lundi 18 juillet 2011

Père Théoclète de l'Athos : Entre Ciel et Terre.

Père Théoclète de Saint-Denys.

Entre Ciel & Terre.

Traduction du Saint Père Ambroise Fontrier.


Note sur le texte suivant :


Le texte qu'on va lire ci-après est un extrait du célèbre livre du Père Théoclète de Saint-Denys, intitulé : Entre Ciel & Terre. Il a été traduit par le Saint Père Ambroise Fontrier, & il est consacré à la description du Monachisme authentique, tel qu'il est vécu en certains endroits sur la Sainte Montagne de l'Athos. On y trouve des textes très intéressants sur Saint Denys l'Aréopagite & la Tradition mystique Orthodoxe.
Le présent extrait offre un dialogue entre trois Moines – le Père Théolepte, le Père Chrysostome & l'auteur, & deux laïcs-un juriste & un théologien universitaire- qui ont entamé une discussion sur l'idéal monastique & la « philocalie », - l'amour de la Beauté priante...


Après les agapes, le Père Chrysostome nous conduisit à un balcon du Monastère, d'où l'on pouvait à la faveur de la pleine lune printanière, étendre son regard très loin, jusqu'à discerner l'ombre des îles de l'Egée. Un calme profond régnait sur tout le Monastère, phantasmagoriquement éclairé, sur les crêtes bruyantes des arbres de la forêt, maintenat silencieuse, & sur la face scintillante de la mer endormie.

J'ai remarqué, dit le Théologien rompant le Silence, que sur la Sainte Montagne, on ne prête pas une attention particulière à la beauté de la nature, bien que l'Athos, pour sa rare beauté, ait été l'objet de descriptions lyriques des littérateurs byzantins & des visiteurs étrangers. Je ne sais à quoi est due à cette indifférence des Moines, qui devraient avoir pourtant, de par leur vie pure, un goût esthétique très raffiné.
En effet, dit le Moine Chrysostome, toujours prompt à répondre, les Moines qui vivent dans l'austérité selon les règles de l'Ascèse, vivent une Vie absolument Spirituelle, plongés dans leurs « Contemplations ». Ils n'accordent pas une importance particulière aux charmes de la nature si abondamment déversés sur la Sainte Montagne.
La question se pose automatiquement, dit le théologien : Pourquoi Dieu qui a céré la nature telle qu'elle apparaît, a-t-il voulu qu'en plus de son utilité elle fût belle, puisque vous qui le touchez de plus près ne ressentiez pas à son spectacle une satisfaction profonde?
Je vais vous répondre, dit le Moine. D'après mon expérience personnelle, je puis affirmer que la beauté sensible est infiniment infférieure à l'attrait qu'exerce sur l'âme la Beauté Spirituelle.Les Moines plongés dans l'immense océan de leurs météorismes & de leurs élévations, dans la jouissance de leurs douces visions célestes, regardent avec moins de passion les charmes pourtant si variés de cette splendide nature.
Mais alors, pourquoi cette prodigalité de couleurs, toute cette lumière – puisque les Moines, dites-vous, vivent dans les « trous de la terre »- pourquoi tant de fleurs, tant de beauté?
C'est très simple, répondit le Moine. Dieu étant sur ces lieux adoré comme étant la Beauté, n'a pu ici créer de la laideur.
Il existe pourtant des créatures qui nous paraissent répugnantes, repartit le théologien.
Certes, répondit le Père Chrysostome; mais nous ne pouvons soutenir qu'elles le sont sans raison. Car il y a à cela une raison. D'ailleurs, selon l'opinion d'un grand sage, le laid serait le complémentaire du beau. Une image a besoin de l'ombre pour faire apparaître la lumière.D'autre part, si la nature n'était pas belle, comment pourrions-nous nous faire une idée de la Gloire de Dieu?- la Gloire, pour être Gloire, devant aussi nécessairement être Belle. Voilà pourquoi les Moines qui pénètrent dans la Nuée des Beautés Divines délaissent les beautés de la création comme des imitations très lointaines du Sublime.
Gloire à Dieu! s'écria le juriste sur un ton de particulière satisfaction. Vous avez trouvé mon sujet de prédilection. Cette science du beau, l'esthétique, en vérité m'enthousiasme. Vous m'avez épuisé l'esprit, pour parler clair, avec vos intarissables discours sur les Moines. Si le Moine doit fuir dans les Déserts & les Montagnes & vivre avec les terrés des antres, cela sera toujours mieux que de vivre, selon les termes d'un écrivain Grec, vivre comme « un moinillon au coeur même de Paris, pudique, élégant, svelte comme le paon, rentrer de la Bibliothèque au sélinaire, & dire Ave Maria. »
Et le juriste continua :
Les sujets, amis très chers, doivent être en harmonie avec le contexte. Ici règne la beauté de la nature. Quel dommage de nous égarer en d'intreminables bavardages théoriques, alors que nous pouvons, à la vue immédiate & sans intermédiaires de la beauté naturelle, échanger des pensées bienfaisantes. Ce que je viens de dire semble avoir ouvert une discussion. Je vous promets donc d'oublier l' ennui que vous m'avez causé avec votre triste sujet, dit-il en terminant, non sans joie, & en souriant légèrement.
Mon ami & compagnon de route vient heureusement de nous révéler qu'il portait lui aussi de l'intérêt à ce qui est au-delà des choses matérielles, pour les sphères idéales, dit le théologien, appuyant sur ces mots d'une manière insistante. Mais je
dois lui avouer, sans vouloir lui déplaire, qu'après avoir satisfait son désir de parler de la beauté, nous reviendrons à notre monachisme, car il est de notre devoir d'investiguer, pour la mieux connaître, cette face du Monachisme, digne de tout notre respect. En êtes-vous d'accord, mes Pères?
Bien sûr, lui dis-je, & je me réjouis de l'intérêt que vous lui portez.
Moi, je ne suis pas d'accord, dit le juriste. Je vais réfléchir pour savoir si je dois suivre une telle conversation. En tout cas, je vais vous écouter avec la plus grande attention parler de la beauté. Introduisez donc le sujet, Père Chrysostome, car vous avez la préséance en tant que jeune, bon, fidèle, & spirituel.
Je vous remercie, dit le Moine au juriste. Mais il me semble préférable que ce soit vous qui commenciez, vous qui avez tant d'intérêt pour cette matière, & paraissez immédiatement inspiré par la nature du Mont Athos.
Très volontiers, puisque vous insistez. Mais je vais céder la place à un écrivain byzantin, Nicéphore Grégoras, qui a décrit admirablement la Sainte Montagne, - & cela pour introduire le sujet d'une certaine manière.
Et, prenant un livre de petit format, il se mit à lire lentement & avec emphase : « ...Pour d'autres raisons aussi, je crois, le Mont Athos doit être admiré...Il procure la sensation immédiate du plaisir...De toutes parts se répandent, comme d'un trésor, des parfums agréables à respirer, de magnifiques comoris, des fleurs. Mais, ce par quoi il parle le plus, c'est par les purs rayons du soleil. Des arbres de toutes espèces le parent, des bocages, des prairies variées. Les oeuvres de la main de l'homme l'enrichissent. Les chants d'une multitude d'oiseaux divers retentissent partout aux entours. Des essaims d'abeilles butinent les fleurs, avec légèreté bourdonnant dans l'air. Un certain voile agréable s'y tisse & s'y mêle, & non seulement à une heure donnée, mais en tout Temps, en toute saison, mariant ensemble les quatre temps du cycle de l'année. La joie y est partout égale. Les sens humains sont enchantés, surtout quand du milieu du bocage & des plantes retentit le chant matinal du rossignol, comme pour louer le Seigneur avec les Moines. Car le rossignol, lui aussi, possède une cithare dans son poitrail, une sorte de psaltérion naturel mais inspiré, & fait entendre autour de lui, pour ceux qui l'écoutent, une musique improvisée, harmonieuse, & mesurée. Ce pays est en outre arrosé de nombre de sources naturelles. Des torrents formés par l'eau de la pluie se jettent l'un dans l'autre pour former des courants qui se répandent, dérobant par surprise le chemin, pour se donner en abondance aux Moines qui vivent là-bas, & font monter vers Dieu, comme sur des ailes, leur paisible Prière. L'Athos offre un calme naturel à ceux qui veulent sur la terre mener la Vie des Cieux. Il leur donne en toute saisin & en abondance, toutes sortes de nourritures, & la mer qui s'étale tout entour le couronne & le pare de Grâce, car il n'est pas une île, mais une presqu'île, puisqu'un isthme le rattache à la terre...
C'est une véritable hymne à la Sainte Montagne, &, par elle, au Monachisme, s'écria le Moine Chrysostome. Mais pourquoi donc, mon ami, avez-vous lu ces choses, puisque vous ne vous intéressez pas à ce qui touche aux Moines?
Croire ou ne pas croire ce qu'on y dit des Moines, cela n'a aucune importance, dit le juriste. En tout cas, à ma manière, je me sens plein d'admiration...Le texte me plaît surtout par son aspect descriptif. Mais, comme je l'ai dit, j'ai voulu vous donner l'occasion de continuer l'entretien sur la beauté, car si même je ne m'accorde pas avec votre métaphysique du beau, le sujet m'agrée & m'enchante malgré tout.
Si nous excluons la métaphysique, dit le Moine, ce qui est dire l'idée qu'il existe quelque chose au-delà de la nature,nous maintiendrons forcément le thème de la beauté dans les limites du sensible. La Beauté est un des attributs de Dieu, l'une de ses propriétés.Platon a dit que la beauté sensible, celle de la nature, était une simple copie de la Beauté Intelligible, une réplique & comme un moulage de la Beauté Spirituelle qui est dans le sein de Dieu. Et si le but, la fin de la philosophie est la Mort, c'est que l'âme est d'un plus grand prix que toutes les jouissances que peut offrir le monde présent...Cette conception platonicienne touche de près le Christianisme.Quelle est votre opinion là-dessus?
Sur ce propos, dit le juriste, j'ai certaines réticences, & comme je ne veux pas vous peiner, souffrez que e les garde pour moi.
Et pourtant, dit le Moine, c'est vous eul qui avez insisté pour qu'eût lieu cette discussion : vous ne devriez donc pas avoir de réticences à cet endroit. Et vous, cher théologien, quelle est votre sentiment sur la beauté?
On n'a certes pas besoin de preuves pour dire que le sens du beau est inné dans l'âme humaine, comme sentiment esthétique, dit le théologien. Son existence se manifeste dans la vie quotidienne par l'attrait de tout ce qui est beau & par la répulsion pour tout ce qui est laid.Il y a là un indice évident de l'origine divine de l'homme, qui atteste que l'homme vient d'un lieu où règne la beauté. Sur notre terre, la beauté est richement épanchée sur la nature. Elle nous ravit, certes, mais, intérieurement, nous avons la certitude qu'elle n'est pas tout. Nous ressentons un certain plaisir à la vue du beau,nous sommes émus, charmés,admiratifs, transportés, mais non satisfaits.Nous sentons l'existence d'une autre Beauté.Nous avons soif de la Vision d'une Beauté Spirituelle que nous ne voyons pas. Nous sentons qu'il existe entre le Beau & notre Ame une certaine parenté. L'accord parfait, qui selon un certain mode, se fait en de grands Moines à la Vision de la Beauté, engendre la certitude, fait apparaître cette parenté.
Ah! s'écria le Moine plein de joie, cette formulation est classique, mon ami. Vous avez présenté, avec beaucoup de sobriété, la nature
nature d'une des plus grandes valeurs morales. Il est impossible que cette conception ne vienne pas de l'expérience. Votre âme est belle, cher théologien, votre âme est belle...
De fait, dis-je, nous avons une parenté avec la beauté, car elle est dans notre nature. Lorsque tout-à-coup nous voyons un beau tableau de la nature, un coucher de soleil vu d'un rivage, l'aurore brodée de sa surprenante écume de lumière bleue & blanche frisante, à la suite d'une mystagogie de notre âme durant un office ecclésiastique, durant lequel notre esprit a veillé devant Dieu; ou bien à l'audition d'une symphonie musicale; devant un stalactite; en entendant le rossignol; à la vue d'un temple aux lignes parfaites;de quelque chose de symétrique; d'un ornement stylisé...nous sentons notre âme vibrer, comme si elle s'exclamait : « Ô vous! E vous reconnais à votre pompe, prairies aux vertes tonalités, magnifiques ordonnances de fleurs, mers tranquilles, couchers de soleil embrasant le ciel azuré, cyprès en prières, arbres songeurs aux murmures perpétuels & harmonieux du silence! Très tôt, dès ma tendre enfance, je vous ai écoutés, je vous ai sentis, bien avant de comprendre. Et vous, austères rythmes doriques, vous temples byzantins clairs-obscurs, avec vos fresques de Saints dématérialisés, je vous ai portés dans des mondes inconnus. Vous aussi, divines colonnes des Parthénons, comme taillées avec amour par mon ciseau bien avant que vous ne fussiez conçues par un Phidias!...Les Sages disent que le monde est beau. Cela est bien vrai. C'est un décor infini, aux genres & aux figures variées, «  un livre ouvert qui nous raconte la Gloire de Dieu », dit le Psalmiste. L'Art a été enfanté par le Beau. Les différents styles forment ses aspects les plus expressifs. L'un conçoit celui-ci, l'autre celui-là. Le Christianisme, lui, contemple « face à face » la Vraie Beauté par la Foi droite. Le monde pré-Chrétien votait comme en miroir, en énigme. L'expression la plus sublime de la culture classique fut celle du culte de la beauté sensible, en ombtres, en formes, en rythmes. Elle n'a rien pu concevoir d'autre, de plus profond. Esprit myope, elle n'a pu « discerner » clairement, de façon clairvoyante. Mais pour le Chrétien, la beauté sensible universelle disparaît. Elle est faite de terre. Elle est une ombre trompeuse.
Donc, au-delà de la beauté sensible se trouve la Beauté Intelligible, la Beauté Spirituelle, dit le Moine Chrysostome.
«  Les lys des champs & les oiseaux du Ciel », dont parle le Seigneur, ne sont que des degrés seulement pour nous permettre d'accéder à des significations supérieures du Beau, accessibles aux Ames éclairées par la Grâce.Le Vrai Chrétien Voit la Beauté Pure, sans forme, car « Dieu est Esprit ».La beauté sensible a parfois dans le Christianisme été identifiée à la Beauté Spirituelle, au Bien que le Chrétien désire. Et le Bien Suprême, c'est Dieu, dans la prodigieuse Beauté duquel le Fidèle parfait se délecte sans jamais se rassasier. Mais comment cette Beauté peut-elle être contemplée? Pour nous, c'est par le retour sur soi,dans les profondeurs intérieures, par la vision – pour employer abusivement un mot moderne – il faudrait plutôt dire « dans la Contemplation ».L'acquisition de l'état de Contemplation constitue la visée finale du Monachisme. Le bienheureux Augustin a dit : «  C'est tard que je t'ai aimé. Tu étais au-dedans de moi, & e te cherchais au-dehors, dans les créatures que tu as faites, &, ignorant, je trébuchais. Nul ne peut T'aimer si ce n'est celui qui Te Contemple. Nul ne Te Contemple, si ce n'est celui qui T'Aime. » Dans toute notre Hymnographie ecclésiale, continua le Moine,
fleurissent les mots « Beauté », « Beau » , « Splendeur » , « Eclat », mais leur sens est absolument Spirituel. Souvent l'Hymnographie emploie de belles images sensibles, empruntées aux choses de la terre, comme de très pâles métaphores & moyens de comparaison, pour exprimer la Beauté Spirituelle & Divine. Cette Beauté est tellement liée à l'Esprit, que celui qui n'est pas purifié Spirituellement ne peut même pas en soupçonner l'existence. «  la Beauté Véritable & Aimable, » dit Saint Basile, n'est Visible qu'à l'Eprit purifié. Elle se tient aux entours de la Nature Divine & Bienheureuse. » Et l'on peut prouver cela de par le monde sensible. Lorsque, par exemple, une longue maladie, ou les larmes d'une noble douleur nous ont purifiés, les fleurs alors, le ciel,parlent avec plus d'éloquence à notre âme, acquièrent une transparence extraordinaire; nous regardons les êtres avec sympathie, & nous les trouvons bons; toutes choses sont douces dans la lumière, elles sont emplies de paix, & nous sont très bonnes. Ne croyez-vous pas qu'il en est ainsi? Vous, Père, dit enfin Chrysostome, se trournant vers moi, je suis sûr que vous me comprenez, par le menu détail, car les Moines savent fort bien ce que sont les larmes...
Vous avez fort bien introduit & situé la question, dis-je, & pour compléter vos pensées, je dirai que notre attrait naturel pour les beautés de la terre, correspond à une profondeur métaphysique. L'on peut le constater surtout chez ceux qui ne sont pas montés dans les régions spirituelles, chez les gens « psychiques » qui, pris à l'hameçon des beautés d'ici-bas, ne peuvent monter plus haut. Tandis que les « Spirituels », exercés qu'ils sont dans les Ascensions Divines,dédaignent désormais de se tourner vers les choses de l'extérieur, & c'est directement, «  des antres de la terre » mêmes, qu'ils Contemplent la Beauté Sublime qu'Est Dieu.
Les premiers, adonnés au culte de la beauté dans la nature, ne sont pas capables de fournir à l'esprit la subsistance qui lui est propre & lui convient, & chutent par conséquent dans l'idolâtrie.
Les seconds, débarrassés du poids des passions inférieures, tels des Séraphims flamboyants, entourent le Trône de la Majesté Divine par les désirs Amoureux de l'inaccessible Beauté qui fait dire à Basile le Grand : «  Quoi de plus Merveilleux que le Divin? Quel désir de l'âme est plus vif & plus inassouvissable que celui de Dieu, suscité dans l'Ame purifiée de tout vice, & qui dans cet état s'écrie : Je suis l'Amour blessé »?
Comme vous parlez bien, dit le juriste,comme vous parlez bien...J'appartiens, hélas mes Pères, quant à moi,à la catégorie des gens « psychiques », car je ne crois qu'en la raison...
Le juriste n'avait pas terminé sa phrase, qu'un visiteur inattendu pénétra dans la véranda, faiblement éclairée : Un vieux Moine tout chenu, blanchi,d'une austérité douce, au regard profond, comme si déjà il contemplait la vie future. Par sa haute taille & sa longue barbe, il faisait songer à un Prophète de l'Ancien Testament : Noé, Abraham, ou Jacob...
Le Moine Chrysostome se leva & nous présenta le vénérable vieillard :
Le très bon Père Théolepte, dit-il, & il le pria de s'asseoir.
Nous lui baisâmes la main droite, alors qu'il se tournait avec grande bonté vers le Moine Chrysostome. Comme s'il devinait nos pensées :
Nul n'est bon, mon Frère,assura-t-il, si ce n'est Dieu.
Nous lui fûmes tour à tour présentés, & il nous souhaita la bienvenue.
Continuez votre entretien, dit l'Ancien, tout en promenant un regard interrogatif sur nous tous. La présence du Frère Chrysostome me garantit que vous parlez de Choses Spirituelles.
Oui, Père, dit le Moine, nous parlions des charmes de l'Athos en partculier, & de la beauté en général.
Ce qui est dire de la beauté naturelle de la Sainte Montagne? s'enquit le vieillard.
Au commencement, notre ami le juriste nous a lu une remarquable description de la Sainte Montagne, du byzantin Grégoras. Mais le sujet s'est aussitôt placé sur le plan Spirituel.
Certes, dit l'Ancien d'une voix profonde, l'Athos offre un ensemble d'une beauté si insigne qu'inexprimable, laquelle, associée à la Vie Angélique des Moines, constitue, comme le dit Palamas : « un lieu remarquable, vénérable, le foyer des vertus, le séjour de ce qui est Beau, la réplique du ciel, le tabernacle non fait de main d'homme, le lieu libre de toute souillure & au-dessus de toute passion coupable... »Toutes choses, sur cette presqu'île sacrée,acquièrent une profondeur métaphysique & le visage de l'Athos, sa forme sensible, ne sont pas sans une certaine signification mystique.Je ne sais si ma longue présence sur la Sainte Montagne & mon Amour pour le Monachisme,ne me portent pas à voir ainsi les choses. Toujours est-il que, dans le ciel azuré de l'Athos, il me semble voir les Choeurs Angéliques louant le Seigneur. Au printemps, e crois entendre les divines mélodies venant des sphères de Celui qui est au-delà de toute essence. Les orages viennent troubler ma paix jusqu'à me l'ôter, de par la grandeur de leur fureur.Les cyclones accompagnent mes « De profundis. » Je converse avec les fleurs, tant elles ont de Grâce.La végétation gonflée de sève, à l'aube, semble par jalousie rivaliser avec la mousse fraîche, qui modestement recouvre la terre virginale. Sur les côtes découpées qui, de toutes parts, étreignent la Sainte Montagne, aux pointes avancées mariées à la luisante blancheur de la « mer écumante », me font penser à une couronne d'épines, expression polysémique de la Vie martyre des Moines...Symbole aussi de l'attente de la juste rétribution de par Celui qui couronne les combats Spirituels, le Seigneur Jésus.
Si la poésie est la transfiguration la plus sensible des choses matérielles, dit le théologien,alors vous êtes un merveilleux poète, Ancien très vénéré.
L'Ancien Théolepte sourit avec sérieux.
Je ne suis pas poète, mon ami. En tant que Moine, il ne m'est pas possible d'être poète au sens usuel & consacré de ce mot. Le Moine est, selon l'âge spirituel, un adulte exempt de naïveté. Les lumières & les ombres, les styles, les formes, les couleurs, tout cela est bon pour le plasir des enfants. Mais « la figure de ce monde passe. » Le Moine poursuit ce qui est éternel.
Mais pourquoi avez-vous parlé avec tant de poésie, si vous n'êtes pas poète? interrogea le théologien.
Le Moine n'a pas à être poète, & il ne s'occupe pas des raisons qui font que l'on aime la beauté. Vous confondez manifestement esthétique & Spiritualité...J'ai tout simplement utilisé certaines figures pour exprimer des pensées qui ne sont pas de ce monde. Je ne m'installe pas dans des formes, je ne m'attache pas avec émerveillement aux beautés de la terre, j'établis une Anagogie, moyen d'Elévation vers Dieu.L'objet des veilles du Moine, de ses peines diurnes, c'est la purification du coeur des innombrables formes d'égarement. Aussi, ne nous reste-t-il pas de temps pour faire du romantisme, conclut le vieillard; et il se tut.
Ainsi la beauté de la nature n'influence pas le Moine? demanda le théologien.
Elle ne doit pas l'influencer. S'il devait l'être, même d'une manière bienfaisante, il devrait rejeter cette influence, faute de quoi ce serait la preuve que son coeur est partagé, qu'une partie serait tournée vers la terre, alors qu'il doit le rendre simple & ne porter son désir que vers Dieu.Le combat du Moine est une ascèse très austère. Le Moine aime la Beauté, il est Poète, mais d'un autre Monde. Comment ne serait-il pas ami de la Beauté qui existe en Dieu? Mais le Beau est lié aux concepts du Bien & du Vrai, de manière qu'il ne nous soit pas possible de concevoir de beauté qui ne fût pas Spirituelle & Vraie. Partant de là, nous serons inévitablement conduits jusqu'à la sphère du Beau Suprême où résident également la Vérité & la Vie qui sont En Dieu.
Jusqu'à ce que nous soyons parvenus à cet état, d'où nous pourrons atteindre la sphère du Beau Suprême,nous faut-il reeter les formes de labeauté terrestre? interrogea le théologien.
Tant que le coeur n'est pas purifié, il est manifeste que nous ne pouvons pas purement, c'est-à-dire sans faillir, voir les formes du Beau,car « tout est pur pour celui qui est pur »,& « rien n'est ordinaire si ce n'est pour celui qui pense que telle chose est ordinaire», selon Paul le Sublime. Ainsi, au lieu d'accueillir un charme illusoire, au risque d'amollir notre âme, il faut nous obliger à nous tourner vers la purification intérieure. L'âme qui n'est pas «contemplative», c'est-à-dire qui n'a pas acquis la pureté qui porte à lla Vision de Dieu, voit le monde extérieur sous le diaphragme de ses passions.Comment donc une telle vision du beau serait-elle possible, a fortiori bénéfique?
J'avoue avec joie, vénérable Père Théolepte, que vous analysez les choses d'une manière très convaincante.On voit très bien que vous possédez à égalité le savoir extérieur & la sagesse intérieure, dont la valeur, dans ces questions-là, est unique, dit le théologien. Je suis en mesure de fonder l'espoir que vous allez nous donner à présent la solution à ce problème du Monachisme, sur lequel nous avons déjà longuement parlé.
La venue de l'Ancien Théolepte est une véritable bénédiction, dit Chrysostome, car il est très expérimenté dans la Vie monastique. Par la Grâce de Dieu, il entre en sa cinquante septième année d'ascèse dans la philosophie monastique, & il possède en outre une connaissance peu commune.
Est-ce vrai, Père Théolepte? demanda le théologien.
Pour ce qui est du nombre des années au Monastère, certes oui, répondit le vieillard. Quant aux compliments du bon frère Chrysostome, ils sont dus à sa grande bonté. Nous les hommes, de par nous-mêmes, nous ne possédons absolument rien. Nous sommes de faibles créatures. Mais si nous devenons dignes de l'Illumination de la Lumière primordiale & unique «  qui éclaire tout homme venant en ce monde », c'est alors par réflexion que nous jetons nos rayons sur nos Frères. Au contraire, si la « Lumière qui est en nous est ténèbre, que sera alors la ténèbre? C'est bien d'ailleurs que nous recevons la Lumière. Qu'avons-nous donc en propre?...
Un frisson me parcourut à l'audition des paroles de ce sage vieillard. Cinquante sept ans volontairement passés entre les murs d'un couvent! Une vie netière! Quel inextinguible flambeau d'Amour & de Patience devait brûler dans la poitrine de ce Martyr, de ce respectable vieillard, au point de lui conserver une telle clarté d'esprit! Quelles Amours Divines, instiables & inassouvissables, avaient-ils pu fortifier ce vase de terre, pour qu'il pût endurer cinquante sept années de labeur, tout en gardant sa prime fraîcheur,& étaler à nos yeux une vigueur d'athlète, « une jeunesse renouvelée comme celle de l'aigle », comme parle le Psalmiste ! Il me semble que l'on ne pourrait trouver de preuve plus convaincante de la puissance du Christianisme en l'homme sincèrement Fidèle à la Vraie Foi.
S'il m'est permis de le demander, quel est votre âge, demanda le théologien.
Quatre-vingt cinq ans, répondit le vieillard.
Seriez-vous donc entré au Monastère à l'âge de vingt-huit ans?
Oui, par la Grâce de Dieu.
Vous me permettrez, révérend Ancien, dit le théologien, de vous demander aussi pourquoi vous êtes devenu Moine,& comment vous en avez pris la décision?...
Vous demandez beaucoup, dit-il en souriant. Etes-vous sûr de comprendre si je vous dis comment j'ai pris la décision de devenir Moine?
Je l'espère, dit le théologien.
Je vous dis cela, parce que nos psychologies sont différentes l'une de l'autre. Pour n'avoir pas éprouvé le sentiment qui pousse au Monachisme, vous aurez beaucoup de mal à me comprendre.La psychologie du moine est inaccessible à celui qui vit dans le monde, pour ce que le Moine est transporté dans une autre sphère, porté par un élan héroïque. Peut-être objecterez-vous que nous tous, les Chrétiens, «  n'avons pas de cité ici-bas », que le sentiment de notre séjour provisoire sur la terre est un fait qui pousse à désirer la vie future. Mais cela n'est pas vrai. Dans le monde, malgré tous nos efforts, l'on ne peut rester sur les cimes qui le dominent, celles de la Prière & de la Contemplation.Il n'est pas possible de s'y maintenir à cause des obligations qui nous mêlent & nous attachent aux choses de la terre.Tout ce que l'on peut faire, c'est penser que nous n'appartenons pas à ce monde; mais le coeur, lui, ne peut échapper à la réalité du présent. La Vie du Moine s'écoule loin du monde, dans un contexte théocratique. Elle pénètre l'âme usque dans ses profondeurs, façonnant ainsi une psychologie qui lui est adéquate. C'est ici qu'apparaît l'abîme sans pont ni passerelle qui sépare deux mondes différents...
Je vous comprends très bien, dit le théologien, & je vous supplie de ne pas renoncer à satisfaire mon attente. Il est très important pour moi qui suis théologien, d'être bien informé sur le Monachisme de l'Eglise Orthodoxe. D'autant plus qu'à la suite de l'entretien que nous avons eu cet après-midi avec ceux qui sont ici présents, mon intérêt pour cette institution, que je considère mal comprise de nos jours, n'a fait qu'augmenter...
Et moi, je vous serais infiniment reconnaissant, ajoutai-je, si vous nous disiez quelque chose sur notre Idéal monastique, car entre ces messieurs & nous s'est déroulée une discussion au cours de laquelle j'ai accepté d'analyser les principes fondamentaux du Monachisme Orthodoxe, & j'avoue que la chose est fort malaisée.
Si ma demande de nous conter comment vous êtes devenu Moine vous paraît indiscrète, reprit le théologien,condescendez pour le moins à nous dire, comment d'après votre longue expérience vous justifiez le Monachisme, si discuté de nos jours, même par des Chrétiens qui se jugent bien intentionnés.
Ce que disent ces Chrétiens prétendument bien-pensants, dit l'Ancien Théolepte, tout en inclinant profondément sa tête toute blanche,ne m'étonne point.Chaque homme voit selon ses yeux. Quand il s'agit de juger le Monachisme, qui est l'expression du Sacrifice le plus sublime, il faut être doué d'un esprit d'observation bien exercé. L'homme à l'esprit lourd ne peut rien saisir de ce qui dépasse la matière, & cela ne veut pas dire que rien d'autre n'existe. Il en va de même dans le Christianisme & dans l'Eglise où subsiste une certaine échelle de matérialisme.C'est-à-dire que le Christianisme est connaissable pour chaque Chrétien dans la mesure de ses capacités, j'entends par là le degré de finesse de son intelligence, de sa culture, de sa conscience, de la pureté de son Coeur, de ses qualités naturelles, de sa vocation.Il ne faut pas perdre de vue qu'aucune pensée humaine n'exprime avec certitude la Vérité. Les opinions sont toujours influencées par les facteurs que nous venons d'énumérer. Il nous faut donc, par nécessité trouver des mesures sûres, des opinions échappant à toute contestation. Et ces mesures-étalon sont les Pères Saints dans leurs Ecrits. Nous possédons leurs Vies & leurs Témoignages.A quoi bon parler en vain? Je me répète: La divergence de vues, même entre hommes pieux est facile à expliquer; jamais elle ne cessera d'être, & cela, tant que le Monachisme se proposera comme une profonde Vie Spirituelle, & tant que les hommes formeront une mosaïque d'états spirituels. Et puis, n'oublions pas la Parole de l'Apôtre : «  les psychiques ne reçoivent pas ce qui est Spirituel. »
Vous présentez fort bien les choses, dit le théologien. Je vais encore vous prier de répondre à une question bien précise, Père Théolepte. Est-il vrai que les immenses Pères du Monachisme & que les Moines, par manière générale, depuis le IVème jusqu'au IXème siècle, vivaient loin de la société des hommes, sans aucun souci de leurs nécessités, & ne pensant qu'à eux-mêmes? Ou bien s'occupaient-ils des Chrétiens qui étaient dans le monde, leur apportant leur concours d'une manière ou d'une autre?
Vous m’avez dit, répondit le vieillard, que vous étiez théologien,& vous m’étonnez en demandant quelque chose que n’importe qui peut trouver dans l’Histoire du Monachisme de l’Eglise Orthodoxe. Du IVème au Xème siècle, les déserts de l’Egypte, de la Palestine, de la Syrie comptèrent des milliers de Moines. Imaginez le nombre vertigineux de tous ceux qui à travers les siècles s’y sont succédés. Ceux-là ont vécu loin du monde, comme Hésychastes, Ermites, Skyotes, Cénobites, habitant des Skytes & des Monastères. Que pouvait offrir à la société un Moine vivant dans une parfaite pauvreté & luttant contre ses propres passions ? Rien que ses Prières qui peuvent tout.
J’ai lu, vénérable Ancien, dit le théologien, que beaucoup de Pères, durant la longue période dont vous venez de parler, se rendaient dans les villes, & offraient leur concours aux Chrétiens, de par des activités sociales & des actions de bienfaisance, soit en affermissant leur foi, en enseignant la piété, soit en aidant les nécessiteux de maintes manières.
Cela est vrai, répondit le vieillard. Mais, si pour répondre aux exigences de leur époque, certains Pères, en nombre fort restreint d’ailleurs, ont fondé des hospices de vieillards & des hôpitaux, il ne faut pas en conclure qu’ils ont inauguré une voie nouvelle pour les Moines. Oui, ils furent un petit nombre, & âgés, mais très anciens dans l'ascèse, & très puissants En Esprit dans leur Prière. C'est pourquoi ils pouvaient sans risque séjourner dans le tumulte du monde, parmi les innombrables occasions de pécher. Monde & Monachisme sont inconciliables. Il ne faut pas perdre de vue que Monachisme signifie combat pour la perfection de l'âme. Soit que l'on quitte le monde pour faire pénitence, soit par Amour de Dieu & pour Le'ai décidé servir sans soucis, toujours est-il qu'il est impossible à l'âme de trouver satisfaction en dehors du silence. Et pour revenir à votre première question, à savoir comment j'ai décidé de devenir Moine, je vous dirai que le désir de la solitude me dévorait depuis l'âge de quinze ans. Malgré les admonitions de ma mère & les exhortations de mes amis & de mes professeurs, pour qu'après mes études je me contente d'entrer dans le clergé séculier, il me fut impossible d'éteindre la flamme de mon âme pour la vie solitaire, loin des affaires. Et si des devoirs & des considérations envers ma famille ne s'étaient posés, jamais je n'aurais attendu jusqu'à l'âge de vingt huit ans. J'aurais certainement quitté le monde beaucoup plus tôt. Comment jugez-vous cela?
Comme une chose très rare & assez peu juste, répondit le théologien.
Ainsi, il ne vous semble pas juste que j'aie été vaincu par le Christ? Quel paradoxe! Et même dangereux chez un théologien. Sincèrement, vous me découragez lorsque vous parlez ainsi. Je vous répète que ma volonté de demeurer dans le monde s'affaiblissait, cependant que se rapprochait de mon coeur l'Amour embrasé de Dieu. Comment pouvais-je faire d'autre sorte? Me comprenez-vous? dit le vieillard; et, ce disant, son visage éclatait de joie.
Vos paroles me captivent à l'excès, Père Saint, dit le théologien, bien que je ne puisse justifier un tel acte du point de vue chrétien: abandonner son prochain, devenir indifférent au monde, ne pas conduire le faible par la main sur la Voie de Dieu. En se comportant ainsi, l'on s'enferme dans une forteresse, parce qu'on a le désir de la solitude & de l'hésychia. Et tout cela pour quoi? Je ne puis vous comprendr et ce, bien que je respecte votre esprit héroïque, votre sincérité, & votre choix, fort bon.
vous voyez bien, dit le viellard avec douceur, que j'avais raison lorsque je vous disais au début qu'il était difficile à celui qui n'était pas Moine de pénétrer dans l'Ame du Moine? Comment allons-nous nous entendre, puisque vous ne pouvez pénétrer là où tout s'explique, où tout se simplifie? La solution de mon cas, telle que je vous l'ai révélée, ne satisfait pas votre raison. Cela signifie que vous dépouillez le Christianisme de sa Mystique, & que vous le voyez comme quelque chose de spectaculaire, fait de manifestations extérieures, de morale utilitaire, comme une religion d'utilité publique, non comme foi, Amour, délivrance & libération de tout. Vous ne pouvez donc justifier le Chrétien qui se trouve En Union Mystique avec l'Epoux de son Ame - peut-être même pensez-vous que l'Epoux se trouve en faute en acceptant cette Ame En Union Mystique-, car au fond, c'est ici qu'aboutit votre raisonnement, & uniquement parce qu'il délaisse le prochain, mais d'apparence seulement, comme si Dieu Tout-Puissant n'exauçait pas les demandes de cette Ame Sainte, qui s'est tout entière livrée à lui, lors même que c'est dans la solitude que l'on pense le mieux à tous, & dans l'Union que l'on prie le mieux pour tous. Je suppose donc que vous n'approchez le Christ que par les livres seuls, & que votre âme ne vibre pas à son Amour. Malheur à nous si le sang répandu du Dieu-Homme ne devait pas circuler en tant qu'Amour dans nos Coeurs de Fidèles.

Le vieux Moine se leva, s'avança vers une fenêtre ouverte de la galerie & leva les yeux vers le ciel étoilé. Au-dehors, cette nuit-là, régnait une paix ineffable. Un profond silence parut se poser sur l'assemblée; Après quoi, l'Ancien regagna sa place, come divinement métamorphosé, & d'une voix vibrante :
-Frère théologien, dit-il, avez-vous éprouvé ce que, dans le langage Chrétien nous appelons Amour Divin?
-A vrai dire,non, vénérable père.
-Comprenez-vous maintenant, après votre aveu, que vous n'êtes pas en mesure d'aborder un sujet que ne peut aborder la raison seule?
-Comment peut-il donc être examiné, si ce n'est par la raison? demanda le théologien.
- Je n'ai pas dit qu'il ne pouvait pas être examiné logiquement, répondit l'Ancien, mais que nous ne pouvions pas l'aborder par la seule raison.
- Avec quoi d'autre pouvons-nous l'examiner? reprit le théologien.
- Mais avec le Coeur!
- C'est-à-dire avec amour?
-Non pas avec un amour abstrait, explicita le Moine, mais avec la raison de l'Amour.
- Mais, vénérable Père, la raison de l'Amour est-elle conciliable avec l'égocentrisme?
- Cela dépend de ce qu'on entend par égocentrisme, dit le viellard.
- Cet après-midi, le Père Chrysostome a dit que le Christianisme était au fond égocentrique, fit le théologien. Et je me demande comment le Christ a pu prêcher tout ensemble l'Amour qui est social, & l'égocentrisme, qui signifie amour de soi seul.
- Vous avez mal interprété mes paroles, repartit le Moine Chrysostome. Qu'on me permette d'intervenir. Vous n'avez pas compris, frère théologien, que par égocentrisme j'ai voulu parler du retrait sur soi pour le cheminement de l'âme chrétienne. Si vous m'aviez dzmandé ce que j'entendais par ce mot, je vous uarais soutenunqu'avant de procéder à des déclarations de solidarité mutuelle, il était nécessaire de s'aimer soi-m^me, de de venir soi-même Chrétien, puis ensuite seulement de porter sa sollicitude sur le prochain. Ce serait pure folie si, me sachant gravement malade, j'allais conseiller à quelqu'un qui le serait moins que moi de se faire soigner, lui disant- pour justifier ma démarche & mon incongruité- qu'il n'est pas bon d'être malade. En d'autres termes, aller dire à son prochain, alors qu'on est soi-même asservi aux passions, possédé par "sept démons" : " Frère, tu es esclave du péché, libère-toi", je pourrais entendre, & ce serait juste, ceci: "Médecin, guéris-toi toi-même". Si dans le Christianisme, la solidarité consiste à distribuer des miettes de pain, si toute la lutte du Chrétien doit être conditionnée par des causes économiques, alors...Mais peut-être allez-vous très justement objecter: puisque nous ne sommes pas libérés des passions, devons-nous pour autant abandonner la pratique de la philanthropie, si minime soit-elle? Certes non! celui qui dans son milieu accomplit son devoir & pratique le bien est un homme pieux. La philanthropie est une très grande vertu, & nous ne devons jamais y manquer. Mais nous jugeons ici, à l'intérieur de ce cadre particulier, toute philanthropie, quelle qu'elle soit, qui ne porte pas, dans son expression, les marques certaines de la sainteté,& qui, étant accomplie avec vanité, devient une cause de châtiment. Nous admettons l'action comme bonne, à condition qu'elle soit accompagnée par le sentiment qu'on est pécheur, qu'on ne perde pas de vue que là n'est pas tout le Christianisme, que nous ne devons pas dogmatiser que seules les oeuvres extérieures & sociales sont l'accomplissement du commandement d'aimer le prochain, mais simplement l'indice d'une bonne volonté, & encore d'une authenticité douteuse. Quant au temps nécessaire à notre guérison, la quantité de peines, d'efforts ascétiques nécessaires pour vaincre les passions, tout cela est un autre problème, que l'on peut étudier au travers des Vies de nos Saints...
- Et c'est là toute la valeur, Père Chrysostome, que vous accordez à la philanthropie tant vantée? s'étonna le théologien. Vous n'estimez donc pas plus que cela les oeuvres du Christianisme, qui sauve les hommes du filet du Malin aux innombrables pièges.
- Je ne veux pas répéter la même chose, si ce n'est que ces oeuvres ont une valeur relative. Pour me faire mieux comprendre, il me suffira de vous citer Saint Isaac le Syrien, qui enseigne qu'il est préférable de nous libérer de nos passions plutôt que de ramener de l'égarement des peuples entiers. " Mieux vaut pour toi te défaire des chaînes du péché que de libérer des esclaves de la servitude.Il est préférable pour toi d'être en paix avec ton âme, en harmonie avec ta triade, j'entends ton corps, ton âme & ton esprit, plutôt que de pacifier les contraires de par ton enseignement. Saint Grégoire dit qu'il est bon de parler de Dieu, mais qu'il est mieux de se purifier pour Dieu. C'est dans cet esprit que tous les Pères ascètes ont enseigné. Cet enseignement est-il égocentrique ou non? Ce qui est en tout premier lieu recommandé, c'est la purification, puis l'acquisition de l'Amour, après quoi seulement l'on peut rayonner comme philanthropes, docteurs, pasteurs, prédicateurs, catéchètes. N'est-ce pas la même chose que pense Jacques le Divin, lorsqu'il dit : " Frères, ne soyez pas nombreux à vous ériger en docteurs, car, vous le savez, l'on s'expose ainsi à être jugé plus sévèrement." Nous autres, nous ne sous-estimons pas la valeur de l'activité quelle qu'elle soit, si elle est, au milieu du monde, utile à la société. Inversement, nous ne devons pas soumettre les luttes invisibles des Moines au jugement du monde & à ses critères inappropriés aux nôtres. La valeur de chaque genre de vie doit être estimée dans sa propre enceinte.
-N'y aurait-il pas dans le Christianisme deux poids & deux mesures, Père Chrysostome? interrogea le théologien.
- Non, il n'y a pas deux mesures, répondit le Moine, car Dieu se sert d'autant de mzsures qu'il y a d'hommes, pour peser les bonnes & les mauvaises actions de chacun. Et les Moines, qui courent pour atteindre la perfection, dans les limites de leur institution, ne seront pas jugés pour n'avoir pas fait oeuvre de philanthropie, mais pour avoir libéré ou non leurs âmes des passions. Si vous voulez apprendre combien la purification est supérieure à n'importe quelle philanthropie, je vous dirai seulement ceci : Celui qui s'est purifié acquiert ensuite toutes les vertus, grâce auxquelles il accomplit tous les commandements de l'Evangile, sans jamais être atteint, puisque purifié, par la vaine gloire. Tandis que celui qui n'a pas souci de sa purification,qui, dans sa légèreté & dans son inconscience, croit en la valeur absolue de quelques actions de bienfaisance, qui fait oeuvre de philanthropie ou d'enseignement, soit pour plaire, soit par orgueil, celui-là, dis-je, continue d'exposer son dos aux coups des passions. Faites le bieb & vous serez récompensé. Mais ne comparez pas la valeur de ce bien avec l'oeuvre exceptionnelle du Moine. N'identifiez pas des catégories qui ne sont pas du même ordre. Souvenez-vous de la veuve si pauvre de l'Evangile. Si, pour deux sous elle a été proclamée bienheureuse, aurait-elle été privée de cet honneur si elle n'avait eu que la bonne disposition & pas même les deux sous? Défaites-vous, cher théolgien, débarrassez-vous de cette conception qui veut qu'indépendamment de la disposition, les oeuvres justifient l'homme.
- Tout ce que le Père Chrysostome vient d'affirmer est-il vraiment juste? demanda le théologien en s'adressant à l'Ancien Théolepte? Car vous me faites passer d'étonnement en étonnement avec votre vision de l'esprit Chrétien qui m'est complètement nouvelle.
- Vos étonnements ne m'étonnent pas, dit le vieillard. Tant que vous ne pourrez distinguer le monde & le Monachisme, vous irez d'étonnement en étonnement, en écoutant parler les Moines. Le Frère Chrysostome est en accord avec les lignes du Monachisme. Nous autres, bien-aimé théologien, nous ne sommes jamais surpris quand nous ne rencontrons pas de compréhension auprès des hommes du monde, quand bien même ils sont théologiens séculiers.
Le Monachisme Orthodoxe, dont l'Eglise a adopté la forme & la mission, constitue une réalité particulière, "une Vie cachée En Christ", une Vie de Foi parfaite, se réalisant dans un contact permanent avec Dieu & se refusant à suivre le raisonnement humain dans son cheminement. Mon affirmation ne doit pas vous troubler. Le Monachisme est le rayonnement de la Spiritualité du Christianisme. Il est son noyau, son essence, il est fondé sur la Foi. La Foi n'estpas une simple adhésion à l'existence de Dieu - car "les démons eux aussi croient, & ils tremblent"-, mais c'est quelque chose qui, à l'analyse, échappe aux limites de l'esprit humain. je ne parle pas ici de la foi dogmatique, mais de cette Foi que demandaient les Apôtres : " Augmente notre Foi", de cette Foi dont celui qui en possède gros comme un " grain de sénevé" est en mesure de transporter des montagnes. La Foi, sous cet aspect, est le signe du parfait Chrétien. Aucune oeuvre, aucun exploit, n'a de valeur dans le Chrsitianisme, s'il n'est pas le fruit de la Foi, s'il n'est pas venu de la Foi, si Dieu n'y a pas participé. Sans la bénédiction divine, nos démarches restent sans éclat, imparfaites, pauvres, humaines. " Tout ce qui ne vient pas de la Foi est péché". Le Christ approche les hommes qui croient en Lui. Il accomplit des prodiges. Il condescend jusqu'aux désirs licites des hommes. Il converse avec les hommes, " comme quelqu'un qui parle avec un ami intime". La Foi est le Lien Mystique entre la Majesté Divine & infinie, & la nature humaine limitée. La Foi, c'est la rencontre de celui qui croit avec Celui en qui il croit. La Foi, c'est l'absorption de l'Ame par Dieu, de par l'octroi des Energies Divines. La Parole du Seigneur : " Moi je suis dans le Père & le Père est en moi" exprime le genre de relations existant entre Dieu & le Fidèle En Christ. La même chose est impliquée dans cette autre Parole divine : " Demeurez en moi & moi en vous." Voilà dans toute sa plénitude le signe révélateur du Christianisme. Voilà la profondeur, l'Essence de la Religion Surnaturelle du Christ. Mais pourquoi la Foi? Mystère! Peut-être même qu'elle n'est pas un Mystère. Notre Dieu est un Dieu d'Amour. Il est, par Essence, Amour. Et l'Amour est communion. Il exige par conséquent un contact, une Union. O profondeur de la richesse, de la Sagesse, de la Connaissance de Dieu! Quel océan infini d'Amour! Il a tout récapitulé dans la Foi en Lui, afin d'établir tous les hommes " participants de la nature divine". Dieu revendique l'homme tout entier pour Lui. Il le veut totalement consacré à Lui, car Il aime Sa créature qui en Lui seul peut trouver la réalisation de tous ses désirs sacrés, sa restauration dans la Lumière éternelle. Il refuse à l'homme le droit de se tourner ailleurs que vers Lui. Le Seigneur a clairement révélé cette Volonté Sienne dans le Nouveau Testament. Ce mot remarquable de l'Apôtre Paul: "En Christ", cette préposition "en", pleine de Mystère & d'Amour embrasé, contient tout le Christianisme du Saint Apôtre, tout le Christianisme des Croyants. Le XIème chapitre de l'Epître aux Hébreux est la plus belle hymne à la Foi. Il est le fondement du Christianisme, sa raison profonde, son secret, sa force invincible. La Foi, c'est le printemps des âmes. Elle fait passer des choses provisoires à celles qui sont éternelles, elle nous rend capables de sentir que " nous n'avons pas de cité ici-bas." Le Christianisme sans la Foi tombe fatalement dans une espèce de système philosophique. Il perd sa Métaphysique, &, par-dessus tout, ce qui constitue sa nature divine. Si nous cessons de "voir" par la Foi, "comme à trevers un miroir, en énigme", nous ne différons en rien des incrédules de ce monde, nous avons perdu la voie de Salut de nos âmes. La Foi, c'est aussi, pour nous Chrétiens, notre Essence, notre modèle, notre archétype. Sans la Foi, nous ne pouvons approcher le Christ, nous ne pouvons comprendre les Vérités Métaphysiques qui régissent les Mondes Immatériels, ni ce qu'est le Mystère de l'Economie divine, ni qui est le Christ, ni qui nous sommes, ni la Mort, ni la Vie. Car, selon la définition de l'Apôtre des nations, " la Foi est une démonstration des choses qu'on ne voit pas."
Sans la Foi, nous ne nous sentons pas libres, nous sommes asphyxiés par les exhalaisons des choses terrestres. Sans la Foi, notre vie devient une tragésie insoutenable, car le sentiment se dessèche & l'esprit s'obscurcit. la Foi Vivifie, donne les Ailes de la Contemplation, replace l'homme au rang qui lui est propre. Et la condition fondamentale de l'ordre spirituel, c'est l'harmonie des relations entre Dieu & l'homme, entre le Créateur & sa créature, entre Christ & Croyant. La Foi En Christ est un fruit de l'Esprit, lequel est Joie, Paix, Longanimité, Douceur, Amour...Notre Monachisme suit cette voie de la Foi absolue. Je sais la nature, la profondeur, l'Essence de la Foi parfaite; je sais aussi, par ailleurs, combien il est difficile de s'établir familièrement dans cette Foi qui dépasse la raison, & je ne suis pas le moins du monde étonné que vous ne puissiez malgré tout saisir ce que le Frère Chrysostome & moi-même avons exposé, que notre Monachisme trouve sa justification absolue dans la Foi & l'Amour En Christ Jésus...

Un silence impressionnant succéda aux paroles de l'Ancien Théolepte. Tous les regards étaient tournés vers le respectable presbyte. Il ne venait pas de développer sèchement une quelconque théorie, & l'on sentait vraiment les vibrations d'une brûlante confession accompagner ses profondes paroles. Chacun pouvait avoir ses idées, mais devant ce vieux héros, parlant au nom d'une Sainte Vie de cinquante sept ans, nous étions obligés, qu'on le voulût ou non, de nous découvrir tels que nous étions, sans fard.

-Vénérable Père Théolepte, dit le Moine Chrysostome, vous avez développé très théologiquement ce que signifie la Foi En Christ, & vous avez présenté, fort bien analysées, ses implications dans la Vie Contemplative & pratique des Fidèles. Cette Foi, transférée dans notre Monachisme, lui donne son contenu principal, le support même sur lequel il est fondé. Si l'on reconnaît que c'est par "la Foi que nous marchons & non par la vue", l'on accorde alors une valeur infinie à ce facteur de notre Vie En Christ qu'est la Foi inséparable de l'Amour.
Si l'institution monastique vise à la perfection, l'on peut dire que la nôtre a été portée dans les solitudes par le char de la Foi & de l'Amour, conduit par le Christ Lui-même. Ce fait ôte toute espèce de doute sur sa fonction bienfaisante dans l'Eglise, sur sa nature vraiment Chrétienne, sur son origine purement Orthodoxe...

- Ce qu'il faut remarquer en notre compagnie, dis-je, c'est que tout en essayant de convaincre notre amithéologien que le fait de "quitter" le monde n'est pas une chose nouvelle, mais une constante dans la Tradition de l'Eglise Orthodoxe fondée sur la Théologie Mystiques des Pères. Car seuls les Saints Théologisent bien & seuls les Saints peuvent être dits Théologiens ou Théologues, dit une Sainte. Nous, donc, nous faisons l'apologie du Monachisme. Il faut signaler que tous trois sommes bien d'accord en tout, tandis que notre bien-aimé théologien, attaché à ses idées préconçues, ne peut en prendre la mesure. Certes, il y a un progrès réel & des avancées dans la discussion, du fait de l'affaiblissement de l'opposition du théologien, mais, malgré cela, la compréhension parfaite du Monachisme est une question d'Amour pour Dieu, comme l'a très justement dit l'Ancien Théolepte. En conséquence, je considère toute démonstration dialectique comme utile jusqu'à un certain point, mais insuffisante. Au delà de quoi ne se peut plus rien pour les incrédules. L'on a cependant pu démontrer que l'intelligence était une chose & que le coeur en était une autre.
Si dans le coeur de notre ami théologien régnait l'Amour de Dieu, notre si longue discussion, souvent inutile, n'eût pas été nécessaire. La nature même de l'Amour l'eût convaincu. Non seulement l'Amour, mais encore la connaissance élémentaire des conditions dans lesquelles l'âme se purifie, l'eût aussi persuadé, car sans l'éloignement des sollicitudes & des soucis de la vie, la réalisation des objectifs du Monachisme n'est pas possible. Saint Basile le Grand, regardé comme l'organisateur du Monachisme dans l'Orient Orthodoxe
démontre cela très clairement : " Celui qui veut en Vérité suivre Dieu doit se défaire des soucis de la vie. Il réalisera cela par la totale anachorèse & l'oubli de ses anciennes moeurs. Tant que nous ne sommes pas devenus étrangers à nous-mêmes, à notre parenté charnelle, à la vie sociale, afin d'aller vers un autre monde, transportés par l'ascèse, selon Celui qui a dit : " Votre Cité est dans les Cieux", il nous sera impossible de réaliser notre désir de plaire à Dieu. Le Seigneur l'a Lui-même déclaré d'une manière catégorique: " Celui qui ne renonce pas à ses biens ne peut être mon disciple." Je suppose que notre ami théologien n'ignore pas tous ces dits...

- Puisque vous venez de citer Saint Basile le Grand, Saint Vassili, dit le Moine Chrysostome, &, afin qu'apparaisse avec plus de netteté ce que cet immense Archevêque de la Cappadoce pensait des Moines, je vais vous citer un extrait d'une épître adressée à son ami Grégoire le Théologien, & dont je me souviens:"J'abandonnai les loisirs agréables comme de multiples occasions de pécher. Une seule issue s'offrait : La séparation d'avec le monde entier. Cette séparation n'est pas une sortie corporelle, mais séparation de l'âme de toute sympathie pour le corps, afin qu'elle devienne sans cité, sans maison, sans famille, ne possédant rien, désintéressée, sans relations, non intruite des choses humaines. Le plus grand des profits, c'est la solitude qui nous le procure. C'est elle qui pacifie les passions, & donne loisir à la raison de retrancher entièrement l'âme de ces choses." Qu'avez-vous, ami théologien, à opposer aux paroles de Saint Basile le Grand? Pourquoi ne pas vous soumettre à nos guides?

- Ne vous suffit-il pas, Père Chrysostome, de voir le soin que je mets à découvrir une réalité que j'ignore? J'avance avec une progression géométrique vers son acceptation, dit le théologien. D'autre part, il y a chez moi le tempérament d'incrédulité d'un Saint Thomas. Excusez-moi.

- J'ai l'impression que tout ce que nous vous avons exposé ne vous satisfait pas, frère, continua le Moine. Vous ne pouvez concevoir un Chrétien vivant Solitaire. Et pourtant, s'il était vrai que "nos âmes naissent Chrétiennes", la plupart d'entre elles pencheraient pour le Désert. Si l'opinion qui veut que notre contact avec "le monde plongé dans le Mal" exerce sur nos âmes une influence désastreuse, nous devrions logiquement nous en détourner. Mais, malheureusement, il nous charme, & nous l'aimons sous quelque prétexte que ce soit.

- Alors tous ceux qui ne viennent pas vivre en Solitaires, fit remarquer le théologien, aiment le monde d'une manière ou d'une autre?

- Je ne puis soutenir, par manière générale, une telle information, dit le Moine, mais ils sont rares ceux qui souffrent pour l'Evangile.

- Et les autres, donc, aiment le monde?

-S'ils n'aiment pas le monde, ils aiment en tout cas leur personne, dit Chrysostome.

-Comment concevez-vous cet amour d'eux-mêmes?

- Comme une vie chrétienne sans afflictions & pleine de vaine gloire. Et comment leur souhaiter des afflictions, puisqu'ils n'ont pas goûté aux bienfaits qui en découlent? Et pourquoi les hommes ne seraient-ils pas vaniteux, eux qui ne se sont jamais exercés aux oeuvres humbles? Si l'Idéal Monastique demeure incompris, c'est parce que les Moines s'exercent à la vie dure & à l'humilité, dit le Moine, &, se penchant un peu, il cacha son visage dans ses mains, comme s'il voulait se concentrer en lui-même.

-Mais pourquoi vouloir choisir les afflictions dans la vie? demanda le théologien.

Le Moine ne parut pas entendre la question. Après quoi, il se redressa, les yeux emplis de larmes. Il porta son regard vers le ciel, croisa ses mains sur sa poitrine, fit un mouvement sur son siège pour s'y mieux fixer & demeura immobile, comme s'il avait oublié qu'il était avec nous.

- Père Chrysostome, vous n'avez pas répondu à ma question, réitéra plus énergiquement le théologien.

-Quelle question, mon ami, quelle question? fit le Moine surpris, comme s'il revenait d'un autre monde. Son visage me parut être une face d'ange...

- Je vous ai demandé à quoi tendait l'affliction volontaire.

-Là n'était pas notre sujet originel, répondit le Moine. Mais que ne laissons-nous pas tout cela? Sincèrement, vous me gênez par vos questions. C'est comme si vous me demandiez pourquoi la Croix dans notre Vie.


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