement qu'ils se convertissent, fut si pleinement satisfait de la grandeur de sa pénitence qu'après qu'elle y eut passé trois ans il redonna à sa prière la santé à plusieurs personnes. Car les peuples ayant beaucoup de confiance en son secours allaient vers elle, et ressentaient l'effet des prières qu'elle faisait à Dieu en leur faveur.
CHAPITRE VII.
Mort de Saint Abraham ; et quelles étaient ses admirables vertus.
Le bienheureux Abraham ayant encore vécu dix ans et vu l'admirable pénitence de sa nièce, en rendit des grâces infinies à Dieu et mourut en paix à l'âge de soixante-dix ans, après en avoir passé cinquante avec une extrême dévotion, une parfaite humilité de coeur, et une charité non feinte, dans l'étroite observance des règles de la vie solitaire ;
Il ne fit jamais acception de personne, ainsi que plusieurs ont accoutumé d'aimer les uns et de mépriser les autres. Il ne changea jamais sa manière de vivre dans la solitude. La paresse ne le porta jamais dans le relâchement. Il ne faisait jamais rien avec négligence ; et il vécut toujours comme croyant mourir chaque jour. Ce fut là la manière dont le bienheureux Abraham régla toutes ses actions, et la patience avec laquelle il souffrit tous ses travaux ; il ne tourna jamais le dos dans tant de combats qu'il soutint contre l'ennemi. Il ne fut jamais touché de crainte, et ne diminua jamais rien de la fermeté de son courage, ni dans toutes les persécutions qu'il souffrit dans ce bourg, ni dans tous les assauts que les Démons lui livrèrent par tant de fantômes et de visions. Mais il n'a été en rien si admirable qu'en la manière dont il s'est conduit envers sa bienheureuse nièce, lorsque par cette sagesse toute spirituelle qui faisait paraître aux yeux des hommes sa prudence imprudente, et sa pureté incontinente, il la retira de ce gouffre d'iniquités où elle était misérablement tombée. O quel miracle ! Il monta sur le lit même du Dragon, et là, en le foulant aux pieds, il lui arracha d'entre les dents la proie qu'il avait enlevée. Voilà quels ont été les travaux, les sueurs et les combats de cet homme si saint et si admirable.
Nous écrivons ceci pour la consolation et pour l'édification de tous ceux qui se veulent engager avec joie dans une vie si sainte, et afin de rendre à Dieu la gloire et les louanges qui lui sont dues, de ce que par sa Grâce il nous donne avec tant d'abondance tout ce qui nous est nécessaire. Nous avons aussi représenté dans un autre discours les autres vertus de ce saint homme. Aussitôt qu'il eut rendu l'esprit pour passer à une meilleure vie, quasi toute la ville s'assembla. Chacun s'approchait avec dévotion de ce corps qui avait vécu dans une si extrême pureté, et emportait ce qu'il pouvait de ses habits, sachant qu'il y avait beaucoup de bénédiction ; et tous les malades qui les touchèrent furent guéris à l'heure même.
CHAPITRE VIII.
Mort de Sainte Marie nièce de Saint Abraham ; et conclusion de ce discours.
Marie vécut encore cinq ans après lui et persévéra toujours dans une austérité incroyable, passant les jours et les nuits dans des plaintes et des larmes continuelles. Elle priait Dieu avec tant de ferveur que plusieurs personnes qui en passant l'entendaient pleurer et soupirer, pleuraient et soupiraient avec elle ; et lorsqu'elle s'endormit du sommeil des Saints pour passer de la terre au Ciel, tous ceux qui virent la splendeur qui reluisait sur son visage glorifièrent le nom du Seigneur.
Hélas, mes très chers frères, ces deux Saints dont je viens d'écrire la vie ayant l'esprit détaché de toutes les occupations du siècle et ne pensant qu'à aimer Dieu, nous ont quittés pour aller vers lui avec une pleine confiance ; et moi qui étais si mal préparé pour rendre compte à ce souverain Juge, suis encore demeuré dans le monde, où l'hiver de ma vie s'approche, et où une tempête épouvantable me trouvera dénué de toutes sortes de bonnes œuvres.
Je tremble de frayeur lorsque je pense en moi-même comme quoi j'offense Dieu tous les jours ; et fais tous les jours pénitence. Je détruis en certaines heures ce que j'édifie en d'autres. Je dis le soir : « Je me convertirai demain. » Et quand le matin est venu, je passe le jour sans m'humilier. Je redis encore le soir d'après : « Je passerai la nuit en prières et demanderai à Dieu avec larmes qu'il lui plaise de me pardonner mes péchés. » Mais lorsque la nuit est venue, je me laisse accabler par le sommeil. Ceux qui ont reçu des talents en même temps que moi travaillent sans cesse pour les faire multiplier, afin de mériter d'en être loués, et de commander à dix villes ; au lieu que par ma paresse j'ai caché le mien dans la terre, et voici mon Seigneur et mon maître qui s'approche, ce qui me glace le cœur de crainte, ne sachant quelle excuse lui alléguer de tout le temps que j'ai passé dans une telle négligence.
Vous, mon Dieu, qui seul êtes sans péché, ayez pitié de moi : Sauvez- moi, vous qui seul êtes tout clément et tout miséricordieux ; car excepté vous qui êtes le Père Tout-puissant, et votre Fils unique qui s'est fait homme pour nous, et le Saint Esprit qui vivifie toutes choses, je n'en connais et n'en crois point d'autre. Souvenez-vous donc de moi, vous qui avez tant d'amour pour les hommes. Retirez-moi de cette prison de mes iniquités, puisqu'il est également en votre pouvoir et de m'avoir fait venir dans le monde lorsqu'il vous a plu, et de m'en faire sortir lorsqu'il vous plaira. Souvenez-vous de moi qui n'ai autre protection que vous. Sauvez ce pauvre pécheur ; et que cette même Grâce dont vous m'avez favorisé, et qui dans cette vie a été tout mon appui, tout mon refuge et toute ma gloire, me couvre sous ses ailes dans ce jour terrible et épouvantable. Car vous savez, Seigneur, vous qui pénétrez le secret des cœurs et des pensées des hommes, qu'il y a plusieurs méchancetés auxquelles je ne me suis pas laissé aller, que je n'ai pas marché dans les voies de ceux qui scandalisaient leur prochain, que j'ai méprisé la vanité de ces impudents qui font gloire de leurs vices, et que je ne me suis jamais engagé dans la défense des hérétiques. Je reconnais néanmoins qu'il n'y a rien de moi en tout cela, mais que je l'ai fait seulement par l'assistance de votre Grâce qui a illuminé mon âme ; et c'est par cette même Grâce que je vous supplie, mon Dieu, de me faire part de votre Royaume, et de daigner répandre vos saintes bénédictions sur moi, ainsi que vous les avez répandues sur tous ceux qui vous ont été agréables, puisque c'est vous Père, Fils, et Saint Esprit, qu'on doit louer, adorer et glorifier dans tous les siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE SAINTE PELAGIE
PENITENTE,
écrite par Jacques Diacre.
AVANT-PROPOS
Nous devons toujours rendre de grandes actions de grâces à Dieu qui ne veut pas que les pécheurs tombent par leurs crimes dans la mort ; mais désire qu'ils se convertissent tous par la pénitence, afin de recouvrer la vie qu'ils avaient perdue. Ecoutez donc, mes saints Frères, un miracle arrivé de nos jours, que Jacques, pauvre pécheur que je suis,a estimé vous devoir écrire, sachant que vous ne sauriez l'entendre sans en recevoir une très grande consolation. Car Dieu qui est tout miséricordieux ne voulant la perte de personne, a résolu de nous remettre nos offenses en ce monde par la satisfaction à laquelle elles nous obligent, d'autant que dans le juste jugement qu'il prononcera au siècle à venir, il rendra à chacun selon ses œuvres. Ecoutez-moi donc, s'il vous plaît ; et considérez attentivement ce que je vais dire, puisque vous verrez dans ma relation les effets d'une très grande pénitence.
CHAPITRE I.
Plusieurs Evêques s'étant assemblés à Antioche, Pélagie, qui était une célèbre courtisane et une fameuse comédienne, passe devant eux en grand apparat. Discours et sentiments du Saint Evêque Nonne sur ce même sujet.
Le saint Evêque d'Antioche ayant assemblé pour une affaire importante tous les Evêques, ils se trouvèrent auprès de lui au nombre de huit, entre lesquels était Nonne, mon très saint Evêque. C'était un homme admirable et qui avait vécu comme un parfait Solitaire dans le Monastère de Tabenne, d'où à cause de son incomparable vertu et de plusieurs autres rares qualités qui brillaient en lui, il fut enlevé et consacré Evêque. Celui d'Antioche dont je viens de parler fit loger tous les autres Prélats et les Ecclésiastiques qu'il avait aussi assemblés, dans les maisons qui joignent l'Eglise consacrée au très saint Martyr Julien. Et comme ces Evêques étaient assis devant la porte de ce temple, ils prièrent Nonne mon saint pasteur de leur faire quelque discours spirituel. Aussitôt cet excellent Evêque commença de leur parler avec une très grande édification et utilité de tous ceux qui l'écoutaient.
Chacun étant dans l'admiration de la sainteté de sa doctrine, nous vîmes soudain passer à cheval au travers de nous la principale et la plus fameuse de toutes les comédiennes d'Antioche, avec une si grande pompe et si richement parée que ce n'était qu'or, que perles, et que pierres précieuses ; car ne se contentant pas que ses habillements en fussent enrichis, ses brodequins mêmes en étaient couverts. Elle était accompagnée d'une très grande troupe de jeunes garçons et de jeunes filles magnifiquement vêtus, dont les uns marchaient devant elle, et les autres la suivaient. Sa beauté était si grande que les hommes du siècle ne se pouvaient lasser de la voir ; et bien qu'elle ne fit que passer, tout l'air fut rempli de l'odeur du musc et de tant d'excellentes senteurs dont elle était parfumée. Tous les autres Evêques la voyant marcher avec un tel appareil, sans avoir seulement un voile ni sur la tête ni sur les épaules qui étaient toutes nues, et avec une contenance si peu modeste, gémirent en leur cœur sans dire mot, et détournèrent leurs yeux d'elle comme d'un grand objet de péché.
Mais le bienheureux Evêque Nonne la considéra si longtemps et si attentivement qu'après même qu'elle fut passée il la regardait encore. Et puis se tournant vers les Evêques qui étaient assis à l'entour de lui, il leur dit : « N'avez-vous pas pris grand plaisir à voir l'extrême beauté de cette femme ? » A quoi nul d'eux ne répondant rien, il mit sa tête sur ses genoux et sur le saint manuel qu'il avait entre les mains, et tout trempé de ses larmes et jetant de profonds soupirs, redit encore à ces Evêques : « N'avez-vous pas pris grand plaisir à voir l'extrême beauté de cette femme ? » Eux ne répondant rien non plus que la première fois, il ajouta : « Et moi j'y ai pris un très grand plaisir, d'autant que Dieu la mettra un jour devant son Trône redoutable pour s'en servir à juger et nos personnes et les manquements que nous aurons commis en nos charges. Car combien croyez-vous, mes chers frères, qu'elle ait employé d'heures dans sa chambre à se laver le visage, à se coiffer, et à se parer avec un soin tout extraordinaire, afin que ne manquant rien ni à sa beauté ni à son habit elle pût plaire à tout le monde, et particulièrement à ses amants qui étant aujourd'hui en vie n'y seront peut-être pas demain ? Au lieu que nous qui avons un Père tout-puissant dans le Ciel, et une Epouse immortelle qui comble ceux qui la servent fidèlement de richesses incorruptibles et de récompenses éternelles qui vont au-delà de toute imagination ; « que nul œil n'a jamais vues, que nulle oreille n'a jamais ouïes, et que nul esprit humain n'a jamais pensées, mais que Dieu a préparées avant tous les siècles à ceux qui l'aiment ; nous, dis-je, à qui il a promis de faire voir face à face l'Epoux de cette Eglise sainte si resplendissant de lumière que les Chérubins mêmes n'osent le regarder, nous n'avons point de soin de purifier nos âmes, ni de les parer ; mais nous souffrons qu'elles demeurent toujours dans leurs défauts par une malheureuse négligence. »
Ayant parlé de la sorte il me prit par la main, et étant arrivés à son logis oùj j'avais une cellule, il entra dans sa chambre, et dit en se jetant contre terre et en se frappant l'estomac : « Jésus-Christ mon Seigneur et mon Maître ayez pitié de moi pauvre pécheur, qui sui si misérable que de n'avoir pas en toute ma vie pris autant de soin de parer mon âme, comme cette courtisane en a pris en un jour de parer son corps. De quels yeux oserai-je vous regarder ? Ou avec quelles paroles me justifierai-je en votre présence, puisque connaissant comme vous faites le fonds de mon cœur, il n'est pas en mon pouvoir de vous le cacher ? Malheureux pécheur que je suis, j'ai l'honneur de servir à votre autel ; et je ne m'en approche pas avec la pureté de conscience que vous désirez de moi. Cette femme s'est engagée à plaire aux hommes, et elle s'en acquitte très bien. Et moi je me suis engagé à vous plaire, je vous l'ai promis, et par une lâche négligence je vous manque de parole. Ainsi n'observant pas comme je dois vos commandements, je me trouverai dénué de toutes bonnes œuvres aussi bien dans le Ciel que sur la terre, Seigneur ; quelle espérance me reste-t-il donc, sinon votre miséricorde, par laquelle je crois fermement que vous me sauverez ? » Il parlait ainsi en accompagnant ses paroles de quantité de cris et de soupirs ; et le même jour nous célébrâmes la fête avec grande solennité.
CHAPITRE II.
Pélagie ayant entendu une prédication du saint Evêque Nonne, en est tellement touchée qu'elle se résout de se convertir et lui écrit sur ce sujet.
Le lendemain, qui était un dimanche, après avoir achevé les Mâtines, le saint Evêque Nonne me dit : « Mon frère le diacre, j'ai eu cette nuit un songe qui me trouble fort, d'autant que je ne sais ce qu'il signifie. Il me semblait que je voyais au coin de l'autel une colombe extrêmement noire et pleine d'ordure qui volait à l'entour de moi, et dont la puanteur était si grande que je ne pouvais la supporter ; ce qui dura jusques à ce que l'on eût achevé l'oraison des catéchumènes. Mais après que le diacre leur eut dit : « Retirez-vous », cette colombe ne parut plus. La liturgie des fidèles et le sacrifice étant achevés, et le peuple s'étant retiré, je sortis de l'église ; et cette même colombe revint aussi sale qu'auparavant et volait encore à l'entour de moi. Alors, étendant la main, je la pris, et la jetai dans le bassin de la fontaine qui est devant l'église, où lavant toutes ses ordures, elle sortit de l'eau aussi blanche que de la neige, et s'envola si haut vers le Ciel que je la perdis de vue. »
Ce saint homme m'ayant ainsi raconté son songe me prit par le bras, et nous arrivâmes avec les autres Evêques à la grande église où nous saluâmes celui d'Antioche, qui fit une exhortation. Tous les Evêques s'étant assis sur leurs trônes après qu'on eut commencé de célébrer la liturgie et lu le saint Evangile, l'Evêque prenant le livre le présenta au bienheureux Nonne, et le pria de vouloir instruire le peuple. Alors prenant la parole il leur fit un discours plein de cette divine sagesse qui était en lui, et qui n'avait rien d'affecté ou de subtil comme ceux des philosophes, ni de vain ou de superflu comme ceux de la plupart des hommes, mais était tout rempli du Saint Esprit, lequel anima de telle sorte les paroles sans fard dont il se servit pour représenter quel sera ce dernier jugement, et le bonheur éternel dont les gens de bien seront récompensés en l'autre vie, que tous les auditeurs en furent si extraordinairement touchés qu'ils noyèrent de leurs larmes le pavé de l'église.
La conduite de la miséricorde de Dieu voulut que cette courtisane dont j'ai parlé se trouva présente, et ce qui est étrange, elle était catéchumène, sans que toutefois elle eut jamais eu le moindre sentiment de ses péchés, ni fut jamais auparavant venue à l'église. Le saint Evêque Nonne prêchant donc en cette manière, la crainte de Dieu fit soudain une telle impression dans son cœur que, comme si elle eût désespéré de son Salut, elle commença à jeter de grands soupirs, et à verser des ruisseaux de pleurs, sans qu'il fût en son pouvoir de les retenir. En s'en allant elle dit à deux de ses gens : « Demeurez ici, et lorsque le saint Evêque Nonne sortira de l'église, suivez-le pour apprendre où il demeure, et me le venez dire. » Ses gens exécutant son commandement nous suivirent jusque dans Saint Julien où nous étions logés dans des cellules. Ce que lui ayant rapporté, elle envoya aussitôt par eux au saint Evêque des tablettes dans lesquelles ces paroles étaient écrites : « Au saint disciple de Jésus-Christ, une pauvre pécheresse disciple du Diable. J'ai appris que le Dieu que vous adorez est descendu du Ciel sur la terre, non pas pour l'amour des justes, mais afin de sauver les criminels ; qu'il s'est humilié jusques à cet excès que de s'approcher des publicains et que celui que les Chérubins n'osent regarder a conversé avec les pécheurs ; c'est pourquoi, Monseigneur, encore que vous n'ayez pas vu de vos yeux mortels Jésus-Christ ce Sauveur des hommes, qui n'a pas dédaigné de se faire voir auprès d'un puits à cette pécheresse de Samarie ; néanmoins ayant su par les Chrétiens quelle est votre sainteté, et le long temps qu'il y a que vous servez un si bon maître, je vous conjure de témoigner que vous êtes son véritable disciple, en ne méprisant pas le désir extrême que j'ai de m'approcher de lui, et de le voir un jour face à face par votre assistance. » Le saint Evêque lui répondit : « Dieu connaît tous vos sentiments, toutes vos pensées, et tous vos desseins, et vous ne sauriez lui rien cacher. Ainsi ne prétendez pas de le pouvoir tromper en me surprenant et en abusant de mon ignorance ; car encore que je sois un homme pécheur, je fais profession de le servir. Mais si vous avez un désir véritable de lui plaire, de vous instruire dans la foi, et d'entrer dans le chemin de la vertu, et que ces considérations vous portent à me vouloir parler, vous pouvez venir et me voir en la présence des autres Evêques avec qui je suis ; car je ne saurais vous l'accorder d'une autre manière. »
CHAPITRE III.
Pélagie étant allée trouver le saint Evêque Nonne en présence des autres Evêques, elle le contraint par ses instantes conjurations de la baptiser à l'heure même.
Cette lettre combla Pélagie d'une telle joie qu'après l'avoir lue diverses fois elle vint toujours courant à Saint Julien où nous étions, et l'ayant fait savoir au bienheureux Nonne, il assembla tous les Evêques qui logeaient au même lieu, et commanda qu'on la fît venir. Etant entrée, elle se jeta à ses pieds et lui dit en les embrassant : « Je vous conjure, Monseigneur, d'imiter Jésus-Christ votre maître, en me faisant ressentir les effets de votre bonté, et en rendant Chrétienne ; car je suis un abîme de péché, et un gouffre de toutes sortes d'iniquités. Je vous demande le baptême. »
Le Saint l'ayant à peine fait résoudre de se lever lui dit : « Les saints canons de l'Eglise défendent de baptiser une courtisane si elle ne donne des personnes croyables qui répondent pour elle qu'elle ne retombera jamais plus dans les mêmes péchés. » A ces paroles elle se jeta par terre, et embrassant encore les pieds du Saint les arrosa de ses larmes et les essuya de ses cheveux, puis lui dit : « Si vous différez de me baptiser quoique souillée de tant de péchés, je vous attribuerai tous ceux que je pourrai commettre à l'avenir, et vous rendrez compte à Dieu de mon âme. Si vous ne me tirez présentement de tous les crimes où je suis engagée, je souhaite que vous n'ayez jamais de part avec lui et avec ses Saints. Si vous ne m'offrez aujourd'hui à sa miséricorde, et si vous ne me faites renaître à une nouvelle vie pour me rendre digne d'être épouse de Jésus-Christ, je souhaite que vous le renonciez et que vous adoriez les idoles. »
Tous les Evêques et les Ecclésiastiques entendant une si grande pécheresse parler de la sorte, par l'ardent désir qu'elle avait de se réconcilier avec Dieu, avouèrent avec admiration et étonnement n'avoir jamais vu en aucune autre personne une foi semblables à la sienne, ni un tel désir de se sauver. Et ils m'envoyèrent à l'instant vers l'Evêque d'Antioche pour l'informer de tout ce qui s'était passé, et le supplièrent de commander à quelqu'une des veuves consacrées au service de l'Eglise de s'en venir avec moi. Cette nouvelle le remplit d'une extrême joie, et il dit tout haut en parlant du saint Evêque Nonne : « Ces grandes actions vous étaient réservées, mon Révérend Père, et je n'avais pas tort de croire que vous seriez la langue par laquelle Dieu parlerait pour toucher les cœurs. »
Aussitôt il envoya avec moi une dame nommée Romaine qui était la principale de ces saintes veuves. En arrivant elle trouva cette fille encore prosternée aux pieds du saint Evêque, qui à grand peine la put faire lever en lui disant en lui disant : « Levez-vous, ma fille, afin d'être exorcisée, et confessez tous vos péchés. » Elle répondit : « Si j'examine le fonds de mon cœur, je ne trouverai en moi aucune action qui soit innocente. Le poids de tout le sable de la mer n'égale pas celui de mes péchés, et en comparaison d'eux toutes ses eaux ramassées ensemble peuvent passer pour légères ; mais j'ai une ferme confiance en votre Dieu qu'il me les pardonnera, et me regardera d'un œil de miséricorde. » Alors le saint Evêque lui dit : « Comment vous appelez-vous ? » Elle répondit : « Mon véritable nom est Pélagie ; mais tous les habitants d'Antioche me nomment Perle, à cause de la grande quantité de perles et d'autres ornements dont je me suis trouvée enrichie par mes péchés ; car j'étais comme la boutique la plus parée et la plus magnifique qu'eut le Diable. » Le saint Evêque reprenant la parole lui dit : « Votre nom véritable est donc Pélagie ? » « Oui, Monseigneur, » répondit-elle. Alors il l'exorcisa, la baptisa, la confirma, et lui donna le siant corps de notre Seigneur. Romaine, cette sainte dame, lui servit de marraine, et la mena dans le lieu des catéchumènes à cause que nous y demeurions. Le saint Evêque Nonne me dit ensuite : « Mon frère le diacre, réjouissons-nous aujourd'hui avec les Anges de Dieu et contre notre coutume mangeons de l'huile et prenons du vin, pour témoigner la joie spirituelle que nous recevons du Salut de cette jeune femme. »
CHAPITRE IV.
Le Diable tente inutilement Sainte Pélagie, qui remet tout son bien entre les mains du saint Evêque Nonne, et donne la liberté à tous ses esclaves.
Etant à table, nous entendîmes une voix comme d'un homme qui se plaint d'une grande violence qu'on lui fait, et c'était le Diable qui criait ainsi, disant : « Misérable que je suis, pourquoi faut-il que ce décrépit vieillard me fasse souffrir de la sorte ? Ne te suffit-il pas de m'avoir ravi trente mille âmes d'entre les Sarrasins et de les avoir offertes à ton Dieu ? Ne te suffit-il pas de m'avoir aussi arraché d'entre les mains et de lui avoir offert en la même sorte la ville d'Héliopolis qui était à moi, et dont tous les habitants m'adoraient ? Faut-il encore que tu m'enlèves maintenant la plus grande espérance qui me restait ? Et penses(tu que je puisse supporter plus longtemps tes persécutions ? Oh ! Que de maux me fait endurer ce malheureux homme ! Maudit soit le jour auquel tu es né ! Toute mon espérance m'est ravie et tu me fais verser des torrents de larmes. » Cet esprit infernal criant ainsi à haute voix, et se plaignant devant la porte, tous ceux qui se trouvèrent présents l'entendirent ; puis s'adressant à cette nouvelle baptisée : « Est-ce ainsi, Pélagie, » dit-il, « que vous me traitez ? Est-ce ainsi que vous imitez mon cher Judas, en me trahissant maintenant de même qu'après avoir été couronné d'honneur et de gloire et établi Apôtre, il trahit son maître ? » Le saint Evêque Nonne l'entendant parler de la sorte dit à Pélagie : « Renoncez-le, et faites le signe de la croix ». Ce qu'ayant fait et soufflé contre lui, il disparut aussitôt.
Deux jours après, la servante de Dieu Pélagie étant couchée avec sa sainte marraine et dormant, le Diable lui apparut, la réveilla, et lui dit : « Perle, dites-moi, je vous prie, ai-je manqué à vous enrichir d'or et d'argent, et à vous donner quantité de pierreries pour vous parer ? Vous ai-je fâchée en quelque chose ? Dites-le moi, je vous prie, afin que je répare la faute ; et je ne vous demande rien sinon que vous ne me rendiez pas le sujet du mépris et de la risée des Chrétiens. » A ces paroles, elle fit le signe de la Croix, et soufflant contre cet esprit malheureux, lui dit : « Mon Dieu, qui m'a arrachée d'entre tes mains et reçue dans sa couche céleste, prendra ma défense contre toi. » A ces mots le Diable disparut.
Sainte Pélagie, le troisième jour d'après son baptême, dit à celui de ces gens à qui elle confiait tout ce qu'elle avait : « Allez dans ma garde-robe; faites l'inventaire de tout ce qui est tant en or qu'en argent, en pierreries et en habits, et apportez-le moi. » Ce qu'ayant exécuté, elle fit appeler le saint Evêque Nonne par Sainte Romaine, et lui dit en lui mettant ce papier entre les mains : « Monseigneur, voilà tout le bien dont le démon m'a enrichie. Je le remets en la disposition de votre Sainteté, afin que vous en ordonniez selon ce que vous jugerez pour le mieux ; car quant à moi, je ne désire maintenant d'autres richesses que celles de Jésus-Christ mon Sauveur. » Le saint Evêque fit aussitôt venir le plus ancien des trésoriers de l'Eglise, et en la présence de Pélagie lui mit cet inventaire entre les mains et lui dit : « Je vous conjure par l'indivisible Trinité de n'employer rien de tout ceci au profit de l'Evêque ni de l'Eglise ; mais de le distribuer entièrement aux veuves, aux orphelins, et aux pauvres, afin que s'il a été mal acquis il soit au moins bien employé, et que les richesses d'une pécheresse deviennent des trésors de Justice. Que si vous violez le serment que je vous oblige d'en faire et en détournez quelque chose ou par vous ou par autrui, la maison de quiconque commettra ce crime sera remplie d'anathème, et il sera traité comme ceux qui crièrent : « Qu'il soit crucifié ! Qu'il soit crucifié ! »
Pélagie fit venir ensuite tous ses esclaves tant hommes que femmes, et leur donnant à tous de sa propre main, avec la liberté, des chaînes d'or, leur dit : « Hâtez-vous de vous affranchir de la servitude de ce siècle corrompu et plein de péchés, afin que comme nous y avons passé quelque temps ensemble, nous jouissions aussi tous ensemble éternellement de cette vie qui est seule très heureuse, et dont les félicités ne sont traversées ni de douleurs ni de déplaisirs. »
CHAPITRE V.
Sainte Pélagie s'en va secrètement à Jérusalem, et bâtit une cellule sur le mont des Oliviers, où s'étant recluse et prenant le nom de Pélage, elle y demeura jusques à la mort.
Le huitième jour d'après son baptême, qui est celui auquel on quitte la robe blanche qu'on y a reçue, Sainte Pélagie se leva secrètement la nuit, et dépouillant cette robe se revêtit d'un cilice et d'un méchant manteau du bienheureux Evêque Nonne ; et depuis ce jour, on ne la revit jamais plus à Antioche. Sainte Romaine pleurant amèrement, le saint Evêque la consola et lui dit : « Ne pleurez point, ma fille ; mais au contraire ayez une extrême joie de ce que Pélagie a choisi la meilleure part, à l'imitation de Marie que notre Seigneur préfère à Marthe dans l'Evangile. » Sainte Pélagie s'étant retirée de la sorte s'en alla à Jérusalem, et bâtit une cellule sur le mont des Oliviers où notre Seigneur fit sa prière. A quelque temps de là tous les Evêques qui étaient assemblés à Antioche s'en retournèrent chacun en leur diocèse.
Trois ou quatre ans après, je désirai d'aller à Jérusalem pour y adorer la résurrection glorieuse de notre Seigneur Jésus-Christ ; et ayant demandé congé à mon saint Evêque, ilme dit en me l'accordant : « Mon frère le Diacre, lorsque vous serez à Jérusalem, enquérez-vous d'un Solitaire eunuque nommé Pélage, qui y est reclus depuis plusieurs années, et allez le voir ; car il vous pourra beaucoup servir. » Or en disant cela, il me parlait de la servante de Dieu Pélagie,mais obscurément.
Etant arrivé à Jérusalem, et ayant adoré la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ, je m'enquis le lendemain du serviteur de Dieu, et le trouvai sur le mont des Oliviers dans une cellule fermée de tous côtés et où il y avait seulement une fort petite fenêtre, àlaquelle ayant frappé, elle me l'ouvrit et me reconnut, mais je ne la reconnus point ; car comment l'aurais-je pu puisque l'ayant vue auparavant dans une beauté incroyable, elle avait lors les yeux enfoncés et le visage tout décharné par les longues austérités de son extrême pénitence ? Elle me dit : « D'où venez-vous, mon frère ? » « Je viens vous trouver », lui répondis-je, »par le commandement de Nonne, mon Evêque. » « C'est un véritable Saint », répliqua-t-elle, « et je le supplie de prier Dieu pour moi. » En achevant ces paroles, elle ferma la fenêtre, et commença à chanter Tierce. Je me mis en prière auprès de sa cellule, et puis m'en allai avec beaucoup de consolation d'avoir vu cette personne angélique.
A mon retour de Jérusalem, je visitai les frères par les monastères, et trouvai que Pélage y était en très grande réputation ; ce qui me fit résoudre de le retourner voir, afin de profiter de ses salutaires instructions. Etant arrivé à sa cellule, ayant frappé à la fenêtre, et l'ayant même appelé par son nom, voyant qu'il ne me répondait point, je continuai les deux jours suivants à faire la même chose, mais aussi inutilement que le premier. Alors, je dis en moi-même : Ou il n'y a personne ici, ou au moins le Solitaire qui y était s'en est allé. Puis, étant poussé d'un instinct de Dieu, j'ajoutai: Il faut que je vois s'il ne serait point mort. Ayant achevé ces paroles, j'ouvris la petite fenêtre, et regardant dans la cellule, j'aperçus qu'il était mort.Aussitôt je refermai la fenêtre, et l'ayant bouchée avec de la terre, je courus dire dans Jérusalem à ceux avec qui je demeurais, que le Solitaire Saint Pélage qui menait une vie si admirable s'était endormi du sommeil des Justes. Aussitôt ces Saints Pères accompagnés des Solitaires de divers Monastères vinrent à la cellule, qui ayant été ouverte et le saint corps en ayant été tiré, on le mit avec grande vénération sur un drap d'or enrichi de pierres précieuses ; puis ces Saints Pères le frottant avec de la myrrhe connurent que c'était une femme ; ce qui les ayant extraordinairement étonnés et voulant cacher au peuple cette merveille, ce ne fut pas en leur puissance d'y parvenir. Alors ils crièrent à haute voix : « Jésus-Christ notre Seigneur et notre maître, gloire vous soit rendue à jamais de tant de richesses cachées que vous avez sur la terre non seulement dns les hommes, mais aussi dans les femmes. » Le bruit s'en étant répandu de tous côtés, tous les Monastères de vierges tant de Jéricho que du Jourdain où notre Seigneur fut baptisé, vinrent avec des cierges allumés en chantant des hymnes ; et ces saintes reliques étant portées par ces Saints Pères furent mises dans l'église.
Voilà quelle a été la ve d'une courtisane. Voilà quelles ont été les actions d'une personne dont le Salut semblait être désespéré ; et je supplie Dieu qu'au jour du Jugement nous jouissions avec elle des effets de sa miséricorde, lui à qui reviennent l'honneur, la puissance et la gloire aux siècles des siècles. Amen.
LA VIE DE SAINTE MARIE
L'EGYPTIENNE
PENITENTE,
écrite par SOPHRONE Evêque de Jérusalem.
AVANT-PROPOS.
C'est une chose louable de cacher le secret des rois ; mais il y a de la gloire à publier les œuvres de Dieu, ainsi que l'Ange le dit à Tobie lorsqu'il eut recouvert la vue d'une manière miraculeuse, et qu'ayant été garanti de tant de périls il éprouva les effets de l'amour et de l'assistance de Dieu ; car il est fort dangereux de découvrir les secrets des princes ; et c'est au contraire un grand préjudice pour les autres que de taire les actions illustres que Dieu fit en faveur des hommes par l'excès de sa bonté et de sa miséricorde. C'est pourquoi craignant de couvrir par le silence des merveilles toutes divines, et de tomber par un juste jugement dans la même condamnation de ce lâche serviteur qui au lieu de faire profiter le talent qu'il avait reçu le cacha dans la terre, je me garderai bien d'ensevelir dans les ténèbres une histoire aussi sainte qu celle qui est venue à ma connaissance. Et on ne doit pas appréhender d'ajouter foi à ce que je vais écrire par l'étonnement que donneront des actions si extraordinaires ; car Dieu me garde d'être menteur en des matières saintes, et de violer la vérité dans des choses qui regardent sa gloire ; je n'aurai point de part au danger où se mettront ceux qui ne comprenant que les choses basses, et jugeant indignement de la grandeur d'un Dieu qui s'est fait homme, n'ajouteront point de foi à ce discours. Et s'il se trouve des personnes qui après l'avoir lu refusent d'y donner la créance et l'admiration que mérite une histoire si miraculeuse, je prie Dieu qu'il ait pitié d'eux et leur ouvre l'esprit pour entendre sa sainte parole, afin qu'ils ne se rendent pas coupables par le mépris de tant de miracles qu'il a résolu de toute éternité de faire en faveur de ses élus, ainsi qu'ils font lorsque considérant seulement la faiblesse de la nature humaine, ils jugent impossible tout ce qu'on leur dit des actions extraordinaires des Saints.
Je vais donc commencer cette narration, que j'écrirai mot à mot selon que l'on sait qu'elle s'est passée de notre temps, et qu'elle m'a été rapportée par un saint homme nourri dans la science et dans la pratique des choses divines. Et que personne, ainsi que je l'ai déjà dit, ne se laisse aller à l'incrédulité comme s'il était impossible qu'un si grand miracle se fut fait de notre temps, puisque la Grâce de Dieu qui de siècle en siècle passe dans les âmes des Saints, les rend ses amis et fait des Prophètes, ainsi que Salomon nous l'apprend par la connaissance qu'il lui en avait donnée. Mais il ne faut pas différer davantage à raconter ce grand et généreux combat de l'illustre et Sainte Marie l'Egyptienne, et à dire de quelle sorte elle fint ses jours sur la terre.
CHAPITRE I.
L'Abbé Zosime qui était un Solitaire de très grande vertu étant tenté de quelques pensées de vanité, il se présenta un homme à lui qui lui dit d'aller en un Monastère proche du Jourdain où il alla, et y fut reçu.
Il y avait dans un Monastère de la Palestine un homme nommé Zosime, qui ayant dès son enfance été instruit avec très grand soin dans les exercices de la vie solitaire, et élevé saintement, faisait reluire dans ses paroles et dans ses actions une véritable piété. Sur quoi on ne doit pas s'imaginer que je veuille parler de ce Zosime accusé d'enseigner des erreurs en ce qui regarde la créance ; puisque ce sont deux diverses personnes et très différentes encore qu'elles portent un même nom. Celui-ci demeura premièrement en un Monastère de la Palestine, et passant par tous les exercices de la vie solitaire se rendit recommandable par la pureté de ses mœurs et par sa ferveur dans la pénitence, car il observait inviolablement toutes les instructions que ceux qui avaient été nourris dès leur plus tendre jeunesse dans cette sainte manière de vivre lui donnaient pour le rendre capable de soutenir les combats qui se présentent dans la pratique exacte de ces règles, et ne se contentant pas de cela, il y ajoutait encore beaucoup de lui-même, par le désir qu'il avait d'assujettir sa chair à son esprit. Ainsi on n'a jamais remarqué qu'il ait manqué en la moindre chose, et il accomplissait si parfaitement tout ce qu'on peut désirer en un Solitaire, qu'on en a souvent vu plusieurs autres, tant des environs que des provinces fort éloignées venir vers lui, et par ses instructions et ses exemples se porter avec beaucoup plus d'ardeur qu'auparavant dans les saints exercices de la pénitence.
Ayant tant d'excellentes qualités, il méditait sans cesse l'Ecriture sainte ; car soit qu'il fût couché pour prendre quelque repos, ou qu'il fût levé, ou qu'il travaillât de ses mains, ou qu'il mangeât, son esprit s'occupait toujours à cet heureux objet qui lui était devenu si familier, et il ne discontinuait jamais cet ouvrage qu'il avait si à cœur qui était de chanter des psaumes et de méditer l'Ecriture sainte. Ainsi s'étant rendu digne d'avoir l'esprit éclairé de Dieu, ceux qui vivaient avec lui assurent qu'il était souvent favorisé de visions ; ce qui n'est ni étrange ni incroyable ; car puisque notre Seigneur dit (Matth. 5) que « ceux qui ont le cœur pur sont bienheureux à cause qu'ils verront Dieu », à combien plus forte raison ceux qui ont purifié leur chair, qui sont toujours demeuré dans l'abstinence, et dont l'esprit ne s'est jamais endormi dans le chemin de la piété, peuvent-ils avoir les yeux éclairés de ses divines lumières pour marque du bonheur qui les attend dans l'autre vie, où ils le verront éternellement dans sa majesté et dans sa gloire.
Zosime disait lui-même qu'il avait comme au sortir de la mamelle été mis en ce Monastère, où il avait vécu jusques à cinquante-trois ans dans l'observance des règles de la vie solitaire. Et un jour se trouvant tenté de quelques pensées qui lui faisaient croire qu'il était parfait en toutes choses, et qu'il se pouvait passer des instructions de qui que ce fût, il parlait ainsi en lui-même : « Y a -t-il quelque Solitaire dans le monde qui me puisse rien enseigner de nouveau, ou me montrer quelque chose dans cette sainte manière de vivre que je n'aie pas déjà accomplie par mes actions ? Et se trouve-t-il quelqu'un qui m'y surpasse ? Comme il s'entretenait de ces pensées et d'autres semblables, il se présenta un homme devant lui qui lui dit : « O Zosime, il est vrai que tu as combattu généreusement, et autant qu'un homme le pouvait faire. Il est vrai que tu as fort bien couru dans la carrière de la vie solitaire. Mais il n'y a point d'homme qui se puisse vanter d'être parfait, d'autant qu'encore que tu ne le saches pas, le combat présent est plus difficile à soutenir que celui qui est passé. Et afin que tu connaisses qu'il y a beaucoup d'autres voies pour arriver au Salut que celle que tu as suivie, sors de ton pays, sors d'avec tes proches, sors de la maison de ton père ainsi que le grand Patriarche Abraham, et va-t'en au Monastère qui est le long du Jourdain. »
Zosime suivant celui qui lui avait ainsi parlé sortit du Monastère où il avait été nourri dès son enfance, et étant arrivé au bord du Jourdain qui est le plus saint de tous les fleuves, il fut conduit par ce même homme au Monastère où Dieu lui avait commandé d'aller. Ayant frappé à la porte et parlé au portier, ce frère l'alla dire à son Abbé, qui vint le recevoir, et connaissant à son habit et à sa contenance que c'était un Solitaire, après que Zosime se fut mis à genoux selon la coutume des Solitaires, et lui eut donné sa bénédiction, il lui dit : « D'où venez-vous, mon Frère ? Et quel sujet vous amène vers de pauvres Solitaires ? » Zosime lui répondit : « Je n'estime pas nécessaire, mon Père, de vous dire d'où je viens, et je pense qu'il suffit que vous sachiez que ce qui m'amène est le désir de trouver ici des sujets d'édification ; car j'ai appris des choses si avantageuses de ce Monastère et si dignes de louanges, qu'elles sont capables de porter des hommes à s'unir à Dieu. » L'Abbé lui répartit : « Mon frère, Dieu qui seul peut guérir les infirmités des âmes veuille par sa Grâce vous instruire et nous aussi de ses commandements, et conduire nos pas pour marcher dans ses saintes voies ; car il n'y a point d'homme qui soit capable de faire avancer les autres dans la vertu ; mais il faut que chacun veille soigneusement sur soi-même, et que sans élever trop haut ses pensées, il fasse ce qui lui est le plus avantageux pour arriver à la perfection, Dieu coopérant avec lui. Toutefois puisque comme vous dites la charité de Jésus-Christ vous amène ici pour y voir de pauvres Solitaires, vous pouvez demeurer avec nous si c'est votre dessein ; et ce bon pasteur qui a donné sa vie pour notre Salut, et qui appelle ses brebis chacune par leur nom, nous nourrira par la Grâce de son Saint Esprit. L'Abbé ayant achevé ces paroles, Zosime mit encore le genou en terre, et après avoir reçu sa bénédiction lui répondit : « Amen », et demeura dans ce Monastère.
CHAPITRE II.
De la perfection avec laquelle on vivait en ce Monastère, dont les Solitaires passaient quasi tout le Carême dans le désert.
Il vit là des vieillards vénérables de visage, admirables dans leurs actions, fervents en esprit, et qui servaient Dieu sans discontinuation quelconque. Il n'y avait point d'heure dans la nuit que l'on n'y chantât des psaumes, et durant le jour ils les avaient toujours en la bouche, et travaillaient sans cesse de leurs mains. On ne savait là ce qu'étaient des entretiens inutiles. Ils n'avaient pas la moindre pensée de l'argent ni des autres choses temporelles, et à peine en connaissaient-ils le nom ; mais ils employaient toute l'année à considérer quel est le néant de cette vie qui n'est qu'un passage plein de douleurs et de misères, et à méditer des choses semblables. Une seule leur paraissait importante, et ils travaillaient tous avec ardeur pour l'acquérir, qui est de se réputer comme morts au siècle auquel ils avaient renoncé en quittant le monde, et généralement à toutes les choses qui en dépendent. Vivant ainsi comme s'ils ne vivaient plus, ils nourrissaient leur esprit d'une nourriture qui ne leur manquait jamais, qui est la parole de Dieu, et leur corps de pain et d'eau seulement, afin d'avoir plus de sujet d'espérer en la miséricorde de leur maître. Zosime, ainsi qu'il le disait depuis, considérant cette sainte manière de vivre en était extrêmement édifié, et était incité par ces exemples à s'avancer dans la perfection, trouvant des personnes qui travaillaient si puissamment avec lui pour l'acquérir, et qui faisaient voir avec tant de bonheur un nouveau Paradis sur la terre.
Peu de jours après le temps s'approcha qui est ordonné aux Chrétiens par la tradition de l'Eglise pour célébrer le saint jeûne du Carême, et pour purifier leurs âmes afin de se rendre dignes de voir les jours de la mort et de la résurrection de notre Sauveur. Or ces Solitaires accomplissaient toutes leurs fonctions sans y être troublés en aucune sorte, parce que l'on n'ouvrait jamais la principale porte de la maison si quelque Solitaire n'y venait pour des affaires nécessaires, à cause que ce lieu était un lieu de solitude ; et qui non seulement n'était point fréquenté,mais n'était pas connu de la plupart de ceux mêmes qui en étaient voisins ; et cette règle s'y observait depuis l'établissement du Monastère. Ce qui me fait croire que ce fut pour cette raison que Dieu y envoya Zosime.
Je veux ici rapporter l'ordre qu'observaient ces Solitaires. Le premier dimanche de Carême on célébrait selon la coutume les divins mystères, et chacun recevait le corps et le sang précieux de notre Seigneur Jésus-Christ qui donne la vie aux âmes. Puis, après avoir un peu mangé à l'ordinaire, ils s'assemblaient dans l'oratoire, oùayant fait oraison à genoux ils se donnaient les uns aux autres le saint baiser, et mettant encore les genoux en terre ils embrassaient leur Abbé et lui demandaient sa bénédiction, afin d'être assistés de ses prières dans le combat qu'ils s'en allaient entreprendre. On ouvrait ensuite toutes les portes du Monastère, et lors en chantant tous d'une voix ce psaume (Ps.26) : « Le Seigneur est malumière et mon Salut, qui craindrai-je ? Le Seigneur est le protecteur de ma vie, qui sera capable de m'épouvanter ? » Ils sortaient, ne laissant qu'un ou deux des frères dans le Monastère, non pas pour garder ce qui y était, puisqu'ils n'avaient rien qui soit propre pour des voleurs, mais afin de ne laisser pas leur oratoire sans que quelqu'un y chantât les louanges de Dieu. Chacun portait avec soi de quoi vivre selon qu'il le voulait ou le pouvait et selon son besoin, les uns des figues, les autres des dattes ; les autres des légumes trempés dans de l'eau, et il y en avait qui ne portaient que leur corps, et leur habit, mangeant seulement des herbes qui croissent dans le désert lorsqu'ils étaient pressés de la faim. Chacun était sa règle à soi-même, et c'était une loi inviolablement observée entre eux de ne s'informer point de quelle sorte et dans quelle abstinence ils avaient vécu durant ce temps. Pour ce sujet ils passaient aussitôt le Jourdain, et s'éloignant fort les uns des autres ils ne se rejoignaient plus, la solitude leur tenant lieu de toutes les compagnies qu'on pourrait trouver dans les villes. Et s'ils voyaient de loin venir vers eux quelqu'un de leurs frères, ils se détournaient aussitôt de leur chemin et s'en allaient d'un autre côté, vivant ainsi pour Dieu seul et pour eux-mêmes, chantant très souvent des psaumes, et ne mangeant qu'à certain temps. Après avoir jeûné de la sorte, ils s'en retournaient au Monastère avant le jour de la Résurrection glorieuse de Jésus-Christ notre Sauveur qui est la vie de nos âmes, et s'y trouvaient tous en ce dimanche que la sainte Eglise célèbre avec des rameaux de palmes. Chacun remportait avec lui le témoignage que lui rendait sa propre conscience de la manière dont il avait travaillé dans sa retraite, et des semences qu'il avait jetées dans son âme pour la rendre forte et généreuse à entreprendre de nouveaux travaux pour le service de Dieu ; et ils ne se demandaient jamais les uns aux autres, ainsi que j'ai dit, comment ils avaient passé ce temps de séparation et de solitude.
Voilà quelle était la règle de cette maison laquelle s'y observait parfaitement, et de quelle sorte chacun de ces Solitaires s'unissait à Dieu dans ce désert, et combattait contre lui-même pour se rendre agréable à lui seul et non pas aux hommes, sachant que toute les choses qu'on fait pour l'amour des hommes et à dessein de leur plaire nuisent au lieu de servir à ceux qui les font.
CHAPITRE III.
Zosime étant allé durant le Carême dans le désert avec ces autres Solitaires aperçoit la figure d'une créature humaine qui fuyait devant lui, et la suit jusques à un lieu creusé par un torrent.
Zosime donc selon la coutume de ce Monastère passa le Jourdain, ne portant que son habit et quelque peu de chose pour vivre. Ainsi il observait la règle, et en traversant cette solitude il ne prenait de la nourriture que lorsque la nécessité l'y obligeait ; il se couchait sur la terre au lieu où la nuit le surprenait pour se reposer et dormir un peu ; et aussitôt que le point du jour était venu, il commençait à se hâter de marcher, ayant continuellement dans l'esprit, ainsi qu'il le disait depuis, le désir d'entrer plus avant dans ce désert, par l'espérance d'y trouver quelque bon Père qui y demeurât, et dont il pût apprendre quelque chose ; et il avançait sans cesse de la sorte, comme s'il fût allé vers quelque personne qu'il eût connue. Après avoir marché durant vingt jours, l'heure de Sexte étant venue, il s'arrêta un peu, et se tournant du côté de l'Orient fit sa prière ordinaire ; car il avait accoutumé à certaines heures du jour de s'arrêter pour chanter des psaumes étant debout, et faire oraison à genoux.
Lors donc qu'il chantait des psaumes et que d'un regard fixe il avait les yeux élevés vers le Ciel, il vit à sa main droite comme l'ombre d'un corps humain ; ce qui le remplit d'abord d'étonnement et de crainte, croyant que c'était une illusion du Diable ; mais après s'être armé du signe de la Croix et avoir perdu toute appréhension, étant déjà arrivé vers la fin de sa prière, il vit en tournant les yeux quelqu'un qui véritablement marchait très vite vers l'Occident : Or ce qu'il voyait était une femme, dont l'ardeur du soleil avait rendu le corps extrêmement noir, et qui avait les cheveux aussi blancs que de la laine, mais si courts qu'ils ne lui allaient que jusqu'au cou.
Zosime voyant ce que je viens de dire et se réjouissant dans l'espérance de recevoir la consolation qu'il souhaitait, courut de toute sa force vers l'endroit où ce qui lui paraissait se hâtait d'aller ; car sa joie était très grande, parce que durant tout le temps qu'il avait marché dans ce désert il n'y avait vu aucune forme ni d'homme ni de bêtes sauvages, ni d'oiseaux, ni d'autres animaux quelconques, ce qui augmentait son désir de savoir ce que c'était qui lui apparaissait, espérant d'en tirer un grand avantage. Mais elle voyant Zosime qui la suivait commença en fuyant à prendre sa course vers le fonds du désert. Sur quoi Zosime oubliant la faiblesse de son âge et ne considérant point le travail du chemin, courut avec grande vitesse par le désir qu'il avait de voir de plus près ce qui fuyait devant lui ; et courant ainsi plus fort qu'elle, il s'en approchait toujours.
Lorsqu'il fut en telle disatnce qu'elle pouvait entendre sa voix, il lui cria en pleurant : « Serviteur de Dieu, pourquoi fuyez-vous ce pécheur et ce pauvre vieillard ? Qui que vous soyez, je vous conjure par le Dieu pour l'amour duquel vous passez votre vie dans cette affreuse solitude de vouloir bien me souffrir ; je vous en conjure par l'espérance que vous avez d'être un jour récompensé de tant de travaux. Arrêtez-vous et ne refusez pas votre bénédiction et vos prières à celui qui vous les demande au nom de Dieu, qui n'a jamais rejeté personne. » Zosime mêlant ainsi ses conjurations à ses larmes,ils arrivèrent tous deux en courant en un certain lieu que les eaux d'un torrent avaient creusé, et lors ce qui fuyait ainsi devant lui y descendit, et monta après de l'autre côté. Zosime continuant à crier et ne pouvant passer outre demeura au-deçà de ce torrent qui était à sec, et redoubla de telle sorte ses pleurs et ses soupirs que l'on entendait encore de plus loin le bruit de ses plaintes.
CHAPITRE IV.
Ce qui fuyait ainsi devant Zosime s'arrête après avoir passé le torrent, et lui dit qu'elle était une femme. Ils demeurèrent longtemps à se demander leur bénédiction l'un à l'autre, et puis s'étant mis en oraison Zosime la voit élevée en l'air.
Alors cette personne qui s'enfuyait ainsi lui dit : « Abbé Zosime, je vous prie au nom de Dieu de me pardonner de ce que je ne puis me tourner pour vous parler à cause que je suis une femme, et que comme vous voyez je suis toute nue, mais si vous désirez d'assister de vos prières une pauvre pécheresse, jetez-moi votre manteau, afin que je puisse m'en couvrir et ainsi me tourner vers vous pour recevoir votre bénédiction. » Zosime fut surpris d'un merveilleux étonnement mêlé de crainte et comme transporté hors de lui-même en entendant ces paroles ; car étant un homme excellent et que la Grâce de Dieu avait rempli d'une très grande prudence, il jugea bien que cette femme ne l'ayant jamais vu ni entendu parler de lui, ne l'avait pas ainsi nommé par son nom sans une Grâce toute particulière de Dieu. Il exécuta donc très promptement ce qu'elle lui avait ordonné, et après avoir détaché son manteau il le lui jeta en lui tournant le dos.L'ayant reçu elle s'en couvrit la plus grande partie du corps, et s'étant enveloppée de la sorte se tourna vers Zosime et lui dit : « Mon Père, quel dessein vous a porté à voir une pécheresse, et que désirez-vous de savoir et d'apprendre de moi pour n'avoir point appréhendé un aussi grand travail que celui que vous avez souffert à venir jusques ici ? »
Zosime se prosternant en terre lui demandait sa bénédiction ainsi qu'on a coutume de la demander, et elle, se prosternant de son côté,lui demandait aussi la sienne.
Ils demeurèrent ainsi fort longtemps, et enfin elle lui dit : « Mon Père, c'est à vous de me donner la bénédiction et de faire la prière, puisque vous êtes honoré du caractère de la prêtrise, et qu'il y a tant d'années que servant au saint autel vous pénétrez par la Grâce et la lumière que Dieu vous donne les secrets et les mystères de Jésus-Christ. » Ces paroles ayant augmenté la crainte et l'émotion de Zosime, on voyait trembler ce saint vieillard et la sueur couler à grosses gouttes de son visage. Ainsi n'ayant plus du tout de force et étant comme prêt à rendre le dernier soupir,il lui dit : « O ma mère spirituelle, je connais assez par ce peu que je vous ai vue que vous êtes déjà toute avec Dieu, et que vous ne vivez plus quasi sur la terre ; et il est aisé de juger qu'il vous a fait des faveurs très extraordinaires, puisque sans m'avoir jamais vu vous m'avez appelé par mon nom ; mais d'autant que dans la dignité des fonctions où l'on est appelé, il ne s'ensuit pas que l'on ait une Grâce égale à la charge qu'on exerce, et qu'elle se connaît principalement par les effets merveilleux qu'elle fait produire aux âmes, bénissez-moi pour l'amour de Dieu, et m'assistez de vos prières, afin de me rendre digne d'imiter votre vertu. »
Alors ayant compassion de l'opiniâtreté du saint vieillard, elle dit : « Béni soit le Seigneur qui opère le Salut des âmes. » Sur quoi Zosime ayant répondu : « Amen », ils se levèrent tous deux, et elle lui dit : « Qui vous a donc amené vers une pécheresse telle que je suis ? Toutefois puisque le Saint Esprit vous a conduit ici par sa Grâce, afin de me rendre quelque assistance proportionnée à ma faiblesse, dites-moi, je vous prie, de quelle sorte les Chrétiens se conduisent aujourd'hui, de quelle sorte agissent les empereurs, et de quelle sorte le troupeau de Jésus-Christ est maintenant gouverné dans la sainte Eglise. » Zosime lui répondit : « Ma Mère, Dieu a accordé à vos saintes prières une paix assurée aux fidèles. Et ne refusez pas, je vous supplie, en son nom à un Solitaire bien qu'indigne, la consolation que je vous demande pour l'amour de Jésus-Christ de le prier pour tout le monde, et particulièrement pour ce pauvre pécheur, afin que je n'aie point fait inutilement un si long et si laborieux chemin au travers de cette vaste solitude. » Elle lui répondit : « Mon Père, je vous ai déjà dit que c'est à vous qui êtes honoré du Sacerdoce à prier pour tout le monde et pour moi aussi, puisque c'est une des fonctions auxquelles votre vocation vous oblige ; mais d'autant que l'obéissance est l'une des choses qui nous est la pus recommandée, je ferai de bon cœur ce que vous m'ordonnerez. » En achevant ces paroles, elle se tourna du côté de l'Orient, et élevant ses yeux vers le Ciel et étendant ses mains elle commença à prier en remuant seulement les lèvres, et sans que l'on pût entendre une seule de ses paroles. Zosime, comme il l'a rapporté depuis, demeura tout étonné, et sans dire mot baissa la vue contre terre, puis voyant qu'elle continuait très longtemps à demeurer en oraison, il leva un peu les yeux et vit qu'elle était élevée de terre d'une coudée, et qu'elle priait ainsi suspendue en l'air ; ce qu'il prenait Dieu à témoin être très véritable. Alors il fut rempli d'une si extrême appréhension que tout trempé de sueur il se jetait par terre sans oser parler, et disait seulement en lui-même : « Seigneur, ayez pitié de moi. »
CHAPITRE V.
Zosime voyant cette femme ainsi élevée en l'air craignit que ce ne fût un Démon. Sur quoi elle lui dit quelle avait été sa pensée ; et il la conjura ensuite de lui raconter toute l'histoire de sa vie.
Comme il était en cet état il lui vint une tentation que ce ne fût quelque malin esprit qui fit semblant de prier. Sur quoi cette femme se tournant vers lui, et le relevant lui dit : « Pourquoi, mon Père, vos pensées vous portent-elles à vous scandaliser sur mon sujet, en vous faisant croire que je ne suis qu'un esprit et que mon oraison n'est qu'une feinte ? Ne doutez point que je ne sois une femme et une pauvre pécheresse ; mais telle que je suis j'ai reçu le saint baptême, et bien éloignée d'être un esprit, je ne suis que poudre et que cendre, je ne suis que chair, et n'ai pas seulement l'esprit de concevoir les choses spirituelles. » En achevant ces paroles elle fit le signe de la croix sur son front, sur ses yeux, sur ses lèvres, et sur son estomac ; et puis elle ajouta encore : « Mon Père, Dieu nous délivre, s'il lui plaît, et du Démon et de tout ce qui vient de lui ; car il nous porte sans doute une très grande envie. »
Le vieillard à ces paroles se prosterna à ses pieds et lui dit en pleurant : « Je vous conjure par notre Seigneur Jésus-Christ notre véritable maître qui a daigné pour notre Salut tirer naissance d'une Vierge, et pour l'amour duquel vous vous êtes revêtue de cette nudité et lui avez fait un sacrifice de votre corps afin de lui être agréable, ne cachez rien je vous supplie à votre serviteur, mais dites-moi qui vous êtes, d'où vous êtes, en quel temps et pour quelle cause vous êtes venue dans cette solitude, et généralement toutes les choses qui vous regardent, afin de me faire connaître par là la grandeur des œuvres de Dieu (Eccl. 10).Car quelle utilité peut apporter un trésor caché et une science qu'on ne déclare point, ainsi que dit l'Ecriture ? Dites-moi donc toutes choses pour l'amour de Dieu sans en faire aucun scrupule, puisque ce ne sera pas par vanité, mais pour satisfaire ce pauvre pécheur encore qu'il en soit indigne. Et je prends à témoin le même Dieu auquel seul vous vivez, et avec lequel vous conversez continuellement, que je crois n'avoir été amené en cette solitude que par le dessein qu'il a eu de rendre manifeste tout ce qui s'est passé sur votre sujet, puisqu'il n'est pas en notre puissance de résister à ses volontés, et que si notre Seigneur Jésus-Christ n'avait eu dessein de vous faire connaître et de faire savoir les combats que vous avez soutenus pour son service, il n'aurait jamais permis que personne vous eût vue, et dans la faiblesse où j'étais qui me permettait à peine de sortir de ma cellule, il ne m'aurait pas donné la force de faire avec tant de diligence un si long chemin. »
Parlant ainsi et ajoutant plusieurs choses semblables, cette femme le releva et lui dit : « Pardonnez-moi, mon Père, si je meurs de honte de vus faire entendre quelle a été l'infamie de mes actions. Toutefois comme vous avez vu que j'étais nue, je vous les découvrirai aussi à nu, afin que vous connaissiez de quelle sorte mes impuretés ont rempli mon âme de confusion et de honte. Et je suis bien éloignée, ainsi que vous l'avez dit, de vouloir raconter par quelque sentiment de vanité les choses qui me regardent ; car de quoi me pourrais-je glorifier, ayant été un vaisseau d'élection non pas de Dieu, mais du Diable ? Et je suis assurée que si je commence une fois à vous faire entendre toute l'histoire de ma vie, vous vous enfuirez de moi comme vous vous enfuiriez de devant un serpent, vos oreilles ne pouvant ouïr les crimes sans nombre que j'ai commis. Je vous les dirai néanmoins avec vérité et sans en rien déguiser, après vous avoir supplié de ne discontinuer jamais de prier pour moi, afin que je me rende digne que Dieu me fasse miséricorde, et que je la reçoive au jour du jugement. Le vieillard à ces paroles versa quantité de larmes, et elle commença ainsi sa narration.
CHAPITRE VI.
Sainte Marie l'Egyptienne commence à conter à Zosime l'histoire de sa vie, et lui dit de quelle sorte elle passa dix-sept ans entiers dans des crimes horribles ; et comment elle fut à Jérusalem pour voir la cérémonie de l'Exaltation de la Sainte Croix.
« Mon Père, mon pays est l'Egypte, et mon père et ma mère vivant encore, je m'en allai contre leur gré à l'âge de douze ans à Alexandrie où je ne puis penser sans rougir de quelle sorte je perdis premièrement l'honneur, et puis me laissai emporter dans le désir continuel et insatiable d'une volupté infâme et criminelle.
Il faudrait beaucoup de temps pour dire tout cela en particulier ; mais je le dirai le plus brièvement que je pourrai, et autant qu'il sera besoin pour vous faire connaître quelle a été l'ardeur démesurée dont je brûlais pour le péché. Je demeurai publiquement durant plus de dix-sept ans dans cet embrasement funeste ; et ce ne fut point pour des présents que je cessai d'être vierge ; car je refusais tout ce que l'on me voulait donner ; la fureur dont j'étais agitée et qui me portait dans un tel débordement me faisant juger qu'il y aurait beaucoup plus de presse à venir à moi lorsque je ne désirerais point d'autre récompense du péché que le péché même. Mais ne vous étonnez pas de ce que je me souciais si peu de l'argent, puisque je voulais bien vivre d'aumône, ou de la laine que je filais, d'autant que comme je vous l'ai déjà dit je n'avais d'autre passion que de me plonger continuellement dans la fange de mes horribles impudicités : C'était là la seule chose qui me plaisait, et je croyais que c'était véritablement vivre que d'abuser ainsi sans cesse du corps que Dieu m'avait donné.
Comme je vivais de la sorte, je vis en un certain jour d'été un grand nombre d'Egyptiens et de Lybiens qui couraient vers la mer. Ayant demandé au premier que je rencontrai : « Où courent si vite tous ces gens-là ? » Il me répondit : « Ils vont à Jérusalem à cause de l'Exaltation de la sainte Croix que l'on doit comme de coutume célébrer dans peu de jours. » « Pensez-vous, » lui dis-je, « qu'ils me reçoivent si je veux aller avec eux ? » « Cela est sans difficulté, » me répondit-il, « pourvu que vous ayez de quoi payer le passage. » « Certes, » répliquai-je, « je n'ai ni de quoi payer le passage, ni de quoi payer ma dépense ; mais je ne laisserai pas d'aller et de monter sur le vaisseau qu'ils ont loué, et s'ils refusent de me recevoir je me donnerai moi-même au lieu d'argent, et ayant ainsi mon corps en leur puissance ils le recevront en paiement. Or ce qui me faisait désirer d'aller avec eux, pardonnez-moi, mon Père, si je l'ose dire, c'était pour avoir plusieurs complices de ma fureur.
Je vous en ai assez dit, mon Père, souffrez, je vous supplie, que j'en demeure là, et ne m'obligez pas de continuer à vous rapporter ce qui me couvre d'une si étrange confusion. Car Dieu sait que je n'en saurais parler sans trembler, et il me semble que toutes mes paroles sont comme autant de taches qui souillent la pureté de l'air dans lequel elle se répandent. » Zosime lui répondit en arrosant la terre de ses larmes : « Au nom de Dieu, ma Mère, continuez et n'omettez rien de la suite d'une narration si utile. » Elle continua donc de la sorte.
« Ce jeune homme s'en alla en riant de la réponse que je lui avais faite ; et moi jetant le fuseau que j'avais à la main et dont j'étais de temps en temps obligée de me servir pour vivre, je courus vers la mer ainsi que les autres, et vis debout sur le rivage neuf ou dix jeunes gens dont le visage et la taille ne plurent que trop à ma passion déréglée. Il y en avait aussi d'autres qui étaient déjà montés dans le vaisseau ; et me jetant au milieu d'eux impudemment selon ma coutume, je leur dis : « Recevez-moi avec vous dans ce voyage, je ne vous serai pas trop cruelle. » A quoi ajoutant d'autres paroles plus libres et pires encore que celle-là, je les fis tous rire. Ces gens voyant mon effronterie me prirent et me portèrent dans un petit vaisseau, et puis nous commençâmes notre navigation.
O serviteur de Dieu, comment vous pourrais-je conter ce qui arriva ensuite ? Quelle langue peut dire, et quelles oreilles peuvent entendre ce qui se passa dans ce petit vaisseau durant le chemin, et de quelle sorte j'incitais à pécher ces misérables qui ne le voulaient pas ? Il n'y a point de paroles qui puissent représenter l'image détestable des crimes dans lesquels je me montrai si savante, et que je fis commettre à ces pauvres malheureux. Contentez-vous donc, mon Père, que je vous dise que je ne saurais assez m'étonner de ce que la mer pût souffrir mes iniquités, et de ce que la terre ne s'ouvrît pas pour me faire descendre toute vivante dans l'Enfer, moi qui faisais tomber tant d'âmes dans les filets de la mort. (I. Tim.2). Mais Dieu qui ne désire la perte de personne et qui veut que tous soient sauvés, demandait sans doute que je fisse pénitence ; car il ne veut pas la mort du pécheur,mais il attend sa conversion avec une patience nonpareille.
Nous allâmes donc ainsi à Jérusalem, et j'employai tous les jours que j'y demeurai avant la fête à des actions aussi détestables que les premières, et encore pires ; car ne me contentant pas du mal que j'avais fait sur la mer avec ces jeunes gens, j'en perdis encore plusieurs autres tant de la ville que de dehors, lesquels je sollicitai de prendre part à mes impudicités.
CHAPITRE VII.
Suite de la narration de la Sainte, contenant sa conversion miraculeuse arrivée le jour de la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix ; et comme elle fut en une église de Saint Jean Baptiste, où elle communia.
Lorsque la fête de l'Exaltation de la Croix glorieuse de notre Sauveur fut arrivée, je continuais comme auparavant dans le dessein de perdre les âmes des jeunes gens, et aussitôt que le jour commença à paraître, voyant que tout le monde courait à l'église, j'y courus aussi comme les autres, et vins avec eux sur la place qui est au-devant du temple. L'heure de la cérémonie étant venue, je m'efforçais de m'avancer, et me sentais comme repoussée. Enfin avec une extrême peine j'arrivai jusqu'à la porte de l'église ; mais lorsque j'y voulus entrer ainsi que faisaient tous les autres sans aucune difficulté, j'en étais empêchée par quelque puissance divine qui me repoussait dehors ; et ainsi, misérable que j'étais, je me trouvai seule sur cette place qui est au-devant de l'église. Sur quoi m'imaginant que cela procédait de ma faiblesse, je me jetais encore parmi ceux qui arrivaient de nouveau, et m'efforçant de tout mon pouvoir d'entrer avec eux je travaillais toujours inutilement à m'efforcer d'y parvenir.
Car aussitôt que je touchais le seuil de la porte par où tous les autres entraient sans peine, je me trouvais seule rejetée ; et comme s'il y eût eu une multitude de soldats qui eussent ordre de me fermer l'entrée de l'église, je sentais soudain quelque puissance cachée qui faisait le même effet, et me retrouvais sur la place comme auparavant.
Cela m'étant arrivé trois ou quatre fois, et voyant que tous mes efforts étaient inutiles, je désespérai de pouvoir entrer, et n'ayant plus quasi la force de me soutenir, tant la foule qui s'y pressait m'avait froissé tout le corps, je me retirai dans un coin de cette place, où je commençai enfin à considérer quelle pouvait être la cause qui m'empêchait de voir ce saint bois sur lequel un Dieu est mort pour donner la vie aux hommes ; et une pensée salutaire m'ayant frappé l'esprit et ouvert les yeux de l'âme, je jugeai que l'abomination de ma vie était ce qui me fermait l'entrée de ce temple. Alors toute fondante en larmes et toute troublée, je me meurtris la poitrine de coups, je jetai de grands soupirs du profonds du cœur, et mêlant mes cris avec mes sanglots j'aperçus au-dessus de moi une icône de la Sainte Mère de Dieu.
Aussitôt m'adressant à elle et la regardant fixement je lui dis : « Sainte Vierge qui avez conçu selon la chair un Dieu tout-puissant, je sais qu'il n'y a point d'apparence qu'étant souillée comme je suis de tant de crimes j'ose adorer votre icône, et jeter les yeux sur vous qui êtes une Vierge très pure, et dont l'âme aussi bien que le corps est exempte de toute tâche ; mais qu'au contraire il est très juste que votre incomparable pureté ait en horreur une personne aussi abominable que je suis. Toutefois puisque j'ai appris que ce Dieu que vous avez été digne de porter dans votre sein ne s'est fait homme que pour appeler les pécheurs à la pénitence, je vous supplie de m'assister dans l'abandon où je suis de toute sorte de secours. Recevez la confession que je vous fais de mes énormes péchés, et permettez-moi d'entrer dans l'église, afin que je ne sois pas si malheureuse que d'être privée de la vue du bois précieux où ce Dieu-homme, que vous avez conçu en demeurant Vierge, a été attaché, et a répandu son sang pour mon Salut. Commandez, Reine du Ciel, que bien que j'en sois indigne, la porte me soit ouverte pour adorer cette divine croix, et je vous donne pour caution le même Jésus-Christ que vous avez donné au monde ; qu'il ne m'arrivera jamais plus à l'avenir de tomber dans ces détestables impuretés dont j'ai souillé ce corps que je devais avoir tant de soin de conserver chaste ; et qu'aussitôt que j'aurai vu ce saint bois où votre Fils a voulu souffrir la mort pour nous, je renoncerai au siècle et à toutes les choses qui en dépendent, et partirai à l'heure même pour aller en tel lieu qu'il vous plaira de me mener, ô Vierge Sainte, comme étant ma caution et mon guide.
Ayant achevé ces paroles, et l'ardeur de la foi que je commençais déjà à ressentir dans le cœur me donnant quelque consolation et me faisant avoir confiance en la bonté si tendre et si charitable de la Mère de Dieu, je partis du lieu où j'avais fait ma prière, et me mettant encore avec ceux qui allaient à l'église je ne trouvai plus rien qui me repoussât ni qui m'en empêchât l'entrée. Alors il meprit un si grand tremblement que comme transportée hors de moi-même toutes choses m'étonnaient, et les obstacles que je rencontrais auparavant étant cessés, et cette puissance secrète qui me repoussait semblant par un étrange changement me faciliter l'entrée, j'arrivai sans aucune peine jusque dans le cœur de l'église, où je reçus la grâce d'adorer le précieux bois de cette Croix glorieuse qui donne la vie aux hommes.
Connaissant ainsi l'excès incompréhensible de la miséricorde de Dieu, et comme il est toujours prêt à recevoir les pécheurs à la pénitence, je me jetai contre terre, et après avoir embrassé le pavé sacré de l'église, je sortis et courus vers celle qui avait répondu pour moi. Etant arrivée au lieu où mon obligation est écrite, je mis les genoux en terre devant l'icône de la Vierge Sainte, et lui adressai mon oraison en cette sorte : « Très miséricordieuse Mère de Dieu, vous m'avez bien fait voir les effets de votre incomparable bonté, puisque vous n'avez pas rejeté ma très humble supplication, quoique je fusse indigne d'être écoutée. J'ai vu la gloire que les méchants sont avec justice privés de voir, la gloire de Dieu tout-puissant, qui par votre intercession reçoit la pénitence des pécheurs. Mais, misérable que je suis, qu'est-il besoin de me souvenir et de parler davantage de mes crimes ? Il est temps, Vierge sacrée, d'accomplir avec votre assistance ce qu eje vous ai promis. Envoyez-moi donc où il vous plaira, soyez mon guide dans le chemin de mon Salut. Instruisez-moi dans la vérité, et montrez-moi la voie qui conduit à la pénitence. » Parlant ainsi j'ouïs une voix comme de quelqu'un qui me criait d'assez loin : « Si tu passes le Jourdain tu trouveras un heureux repos. » Entendant ces mots et croyant qu'ils étaient dits pour moi, je m'écriai en pleurant et en regardant l'icône de la Vierge : « Reine de l'Univers par qui le Salut est arrivé aux hommes, ne m'abandonnez point, je vous supplie. »
Après ces paroles je sortis de cette place, et m'en allai en grande hâte. Sur quoi quelqu'un qui me vit me donna trois pièces d'argent et me dit : « Recevez ceci. » Les ayant prises, j'en achetai trois pains propres au voyage que j'allais entreprendre avec la Grâce de Dieu, et ayant demandé au boulanger le chemin du Jourdain, et su de lui par quelle porte de la ville il fallait sortir, je m'y en allai en courant et en pleurant.
J'employai ainsi le reste de la journée, faisant sans cesse des réflexions sur moi-même. Or il était environ la troisième heure du jour lorsque j'avais eu le bonheur de voir la sainte et précieuse Croix de notre Sauveur ; et le soleil étant prêt à se coucher j'aperçus l'église de Saint Jean Baptiste, qui est sise le long du Jourdain. Après y être entrée et y avoir adoré Dieu, j'allai aussitôt au fleuve, et me lavai les mains et le visage de cette eau sainte, puis je retournai dans la même église,où je reçus le précieux corps de notre Seigneur Jésus-Christ qui donne la vie aux âmes. Après avoir mangé la moitié d'un de mes pains et bu de l'eau du fleuve, je me reposai la nuit à même la terre.
CHAPITRE VIII.
Suite de la narration de la Sainte contenant comme elle passa le Jourdain pour aller dans le Désert, où elle demeura quarante-sept ans ; et de quelle sorte elle vécut durant ce temps.
Le point du jour étant venu je passai de l'autre côté du Jourdain, et là je demandai encore à la Sainte Vierge comme à mon guide de me conduire en tel lieu qu'il lui plairait, et vins ainsi dans cette solitude, où depuis ce temps jusques aujourd'hui je me suis toujours éloignée le plus que j'ai pu, évitant la rencontre de qui que ce soit, et attendant la venue de mon Dieu (Ps.54), qui sauve les petits et les grands qui se convertissent à lui. » Alors Zosime lui dit : « Ma Mère, combien y a-t-il d'années que vous demeurez dans cette solitude ? » Elle lui répondit : « Selon le compte que j'en ai fait, il y a quarante-sept ans que je sortis de la ville sainte. » « Et qu'avez-vous trouvé depuis et que pouvez-vous trouver tous les jours, » repartit Zosime, « dont vous puissiez vous nourrir ? » Elle lui répliqua : « Lorsque je passai le Jourdain j'avais encore deux pains et demi, qui s'étant bientôt séchés devinrent aussi durs que des pierres, et durant quelques années j'en mangeais un peu à chaque fois. » Sur quoi Zosime lui dit : « Avez-vous pu passer ainsi tant de temps sans souffrir beaucoup de peines, et ressentir plusieurs troubles dans votre esprit par un si grand changement ? » « Vous me faites une question », lui répartit-elle, à quoi je ne saurais répondre sans trembler, par le souvenir de tant de périls que j'ai courus, et de tant de pensées qui par ma méchanceté n'ont que trop agité mon âme. Car je crains qu'en vous les rapportant elles ne m'inquiètent encore. » « Dites-moi tout, je vous supplie, ma Mère », lui répondit Zosime, sans oublier aucune chose, puisque Dieu ayant voulu vous faire connaître à moi, vous ne me devez rien cacher. »
Alors elle reprit ainsi la parole : « Il est vrai, mon Père, que j'ai passé dix-sept ans en combattant toujours contre des désirs violents, importuns et déraisonnables quand je commençais à manger ; car je souhaitais de la viande, je regrettais les poissons d'Egypte, et j'eusse fort voulu avoir du vin, l'ayant tellement aimé que j'en buvais dans le monde avec excès, et jusques à perdre la raison ; au lieu que je me trouvais lors sans avoir seulement une goutte d'eau ; ce qui allumait dans mes veines une soif si ardente qu'elle me réduisait à l'extrémité. Je mourais aussi d'envie de chanter de ces chansons dissolues qui sont les chansons du Diable, que j'avais apprises étant dans le siècle, qui me revenant en mémoire me remplissaient l'esprit de trouble ; mais soudain commençant à pleurer et me frappant la poitrine, je me représentais cette promesse si solennelle que j'avais faite en venant dans cette solitude, et me mettant en esprit devant l'icône de la Sainte Mère de Dieu qui m'avait prise sous sa protection, je la suppliais avec larmes d'éloigner de moi ces pensées qui affligeaient ainsi mon âme. Après que toute comblée de douleur j'avais extrêmement pleuré et m'étais meurtrie de coups, je voyais une lumière resplendissante m'environner de toutes parts, et mon esprit rentrer dans le calme.
Pardonnez-moi, mon Père, si je ne puis vous raconter par le menu toutes les pensées qui m'agitaient encore pour me porter dans le désir du péché ; Je me sentais brûler d'une ardeur malheureuse qui me traînait comme par force dans l'envie de le commettre. Mais lorsque ces tentations me persécutaient, je me prosternais contre la terre, je l'arrosais de mes larmes, et croyant voir véritablement devant mes yeux celle qui avait répondu pour moi, il me semblait qu'elle me reprochait avec menaces l'excès de la fureur qui m'agitait, et que pleine de colère elle me faisait voir quels seraient les châtiments épouvantables de mon horrible infidélité ; et je ne me relevais jamais qu'après que cette lumière si douce et si favorable m'avait éclairée comme auparavant, et chassé ces troubles de mon esprit. C'est ainsi que j'élevais incessamment mon cœur vers cette Sainte Vierge qui a porté dans son sein l'Auteur de la chasteté, et que j'avais prise pour ma caution vers Dieu, en la suppliant de m'assister dans cette solitude et dans ma pénitence : à quoi elle n'a jamais manqué.
Voilà, mon Père, comment j'ai passé ces dix-sept années dans un combat perpétuel contre tant de tentations et de périls ; Depuis, cette heureuse Mère de Dieu qui est tout mon recours et toute mon aide ne m'a jamais abandonnée, et m'a servi de guide généralement en toutes choses.
Alors Zosime lui disant : « De quoi vous êtes-vous nourrie et vêtue ? » Elle répondit : « Ces pains, comme je vous l'ai déjà rapporté, me durèrent dix-sept ans ; et j'ai aussi vécu des herbes que j'ai trouvées dans le désert. Quant aux habits, ceux que j'avais en passant le Jourdain s'étant entièrement usés, j'ai souffert d'extrêmes peines ; l'ardeur excessive de l'été me brûlant, et les froids insupportables de l'hiver me réduisant en tel état que toute tremblante et toute transie je tombais souvent par terre et demeurais comme morte sans me pouvoir remuer, combattant aussi contre tant de nécessités et de tentations diverses. Mais au milieu de ces peines, la puissance de Dieu par mille manières différentes a conservé jusques aujourd'hui mon corps et mon âme ; et repassant par mon esprit de quels maux le Seigneur m'a délivrée, je me nourris d'une nourriture qui ne me manque jamais, et me trouve rassasiée par l'espérance que je conçois de mon Salut. « La parole de Dieu qui contient toutes choses (Deut.8) me sert aussi de nourriture et de vêtement. Car l'homme ne vit pas du seul pain (Matth.4). Et lorsque ceux qui se sont dépouillés des affections du péché manquent d'habits, ils trouvent des rochers qui les couvrent. » (Job.24).
CHAPITRE IX.
Conclusion du discours de la Sainte et de Zosime, lequel elle oblige de lui porter à un an de là la sainte eucharistie ; et puis se sépare de lui.
Zosime voyant qu'elle alléguait des passages de l'Ecriture sainte tirés des livres de Moïse, de Job, et des psaumes, lui dit : « Ma Mère, avez-vous appris les psaumes, et lu quelques autres livres de l'Ecriture sainte ? » Elle répondit en souriant : « Je vous assure que depuis que j'ai passé le Jourdain pour venir dans ce désert, je n'ai vu homme du monde que vous, ni rencontré une seule bête sauvage, ni aucun autre animal. Je n'ai non plus jamais rien appris, ni jamais écouté personne qui chantât des psaumes ou qui en lût ; mais la parole de Dieu qui est vivant et efficace, en pénétrant le fonds de l'esprit humain l'instruit et l'enseigne d'une manière toute particulière. Or maintenant que j'ai achevé de vous rendre compte de tout ce qui me regarde, je vous conjure par l'incarnation du Verbe éternel de prier pour moi que vous voyez avoir commis tant de crimes.
A ces paroles le vieillard se mit à genoux et se prosterna contre terre en disant à haute voix : (Job. 9). « Béni soit le Seigneur qui seul fait des merveilles sans nombre si grandes, si admirables et si glorieuses qu'elles remplissent l'esprit d'étonnement. » Béni soyez-vous, mon Dieu, qui m'avez fait voir aujourd'hui quelles sont les faveurs dont vous comblez ceux qui vous craignent. O Seigneur, il est bien vrai que vous n'abandonnez jamais les personnes qui vous cherchent. La Sainte le prenant par la main ne lui permit pas de demeurer davantage contre terre, et lui dit en le relevant : « Je vous conjure par Jésus-Christ notre Sauveur de ne parler à qui que ce soit des choses que je vous ai dites jusques à ce que Dieu m'ait délivrée de la prison de ce corps ; mais conservez-les sous le sceau du secret ; et avec la Grâce de Dieu vous me reverrez encore l'année prochaine dans le même temps où nous sommes. Je vous demande aussi en son nom de manquer pas à la prière que je vous ai faite, qui est que le carême prochain vous ne passiez point le Jourdain selon la coutume du Monastère où vous êtes. » Zosime épouvanté de voir qu'elle savait cette coutume et qu'elle en parlait comme une personne qui en aurait été informée, criait sans cesse : « Gloire soit donnée à Dieu qui accorde à ceux qui l'aiment beaucoup plus qu'ils ne lui demandent. »
Sur quoi elle continua ainsi : « Mon Père, ne sortez donc point, je vous supplie, durant ce temps du Monastère, d'où quand vous le voudriez il ne serait pas en votre pouvoir de sortir, et le soir de la très sainte Cène de notre Seigneur, apportez-moi dans un vase secret et digne d'un si grand mystère, le divin corps et le sang vivifiant de notre Sauveur, et m'attendez du côté du Jourdain qui joint les pays habités par les gens du siècle, afin que lorsque j'arriverai je reçoive ces riches présents qui donnent la vie aux fidèles. Car depuis que j'ai communié dans l'église du bienheureux Précurseur avant que de passer le Jourdain, je n'ai point reçu cette très sainte nourriture ; ce qui me fait vous conjurer avec tant d'instance de ne me refuser pas ma prière ; mais apportez-moi, s'il vous plaît, ce divin sacrement qui est la vie de nos âmes, en la même heure que notre Seigneur faisant la cène avec ses disciples les en rendit participants. Dites à Jean Abbé du monastère où vous demeurez, qu'il veille sur lui-même et sur son troupeau, d'autant qu'il s'y passe des choses qui ont besoin de correction. Je ne désire pas néanmoins que vous lui donniez cet avis présentement, mais lorsque Dieu vous l'ordonnera. Ayant achevé ces paroles et demandé la bénédiction du saint vieillard, elle s'en alla à grande vitesse dans le fonds du désert .
CHAPITRE X.
L'année étant passée Zosime porta la sainte eucharistie à Sainte Marie l'Egyptienne, et la fit communier. Et puis elle le pria de revenir l'année suivante au même lieu où elle lui avait parlé la première fois.
Zosime se jetant à terre embrassa la trace des pas de la Sainte, et puis s'en retourna en glorifiant Dieu et lui rendant d'infinies actions de grâces. Ayant repassé par le même chemin qu'il avait déjà fait dans ce désert, il se rendit au Monastère en même temps que les autres, et demeura toute l'année suivante dans le silence, n'osant rien dire de ce qu'il avait vu. Mais il priait Dieu de lui faire voir encore cette personne pour qui il avait tout ensemble tant de respect et d'admiration ; et le temps lui durait de telle sorte qu'il soupirait en pensant combien cette année était longue.
Quand le saint jeûne fut arrivé, et que les autres Solitaires après l'oraison accoutumée sortirent le premier dimanche de Carême en chantant des psaumes, il fut arrêté par une petite fièvre qui l'obligea de demeurer au Monastère. Alors il se souvint de ce que la Sainte lui avait dit, que quand même il le voudrait il ne pourrait en sortir, et quelques jours après il se trouva soulagé de son indisposition. Les Solitaires étant de retour il accomplit le soir de la Cène ce qui lui avait été ordonné, en mettant dans un petit calice le sacré corps et le précieux sang de notre Seigneur Jésus-Christ, et emporta dans un panier d'osier quelque peu de figues, de dattes, et de lentilles trempées dans de l'eau ; puis arrivant vers le soir il s'assit sur le bord du Jourdain pour y attendre la Sainte, laquelle tardant à venir il ne se laissa point aller au sommeil, mais regardait attentivement du côté du désert dans l'attente de ce qu'il avait tant d'envie de voir, et disait : « Ne serait-elle point venue, et ne m'ayant pas trouvé ne s'en serait-elle point retournée. » Il accompagnait ces paroles de ses larmes, et levant les yeux vers le Ciel faisait avec ardeur cette prière : « Mon Dieu, ne me refusez pas de voir encore celle que vous m'avez déjà fait la faveur de voir. Mais je crains que mes péchés me rendent indigne de recevoir cette grâce. »
Priant ainsi en pleurant, il lui vint une autre pensée, et il disait en lui-même. Mais si elle vient, que fera-t-elle, et comment passera-t-elle le Jourdain pour venir à moi pauvre pécheur, puisqu'il n'y a point ici de bateau.Hélas ! Malheureux que je suis, qui m'a fait perdre le bonheur que j'avais tant de sujet d'espérer ? » Le vieillard étant dans cette peine, la Sainte arriva et se tint debout de l'autre côté du fleuve. Zosime la voyant se leva, et tout transporté de joie rendait des actions de gr$aces à Dieu. Mais comme il était toujours dans une extrême inquiétude de ce qu'elle ne pourrait passer le Jourdain, il lui vit faire le signe de la Croix sur le fleuve ( car la lune étant lors dans son plein ses rayons rendaient toute cette nuit extrêmement claire) et aussitôt après marcher sur ses eaux comme elle aurait marché sur la terre ferme : ce qui l'étonna de telle sorte qu'il voulait mettre les genoux en terre, mais elle l'en empêcha en lui criant : « Que faites-vous, mon Père ? Ne vous souvenez-vous point que vous êtes Prêtre de Dieu, et que vous portez ses divins mystères ? » Il obéit à ces paroles, et elle après avoir passé le fleuve, lui dit : « Mon Père, donnez-moi votre bénédiction. » A quoi il répondit dans l'étonnement extrême où l'avait mis un si grand miracle : « Certes Dieu est bien fidèle lorsqu'il promet de rendre semblables à lui ceux qui se purifient avec tant de soin pour son amour. Mon Dieu et mon maître soyez glorifié à jamais de ce qu'il vous a plu me faire voir en la personne de votre servante combien je suis éloigné de la véritable perfection. » Elle le pria ensuite de réciter le symbole de la foi, et de commencer l'oraison dominicale. Après qu'elle fut achevée, la Sainte, selon la coutume, donna au vieillard le baiser de paix, et puis, recevant le très saint sacrement, elle étendit ses mains vers le Ciel, et mêlant ses soupirs à ses larmes, proféra ces mots à haute voix : « Seigneur, vous permettez maintenant à votre servante selon votre divine parole de s'en aller en paix, puisque mes yeux ont vu mon Sauveur. » Et se tournant vers le vieillard, elle lui dit : « Pardonnez-moi, mon Père, la peine que je vous ai donnée, et accordez-moi encore cette autre prière : Retournez maintenant sous la conduite de Dieu dans votre Monastère, et, lorsque l'année sera accomplie, trouvez-vous à ce torrent où je vous parlai la première fois ; mais au nom de Dieu, n'y manquez pas ; et vous me reverrez là en la manière qu'il le voudra. » Le vieillard lui répondit : « Plût à Dieu qu'il fût en mon pouvoir de vous suivre, et de jouir du bonheur de votre présence ; mais je vous supplie, ma Mère, de ne me refuser pas une petite prière que j'ai à vous faire, qui est de vouloir bien manger quelque chose de ce que j'ai apporté. » Alors elle prit seulement trois grains de lentilles qu'elle mit en sa bouche en disant que la Grâce du Saint Esprit suffisait pour conserver l'âme dans sa pureté, et ajouta en s'adressant au vieillard : « Je vous prie,mon Père, au nom de Dieu, de le prier pour moi, et de n'oublier jamais mes misères. » Zosime embrassant ses pieds saints la conjura avec larmes de prier pour l'Eglise, pour l'Empire, et pour lui ; et pleurant et soupirant il la laissa aller. Car il n'osait pas l'arrêter beaucoup, et quand il l'aurait voulu, il ne l'aurait pu.
CHAPITRE XI.
Zosime s'étant rendu au lieu où la Sainte lui avait dit, il la trouva morte et l'enterra. Conclusion de tout ce discours.
La Sainte ayant fait encore le signe de la Croix sur le Jourdain, et puis marchant sur ses eaux, elle le traversa de la même sorte qu'elle avait fait en venant, et Zosime s'en retourna plein de joie et d'étonnement tout ensemble, et avec beaucoup de regret de ce qu'il ne lui avait pas demandé son nom. Mais il espérait de réparer cette faute l'année suivante ; laquelle étant accomplie et les coutumes ordinaires du Monastère ayant été observées, il retourna dans ce désert qui est au-delà du Jourdain, et marchait en grande hâte par le désir de jouir du bonheur de revoir cette glorieuse Sainte. Mais en s'avançant dans cette grande solitude, et regardant et cherchant de tous côtés pour trouver quelque marque qui le pût conduire au lieu où il souhaitait avec tant d'ardeur de se rendre, ainsi que font les veneurs pour trouver les bêtes qu'ils veulent chasser ; enfin ne voyant aucune trace il trempa de larmes son visage, et dit en élevant les yeux au Ciel : « Je vous supplie très humblement, mon Dieu, de me faire voir cet Ange dans un corps mortel, auquel tout le monde ensemble n'est pas digne d'être comparé. »
Ayant achevé cette prière il arriva au torrent ; et tout le haut de cet endroit étant éclairé des rayons du soleil, il aperçut sur la terre le corps mort de la Sainte qui avait le visage tourné vers l'Orient, et les mains croisées. Y ayant couru aussitôt, il lava ses pieds de ses larmes, sans oser toucher aucune autre partie de son corps. Ayant ensuite chanté des psaumes et récité les oraisons accoutumées en semblables occasions, il dit en lui-même : « Il se peut que la Sainte n'ait pas pour agréable ce que je fais. » Comme il était dans cette pensée il vit ces paroles écrites sur la terre : « Mon Père Zosime, enterrez le corps de la misérable Marie. Rendez à la terre ce qui est à la terre. Ajoutez la poussière à la poussière. Et au nom de Dieu priez pour moi. Ce dixième jour d'avril la veille de la passion de Jésus-Christ notre Sauveur, et après avoir été rendue participante de son très saint et divin corps. »
Le vieillard ayant lu ces paroles pensait en lui-même qui pouvait les avoir écrites, puisque la Sainte lui avait dit qu'elle ne savait pas écrire ; et reçut une extrême joie d'avoir en cette sorte appris son nom. Il connut aussi par là qu'à l'instant qu'elle eut reçu le saint sacrement sur le bord du Jourdain elle était venue en ce lieu, et passée dans le Ciel ; et qu'ainsi elle avait fait en un moment le même chemin auquel il avait employé vingt jours entiers en marchant sans discontinuation. Ce bon vieillard ayant rendu d'infinies actions de grâces à Dieu, et trempé de ses pleurs le corps de la Sainte, commença à dire : « Il est temps, Zosime, d'exécuter ce qui t'a été ordonné. Mais hélas, que ferai-je, puisque je n'ai point de quoi creuser la terre, n'ayant ici ni bêche ni autre chose quelconque. » Comme il parlait de la sorte, il vit un petit morceau de bois qu'il prit, et commença d'en vouloir ouvrir la terre ; mais elle était si dure, et il était si extrêmement faible à cause de ses jeûnes et du travail d'un si long chemin que ce lui fut tout impossible. Alors tout trempé de sueur par les efforts qu'il avait faits inutilement, il jeta de profonds soupirs, et levant les yeux il aperçut auprès du corps de la Sainte un fort grand lion qui lui léchait les pieds ; ce qui le remplit d'abord d'une merveilleuse frayeur et principalement à cause que la Sainte lui avait dit qu'elle n'avait jamais vu aucune bête sauvage dans tout ce désert ; mais il se rassura par le signe de la Croix et par la créance que ce saint corps le pouvait garantir de tous périls ; et le lion commença à lui faire des caresses, comme s'il l'eût voulu saluer. Alors Zosime lui dit : « Roi des animaux, puisque Dieu t'a envoyé ici afin que le corps de sa servante ne demeure pas sans sépulture, acquitte-toi de ta charge pour me donner le moyen de le mettre dans la terre ; car outre que ma vieillesse m'ôte la force de la creuser, je ne vois rien ici qui y soit propre, et je ne saurais pour en aller chercher faire un aussi long chemin que celui que j'ai déjà fait ; mais puisque tu en as reçu le commandement de Dieu, emploie tes ongles à cet ouvrage.
Le lion obéissant au vieillard creusa soudain une fosse suffisante ; et Zosime après avoir arrosé de ses larmes les pieds de la Sainte, et par plusieurs prières imploré son assistance pour tout le monde, et particulièrement pour lui, il couvrit son corps de terre, le laissant en la même sorte qu'il l'avait trouvé, et étant seulement enveloppé en partie avec ce vieux manteau tout déchiré qu'il avait jeté à la Sainte deux ans auparavant. Le lion durant cela était toujours demeuré ferme, et quand cet office de piété fut achevé, ils se retirèrent tous deux en même temps : ce superbe animal ainsi qu'une douce brebis s'en alla dans le fonds du désert, et Zosime s'en retourna en bénissant Dieu et chantant un cantique de louange à Jésus-Christ notre Seigneur.
Lorsqu'il fut de retour au Monastère, il leur conta depuis le commencement ce qui lui était arrivé, sans leur rien cacher de tout ce qu'il avait vu et entendu, afin qu'apprenant les effets miraculeux de la toute-puissance de Dieu ils fussent remplis d'admiration, et qu'ainsi ils célébrassent avec crainte et avec amour le jour du passage bienheureux de cette glorieuse Sainte, selon l'avis de laquelle l'Abbé Jean trouva que quelques-uns de mes frères avaient besoin de correction, et les convertit par l'assistance de la miséricorde de Dieu. Quant à Zosime, après avoir vécu jusques à l'âge de cent ans dans ce Monastère, il s'en alla en paix jouir de la présence de Dieu par la Grâce de Jésus-Christ notre Seigneur, auquel avec son Père et l'adorable Saint Esprit vivificateur des âmes, l'honneur, la puissance et la gloire appartiennent aux siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE SAINTE RAINGARDE
VEUVE,
écrite par Saint Pierre Maurice,
Abbé de Cluny, son fils ;
Dans une lettre qu'il adresse à trois de ses frères, Jourdain, Ponce, et Armand, et qui est dans la seconde partie du 12° tome de la bibliothèque des Pères imprimée en Allemagne, Livre 2, Ep.17.
CHAPITRE PREMIER.
Saint Pierre Maurice Abbé de Cluny revenant du Concile de Pise apprend la nouvelle de la mort de Sainte Raingarde sa mère.
Après avoir longtemps cherché et jeté avec grand soin les yeux de tous côtés sur ceux à qui je devrais le plutôt communiquer les secrets de mon cœur, en leur découvrant, ou même s'il était possible en déposant dans leur sein l'extrême affliction qui m'est arrivée depuis peu, il ne m'est venu personne en l'esprit que je dusse plutôt choisir que vous, puisque la cause de ma douleur vous est commune avec moi et que vous avez aussi les mêmes sujets de consolation. Ecoutez-moi donc attentivement, je vous prie. Rassemblez toutes vos affections, et ne lisez pas avec négligence ce que je vous écris d'une personne à qui vous ne devez pas seulement toutes vos affections, mais à qui vous vous devez vous-mêmes. Il n'y a rien qui vous puisse dispenser de donner votre esprit tout entier au sujet dont il s'agit, puisque la Providence de Dieu a voulu que vous teniez la vie de celle dont je vais parler.
Comme je revenais depuis peu du Concile de Pise, ensuite de plusieurs incommodités que nous avions souffertes durant le chemin, il arriva un messager qui troubla tout d'un coup par sa venue le plaisir que nous prenions à nous entretenir, comme l'on fait d'ordinaire, des périls que nous avions courus, de ce qu'il avait plu à Dieu de conserver nos amis, et des succès favorables de notre voyage. Car cet homme demeurant sans dire mot au milieu de tout ce que nous étions qui parlions ensemble, et faisant voir parmi notre joie un visage sombre qui témoignait sa tristesse, il s'approcha de moi, et lorsque je ne pensais à rien moins me donna des lettres funestes. Or comme je le reconnaissais pour être domestique de la maison, et savais d'où il était, ne m'imaginant pas qu'il pût m'apporter de là aucune mauvaise nouvelle, je reçus cette lettre sans appréhension, m'étant écrite par quelques-uns de mes amis, et commençai de la lire en courant, croyant n'y rien trouver que d'agréable ; mais lorsqu' après les compliments ordinaires je me hâtais de venir au reste, je demeurai soudain aussi court que si j'eusse choqué contre quelque tronc d'arbre ; je fus aussi étonné et aussi étourdi que si une pierre me fût tombée sur la tête ; et je jetai d'aussi grands soupirs que si quelque dard m'eût percé le corps, quand cette lettre par son langage muet m'apprit le prompt et inopiné départ de ce monde de ma bienheureuse mère.
Alors me sentant étouffer par l'excès de ma douleur, et ces lettres étant toutes trempées de mes larmes avant que j'eusse achevé de les lire, je me levai promptement de ce lieu où je ne pouvais plus durer, pour en chercher un autre plus retiré, afin d'y soupirer et pleurer en liberté. Mon affliction passant ensuite jusques à un tel excès que n'étant plus maître de moi-même je ne pouvais souffrir d'être consolé par tant de grands personnages qui se trouvèrent présents, la nuit arriva, et calmant un peu par son repos mon excessive douleur fit ce que tout le reste n'avait su faire. Le lendemain, je m'approchai de l'autel pour recommander cette chère âme à son divin Rédempteur, et joignant à cette hostie salutaire le sacrifice d'un esprit affligé, j'implorai sa divine clémence, afin que par l'excès de ses miséricordes il lui plût de lui être favorable.
Il y avait en notre compagnie des personnes vénérables et éminentes par leur dignité, les Archevêques de Reims et de Rouen, et les Evêques de Troyes, de Coutances, et de Séez. Il y avait aussi des Abbés fort vertueux, des Ecclésiastiques très capables, des Religieux de grande piété, et plusieurs autres qui s'étant assemblés de divers endroits, nous étions tous allés de compagnie au Concile, sans qu'ils m'eussent jamais quitté, et nous en revenions aussi tous ensemble. Etant touché des consolations qu'ils me donnaient avec beaucoup de témoignages d'affection, mais plus encore du respect que j'avais pour eux, qui me faisait craindre de troubler par les nuages de ma douleur le calme si doux et si agréable dont jouissaient auparavant tant de grands hommes, je me contraignis enfin de telle sorte que cachant mon affliction dans mon cœur, je leur fis soudain paraître à tous de la tranquillité sur mon visage. Ce changement qu'ils virent en moi leur ayant fait aussi changer de conduite dans la créance que je m'étais consolé, ils commencèrent à se réjouir de me voir plus gai, comme ils s'étaient auparavant affligés de me voir triste.
Ayant achevé dans cette fausse joie ce qui nous restait de chemin, et les ayant tous reçus fort honorablement à Cluny ainsi que j'y étais obligé, lorsqu'ils en furent partis je m'en allai en grande hâte à Marsigny, me sentant d'autant plus vivement pressé d'y aller, et la douleur de la plaie que j'avais reçue dans le cœur d'autant plus violente de ce que ma lumière s'était éteinte en mon absence ; et comme je n'avais pas été digne de voir lorsqu'elle respirait encore une personne qui m'était si chère, je désirais au moins, étant ainsi ravie à mes yeux, d'arroser son sépulcre de mes larmes.
CHAPITRE II.
Saint Pierre Maurice va au Monastère de Marsigny où sa mère était morte, et lui rend les derniers devoirs.
Etant arrivé je trouvai toute cette grande et sainte compagnie de servantes de Dieu dans une telle affliction de la mort de ma mère, qu'il semblait qu'on les dût enterrer avec elle. Elle avait passé vingt années de telle sorte dans la céleste assemblée de ces saintes Religieuses, qu'elles témoignaient assez par leurs sanglots et par leurs soupirs qu'elles eussent quasi mieux aimé mourir avec elle, que de vivre après l'avoir perdue. L'église de la Sainte Vierge où j'allai d'abord faire mes prières selon la coutume retentissait de tous côtés, et par ce retentissement funeste répondait à leurs gémissements et à leurs plaintes. Je croyais auparavant être là le seul qui aimât d'un amour de fils une mère si excellente;mais voyant leur extrême affliction je fus obligé d'avouer qu'il semblait qu'il n'y en eût aucune qui ne fût sa fille. Leur douleur augmentait la mienne ; et ne la pleurant, comme elles faisaient, que par une affection de piété, elle m'apprenaient ce que je devais à Dieu et à la nature. Enfin cette prière mêlée de tant de larmes étant finie, je commençai selon la coutume à rendre à ma mère, comme si elle ne fût venue que de mourir, tous les devoirs auxquels j'étais obligé, et dont je n'avais pu m'acquitter à cause de mon absence.
Mais lorsque je vins à parler à toutes ces saintes Religieuses, il est impossible de représenter de quelle sorte se redoublèrent encore les témoignages de leur douleur. Car pour ne point dire sur ce sujet mille particularités dont je ne saurais me souvenir, et qui seraient trop longues à rapporter, l'une se plaignait d'avoir perdu sa mère, l'autre sa fille, l'autre sa sœur, et l'autre tout son secours et toute son assistance. Elles disaient qu'elle était la consolation des affligés, la force des infirmes, le soutien des faibles, le refuge des pauvres, et pour comprendre tout en un mot, le remède à toutes les incommodités d'autrui. Elles ne parlaient plus des affaires de leur Monastère, et elle s'occupaient seulement à s'entretenir de cette servante de Dieu.
Ces sentiments n'étaient pas renfermés dans cette sainte maison, ils éclataient encore au-dehors et dans tous les lieux voisins, où l'on n'entendait que les mêmes plaintes. Les pauvres vers lesquels elle avait toujours été aussi libérale que son pouvoir avait pu s'étendre, disaient en pleurant qu'ils avaient perdu tout le soutien de leur vie. Les Monastères des vierges des environs qui étaient dans une extrême nécessité, et auxquels elle donnait souvent ce qu'elle se retranchait à elle-même, la regrettaient comme leur mère. Les gens de guerre mêmes et les séculiers auxquels sa charge l'obligeait de parler et de les assister, disaient qu'ils ne trouvaient plus Marsigny dans Marsigny. Enfin tout était rempli de deuil. Ce Monastère comme s'il eût été couvert d'un voile noir touchait de frayeur ceux qui le voyaient ; et ces sacrées vierges priant sans cesse recommandaient à Dieu et en général et en particulier cette âme qui leur était si chère.
Le lendemain étant entré dans le chapitre, avant que j'eusse quasi ouvert la bouche elles firent de nouveau retentir de tous côtés leurs gémissements ; et je ne disais une seule parole qu'elles n'accompagnassent de beaucoup de larmes. Je fis en suite les prières pour l'absolution de l'âme de ma mère, auxquelles toutes ces saintes filles répondant « Amen » avec une voix lamentable, je ne doute point qu'elles ne l'aient fait passer à la vie éternelle. De là je m'en allai à l'église accompagné de tous ceux qui se trouvèrent présents, où ayant de nouveau offert à Dieu pour elle le saint sacrifice, et m'approchant de son tombeau fait les prières sur son sacré corps, je lui donnai l'absolution solennelle. Ainsi ayant demandé à Dieu de tout mon cœur de mettre son âme en repos, et de faire ressusciter son corps à la vie, infortuné fils que j'étais je pris congé de ma sainte mère, et m'éloignai d'elle de présence seulement, et non pas d'esprit.
CHAPITRE III.
Raisons pour montrer qu'il est permis de pleurer la mort de ses proches et de ses amis. Et en quelle manière on le doit faire.
Ayant aussi passé trois jours à Marsigny dans la tristesse qui accompagne ces derniers devoirs ; enfin revenant comme de la mort à la vie, je commençai à reprendre mes esprits, et résolus au partir de là de vous écrire comme à mes très chers frères de ce discours funèbre de notre commune mère. Je vous ai choisis entre mille sachant que vous la pleureriez aussi volontiers que moi, puisque vous n'en avez pas moins de sujet, et d'autant que je désire que ceux qui étaient fils d'une même mère pleurent ensemble sa mort, de peur que s'il y avait quelqu'un qui refusât de la pleurer il ne fît connaître par là qu'il n'était pas son fils. Je ne veux nullement que quelque importun consolateur se vienne mêler dans nos plaintes sous prétexte de cette parole de Saint Paul. (2. Thes.4) : « Nous désirons, mes frères, que vous sachiez que nous ne devons pas nous attrister sur le sujet de ceux qui dorment en paix dans le tombeau. » Car s'il allègue ce passage, je lui répondrai que l'Apôtre ne l'a pas entendu en ce sens, et n'a pas défendu absolument de pleurer les morts, mais avec distinction, puisqu' après avoir dit : « Ne vous affligez pas », il ajoute « en la manière que font les païens, auxquels il ne reste nulle espérance après la mort. » Et ainsi il ne parlait pas des fidèles, mais des infidèles qui croyaient que l'âme mourait avec le corps ; qui disaient qu'après cette vie on ne pouvait plus attendre de récompense, et qui niaient la résurrection. Ceux-là pleuraient les morts, parce qu'ils n'avaient nulle espérance qu'ils dussent revivre ; et ils pleuraient les personnes qui leur étaient chères dans l'opinion qu'ils avaient de ne les revoir jamais plus ; ce qui obligeait Saint Paul de donner ce précepte pour sécher ce larmes qui étaient contraires à l'espérance du Christianisme, pour bannir du cœur des fidèles cette tristesse des infidèles, et pour établir plus puissamment la foi de la résurrection.
Mais nos pleurs ne font pas de cette sorte, puisque ce n'est point le manque d'espoir pour l'avenir, mais la compassion à laquelle la nature nous oblige qui nous les fait répandre. Notre douleur n'est pas de cette sorte, puisque ce n'est pas le défaut de la foi qui la produit, mais une affection sincère et mutuelle qui n'est défendue par aucune loi soit divine ou humaine. On voit dans l'antiquité que les justes ont pleuré leurs parents en cette manière, et que les plus grands des Patriarches ont été touchés d'une semblable douleur aux funérailles des personnes qui leur étaient les plus proches ; ce qui fait que l'Ecriture dit en parlant d'Isaac. (Gen.24) : « Il mena Rebecca dans la maison de Sara sa mère, et l'aima avec tant de tendresse que cela modéra la douleur qu'il ressentait de sa mort. » Qui fera donc celui, mes très chers frères, qui voudrait nous empêcher de nous affliger sur le sujet de la mort si sainte de notre sainte mère, lorsqu'il erre qu'un si grand Saint a été tellement affligé de la mort de la sienne ?
Que dira-t-il si on lui apporte l'exemple de Joseph cet excellent fils d'un si bon père, duquel l'Ecriture dit qu'après que Jacob eut rendu l'esprit il se jeta sur son visage en l'embrassant et en le trempant de ses larmes ; et qu'après avoir fait emporter son corps hors d'Egypte et lui avoir donné sépulture dans la terre de Chanaan, il célébra durant sept jours ses obsèques avec ses frères et grand nombre d'Egyptiens, par tant de pleurs et de soupirs, que cela obligea les Chananéens de dire : « Voilà un grand deuil parmi les Egyptiens », et de nommer ce lieu-là le deuil d'Egypte ?
Mais David même si signalé entre les principaux des Pères, ce Roy et Prophète tout ensemble, ne peut-il pas aussi être allégué en notre faveur, lorsque sachant ce qu'il devait à la nature, après avoir par une admirable charité pleuré la mort de ses ennemis, il pleure la tête couverte non seulement un meurtrier de son frère, mais aussi un parricide, lorsqu'en pleurant son fils Absalon il disait (2. Reg. 18) : « Absalon,mon fils, mon fils Absalon qui me fera la grâce de pouvoir mourir au lieu de toi ? »
Mais pourquoi alléguai-je ces exemples comme s'ils étaient extraordinaires, puisque tous les anciens par une coutume procédant de la bonté de leur naturel ont toujours pleuré la mort de leurs parents et de leurs proches, et célébré leurs funérailles par un deuil public ? Ce qui faisait révérer l'union si recommandable de la société humaine, donnait aux gens de bien quelque consolation dans leur douleur ; et par le regret qu'ils ressentaient de l'absence de leurs amis, les portait à rechercher des biens éternels. Ce que le livre de la Sagesse nous confirme par ces paroles (Eccl. 38) : « Mon fils, pleurez ceux que la mort vous a ravis ; pleurez comme ayant souffert une extrême douleur de leur perte. »
Ce n'est donc pas une chose contraire à la foi ni aux coutumes de l'Eglise que de voir des gens de bien pleurer la mort des gens de bien avec une bonne intention, et comme leur adresser leur voix par avance au même lieu où ils doivent passer après eux. Car en pleurant les autres morts ils déplorent la condition qui les a rendus mortels, et demandent à Dieu par cette sorte de prière que la Grâce de jésus-Christ les délivre de cette misérable mortalité, pour les conduire dans une immortalité bienheureuse.
Que si nous passons de l'ancien Testament au nouveau, nous verrons dans l'Evangile qu'il n'a pas été dit en vain à la Sainte Mère de Dieu (Luc 2) : « Le glaive de douleur percera ton âme. » Or il ne l'aurait pas percée si par une affection que la nature lui avait gravée dans le cœur, elle ne se fût affligée au-delà de toutes paroles de la mort de son Dieu et de son fils. Car encore qu'elle ne pût douter que la mort de son fils ne fût la vie du monde, elle ne laissa pas d'être touchée d'une très sensible affliction en voyant mourir celui qu'elle savait certainement devoir par sa mort racheter les hommes de celle qu'ils avaient méritée.
Conservons donc mes très chers frères, dans le secret de notre cœur ce sentiment de tristesse. Et fortifiés par ces exemples, arrosons de nos larmes les bienheureuses cendres de notre mère, et réjouissons-nous désormais pour le même sujet qui nous a fait jeter tant de soupirs, afin que celle qui durant sa vie nous a enfantés avec douleur pour les misères présentes, après avoir souffert la mort en son corps nous enfante avec joie pour une gloire qui ne finira jamais. Qu'elle enfante, dis-je, nos âmes par ses prières comme elle a enfanté nos corps par ses douleurs, et que ce lui soit une consolation nonpareille d'avoir fait entrer au Ciel ceux qu'elle avait fait entrer au Ciel ceux qu'elle avait fait entrer dans le monde en les produisant de son sein. Or afin que l'on n'estime pas que je parle inconsidérément en parlant ainsi, j'ose y ajouter que la manière dont elle a vécu a été en tout telle que je la crois, bien qu'elle ait été aussi en tout telle que je la pouvais désirer. Car elle a été aussi parfaite, qu'autant que les hommes en peuvent connaître elle a suffi pour lui acquérir le Salut, et pour la mettre en état de pouvoir secourir les autres.
CHAPITRE IV.
Raisons qui l'ont porté à écrire la vie de Sainte Raingarde sa mère. Commencement du récit de cette vie. Son extrême piété. Elle fait voeu d'être Religieuse.
Il faut donc que je vous fasse entendre quelle a été la vie admirable d'une femme si excellente, afin que la connaissant vous connaissiez que je ne dis rien d'elle que de vrai ; et qu'une lecture et un entretien si agréable adoucissent votre douleur. Ma mère, toute absente et toute morte qu'elle est, nous deviendra comme véritablement présente par ce discours, et cette image de ses vertus la représentera si naïvement, et la gravera si profondément dans nos âmes que ni le couchant de la mort qui a éteint sur la terre une si claire lumière, ni les ténèbres du tombeau ne pourront jamais l'effacer de notre mémoire ni de notre cœur. Le profit qu'on peut tirer d'une narration si importante ne saurait me permettre de demeurer dans le silence ; puisque si je taisais des choses qu'il est si avantageux de dire, il pourrait sembler que je vous envierais un si grand bonheur. Il ne doit rien y avoir de particulier ni de propre entre ceux à qui non seulement la charité, mais aussi la nature ont voulu que toutes choses fussent communes.
Je ne veux point parler dans ce discours ni de ses grands biens, ni de tant d'autres avantages qui ne regardent que la gloire du siècle, et dans lesquels étant élevée au-dessus de plusieurs autres, il y en avait peu qui fussent élevés au-dessus d'elle. Mais je parlerai seulement de sa piété pour Dieu, de son mépris pour le monde, et de son amour pour les choses célestes et éternelles .Passant donc tout le reste pour en venir là. Lorsqu' étant encore en la fleur de son âge elle se trouva engagée dans le mariage et dans le monde, elle soupirait vers ce que je viens de dire, comme un captif soupire pour sa liberté, un prisonnier pour son élargissement, et un exilé pour sa patrie ; et avec une douleur d'esprit inconnue aux hommes et connue de Dieu elle souffrait avec peine de se voir dans les liens du mariage.
Ainsi lorsqu'il arrivait que ceux qui n'avaient comme elle d'autre désir que d'être un jour citoyens de cette Jérusalem céleste à laquelle elle aspirait sans cesse la venaient voir, elle les recevait avec des honneurs et des respects extraordinaires, et quittant tous autres soins ne pensait qu'à leur rendre par ses devoirs des témoignages de ses affections : Elle recevait chez elle les Religieux. Elle contraignait les Ermites qui passaient par là d'y venir loger. Et généralement tous ceux qui étaient honorés d'un habit, ou d'une grande réputation de piété, étaient amenés par sa force en sa maison, quelque résistance qu'ils y pussent faire. Il n'y avait un seul d'entre eux qui osât passer sur ses terres sans la venir voir et y demeurer quelques jours, afin de satisfaire à sa dévotion pour tout ce qui regarde les choses de Dieu.
Lorsqu'elle était en particulier avec des hommes d'une sainteté connue de tout le monde, elle pleurait en leur présence, et jetait de profonds soupirs de ce que n'étant pas encore affranchie de l'obéissance qu'elle devait à son mari elle était contrainte de s'assujettir aux occupations du siècle ; de prendre soin des autres et de se négliger soi-même ; de se trouver engagée dans l'embarras des affaires temporelles et de n'avoir pas le loisir de s'employer à celles de son âme ; d'embrasser les choses présentes et de mépriser les futures ; et par tant de maux joints ensemble d'amasser un trésor de colère au jour de la colère du Seigneur. En même temps qu'elle proférait ces paroles, elle se jetait aux pieds de ces Sainte, et commeune autre Madeleine pécheresse les arrosait de ses larmes, et les conjurait de frapper avec tant d'instance pour elle à la porte de l'éternelle miséricorde que, ne méritant pas d'être exaucée pour elle-même, elle le fût par leurs prières.
Ces saintes intentions lui continuèrent toujours sans se ralentir jamais, jusques à ce que le célèbre Robert d'Abricelles l'étant venu voir, et ayant demeuré quelques jours avec elle, elle se trouva pressée d'un mouvement si violent que, sans en rien dire à son mari elle résolut, soit durant sa vie s'il le lui permettait, ou après sa mort si elle lui survivait, de se rendre aussitôt Religieuse à Fontevraux. La crainte de Dieu qu'elle avait si fortement conçue dans son cœur, lui ayant fait former ce dessein, elle y joignit une sainte espérance, comme pour élever un bâtiment on met une pierre sur une autre, et attendait ainsi l'effet de la miséricorde de Dieu.
CHAPITREV.
Sainte Raingarde découvre son dessein à son mari et le fait résoudre de quitter aussi le monde. Mais il mourut avant que de le pouvoir exécuter. Assistance qu'elle lui rendit à la mort.
Mais afin qu'il ne semblât pas qu'elle voulût seule jouir d'un si grand bonheur et en priver son mari à qui elle ne devait pas moins qu'à elle-même, elle l' alla trouver, lui découvrit son secret, lui ouvrit son cœur, lui représenta les maux épouvantables d'une éternelle mort, lui fit connaître combien les félicités d'une vie éternelle étaient souhaitables, le pria d'ouvrir les yeux pour considérer combien le monde qui n'est que vanité et tromperie était digne de mépris, et le conjura de l'abandonner le plus promptement qu'il lui serai possible. Enfin, une femme étant le chef d'une si illustre entreprise, elle toucha de telle sorte le cœur de son mari qu'il lui promit si Dieu lui faisait la grâce de vivre de renoncer à tout avec elle dans un certain temps, et que si l'un d'eux mourait avant que de pouvoir exécuter ce dessein, celui qui survivrait accomplirait au nom de tous les deux le vœu qu'ils faisaient ensemble. Il n'avait pas vécu de son côté sans quelque crainte de Dieu.Il avait une foi vive : Il assistait volontiers aux prières de l'Eglise. Il ne manquait point d'aller aux solennités qui se faisaient tous les ans sur les tombeaux des Saints.Il faisait de grandes aumônes ; et l'on ne saurait assez exprimer quelle était sa joie à recevoir tant d'hôtes qui abordaient chez lui de tous côtés.
Cette résolution ayant donc été prise entre eux et l'exécution s'en retardant par d'infinis obstacles qui s'opposaient à leur piété, enfin ce triste jour arriva auquel la mort lui ayant ravi son mari, elle demeura comme une chaste tourterelle qui a perdu sa compagne. Que si je voulais raconter de quelle sorte elle se conduisit dans cet accident, les paroles me manqueraient. Si j'entreprenais de dire avec quelle force d'esprit elle soutint une si extrême affliction, on verrait mon impuissance. Et si je m'efforçais de représenter la fidélité qu'elle témoignait à son mari, même après sa mort, ce qui est rare, je ferais connaître ma faiblesse. Croyez-moi,mes très chers frères, j'appréhende d'ouvrir la bouche, et lorsque je pense ce qu'il y a à dire, et de quelle sorte il se doit dire, je suis presque sur le point d'abandonner mon entreprise. Que ferai-je donc ? Mon incapacité m'arrête, mon amour me pousse, mon sujet m'étonne, ma charité m'excite : Un si grand poids m'accable, et la nature me presse. Mais j'estime qu'en cette circonstance un discours quoique peu raffiné est préférable à un injuste silence. Et ainsi j'aime mieux parler comme je pourrai de ce que l'on ne saurait taire sans quelque sorte de crime.
Durant sa maladie elle ne partait jamais de son lit, et s'oubliant elle-même elle ne pensait qu'à son Salut. Elle brûlait d'ardeur de contribuer à le lui procurer ; et afin que jusques aux moindres choses rien ne le pût distraire d'y penser, elle délivra son esprit de tous les soins qui pouvaient regarder son corps. Elle fit son testament en sa présence. Elle termina ses procès. Elle institua des héritiers. Elle fit le partage de ses terres, et donna ordre ponctuellement à toutes choses. Ayant donc pourvu à tout, elle commença comme aurait fait le plus grand docteur du monde, moi présent et l'entendant, à l'exhorter que se trouvant ainsi délivré de tous les soins de la terre, il n'en eût plus que de son âme ; qu'il fondât le fond de sa conscience, confessât ses péchés, et donnât ses biens aux pauvres et aux Monastères. Elle lui représentait que le jugement de Dieu était redoutable ; mais que sa miséricorde était très grande, et que tandis qu'il vivait encore, il devait travailler pour le Salut de son âme, et pour voir de sépulture à son corps.
On n'entendait de tous côtés que des cris et des gémissements. Les peuples poussaient leurs voix confuses jusque dans le Ciel. Tous ses enfants qui l'environnaient, tous ses domestiques qui étaient en si grand nombre, et plusieurs personnes de condition qui se trouvèrent présentes, témoignaient leur extrême douleur par l'abondance de leurs larmes. Elle seule au milieu de tant de pleurs continuait d'avoir les yeux secs par une constance héroïque, jugeant qu'il valait mieux employer toutes ses pensées pour l'utilité de celui qui allait mourir, que de mêler inutilement ses larmes à celles de cette grande multitude qui s'affligeait davantage par les sentiments de la nature que par ceux de la raison. Ainsi lorsque son cher mari eut été fortifié par la confession, armé du corps de Jésus-Christ, et revêtu d'un habit de Religieux, elle le vit avec joie et avec douleur tout ensemble passer avant elle dans le Ciel. Son corps étant accompagné d'une multitude innombrable de personnes elle le fit porter à Selcine, où elle le mit entre les mains des Religieux pour l'enterrer, comme un Religieux avec leurs Religieux.
Après avoir mis la terre dans la terre et lui avoir confié ce corps comme un dépôt qu'elle serait un jour obligée de rendre, elle convertit tous ses soins à procurer du repos à son âme ; et pressée de l'amour qu'elle lui portait elle courait de tous côtés. Elle allait en diverses provinces ; elle visitait les églises ; elle passait de Monastère en Monastère ; elle épuisait ses biens par ses libéralités envers les pauvres, s'acquérant ainsi des amis avec ces richesses d'iniquité selon le précepte de l'Evangile, et eut estimé commettre un crime si quelqu'un d'entre eux n'eût pas ressenti les effets de sa charité ; elle priait pour son mari ; elle priait pour elle-même, demandant à Dieu qu'il lui plût de pardonner à l'un ses offenses, et de retirer l'autre de ses péchés pour une véritable conversion.
CHAPITRE VI.
De quelle sorte Sainte Raingarde se prépare à quitter le monde .
Elle prépara ensuite tout ce qui était nécessaire pour sa retraite ; et le monde lui tendant de nouveaux pièges pour tâcher de l'arrêter, elle se moqua de lui par une sainte tromperie, en lui donnant espérance de demeurer. Car des personnes de grande condition et extrêmement de ses amis l'exhortant à se remarier, et lui représentant qu'elle pouvait aisément trouver un grand parti et plus grand encore qu'elle n'eût su croire, elle répondit en ces propres termes : « Je suivrai votre conseil, et me remarierai le plus tôt que je pourrai. » Par cette réponse qui cachait son véritable dessein elle se moqua du Diable, et par un change louable, trompant comme il le méritait le prince des tromperies, elle travaillait par toutes sortes de moyens à lui ravir la proie qu'il croyait être prêt à dévorer. Ainsi elle cacha dans le fond de son cœur ce secret qui regardait son Salut, comme on cacherait un trésor de peur des voleurs, afin qu'étant ainsi caché à tout le monde il fût en sûreté contre tout le monde.
Mais d'autant qu'elle avait besoin de l'assistance de quelques-uns elle découvrit son dessein à deux personnes seulement, dont la fidélité et la fermeté de l'esprit lui étaient si connues qu'elle crut leur pouvoir confier toutes choses. L'un était un séculier auquel elle donna le soin de pour voir à tout ce qui était nécessaire pour sa retraite ; et l'autre était un Religieux d'une vertu éprouvée à qui elle fit connaître le fond de sa conscience.Ils prennent jour pour sortir d'Egypte, et pour s'affranchir enfin du joug de la longue et cruelle servitude de Pharaon. L'espérance d'une prochaine liberté fait que les fardeaux dont les Egyptiens les accablent commencent à leur sembler plus légers, et qu'ils supportent patiemment le travail de ces ouvrages d'argile dont ils seront bientôt délivrés.
Elle attendit donc jusques au jour de Pâques, auquel en renonçant au levain de la malice et de l'iniquité elle put se rassasier des pains sans levain de la vérité et de l'innocence. Par combien d'ingénieuses dissimulations faisait-elle durant ce temps voir sur son visage le contraire de ce qu'elle avait dans l'âme ? Combien de belles espérances donnait-elle aux gens du monde ? Et que de gaieté faisait-elle paraître à qui que ce fût beaucoup plus qu'à l'ordinaire ? Il semblait qu'elle se fût entièrement dévouée au siècle, et qu'elle eût plus de passion que jamais pour les plaisirs de la vie ; mais elle disait à Dieu en secret : « Seigneur, tous les désirs de mon âme sont exposés à vos yeux, et les gémissements de mon cœur ne vous sont nullement cachés. »
Cependant ce jour si souhaité s'approchait, et sa ferveur était telle qu'elle n'avait point de repos. Enfin la nuit qui précéda le dernier jour qu'elle devait passer dans le monde, ô dévotion sans exemple!elle va durant les ténèbres ainsi qu'un autre Nicodème au sépulcre de son mari,où sans être vue de personne que de ce Religieux dont j'ai parlé, elle se jeta sur ce tombeau que ses yeux comme deux vives sources noyèrent de larmes. Elle pleurait en présence de son Créateur les fautes de son mari ; et elle pleurait aussi ses propres offenses avec une douleur nonpareille. Ayant passé une partie de la nuit en cette manière et satisfait son affection et ses sentiments par tant de plaintes, elle se confessa en déclarant dès le commencement tout ce qu'elle savait des péchés de son mari, et puis les siens d'elle ; ce qui dura jusques à minuit, parlant ainsi comme par la bouche du défunt, et comme si par quelque transformation le mari eût fait pénitence en la personne de la femme.
Ayant accompli ce que je viens de dire, et s'étant ainsi entièrement purifiée de toutes les tâches et comme de la lie de es péchés, néanmoins d'autant qu'elle se regardait comme coupable de toutes sortes de crimes, elle pria ce Prêtre auquel elle avait découvert les plaies de son âme de l'assujettir aux dures lois d'une médecine salutaire, et de l'enfermer dans Marsigny comme dans une prison pour y faire pénitence durant tout le reste de sa vie. Car elle avait préféré ce Monastère à celui de Fontevraux dont j'ai ci-devant parlé, d'autant que le vénérable Robert à la conduite duquel elle s'était entièrement soumise était lors passé de cette vie à une meilleure, et qu'étant une fois entrée dans un cloître elle ne se pouvait résoudre d'en sortir ainsi que font ces Religieuses. Estimant moins le monde que de la fange, sa seule vue lui était insupportable ; et par un élèvement d'esprit non pas orgueilleux, mais céleste, elle commençait à mépriser comme très viles toutes les choses de la terre. Ces raisons lui firent choisir Marsigny plutôt qu'une autre maison pour y demeurer jusques à la mort aussi immobile qu'une colonne propre à être employée à un édifice divin, et où ayant toujours son tombeau devant les yeux elle se pleurait incessamment elle-même comme déjà morte. Sur quoi elle n'appréhenda point d'être blâmée d'avoir changé de dessein, puisque l'accroissement de sa dévotion était cause de ce changement, et qu'il lui était permis de choisir le lieu où elle pourrait s'unir davantage à Jésus-Christ.
Ayant donc reçu de ce Religieux le joug de la rude pénitence qu'elle s'était préparée, elle se releva de terre aussi bien d'esprit que de corps ; et les ténèbres de la nuit couvrant ses actions à la vue des hommes, après avoir dit le dernier adieu à son mari, elle quitta son tombeau pour aller s'enterrer elle-même.
CHAPITRE VII.
Sainte Raingarde se rend Religieuse en l'Abbaye de Marsigny.
S'étant ensuite fait accompagner de quelques gentilshommes très sages, afin qu'il ne semblât pas qu'elle ignorât ce qui était de la bienséance du monde, elle sortit de sa province pour passer dans une autre sous prétexte d'aller à Cluny recommander son mari aux prières de ces saints Religieux. Y étant arrivée en grande dévotion, après y avoir donné ce qu'elle jugea à propos selon sa qualité et leurs besoins, elle s'en revint en diligence ; et ses souhaits étant encore plus prompts qu'elle, elle entra enfin dans Marsigny pour entrer delà dans le Paradis.
Elle fut reçue avec une joie nonpareille des Religieux et des Religieuses, qui ne sachant pas son dessein lui rendaient de très grands honneurs comme à une personne de sa condition qu'ils pensaient qui les venait voir. Cette maison était lors dans une extrême nécessité, d'autant qu'ayant si peu de bien qu'à peine pouvait-il suffire pour nourrir un petit nombre de Religieuses, il y en avait près de cent, et qu'elles recevaient à leurs dépens tous les survenants.
Gérard, de la sainteté duquel j'ai parlé plus amplement dans lepremier livre des miracles, prenait lors le soin de cette maison, sous l'autorité de Dom Godefroy de Sémur, et comme c'était un homme qui s'employait continuellement à des œuvres de piété et à d'autres occupations saintes, il avait, avec quelques autres personnes de grande vertu auxquelles il était fort uni, supplié très instamment le Dieu des miséricordes qu'il lui plût de visiter sa maison, et de pourvoir aux besoins de celles qui employaient leur vie à son service. Ce saint homme prenait Jésus-Christ à témoin qu'étant un jour à l'autel et célébrant la liturgie, il entendit une voix qui lui dit : « Tu as obtenu ce que tu demandais. » Et que la nuit suivante il vit en songe une colombe aussi blanche que la neige qui volait à l'entour de lui avec tant de privauté qu'elle semblait l'inviter à la prendre ; ce qu'ayant fait il l'avait présentée avec joie au Supérieur nommé Hugues, et lui ayant arraché le bout des ailes de peur qu'elle ne s'envolât l'avait enfermée dans une cage.
Ceux qui lui entendirent rapporter ce songe l'interprétèrent de ma mère, et l'évènement fit connaître que cette interprétation était véritable ; car, le jour étant venu, elle entra dans le Monastère, où après avoir fait appeler la Prieure et toutes les Soeurs, et fait venir aussi les gentilshommes dont elle s'était fait accompagner pour se trouver en une action si peu attendue, elle leur parla en cette sorte : « Il y a longtemps que vivant selon la manière ordinaire en cette vie mortelle je me vois quasi arrivée du berceau à la vieillesse. Il n'y a rien sous le Ciel sur quoi je n'aie jeté les yeux, ni rien de ce qui s'offre à nous de plus beau que ma curiosité n'ait voulu connaître. J'ai éprouvé tout ce qu'il y a de plus agréable dans le monde : l'abondance des richesses, le grand nombre de parents, la quantité d'amis, la splendeur d'une illustre naissance,une grande autorité, les délices des sens, et l'orgueil d'une vie pleine de pompe et de gloire ne m'ont rien laissé à désirer ; et ainsi je n'ai rien à chercher davantage parmi les choses basses et mortelles. J'ai possédé tout ce que la terre peut promettre, et tout ce qu'elle peut donner. Mais voyons, je vous prie, si cela m'a pu satisfaire. Il est vrai que j'ai beaucoup vécu ; mais c'est tout de même que si je n'avais vécu qu'un moment. J'ai eu de grands avantages ; mais ces avantages étant passés,je n'y ai plus aucune part. J'ai été dans les délices ; mais il ne m'en reste pas le moindre plaisir.Ainsi ces choses ne nous contentent jamais, et plus nous pensons nous en saouler, plus elles nous laissent affamés par leur jouissance. Il faut donc chercher ailleurs d'autres moyens de rassasier notre faim, d'éteindre notre soif, et d'enrichir notre pauvreté. A quoi je me sens encore poussée par l'infidèle amitié du monde quine trompe que ceux qu'il sait avoir mis en lui leur espérance. Et pour n'en chercher pas bien loin des exemples, dites-moi, je vous supplie, vous qui étiez les plus fidèles, les plus intimes, et les plus sincères amis de mon mari, lequel vous avait tant obligés en vous donnant des armes, des chevaux, de l'argent, et des terres. Qu'avez-vous fait pour lui en récompense depuis sa mort des choses mêmes qui ne vous auraient rien coûté ? A qui avez-vous eu recours pour son repos éternel ? A quel Saint vous êtes-vous adressés ? Quel Religieux avez-vous employé ? Et quelle petite aumône avez-vous donnée ? »
Sur quoi tous avouant n'avoir rien fait de cela,elle continua ainsi : « Vous êtes les Docteurs en théologie qui m'avez instruite et m'avez appris ce que je devais faire, ou éviter. Car comment pourrais-je espérer de vous ce que vous avez refusé à votre seigneur et votre ami ? Et n'y aurait-il pas de l'imprudence à mettre sa confiance en les hommes après avoir vu que l'on n'en saurait avoir en ceux mêmes qui sont les plus amis ? Il faut donc que je travaille pour moi-même sans établir sur autrui l'espérance de mon Salut, de peur qu'attendant avec paresse un secours étranger, je ne perde par ma faute le secours que je dois attendre de Dieu. Il faut que mon corps travaille durant qu'il est encore en vie ; et que mon âme implore pour elle-même l'assistance de Jésus-Christ, de crainte que si elle passe en l'autre monde avant que de l'avoir reçue, il n'y ait personne qui prie pour elle lorsque je serai dans le tombeau. Et pour finir en peu de mots tant d'autres choses que je pourrais dire sur ce sujet, je m'en vais vous découvrir un secret que je vous ai toujours caché jusques ici, qui est que je ne passerai jamais le seuil de cette porte que vous voyez ; que le monde ne me verra jamais hors de la clôture de ce Monastère ; et que je ne sortirai jamais de cette sépulture que j'ai choisie pour m'y enterrer toute vivante. »
A ces mots tous ces gentilshommes se levèrent ; et comme si la surprise d'une si extrême douleur les eût rendus furieux, ils commencèrent à crier qu'ils ruineraient cette maison si on l'y retenait, et puis se mirent à pleurer.. Ce que voyant, elle reprit ainsi la parole : « Après la tempête vient le calme : le beau temps succède à la pluie ; et ces larmes que vous répandez maintenant seront suivies de rires et de joie. Retournez donc dans le siècle. Et moi en votre présence je m'en vais à Dieu. » En achevant ces mots, elle entra avec les Religieuses dans la clôture, où ayant avec joie coupé ses cheveux et changé d'habit, elle fut comme une blanche colombe enfermée par le Prieur Dom Hugues dans cette cage sainte, selon la vision dont j'ai parlé ; et une femme sainte augmenta le nombre de tant de saintes femmes.
CHAPITRE VIII.
Admirables vertus de Sainte Raingarde, qui est faite cellerière du Monastère.
Se trouvant ainsi délivrée de la fournaise de Babylone, et passant d'un feu dans un agréable rafraîchissement, elle se réjouit d'être entrée dans la maison du Seigneur. Elle court dans les vertes allées de Paradis. Au milieu de ces riches pâturages elle désaltère sa soif dans l'eau des claires fontaines. Comme une brebis du Seigneur, elle broute avec avidité ces belles fleurs. Et, errant deçà et delà dans ces riches prairies, rassasie la faim qu'elle avait soufferte durant un si long temps. Elle amassa en peu de mois un grand trésor de vertus, et ne pouvant souffrir de marcher plus lentement que les autres dans la voie des commandements de Dieu, elle s'y avançait avec une si extrême vitesse qu'elle eût bientôt atteint celles qui étaient devant elle ; et en redoublant ses pas s'efforçait même de devancer les plus anciennes.
La première chose qu'elle fit fut de se soumettre par humilité à toutes les autres, se considérant comme la dernière de la maison et comme la moindre servante, d'autant que selon ce que dit notre Seigneur (Matth.20) : « Elle n'était pas venue pour être servie, mais pour servir. » Et elle se rendit par cette vertu si agréable à toutes les Soeurs qu'elles l'aimaient sans feinte de toute l'étendue de leur cœur. Mais comment pourrais-je rapporter jusques à quel point allait son déplaisir d'avoir offensé Dieu, quelles étaient les confessions qu'elle en faisait tous les jours, et le regret continuel qu'elle témoignait sur ce sujet, puisque selon ce qu'on en pouvait juger elle ne cédait point aux Ninivites à ressentir ses péchés, à David à les reconnaître, et à la Madeleine à les pleurer ?
Elle ne vécut pas seulement ainsi durant les premières années de sa conversion comme font quelques autres ; mais durant tout le reste de sa vie elle consacra son corps au travail, son cœur à la pénitence, et ses yeux aux larmes ; Ses pleurs lui servaient de pain le jour et la nuit, en sorte qu'elle disait souvent à son âme (Ps.47) : « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi te troubles-tu ? » Puis elle ajoutait pour se consoler : « Espère en Dieu, car je le louerai parce qu'il est mon Sauveur et mon Dieu. »
Les Soeurs assuraient que ses pleurs et ses gémissements la réduisaient quelquefois en tel état qu'il semblait qu'elle allait mourir. Elle se prosternait comme une humble servante devant son Rédempteur. Et quelquefois, lorsqu'elle priait à genoux, elle était emportée par des mouvements si violents de dévotion qu'elle tombait à terre sans s'en pouvoir empêcher, la ferveur de son esprit étant telle que, tout ravi dans la pensée des choses célestes,il semblait qu'il eût abandonné son corps. Elle se cachait néanmoins le plus qu'elle pouvait, mais étant continuellement à l'église elle ne pouvait pas toujours y être seule. Elle avait déclaré une telle guerre à son corps par les veilles et par les jeûnes que joignant encore à cela d'autres austérités elle l'affaiblissait si fort que n'ayant quasi plus de chair sa peau était collée sur ses os. Sur quoi, lorsque j'allai à Marsigny quelques années après, elle me dit en particulier et de fort bonne grâce, dans la liberté dont une mère use avec son fils, ces paroles à double sens : « Grâces à Dieu, je suis délivrée des superfluités du monde;J'ai perdu cette vieille chair que je nourrissais pour les délices du siècle ; et je désire de me revêtir d'une nouvelle avec laquelle je puisse rendre à Dieu de nouveaux devoirs. » Elle chantait continuellement des psaumes qu'elle avait appris avant que d'entrer en religion. Elle s'occupait de tout son pouvoir pour s'instruire dans les choses spirituelles. Et par son avancement en toutes sortes de vertus elle élevait de jour en jour son esprit vers le Ciel.
Mais ces bonnes Religieuses la firent passer de la contemplation dans l'action en l'employant aux occupations de Marthe, et à cause qu'elle était fort habile et fort intelligente lui donnèrent la charge de cellerière du Monastère. Car « elle n'était pas comme cette colombe imprudente (Ose.7) dont parle l'Ecriture. « Mais c'était une colombe qui paissait le long des ruisseaux, et qui se plongeant dans le lait de sa simplicité évangélique avait la prudence du serpent sans en avoir la malice. (Cant.5). Elle avait en sortant d'Egypte emporté les dépouilles des Egypriens pour les distribuer à ses frères les Israélites, et les employer au service de Dieu dans le désert durant son pèlerinage en cette vie.
CHAPITRE IX.
De quelle sorte Sainte Raingarde se conduisit dans sa charge de cellerière.
L'obéissance l'y obligeant, elle fut donc contrainte avec grand regret de sortir au-dehors pour prendre le soin de ce qui était nécessaire aux Soeurs ; Sur quoi je ne saurais dignement représenter de quelle sorte elle s'acquitta de cet office. Elle donnait ordre avec tant d'affection à toutes choses qu'on eût jugé par l'amour qu'elle avait pour ces Religieuses qu'il n'y en avait une seule qui ne fût sa fille, et par les services qu'elle leur rendait qu'elle était la servante de chacune d'elles. Elle témoignait ainsi l'ardeur de cette charité qu'elle avait conçue il y avait si longtemps, et ce feu qu'elle cachait dans son sein s'efforçait de jeter des flammes ; mais il fallait aussi que celle qui avait appris dans le silence à aimer Dieu de tout son cœur fît connaître par tant de soins que selon ce qu'il l'ordonne elle savait aussi aimer son prochain.
Elle avait gravé de telle sorte dans sa mémoire le nom de toutes ses Soeurs qu'elle les y trouvait comme dans un livre lorsque les besoins de quelques-unes l'obligeaient à les nommer. Elle avait dans l'esprit les incommodités corporelles de chacune, et avait remarqué très soigneusement et leurs maladies et leurs conditions, afin de pouvoir par cette connaissance les assister toutes sans se méprendre. Elle savait qu'étant de bonne maison et délicates, et outre cela faibles et infirmes, le sexe, le lieu, et cette manière de vie faisaient qu'elles avaient besoin de beaucoup de choses ; ce qui la portait à travailler avec grande vigilance à faire que rien ne leur manquât.
Elle prévenait toutes les autres dans les ouvrages les plus bas, et se réjouissant d'être servante des servantes de Dieu, elle s'employait aux offices les plus vils. Elle s'avisait de diverses manières d'apprêter à manger, afin de varier les mets ; et dans son ignorance de semblables choses elle était contrainte d'apprendre à faire la cuisine. S'acquittant ainsi avec tant de soin de sa charge, elle donnait à l'une du rôti, à l'autre du bouilli, à l'une des choses salées, et à l'autre de douces. Elle préparait tout cela elle-même ; elle le faisait cuire elle-même ; elle le servait elle-même ; et afin de ne rien perdre de la récompense qu'elle en attendait, elle ne voulait jamais souffrir que l'on diminuât rien de son travail et de sa peine.
Elle avait comme rassemblé dans son cœur les esprits de toutes ces saintes femmes ; et connaissant ce que chacune aimait le mieux, elle satisfaisait par des effets à leurs désirs. Mais parce que souvent la pauvreté de la maison ne répondait pas aux richesses de sa charité, et qu'ainsi elle ne pouvait comme elle l'aurait souhaité les contenter toutes, elle en ressentait des peines incroyables ; Lors donc qu'on lui demandait plusieurs choses qu'elle ne pouvait donner ne les ayant pas, elle conservait selon la règle la paix dans son cœur, et témoignait de la douceur dans ses paroles, étant impossible par ce moyen que celles dont elle réjouissait l'esprit par des réponses si agréables et si pleines d'affection, s'en retournassent avec mécontentement. Elle excellait de telle sorte en cette vertu que toutes les sœurs témoignèrent après sa mort que durant près de vingt ans qu'elles avaient demeuré avec elle on ne lui avait jamais entendu dire une seule parole tant soit peu rude . Ainsi étant toujours gaie et toujours de bonne humeur, non seulement on ne voyait rien de sombre en son visage, mais si elle rencontrait des esprits que la tristesse remplît de trouble, elle dissipait ces nuages par le calme si doux qui paraissait dans le sien. Les âmes saintes ont cela de propre qu'elles sont continuellement dans une joie spirituelle, d'autant que se réjouissant en Dieu et que cette joie l'ayant pour objet et non pas les choses du siècle, elles accomplissent ce que dit Saint Paul (Philip.3) : « Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur. Je le dis encore : Réjouissez-vous. » : Ce que l'Apôtre ne répète pas inutilement comme on le peut connaître si l'on veut y bien prendre garde ; car de même que les méchants font voir sur leur visage les ténèbres dont leurs cœurs sont obscurcis, et par l'horreur de leur discours furieux parlent par avance le langage du lieu où ils doivent aller ; ainsi les gens de bien par la tranquillité que la pureté de leur conscience donne à leur esprit, et par la satisfaction qu'ils ressentent dans l'espérance d'un bonheur à venir, ne peuvent ni rien penser ni rien dire qui ne témoigne du contentement et de la joie.
CHAPITRE X.
Des excellentes vertus de Sainte Raingarde, et particulièrement de sa charité envers les pauvres.
Voilà de quelle sorte cette servante de Dieu qui avait appris de Jésus-Christ à être « douce et humble de cœur « (Matt.5) ; et du prophète, que « D ieu aime les débonnaires », travaillait avec soin pour conserver l'humilité dans son cœur et la douceur dans ses paroles, et servait les servantes de son maître comme une abeille ingénieuse, ainsi qu'on le rapporte de Sainte Cécile. Or bien qu'elle se rendît ainsi complaisante à toutes, elle ne disait rien néanmoins ni de trop gai ni d'inutile ; mais usait d'un tel tempérament en ses paroles qu'elle satisfaisait tout le monde sans sortir des bornes qui lui étaient prescrites par la règle. Que si elle était obligée d'enter en discours sur quelques sujets que ce pût être, c'était alors qu'on pouvait véritablement connaître quel était le fonds de son cœur et de son esprit ; car pour en parler selon ma conscience, elle surpassait dans ses paroles et en gravité toutes les personnes que je me puis souvenir d'avoir vues ; et on aurait cru en l'entendant que c'était plutôt un Evêque qui parlait qu'une femme. Tous ses discours étant assaisonnés du sel d'une sainte sagesse n'avaient rien de bas ; ils ne respiraient tous que le Ciel, que le mépris des choses visbles et l'amour des invisibles ; et lorsqu'elle traitait en particulier et en secret, ses entretiens ne pouvaient demeurer longtemps secs ; car l'abondance de ses larmes faisait bientôt connaître quel était l'esprit qui l'animait.
Je me souviens que toutes les fois que j'allais à Marsigny elle pleurait sur les genoux de son fils comme elle aurait fait sur ceux de son père ; elle se confessait coupable ; elle demandait l'absolution ; elle déplorait les maux du monde ; et soupirait d'ardeur de voir Jésus-Christ. Puis se prosternant par terre, lorsque par le respect que je lui devais je m'efforçais de la relever, elle ne le voulait pas permettre ; mais demeurant immobile elle recommençait à pleurer ses péchés comme si elle ne les eût jamais pleurés ; elle gémissait du retardement de son séjour sur la terre ; et demandait à Dieu par ses vœux, par ses prières, et par ses soupirs de le vouloir bientôt finir. Or comme en parlant elle m'appelait tout ensemble son père et son fils, elle me priait de l'absoudre selon le pouvoir que j'en avais comme père ; et par son affection maternelle elle m'instruisait comme son fils avec une sagesse admirable ; et lorsque le temps nous pressait de nous séparer, elle finissait toujours par ces mots : « Adieu mon fils, je vous recommande au Saint Esprit, et à la Sainte Vierge. » Ce qu'elle disait même dans le monde, et s'y était si fort accoutumée qu'entre toutes ses saintes paroles elle nommait plus souvent qu'aucuns autres le Saint Esprit et la Sainte Vierge ; en quoi elle avait grande raison, montrant par là que depuis qu'ils avaient été unis, ils n'avaient jamais été divisés.
Mais afin de retourner à mon discours, bien qu'elle employât pour le service de Dieu et de ces bonnes Religieuses tout ce qu'elle avait de force, d'esprit et d'affection, elle n'oubliait nullement ce qui était des hôtes et des pauvres, recevant les premiers honorablement, et pour voyant avec grand soin aux besoins des derniers, afin qu'il ne manquât rien aux uns de ce que la bienséance obligeait de leur donner, ni aux autres de ce qui leur était nécessaire ; son affection penchait néanmoins davantage vers les pauvres, dont la misère était de plus grand poids dans le cœur de cette femme sainte, estimant qu'il fallait être plus exact à assister ceux qui étaient pressés d'une plus grande indigence. Ainsi lorsqu'il lui pouvait rester quelque chose de ce qu'elle avait en charge, elle l'employait avec dévotion à les assister ; elle leur faisait souvent des aumônes ; elle leur préparait des habits selon son pouvoir, ou en achetant de neufs, ou en leur donnant les vieux qu'elle pouvait prendre aux Soeurs, distribuant ainsi selon le précepte de l'Evangile à tous ceux qui lui demandaient et sans s'informer d'autre chose, ce qu'elle pouvait ramasser de tous côtés soit de vêtements ou de nourriture ; et il y en avait quelques-uns qu'elle nommait en riant ses enfants, auxquels elle donnait tous les jours à manger.
Cette âme toute consacrée à Dieu semblait par ces charités reprendre haleine et se reposer après tant de travaux qu'elle avait autrefois soufferts, et pensait avoir enfin trouvé un lieu propre pour le Seigneur, et pour placer le Tabernacle du Dieu de Jacob (Ps. 131). car elle croyait ramasser à son profit tout ce qu'elle dispersait aux pauvres, sachant qu'il n'y a point de gain plus véritable que celui que la plupart estiment être une diminution du bien de la personne qui donne ; Que dirai-je davantage ? Cette admirable mère de famille prenait un tel soin de tous qu'elle paraissait une autre Marthe à l'égard des sœurs par la manière dont elle pourvoyait à leurs besoins ; une autre Sara à l'égard des survenants par les services qu'elle leur rendait ; et une autre Tabithe à l'égard des pauvres par le soulagement qu'elle leur donnait ; Ainsi cette femme d'une vertu exemplaire renonçant à elle-même, portant sa Croix, et marchant après Jésus-Christ, expiait en ne vivant plus que pour les autres ce qu'elle avait vécu autrefois pour elle-même lorsqu'elle était dans le siècle. Elle vivait, dis-je, pour Dieu, elle vivait pour son prochain ; pour Dieu par obéissance, et pour son prochain par ses services, en sorte qu'elle pouvait dire avec l'Apôtre (Galat.2) : « Je vis, non plus moi ; mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi. »
Or bien qu'il soit fort difficile de pouvoir rappeler son esprit lorsqu'il a été diverti par diverses pensées, et que les yeux de l'âme ne lavent pas aisément cette poussière contractée par des actions terrestres, on voyait en elle avec admiration qu'elle retournait de telle sorte des objets extérieurs aux intérieurs, qu'on aurait jugé qu'elle n'en aurait jamais été divertie. Un profond silence succédait en un moment à ses paroles. Cette gaieté à laquelle la civilité l'obligeait se changeait en une gravité toute céleste ; et les affaires qui l'engageaient à converser avec le monde, étaient suivies de beaucoup de larmes. Les Soeurs me rapportaient cela avec étonnement de ce que son esprit pouvait passer si soudain à des choses si diverses, et de ce que tant d'affaires n'étaient pas capables de lui faire changer d'assiette. Elles disaient qu'en elle les occupations de Marthe ne diminuaient rien de la tranquillité de Marie ; et que le repos de Marie n'empêchait pas les travaux de Marthe. Elle avait par cette conduite gagné de telle sorte les esprits de toutes ces Religieuses, et gravé si avant dans leurs cœurs l'affection qu'elles lui portaient, que par l'amour nonpareil qu'elles avaient pour elle elles la nommaient la Mère du Monastère.
CHAPITRE XI.
De la peine que Saint Pierre Maurice a de se résoudre à parler de la mort de Sainte Raingarde sa mère.
Mais, mon âme, t'arrêteras-tu encore longtemps à des paroles ? Différeras-tu encore longtemps à dire ce qu'enfin il te faut dire ? Je sais ce que tu fuis. Je connais ce qui te fait hésiter ; et je n'ignore pas ce que tu appréhendes. Tu crains d'entendre parler de la mort de celle dont si tu l'avais osé, tu aurais souhaité que la vie eût été éternelle sur la terre. Tu as peur de voir éteindre ton flambeau, et que de tristes ténèbres ne succèdent à sa lumière. Tu trembles de frayeur que ce miel dont la douceur avait accoutumé de te consoler, ne se convertisse en absinthe, et que ce jour dont la splendeur t'éclairait, ne se change en une nuit obscure ; Que si cette personne a tant mérité des autres, combien crois-tu qu'elle ait mérité de toi ? Car qu'a-t-elle tant chéri, qu'a-t-elle tant aimé dans le monde ? A qui a-t-elle témoigné une affection, je ne dis pas plus grande, mais égale ? Elle avait néanmoins d'autres fils ; mais en comparaison de la place que tu tenais dans son cœur, ils pouvaient passer pour des étrangers. Elle n'avait pas été ta mère pour une seule fois, puisque souvent elle t'enfantait encore par les peines que tu lui causais ; ce que j'ai raison de dire, vu que les frayeurs continuelles dont elle était touchée dans tous les accidents qui t'arrivaient, renouvelaient les douleurs qu'elle avait ressenties en te mettant au monde. Ses soins pour toi ne cessaient jamais, et te donnant toutes ses pensées elle s'oubliait souvent elle-même. Elle craignait tout, et ne croyait jamais rien d'assez assuré sur ton sujet. Elle suspendait son esprit dans tous les événements, et appréhendait même les bruits les plus favorables. De quelque côté qu'elle apprît que tu allasses, toute renfermée qu'elle était, elle te suivait même dans les pays les plus éloignés. Si tu t'embarquais pour l'ANgleterre, si tu voyageais en Italie, si tu arrivais à Rome, elle surmontait avec toi les affreux rochers des Alpes, et elle passait avec toi les sommets si élevés de l'Apennin. Tu n'as point connu de périls qu'elle n'ait courus avec toi, et quelque éloignée qu'elle fût, elle t'accompagnait toujours. Tu sentais le poids de ta charge, mais elle le soutenait. Tu le portais, mais elle le supportait. Tu le mettais sur tes épaules, mais elle t'en donnait la force par ses prières. Elle était dans un soin continuel. Elle priait toutes les Soeurs en particulier, elle les priait toutes en général d'implorer pour toi la miséricorde de Dieu ; Elle leur disait qu'elles devaient cela à la charité, qu'elles te le devaient à toi, qu'elles le devaient à elle-même ; à la charité par obéissance ; à toi par devoir ; et à elle par affection. Elle répétait continuellement ces paroles aux Religieuses, aux Religieux, et à ceux qui venaient la voir ; et les conjurait tous avec beaucoup plus d'instance de prier Dieu pour toi que pour elle. Mais elle n'en demeurait pas là, elle priait encore pour toi de toutes les forces de son esprit qu'elle épuisait en la présence de Dieu, lui faisant voir en pleurant les sentiments si tendres dont ses entrailles maternelles étaient touchées. Elle s'était prescrite pour ce sujet certaines prières, afin que si elle n'avait pas le loisir de dire toutes celles qu'elle avait accoutumé, elle payât au moins chaque jour à Dieu ce tribut pour ton Salut. Ne te souvient-il pas que les Soeurs t'ont souvent averti d'arrêter ces pleurs, et d'empêcher cette excessive inquiétude qu'elle avait sur ton sujet ; ce que tu as fait mais inutilement. Comment donc la pourras-tu considérer au lit de la mort ? Comment pourras-tu raconter la fin de sa vie ? Comment ton esprit pourra-t-il la voir rendre l'esprit ? Avec quelles paroles lui pourras-tu dire le dernier adieu ? Et avec quelles larmes pourras-tu assez pleurer une telle perte ? Il faut néanmoins en venir là, et souffrir avec patience qu'elle rende ce que tous les hommes doivent à la nature, jusques à ce que ce corps mortel étant délivré de la servitude de la corruption, passe dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu.
CHAPITRE XII.
De la mort admirable de Sainte Raingarde.
Cette servante de Jésus-Christ étant lasse des travaux du jour prenait la nuit dans son petit lit un peu de repos, et redonnait de nouvelles forces à son corps accablé de tant de peines, afin de pouvoir retourner avec plus de vigueur à ses occupations ordinaires, lorsqu'elle aperçut auprès d'elle une femme d'une extrême beauté, qui en lui faisant signe de la tête et de la main lui commanda de la suivre. Aussitôt elle s'éveilla, et croyant que ce fût quelqu'une des Soeurs qui l'eût appelée pour aller aux Mâtines elle se leva, et se mettant en colère contre elle-même de sa paresse, elle voulait s'habiller en diligence pour aller promptement à l'église ; mais jetant les yeux de tous côtés et voyant que toutes celles qui étaient à l'entour d'elle étaient encore couchées, elle connut qu'elle s'était trompée, et remit la tête sur le chevet pour dormir. Comme elle commença d'entrer dans le sommeil, elle vit en la même manière qu'auparavant cette même personne qui l'appelait ; ce qui l'ayant encore réveillée elle pensait encore à se lever ; mais ayant repris ses esprits et s'étant endormie de nouveau cette beauté qui la venait visiter l'appela encore, et lui commanda de la suivre, en ajoutant qu'elle se hâtât sans différer davantage. S'étant ainsi éveillée pour la troisième fois, elle connut que cette vision était une marque que Dieu l'appelait à lui, et étant à l'instant même tombée malade, elle manda aux Soeurs qu'elle allait mourir. Aussitôt elles coururent toutes vers elle, et pleurant et soupirant l'environnèrent de tous côtés. Elle coururent toutes vers elle ainsi que des filles vers leur mère ; et comme si elles eussent dû mourir avec elle, elles disaient qu'elles avaient raison de se plaindre, puisqu'elles faisaient une perte irréparable. Personne n'était capable de les consoler, et leur douleur n'ayant point de bornes il y avait sujet de croire qu'elle ne finirait jamais. Elle demeurait sans s'émouvoir au milieu de tant de personnes affligées ; et bien que mourante, son esprit ne s'affaiblissant point, elle parle aux Soeurs ; elle confesses ses péchés ; elle demande pardon à toutes, et l'obtient de toutes ; elle attend avec une ferme espérance que son Seigneur revienne des noces ; et n'omet rien de toutes les actions saintes qui pouvaient servir à son âme. La ferveur de la foi avait été si ardente qu'on aurait pu selon la parole de notre Seigneur la comparer à ce grain de moutarde qui n'a su vieillir par le long cours de sa vie, ni se refroidir au milieu même du froid de la mort.
Après avoir à sa prière reçu l'onction sacrée des malades ; été nourrie pour l'éternité du corps de Jésus-Christ ; fortifiée par l'humilité, et assurée par la reconnaissance et la confession de ses fautes, elle pria qu'on lui apportât une croix ; ce qui ayant été fait, et ayant renouvelé les gémissements de toutes les Soeurs, elle porte à la bouche cette image de notre Seigneur ; et baisant ses pieds elle les imprime de toute sa force sur son visage ; elle adore et conjure son Sauveur par sa passion, par sa mort, et par ses plaies de lui faire miséricorde, et elle proteste, chacun l'entendant, qu'elle ne mérite rien par elle-même ; et qu'elle n'a d'autre espérance de son Salut qu'en la Croix de son Seigneur.
Lorsqu'elle eut achevé sa prière, ceux qui étaient auprès d'elle s'efforçant d'ôter de dessus son visage cette croix, elle leur dit avec l'ardeur que sa foi lui inspirait : « Pourquoi voulez-vous m'ôter mon Maître ? Permettez que tant que je vivrai je demeure avec celui vers lequel je dois passer aussitôt que je serai morte. Ainsi n'estimant pas de voir simplement une image, mais jésus-Christ même à la croix, on ne la pouvait arracher de ses saints embrassements.
Enfin étant abattue par son mal et par ses longues oraisons, et les forces de son corps diminuant peu à peu, elle fut réduite à l'extrémité le troisième jour de sa maladie.On fêtait alors solennellement le bienheureux Précurseur qui au milieu d'une grande affliction avait comme apporté les présages d'une grande joie ; car étant le principal héraut des félicités éternelles, il était bien raisonnable que cette servante de Jésus-Christ passât de la tristesse à la joie au jour de celui dont il a été dit par la voix de l'Ange que « plusieurs se réjouiront de sa naissance (Luc.1) ; et pour faire voir qu'elle était de ce nombre, elle mourut en ce jour, qui était un véritable jour pour elle, puisque ce fut celui auquel elle passa dans le jour de l'éternité.
Etant donc presque morte et ne restant plus aucune vigueur à son corps, elle ne sentait néanmoins aucun affaiblissement dans son esprit, mais dans cet abandon de toutes les forces de la nature son âme conservait toujours les siennes, était élevée vers le Ciel, et attendait la venue de son Seigneur. Comme il s'approchait, les Soeurs jugèrent à propos de la lever pour la mettre dans la cendre et dans le cilice ; et voyant qu'elles s'y préparaient elle leur dit : « Laissez-moi un peu, je vous prie, et ayez un moment de patience.L'ayant laissée, elle adressa ces paroles à notre Seigneur : « Mon très cher Rédempteur, je sais où l'on portera ce corps et je n'ignore pas où cette âme doit être portée. Ce corps aura pour un temps sa retraite dans la terre, mais mon doux Jésus, mon Sauveur éternel, quelle retraite aura cette nuit mon âme ? Qui la recevra ? Qui viendra au-devant d'elle ? Qui la consolera ? Qui la délivrera des afflictions, des douleurs, et de la mort ? Et qui après tant de travaux qu'elle a supportés dans le monde lui donnera l'heureux séjour, le repos et la vie ? Personne, si ce n'est vous, mon Sauveur. Car tous mes proches seront lors bien éloignés de moi. Et je ne puis, mon Dieu, espérer d'autre refuge qu'en vous. Je vous abandonne donc votre créature.Je confesse que je suis coupable envers vous de tous les péchés ; Je vous demande maintenant cette miséricorde que j'ai si longtemps attendue ; et je remets mon corps et mon âme entre vos mains. » Ayant achevé ces paroles, elle dit aux Soeurs : « Prenez-moi à cette heure et me portez où il vous plaira. » Alors toutes ces Religieuses en renouvelant leurs pleurs et leurs soupirs la levèrent, et cette humble servante de Jésus-Christ comme une exilée et une mendiante fut mise dans la cendre et dans le cilice, d'où aussitôt après elle passa avec une extrême tranquillité vers son Rédempteur en la même heure que mourant pour donner la vie aux morts il avait en baissant la tête rendu l'esprit sur la croix.
CHAPITRE XIII.
De la lumière admirable et extraordinaire qui parut sur le visage de Sainte Raingarde aussitôt après sa mort.
Ceux qui se trouvèrent présents nous ont assuré qu'ils virent reluire sur son corps mort la gloire des bienheureux : son visage était plus éclatant que la lumière ; et la mort qui efface la beauté des autres avait augmenté la sienne,parce que cette mort était une vie pour elle.
Quelqu'un s'étonnera peut-être de m'entendre dire d'une femme ce qui a été dit du grand Saint Martin, duquel elle n'approche pas ; mais je supplie celui qui aura cette pensée de considérer combien il y a de choses dans les Saintes Ecritures qui ayant été dites principalement de Jésus-Christ, sont attribuées à ses Saints, comme étant le corps dont il est le chef ; Et d'autant que ces passages sont infinis, je ne les veux pas rapporter par le menu ; mais je le renvoie à la vaste étendue de l'Ecriture Sainte. Qu'il se souvienne combien dans les jours de la mort des Martyrs et dans les fêtes des Confesseurs on récite de paroles des Prophètes, des psaumes, et de l'Evangile, qui conviennent tellement aux serviteurs qu'elles ne diminuent rien néanmoins de la gloire du maître ; et il connaîtra que ce maître ne trouve pas mauvais qu'on parle de ses serviteurs en mêmes termes que de lui, puisqu'il leur a quasi donné tous les noms qu'il porte, et leur a déclaré tout ce qu'il a appris de son père.
Et afin que cette même personne ne se scandalise pas comme si j'égalais par là les pécheurs aux justes, qu'il sache que je ne mets pas cette égalité entre les mérites, que nul ne connaît ; mais entre les miracles, qui sont connus de tout le monde. Car Jésus-Christ ayant ressuscité les morts, guéri les lépreux, illuminé les aveugles, et chassé les Démons ; lorsque l'on compare les Saints àlui à cause qu'ils ont fait les mêmes choses, tant s'en faut que ce soit lui faire injure qu'au contraire c'est glorifier son nom, d'autant que c'est une preuve qu'il n'est pas seulement admirable en lui-même;mais qu'il l'est aussi dans un grand nombre de ses Saints.
Et afin qu'il ne semble pas que Saint Martin ait été le seuljuste en qui le miracle dont j'ai parlé soit arrivé, je puis aussi alléguer l'exemple du pécheur Théophile, qui selon ce qui est rapporté dans un écrit qui est entre les mains de tant de personnes, ayant ensuite d'une pénitence de quarante jours reçu le corps de Jésus-Christ, eut le visage aussi resplendissant que le soleil. Qui s'étonnera donc qu'après une pénitence de plusieurs années et une vie admirable, le visage d'une sainte femme ait éclaté d'une splendeur extraordinaire, puisqu' ensuite d'une contrition de peu de jours un visage souillé de crimes a été plus lumineux que le soleil ? Jésus-Christ n'a-t-il pu faire en nos jours le même miracle qu'il voulut faire alors en un homme pécheur tel que Théophile, et en un homme juste tel que Saint Martin ?
Que s'il y a tant de rapport entre les choses, pourquoi appréhenderais-je d'user de paroles qui aient du rapport à ces mêmes choses ? Je puis bien dire de la même sorte ce que l'on sait s'être passé de la même sorte ; et on ne doit pas croire pour cela que j'égale les personnes, puisque comme je l'ai dit, c'est l'égalité des mérites, et non pas la ressemblance des miracles qui forme cette égalité. Ainsi le visage mort de cette bienheureuse femme resplendissait d'une clarté visible que l'esprit de Dieu y répandait, et sa chair rendue lumineuse faisait connaître qu'une fille de la lumière était passée dans la région de la lumière.
CHAPITRE XIV.
Remerciement et exhortation de Saint Pierre Maurice aux Religieuses de Marsigny. Conclusion de tout ce discours.
Qui pourrait exprimer les devoirs que cette sainte communauté rendit aux funérailles de cette bienheureuse femme ? On voyait paraître en elles comme une image de l'amour éternel ; et on pouvait considérer par avance dans les actions de ces servantes de Dieu l'état de la céleste Jérusalem : Le zèle que le Saint Esprit leur avait inspiré les embrasait par son ardeur ; et un ruisseau de cette charité dont la source est dans le Ciel, découlant en elles, semblait se répandre de tous côtés. Elles ne se pouvaient lasser de chanter des psaumes, de pleurer, et de prier ; et bien que selon le corps elles demeurassent sur la terre, elles l'accompagnaient de tout leur cœur dans ce bienheureux voyage. Elles suppliaient notre Seigneur de ne pas rendre vaines ses espérances ; et par des oraisons continuelles lui demandaient de la consoler.
Ayant passé dans ces saints exercices toute la nuit qui suivit le jour de sa mort, elles continuèrent encore le lendemain, et après que le saint Sacrifice eut été offert pour son éternel repos, ces saintes femmes pouvant à peine se soutenir, tant elles étaient abattues de faiblesse par tant de veilles, de chants, d'oraisons, et de pleurs, on la porta dans le tombeau où agréable à Dieu, chérie des hommes, vivante à Jésus-Christ, et morte au monde, elle fut enterrée avec les cérémonies ordinaires de l'Eglise. Ces saintes Soeurs se retirèrent les larmes aux yeux après l'avoir comme retirée du sépulcre pour l'emporter dans leurs cœurs, protestant que tandis qu'elles demeureront en vie elle y vivra toujours, bien qu'elles aient été contraintes de laisser son corps mort dans le cercueil.
Que pourrai-je donc faire maintenant, mes très saintes Soeurs, pour répondre aux grâces que j'ai reçues de vous ? Quels services vous pourrai-je rendre pour récompense d'une si grande faveur ? Et comment pourrai-je dignement reconnaître tant d'obligations dont je vous suis redevable ? Car vous avez conservé mon âme. Vous l'avez arrachée d'entre les bras de la mort : « Vous avez séché les larmes de mes yeux. (Ps. 114). Vous avez affermi mes pieds. (Ps. 9). Vous m'avez empêché de tomber dans les filets des veneurs, et garanti de toute injure (Ps. 90). Vous avez été ma retraite lorsque j'étais comme un petit oiseau qui ne sait que devenir, et cette pierre qui sert de refuge aux hérissons. (Ps. 103). » Vous m'avez sans doute tenu lieu de toutes ces choses quand vous avez reçu cette lumière de mes yeux lorsqu'elle fuyait les ténèbres du siècle;quand de crainte qu'elle ne s'éteignît vous l'avez si longtemps conservée au milieu des flammes de vos cœurs ; et quand l'augmentant toujours de plus en plus par les ardeurs de l'amour céleste, vous l'avez enfin unie à l'éternelle lumière pour ne s'en séparer jamais. Mais entre les récompenses de vos bonnes œuvres qui vous attendent dans le Ciel, celle-ci sera du nombre, et notre Sauveur n'a garde d'oublier vos soins si avantageux pour le Salut d'une pécheresse, puisqu' ayant déclaré qu'il ne laissera pas même sans reconnaissance un verre d'eau froide donné pour le soulagement du corps (Matth. 10), il n'a garde de souffrir que tant de peines que vous avez prises pour sauver une âme vous soient inutiles.
Les Anges se réjouissent d'un pécheur qui fait pénitence ; bien que n'étant pas délivré de ce corps de mort il combatte encore contre la chair souillée de péché, contre la malice du monde, et contre les anges apostats, sans savoir quel sera l'événement de cette guerre : Réjouissez-vous donc aussi,mes très chères Soeurs, de ce que la pénitence de votre pécheresse vous donne des sujets si assurés, puisqu' étant prévenue de la grâce vous avez conduit cette pénitente jusques à un tel point qu'il n'y a plus de sujet de rien appréhender pour elle ; mais au contraire de la féliciter de son bonheur, sans craindre qu'aucun accident puisse troubler votre joie, laquelle doit être d'autant plus grande que vous devez espérer pour vous les mêmes avantages dont vous êtes assurées pour elle ; puisqu'il est sans doute que de semblables combats et de semblables travaux produiront de semblables récompenses.
Cette humble servante de Dieu et la vôtre étant enterrée au milieu de vous, bien que muette et sans vie, vous exhorte si vous y prenez garde par des cris continuels et vivants. Elle s'offre tous les jours à vous ; Elle présente ses cendres à vos yeux ; et comme une sœur à ses sœurs, une personne morte à des personnes mortelles, elle vous dit à haute voix de vous souvenir d'elle, et de ne vous pas oublier vous-mêmes. Elle vous représente ce qu'elles est à cette heure, et ce que vous serez dans peu de temps. Elle vous avertit du lieu où vos corps seront enterrés, et de celui où vos âmes passeront. Vous ne sauriez ouvrir les yeux sans apercevoir continuellement vos tombeaux ; et vous voyez sans cesse devant vous la dernière demeure de la nature mortelle, où vous espérez d'être en repos tandis que la mort dominera encore, et d'où vous espérez de ressusciter lorsque sa puissance sera étouffée. Que cette vue vous serve d'une continuelle exhortation ; et que cette défaillance des choses temporelles vous incite et vous enflamme à souhaiter avec ardeur les éternelles.
Comme on sème des plantes dans un jardin, vos corps sont ainsi semés dans les sacrés cimetières, et ne peuvent selon l'Apôtre revivre qu'après être morts, ni se relever qu'après être tombés, ni reverdir qu'après avoir souffert la pourriture ; car il faut qu'ils pourrissent pour pouvoir reverdir, qu'ils sèchent pour pouvoir refleurir, qu'ils tombent pour pouvoir se relever,et qu'ils meurent pour pouvoir revivre. Il faut souffrir avec courage la rigueur des neiges, des pluies, et des autres incommodités de l'hiver de la vie présente ; de ce temps auquel la fertilité si agréable des plantes est comme ensevelie ; de ce temps auquel votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ, puisqu'il arrivera un autre temps auquel l'air devenant calme et serein un printemps éternel succédera à cette rude saison ; et auquel un soleil qui se lèvera pour ne se coucher jamais dissipera les ténèbres par sa clarté, et le froid par sa chaleur ; et en répandant sur la terre, avec l'étonnement de la nature, une lumière inconnue au monde chassera l'ancienne nuit et amènera un nouveau jour dont la durée sera éternelle. Alors la terre devenue féconde par une température admirable, fera que vos corps ainsi semés dans son sein germeront pour pousser de nouvelles fleurs et de nouveaux fruits, quand ce qu'il y a de corruptible en nous sera devenu incorruptible, et ce qu'il y a de mortel sera revêtu d'immortalité. Alors vous chanterez de tout votre cœur et avec vérité ce que vous chantez maintenant de parole et avec foi : « Les fleurs ont paru sur notre terre. » (Cant.2). Alors vous irez au-devant de l'Epoux avec des lampes allumées pour entrer avec lui à des noces qui n'auront point de fin ; et alors pleines de joie vous direz avec le Prophète : « Je vois refleurir ma chair, et je confesserai votre nom de toute l'étendue de mon âme. » Car cette confession sera volontaire et non pas contrainte, puisque selon un autre psaume (Ps.53), « vous sacrifierez volontairement au Seigneur, et confesserez son nom parce qu'il est bon (Matth. 24). Car en quelque lieu que soit le corps les aigles s'assembleront à l'entour de lui ; et lorsque Jésus-Christ qui est votre vie viendra à paraître, vous paraîtrez aussi avec lui toutes revêtues de gloire. (Coloss.3).
Quant à vous, mes chers Frères, à qui j'écris cette lettre, n'ayez pas sujet de rougir de honte en vous témoignant indignes d'une si excellente mère ; mais ayant tiré d'elle cette vie terrestre et passagère, rendez-vous aussi participants de son amour pour cette vie céleste et éternelle à laquelle elle vous a consacrés dès votre enfance. Comme elle a été mère de vos corps, qu'elle le soit aussi de vos âmes, afin que lui étant semblables de visage, vous ne soyez pas si malheureux que de lui être dissemblables par vos actions. Qu'elle vous enfante par son exemple et par ses prières jusques à ce que Jésus-Christ soit formé en vous ; et méritez par elle de l'avoir pour père, ainsi que vous avez mérité par lui de l'avoir pour mère.
SECONDE PARTIE
DES VIES
DES
SAINTS PERES
DES DESERTS
ET DE
QUELQUES SAINTES
Ecrites
par des Pères de l'Eglise, et autres Anciens Auteurs Ecclésiastiques Grecs et Latins.
AVANT-PROPOS.
Où il est parlé des anciens Auteurs Ecclésiastiques et des Pères de l'Eglise, dont on a tiré et recueilli en ce second Tome les vies et les paroles les plus remarquables des Saints Pères des Déserts et de quelques Saintes.
Après avoir montré dans la Préface du premier volume des vies de ces anciens et bienheureux Solitaires, combien elles ont été glorieuses à Dieu et honorables à l'Eglise, et qu'elles sont utiles non seulement aux personnes religieuses, mais aussi aux séculières, il ne me reste qu'à expliquer ici en peu de paroles quels sont les Ouvrages et les Auteurs dont j'ai tiré tout ce qui est contenu dans ce second Tome, où j'espère que le lecteur qui aura quelque sentiment de piété trouvera des exemples non moins illustres que salutaires de toutes les vertus Chrétiennes et Religieuses.
De la lettre de Saint Jérôme à Héliodore.
J'ai cru devoir mettre à la tête de ce second volume la Lettre si célèbre de Saint Jérôme à Héliodore, où il lui dépeint avec toutes les fleurs de sa Rhétorique Chrétienne les délices spirituelles et les avantages solides de la vie solitaire et retirée, pour l'exhorter à l'embrasser. Héliodore était de ce Clergé si fameux en sainteté de Saint Valérien Evêque d'Aquilée, où Saint Jérôme vint demeurer après avoir été baptisé à Rome. Et ce Saint ayant contracté une étroite amitié avec lui, il l'engagea par la force de son exemple à entreprendre le voyage de Thrace, du Pont, de Bithynie, de Galatie, de Cappadoce ; et enfin de se retirer dans le désert de Syrie, où néanmoins Héliodore qui n'y était venu que pour l'y accompagner ne demeura guère. Et le Saint voyant qu'il avait quitté le désert, il s'efforça de l'y rappeler par cette Lettre toute ardente du feu de sa charité, et toute brillante des lumières de son éloquence. Mais Dieu ne destinant pas Héliodore à la solitude et le voulant pour l'Episcopat, il se retira dans le Clergé où il était auparavant, et parut depuis entre les plus illustres Prélats d'Italie au Concile d'Aquilée tenu en 381.
Des vies des Pères écrites par Rufin Prêtre d'Aquilée, et de la lettre 41 de Saint Jérôme au même Rufin, qui a été traduite en ce volume.
Rufin a été le premier Auteur Ecclésiastique qui a écrit une Histoire abrégée des vies et des paroles les plus excellentes des Saints Pères des déserts. Il était si célèbre par ses vertus religieuses en Aquilée, que Saint Jérôme dans sa Chronique qu'il a ajoutée à celle d'Eusèbe, marque formellement qu'entre tous les religieux de cette ville d'Italie, qui alors était fleurissante en piété, Florent, Bonose et Rufin étaient illustres et célèbres par-dessus les autres. Ce fut là qu'il contracta une étroite amitié avec ces trois serviteurs de Jésus-Christ ; et s'étant depuis retiré dans le désert de Syrie, et ayant appris par Héliodore que Rufin était parti de Rome avec la fameuse Mélanie petite-fille du consul Marcellin, pour aller visiter les Solitaires d'Egypte, il lui écrivit la Lettre 41 que j'ai traduite, oùil lui témoigne envier ce rare bonheur qu'il avait reçu de Dieu, et lui donne de grandes louanges ; et ayant encore su depuis que Rufin après avoir visité ces saints déserts était arrivé à Jérusalem avec la même Mélanie, il lui écrivit une autre Lettre, laquelle s'est perdue, et l'envoya à Florent le premier de ces trois fameux Religieux d'Aquilée, qui s'était retiré à Jérusalem pour y exercer ses extrêmes charités ( car il était fort riche) et le supplia de la lui faire tenir. Mais dans celle qu'il lui adressait il lui parle de Rufin en ces termes d'estime et d'affection (Hier. Ep. ad Flor.) : « Parce que le frère Rufin, que l'on dit être venu d'Egypte à Jérusalem avec Sainte Mélanie, est lié avec moi par une parfaite et fraternelle amitié, je vous prie de vouloir prendre la peine de lui faire rendre la Lettre que je lui écris, et que j'ai jointe avec celle-ci. Au reste ne jugez pas de moi par l'éminence de ses vertus. Vous verrez en lui des marques vives de sainteté ; et moi je ne suis que cendre, et que la plus vile partie de la boue. De quelque côté qu'on me tourne je me vois réduire en poussière ; et ce m'est assez si la faiblesse de mes yeux peut soutenir l'éclat de sa piété. Il est lavé et il est net et blanc comme de la neige, au lieu que je suis souillé des taches de mes péchés, et que j'attends jour et nuit avec tremblement cette heure effroyable où il faudra que je paie jusqu'au dernier denier.Néanmoins parce que le Seigneur délie ceux qui sont liés de chaînes, comme dit David, et qu'il repose sur l'humble et sur celui qui écoute ses paroles avec une frayeur respectueuse, peut-être que me voyant étendu dans le tombeau de mes offenses, il me dira comme autrefois à Lazare : « Jérôme, sortez dehors. »
Ce fut dès 372 que Rufin visita tous ces Déserts avec Mélanie. Il demeura depuis avec elle à Jérusalem durant vingt-cinq ans, comme dit Saint Paulin ( Paulin, Ep. 9), savoir jusqu'en 397, étant estimés et loués l'un et l'autre par plusieurs saints personnages. C'a été durant son séjour à Jérusalem, selon le sentiment du Cardinal Baronius, que Saint Paulin lui écrivit, et le pria d'écrire l'Histoire Ecclésiastique, laquelle Saint Sulpice Sévère le priait d'écrire lui-même. « J'ai écrit », dit Saint Paulin, « à Rufin Prêtre compagnon de Sainte Mélanie en la vie spirituelle, vraiment Saint, non moins pieux que savant, et qui pour ce sujet est uni avec moi par une affection très intime. » Rufin satisfit en quelque sorte à la prière de Saint Paulin, ayant ajouté deux Livres à l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe. Ce ne fut que depuis, comme il le marque lui-même, qu'il écrivit les Vies des Pères, « à la prière de quelques Saints Ermites du Mont des Oliviers proche de Jérusalem. » Il composa cet Ouvrage sans y mettre son nom, Gennade même ne le lui ayant pas attribué dans son Livre des Ecrivains Ecclésiastiques ; et on ignorerait qu'il en fût l'Auteur si Saint Jérôme ne l'avait marqué, quoiqu' Erasme Lipoman Evêque de Vérone, le Cardinal Baronius et les autres aient attribué à Evagre du Pont, dont Saint Jérôme parle au même endroit
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LA VIE
DE SAINTE THAIS
PENITENTE
écrite par un ancien Auteur grec.
Il y avait une courtisane nommée Thaïs, dont la beauté était si extraordinaire, que plusieurs vendant tout leur bien pour l’amour d’elle se virent réduits à l’aumône, et plusieurs autres de ses amants entraient dans de telles jalousies que leurs querelles arrosaient souvent sa maison de sang. Ceci ayant été rapporté à l’Abbé Paphnuce, il prit un habit séculier et de l’argent, et l’ayant été trouver en une ville d’Egypte où elle était, il lui donna cet argent pour le prix du péché qu’il feignait avoir dessein de commettre. Après l’avoir reçu elle le mena dans une chambre où il y avait un lit magnifique. Sur quoi il lui dit : « S’il y a quelque chambre plus reculée que celle-ci, allons-y, je vous supplie. » Elle lui répondit : « Il y en a. Mais si ce sont les hommes que vous craignez, je vous assure qu’il n’entrera personne ici ; et si c’est Dieu, il n’y a point de lieu qui se puisse cacher à ses yeux. » Le vieillard lui répondit : « Savez-vous bien qu’il y a un Dieu ? » « Je le sais, » lui répliqua-t-elle, et je sais de plus qu’il y a un Royaume à venir pour les gens de bien, et un Enfer où les méchants seront éternellement punis. « Si vous connaissez ces choses, » lui dit Paphnuce, « comment en causant la perte de tant d’âmes vous êtes-vous mise en état d’être condamnée avec justice, lorsque vous aurez à rendre compte devant Dieu non seulement de vos crimes, mais aussi des crimes des autres ? » Thaïs connaissant à ces paroles que c’était un homme de Dieu, elle se jeta à ses pieds toute fondante en larmes et lui dit : « Mon Père, ordonnez-moi telle pénitence que vous voudrez : car j’espère que Dieu me fera miséricorde par vos prières. Je vous demande seulement trois heures de temps, et après cela je me tiendrai où il vous plaira, et exécuterai tout ce que vous me commanderez. » Paphnuce lui ayant dit le lieu où elle se devait trouver, elle assembla tout ce qu’elle avait acquis par ses péchés, et en faisant un monceau au milieu de la ville y mit le feu en présence de tout le peuple, et cria à haute voix : « Vous tous qui êtes complices de mes crimes, venez voir comme je réduis en cendre toutes les choses que vous m’avez données. » Et ce qu’elle brûla ainsi valait quarante livres d’or.
Après quoi elle se rendit au lieu que Paphnuce avait ordonné, et il la mena dans un Monastère de vierges, où il la mit dans une cellule, dont il boucha l’entrée avec du plomb, laissant seulement une fort petite fenêtre pour lui passer à manger, et commanda aux sœurs de lui porter chaque jour un peu de pain et d’eau durant tout le reste de sa vie. La porte étant ainsi fermée, et Thaïs lui ayant demandé lorsqu’il partit où elle pourrait aller dans ses besoins, il lui répondit : « Dans votre cellule, puisque vos péchés méritent bien cette mortification. » Lui ayant aussi demandé de quelle sorte elle devait prier Dieu, il lui dit : « Vous n’êtes pas digne de proférer son nom, puisque vos lèvres sont pleines d’iniquité, ni d’élever vos mains vers le Ciel, puisqu’elles sont souillées de tant d’impuretés. Mais contentez-vous étant assise de regarder du côté de l’Orient, et de répéter souvent ces paroles : « Vous qui m’avez formée, ayez pitié de moi. »
Thaïs ayant passé trois ans recluse de cette sorte, Paphnuce eut compasion d’elle, et alla trouver Saint Antoine pour savoir si Dieu lui avait remis ses péchés. Etant arrivé auprès de lui et ne lui ayant point dit particulièrement le sujet de sa venue, Saint Antoine assembla ses disciples et leur ordonna de passer séparément toute la nuit en oraison, pour voir si Dieu ne révélerait point à quelqu’un d’eux la cause de l’arrivée de Paphnuce. S’étant donc retirés chacun en particulier et priant sans discontinuation, Paul qui était le principal des disciples de Saint Antoine, vit dans le Ciel un lit superbe environné de trois vierges dont le visage était tout resplendissant de lumière. Sur quoi s’étant écrié : « Une si grande faveur ne peut être faite qu’à mon Père Antoine »,il entendit une voix qui lui dit : « Elle n’est point faite à ton Père Antoine, mais à Thaïs la courtisane. » Paul leur ayant rapporté cette vision, et Paphnuce ayant connu par là quelle était la volonté de Dieu, il s’en alla au Monastère où Thaïs était recluse et ouvrit cette porte de sa cellule qu’il avait fermée, bien qu’elle le priât de trouver bon qu’elle demeurât toujours ainsi. Il lui dit ensuite : « Sortez, car Dieu vous a pardonné vos fautes. » Elle lui répondit : « Je le prends à témoin que depuis que je suis entrée ici, j’ai mis tous mes péchés comme en un monceau devant mes yeux, et n’ai point cessé de les regarder et de pleurer en les considérant. » « C’est pour cela, » lui dit Paphnuce, « et non pas à cause de votre pénitence que Dieu vous les a remis. » L’ayant ensuite retirée de là, elle ne vécut plus que quinze jours, et se reposa en paix. »
LA VIE
DE SAINTE MARIE
PENITENTE,
NIECE DE SAINT ABRAHAM SOLITAIRE,
Ecrite
Par SAINT EPHREM Diacre,
laquelle fait partie de celle de Saint Abraham qui est ci-devant.
CHAPITRE I.
Le frère de Saint Abraham ayant laissé une fille unique âgée de sept ans laquelle lui fut amenée, il la fit mettre dans la cellule proche de la sienne, où elle vécut durant vingt ans dans une très grande perfection.
Je veux aussi, mes très chers frères, vous rapporter une autre action admirable que ce saint homme Abraham fit en sa vieillesse, étant assuré que les personnes sages et spirituelles en recevront beaucoup d’édification, et y trouveront un grand exemple d’humilité et de pénitence. Or ceci se passa de la sorte.
Saint Abraham avait un frère qui en mourant laissa une fille unique âgée de sept ans seulement. Ses amis la voyant ainsi orpheline la menèrent aussitôt à son oncle, qui la fit mettre dans la cellule qui était au-dehors de la sienne, et il y avait entre les deux une fort petite fenêtre, au travers de laquelle il lui enseignait le psautier et le reste de l’Ecriture sainte. Elle passait avec lui plusieurs heures de la nuit à louer Dieu. Elle chantait des psaumes avec lui. Elle s’efforçait de l’imiter dans ses mortifications, et s’avançant avec joie dans cette sainte manière de vivre, elle se hâtait de remplir son âme de toutes sortes de vertus. Ce très saint homme de son côté demandait sans cesse pour elle à Dieu avec des prières mêlées de larmes, de ne permettre pas que son esprit s’engageât dans les affections de la terre. Et son père lui ayant laissé une très grande somme d’argent, ce fidèle serviteur de Jésus-Christ lorsque sa nièce lui fut amenée comme en un lieu d’assurance, avait aussitôt commandé de donner cet argent aux pauvres et aux orphelins. Elle priait aussi continuellement son oncle de prier Dieu pour elle, afin qu’il lui plût de la délivrer de toutes mauvaises pensées et de tant de pièges que le Démon tend sans cesse aux hommes pour les perdre. Ainsi elle demeurait ferme dans l’observation des règles qu’elle avait embrassées. Et le saint homme était ravi de joie de la voir avancer avec tant de promptitude et de courage dans toutes les vertus Chrétiennes ; de la voir dans les larmes, dans l’humilité, dans la modestie, dans le repos d’esprit, et ce qui est beaucoup plus que tout le reste, dans un extrême amour pour Dieu. Elle passa vingt ans avec lui en cette sainte manière de vivre ainsi qu’un agneau sans tâche, et une très chaste colombe. Mais le Diable étant transporté de fureur contre elle n’oublia rien de tous ses artifices accoutumés pour la faire tomber dans ses filets, afin de pouvoir au moins par là, affliger son bienheureux oncle, et séparer pour un temps son esprit de l’union si étroite qu’il avait toujours avec Dieu.
CHAPITRE II.
Cette jeune fille au bout de ce temps tombe dans le péché, et en conçoit tant d’horreur que ne croyant point de Salut pour elle, elle se porte dans le désespoir, et s’en va dans une ville où personne ne la connaissait.
Un Solitaire qui ne l’était que de nom venait souvent voir cette sainte jeune fille sous prétexte de tirer profit de ses entretiens ; et la regardant au travers de sa fenêtre il fut tellement transporté d’une passion déréglée, qu’il désirait avec ardeur de lui vouloir parler hors de là ; et sentait son amour impudique comme un feu dévorant embraser son cœur. Il n’y eut point d’artifices dont il ne se servît pour ramollir son esprit par la douceur de ses paroles, afin de lui faire changer de pensées ; et il se passa un an de temps avant qu’il pût venir à bout de son dessein. Enfin elle ouvrit la fenêtre de sa cellule, elle l’ alla trouver, et par un crime déplorable perdit avec lui cette pureté qui lui devait être mille fois plus
chère que sa vie.
Ayant commis un si horrible péché, elle en demeura tellement effrayée, que déchirant son cilice et se meurtrissant le visage de coups, l’excès de son affliction la portait jusques à se vouloir tuée elle-même. Etant ainsi accablée de douleur, et ne sachant dans une telle agitation d’esprit à quoi se résoudre, elle soupirait et fondait en larmes de voir qu’elle n’était plus ce qu’elle était auparavant, et elle disait souvent en jetant de forts grands cris : « Je vois bien que dès cette heure je me dois considérer comme morte. J’ai perdu tout le temps que j’ai passé dans une sainte vie, et tous les travaux que j’y ai soufferts. Toutes ces larmes que j’ai répandues dans mes oraisons, toutes ces veilles que j’ai employées à chanter les louanges de Dieu me sont maintenant inutiles. J’ai irrité mon Seigneur et mon maître, et me suis donné la mort à moi-même. Hélas ! Misérable que je suis, pourrais-je trop pleurer mon malheur, quand j’aurais en moi la source de toutes les larmes du monde ? J’ai comblé l’esprit de mon saint oncle d’une affliction insupportable. Dans la confusion où est mon âme je me vois couverte d’infamie d’avoir commis un si grand crime ; et je suis maintenant le sujet de la risée des Démons. Pourquoi vivre davantage étant dans une telle extrémité de misère ? Hélas, qu’ai-je fait ? Dans quel malheur me suis-je engagée ? D’où me suis-je ainsi précipitée, et de quelle sorte ? Comment mon esprit s’est-il rempli de tant de ténèbres ? Je suis tombée sans m’en apercevoir. J’ai perdu l’honneur sans y prendre garde, et je ne saurais dire comment il est arrivé qu’un si épais nuage ait environné mon cœur, que j’aie pu ignorer ce que je faisais. Où me cacherai-je ? Où irai-je ? Et en quel abîme me jetterai-je ? Que sont devenues toutes les instructions de mon très saint oncle, et les charitables avis d’Ephrem mon intime ami, son compagnon dans la vie solitaire, par lesquels ils m’exhortaient de demeurer toujours vierge et de conserver mon âme pure pour mon Epoux immortel, me disant si souvent : Souvenez-vous que comme il est très Saint, il est aussi très jaloux. Hélas ! Que ferai-je ? Je n’ose pas seulement à cette heure regarder le Ciel, sachant que je ne suis pas moins morte devant Dieu que devant les hommes. Et comment, pécheresse que je suis, et plongée dans la fange de l’impureté, oserais-je retourner à cette fenêtre pour parler encore à mon oncle ? Et quand je serais assez hardie pour y aller, n’en sortirait-il pas une flamme qui me dévorerait à l’instant ? Il vaut donc mieux, puisque je suis déjà morte, et qu’il ne me reste plus aucune espérance de Salut, que je m’en aille dans un autre pays où personne ne me puisse connaître. Ayant pris cette résolution, elle s’en alla aussitôt en une autre ville, où après avoir changé d’habit elle s’arrêta dans une hôtellerie.
CHAPITRE III.
Saint Abraham ayant su deux ans après où était sa nièce, s’habille en cavalier, et la va trouver.
Cette jeune femme s’étant perdue de la sorte, Saint Abraham eut en dormant une telle vision. Il lui sembla de voir un dragon cruel et épouvantable, et dont le regard était hideux, lequel faisait en sifflant un bruit terrible, et qui venant de sa caverne jusque dans sa cellule y trouva une colombe qu’il engloutit, et puis s’en retourna dans son antre. Le Saint s’étant réveillé avec une merveilleuse tristesse se mit à pleurer amèrement, croyant que cela signifiait que le Diable allait émouvoir une grande persécution contre l’Eglise de Dieu, qui porterait plusieurs personnes à renoncer à la foi ; ou que cette même Eglise était menacée d’un schisme. Et lors s’étant jeté à genoux, il fit cette prière : « Seigneur, vous qui connaissez toutes les choses à venir, et qui avez tant d’amour pour les hommes, vous savez ce que cette vision signifie. » Deux jours après, il vit encore la nuit en songe ce même Dragon venir de la même sorte dans sa cellule, et il lui sembla que ce monstre ayant mis la tête sous ses pieds, il la lui avait écrasée, et qu’ayant trouvé dans son ventre cette colombe qu’il avait dévorée il l’en avait retirée toute vivante. S’étant éveillé, il appela diverses fois sa nièce qu’il croyait être dans sa cellule, en disant : « Ma fille Marie – car il la nommait ainsi – d’où vient que durant ces deux jours vous avez été si paresseuse à chanter les louanges de Dieu ? » Voyant qu’elle ne répondait point et qu’il y avait deux jours qu’il ne l’avait entendu chanter des psaumes selon sa coutume, il reconnut que son songe la regardait très assurément. Alors jetant de grands soupirs et fondant en larmes, il commença à dire : « Hélas ! Malheureux que je suis! Un loup très cruel a ravi ma brebis, et ma fille est devenue captive. » Il éleva ensuite sa voix et dit en continuant de pleurer : « Jésus-Christ Sauveur du monde, ramenez ma chère brebis et faites-la rentrer par votre Grâce dans votre sainte bergerie, afin que ma vieillesse ne descende point avec douleur dans le sépulcre. Ne méprisez pas, mon Dieu, ma prière, mais faites-moi voir promptement les effets de votre miséricorde, et retirez ma fille encore vivante de la gueule de ce dragon. » Ces deux jours qui lui avaient été révélés en songe furent accomplis par le cours de deux années, que sa nièce, comme si elle eût été dans le ventre de ce cruel dragon, passa dans une vie débordée, sans que durant tout ce temps ce saint homme se ralentît jamais dans les prières qu’il faisait pour elle.
Au bout de deux ans ayant appris où elle était et la vie qu’elle menait, il pria l’un de ses amis de l’aller trouver, et de s’enquérir avec grand soin de toutes choses. Celui-ci y étant allé et l’ayant informé exactement de la vérité, comme ayant même vu sa nièce, il apporta ensuite à ce saint homme, qui l’en avait prié, un habit de cavalier, et lui amena un cheval. Alors ayant ouvert sa porte il sortit et prit cet habillement de soldat avec un de ces grands chapeaux que l’on n’ôte point de la tête, et qui lui couvrait une partie du visage ; et prenant de l’argent monta à cheval et s’en alla en diligence, se déguisant de la sorte pour n’être pas reconnu. Et de même que ceux qui veulent reconnaître le pays et les places de leurs ennemis, s’habillent comme eux afin de n’être pas remarqués, ainsi le Saint prit l’habit de son ennemi afin de le vaincre. Admirons donc, mes très chers frères, ce second Abraham. Il est vrai que le premier étant allé au combat contre quatre rois et les ayant vaincus, délivra Lot son neveu de captivité. Mais cet autre Abraham va faire la guerre contre le Diable ; et après l’avoir mis en fuite ramènera sa nièce avec un triomphe encore plus illustre.
CHAPITRE IV.
Ce qui se passa entre Saint Abraham et sa nièce, jusqu’à ce qu’il se fît connaître à elle.
Etant arrivé au lieu que son ami lui avait dit, il alla loger dans cette hôtellerie, et jeta les yeux de tous côtés pour voir s’il n’apercevrait point sa nièce. Enfin après avoir passé des heures entières sans en pouvoir trouver l’occasion, il dit à l’hôte en souriant : « Mon maître, j’ai appris que vous avez ici une fort jolie fille, et je serais bien aise de la voir si vous le trouviez bon. » Cet homme considérant sa barbe blanche, le voyant cassé de vieillesse, et ne se pouvant imaginer qu’il désirât de la voir pour aucun mauvais dessein, lui répondit : « Il est vrai, monsieur, comme on vous l’a rapporté qu’elle est d’une beauté incroyable ( car en effet sa beauté semblait aller au-delà de tout ce qu’il ya de plus parfait dans la nature), Abraham lui demanda son nom, et sut qu’elle s’appelait Marie. Sur quoi il lui dit avec un visage riant : « Je vous prie de me la faire voir, et que je puisse aujourd’hui souper avec elle ; car selon ce que j’en ai appris, c’est une personne fort accomplie. » L’hôte l’appela, et étant venue en habit de courtisane, quand son saint oncle la vit en cet état, il pensa mourir d’affliction ; mais il cacha sous un visage gai la douleur qu’il avait dans l’âme, et avec une fermeté généreuse retint les larmes qui voulaient sortir de ses yeux, de crainte que si sa nièce l’eût reconnu, elle n’eût eu recours à la fuite dans l’étonnement où la mettrait sa présence.
Lorsqu’ils se furent assis pour faire collation, cet homme admirable commença à railler et à se jouer avec elle. Sur quoi se levant elle l’embrassa par-derrière la tête et le baisa ; mais sentant en le baisant cette odeur si douce que donne la pureté de l’abstinence, elle se ressouvint du temps qu’elle en pratiquait une si parfaite ; et comme si quelque dard lui eût percé le cœur, elle jeta un grand soupir, elle commença à pleurer, et ne pouvant retenir la violence de son sentiment, le fit éclater par ces paroles : « Hélas ! Misérable que je suis ! » L’hôte fort étonné lui dit : « D’où vient, Mademoiselle Marie, que vous avez jeté tout d’un coup de si grands soupirs ? Il y a aujourd’hui deux ans que vous êtes céans sans que je vous aie jamais vue soupirer, ni entendue dire une seule parole qui témoignât la moindre tristesse ; et ainsi je ne sais ce qui a pu maintenant vous arriver. » Elle répondit : « O que je serais heureuse si je fusse morte il y a trois ans ! » Sur cela le bienheureux vieillard pour n’être point reconnu lui dit avec un visage serein : « Lorsque nous sommes dans la joie, vous nous venez ici conter vos péchés. »
O Dieu tout-puissant dont les conseils sont si profonds et qui dispensez les effets de votre miséricorde avec un ordre si admirable, n’y a-t-il pas sujet de croire que cette fille dit en elle-même : « Que ce visage ressemble à celui de mon oncle ? » Mais, mon Dieu, qui seul aimez véritablement les hommes, et qui êtes la source de toute la vraie sagesse, vous empêchâtes qu’elle ne le reconnût de peur que la confusion et le trouble où elle se serait trouvée ne l’obligeât à s’enfuir. Et on ne le peut attribuer qu’aux larmes de son oncle votre fidèle serviteur, qui eurent tant de pouvoir auprès de vous qu’elles vous portèrent à vouloir bien faire en sa faveur des choses impossibles en elles-mêmes.
Le Saint donna de l’argent à l’hôte et lui dit : « Je vous prie, mon maître, de nous apprêter parfaitement bien à souper, afin que je puisse faire bonne chère avec cette fille, car je suis venu de bien loin pour l’amour d’elle. » O effet que l’on ne saurait assez admirer de cette véritable sagesse qui est selon Dieu, de cette véritable intelligence des choses spirituelles, et de ce véritable discernement de ce qui regarde le Salut. Cet homme qui avait passé quarante ans sans manger un seul morceau de pain ne fait point maintenant difficulté de manger de la chair afin de sauver une âme qui était perdue. Et tous les chœurs des Anges ne sont pasmoins remplis de joie que d’étonnement de la conduite de ce Saint, qui au lieu d’en faire scrupule mange et boit très volontiers ; pour tirer de la fange du péché cette âme qui s’y était enfoncée de telle sorte. Sagesse des sages du monde, intelligence de ces esprits qui pensent savoir toutes choses. Prudence de ces judicieux qui s’estiment capables de juger de tout, venez admirer ici cette manière d’agir qui paraît si extravagante, et voyez avec étonnement ce changement merveilleux par lequel un homme si parfait, si sage, si judicieux et si prudent, a passé tout d’un coup dans des extrémités toutes contraires, afin d’arracher cette âme de la gueule du lion, et rompre les liens qui la retenaient attachée dans une prison si obscure.
Après qu’ils eurent fait grande chère, la jeune femme le convia d’entrer dans sa chambre pour s’aller coucher. « Allons, » lui dit-il, et étant entré, il vit un lit fort élevé sur lequel il s’assit aussitôt avec un visage extrêmement gai. Quel nom vous donnerai-je, incomparable soldat de Jésus-Christ ? Certes, je ne sais. Vous nommerai-je chaste, ou impudique ? Sage ou insensé ? Judicieux, ou extravagant ? Il y a quarante ans que vous dormez sur le jonc et vous montez maintenant sans crainte sur un lit tel que celui-ci. Mais en entreprenant ce voyage, en mangeant de la chair, en buvant du vin, et en vous arrêtant dans une hôtellerie, vous n'avez rien fait que pour la gloire de Jésus-Christ, et pour sauver une âme qui était perdue. Et nous autres, si nous voulons seulement dire une parole pour l'utilité de notre prochain, nous ne savons pas le faire avec discrétion et jugement.
CHAPITRE V.
Saint Abraham se fait connaître à sa nièce, la console et la persuade de retourner dans sa cellule.
Abraham étant assis dessus le lit, et la jeune fille voulant l'aider à se déshabiller, il la pria de bien fermer la porte auparavant. Ce qu'ayant fait, et puis étant revenue, il lui dit : « Mademoiselle Marie approchez-vous, s'il vous plaît. » Lorsqu'elle se fut approchée, il la prit par le bras comme s'il eût voulu l'embrasser, et ôtant ce grand chapeau qui lui couvrait une partie du visage, et joignant ses larmes à ses paroles, il lui dit : « Ma fille Marie, ne me connaissez-vous point ? Mon enfant, ne suis-je pas celui qui vous ait nourrie ? Que vous est-il arrivé, ma fille ? Qui est le meurtrier qui vous a tuée ? Où est cet habit angélique que vous portiez ? Où est cette pureté admirable ? Où sont ces larmes que vous répandiez en la présence de Dieu ? Où sont ces veilles que vous employiez à chanter ses louanges ? Où est cette sainte austérité qui vous faisait prendre plaisir à dormir sur la terre ? Comment êtes-vous tombée, ma chère fille, du plus haut du Ciel dans cet abîme ? Pourquoi lorsque vous eûtes failli ne me le dîtes-vous pas aussitôt, puisque certainement j'aurais fait pénitence pour vous avec mon intime ami Ephrem ? Pourquoi avez-vous eu si peu de confiance en moi ? Et pourquoi en m'abandonnant ainsi m'avez-vous comblé d'une douleur insupportable ? Car qui est celui qui est sans péché sinon Dieu seul ? »
A ces paroles elle demeura entre ses mains aussi immobile qu'une pierre, tant elle se trouva également touchée de confusion et de crainte. Alors le saint homme en pleurant toujours continua de la sorte : « Vous ne me répondez point, ma fille ; vous ne me dites pas un seul mot. Vous qui êtes une partie de moi-même ! N'est-ce pas pour l'amour de vous que je suis venu ici ? Je prends sur moi votre péché. J'en rendrai compte à Dieu pour vous au jour du Jugement, et je satisferai pour vous à sa justice. »
Il continua jusques à minuit à la consoler avec semblables paroles accompagnées d'abondance de larmes. Enfin cette pauvre jeune fille s'étant un peu rassurée lui dit en pleurant : « Ma confusion est si extrême que je n'ai pas la hardiesse de vous regarder. Et comment pourrais-je adresser mes prières à Dieu, m'étant souillée dans la fange de tant d'impuretés ? » Le saint homme lu répondit : « O ma fille, je me charge de votre faute, et veux bien que Dieu m'en demande compte au lieu de vous. Croyez-moi seulement, et venez. Retournons dans notre heureuse solitude. Mon cher Ephrem est dans une affliction nonpareille à votre sujet, et fait des prières continuelles pour vous. Gardez-vous bien, ma fille, de vous défier de la miséricorde de Dieu ; car quand vos péchés seraient arrivés à un tel comble qu'ils égaleraient la hauteur des montagnes, sa clémence est infiniment élevée au-dessus de toutes choses. N'avez-vous pas lu autrefois avec moi que cette femme qui était dans l'impureté s'étant approchée de notre Sauveur qui ets la pureté même, ne le souilla pas, mais au contraire fut purifiée par lui. (Luc 7) : « Elle lava avec ses larmes, » dit l'Evangile, « les pieds de Jésus, et les essuya de ses cheveux. » Il n'est pas plus impossible qu'une étincelle de feu embrasse toute la mer qu'il est impossible que tous vos péchés ternissent tant soit peu sa pureté. Ce n'est pas une chose fort extraordinaire d'être porté par terre dans le combat ; mais il est honteux de n'avoir pas le courage de se relever. Retournez donc courageusement, ma fille, d'où vous êtes partie. Et si ce mortel Ennemi de notre Salut a eu de la joie de vous voir tomber, qu'il reconnaisse qu'en vous relevant de votre chute, vous êtes devenue plus forte qu'auparavant. Ayez compassion de ma vieillesse. Ayez compassion des peines que j'ai souffertes avec ces cheveux blancs ; et partons, je vous prie, pour retourner dans nos cellules. Perdez toute appréhension et toute crainte : Tous les hommes sont sujets à faillir ; mais comme ils tombent promptement, ils se relèvent promptement avec l'assistance de la Grâce de Dieu, qui ne veut pas la mort des pécheurs, mais leur guérison et leur vie. »
Elle lui répondit : « Si vous croyez, mon oncle, que je puisse faire pénitence et que Dieu ait agréable de la recevoir pour satisfaction de mes péchés, j'obéirai à ce que vous me commanderez : Marchez devant, je suivrai votre Sainteté et je baiserai la trace de vos pas, en reconnaissance de ce que votre extrême compassion pour moi vous a fait faire, afin de me retirer du gouffre de l'impureté. » En achevant ces paroles, elle se prosterna à ses pieds et pleura tout le reste de la nuit en disant : « Mon Seigneur et mon Dieu, que puis-je faire pour reconnaître tant d'effets que je reçois de votre bonté et de votre miséricorde ? »
CHAPITRE VI.
Saint Abraham ramène sa nièce dans sa cellule, où elle fait une telle pénitence que Dieu pour témoigner combien il l'avait agréable fit plusieurs miracles par son intercession.
Le jour commençant à paraître, le bienheureux Abraham lui dit : « Levez-vous, ma fille, et partons pour retourner en nos cellules. » Elle lui répondit : « J'ai quelques argent et quelques hardes ; que vous plaît-il que j'en fasse ? » Il lui dit : « Laissez-les ici, puisque vous les tenez du Démon. » S'étant levés, ils sortirent ; il la prit sur son cheval, et comme le pasteur qui a retrouvé la brebis qu'il avait perdue la reporte avec joie sur ses épaules, ainsi ce saint homme rempli de contentement dans son coeur faisait son voyage avec sa nièce.
Lorsqu'ils furent arrivés en leurs cellules, il l'enferma dans celle où il demeurait auparavant, qui était la plus reculée, et se mit en l'autre. Marie s'étant revêtue d'un cilice persévérait avec humilité dans les larmes ; et elle mortifiait son corps par les veilles et par les travaux les plus austères de la pénitence. Elle élevait continuellement sa voix à Dieu avec modestie et repos d'esprit. Elle pleurait ses péchés avec une ferme espérance de pardon ; et ses prières continuelles étaient accompagnées de tant de sagesse qu'il n'y a point de coeur de marbre qui n'ait été touché en entendant ses cris et ses plaintes. Car qui est l'homme si barbare qui la trouvant en cet état n'eût pas pleuré avec elle ? Ou qui est celui qui n'eût pas rendu grâces à Dieu de la voir si véritablement et si sensiblement touchée de ses fautes ? Que si on compare sa pénitence à nos prières, sa douleur d'avoir offensé Dieu allait si fort au-delà de la nôtre qu'il n'y avait point de proportion. Elle priait notre Seigneur avec tant d'ardeur de lui pardonner qu'elle lui demanda même de lui faire connaître par quelque signe extraordinaire si sa pénitence lui était agréable : Et Dieu tout miséricordieux et qui ne veut point la mort des pécheurs, mais seulement qu'ils se convertissent, fut si pleinement satisfait de la grandeur de sa pénitence qu'après qu'elle y eut passé trois ans il redonna à sa prière la santé à plusieurs personnes. Car les peuples ayant beaucoup de confiance en son secours allaient vers elle, et ressentaient l'effet des prières qu'elle faisait à Dieu en leur faveur.
CHAPITRE VII.
Mort de Saint Abraham ; et quelles étaient ses admirables vertus.
Le bienheureux Abraham ayant encore vécu dix ans et vu l'admirable pénitence de sa nièce, en rendit des grâces infinies à Dieu et mourut en paix à l'âge de soixante-dix ans, après en avoir passé cinquante avec une extrême dévotion, une parfaite humilité de coeur, et une charité non feinte, dans l'étroite observance des règles de la vie solitaire ;
Il ne fit jamais acception de personne, ainsi que plusieurs ont accoutumé d'aimer les uns et de mépriser les autres. Il ne changea jamais sa manière de vivre dans la solitude. La paresse ne le porta jamais dans le relâchement. Il ne faisait jamais rien avec négligence ; et il vécut toujours comme croyant mourir chaque jour. Ce fut là la manière dont le bienheureux Abraham régla toutes ses actions, et la patience avec laquelle il souffrit tous ses travaux ; il ne tourna jamais le dos dans tant de combats qu'il soutint contre l'ennemi. Il ne fut jamais touché de crainte, et ne diminua jamais rien de la fermeté de son courage, ni dans toutes les persécutions qu'il souffrit dans ce bourg, ni dans tous les assauts que les Démons lui livrèrent par tant de fantômes et de visions. Mais il n'a été en rien si admirable qu'en la manière dont il s'est conduit envers sa bienheureuse nièce, lorsque par cette sagesse toute spirituelle qui faisait paraître aux yeux des hommes sa prudence imprudente, et sa pureté incontinente, il la retira de ce gouffre d'iniquités où elle était misérablement tombée. O quel miracle ! Il monta sur le lit même du Dragon, et là, en le foulant aux pieds, il lui arracha d'entre les dents la proie qu'il avait enlevée. Voilà quels ont été les travaux, les sueurs et les combats de cet homme si saint et si admirable.
Nous écrivons ceci pour la consolation et pour l'édification de tous ceux qui se veulent engager avec joie dans une vie si sainte, et afin de rendre à Dieu la gloire et les louanges qui lui sont dues, de ce que par sa Grâce il nous donne avec tant d'abondance tout ce qui nous est nécessaire. Nous avons aussi représenté dans un autre discours les autres vertus de ce saint homme. Aussitôt qu'il eut rendu l'esprit pour passer à une meilleure vie, quasi toute la ville s'assembla. Chacun s'approchait avec dévotion de ce corps qui avait vécu dans une si extrême pureté, et emportait ce qu'il pouvait de ses habits, sachant qu'il y avait beaucoup de bénédiction ; et tous les malades qui les touchèrent furent guéris à l'heure même.
CHAPITRE VIII.
Mort de Sainte Marie nièce de Saint Abraham ; et conclusion de ce discours.
Marie vécut encore cinq ans après lui et persévéra toujours dans une austérité incroyable, passant les jours et les nuits dans des plaintes et des larmes continuelles. Elle priait Dieu avec tant de ferveur que plusieurs personnes qui en passant l'entendaient pleurer et soupirer, pleuraient et soupiraient avec elle ; et lorsqu'elle s'endormit du sommeil des Saints pour passer de la terre au Ciel, tous ceux qui virent la splendeur qui reluisait sur son visage glorifièrent le nom du Seigneur.
Hélas, mes très chers frères, ces deux Saints dont je viens d'écrire la vie ayant l'esprit détaché de toutes les occupations du siècle et ne pensant qu'à aimer Dieu, nous ont quittés pour aller vers lui avec une pleine confiance ; et moi qui étais si mal préparé pour rendre compte à ce souverain Juge, suis encore demeuré dans le monde, où l'hiver de ma vie s'approche, et où une tempête épouvantable me trouvera dénué de toutes sortes de bonnes œuvres.
Je tremble de frayeur lorsque je pense en moi-même comme quoi j'offense Dieu tous les jours ; et fais tous les jours pénitence. Je détruis en certaines heures ce que j'édifie en d'autres. Je dis le soir : « Je me convertirai demain. » Et quand le matin est venu, je passe le jour sans m'humilier. Je redis encore le soir d'après : « Je passerai la nuit en prières et demanderai à Dieu avec larmes qu'il lui plaise de me pardonner mes péchés. » Mais lorsque la nuit est venue, je me laisse accabler par le sommeil. Ceux qui ont reçu des talents en même temps que moi travaillent sans cesse pour les faire multiplier, afin de mériter d'en être loués, et de commander à dix villes ; au lieu que par ma paresse j'ai caché le mien dans la terre, et voici mon Seigneur et mon maître qui s'approche, ce qui me glace le cœur de crainte, ne sachant quelle excuse lui alléguer de tout le temps que j'ai passé dans une telle négligence.
Vous, mon Dieu, qui seul êtes sans péché, ayez pitié de moi : Sauvez- moi, vous qui seul êtes tout clément et tout miséricordieux ; car excepté vous qui êtes le Père Tout-puissant, et votre Fils unique qui s'est fait homme pour nous, et le Saint Esprit qui vivifie toutes choses, je n'en connais et n'en crois point d'autre. Souvenez-vous donc de moi, vous qui avez tant d'amour pour les hommes. Retirez-moi de cette prison de mes iniquités, puisqu'il est également en votre pouvoir et de m'avoir fait venir dans le monde lorsqu'il vous a plu, et de m'en faire sortir lorsqu'il vous plaira. Souvenez-vous de moi qui n'ai autre protection que vous. Sauvez ce pauvre pécheur ; et que cette même Grâce dont vous m'avez favorisé, et qui dans cette vie a été tout mon appui, tout mon refuge et toute ma gloire, me couvre sous ses ailes dans ce jour terrible et épouvantable. Car vous savez, Seigneur, vous qui pénétrez le secret des cœurs et des pensées des hommes, qu'il y a plusieurs méchancetés auxquelles je ne me suis pas laissé aller, que je n'ai pas marché dans les voies de ceux qui scandalisaient leur prochain, que j'ai méprisé la vanité de ces impudents qui font gloire de leurs vices, et que je ne me suis jamais engagé dans la défense des hérétiques. Je reconnais néanmoins qu'il n'y a rien de moi en tout cela, mais que je l'ai fait seulement par l'assistance de votre Grâce qui a illuminé mon âme ; et c'est par cette même Grâce que je vous supplie, mon Dieu, de me faire part de votre Royaume, et de daigner répandre vos saintes bénédictions sur moi, ainsi que vous les avez répandues sur tous ceux qui vous ont été agréables, puisque c'est vous Père, Fils, et Saint Esprit, qu'on doit louer, adorer et glorifier dans tous les siècles des siècles. Amen.
LA VIE
DE SAINTE PELAGIE
PENITENTE,
écrite par Jacques Diacre.
AVANT-PROPOS
Nous devons toujours rendre de grandes actions de grâces à Dieu qui ne veut pas que les pécheurs tombent par leurs crimes dans la mort ; mais désire qu'ils se convertissent tous par la pénitence, afin de recouvrer la vie qu'ils avaient perdue. Ecoutez donc, mes saints Frères, un miracle arrivé de nos jours, que Jacques, pauvre pécheur que je suis,a estimé vous devoir écrire, sachant que vous ne sauriez l'entendre sans en recevoir une très grande consolation. Car Dieu qui est tout miséricordieux ne voulant la perte de personne, a résolu de nous remettre nos offenses en ce monde par la satisfaction à laquelle elles nous obligent, d'autant que dans le juste jugement qu'il prononcera au siècle à venir, il rendra à chacun selon ses œuvres. Ecoutez-moi donc, s'il vous plaît ; et considérez attentivement ce que je vais dire, puisque vous verrez dans ma relation les effets d'une très grande pénitence.
CHAPITRE I.
Plusieurs Evêques s'étant assemblés à Antioche, Pélagie, qui était une célèbre courtisane et une fameuse comédienne, passe devant eux en grand apparat. Discours et sentiments du Saint Evêque Nonne sur ce même sujet.
Le saint Evêque d'Antioche ayant assemblé pour une affaire importante tous les Evêques, ils se trouvèrent auprès de lui au nombre de huit, entre lesquels était Nonne, mon très saint Evêque. C'était un homme admirable et qui avait vécu comme un parfait Solitaire dans le Monastère de Tabenne, d'où à cause de son incomparable vertu et de plusieurs autres rares qualités qui brillaient en lui, il fut enlevé et consacré Evêque. Celui d'Antioche dont je viens de parler fit loger tous les autres Prélats et les Ecclésiastiques qu'il avait aussi assemblés, dans les maisons qui joignent l'Eglise consacrée au très saint Martyr Julien. Et comme ces Evêques étaient assis devant la porte de ce temple, ils prièrent Nonne mon saint pasteur de leur faire quelque discours spirituel. Aussitôt cet excellent Evêque commença de leur parler avec une très grande édification et utilité de tous ceux qui l'écoutaient.
Chacun étant dans l'admiration de la sainteté de sa doctrine, nous vîmes soudain passer à cheval au travers de nous la principale et la plus fameuse de toutes les comédiennes d'Antioche, avec une si grande pompe et si richement parée que ce n'était qu'or, que perles, et que pierres précieuses ; car ne se contentant pas que ses habillements en fussent enrichis, ses brodequins mêmes en étaient couverts. Elle était accompagnée d'une très grande troupe de jeunes garçons et de jeunes filles magnifiquement vêtus, dont les uns marchaient devant elle, et les autres la suivaient. Sa beauté était si grande que les hommes du siècle ne se pouvaient lasser de la voir ; et bien qu'elle ne fit que passer, tout l'air fut rempli de l'odeur du musc et de tant d'excellentes senteurs dont elle était parfumée. Tous les autres Evêques la voyant marcher avec un tel appareil, sans avoir seulement un voile ni sur la tête ni sur les épaules qui étaient toutes nues, et avec une contenance si peu modeste, gémirent en leur cœur sans dire mot, et détournèrent leurs yeux d'elle comme d'un grand objet de péché.
Mais le bienheureux Evêque Nonne la considéra si longtemps et si attentivement qu'après même qu'elle fut passée il la regardait encore. Et puis se tournant vers les Evêques qui étaient assis à l'entour de lui, il leur dit : « N'avez-vous pas pris grand plaisir à voir l'extrême beauté de cette femme ? » A quoi nul d'eux ne répondant rien, il mit sa tête sur ses genoux et sur le saint manuel qu'il avait entre les mains, et tout trempé de ses larmes et jetant de profonds soupirs, redit encore à ces Evêques : « N'avez-vous pas pris grand plaisir à voir l'extrême beauté de cette femme ? » Eux ne répondant rien non plus que la première fois, il ajouta : « Et moi j'y ai pris un très grand plaisir, d'autant que Dieu la mettra un jour devant son Trône redoutable pour s'en servir à juger et nos personnes et les manquements que nous aurons commis en nos charges. Car combien croyez-vous, mes chers frères, qu'elle ait employé d'heures dans sa chambre à se laver le visage, à se coiffer, et à se parer avec un soin tout extraordinaire, afin que ne manquant rien ni à sa beauté ni à son habit elle pût plaire à tout le monde, et particulièrement à ses amants qui étant aujourd'hui en vie n'y seront peut-être pas demain ? Au lieu que nous qui avons un Père tout-puissant dans le Ciel, et une Epouse immortelle qui comble ceux qui la servent fidèlement de richesses incorruptibles et de récompenses éternelles qui vont au-delà de toute imagination ; « que nul œil n'a jamais vues, que nulle oreille n'a jamais ouïes, et que nul esprit humain n'a jamais pensées, mais que Dieu a préparées avant tous les siècles à ceux qui l'aiment ; nous, dis-je, à qui il a promis de faire voir face à face l'Epoux de cette Eglise sainte si resplendissant de lumière que les Chérubins mêmes n'osent le regarder, nous n'avons point de soin de purifier nos âmes, ni de les parer ; mais nous souffrons qu'elles demeurent toujours dans leurs défauts par une malheureuse négligence. »
Ayant parlé de la sorte il me prit par la main, et étant arrivés à son logis oùj j'avais une cellule, il entra dans sa chambre, et dit en se jetant contre terre et en se frappant l'estomac : « Jésus-Christ mon Seigneur et mon Maître ayez pitié de moi pauvre pécheur, qui sui si misérable que de n'avoir pas en toute ma vie pris autant de soin de parer mon âme, comme cette courtisane en a pris en un jour de parer son corps. De quels yeux oserai-je vous regarder ? Ou avec quelles paroles me justifierai-je en votre présence, puisque connaissant comme vous faites le fonds de mon cœur, il n'est pas en mon pouvoir de vous le cacher ? Malheureux pécheur que je suis, j'ai l'honneur de servir à votre autel ; et je ne m'en approche pas avec la pureté de conscience que vous désirez de moi. Cette femme s'est engagée à plaire aux hommes, et elle s'en acquitte très bien. Et moi je me suis engagé à vous plaire, je vous l'ai promis, et par une lâche négligence je vous manque de parole. Ainsi n'observant pas comme je dois vos commandements, je me trouverai dénué de toutes bonnes œuvres aussi bien dans le Ciel que sur la terre, Seigneur ; quelle espérance me reste-t-il donc, sinon votre miséricorde, par laquelle je crois fermement que vous me sauverez ? » Il parlait ainsi en accompagnant ses paroles de quantité de cris et de soupirs ; et le même jour nous célébrâmes la fête avec grande solennité.
CHAPITRE II.
Pélagie ayant entendu une prédication du saint Evêque Nonne, en est tellement touchée qu'elle se résout de se convertir et lui écrit sur ce sujet.
Le lendemain, qui était un dimanche, après avoir achevé les Mâtines, le saint Evêque Nonne me dit : « Mon frère le diacre, j'ai eu cette nuit un songe qui me trouble fort, d'autant que je ne sais ce qu'il signifie. Il me semblait que je voyais au coin de l'autel une colombe extrêmement noire et pleine d'ordure qui volait à l'entour de moi, et dont la puanteur était si grande que je ne pouvais la supporter ; ce qui dura jusques à ce que l'on eût achevé l'oraison des catéchumènes. Mais après que le diacre leur eut dit : « Retirez-vous », cette colombe ne parut plus. La liturgie des fidèles et le sacrifice étant achevés, et le peuple s'étant retiré, je sortis de l'église ; et cette même colombe revint aussi sale qu'auparavant et volait encore à l'entour de moi. Alors, étendant la main, je la pris, et la jetai dans le bassin de la fontaine qui est devant l'église, où lavant toutes ses ordures, elle sortit de l'eau aussi blanche que de la neige, et s'envola si haut vers le Ciel que je la perdis de vue. »
Ce saint homme m'ayant ainsi raconté son songe me prit par le bras, et nous arrivâmes avec les autres Evêques à la grande église où nous saluâmes celui d'Antioche, qui fit une exhortation. Tous les Evêques s'étant assis sur leurs trônes après qu'on eut commencé de célébrer la liturgie et lu le saint Evangile, l'Evêque prenant le livre le présenta au bienheureux Nonne, et le pria de vouloir instruire le peuple. Alors prenant la parole il leur fit un discours plein de cette divine sagesse qui était en lui, et qui n'avait rien d'affecté ou de subtil comme ceux des philosophes, ni de vain ou de superflu comme ceux de la plupart des hommes, mais était tout rempli du Saint Esprit, lequel anima de telle sorte les paroles sans fard dont il se servit pour représenter quel sera ce dernier jugement, et le bonheur éternel dont les gens de bien seront récompensés en l'autre vie, que tous les auditeurs en furent si extraordinairement touchés qu'ils noyèrent de leurs larmes le pavé de l'église.
La conduite de la miséricorde de Dieu voulut que cette courtisane dont j'ai parlé se trouva présente, et ce qui est étrange, elle était catéchumène, sans que toutefois elle eut jamais eu le moindre sentiment de ses péchés, ni fut jamais auparavant venue à l'église. Le saint Evêque Nonne prêchant donc en cette manière, la crainte de Dieu fit soudain une telle impression dans son cœur que, comme si elle eût désespéré de son Salut, elle commença à jeter de grands soupirs, et à verser des ruisseaux de pleurs, sans qu'il fût en son pouvoir de les retenir. En s'en allant elle dit à deux de ses gens : « Demeurez ici, et lorsque le saint Evêque Nonne sortira de l'église, suivez-le pour apprendre où il demeure, et me le venez dire. » Ses gens exécutant son commandement nous suivirent jusque dans Saint Julien où nous étions logés dans des cellules. Ce que lui ayant rapporté, elle envoya aussitôt par eux au saint Evêque des tablettes dans lesquelles ces paroles étaient écrites : « Au saint disciple de Jésus-Christ, une pauvre pécheresse disciple du Diable. J'ai appris que le Dieu que vous adorez est descendu du Ciel sur la terre, non pas pour l'amour des justes, mais afin de sauver les criminels ; qu'il s'est humilié jusques à cet excès que de s'approcher des publicains et que celui que les Chérubins n'osent regarder a conversé avec les pécheurs ; c'est pourquoi, Monseigneur, encore que vous n'ayez pas vu de vos yeux mortels Jésus-Christ ce Sauveur des hommes, qui n'a pas dédaigné de se faire voir auprès d'un puits à cette pécheresse de Samarie ; néanmoins ayant su par les Chrétiens quelle est votre sainteté, et le long temps qu'il y a que vous servez un si bon maître, je vous conjure de témoigner que vous êtes son véritable disciple, en ne méprisant pas le désir extrême que j'ai de m'approcher de lui, et de le voir un jour face à face par votre assistance. » Le saint Evêque lui répondit : « Dieu connaît tous vos sentiments, toutes vos pensées, et tous vos desseins, et vous ne sauriez lui rien cacher. Ainsi ne prétendez pas de le pouvoir tromper en me surprenant et en abusant de mon ignorance ; car encore que je sois un homme pécheur, je fais profession de le servir. Mais si vous avez un désir véritable de lui plaire, de vous instruire dans la foi, et d'entrer dans le chemin de la vertu, et que ces considérations vous portent à me vouloir parler, vous pouvez venir et me voir en la présence des autres Evêques avec qui je suis ; car je ne saurais vous l'accorder d'une autre manière. »
CHAPITRE III.
Pélagie étant allée trouver le saint Evêque Nonne en présence des autres Evêques, elle le contraint par ses instantes conjurations de la baptiser à l'heure même.
Cette lettre combla Pélagie d'une telle joie qu'après l'avoir lue diverses fois elle vint toujours courant à Saint Julien où nous étions, et l'ayant fait savoir au bienheureux Nonne, il assembla tous les Evêques qui logeaient au même lieu, et commanda qu'on la fît venir. Etant entrée, elle se jeta à ses pieds et lui dit en les embrassant : « Je vous conjure, Monseigneur, d'imiter Jésus-Christ votre maître, en me faisant ressentir les effets de votre bonté, et en rendant Chrétienne ; car je suis un abîme de péché, et un gouffre de toutes sortes d'iniquités. Je vous demande le baptême. »
Le Saint l'ayant à peine fait résoudre de se lever lui dit : « Les saints canons de l'Eglise défendent de baptiser une courtisane si elle ne donne des personnes croyables qui répondent pour elle qu'elle ne retombera jamais plus dans les mêmes péchés. » A ces paroles elle se jeta par terre, et embrassant encore les pieds du Saint les arrosa de ses larmes et les essuya de ses cheveux, puis lui dit : « Si vous différez de me baptiser quoique souillée de tant de péchés, je vous attribuerai tous ceux que je pourrai commettre à l'avenir, et vous rendrez compte à Dieu de mon âme. Si vous ne me tirez présentement de tous les crimes où je suis engagée, je souhaite que vous n'ayez jamais de part avec lui et avec ses Saints. Si vous ne m'offrez aujourd'hui à sa miséricorde, et si vous ne me faites renaître à une nouvelle vie pour me rendre digne d'être épouse de Jésus-Christ, je souhaite que vous le renonciez et que vous adoriez les idoles. »
Tous les Evêques et les Ecclésiastiques entendant une si grande pécheresse parler de la sorte, par l'ardent désir qu'elle avait de se réconcilier avec Dieu, avouèrent avec admiration et étonnement n'avoir jamais vu en aucune autre personne une foi semblables à la sienne, ni un tel désir de se sauver. Et ils m'envoyèrent à l'instant vers l'Evêque d'Antioche pour l'informer de tout ce qui s'était passé, et le supplièrent de commander à quelqu'une des veuves consacrées au service de l'Eglise de s'en venir avec moi. Cette nouvelle le remplit d'une extrême joie, et il dit tout haut en parlant du saint Evêque Nonne : « Ces grandes actions vous étaient réservées, mon Révérend Père, et je n'avais pas tort de croire que vous seriez la langue par laquelle Dieu parlerait pour toucher les cœurs. »
Aussitôt il envoya avec moi une dame nommée Romaine qui était la principale de ces saintes veuves. En arrivant elle trouva cette fille encore prosternée aux pieds du saint Evêque, qui à grand peine la put faire lever en lui disant en lui disant : « Levez-vous, ma fille, afin d'être exorcisée, et confessez tous vos péchés. » Elle répondit : « Si j'examine le fonds de mon cœur, je ne trouverai en moi aucune action qui soit innocente. Le poids de tout le sable de la mer n'égale pas celui de mes péchés, et en comparaison d'eux toutes ses eaux ramassées ensemble peuvent passer pour légères ; mais j'ai une ferme confiance en votre Dieu qu'il me les pardonnera, et me regardera d'un œil de miséricorde. » Alors le saint Evêque lui dit : « Comment vous appelez-vous ? » Elle répondit : « Mon véritable nom est Pélagie ; mais tous les habitants d'Antioche me nomment Perle, à cause de la grande quantité de perles et d'autres ornements dont je me suis trouvée enrichie par mes péchés ; car j'étais comme la boutique la plus parée et la plus magnifique qu'eut le Diable. » Le saint Evêque reprenant la parole lui dit : « Votre nom véritable est donc Pélagie ? » « Oui, Monseigneur, » répondit-elle. Alors il l'exorcisa, la baptisa, la confirma, et lui donna le siant corps de notre Seigneur. Romaine, cette sainte dame, lui servit de marraine, et la mena dans le lieu des catéchumènes à cause que nous y demeurions. Le saint Evêque Nonne me dit ensuite : « Mon frère le diacre, réjouissons-nous aujourd'hui avec les Anges de Dieu et contre notre coutume mangeons de l'huile et prenons du vin, pour témoigner la joie spirituelle que nous recevons du Salut de cette jeune femme. »
CHAPITRE IV.
Le Diable tente inutilement Sainte Pélagie, qui remet tout son bien entre les mains du saint Evêque Nonne, et donne la liberté à tous ses esclaves.
Etant à table, nous entendîmes une voix comme d'un homme qui se plaint d'une grande violence qu'on lui fait, et c'était le Diable qui criait ainsi, disant : « Misérable que je suis, pourquoi faut-il que ce décrépit vieillard me fasse souffrir de la sorte ? Ne te suffit-il pas de m'avoir ravi trente mille âmes d'entre les Sarrasins et de les avoir offertes à ton Dieu ? Ne te suffit-il pas de m'avoir aussi arraché d'entre les mains et de lui avoir offert en la même sorte la ville d'Héliopolis qui était à moi, et dont tous les habitants m'adoraient ? Faut-il encore que tu m'enlèves maintenant la plus grande espérance qui me restait ? Et penses(tu que je puisse supporter plus longtemps tes persécutions ? Oh ! Que de maux me fait endurer ce malheureux homme ! Maudit soit le jour auquel tu es né ! Toute mon espérance m'est ravie et tu me fais verser des torrents de larmes. » Cet esprit infernal criant ainsi à haute voix, et se plaignant devant la porte, tous ceux qui se trouvèrent présents l'entendirent ; puis s'adressant à cette nouvelle baptisée : « Est-ce ainsi, Pélagie, » dit-il, « que vous me traitez ? Est-ce ainsi que vous imitez mon cher Judas, en me trahissant maintenant de même qu'après avoir été couronné d'honneur et de gloire et établi Apôtre, il trahit son maître ? » Le saint Evêque Nonne l'entendant parler de la sorte dit à Pélagie : « Renoncez-le, et faites le signe de la croix ». Ce qu'ayant fait et soufflé contre lui, il disparut aussitôt.
Deux jours après, la servante de Dieu Pélagie étant couchée avec sa sainte marraine et dormant, le Diable lui apparut, la réveilla, et lui dit : « Perle, dites-moi, je vous prie, ai-je manqué à vous enrichir d'or et d'argent, et à vous donner quantité de pierreries pour vous parer ? Vous ai-je fâchée en quelque chose ? Dites-le moi, je vous prie, afin que je répare la faute ; et je ne vous demande rien sinon que vous ne me rendiez pas le sujet du mépris et de la risée des Chrétiens. » A ces paroles, elle fit le signe de la Croix, et soufflant contre cet esprit malheureux, lui dit : « Mon Dieu, qui m'a arrachée d'entre tes mains et reçue dans sa couche céleste, prendra ma défense contre toi. » A ces mots le Diable disparut.
Sainte Pélagie, le troisième jour d'après son baptême, dit à celui de ces gens à qui elle confiait tout ce qu'elle avait : « Allez dans ma garde-robe; faites l'inventaire de tout ce qui est tant en or qu'en argent, en pierreries et en habits, et apportez-le moi. » Ce qu'ayant exécuté, elle fit appeler le saint Evêque Nonne par Sainte Romaine, et lui dit en lui mettant ce papier entre les mains : « Monseigneur, voilà tout le bien dont le démon m'a enrichie. Je le remets en la disposition de votre Sainteté, afin que vous en ordonniez selon ce que vous jugerez pour le mieux ; car quant à moi, je ne désire maintenant d'autres richesses que celles de Jésus-Christ mon Sauveur. » Le saint Evêque fit aussitôt venir le plus ancien des trésoriers de l'Eglise, et en la présence de Pélagie lui mit cet inventaire entre les mains et lui dit : « Je vous conjure par l'indivisible Trinité de n'employer rien de tout ceci au profit de l'Evêque ni de l'Eglise ; mais de le distribuer entièrement aux veuves, aux orphelins, et aux pauvres, afin que s'il a été mal acquis il soit au moins bien employé, et que les richesses d'une pécheresse deviennent des trésors de Justice. Que si vous violez le serment que je vous oblige d'en faire et en détournez quelque chose ou par vous ou par autrui, la maison de quiconque commettra ce crime sera remplie d'anathème, et il sera traité comme ceux qui crièrent : « Qu'il soit crucifié ! Qu'il soit crucifié ! »
Pélagie fit venir ensuite tous ses esclaves tant hommes que femmes, et leur donnant à tous de sa propre main, avec la liberté, des chaînes d'or, leur dit : « Hâtez-vous de vous affranchir de la servitude de ce siècle corrompu et plein de péchés, afin que comme nous y avons passé quelque temps ensemble, nous jouissions aussi tous ensemble éternellement de cette vie qui est seule très heureuse, et dont les félicités ne sont traversées ni de douleurs ni de déplaisirs. »
CHAPITRE V.
Sainte Pélagie s'en va secrètement à Jérusalem, et bâtit une cellule sur le mont des Oliviers, où s'étant recluse et prenant le nom de Pélage, elle y demeura jusques à la mort.
Le huitième jour d'après son baptême, qui est celui auquel on quitte la robe blanche qu'on y a reçue, Sainte Pélagie se leva secrètement la nuit, et dépouillant cette robe se revêtit d'un cilice et d'un méchant manteau du bienheureux Evêque Nonne ; et depuis ce jour, on ne la revit jamais plus à Antioche. Sainte Romaine pleurant amèrement, le saint Evêque la consola et lui dit : « Ne pleurez point, ma fille ; mais au contraire ayez une extrême joie de ce que Pélagie a choisi la meilleure part, à l'imitation de Marie que notre Seigneur préfère à Marthe dans l'Evangile. » Sainte Pélagie s'étant retirée de la sorte s'en alla à Jérusalem, et bâtit une cellule sur le mont des Oliviers où notre Seigneur fit sa prière. A quelque temps de là tous les Evêques qui étaient assemblés à Antioche s'en retournèrent chacun en leur diocèse.
Trois ou quatre ans après, je désirai d'aller à Jérusalem pour y adorer la résurrection glorieuse de notre Seigneur Jésus-Christ ; et ayant demandé congé à mon saint Evêque, ilme dit en me l'accordant : « Mon frère le Diacre, lorsque vous serez à Jérusalem, enquérez-vous d'un Solitaire eunuque nommé Pélage, qui y est reclus depuis plusieurs années, et allez le voir ; car il vous pourra beaucoup servir. » Or en disant cela, il me parlait de la servante de Dieu Pélagie,mais obscurément.
Etant arrivé à Jérusalem, et ayant adoré la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ, je m'enquis le lendemain du serviteur de Dieu, et le trouvai sur le mont des Oliviers dans une cellule fermée de tous côtés et où il y avait seulement une fort petite fenêtre, àlaquelle ayant frappé, elle me l'ouvrit et me reconnut, mais je ne la reconnus point ; car comment l'aurais-je pu puisque l'ayant vue auparavant dans une beauté incroyable, elle avait lors les yeux enfoncés et le visage tout décharné par les longues austérités de son extrême pénitence ? Elle me dit : « D'où venez-vous, mon frère ? » « Je viens vous trouver », lui répondis-je, »par le commandement de Nonne, mon Evêque. » « C'est un véritable Saint », répliqua-t-elle, « et je le supplie de prier Dieu pour moi. » En achevant ces paroles, elle ferma la fenêtre, et commença à chanter Tierce. Je me mis en prière auprès de sa cellule, et puis m'en allai avec beaucoup de consolation d'avoir vu cette personne angélique.
A mon retour de Jérusalem, je visitai les frères par les monastères, et trouvai que Pélage y était en très grande réputation ; ce qui me fit résoudre de le retourner voir, afin de profiter de ses salutaires instructions. Etant arrivé à sa cellule, ayant frappé à la fenêtre, et l'ayant même appelé par son nom, voyant qu'il ne me répondait point, je continuai les deux jours suivants à faire la même chose, mais aussi inutilement que le premier. Alors, je dis en moi-même : Ou il n'y a personne ici, ou au moins le Solitaire qui y était s'en est allé. Puis, étant poussé d'un instinct de Dieu, j'ajoutai: Il faut que je vois s'il ne serait point mort. Ayant achevé ces paroles, j'ouvris la petite fenêtre, et regardant dans la cellule, j'aperçus qu'il était mort.Aussitôt je refermai la fenêtre, et l'ayant bouchée avec de la terre, je courus dire dans Jérusalem à ceux avec qui je demeurais, que le Solitaire Saint Pélage qui menait une vie si admirable s'était endormi du sommeil des Justes. Aussitôt ces Saints Pères accompagnés des Solitaires de divers Monastères vinrent à la cellule, qui ayant été ouverte et le saint corps en ayant été tiré, on le mit avec grande vénération sur un drap d'or enrichi de pierres précieuses ; puis ces Saints Pères le frottant avec de la myrrhe connurent que c'était une femme ; ce qui les ayant extraordinairement étonnés et voulant cacher au peuple cette merveille, ce ne fut pas en leur puissance d'y parvenir. Alors ils crièrent à haute voix : « Jésus-Christ notre Seigneur et notre maître, gloire vous soit rendue à jamais de tant de richesses cachées que vous avez sur la terre non seulement dns les hommes, mais aussi dans les femmes. » Le bruit s'en étant répandu de tous côtés, tous les Monastères de vierges tant de Jéricho que du Jourdain où notre Seigneur fut baptisé, vinrent avec des cierges allumés en chantant des hymnes ; et ces saintes reliques étant portées par ces Saints Pères furent mises dans l'église.
Voilà quelle a été la ve d'une courtisane. Voilà quelles ont été les actions d'une personne dont le Salut semblait être désespéré ; et je supplie Dieu qu'au jour du Jugement nous jouissions avec elle des effets de sa miséricorde, lui à qui reviennent l'honneur, la puissance et la gloire aux siècles des siècles. Amen.
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