samedi 4 juillet 2015
Vie de Saint Isaac de Saint Denys de l'Athos
VIE D’ISAAC DE SAINT-DENYS
par l’ARCHIMANDRITE CHERUBIM
Traduction de Presbytéra Anna
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
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EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
30 BOULEVARD DE SEBASTOPOL
75004 PARIS
Il est digne en vérité de te célébrer
Toi qui enfantas Dieu,
Bienheureuse à jamais et très pure
Et Mère de notre Dieu.
Toi plus vénérable que les Chérubins,
Et plus glorieuse incomparablement que les Séraphins,
Qui sans tache enfantas Dieu le Verbe,
Toi véritablement la Mère de Dieu,
Nous t’exaltons !
INTRODUCTION GENERALE
La vie du Père Isaac de Saint-Denys que nous publions ci-dessous est un repos et une joie pour l’âme des Chrétiens Orthodoxes qui ne se lassent jamais de voir, d’approcher, de toucher, chez des êtres vivants et proches de nous dans le temps, les vertus et la perfection que le Chrsit, dans le Saint Esprit, donne à Ses amis, les Saints de Dieu. A la perfection le Père Isaac possédait la plus haute des vertus, l’humilité sans laquelle les autres vertus ne sont rien, et qui attribue toujours à Dieu le peu de bien que l’homme peut faire sur la terre. « Dans tout ce que nous faisons, écrit Saint Basile le Grand, notre âme doit attribuer à Dieu les causes et le principe de nos bonnes actions, et être pleinement persuadée que d’elle-même, et par ses forces naturelles, elle ne peut faire aucun bien. Car c’est cette pensée et cette disposition d’esprit qui produit en nous l’humilité. Or l’humilité est le trésor de toutes les vertus ».
Le Père Isaac, comme le Père Callinique l’hésychaste, ou le Père Joachim l’Athonite, dont nous avons publié les vies, appartient à une génération d’ascètes qui tend aujourd’hui à disparaître, même au Mont Athos, où de nouveaux moines, voire des communautés entières, extérieures à la Sainte Montagne, sont venus s’implanter. Ils ont importé un monachisme étranger à la Tradition hésychaste de l’Orthodoxie. S’inspirant de modèles occidentaux, ils pensent, par exemple, que l’Eglise doit prendre position dans les grandes questions contemporaines, émettre son avis en matière politique ou sociale…Rien n’est plus étranger au véritable monachisme, llequel est soif de solitude, fuite hors du monde, vers Dieu, dans le seul but du Salut.
Le témoignage du Père Chérubim sur le Père Isaac ne nous en est que plus précieux.
Nous y avons ajouté un extrait du livre du Père Théoclète de Saint-Denys, intitulé Entre Ciel et Terre, et consacré au sens véritable du Monachisme Orthodoxe. Le Père Théoclète est connu pour ses nombreux travaux théologiques, sur Saint Grégoire Palamas, sur Saint Nicodème de l’Athos…, et plus récemment, pour sa dénonciation de la philosophie des « néo-orthodoxes », c’est-à-dire de ces penseurs et de ces nouveaux moines dont la « foi » s’éloigne de la théologie et de l’expérience des Pères de l’Eglise. Ils enferment la théologie orthodoxe divino-humaine dans les limites étroites de la philosophie, dans les catégories de l’humanisme. En vrais « fils de la terre », ils veulent « faire descendre le ciel sur la terre », en réduisant la théologie à des problèmes abstraits comme « la liberté humaine ». La vraie théologie est l’expérience patristique, qui, par la Prière du Cœur, fait monter de la terre au Ciel.
Le Père Théoclète appartient aussi au même monastère que le Père Isaac, celui de Saint Denys, où résida dans le passé, parmi tant d’autres Saints, Saint Niphon de Constantinople. A l’Athos, comme partout, les lieux ne sont pas indifférents : sanctifiés par la présence des Saints qui y ont vécu, ils continuent de les avoir pour gardiens. Les Saints sont toujours vivants et écoutent ceux qui les prient. Aucune philosophie selon le monde n’offre une telle vie.
Nous remercions la Presbytéra Anna qui a traduit la Vie d’Isaac le Dionysiate, comme celle de Callinique l’hésychaste, publiées toutes deux par le Saint Monastère du Paraclet en Attique.
Puisse le Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme, par les prières de Saint Niphon et de tous les Saints, conduire tous ceux qui liront ce modeste livre à la foi et à la piété des Saints qui y sont évoqués. Amen.
Père Patric Ranson.
PROLOGUE
Les hommes de Dieu sont pareils à des fleurs peintes, où le maître eût noté, sous le vernis uniforme de son art, les plus diverses nuances. Les tons, les couleurs diffèrent, mais les différences même trahissent le pinceau d’un seul artiste. « Les charismes sont divers, mais l’Esprit est un », dit l’Apôtre Paul. C’est là une vérité que nous retrouvons chaque fois, à brosser le portrait de quelque nouvelle figure athonite.
Ainsi, en Callinique l’hésychaste – l’hésychaste étant celui qui s’adonne à la Prière du Cœur dans l’hésychia, ce qui est dire la tranquillité, le repos, la terre du repos, la paix des passions, le silence des pensées –en Callinique l’hésychaste, donc, resplendissent les reflets de la lumière thaborique ; en Joachim de la Petite Sainte Anne, le zélote et le martyr forcent l’admiration ; en Daniel de Katounakia frappent la clairvoyance et l’abîme de la sagesse ; en Athanase de Saint-Grégoire, les exaltations du liturge et l’aspect hiératique, empreint de contrition ; tandis qu’avec cette cinquième figure aghiorite, celle d’Isaac le Dionysiate, c’est un parfum nouveau qu’il nous est donné de sentir, divin lui aussi, mais d’une essence toute particulière.
Le Père Isaac fut de ces moines d’une espèce rare, que Dieu dépêche dans les cénobies lorsqu’elles ont su s’attirer ses faveurs. Car ces êtres sont semblables à des colonnes que Dieu a placées là au fondement, comme pour étayer les grandes communautés monastiques, où leur présence est une source inépuisable de bénédictions, un fleuve dont « les courants réjouissent la cité de Dieu ». Heureux en vérité ceux qui ont été jugés dignes de vivre dans ces villes fortifiées par la main divine !
Conduit par mes rêves de jeunesse au Monastère de Dionysiou, je vis, quelques années après sa dormition, que tout y parlait encore du très Saint abba Isaac. C’est alors que sous les plus vives couleurs, à jamais indélébiles, que s’imprimèrent en moi les faits merveilleux de sa vie. Je ne cessai plus dès lors, à entendre louer ses vertus, de les exposer à mon tour, et d’en vouloir entreprendre le récit.
Les cimes de la sainteté, nulle formation théologique ne les lui fit atteindre. Le Père Isaac n’avait pas reçu beaucoup d’instruction. Sa bouche ignorait les flots de l’éloquence. Il ne s’occupait pas de diaconies trop relevées pour lui, ou qui l’eussent mis trop en vue. Il ne cherchait pas non plus à se faire revêtir de la chasuble du prêtre. Non. Ce qui le distinguait, c’était sa droiture, sa simplicité, l’authenticité de ses luttes, la pureté de son cheminement. Celui qu’il aimait, de toute son âme, c’était le Christ. Celui qu’il servait, avec un esprit admirablement conséquent, et de tout son cœur de moine cénobite, c’était encore le Christ. Il suivait avec rigueur la route de l’ascèse, sans dévier, sans incliner à droite ni à gauche. Et c’est pourquoi aussi il fut couronné. Nul, du reste, dit l’Apôtre, « n’est couronné s’il ne lutte pas selon les règles », et « s’il n’est pas éprouvé, jusqu’à la souffrance, comme un bon soldat de Jésus-Christ ».(2 Tim.2,3-5).
Le présent ouvrage laisse encore percevoir quelle atmosphère bienheureuse baigne ce lieu chargé d’histoire qu’est le grand monastère de Dionysiou. Car, jamais la souveraine de la Sainte Montagne ne cessa d’y semer des lys de sainteté. Jamais non plus le Vénérable Précurseur ne cessa d’y exercer sa protection, jointe à celle du Saint Patriarche Niphon de Constantinople, le prédicateur de cette humilité bénie qui promet l’élévation.
Nous remercions ceux qui nous aidèrent à l’élaboration de ce recueil : le vénérable Gabriel, Higoumène du monastère – véritable figure de proue, vétéran au combat de la vie athonite ; le très aimé Lazare, Ancien du même Dionysiou – travailleur éprouvé de la Vigne du Seigneur, qui connut lui aussi ses ascensions spirituelles. Il mit à notre disposition son manuscrit admirable ; l’Ancien Bartholomée, hésychaste et ermite dans les redoutables Karoulias, et bien d’autres encore. Tous ont vécu avec l’Ancien Isaac d’éternelle mémoire, et nous ont conservé les faits de sa vie bienheureuse, sainte et angélique.
Archimandrite Chérubim
« C’était un modèle de simplicité,
de rigueur et de piété,
silencieux et assidu en toute chose,
vivant exemple proposé à tous les Pères… »
Archimandrite Gabriel de Saint-Denys
PREMIERE PARTIE
UN PETIT PÂTRE AU BERCAIL ATHONITE
I. Les premiers pas.
Dans la bataille suprême, que livrent incessamment les moines de la Sainte Montagne, vint s’enrôler, pour y lutter héroïquement, cet athlète du Christ, dont l’esprit, dès l’origine, vécut pour Dieu seul, -Isaac le Dionysiate.
Il était né en 1850, à Cavvacli, près d’Adrianoupolis, dans un village des confins de la Bulgarie. Et, dans le monde, il avait alors reçu pour premier nom celui de Jean Géorgiou. Fils de parents pieux, mais peu instruits, le petit Jean n’avait pas non plus beaucoup d’instruction, - chose qui n’influa pas en mauvaise part sur son cheminement ; car, si cela ne l’aidait pas, du moins cela ne lui était pas nuisible, ne l’empêchant pas de se frayer résolument la voie vers la sainteté et la perfection.
Et si la pauvreté, l’indigence même de ses parents ne lui laissaient pas le loisir de se cultiver, cet enfant de paysans sut bien s’initier seul à l’art des arts, celui de façonner le Christ en lui, ânonnant les Vies des Saints dans les vallons et les prés où il faisait paître les brebis de son père.
Comme il se sentait heureux, le petit berger, lorsque, son troupeau rassemblé, il se mettait gaiement en route pour les pâturages, son bâton dans une main, les Vies des Saints Pères dans l’autre. Il enjambait en sautant les rocailles désertes, grisé par la bonne odeur des sapinières et l’air pur des montagnes qui, aux pâtres endormis à la belle étoile, fait rêver de grands envols spirituels.
C’est là, avec pour toute compagnie celle des oiseaux du ciel et de ses fidèles chiens de berger, que Jean, peu à peu, grandit en âge, apprenant à mûrir son amour du Seigneur. Plus les années passaient, plus flambait haut dans son jeune cœur la flamme du désir de Dieu, le feu céleste dela vie monastique. Sans doute avait-il lu, au hasard de son livre, cette sentence des Pères : »Tu ne peux devenir moine, si tu ne deviens un feu qui tout entier te consume ».
Sur les versants des collines de la Thrace septentrionale, il menait ses brebis par les vertes prairies, et le souvenir des paroles du Seigneur réjouissait son cœur : »Je suis le Bon Berger. Le Bon Berger donne son âme pour ses brebis. Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent ». Jean comprenait bien que, comme il connaissait chacune de ses brebis, le Christ aussi devait connaître les siennes, dont il était, lui, petit pâtre – berger de ses brebis et brebis bénie du troupeau divin du Seigneur. En vérité le Bon Berger devait connaître cette brebis, connaître le cœur de Jean, ses élans, ses désirs. Il le connaissait. Et il l’avait choisi entre tous. Dans le jardin de son âme, il lui avait paru bon de faire fleurir le désir pour le martyre non sanglant de l’héroïque vie monastique.
« Je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent »…Connaissance qui était aussi échange, chaleur, feu, dans ces liens qui tissaient la trame d’amour de la synergie entre le petit Jean et son Christ très doux. Connaissance qui, avec le temps, deviendrait, dans l’âme pure et simple de ce petit pâtre, connaissance révélée de la volonté divine. Et, pour l’heure, chaque fois que, là-haut, sur le sommet des montagnes, de ses lèvres innocentes il psalmodiait les hymnes de l’Eglise, ou jouait sur son chalumeau quelque mélodie champêtre, son esprit et son cœur, déjà, cherchaientquelle pouvait être la volonté de Dieu – la voie vers la sainteté des Saints Pères, ce bien si précieux quoique difficile à trouver, « sans lequel nul, jamais, ne verra le Seigneur ».
Telles furent les belles prédispositions qui, lorsquen lui eut mûri la pensée, lui firent prendre l’héroîque parti : il s’en irait pour la Sainte Montagne.
Le voici donc qui demande les prières de ses parents. Eux, aussitôt, donnent leur bénédiction, pleins d’un brûlant enthousiasme. Tout en lui faisant leurs adieux, de toute leur âme, ils le confient à Dieu. Heureux parents qui consacrent leur enfant au Seigneur ! Il n’est pas pour eux de plus grand honneur, de plus riche bénédiction ! Et, en vérité, quel plus grand sujet de fierté, pour ces êtres bénis, que ce don de l’enfant de leur chair au Seigneur et Maître de toutes choses ? Les parents de Jean embrassent leur fils. Avec joie, ils l’accompagnent. Imitant Abraham qui, lorsque la voix de Dieu le lui avait demandé, n’avait pas hésité à sacrifier Isaac son bien-aimé, eux non plus, maintenant que le Christ était venu frapper à la porte pour leur réclamer Jean, ne le Lui avaient pas refusé.
2. Sur la montagne du Seigneur.
Parvenu à la Sainte Montagne, Jean fit d’abord en pèlerin le tour de nombre de monastères et d’ermitages du désert athonite. Tout le ravissait. Bien qu’il fût familier de la vie au grand air et qu’il eût déjà vu des sites grandioses, la nature aghiorite aux aspects si multiples le transportait. C’était, à perte de vue, une mer immense, des bois infinis, des eaux rafraîchissantes, des roches abruptes, de hautes chaînes de montagnes que couronnait l’Athos…Paysage sans pareil, où le pittoresque s’alliait au sublime.
Là, toutes choses, fussent-elles inanimées, revêtaient une mystérieuse douceur, un charme secret. Il ne savait qu’admirer d’abord : les monastères si haut perchés, et comme juchés dans leur splendeur royale ? Les humbles cahutes, les cellules des solitaires et les ermitages ? Les églises dans le plus pur style de Constantinople, les chapelles où éclate, incomparable, tout l’art de l’iconographie orthodoxe ? Les icônes des Saints, justement connues pour être miraculeuses ? Les vénérables reliques qui, dans leurs coffrets d’argent, par leurs parfums ineffables et leurs miracles incessants, font revivre les thaumaturges, ces Saints guérisseurs, opérateurs de miracles, dont la sensible présence nous comble de joie ? Ou bien les bibliothèques, riches d’un inestimable trésor spirituel ?
La SainteMontagne est, à n’en pas douter, semblable à une terre qui se fût détachée de Constantinople, mais d’une Constantinople qui vit et respire encore, commeen témoigne cette artère où affllue toujours la vie ecclésiastique d’un passé que les ans n’ont pu faire périr. En vérité, l’on sent ici palpiter la pratique liturgique orthodoxe, qui donne vie et souffle au corps de notre Eglise, pour qui elle bat de la même pulsation vigoureuse et forte qu’elle eut aussi en ces heures glorieuses de la Nouvelle Rome.
« A l’obseervateur pieux et expérimenté », écrit le moine Théoclète de Dionysiou dans Entre Ciel et Terre, « la Sainte Montagne apparaît d’une inépuisable réalité, dotée d’un si profond contenu spirituel, et d’une vie tellement immatérielle, que c’est à peine si l’on y peut discerner que l’on vit sur la terre. L’Athos est synonyme d’idéal, d’un genre de vie plus haut, d’un lieu où s’opère un travail sur les âmes, où s’exerce une immense aspiration vers le Ciel. Il laisse imaginer une palestre d’hommes saints… » - 2ème éd.,p.139-.
Mais ce que Jean, dans sa tournée des monastères, admirait plus que tout, c’étaient les Pères qui du Monachisme aghiorite reflétaient l’image la plus juste et la plus belle. Certes, il rencontrait aussi, sur sa route, des moines qui de leur état n’avaient que le nom, habitués des marchés et des ports, errant ici et là. Mais ce n’étaient là que de faux-reflets de la vie monastique, tels que l’on en voit, hélas, même en terre athonite. Devant eux, pourtant, Jean ne s’arrêtait que le temps d’un murmure : « Seigneur », soufflait-il, « aie pitié de ces pauvres égarés ». Puis il poursuivait son chemin, cherchant pour rafraîchir son âme assoiffée de vérité les visages silencieux, les silhouettes comme dématérialisées des Saints de Dieu. Il les contemplait alors, se murmurant en lui-même les paroles de Saint Grégoire le Théologien :
« Vois-tu ces êtres dénués de tout, qui n’ont pas un lieu où habiter, et dorment sur la dure, ces va-nu-pieds, décharnés, exsangues presque, et qui à cause de cela même approchent de Dieu…Pour eux, il n’est rien dans le monde, puisque tout est dans l’au-delà du monde…Or c’est à eux qu’appartiennent les rochers et le ciel, eux qui vivent dans la nudité, mais qui ont revêtu le vêtement de l’incorruptibilité, eux qui dans le désert célèbrent la fête sans fin qui est dans les cieux ».
Brûlant du désir de mener l’ascèse des anachorètes de la Montagne, qui fuient le monde et se retirent au désert, Jean chercha d’abord quelque cellule d’ermite. Il fit donc le tour des lieux avoisinants, cherchant partout ce qui eût pu assouvir les élans de son âme éprise de la vie hésychaste.
Et de fait, dans les alentours de la Grande Lavra, ce grand monastère fondé par Saint Athanase de l’Athos, parmi le désert de Vigla, il découvrit l’ermitage selon son cœur. Le Géronda – l’Ancien- qui y menait l’hésychia, devant ses instances répétées – l’Ancien voyait bien que le novice n’était pas mûr encore pour la vie de désert – finit par l’accepter pour disciple.
De ce jour-là, le jeune homme déploya une endurance et un zèle sans pareils. Sans cesse, le Géronda mettait le nouvel athlète à l’épreuve, et, chaque fois, il éprouvait une joie secrète à le voir faire preuve d’une obéissance et d’une persévérance qui laissaient tant espérer de lui. Et, véritablement, son noble cœur se lançait résolument dans le combat de l’obéissance. Toutes ses forces, il les mettait à la parfaite acquisition de cette vertu. Il voyait d’ailleurs sur l’Athos d’autres moines, vrais imitateurs de Celui qui, le premier, fut obéissant, le Fils de Dieu, portant sur eux la joie de la victoire, émanée de leurs âmes purifiées, reflétée dans leur regard clair et lumineux, et partout répandue sur leurs visages d’ascètes. Et il voulait, à les voir, prendre aussi leurs vertus.
Mais plus Jean progressait, luttant vaillamment dans cette palestre hésychaste de Vigla, plus, de son côté, le Diable le combattait. Car cet ennemi très roué du moine sait mille tours pour entraver sa marche. Aussi, bien des fois refaisait-il contre lui ce qu’il avait ourdi contre le Grand Antoine : ceux qui allaient voir ce patriarche du désert reclus dans sa solitaire citadelle, « entendaient parler à l’intérieur une foule bruyante, qui frappait des coups en jetant des cris effroyables ». Ce fut donc quelque chose de semblable que le démon imagina pour Jean, lorsqu’il l’eut vu sortir vainqueur des premières épreuves qu’il avait projetées contre lui. Parce qu’il en voulait à son zèle et à son ardeur, il se mit à lui causer des terreurs, lorsque le jeune homme priait seul, la nuit. Dehors, devant sa cellule, il faisait un tintamarre de cris et de coups. Jean, bien souvent, croyant que c’était là son Ancien venu frapper à la porte, se levait en disant :
-Bénis, Géronda. Tu m’as appelé pour que nous lisions l’office ?
- « Mais non, mon enfant », répondait celui-ci, décelant la ruse des démons. « Dors et sois en paix. Il est encore tôt ».
Telles étaient les imaginations démoniaques, et les difficiles épreuves que le novice devait continûment goûter au désert. Et tout cela arrivait par la permission de Dieu, afin que fût signifiée à Jean un moyen plus sûr pour lui de poursuivre son cheminement monastique.
-« Lorsque j’eus fait l’expérience, frère Lazare, » expliquait-il lui-même, bien des années plus tard, « de ces épreuves et de ces menées diaboliques, je pris peur. C’était plus que je n’en pouvais subir. Je décidai de ne plus rester au désert, mais d’aller au monastère, mener la vie cénobitique. C’est ainsi que m’en allant de là, je gagnai notre monastère, le coenobion – monastère où les moines vivent en commun, en sorte que le monachisme cénobitique se différencie du monachisme érémitique en solitaire- , le coenobion de Dionysiou, où je demeurai ».
3. Au Saint Monastère de Saint-Denys.
« Celui qui vient à Dionysiou – c’est-à-dire à Saint-Denys- pour la première fois », écrit l’Archimandrite Gabriel, « et qui d’en bas, sur la jetée, le fixe du regard, croit le voir suspendu dans le vide de l’air, surtout durant les heures de la nuit, où les petites lumières de ses cellules s’agitent en se découpant sur les astres du ciel. Mais, de près comme de loin, il apparaît telle une ville-forte, une citadelle médiévale, avec sa très haute tour, dressant entre les murs abrupts ses créneaux en dentelle ».
C’est là, dans ce coenobion – ce qui est dire ce monastère cénobitique-, tête de proue des monastères athonites, citadelle indéfectible du monachisme byzantin, que le novice Jean, par une divine inspiration, vint mener la vie angélique des moines. A poser le pied sur le seuil béni, son cœur se gonflait. Levant les yeux, il sentait l’immense bâtisse divine, que l’on eût dite accrochée à quelque voûte céleste, tel un grand lustre descendu. La vision d’ensemble tenait en vérité du sublime. Tout, depuis les fondements, reposait sur un rocher immense, dont les arêtes vives surplombaient le rivage. Aux étages s’ouvraient les cellules des moines qui s’avançaient en encorbellements, formant depuis le bas une suite de décrochements, dont les plus élevés allaient se détachant davantage encore au-dessus du vide. A une vertigineuse altitude, les balcons ouvragés, posés sur de frêles poutrelles, regardaient la mer. Tel était le grandiose Dionysiou.
Un vrai coenobion ressemble à une ruche, où s’élabore le miel très pur de l’ascèse et de l’hésychia. Il est, selon les paroles mêmes de Saint Jean le Climaque « comme un ciel sur la terre où les moines, pareils à des anges, célèbrent le Seigneur ». L’on y voit accomplie la promesse de notre Christ : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux ». Tel était aussi le lieu où l’on voyait manifestée la continuité apostolique.
Le cœur ému, Jean prenait doucement par le chemin pierreux qui montait en lacets jusqu’à cette porte aux battants chargés d’Histoire. A gauche, entre les platanes et les saules, coulait à l’infini le filet de l’Aéropotamos, qui, pour un temps, s’enfonce dans une ravine profonde où, l’hiver, se déchaînent les vents descendus en trombe de l’Athos et de l’Antiathos. Alors, de leur mugissement semblable à celui de l’ouragan, ils ébranlent toute entière la citadelle sainte, qui demeure ferme sous le regard de Dieu.
4. Illustres modèles.
Quelques mètres avant l’entrée du monastère, Jean s’arrêta pour vénérer une chapelle votive, élevée à la gloire de Saint Niphon, Patriarche de Constantinople. Car cette gloire de l’Eglise, cet ornement de la Sainte Montagne figurait lui aussi parmi tant d’autres Saints, qui, tous, faisaient la fierté de Dionysiou. Mais, des plus illustres était bien Niphon, qui fut deux fois Patriarche de Constantinople, de 1486 à 1489, et de 1497 à 1498. Simple moine tout d’abord, il avait, avec l’Archevêque Zacharie d’Ochrid, parcouru toute la Grèce, jusqu’à l’Illyrie et à la Dalmatie, stigmatisant les décisions du Pseudo-Concile de Florence, et affermissant la foi des Orthodoxes. Plus tard, Niphon était parti pour la Sainte Montagne et s’était établi au Monastère de Dionysiou. C’est là qu’il fut ordonné diacre et prêtre.
Lorsque Parthène de Constantinople mourut, tous les Thessaloniciens, connaissant la sainteté universelle de Niphon, l’élurent pour être leur Métropolite, et leur délégation, évêques et notables en tête, vinrent au monastère le persuader de bien vouloir accepter cette dignité. Après bien des instances, et au prix de bien des peines, ils le fléchirent enfin. A cette époque encore, dans les temps anciens, l’Eglise des fidèles battait les déserts et les monastères, pour y découvrir, cachés dans les lieux de prière et de pénitence, les Saints dignes de devenir les plus grands pasteurs.
Le Bienheureux assuma donc la charge du trône épiscopal, travaillant sans relâche, humblement, à paître son troupeau. Mais Dieu le réservait pour un honneur plus grand encore. Il le promut bientôt Patriarche de Constantinople. Sur le trône œcuménique, Niphon brilla en vrai luminaire de l’Eglise. Mais il se démit ensuite de ses fonctions, et se retira à Adrianoupolis, d’où il fut mandé en Roumanie, pour y prêcher la parole de Dieu. « Saint Niphon, écrit l’Archimandrite Gabriel, est par tous les habitants de la terre roumaine reconnu comme un sauveur de l’Orthodoxie. Car l’église papiste, voyant dans les esprits un état propice à la confusion, se précipitait, sous le masque de l’uniatisme, pour persuader les Orthodoxes qu’avec la chute de Constantinople était aussi tombée l’Orthodoxie, et ce faisant les piégeait facilement.
Après une absence de près de quarante ans, parvenu à un âge avancé et désormais oublié à l’Athos, le Patriarche, brûlant pour son Christ d’un zèle toujours plus ardent, voulut s’en revenir à sa chère pénitence – ce qui est dire à son lieu de pénitence – le monastère de Dionysiou. Et parce que ce Père de l’Eglise tout admirable avait le désir de passer dans le secret le reste de ses jours, pour demeurer inconnu, caché aux yeux de tous, il dissimula sa haute dignité sous un habit de simple moine. Et il suppliait qu’on le reçût au monastère, promettant l’obéissance, fût-ce dans l’accomplissement des tâches les plus ingrates. On le prit donc comme novice, se remettant à lui du soin des bêtes du monastère. Il lui fallait les nourrir et les abreuver, les garder et les panser. Et la nuit, juché sur un rocher surplombant le monastère, il devait encore faire la vigie, balayant des yeux le rivage, pour protéger Vigla d’une incursion ennemie – car l’on avait alors la crainte des pirates, qui infestaient toute la mer Egée-. Mais, de tous ces services, le Patriarche Œcuménique – ce qui est dire le Patriarche de Constantinople- s’acquittait volontiers, dans la plus grande humilité.
Dieu cependant ne voulut pas que durât plus longtemps ce volontaire abaissement de son humble serviteur. C’est ainsi qu’un soir le Vénérable Précurseur, Saint Jean Baptiste, le protecteur du monastère, apparut en songe à l’higoumène :
« Jusqu’à quand », lui dit-il, « prendrez-vous pour bouvier le Patriarche Œcuménique, lui qui a sauvé des milliers d’âmes ? Allons, lève-toi, rassemble les frères, et partez à sa rencontre, pour lui rendre l’honneur qui lui est dû.
Mais quel est donc, Saint de Dieu, ce Patriarche Œcuménique dont tu veux parler ? s’étonnait l’higoumène.
Niphon, celui que vous appelez Nicolas, et que vous mettez à garder les bêtes. Il a maintenant assez témoigné de sa grande humilité, dont les anges eux-mêmes s’émerveillent dans les Cieux.
L’higoumène, à ces mots, s’éveilla tout tremblant. Dans son esprit s’éclairaient à présent quelques points qui l’avaient étonné, comme la nuée lumineuse qu’il avait vu envelopper le Saint chaque fois qu’il priait la nuit, du haut de son rocher, scrutant les abords du rivage…Sans tarder, il frappa la simandre, rassembla tous les frères ; et l’assemblée des moines et des prêtres, l’icône et la veilleuse en tête, sortit à la porte pour aller en procession à la rencontre du Saint Patriarche. Celui-ci descendait justement la montagne avec ses bêtes. Comprenant qu’on l’avait découvert, il tenta de fuir. Mais les frères, sur un ordre de l’higoumène, se hâtèrent de le retenir, recourant même à la force, mais avec un infini respect. Tous alors lui firent leur métanie jusqu’à terre, lui demandant pardon de ce que, dans leur grossière ignorance, ils n’avaient pas eu pour lui le respect qui convenait à sa noble personne.
Jusqu’à sa mort pourtant, l’évêque demeura au monastère, ainsi qu’il en avait eu le désir. Et ce fut là, après qu’il eut encore vécu quatorze années d’une vie très sainte, qu’il s’endormit, le 11 août 1515, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Ses précieux ossements sont conservés dans les riches reliquaires de Dionysiou. Seules la tête et la droite du Saint furent en 1520 transférées au monastère de Doundé di Artsezi, en Roumanie, om se déroule, les 11 et 15 août de chaque année, la très grande fête de la Dormition de la Mère de Dieu, à laquelle viennent assister en foule plusieurs milliers de pèlerins venus du pays tout entier.
L’émouvante rencontre du Saint avec les Pères du monastère s’était faite à l’emplacement précis où s’élevait maintenant cette chapelle votive, devant laquelle se tenait Jean, qui ignorait tout bien sûr de cette page d’histoire d’un genre unique.
Cependant, outre le grand Niphon, d’autres encore avaient vécu en ces lieux – Saint Denys, le fondateur du monastère, auquel il donna son nom, Saint Dométios, qui fut le conseiller spirituel du premier, les Saints Martyrs Macaire et Joasaph, Saint Léon le Myrrhovlite – dont le nom dit que son corps répandit, après sa mort, une huile ou une myrrhe bénie -, lequel, de soixante-dix années entières n’en franchit pas la porte, Saint Philothée, les Saints Martyrs Gennade, Joseph, Christophore et Paul ; et jusqu’à Saint Nicodème Aghiorite, qui y fut tonsuré.
En vérité, c’était là pour Jean une grande bénédiction que d’être jugé digne d’entrer dans un tel monastère, et d’y être inscrit sur le livre d’or aux noms si glorieux, tous saints et bénis, qui seraient pour lui comme autant d’illustres modèles.
DEUXIEME PARTIE
DANS L’ARENE DU COENOBION
5. Pourquoi es-tu venu, frère ?
A cette époque, l’higoumène du monastère était le papas Iacovos le Lacédémonien – Ce Père fut en effet higoumène de Dionysiou de 1869 à 1874 -. Lorsque Jean y entra comme novice, à l’âge de vingt ans – c’était en 1872-, la communauté comptait alors près d’une centaine de Pères. Tous les monastères, en ce temps-là, florissaient à l’envi. Et cependant, l’acception d’un nouveau candidat ne se faisait pas sans un examen sévère et attentif de ses moindres intentions.
Lorsque le jeune novice se fut présenté devant l’higoumène, celui-ci, du premier coup d’œil, comprit qu’avant toute autre vertu, c’était la simplicité qui, la première, ornait l’âme de Jean. Aussi, voulant l’éprouver, il lui dit avec audace :
Ici, mon enfant, dans ce monastère, il nous faut l’obéissance absolue. Si donc je te demande, par exemple, de te jeter du haut de la fenêtre sur ces rochers qui sont dans la mer en contrebas, le feras-tu ?
Oh oui, Géronda ! Je m’y jetterai bien volontiers ! Seulement n’oublie pas, au dernier moment peut-être, de me rattraper par les pieds !
Et il disait cela le plus sérieusement du monde…
Cette innocence, Jean allait toujours la garder, lui qui, jamais, de sa vie entière, ne contesta une injonction de l’higoumène ni de l’un quelconque des Anciens. Avant même qu’ils aient achevé, il rétorquait un « Bénis, Père », et se hâtait de s’exécuter, tandis que son visage paisible reflétait l’immense sérénité qui réjouissait son âme.
L’higoumène comprit vite qu’un novice d’une espèce aussi rare serait pour le monastère un trésor inestimable. Comment ne l’eût-il donc pas retenu ? Peu après même, lorsque se fut écoulé le temps fixé pour le noviciat, il lui annonça sa décision de lui donner le grand schème angélique. La tonsure se fit dans le catholicon de Dionysiou, dont l’atmosphère incline à la contrition, à cause, peut-être, de la poignate beauté de ses fresques, que l’iconographe Zorzi peignit au XVIème siècle, selon les canons de l’école crétoise alors en vigueur à Constantinople. Revêtant le grand schème angélique, le jeune moine était dans la joie de ce que son heure était venue de prendre sur ses épaules le joug très doux de la Croix du Seigneur. Le chœur des frères chantait l’office solennel :
Où est la peine prise en vain pour le monde ?
Où est la bigarrure des choses éphémères ?
Vois, tout cela n’est-il pas que terre et cendre ?
Que perdons-nous notre labeur ?
Que ne renions-nous pas le monde
Mettant nos pas dans ceux du Sauveur
Qui crie : « Que celui qui veut venir à moi
Prenne ma Croix,
Et il héritera la vie éternelle ».
Le Prêtre l’interrogeait selon le rite : « Pourquoi es-tu venu, frère, te prosterner devant ce saint autel et cette sainte synodie ? » Alors, de toute son âme, il répondit : « C’est, vénérable Père, que je désire mener la vie de l’ascèse. »
Et, de fait, celui qui venait de recevoir le nom d’Isaac désirait cette vie d’ascèse qu’il menait depuis longtemps déjà. Il la désirait de toute son ardeur combative, lui qui sur la Sainte Montagne était déjà connu, parmi les cénobites, pour être un violent – ce qui est dire qu’il se faisait violence en toute chose-, lui qui jamais ne plaignait son corps, qui jamais ne songeait au repos de la chair, qui jamais ne se confiait en sa volonté propre. C’était la violence même dont parle l’Evangile : « Le Royaume des Cieux, dit le Seigneur, s’obtient par la force, et ce sont les violents qui s’en emparent ». - Cette violence que le Christ lui-même institue dans la vie de tout lutteur spirituel ; cette violence qui, lorsqu’elle se rencontre chez des moines de la Sainte Montagne laisse aussi discerner en eux le Royaume de Dieu…
« Donne ton sang et tu recevras l’Esprit » : de ce précepte des Pères, le frère Isaac avait à son tour fait son mot d’ordre. Et dans l’éminente arène du coenobion, à chacun de ses combats ascétiques, il savait s’en souvenir pour mortifier en lui le vieil homme, et renaître « homme nouveau en Christ », tout enrichi de vertus et de charismes de l’esprit.
6. Ses diaconies.
Le moine Isaac était grand et fort, un véritable « pallicare », solidement bâti, et capable de parcourir à pied de très longues distances, en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut d’ordinaire à quiconque. Or il n’y avait pas à l’époque de moyens de communication aisés, et l’on n’était jamais sûr non plus que les paquets confiés à un postier arrivent à bon port. C’est pourquoi le monastère délégua pour cet office le sage Isaac, comme la personne la plus sûre et la plus apte à s’en acquitter.
Qui peut dire les peines et les fatigues qui furent alors les siennes ? Les tribulations qu’il rencontra dans cette diaconie ingrate et difficile, pour laquelle il lui fallait répondre de bien des choses ?
Il ne cessa pas pourtant d’y monter une patience et un zèle inégalables. Il y avait, du monastère au métochion - ce qui est dire à la dépendance - de Develikia d’Iérissos, treize heures de marche à pied, auxquelles s’ajoutaient de longues heures encore pour aller à Sykia et au Monoxylitis. Et quand il devait joindre le métochion le plus éloigné, celui de Calamaria, aux abords du village de Portaria de Chalkidiki, c’était quatre jours entiers qu’il lui fallait marcher…
Ces longs courriers s’acheminaient cinq à six fois par an. Parcourant monts et vallées, traversant les bois et les plaines, infatigable, marchait le Père Isaac, son sac de lettres et sa besace à l’épaule, à la main son chapelet, incessamment murmurant sa chère « petite prière » , la Prière du Cœur. La force émanée d’elle mettait en fuite les démons et les pensées mauvaises, emplissant son cœur de sérénité. Sa douceur lui évitait de sentir la fatigue de longues heures passées en chemin. Sa Grâce aussi l’aidait à s’acquitter parfaitement de cette diaconie qu’il accomplissait sans un murmure.
La patience infinie du Père Isaac, l’on pouvait la voir à l’œuvre au métochion de Monoxylitis. Là, le monastère conserve encore cent quarante arpents de ces vignes qui produisent le célèbre vin du « Monoxylitis ». Leur culture réclame beaucoup de soins, et cette peine, déjà redoublée par la fatigue des jeûnes monastiques, l’est même davantage lorsqu’il arrive que l’économe soit une personne chiche et sévère telle que l’était alors le moine Kalymnios du métochion. Il fallait au Père Isaac montrer deux fois plus de patience, et subir le double de tourments. Brisé de fatigue le plus souvent, il se consolait au souvenir des paroles d’Isaac le Syrien, son Saint : « Le repos et l’oisiveté sont pour la ruine de l’âme, plus néfastes encore que les démons eux-mêmes ».
A quelque temps de là, le monastère l’établit chef de bergers d’un immense troupeau de mille sept cent quarante chèvres. Tandis qu’il les faisait paître, il lui semblait revenir à ses années d’enfance, quand ses désirs de petit pâtre de Cavvacli n’étaient encore que des rêves…et il remerciait Dieu de les avoir désormais réalisés.
L’on vit aussi le Père Isaac exercer la diaconie de meunier aux moulins à eau du métochion de Marionon, comme à celui de Métaggitsiou de Chalcidique…
C’était, de l’aveu de tous, un esprit pratique, un homme actif et travailleur. Et parce que son cœur était pur, tout ce qu’il touchait devenait une double source de profit. Chacun des travaux qu’il entreprenait se faisait à la perfection, produisant beaucoup de fruit.
Cela se voyait au jardin du monastère, qui connut avec lui ses heures de gloire. Les arbustes y étaient plantés avec une ordonnance parfaite, rangés avec une précision mathématique. Ce que semait cet être béni, fût-ce aux endroits les plus secs, fleurissait d’abondance. Dieu lui dispensait richement ses biens. Les légumes subvenaient aux besoins du monastère et il en restait encore tout autant.
Il amassait alors l’excédent, entassant courgettes, aubergines, tomates et haricots en bordure du chemin, où les ascètes du désert athonite prenaient en passant ce dont ils avaient besoin, chacun à son gré. Et il faisait la même chose aussi pour l’hôtellerie de Karyès, la capitale de l’Athos. Outre les biscottes qui sont une bénédiction du monastère, il préparait pour les moines très pauvres de la Skyte de Koutloumousiannis des produits frais de son jardin.
Et, plus il partageait, plus il récoltait. Ame légère que celle du Père Isaac, empli de tendresse et d’amour pour tous es frères…Un moine lui demandait un jour quelques poires : « Prends-en », lui dit-il, « autant que tu en veux. Ce que tu prends, Dieu me le rendra en double ».
Pour les autres, il se sacrifiait sans hésiter. Mais il n’avait aucun souci de lui-même. Frugal dans sa nourriture, il n’avait de vêtements que le nécessaire. Quant à la non-possession, il y était inégalable, s’y montrant, selon le mot de Saint Nil, « tel un aigle au large essor ».
Un jour qu’il bêchait son jardin, il trouva enfouies deux à trois livres d’argent. Il les ramassa de l’air le plus détaché, puis, une fois son travail achevé, les remit à l’higoumène.
Mais, malgré ses vertus, il était humble à l’extrême. Tout au long de sa vie cénobitique, il ne recherchait jamais que les tâches les plus ingrates. Des diaconies qui eussent comporté de hautes responsabilités, il n’en demandait jamais. Il préférait rester toujours dans la position d’un novice, semblable sur ce point à Saint Niphon, dont la vie l’avait tant ému et qui continuait de l’enseigner et de vivre en lui.
7. Ascèse et tempérance.
Durant plus de soixante-dix ans, ce moine béni ne mangea pas hors de la table commune. Il était d’une absolue tempérance, tant dans le coenobion que dans les métochions qu’il visitait, et où souvent il demeurait, fidèle en cela à son canon d’obéissance. Or la diète est sévère au monastère : outre qu’il est rigoureusement impossible de consommer de la viande, le lundi, le mercredi et le vendredi sont des jours où l’on ne mange qu’une fois, et encore sans huile ni vin. A quoi s’ajoute encore le jeûne sévère des divers carêmes. Mais cette règle, le Père Isaac l’observait sans faillir, où qu’il se trouvât, fût-il loin du monastère. Il était même beaucoup plus rigoureux en période de jeûne, faisant jusqu’à trois triméron – jeûnes complets de trois jours consécutifs chacun- pendant le grand carême : l’un durant la première semaine – celle de l’entrée en carême-, le deuxième durant la troisième semaine – celle de la Croix-, et le dernier durant la Grande et Sainte Semaine. Tel est l’aveu que, vers la fin de sa vie, il fit, sous forme de confidence, à un frère qui le suppliait de lui découvrir quelle était son ascèse.
Aussi longtemps qu’il vécut au métochion de Calamaria où il passa de longues années à garder les brebis, jamais il ne mangea de viande, même si l’économe, sa synodie, et les journaliers en prenaient souvent. Pour lui, le Père Modeste gardait un baril de poisson fumé en saumure, tel qu’en préparent les Pères athonites pour l’année entière. C’était cela que mangeait le Père Isaac en glorifiant Dieu, évitant ainsi tout scandale et tout motif de condamnation.
Au métochion de Monoxylitis, il faisait office de vendangeur. Mais lorsque les raisins étaient mûrs, il n’en portait pas un grain à sa bouche avant l’heure du repas. Lui qui avait goûté la douceur de la présence de Dieu méprisait maintenant les choses du siècle présent, et ne mangeait que ce qu’il fallait pour subsister. Car « il est impossible », écrit Diadoque de Photicée, « que nous méprisions joyeusement les choses de ce siècle si nous n’avons pas d’abord, en toute conscience et connaissance, goûté à la douceur de Dieu ».
Il fut une époque où l’actuel higoumène du monastère se trouva, novice encore, à Monoxylitis en même temps que le Père Isaac. Après les vendanges, des grappes étaient restées dans les vignes, dont il donnait à goûter aux autres sans y goûter lui-même.
Tiens, Georges, prends cela.
Et toi, Père Isaac ?
Moi , je suis moine. Cela ne se fait pas, pour un moine, de manger avant l’heure.
Alors, je veux être moine, moi aussi ! répondait le futur higoumène.
C’est ainsi, par sa propre ascèse, et par son exemple, qu’il enseignait aux plus jeunes, pour le profit de leur âme.
Ou bien :
Quelle heure est-il, Georges, demandait-il. Nous allons faire la cuisine.
Et il poursuivait :
Que mange-t-on aujourd’hui à la trapéza – ce qui est dire à la table- du monastère ?
Du thé, Géronda.
Eh bien, disait-il : Si c’est du thé au monastère, ce sera du thé pour nous aussi !
Il savait bien, pour l’avoir expérimenté, que « le jeûne est le mors du moine », et que selon les Pères, comme pour Saint Grégoire de Nysse, « c’est pour la purification de l’âme qu’il a été prescrit ». C’est pourquoi aussi ses jeûnes avaient le fondement et le sens que leur donnent les canons de l’Eglise.
Quant à sa règle de prière, jamais il ne la négligeait. A Dionysiou, les moines font chaque jour douze chapelets et trois cents métanies. Mais l’Ancien Isaac,lui, durant le Grand Carême, accomplissait le nombre stupéfiant de trois mille prosternations par jour ! Les oir, quelque fatigué qu’il soit du dur labeur du métochion, et aussi loin qu’il se trouvât, il faisait autant d’agrypnies – ce qui est dire de veilles de la nuit entière – qu’en fixait le monastère, veillant et priant la nuit entière. Assoiffé de prière, brûlant pour le service de Dieu, il lisait les mêmes offices que ses frères de Dionysiou. Mais lorsque, dans sa cellule, il n’entendait pas la simandre et perdait un peu de l’office, certains le taquinaient en disant :
Voyons, Père Isaac, tu oublies l’heure à présent ?
Non, non, cela ne compte pas comme une faute. C’est un crédit à rembourser, répondait-il avec sa simplicité coutumière.
Et il ne s’apaisait que lorsqu’il avait remboursé son dû en particulier.
Dans ce creuset qu’est le coenobion, où se travaille et s’élabore l’or de la vertu, l’Ancien Isaac se polissait de jour en jour. Dans l’obéissance, l’absence de souci, l’hésychia et la crainte de Dieu, il menait une scrupuleuse ascèse, vivant selon Dieu la vie angélique, avec la simplicité d’un tout petit enfant.
Il n’avait pas pour parler cette éloquence que d’autres possèdent. Aux vaines paroles il préférait le silence. Grande vertu, en vérité, que le silence, qu’il incitait de plus jeunes à acquérir également.
«Maintenant que tu as été ordonné », disait-il avec amour à quelque nouveau diacre qui ne semblait pas en estimer les bienfaits, « garde le silence ».
La contradiction était une chose inconnue du Père Isaac. Qu’on lui fit une observation, qu’on le blessât même, il inclinait la tête plus bas encore que de coutume, se contentant de recevoir la semonce, avant de répondre humblement : « Bénis, Père ».
Dès lors, lequel d’entre les frères du monastère ne l’eût pas aimé, lequel ne l’eût pas estimé ?
« Ah ! » disaient entre eux les Pères, « voilà un vrai moine ». Et par respect, ils l’appelaient non pas « le Père Isaac », mais « l’Abba Isaac ».
Lui, cependant, ne se laissait jamais aller à des sentiments d’orgueilleuse fierté.
« Ce que je suis », disait-il simplement, « Dieu le voit ».
Et comme tous le louaient, il ajoutait, non sans embarras : « Que dites-vous là ? Je suis l’homme le plus pécheur ». Et il s’en allait humblement à sa cellule ou à sa diaconie.
Quelque soin qu’il prît de la vouloir cacher, sa renommée s’était répandue partout. Le Métropolite Irénée de Cassandréïa, qui aimait beaucoup le monachisme, parlait toujours de l’Ancien Isaac en termes élogieux. Et, chaque fois qu’il venait visiter les paroisses de son diocèse, il passait la nuit dans un métochion de Dionysiou, celui de Calamaria surtout, où se trouvait le plus souvent « l’abba ». Il venait y voir celui dont il goûtait tant la compagnie, et qu’il appelait « le moine ».
Je vais voir le moine, disait-il, au métochion de Dionysiou.
Ah, très vénérable père ! lui demandait-on étonné. Il y a donc un moine dans ce métochion ?
Mais oui, et c’est pour lui que je vais là-bas !
8. Vers les cimes.
Toutes les ascèses corporelles et spirituelles se font dans le but éminent et saint que les Saints Pères appellent « la purification du cœur ». Le jeûne, la veille, le deuil, la vie dure, le canon de prières, les offices, la lecture, la prière incessante, et tout le reste des luttes ascétiques aident le moine à s’élever, comme à vivre purement la vie sainte.
Cela, « l’abba » tant vanté de Dionysiou l’avait compris dès sa jeunesse. Dès lors, s’étant sans cesse élevé sur l’échelle des vertus, il avait acquis pleinement la douceur, l’innocence et la simplicité, laquelle enfante à son tour la plus haute humilité. « Il n’est pas possible, dit Saint Jean le Climaque, de voir jamais simplicité dépourvue d’humilité ».
Mais la profonde humilité ouvre la voie à une vertu suprême, celle de l’apathéïa, l’absence de passions, l’état d’impassibilité où les passions négatives n’agissent plus. Car c’est bien au sommet de l’Echelle Sainte qu’arriva ce soldat du Christ, tel un grimpeur excellent qui s’y était hissé, toujours plus haut. Le Père Isaac était du nombre de ceux, très rares, qui l’acquirent. Il y faut d’ordinaire beaucoup de temps, un immense désir, et l’aide de Dieu. Lui, cependant, était allé plus vite, tels ces êtres d’exception qu’invoque Saint Jean Climaque : « Lorsque l’on voit, que l’on entend parler », dit-il, « d’un homme qui en peu d’années a atteint la cime de l’apathéïa, c’est qu’il n’a pas emprunté d’autre voie que celle, rapide et bienheureuse, de l’humilité ».
Des Pères qui ont vécu à ses côtés, et qui l’ont bien connu, pour avoir ensemble passé par bien des métochions, témoignent quelles formes revêtait cette vertu très haute dont s’ornait toute la vie du Géronda.
L’Ancien Isaac, disait le Père Léonce, lorsqu’il parle à des gens du monde, et rencontre des laïcs, n’établit aucune différence entre les êtres, et ses sentiments demeurent les mêmes envers tous.
C’était dire que, lorsqu’il était contraint de s’entretenir avec d’autres, l’Abba se plaçait toujours sur une hauteur qui lui faisait dominer tous les points de vue – hauteur qui, en termes patristiques, n’a d’autre nom que celui de l’apathéïa, - de l’impassibilité.
Et de fait, l’Ancien Isaac, lorsqu’il était dans les métochions du monastère – ce qui représentait déjà le monde à ses yeux- n’en continuait pas moins de s’y conduire comme un moine sans passion, porte-lance toujours sur la brèche, certes, combattant, mais invincible, mort au monde. En lui vivait seul le Christ ; en lui s’incarnait la perfection de l’amour, telle que la peint Saint Maxime le Confesseur : « Celui qui est parfait en amour », dit-il, « parvenu au sommet de l’apathéïa, ignore la différence entre ce qui lui est propre et ce qui est d’autrui, entre le particulier et l’étranger, entre le fidèle et l’infidèle, entre l’esclave et le libre et, absolument, entre le masculin et le féminin ».
Et pour avoir pris en vérité ce chemin qui rapidement s’élève vers les cimes, il fallait que l’agile courrier de Dionysiou, que l’excellent marcheur habile à parcourir les voies de Dieu, achevât son ascension par la vertu la plus haute, celle qui culmine au-dessus de toutes les autres, celle de l’amour parfait.
C’est ainsi qu’il parvint à ce degré sublime qui le faisait vibrer en sympathie avec tous les hommes, avec le monde entier, la création entière, avec les êtres animés comme avec les êtres inanimés, rejoignant en cela ce que dit son Saint homonyme, le grand Isaac le Syrien, sur la nature de l’amour parfait. Il aimait tous les êtres et compatissait avec eux - il aimait et souffrait avec eux.
A l’ermitage des Saints-Apôtres, qui regarde le monastère de Dionysiou, vécurent longtemps l’Ancien Isaac et le Père Lazare. Le Géronda, vieillard courbé déjà par les ans, jardinait cependant encore, cultivant ses citrons et ses oranges, tandis que l’autre soignait le Père Modeste, resté infirme après une attaque d’hémiplégie. Le premier avait sa cellule tout près de l’église ; les deux autres, eux, demeuraient à l’étage…
« Après les complies, contait plus tard le Père Lazare, lorsque nous nous étions séparés, il ne se passait pas une demi-heure que l’on n’entendît l’Ancien Isaac prier avec pleurs et sanglots. Ses larmes roulaient sur ses joues, baignant son visage ; on les eût dites venues des profondeurs insondables de l’âme et du cœur. Or, un soir que je l’entendais comme de coutume mener semblable thrène, je m’avisai de lui demander ce qu’il avait à pleurer ainsi chaque nuit. Etant donc descendu, je m’approchai de sa cellule. Il s’en élevait comme un murmure plaintif :
« Seigneur, sanglotait-il, aie pitié de tes pauvres. Aie pitié des malheureux. Aie pitié de ceux qui ont faim. Manifeste-leur tes tendresses. Seigneur, aie pitié… »
Moi cependant, ne comprenant pas pour qui il suppliait ainsi, je l’interrompis :
« Pardon, Père Isaac, pour qui pleures-tu et supplies-tu si longtemps le Christ ? Qui sont ces pauvres ? Qui sont ces malheureux dont tu parles ? »
Alors, il me répondit :
« Ne te souviens-tu pas, mon enfant, de ces métayers que nous avions pour compagnons de labeur, dans les métochions où ils travaillaient tout le jour, s’épuisant pour un salaire de misère ? Comment subviendront-ils aux dépenses de leur nombreuse famille ? Comment trouveront-ils la dot pour marier leurs filles ? Comment leurs enfants s’instruiront-ils ? Comment se vêtiront-ils ? Et comment ne les plaindrais-je pas, à leur seul souvenir ? Eux qui nous ont manifesté tant d’estime et d’amour ? Qui nous ont obéi, comme si nous les avions achetés pour être nos esclaves ? Comment ne supplierais-je pas le Christ, et ne pleurerais-je pas pour eux ? »
Sur ces mots, je m’en allai en silence, le laissant à ses larmes et à se suppliques, empli d’admiration pour la grandeur de sa compassion.
Tel est l’extraordinaire portrait de lui que permettait de brosser six mois de vie passée en commun avec le Père Isaac, à l’ermitage des Saints Apôtres. J’y voyais là comme le second pendant d’un même amour monastique pour le prochain, dont le premier eût été l’amour pour le malade, marqué par l’abnégation, le sacrifice de soi, la patience, les longues veilles, la peine et le renoncement. Celui-ci – l’amour pour ceux qui sont au loin- s’exprimait autrement, mais de façon plus haute encore, dans cette chaleur de l’âme, dans ces larmes brûlantes, dans ce bouleversement de l’être. Oui, telle était la grandeur du vrai moine athonite, qui se rencontre encore aux diverses extrémités de la Sainte Montagne.
De ces jours à l’ermitage des Saints-Apôtres, notre esprit se remémore avec joie les admirables images – celles du rez-de-chaussée où priait avec feu l’Ancien Isaac, celles du grenier où priait aussi le malade alité, veillé par son frère. Et ces deux scènes, l’une comme l’autre, nous faisaient songer aux paroles du Maître, prononcées dans cette autre salle haute historique à Jérusalem : « Tous à ceci reconnaîtront que vous êtes mes disciples, que vous aurez de l’amour les uns pour les autres ».
La prière, voilà l’œuvre véritable du moine – prière pour le prochain et pour le monde entier, la prière dite avec le cœur, tandis que, jusqu’à l’abnégation, jusqu’au sacrifice de soi, les mains vaquent aux soins des malades, ou bien à l’hospitalité incessante, livrant le rayonnant enseignement de l’exemple, qui opère par la pratique – Œuvre qui n’est point clamée sur les toits et qui, pour cela même, possède une dignité plus haute, inestimable.
9. Célestes instants.
Le Saint Monastère de Dionysiou, de par son ordonnance intérieure, est sans doute, architecturalement, le monastère le plus resserré de l’Athos, celui aussi qui inspire le plus de contrition au pèlerin. A voir, en effet, cette masse compacte de bâtiments se refermer sur l’église, ce dernier ne peut s’empêcher à son tour de se replier plus profondément sur lui-même, et d’y mieux concentrer son cœur et son esprit.
Les fresques empreintes d’une dignité toute hiératique, datant de la splendeur passée de Constantinople, dont s’orne l’intérieur du Catholicon ; les scènes incoparablement expressives de l’Apocalypse, sur les murs des couloirs qui mènent au réfectoire ; les chapelles, presque toutes peintes dans le même style, celles en particulier des Saints Anargyres et de Saint Jean le Théologien ; le réfectoire lui-même – la trapéza- où règne un silence que rompt la seule lecture du synaxaire – lequel est le livre contenant la Vie des Saints de chaque jour-, ce réfectoire décoré lui aussi de scènes admirables – l’Echelle Sainte, la Synaxe des Archanges, le chœur des Saints, et d’autres encore -, tout cela sans parler des Pères du coenobion, qui jusqu’à aujourd’hui incarnent l’austère tradition monastique, et dont les vertus font paraître les visages plus lumineux – c’est là, dans le cadre idéal de cette cité monastique, où l’on fait l’apprentissage de la vie angélique, que l’Ancien Isaac vécut les jours et les nuits les plus heureuses de sa philosophie en Christ.
Plus tard, lorsque parvenu à un âge avancé déjà, il s’asseyait, selon sa coutume, dans sa stalle d’Ancien, sous l’icône patinée du Vénérable Précurseur, immobile comme une colonne, gardant vigilant l’œil de l’âme et du corps, il suivait la divine liturgie et le reste des offices de l’Eglise, qui font monter la terre aux cieux et descendre le Ciel sur la terre.
Alors, durant les longues agrypnies, et les mâtines graves et recueillies, lorsqu’à la faible lueur des veilleuses les Pères les plus anciens, dans l’absolu silence, sont assis dans leurs stalles, sous le regard des Saints comme détachés du mur, l’on croirait voir leurs glorieuses figures se réjouir avec celles des moines, et dans le Paradis se réjouir le chœur bienheureux des Pères, avec ceux qui sont encore ici, dans ce Jardin de la Toute Sainte, et qui ont avec les premiers ce trait en commun d’être des amoureux de Dieu…
Ah ! Perfection inoubliables des pannikhides – que sont les offices des défunts- de la Sainte Montagne, des grandes fêtes et des processions tant attendues, celles des dimanches de Grand Carême, celles de la Passion du Sauveur…
Comment ne pas d’émouvoir de ces vénérables Anciens, inébranlables comme les Martyrs, silencieux et sobres comme les Saints Ermites, attendant patiemment pour aller vénérer, chacun à son tour, le Saints Evangile, les précieuses reliques, ou le calice des Saints Mystères ?
« Elle passe en vérité toute description, écrit l’archimandrite Gabriel, l’incomparable ordonnance des hiérurges, des diacres et des Saints Pères, qui se tiennent ensemble au milieu de l’église, dans leurs ornements chamarrés de fils d’or, leurs mandyas – ce qui est dire leurs pèlerines plissées- noires aux cent plis, et leurs voiles si majestueux, qui leur confèrent cet air de pieuse décence et d’inégalable dignité, inspirant à tous la même crainte de Dieu que s’ils se fussent tenus devant lui ! »
Dans ce cadre tout céleste, l’âme du Père Isaac s’envolait. Elle s’échauffait, s’emplissait de contrition, et ses yeux se mouillaient, comme à la fête de la Théophanie, chaque fois qu’à l’office des Heures il entendait l’idiomèle, ce tropaire admirable, à la gloire de Saint Jean Baptiste, le Précurseur du Seigneur :
« Ta main sublime qui touchas
La tête toute pure du Maître,
Et qui de son doigt béni
nous la désigna,
tends-la maintenant vers nous, ô Baptiste,
toi qui devant Dieu possède tant d’assurance.
Tu es en effet plus grand que tous les Prophètes,
Toi dont il a rendu témoignage.
Tes yeux, les mêmes qui contemplèrent
L’Esprit Très Saint,
descendu sous forme de colombe,
lève-les maintenant vers lui, ô Baptiste,
le suppliant de nous être propice.
Et tiens-toi ici parmi nous,
avec nous chantant l’hymne,
et présidant la fête ! »
L’émotion grandissait dans le cœur du Père Isaac, jusqu’à culminer quand il vénérait et embrassait pieusement cette main bénie du Précurseur, posée là devant lui – la plus précieuse et la première des reliques du monastère. Bien des fois l’Ancien l’avait sentie embaumer de ce parfum suave, que quelques-uns des Pères, de temps à autre perçoivent, et qui légèrement s’en exhale, par petites bouffées subtiles…
Ah ! Célestes instants ! Instants divins et hypercosmiques !
TROISIEME PARTIE
LES CHARISMES DE L’ESPRIT
10. Merveilleux miracle du Précurseur.
Aux lutteurs qui se sont sanctifiés par l’ascèse, Dieu prodigue ses charismes admirables, leur témoignant ainsi son amour infini.
L’Ancien Isaac n’était pas, lui non plus, sans participer à ces dons de la tangible présence de Dieu, comme en attestent bien des évènements extraordinaires de sa vie. C’est ainsi que dans sa jeunesse, tandis qu’il faisait, à Conaki de Karyès, office de cellerier, préposé, sous la direction du Père Gélase de Laconie, à l’intendance des vivres, il arriva qu’un jour d’hiver – l’on était alors au mois de février -, sous l’effet d’une circonstance pressante, le Père Gélase eut besoin de joindre à tout prix le monastère. Et parce qu’à l’époque il n’y avait ni téléphone ni moyen de communication d’aucune sorte, il fallait bien que quelqu’un y allât à pied, quelque menaçant que parût le temps, qui ne laissait rien moins présager alors qu’une tempête de neige. L’Ancien Gélase fit donc venir le Père Isaac, lui demandant de porter au monastère les lettres qu’il lui confiait. Celui-ci fit une métanie, prit son bâton et son sac de lettres, et se mit en route. Si le sentier qui mène à Dionysiou par la montagne est d’une impressionnante beauté, surplombant toute la vallée, serpentant entre des étendues sauvages plantées de pins et de châtaigniers, dont les cimes s’élèvent droit vers le ciel, il ne faut cependant pas moins de cinq heures pour couvrir à pied cette distance depuis Karyès.
Docile, le novice se pressait d’aller s’acquitter de son obéissance, - ce qui est dire, au sens monastique, de ce que lui commandait son obéissance-. Le ciel cependant s’assombrissait d’heure en heure. Le jeune moine discernait au loin les signes avant-coureurs d’une tempête, - de celles, effrayantes, qu’il avait vues à maintes reprises balayer l’Athos. Près d’un quart d’heure plus tard, il se trouvait au pied de la grande croix qui marque la ligne de faîte. Il prit en hâte le sentier qui rejoint la route du monastère, lorsqu’il se trouva pris de front par l’Ennemi : la neige était là. Il était parti de Conaki à la première heure de l’après-midi – la septième heure selon l’horologe athonite. A trois heures – la neuvième heure sur l’horloge de l’Athos- il arriva sur les montagnes avoisinantes du monastère de Simonos Petra, à la source de « Bousdoum », dont l’eau était gelée. Jusque- là, il avait pu reconnaître la route. Mais, à partir de cet endroit précis, il ne distingua plus rien. Tout avait été recouvert de neige. Il essaya d’évaluer sa direction. En vain. Il allait désormais en aveugle. Tant qu’il put mouvoir dans la neige ses pieds alourdis, il progressa lentement, la douce invocation du nom de Jésus sur les lèvres.
La tempête à présent faisait rage. La neige le fouettait de tous côtés, par violentes bourrasques. Il demeurait immobile, arrêté par l’opaque muraille. Il tenta de faire quelques pas. Ce lui fut impossible. Il était encerclé, pris au piège, et rien ne pouvait le sauver…
Il y avait longtemps déjà qu’il avait perdu sa route. Il était là, figé, roidi par le froid terrible, et la neige continuait de s’amonceler, montant de façon menaçante, plus haut, toujours plus haut. De secours humain, il n’en fallait pas attendre. Pas la moindre cahute en vue non plus, pour s’y recroqueviller un peu à l’abri. Et l’heure avançait. La nuit commença de tomber. Il n’y avait plus de salut pour le jeune Isaac. Il n’en viendrait de nulle part. La neige, peu à peu allait le recouvrir tout entier. Ce soir-là serait le dernier de son existence. Il ne lui restait plus qu’à attendre la mort…
Alors, lorsque tout autre espoir fut perdu, il éleva ses mains et ses yeux et, plein d’une foi ardente, résolument s’écria :
« Seigneur Jésus Christ, mon Dieu, par les prières de mon Saint Géronda, sauve-moi à cette heure ! Et toi, vénérable Précurseur, juge-moi digne d’arriver sain et sauf au monastère ! »
Et le miracle se fit. La parole du Prophète Isaïe s’accomplit : « Tandis que tu es encore à parler, me voici ». A l’instant, l’espace d’un éclair, quelque force invincible l’arracha de terre. En un clin d’œil, il fut transporté devant le proskynitère – ce qui est dire le petit oratoire-, au seuil du monastère.
Il était presque quatre heures et demie de l’après-midi, - dix heures et demie, à l’heure athonite. Les Pères se levaient à peine de table. Le portier s’apprêtait à fermer la porte du monastère quand, à sa grande stupeur, il avisa devant lui le Père Isaac.
D’où viens-tu, Abba, s’étonna-t-il. Comment es-tu parvenu à passer au travers d’une telle tourmente ?
Son embarras fut à son comble lorsque, cherchant des empreintes sur la route de Karyès, il n’en vit pas la moindre trace. Cette perplexité gagna bientôt les autres Pères. Frappés d’étonnement, tous l’interrogeaient sur ce qui lui était arrivé. Mais le Père Isaac, ne voulant pas leur découvrir le miracle, donnait aussi peu d’explications qu’il se pouvait. « Avec le secours du Vénérable Précurseur, leur disait-il, montrant son icône qu’il serrait sur lui, j’ai pu sans danger m’acquitter de mon obéissance. »
Cependant, il ne se passa guère de temps que le miraculeux évènement du transport du Père Isaac par la voie des airs ne fût, pour la gloire de Dieu, clairement mis en lumière par son Père spirituel, auquel il avait tout révélé dans le détail. – Miracle étrangement semblable à ceux qui advinrent à bien des Saints de l’Eglise, qui connurent eux aussi ravissements dans les airs ou transferts instantanés d’un lieu à un autre, lesquels constituent, parmi cent divers autres, le signe frappant d’une vie gratifiée de charismes, et d’une faveur divine toute particulière.
11. Une existence insigne.
Ceux de ses contemporains qui vivent encore n’oublieront jamais le serpent qui fut l’ami inséparable du Géronda. C’était un immense reptile, venimeux s’il en fut, long de plus d’un mètre et demi, de cette race de vipères que l’on appelle à l’Athos « cervidée ».
Durant les deux années où il resta à la boulangerie du monastère, le père Isaac ne s’en sépara pas. Il lui préparait avec de la farine des repas de gruau et cajolait sans peur l’animal. Le serpent, en retour, rendait à « son Géronda » de notables services ! Il livrait aux souris une guerre sauvage, et en nettoyait toute la boulangerie. Il était devenu à ce point familier avec l’Ancien qu’il montait dans le grossier cadre de bois qui lui servait de lit, pour y dormir à ses pieds. Là, véritablement, il s’enroulait sur lui-même et, tranquillement, s’endormait.
La première fois que je le vis ramper sur le sol de la boulangerie, conte l’higoumène Gabriel, un frisson me parcourut tout entier. Mais l’Ancien Isaac, lui, gardait avec l’animal les liens de la familiarité la plus naturellement adamique.
Père Isaac, lui demandaient les autres Pères, non sans quelque crainte, qu’as-tu besoin de cet aspic ici ?
Il est gentil, répondait simplement le Géronda. Il ne dérange nullement. Et il ne laisse pas une souris dans la place !
Tant que son maître demeurait dans la boulangerie, le serpent restait à ses côtés. Mais, à peine l’Ancien s’en allait-il, que l’animal disparaissait aussi. On le voyait prendre le maquis.
C’est là un fait attesté que beaucoup d’hommes de Dieu sont jugés dignes, pour leur grande vertu, de parvenir au même état de nature adamique qui fut celui des protoplastes – ce qui est dire des « premiers formés, des premiers modelés » par le Créateur, Adam et Eve –, et de vivre sans être inquiétés, dans la compagnie des bêtes sauvages. Car, devant ces êtres purifiés, les bêtes et les reptiles, comme avertis en secret de leur innocence parfaite, s’apaisent et courbent le cou. Et cela, non pas seulement dans les temps anciens, ainsi que le montre toute l’histoire patristique, mais même jusqu’à nos jours, chez l’Ancien Isaac.
Et cependant, si l’animal sauvage respecte ceux qui vivent dans cet état paradisiaque d’avant la chute, l’Ennemi, lui, les combat par mille ruses, comme autrefois les protoplastes. Souvent, en vérité, le diable prit pour cible ce saint moine, l’attaquant et ne le laissant jamais en repos, dans cette guerre qu’il lui avait au commencement déclarée pour sa vertu. Et pourtant, jamais, en dépit de tous ses artifices, il ne parvint à le chasser hors du jardin d’Eden.
Le Père Bartholomée, ermite des Karoulias, et vétéran du combat contre l’adversaire, avait vécu, jeune encore, à Conaki de Karyès avec l’Ancien Isaac. Là, son compagnon d’ascèse, comme lui, était souvent importuné par les démons. Un jour donc qu’il allait le réveiller, pour lui demander de l’aider à pétrir les prosphores – ce qui est dire les pains liturgiques, desquels le prêtre détache l’Agneau liturgique au cours de la célébration-, il le secoua par l’épaule. Mais le Père Isaac, encore endormi, se contenta de gémir : « Va-t-en, diable, va-t’en ». Le Père Bartholomée comprit alors que son syncelle, la nuit, avait beaucoup à souffrir des puissances hostiles.
Une autre fois encore, à Conaki, tandis qu’ils marchaient dans la nuit, ils avisèrent un étrange personnage. Le Père Isaac le dépassa sans mot dire, et s’en alla exécuter son travail, puis à son retour, passa de nouveau tranquillement devant lui. Les efforts de l’ennemi invisible pour l’effrayer n’avaient pas prévalu contre lui.
De Monoxylitis, il avait coutume, tous les samedis, d’aller à la skyte russe voisine – celle que l’on appelle la Thébaïde – où il assistait à l’agrypnie – à la veille – qui durait la nuit entière, et prenait part, le dimanche matin, aux Purs et Saints Mystères. En chemin cependant, les démons faisaient tout pour l’effrayer et le contraindre à faire demi-tour. Tous les cinquante pas ou presque, ils se présentaient à lui sous diverses formes, tour à tour sangliers, loups, chacals, ou serpents hideux qui sifflaient de manière effrayante. Mais lui, indifférent à tout, continuait d’avancer, le psaume 26 sur les lèvres :
« Le Seigneur est ma lumière et mon Salut,
De qui aurais-je peur ?
Le Seigneur est le défenseur de ma vie,
Qui craindrais-je ? »
Et il marchait sans trouble, en quête de la Perle de grand prix – le Corps et le Sang du Seigneur qu’il allait recevoir en lui.
12. Dieu est admirable dans Ses Saints.
En 1893, l’Ancien Isaac était attaché au service du métochion de Calamaria, dont l’économe était le vertueux Père Gervaise, originaire d’Ithaque. Mais, cette année-là, avec la canicule, régnait sur tout l’endroit une terrible sècheresse. On n’était encore qu’au mois d’avril, mais les cultures menaçaient de se dessécher tout-à-fait. Alors l’économe, sachant combien le Géronda Isaac avait d’assurance devant Dieu, le supplia d’implorer la miséricorde divine, pour que le Seigneur envoyât un peu de pluie sur cet aride désert. Et celui-ci, qui ne savait pas contredire, et moins encore désobéir, se mit, au soir de ce même jour, à son office d’intercession. La nuit entière, il s’abîma dans la prière, suppliant avec larmes le Dieu de bonté de prendre sa créature en pitié, et de faire pleuvoir sur la terre desséchée, afin que ne fussent pas perdus les espoirs et les peines des pauvres gens, ni ceux non plus du Père Gervaise, l’économe.
Et voici, l’aube pointait à peine, lorsqu’à l’extrémité de l’horizon parurent soudain quelques nuages. Amoncelés à la périphérie du Polygyros, ils se rapprochaient peu à peu. Bientôt, un grand nuage s’étendit sur toute la campagne alentour, jusqu’au village de Portaria. Peu de temps après, l’orage éclata. Il pleuvait si fort que la terre en était détrempée. Le Seigneur avait entendu la prière de son serviteur. Dieu, dit le Prophète des Psaumes, « fera la volonté de ceux qui le craignent. Il entendra leur supplication ». ( Ps. 144,19).
Combien d’âmes encore, sachant bien le pouvoir de sa prière, eurent-elles recours à lui, le priant d’intercéder auprès de Dieu, dans leurs épreuves et leurs nécesssités ! Combien de femmes stériles, de Chalcidici et d’ailleurs, ne le supplièrent-elles pas…Car l’Ancien, dans sa prière, n’oubliait personne.
Parmi ses multiples diaconies – lesquelles sont les tâches dont un moine est chargé dans le monastère-, le Géronda Isaac était aussi passé par la confection des prosphores. Là, comme partout, il avait laissé d’ineffaçables souvenirs. Outre son zèle, et son ardeur au travail, nul n’oubliait les miracles qui les accompagnaient.
Comme le veut la coutume, l’on pétrit chaque semaine à Dionysiou une centaine de prosphores avec vingt-cinq mesures de farine. Et tandis qu’une trentaine d’entre elles suffisent à assurer la consommation du monastère et de son hôtellerie de Karyès, le reste est offert en bénédiction aux ascètes des sktes – lesquels sont les ermitages où sont réunis quelques moines autour d’un Ancien, et qui dépendent d’un monastère-, et ce jusqu’à Kavsocalyvia. Une année, cependant, où la récolte avait été mauvaise, il arriva que la réserve de blé ne fut plus assez abondante. L’ayant mesurée dès le mois de février, les intendants du monastère jugèrent qu’elle aurait peine à suffire jusqu’à la nouvelle récolte, au prix même des plus sévères restrictions. Ils appelèrent donc l’Ancien Isaac, qui faisait les prosphores, et lui dirent :
Géronda Isaac, nous manquons de farine. Pourtant, en l’économisant beaucoup, elle nous suffira peut-être. Garde ce fait présent à l’esprit qu’il n’en reste qu’une jarre pour confectionner le tout, ce qui n’est pas assez pour que tu en donnes aux ascètes. Aussi restreins-toi et maîtrise toi.
Cette nouvelle fit à l’âme du bienheureux Isaac l’effet de la foudre. Il ne dit rien, mais se trouvait en proie au plus grand désarroi. Le dilemme était des plus cruels. « Que faire maintenant ? » songeait-il. « Certes, les intendants ont raison : il ne me reste qu’une jarre de farine. Mais comment se résoudre à être ainsi privé de la bénédiction du vénérable Précurseur ? Comment ne pas donner aux ascètes leurs prosphores, lesquelles se changent en autant de liturgies à la gloire de Dieu, pour la rémission de nos péchés ? Ah ! Mon âme ne connaît plus de paix ! »
L’Ancien, dès lors, se jeta dans son seul et unique recours : la prière. Il alla à l’icône du Baptiste, qui veillait sur la boulangerie, lui fit trois métanies, et embrassa pieusement ses vénérables pieds, le suppliant de toute son âme de l’éclairer sur la conduite à suivre. L’Ancien Isaac aimait tellement Saint Jean que, lorsqu’il le priait, il lui parlait avec la même confiance, la même simplicité enfantines qu’eût observées un petit garçon envers son grand frère. La prière le conforta. Il se leva, le cœur content, affermi dans sa décision.
-Vénérable Précurseur, dit-il alors, plein de foi, je ne cesserai pas, quant à moi, de prodiguer ma bénédiction. Mais toi, fais en sorte, par ta sainteté, d’opérer le miracle, pour que la farine ne manque pas, jusqu’à la venue du blé nouveau.
Et le miracle se produisit : la farine ne diminuait pas dans la jarre. L’on pétrit avec la mesure canonique, tout comme auparavant, jusqu’au 22 juin, avant-veille de la fête du monastère, lorsqu’arriva au port le caïque, chargé du blé nouveau, qu’il acheminait depuis le métochion de Calamaria !
On imagine la joie de l’Ancien Isaac, et sa reconnaissance envers le Vénérable Précurseur, qui dans cette circonstance si délicate, lui avait montré, de façon tangible, sa divine intervention.
13. Les larmes de la prière.
La Grâce de Dieu habitait si manifestement l’âme de l’Ancien Isaac, qu’elle était perpétuellement contrite, et que lui-même reçut le don divin des larmes incessantes – ce don octroyé par Dieu seul, et qui se manifestait chez le Géronda par la compassion et l’amour infinis qu’il éprouvait pour tous ceux qui étaient dans les nécessités et dans les afflictions.
« Nul, dit Saint Syméon le Nouveau Théologien, ne saurait montrer que sans les larmes, ni la contrition continuelle, quelqu’un a jamais été purifié, ni qu’il est devenu Saint, qu’il a reçu le Saint Esprit, qu’il a vu Dieu, ou qu’il l’a reçu en lui, pour que celui-ci habite entièrement son cœur. »
L’Ancien Isaac pleurait tant, surtout vers la fin de sa vie, lorsqu’il eut reçu ce don des larmes, que ses paupières en paraissaient comme rétrécies. Les Pères, bien souvent, lui voyaient les yeux gonflés et rougis de larmes. Et, tandis qu’ils passaient au-dehors, devant sa cellule, ils l’entendaient pleurer encore, tandis qu’il disait la prière, comme exhalée des profondeurs de son âme.
Ses journées entières, ses nuits surtout, il les passait à s’entretenir avec le monde d’En-Haut. Pour la prière, il tâchait toujours de trouver le plus de temps possible. Des heures entières, dans la nuit calme et paisible, où rien ne venait distraire son esprit, hors du monde et des choses de la terre, il priait et, dans sa grande contrition et son brûlant amour pour Dieu, il épanchait des flots de larmes.
Le Père Lazare vint un jour lui demander :
Père Isaac, combien d’heures penses-tu que je doive dormir ?
Pour toi, qui es très jeune encore, répondit-il, cinq heures suffisent ; trois la nuit, et deux le jour. Mais pour ceux qui sont plus avancés, trois à quatre suffisent, réparties entre le jour et la nuit.
Et, véritablement, l’Ancien ne dormait que trois heures – deux la nuit, et une le jour. Tout le reste de son temps, il le consacrait à son doux commerce avec celui dont son âme avait soif, instiablement.
« Quand nous étions aux Saints Apôtres, conte le Père Lazare, et que nous faisions tous deux l’office, durant près de deux heures et demie, avec le chapelet, l’Ancien Isaac faisait à mi-voix le premier puis le second chapelet : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous ».
Mais, au troisième, son cœur s’échauffait tellement qu’il ne pouvait plus se contenir. Et, incapable désormais de murmurer à voix basse, il criait chaque mot, en une prière de feu, transporté d’un amour plus ardent que la flamme. Moi, à l’entendre, j’admirai quel amour pour le Christ il avait dans son cœur. »
Une autre nuit, le Père Lazare dut se lever pour se rendre à Karyès, à l’ermitage des Saints-apôtres. Il fallait, de façon pressante, porter quelque chose à l’Ancien Modeste, qui était malade. L’on était alors au mois de juillet, et il faisait très chaud dehors. Ce soir-là, il faisait clair de lune. Le Père Lazare sortit donc de sa cahute et fit quelques pas en avant, lorsqu’à ses yeux, soudain, s’offrit un spectacle unique. Là, en bordure du chemin, se tenait quelqu’un, agenouillé, les mains levées, priant dans l’infini silence de la nuit, parmi la nature endormie…C’était l’Ancien Isaac !
Le Père Lazare s’arrêta, et prit un autre chemin. Il regardait comme un sacrilège de passer devant le bienheureux, et de rompre l’ordonnance d’une scène aussi grandiose.
Qui ne sait quelle joie divine, quel céleste bonheur inondaient ce soir-là le radieux visage du Géronda ? Qui sait ce que demandaient au Ciel ces saintes mains élevées en prière ? Qui sait quelles larmes abreuvèrent cette terre de l’ermitage des Saints Apôtres, quelles larmes brillant d’un éclat tout divin firent s’ouvrir jusqu’aux portes du Ciel…
14.Bienheureuse fin.
Pareille à sa vie, toute entière sainte et riche des charismes de l’Esprit, ainsi fut encore sa fin, sainte et bienheureuse. Lorsqu’un être a vécu, tel le Géronda, de la pensée de la mort, comme d’un doux pain quotidien dont se fût nourrie son âme, alors sa fin est en vérité « chrétienne, paisible, sans douleur, sans reproche » - comme le diacre le demande dans l’église au cours de ses supplications, celles que l’on nomme les « ecténies ». C’est joyeux et paisibles que les ouvriers de la vertu attendent la mort, parce qu’ils s’en vont « laissant cette vie éphémère, pour aller vers une autre, incomparablement meilleure, et plus radieuse, qui n’a pas de fin ».
L’Abba Isaac, ce vaillant marcheur, ce noble coureur de l’arène monastique, avait « achevé sa course ». Il avait vécu soixante années d’ascèse, de tempérance, de prière et d’amour pour son Christ. Soixante années d’obéissance parfaite, de renoncement à sa volonté propre, d’humilité, et d’une vie dure jusqu’à la souffrance, pour l’amour de son Christ. Soixante années d’une vie sainte et marquée par la Grâce.
L’Abba Isaac était un Saint, de ceux qui ont traversé sans bruit cette vie. C’était de semblables figures, d’êtres également sanctifiés que la Sainte Montagne continue d’enrichir le corps de l’Eglise. L’Athos en recèle un peu partout sur ses pentes, qu’il est malaisé pourtant de découvrir, parce qu’ils savent se cacher ; - dans la pénombre et dans le silence, sous un vieux rasso usé, à l’abri de quelque prétendue folie ou de quelque discrédit, parmi les grands coenobion ou les skytes pittoresques, les pauvres cahutes ou l’austère désert…
Quelques mois avant que n’eût sonné l’heure de sa fin, il tomba malade. On lui prodigua des soins à l’hospice du monastère. Il souffrait de maux d’estomac. L’infirmier lui proposa de faire venir, du monastère voisin de Saint Grégoire, le Père Nicolas, qui était médecin. Mais l’Ancien s’y refusa.
Laisse, mon enfant, dit-il. N’’importune pas le médecin. Ne le mets pas en peine. Il n’est pas besoin qu’il vienne jusqu’ici. Si le Christ veut que je vive encore, je vivrai. Si l’heure est venue de m’en aller, il me prendra. J’ai assez vécu. Il adviendra ce que veut le Seigneur.
Un air profondément paisible s’était répandu sur son visage. Il ne ressentait aucune inquiétude. Sa vie, comme sa mort, il les remettait à la volonté de Dieu.
Les derniers instants arrivèrent. Les Pères lui demandèrent s’il ne voyait rien.
Oui, leur répondit-il. Je vois un lion sur le seuil de la porte.
C’était notre adversaire, le diable, lequel « comme un lion rugissant rôde autour de nous, cherchant qui dévorer » (1 Pierre 5, 8). Continûment, et jusqu’à notre dernier souffle, il nous poursuit, nous dupant, nous menaçant, nous diffamant, et prêt toujours, lors de la sortie de l’âme, à demander des comptes, et à produire des titres.
L’Abba, cependant, était paisible. Des anges bientôt se présentèrent à lui, qui si fidèlement avait incarné la vie angélique…
Le 21 mai 1932 s’endormait en paix l’athlète cénobite, le combattant de la bienheureuse obéissance. Il avait remis sa sainte âme entre les mains de Dieu. « Les âmes des Justes, dit la Sagesse, sont dans la main de Dieu. Les tourments ne les atteindront pas », eux dont « l’espérance est pleine d’immortalité ». ( Sag.3, 1 et 4).
L’on célébra pour le Géronda l’office des défunts. L’on eût dit que le recueillement et la contrition étaient plus grands que jamais. Soixante années durant, l’Ancien Isaac avait concentré sur lui l’amour et la vénération des frères. Et voici qu’il gisait maintenant, enveloppé de son vieux rasso, endormi dans le Seigneur.
Le visiteur qui entre aujourd’hui dans le sobre et paisible cimetière du monastère de Dionysiou ne regarde pas sans émotion la terre bénie dont fut un temps recouverte l’enveloppe charnelle du Géronda d’éternelle mémoire. Dans l’ossuaire ensuite, il voit encore, parmi les os des Pères, ceux de l’Ancien sortis de terre, qui silencieusement attendent que retentisse au Dernier Jour la trompette de l’Archange, au son de laquelle tous les morts se lèveront…
Et lorsque le pèlerin lit le registre des défunts, il y trouve au détour d’une colonne ces paroles brèves mais concises, qui tournent la page sur cette vie de haute lutte d’un Saint de notre époque :
« 21 mai 1932. Géronda Isaac. Placés dans le cimetière du bas, ses restes furent transférés le 25 septembre 1937.
L’Ancien Isaac notre frère, originaire des Quarante Eglises de Cavvali, à l’âge de quatre-vingt-deux ans s’en est allé vers le Seigneur, ayant vécu au monastère plus de soixante années, vivant exemple et modèle de vertu, authentique norme de la seule Vraie Vie, empli de sainteté.
Puisse le Seigneur notre Dieu le faire reposer avec nos Saints Pères théophores – porteurs de Dieu- qui ont resplendi ici-bas. Amen. »
FIN.
ENTRE CIEL ET TERRE
La beauté plus que parfaite et l’idéal monastique.
par le moine Théoclète de Saint Denys de l’Athos.
Traduction du Père Ambroise Fontrier.
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS.
POUR TOUT RENSEIGNEMENT SUR LES EDITIONS
DE LA FRATERNITE, écrire aux :
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
30 BOULEVARD DE SEBASTOPOL
75004 PARIS
Après le repas, le Père Chrysostome nous conduisit à un balcon du monastère, d’où l’on pouvait à la faveur de la pleine lune printanière, étendre son regard très loin, jusqu’à discerner l’ombre des îles de l’Egée. Un calme profond régnait sur tout le monastère, phantasmagoriquement éclairé, sur les crêtes bruyantes des arbres de la forêt, maintenant silencieuse et sur la face scintillante de la mer endormie.
J’ai remarqué, dit le théologien rompant le silence, que sur la Sainte Montagne, on ne prête pas une attention particulière à la beauté de la nature, bien que l’Athos, pour sa rare beauté, ait été l’objet de traductions lyriques des littérateurs byzantins et des visiteurs étrangers. Je ne sais à quoi est due cette indifférence des moines, qui devraient avoir pourtant, de par leur vie pure, un goût esthétique très raffiné.
En effet, dit le moine Chrysostome, toujours prompt à répondre, les moines qui vivent dans l’austérité, selon les règles de l’ascèse, vivent une vie absolument spirituelle, plongés dans leur « contemplation ». Ils n’accordent pas une importance particulière aux charmes de la nature si abondamment répandus sur la Sainte Montagne.
La question se pose automatiquement, dit le théologien : Pourquoi Dieu qui a créé la nature telle qu’elle apparaît a-t-il voulu qu’en plus de son utilité elle fût belle, puisque vous qui Le touchez de plus près ne ressentez pas à son spectacle une satisfaction profonde ?
Je vais vous répondre, dit le moine. D’après mon expérience personnelle, je puis affirmer que la beauté sensible est infiniment inférieure à l’attrait qu’exerce sur notre âme la beauté spirituelle. Les moines plongés dans l’immense océan de leurs météorismes, dans la jouissance de leurs douces visions célestes, regardent avec indifférence les charmes pourtant bien variés de la nature.
Mais alors, pourquoi cette prodigalité de couleurs, toute cette lumière – puisque les moines, dites-vous, vivent dans les « trous de la terre » - pourquoi tant de fleurs, tant de beauté ?
C’est très simple, répondit le moine. Dieu étant la Beauté, n’a pu créer des êtres laids.
Il existe pourtant des créatures qui nous paraissent répugnantes, dit le théologien.
Certes, répondit le Père Chrysostome, bien des créatures nous paraissent repoussantes. Nous ne pouvons cependant soutenir qu’elles le sont en réalité, car il y a à cela une raison. D’ailleurs, selon l’opinion d’un grand sage, le laid serait le complément du beau. Une image a besoin de l’ombre pour faire apparaître la lumière. D’autre part, si la nature n’était pas belle, comment pourrions-nous nous faire une idée de la gloire de Dieu, qui, pour être gloire, doit nécessairement aussi être belle ? Voilà pourquoi les moines qui pénètrent dans la nuée des beautés divines délaissent les beautés de la création comme des imitations très lointaines.
Gloire à Dieu ! s’écria le juriste sur un ton de particulière satisfaction. Vous avez trouvé mon thème. Cette science du beau, en vérité, m’enthousiasme. Vous avez harassé mon esprit, pour parler clairement, avec vos discours intarissables sur vos moines. Si le moine doit fuir dans les déserts et les montagnes et vivre avec les rongeurs ou encore – selon l’expression d’un écrivain grec- vivre comme « un moinillon au cœur même de Paris, pudique, élégant, svelte comme le paon, rentrer de la bibliothèque au séminaire, Ave Maria ».
Et le juriste continua :
Les sujets, amis très chers, doivent être en harmonie avec le contexte. Ici règne la beauté de la nature. Quel dommage de nous égarer en d’interminables bavardages théoriques, alors que nous pouvons, à la vue directe de la beauté naturelle, échanger de bienfaisantes pensées. Ce que je viens de dire semble avoir ouvert une discussion. Je vous promets donc d’oublier l’ennui que vous m’avez causé avec votre triste sujet, dit-il en terminant, non sans joie et souriant légèrement.
Mon ami et compagnon de route vient heureusement de nous révéler qu’il avait lui aussi de l’intérêt pour ce qui est au-delà des choses matérielles, pour les sphères idéales, dit le théologien, appuyant sur ces mots d’une manière piquante. Mais je dois lui avouer, sans lui déplaire, qu’après avoir satisfait son désir de parler de la beauté, nous reviendrons à notre monachisme, car il est de notre devoir de connaître une face du Christianisme, digne de respect. Etes-vous d’accord, mes Pères ?
Bien sûr, lui dis-je, et je me réjouis de l’intérêt que vous lui portez.
Moi, je ne suis pas d’accord, dit le juriste. Je vais réfléchir pour savoir si je dois suivre une telle conversation. En tout cas, je vais vous écouter avec la plus grande attention parler de la beauté. Faites l’introduction, Père Chrysostome, car vous avez la préséance en tant que jeune, bon, fidèle et spirituel.
Je vous remercie, dit le moine au juriste. Mais il me semble préférable que ce soit vous qui commenciez, vous qui avez tant d’intérêt pour cette chose et paraissez immédiatement inspiré par la nature du Mont Athos.
Très volontiers, puisque vous insistez. Mais je vais céder la place à un écrivain byzantin, Nicéphore Grégoras, qui a admirablement décrit la Sainte Montagne, - et cela pour introduire d’une certaine manière le sujet.
Et, prenant un livre de petit format, il se mit à lire lentement et avec emphase : « …Pour d’autres raisons aussi, je crois, le Mont Athos doit être admiré…Il procure la sensation immédiate du plaisir…De toutes parts se répandent, comme d’un trésor, des parfums agréables à respirer, de magnifiques coloris, des fleurs. Mais, ce par quoi il parle le plus, c’est par les purs rayons du soleil. Des arbres de toutes espèces le parent, des bocages, des prairies variées. Les œuvres de la main de l’homme l’enrichissent. Les chants d’une multitude d’oiseau divers retentissent partout. Des essaims d’abeilles butinent les fleurs, bourdonnant avec légèreté dans l’air. Un certain voile agréable s’y tisse et s’y même, et non seulement à une certaine heure, mais en tout temps, en toute saison, attelant ensemble les quatre temps du cycle de l’année. La joie y est partout égale. Les sens humains sont enchantés, surtout quand du milieu du bocage et des plantes retentit le chant matinal du rossignol, comme pour louer avec les moines le Seigneur. Car le rossignol, lui aussi, possède dans sa poitrine une cithare, un certain psaltère inspiré et naturel et fait entendre autour de lui, pour ceux qui l’écoutent, une musique improvisée, harmonieuse, mesurée. Ce pays est arrosé par de nombreuses sources naturelles. Des torrents formés par l’eau de la pluie se jettent l’un dans l’autre pour former des courants qui se répandent, dérobant par surprise le chemin, pour se donner en abondance aux moines qui vivent là-bas et font monter vers Dieu, comme sur des ailes, leur tranquille prière. L’Athos offre un calme naturel à ceux qui veulent mener sur la terre la vie des cieux. Il leur donne en toute saison et en abondance toutes sortes de nourritures, et la mer qui s’étale tout autour le couronne et le pare de grâce, car il n’est pas une île, puisqu’un isthme le rattache à la terre…
C’est une hymne véritable à la Sainte Montagne et, par elle, au monachisme, s’écria le moine Chrysostome. Mais pourquoi donc, mon ami, avez-vous lu ces choses, puisque vous n’admettez pas ce qui concerne les moines ?
Croire ou ne pas croire ce qu’on y dit des moines, cela n’a aucune importance, dit le juriste. En tout cas, à ma manière, je me sens plein d’admiration…Cela me plaît surtout en tant que description. Mais, comme je l’ai dit, j’ai voulu vous donner l’occasion de continuer la discussion sur la beauté, car même si je ne suis pas d’accord avec votre métaphysique du beau, le sujet cependant m’enchante.
Si nous excluons la métaphysique, c’est-à-dire l’idée qu’il y a quelque chose au-delà de la nature-, dit le moine, nous limiterons forcément le sujet de la beauté dans les limites du sensible. La beauté est une des propriétés de Dieu. Platon a dit que la beauté de la nature était une simple copie, un moulage de la beauté spirituelle qui est dans le sein de Dieu. Et si le but de la philosophie est la mort, c’est que l’âme est d’un plus grand prix que toutes les jouissances que le monde présent peut offrir…Cette conception touche de près le Christianisme. Quelle est votre opinion là-dessus ?
J’ai certaines réticences, dit le juriste, et comme je ne veux pas vous peiner, souffrez que je les garde pour moi.
Et pourtant, dit le moine, c’est vous seul qui avez insisté pour qu’eût lieu cette discussion, et vous ne devriez pas avoir de réticences. Et vous, cher théologien, quelle est votre opinion sur la beauté ?
On n’a certes pas besoin de preuve pour dire que les sens du beau est inné dans l’âme humaine, comme sentiment esthétique, dit le théologien. Son existence est manifestée dans la vie quotidienne par l’attrait de tout ce qui est beau et par la répulsion de tout ce qui est laid. Il y a là un indice très important de l’origine divine de l’homme, qui atteste que l’homme vient d’une région où règne la beauté. Sur notre terre, la beauté est richement répandue sur la nature. Elle nous ravit certes, mais intérieurement nous avons la certitude qu’elle n’est pas tout. Nous ressentons un certain plaisir à la vue du beau, nous sommes émus, charmés, admiratifs, transportés, mais non satisfaits. Nous sentons l’existence d’une autre beauté. Nous avons soif de la vision d’une beauté spirituelle que nous ne voyons pas. Nous sentons qu’il y a entre le beau et notre âme une certaine parenté. L’accord parfait, qui selon un certain mode se fait en nous à la vision de la beauté, engendre la certitude, fait apparaître cette parenté.
Ah ! s’écria le moine plein de joie, cette formulation est classique, mon ami. Vous avez présenté avec beaucoup de sobriété la nature d’une des plus grandes valeurs morales. Il est impossible que cette conception ne vienne pas de l’expérience. Votre âme est belle, cher théologien, votre âme est belle…
En effet, dis-je, nous avons une parenté avec la beauté, car elle est dans notre nature. Quand tout-à-coup nous voyons un beau tableau de la nature, un coucher de soleil vu d’un rivage, l’aurore avec sa surprenante frise blanche et bleue de lumière, à la suite d’une mystagogie de notre âme au cours d’un office ecclésiastique, durant lequel notre esprit a veillé devant Dieu ; à l’audition d’une symphonie musicale ; devant un stalactite ; en entendant le rossignol ; à la vue d’un temple aux lignes parfaites, de quelque chose de symétrique, d’un ornement stylisé, nous sentons notre âme vibrer, comme si elle disait : « O ! je vous reconnais à votre pompe, prairies aux vertes tonalités, magnifiques ordonnances de fleurs, mers tranquilles, couchers de soleil embrasant le ciel azuré, cyprès en prière, arbres songeurs aux murmures perpétuels et harmonieux du silence ! Très tôt, dès ma tendre enfance, je vous ai écoutés, je vous ai sentis bien avant de comprendre. Et vous, austères rythmes doriques, vous temples byzantins clairs-obscurs avec vos fresques de Saints dématérialisés, je vous ai portés dans des mondes inconnus. Vous aussi, divines colonnes des Parthénons, comme taillées avec amour par mon ciseau bien avant que vous ne fussiez conçues par un Phidias !...Les sages disent que le monde est beau. Cela est bien vrai. C’est un décor infini, aux figures et aux genres variés, « un livre ouvert qui nous raconte la Gloire de Dieu ». l’Art a été enfanté par le beau. Les différents styles forment ses aspects les plus expressifs. L’un conçoit celui-ci, un autre celui-là. Le Christianisme contemple « face à face » la beauté par la foi. Le monde pré-chrétien voyait comme en miroir, en énigme. L’expression la plus sublime de la culture classique fut celle du culte de la beauté, en ombres, en formes, en rythmes. Elle n’a rien pu concevoir d’autre ni de plus profond ; Esprit « myope », elle n’a pu « discerner » clairement. Pour le Chrétien, la beauté universelle disparaît. Elle est faite de terre. Elle est une ombre trompeuse.
Donc, au-delà de la beauté sensible, se trouve la beauté spirituelle, dit le moine Chrysostome. « Les lys des champs et les oiseaux du ciel » dont le Seigneur a parlé ne sont que des degrés seulement, pour nous permettre d’accéder à des significations supérieures du beau, accessibles aux âmes éclairées par la Grâce.
Le Chrétien voit la beauté pure, sans forme. « Dieu est Esprit ». La beauté sensible, dans le Christianisme, a été identifiée à la beauté spirituelle, au bien que le Chrétien désire. Et le Bien Suprême, c’est Dieu, dans la prodigieuse beauté duquel le fidèle parfait se délecte sans jamais se rassasier. Mais comment cette beauté peut-elle être contemplée ? Pour nous, c’est par le retour à l’intérieur de soi, par la vision – pour employer abusivement un mot moderne – il faudrait plutôt dire « dans la contemplation ». L’acquisition de l’état de contemplation constitue l’objectif final du monachisme. Le bienheureux Augustin a dit : « C’est tard que je T’ai aimé. Tu étais à l’intérieur de moi et moi je Te cherchais au-dehors, dans les créatures que Tu as faites, et, ignorant, je trébuchais. Nul ne peut T’aimer, si ce n’est celui qui Te contemple. Nul ne Te contemple, si ce n’est celui qui T’aime ». Dans toute notre hymnographie ecclésiastique, continua le moine, fleurissent les mots « beauté », « beau », « splendeur », « éclat », mais leur sens est absolument spirituel. Souvent l’hymnographie emploie de belles images sensibles, empruntées aux choses de la terre, comme de très faibles moyens de comparaison, pour exprimer la beauté spirituelle et divine. Cette beauté est tellement liée à l’esprit, que celui qui n’est pas purifié spirituellement ne peut même pas en soupçonner l’existence. « La beauté véritable et aimable, dit Saint Basile, n’est visible qu’à l’esprit purifié. Elle est autour de la nature divine et bienheureuse ». Et on peut prouver cela par le monde sensible. Quand, par exemple, une longue maladie ou les larmes d’une noble douleur nous ont purifiés, les fleurs alors, le ciel, parlent avec plus d’éloquence à notre âme, acquièrent une transparence extraordinaire. Nous regardons avec sympathie les êtres et nous les trouvons bons ; toutes les choses sont douces dans la lumière, elles sont remplies de paix, elles sont « très bonnes ». Ne croyez-vous pas qu’il en est ainsi ? Vous, Père, dit Chrysostome se tournant vers moi, je suis sûr que vous me comprenez, en long et en large, car les moines savent ce que sont les larmes…
Vous avez fort bien situé la question, dis-je, et, pour compléter vos pensées, je dirai que notre attrait naturel pour les beautés de la terre correspond à une profondeur métaphysique. On peut surtout le constater chez ceux qui ne sont pas montés dans les régions spirituelles, chez les « psychiques » qui, pris à l’hameçon des beautés d’ici-bas, ne peuvent monter plus haut. Tandis que les « spirituels », exercés qu’ils sont dans les ascensions divines, ne daignent plus se tourner vers les choses qui sont à l’extérieur, et c’est directement, des « trous mêmes de la terre » qu’ils contemplent la beauté sublime : Dieu. Les premiers, adonnés au culte de la beauté dans la nature, ne sont pas capables de fournie à l’esprit la nourriture qui lui est propre et chutent par conséquent dans l’idolâtrie. Les seconds, débarrassés du poids des passions inférieures, tels des Séraphins flamboyants, entourent le Trône de la Majesté Divine par les désirs amoureux de la Beauté inaccessible qui fait dire à Basile le Grand : « Quoi de plus merveilleux que le divin ? Quel désir de l’âme est plus vif et plus intolérable que celui de Dieu, suscité dans l’âme purifiée de tout vice et qui dans cet état s’écrie : je suis l’amour blessé » ?
Comme vous parlez bien, dit le juriste, comme vous parlez bien…J’appartiens à la catégorie des « psychiques », mes Pères, car je ne crois qu’en la raison…
Le juriste n’avait pas terminé sa phrase qu’un visiteur inattendu pénétra dans la véranda, faiblement éclairée : un vieux moine, tout blanchi, d’une austérité douce, au regard profond, comme si déjà il contemplait la vie future. Par sa grande taille et sa longue barbe, il faisait penser à un prophète de l’Ancien Testament : Noé, Abraham ou Jacob…
Le moine Chrysostome se leva et nous présenta le vénérable vieillard :
Le très bon Père Théolepte, dit-il, et il le pria de s’asseoir.
Nous lui baisâmes la main droite, alors qu’il se tournait avec grande bonté vers le moine Chrysostome.
-Nul n’est bon, mon frère, si ce n’est Dieu.
Tour à tour, nous lui fûmes présentés, et lui nous souhaita la bienvenue.
Continuez votre discussion, dit l’Ancien, tout en promenant un regard interrogatif sur nous tous. La présence du frère Chrysostome me garantit que vous parlez de choses spirituelles.
Oui, Père, dit le moine, nous parlions des charmes de l’Athos, et, en général, de la beauté.
C’est-à-dire de la beauté naturelle de la Sainte Montagne ? demanda le vieillard.
Au début, notre ami le juriste nous a lu une remarquable description de la Sainte Montagne, du byzantin Grégoras. Mais le sujet s’est aussitôt porté sur le plan spirituel.
Certes, dit l’Ancien d’une voix profonde, l’Athos offre un ensemble d’une beauté inexprimable qui, associée à la vie angélique des moines, constitue, comme le dit Palamas « un lieu remarquable et vénérable, le foyer des vertus, le séjour de ce qui est beau, la réplique du ciel, le tabernacle non fait de main d’homme, le lieu libre de toute souillure et au-dessus de toute passion coupable… » Toutes les choses sur cette presqu’île sacrée acquièrent une profondeur métaphysique, et le visage de l’Athos, sa forme sensible, ne sont pas sans une certaine signification mystique. Je ne sais si ma longue présence sur la Sainte Montagne et mon amour pour le monachisme ne me portent pas à voir ainsi les choses. Toujours est-il que, dans le ciel azuré de l’Athos, il me semble voir les chœurs angéliques louant le Seigneur. Au printemps, je crois entendre les divines mélodies venant des régions de Celui qui est au-delà de toute essence. Les orages viennent troubler et ôter ma paix par la grandeur de leur fureur. Les cyclones accompagnent mes « De Profundis ». Je converse avec les fleurs, tant elles ont de grâce ! La végétation gonflée de sève, à l’aube, je crois, rivalise par jalousie avec la mousse fraîche qui, modestement, recouvre la terre virginale. Sur les côtes découpées qui de toutes parts étreignent la Sainte Montagne, avec leurs pointes avancées associées à la luisante blancheur de la « mer écumante », me font penser à une couronne d’épines, expression polysémique de la vie de martyre des moines…Symbole aussi de l’attente de la juste rétribution de Celui qui couronne les combats spirituels, le Seigneur Jésus.
Si la poésie est la transfiguration la plus sensible des choses matérielles, dit le théologien, alors vous êtes un merveilleux poète, Ancien très vénéré.
L’Ancien Théolepte sourit avec sérieux.
Je ne suis pas poète, mon ami. En tant que moine, il ne m’est pas possible d’être poète dans le sens consacré de ce mot. Le moine est, selon l’âge spirituel, un adulte. Les lumières et les ombres, les styles, les formes, les couleurs, tout cela c’est pour la jouissance des enfants. « La figure de ce monde passe ». Le moine poursuit ce qui est éternel.
Mais pourquoi avez-vous parlé avec tant de poésie, si vous n’êtes pas poète ? demanda le théologien.
Le moine n’a pas à être poète, et il ne s’occupe pas des raisons qui font que l’on aime la beauté. Vous confondez manifestement spiritualité et esthétiques…J’ai tout simplement utilisé certaines figures pour exprimer des pensées qui ne sont pas de ce monde. Je ne m’installe pas dans des formes, je ne m’attache pas avec émerveillement aux beautés de la terre ; j’établis une anagogie, c’est-à-dire un moyen d’élévation vers Dieu. L’objet des veilles du moine, de ses peines diurnes, c’est la purification du cœur des innombrables formes d’égarement. Aussi ne nous reste-t-il pas de temps pour faire du romantisme, conclut le vieillard. Et il se tut.
Ainsi la beauté de la nature n’influence pas le moine ? demanda le théologien.
Elle ne doit pas l’influencer. S’il devait l’être, même d’une manière bienfaisante, il devrait rejeter cette influence, sinon ce serait la preuve que son cœur est partagé, qu’une partie serait tournée vers la terre, alors qu’il doit le rendre simple et ne porter son désir que vers Dieu. Le combat du moine est une ascèse très austère. Le moine aime la beauté, il est poète, mais d’un autre monde. Comment ne serait-il pas ami de la beauté qui existe en Dieu ? Mais le beau est lié au concept du bien et du vrai, de manière qu’il ne nous soit pas possible de concevoir de beauté qui ne fût pas spirituelle et vraie. Partant de là, nous serons inévitablement conduits jusqu’à la sphère du Beau Suprême où résident égalment la Vérité et la Vie qui sont en Dieu.
Jusqu’à ce que nous soyons parvenus à cet état, d’où nous pourrons atteindre la sphère du Beau Suprême, il nous faut rejeter les formes de la beauté terrestre ? interrogea le théologien.
Tant que le cœur n’est pas purifié, il est manifeste que nous ne pouvons même pas voir les formes du beau purement, c’est-à-dire sans faillir, car « tout est pur pour celui qui est pur » et « rien n’est ordinaire, si ce n’est pour celui qui pense que telle chose est ordinaire » selon Paul le sublime. Ainsi, au lieu d’accueillir un charme illusoire, au risque d’amollir notre âme, il faut nous obliger à nous tourner vers la purification intérieure. L’âme qui n’est pas « contemplative », c’est-à-dire qui n’a pas acquis la pureté qui porte à la vision de Dieu, voit le monde extérieur sous le diaphragme de ses passions. Comment donc une telle vision du beau peut-elle être bénéfique ? demanda l’Ancien.
J’avoue avec joie, vénérable Père Théolepte, que vous analysez les choses d’une manière très convaincante. On voit très bien que vous possédez à égalité le savoir extérieur et la sagesse intérieure, dont la valeur est unique dans ces questions-là, dit le théologien. Je suis en mesure de fonder l’espoir que vous allez nous donner à présent la solution du problème du Monachisme, duquel nous avons déjà longuement parlé.
La venue de l’Ancien Théolepte est vraiment une bénédiction, dit Chrysostome, car il est très expérimenté. Par la Grâce de Dieu, il entre dans sa cinquante septième année d’ascèse dans la philosophie monastique, et il possède en plus une connaissance qui n’est pas commune.
Est-ce vrai, Père Théolepte ? demanda le théologien.
Pour ce qui est du nombre des années au monastère, certes oui, répondit le vieillard. Quant aux compliments du bon frère Chrysostome, ils sont dus à sa grande bonté. Nous les hommes, de nous-mêmes, nous ne possédons absolument rien. Nous sommes de faibles créatures. Et si nous devenons dignes de l’illumination de la Lumière primordiale et unique « qui éclaire tout homme venant en ce monde », c’est alors par réflexion que nous jetons nos rayons sur nos frères. Si la « Lumière qui est en nous est ténèbre, que sera alors la ténèbre ? C’est d’ailleurs que nous recevons la Lumière. Qu’avons-nous donc en propre ?...
Un frisson me parcourut à l’audition des paroles de ce sage vieillard. Cinquante-sept ans volontairement passés entre les murs d’un couvent ! Une vie entière ! Quel flambeau inextinguible d’amour et d’attente devait brûler dans la poitrine de ce martyr, de ce respectable vieillard, au point de lui conserver une telle clarté d’esprit ? Quelles amours divines et insatiables ont pu fortifier ce vase de terre, pour qu’il puisse endurer cinquante-sept années de labeurs, tout en gardant sa fraîcheur et étaler à nos yeux une vigueur d’athlète, une jeunesse renouvelée comme celle de l’aigle ! Je suppose que l’on ne pourrait trouver de preuve plus convaincante de la puissance du christianisme.
S’il m’est permis de le demander, quel est votre âge, demanda le théologien.
Quatre-vingt-cinq ans, répondit le vieillard.
Seriez-vous donc venu au monastère à vingt-huit ans ?
Oui, par la Grâce de Dieu.
Vous me permettrez, révérend Ancien, dit le théologien, de vous demander aussi pourquoi vous êtes devenu moine, et comment vous en avez pris la décision ?
Vous demandez beaucoup, dit-il en souriant. Etes-vous sûr de comprendre, si je vous dis comment j’ai pris la décision de devenir moine ?
Je l’espère, dit le théologien.
Je vous dis cela, parce que nos psychologies sont différentes. Pour n’avoir pas éprouvé le sentiment qui pousse au monachisme, vous aurez beaucoup de mal à me comprendre. La psychologie du moine est inaccessible à celui qui vit dans le monde, parce que le moine est transporté dans une autre sphère, porté par un élan héroïque. Peut-être objecterez-vous que nous tous, les Chrétiens, « n’avons pas de cité ici-bas », que le sentiment de notre séjour provisoire sur la terre est un fait qui pousse à désirer la vie future. Mais cela n’est pas vrai. Dans le monde, malgré tous nos efforts, on ne peut rester sur les cimes qui le dominent ; il n’est pas possible de s’y maintenir à cause des obligations qui nous mêlent aux choses de la terre. Tout ce qu’on peut faire, c’est penser que nous n’appartenons pas à ce monde, mais le cœur, lui, ne peut échapper à la réalité du présent. La vie du moine s’écoule loin du monde, dans un contexte théocratique. Elle pénètre l’âme jusque dans ses profondeurs, formant ainsi une psychologie adéquate. C’est ici qu’apparaît l’abîme sans pont qui sépare deux mondes différents…
Je vous comprends très bien, dit le théologien, et je vous supplie de ne pas renoncer à satisfaire mon attente. Il est très important pour moi qui suis théologien d’être bien informé sur le monachisme de l’Eglise d’Orient. D’autant plus qu’à la suite de la conversation que j’ai eue cet après-midi avec ceux qui sont ici présents, mon intérêt pour cette institution, que je considère mal comprise de nos jours, n’a fait qu’augmenter.
Et moi je vous serais infiniment reconnaissant, ajoutai-je, si vous nous disiez quelque chose sur notre idéal monastique, car entre ces messieurs et nous s’est déroulée une discussion au cours de laquelle j’ai accepté d’analyser les principes fondamentaux du monachisme oriental, et j’avoue que la chose n’est pas du tout aisée.
Si ma demande de nous conter comment vous êtes devenu moine vous paraît indiscrète, reprit le théologien, condescendez au moins à nous dire comment, d’après votre longue expérience, vous justifiez le monachisme, si discuté de nos jours, même par des Chrétiens aux intentions pures.
Ce que disent ces Chrétiens bien-pensants, dit l’Ancien Théolepte, tout en inclinant profondément sa tête toute blanche, ne m’étonne point. Chaque homme voit selon ses yeux. Quand il s’agit de juger le monachisme, qui est l’expression du sacrifice le plus sublime, il faut être doué d’un esprit d’observation bien exercé. L’homme dont l’esprit est lourd ne peut rien saisir de ce qui dépasse la matière, et cela ne veut pas dire que rien d’autre n’existe. Il en va de même dans le Christianisme et dans l’Eglise où il y a une certaine échelle de matérialisme. C’est-à-dire que le Christianisme est connaissable pour chaque Chrétien dans la mesure de ses capacités, - j’entends le degré de finesse de son intelligence, de sa culture, de sa conscience, de la pureté de son cœur, de ses qualités naturelles, de sa vocation. Il ne faut pas perdre de vue qu’aucune pensée humaine n’exprime avec certitude la vérité. Les opinions sont toujours influencées par les facteurs que nous venons d’énumérer. Il nous faut donc, par nécessité, trouver des mesures sûres, des opinions échappant à toute contestation. Et ces mesures sont les Pères Saints. Nous possédons et leurs vies et leurs témoignages. A quoi bon parler en vain ? Je me répète : la divergence de vues, même entre hommes pieux, est facile à expliquer ; jamais elle ne cessera d’être, et cela tant que le monachisme se proposera comme une profonde vie spirituelle et tant que les hommes formeront une mosaïque d’états spirituels. Et n’oublions pas la parole de l’Apôtre : « Les psychiques ne reçoivent pas ce qui est spirituel ».
Vous présentez fort bien les choses, dit le théologien. Je vais encore vous prier de répondre à une question bien précise, Père Théolepte. Est-il vrai que les grands Pères du monachisme et les moines en général, depuis le IVème siècle jusqu’au IXème siècle, vivaient loin de la société des hommes, sans aucun souci de leurs nécessités, et ne pensant qu’à leur pénitence ? Ou s’occupaient-ils des Chrétiens qui étaient dans le monde, leur apportant d’une manière ou d’une autre leur concours ?
Vous m’avez dit, répondit le vieillard, que vous étiez théologien, et vous m’étonnez en demandant quelque chose que n’importe qui peut trouver dans l’Histoire du Monachisme de l’Eglise d’Orient. Du IVème au Xème siècle, les déserts de l’Egypte, de la Palestine, de la Syrie comptèrent des milliers de moines. Imaginez le nombre vertigineux de tous ceux qui à travers les siècles s’y sont succédés. Ceux-là ont vécu loin du monde : ainsi, les Hésychastes, les Ermites, les Skiotes, les Cénobites. Que pouvait offrir à la société un moine vivant dans une parfaite pauvreté et luttant contre ses propres passions ?
J’ai lu, vénérable Ancien, dit le théologien, que beaucoup de Pères, durant la longue période dont vous venez de parler, se rendaient dans les villes et offraient leur concours aux Chrétiens dans leurs activités sociales et bienfaisantes, soit en affermissant la foi, en enseignant la piété, soit en aidant de diverses manières les nécessiteux.
Cela est vrai, répondit le vieillard. Mais si, pour répondre aux exigences de leur époque, certains Pères, en nombre fort restreint d’ailleurs, ont fondé des hospices de vieillards et des hôpitaux, il ne faut pas conclure qu’ils ont inauguré une voie nouvelle pour les moines. Oui, ils furent un petit nombre de moines âgés, mais très puissants en esprit et très anciens dans l’ascèse. C’est pourquoi, ils pouvaient sans risques séjourner dans le tumulte du monde, où abondent les occasions de péchés. Monde et monachisme sont inconciliables. Il ne faut pas perdre de vue que monachisme signifie combat pour la perfection de l’âme. Soit que l’on quitte le monde pour faire pénitence, soit que ce soit par amour de Dieu et pour le servir sans tracas, toujours est-il qu’il est impossible à l’âme de trouver satisfaction en dehors du silence. Et pour revenir à votre première question, à savoir comment j’ai décidé de devenir moine, je vous dirai que le désir de la solitude me dévorait depuis l’âge de quinze ans. Malgré les admonitions de ma mère et les exhortations de mes amis et de mes professeurs pour qu’après mes études j’entre dans le clergé séculier, il me fut impossible d’éteindre la flamme de mon âme pour la vie solitaire, loin des affaires du monde. Et si des devoirs et des considérations relatives à ma famille ne s’étaient posés, jamais je n’aurais attendu jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. J’aurais certainement quitté le monde beaucoup plus tôt. Comment jugez-vous cela ?
Comme très rare et pas très juste, répondit le théologien.
Ainsi, il ne vous semble pas juste que j’aie été vaincu par le Christ ? Quel paradoxe ! Et même dangereux chez un théologien. Sincèrement, vous me découragez quand vous parlez ainsi. Je vous répète que ma volonté de demeurer dans le monde s’affaiblissait quand approchait de mon cœur l’amour embrasé de Dieu. Comment pouvais-je faire autrement ? Me comprenez-vous, dit le vieillard, alors que son visage éclatait de joie.
Vos paroles me captivent à l’excès, Père Saint, dit le théologien, bien que je ne puisse justifier du point de vue Chrétien un tel acte : abandonner son prochain, devenir indifférent, ne pas conduire par la main le faible sur la voie de Dieu. Alors qu’on peut faire tout cela, l’on s’enferme dans une forteresse parce qu’on a le désir de l’hésychia, de la solitude, et pour quoi faire ? Je ne puis vous comprendre bien que je respecte votre esprit héroïque, votre sincérité, votre choix très bon.
Vous voyez bien, dit avec douceur le vieillard, que j’avais raison, quand au début je vous disais qu’il était difficile à celui qui n’était pas moine de pénétrer dans l’âme du moine ? Comment allons-nous nous entendre, puisque vous ne pouvez pénétrer là où tout s’explique, où tout se simplifie ? La solution de mon cas, telles que je vous l’ai révélée, ne satisfait pas votre raison. Cela signifie que vous dépouillez le Christianisme de sa mystique et que vous le voyez comme quelque chose de spectaculaire, fait de manifestations extérieures, de morale utilitaire, comme une religion d’utilité publique, non comme foi, amour, délivrance. Vous ne pouvez donc justifier le Chrétien qui se trouve en union mystique avec l’Epoux de son âme – peut-être même l’Epoux se trouve-t-il en faute en acceptant l’âme en union mystique – car au fond c’est ici qu’aboutit votre raisonnement, et uniquement parce qu’il délaisse le prochain, comme si Dieu Tout-Puissant n’exauçait pas les demandes de cette âme sainte, qui s’est tout entière livrée à Lui. Je suppose donc que, d’après vous, nous approchons le Christ par les livres seuls et que notre âme ne vibre pas à Son amour. Malheur à nous si le sang répandu du Dieu-Homme ne devait pas circuler dans nos cœurs de fidèles en tant qu’Amour…
Le vieux moine se leva, s’avança vers une fenêtre ouverte de
la galerie et leva les yeux vers le ciel étoilé. Une paix ineffable régnait au-dehors en cette nuit-là. Un profond silence descendit sur l’assemblée. Peu après, l’Ancien revint à sa place, divinement transformé, et dit d’une voix vibrante :
Frère théologien, avez-vous éprouvé ce que, dans le langage chrétien, nous appellons Amour Divin ?
A vrai dire, non, vénérable Père.
Comprenez-vous maintenant, après votre aveu, que vous n’êtes pas en mesure de parler d’un sujet que ne peut aborder la raison seule ?
Comment peut-il donc être examiné, si ce n’est par la raison ? demanda la théologien.
Je n’ai pas dit qu’il ne pouvait pas être examiné logiquement, répondit l’Ancien, mais que nous ne pouvions pas l’aborder par la seule raison.
Avec quoi d’autre pouvons-nous l’examiner ? reprit le théologien.
Mais avec le cœur !
C’est-à-dire par l’amour ?
Non pas avec un amour abstrait, fit remarquer le moine, mais avec la raison de l’amour.
Mais, vénérable Père, la raison de l’amour est-elle conciliable avec l’égocentrisme ?
Cela dépend de ce qu’on entend par égocentrisme, dit le vieillard.
Cet après-midi, le Père Chrysostome a dit que le Christianisme était au fond égocentrique, fit le théologien. Et je me demande comment le Christ a pu prêcher l’amour qui est social et en même temps l’égocentrisme, qui veut dire amour de soi seul.
Vous avez mal interprété mes paroles, dit le moine Chrysostome. Qu’on me permette d’intervenir. Vous n’avez pas compris, frère théologien, que par « égocentrisme », j’ai voulu parler du cheminement de l’âme chrétienne. Si vous m’aviez demandé ce que j’entendais par ce mot, je vous eus soutenu qu’avant de procéder à des déclarations de solidarité mutuelle, il était nécessaire de s’aimer soi-même, de devenir soi-même Chrétien, puis de porter sa sollicitude sur le prochain. Ce serait pure folie si, me sachant gravement malade, j’allais conseiller à quelqu’un qui le serait moins que moi de se faire soigner, lui disant – pour justifier ma démarche- qu’il n’est pas bon d’être malade. En d’autres termes, si l’on allait dire à son prochain, alors qu’on est soi-même asservi aux passions, possédé par « sept démons » : « Frère, tu es esclave du péché, libère-toi », l’on pourrait s’entendre dire en retour, et ce serait juste : « Médecin, guéris- toi toi-même ». Si dans le Christianisme la solidarité consiste à distribuer des miettes de pain, si toute la lutte doit être conditionnée par des causes économiques, alors…Mais, peut-être allez-vous très justement objecter : puisque nous ne sommes pas libérés des passions, devons-nous pour cela abandonner la pratique de la philanthropie, si petite soit-elle ? Certes non ! Celui qui dans son milieu accomplit son devoir et pratique le bien est un homme pieux. La philanthropie est une très grande vertu, et nous ne devons jamais y manquer. Mais nous jugeons ici, à l’intérieur de ce cadre particulier, toute philanthropie, quelle qu’elle soit, qui ne porte pas, dans son expression, les marques certaines de la sainteté et qui, étant faite avec vanité, devient une cause de châtiment. Nous admettons l’action comme bonne, à condition qu’elle soit accompagnée par le sentiment qu’on est pécheur, qu’on ne perde pas de vue que là n’est pas tout le Christianisme, que nous ne devons pas dogmatiser que seules les œuvres extérieures sont l’accomplissement du commandement d’aimer le prochain, mais simplement un indice, et encore d’une authenticité douteuse. Quant au temps nécessaire à notre guérison, la quantité de sueurs, d’efforts ascétiques pour vaincre les passions, tout cela est un autre problème, que l’on peut étudier à travers la Vie de nos Saints…
Et c’est là toute la valeur que vous accordez, Père Chrysostome, à la philanthropie tant exaltée ? dit le théologien. Vous n’évaluez pas plus que cela l’œuvre du Christianisme, qui sauve les hommes du filet du Malin aux innombrables noms ?
Je ne veux pas répéter la même chose, si ce n’est que ces œuvres ont une valeur relative. Pour mieux me faire comprendre, il me suffira de vous citer Saint Isaac le Syrien, qui enseigne qu’il est préférable de nous libérer de nos passions plutôt que de ramener des peuples entiers de l’égarement : « Mieux vaut pour toi d’être en paix avec ton âme, en concorde avec ta triade – j’entends par là ton corps, ton âme, et ton esprit- plutôt que de pacifier par ton enseignement les choses opposées ». Grégoire dit qu’il est bon de parler de Dieu, mais qu’il est mieux de se purifier pour Dieu. C’est dans cet esprit que tous les Pères ascètes ont enseigné. Cet enseignement est-il égocentrique ou non ? C’est la purification qui est tout d’abord recommandée, puis l’acquisition de l’amour ; ensuite l’on peut rayonner comme philanthropes, docteurs de l’Eglise, pasteurs, prédicateurs, catéchètes. N’est-ce pas les mêmes choses que pense Jacques le divin, quand il dit : « Frères, ne soyez pas nombreux à vous ériger en docteurs, car, vous le savez, l’on s’expose ainsi à être jugé plus sévèrement ». Nous autres, nous ne sous-estimons pas la valeur de l’activité quelle qu’elle soit, utile à la société, au milieu du monde. De même, nous ne devons pas soumettre les luttes invisibles des moines au jugement du monde et à ses critères. La valeur de chaque genre de vie doit être estimée dans sa propre enceinte.
N’y aurait-il pas dans le Christianisme deux poids et deux mesures, Père Chrysostome ? dit le théologien.
Non, il n’y a pas deux mesures, répondit le moine, car Dieu se sert d’autant de mesures qu’il y a d’hommes, pour peser les bonnes et les mauvaises actions de chacun. Et les moines, qui courent pour atteindre la perfection, dans les limites de leur institution, ne seront pas jugés pour n’avoir pas fait œuvre de philanthropie, mais pour avoir libéré ou non leurs âmes des passions. Si vous voulez apprendre combien la purification est supérieure à n’importe quelle philanthropie, je vous dirai seulement ceci :celui qui s’est purifié acquiert ensuite toutes les vertus, grâce auxquelles il accomplit tous les commandements de l’Evangile, sans jamais être atteint, puisque purifié, par la vaine gloire. Tandis que celui qui n’a pas souci de sa purification, et qui, dans sa légèreté, croit en la valeur absolue de quelques actions de bienfaisance, qui fait œuvre de philanthropie ou d’enseignement, soit pour plaire aux hommes, soit par orgueil, celui-là, dis-je, continue d’exposer son échine aux coups des passions. Faites le bien et vous serez récompensé. Mais ne comparez pas la valeur de ce bien avec l’œuvre exceptionnelle du moine. N’identifiez pas des catégories qui ne sont pas du même ordre. Souvenez-vous de la veuve pauvre de l’Evangile. Si pour deux sous elle a été proclamée bienheureuse, aurait-elle été privée de cet honneur si elle n’avait eu que la bonne disposition et non les deux sous ? Débarrassez-vous, cher théologien, de cette conception qui veut qu’indépendamment de la disposition, les œuvres justifient l’homme.
Est-ce vraiment juste, tout ce que le Père Chrysostome vient d’affirmer ? demanda le théologien en s’adressant à l’Ancien Théolepte. Car vous me faites passer d’étonnement en étonnement, avec votre vision complètement nouvelle de l’esprit chrétien.
Vos étonnements ne m’étonnent pas, dit le vieillard. Tant que vous ne pourrez séparer monachisme et monde, vous irez d’étonnement en étonnement en écoutant parler un moine. Le frère Chrysostome est en accord avec les lignes du monachisme. Nous autres, bien-aimé théologien, nous ne sommes jamais surpris quand nous ne rencontrons pas de compréhension de la part des hommes du monde, même quand ils sont théologiens.
« Le monachisme oriental, dont l’Eglise a adopté la forme et la mission, constitue une réalité particulière, une « vie cachée en Christ », une vie de foi parfaite, se réalisant dans un contact permanent avec Dieu, et se refusant à suivre dans son cheminement le raisonnement humain. Mon affirmation ne doit pas vous troubler. Le monachisme est le rayonnement de la spiritualité du christianisme. Il est son noyau, son essence ; il est fondé sur la foi.
La foi n’est pas une simple adhésion à l’existence de Dieu – « les démons aussi croient et ils tremblent » - mais c’est quelque chose qui, à l’analyse, échappe aux limites de l’esprit humain. Je ne parle pas ici de la foi dogmatique, mais de cette foi que les Apôtres demandaient, disant : « Augmente notre foi » ; - de cette foi dont celui qui en possède un grain gros comme un « grain de sénévé » est en mesure de transporter des montagnes. La foi, sous cet aspect, est le signe du parfait Chrétien. Aucune œuvre, aucun exploit n’a de valeur dans le Christianisme s’il n’est pas le fruit de la foi, s’il n’est pas venu de la foi, si Dieu n’y a pas participé. Sans la bénédiction divine, nos démarches restent sans éclat, imparfaites, pauvres, humaines. « Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché ». Le Christ approche les hommes qui croient en Lui. Il accomplit des prodiges. Il condescend jusqu’aux désirs licites des hommes. Il converse avec les hommes, « comme quelqu’un qui parle avec un ami intime ». La foi est le lien mystique entre la majesté divine et infinie et la nature humaine limitée. La foi, c’est la rencontre de celui qui croit avec Celui en qui il croit. La foi, c’est l’absorption de l’âme par Dieu, selon l’énergie.
La parole du Seigneur : « Moi je suis dans le Père et le Père est en moi » exprime le genre de relations entre Dieu et le fidèle en Christ. La même chose est impliquée dans cette autre parole divine : « Demeurez en moi et moi en vous ». Voilà dans toute sa plénitude le signe révélateur du Christianisme. Voilà la profondeur, l’essence de la religion surnaturelle du Christ. Mais pourquoi la foi ? Mystère ! Peut-être même qu’elle n’est pas un mystère. Notre Dieu est un Dieu d’amour. Il est par essence amour. Et l’amour est communion. Il exige par conséquent un contact, une union. O profondeur de la richesse, de la sagesse, de la connaissance de Dieu ! Quel océan infini de l’amour ! Il a tout récapitulé dans la foi en Lui, afin d’établir tous les hommes « participants de la nature divine ».
Dieu revendique l’homme tout entier pour Lui. Il le veut totalement consacré à Lui, car Il aime Sa créature qui en Lui seul peut trouver la réalisation de tous ses désirs sacrés, et sa restauration dans la lumière éternelle. Il refuse à l’homme le droit de se tourner ailleurs que vers Lui. Le Seigneur a clairement révélé cette volonté dans le Nouveau Testament. Ce mot remarquable de l’Apôtre Paul : « en Christ », cette préposition « en », pleine de mystère et d’amour embrasé, contient tout le Christianisme du Saint Apôtre, tout le Christianisme des croyants. Le XIème chapitre de l’Epître aux Hébreux est le plus bel hymne à la foi. Il est le fondement du Christianisme, sa raison profonde, son secret, sa force invincible. La foi, c’est le printemps des âmes. Elle fait passer des choses provisoires à celles qui sont éternelles ; elle nous rend capables de sentir que « nous n’avons pas de cité ici-bas ».
Le Christianisme sans la foi tombe fatalement dans une espèce de système philosophique. Il perd sa métaphysique et par-dessus-tout ce qui constitue sa nature divine. Si nous cessons de « voir » par la foi, « comme à travers un miroir, en énigme », nous ne différons en rien des incrédules de ce monde, et nous avons perdu la voie de nos âmes. La foi, c’est aussi pour nous Chrétiens, notre essence, notre type. Sans la foi, nous ne pouvons approcher le Christ, nous ne pouvons comprendre les vérités métaphysiques qui régissent les mondes immatériels, ni ce qu’est le mystère de l’Economie divine, ni qui est le Christ, ni qui nous sommes, ni la mort, ni la vie. Car, selon la définition de l’Apôtre des Nations, « la foi est une démonstration des choses qu’on ne voit pas ».
Sans la foi, nous ne sommes pas libres ; nous sommes asphyxiés par les exhalaisons des choses terrestres. Sans la foi, notre vie devient une tragédie insupportable, car le sentiment se dessèche, l’esprit s’obscurcit. La foi vivifie, donne des ailes, replace l’homme au rang qui lui est propre. Et la condition fondamentale de l’ordre spirituel, c’est l’harmonie des rapports entre Dieu et l’homme, entre le Créateur et sa créature, entre Christ et croyant. La foi en Christ est un fruit de l’Esprit, lequel est joie, paix, longanimité, douceur, amour…
Notre monachisme suit cette voie de la foi absolue. Je sais la nature, l’essence, la profondeur de la foi parfaite ; je sais aussi, par ailleurs, combien il est difficile de s’établir familièrement dans cette foi qui dépasse la raison, et je ne suis pas le moins du monde étonné que vous ne puissiez saisir, malgré tout ce que le frère Chrysostome et moi-même avons exposé, que notre monachisme trouve sa justification absolue dans la foi et l’amour en Christ Jésus… »
Un silence impressionnant succéda aux paroles du vieillard Théolepte. Tous les regards étaient tournés vers le respectable presbyte. Il ne venait pas développer sèchement une quelconque théorie, et l’on sentait vraiment les vibrations d’une brûlante confession accompagner ses profondes paroles. Chacun pouvait avoir ses idées, mais, devant ce vieux héros, parlant au nom d’une sainte vie de cinquante-sept ans, nous étions obligés, d’accord avec lui ou non, de nous découvrir.
Vénérable Père Théolepte, dit le moine Chrysostome, vous avez développé très théologiquement ce que signifie la foi en Christ, et vous avez présenté, fort bien analysées, ses implications dans la vie contemplative et pratique des fidèles. Cette foi, transférée dans notre monachisme, lui donne son contenu principal, le support même sur lequel il est fondé. Si l’on reconnaît que c’est par « la foi que nous marchons et non par la vue », l’on accorde alors une valeur infinie à ce facteur de notre vie en Christ qu’est la foi inséparable de l’amour.
Si l’institution monastique vise à la perfection, l’on peut dire que la nôtre a été portée dans les solitudes par le char de la foi et de l’amour, conduit par le Christ Lui-même. Ce fait ôte toute espèce de doute sur la fonction bienfaisante dans l’Eglise, sur sa nature vraiment chrétienne, sur son origine purement orthodoxe…
Ce qu’il faut remarquer dans notre compagnie, dis-je, c’est que tout en essayant de convaincre notre ami théologien que le fait de « quitter » le monde n’est pas une chose nouvelle, mais une constante dans la Tradition de l’Eglise d’Orient fondée sur la Théologie Mystique des Pères, nous faisons l’apologie du Monachisme. Il faut signaler que nous sommes tous trois bien d’accord en tout, tandis que notre bien-aimé théologien, attaché à ses idées préconçues, ne peut s’en rendre compte. Certes, il y a un réel progrès dans la discussion, dû à l’affaiblissement de l’opposition du théologien, mais, malgré cela, la compréhension parfaite du monachisme est une question d’amour pour Dieu, comme l’a très justement dit l’Ancien Théolepte. En conséquence, je considère toute démonstration dialectique comme utile jusqu’à un certain point, après quoi l’on ne peut plus rien. L’on a cependant pu démontrer que l’intelligence était une chose et que le cœur en était une autre.
Si dans le cœur de notre ami théologien régnait l’amour de Dieu, notre si longue discussion, pas toujours utile, n’eût pas été nécessaire. La nature même de l’amour l’eût convaincu. Non seulement l’amour, mais encore la connaissance élémentaire des conditions dans lesquelles l’âme se purifie, l’eût aussi persuadé, car sans l’éloignement des sollicitudes de la vie, la réalisation des objectifs du monachisme n’est pas possible. Basile le Grand, considéré comme l’organisateur du monachisme en Orient démontre cela très clairement : « Celui qui en vérité veut suivre Dieu doit se défaire des sollicitudes de la vie. Il réalisera cela par la totale anachorèse et par l’oubli de ses anciennes mœurs. Tant que nous ne sommes pas devenus étrangers à nous-mêmes, à notre parenté charnelle, à la vie sociale, afin d’aller vers un autre monde, transportés par l’ascèse, selon celui qui a dit « votre cité est dans les Cieux », il nous sera impossible de réaliser notre désir de plaire à Dieu. Le Seigneur l’a Lui-même déclaré d’une manière catégorique : « celui qui ne renonce pas à ses biens ne peut être mon disciple. » Je suppose que l’ami théologien ne se permettra pas d’évoquer une ignorance sans limites…
Puisque vous venez de citer Saint Basile le Grand, dit le moine Chrysostome et, afin qu’apparaisse avec plus de netteté ce que l’archevêque de la Cappadoce pensait des moines, je vais vous citer un extrait d’une épître adressée à son ami Grégoire le Théologien et dont je me souviens : « J’abandonnai les loisirs agréables comme de multiples occasions de pécher. Une seule issue s’offrait : la séparation d’avec le monde entier. Cette séparation n’est pas une sortie corporelle, mais abolition en l’âme de toute sympathie pour le corps, afin qu’elle devienne sans cité, sans maison, sans famille, ne possédant rien, désintéressée, sans relations, non instruite des choses humaines. Le plus grand des profits, c’est la solitude qui nous le procure. C’est elle qui pacifie les passions et nous donne loisir à la raison pour retrancher entièrement l’âme de ces choses ». Qu’avez-vous à opposer aux paroles de Basile le Grand, ami théologien ? Pourquoi ne pas vous soumettre à nos guides ?...
Ne vous suffit-il pas, Père Chrysostome, de voir le soin que je mets à connaître une vérité que j’ignore ? J’avance avec une progression géométrique vers son acceptation, dit le théologien. D’autre part, il y a chez moi le tempérament d’un Thomas. Excusez-moi.
J’ai l’impression que tout ce que nous vous avons exposé ne vous satisfait pas, frère, continua le moine. Vous ne pouvez concevoir un Chrétien vivant solitaire. Et pourtant, s’il était vrai que nos « âmes naissent Chrétiennes », la plupart d’entre elles pencheraient pour le désert. Si l’opinion qui veut que notre contact avec « le monde plongé dans la nuit » exerce sur nos âmes une influence désastreuse, nous devrions logiquement nous en détourner. Mais, malheureusement, il nous charme, et nous l’aimons sous n’importe quel prétexte.
Alors tous ceux qui ne viennent pas vivre en solitaires, fit remarquer le théologien, aiment le monde ?
Je ne puis soutenir, en général, une telle affirmation, répondit le moine, mais ils sont rares ceux qui souffrent pour l’Evangile.
Et les autres donc, aiment le monde ?
S’ils n’aiment pas le monde, ils aiment en tout cas leur personne, dit Chrysostome.
Comment concevez-vous cet amour d’eux-mêmes ?
Comme une vie Chrétienne sans afflictions et pleine de vaine gloire. Et comment leur souhaiter des afflictions, puisqu’ils n’ont pas goûté aux bienfaits qui en découlent ? Et pourquoi les hommes ne seraient-ils pas vaniteux, eux qui ne se sont jamais exercés aux œuvres humbles ? Si l’idéal monastique demeure incompris, c’est parce que les moines s’exercent à la vie dure et à l’humilité, dit le moine et, se penchant un peu, il cacha son visage dans ses mains, comme s’il voulait se concentrer en lui-même.
Mais pourquoi vouloir choisir les afflictions dans la vie ? demanda le théologien.
Le moine n’entendit pas la question. Il se redressa peu après, les yeux remplis de larmes. IL porta son regard vers le Ciel, croisa ses mains sur sa poitrine, fit un mouvement sur son siège pour se stabiliser et demeura immobile, comme s’il avait oublié qu’il était avec nous.
Père Chrysostome, vous n’avez pas répondu à ma question, reprit le théologien plus énergiquement.
Quelle question, mon ami, quelle question ? dit le moine surpris, comme s’il revenait d’un autre monde. Son visage me parut « comme une face d’ange »…
Je vous ai demandé à quoi tendait l’affliction volontaire.
Là n’était pas notre sujet originel, répondit le moine. Mais que ne laissons-nous pas ces choses ? Sincèrement, vous me gênez avec de telles questions. C’est comme si vous me demandiez : « Pourquoi la Croix dans notre vie ? »
FIN
de l’extrait.
VIE D’ISAAC DE SAINT-DENYS
par l’ARCHIMANDRITE CHERUBIM
Traduction de Presbytéra Anna
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
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SAINT GREGOIRE PALAMAS
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75004 PARIS
Il est digne en vérité de te célébrer
Toi qui enfantas Dieu,
Bienheureuse à jamais et très pure
Et Mère de notre Dieu.
Toi plus vénérable que les Chérubins,
Et plus glorieuse incomparablement que les Séraphins,
Qui sans tache enfantas Dieu le Verbe,
Toi véritablement la Mère de Dieu,
Nous t’exaltons !
INTRODUCTION GENERALE
La vie du Père Isaac de Saint-Denys que nous publions ci-dessous est un repos et une joie pour l’âme des Chrétiens Orthodoxes qui ne se lassent jamais de voir, d’approcher, de toucher, chez des êtres vivants et proches de nous dans le temps, les vertus et la perfection que le Chrsit, dans le Saint Esprit, donne à Ses amis, les Saints de Dieu. A la perfection le Père Isaac possédait la plus haute des vertus, l’humilité sans laquelle les autres vertus ne sont rien, et qui attribue toujours à Dieu le peu de bien que l’homme peut faire sur la terre. « Dans tout ce que nous faisons, écrit Saint Basile le Grand, notre âme doit attribuer à Dieu les causes et le principe de nos bonnes actions, et être pleinement persuadée que d’elle-même, et par ses forces naturelles, elle ne peut faire aucun bien. Car c’est cette pensée et cette disposition d’esprit qui produit en nous l’humilité. Or l’humilité est le trésor de toutes les vertus ».
Le Père Isaac, comme le Père Callinique l’hésychaste, ou le Père Joachim l’Athonite, dont nous avons publié les vies, appartient à une génération d’ascètes qui tend aujourd’hui à disparaître, même au Mont Athos, où de nouveaux moines, voire des communautés entières, extérieures à la Sainte Montagne, sont venus s’implanter. Ils ont importé un monachisme étranger à la Tradition hésychaste de l’Orthodoxie. S’inspirant de modèles occidentaux, ils pensent, par exemple, que l’Eglise doit prendre position dans les grandes questions contemporaines, émettre son avis en matière politique ou sociale…Rien n’est plus étranger au véritable monachisme, llequel est soif de solitude, fuite hors du monde, vers Dieu, dans le seul but du Salut.
Le témoignage du Père Chérubim sur le Père Isaac ne nous en est que plus précieux.
Nous y avons ajouté un extrait du livre du Père Théoclète de Saint-Denys, intitulé Entre Ciel et Terre, et consacré au sens véritable du Monachisme Orthodoxe. Le Père Théoclète est connu pour ses nombreux travaux théologiques, sur Saint Grégoire Palamas, sur Saint Nicodème de l’Athos…, et plus récemment, pour sa dénonciation de la philosophie des « néo-orthodoxes », c’est-à-dire de ces penseurs et de ces nouveaux moines dont la « foi » s’éloigne de la théologie et de l’expérience des Pères de l’Eglise. Ils enferment la théologie orthodoxe divino-humaine dans les limites étroites de la philosophie, dans les catégories de l’humanisme. En vrais « fils de la terre », ils veulent « faire descendre le ciel sur la terre », en réduisant la théologie à des problèmes abstraits comme « la liberté humaine ». La vraie théologie est l’expérience patristique, qui, par la Prière du Cœur, fait monter de la terre au Ciel.
Le Père Théoclète appartient aussi au même monastère que le Père Isaac, celui de Saint Denys, où résida dans le passé, parmi tant d’autres Saints, Saint Niphon de Constantinople. A l’Athos, comme partout, les lieux ne sont pas indifférents : sanctifiés par la présence des Saints qui y ont vécu, ils continuent de les avoir pour gardiens. Les Saints sont toujours vivants et écoutent ceux qui les prient. Aucune philosophie selon le monde n’offre une telle vie.
Nous remercions la Presbytéra Anna qui a traduit la Vie d’Isaac le Dionysiate, comme celle de Callinique l’hésychaste, publiées toutes deux par le Saint Monastère du Paraclet en Attique.
Puisse le Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme, par les prières de Saint Niphon et de tous les Saints, conduire tous ceux qui liront ce modeste livre à la foi et à la piété des Saints qui y sont évoqués. Amen.
Père Patric Ranson.
PROLOGUE
Les hommes de Dieu sont pareils à des fleurs peintes, où le maître eût noté, sous le vernis uniforme de son art, les plus diverses nuances. Les tons, les couleurs diffèrent, mais les différences même trahissent le pinceau d’un seul artiste. « Les charismes sont divers, mais l’Esprit est un », dit l’Apôtre Paul. C’est là une vérité que nous retrouvons chaque fois, à brosser le portrait de quelque nouvelle figure athonite.
Ainsi, en Callinique l’hésychaste – l’hésychaste étant celui qui s’adonne à la Prière du Cœur dans l’hésychia, ce qui est dire la tranquillité, le repos, la terre du repos, la paix des passions, le silence des pensées –en Callinique l’hésychaste, donc, resplendissent les reflets de la lumière thaborique ; en Joachim de la Petite Sainte Anne, le zélote et le martyr forcent l’admiration ; en Daniel de Katounakia frappent la clairvoyance et l’abîme de la sagesse ; en Athanase de Saint-Grégoire, les exaltations du liturge et l’aspect hiératique, empreint de contrition ; tandis qu’avec cette cinquième figure aghiorite, celle d’Isaac le Dionysiate, c’est un parfum nouveau qu’il nous est donné de sentir, divin lui aussi, mais d’une essence toute particulière.
Le Père Isaac fut de ces moines d’une espèce rare, que Dieu dépêche dans les cénobies lorsqu’elles ont su s’attirer ses faveurs. Car ces êtres sont semblables à des colonnes que Dieu a placées là au fondement, comme pour étayer les grandes communautés monastiques, où leur présence est une source inépuisable de bénédictions, un fleuve dont « les courants réjouissent la cité de Dieu ». Heureux en vérité ceux qui ont été jugés dignes de vivre dans ces villes fortifiées par la main divine !
Conduit par mes rêves de jeunesse au Monastère de Dionysiou, je vis, quelques années après sa dormition, que tout y parlait encore du très Saint abba Isaac. C’est alors que sous les plus vives couleurs, à jamais indélébiles, que s’imprimèrent en moi les faits merveilleux de sa vie. Je ne cessai plus dès lors, à entendre louer ses vertus, de les exposer à mon tour, et d’en vouloir entreprendre le récit.
Les cimes de la sainteté, nulle formation théologique ne les lui fit atteindre. Le Père Isaac n’avait pas reçu beaucoup d’instruction. Sa bouche ignorait les flots de l’éloquence. Il ne s’occupait pas de diaconies trop relevées pour lui, ou qui l’eussent mis trop en vue. Il ne cherchait pas non plus à se faire revêtir de la chasuble du prêtre. Non. Ce qui le distinguait, c’était sa droiture, sa simplicité, l’authenticité de ses luttes, la pureté de son cheminement. Celui qu’il aimait, de toute son âme, c’était le Christ. Celui qu’il servait, avec un esprit admirablement conséquent, et de tout son cœur de moine cénobite, c’était encore le Christ. Il suivait avec rigueur la route de l’ascèse, sans dévier, sans incliner à droite ni à gauche. Et c’est pourquoi aussi il fut couronné. Nul, du reste, dit l’Apôtre, « n’est couronné s’il ne lutte pas selon les règles », et « s’il n’est pas éprouvé, jusqu’à la souffrance, comme un bon soldat de Jésus-Christ ».(2 Tim.2,3-5).
Le présent ouvrage laisse encore percevoir quelle atmosphère bienheureuse baigne ce lieu chargé d’histoire qu’est le grand monastère de Dionysiou. Car, jamais la souveraine de la Sainte Montagne ne cessa d’y semer des lys de sainteté. Jamais non plus le Vénérable Précurseur ne cessa d’y exercer sa protection, jointe à celle du Saint Patriarche Niphon de Constantinople, le prédicateur de cette humilité bénie qui promet l’élévation.
Nous remercions ceux qui nous aidèrent à l’élaboration de ce recueil : le vénérable Gabriel, Higoumène du monastère – véritable figure de proue, vétéran au combat de la vie athonite ; le très aimé Lazare, Ancien du même Dionysiou – travailleur éprouvé de la Vigne du Seigneur, qui connut lui aussi ses ascensions spirituelles. Il mit à notre disposition son manuscrit admirable ; l’Ancien Bartholomée, hésychaste et ermite dans les redoutables Karoulias, et bien d’autres encore. Tous ont vécu avec l’Ancien Isaac d’éternelle mémoire, et nous ont conservé les faits de sa vie bienheureuse, sainte et angélique.
Archimandrite Chérubim
« C’était un modèle de simplicité,
de rigueur et de piété,
silencieux et assidu en toute chose,
vivant exemple proposé à tous les Pères… »
Archimandrite Gabriel de Saint-Denys
PREMIERE PARTIE
UN PETIT PÂTRE AU BERCAIL ATHONITE
I. Les premiers pas.
Dans la bataille suprême, que livrent incessamment les moines de la Sainte Montagne, vint s’enrôler, pour y lutter héroïquement, cet athlète du Christ, dont l’esprit, dès l’origine, vécut pour Dieu seul, -Isaac le Dionysiate.
Il était né en 1850, à Cavvacli, près d’Adrianoupolis, dans un village des confins de la Bulgarie. Et, dans le monde, il avait alors reçu pour premier nom celui de Jean Géorgiou. Fils de parents pieux, mais peu instruits, le petit Jean n’avait pas non plus beaucoup d’instruction, - chose qui n’influa pas en mauvaise part sur son cheminement ; car, si cela ne l’aidait pas, du moins cela ne lui était pas nuisible, ne l’empêchant pas de se frayer résolument la voie vers la sainteté et la perfection.
Et si la pauvreté, l’indigence même de ses parents ne lui laissaient pas le loisir de se cultiver, cet enfant de paysans sut bien s’initier seul à l’art des arts, celui de façonner le Christ en lui, ânonnant les Vies des Saints dans les vallons et les prés où il faisait paître les brebis de son père.
Comme il se sentait heureux, le petit berger, lorsque, son troupeau rassemblé, il se mettait gaiement en route pour les pâturages, son bâton dans une main, les Vies des Saints Pères dans l’autre. Il enjambait en sautant les rocailles désertes, grisé par la bonne odeur des sapinières et l’air pur des montagnes qui, aux pâtres endormis à la belle étoile, fait rêver de grands envols spirituels.
C’est là, avec pour toute compagnie celle des oiseaux du ciel et de ses fidèles chiens de berger, que Jean, peu à peu, grandit en âge, apprenant à mûrir son amour du Seigneur. Plus les années passaient, plus flambait haut dans son jeune cœur la flamme du désir de Dieu, le feu céleste dela vie monastique. Sans doute avait-il lu, au hasard de son livre, cette sentence des Pères : »Tu ne peux devenir moine, si tu ne deviens un feu qui tout entier te consume ».
Sur les versants des collines de la Thrace septentrionale, il menait ses brebis par les vertes prairies, et le souvenir des paroles du Seigneur réjouissait son cœur : »Je suis le Bon Berger. Le Bon Berger donne son âme pour ses brebis. Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent ». Jean comprenait bien que, comme il connaissait chacune de ses brebis, le Christ aussi devait connaître les siennes, dont il était, lui, petit pâtre – berger de ses brebis et brebis bénie du troupeau divin du Seigneur. En vérité le Bon Berger devait connaître cette brebis, connaître le cœur de Jean, ses élans, ses désirs. Il le connaissait. Et il l’avait choisi entre tous. Dans le jardin de son âme, il lui avait paru bon de faire fleurir le désir pour le martyre non sanglant de l’héroïque vie monastique.
« Je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent »…Connaissance qui était aussi échange, chaleur, feu, dans ces liens qui tissaient la trame d’amour de la synergie entre le petit Jean et son Christ très doux. Connaissance qui, avec le temps, deviendrait, dans l’âme pure et simple de ce petit pâtre, connaissance révélée de la volonté divine. Et, pour l’heure, chaque fois que, là-haut, sur le sommet des montagnes, de ses lèvres innocentes il psalmodiait les hymnes de l’Eglise, ou jouait sur son chalumeau quelque mélodie champêtre, son esprit et son cœur, déjà, cherchaientquelle pouvait être la volonté de Dieu – la voie vers la sainteté des Saints Pères, ce bien si précieux quoique difficile à trouver, « sans lequel nul, jamais, ne verra le Seigneur ».
Telles furent les belles prédispositions qui, lorsquen lui eut mûri la pensée, lui firent prendre l’héroîque parti : il s’en irait pour la Sainte Montagne.
Le voici donc qui demande les prières de ses parents. Eux, aussitôt, donnent leur bénédiction, pleins d’un brûlant enthousiasme. Tout en lui faisant leurs adieux, de toute leur âme, ils le confient à Dieu. Heureux parents qui consacrent leur enfant au Seigneur ! Il n’est pas pour eux de plus grand honneur, de plus riche bénédiction ! Et, en vérité, quel plus grand sujet de fierté, pour ces êtres bénis, que ce don de l’enfant de leur chair au Seigneur et Maître de toutes choses ? Les parents de Jean embrassent leur fils. Avec joie, ils l’accompagnent. Imitant Abraham qui, lorsque la voix de Dieu le lui avait demandé, n’avait pas hésité à sacrifier Isaac son bien-aimé, eux non plus, maintenant que le Christ était venu frapper à la porte pour leur réclamer Jean, ne le Lui avaient pas refusé.
2. Sur la montagne du Seigneur.
Parvenu à la Sainte Montagne, Jean fit d’abord en pèlerin le tour de nombre de monastères et d’ermitages du désert athonite. Tout le ravissait. Bien qu’il fût familier de la vie au grand air et qu’il eût déjà vu des sites grandioses, la nature aghiorite aux aspects si multiples le transportait. C’était, à perte de vue, une mer immense, des bois infinis, des eaux rafraîchissantes, des roches abruptes, de hautes chaînes de montagnes que couronnait l’Athos…Paysage sans pareil, où le pittoresque s’alliait au sublime.
Là, toutes choses, fussent-elles inanimées, revêtaient une mystérieuse douceur, un charme secret. Il ne savait qu’admirer d’abord : les monastères si haut perchés, et comme juchés dans leur splendeur royale ? Les humbles cahutes, les cellules des solitaires et les ermitages ? Les églises dans le plus pur style de Constantinople, les chapelles où éclate, incomparable, tout l’art de l’iconographie orthodoxe ? Les icônes des Saints, justement connues pour être miraculeuses ? Les vénérables reliques qui, dans leurs coffrets d’argent, par leurs parfums ineffables et leurs miracles incessants, font revivre les thaumaturges, ces Saints guérisseurs, opérateurs de miracles, dont la sensible présence nous comble de joie ? Ou bien les bibliothèques, riches d’un inestimable trésor spirituel ?
La SainteMontagne est, à n’en pas douter, semblable à une terre qui se fût détachée de Constantinople, mais d’une Constantinople qui vit et respire encore, commeen témoigne cette artère où affllue toujours la vie ecclésiastique d’un passé que les ans n’ont pu faire périr. En vérité, l’on sent ici palpiter la pratique liturgique orthodoxe, qui donne vie et souffle au corps de notre Eglise, pour qui elle bat de la même pulsation vigoureuse et forte qu’elle eut aussi en ces heures glorieuses de la Nouvelle Rome.
« A l’obseervateur pieux et expérimenté », écrit le moine Théoclète de Dionysiou dans Entre Ciel et Terre, « la Sainte Montagne apparaît d’une inépuisable réalité, dotée d’un si profond contenu spirituel, et d’une vie tellement immatérielle, que c’est à peine si l’on y peut discerner que l’on vit sur la terre. L’Athos est synonyme d’idéal, d’un genre de vie plus haut, d’un lieu où s’opère un travail sur les âmes, où s’exerce une immense aspiration vers le Ciel. Il laisse imaginer une palestre d’hommes saints… » - 2ème éd.,p.139-.
Mais ce que Jean, dans sa tournée des monastères, admirait plus que tout, c’étaient les Pères qui du Monachisme aghiorite reflétaient l’image la plus juste et la plus belle. Certes, il rencontrait aussi, sur sa route, des moines qui de leur état n’avaient que le nom, habitués des marchés et des ports, errant ici et là. Mais ce n’étaient là que de faux-reflets de la vie monastique, tels que l’on en voit, hélas, même en terre athonite. Devant eux, pourtant, Jean ne s’arrêtait que le temps d’un murmure : « Seigneur », soufflait-il, « aie pitié de ces pauvres égarés ». Puis il poursuivait son chemin, cherchant pour rafraîchir son âme assoiffée de vérité les visages silencieux, les silhouettes comme dématérialisées des Saints de Dieu. Il les contemplait alors, se murmurant en lui-même les paroles de Saint Grégoire le Théologien :
« Vois-tu ces êtres dénués de tout, qui n’ont pas un lieu où habiter, et dorment sur la dure, ces va-nu-pieds, décharnés, exsangues presque, et qui à cause de cela même approchent de Dieu…Pour eux, il n’est rien dans le monde, puisque tout est dans l’au-delà du monde…Or c’est à eux qu’appartiennent les rochers et le ciel, eux qui vivent dans la nudité, mais qui ont revêtu le vêtement de l’incorruptibilité, eux qui dans le désert célèbrent la fête sans fin qui est dans les cieux ».
Brûlant du désir de mener l’ascèse des anachorètes de la Montagne, qui fuient le monde et se retirent au désert, Jean chercha d’abord quelque cellule d’ermite. Il fit donc le tour des lieux avoisinants, cherchant partout ce qui eût pu assouvir les élans de son âme éprise de la vie hésychaste.
Et de fait, dans les alentours de la Grande Lavra, ce grand monastère fondé par Saint Athanase de l’Athos, parmi le désert de Vigla, il découvrit l’ermitage selon son cœur. Le Géronda – l’Ancien- qui y menait l’hésychia, devant ses instances répétées – l’Ancien voyait bien que le novice n’était pas mûr encore pour la vie de désert – finit par l’accepter pour disciple.
De ce jour-là, le jeune homme déploya une endurance et un zèle sans pareils. Sans cesse, le Géronda mettait le nouvel athlète à l’épreuve, et, chaque fois, il éprouvait une joie secrète à le voir faire preuve d’une obéissance et d’une persévérance qui laissaient tant espérer de lui. Et, véritablement, son noble cœur se lançait résolument dans le combat de l’obéissance. Toutes ses forces, il les mettait à la parfaite acquisition de cette vertu. Il voyait d’ailleurs sur l’Athos d’autres moines, vrais imitateurs de Celui qui, le premier, fut obéissant, le Fils de Dieu, portant sur eux la joie de la victoire, émanée de leurs âmes purifiées, reflétée dans leur regard clair et lumineux, et partout répandue sur leurs visages d’ascètes. Et il voulait, à les voir, prendre aussi leurs vertus.
Mais plus Jean progressait, luttant vaillamment dans cette palestre hésychaste de Vigla, plus, de son côté, le Diable le combattait. Car cet ennemi très roué du moine sait mille tours pour entraver sa marche. Aussi, bien des fois refaisait-il contre lui ce qu’il avait ourdi contre le Grand Antoine : ceux qui allaient voir ce patriarche du désert reclus dans sa solitaire citadelle, « entendaient parler à l’intérieur une foule bruyante, qui frappait des coups en jetant des cris effroyables ». Ce fut donc quelque chose de semblable que le démon imagina pour Jean, lorsqu’il l’eut vu sortir vainqueur des premières épreuves qu’il avait projetées contre lui. Parce qu’il en voulait à son zèle et à son ardeur, il se mit à lui causer des terreurs, lorsque le jeune homme priait seul, la nuit. Dehors, devant sa cellule, il faisait un tintamarre de cris et de coups. Jean, bien souvent, croyant que c’était là son Ancien venu frapper à la porte, se levait en disant :
-Bénis, Géronda. Tu m’as appelé pour que nous lisions l’office ?
- « Mais non, mon enfant », répondait celui-ci, décelant la ruse des démons. « Dors et sois en paix. Il est encore tôt ».
Telles étaient les imaginations démoniaques, et les difficiles épreuves que le novice devait continûment goûter au désert. Et tout cela arrivait par la permission de Dieu, afin que fût signifiée à Jean un moyen plus sûr pour lui de poursuivre son cheminement monastique.
-« Lorsque j’eus fait l’expérience, frère Lazare, » expliquait-il lui-même, bien des années plus tard, « de ces épreuves et de ces menées diaboliques, je pris peur. C’était plus que je n’en pouvais subir. Je décidai de ne plus rester au désert, mais d’aller au monastère, mener la vie cénobitique. C’est ainsi que m’en allant de là, je gagnai notre monastère, le coenobion – monastère où les moines vivent en commun, en sorte que le monachisme cénobitique se différencie du monachisme érémitique en solitaire- , le coenobion de Dionysiou, où je demeurai ».
3. Au Saint Monastère de Saint-Denys.
« Celui qui vient à Dionysiou – c’est-à-dire à Saint-Denys- pour la première fois », écrit l’Archimandrite Gabriel, « et qui d’en bas, sur la jetée, le fixe du regard, croit le voir suspendu dans le vide de l’air, surtout durant les heures de la nuit, où les petites lumières de ses cellules s’agitent en se découpant sur les astres du ciel. Mais, de près comme de loin, il apparaît telle une ville-forte, une citadelle médiévale, avec sa très haute tour, dressant entre les murs abrupts ses créneaux en dentelle ».
C’est là, dans ce coenobion – ce qui est dire ce monastère cénobitique-, tête de proue des monastères athonites, citadelle indéfectible du monachisme byzantin, que le novice Jean, par une divine inspiration, vint mener la vie angélique des moines. A poser le pied sur le seuil béni, son cœur se gonflait. Levant les yeux, il sentait l’immense bâtisse divine, que l’on eût dite accrochée à quelque voûte céleste, tel un grand lustre descendu. La vision d’ensemble tenait en vérité du sublime. Tout, depuis les fondements, reposait sur un rocher immense, dont les arêtes vives surplombaient le rivage. Aux étages s’ouvraient les cellules des moines qui s’avançaient en encorbellements, formant depuis le bas une suite de décrochements, dont les plus élevés allaient se détachant davantage encore au-dessus du vide. A une vertigineuse altitude, les balcons ouvragés, posés sur de frêles poutrelles, regardaient la mer. Tel était le grandiose Dionysiou.
Un vrai coenobion ressemble à une ruche, où s’élabore le miel très pur de l’ascèse et de l’hésychia. Il est, selon les paroles mêmes de Saint Jean le Climaque « comme un ciel sur la terre où les moines, pareils à des anges, célèbrent le Seigneur ». L’on y voit accomplie la promesse de notre Christ : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux ». Tel était aussi le lieu où l’on voyait manifestée la continuité apostolique.
Le cœur ému, Jean prenait doucement par le chemin pierreux qui montait en lacets jusqu’à cette porte aux battants chargés d’Histoire. A gauche, entre les platanes et les saules, coulait à l’infini le filet de l’Aéropotamos, qui, pour un temps, s’enfonce dans une ravine profonde où, l’hiver, se déchaînent les vents descendus en trombe de l’Athos et de l’Antiathos. Alors, de leur mugissement semblable à celui de l’ouragan, ils ébranlent toute entière la citadelle sainte, qui demeure ferme sous le regard de Dieu.
4. Illustres modèles.
Quelques mètres avant l’entrée du monastère, Jean s’arrêta pour vénérer une chapelle votive, élevée à la gloire de Saint Niphon, Patriarche de Constantinople. Car cette gloire de l’Eglise, cet ornement de la Sainte Montagne figurait lui aussi parmi tant d’autres Saints, qui, tous, faisaient la fierté de Dionysiou. Mais, des plus illustres était bien Niphon, qui fut deux fois Patriarche de Constantinople, de 1486 à 1489, et de 1497 à 1498. Simple moine tout d’abord, il avait, avec l’Archevêque Zacharie d’Ochrid, parcouru toute la Grèce, jusqu’à l’Illyrie et à la Dalmatie, stigmatisant les décisions du Pseudo-Concile de Florence, et affermissant la foi des Orthodoxes. Plus tard, Niphon était parti pour la Sainte Montagne et s’était établi au Monastère de Dionysiou. C’est là qu’il fut ordonné diacre et prêtre.
Lorsque Parthène de Constantinople mourut, tous les Thessaloniciens, connaissant la sainteté universelle de Niphon, l’élurent pour être leur Métropolite, et leur délégation, évêques et notables en tête, vinrent au monastère le persuader de bien vouloir accepter cette dignité. Après bien des instances, et au prix de bien des peines, ils le fléchirent enfin. A cette époque encore, dans les temps anciens, l’Eglise des fidèles battait les déserts et les monastères, pour y découvrir, cachés dans les lieux de prière et de pénitence, les Saints dignes de devenir les plus grands pasteurs.
Le Bienheureux assuma donc la charge du trône épiscopal, travaillant sans relâche, humblement, à paître son troupeau. Mais Dieu le réservait pour un honneur plus grand encore. Il le promut bientôt Patriarche de Constantinople. Sur le trône œcuménique, Niphon brilla en vrai luminaire de l’Eglise. Mais il se démit ensuite de ses fonctions, et se retira à Adrianoupolis, d’où il fut mandé en Roumanie, pour y prêcher la parole de Dieu. « Saint Niphon, écrit l’Archimandrite Gabriel, est par tous les habitants de la terre roumaine reconnu comme un sauveur de l’Orthodoxie. Car l’église papiste, voyant dans les esprits un état propice à la confusion, se précipitait, sous le masque de l’uniatisme, pour persuader les Orthodoxes qu’avec la chute de Constantinople était aussi tombée l’Orthodoxie, et ce faisant les piégeait facilement.
Après une absence de près de quarante ans, parvenu à un âge avancé et désormais oublié à l’Athos, le Patriarche, brûlant pour son Christ d’un zèle toujours plus ardent, voulut s’en revenir à sa chère pénitence – ce qui est dire à son lieu de pénitence – le monastère de Dionysiou. Et parce que ce Père de l’Eglise tout admirable avait le désir de passer dans le secret le reste de ses jours, pour demeurer inconnu, caché aux yeux de tous, il dissimula sa haute dignité sous un habit de simple moine. Et il suppliait qu’on le reçût au monastère, promettant l’obéissance, fût-ce dans l’accomplissement des tâches les plus ingrates. On le prit donc comme novice, se remettant à lui du soin des bêtes du monastère. Il lui fallait les nourrir et les abreuver, les garder et les panser. Et la nuit, juché sur un rocher surplombant le monastère, il devait encore faire la vigie, balayant des yeux le rivage, pour protéger Vigla d’une incursion ennemie – car l’on avait alors la crainte des pirates, qui infestaient toute la mer Egée-. Mais, de tous ces services, le Patriarche Œcuménique – ce qui est dire le Patriarche de Constantinople- s’acquittait volontiers, dans la plus grande humilité.
Dieu cependant ne voulut pas que durât plus longtemps ce volontaire abaissement de son humble serviteur. C’est ainsi qu’un soir le Vénérable Précurseur, Saint Jean Baptiste, le protecteur du monastère, apparut en songe à l’higoumène :
« Jusqu’à quand », lui dit-il, « prendrez-vous pour bouvier le Patriarche Œcuménique, lui qui a sauvé des milliers d’âmes ? Allons, lève-toi, rassemble les frères, et partez à sa rencontre, pour lui rendre l’honneur qui lui est dû.
Mais quel est donc, Saint de Dieu, ce Patriarche Œcuménique dont tu veux parler ? s’étonnait l’higoumène.
Niphon, celui que vous appelez Nicolas, et que vous mettez à garder les bêtes. Il a maintenant assez témoigné de sa grande humilité, dont les anges eux-mêmes s’émerveillent dans les Cieux.
L’higoumène, à ces mots, s’éveilla tout tremblant. Dans son esprit s’éclairaient à présent quelques points qui l’avaient étonné, comme la nuée lumineuse qu’il avait vu envelopper le Saint chaque fois qu’il priait la nuit, du haut de son rocher, scrutant les abords du rivage…Sans tarder, il frappa la simandre, rassembla tous les frères ; et l’assemblée des moines et des prêtres, l’icône et la veilleuse en tête, sortit à la porte pour aller en procession à la rencontre du Saint Patriarche. Celui-ci descendait justement la montagne avec ses bêtes. Comprenant qu’on l’avait découvert, il tenta de fuir. Mais les frères, sur un ordre de l’higoumène, se hâtèrent de le retenir, recourant même à la force, mais avec un infini respect. Tous alors lui firent leur métanie jusqu’à terre, lui demandant pardon de ce que, dans leur grossière ignorance, ils n’avaient pas eu pour lui le respect qui convenait à sa noble personne.
Jusqu’à sa mort pourtant, l’évêque demeura au monastère, ainsi qu’il en avait eu le désir. Et ce fut là, après qu’il eut encore vécu quatorze années d’une vie très sainte, qu’il s’endormit, le 11 août 1515, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Ses précieux ossements sont conservés dans les riches reliquaires de Dionysiou. Seules la tête et la droite du Saint furent en 1520 transférées au monastère de Doundé di Artsezi, en Roumanie, om se déroule, les 11 et 15 août de chaque année, la très grande fête de la Dormition de la Mère de Dieu, à laquelle viennent assister en foule plusieurs milliers de pèlerins venus du pays tout entier.
L’émouvante rencontre du Saint avec les Pères du monastère s’était faite à l’emplacement précis où s’élevait maintenant cette chapelle votive, devant laquelle se tenait Jean, qui ignorait tout bien sûr de cette page d’histoire d’un genre unique.
Cependant, outre le grand Niphon, d’autres encore avaient vécu en ces lieux – Saint Denys, le fondateur du monastère, auquel il donna son nom, Saint Dométios, qui fut le conseiller spirituel du premier, les Saints Martyrs Macaire et Joasaph, Saint Léon le Myrrhovlite – dont le nom dit que son corps répandit, après sa mort, une huile ou une myrrhe bénie -, lequel, de soixante-dix années entières n’en franchit pas la porte, Saint Philothée, les Saints Martyrs Gennade, Joseph, Christophore et Paul ; et jusqu’à Saint Nicodème Aghiorite, qui y fut tonsuré.
En vérité, c’était là pour Jean une grande bénédiction que d’être jugé digne d’entrer dans un tel monastère, et d’y être inscrit sur le livre d’or aux noms si glorieux, tous saints et bénis, qui seraient pour lui comme autant d’illustres modèles.
DEUXIEME PARTIE
DANS L’ARENE DU COENOBION
5. Pourquoi es-tu venu, frère ?
A cette époque, l’higoumène du monastère était le papas Iacovos le Lacédémonien – Ce Père fut en effet higoumène de Dionysiou de 1869 à 1874 -. Lorsque Jean y entra comme novice, à l’âge de vingt ans – c’était en 1872-, la communauté comptait alors près d’une centaine de Pères. Tous les monastères, en ce temps-là, florissaient à l’envi. Et cependant, l’acception d’un nouveau candidat ne se faisait pas sans un examen sévère et attentif de ses moindres intentions.
Lorsque le jeune novice se fut présenté devant l’higoumène, celui-ci, du premier coup d’œil, comprit qu’avant toute autre vertu, c’était la simplicité qui, la première, ornait l’âme de Jean. Aussi, voulant l’éprouver, il lui dit avec audace :
Ici, mon enfant, dans ce monastère, il nous faut l’obéissance absolue. Si donc je te demande, par exemple, de te jeter du haut de la fenêtre sur ces rochers qui sont dans la mer en contrebas, le feras-tu ?
Oh oui, Géronda ! Je m’y jetterai bien volontiers ! Seulement n’oublie pas, au dernier moment peut-être, de me rattraper par les pieds !
Et il disait cela le plus sérieusement du monde…
Cette innocence, Jean allait toujours la garder, lui qui, jamais, de sa vie entière, ne contesta une injonction de l’higoumène ni de l’un quelconque des Anciens. Avant même qu’ils aient achevé, il rétorquait un « Bénis, Père », et se hâtait de s’exécuter, tandis que son visage paisible reflétait l’immense sérénité qui réjouissait son âme.
L’higoumène comprit vite qu’un novice d’une espèce aussi rare serait pour le monastère un trésor inestimable. Comment ne l’eût-il donc pas retenu ? Peu après même, lorsque se fut écoulé le temps fixé pour le noviciat, il lui annonça sa décision de lui donner le grand schème angélique. La tonsure se fit dans le catholicon de Dionysiou, dont l’atmosphère incline à la contrition, à cause, peut-être, de la poignate beauté de ses fresques, que l’iconographe Zorzi peignit au XVIème siècle, selon les canons de l’école crétoise alors en vigueur à Constantinople. Revêtant le grand schème angélique, le jeune moine était dans la joie de ce que son heure était venue de prendre sur ses épaules le joug très doux de la Croix du Seigneur. Le chœur des frères chantait l’office solennel :
Où est la peine prise en vain pour le monde ?
Où est la bigarrure des choses éphémères ?
Vois, tout cela n’est-il pas que terre et cendre ?
Que perdons-nous notre labeur ?
Que ne renions-nous pas le monde
Mettant nos pas dans ceux du Sauveur
Qui crie : « Que celui qui veut venir à moi
Prenne ma Croix,
Et il héritera la vie éternelle ».
Le Prêtre l’interrogeait selon le rite : « Pourquoi es-tu venu, frère, te prosterner devant ce saint autel et cette sainte synodie ? » Alors, de toute son âme, il répondit : « C’est, vénérable Père, que je désire mener la vie de l’ascèse. »
Et, de fait, celui qui venait de recevoir le nom d’Isaac désirait cette vie d’ascèse qu’il menait depuis longtemps déjà. Il la désirait de toute son ardeur combative, lui qui sur la Sainte Montagne était déjà connu, parmi les cénobites, pour être un violent – ce qui est dire qu’il se faisait violence en toute chose-, lui qui jamais ne plaignait son corps, qui jamais ne songeait au repos de la chair, qui jamais ne se confiait en sa volonté propre. C’était la violence même dont parle l’Evangile : « Le Royaume des Cieux, dit le Seigneur, s’obtient par la force, et ce sont les violents qui s’en emparent ». - Cette violence que le Christ lui-même institue dans la vie de tout lutteur spirituel ; cette violence qui, lorsqu’elle se rencontre chez des moines de la Sainte Montagne laisse aussi discerner en eux le Royaume de Dieu…
« Donne ton sang et tu recevras l’Esprit » : de ce précepte des Pères, le frère Isaac avait à son tour fait son mot d’ordre. Et dans l’éminente arène du coenobion, à chacun de ses combats ascétiques, il savait s’en souvenir pour mortifier en lui le vieil homme, et renaître « homme nouveau en Christ », tout enrichi de vertus et de charismes de l’esprit.
6. Ses diaconies.
Le moine Isaac était grand et fort, un véritable « pallicare », solidement bâti, et capable de parcourir à pied de très longues distances, en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut d’ordinaire à quiconque. Or il n’y avait pas à l’époque de moyens de communication aisés, et l’on n’était jamais sûr non plus que les paquets confiés à un postier arrivent à bon port. C’est pourquoi le monastère délégua pour cet office le sage Isaac, comme la personne la plus sûre et la plus apte à s’en acquitter.
Qui peut dire les peines et les fatigues qui furent alors les siennes ? Les tribulations qu’il rencontra dans cette diaconie ingrate et difficile, pour laquelle il lui fallait répondre de bien des choses ?
Il ne cessa pas pourtant d’y monter une patience et un zèle inégalables. Il y avait, du monastère au métochion - ce qui est dire à la dépendance - de Develikia d’Iérissos, treize heures de marche à pied, auxquelles s’ajoutaient de longues heures encore pour aller à Sykia et au Monoxylitis. Et quand il devait joindre le métochion le plus éloigné, celui de Calamaria, aux abords du village de Portaria de Chalkidiki, c’était quatre jours entiers qu’il lui fallait marcher…
Ces longs courriers s’acheminaient cinq à six fois par an. Parcourant monts et vallées, traversant les bois et les plaines, infatigable, marchait le Père Isaac, son sac de lettres et sa besace à l’épaule, à la main son chapelet, incessamment murmurant sa chère « petite prière » , la Prière du Cœur. La force émanée d’elle mettait en fuite les démons et les pensées mauvaises, emplissant son cœur de sérénité. Sa douceur lui évitait de sentir la fatigue de longues heures passées en chemin. Sa Grâce aussi l’aidait à s’acquitter parfaitement de cette diaconie qu’il accomplissait sans un murmure.
La patience infinie du Père Isaac, l’on pouvait la voir à l’œuvre au métochion de Monoxylitis. Là, le monastère conserve encore cent quarante arpents de ces vignes qui produisent le célèbre vin du « Monoxylitis ». Leur culture réclame beaucoup de soins, et cette peine, déjà redoublée par la fatigue des jeûnes monastiques, l’est même davantage lorsqu’il arrive que l’économe soit une personne chiche et sévère telle que l’était alors le moine Kalymnios du métochion. Il fallait au Père Isaac montrer deux fois plus de patience, et subir le double de tourments. Brisé de fatigue le plus souvent, il se consolait au souvenir des paroles d’Isaac le Syrien, son Saint : « Le repos et l’oisiveté sont pour la ruine de l’âme, plus néfastes encore que les démons eux-mêmes ».
A quelque temps de là, le monastère l’établit chef de bergers d’un immense troupeau de mille sept cent quarante chèvres. Tandis qu’il les faisait paître, il lui semblait revenir à ses années d’enfance, quand ses désirs de petit pâtre de Cavvacli n’étaient encore que des rêves…et il remerciait Dieu de les avoir désormais réalisés.
L’on vit aussi le Père Isaac exercer la diaconie de meunier aux moulins à eau du métochion de Marionon, comme à celui de Métaggitsiou de Chalcidique…
C’était, de l’aveu de tous, un esprit pratique, un homme actif et travailleur. Et parce que son cœur était pur, tout ce qu’il touchait devenait une double source de profit. Chacun des travaux qu’il entreprenait se faisait à la perfection, produisant beaucoup de fruit.
Cela se voyait au jardin du monastère, qui connut avec lui ses heures de gloire. Les arbustes y étaient plantés avec une ordonnance parfaite, rangés avec une précision mathématique. Ce que semait cet être béni, fût-ce aux endroits les plus secs, fleurissait d’abondance. Dieu lui dispensait richement ses biens. Les légumes subvenaient aux besoins du monastère et il en restait encore tout autant.
Il amassait alors l’excédent, entassant courgettes, aubergines, tomates et haricots en bordure du chemin, où les ascètes du désert athonite prenaient en passant ce dont ils avaient besoin, chacun à son gré. Et il faisait la même chose aussi pour l’hôtellerie de Karyès, la capitale de l’Athos. Outre les biscottes qui sont une bénédiction du monastère, il préparait pour les moines très pauvres de la Skyte de Koutloumousiannis des produits frais de son jardin.
Et, plus il partageait, plus il récoltait. Ame légère que celle du Père Isaac, empli de tendresse et d’amour pour tous es frères…Un moine lui demandait un jour quelques poires : « Prends-en », lui dit-il, « autant que tu en veux. Ce que tu prends, Dieu me le rendra en double ».
Pour les autres, il se sacrifiait sans hésiter. Mais il n’avait aucun souci de lui-même. Frugal dans sa nourriture, il n’avait de vêtements que le nécessaire. Quant à la non-possession, il y était inégalable, s’y montrant, selon le mot de Saint Nil, « tel un aigle au large essor ».
Un jour qu’il bêchait son jardin, il trouva enfouies deux à trois livres d’argent. Il les ramassa de l’air le plus détaché, puis, une fois son travail achevé, les remit à l’higoumène.
Mais, malgré ses vertus, il était humble à l’extrême. Tout au long de sa vie cénobitique, il ne recherchait jamais que les tâches les plus ingrates. Des diaconies qui eussent comporté de hautes responsabilités, il n’en demandait jamais. Il préférait rester toujours dans la position d’un novice, semblable sur ce point à Saint Niphon, dont la vie l’avait tant ému et qui continuait de l’enseigner et de vivre en lui.
7. Ascèse et tempérance.
Durant plus de soixante-dix ans, ce moine béni ne mangea pas hors de la table commune. Il était d’une absolue tempérance, tant dans le coenobion que dans les métochions qu’il visitait, et où souvent il demeurait, fidèle en cela à son canon d’obéissance. Or la diète est sévère au monastère : outre qu’il est rigoureusement impossible de consommer de la viande, le lundi, le mercredi et le vendredi sont des jours où l’on ne mange qu’une fois, et encore sans huile ni vin. A quoi s’ajoute encore le jeûne sévère des divers carêmes. Mais cette règle, le Père Isaac l’observait sans faillir, où qu’il se trouvât, fût-il loin du monastère. Il était même beaucoup plus rigoureux en période de jeûne, faisant jusqu’à trois triméron – jeûnes complets de trois jours consécutifs chacun- pendant le grand carême : l’un durant la première semaine – celle de l’entrée en carême-, le deuxième durant la troisième semaine – celle de la Croix-, et le dernier durant la Grande et Sainte Semaine. Tel est l’aveu que, vers la fin de sa vie, il fit, sous forme de confidence, à un frère qui le suppliait de lui découvrir quelle était son ascèse.
Aussi longtemps qu’il vécut au métochion de Calamaria où il passa de longues années à garder les brebis, jamais il ne mangea de viande, même si l’économe, sa synodie, et les journaliers en prenaient souvent. Pour lui, le Père Modeste gardait un baril de poisson fumé en saumure, tel qu’en préparent les Pères athonites pour l’année entière. C’était cela que mangeait le Père Isaac en glorifiant Dieu, évitant ainsi tout scandale et tout motif de condamnation.
Au métochion de Monoxylitis, il faisait office de vendangeur. Mais lorsque les raisins étaient mûrs, il n’en portait pas un grain à sa bouche avant l’heure du repas. Lui qui avait goûté la douceur de la présence de Dieu méprisait maintenant les choses du siècle présent, et ne mangeait que ce qu’il fallait pour subsister. Car « il est impossible », écrit Diadoque de Photicée, « que nous méprisions joyeusement les choses de ce siècle si nous n’avons pas d’abord, en toute conscience et connaissance, goûté à la douceur de Dieu ».
Il fut une époque où l’actuel higoumène du monastère se trouva, novice encore, à Monoxylitis en même temps que le Père Isaac. Après les vendanges, des grappes étaient restées dans les vignes, dont il donnait à goûter aux autres sans y goûter lui-même.
Tiens, Georges, prends cela.
Et toi, Père Isaac ?
Moi , je suis moine. Cela ne se fait pas, pour un moine, de manger avant l’heure.
Alors, je veux être moine, moi aussi ! répondait le futur higoumène.
C’est ainsi, par sa propre ascèse, et par son exemple, qu’il enseignait aux plus jeunes, pour le profit de leur âme.
Ou bien :
Quelle heure est-il, Georges, demandait-il. Nous allons faire la cuisine.
Et il poursuivait :
Que mange-t-on aujourd’hui à la trapéza – ce qui est dire à la table- du monastère ?
Du thé, Géronda.
Eh bien, disait-il : Si c’est du thé au monastère, ce sera du thé pour nous aussi !
Il savait bien, pour l’avoir expérimenté, que « le jeûne est le mors du moine », et que selon les Pères, comme pour Saint Grégoire de Nysse, « c’est pour la purification de l’âme qu’il a été prescrit ». C’est pourquoi aussi ses jeûnes avaient le fondement et le sens que leur donnent les canons de l’Eglise.
Quant à sa règle de prière, jamais il ne la négligeait. A Dionysiou, les moines font chaque jour douze chapelets et trois cents métanies. Mais l’Ancien Isaac,lui, durant le Grand Carême, accomplissait le nombre stupéfiant de trois mille prosternations par jour ! Les oir, quelque fatigué qu’il soit du dur labeur du métochion, et aussi loin qu’il se trouvât, il faisait autant d’agrypnies – ce qui est dire de veilles de la nuit entière – qu’en fixait le monastère, veillant et priant la nuit entière. Assoiffé de prière, brûlant pour le service de Dieu, il lisait les mêmes offices que ses frères de Dionysiou. Mais lorsque, dans sa cellule, il n’entendait pas la simandre et perdait un peu de l’office, certains le taquinaient en disant :
Voyons, Père Isaac, tu oublies l’heure à présent ?
Non, non, cela ne compte pas comme une faute. C’est un crédit à rembourser, répondait-il avec sa simplicité coutumière.
Et il ne s’apaisait que lorsqu’il avait remboursé son dû en particulier.
Dans ce creuset qu’est le coenobion, où se travaille et s’élabore l’or de la vertu, l’Ancien Isaac se polissait de jour en jour. Dans l’obéissance, l’absence de souci, l’hésychia et la crainte de Dieu, il menait une scrupuleuse ascèse, vivant selon Dieu la vie angélique, avec la simplicité d’un tout petit enfant.
Il n’avait pas pour parler cette éloquence que d’autres possèdent. Aux vaines paroles il préférait le silence. Grande vertu, en vérité, que le silence, qu’il incitait de plus jeunes à acquérir également.
«Maintenant que tu as été ordonné », disait-il avec amour à quelque nouveau diacre qui ne semblait pas en estimer les bienfaits, « garde le silence ».
La contradiction était une chose inconnue du Père Isaac. Qu’on lui fit une observation, qu’on le blessât même, il inclinait la tête plus bas encore que de coutume, se contentant de recevoir la semonce, avant de répondre humblement : « Bénis, Père ».
Dès lors, lequel d’entre les frères du monastère ne l’eût pas aimé, lequel ne l’eût pas estimé ?
« Ah ! » disaient entre eux les Pères, « voilà un vrai moine ». Et par respect, ils l’appelaient non pas « le Père Isaac », mais « l’Abba Isaac ».
Lui, cependant, ne se laissait jamais aller à des sentiments d’orgueilleuse fierté.
« Ce que je suis », disait-il simplement, « Dieu le voit ».
Et comme tous le louaient, il ajoutait, non sans embarras : « Que dites-vous là ? Je suis l’homme le plus pécheur ». Et il s’en allait humblement à sa cellule ou à sa diaconie.
Quelque soin qu’il prît de la vouloir cacher, sa renommée s’était répandue partout. Le Métropolite Irénée de Cassandréïa, qui aimait beaucoup le monachisme, parlait toujours de l’Ancien Isaac en termes élogieux. Et, chaque fois qu’il venait visiter les paroisses de son diocèse, il passait la nuit dans un métochion de Dionysiou, celui de Calamaria surtout, où se trouvait le plus souvent « l’abba ». Il venait y voir celui dont il goûtait tant la compagnie, et qu’il appelait « le moine ».
Je vais voir le moine, disait-il, au métochion de Dionysiou.
Ah, très vénérable père ! lui demandait-on étonné. Il y a donc un moine dans ce métochion ?
Mais oui, et c’est pour lui que je vais là-bas !
8. Vers les cimes.
Toutes les ascèses corporelles et spirituelles se font dans le but éminent et saint que les Saints Pères appellent « la purification du cœur ». Le jeûne, la veille, le deuil, la vie dure, le canon de prières, les offices, la lecture, la prière incessante, et tout le reste des luttes ascétiques aident le moine à s’élever, comme à vivre purement la vie sainte.
Cela, « l’abba » tant vanté de Dionysiou l’avait compris dès sa jeunesse. Dès lors, s’étant sans cesse élevé sur l’échelle des vertus, il avait acquis pleinement la douceur, l’innocence et la simplicité, laquelle enfante à son tour la plus haute humilité. « Il n’est pas possible, dit Saint Jean le Climaque, de voir jamais simplicité dépourvue d’humilité ».
Mais la profonde humilité ouvre la voie à une vertu suprême, celle de l’apathéïa, l’absence de passions, l’état d’impassibilité où les passions négatives n’agissent plus. Car c’est bien au sommet de l’Echelle Sainte qu’arriva ce soldat du Christ, tel un grimpeur excellent qui s’y était hissé, toujours plus haut. Le Père Isaac était du nombre de ceux, très rares, qui l’acquirent. Il y faut d’ordinaire beaucoup de temps, un immense désir, et l’aide de Dieu. Lui, cependant, était allé plus vite, tels ces êtres d’exception qu’invoque Saint Jean Climaque : « Lorsque l’on voit, que l’on entend parler », dit-il, « d’un homme qui en peu d’années a atteint la cime de l’apathéïa, c’est qu’il n’a pas emprunté d’autre voie que celle, rapide et bienheureuse, de l’humilité ».
Des Pères qui ont vécu à ses côtés, et qui l’ont bien connu, pour avoir ensemble passé par bien des métochions, témoignent quelles formes revêtait cette vertu très haute dont s’ornait toute la vie du Géronda.
L’Ancien Isaac, disait le Père Léonce, lorsqu’il parle à des gens du monde, et rencontre des laïcs, n’établit aucune différence entre les êtres, et ses sentiments demeurent les mêmes envers tous.
C’était dire que, lorsqu’il était contraint de s’entretenir avec d’autres, l’Abba se plaçait toujours sur une hauteur qui lui faisait dominer tous les points de vue – hauteur qui, en termes patristiques, n’a d’autre nom que celui de l’apathéïa, - de l’impassibilité.
Et de fait, l’Ancien Isaac, lorsqu’il était dans les métochions du monastère – ce qui représentait déjà le monde à ses yeux- n’en continuait pas moins de s’y conduire comme un moine sans passion, porte-lance toujours sur la brèche, certes, combattant, mais invincible, mort au monde. En lui vivait seul le Christ ; en lui s’incarnait la perfection de l’amour, telle que la peint Saint Maxime le Confesseur : « Celui qui est parfait en amour », dit-il, « parvenu au sommet de l’apathéïa, ignore la différence entre ce qui lui est propre et ce qui est d’autrui, entre le particulier et l’étranger, entre le fidèle et l’infidèle, entre l’esclave et le libre et, absolument, entre le masculin et le féminin ».
Et pour avoir pris en vérité ce chemin qui rapidement s’élève vers les cimes, il fallait que l’agile courrier de Dionysiou, que l’excellent marcheur habile à parcourir les voies de Dieu, achevât son ascension par la vertu la plus haute, celle qui culmine au-dessus de toutes les autres, celle de l’amour parfait.
C’est ainsi qu’il parvint à ce degré sublime qui le faisait vibrer en sympathie avec tous les hommes, avec le monde entier, la création entière, avec les êtres animés comme avec les êtres inanimés, rejoignant en cela ce que dit son Saint homonyme, le grand Isaac le Syrien, sur la nature de l’amour parfait. Il aimait tous les êtres et compatissait avec eux - il aimait et souffrait avec eux.
A l’ermitage des Saints-Apôtres, qui regarde le monastère de Dionysiou, vécurent longtemps l’Ancien Isaac et le Père Lazare. Le Géronda, vieillard courbé déjà par les ans, jardinait cependant encore, cultivant ses citrons et ses oranges, tandis que l’autre soignait le Père Modeste, resté infirme après une attaque d’hémiplégie. Le premier avait sa cellule tout près de l’église ; les deux autres, eux, demeuraient à l’étage…
« Après les complies, contait plus tard le Père Lazare, lorsque nous nous étions séparés, il ne se passait pas une demi-heure que l’on n’entendît l’Ancien Isaac prier avec pleurs et sanglots. Ses larmes roulaient sur ses joues, baignant son visage ; on les eût dites venues des profondeurs insondables de l’âme et du cœur. Or, un soir que je l’entendais comme de coutume mener semblable thrène, je m’avisai de lui demander ce qu’il avait à pleurer ainsi chaque nuit. Etant donc descendu, je m’approchai de sa cellule. Il s’en élevait comme un murmure plaintif :
« Seigneur, sanglotait-il, aie pitié de tes pauvres. Aie pitié des malheureux. Aie pitié de ceux qui ont faim. Manifeste-leur tes tendresses. Seigneur, aie pitié… »
Moi cependant, ne comprenant pas pour qui il suppliait ainsi, je l’interrompis :
« Pardon, Père Isaac, pour qui pleures-tu et supplies-tu si longtemps le Christ ? Qui sont ces pauvres ? Qui sont ces malheureux dont tu parles ? »
Alors, il me répondit :
« Ne te souviens-tu pas, mon enfant, de ces métayers que nous avions pour compagnons de labeur, dans les métochions où ils travaillaient tout le jour, s’épuisant pour un salaire de misère ? Comment subviendront-ils aux dépenses de leur nombreuse famille ? Comment trouveront-ils la dot pour marier leurs filles ? Comment leurs enfants s’instruiront-ils ? Comment se vêtiront-ils ? Et comment ne les plaindrais-je pas, à leur seul souvenir ? Eux qui nous ont manifesté tant d’estime et d’amour ? Qui nous ont obéi, comme si nous les avions achetés pour être nos esclaves ? Comment ne supplierais-je pas le Christ, et ne pleurerais-je pas pour eux ? »
Sur ces mots, je m’en allai en silence, le laissant à ses larmes et à se suppliques, empli d’admiration pour la grandeur de sa compassion.
Tel est l’extraordinaire portrait de lui que permettait de brosser six mois de vie passée en commun avec le Père Isaac, à l’ermitage des Saints Apôtres. J’y voyais là comme le second pendant d’un même amour monastique pour le prochain, dont le premier eût été l’amour pour le malade, marqué par l’abnégation, le sacrifice de soi, la patience, les longues veilles, la peine et le renoncement. Celui-ci – l’amour pour ceux qui sont au loin- s’exprimait autrement, mais de façon plus haute encore, dans cette chaleur de l’âme, dans ces larmes brûlantes, dans ce bouleversement de l’être. Oui, telle était la grandeur du vrai moine athonite, qui se rencontre encore aux diverses extrémités de la Sainte Montagne.
De ces jours à l’ermitage des Saints-Apôtres, notre esprit se remémore avec joie les admirables images – celles du rez-de-chaussée où priait avec feu l’Ancien Isaac, celles du grenier où priait aussi le malade alité, veillé par son frère. Et ces deux scènes, l’une comme l’autre, nous faisaient songer aux paroles du Maître, prononcées dans cette autre salle haute historique à Jérusalem : « Tous à ceci reconnaîtront que vous êtes mes disciples, que vous aurez de l’amour les uns pour les autres ».
La prière, voilà l’œuvre véritable du moine – prière pour le prochain et pour le monde entier, la prière dite avec le cœur, tandis que, jusqu’à l’abnégation, jusqu’au sacrifice de soi, les mains vaquent aux soins des malades, ou bien à l’hospitalité incessante, livrant le rayonnant enseignement de l’exemple, qui opère par la pratique – Œuvre qui n’est point clamée sur les toits et qui, pour cela même, possède une dignité plus haute, inestimable.
9. Célestes instants.
Le Saint Monastère de Dionysiou, de par son ordonnance intérieure, est sans doute, architecturalement, le monastère le plus resserré de l’Athos, celui aussi qui inspire le plus de contrition au pèlerin. A voir, en effet, cette masse compacte de bâtiments se refermer sur l’église, ce dernier ne peut s’empêcher à son tour de se replier plus profondément sur lui-même, et d’y mieux concentrer son cœur et son esprit.
Les fresques empreintes d’une dignité toute hiératique, datant de la splendeur passée de Constantinople, dont s’orne l’intérieur du Catholicon ; les scènes incoparablement expressives de l’Apocalypse, sur les murs des couloirs qui mènent au réfectoire ; les chapelles, presque toutes peintes dans le même style, celles en particulier des Saints Anargyres et de Saint Jean le Théologien ; le réfectoire lui-même – la trapéza- où règne un silence que rompt la seule lecture du synaxaire – lequel est le livre contenant la Vie des Saints de chaque jour-, ce réfectoire décoré lui aussi de scènes admirables – l’Echelle Sainte, la Synaxe des Archanges, le chœur des Saints, et d’autres encore -, tout cela sans parler des Pères du coenobion, qui jusqu’à aujourd’hui incarnent l’austère tradition monastique, et dont les vertus font paraître les visages plus lumineux – c’est là, dans le cadre idéal de cette cité monastique, où l’on fait l’apprentissage de la vie angélique, que l’Ancien Isaac vécut les jours et les nuits les plus heureuses de sa philosophie en Christ.
Plus tard, lorsque parvenu à un âge avancé déjà, il s’asseyait, selon sa coutume, dans sa stalle d’Ancien, sous l’icône patinée du Vénérable Précurseur, immobile comme une colonne, gardant vigilant l’œil de l’âme et du corps, il suivait la divine liturgie et le reste des offices de l’Eglise, qui font monter la terre aux cieux et descendre le Ciel sur la terre.
Alors, durant les longues agrypnies, et les mâtines graves et recueillies, lorsqu’à la faible lueur des veilleuses les Pères les plus anciens, dans l’absolu silence, sont assis dans leurs stalles, sous le regard des Saints comme détachés du mur, l’on croirait voir leurs glorieuses figures se réjouir avec celles des moines, et dans le Paradis se réjouir le chœur bienheureux des Pères, avec ceux qui sont encore ici, dans ce Jardin de la Toute Sainte, et qui ont avec les premiers ce trait en commun d’être des amoureux de Dieu…
Ah ! Perfection inoubliables des pannikhides – que sont les offices des défunts- de la Sainte Montagne, des grandes fêtes et des processions tant attendues, celles des dimanches de Grand Carême, celles de la Passion du Sauveur…
Comment ne pas d’émouvoir de ces vénérables Anciens, inébranlables comme les Martyrs, silencieux et sobres comme les Saints Ermites, attendant patiemment pour aller vénérer, chacun à son tour, le Saints Evangile, les précieuses reliques, ou le calice des Saints Mystères ?
« Elle passe en vérité toute description, écrit l’archimandrite Gabriel, l’incomparable ordonnance des hiérurges, des diacres et des Saints Pères, qui se tiennent ensemble au milieu de l’église, dans leurs ornements chamarrés de fils d’or, leurs mandyas – ce qui est dire leurs pèlerines plissées- noires aux cent plis, et leurs voiles si majestueux, qui leur confèrent cet air de pieuse décence et d’inégalable dignité, inspirant à tous la même crainte de Dieu que s’ils se fussent tenus devant lui ! »
Dans ce cadre tout céleste, l’âme du Père Isaac s’envolait. Elle s’échauffait, s’emplissait de contrition, et ses yeux se mouillaient, comme à la fête de la Théophanie, chaque fois qu’à l’office des Heures il entendait l’idiomèle, ce tropaire admirable, à la gloire de Saint Jean Baptiste, le Précurseur du Seigneur :
« Ta main sublime qui touchas
La tête toute pure du Maître,
Et qui de son doigt béni
nous la désigna,
tends-la maintenant vers nous, ô Baptiste,
toi qui devant Dieu possède tant d’assurance.
Tu es en effet plus grand que tous les Prophètes,
Toi dont il a rendu témoignage.
Tes yeux, les mêmes qui contemplèrent
L’Esprit Très Saint,
descendu sous forme de colombe,
lève-les maintenant vers lui, ô Baptiste,
le suppliant de nous être propice.
Et tiens-toi ici parmi nous,
avec nous chantant l’hymne,
et présidant la fête ! »
L’émotion grandissait dans le cœur du Père Isaac, jusqu’à culminer quand il vénérait et embrassait pieusement cette main bénie du Précurseur, posée là devant lui – la plus précieuse et la première des reliques du monastère. Bien des fois l’Ancien l’avait sentie embaumer de ce parfum suave, que quelques-uns des Pères, de temps à autre perçoivent, et qui légèrement s’en exhale, par petites bouffées subtiles…
Ah ! Célestes instants ! Instants divins et hypercosmiques !
TROISIEME PARTIE
LES CHARISMES DE L’ESPRIT
10. Merveilleux miracle du Précurseur.
Aux lutteurs qui se sont sanctifiés par l’ascèse, Dieu prodigue ses charismes admirables, leur témoignant ainsi son amour infini.
L’Ancien Isaac n’était pas, lui non plus, sans participer à ces dons de la tangible présence de Dieu, comme en attestent bien des évènements extraordinaires de sa vie. C’est ainsi que dans sa jeunesse, tandis qu’il faisait, à Conaki de Karyès, office de cellerier, préposé, sous la direction du Père Gélase de Laconie, à l’intendance des vivres, il arriva qu’un jour d’hiver – l’on était alors au mois de février -, sous l’effet d’une circonstance pressante, le Père Gélase eut besoin de joindre à tout prix le monastère. Et parce qu’à l’époque il n’y avait ni téléphone ni moyen de communication d’aucune sorte, il fallait bien que quelqu’un y allât à pied, quelque menaçant que parût le temps, qui ne laissait rien moins présager alors qu’une tempête de neige. L’Ancien Gélase fit donc venir le Père Isaac, lui demandant de porter au monastère les lettres qu’il lui confiait. Celui-ci fit une métanie, prit son bâton et son sac de lettres, et se mit en route. Si le sentier qui mène à Dionysiou par la montagne est d’une impressionnante beauté, surplombant toute la vallée, serpentant entre des étendues sauvages plantées de pins et de châtaigniers, dont les cimes s’élèvent droit vers le ciel, il ne faut cependant pas moins de cinq heures pour couvrir à pied cette distance depuis Karyès.
Docile, le novice se pressait d’aller s’acquitter de son obéissance, - ce qui est dire, au sens monastique, de ce que lui commandait son obéissance-. Le ciel cependant s’assombrissait d’heure en heure. Le jeune moine discernait au loin les signes avant-coureurs d’une tempête, - de celles, effrayantes, qu’il avait vues à maintes reprises balayer l’Athos. Près d’un quart d’heure plus tard, il se trouvait au pied de la grande croix qui marque la ligne de faîte. Il prit en hâte le sentier qui rejoint la route du monastère, lorsqu’il se trouva pris de front par l’Ennemi : la neige était là. Il était parti de Conaki à la première heure de l’après-midi – la septième heure selon l’horologe athonite. A trois heures – la neuvième heure sur l’horloge de l’Athos- il arriva sur les montagnes avoisinantes du monastère de Simonos Petra, à la source de « Bousdoum », dont l’eau était gelée. Jusque- là, il avait pu reconnaître la route. Mais, à partir de cet endroit précis, il ne distingua plus rien. Tout avait été recouvert de neige. Il essaya d’évaluer sa direction. En vain. Il allait désormais en aveugle. Tant qu’il put mouvoir dans la neige ses pieds alourdis, il progressa lentement, la douce invocation du nom de Jésus sur les lèvres.
La tempête à présent faisait rage. La neige le fouettait de tous côtés, par violentes bourrasques. Il demeurait immobile, arrêté par l’opaque muraille. Il tenta de faire quelques pas. Ce lui fut impossible. Il était encerclé, pris au piège, et rien ne pouvait le sauver…
Il y avait longtemps déjà qu’il avait perdu sa route. Il était là, figé, roidi par le froid terrible, et la neige continuait de s’amonceler, montant de façon menaçante, plus haut, toujours plus haut. De secours humain, il n’en fallait pas attendre. Pas la moindre cahute en vue non plus, pour s’y recroqueviller un peu à l’abri. Et l’heure avançait. La nuit commença de tomber. Il n’y avait plus de salut pour le jeune Isaac. Il n’en viendrait de nulle part. La neige, peu à peu allait le recouvrir tout entier. Ce soir-là serait le dernier de son existence. Il ne lui restait plus qu’à attendre la mort…
Alors, lorsque tout autre espoir fut perdu, il éleva ses mains et ses yeux et, plein d’une foi ardente, résolument s’écria :
« Seigneur Jésus Christ, mon Dieu, par les prières de mon Saint Géronda, sauve-moi à cette heure ! Et toi, vénérable Précurseur, juge-moi digne d’arriver sain et sauf au monastère ! »
Et le miracle se fit. La parole du Prophète Isaïe s’accomplit : « Tandis que tu es encore à parler, me voici ». A l’instant, l’espace d’un éclair, quelque force invincible l’arracha de terre. En un clin d’œil, il fut transporté devant le proskynitère – ce qui est dire le petit oratoire-, au seuil du monastère.
Il était presque quatre heures et demie de l’après-midi, - dix heures et demie, à l’heure athonite. Les Pères se levaient à peine de table. Le portier s’apprêtait à fermer la porte du monastère quand, à sa grande stupeur, il avisa devant lui le Père Isaac.
D’où viens-tu, Abba, s’étonna-t-il. Comment es-tu parvenu à passer au travers d’une telle tourmente ?
Son embarras fut à son comble lorsque, cherchant des empreintes sur la route de Karyès, il n’en vit pas la moindre trace. Cette perplexité gagna bientôt les autres Pères. Frappés d’étonnement, tous l’interrogeaient sur ce qui lui était arrivé. Mais le Père Isaac, ne voulant pas leur découvrir le miracle, donnait aussi peu d’explications qu’il se pouvait. « Avec le secours du Vénérable Précurseur, leur disait-il, montrant son icône qu’il serrait sur lui, j’ai pu sans danger m’acquitter de mon obéissance. »
Cependant, il ne se passa guère de temps que le miraculeux évènement du transport du Père Isaac par la voie des airs ne fût, pour la gloire de Dieu, clairement mis en lumière par son Père spirituel, auquel il avait tout révélé dans le détail. – Miracle étrangement semblable à ceux qui advinrent à bien des Saints de l’Eglise, qui connurent eux aussi ravissements dans les airs ou transferts instantanés d’un lieu à un autre, lesquels constituent, parmi cent divers autres, le signe frappant d’une vie gratifiée de charismes, et d’une faveur divine toute particulière.
11. Une existence insigne.
Ceux de ses contemporains qui vivent encore n’oublieront jamais le serpent qui fut l’ami inséparable du Géronda. C’était un immense reptile, venimeux s’il en fut, long de plus d’un mètre et demi, de cette race de vipères que l’on appelle à l’Athos « cervidée ».
Durant les deux années où il resta à la boulangerie du monastère, le père Isaac ne s’en sépara pas. Il lui préparait avec de la farine des repas de gruau et cajolait sans peur l’animal. Le serpent, en retour, rendait à « son Géronda » de notables services ! Il livrait aux souris une guerre sauvage, et en nettoyait toute la boulangerie. Il était devenu à ce point familier avec l’Ancien qu’il montait dans le grossier cadre de bois qui lui servait de lit, pour y dormir à ses pieds. Là, véritablement, il s’enroulait sur lui-même et, tranquillement, s’endormait.
La première fois que je le vis ramper sur le sol de la boulangerie, conte l’higoumène Gabriel, un frisson me parcourut tout entier. Mais l’Ancien Isaac, lui, gardait avec l’animal les liens de la familiarité la plus naturellement adamique.
Père Isaac, lui demandaient les autres Pères, non sans quelque crainte, qu’as-tu besoin de cet aspic ici ?
Il est gentil, répondait simplement le Géronda. Il ne dérange nullement. Et il ne laisse pas une souris dans la place !
Tant que son maître demeurait dans la boulangerie, le serpent restait à ses côtés. Mais, à peine l’Ancien s’en allait-il, que l’animal disparaissait aussi. On le voyait prendre le maquis.
C’est là un fait attesté que beaucoup d’hommes de Dieu sont jugés dignes, pour leur grande vertu, de parvenir au même état de nature adamique qui fut celui des protoplastes – ce qui est dire des « premiers formés, des premiers modelés » par le Créateur, Adam et Eve –, et de vivre sans être inquiétés, dans la compagnie des bêtes sauvages. Car, devant ces êtres purifiés, les bêtes et les reptiles, comme avertis en secret de leur innocence parfaite, s’apaisent et courbent le cou. Et cela, non pas seulement dans les temps anciens, ainsi que le montre toute l’histoire patristique, mais même jusqu’à nos jours, chez l’Ancien Isaac.
Et cependant, si l’animal sauvage respecte ceux qui vivent dans cet état paradisiaque d’avant la chute, l’Ennemi, lui, les combat par mille ruses, comme autrefois les protoplastes. Souvent, en vérité, le diable prit pour cible ce saint moine, l’attaquant et ne le laissant jamais en repos, dans cette guerre qu’il lui avait au commencement déclarée pour sa vertu. Et pourtant, jamais, en dépit de tous ses artifices, il ne parvint à le chasser hors du jardin d’Eden.
Le Père Bartholomée, ermite des Karoulias, et vétéran du combat contre l’adversaire, avait vécu, jeune encore, à Conaki de Karyès avec l’Ancien Isaac. Là, son compagnon d’ascèse, comme lui, était souvent importuné par les démons. Un jour donc qu’il allait le réveiller, pour lui demander de l’aider à pétrir les prosphores – ce qui est dire les pains liturgiques, desquels le prêtre détache l’Agneau liturgique au cours de la célébration-, il le secoua par l’épaule. Mais le Père Isaac, encore endormi, se contenta de gémir : « Va-t-en, diable, va-t’en ». Le Père Bartholomée comprit alors que son syncelle, la nuit, avait beaucoup à souffrir des puissances hostiles.
Une autre fois encore, à Conaki, tandis qu’ils marchaient dans la nuit, ils avisèrent un étrange personnage. Le Père Isaac le dépassa sans mot dire, et s’en alla exécuter son travail, puis à son retour, passa de nouveau tranquillement devant lui. Les efforts de l’ennemi invisible pour l’effrayer n’avaient pas prévalu contre lui.
De Monoxylitis, il avait coutume, tous les samedis, d’aller à la skyte russe voisine – celle que l’on appelle la Thébaïde – où il assistait à l’agrypnie – à la veille – qui durait la nuit entière, et prenait part, le dimanche matin, aux Purs et Saints Mystères. En chemin cependant, les démons faisaient tout pour l’effrayer et le contraindre à faire demi-tour. Tous les cinquante pas ou presque, ils se présentaient à lui sous diverses formes, tour à tour sangliers, loups, chacals, ou serpents hideux qui sifflaient de manière effrayante. Mais lui, indifférent à tout, continuait d’avancer, le psaume 26 sur les lèvres :
« Le Seigneur est ma lumière et mon Salut,
De qui aurais-je peur ?
Le Seigneur est le défenseur de ma vie,
Qui craindrais-je ? »
Et il marchait sans trouble, en quête de la Perle de grand prix – le Corps et le Sang du Seigneur qu’il allait recevoir en lui.
12. Dieu est admirable dans Ses Saints.
En 1893, l’Ancien Isaac était attaché au service du métochion de Calamaria, dont l’économe était le vertueux Père Gervaise, originaire d’Ithaque. Mais, cette année-là, avec la canicule, régnait sur tout l’endroit une terrible sècheresse. On n’était encore qu’au mois d’avril, mais les cultures menaçaient de se dessécher tout-à-fait. Alors l’économe, sachant combien le Géronda Isaac avait d’assurance devant Dieu, le supplia d’implorer la miséricorde divine, pour que le Seigneur envoyât un peu de pluie sur cet aride désert. Et celui-ci, qui ne savait pas contredire, et moins encore désobéir, se mit, au soir de ce même jour, à son office d’intercession. La nuit entière, il s’abîma dans la prière, suppliant avec larmes le Dieu de bonté de prendre sa créature en pitié, et de faire pleuvoir sur la terre desséchée, afin que ne fussent pas perdus les espoirs et les peines des pauvres gens, ni ceux non plus du Père Gervaise, l’économe.
Et voici, l’aube pointait à peine, lorsqu’à l’extrémité de l’horizon parurent soudain quelques nuages. Amoncelés à la périphérie du Polygyros, ils se rapprochaient peu à peu. Bientôt, un grand nuage s’étendit sur toute la campagne alentour, jusqu’au village de Portaria. Peu de temps après, l’orage éclata. Il pleuvait si fort que la terre en était détrempée. Le Seigneur avait entendu la prière de son serviteur. Dieu, dit le Prophète des Psaumes, « fera la volonté de ceux qui le craignent. Il entendra leur supplication ». ( Ps. 144,19).
Combien d’âmes encore, sachant bien le pouvoir de sa prière, eurent-elles recours à lui, le priant d’intercéder auprès de Dieu, dans leurs épreuves et leurs nécesssités ! Combien de femmes stériles, de Chalcidici et d’ailleurs, ne le supplièrent-elles pas…Car l’Ancien, dans sa prière, n’oubliait personne.
Parmi ses multiples diaconies – lesquelles sont les tâches dont un moine est chargé dans le monastère-, le Géronda Isaac était aussi passé par la confection des prosphores. Là, comme partout, il avait laissé d’ineffaçables souvenirs. Outre son zèle, et son ardeur au travail, nul n’oubliait les miracles qui les accompagnaient.
Comme le veut la coutume, l’on pétrit chaque semaine à Dionysiou une centaine de prosphores avec vingt-cinq mesures de farine. Et tandis qu’une trentaine d’entre elles suffisent à assurer la consommation du monastère et de son hôtellerie de Karyès, le reste est offert en bénédiction aux ascètes des sktes – lesquels sont les ermitages où sont réunis quelques moines autour d’un Ancien, et qui dépendent d’un monastère-, et ce jusqu’à Kavsocalyvia. Une année, cependant, où la récolte avait été mauvaise, il arriva que la réserve de blé ne fut plus assez abondante. L’ayant mesurée dès le mois de février, les intendants du monastère jugèrent qu’elle aurait peine à suffire jusqu’à la nouvelle récolte, au prix même des plus sévères restrictions. Ils appelèrent donc l’Ancien Isaac, qui faisait les prosphores, et lui dirent :
Géronda Isaac, nous manquons de farine. Pourtant, en l’économisant beaucoup, elle nous suffira peut-être. Garde ce fait présent à l’esprit qu’il n’en reste qu’une jarre pour confectionner le tout, ce qui n’est pas assez pour que tu en donnes aux ascètes. Aussi restreins-toi et maîtrise toi.
Cette nouvelle fit à l’âme du bienheureux Isaac l’effet de la foudre. Il ne dit rien, mais se trouvait en proie au plus grand désarroi. Le dilemme était des plus cruels. « Que faire maintenant ? » songeait-il. « Certes, les intendants ont raison : il ne me reste qu’une jarre de farine. Mais comment se résoudre à être ainsi privé de la bénédiction du vénérable Précurseur ? Comment ne pas donner aux ascètes leurs prosphores, lesquelles se changent en autant de liturgies à la gloire de Dieu, pour la rémission de nos péchés ? Ah ! Mon âme ne connaît plus de paix ! »
L’Ancien, dès lors, se jeta dans son seul et unique recours : la prière. Il alla à l’icône du Baptiste, qui veillait sur la boulangerie, lui fit trois métanies, et embrassa pieusement ses vénérables pieds, le suppliant de toute son âme de l’éclairer sur la conduite à suivre. L’Ancien Isaac aimait tellement Saint Jean que, lorsqu’il le priait, il lui parlait avec la même confiance, la même simplicité enfantines qu’eût observées un petit garçon envers son grand frère. La prière le conforta. Il se leva, le cœur content, affermi dans sa décision.
-Vénérable Précurseur, dit-il alors, plein de foi, je ne cesserai pas, quant à moi, de prodiguer ma bénédiction. Mais toi, fais en sorte, par ta sainteté, d’opérer le miracle, pour que la farine ne manque pas, jusqu’à la venue du blé nouveau.
Et le miracle se produisit : la farine ne diminuait pas dans la jarre. L’on pétrit avec la mesure canonique, tout comme auparavant, jusqu’au 22 juin, avant-veille de la fête du monastère, lorsqu’arriva au port le caïque, chargé du blé nouveau, qu’il acheminait depuis le métochion de Calamaria !
On imagine la joie de l’Ancien Isaac, et sa reconnaissance envers le Vénérable Précurseur, qui dans cette circonstance si délicate, lui avait montré, de façon tangible, sa divine intervention.
13. Les larmes de la prière.
La Grâce de Dieu habitait si manifestement l’âme de l’Ancien Isaac, qu’elle était perpétuellement contrite, et que lui-même reçut le don divin des larmes incessantes – ce don octroyé par Dieu seul, et qui se manifestait chez le Géronda par la compassion et l’amour infinis qu’il éprouvait pour tous ceux qui étaient dans les nécessités et dans les afflictions.
« Nul, dit Saint Syméon le Nouveau Théologien, ne saurait montrer que sans les larmes, ni la contrition continuelle, quelqu’un a jamais été purifié, ni qu’il est devenu Saint, qu’il a reçu le Saint Esprit, qu’il a vu Dieu, ou qu’il l’a reçu en lui, pour que celui-ci habite entièrement son cœur. »
L’Ancien Isaac pleurait tant, surtout vers la fin de sa vie, lorsqu’il eut reçu ce don des larmes, que ses paupières en paraissaient comme rétrécies. Les Pères, bien souvent, lui voyaient les yeux gonflés et rougis de larmes. Et, tandis qu’ils passaient au-dehors, devant sa cellule, ils l’entendaient pleurer encore, tandis qu’il disait la prière, comme exhalée des profondeurs de son âme.
Ses journées entières, ses nuits surtout, il les passait à s’entretenir avec le monde d’En-Haut. Pour la prière, il tâchait toujours de trouver le plus de temps possible. Des heures entières, dans la nuit calme et paisible, où rien ne venait distraire son esprit, hors du monde et des choses de la terre, il priait et, dans sa grande contrition et son brûlant amour pour Dieu, il épanchait des flots de larmes.
Le Père Lazare vint un jour lui demander :
Père Isaac, combien d’heures penses-tu que je doive dormir ?
Pour toi, qui es très jeune encore, répondit-il, cinq heures suffisent ; trois la nuit, et deux le jour. Mais pour ceux qui sont plus avancés, trois à quatre suffisent, réparties entre le jour et la nuit.
Et, véritablement, l’Ancien ne dormait que trois heures – deux la nuit, et une le jour. Tout le reste de son temps, il le consacrait à son doux commerce avec celui dont son âme avait soif, instiablement.
« Quand nous étions aux Saints Apôtres, conte le Père Lazare, et que nous faisions tous deux l’office, durant près de deux heures et demie, avec le chapelet, l’Ancien Isaac faisait à mi-voix le premier puis le second chapelet : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous ».
Mais, au troisième, son cœur s’échauffait tellement qu’il ne pouvait plus se contenir. Et, incapable désormais de murmurer à voix basse, il criait chaque mot, en une prière de feu, transporté d’un amour plus ardent que la flamme. Moi, à l’entendre, j’admirai quel amour pour le Christ il avait dans son cœur. »
Une autre nuit, le Père Lazare dut se lever pour se rendre à Karyès, à l’ermitage des Saints-apôtres. Il fallait, de façon pressante, porter quelque chose à l’Ancien Modeste, qui était malade. L’on était alors au mois de juillet, et il faisait très chaud dehors. Ce soir-là, il faisait clair de lune. Le Père Lazare sortit donc de sa cahute et fit quelques pas en avant, lorsqu’à ses yeux, soudain, s’offrit un spectacle unique. Là, en bordure du chemin, se tenait quelqu’un, agenouillé, les mains levées, priant dans l’infini silence de la nuit, parmi la nature endormie…C’était l’Ancien Isaac !
Le Père Lazare s’arrêta, et prit un autre chemin. Il regardait comme un sacrilège de passer devant le bienheureux, et de rompre l’ordonnance d’une scène aussi grandiose.
Qui ne sait quelle joie divine, quel céleste bonheur inondaient ce soir-là le radieux visage du Géronda ? Qui sait ce que demandaient au Ciel ces saintes mains élevées en prière ? Qui sait quelles larmes abreuvèrent cette terre de l’ermitage des Saints Apôtres, quelles larmes brillant d’un éclat tout divin firent s’ouvrir jusqu’aux portes du Ciel…
14.Bienheureuse fin.
Pareille à sa vie, toute entière sainte et riche des charismes de l’Esprit, ainsi fut encore sa fin, sainte et bienheureuse. Lorsqu’un être a vécu, tel le Géronda, de la pensée de la mort, comme d’un doux pain quotidien dont se fût nourrie son âme, alors sa fin est en vérité « chrétienne, paisible, sans douleur, sans reproche » - comme le diacre le demande dans l’église au cours de ses supplications, celles que l’on nomme les « ecténies ». C’est joyeux et paisibles que les ouvriers de la vertu attendent la mort, parce qu’ils s’en vont « laissant cette vie éphémère, pour aller vers une autre, incomparablement meilleure, et plus radieuse, qui n’a pas de fin ».
L’Abba Isaac, ce vaillant marcheur, ce noble coureur de l’arène monastique, avait « achevé sa course ». Il avait vécu soixante années d’ascèse, de tempérance, de prière et d’amour pour son Christ. Soixante années d’obéissance parfaite, de renoncement à sa volonté propre, d’humilité, et d’une vie dure jusqu’à la souffrance, pour l’amour de son Christ. Soixante années d’une vie sainte et marquée par la Grâce.
L’Abba Isaac était un Saint, de ceux qui ont traversé sans bruit cette vie. C’était de semblables figures, d’êtres également sanctifiés que la Sainte Montagne continue d’enrichir le corps de l’Eglise. L’Athos en recèle un peu partout sur ses pentes, qu’il est malaisé pourtant de découvrir, parce qu’ils savent se cacher ; - dans la pénombre et dans le silence, sous un vieux rasso usé, à l’abri de quelque prétendue folie ou de quelque discrédit, parmi les grands coenobion ou les skytes pittoresques, les pauvres cahutes ou l’austère désert…
Quelques mois avant que n’eût sonné l’heure de sa fin, il tomba malade. On lui prodigua des soins à l’hospice du monastère. Il souffrait de maux d’estomac. L’infirmier lui proposa de faire venir, du monastère voisin de Saint Grégoire, le Père Nicolas, qui était médecin. Mais l’Ancien s’y refusa.
Laisse, mon enfant, dit-il. N’’importune pas le médecin. Ne le mets pas en peine. Il n’est pas besoin qu’il vienne jusqu’ici. Si le Christ veut que je vive encore, je vivrai. Si l’heure est venue de m’en aller, il me prendra. J’ai assez vécu. Il adviendra ce que veut le Seigneur.
Un air profondément paisible s’était répandu sur son visage. Il ne ressentait aucune inquiétude. Sa vie, comme sa mort, il les remettait à la volonté de Dieu.
Les derniers instants arrivèrent. Les Pères lui demandèrent s’il ne voyait rien.
Oui, leur répondit-il. Je vois un lion sur le seuil de la porte.
C’était notre adversaire, le diable, lequel « comme un lion rugissant rôde autour de nous, cherchant qui dévorer » (1 Pierre 5, 8). Continûment, et jusqu’à notre dernier souffle, il nous poursuit, nous dupant, nous menaçant, nous diffamant, et prêt toujours, lors de la sortie de l’âme, à demander des comptes, et à produire des titres.
L’Abba, cependant, était paisible. Des anges bientôt se présentèrent à lui, qui si fidèlement avait incarné la vie angélique…
Le 21 mai 1932 s’endormait en paix l’athlète cénobite, le combattant de la bienheureuse obéissance. Il avait remis sa sainte âme entre les mains de Dieu. « Les âmes des Justes, dit la Sagesse, sont dans la main de Dieu. Les tourments ne les atteindront pas », eux dont « l’espérance est pleine d’immortalité ». ( Sag.3, 1 et 4).
L’on célébra pour le Géronda l’office des défunts. L’on eût dit que le recueillement et la contrition étaient plus grands que jamais. Soixante années durant, l’Ancien Isaac avait concentré sur lui l’amour et la vénération des frères. Et voici qu’il gisait maintenant, enveloppé de son vieux rasso, endormi dans le Seigneur.
Le visiteur qui entre aujourd’hui dans le sobre et paisible cimetière du monastère de Dionysiou ne regarde pas sans émotion la terre bénie dont fut un temps recouverte l’enveloppe charnelle du Géronda d’éternelle mémoire. Dans l’ossuaire ensuite, il voit encore, parmi les os des Pères, ceux de l’Ancien sortis de terre, qui silencieusement attendent que retentisse au Dernier Jour la trompette de l’Archange, au son de laquelle tous les morts se lèveront…
Et lorsque le pèlerin lit le registre des défunts, il y trouve au détour d’une colonne ces paroles brèves mais concises, qui tournent la page sur cette vie de haute lutte d’un Saint de notre époque :
« 21 mai 1932. Géronda Isaac. Placés dans le cimetière du bas, ses restes furent transférés le 25 septembre 1937.
L’Ancien Isaac notre frère, originaire des Quarante Eglises de Cavvali, à l’âge de quatre-vingt-deux ans s’en est allé vers le Seigneur, ayant vécu au monastère plus de soixante années, vivant exemple et modèle de vertu, authentique norme de la seule Vraie Vie, empli de sainteté.
Puisse le Seigneur notre Dieu le faire reposer avec nos Saints Pères théophores – porteurs de Dieu- qui ont resplendi ici-bas. Amen. »
FIN.
ENTRE CIEL ET TERRE
La beauté plus que parfaite et l’idéal monastique.
par le moine Théoclète de Saint Denys de l’Athos.
Traduction du Père Ambroise Fontrier.
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS.
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EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
30 BOULEVARD DE SEBASTOPOL
75004 PARIS
Après le repas, le Père Chrysostome nous conduisit à un balcon du monastère, d’où l’on pouvait à la faveur de la pleine lune printanière, étendre son regard très loin, jusqu’à discerner l’ombre des îles de l’Egée. Un calme profond régnait sur tout le monastère, phantasmagoriquement éclairé, sur les crêtes bruyantes des arbres de la forêt, maintenant silencieuse et sur la face scintillante de la mer endormie.
J’ai remarqué, dit le théologien rompant le silence, que sur la Sainte Montagne, on ne prête pas une attention particulière à la beauté de la nature, bien que l’Athos, pour sa rare beauté, ait été l’objet de traductions lyriques des littérateurs byzantins et des visiteurs étrangers. Je ne sais à quoi est due cette indifférence des moines, qui devraient avoir pourtant, de par leur vie pure, un goût esthétique très raffiné.
En effet, dit le moine Chrysostome, toujours prompt à répondre, les moines qui vivent dans l’austérité, selon les règles de l’ascèse, vivent une vie absolument spirituelle, plongés dans leur « contemplation ». Ils n’accordent pas une importance particulière aux charmes de la nature si abondamment répandus sur la Sainte Montagne.
La question se pose automatiquement, dit le théologien : Pourquoi Dieu qui a créé la nature telle qu’elle apparaît a-t-il voulu qu’en plus de son utilité elle fût belle, puisque vous qui Le touchez de plus près ne ressentez pas à son spectacle une satisfaction profonde ?
Je vais vous répondre, dit le moine. D’après mon expérience personnelle, je puis affirmer que la beauté sensible est infiniment inférieure à l’attrait qu’exerce sur notre âme la beauté spirituelle. Les moines plongés dans l’immense océan de leurs météorismes, dans la jouissance de leurs douces visions célestes, regardent avec indifférence les charmes pourtant bien variés de la nature.
Mais alors, pourquoi cette prodigalité de couleurs, toute cette lumière – puisque les moines, dites-vous, vivent dans les « trous de la terre » - pourquoi tant de fleurs, tant de beauté ?
C’est très simple, répondit le moine. Dieu étant la Beauté, n’a pu créer des êtres laids.
Il existe pourtant des créatures qui nous paraissent répugnantes, dit le théologien.
Certes, répondit le Père Chrysostome, bien des créatures nous paraissent repoussantes. Nous ne pouvons cependant soutenir qu’elles le sont en réalité, car il y a à cela une raison. D’ailleurs, selon l’opinion d’un grand sage, le laid serait le complément du beau. Une image a besoin de l’ombre pour faire apparaître la lumière. D’autre part, si la nature n’était pas belle, comment pourrions-nous nous faire une idée de la gloire de Dieu, qui, pour être gloire, doit nécessairement aussi être belle ? Voilà pourquoi les moines qui pénètrent dans la nuée des beautés divines délaissent les beautés de la création comme des imitations très lointaines.
Gloire à Dieu ! s’écria le juriste sur un ton de particulière satisfaction. Vous avez trouvé mon thème. Cette science du beau, en vérité, m’enthousiasme. Vous avez harassé mon esprit, pour parler clairement, avec vos discours intarissables sur vos moines. Si le moine doit fuir dans les déserts et les montagnes et vivre avec les rongeurs ou encore – selon l’expression d’un écrivain grec- vivre comme « un moinillon au cœur même de Paris, pudique, élégant, svelte comme le paon, rentrer de la bibliothèque au séminaire, Ave Maria ».
Et le juriste continua :
Les sujets, amis très chers, doivent être en harmonie avec le contexte. Ici règne la beauté de la nature. Quel dommage de nous égarer en d’interminables bavardages théoriques, alors que nous pouvons, à la vue directe de la beauté naturelle, échanger de bienfaisantes pensées. Ce que je viens de dire semble avoir ouvert une discussion. Je vous promets donc d’oublier l’ennui que vous m’avez causé avec votre triste sujet, dit-il en terminant, non sans joie et souriant légèrement.
Mon ami et compagnon de route vient heureusement de nous révéler qu’il avait lui aussi de l’intérêt pour ce qui est au-delà des choses matérielles, pour les sphères idéales, dit le théologien, appuyant sur ces mots d’une manière piquante. Mais je dois lui avouer, sans lui déplaire, qu’après avoir satisfait son désir de parler de la beauté, nous reviendrons à notre monachisme, car il est de notre devoir de connaître une face du Christianisme, digne de respect. Etes-vous d’accord, mes Pères ?
Bien sûr, lui dis-je, et je me réjouis de l’intérêt que vous lui portez.
Moi, je ne suis pas d’accord, dit le juriste. Je vais réfléchir pour savoir si je dois suivre une telle conversation. En tout cas, je vais vous écouter avec la plus grande attention parler de la beauté. Faites l’introduction, Père Chrysostome, car vous avez la préséance en tant que jeune, bon, fidèle et spirituel.
Je vous remercie, dit le moine au juriste. Mais il me semble préférable que ce soit vous qui commenciez, vous qui avez tant d’intérêt pour cette chose et paraissez immédiatement inspiré par la nature du Mont Athos.
Très volontiers, puisque vous insistez. Mais je vais céder la place à un écrivain byzantin, Nicéphore Grégoras, qui a admirablement décrit la Sainte Montagne, - et cela pour introduire d’une certaine manière le sujet.
Et, prenant un livre de petit format, il se mit à lire lentement et avec emphase : « …Pour d’autres raisons aussi, je crois, le Mont Athos doit être admiré…Il procure la sensation immédiate du plaisir…De toutes parts se répandent, comme d’un trésor, des parfums agréables à respirer, de magnifiques coloris, des fleurs. Mais, ce par quoi il parle le plus, c’est par les purs rayons du soleil. Des arbres de toutes espèces le parent, des bocages, des prairies variées. Les œuvres de la main de l’homme l’enrichissent. Les chants d’une multitude d’oiseau divers retentissent partout. Des essaims d’abeilles butinent les fleurs, bourdonnant avec légèreté dans l’air. Un certain voile agréable s’y tisse et s’y même, et non seulement à une certaine heure, mais en tout temps, en toute saison, attelant ensemble les quatre temps du cycle de l’année. La joie y est partout égale. Les sens humains sont enchantés, surtout quand du milieu du bocage et des plantes retentit le chant matinal du rossignol, comme pour louer avec les moines le Seigneur. Car le rossignol, lui aussi, possède dans sa poitrine une cithare, un certain psaltère inspiré et naturel et fait entendre autour de lui, pour ceux qui l’écoutent, une musique improvisée, harmonieuse, mesurée. Ce pays est arrosé par de nombreuses sources naturelles. Des torrents formés par l’eau de la pluie se jettent l’un dans l’autre pour former des courants qui se répandent, dérobant par surprise le chemin, pour se donner en abondance aux moines qui vivent là-bas et font monter vers Dieu, comme sur des ailes, leur tranquille prière. L’Athos offre un calme naturel à ceux qui veulent mener sur la terre la vie des cieux. Il leur donne en toute saison et en abondance toutes sortes de nourritures, et la mer qui s’étale tout autour le couronne et le pare de grâce, car il n’est pas une île, puisqu’un isthme le rattache à la terre…
C’est une hymne véritable à la Sainte Montagne et, par elle, au monachisme, s’écria le moine Chrysostome. Mais pourquoi donc, mon ami, avez-vous lu ces choses, puisque vous n’admettez pas ce qui concerne les moines ?
Croire ou ne pas croire ce qu’on y dit des moines, cela n’a aucune importance, dit le juriste. En tout cas, à ma manière, je me sens plein d’admiration…Cela me plaît surtout en tant que description. Mais, comme je l’ai dit, j’ai voulu vous donner l’occasion de continuer la discussion sur la beauté, car même si je ne suis pas d’accord avec votre métaphysique du beau, le sujet cependant m’enchante.
Si nous excluons la métaphysique, c’est-à-dire l’idée qu’il y a quelque chose au-delà de la nature-, dit le moine, nous limiterons forcément le sujet de la beauté dans les limites du sensible. La beauté est une des propriétés de Dieu. Platon a dit que la beauté de la nature était une simple copie, un moulage de la beauté spirituelle qui est dans le sein de Dieu. Et si le but de la philosophie est la mort, c’est que l’âme est d’un plus grand prix que toutes les jouissances que le monde présent peut offrir…Cette conception touche de près le Christianisme. Quelle est votre opinion là-dessus ?
J’ai certaines réticences, dit le juriste, et comme je ne veux pas vous peiner, souffrez que je les garde pour moi.
Et pourtant, dit le moine, c’est vous seul qui avez insisté pour qu’eût lieu cette discussion, et vous ne devriez pas avoir de réticences. Et vous, cher théologien, quelle est votre opinion sur la beauté ?
On n’a certes pas besoin de preuve pour dire que les sens du beau est inné dans l’âme humaine, comme sentiment esthétique, dit le théologien. Son existence est manifestée dans la vie quotidienne par l’attrait de tout ce qui est beau et par la répulsion de tout ce qui est laid. Il y a là un indice très important de l’origine divine de l’homme, qui atteste que l’homme vient d’une région où règne la beauté. Sur notre terre, la beauté est richement répandue sur la nature. Elle nous ravit certes, mais intérieurement nous avons la certitude qu’elle n’est pas tout. Nous ressentons un certain plaisir à la vue du beau, nous sommes émus, charmés, admiratifs, transportés, mais non satisfaits. Nous sentons l’existence d’une autre beauté. Nous avons soif de la vision d’une beauté spirituelle que nous ne voyons pas. Nous sentons qu’il y a entre le beau et notre âme une certaine parenté. L’accord parfait, qui selon un certain mode se fait en nous à la vision de la beauté, engendre la certitude, fait apparaître cette parenté.
Ah ! s’écria le moine plein de joie, cette formulation est classique, mon ami. Vous avez présenté avec beaucoup de sobriété la nature d’une des plus grandes valeurs morales. Il est impossible que cette conception ne vienne pas de l’expérience. Votre âme est belle, cher théologien, votre âme est belle…
En effet, dis-je, nous avons une parenté avec la beauté, car elle est dans notre nature. Quand tout-à-coup nous voyons un beau tableau de la nature, un coucher de soleil vu d’un rivage, l’aurore avec sa surprenante frise blanche et bleue de lumière, à la suite d’une mystagogie de notre âme au cours d’un office ecclésiastique, durant lequel notre esprit a veillé devant Dieu ; à l’audition d’une symphonie musicale ; devant un stalactite ; en entendant le rossignol ; à la vue d’un temple aux lignes parfaites, de quelque chose de symétrique, d’un ornement stylisé, nous sentons notre âme vibrer, comme si elle disait : « O ! je vous reconnais à votre pompe, prairies aux vertes tonalités, magnifiques ordonnances de fleurs, mers tranquilles, couchers de soleil embrasant le ciel azuré, cyprès en prière, arbres songeurs aux murmures perpétuels et harmonieux du silence ! Très tôt, dès ma tendre enfance, je vous ai écoutés, je vous ai sentis bien avant de comprendre. Et vous, austères rythmes doriques, vous temples byzantins clairs-obscurs avec vos fresques de Saints dématérialisés, je vous ai portés dans des mondes inconnus. Vous aussi, divines colonnes des Parthénons, comme taillées avec amour par mon ciseau bien avant que vous ne fussiez conçues par un Phidias !...Les sages disent que le monde est beau. Cela est bien vrai. C’est un décor infini, aux figures et aux genres variés, « un livre ouvert qui nous raconte la Gloire de Dieu ». l’Art a été enfanté par le beau. Les différents styles forment ses aspects les plus expressifs. L’un conçoit celui-ci, un autre celui-là. Le Christianisme contemple « face à face » la beauté par la foi. Le monde pré-chrétien voyait comme en miroir, en énigme. L’expression la plus sublime de la culture classique fut celle du culte de la beauté, en ombres, en formes, en rythmes. Elle n’a rien pu concevoir d’autre ni de plus profond ; Esprit « myope », elle n’a pu « discerner » clairement. Pour le Chrétien, la beauté universelle disparaît. Elle est faite de terre. Elle est une ombre trompeuse.
Donc, au-delà de la beauté sensible, se trouve la beauté spirituelle, dit le moine Chrysostome. « Les lys des champs et les oiseaux du ciel » dont le Seigneur a parlé ne sont que des degrés seulement, pour nous permettre d’accéder à des significations supérieures du beau, accessibles aux âmes éclairées par la Grâce.
Le Chrétien voit la beauté pure, sans forme. « Dieu est Esprit ». La beauté sensible, dans le Christianisme, a été identifiée à la beauté spirituelle, au bien que le Chrétien désire. Et le Bien Suprême, c’est Dieu, dans la prodigieuse beauté duquel le fidèle parfait se délecte sans jamais se rassasier. Mais comment cette beauté peut-elle être contemplée ? Pour nous, c’est par le retour à l’intérieur de soi, par la vision – pour employer abusivement un mot moderne – il faudrait plutôt dire « dans la contemplation ». L’acquisition de l’état de contemplation constitue l’objectif final du monachisme. Le bienheureux Augustin a dit : « C’est tard que je T’ai aimé. Tu étais à l’intérieur de moi et moi je Te cherchais au-dehors, dans les créatures que Tu as faites, et, ignorant, je trébuchais. Nul ne peut T’aimer, si ce n’est celui qui Te contemple. Nul ne Te contemple, si ce n’est celui qui T’aime ». Dans toute notre hymnographie ecclésiastique, continua le moine, fleurissent les mots « beauté », « beau », « splendeur », « éclat », mais leur sens est absolument spirituel. Souvent l’hymnographie emploie de belles images sensibles, empruntées aux choses de la terre, comme de très faibles moyens de comparaison, pour exprimer la beauté spirituelle et divine. Cette beauté est tellement liée à l’esprit, que celui qui n’est pas purifié spirituellement ne peut même pas en soupçonner l’existence. « La beauté véritable et aimable, dit Saint Basile, n’est visible qu’à l’esprit purifié. Elle est autour de la nature divine et bienheureuse ». Et on peut prouver cela par le monde sensible. Quand, par exemple, une longue maladie ou les larmes d’une noble douleur nous ont purifiés, les fleurs alors, le ciel, parlent avec plus d’éloquence à notre âme, acquièrent une transparence extraordinaire. Nous regardons avec sympathie les êtres et nous les trouvons bons ; toutes les choses sont douces dans la lumière, elles sont remplies de paix, elles sont « très bonnes ». Ne croyez-vous pas qu’il en est ainsi ? Vous, Père, dit Chrysostome se tournant vers moi, je suis sûr que vous me comprenez, en long et en large, car les moines savent ce que sont les larmes…
Vous avez fort bien situé la question, dis-je, et, pour compléter vos pensées, je dirai que notre attrait naturel pour les beautés de la terre correspond à une profondeur métaphysique. On peut surtout le constater chez ceux qui ne sont pas montés dans les régions spirituelles, chez les « psychiques » qui, pris à l’hameçon des beautés d’ici-bas, ne peuvent monter plus haut. Tandis que les « spirituels », exercés qu’ils sont dans les ascensions divines, ne daignent plus se tourner vers les choses qui sont à l’extérieur, et c’est directement, des « trous mêmes de la terre » qu’ils contemplent la beauté sublime : Dieu. Les premiers, adonnés au culte de la beauté dans la nature, ne sont pas capables de fournie à l’esprit la nourriture qui lui est propre et chutent par conséquent dans l’idolâtrie. Les seconds, débarrassés du poids des passions inférieures, tels des Séraphins flamboyants, entourent le Trône de la Majesté Divine par les désirs amoureux de la Beauté inaccessible qui fait dire à Basile le Grand : « Quoi de plus merveilleux que le divin ? Quel désir de l’âme est plus vif et plus intolérable que celui de Dieu, suscité dans l’âme purifiée de tout vice et qui dans cet état s’écrie : je suis l’amour blessé » ?
Comme vous parlez bien, dit le juriste, comme vous parlez bien…J’appartiens à la catégorie des « psychiques », mes Pères, car je ne crois qu’en la raison…
Le juriste n’avait pas terminé sa phrase qu’un visiteur inattendu pénétra dans la véranda, faiblement éclairée : un vieux moine, tout blanchi, d’une austérité douce, au regard profond, comme si déjà il contemplait la vie future. Par sa grande taille et sa longue barbe, il faisait penser à un prophète de l’Ancien Testament : Noé, Abraham ou Jacob…
Le moine Chrysostome se leva et nous présenta le vénérable vieillard :
Le très bon Père Théolepte, dit-il, et il le pria de s’asseoir.
Nous lui baisâmes la main droite, alors qu’il se tournait avec grande bonté vers le moine Chrysostome.
-Nul n’est bon, mon frère, si ce n’est Dieu.
Tour à tour, nous lui fûmes présentés, et lui nous souhaita la bienvenue.
Continuez votre discussion, dit l’Ancien, tout en promenant un regard interrogatif sur nous tous. La présence du frère Chrysostome me garantit que vous parlez de choses spirituelles.
Oui, Père, dit le moine, nous parlions des charmes de l’Athos, et, en général, de la beauté.
C’est-à-dire de la beauté naturelle de la Sainte Montagne ? demanda le vieillard.
Au début, notre ami le juriste nous a lu une remarquable description de la Sainte Montagne, du byzantin Grégoras. Mais le sujet s’est aussitôt porté sur le plan spirituel.
Certes, dit l’Ancien d’une voix profonde, l’Athos offre un ensemble d’une beauté inexprimable qui, associée à la vie angélique des moines, constitue, comme le dit Palamas « un lieu remarquable et vénérable, le foyer des vertus, le séjour de ce qui est beau, la réplique du ciel, le tabernacle non fait de main d’homme, le lieu libre de toute souillure et au-dessus de toute passion coupable… » Toutes les choses sur cette presqu’île sacrée acquièrent une profondeur métaphysique, et le visage de l’Athos, sa forme sensible, ne sont pas sans une certaine signification mystique. Je ne sais si ma longue présence sur la Sainte Montagne et mon amour pour le monachisme ne me portent pas à voir ainsi les choses. Toujours est-il que, dans le ciel azuré de l’Athos, il me semble voir les chœurs angéliques louant le Seigneur. Au printemps, je crois entendre les divines mélodies venant des régions de Celui qui est au-delà de toute essence. Les orages viennent troubler et ôter ma paix par la grandeur de leur fureur. Les cyclones accompagnent mes « De Profundis ». Je converse avec les fleurs, tant elles ont de grâce ! La végétation gonflée de sève, à l’aube, je crois, rivalise par jalousie avec la mousse fraîche qui, modestement, recouvre la terre virginale. Sur les côtes découpées qui de toutes parts étreignent la Sainte Montagne, avec leurs pointes avancées associées à la luisante blancheur de la « mer écumante », me font penser à une couronne d’épines, expression polysémique de la vie de martyre des moines…Symbole aussi de l’attente de la juste rétribution de Celui qui couronne les combats spirituels, le Seigneur Jésus.
Si la poésie est la transfiguration la plus sensible des choses matérielles, dit le théologien, alors vous êtes un merveilleux poète, Ancien très vénéré.
L’Ancien Théolepte sourit avec sérieux.
Je ne suis pas poète, mon ami. En tant que moine, il ne m’est pas possible d’être poète dans le sens consacré de ce mot. Le moine est, selon l’âge spirituel, un adulte. Les lumières et les ombres, les styles, les formes, les couleurs, tout cela c’est pour la jouissance des enfants. « La figure de ce monde passe ». Le moine poursuit ce qui est éternel.
Mais pourquoi avez-vous parlé avec tant de poésie, si vous n’êtes pas poète ? demanda le théologien.
Le moine n’a pas à être poète, et il ne s’occupe pas des raisons qui font que l’on aime la beauté. Vous confondez manifestement spiritualité et esthétiques…J’ai tout simplement utilisé certaines figures pour exprimer des pensées qui ne sont pas de ce monde. Je ne m’installe pas dans des formes, je ne m’attache pas avec émerveillement aux beautés de la terre ; j’établis une anagogie, c’est-à-dire un moyen d’élévation vers Dieu. L’objet des veilles du moine, de ses peines diurnes, c’est la purification du cœur des innombrables formes d’égarement. Aussi ne nous reste-t-il pas de temps pour faire du romantisme, conclut le vieillard. Et il se tut.
Ainsi la beauté de la nature n’influence pas le moine ? demanda le théologien.
Elle ne doit pas l’influencer. S’il devait l’être, même d’une manière bienfaisante, il devrait rejeter cette influence, sinon ce serait la preuve que son cœur est partagé, qu’une partie serait tournée vers la terre, alors qu’il doit le rendre simple et ne porter son désir que vers Dieu. Le combat du moine est une ascèse très austère. Le moine aime la beauté, il est poète, mais d’un autre monde. Comment ne serait-il pas ami de la beauté qui existe en Dieu ? Mais le beau est lié au concept du bien et du vrai, de manière qu’il ne nous soit pas possible de concevoir de beauté qui ne fût pas spirituelle et vraie. Partant de là, nous serons inévitablement conduits jusqu’à la sphère du Beau Suprême où résident égalment la Vérité et la Vie qui sont en Dieu.
Jusqu’à ce que nous soyons parvenus à cet état, d’où nous pourrons atteindre la sphère du Beau Suprême, il nous faut rejeter les formes de la beauté terrestre ? interrogea le théologien.
Tant que le cœur n’est pas purifié, il est manifeste que nous ne pouvons même pas voir les formes du beau purement, c’est-à-dire sans faillir, car « tout est pur pour celui qui est pur » et « rien n’est ordinaire, si ce n’est pour celui qui pense que telle chose est ordinaire » selon Paul le sublime. Ainsi, au lieu d’accueillir un charme illusoire, au risque d’amollir notre âme, il faut nous obliger à nous tourner vers la purification intérieure. L’âme qui n’est pas « contemplative », c’est-à-dire qui n’a pas acquis la pureté qui porte à la vision de Dieu, voit le monde extérieur sous le diaphragme de ses passions. Comment donc une telle vision du beau peut-elle être bénéfique ? demanda l’Ancien.
J’avoue avec joie, vénérable Père Théolepte, que vous analysez les choses d’une manière très convaincante. On voit très bien que vous possédez à égalité le savoir extérieur et la sagesse intérieure, dont la valeur est unique dans ces questions-là, dit le théologien. Je suis en mesure de fonder l’espoir que vous allez nous donner à présent la solution du problème du Monachisme, duquel nous avons déjà longuement parlé.
La venue de l’Ancien Théolepte est vraiment une bénédiction, dit Chrysostome, car il est très expérimenté. Par la Grâce de Dieu, il entre dans sa cinquante septième année d’ascèse dans la philosophie monastique, et il possède en plus une connaissance qui n’est pas commune.
Est-ce vrai, Père Théolepte ? demanda le théologien.
Pour ce qui est du nombre des années au monastère, certes oui, répondit le vieillard. Quant aux compliments du bon frère Chrysostome, ils sont dus à sa grande bonté. Nous les hommes, de nous-mêmes, nous ne possédons absolument rien. Nous sommes de faibles créatures. Et si nous devenons dignes de l’illumination de la Lumière primordiale et unique « qui éclaire tout homme venant en ce monde », c’est alors par réflexion que nous jetons nos rayons sur nos frères. Si la « Lumière qui est en nous est ténèbre, que sera alors la ténèbre ? C’est d’ailleurs que nous recevons la Lumière. Qu’avons-nous donc en propre ?...
Un frisson me parcourut à l’audition des paroles de ce sage vieillard. Cinquante-sept ans volontairement passés entre les murs d’un couvent ! Une vie entière ! Quel flambeau inextinguible d’amour et d’attente devait brûler dans la poitrine de ce martyr, de ce respectable vieillard, au point de lui conserver une telle clarté d’esprit ? Quelles amours divines et insatiables ont pu fortifier ce vase de terre, pour qu’il puisse endurer cinquante-sept années de labeurs, tout en gardant sa fraîcheur et étaler à nos yeux une vigueur d’athlète, une jeunesse renouvelée comme celle de l’aigle ! Je suppose que l’on ne pourrait trouver de preuve plus convaincante de la puissance du christianisme.
S’il m’est permis de le demander, quel est votre âge, demanda le théologien.
Quatre-vingt-cinq ans, répondit le vieillard.
Seriez-vous donc venu au monastère à vingt-huit ans ?
Oui, par la Grâce de Dieu.
Vous me permettrez, révérend Ancien, dit le théologien, de vous demander aussi pourquoi vous êtes devenu moine, et comment vous en avez pris la décision ?
Vous demandez beaucoup, dit-il en souriant. Etes-vous sûr de comprendre, si je vous dis comment j’ai pris la décision de devenir moine ?
Je l’espère, dit le théologien.
Je vous dis cela, parce que nos psychologies sont différentes. Pour n’avoir pas éprouvé le sentiment qui pousse au monachisme, vous aurez beaucoup de mal à me comprendre. La psychologie du moine est inaccessible à celui qui vit dans le monde, parce que le moine est transporté dans une autre sphère, porté par un élan héroïque. Peut-être objecterez-vous que nous tous, les Chrétiens, « n’avons pas de cité ici-bas », que le sentiment de notre séjour provisoire sur la terre est un fait qui pousse à désirer la vie future. Mais cela n’est pas vrai. Dans le monde, malgré tous nos efforts, on ne peut rester sur les cimes qui le dominent ; il n’est pas possible de s’y maintenir à cause des obligations qui nous mêlent aux choses de la terre. Tout ce qu’on peut faire, c’est penser que nous n’appartenons pas à ce monde, mais le cœur, lui, ne peut échapper à la réalité du présent. La vie du moine s’écoule loin du monde, dans un contexte théocratique. Elle pénètre l’âme jusque dans ses profondeurs, formant ainsi une psychologie adéquate. C’est ici qu’apparaît l’abîme sans pont qui sépare deux mondes différents…
Je vous comprends très bien, dit le théologien, et je vous supplie de ne pas renoncer à satisfaire mon attente. Il est très important pour moi qui suis théologien d’être bien informé sur le monachisme de l’Eglise d’Orient. D’autant plus qu’à la suite de la conversation que j’ai eue cet après-midi avec ceux qui sont ici présents, mon intérêt pour cette institution, que je considère mal comprise de nos jours, n’a fait qu’augmenter.
Et moi je vous serais infiniment reconnaissant, ajoutai-je, si vous nous disiez quelque chose sur notre idéal monastique, car entre ces messieurs et nous s’est déroulée une discussion au cours de laquelle j’ai accepté d’analyser les principes fondamentaux du monachisme oriental, et j’avoue que la chose n’est pas du tout aisée.
Si ma demande de nous conter comment vous êtes devenu moine vous paraît indiscrète, reprit le théologien, condescendez au moins à nous dire comment, d’après votre longue expérience, vous justifiez le monachisme, si discuté de nos jours, même par des Chrétiens aux intentions pures.
Ce que disent ces Chrétiens bien-pensants, dit l’Ancien Théolepte, tout en inclinant profondément sa tête toute blanche, ne m’étonne point. Chaque homme voit selon ses yeux. Quand il s’agit de juger le monachisme, qui est l’expression du sacrifice le plus sublime, il faut être doué d’un esprit d’observation bien exercé. L’homme dont l’esprit est lourd ne peut rien saisir de ce qui dépasse la matière, et cela ne veut pas dire que rien d’autre n’existe. Il en va de même dans le Christianisme et dans l’Eglise où il y a une certaine échelle de matérialisme. C’est-à-dire que le Christianisme est connaissable pour chaque Chrétien dans la mesure de ses capacités, - j’entends le degré de finesse de son intelligence, de sa culture, de sa conscience, de la pureté de son cœur, de ses qualités naturelles, de sa vocation. Il ne faut pas perdre de vue qu’aucune pensée humaine n’exprime avec certitude la vérité. Les opinions sont toujours influencées par les facteurs que nous venons d’énumérer. Il nous faut donc, par nécessité, trouver des mesures sûres, des opinions échappant à toute contestation. Et ces mesures sont les Pères Saints. Nous possédons et leurs vies et leurs témoignages. A quoi bon parler en vain ? Je me répète : la divergence de vues, même entre hommes pieux, est facile à expliquer ; jamais elle ne cessera d’être, et cela tant que le monachisme se proposera comme une profonde vie spirituelle et tant que les hommes formeront une mosaïque d’états spirituels. Et n’oublions pas la parole de l’Apôtre : « Les psychiques ne reçoivent pas ce qui est spirituel ».
Vous présentez fort bien les choses, dit le théologien. Je vais encore vous prier de répondre à une question bien précise, Père Théolepte. Est-il vrai que les grands Pères du monachisme et les moines en général, depuis le IVème siècle jusqu’au IXème siècle, vivaient loin de la société des hommes, sans aucun souci de leurs nécessités, et ne pensant qu’à leur pénitence ? Ou s’occupaient-ils des Chrétiens qui étaient dans le monde, leur apportant d’une manière ou d’une autre leur concours ?
Vous m’avez dit, répondit le vieillard, que vous étiez théologien, et vous m’étonnez en demandant quelque chose que n’importe qui peut trouver dans l’Histoire du Monachisme de l’Eglise d’Orient. Du IVème au Xème siècle, les déserts de l’Egypte, de la Palestine, de la Syrie comptèrent des milliers de moines. Imaginez le nombre vertigineux de tous ceux qui à travers les siècles s’y sont succédés. Ceux-là ont vécu loin du monde : ainsi, les Hésychastes, les Ermites, les Skiotes, les Cénobites. Que pouvait offrir à la société un moine vivant dans une parfaite pauvreté et luttant contre ses propres passions ?
J’ai lu, vénérable Ancien, dit le théologien, que beaucoup de Pères, durant la longue période dont vous venez de parler, se rendaient dans les villes et offraient leur concours aux Chrétiens dans leurs activités sociales et bienfaisantes, soit en affermissant la foi, en enseignant la piété, soit en aidant de diverses manières les nécessiteux.
Cela est vrai, répondit le vieillard. Mais si, pour répondre aux exigences de leur époque, certains Pères, en nombre fort restreint d’ailleurs, ont fondé des hospices de vieillards et des hôpitaux, il ne faut pas conclure qu’ils ont inauguré une voie nouvelle pour les moines. Oui, ils furent un petit nombre de moines âgés, mais très puissants en esprit et très anciens dans l’ascèse. C’est pourquoi, ils pouvaient sans risques séjourner dans le tumulte du monde, où abondent les occasions de péchés. Monde et monachisme sont inconciliables. Il ne faut pas perdre de vue que monachisme signifie combat pour la perfection de l’âme. Soit que l’on quitte le monde pour faire pénitence, soit que ce soit par amour de Dieu et pour le servir sans tracas, toujours est-il qu’il est impossible à l’âme de trouver satisfaction en dehors du silence. Et pour revenir à votre première question, à savoir comment j’ai décidé de devenir moine, je vous dirai que le désir de la solitude me dévorait depuis l’âge de quinze ans. Malgré les admonitions de ma mère et les exhortations de mes amis et de mes professeurs pour qu’après mes études j’entre dans le clergé séculier, il me fut impossible d’éteindre la flamme de mon âme pour la vie solitaire, loin des affaires du monde. Et si des devoirs et des considérations relatives à ma famille ne s’étaient posés, jamais je n’aurais attendu jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. J’aurais certainement quitté le monde beaucoup plus tôt. Comment jugez-vous cela ?
Comme très rare et pas très juste, répondit le théologien.
Ainsi, il ne vous semble pas juste que j’aie été vaincu par le Christ ? Quel paradoxe ! Et même dangereux chez un théologien. Sincèrement, vous me découragez quand vous parlez ainsi. Je vous répète que ma volonté de demeurer dans le monde s’affaiblissait quand approchait de mon cœur l’amour embrasé de Dieu. Comment pouvais-je faire autrement ? Me comprenez-vous, dit le vieillard, alors que son visage éclatait de joie.
Vos paroles me captivent à l’excès, Père Saint, dit le théologien, bien que je ne puisse justifier du point de vue Chrétien un tel acte : abandonner son prochain, devenir indifférent, ne pas conduire par la main le faible sur la voie de Dieu. Alors qu’on peut faire tout cela, l’on s’enferme dans une forteresse parce qu’on a le désir de l’hésychia, de la solitude, et pour quoi faire ? Je ne puis vous comprendre bien que je respecte votre esprit héroïque, votre sincérité, votre choix très bon.
Vous voyez bien, dit avec douceur le vieillard, que j’avais raison, quand au début je vous disais qu’il était difficile à celui qui n’était pas moine de pénétrer dans l’âme du moine ? Comment allons-nous nous entendre, puisque vous ne pouvez pénétrer là où tout s’explique, où tout se simplifie ? La solution de mon cas, telles que je vous l’ai révélée, ne satisfait pas votre raison. Cela signifie que vous dépouillez le Christianisme de sa mystique et que vous le voyez comme quelque chose de spectaculaire, fait de manifestations extérieures, de morale utilitaire, comme une religion d’utilité publique, non comme foi, amour, délivrance. Vous ne pouvez donc justifier le Chrétien qui se trouve en union mystique avec l’Epoux de son âme – peut-être même l’Epoux se trouve-t-il en faute en acceptant l’âme en union mystique – car au fond c’est ici qu’aboutit votre raisonnement, et uniquement parce qu’il délaisse le prochain, comme si Dieu Tout-Puissant n’exauçait pas les demandes de cette âme sainte, qui s’est tout entière livrée à Lui. Je suppose donc que, d’après vous, nous approchons le Christ par les livres seuls et que notre âme ne vibre pas à Son amour. Malheur à nous si le sang répandu du Dieu-Homme ne devait pas circuler dans nos cœurs de fidèles en tant qu’Amour…
Le vieux moine se leva, s’avança vers une fenêtre ouverte de
la galerie et leva les yeux vers le ciel étoilé. Une paix ineffable régnait au-dehors en cette nuit-là. Un profond silence descendit sur l’assemblée. Peu après, l’Ancien revint à sa place, divinement transformé, et dit d’une voix vibrante :
Frère théologien, avez-vous éprouvé ce que, dans le langage chrétien, nous appellons Amour Divin ?
A vrai dire, non, vénérable Père.
Comprenez-vous maintenant, après votre aveu, que vous n’êtes pas en mesure de parler d’un sujet que ne peut aborder la raison seule ?
Comment peut-il donc être examiné, si ce n’est par la raison ? demanda la théologien.
Je n’ai pas dit qu’il ne pouvait pas être examiné logiquement, répondit l’Ancien, mais que nous ne pouvions pas l’aborder par la seule raison.
Avec quoi d’autre pouvons-nous l’examiner ? reprit le théologien.
Mais avec le cœur !
C’est-à-dire par l’amour ?
Non pas avec un amour abstrait, fit remarquer le moine, mais avec la raison de l’amour.
Mais, vénérable Père, la raison de l’amour est-elle conciliable avec l’égocentrisme ?
Cela dépend de ce qu’on entend par égocentrisme, dit le vieillard.
Cet après-midi, le Père Chrysostome a dit que le Christianisme était au fond égocentrique, fit le théologien. Et je me demande comment le Christ a pu prêcher l’amour qui est social et en même temps l’égocentrisme, qui veut dire amour de soi seul.
Vous avez mal interprété mes paroles, dit le moine Chrysostome. Qu’on me permette d’intervenir. Vous n’avez pas compris, frère théologien, que par « égocentrisme », j’ai voulu parler du cheminement de l’âme chrétienne. Si vous m’aviez demandé ce que j’entendais par ce mot, je vous eus soutenu qu’avant de procéder à des déclarations de solidarité mutuelle, il était nécessaire de s’aimer soi-même, de devenir soi-même Chrétien, puis de porter sa sollicitude sur le prochain. Ce serait pure folie si, me sachant gravement malade, j’allais conseiller à quelqu’un qui le serait moins que moi de se faire soigner, lui disant – pour justifier ma démarche- qu’il n’est pas bon d’être malade. En d’autres termes, si l’on allait dire à son prochain, alors qu’on est soi-même asservi aux passions, possédé par « sept démons » : « Frère, tu es esclave du péché, libère-toi », l’on pourrait s’entendre dire en retour, et ce serait juste : « Médecin, guéris- toi toi-même ». Si dans le Christianisme la solidarité consiste à distribuer des miettes de pain, si toute la lutte doit être conditionnée par des causes économiques, alors…Mais, peut-être allez-vous très justement objecter : puisque nous ne sommes pas libérés des passions, devons-nous pour cela abandonner la pratique de la philanthropie, si petite soit-elle ? Certes non ! Celui qui dans son milieu accomplit son devoir et pratique le bien est un homme pieux. La philanthropie est une très grande vertu, et nous ne devons jamais y manquer. Mais nous jugeons ici, à l’intérieur de ce cadre particulier, toute philanthropie, quelle qu’elle soit, qui ne porte pas, dans son expression, les marques certaines de la sainteté et qui, étant faite avec vanité, devient une cause de châtiment. Nous admettons l’action comme bonne, à condition qu’elle soit accompagnée par le sentiment qu’on est pécheur, qu’on ne perde pas de vue que là n’est pas tout le Christianisme, que nous ne devons pas dogmatiser que seules les œuvres extérieures sont l’accomplissement du commandement d’aimer le prochain, mais simplement un indice, et encore d’une authenticité douteuse. Quant au temps nécessaire à notre guérison, la quantité de sueurs, d’efforts ascétiques pour vaincre les passions, tout cela est un autre problème, que l’on peut étudier à travers la Vie de nos Saints…
Et c’est là toute la valeur que vous accordez, Père Chrysostome, à la philanthropie tant exaltée ? dit le théologien. Vous n’évaluez pas plus que cela l’œuvre du Christianisme, qui sauve les hommes du filet du Malin aux innombrables noms ?
Je ne veux pas répéter la même chose, si ce n’est que ces œuvres ont une valeur relative. Pour mieux me faire comprendre, il me suffira de vous citer Saint Isaac le Syrien, qui enseigne qu’il est préférable de nous libérer de nos passions plutôt que de ramener des peuples entiers de l’égarement : « Mieux vaut pour toi d’être en paix avec ton âme, en concorde avec ta triade – j’entends par là ton corps, ton âme, et ton esprit- plutôt que de pacifier par ton enseignement les choses opposées ». Grégoire dit qu’il est bon de parler de Dieu, mais qu’il est mieux de se purifier pour Dieu. C’est dans cet esprit que tous les Pères ascètes ont enseigné. Cet enseignement est-il égocentrique ou non ? C’est la purification qui est tout d’abord recommandée, puis l’acquisition de l’amour ; ensuite l’on peut rayonner comme philanthropes, docteurs de l’Eglise, pasteurs, prédicateurs, catéchètes. N’est-ce pas les mêmes choses que pense Jacques le divin, quand il dit : « Frères, ne soyez pas nombreux à vous ériger en docteurs, car, vous le savez, l’on s’expose ainsi à être jugé plus sévèrement ». Nous autres, nous ne sous-estimons pas la valeur de l’activité quelle qu’elle soit, utile à la société, au milieu du monde. De même, nous ne devons pas soumettre les luttes invisibles des moines au jugement du monde et à ses critères. La valeur de chaque genre de vie doit être estimée dans sa propre enceinte.
N’y aurait-il pas dans le Christianisme deux poids et deux mesures, Père Chrysostome ? dit le théologien.
Non, il n’y a pas deux mesures, répondit le moine, car Dieu se sert d’autant de mesures qu’il y a d’hommes, pour peser les bonnes et les mauvaises actions de chacun. Et les moines, qui courent pour atteindre la perfection, dans les limites de leur institution, ne seront pas jugés pour n’avoir pas fait œuvre de philanthropie, mais pour avoir libéré ou non leurs âmes des passions. Si vous voulez apprendre combien la purification est supérieure à n’importe quelle philanthropie, je vous dirai seulement ceci :celui qui s’est purifié acquiert ensuite toutes les vertus, grâce auxquelles il accomplit tous les commandements de l’Evangile, sans jamais être atteint, puisque purifié, par la vaine gloire. Tandis que celui qui n’a pas souci de sa purification, et qui, dans sa légèreté, croit en la valeur absolue de quelques actions de bienfaisance, qui fait œuvre de philanthropie ou d’enseignement, soit pour plaire aux hommes, soit par orgueil, celui-là, dis-je, continue d’exposer son échine aux coups des passions. Faites le bien et vous serez récompensé. Mais ne comparez pas la valeur de ce bien avec l’œuvre exceptionnelle du moine. N’identifiez pas des catégories qui ne sont pas du même ordre. Souvenez-vous de la veuve pauvre de l’Evangile. Si pour deux sous elle a été proclamée bienheureuse, aurait-elle été privée de cet honneur si elle n’avait eu que la bonne disposition et non les deux sous ? Débarrassez-vous, cher théologien, de cette conception qui veut qu’indépendamment de la disposition, les œuvres justifient l’homme.
Est-ce vraiment juste, tout ce que le Père Chrysostome vient d’affirmer ? demanda le théologien en s’adressant à l’Ancien Théolepte. Car vous me faites passer d’étonnement en étonnement, avec votre vision complètement nouvelle de l’esprit chrétien.
Vos étonnements ne m’étonnent pas, dit le vieillard. Tant que vous ne pourrez séparer monachisme et monde, vous irez d’étonnement en étonnement en écoutant parler un moine. Le frère Chrysostome est en accord avec les lignes du monachisme. Nous autres, bien-aimé théologien, nous ne sommes jamais surpris quand nous ne rencontrons pas de compréhension de la part des hommes du monde, même quand ils sont théologiens.
« Le monachisme oriental, dont l’Eglise a adopté la forme et la mission, constitue une réalité particulière, une « vie cachée en Christ », une vie de foi parfaite, se réalisant dans un contact permanent avec Dieu, et se refusant à suivre dans son cheminement le raisonnement humain. Mon affirmation ne doit pas vous troubler. Le monachisme est le rayonnement de la spiritualité du christianisme. Il est son noyau, son essence ; il est fondé sur la foi.
La foi n’est pas une simple adhésion à l’existence de Dieu – « les démons aussi croient et ils tremblent » - mais c’est quelque chose qui, à l’analyse, échappe aux limites de l’esprit humain. Je ne parle pas ici de la foi dogmatique, mais de cette foi que les Apôtres demandaient, disant : « Augmente notre foi » ; - de cette foi dont celui qui en possède un grain gros comme un « grain de sénévé » est en mesure de transporter des montagnes. La foi, sous cet aspect, est le signe du parfait Chrétien. Aucune œuvre, aucun exploit n’a de valeur dans le Christianisme s’il n’est pas le fruit de la foi, s’il n’est pas venu de la foi, si Dieu n’y a pas participé. Sans la bénédiction divine, nos démarches restent sans éclat, imparfaites, pauvres, humaines. « Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché ». Le Christ approche les hommes qui croient en Lui. Il accomplit des prodiges. Il condescend jusqu’aux désirs licites des hommes. Il converse avec les hommes, « comme quelqu’un qui parle avec un ami intime ». La foi est le lien mystique entre la majesté divine et infinie et la nature humaine limitée. La foi, c’est la rencontre de celui qui croit avec Celui en qui il croit. La foi, c’est l’absorption de l’âme par Dieu, selon l’énergie.
La parole du Seigneur : « Moi je suis dans le Père et le Père est en moi » exprime le genre de relations entre Dieu et le fidèle en Christ. La même chose est impliquée dans cette autre parole divine : « Demeurez en moi et moi en vous ». Voilà dans toute sa plénitude le signe révélateur du Christianisme. Voilà la profondeur, l’essence de la religion surnaturelle du Christ. Mais pourquoi la foi ? Mystère ! Peut-être même qu’elle n’est pas un mystère. Notre Dieu est un Dieu d’amour. Il est par essence amour. Et l’amour est communion. Il exige par conséquent un contact, une union. O profondeur de la richesse, de la sagesse, de la connaissance de Dieu ! Quel océan infini de l’amour ! Il a tout récapitulé dans la foi en Lui, afin d’établir tous les hommes « participants de la nature divine ».
Dieu revendique l’homme tout entier pour Lui. Il le veut totalement consacré à Lui, car Il aime Sa créature qui en Lui seul peut trouver la réalisation de tous ses désirs sacrés, et sa restauration dans la lumière éternelle. Il refuse à l’homme le droit de se tourner ailleurs que vers Lui. Le Seigneur a clairement révélé cette volonté dans le Nouveau Testament. Ce mot remarquable de l’Apôtre Paul : « en Christ », cette préposition « en », pleine de mystère et d’amour embrasé, contient tout le Christianisme du Saint Apôtre, tout le Christianisme des croyants. Le XIème chapitre de l’Epître aux Hébreux est le plus bel hymne à la foi. Il est le fondement du Christianisme, sa raison profonde, son secret, sa force invincible. La foi, c’est le printemps des âmes. Elle fait passer des choses provisoires à celles qui sont éternelles ; elle nous rend capables de sentir que « nous n’avons pas de cité ici-bas ».
Le Christianisme sans la foi tombe fatalement dans une espèce de système philosophique. Il perd sa métaphysique et par-dessus-tout ce qui constitue sa nature divine. Si nous cessons de « voir » par la foi, « comme à travers un miroir, en énigme », nous ne différons en rien des incrédules de ce monde, et nous avons perdu la voie de nos âmes. La foi, c’est aussi pour nous Chrétiens, notre essence, notre type. Sans la foi, nous ne pouvons approcher le Christ, nous ne pouvons comprendre les vérités métaphysiques qui régissent les mondes immatériels, ni ce qu’est le mystère de l’Economie divine, ni qui est le Christ, ni qui nous sommes, ni la mort, ni la vie. Car, selon la définition de l’Apôtre des Nations, « la foi est une démonstration des choses qu’on ne voit pas ».
Sans la foi, nous ne sommes pas libres ; nous sommes asphyxiés par les exhalaisons des choses terrestres. Sans la foi, notre vie devient une tragédie insupportable, car le sentiment se dessèche, l’esprit s’obscurcit. La foi vivifie, donne des ailes, replace l’homme au rang qui lui est propre. Et la condition fondamentale de l’ordre spirituel, c’est l’harmonie des rapports entre Dieu et l’homme, entre le Créateur et sa créature, entre Christ et croyant. La foi en Christ est un fruit de l’Esprit, lequel est joie, paix, longanimité, douceur, amour…
Notre monachisme suit cette voie de la foi absolue. Je sais la nature, l’essence, la profondeur de la foi parfaite ; je sais aussi, par ailleurs, combien il est difficile de s’établir familièrement dans cette foi qui dépasse la raison, et je ne suis pas le moins du monde étonné que vous ne puissiez saisir, malgré tout ce que le frère Chrysostome et moi-même avons exposé, que notre monachisme trouve sa justification absolue dans la foi et l’amour en Christ Jésus… »
Un silence impressionnant succéda aux paroles du vieillard Théolepte. Tous les regards étaient tournés vers le respectable presbyte. Il ne venait pas développer sèchement une quelconque théorie, et l’on sentait vraiment les vibrations d’une brûlante confession accompagner ses profondes paroles. Chacun pouvait avoir ses idées, mais, devant ce vieux héros, parlant au nom d’une sainte vie de cinquante-sept ans, nous étions obligés, d’accord avec lui ou non, de nous découvrir.
Vénérable Père Théolepte, dit le moine Chrysostome, vous avez développé très théologiquement ce que signifie la foi en Christ, et vous avez présenté, fort bien analysées, ses implications dans la vie contemplative et pratique des fidèles. Cette foi, transférée dans notre monachisme, lui donne son contenu principal, le support même sur lequel il est fondé. Si l’on reconnaît que c’est par « la foi que nous marchons et non par la vue », l’on accorde alors une valeur infinie à ce facteur de notre vie en Christ qu’est la foi inséparable de l’amour.
Si l’institution monastique vise à la perfection, l’on peut dire que la nôtre a été portée dans les solitudes par le char de la foi et de l’amour, conduit par le Christ Lui-même. Ce fait ôte toute espèce de doute sur la fonction bienfaisante dans l’Eglise, sur sa nature vraiment chrétienne, sur son origine purement orthodoxe…
Ce qu’il faut remarquer dans notre compagnie, dis-je, c’est que tout en essayant de convaincre notre ami théologien que le fait de « quitter » le monde n’est pas une chose nouvelle, mais une constante dans la Tradition de l’Eglise d’Orient fondée sur la Théologie Mystique des Pères, nous faisons l’apologie du Monachisme. Il faut signaler que nous sommes tous trois bien d’accord en tout, tandis que notre bien-aimé théologien, attaché à ses idées préconçues, ne peut s’en rendre compte. Certes, il y a un réel progrès dans la discussion, dû à l’affaiblissement de l’opposition du théologien, mais, malgré cela, la compréhension parfaite du monachisme est une question d’amour pour Dieu, comme l’a très justement dit l’Ancien Théolepte. En conséquence, je considère toute démonstration dialectique comme utile jusqu’à un certain point, après quoi l’on ne peut plus rien. L’on a cependant pu démontrer que l’intelligence était une chose et que le cœur en était une autre.
Si dans le cœur de notre ami théologien régnait l’amour de Dieu, notre si longue discussion, pas toujours utile, n’eût pas été nécessaire. La nature même de l’amour l’eût convaincu. Non seulement l’amour, mais encore la connaissance élémentaire des conditions dans lesquelles l’âme se purifie, l’eût aussi persuadé, car sans l’éloignement des sollicitudes de la vie, la réalisation des objectifs du monachisme n’est pas possible. Basile le Grand, considéré comme l’organisateur du monachisme en Orient démontre cela très clairement : « Celui qui en vérité veut suivre Dieu doit se défaire des sollicitudes de la vie. Il réalisera cela par la totale anachorèse et par l’oubli de ses anciennes mœurs. Tant que nous ne sommes pas devenus étrangers à nous-mêmes, à notre parenté charnelle, à la vie sociale, afin d’aller vers un autre monde, transportés par l’ascèse, selon celui qui a dit « votre cité est dans les Cieux », il nous sera impossible de réaliser notre désir de plaire à Dieu. Le Seigneur l’a Lui-même déclaré d’une manière catégorique : « celui qui ne renonce pas à ses biens ne peut être mon disciple. » Je suppose que l’ami théologien ne se permettra pas d’évoquer une ignorance sans limites…
Puisque vous venez de citer Saint Basile le Grand, dit le moine Chrysostome et, afin qu’apparaisse avec plus de netteté ce que l’archevêque de la Cappadoce pensait des moines, je vais vous citer un extrait d’une épître adressée à son ami Grégoire le Théologien et dont je me souviens : « J’abandonnai les loisirs agréables comme de multiples occasions de pécher. Une seule issue s’offrait : la séparation d’avec le monde entier. Cette séparation n’est pas une sortie corporelle, mais abolition en l’âme de toute sympathie pour le corps, afin qu’elle devienne sans cité, sans maison, sans famille, ne possédant rien, désintéressée, sans relations, non instruite des choses humaines. Le plus grand des profits, c’est la solitude qui nous le procure. C’est elle qui pacifie les passions et nous donne loisir à la raison pour retrancher entièrement l’âme de ces choses ». Qu’avez-vous à opposer aux paroles de Basile le Grand, ami théologien ? Pourquoi ne pas vous soumettre à nos guides ?...
Ne vous suffit-il pas, Père Chrysostome, de voir le soin que je mets à connaître une vérité que j’ignore ? J’avance avec une progression géométrique vers son acceptation, dit le théologien. D’autre part, il y a chez moi le tempérament d’un Thomas. Excusez-moi.
J’ai l’impression que tout ce que nous vous avons exposé ne vous satisfait pas, frère, continua le moine. Vous ne pouvez concevoir un Chrétien vivant solitaire. Et pourtant, s’il était vrai que nos « âmes naissent Chrétiennes », la plupart d’entre elles pencheraient pour le désert. Si l’opinion qui veut que notre contact avec « le monde plongé dans la nuit » exerce sur nos âmes une influence désastreuse, nous devrions logiquement nous en détourner. Mais, malheureusement, il nous charme, et nous l’aimons sous n’importe quel prétexte.
Alors tous ceux qui ne viennent pas vivre en solitaires, fit remarquer le théologien, aiment le monde ?
Je ne puis soutenir, en général, une telle affirmation, répondit le moine, mais ils sont rares ceux qui souffrent pour l’Evangile.
Et les autres donc, aiment le monde ?
S’ils n’aiment pas le monde, ils aiment en tout cas leur personne, dit Chrysostome.
Comment concevez-vous cet amour d’eux-mêmes ?
Comme une vie Chrétienne sans afflictions et pleine de vaine gloire. Et comment leur souhaiter des afflictions, puisqu’ils n’ont pas goûté aux bienfaits qui en découlent ? Et pourquoi les hommes ne seraient-ils pas vaniteux, eux qui ne se sont jamais exercés aux œuvres humbles ? Si l’idéal monastique demeure incompris, c’est parce que les moines s’exercent à la vie dure et à l’humilité, dit le moine et, se penchant un peu, il cacha son visage dans ses mains, comme s’il voulait se concentrer en lui-même.
Mais pourquoi vouloir choisir les afflictions dans la vie ? demanda le théologien.
Le moine n’entendit pas la question. Il se redressa peu après, les yeux remplis de larmes. IL porta son regard vers le Ciel, croisa ses mains sur sa poitrine, fit un mouvement sur son siège pour se stabiliser et demeura immobile, comme s’il avait oublié qu’il était avec nous.
Père Chrysostome, vous n’avez pas répondu à ma question, reprit le théologien plus énergiquement.
Quelle question, mon ami, quelle question ? dit le moine surpris, comme s’il revenait d’un autre monde. Son visage me parut « comme une face d’ange »…
Je vous ai demandé à quoi tendait l’affliction volontaire.
Là n’était pas notre sujet originel, répondit le moine. Mais que ne laissons-nous pas ces choses ? Sincèrement, vous me gênez avec de telles questions. C’est comme si vous me demandiez : « Pourquoi la Croix dans notre vie ? »
FIN
de l’extrait.
par l’ARCHIMANDRITE CHERUBIM
Traduction de Presbytéra Anna
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
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Il est digne en vérité de te célébrer
Toi qui enfantas Dieu,
Bienheureuse à jamais et très pure
Et Mère de notre Dieu.
Toi plus vénérable que les Chérubins,
Et plus glorieuse incomparablement que les Séraphins,
Qui sans tache enfantas Dieu le Verbe,
Toi véritablement la Mère de Dieu,
Nous t’exaltons !
INTRODUCTION GENERALE
La vie du Père Isaac de Saint-Denys que nous publions ci-dessous est un repos et une joie pour l’âme des Chrétiens Orthodoxes qui ne se lassent jamais de voir, d’approcher, de toucher, chez des êtres vivants et proches de nous dans le temps, les vertus et la perfection que le Chrsit, dans le Saint Esprit, donne à Ses amis, les Saints de Dieu. A la perfection le Père Isaac possédait la plus haute des vertus, l’humilité sans laquelle les autres vertus ne sont rien, et qui attribue toujours à Dieu le peu de bien que l’homme peut faire sur la terre. « Dans tout ce que nous faisons, écrit Saint Basile le Grand, notre âme doit attribuer à Dieu les causes et le principe de nos bonnes actions, et être pleinement persuadée que d’elle-même, et par ses forces naturelles, elle ne peut faire aucun bien. Car c’est cette pensée et cette disposition d’esprit qui produit en nous l’humilité. Or l’humilité est le trésor de toutes les vertus ».
Le Père Isaac, comme le Père Callinique l’hésychaste, ou le Père Joachim l’Athonite, dont nous avons publié les vies, appartient à une génération d’ascètes qui tend aujourd’hui à disparaître, même au Mont Athos, où de nouveaux moines, voire des communautés entières, extérieures à la Sainte Montagne, sont venus s’implanter. Ils ont importé un monachisme étranger à la Tradition hésychaste de l’Orthodoxie. S’inspirant de modèles occidentaux, ils pensent, par exemple, que l’Eglise doit prendre position dans les grandes questions contemporaines, émettre son avis en matière politique ou sociale…Rien n’est plus étranger au véritable monachisme, llequel est soif de solitude, fuite hors du monde, vers Dieu, dans le seul but du Salut.
Le témoignage du Père Chérubim sur le Père Isaac ne nous en est que plus précieux.
Nous y avons ajouté un extrait du livre du Père Théoclète de Saint-Denys, intitulé Entre Ciel et Terre, et consacré au sens véritable du Monachisme Orthodoxe. Le Père Théoclète est connu pour ses nombreux travaux théologiques, sur Saint Grégoire Palamas, sur Saint Nicodème de l’Athos…, et plus récemment, pour sa dénonciation de la philosophie des « néo-orthodoxes », c’est-à-dire de ces penseurs et de ces nouveaux moines dont la « foi » s’éloigne de la théologie et de l’expérience des Pères de l’Eglise. Ils enferment la théologie orthodoxe divino-humaine dans les limites étroites de la philosophie, dans les catégories de l’humanisme. En vrais « fils de la terre », ils veulent « faire descendre le ciel sur la terre », en réduisant la théologie à des problèmes abstraits comme « la liberté humaine ». La vraie théologie est l’expérience patristique, qui, par la Prière du Cœur, fait monter de la terre au Ciel.
Le Père Théoclète appartient aussi au même monastère que le Père Isaac, celui de Saint Denys, où résida dans le passé, parmi tant d’autres Saints, Saint Niphon de Constantinople. A l’Athos, comme partout, les lieux ne sont pas indifférents : sanctifiés par la présence des Saints qui y ont vécu, ils continuent de les avoir pour gardiens. Les Saints sont toujours vivants et écoutent ceux qui les prient. Aucune philosophie selon le monde n’offre une telle vie.
Nous remercions la Presbytéra Anna qui a traduit la Vie d’Isaac le Dionysiate, comme celle de Callinique l’hésychaste, publiées toutes deux par le Saint Monastère du Paraclet en Attique.
Puisse le Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme, par les prières de Saint Niphon et de tous les Saints, conduire tous ceux qui liront ce modeste livre à la foi et à la piété des Saints qui y sont évoqués. Amen.
Père Patric Ranson.
PROLOGUE
Les hommes de Dieu sont pareils à des fleurs peintes, où le maître eût noté, sous le vernis uniforme de son art, les plus diverses nuances. Les tons, les couleurs diffèrent, mais les différences même trahissent le pinceau d’un seul artiste. « Les charismes sont divers, mais l’Esprit est un », dit l’Apôtre Paul. C’est là une vérité que nous retrouvons chaque fois, à brosser le portrait de quelque nouvelle figure athonite.
Ainsi, en Callinique l’hésychaste – l’hésychaste étant celui qui s’adonne à la Prière du Cœur dans l’hésychia, ce qui est dire la tranquillité, le repos, la terre du repos, la paix des passions, le silence des pensées –en Callinique l’hésychaste, donc, resplendissent les reflets de la lumière thaborique ; en Joachim de la Petite Sainte Anne, le zélote et le martyr forcent l’admiration ; en Daniel de Katounakia frappent la clairvoyance et l’abîme de la sagesse ; en Athanase de Saint-Grégoire, les exaltations du liturge et l’aspect hiératique, empreint de contrition ; tandis qu’avec cette cinquième figure aghiorite, celle d’Isaac le Dionysiate, c’est un parfum nouveau qu’il nous est donné de sentir, divin lui aussi, mais d’une essence toute particulière.
Le Père Isaac fut de ces moines d’une espèce rare, que Dieu dépêche dans les cénobies lorsqu’elles ont su s’attirer ses faveurs. Car ces êtres sont semblables à des colonnes que Dieu a placées là au fondement, comme pour étayer les grandes communautés monastiques, où leur présence est une source inépuisable de bénédictions, un fleuve dont « les courants réjouissent la cité de Dieu ». Heureux en vérité ceux qui ont été jugés dignes de vivre dans ces villes fortifiées par la main divine !
Conduit par mes rêves de jeunesse au Monastère de Dionysiou, je vis, quelques années après sa dormition, que tout y parlait encore du très Saint abba Isaac. C’est alors que sous les plus vives couleurs, à jamais indélébiles, que s’imprimèrent en moi les faits merveilleux de sa vie. Je ne cessai plus dès lors, à entendre louer ses vertus, de les exposer à mon tour, et d’en vouloir entreprendre le récit.
Les cimes de la sainteté, nulle formation théologique ne les lui fit atteindre. Le Père Isaac n’avait pas reçu beaucoup d’instruction. Sa bouche ignorait les flots de l’éloquence. Il ne s’occupait pas de diaconies trop relevées pour lui, ou qui l’eussent mis trop en vue. Il ne cherchait pas non plus à se faire revêtir de la chasuble du prêtre. Non. Ce qui le distinguait, c’était sa droiture, sa simplicité, l’authenticité de ses luttes, la pureté de son cheminement. Celui qu’il aimait, de toute son âme, c’était le Christ. Celui qu’il servait, avec un esprit admirablement conséquent, et de tout son cœur de moine cénobite, c’était encore le Christ. Il suivait avec rigueur la route de l’ascèse, sans dévier, sans incliner à droite ni à gauche. Et c’est pourquoi aussi il fut couronné. Nul, du reste, dit l’Apôtre, « n’est couronné s’il ne lutte pas selon les règles », et « s’il n’est pas éprouvé, jusqu’à la souffrance, comme un bon soldat de Jésus-Christ ».(2 Tim.2,3-5).
Le présent ouvrage laisse encore percevoir quelle atmosphère bienheureuse baigne ce lieu chargé d’histoire qu’est le grand monastère de Dionysiou. Car, jamais la souveraine de la Sainte Montagne ne cessa d’y semer des lys de sainteté. Jamais non plus le Vénérable Précurseur ne cessa d’y exercer sa protection, jointe à celle du Saint Patriarche Niphon de Constantinople, le prédicateur de cette humilité bénie qui promet l’élévation.
Nous remercions ceux qui nous aidèrent à l’élaboration de ce recueil : le vénérable Gabriel, Higoumène du monastère – véritable figure de proue, vétéran au combat de la vie athonite ; le très aimé Lazare, Ancien du même Dionysiou – travailleur éprouvé de la Vigne du Seigneur, qui connut lui aussi ses ascensions spirituelles. Il mit à notre disposition son manuscrit admirable ; l’Ancien Bartholomée, hésychaste et ermite dans les redoutables Karoulias, et bien d’autres encore. Tous ont vécu avec l’Ancien Isaac d’éternelle mémoire, et nous ont conservé les faits de sa vie bienheureuse, sainte et angélique.
Archimandrite Chérubim
« C’était un modèle de simplicité,
de rigueur et de piété,
silencieux et assidu en toute chose,
vivant exemple proposé à tous les Pères… »
Archimandrite Gabriel de Saint-Denys
PREMIERE PARTIE
UN PETIT PÂTRE AU BERCAIL ATHONITE
I. Les premiers pas.
Dans la bataille suprême, que livrent incessamment les moines de la Sainte Montagne, vint s’enrôler, pour y lutter héroïquement, cet athlète du Christ, dont l’esprit, dès l’origine, vécut pour Dieu seul, -Isaac le Dionysiate.
Il était né en 1850, à Cavvacli, près d’Adrianoupolis, dans un village des confins de la Bulgarie. Et, dans le monde, il avait alors reçu pour premier nom celui de Jean Géorgiou. Fils de parents pieux, mais peu instruits, le petit Jean n’avait pas non plus beaucoup d’instruction, - chose qui n’influa pas en mauvaise part sur son cheminement ; car, si cela ne l’aidait pas, du moins cela ne lui était pas nuisible, ne l’empêchant pas de se frayer résolument la voie vers la sainteté et la perfection.
Et si la pauvreté, l’indigence même de ses parents ne lui laissaient pas le loisir de se cultiver, cet enfant de paysans sut bien s’initier seul à l’art des arts, celui de façonner le Christ en lui, ânonnant les Vies des Saints dans les vallons et les prés où il faisait paître les brebis de son père.
Comme il se sentait heureux, le petit berger, lorsque, son troupeau rassemblé, il se mettait gaiement en route pour les pâturages, son bâton dans une main, les Vies des Saints Pères dans l’autre. Il enjambait en sautant les rocailles désertes, grisé par la bonne odeur des sapinières et l’air pur des montagnes qui, aux pâtres endormis à la belle étoile, fait rêver de grands envols spirituels.
C’est là, avec pour toute compagnie celle des oiseaux du ciel et de ses fidèles chiens de berger, que Jean, peu à peu, grandit en âge, apprenant à mûrir son amour du Seigneur. Plus les années passaient, plus flambait haut dans son jeune cœur la flamme du désir de Dieu, le feu céleste dela vie monastique. Sans doute avait-il lu, au hasard de son livre, cette sentence des Pères : »Tu ne peux devenir moine, si tu ne deviens un feu qui tout entier te consume ».
Sur les versants des collines de la Thrace septentrionale, il menait ses brebis par les vertes prairies, et le souvenir des paroles du Seigneur réjouissait son cœur : »Je suis le Bon Berger. Le Bon Berger donne son âme pour ses brebis. Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent ». Jean comprenait bien que, comme il connaissait chacune de ses brebis, le Christ aussi devait connaître les siennes, dont il était, lui, petit pâtre – berger de ses brebis et brebis bénie du troupeau divin du Seigneur. En vérité le Bon Berger devait connaître cette brebis, connaître le cœur de Jean, ses élans, ses désirs. Il le connaissait. Et il l’avait choisi entre tous. Dans le jardin de son âme, il lui avait paru bon de faire fleurir le désir pour le martyre non sanglant de l’héroïque vie monastique.
« Je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent »…Connaissance qui était aussi échange, chaleur, feu, dans ces liens qui tissaient la trame d’amour de la synergie entre le petit Jean et son Christ très doux. Connaissance qui, avec le temps, deviendrait, dans l’âme pure et simple de ce petit pâtre, connaissance révélée de la volonté divine. Et, pour l’heure, chaque fois que, là-haut, sur le sommet des montagnes, de ses lèvres innocentes il psalmodiait les hymnes de l’Eglise, ou jouait sur son chalumeau quelque mélodie champêtre, son esprit et son cœur, déjà, cherchaientquelle pouvait être la volonté de Dieu – la voie vers la sainteté des Saints Pères, ce bien si précieux quoique difficile à trouver, « sans lequel nul, jamais, ne verra le Seigneur ».
Telles furent les belles prédispositions qui, lorsquen lui eut mûri la pensée, lui firent prendre l’héroîque parti : il s’en irait pour la Sainte Montagne.
Le voici donc qui demande les prières de ses parents. Eux, aussitôt, donnent leur bénédiction, pleins d’un brûlant enthousiasme. Tout en lui faisant leurs adieux, de toute leur âme, ils le confient à Dieu. Heureux parents qui consacrent leur enfant au Seigneur ! Il n’est pas pour eux de plus grand honneur, de plus riche bénédiction ! Et, en vérité, quel plus grand sujet de fierté, pour ces êtres bénis, que ce don de l’enfant de leur chair au Seigneur et Maître de toutes choses ? Les parents de Jean embrassent leur fils. Avec joie, ils l’accompagnent. Imitant Abraham qui, lorsque la voix de Dieu le lui avait demandé, n’avait pas hésité à sacrifier Isaac son bien-aimé, eux non plus, maintenant que le Christ était venu frapper à la porte pour leur réclamer Jean, ne le Lui avaient pas refusé.
2. Sur la montagne du Seigneur.
Parvenu à la Sainte Montagne, Jean fit d’abord en pèlerin le tour de nombre de monastères et d’ermitages du désert athonite. Tout le ravissait. Bien qu’il fût familier de la vie au grand air et qu’il eût déjà vu des sites grandioses, la nature aghiorite aux aspects si multiples le transportait. C’était, à perte de vue, une mer immense, des bois infinis, des eaux rafraîchissantes, des roches abruptes, de hautes chaînes de montagnes que couronnait l’Athos…Paysage sans pareil, où le pittoresque s’alliait au sublime.
Là, toutes choses, fussent-elles inanimées, revêtaient une mystérieuse douceur, un charme secret. Il ne savait qu’admirer d’abord : les monastères si haut perchés, et comme juchés dans leur splendeur royale ? Les humbles cahutes, les cellules des solitaires et les ermitages ? Les églises dans le plus pur style de Constantinople, les chapelles où éclate, incomparable, tout l’art de l’iconographie orthodoxe ? Les icônes des Saints, justement connues pour être miraculeuses ? Les vénérables reliques qui, dans leurs coffrets d’argent, par leurs parfums ineffables et leurs miracles incessants, font revivre les thaumaturges, ces Saints guérisseurs, opérateurs de miracles, dont la sensible présence nous comble de joie ? Ou bien les bibliothèques, riches d’un inestimable trésor spirituel ?
La SainteMontagne est, à n’en pas douter, semblable à une terre qui se fût détachée de Constantinople, mais d’une Constantinople qui vit et respire encore, commeen témoigne cette artère où affllue toujours la vie ecclésiastique d’un passé que les ans n’ont pu faire périr. En vérité, l’on sent ici palpiter la pratique liturgique orthodoxe, qui donne vie et souffle au corps de notre Eglise, pour qui elle bat de la même pulsation vigoureuse et forte qu’elle eut aussi en ces heures glorieuses de la Nouvelle Rome.
« A l’obseervateur pieux et expérimenté », écrit le moine Théoclète de Dionysiou dans Entre Ciel et Terre, « la Sainte Montagne apparaît d’une inépuisable réalité, dotée d’un si profond contenu spirituel, et d’une vie tellement immatérielle, que c’est à peine si l’on y peut discerner que l’on vit sur la terre. L’Athos est synonyme d’idéal, d’un genre de vie plus haut, d’un lieu où s’opère un travail sur les âmes, où s’exerce une immense aspiration vers le Ciel. Il laisse imaginer une palestre d’hommes saints… » - 2ème éd.,p.139-.
Mais ce que Jean, dans sa tournée des monastères, admirait plus que tout, c’étaient les Pères qui du Monachisme aghiorite reflétaient l’image la plus juste et la plus belle. Certes, il rencontrait aussi, sur sa route, des moines qui de leur état n’avaient que le nom, habitués des marchés et des ports, errant ici et là. Mais ce n’étaient là que de faux-reflets de la vie monastique, tels que l’on en voit, hélas, même en terre athonite. Devant eux, pourtant, Jean ne s’arrêtait que le temps d’un murmure : « Seigneur », soufflait-il, « aie pitié de ces pauvres égarés ». Puis il poursuivait son chemin, cherchant pour rafraîchir son âme assoiffée de vérité les visages silencieux, les silhouettes comme dématérialisées des Saints de Dieu. Il les contemplait alors, se murmurant en lui-même les paroles de Saint Grégoire le Théologien :
« Vois-tu ces êtres dénués de tout, qui n’ont pas un lieu où habiter, et dorment sur la dure, ces va-nu-pieds, décharnés, exsangues presque, et qui à cause de cela même approchent de Dieu…Pour eux, il n’est rien dans le monde, puisque tout est dans l’au-delà du monde…Or c’est à eux qu’appartiennent les rochers et le ciel, eux qui vivent dans la nudité, mais qui ont revêtu le vêtement de l’incorruptibilité, eux qui dans le désert célèbrent la fête sans fin qui est dans les cieux ».
Brûlant du désir de mener l’ascèse des anachorètes de la Montagne, qui fuient le monde et se retirent au désert, Jean chercha d’abord quelque cellule d’ermite. Il fit donc le tour des lieux avoisinants, cherchant partout ce qui eût pu assouvir les élans de son âme éprise de la vie hésychaste.
Et de fait, dans les alentours de la Grande Lavra, ce grand monastère fondé par Saint Athanase de l’Athos, parmi le désert de Vigla, il découvrit l’ermitage selon son cœur. Le Géronda – l’Ancien- qui y menait l’hésychia, devant ses instances répétées – l’Ancien voyait bien que le novice n’était pas mûr encore pour la vie de désert – finit par l’accepter pour disciple.
De ce jour-là, le jeune homme déploya une endurance et un zèle sans pareils. Sans cesse, le Géronda mettait le nouvel athlète à l’épreuve, et, chaque fois, il éprouvait une joie secrète à le voir faire preuve d’une obéissance et d’une persévérance qui laissaient tant espérer de lui. Et, véritablement, son noble cœur se lançait résolument dans le combat de l’obéissance. Toutes ses forces, il les mettait à la parfaite acquisition de cette vertu. Il voyait d’ailleurs sur l’Athos d’autres moines, vrais imitateurs de Celui qui, le premier, fut obéissant, le Fils de Dieu, portant sur eux la joie de la victoire, émanée de leurs âmes purifiées, reflétée dans leur regard clair et lumineux, et partout répandue sur leurs visages d’ascètes. Et il voulait, à les voir, prendre aussi leurs vertus.
Mais plus Jean progressait, luttant vaillamment dans cette palestre hésychaste de Vigla, plus, de son côté, le Diable le combattait. Car cet ennemi très roué du moine sait mille tours pour entraver sa marche. Aussi, bien des fois refaisait-il contre lui ce qu’il avait ourdi contre le Grand Antoine : ceux qui allaient voir ce patriarche du désert reclus dans sa solitaire citadelle, « entendaient parler à l’intérieur une foule bruyante, qui frappait des coups en jetant des cris effroyables ». Ce fut donc quelque chose de semblable que le démon imagina pour Jean, lorsqu’il l’eut vu sortir vainqueur des premières épreuves qu’il avait projetées contre lui. Parce qu’il en voulait à son zèle et à son ardeur, il se mit à lui causer des terreurs, lorsque le jeune homme priait seul, la nuit. Dehors, devant sa cellule, il faisait un tintamarre de cris et de coups. Jean, bien souvent, croyant que c’était là son Ancien venu frapper à la porte, se levait en disant :
-Bénis, Géronda. Tu m’as appelé pour que nous lisions l’office ?
- « Mais non, mon enfant », répondait celui-ci, décelant la ruse des démons. « Dors et sois en paix. Il est encore tôt ».
Telles étaient les imaginations démoniaques, et les difficiles épreuves que le novice devait continûment goûter au désert. Et tout cela arrivait par la permission de Dieu, afin que fût signifiée à Jean un moyen plus sûr pour lui de poursuivre son cheminement monastique.
-« Lorsque j’eus fait l’expérience, frère Lazare, » expliquait-il lui-même, bien des années plus tard, « de ces épreuves et de ces menées diaboliques, je pris peur. C’était plus que je n’en pouvais subir. Je décidai de ne plus rester au désert, mais d’aller au monastère, mener la vie cénobitique. C’est ainsi que m’en allant de là, je gagnai notre monastère, le coenobion – monastère où les moines vivent en commun, en sorte que le monachisme cénobitique se différencie du monachisme érémitique en solitaire- , le coenobion de Dionysiou, où je demeurai ».
3. Au Saint Monastère de Saint-Denys.
« Celui qui vient à Dionysiou – c’est-à-dire à Saint-Denys- pour la première fois », écrit l’Archimandrite Gabriel, « et qui d’en bas, sur la jetée, le fixe du regard, croit le voir suspendu dans le vide de l’air, surtout durant les heures de la nuit, où les petites lumières de ses cellules s’agitent en se découpant sur les astres du ciel. Mais, de près comme de loin, il apparaît telle une ville-forte, une citadelle médiévale, avec sa très haute tour, dressant entre les murs abrupts ses créneaux en dentelle ».
C’est là, dans ce coenobion – ce qui est dire ce monastère cénobitique-, tête de proue des monastères athonites, citadelle indéfectible du monachisme byzantin, que le novice Jean, par une divine inspiration, vint mener la vie angélique des moines. A poser le pied sur le seuil béni, son cœur se gonflait. Levant les yeux, il sentait l’immense bâtisse divine, que l’on eût dite accrochée à quelque voûte céleste, tel un grand lustre descendu. La vision d’ensemble tenait en vérité du sublime. Tout, depuis les fondements, reposait sur un rocher immense, dont les arêtes vives surplombaient le rivage. Aux étages s’ouvraient les cellules des moines qui s’avançaient en encorbellements, formant depuis le bas une suite de décrochements, dont les plus élevés allaient se détachant davantage encore au-dessus du vide. A une vertigineuse altitude, les balcons ouvragés, posés sur de frêles poutrelles, regardaient la mer. Tel était le grandiose Dionysiou.
Un vrai coenobion ressemble à une ruche, où s’élabore le miel très pur de l’ascèse et de l’hésychia. Il est, selon les paroles mêmes de Saint Jean le Climaque « comme un ciel sur la terre où les moines, pareils à des anges, célèbrent le Seigneur ». L’on y voit accomplie la promesse de notre Christ : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux ». Tel était aussi le lieu où l’on voyait manifestée la continuité apostolique.
Le cœur ému, Jean prenait doucement par le chemin pierreux qui montait en lacets jusqu’à cette porte aux battants chargés d’Histoire. A gauche, entre les platanes et les saules, coulait à l’infini le filet de l’Aéropotamos, qui, pour un temps, s’enfonce dans une ravine profonde où, l’hiver, se déchaînent les vents descendus en trombe de l’Athos et de l’Antiathos. Alors, de leur mugissement semblable à celui de l’ouragan, ils ébranlent toute entière la citadelle sainte, qui demeure ferme sous le regard de Dieu.
4. Illustres modèles.
Quelques mètres avant l’entrée du monastère, Jean s’arrêta pour vénérer une chapelle votive, élevée à la gloire de Saint Niphon, Patriarche de Constantinople. Car cette gloire de l’Eglise, cet ornement de la Sainte Montagne figurait lui aussi parmi tant d’autres Saints, qui, tous, faisaient la fierté de Dionysiou. Mais, des plus illustres était bien Niphon, qui fut deux fois Patriarche de Constantinople, de 1486 à 1489, et de 1497 à 1498. Simple moine tout d’abord, il avait, avec l’Archevêque Zacharie d’Ochrid, parcouru toute la Grèce, jusqu’à l’Illyrie et à la Dalmatie, stigmatisant les décisions du Pseudo-Concile de Florence, et affermissant la foi des Orthodoxes. Plus tard, Niphon était parti pour la Sainte Montagne et s’était établi au Monastère de Dionysiou. C’est là qu’il fut ordonné diacre et prêtre.
Lorsque Parthène de Constantinople mourut, tous les Thessaloniciens, connaissant la sainteté universelle de Niphon, l’élurent pour être leur Métropolite, et leur délégation, évêques et notables en tête, vinrent au monastère le persuader de bien vouloir accepter cette dignité. Après bien des instances, et au prix de bien des peines, ils le fléchirent enfin. A cette époque encore, dans les temps anciens, l’Eglise des fidèles battait les déserts et les monastères, pour y découvrir, cachés dans les lieux de prière et de pénitence, les Saints dignes de devenir les plus grands pasteurs.
Le Bienheureux assuma donc la charge du trône épiscopal, travaillant sans relâche, humblement, à paître son troupeau. Mais Dieu le réservait pour un honneur plus grand encore. Il le promut bientôt Patriarche de Constantinople. Sur le trône œcuménique, Niphon brilla en vrai luminaire de l’Eglise. Mais il se démit ensuite de ses fonctions, et se retira à Adrianoupolis, d’où il fut mandé en Roumanie, pour y prêcher la parole de Dieu. « Saint Niphon, écrit l’Archimandrite Gabriel, est par tous les habitants de la terre roumaine reconnu comme un sauveur de l’Orthodoxie. Car l’église papiste, voyant dans les esprits un état propice à la confusion, se précipitait, sous le masque de l’uniatisme, pour persuader les Orthodoxes qu’avec la chute de Constantinople était aussi tombée l’Orthodoxie, et ce faisant les piégeait facilement.
Après une absence de près de quarante ans, parvenu à un âge avancé et désormais oublié à l’Athos, le Patriarche, brûlant pour son Christ d’un zèle toujours plus ardent, voulut s’en revenir à sa chère pénitence – ce qui est dire à son lieu de pénitence – le monastère de Dionysiou. Et parce que ce Père de l’Eglise tout admirable avait le désir de passer dans le secret le reste de ses jours, pour demeurer inconnu, caché aux yeux de tous, il dissimula sa haute dignité sous un habit de simple moine. Et il suppliait qu’on le reçût au monastère, promettant l’obéissance, fût-ce dans l’accomplissement des tâches les plus ingrates. On le prit donc comme novice, se remettant à lui du soin des bêtes du monastère. Il lui fallait les nourrir et les abreuver, les garder et les panser. Et la nuit, juché sur un rocher surplombant le monastère, il devait encore faire la vigie, balayant des yeux le rivage, pour protéger Vigla d’une incursion ennemie – car l’on avait alors la crainte des pirates, qui infestaient toute la mer Egée-. Mais, de tous ces services, le Patriarche Œcuménique – ce qui est dire le Patriarche de Constantinople- s’acquittait volontiers, dans la plus grande humilité.
Dieu cependant ne voulut pas que durât plus longtemps ce volontaire abaissement de son humble serviteur. C’est ainsi qu’un soir le Vénérable Précurseur, Saint Jean Baptiste, le protecteur du monastère, apparut en songe à l’higoumène :
« Jusqu’à quand », lui dit-il, « prendrez-vous pour bouvier le Patriarche Œcuménique, lui qui a sauvé des milliers d’âmes ? Allons, lève-toi, rassemble les frères, et partez à sa rencontre, pour lui rendre l’honneur qui lui est dû.
Mais quel est donc, Saint de Dieu, ce Patriarche Œcuménique dont tu veux parler ? s’étonnait l’higoumène.
Niphon, celui que vous appelez Nicolas, et que vous mettez à garder les bêtes. Il a maintenant assez témoigné de sa grande humilité, dont les anges eux-mêmes s’émerveillent dans les Cieux.
L’higoumène, à ces mots, s’éveilla tout tremblant. Dans son esprit s’éclairaient à présent quelques points qui l’avaient étonné, comme la nuée lumineuse qu’il avait vu envelopper le Saint chaque fois qu’il priait la nuit, du haut de son rocher, scrutant les abords du rivage…Sans tarder, il frappa la simandre, rassembla tous les frères ; et l’assemblée des moines et des prêtres, l’icône et la veilleuse en tête, sortit à la porte pour aller en procession à la rencontre du Saint Patriarche. Celui-ci descendait justement la montagne avec ses bêtes. Comprenant qu’on l’avait découvert, il tenta de fuir. Mais les frères, sur un ordre de l’higoumène, se hâtèrent de le retenir, recourant même à la force, mais avec un infini respect. Tous alors lui firent leur métanie jusqu’à terre, lui demandant pardon de ce que, dans leur grossière ignorance, ils n’avaient pas eu pour lui le respect qui convenait à sa noble personne.
Jusqu’à sa mort pourtant, l’évêque demeura au monastère, ainsi qu’il en avait eu le désir. Et ce fut là, après qu’il eut encore vécu quatorze années d’une vie très sainte, qu’il s’endormit, le 11 août 1515, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Ses précieux ossements sont conservés dans les riches reliquaires de Dionysiou. Seules la tête et la droite du Saint furent en 1520 transférées au monastère de Doundé di Artsezi, en Roumanie, om se déroule, les 11 et 15 août de chaque année, la très grande fête de la Dormition de la Mère de Dieu, à laquelle viennent assister en foule plusieurs milliers de pèlerins venus du pays tout entier.
L’émouvante rencontre du Saint avec les Pères du monastère s’était faite à l’emplacement précis où s’élevait maintenant cette chapelle votive, devant laquelle se tenait Jean, qui ignorait tout bien sûr de cette page d’histoire d’un genre unique.
Cependant, outre le grand Niphon, d’autres encore avaient vécu en ces lieux – Saint Denys, le fondateur du monastère, auquel il donna son nom, Saint Dométios, qui fut le conseiller spirituel du premier, les Saints Martyrs Macaire et Joasaph, Saint Léon le Myrrhovlite – dont le nom dit que son corps répandit, après sa mort, une huile ou une myrrhe bénie -, lequel, de soixante-dix années entières n’en franchit pas la porte, Saint Philothée, les Saints Martyrs Gennade, Joseph, Christophore et Paul ; et jusqu’à Saint Nicodème Aghiorite, qui y fut tonsuré.
En vérité, c’était là pour Jean une grande bénédiction que d’être jugé digne d’entrer dans un tel monastère, et d’y être inscrit sur le livre d’or aux noms si glorieux, tous saints et bénis, qui seraient pour lui comme autant d’illustres modèles.
DEUXIEME PARTIE
DANS L’ARENE DU COENOBION
5. Pourquoi es-tu venu, frère ?
A cette époque, l’higoumène du monastère était le papas Iacovos le Lacédémonien – Ce Père fut en effet higoumène de Dionysiou de 1869 à 1874 -. Lorsque Jean y entra comme novice, à l’âge de vingt ans – c’était en 1872-, la communauté comptait alors près d’une centaine de Pères. Tous les monastères, en ce temps-là, florissaient à l’envi. Et cependant, l’acception d’un nouveau candidat ne se faisait pas sans un examen sévère et attentif de ses moindres intentions.
Lorsque le jeune novice se fut présenté devant l’higoumène, celui-ci, du premier coup d’œil, comprit qu’avant toute autre vertu, c’était la simplicité qui, la première, ornait l’âme de Jean. Aussi, voulant l’éprouver, il lui dit avec audace :
Ici, mon enfant, dans ce monastère, il nous faut l’obéissance absolue. Si donc je te demande, par exemple, de te jeter du haut de la fenêtre sur ces rochers qui sont dans la mer en contrebas, le feras-tu ?
Oh oui, Géronda ! Je m’y jetterai bien volontiers ! Seulement n’oublie pas, au dernier moment peut-être, de me rattraper par les pieds !
Et il disait cela le plus sérieusement du monde…
Cette innocence, Jean allait toujours la garder, lui qui, jamais, de sa vie entière, ne contesta une injonction de l’higoumène ni de l’un quelconque des Anciens. Avant même qu’ils aient achevé, il rétorquait un « Bénis, Père », et se hâtait de s’exécuter, tandis que son visage paisible reflétait l’immense sérénité qui réjouissait son âme.
L’higoumène comprit vite qu’un novice d’une espèce aussi rare serait pour le monastère un trésor inestimable. Comment ne l’eût-il donc pas retenu ? Peu après même, lorsque se fut écoulé le temps fixé pour le noviciat, il lui annonça sa décision de lui donner le grand schème angélique. La tonsure se fit dans le catholicon de Dionysiou, dont l’atmosphère incline à la contrition, à cause, peut-être, de la poignate beauté de ses fresques, que l’iconographe Zorzi peignit au XVIème siècle, selon les canons de l’école crétoise alors en vigueur à Constantinople. Revêtant le grand schème angélique, le jeune moine était dans la joie de ce que son heure était venue de prendre sur ses épaules le joug très doux de la Croix du Seigneur. Le chœur des frères chantait l’office solennel :
Où est la peine prise en vain pour le monde ?
Où est la bigarrure des choses éphémères ?
Vois, tout cela n’est-il pas que terre et cendre ?
Que perdons-nous notre labeur ?
Que ne renions-nous pas le monde
Mettant nos pas dans ceux du Sauveur
Qui crie : « Que celui qui veut venir à moi
Prenne ma Croix,
Et il héritera la vie éternelle ».
Le Prêtre l’interrogeait selon le rite : « Pourquoi es-tu venu, frère, te prosterner devant ce saint autel et cette sainte synodie ? » Alors, de toute son âme, il répondit : « C’est, vénérable Père, que je désire mener la vie de l’ascèse. »
Et, de fait, celui qui venait de recevoir le nom d’Isaac désirait cette vie d’ascèse qu’il menait depuis longtemps déjà. Il la désirait de toute son ardeur combative, lui qui sur la Sainte Montagne était déjà connu, parmi les cénobites, pour être un violent – ce qui est dire qu’il se faisait violence en toute chose-, lui qui jamais ne plaignait son corps, qui jamais ne songeait au repos de la chair, qui jamais ne se confiait en sa volonté propre. C’était la violence même dont parle l’Evangile : « Le Royaume des Cieux, dit le Seigneur, s’obtient par la force, et ce sont les violents qui s’en emparent ». - Cette violence que le Christ lui-même institue dans la vie de tout lutteur spirituel ; cette violence qui, lorsqu’elle se rencontre chez des moines de la Sainte Montagne laisse aussi discerner en eux le Royaume de Dieu…
« Donne ton sang et tu recevras l’Esprit » : de ce précepte des Pères, le frère Isaac avait à son tour fait son mot d’ordre. Et dans l’éminente arène du coenobion, à chacun de ses combats ascétiques, il savait s’en souvenir pour mortifier en lui le vieil homme, et renaître « homme nouveau en Christ », tout enrichi de vertus et de charismes de l’esprit.
6. Ses diaconies.
Le moine Isaac était grand et fort, un véritable « pallicare », solidement bâti, et capable de parcourir à pied de très longues distances, en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut d’ordinaire à quiconque. Or il n’y avait pas à l’époque de moyens de communication aisés, et l’on n’était jamais sûr non plus que les paquets confiés à un postier arrivent à bon port. C’est pourquoi le monastère délégua pour cet office le sage Isaac, comme la personne la plus sûre et la plus apte à s’en acquitter.
Qui peut dire les peines et les fatigues qui furent alors les siennes ? Les tribulations qu’il rencontra dans cette diaconie ingrate et difficile, pour laquelle il lui fallait répondre de bien des choses ?
Il ne cessa pas pourtant d’y monter une patience et un zèle inégalables. Il y avait, du monastère au métochion - ce qui est dire à la dépendance - de Develikia d’Iérissos, treize heures de marche à pied, auxquelles s’ajoutaient de longues heures encore pour aller à Sykia et au Monoxylitis. Et quand il devait joindre le métochion le plus éloigné, celui de Calamaria, aux abords du village de Portaria de Chalkidiki, c’était quatre jours entiers qu’il lui fallait marcher…
Ces longs courriers s’acheminaient cinq à six fois par an. Parcourant monts et vallées, traversant les bois et les plaines, infatigable, marchait le Père Isaac, son sac de lettres et sa besace à l’épaule, à la main son chapelet, incessamment murmurant sa chère « petite prière » , la Prière du Cœur. La force émanée d’elle mettait en fuite les démons et les pensées mauvaises, emplissant son cœur de sérénité. Sa douceur lui évitait de sentir la fatigue de longues heures passées en chemin. Sa Grâce aussi l’aidait à s’acquitter parfaitement de cette diaconie qu’il accomplissait sans un murmure.
La patience infinie du Père Isaac, l’on pouvait la voir à l’œuvre au métochion de Monoxylitis. Là, le monastère conserve encore cent quarante arpents de ces vignes qui produisent le célèbre vin du « Monoxylitis ». Leur culture réclame beaucoup de soins, et cette peine, déjà redoublée par la fatigue des jeûnes monastiques, l’est même davantage lorsqu’il arrive que l’économe soit une personne chiche et sévère telle que l’était alors le moine Kalymnios du métochion. Il fallait au Père Isaac montrer deux fois plus de patience, et subir le double de tourments. Brisé de fatigue le plus souvent, il se consolait au souvenir des paroles d’Isaac le Syrien, son Saint : « Le repos et l’oisiveté sont pour la ruine de l’âme, plus néfastes encore que les démons eux-mêmes ».
A quelque temps de là, le monastère l’établit chef de bergers d’un immense troupeau de mille sept cent quarante chèvres. Tandis qu’il les faisait paître, il lui semblait revenir à ses années d’enfance, quand ses désirs de petit pâtre de Cavvacli n’étaient encore que des rêves…et il remerciait Dieu de les avoir désormais réalisés.
L’on vit aussi le Père Isaac exercer la diaconie de meunier aux moulins à eau du métochion de Marionon, comme à celui de Métaggitsiou de Chalcidique…
C’était, de l’aveu de tous, un esprit pratique, un homme actif et travailleur. Et parce que son cœur était pur, tout ce qu’il touchait devenait une double source de profit. Chacun des travaux qu’il entreprenait se faisait à la perfection, produisant beaucoup de fruit.
Cela se voyait au jardin du monastère, qui connut avec lui ses heures de gloire. Les arbustes y étaient plantés avec une ordonnance parfaite, rangés avec une précision mathématique. Ce que semait cet être béni, fût-ce aux endroits les plus secs, fleurissait d’abondance. Dieu lui dispensait richement ses biens. Les légumes subvenaient aux besoins du monastère et il en restait encore tout autant.
Il amassait alors l’excédent, entassant courgettes, aubergines, tomates et haricots en bordure du chemin, où les ascètes du désert athonite prenaient en passant ce dont ils avaient besoin, chacun à son gré. Et il faisait la même chose aussi pour l’hôtellerie de Karyès, la capitale de l’Athos. Outre les biscottes qui sont une bénédiction du monastère, il préparait pour les moines très pauvres de la Skyte de Koutloumousiannis des produits frais de son jardin.
Et, plus il partageait, plus il récoltait. Ame légère que celle du Père Isaac, empli de tendresse et d’amour pour tous es frères…Un moine lui demandait un jour quelques poires : « Prends-en », lui dit-il, « autant que tu en veux. Ce que tu prends, Dieu me le rendra en double ».
Pour les autres, il se sacrifiait sans hésiter. Mais il n’avait aucun souci de lui-même. Frugal dans sa nourriture, il n’avait de vêtements que le nécessaire. Quant à la non-possession, il y était inégalable, s’y montrant, selon le mot de Saint Nil, « tel un aigle au large essor ».
Un jour qu’il bêchait son jardin, il trouva enfouies deux à trois livres d’argent. Il les ramassa de l’air le plus détaché, puis, une fois son travail achevé, les remit à l’higoumène.
Mais, malgré ses vertus, il était humble à l’extrême. Tout au long de sa vie cénobitique, il ne recherchait jamais que les tâches les plus ingrates. Des diaconies qui eussent comporté de hautes responsabilités, il n’en demandait jamais. Il préférait rester toujours dans la position d’un novice, semblable sur ce point à Saint Niphon, dont la vie l’avait tant ému et qui continuait de l’enseigner et de vivre en lui.
7. Ascèse et tempérance.
Durant plus de soixante-dix ans, ce moine béni ne mangea pas hors de la table commune. Il était d’une absolue tempérance, tant dans le coenobion que dans les métochions qu’il visitait, et où souvent il demeurait, fidèle en cela à son canon d’obéissance. Or la diète est sévère au monastère : outre qu’il est rigoureusement impossible de consommer de la viande, le lundi, le mercredi et le vendredi sont des jours où l’on ne mange qu’une fois, et encore sans huile ni vin. A quoi s’ajoute encore le jeûne sévère des divers carêmes. Mais cette règle, le Père Isaac l’observait sans faillir, où qu’il se trouvât, fût-il loin du monastère. Il était même beaucoup plus rigoureux en période de jeûne, faisant jusqu’à trois triméron – jeûnes complets de trois jours consécutifs chacun- pendant le grand carême : l’un durant la première semaine – celle de l’entrée en carême-, le deuxième durant la troisième semaine – celle de la Croix-, et le dernier durant la Grande et Sainte Semaine. Tel est l’aveu que, vers la fin de sa vie, il fit, sous forme de confidence, à un frère qui le suppliait de lui découvrir quelle était son ascèse.
Aussi longtemps qu’il vécut au métochion de Calamaria où il passa de longues années à garder les brebis, jamais il ne mangea de viande, même si l’économe, sa synodie, et les journaliers en prenaient souvent. Pour lui, le Père Modeste gardait un baril de poisson fumé en saumure, tel qu’en préparent les Pères athonites pour l’année entière. C’était cela que mangeait le Père Isaac en glorifiant Dieu, évitant ainsi tout scandale et tout motif de condamnation.
Au métochion de Monoxylitis, il faisait office de vendangeur. Mais lorsque les raisins étaient mûrs, il n’en portait pas un grain à sa bouche avant l’heure du repas. Lui qui avait goûté la douceur de la présence de Dieu méprisait maintenant les choses du siècle présent, et ne mangeait que ce qu’il fallait pour subsister. Car « il est impossible », écrit Diadoque de Photicée, « que nous méprisions joyeusement les choses de ce siècle si nous n’avons pas d’abord, en toute conscience et connaissance, goûté à la douceur de Dieu ».
Il fut une époque où l’actuel higoumène du monastère se trouva, novice encore, à Monoxylitis en même temps que le Père Isaac. Après les vendanges, des grappes étaient restées dans les vignes, dont il donnait à goûter aux autres sans y goûter lui-même.
Tiens, Georges, prends cela.
Et toi, Père Isaac ?
Moi , je suis moine. Cela ne se fait pas, pour un moine, de manger avant l’heure.
Alors, je veux être moine, moi aussi ! répondait le futur higoumène.
C’est ainsi, par sa propre ascèse, et par son exemple, qu’il enseignait aux plus jeunes, pour le profit de leur âme.
Ou bien :
Quelle heure est-il, Georges, demandait-il. Nous allons faire la cuisine.
Et il poursuivait :
Que mange-t-on aujourd’hui à la trapéza – ce qui est dire à la table- du monastère ?
Du thé, Géronda.
Eh bien, disait-il : Si c’est du thé au monastère, ce sera du thé pour nous aussi !
Il savait bien, pour l’avoir expérimenté, que « le jeûne est le mors du moine », et que selon les Pères, comme pour Saint Grégoire de Nysse, « c’est pour la purification de l’âme qu’il a été prescrit ». C’est pourquoi aussi ses jeûnes avaient le fondement et le sens que leur donnent les canons de l’Eglise.
Quant à sa règle de prière, jamais il ne la négligeait. A Dionysiou, les moines font chaque jour douze chapelets et trois cents métanies. Mais l’Ancien Isaac,lui, durant le Grand Carême, accomplissait le nombre stupéfiant de trois mille prosternations par jour ! Les oir, quelque fatigué qu’il soit du dur labeur du métochion, et aussi loin qu’il se trouvât, il faisait autant d’agrypnies – ce qui est dire de veilles de la nuit entière – qu’en fixait le monastère, veillant et priant la nuit entière. Assoiffé de prière, brûlant pour le service de Dieu, il lisait les mêmes offices que ses frères de Dionysiou. Mais lorsque, dans sa cellule, il n’entendait pas la simandre et perdait un peu de l’office, certains le taquinaient en disant :
Voyons, Père Isaac, tu oublies l’heure à présent ?
Non, non, cela ne compte pas comme une faute. C’est un crédit à rembourser, répondait-il avec sa simplicité coutumière.
Et il ne s’apaisait que lorsqu’il avait remboursé son dû en particulier.
Dans ce creuset qu’est le coenobion, où se travaille et s’élabore l’or de la vertu, l’Ancien Isaac se polissait de jour en jour. Dans l’obéissance, l’absence de souci, l’hésychia et la crainte de Dieu, il menait une scrupuleuse ascèse, vivant selon Dieu la vie angélique, avec la simplicité d’un tout petit enfant.
Il n’avait pas pour parler cette éloquence que d’autres possèdent. Aux vaines paroles il préférait le silence. Grande vertu, en vérité, que le silence, qu’il incitait de plus jeunes à acquérir également.
«Maintenant que tu as été ordonné », disait-il avec amour à quelque nouveau diacre qui ne semblait pas en estimer les bienfaits, « garde le silence ».
La contradiction était une chose inconnue du Père Isaac. Qu’on lui fit une observation, qu’on le blessât même, il inclinait la tête plus bas encore que de coutume, se contentant de recevoir la semonce, avant de répondre humblement : « Bénis, Père ».
Dès lors, lequel d’entre les frères du monastère ne l’eût pas aimé, lequel ne l’eût pas estimé ?
« Ah ! » disaient entre eux les Pères, « voilà un vrai moine ». Et par respect, ils l’appelaient non pas « le Père Isaac », mais « l’Abba Isaac ».
Lui, cependant, ne se laissait jamais aller à des sentiments d’orgueilleuse fierté.
« Ce que je suis », disait-il simplement, « Dieu le voit ».
Et comme tous le louaient, il ajoutait, non sans embarras : « Que dites-vous là ? Je suis l’homme le plus pécheur ». Et il s’en allait humblement à sa cellule ou à sa diaconie.
Quelque soin qu’il prît de la vouloir cacher, sa renommée s’était répandue partout. Le Métropolite Irénée de Cassandréïa, qui aimait beaucoup le monachisme, parlait toujours de l’Ancien Isaac en termes élogieux. Et, chaque fois qu’il venait visiter les paroisses de son diocèse, il passait la nuit dans un métochion de Dionysiou, celui de Calamaria surtout, où se trouvait le plus souvent « l’abba ». Il venait y voir celui dont il goûtait tant la compagnie, et qu’il appelait « le moine ».
Je vais voir le moine, disait-il, au métochion de Dionysiou.
Ah, très vénérable père ! lui demandait-on étonné. Il y a donc un moine dans ce métochion ?
Mais oui, et c’est pour lui que je vais là-bas !
8. Vers les cimes.
Toutes les ascèses corporelles et spirituelles se font dans le but éminent et saint que les Saints Pères appellent « la purification du cœur ». Le jeûne, la veille, le deuil, la vie dure, le canon de prières, les offices, la lecture, la prière incessante, et tout le reste des luttes ascétiques aident le moine à s’élever, comme à vivre purement la vie sainte.
Cela, « l’abba » tant vanté de Dionysiou l’avait compris dès sa jeunesse. Dès lors, s’étant sans cesse élevé sur l’échelle des vertus, il avait acquis pleinement la douceur, l’innocence et la simplicité, laquelle enfante à son tour la plus haute humilité. « Il n’est pas possible, dit Saint Jean le Climaque, de voir jamais simplicité dépourvue d’humilité ».
Mais la profonde humilité ouvre la voie à une vertu suprême, celle de l’apathéïa, l’absence de passions, l’état d’impassibilité où les passions négatives n’agissent plus. Car c’est bien au sommet de l’Echelle Sainte qu’arriva ce soldat du Christ, tel un grimpeur excellent qui s’y était hissé, toujours plus haut. Le Père Isaac était du nombre de ceux, très rares, qui l’acquirent. Il y faut d’ordinaire beaucoup de temps, un immense désir, et l’aide de Dieu. Lui, cependant, était allé plus vite, tels ces êtres d’exception qu’invoque Saint Jean Climaque : « Lorsque l’on voit, que l’on entend parler », dit-il, « d’un homme qui en peu d’années a atteint la cime de l’apathéïa, c’est qu’il n’a pas emprunté d’autre voie que celle, rapide et bienheureuse, de l’humilité ».
Des Pères qui ont vécu à ses côtés, et qui l’ont bien connu, pour avoir ensemble passé par bien des métochions, témoignent quelles formes revêtait cette vertu très haute dont s’ornait toute la vie du Géronda.
L’Ancien Isaac, disait le Père Léonce, lorsqu’il parle à des gens du monde, et rencontre des laïcs, n’établit aucune différence entre les êtres, et ses sentiments demeurent les mêmes envers tous.
C’était dire que, lorsqu’il était contraint de s’entretenir avec d’autres, l’Abba se plaçait toujours sur une hauteur qui lui faisait dominer tous les points de vue – hauteur qui, en termes patristiques, n’a d’autre nom que celui de l’apathéïa, - de l’impassibilité.
Et de fait, l’Ancien Isaac, lorsqu’il était dans les métochions du monastère – ce qui représentait déjà le monde à ses yeux- n’en continuait pas moins de s’y conduire comme un moine sans passion, porte-lance toujours sur la brèche, certes, combattant, mais invincible, mort au monde. En lui vivait seul le Christ ; en lui s’incarnait la perfection de l’amour, telle que la peint Saint Maxime le Confesseur : « Celui qui est parfait en amour », dit-il, « parvenu au sommet de l’apathéïa, ignore la différence entre ce qui lui est propre et ce qui est d’autrui, entre le particulier et l’étranger, entre le fidèle et l’infidèle, entre l’esclave et le libre et, absolument, entre le masculin et le féminin ».
Et pour avoir pris en vérité ce chemin qui rapidement s’élève vers les cimes, il fallait que l’agile courrier de Dionysiou, que l’excellent marcheur habile à parcourir les voies de Dieu, achevât son ascension par la vertu la plus haute, celle qui culmine au-dessus de toutes les autres, celle de l’amour parfait.
C’est ainsi qu’il parvint à ce degré sublime qui le faisait vibrer en sympathie avec tous les hommes, avec le monde entier, la création entière, avec les êtres animés comme avec les êtres inanimés, rejoignant en cela ce que dit son Saint homonyme, le grand Isaac le Syrien, sur la nature de l’amour parfait. Il aimait tous les êtres et compatissait avec eux - il aimait et souffrait avec eux.
A l’ermitage des Saints-Apôtres, qui regarde le monastère de Dionysiou, vécurent longtemps l’Ancien Isaac et le Père Lazare. Le Géronda, vieillard courbé déjà par les ans, jardinait cependant encore, cultivant ses citrons et ses oranges, tandis que l’autre soignait le Père Modeste, resté infirme après une attaque d’hémiplégie. Le premier avait sa cellule tout près de l’église ; les deux autres, eux, demeuraient à l’étage…
« Après les complies, contait plus tard le Père Lazare, lorsque nous nous étions séparés, il ne se passait pas une demi-heure que l’on n’entendît l’Ancien Isaac prier avec pleurs et sanglots. Ses larmes roulaient sur ses joues, baignant son visage ; on les eût dites venues des profondeurs insondables de l’âme et du cœur. Or, un soir que je l’entendais comme de coutume mener semblable thrène, je m’avisai de lui demander ce qu’il avait à pleurer ainsi chaque nuit. Etant donc descendu, je m’approchai de sa cellule. Il s’en élevait comme un murmure plaintif :
« Seigneur, sanglotait-il, aie pitié de tes pauvres. Aie pitié des malheureux. Aie pitié de ceux qui ont faim. Manifeste-leur tes tendresses. Seigneur, aie pitié… »
Moi cependant, ne comprenant pas pour qui il suppliait ainsi, je l’interrompis :
« Pardon, Père Isaac, pour qui pleures-tu et supplies-tu si longtemps le Christ ? Qui sont ces pauvres ? Qui sont ces malheureux dont tu parles ? »
Alors, il me répondit :
« Ne te souviens-tu pas, mon enfant, de ces métayers que nous avions pour compagnons de labeur, dans les métochions où ils travaillaient tout le jour, s’épuisant pour un salaire de misère ? Comment subviendront-ils aux dépenses de leur nombreuse famille ? Comment trouveront-ils la dot pour marier leurs filles ? Comment leurs enfants s’instruiront-ils ? Comment se vêtiront-ils ? Et comment ne les plaindrais-je pas, à leur seul souvenir ? Eux qui nous ont manifesté tant d’estime et d’amour ? Qui nous ont obéi, comme si nous les avions achetés pour être nos esclaves ? Comment ne supplierais-je pas le Christ, et ne pleurerais-je pas pour eux ? »
Sur ces mots, je m’en allai en silence, le laissant à ses larmes et à se suppliques, empli d’admiration pour la grandeur de sa compassion.
Tel est l’extraordinaire portrait de lui que permettait de brosser six mois de vie passée en commun avec le Père Isaac, à l’ermitage des Saints Apôtres. J’y voyais là comme le second pendant d’un même amour monastique pour le prochain, dont le premier eût été l’amour pour le malade, marqué par l’abnégation, le sacrifice de soi, la patience, les longues veilles, la peine et le renoncement. Celui-ci – l’amour pour ceux qui sont au loin- s’exprimait autrement, mais de façon plus haute encore, dans cette chaleur de l’âme, dans ces larmes brûlantes, dans ce bouleversement de l’être. Oui, telle était la grandeur du vrai moine athonite, qui se rencontre encore aux diverses extrémités de la Sainte Montagne.
De ces jours à l’ermitage des Saints-Apôtres, notre esprit se remémore avec joie les admirables images – celles du rez-de-chaussée où priait avec feu l’Ancien Isaac, celles du grenier où priait aussi le malade alité, veillé par son frère. Et ces deux scènes, l’une comme l’autre, nous faisaient songer aux paroles du Maître, prononcées dans cette autre salle haute historique à Jérusalem : « Tous à ceci reconnaîtront que vous êtes mes disciples, que vous aurez de l’amour les uns pour les autres ».
La prière, voilà l’œuvre véritable du moine – prière pour le prochain et pour le monde entier, la prière dite avec le cœur, tandis que, jusqu’à l’abnégation, jusqu’au sacrifice de soi, les mains vaquent aux soins des malades, ou bien à l’hospitalité incessante, livrant le rayonnant enseignement de l’exemple, qui opère par la pratique – Œuvre qui n’est point clamée sur les toits et qui, pour cela même, possède une dignité plus haute, inestimable.
9. Célestes instants.
Le Saint Monastère de Dionysiou, de par son ordonnance intérieure, est sans doute, architecturalement, le monastère le plus resserré de l’Athos, celui aussi qui inspire le plus de contrition au pèlerin. A voir, en effet, cette masse compacte de bâtiments se refermer sur l’église, ce dernier ne peut s’empêcher à son tour de se replier plus profondément sur lui-même, et d’y mieux concentrer son cœur et son esprit.
Les fresques empreintes d’une dignité toute hiératique, datant de la splendeur passée de Constantinople, dont s’orne l’intérieur du Catholicon ; les scènes incoparablement expressives de l’Apocalypse, sur les murs des couloirs qui mènent au réfectoire ; les chapelles, presque toutes peintes dans le même style, celles en particulier des Saints Anargyres et de Saint Jean le Théologien ; le réfectoire lui-même – la trapéza- où règne un silence que rompt la seule lecture du synaxaire – lequel est le livre contenant la Vie des Saints de chaque jour-, ce réfectoire décoré lui aussi de scènes admirables – l’Echelle Sainte, la Synaxe des Archanges, le chœur des Saints, et d’autres encore -, tout cela sans parler des Pères du coenobion, qui jusqu’à aujourd’hui incarnent l’austère tradition monastique, et dont les vertus font paraître les visages plus lumineux – c’est là, dans le cadre idéal de cette cité monastique, où l’on fait l’apprentissage de la vie angélique, que l’Ancien Isaac vécut les jours et les nuits les plus heureuses de sa philosophie en Christ.
Plus tard, lorsque parvenu à un âge avancé déjà, il s’asseyait, selon sa coutume, dans sa stalle d’Ancien, sous l’icône patinée du Vénérable Précurseur, immobile comme une colonne, gardant vigilant l’œil de l’âme et du corps, il suivait la divine liturgie et le reste des offices de l’Eglise, qui font monter la terre aux cieux et descendre le Ciel sur la terre.
Alors, durant les longues agrypnies, et les mâtines graves et recueillies, lorsqu’à la faible lueur des veilleuses les Pères les plus anciens, dans l’absolu silence, sont assis dans leurs stalles, sous le regard des Saints comme détachés du mur, l’on croirait voir leurs glorieuses figures se réjouir avec celles des moines, et dans le Paradis se réjouir le chœur bienheureux des Pères, avec ceux qui sont encore ici, dans ce Jardin de la Toute Sainte, et qui ont avec les premiers ce trait en commun d’être des amoureux de Dieu…
Ah ! Perfection inoubliables des pannikhides – que sont les offices des défunts- de la Sainte Montagne, des grandes fêtes et des processions tant attendues, celles des dimanches de Grand Carême, celles de la Passion du Sauveur…
Comment ne pas d’émouvoir de ces vénérables Anciens, inébranlables comme les Martyrs, silencieux et sobres comme les Saints Ermites, attendant patiemment pour aller vénérer, chacun à son tour, le Saints Evangile, les précieuses reliques, ou le calice des Saints Mystères ?
« Elle passe en vérité toute description, écrit l’archimandrite Gabriel, l’incomparable ordonnance des hiérurges, des diacres et des Saints Pères, qui se tiennent ensemble au milieu de l’église, dans leurs ornements chamarrés de fils d’or, leurs mandyas – ce qui est dire leurs pèlerines plissées- noires aux cent plis, et leurs voiles si majestueux, qui leur confèrent cet air de pieuse décence et d’inégalable dignité, inspirant à tous la même crainte de Dieu que s’ils se fussent tenus devant lui ! »
Dans ce cadre tout céleste, l’âme du Père Isaac s’envolait. Elle s’échauffait, s’emplissait de contrition, et ses yeux se mouillaient, comme à la fête de la Théophanie, chaque fois qu’à l’office des Heures il entendait l’idiomèle, ce tropaire admirable, à la gloire de Saint Jean Baptiste, le Précurseur du Seigneur :
« Ta main sublime qui touchas
La tête toute pure du Maître,
Et qui de son doigt béni
nous la désigna,
tends-la maintenant vers nous, ô Baptiste,
toi qui devant Dieu possède tant d’assurance.
Tu es en effet plus grand que tous les Prophètes,
Toi dont il a rendu témoignage.
Tes yeux, les mêmes qui contemplèrent
L’Esprit Très Saint,
descendu sous forme de colombe,
lève-les maintenant vers lui, ô Baptiste,
le suppliant de nous être propice.
Et tiens-toi ici parmi nous,
avec nous chantant l’hymne,
et présidant la fête ! »
L’émotion grandissait dans le cœur du Père Isaac, jusqu’à culminer quand il vénérait et embrassait pieusement cette main bénie du Précurseur, posée là devant lui – la plus précieuse et la première des reliques du monastère. Bien des fois l’Ancien l’avait sentie embaumer de ce parfum suave, que quelques-uns des Pères, de temps à autre perçoivent, et qui légèrement s’en exhale, par petites bouffées subtiles…
Ah ! Célestes instants ! Instants divins et hypercosmiques !
TROISIEME PARTIE
LES CHARISMES DE L’ESPRIT
10. Merveilleux miracle du Précurseur.
Aux lutteurs qui se sont sanctifiés par l’ascèse, Dieu prodigue ses charismes admirables, leur témoignant ainsi son amour infini.
L’Ancien Isaac n’était pas, lui non plus, sans participer à ces dons de la tangible présence de Dieu, comme en attestent bien des évènements extraordinaires de sa vie. C’est ainsi que dans sa jeunesse, tandis qu’il faisait, à Conaki de Karyès, office de cellerier, préposé, sous la direction du Père Gélase de Laconie, à l’intendance des vivres, il arriva qu’un jour d’hiver – l’on était alors au mois de février -, sous l’effet d’une circonstance pressante, le Père Gélase eut besoin de joindre à tout prix le monastère. Et parce qu’à l’époque il n’y avait ni téléphone ni moyen de communication d’aucune sorte, il fallait bien que quelqu’un y allât à pied, quelque menaçant que parût le temps, qui ne laissait rien moins présager alors qu’une tempête de neige. L’Ancien Gélase fit donc venir le Père Isaac, lui demandant de porter au monastère les lettres qu’il lui confiait. Celui-ci fit une métanie, prit son bâton et son sac de lettres, et se mit en route. Si le sentier qui mène à Dionysiou par la montagne est d’une impressionnante beauté, surplombant toute la vallée, serpentant entre des étendues sauvages plantées de pins et de châtaigniers, dont les cimes s’élèvent droit vers le ciel, il ne faut cependant pas moins de cinq heures pour couvrir à pied cette distance depuis Karyès.
Docile, le novice se pressait d’aller s’acquitter de son obéissance, - ce qui est dire, au sens monastique, de ce que lui commandait son obéissance-. Le ciel cependant s’assombrissait d’heure en heure. Le jeune moine discernait au loin les signes avant-coureurs d’une tempête, - de celles, effrayantes, qu’il avait vues à maintes reprises balayer l’Athos. Près d’un quart d’heure plus tard, il se trouvait au pied de la grande croix qui marque la ligne de faîte. Il prit en hâte le sentier qui rejoint la route du monastère, lorsqu’il se trouva pris de front par l’Ennemi : la neige était là. Il était parti de Conaki à la première heure de l’après-midi – la septième heure selon l’horologe athonite. A trois heures – la neuvième heure sur l’horloge de l’Athos- il arriva sur les montagnes avoisinantes du monastère de Simonos Petra, à la source de « Bousdoum », dont l’eau était gelée. Jusque- là, il avait pu reconnaître la route. Mais, à partir de cet endroit précis, il ne distingua plus rien. Tout avait été recouvert de neige. Il essaya d’évaluer sa direction. En vain. Il allait désormais en aveugle. Tant qu’il put mouvoir dans la neige ses pieds alourdis, il progressa lentement, la douce invocation du nom de Jésus sur les lèvres.
La tempête à présent faisait rage. La neige le fouettait de tous côtés, par violentes bourrasques. Il demeurait immobile, arrêté par l’opaque muraille. Il tenta de faire quelques pas. Ce lui fut impossible. Il était encerclé, pris au piège, et rien ne pouvait le sauver…
Il y avait longtemps déjà qu’il avait perdu sa route. Il était là, figé, roidi par le froid terrible, et la neige continuait de s’amonceler, montant de façon menaçante, plus haut, toujours plus haut. De secours humain, il n’en fallait pas attendre. Pas la moindre cahute en vue non plus, pour s’y recroqueviller un peu à l’abri. Et l’heure avançait. La nuit commença de tomber. Il n’y avait plus de salut pour le jeune Isaac. Il n’en viendrait de nulle part. La neige, peu à peu allait le recouvrir tout entier. Ce soir-là serait le dernier de son existence. Il ne lui restait plus qu’à attendre la mort…
Alors, lorsque tout autre espoir fut perdu, il éleva ses mains et ses yeux et, plein d’une foi ardente, résolument s’écria :
« Seigneur Jésus Christ, mon Dieu, par les prières de mon Saint Géronda, sauve-moi à cette heure ! Et toi, vénérable Précurseur, juge-moi digne d’arriver sain et sauf au monastère ! »
Et le miracle se fit. La parole du Prophète Isaïe s’accomplit : « Tandis que tu es encore à parler, me voici ». A l’instant, l’espace d’un éclair, quelque force invincible l’arracha de terre. En un clin d’œil, il fut transporté devant le proskynitère – ce qui est dire le petit oratoire-, au seuil du monastère.
Il était presque quatre heures et demie de l’après-midi, - dix heures et demie, à l’heure athonite. Les Pères se levaient à peine de table. Le portier s’apprêtait à fermer la porte du monastère quand, à sa grande stupeur, il avisa devant lui le Père Isaac.
D’où viens-tu, Abba, s’étonna-t-il. Comment es-tu parvenu à passer au travers d’une telle tourmente ?
Son embarras fut à son comble lorsque, cherchant des empreintes sur la route de Karyès, il n’en vit pas la moindre trace. Cette perplexité gagna bientôt les autres Pères. Frappés d’étonnement, tous l’interrogeaient sur ce qui lui était arrivé. Mais le Père Isaac, ne voulant pas leur découvrir le miracle, donnait aussi peu d’explications qu’il se pouvait. « Avec le secours du Vénérable Précurseur, leur disait-il, montrant son icône qu’il serrait sur lui, j’ai pu sans danger m’acquitter de mon obéissance. »
Cependant, il ne se passa guère de temps que le miraculeux évènement du transport du Père Isaac par la voie des airs ne fût, pour la gloire de Dieu, clairement mis en lumière par son Père spirituel, auquel il avait tout révélé dans le détail. – Miracle étrangement semblable à ceux qui advinrent à bien des Saints de l’Eglise, qui connurent eux aussi ravissements dans les airs ou transferts instantanés d’un lieu à un autre, lesquels constituent, parmi cent divers autres, le signe frappant d’une vie gratifiée de charismes, et d’une faveur divine toute particulière.
11. Une existence insigne.
Ceux de ses contemporains qui vivent encore n’oublieront jamais le serpent qui fut l’ami inséparable du Géronda. C’était un immense reptile, venimeux s’il en fut, long de plus d’un mètre et demi, de cette race de vipères que l’on appelle à l’Athos « cervidée ».
Durant les deux années où il resta à la boulangerie du monastère, le père Isaac ne s’en sépara pas. Il lui préparait avec de la farine des repas de gruau et cajolait sans peur l’animal. Le serpent, en retour, rendait à « son Géronda » de notables services ! Il livrait aux souris une guerre sauvage, et en nettoyait toute la boulangerie. Il était devenu à ce point familier avec l’Ancien qu’il montait dans le grossier cadre de bois qui lui servait de lit, pour y dormir à ses pieds. Là, véritablement, il s’enroulait sur lui-même et, tranquillement, s’endormait.
La première fois que je le vis ramper sur le sol de la boulangerie, conte l’higoumène Gabriel, un frisson me parcourut tout entier. Mais l’Ancien Isaac, lui, gardait avec l’animal les liens de la familiarité la plus naturellement adamique.
Père Isaac, lui demandaient les autres Pères, non sans quelque crainte, qu’as-tu besoin de cet aspic ici ?
Il est gentil, répondait simplement le Géronda. Il ne dérange nullement. Et il ne laisse pas une souris dans la place !
Tant que son maître demeurait dans la boulangerie, le serpent restait à ses côtés. Mais, à peine l’Ancien s’en allait-il, que l’animal disparaissait aussi. On le voyait prendre le maquis.
C’est là un fait attesté que beaucoup d’hommes de Dieu sont jugés dignes, pour leur grande vertu, de parvenir au même état de nature adamique qui fut celui des protoplastes – ce qui est dire des « premiers formés, des premiers modelés » par le Créateur, Adam et Eve –, et de vivre sans être inquiétés, dans la compagnie des bêtes sauvages. Car, devant ces êtres purifiés, les bêtes et les reptiles, comme avertis en secret de leur innocence parfaite, s’apaisent et courbent le cou. Et cela, non pas seulement dans les temps anciens, ainsi que le montre toute l’histoire patristique, mais même jusqu’à nos jours, chez l’Ancien Isaac.
Et cependant, si l’animal sauvage respecte ceux qui vivent dans cet état paradisiaque d’avant la chute, l’Ennemi, lui, les combat par mille ruses, comme autrefois les protoplastes. Souvent, en vérité, le diable prit pour cible ce saint moine, l’attaquant et ne le laissant jamais en repos, dans cette guerre qu’il lui avait au commencement déclarée pour sa vertu. Et pourtant, jamais, en dépit de tous ses artifices, il ne parvint à le chasser hors du jardin d’Eden.
Le Père Bartholomée, ermite des Karoulias, et vétéran du combat contre l’adversaire, avait vécu, jeune encore, à Conaki de Karyès avec l’Ancien Isaac. Là, son compagnon d’ascèse, comme lui, était souvent importuné par les démons. Un jour donc qu’il allait le réveiller, pour lui demander de l’aider à pétrir les prosphores – ce qui est dire les pains liturgiques, desquels le prêtre détache l’Agneau liturgique au cours de la célébration-, il le secoua par l’épaule. Mais le Père Isaac, encore endormi, se contenta de gémir : « Va-t-en, diable, va-t’en ». Le Père Bartholomée comprit alors que son syncelle, la nuit, avait beaucoup à souffrir des puissances hostiles.
Une autre fois encore, à Conaki, tandis qu’ils marchaient dans la nuit, ils avisèrent un étrange personnage. Le Père Isaac le dépassa sans mot dire, et s’en alla exécuter son travail, puis à son retour, passa de nouveau tranquillement devant lui. Les efforts de l’ennemi invisible pour l’effrayer n’avaient pas prévalu contre lui.
De Monoxylitis, il avait coutume, tous les samedis, d’aller à la skyte russe voisine – celle que l’on appelle la Thébaïde – où il assistait à l’agrypnie – à la veille – qui durait la nuit entière, et prenait part, le dimanche matin, aux Purs et Saints Mystères. En chemin cependant, les démons faisaient tout pour l’effrayer et le contraindre à faire demi-tour. Tous les cinquante pas ou presque, ils se présentaient à lui sous diverses formes, tour à tour sangliers, loups, chacals, ou serpents hideux qui sifflaient de manière effrayante. Mais lui, indifférent à tout, continuait d’avancer, le psaume 26 sur les lèvres :
« Le Seigneur est ma lumière et mon Salut,
De qui aurais-je peur ?
Le Seigneur est le défenseur de ma vie,
Qui craindrais-je ? »
Et il marchait sans trouble, en quête de la Perle de grand prix – le Corps et le Sang du Seigneur qu’il allait recevoir en lui.
12. Dieu est admirable dans Ses Saints.
En 1893, l’Ancien Isaac était attaché au service du métochion de Calamaria, dont l’économe était le vertueux Père Gervaise, originaire d’Ithaque. Mais, cette année-là, avec la canicule, régnait sur tout l’endroit une terrible sècheresse. On n’était encore qu’au mois d’avril, mais les cultures menaçaient de se dessécher tout-à-fait. Alors l’économe, sachant combien le Géronda Isaac avait d’assurance devant Dieu, le supplia d’implorer la miséricorde divine, pour que le Seigneur envoyât un peu de pluie sur cet aride désert. Et celui-ci, qui ne savait pas contredire, et moins encore désobéir, se mit, au soir de ce même jour, à son office d’intercession. La nuit entière, il s’abîma dans la prière, suppliant avec larmes le Dieu de bonté de prendre sa créature en pitié, et de faire pleuvoir sur la terre desséchée, afin que ne fussent pas perdus les espoirs et les peines des pauvres gens, ni ceux non plus du Père Gervaise, l’économe.
Et voici, l’aube pointait à peine, lorsqu’à l’extrémité de l’horizon parurent soudain quelques nuages. Amoncelés à la périphérie du Polygyros, ils se rapprochaient peu à peu. Bientôt, un grand nuage s’étendit sur toute la campagne alentour, jusqu’au village de Portaria. Peu de temps après, l’orage éclata. Il pleuvait si fort que la terre en était détrempée. Le Seigneur avait entendu la prière de son serviteur. Dieu, dit le Prophète des Psaumes, « fera la volonté de ceux qui le craignent. Il entendra leur supplication ». ( Ps. 144,19).
Combien d’âmes encore, sachant bien le pouvoir de sa prière, eurent-elles recours à lui, le priant d’intercéder auprès de Dieu, dans leurs épreuves et leurs nécesssités ! Combien de femmes stériles, de Chalcidici et d’ailleurs, ne le supplièrent-elles pas…Car l’Ancien, dans sa prière, n’oubliait personne.
Parmi ses multiples diaconies – lesquelles sont les tâches dont un moine est chargé dans le monastère-, le Géronda Isaac était aussi passé par la confection des prosphores. Là, comme partout, il avait laissé d’ineffaçables souvenirs. Outre son zèle, et son ardeur au travail, nul n’oubliait les miracles qui les accompagnaient.
Comme le veut la coutume, l’on pétrit chaque semaine à Dionysiou une centaine de prosphores avec vingt-cinq mesures de farine. Et tandis qu’une trentaine d’entre elles suffisent à assurer la consommation du monastère et de son hôtellerie de Karyès, le reste est offert en bénédiction aux ascètes des sktes – lesquels sont les ermitages où sont réunis quelques moines autour d’un Ancien, et qui dépendent d’un monastère-, et ce jusqu’à Kavsocalyvia. Une année, cependant, où la récolte avait été mauvaise, il arriva que la réserve de blé ne fut plus assez abondante. L’ayant mesurée dès le mois de février, les intendants du monastère jugèrent qu’elle aurait peine à suffire jusqu’à la nouvelle récolte, au prix même des plus sévères restrictions. Ils appelèrent donc l’Ancien Isaac, qui faisait les prosphores, et lui dirent :
Géronda Isaac, nous manquons de farine. Pourtant, en l’économisant beaucoup, elle nous suffira peut-être. Garde ce fait présent à l’esprit qu’il n’en reste qu’une jarre pour confectionner le tout, ce qui n’est pas assez pour que tu en donnes aux ascètes. Aussi restreins-toi et maîtrise toi.
Cette nouvelle fit à l’âme du bienheureux Isaac l’effet de la foudre. Il ne dit rien, mais se trouvait en proie au plus grand désarroi. Le dilemme était des plus cruels. « Que faire maintenant ? » songeait-il. « Certes, les intendants ont raison : il ne me reste qu’une jarre de farine. Mais comment se résoudre à être ainsi privé de la bénédiction du vénérable Précurseur ? Comment ne pas donner aux ascètes leurs prosphores, lesquelles se changent en autant de liturgies à la gloire de Dieu, pour la rémission de nos péchés ? Ah ! Mon âme ne connaît plus de paix ! »
L’Ancien, dès lors, se jeta dans son seul et unique recours : la prière. Il alla à l’icône du Baptiste, qui veillait sur la boulangerie, lui fit trois métanies, et embrassa pieusement ses vénérables pieds, le suppliant de toute son âme de l’éclairer sur la conduite à suivre. L’Ancien Isaac aimait tellement Saint Jean que, lorsqu’il le priait, il lui parlait avec la même confiance, la même simplicité enfantines qu’eût observées un petit garçon envers son grand frère. La prière le conforta. Il se leva, le cœur content, affermi dans sa décision.
-Vénérable Précurseur, dit-il alors, plein de foi, je ne cesserai pas, quant à moi, de prodiguer ma bénédiction. Mais toi, fais en sorte, par ta sainteté, d’opérer le miracle, pour que la farine ne manque pas, jusqu’à la venue du blé nouveau.
Et le miracle se produisit : la farine ne diminuait pas dans la jarre. L’on pétrit avec la mesure canonique, tout comme auparavant, jusqu’au 22 juin, avant-veille de la fête du monastère, lorsqu’arriva au port le caïque, chargé du blé nouveau, qu’il acheminait depuis le métochion de Calamaria !
On imagine la joie de l’Ancien Isaac, et sa reconnaissance envers le Vénérable Précurseur, qui dans cette circonstance si délicate, lui avait montré, de façon tangible, sa divine intervention.
13. Les larmes de la prière.
La Grâce de Dieu habitait si manifestement l’âme de l’Ancien Isaac, qu’elle était perpétuellement contrite, et que lui-même reçut le don divin des larmes incessantes – ce don octroyé par Dieu seul, et qui se manifestait chez le Géronda par la compassion et l’amour infinis qu’il éprouvait pour tous ceux qui étaient dans les nécessités et dans les afflictions.
« Nul, dit Saint Syméon le Nouveau Théologien, ne saurait montrer que sans les larmes, ni la contrition continuelle, quelqu’un a jamais été purifié, ni qu’il est devenu Saint, qu’il a reçu le Saint Esprit, qu’il a vu Dieu, ou qu’il l’a reçu en lui, pour que celui-ci habite entièrement son cœur. »
L’Ancien Isaac pleurait tant, surtout vers la fin de sa vie, lorsqu’il eut reçu ce don des larmes, que ses paupières en paraissaient comme rétrécies. Les Pères, bien souvent, lui voyaient les yeux gonflés et rougis de larmes. Et, tandis qu’ils passaient au-dehors, devant sa cellule, ils l’entendaient pleurer encore, tandis qu’il disait la prière, comme exhalée des profondeurs de son âme.
Ses journées entières, ses nuits surtout, il les passait à s’entretenir avec le monde d’En-Haut. Pour la prière, il tâchait toujours de trouver le plus de temps possible. Des heures entières, dans la nuit calme et paisible, où rien ne venait distraire son esprit, hors du monde et des choses de la terre, il priait et, dans sa grande contrition et son brûlant amour pour Dieu, il épanchait des flots de larmes.
Le Père Lazare vint un jour lui demander :
Père Isaac, combien d’heures penses-tu que je doive dormir ?
Pour toi, qui es très jeune encore, répondit-il, cinq heures suffisent ; trois la nuit, et deux le jour. Mais pour ceux qui sont plus avancés, trois à quatre suffisent, réparties entre le jour et la nuit.
Et, véritablement, l’Ancien ne dormait que trois heures – deux la nuit, et une le jour. Tout le reste de son temps, il le consacrait à son doux commerce avec celui dont son âme avait soif, instiablement.
« Quand nous étions aux Saints Apôtres, conte le Père Lazare, et que nous faisions tous deux l’office, durant près de deux heures et demie, avec le chapelet, l’Ancien Isaac faisait à mi-voix le premier puis le second chapelet : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous ».
Mais, au troisième, son cœur s’échauffait tellement qu’il ne pouvait plus se contenir. Et, incapable désormais de murmurer à voix basse, il criait chaque mot, en une prière de feu, transporté d’un amour plus ardent que la flamme. Moi, à l’entendre, j’admirai quel amour pour le Christ il avait dans son cœur. »
Une autre nuit, le Père Lazare dut se lever pour se rendre à Karyès, à l’ermitage des Saints-apôtres. Il fallait, de façon pressante, porter quelque chose à l’Ancien Modeste, qui était malade. L’on était alors au mois de juillet, et il faisait très chaud dehors. Ce soir-là, il faisait clair de lune. Le Père Lazare sortit donc de sa cahute et fit quelques pas en avant, lorsqu’à ses yeux, soudain, s’offrit un spectacle unique. Là, en bordure du chemin, se tenait quelqu’un, agenouillé, les mains levées, priant dans l’infini silence de la nuit, parmi la nature endormie…C’était l’Ancien Isaac !
Le Père Lazare s’arrêta, et prit un autre chemin. Il regardait comme un sacrilège de passer devant le bienheureux, et de rompre l’ordonnance d’une scène aussi grandiose.
Qui ne sait quelle joie divine, quel céleste bonheur inondaient ce soir-là le radieux visage du Géronda ? Qui sait ce que demandaient au Ciel ces saintes mains élevées en prière ? Qui sait quelles larmes abreuvèrent cette terre de l’ermitage des Saints Apôtres, quelles larmes brillant d’un éclat tout divin firent s’ouvrir jusqu’aux portes du Ciel…
14.Bienheureuse fin.
Pareille à sa vie, toute entière sainte et riche des charismes de l’Esprit, ainsi fut encore sa fin, sainte et bienheureuse. Lorsqu’un être a vécu, tel le Géronda, de la pensée de la mort, comme d’un doux pain quotidien dont se fût nourrie son âme, alors sa fin est en vérité « chrétienne, paisible, sans douleur, sans reproche » - comme le diacre le demande dans l’église au cours de ses supplications, celles que l’on nomme les « ecténies ». C’est joyeux et paisibles que les ouvriers de la vertu attendent la mort, parce qu’ils s’en vont « laissant cette vie éphémère, pour aller vers une autre, incomparablement meilleure, et plus radieuse, qui n’a pas de fin ».
L’Abba Isaac, ce vaillant marcheur, ce noble coureur de l’arène monastique, avait « achevé sa course ». Il avait vécu soixante années d’ascèse, de tempérance, de prière et d’amour pour son Christ. Soixante années d’obéissance parfaite, de renoncement à sa volonté propre, d’humilité, et d’une vie dure jusqu’à la souffrance, pour l’amour de son Christ. Soixante années d’une vie sainte et marquée par la Grâce.
L’Abba Isaac était un Saint, de ceux qui ont traversé sans bruit cette vie. C’était de semblables figures, d’êtres également sanctifiés que la Sainte Montagne continue d’enrichir le corps de l’Eglise. L’Athos en recèle un peu partout sur ses pentes, qu’il est malaisé pourtant de découvrir, parce qu’ils savent se cacher ; - dans la pénombre et dans le silence, sous un vieux rasso usé, à l’abri de quelque prétendue folie ou de quelque discrédit, parmi les grands coenobion ou les skytes pittoresques, les pauvres cahutes ou l’austère désert…
Quelques mois avant que n’eût sonné l’heure de sa fin, il tomba malade. On lui prodigua des soins à l’hospice du monastère. Il souffrait de maux d’estomac. L’infirmier lui proposa de faire venir, du monastère voisin de Saint Grégoire, le Père Nicolas, qui était médecin. Mais l’Ancien s’y refusa.
Laisse, mon enfant, dit-il. N’’importune pas le médecin. Ne le mets pas en peine. Il n’est pas besoin qu’il vienne jusqu’ici. Si le Christ veut que je vive encore, je vivrai. Si l’heure est venue de m’en aller, il me prendra. J’ai assez vécu. Il adviendra ce que veut le Seigneur.
Un air profondément paisible s’était répandu sur son visage. Il ne ressentait aucune inquiétude. Sa vie, comme sa mort, il les remettait à la volonté de Dieu.
Les derniers instants arrivèrent. Les Pères lui demandèrent s’il ne voyait rien.
Oui, leur répondit-il. Je vois un lion sur le seuil de la porte.
C’était notre adversaire, le diable, lequel « comme un lion rugissant rôde autour de nous, cherchant qui dévorer » (1 Pierre 5, 8). Continûment, et jusqu’à notre dernier souffle, il nous poursuit, nous dupant, nous menaçant, nous diffamant, et prêt toujours, lors de la sortie de l’âme, à demander des comptes, et à produire des titres.
L’Abba, cependant, était paisible. Des anges bientôt se présentèrent à lui, qui si fidèlement avait incarné la vie angélique…
Le 21 mai 1932 s’endormait en paix l’athlète cénobite, le combattant de la bienheureuse obéissance. Il avait remis sa sainte âme entre les mains de Dieu. « Les âmes des Justes, dit la Sagesse, sont dans la main de Dieu. Les tourments ne les atteindront pas », eux dont « l’espérance est pleine d’immortalité ». ( Sag.3, 1 et 4).
L’on célébra pour le Géronda l’office des défunts. L’on eût dit que le recueillement et la contrition étaient plus grands que jamais. Soixante années durant, l’Ancien Isaac avait concentré sur lui l’amour et la vénération des frères. Et voici qu’il gisait maintenant, enveloppé de son vieux rasso, endormi dans le Seigneur.
Le visiteur qui entre aujourd’hui dans le sobre et paisible cimetière du monastère de Dionysiou ne regarde pas sans émotion la terre bénie dont fut un temps recouverte l’enveloppe charnelle du Géronda d’éternelle mémoire. Dans l’ossuaire ensuite, il voit encore, parmi les os des Pères, ceux de l’Ancien sortis de terre, qui silencieusement attendent que retentisse au Dernier Jour la trompette de l’Archange, au son de laquelle tous les morts se lèveront…
Et lorsque le pèlerin lit le registre des défunts, il y trouve au détour d’une colonne ces paroles brèves mais concises, qui tournent la page sur cette vie de haute lutte d’un Saint de notre époque :
« 21 mai 1932. Géronda Isaac. Placés dans le cimetière du bas, ses restes furent transférés le 25 septembre 1937.
L’Ancien Isaac notre frère, originaire des Quarante Eglises de Cavvali, à l’âge de quatre-vingt-deux ans s’en est allé vers le Seigneur, ayant vécu au monastère plus de soixante années, vivant exemple et modèle de vertu, authentique norme de la seule Vraie Vie, empli de sainteté.
Puisse le Seigneur notre Dieu le faire reposer avec nos Saints Pères théophores – porteurs de Dieu- qui ont resplendi ici-bas. Amen. »
FIN.
ENTRE CIEL ET TERRE
La beauté plus que parfaite et l’idéal monastique.
par le moine Théoclète de Saint Denys de l’Athos.
Traduction du Père Ambroise Fontrier.
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS.
POUR TOUT RENSEIGNEMENT SUR LES EDITIONS
DE LA FRATERNITE, écrire aux :
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
30 BOULEVARD DE SEBASTOPOL
75004 PARIS
Après le repas, le Père Chrysostome nous conduisit à un balcon du monastère, d’où l’on pouvait à la faveur de la pleine lune printanière, étendre son regard très loin, jusqu’à discerner l’ombre des îles de l’Egée. Un calme profond régnait sur tout le monastère, phantasmagoriquement éclairé, sur les crêtes bruyantes des arbres de la forêt, maintenant silencieuse et sur la face scintillante de la mer endormie.
J’ai remarqué, dit le théologien rompant le silence, que sur la Sainte Montagne, on ne prête pas une attention particulière à la beauté de la nature, bien que l’Athos, pour sa rare beauté, ait été l’objet de traductions lyriques des littérateurs byzantins et des visiteurs étrangers. Je ne sais à quoi est due cette indifférence des moines, qui devraient avoir pourtant, de par leur vie pure, un goût esthétique très raffiné.
En effet, dit le moine Chrysostome, toujours prompt à répondre, les moines qui vivent dans l’austérité, selon les règles de l’ascèse, vivent une vie absolument spirituelle, plongés dans leur « contemplation ». Ils n’accordent pas une importance particulière aux charmes de la nature si abondamment répandus sur la Sainte Montagne.
La question se pose automatiquement, dit le théologien : Pourquoi Dieu qui a créé la nature telle qu’elle apparaît a-t-il voulu qu’en plus de son utilité elle fût belle, puisque vous qui Le touchez de plus près ne ressentez pas à son spectacle une satisfaction profonde ?
Je vais vous répondre, dit le moine. D’après mon expérience personnelle, je puis affirmer que la beauté sensible est infiniment inférieure à l’attrait qu’exerce sur notre âme la beauté spirituelle. Les moines plongés dans l’immense océan de leurs météorismes, dans la jouissance de leurs douces visions célestes, regardent avec indifférence les charmes pourtant bien variés de la nature.
Mais alors, pourquoi cette prodigalité de couleurs, toute cette lumière – puisque les moines, dites-vous, vivent dans les « trous de la terre » - pourquoi tant de fleurs, tant de beauté ?
C’est très simple, répondit le moine. Dieu étant la Beauté, n’a pu créer des êtres laids.
Il existe pourtant des créatures qui nous paraissent répugnantes, dit le théologien.
Certes, répondit le Père Chrysostome, bien des créatures nous paraissent repoussantes. Nous ne pouvons cependant soutenir qu’elles le sont en réalité, car il y a à cela une raison. D’ailleurs, selon l’opinion d’un grand sage, le laid serait le complément du beau. Une image a besoin de l’ombre pour faire apparaître la lumière. D’autre part, si la nature n’était pas belle, comment pourrions-nous nous faire une idée de la gloire de Dieu, qui, pour être gloire, doit nécessairement aussi être belle ? Voilà pourquoi les moines qui pénètrent dans la nuée des beautés divines délaissent les beautés de la création comme des imitations très lointaines.
Gloire à Dieu ! s’écria le juriste sur un ton de particulière satisfaction. Vous avez trouvé mon thème. Cette science du beau, en vérité, m’enthousiasme. Vous avez harassé mon esprit, pour parler clairement, avec vos discours intarissables sur vos moines. Si le moine doit fuir dans les déserts et les montagnes et vivre avec les rongeurs ou encore – selon l’expression d’un écrivain grec- vivre comme « un moinillon au cœur même de Paris, pudique, élégant, svelte comme le paon, rentrer de la bibliothèque au séminaire, Ave Maria ».
Et le juriste continua :
Les sujets, amis très chers, doivent être en harmonie avec le contexte. Ici règne la beauté de la nature. Quel dommage de nous égarer en d’interminables bavardages théoriques, alors que nous pouvons, à la vue directe de la beauté naturelle, échanger de bienfaisantes pensées. Ce que je viens de dire semble avoir ouvert une discussion. Je vous promets donc d’oublier l’ennui que vous m’avez causé avec votre triste sujet, dit-il en terminant, non sans joie et souriant légèrement.
Mon ami et compagnon de route vient heureusement de nous révéler qu’il avait lui aussi de l’intérêt pour ce qui est au-delà des choses matérielles, pour les sphères idéales, dit le théologien, appuyant sur ces mots d’une manière piquante. Mais je dois lui avouer, sans lui déplaire, qu’après avoir satisfait son désir de parler de la beauté, nous reviendrons à notre monachisme, car il est de notre devoir de connaître une face du Christianisme, digne de respect. Etes-vous d’accord, mes Pères ?
Bien sûr, lui dis-je, et je me réjouis de l’intérêt que vous lui portez.
Moi, je ne suis pas d’accord, dit le juriste. Je vais réfléchir pour savoir si je dois suivre une telle conversation. En tout cas, je vais vous écouter avec la plus grande attention parler de la beauté. Faites l’introduction, Père Chrysostome, car vous avez la préséance en tant que jeune, bon, fidèle et spirituel.
Je vous remercie, dit le moine au juriste. Mais il me semble préférable que ce soit vous qui commenciez, vous qui avez tant d’intérêt pour cette chose et paraissez immédiatement inspiré par la nature du Mont Athos.
Très volontiers, puisque vous insistez. Mais je vais céder la place à un écrivain byzantin, Nicéphore Grégoras, qui a admirablement décrit la Sainte Montagne, - et cela pour introduire d’une certaine manière le sujet.
Et, prenant un livre de petit format, il se mit à lire lentement et avec emphase : « …Pour d’autres raisons aussi, je crois, le Mont Athos doit être admiré…Il procure la sensation immédiate du plaisir…De toutes parts se répandent, comme d’un trésor, des parfums agréables à respirer, de magnifiques coloris, des fleurs. Mais, ce par quoi il parle le plus, c’est par les purs rayons du soleil. Des arbres de toutes espèces le parent, des bocages, des prairies variées. Les œuvres de la main de l’homme l’enrichissent. Les chants d’une multitude d’oiseau divers retentissent partout. Des essaims d’abeilles butinent les fleurs, bourdonnant avec légèreté dans l’air. Un certain voile agréable s’y tisse et s’y même, et non seulement à une certaine heure, mais en tout temps, en toute saison, attelant ensemble les quatre temps du cycle de l’année. La joie y est partout égale. Les sens humains sont enchantés, surtout quand du milieu du bocage et des plantes retentit le chant matinal du rossignol, comme pour louer avec les moines le Seigneur. Car le rossignol, lui aussi, possède dans sa poitrine une cithare, un certain psaltère inspiré et naturel et fait entendre autour de lui, pour ceux qui l’écoutent, une musique improvisée, harmonieuse, mesurée. Ce pays est arrosé par de nombreuses sources naturelles. Des torrents formés par l’eau de la pluie se jettent l’un dans l’autre pour former des courants qui se répandent, dérobant par surprise le chemin, pour se donner en abondance aux moines qui vivent là-bas et font monter vers Dieu, comme sur des ailes, leur tranquille prière. L’Athos offre un calme naturel à ceux qui veulent mener sur la terre la vie des cieux. Il leur donne en toute saison et en abondance toutes sortes de nourritures, et la mer qui s’étale tout autour le couronne et le pare de grâce, car il n’est pas une île, puisqu’un isthme le rattache à la terre…
C’est une hymne véritable à la Sainte Montagne et, par elle, au monachisme, s’écria le moine Chrysostome. Mais pourquoi donc, mon ami, avez-vous lu ces choses, puisque vous n’admettez pas ce qui concerne les moines ?
Croire ou ne pas croire ce qu’on y dit des moines, cela n’a aucune importance, dit le juriste. En tout cas, à ma manière, je me sens plein d’admiration…Cela me plaît surtout en tant que description. Mais, comme je l’ai dit, j’ai voulu vous donner l’occasion de continuer la discussion sur la beauté, car même si je ne suis pas d’accord avec votre métaphysique du beau, le sujet cependant m’enchante.
Si nous excluons la métaphysique, c’est-à-dire l’idée qu’il y a quelque chose au-delà de la nature-, dit le moine, nous limiterons forcément le sujet de la beauté dans les limites du sensible. La beauté est une des propriétés de Dieu. Platon a dit que la beauté de la nature était une simple copie, un moulage de la beauté spirituelle qui est dans le sein de Dieu. Et si le but de la philosophie est la mort, c’est que l’âme est d’un plus grand prix que toutes les jouissances que le monde présent peut offrir…Cette conception touche de près le Christianisme. Quelle est votre opinion là-dessus ?
J’ai certaines réticences, dit le juriste, et comme je ne veux pas vous peiner, souffrez que je les garde pour moi.
Et pourtant, dit le moine, c’est vous seul qui avez insisté pour qu’eût lieu cette discussion, et vous ne devriez pas avoir de réticences. Et vous, cher théologien, quelle est votre opinion sur la beauté ?
On n’a certes pas besoin de preuve pour dire que les sens du beau est inné dans l’âme humaine, comme sentiment esthétique, dit le théologien. Son existence est manifestée dans la vie quotidienne par l’attrait de tout ce qui est beau et par la répulsion de tout ce qui est laid. Il y a là un indice très important de l’origine divine de l’homme, qui atteste que l’homme vient d’une région où règne la beauté. Sur notre terre, la beauté est richement répandue sur la nature. Elle nous ravit certes, mais intérieurement nous avons la certitude qu’elle n’est pas tout. Nous ressentons un certain plaisir à la vue du beau, nous sommes émus, charmés, admiratifs, transportés, mais non satisfaits. Nous sentons l’existence d’une autre beauté. Nous avons soif de la vision d’une beauté spirituelle que nous ne voyons pas. Nous sentons qu’il y a entre le beau et notre âme une certaine parenté. L’accord parfait, qui selon un certain mode se fait en nous à la vision de la beauté, engendre la certitude, fait apparaître cette parenté.
Ah ! s’écria le moine plein de joie, cette formulation est classique, mon ami. Vous avez présenté avec beaucoup de sobriété la nature d’une des plus grandes valeurs morales. Il est impossible que cette conception ne vienne pas de l’expérience. Votre âme est belle, cher théologien, votre âme est belle…
En effet, dis-je, nous avons une parenté avec la beauté, car elle est dans notre nature. Quand tout-à-coup nous voyons un beau tableau de la nature, un coucher de soleil vu d’un rivage, l’aurore avec sa surprenante frise blanche et bleue de lumière, à la suite d’une mystagogie de notre âme au cours d’un office ecclésiastique, durant lequel notre esprit a veillé devant Dieu ; à l’audition d’une symphonie musicale ; devant un stalactite ; en entendant le rossignol ; à la vue d’un temple aux lignes parfaites, de quelque chose de symétrique, d’un ornement stylisé, nous sentons notre âme vibrer, comme si elle disait : « O ! je vous reconnais à votre pompe, prairies aux vertes tonalités, magnifiques ordonnances de fleurs, mers tranquilles, couchers de soleil embrasant le ciel azuré, cyprès en prière, arbres songeurs aux murmures perpétuels et harmonieux du silence ! Très tôt, dès ma tendre enfance, je vous ai écoutés, je vous ai sentis bien avant de comprendre. Et vous, austères rythmes doriques, vous temples byzantins clairs-obscurs avec vos fresques de Saints dématérialisés, je vous ai portés dans des mondes inconnus. Vous aussi, divines colonnes des Parthénons, comme taillées avec amour par mon ciseau bien avant que vous ne fussiez conçues par un Phidias !...Les sages disent que le monde est beau. Cela est bien vrai. C’est un décor infini, aux figures et aux genres variés, « un livre ouvert qui nous raconte la Gloire de Dieu ». l’Art a été enfanté par le beau. Les différents styles forment ses aspects les plus expressifs. L’un conçoit celui-ci, un autre celui-là. Le Christianisme contemple « face à face » la beauté par la foi. Le monde pré-chrétien voyait comme en miroir, en énigme. L’expression la plus sublime de la culture classique fut celle du culte de la beauté, en ombres, en formes, en rythmes. Elle n’a rien pu concevoir d’autre ni de plus profond ; Esprit « myope », elle n’a pu « discerner » clairement. Pour le Chrétien, la beauté universelle disparaît. Elle est faite de terre. Elle est une ombre trompeuse.
Donc, au-delà de la beauté sensible, se trouve la beauté spirituelle, dit le moine Chrysostome. « Les lys des champs et les oiseaux du ciel » dont le Seigneur a parlé ne sont que des degrés seulement, pour nous permettre d’accéder à des significations supérieures du beau, accessibles aux âmes éclairées par la Grâce.
Le Chrétien voit la beauté pure, sans forme. « Dieu est Esprit ». La beauté sensible, dans le Christianisme, a été identifiée à la beauté spirituelle, au bien que le Chrétien désire. Et le Bien Suprême, c’est Dieu, dans la prodigieuse beauté duquel le fidèle parfait se délecte sans jamais se rassasier. Mais comment cette beauté peut-elle être contemplée ? Pour nous, c’est par le retour à l’intérieur de soi, par la vision – pour employer abusivement un mot moderne – il faudrait plutôt dire « dans la contemplation ». L’acquisition de l’état de contemplation constitue l’objectif final du monachisme. Le bienheureux Augustin a dit : « C’est tard que je T’ai aimé. Tu étais à l’intérieur de moi et moi je Te cherchais au-dehors, dans les créatures que Tu as faites, et, ignorant, je trébuchais. Nul ne peut T’aimer, si ce n’est celui qui Te contemple. Nul ne Te contemple, si ce n’est celui qui T’aime ». Dans toute notre hymnographie ecclésiastique, continua le moine, fleurissent les mots « beauté », « beau », « splendeur », « éclat », mais leur sens est absolument spirituel. Souvent l’hymnographie emploie de belles images sensibles, empruntées aux choses de la terre, comme de très faibles moyens de comparaison, pour exprimer la beauté spirituelle et divine. Cette beauté est tellement liée à l’esprit, que celui qui n’est pas purifié spirituellement ne peut même pas en soupçonner l’existence. « La beauté véritable et aimable, dit Saint Basile, n’est visible qu’à l’esprit purifié. Elle est autour de la nature divine et bienheureuse ». Et on peut prouver cela par le monde sensible. Quand, par exemple, une longue maladie ou les larmes d’une noble douleur nous ont purifiés, les fleurs alors, le ciel, parlent avec plus d’éloquence à notre âme, acquièrent une transparence extraordinaire. Nous regardons avec sympathie les êtres et nous les trouvons bons ; toutes les choses sont douces dans la lumière, elles sont remplies de paix, elles sont « très bonnes ». Ne croyez-vous pas qu’il en est ainsi ? Vous, Père, dit Chrysostome se tournant vers moi, je suis sûr que vous me comprenez, en long et en large, car les moines savent ce que sont les larmes…
Vous avez fort bien situé la question, dis-je, et, pour compléter vos pensées, je dirai que notre attrait naturel pour les beautés de la terre correspond à une profondeur métaphysique. On peut surtout le constater chez ceux qui ne sont pas montés dans les régions spirituelles, chez les « psychiques » qui, pris à l’hameçon des beautés d’ici-bas, ne peuvent monter plus haut. Tandis que les « spirituels », exercés qu’ils sont dans les ascensions divines, ne daignent plus se tourner vers les choses qui sont à l’extérieur, et c’est directement, des « trous mêmes de la terre » qu’ils contemplent la beauté sublime : Dieu. Les premiers, adonnés au culte de la beauté dans la nature, ne sont pas capables de fournie à l’esprit la nourriture qui lui est propre et chutent par conséquent dans l’idolâtrie. Les seconds, débarrassés du poids des passions inférieures, tels des Séraphins flamboyants, entourent le Trône de la Majesté Divine par les désirs amoureux de la Beauté inaccessible qui fait dire à Basile le Grand : « Quoi de plus merveilleux que le divin ? Quel désir de l’âme est plus vif et plus intolérable que celui de Dieu, suscité dans l’âme purifiée de tout vice et qui dans cet état s’écrie : je suis l’amour blessé » ?
Comme vous parlez bien, dit le juriste, comme vous parlez bien…J’appartiens à la catégorie des « psychiques », mes Pères, car je ne crois qu’en la raison…
Le juriste n’avait pas terminé sa phrase qu’un visiteur inattendu pénétra dans la véranda, faiblement éclairée : un vieux moine, tout blanchi, d’une austérité douce, au regard profond, comme si déjà il contemplait la vie future. Par sa grande taille et sa longue barbe, il faisait penser à un prophète de l’Ancien Testament : Noé, Abraham ou Jacob…
Le moine Chrysostome se leva et nous présenta le vénérable vieillard :
Le très bon Père Théolepte, dit-il, et il le pria de s’asseoir.
Nous lui baisâmes la main droite, alors qu’il se tournait avec grande bonté vers le moine Chrysostome.
-Nul n’est bon, mon frère, si ce n’est Dieu.
Tour à tour, nous lui fûmes présentés, et lui nous souhaita la bienvenue.
Continuez votre discussion, dit l’Ancien, tout en promenant un regard interrogatif sur nous tous. La présence du frère Chrysostome me garantit que vous parlez de choses spirituelles.
Oui, Père, dit le moine, nous parlions des charmes de l’Athos, et, en général, de la beauté.
C’est-à-dire de la beauté naturelle de la Sainte Montagne ? demanda le vieillard.
Au début, notre ami le juriste nous a lu une remarquable description de la Sainte Montagne, du byzantin Grégoras. Mais le sujet s’est aussitôt porté sur le plan spirituel.
Certes, dit l’Ancien d’une voix profonde, l’Athos offre un ensemble d’une beauté inexprimable qui, associée à la vie angélique des moines, constitue, comme le dit Palamas « un lieu remarquable et vénérable, le foyer des vertus, le séjour de ce qui est beau, la réplique du ciel, le tabernacle non fait de main d’homme, le lieu libre de toute souillure et au-dessus de toute passion coupable… » Toutes les choses sur cette presqu’île sacrée acquièrent une profondeur métaphysique, et le visage de l’Athos, sa forme sensible, ne sont pas sans une certaine signification mystique. Je ne sais si ma longue présence sur la Sainte Montagne et mon amour pour le monachisme ne me portent pas à voir ainsi les choses. Toujours est-il que, dans le ciel azuré de l’Athos, il me semble voir les chœurs angéliques louant le Seigneur. Au printemps, je crois entendre les divines mélodies venant des régions de Celui qui est au-delà de toute essence. Les orages viennent troubler et ôter ma paix par la grandeur de leur fureur. Les cyclones accompagnent mes « De Profundis ». Je converse avec les fleurs, tant elles ont de grâce ! La végétation gonflée de sève, à l’aube, je crois, rivalise par jalousie avec la mousse fraîche qui, modestement, recouvre la terre virginale. Sur les côtes découpées qui de toutes parts étreignent la Sainte Montagne, avec leurs pointes avancées associées à la luisante blancheur de la « mer écumante », me font penser à une couronne d’épines, expression polysémique de la vie de martyre des moines…Symbole aussi de l’attente de la juste rétribution de Celui qui couronne les combats spirituels, le Seigneur Jésus.
Si la poésie est la transfiguration la plus sensible des choses matérielles, dit le théologien, alors vous êtes un merveilleux poète, Ancien très vénéré.
L’Ancien Théolepte sourit avec sérieux.
Je ne suis pas poète, mon ami. En tant que moine, il ne m’est pas possible d’être poète dans le sens consacré de ce mot. Le moine est, selon l’âge spirituel, un adulte. Les lumières et les ombres, les styles, les formes, les couleurs, tout cela c’est pour la jouissance des enfants. « La figure de ce monde passe ». Le moine poursuit ce qui est éternel.
Mais pourquoi avez-vous parlé avec tant de poésie, si vous n’êtes pas poète ? demanda le théologien.
Le moine n’a pas à être poète, et il ne s’occupe pas des raisons qui font que l’on aime la beauté. Vous confondez manifestement spiritualité et esthétiques…J’ai tout simplement utilisé certaines figures pour exprimer des pensées qui ne sont pas de ce monde. Je ne m’installe pas dans des formes, je ne m’attache pas avec émerveillement aux beautés de la terre ; j’établis une anagogie, c’est-à-dire un moyen d’élévation vers Dieu. L’objet des veilles du moine, de ses peines diurnes, c’est la purification du cœur des innombrables formes d’égarement. Aussi ne nous reste-t-il pas de temps pour faire du romantisme, conclut le vieillard. Et il se tut.
Ainsi la beauté de la nature n’influence pas le moine ? demanda le théologien.
Elle ne doit pas l’influencer. S’il devait l’être, même d’une manière bienfaisante, il devrait rejeter cette influence, sinon ce serait la preuve que son cœur est partagé, qu’une partie serait tournée vers la terre, alors qu’il doit le rendre simple et ne porter son désir que vers Dieu. Le combat du moine est une ascèse très austère. Le moine aime la beauté, il est poète, mais d’un autre monde. Comment ne serait-il pas ami de la beauté qui existe en Dieu ? Mais le beau est lié au concept du bien et du vrai, de manière qu’il ne nous soit pas possible de concevoir de beauté qui ne fût pas spirituelle et vraie. Partant de là, nous serons inévitablement conduits jusqu’à la sphère du Beau Suprême où résident égalment la Vérité et la Vie qui sont en Dieu.
Jusqu’à ce que nous soyons parvenus à cet état, d’où nous pourrons atteindre la sphère du Beau Suprême, il nous faut rejeter les formes de la beauté terrestre ? interrogea le théologien.
Tant que le cœur n’est pas purifié, il est manifeste que nous ne pouvons même pas voir les formes du beau purement, c’est-à-dire sans faillir, car « tout est pur pour celui qui est pur » et « rien n’est ordinaire, si ce n’est pour celui qui pense que telle chose est ordinaire » selon Paul le sublime. Ainsi, au lieu d’accueillir un charme illusoire, au risque d’amollir notre âme, il faut nous obliger à nous tourner vers la purification intérieure. L’âme qui n’est pas « contemplative », c’est-à-dire qui n’a pas acquis la pureté qui porte à la vision de Dieu, voit le monde extérieur sous le diaphragme de ses passions. Comment donc une telle vision du beau peut-elle être bénéfique ? demanda l’Ancien.
J’avoue avec joie, vénérable Père Théolepte, que vous analysez les choses d’une manière très convaincante. On voit très bien que vous possédez à égalité le savoir extérieur et la sagesse intérieure, dont la valeur est unique dans ces questions-là, dit le théologien. Je suis en mesure de fonder l’espoir que vous allez nous donner à présent la solution du problème du Monachisme, duquel nous avons déjà longuement parlé.
La venue de l’Ancien Théolepte est vraiment une bénédiction, dit Chrysostome, car il est très expérimenté. Par la Grâce de Dieu, il entre dans sa cinquante septième année d’ascèse dans la philosophie monastique, et il possède en plus une connaissance qui n’est pas commune.
Est-ce vrai, Père Théolepte ? demanda le théologien.
Pour ce qui est du nombre des années au monastère, certes oui, répondit le vieillard. Quant aux compliments du bon frère Chrysostome, ils sont dus à sa grande bonté. Nous les hommes, de nous-mêmes, nous ne possédons absolument rien. Nous sommes de faibles créatures. Et si nous devenons dignes de l’illumination de la Lumière primordiale et unique « qui éclaire tout homme venant en ce monde », c’est alors par réflexion que nous jetons nos rayons sur nos frères. Si la « Lumière qui est en nous est ténèbre, que sera alors la ténèbre ? C’est d’ailleurs que nous recevons la Lumière. Qu’avons-nous donc en propre ?...
Un frisson me parcourut à l’audition des paroles de ce sage vieillard. Cinquante-sept ans volontairement passés entre les murs d’un couvent ! Une vie entière ! Quel flambeau inextinguible d’amour et d’attente devait brûler dans la poitrine de ce martyr, de ce respectable vieillard, au point de lui conserver une telle clarté d’esprit ? Quelles amours divines et insatiables ont pu fortifier ce vase de terre, pour qu’il puisse endurer cinquante-sept années de labeurs, tout en gardant sa fraîcheur et étaler à nos yeux une vigueur d’athlète, une jeunesse renouvelée comme celle de l’aigle ! Je suppose que l’on ne pourrait trouver de preuve plus convaincante de la puissance du christianisme.
S’il m’est permis de le demander, quel est votre âge, demanda le théologien.
Quatre-vingt-cinq ans, répondit le vieillard.
Seriez-vous donc venu au monastère à vingt-huit ans ?
Oui, par la Grâce de Dieu.
Vous me permettrez, révérend Ancien, dit le théologien, de vous demander aussi pourquoi vous êtes devenu moine, et comment vous en avez pris la décision ?
Vous demandez beaucoup, dit-il en souriant. Etes-vous sûr de comprendre, si je vous dis comment j’ai pris la décision de devenir moine ?
Je l’espère, dit le théologien.
Je vous dis cela, parce que nos psychologies sont différentes. Pour n’avoir pas éprouvé le sentiment qui pousse au monachisme, vous aurez beaucoup de mal à me comprendre. La psychologie du moine est inaccessible à celui qui vit dans le monde, parce que le moine est transporté dans une autre sphère, porté par un élan héroïque. Peut-être objecterez-vous que nous tous, les Chrétiens, « n’avons pas de cité ici-bas », que le sentiment de notre séjour provisoire sur la terre est un fait qui pousse à désirer la vie future. Mais cela n’est pas vrai. Dans le monde, malgré tous nos efforts, on ne peut rester sur les cimes qui le dominent ; il n’est pas possible de s’y maintenir à cause des obligations qui nous mêlent aux choses de la terre. Tout ce qu’on peut faire, c’est penser que nous n’appartenons pas à ce monde, mais le cœur, lui, ne peut échapper à la réalité du présent. La vie du moine s’écoule loin du monde, dans un contexte théocratique. Elle pénètre l’âme jusque dans ses profondeurs, formant ainsi une psychologie adéquate. C’est ici qu’apparaît l’abîme sans pont qui sépare deux mondes différents…
Je vous comprends très bien, dit le théologien, et je vous supplie de ne pas renoncer à satisfaire mon attente. Il est très important pour moi qui suis théologien d’être bien informé sur le monachisme de l’Eglise d’Orient. D’autant plus qu’à la suite de la conversation que j’ai eue cet après-midi avec ceux qui sont ici présents, mon intérêt pour cette institution, que je considère mal comprise de nos jours, n’a fait qu’augmenter.
Et moi je vous serais infiniment reconnaissant, ajoutai-je, si vous nous disiez quelque chose sur notre idéal monastique, car entre ces messieurs et nous s’est déroulée une discussion au cours de laquelle j’ai accepté d’analyser les principes fondamentaux du monachisme oriental, et j’avoue que la chose n’est pas du tout aisée.
Si ma demande de nous conter comment vous êtes devenu moine vous paraît indiscrète, reprit le théologien, condescendez au moins à nous dire comment, d’après votre longue expérience, vous justifiez le monachisme, si discuté de nos jours, même par des Chrétiens aux intentions pures.
Ce que disent ces Chrétiens bien-pensants, dit l’Ancien Théolepte, tout en inclinant profondément sa tête toute blanche, ne m’étonne point. Chaque homme voit selon ses yeux. Quand il s’agit de juger le monachisme, qui est l’expression du sacrifice le plus sublime, il faut être doué d’un esprit d’observation bien exercé. L’homme dont l’esprit est lourd ne peut rien saisir de ce qui dépasse la matière, et cela ne veut pas dire que rien d’autre n’existe. Il en va de même dans le Christianisme et dans l’Eglise où il y a une certaine échelle de matérialisme. C’est-à-dire que le Christianisme est connaissable pour chaque Chrétien dans la mesure de ses capacités, - j’entends le degré de finesse de son intelligence, de sa culture, de sa conscience, de la pureté de son cœur, de ses qualités naturelles, de sa vocation. Il ne faut pas perdre de vue qu’aucune pensée humaine n’exprime avec certitude la vérité. Les opinions sont toujours influencées par les facteurs que nous venons d’énumérer. Il nous faut donc, par nécessité, trouver des mesures sûres, des opinions échappant à toute contestation. Et ces mesures sont les Pères Saints. Nous possédons et leurs vies et leurs témoignages. A quoi bon parler en vain ? Je me répète : la divergence de vues, même entre hommes pieux, est facile à expliquer ; jamais elle ne cessera d’être, et cela tant que le monachisme se proposera comme une profonde vie spirituelle et tant que les hommes formeront une mosaïque d’états spirituels. Et n’oublions pas la parole de l’Apôtre : « Les psychiques ne reçoivent pas ce qui est spirituel ».
Vous présentez fort bien les choses, dit le théologien. Je vais encore vous prier de répondre à une question bien précise, Père Théolepte. Est-il vrai que les grands Pères du monachisme et les moines en général, depuis le IVème siècle jusqu’au IXème siècle, vivaient loin de la société des hommes, sans aucun souci de leurs nécessités, et ne pensant qu’à leur pénitence ? Ou s’occupaient-ils des Chrétiens qui étaient dans le monde, leur apportant d’une manière ou d’une autre leur concours ?
Vous m’avez dit, répondit le vieillard, que vous étiez théologien, et vous m’étonnez en demandant quelque chose que n’importe qui peut trouver dans l’Histoire du Monachisme de l’Eglise d’Orient. Du IVème au Xème siècle, les déserts de l’Egypte, de la Palestine, de la Syrie comptèrent des milliers de moines. Imaginez le nombre vertigineux de tous ceux qui à travers les siècles s’y sont succédés. Ceux-là ont vécu loin du monde : ainsi, les Hésychastes, les Ermites, les Skiotes, les Cénobites. Que pouvait offrir à la société un moine vivant dans une parfaite pauvreté et luttant contre ses propres passions ?
J’ai lu, vénérable Ancien, dit le théologien, que beaucoup de Pères, durant la longue période dont vous venez de parler, se rendaient dans les villes et offraient leur concours aux Chrétiens dans leurs activités sociales et bienfaisantes, soit en affermissant la foi, en enseignant la piété, soit en aidant de diverses manières les nécessiteux.
Cela est vrai, répondit le vieillard. Mais si, pour répondre aux exigences de leur époque, certains Pères, en nombre fort restreint d’ailleurs, ont fondé des hospices de vieillards et des hôpitaux, il ne faut pas conclure qu’ils ont inauguré une voie nouvelle pour les moines. Oui, ils furent un petit nombre de moines âgés, mais très puissants en esprit et très anciens dans l’ascèse. C’est pourquoi, ils pouvaient sans risques séjourner dans le tumulte du monde, où abondent les occasions de péchés. Monde et monachisme sont inconciliables. Il ne faut pas perdre de vue que monachisme signifie combat pour la perfection de l’âme. Soit que l’on quitte le monde pour faire pénitence, soit que ce soit par amour de Dieu et pour le servir sans tracas, toujours est-il qu’il est impossible à l’âme de trouver satisfaction en dehors du silence. Et pour revenir à votre première question, à savoir comment j’ai décidé de devenir moine, je vous dirai que le désir de la solitude me dévorait depuis l’âge de quinze ans. Malgré les admonitions de ma mère et les exhortations de mes amis et de mes professeurs pour qu’après mes études j’entre dans le clergé séculier, il me fut impossible d’éteindre la flamme de mon âme pour la vie solitaire, loin des affaires du monde. Et si des devoirs et des considérations relatives à ma famille ne s’étaient posés, jamais je n’aurais attendu jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. J’aurais certainement quitté le monde beaucoup plus tôt. Comment jugez-vous cela ?
Comme très rare et pas très juste, répondit le théologien.
Ainsi, il ne vous semble pas juste que j’aie été vaincu par le Christ ? Quel paradoxe ! Et même dangereux chez un théologien. Sincèrement, vous me découragez quand vous parlez ainsi. Je vous répète que ma volonté de demeurer dans le monde s’affaiblissait quand approchait de mon cœur l’amour embrasé de Dieu. Comment pouvais-je faire autrement ? Me comprenez-vous, dit le vieillard, alors que son visage éclatait de joie.
Vos paroles me captivent à l’excès, Père Saint, dit le théologien, bien que je ne puisse justifier du point de vue Chrétien un tel acte : abandonner son prochain, devenir indifférent, ne pas conduire par la main le faible sur la voie de Dieu. Alors qu’on peut faire tout cela, l’on s’enferme dans une forteresse parce qu’on a le désir de l’hésychia, de la solitude, et pour quoi faire ? Je ne puis vous comprendre bien que je respecte votre esprit héroïque, votre sincérité, votre choix très bon.
Vous voyez bien, dit avec douceur le vieillard, que j’avais raison, quand au début je vous disais qu’il était difficile à celui qui n’était pas moine de pénétrer dans l’âme du moine ? Comment allons-nous nous entendre, puisque vous ne pouvez pénétrer là où tout s’explique, où tout se simplifie ? La solution de mon cas, telles que je vous l’ai révélée, ne satisfait pas votre raison. Cela signifie que vous dépouillez le Christianisme de sa mystique et que vous le voyez comme quelque chose de spectaculaire, fait de manifestations extérieures, de morale utilitaire, comme une religion d’utilité publique, non comme foi, amour, délivrance. Vous ne pouvez donc justifier le Chrétien qui se trouve en union mystique avec l’Epoux de son âme – peut-être même l’Epoux se trouve-t-il en faute en acceptant l’âme en union mystique – car au fond c’est ici qu’aboutit votre raisonnement, et uniquement parce qu’il délaisse le prochain, comme si Dieu Tout-Puissant n’exauçait pas les demandes de cette âme sainte, qui s’est tout entière livrée à Lui. Je suppose donc que, d’après vous, nous approchons le Christ par les livres seuls et que notre âme ne vibre pas à Son amour. Malheur à nous si le sang répandu du Dieu-Homme ne devait pas circuler dans nos cœurs de fidèles en tant qu’Amour…
Le vieux moine se leva, s’avança vers une fenêtre ouverte de
la galerie et leva les yeux vers le ciel étoilé. Une paix ineffable régnait au-dehors en cette nuit-là. Un profond silence descendit sur l’assemblée. Peu après, l’Ancien revint à sa place, divinement transformé, et dit d’une voix vibrante :
Frère théologien, avez-vous éprouvé ce que, dans le langage chrétien, nous appellons Amour Divin ?
A vrai dire, non, vénérable Père.
Comprenez-vous maintenant, après votre aveu, que vous n’êtes pas en mesure de parler d’un sujet que ne peut aborder la raison seule ?
Comment peut-il donc être examiné, si ce n’est par la raison ? demanda la théologien.
Je n’ai pas dit qu’il ne pouvait pas être examiné logiquement, répondit l’Ancien, mais que nous ne pouvions pas l’aborder par la seule raison.
Avec quoi d’autre pouvons-nous l’examiner ? reprit le théologien.
Mais avec le cœur !
C’est-à-dire par l’amour ?
Non pas avec un amour abstrait, fit remarquer le moine, mais avec la raison de l’amour.
Mais, vénérable Père, la raison de l’amour est-elle conciliable avec l’égocentrisme ?
Cela dépend de ce qu’on entend par égocentrisme, dit le vieillard.
Cet après-midi, le Père Chrysostome a dit que le Christianisme était au fond égocentrique, fit le théologien. Et je me demande comment le Christ a pu prêcher l’amour qui est social et en même temps l’égocentrisme, qui veut dire amour de soi seul.
Vous avez mal interprété mes paroles, dit le moine Chrysostome. Qu’on me permette d’intervenir. Vous n’avez pas compris, frère théologien, que par « égocentrisme », j’ai voulu parler du cheminement de l’âme chrétienne. Si vous m’aviez demandé ce que j’entendais par ce mot, je vous eus soutenu qu’avant de procéder à des déclarations de solidarité mutuelle, il était nécessaire de s’aimer soi-même, de devenir soi-même Chrétien, puis de porter sa sollicitude sur le prochain. Ce serait pure folie si, me sachant gravement malade, j’allais conseiller à quelqu’un qui le serait moins que moi de se faire soigner, lui disant – pour justifier ma démarche- qu’il n’est pas bon d’être malade. En d’autres termes, si l’on allait dire à son prochain, alors qu’on est soi-même asservi aux passions, possédé par « sept démons » : « Frère, tu es esclave du péché, libère-toi », l’on pourrait s’entendre dire en retour, et ce serait juste : « Médecin, guéris- toi toi-même ». Si dans le Christianisme la solidarité consiste à distribuer des miettes de pain, si toute la lutte doit être conditionnée par des causes économiques, alors…Mais, peut-être allez-vous très justement objecter : puisque nous ne sommes pas libérés des passions, devons-nous pour cela abandonner la pratique de la philanthropie, si petite soit-elle ? Certes non ! Celui qui dans son milieu accomplit son devoir et pratique le bien est un homme pieux. La philanthropie est une très grande vertu, et nous ne devons jamais y manquer. Mais nous jugeons ici, à l’intérieur de ce cadre particulier, toute philanthropie, quelle qu’elle soit, qui ne porte pas, dans son expression, les marques certaines de la sainteté et qui, étant faite avec vanité, devient une cause de châtiment. Nous admettons l’action comme bonne, à condition qu’elle soit accompagnée par le sentiment qu’on est pécheur, qu’on ne perde pas de vue que là n’est pas tout le Christianisme, que nous ne devons pas dogmatiser que seules les œuvres extérieures sont l’accomplissement du commandement d’aimer le prochain, mais simplement un indice, et encore d’une authenticité douteuse. Quant au temps nécessaire à notre guérison, la quantité de sueurs, d’efforts ascétiques pour vaincre les passions, tout cela est un autre problème, que l’on peut étudier à travers la Vie de nos Saints…
Et c’est là toute la valeur que vous accordez, Père Chrysostome, à la philanthropie tant exaltée ? dit le théologien. Vous n’évaluez pas plus que cela l’œuvre du Christianisme, qui sauve les hommes du filet du Malin aux innombrables noms ?
Je ne veux pas répéter la même chose, si ce n’est que ces œuvres ont une valeur relative. Pour mieux me faire comprendre, il me suffira de vous citer Saint Isaac le Syrien, qui enseigne qu’il est préférable de nous libérer de nos passions plutôt que de ramener des peuples entiers de l’égarement : « Mieux vaut pour toi d’être en paix avec ton âme, en concorde avec ta triade – j’entends par là ton corps, ton âme, et ton esprit- plutôt que de pacifier par ton enseignement les choses opposées ». Grégoire dit qu’il est bon de parler de Dieu, mais qu’il est mieux de se purifier pour Dieu. C’est dans cet esprit que tous les Pères ascètes ont enseigné. Cet enseignement est-il égocentrique ou non ? C’est la purification qui est tout d’abord recommandée, puis l’acquisition de l’amour ; ensuite l’on peut rayonner comme philanthropes, docteurs de l’Eglise, pasteurs, prédicateurs, catéchètes. N’est-ce pas les mêmes choses que pense Jacques le divin, quand il dit : « Frères, ne soyez pas nombreux à vous ériger en docteurs, car, vous le savez, l’on s’expose ainsi à être jugé plus sévèrement ». Nous autres, nous ne sous-estimons pas la valeur de l’activité quelle qu’elle soit, utile à la société, au milieu du monde. De même, nous ne devons pas soumettre les luttes invisibles des moines au jugement du monde et à ses critères. La valeur de chaque genre de vie doit être estimée dans sa propre enceinte.
N’y aurait-il pas dans le Christianisme deux poids et deux mesures, Père Chrysostome ? dit le théologien.
Non, il n’y a pas deux mesures, répondit le moine, car Dieu se sert d’autant de mesures qu’il y a d’hommes, pour peser les bonnes et les mauvaises actions de chacun. Et les moines, qui courent pour atteindre la perfection, dans les limites de leur institution, ne seront pas jugés pour n’avoir pas fait œuvre de philanthropie, mais pour avoir libéré ou non leurs âmes des passions. Si vous voulez apprendre combien la purification est supérieure à n’importe quelle philanthropie, je vous dirai seulement ceci :celui qui s’est purifié acquiert ensuite toutes les vertus, grâce auxquelles il accomplit tous les commandements de l’Evangile, sans jamais être atteint, puisque purifié, par la vaine gloire. Tandis que celui qui n’a pas souci de sa purification, et qui, dans sa légèreté, croit en la valeur absolue de quelques actions de bienfaisance, qui fait œuvre de philanthropie ou d’enseignement, soit pour plaire aux hommes, soit par orgueil, celui-là, dis-je, continue d’exposer son échine aux coups des passions. Faites le bien et vous serez récompensé. Mais ne comparez pas la valeur de ce bien avec l’œuvre exceptionnelle du moine. N’identifiez pas des catégories qui ne sont pas du même ordre. Souvenez-vous de la veuve pauvre de l’Evangile. Si pour deux sous elle a été proclamée bienheureuse, aurait-elle été privée de cet honneur si elle n’avait eu que la bonne disposition et non les deux sous ? Débarrassez-vous, cher théologien, de cette conception qui veut qu’indépendamment de la disposition, les œuvres justifient l’homme.
Est-ce vraiment juste, tout ce que le Père Chrysostome vient d’affirmer ? demanda le théologien en s’adressant à l’Ancien Théolepte. Car vous me faites passer d’étonnement en étonnement, avec votre vision complètement nouvelle de l’esprit chrétien.
Vos étonnements ne m’étonnent pas, dit le vieillard. Tant que vous ne pourrez séparer monachisme et monde, vous irez d’étonnement en étonnement en écoutant parler un moine. Le frère Chrysostome est en accord avec les lignes du monachisme. Nous autres, bien-aimé théologien, nous ne sommes jamais surpris quand nous ne rencontrons pas de compréhension de la part des hommes du monde, même quand ils sont théologiens.
« Le monachisme oriental, dont l’Eglise a adopté la forme et la mission, constitue une réalité particulière, une « vie cachée en Christ », une vie de foi parfaite, se réalisant dans un contact permanent avec Dieu, et se refusant à suivre dans son cheminement le raisonnement humain. Mon affirmation ne doit pas vous troubler. Le monachisme est le rayonnement de la spiritualité du christianisme. Il est son noyau, son essence ; il est fondé sur la foi.
La foi n’est pas une simple adhésion à l’existence de Dieu – « les démons aussi croient et ils tremblent » - mais c’est quelque chose qui, à l’analyse, échappe aux limites de l’esprit humain. Je ne parle pas ici de la foi dogmatique, mais de cette foi que les Apôtres demandaient, disant : « Augmente notre foi » ; - de cette foi dont celui qui en possède un grain gros comme un « grain de sénévé » est en mesure de transporter des montagnes. La foi, sous cet aspect, est le signe du parfait Chrétien. Aucune œuvre, aucun exploit n’a de valeur dans le Christianisme s’il n’est pas le fruit de la foi, s’il n’est pas venu de la foi, si Dieu n’y a pas participé. Sans la bénédiction divine, nos démarches restent sans éclat, imparfaites, pauvres, humaines. « Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché ». Le Christ approche les hommes qui croient en Lui. Il accomplit des prodiges. Il condescend jusqu’aux désirs licites des hommes. Il converse avec les hommes, « comme quelqu’un qui parle avec un ami intime ». La foi est le lien mystique entre la majesté divine et infinie et la nature humaine limitée. La foi, c’est la rencontre de celui qui croit avec Celui en qui il croit. La foi, c’est l’absorption de l’âme par Dieu, selon l’énergie.
La parole du Seigneur : « Moi je suis dans le Père et le Père est en moi » exprime le genre de relations entre Dieu et le fidèle en Christ. La même chose est impliquée dans cette autre parole divine : « Demeurez en moi et moi en vous ». Voilà dans toute sa plénitude le signe révélateur du Christianisme. Voilà la profondeur, l’essence de la religion surnaturelle du Christ. Mais pourquoi la foi ? Mystère ! Peut-être même qu’elle n’est pas un mystère. Notre Dieu est un Dieu d’amour. Il est par essence amour. Et l’amour est communion. Il exige par conséquent un contact, une union. O profondeur de la richesse, de la sagesse, de la connaissance de Dieu ! Quel océan infini de l’amour ! Il a tout récapitulé dans la foi en Lui, afin d’établir tous les hommes « participants de la nature divine ».
Dieu revendique l’homme tout entier pour Lui. Il le veut totalement consacré à Lui, car Il aime Sa créature qui en Lui seul peut trouver la réalisation de tous ses désirs sacrés, et sa restauration dans la lumière éternelle. Il refuse à l’homme le droit de se tourner ailleurs que vers Lui. Le Seigneur a clairement révélé cette volonté dans le Nouveau Testament. Ce mot remarquable de l’Apôtre Paul : « en Christ », cette préposition « en », pleine de mystère et d’amour embrasé, contient tout le Christianisme du Saint Apôtre, tout le Christianisme des croyants. Le XIème chapitre de l’Epître aux Hébreux est le plus bel hymne à la foi. Il est le fondement du Christianisme, sa raison profonde, son secret, sa force invincible. La foi, c’est le printemps des âmes. Elle fait passer des choses provisoires à celles qui sont éternelles ; elle nous rend capables de sentir que « nous n’avons pas de cité ici-bas ».
Le Christianisme sans la foi tombe fatalement dans une espèce de système philosophique. Il perd sa métaphysique et par-dessus-tout ce qui constitue sa nature divine. Si nous cessons de « voir » par la foi, « comme à travers un miroir, en énigme », nous ne différons en rien des incrédules de ce monde, et nous avons perdu la voie de nos âmes. La foi, c’est aussi pour nous Chrétiens, notre essence, notre type. Sans la foi, nous ne pouvons approcher le Christ, nous ne pouvons comprendre les vérités métaphysiques qui régissent les mondes immatériels, ni ce qu’est le mystère de l’Economie divine, ni qui est le Christ, ni qui nous sommes, ni la mort, ni la vie. Car, selon la définition de l’Apôtre des Nations, « la foi est une démonstration des choses qu’on ne voit pas ».
Sans la foi, nous ne sommes pas libres ; nous sommes asphyxiés par les exhalaisons des choses terrestres. Sans la foi, notre vie devient une tragédie insupportable, car le sentiment se dessèche, l’esprit s’obscurcit. La foi vivifie, donne des ailes, replace l’homme au rang qui lui est propre. Et la condition fondamentale de l’ordre spirituel, c’est l’harmonie des rapports entre Dieu et l’homme, entre le Créateur et sa créature, entre Christ et croyant. La foi en Christ est un fruit de l’Esprit, lequel est joie, paix, longanimité, douceur, amour…
Notre monachisme suit cette voie de la foi absolue. Je sais la nature, l’essence, la profondeur de la foi parfaite ; je sais aussi, par ailleurs, combien il est difficile de s’établir familièrement dans cette foi qui dépasse la raison, et je ne suis pas le moins du monde étonné que vous ne puissiez saisir, malgré tout ce que le frère Chrysostome et moi-même avons exposé, que notre monachisme trouve sa justification absolue dans la foi et l’amour en Christ Jésus… »
Un silence impressionnant succéda aux paroles du vieillard Théolepte. Tous les regards étaient tournés vers le respectable presbyte. Il ne venait pas développer sèchement une quelconque théorie, et l’on sentait vraiment les vibrations d’une brûlante confession accompagner ses profondes paroles. Chacun pouvait avoir ses idées, mais, devant ce vieux héros, parlant au nom d’une sainte vie de cinquante-sept ans, nous étions obligés, d’accord avec lui ou non, de nous découvrir.
Vénérable Père Théolepte, dit le moine Chrysostome, vous avez développé très théologiquement ce que signifie la foi en Christ, et vous avez présenté, fort bien analysées, ses implications dans la vie contemplative et pratique des fidèles. Cette foi, transférée dans notre monachisme, lui donne son contenu principal, le support même sur lequel il est fondé. Si l’on reconnaît que c’est par « la foi que nous marchons et non par la vue », l’on accorde alors une valeur infinie à ce facteur de notre vie en Christ qu’est la foi inséparable de l’amour.
Si l’institution monastique vise à la perfection, l’on peut dire que la nôtre a été portée dans les solitudes par le char de la foi et de l’amour, conduit par le Christ Lui-même. Ce fait ôte toute espèce de doute sur la fonction bienfaisante dans l’Eglise, sur sa nature vraiment chrétienne, sur son origine purement orthodoxe…
Ce qu’il faut remarquer dans notre compagnie, dis-je, c’est que tout en essayant de convaincre notre ami théologien que le fait de « quitter » le monde n’est pas une chose nouvelle, mais une constante dans la Tradition de l’Eglise d’Orient fondée sur la Théologie Mystique des Pères, nous faisons l’apologie du Monachisme. Il faut signaler que nous sommes tous trois bien d’accord en tout, tandis que notre bien-aimé théologien, attaché à ses idées préconçues, ne peut s’en rendre compte. Certes, il y a un réel progrès dans la discussion, dû à l’affaiblissement de l’opposition du théologien, mais, malgré cela, la compréhension parfaite du monachisme est une question d’amour pour Dieu, comme l’a très justement dit l’Ancien Théolepte. En conséquence, je considère toute démonstration dialectique comme utile jusqu’à un certain point, après quoi l’on ne peut plus rien. L’on a cependant pu démontrer que l’intelligence était une chose et que le cœur en était une autre.
Si dans le cœur de notre ami théologien régnait l’amour de Dieu, notre si longue discussion, pas toujours utile, n’eût pas été nécessaire. La nature même de l’amour l’eût convaincu. Non seulement l’amour, mais encore la connaissance élémentaire des conditions dans lesquelles l’âme se purifie, l’eût aussi persuadé, car sans l’éloignement des sollicitudes de la vie, la réalisation des objectifs du monachisme n’est pas possible. Basile le Grand, considéré comme l’organisateur du monachisme en Orient démontre cela très clairement : « Celui qui en vérité veut suivre Dieu doit se défaire des sollicitudes de la vie. Il réalisera cela par la totale anachorèse et par l’oubli de ses anciennes mœurs. Tant que nous ne sommes pas devenus étrangers à nous-mêmes, à notre parenté charnelle, à la vie sociale, afin d’aller vers un autre monde, transportés par l’ascèse, selon celui qui a dit « votre cité est dans les Cieux », il nous sera impossible de réaliser notre désir de plaire à Dieu. Le Seigneur l’a Lui-même déclaré d’une manière catégorique : « celui qui ne renonce pas à ses biens ne peut être mon disciple. » Je suppose que l’ami théologien ne se permettra pas d’évoquer une ignorance sans limites…
Puisque vous venez de citer Saint Basile le Grand, dit le moine Chrysostome et, afin qu’apparaisse avec plus de netteté ce que l’archevêque de la Cappadoce pensait des moines, je vais vous citer un extrait d’une épître adressée à son ami Grégoire le Théologien et dont je me souviens : « J’abandonnai les loisirs agréables comme de multiples occasions de pécher. Une seule issue s’offrait : la séparation d’avec le monde entier. Cette séparation n’est pas une sortie corporelle, mais abolition en l’âme de toute sympathie pour le corps, afin qu’elle devienne sans cité, sans maison, sans famille, ne possédant rien, désintéressée, sans relations, non instruite des choses humaines. Le plus grand des profits, c’est la solitude qui nous le procure. C’est elle qui pacifie les passions et nous donne loisir à la raison pour retrancher entièrement l’âme de ces choses ». Qu’avez-vous à opposer aux paroles de Basile le Grand, ami théologien ? Pourquoi ne pas vous soumettre à nos guides ?...
Ne vous suffit-il pas, Père Chrysostome, de voir le soin que je mets à connaître une vérité que j’ignore ? J’avance avec une progression géométrique vers son acceptation, dit le théologien. D’autre part, il y a chez moi le tempérament d’un Thomas. Excusez-moi.
J’ai l’impression que tout ce que nous vous avons exposé ne vous satisfait pas, frère, continua le moine. Vous ne pouvez concevoir un Chrétien vivant solitaire. Et pourtant, s’il était vrai que nos « âmes naissent Chrétiennes », la plupart d’entre elles pencheraient pour le désert. Si l’opinion qui veut que notre contact avec « le monde plongé dans la nuit » exerce sur nos âmes une influence désastreuse, nous devrions logiquement nous en détourner. Mais, malheureusement, il nous charme, et nous l’aimons sous n’importe quel prétexte.
Alors tous ceux qui ne viennent pas vivre en solitaires, fit remarquer le théologien, aiment le monde ?
Je ne puis soutenir, en général, une telle affirmation, répondit le moine, mais ils sont rares ceux qui souffrent pour l’Evangile.
Et les autres donc, aiment le monde ?
S’ils n’aiment pas le monde, ils aiment en tout cas leur personne, dit Chrysostome.
Comment concevez-vous cet amour d’eux-mêmes ?
Comme une vie Chrétienne sans afflictions et pleine de vaine gloire. Et comment leur souhaiter des afflictions, puisqu’ils n’ont pas goûté aux bienfaits qui en découlent ? Et pourquoi les hommes ne seraient-ils pas vaniteux, eux qui ne se sont jamais exercés aux œuvres humbles ? Si l’idéal monastique demeure incompris, c’est parce que les moines s’exercent à la vie dure et à l’humilité, dit le moine et, se penchant un peu, il cacha son visage dans ses mains, comme s’il voulait se concentrer en lui-même.
Mais pourquoi vouloir choisir les afflictions dans la vie ? demanda le théologien.
Le moine n’entendit pas la question. Il se redressa peu après, les yeux remplis de larmes. IL porta son regard vers le Ciel, croisa ses mains sur sa poitrine, fit un mouvement sur son siège pour se stabiliser et demeura immobile, comme s’il avait oublié qu’il était avec nous.
Père Chrysostome, vous n’avez pas répondu à ma question, reprit le théologien plus énergiquement.
Quelle question, mon ami, quelle question ? dit le moine surpris, comme s’il revenait d’un autre monde. Son visage me parut « comme une face d’ange »…
Je vous ai demandé à quoi tendait l’affliction volontaire.
Là n’était pas notre sujet originel, répondit le moine. Mais que ne laissons-nous pas ces choses ? Sincèrement, vous me gênez avec de telles questions. C’est comme si vous me demandiez : « Pourquoi la Croix dans notre vie ? »
FIN
de l’extrait.
VIE D’ISAAC DE SAINT-DENYS
par l’ARCHIMANDRITE CHERUBIM
Traduction de Presbytéra Anna
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
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SAINT GREGOIRE PALAMAS
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75004 PARIS
Il est digne en vérité de te célébrer
Toi qui enfantas Dieu,
Bienheureuse à jamais et très pure
Et Mère de notre Dieu.
Toi plus vénérable que les Chérubins,
Et plus glorieuse incomparablement que les Séraphins,
Qui sans tache enfantas Dieu le Verbe,
Toi véritablement la Mère de Dieu,
Nous t’exaltons !
INTRODUCTION GENERALE
La vie du Père Isaac de Saint-Denys que nous publions ci-dessous est un repos et une joie pour l’âme des Chrétiens Orthodoxes qui ne se lassent jamais de voir, d’approcher, de toucher, chez des êtres vivants et proches de nous dans le temps, les vertus et la perfection que le Chrsit, dans le Saint Esprit, donne à Ses amis, les Saints de Dieu. A la perfection le Père Isaac possédait la plus haute des vertus, l’humilité sans laquelle les autres vertus ne sont rien, et qui attribue toujours à Dieu le peu de bien que l’homme peut faire sur la terre. « Dans tout ce que nous faisons, écrit Saint Basile le Grand, notre âme doit attribuer à Dieu les causes et le principe de nos bonnes actions, et être pleinement persuadée que d’elle-même, et par ses forces naturelles, elle ne peut faire aucun bien. Car c’est cette pensée et cette disposition d’esprit qui produit en nous l’humilité. Or l’humilité est le trésor de toutes les vertus ».
Le Père Isaac, comme le Père Callinique l’hésychaste, ou le Père Joachim l’Athonite, dont nous avons publié les vies, appartient à une génération d’ascètes qui tend aujourd’hui à disparaître, même au Mont Athos, où de nouveaux moines, voire des communautés entières, extérieures à la Sainte Montagne, sont venus s’implanter. Ils ont importé un monachisme étranger à la Tradition hésychaste de l’Orthodoxie. S’inspirant de modèles occidentaux, ils pensent, par exemple, que l’Eglise doit prendre position dans les grandes questions contemporaines, émettre son avis en matière politique ou sociale…Rien n’est plus étranger au véritable monachisme, llequel est soif de solitude, fuite hors du monde, vers Dieu, dans le seul but du Salut.
Le témoignage du Père Chérubim sur le Père Isaac ne nous en est que plus précieux.
Nous y avons ajouté un extrait du livre du Père Théoclète de Saint-Denys, intitulé Entre Ciel et Terre, et consacré au sens véritable du Monachisme Orthodoxe. Le Père Théoclète est connu pour ses nombreux travaux théologiques, sur Saint Grégoire Palamas, sur Saint Nicodème de l’Athos…, et plus récemment, pour sa dénonciation de la philosophie des « néo-orthodoxes », c’est-à-dire de ces penseurs et de ces nouveaux moines dont la « foi » s’éloigne de la théologie et de l’expérience des Pères de l’Eglise. Ils enferment la théologie orthodoxe divino-humaine dans les limites étroites de la philosophie, dans les catégories de l’humanisme. En vrais « fils de la terre », ils veulent « faire descendre le ciel sur la terre », en réduisant la théologie à des problèmes abstraits comme « la liberté humaine ». La vraie théologie est l’expérience patristique, qui, par la Prière du Cœur, fait monter de la terre au Ciel.
Le Père Théoclète appartient aussi au même monastère que le Père Isaac, celui de Saint Denys, où résida dans le passé, parmi tant d’autres Saints, Saint Niphon de Constantinople. A l’Athos, comme partout, les lieux ne sont pas indifférents : sanctifiés par la présence des Saints qui y ont vécu, ils continuent de les avoir pour gardiens. Les Saints sont toujours vivants et écoutent ceux qui les prient. Aucune philosophie selon le monde n’offre une telle vie.
Nous remercions la Presbytéra Anna qui a traduit la Vie d’Isaac le Dionysiate, comme celle de Callinique l’hésychaste, publiées toutes deux par le Saint Monastère du Paraclet en Attique.
Puisse le Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme, par les prières de Saint Niphon et de tous les Saints, conduire tous ceux qui liront ce modeste livre à la foi et à la piété des Saints qui y sont évoqués. Amen.
Père Patric Ranson.
PROLOGUE
Les hommes de Dieu sont pareils à des fleurs peintes, où le maître eût noté, sous le vernis uniforme de son art, les plus diverses nuances. Les tons, les couleurs diffèrent, mais les différences même trahissent le pinceau d’un seul artiste. « Les charismes sont divers, mais l’Esprit est un », dit l’Apôtre Paul. C’est là une vérité que nous retrouvons chaque fois, à brosser le portrait de quelque nouvelle figure athonite.
Ainsi, en Callinique l’hésychaste – l’hésychaste étant celui qui s’adonne à la Prière du Cœur dans l’hésychia, ce qui est dire la tranquillité, le repos, la terre du repos, la paix des passions, le silence des pensées –en Callinique l’hésychaste, donc, resplendissent les reflets de la lumière thaborique ; en Joachim de la Petite Sainte Anne, le zélote et le martyr forcent l’admiration ; en Daniel de Katounakia frappent la clairvoyance et l’abîme de la sagesse ; en Athanase de Saint-Grégoire, les exaltations du liturge et l’aspect hiératique, empreint de contrition ; tandis qu’avec cette cinquième figure aghiorite, celle d’Isaac le Dionysiate, c’est un parfum nouveau qu’il nous est donné de sentir, divin lui aussi, mais d’une essence toute particulière.
Le Père Isaac fut de ces moines d’une espèce rare, que Dieu dépêche dans les cénobies lorsqu’elles ont su s’attirer ses faveurs. Car ces êtres sont semblables à des colonnes que Dieu a placées là au fondement, comme pour étayer les grandes communautés monastiques, où leur présence est une source inépuisable de bénédictions, un fleuve dont « les courants réjouissent la cité de Dieu ». Heureux en vérité ceux qui ont été jugés dignes de vivre dans ces villes fortifiées par la main divine !
Conduit par mes rêves de jeunesse au Monastère de Dionysiou, je vis, quelques années après sa dormition, que tout y parlait encore du très Saint abba Isaac. C’est alors que sous les plus vives couleurs, à jamais indélébiles, que s’imprimèrent en moi les faits merveilleux de sa vie. Je ne cessai plus dès lors, à entendre louer ses vertus, de les exposer à mon tour, et d’en vouloir entreprendre le récit.
Les cimes de la sainteté, nulle formation théologique ne les lui fit atteindre. Le Père Isaac n’avait pas reçu beaucoup d’instruction. Sa bouche ignorait les flots de l’éloquence. Il ne s’occupait pas de diaconies trop relevées pour lui, ou qui l’eussent mis trop en vue. Il ne cherchait pas non plus à se faire revêtir de la chasuble du prêtre. Non. Ce qui le distinguait, c’était sa droiture, sa simplicité, l’authenticité de ses luttes, la pureté de son cheminement. Celui qu’il aimait, de toute son âme, c’était le Christ. Celui qu’il servait, avec un esprit admirablement conséquent, et de tout son cœur de moine cénobite, c’était encore le Christ. Il suivait avec rigueur la route de l’ascèse, sans dévier, sans incliner à droite ni à gauche. Et c’est pourquoi aussi il fut couronné. Nul, du reste, dit l’Apôtre, « n’est couronné s’il ne lutte pas selon les règles », et « s’il n’est pas éprouvé, jusqu’à la souffrance, comme un bon soldat de Jésus-Christ ».(2 Tim.2,3-5).
Le présent ouvrage laisse encore percevoir quelle atmosphère bienheureuse baigne ce lieu chargé d’histoire qu’est le grand monastère de Dionysiou. Car, jamais la souveraine de la Sainte Montagne ne cessa d’y semer des lys de sainteté. Jamais non plus le Vénérable Précurseur ne cessa d’y exercer sa protection, jointe à celle du Saint Patriarche Niphon de Constantinople, le prédicateur de cette humilité bénie qui promet l’élévation.
Nous remercions ceux qui nous aidèrent à l’élaboration de ce recueil : le vénérable Gabriel, Higoumène du monastère – véritable figure de proue, vétéran au combat de la vie athonite ; le très aimé Lazare, Ancien du même Dionysiou – travailleur éprouvé de la Vigne du Seigneur, qui connut lui aussi ses ascensions spirituelles. Il mit à notre disposition son manuscrit admirable ; l’Ancien Bartholomée, hésychaste et ermite dans les redoutables Karoulias, et bien d’autres encore. Tous ont vécu avec l’Ancien Isaac d’éternelle mémoire, et nous ont conservé les faits de sa vie bienheureuse, sainte et angélique.
Archimandrite Chérubim
« C’était un modèle de simplicité,
de rigueur et de piété,
silencieux et assidu en toute chose,
vivant exemple proposé à tous les Pères… »
Archimandrite Gabriel de Saint-Denys
PREMIERE PARTIE
UN PETIT PÂTRE AU BERCAIL ATHONITE
I. Les premiers pas.
Dans la bataille suprême, que livrent incessamment les moines de la Sainte Montagne, vint s’enrôler, pour y lutter héroïquement, cet athlète du Christ, dont l’esprit, dès l’origine, vécut pour Dieu seul, -Isaac le Dionysiate.
Il était né en 1850, à Cavvacli, près d’Adrianoupolis, dans un village des confins de la Bulgarie. Et, dans le monde, il avait alors reçu pour premier nom celui de Jean Géorgiou. Fils de parents pieux, mais peu instruits, le petit Jean n’avait pas non plus beaucoup d’instruction, - chose qui n’influa pas en mauvaise part sur son cheminement ; car, si cela ne l’aidait pas, du moins cela ne lui était pas nuisible, ne l’empêchant pas de se frayer résolument la voie vers la sainteté et la perfection.
Et si la pauvreté, l’indigence même de ses parents ne lui laissaient pas le loisir de se cultiver, cet enfant de paysans sut bien s’initier seul à l’art des arts, celui de façonner le Christ en lui, ânonnant les Vies des Saints dans les vallons et les prés où il faisait paître les brebis de son père.
Comme il se sentait heureux, le petit berger, lorsque, son troupeau rassemblé, il se mettait gaiement en route pour les pâturages, son bâton dans une main, les Vies des Saints Pères dans l’autre. Il enjambait en sautant les rocailles désertes, grisé par la bonne odeur des sapinières et l’air pur des montagnes qui, aux pâtres endormis à la belle étoile, fait rêver de grands envols spirituels.
C’est là, avec pour toute compagnie celle des oiseaux du ciel et de ses fidèles chiens de berger, que Jean, peu à peu, grandit en âge, apprenant à mûrir son amour du Seigneur. Plus les années passaient, plus flambait haut dans son jeune cœur la flamme du désir de Dieu, le feu céleste dela vie monastique. Sans doute avait-il lu, au hasard de son livre, cette sentence des Pères : »Tu ne peux devenir moine, si tu ne deviens un feu qui tout entier te consume ».
Sur les versants des collines de la Thrace septentrionale, il menait ses brebis par les vertes prairies, et le souvenir des paroles du Seigneur réjouissait son cœur : »Je suis le Bon Berger. Le Bon Berger donne son âme pour ses brebis. Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent ». Jean comprenait bien que, comme il connaissait chacune de ses brebis, le Christ aussi devait connaître les siennes, dont il était, lui, petit pâtre – berger de ses brebis et brebis bénie du troupeau divin du Seigneur. En vérité le Bon Berger devait connaître cette brebis, connaître le cœur de Jean, ses élans, ses désirs. Il le connaissait. Et il l’avait choisi entre tous. Dans le jardin de son âme, il lui avait paru bon de faire fleurir le désir pour le martyre non sanglant de l’héroïque vie monastique.
« Je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent »…Connaissance qui était aussi échange, chaleur, feu, dans ces liens qui tissaient la trame d’amour de la synergie entre le petit Jean et son Christ très doux. Connaissance qui, avec le temps, deviendrait, dans l’âme pure et simple de ce petit pâtre, connaissance révélée de la volonté divine. Et, pour l’heure, chaque fois que, là-haut, sur le sommet des montagnes, de ses lèvres innocentes il psalmodiait les hymnes de l’Eglise, ou jouait sur son chalumeau quelque mélodie champêtre, son esprit et son cœur, déjà, cherchaientquelle pouvait être la volonté de Dieu – la voie vers la sainteté des Saints Pères, ce bien si précieux quoique difficile à trouver, « sans lequel nul, jamais, ne verra le Seigneur ».
Telles furent les belles prédispositions qui, lorsquen lui eut mûri la pensée, lui firent prendre l’héroîque parti : il s’en irait pour la Sainte Montagne.
Le voici donc qui demande les prières de ses parents. Eux, aussitôt, donnent leur bénédiction, pleins d’un brûlant enthousiasme. Tout en lui faisant leurs adieux, de toute leur âme, ils le confient à Dieu. Heureux parents qui consacrent leur enfant au Seigneur ! Il n’est pas pour eux de plus grand honneur, de plus riche bénédiction ! Et, en vérité, quel plus grand sujet de fierté, pour ces êtres bénis, que ce don de l’enfant de leur chair au Seigneur et Maître de toutes choses ? Les parents de Jean embrassent leur fils. Avec joie, ils l’accompagnent. Imitant Abraham qui, lorsque la voix de Dieu le lui avait demandé, n’avait pas hésité à sacrifier Isaac son bien-aimé, eux non plus, maintenant que le Christ était venu frapper à la porte pour leur réclamer Jean, ne le Lui avaient pas refusé.
2. Sur la montagne du Seigneur.
Parvenu à la Sainte Montagne, Jean fit d’abord en pèlerin le tour de nombre de monastères et d’ermitages du désert athonite. Tout le ravissait. Bien qu’il fût familier de la vie au grand air et qu’il eût déjà vu des sites grandioses, la nature aghiorite aux aspects si multiples le transportait. C’était, à perte de vue, une mer immense, des bois infinis, des eaux rafraîchissantes, des roches abruptes, de hautes chaînes de montagnes que couronnait l’Athos…Paysage sans pareil, où le pittoresque s’alliait au sublime.
Là, toutes choses, fussent-elles inanimées, revêtaient une mystérieuse douceur, un charme secret. Il ne savait qu’admirer d’abord : les monastères si haut perchés, et comme juchés dans leur splendeur royale ? Les humbles cahutes, les cellules des solitaires et les ermitages ? Les églises dans le plus pur style de Constantinople, les chapelles où éclate, incomparable, tout l’art de l’iconographie orthodoxe ? Les icônes des Saints, justement connues pour être miraculeuses ? Les vénérables reliques qui, dans leurs coffrets d’argent, par leurs parfums ineffables et leurs miracles incessants, font revivre les thaumaturges, ces Saints guérisseurs, opérateurs de miracles, dont la sensible présence nous comble de joie ? Ou bien les bibliothèques, riches d’un inestimable trésor spirituel ?
La SainteMontagne est, à n’en pas douter, semblable à une terre qui se fût détachée de Constantinople, mais d’une Constantinople qui vit et respire encore, commeen témoigne cette artère où affllue toujours la vie ecclésiastique d’un passé que les ans n’ont pu faire périr. En vérité, l’on sent ici palpiter la pratique liturgique orthodoxe, qui donne vie et souffle au corps de notre Eglise, pour qui elle bat de la même pulsation vigoureuse et forte qu’elle eut aussi en ces heures glorieuses de la Nouvelle Rome.
« A l’obseervateur pieux et expérimenté », écrit le moine Théoclète de Dionysiou dans Entre Ciel et Terre, « la Sainte Montagne apparaît d’une inépuisable réalité, dotée d’un si profond contenu spirituel, et d’une vie tellement immatérielle, que c’est à peine si l’on y peut discerner que l’on vit sur la terre. L’Athos est synonyme d’idéal, d’un genre de vie plus haut, d’un lieu où s’opère un travail sur les âmes, où s’exerce une immense aspiration vers le Ciel. Il laisse imaginer une palestre d’hommes saints… » - 2ème éd.,p.139-.
Mais ce que Jean, dans sa tournée des monastères, admirait plus que tout, c’étaient les Pères qui du Monachisme aghiorite reflétaient l’image la plus juste et la plus belle. Certes, il rencontrait aussi, sur sa route, des moines qui de leur état n’avaient que le nom, habitués des marchés et des ports, errant ici et là. Mais ce n’étaient là que de faux-reflets de la vie monastique, tels que l’on en voit, hélas, même en terre athonite. Devant eux, pourtant, Jean ne s’arrêtait que le temps d’un murmure : « Seigneur », soufflait-il, « aie pitié de ces pauvres égarés ». Puis il poursuivait son chemin, cherchant pour rafraîchir son âme assoiffée de vérité les visages silencieux, les silhouettes comme dématérialisées des Saints de Dieu. Il les contemplait alors, se murmurant en lui-même les paroles de Saint Grégoire le Théologien :
« Vois-tu ces êtres dénués de tout, qui n’ont pas un lieu où habiter, et dorment sur la dure, ces va-nu-pieds, décharnés, exsangues presque, et qui à cause de cela même approchent de Dieu…Pour eux, il n’est rien dans le monde, puisque tout est dans l’au-delà du monde…Or c’est à eux qu’appartiennent les rochers et le ciel, eux qui vivent dans la nudité, mais qui ont revêtu le vêtement de l’incorruptibilité, eux qui dans le désert célèbrent la fête sans fin qui est dans les cieux ».
Brûlant du désir de mener l’ascèse des anachorètes de la Montagne, qui fuient le monde et se retirent au désert, Jean chercha d’abord quelque cellule d’ermite. Il fit donc le tour des lieux avoisinants, cherchant partout ce qui eût pu assouvir les élans de son âme éprise de la vie hésychaste.
Et de fait, dans les alentours de la Grande Lavra, ce grand monastère fondé par Saint Athanase de l’Athos, parmi le désert de Vigla, il découvrit l’ermitage selon son cœur. Le Géronda – l’Ancien- qui y menait l’hésychia, devant ses instances répétées – l’Ancien voyait bien que le novice n’était pas mûr encore pour la vie de désert – finit par l’accepter pour disciple.
De ce jour-là, le jeune homme déploya une endurance et un zèle sans pareils. Sans cesse, le Géronda mettait le nouvel athlète à l’épreuve, et, chaque fois, il éprouvait une joie secrète à le voir faire preuve d’une obéissance et d’une persévérance qui laissaient tant espérer de lui. Et, véritablement, son noble cœur se lançait résolument dans le combat de l’obéissance. Toutes ses forces, il les mettait à la parfaite acquisition de cette vertu. Il voyait d’ailleurs sur l’Athos d’autres moines, vrais imitateurs de Celui qui, le premier, fut obéissant, le Fils de Dieu, portant sur eux la joie de la victoire, émanée de leurs âmes purifiées, reflétée dans leur regard clair et lumineux, et partout répandue sur leurs visages d’ascètes. Et il voulait, à les voir, prendre aussi leurs vertus.
Mais plus Jean progressait, luttant vaillamment dans cette palestre hésychaste de Vigla, plus, de son côté, le Diable le combattait. Car cet ennemi très roué du moine sait mille tours pour entraver sa marche. Aussi, bien des fois refaisait-il contre lui ce qu’il avait ourdi contre le Grand Antoine : ceux qui allaient voir ce patriarche du désert reclus dans sa solitaire citadelle, « entendaient parler à l’intérieur une foule bruyante, qui frappait des coups en jetant des cris effroyables ». Ce fut donc quelque chose de semblable que le démon imagina pour Jean, lorsqu’il l’eut vu sortir vainqueur des premières épreuves qu’il avait projetées contre lui. Parce qu’il en voulait à son zèle et à son ardeur, il se mit à lui causer des terreurs, lorsque le jeune homme priait seul, la nuit. Dehors, devant sa cellule, il faisait un tintamarre de cris et de coups. Jean, bien souvent, croyant que c’était là son Ancien venu frapper à la porte, se levait en disant :
-Bénis, Géronda. Tu m’as appelé pour que nous lisions l’office ?
- « Mais non, mon enfant », répondait celui-ci, décelant la ruse des démons. « Dors et sois en paix. Il est encore tôt ».
Telles étaient les imaginations démoniaques, et les difficiles épreuves que le novice devait continûment goûter au désert. Et tout cela arrivait par la permission de Dieu, afin que fût signifiée à Jean un moyen plus sûr pour lui de poursuivre son cheminement monastique.
-« Lorsque j’eus fait l’expérience, frère Lazare, » expliquait-il lui-même, bien des années plus tard, « de ces épreuves et de ces menées diaboliques, je pris peur. C’était plus que je n’en pouvais subir. Je décidai de ne plus rester au désert, mais d’aller au monastère, mener la vie cénobitique. C’est ainsi que m’en allant de là, je gagnai notre monastère, le coenobion – monastère où les moines vivent en commun, en sorte que le monachisme cénobitique se différencie du monachisme érémitique en solitaire- , le coenobion de Dionysiou, où je demeurai ».
3. Au Saint Monastère de Saint-Denys.
« Celui qui vient à Dionysiou – c’est-à-dire à Saint-Denys- pour la première fois », écrit l’Archimandrite Gabriel, « et qui d’en bas, sur la jetée, le fixe du regard, croit le voir suspendu dans le vide de l’air, surtout durant les heures de la nuit, où les petites lumières de ses cellules s’agitent en se découpant sur les astres du ciel. Mais, de près comme de loin, il apparaît telle une ville-forte, une citadelle médiévale, avec sa très haute tour, dressant entre les murs abrupts ses créneaux en dentelle ».
C’est là, dans ce coenobion – ce qui est dire ce monastère cénobitique-, tête de proue des monastères athonites, citadelle indéfectible du monachisme byzantin, que le novice Jean, par une divine inspiration, vint mener la vie angélique des moines. A poser le pied sur le seuil béni, son cœur se gonflait. Levant les yeux, il sentait l’immense bâtisse divine, que l’on eût dite accrochée à quelque voûte céleste, tel un grand lustre descendu. La vision d’ensemble tenait en vérité du sublime. Tout, depuis les fondements, reposait sur un rocher immense, dont les arêtes vives surplombaient le rivage. Aux étages s’ouvraient les cellules des moines qui s’avançaient en encorbellements, formant depuis le bas une suite de décrochements, dont les plus élevés allaient se détachant davantage encore au-dessus du vide. A une vertigineuse altitude, les balcons ouvragés, posés sur de frêles poutrelles, regardaient la mer. Tel était le grandiose Dionysiou.
Un vrai coenobion ressemble à une ruche, où s’élabore le miel très pur de l’ascèse et de l’hésychia. Il est, selon les paroles mêmes de Saint Jean le Climaque « comme un ciel sur la terre où les moines, pareils à des anges, célèbrent le Seigneur ». L’on y voit accomplie la promesse de notre Christ : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux ». Tel était aussi le lieu où l’on voyait manifestée la continuité apostolique.
Le cœur ému, Jean prenait doucement par le chemin pierreux qui montait en lacets jusqu’à cette porte aux battants chargés d’Histoire. A gauche, entre les platanes et les saules, coulait à l’infini le filet de l’Aéropotamos, qui, pour un temps, s’enfonce dans une ravine profonde où, l’hiver, se déchaînent les vents descendus en trombe de l’Athos et de l’Antiathos. Alors, de leur mugissement semblable à celui de l’ouragan, ils ébranlent toute entière la citadelle sainte, qui demeure ferme sous le regard de Dieu.
4. Illustres modèles.
Quelques mètres avant l’entrée du monastère, Jean s’arrêta pour vénérer une chapelle votive, élevée à la gloire de Saint Niphon, Patriarche de Constantinople. Car cette gloire de l’Eglise, cet ornement de la Sainte Montagne figurait lui aussi parmi tant d’autres Saints, qui, tous, faisaient la fierté de Dionysiou. Mais, des plus illustres était bien Niphon, qui fut deux fois Patriarche de Constantinople, de 1486 à 1489, et de 1497 à 1498. Simple moine tout d’abord, il avait, avec l’Archevêque Zacharie d’Ochrid, parcouru toute la Grèce, jusqu’à l’Illyrie et à la Dalmatie, stigmatisant les décisions du Pseudo-Concile de Florence, et affermissant la foi des Orthodoxes. Plus tard, Niphon était parti pour la Sainte Montagne et s’était établi au Monastère de Dionysiou. C’est là qu’il fut ordonné diacre et prêtre.
Lorsque Parthène de Constantinople mourut, tous les Thessaloniciens, connaissant la sainteté universelle de Niphon, l’élurent pour être leur Métropolite, et leur délégation, évêques et notables en tête, vinrent au monastère le persuader de bien vouloir accepter cette dignité. Après bien des instances, et au prix de bien des peines, ils le fléchirent enfin. A cette époque encore, dans les temps anciens, l’Eglise des fidèles battait les déserts et les monastères, pour y découvrir, cachés dans les lieux de prière et de pénitence, les Saints dignes de devenir les plus grands pasteurs.
Le Bienheureux assuma donc la charge du trône épiscopal, travaillant sans relâche, humblement, à paître son troupeau. Mais Dieu le réservait pour un honneur plus grand encore. Il le promut bientôt Patriarche de Constantinople. Sur le trône œcuménique, Niphon brilla en vrai luminaire de l’Eglise. Mais il se démit ensuite de ses fonctions, et se retira à Adrianoupolis, d’où il fut mandé en Roumanie, pour y prêcher la parole de Dieu. « Saint Niphon, écrit l’Archimandrite Gabriel, est par tous les habitants de la terre roumaine reconnu comme un sauveur de l’Orthodoxie. Car l’église papiste, voyant dans les esprits un état propice à la confusion, se précipitait, sous le masque de l’uniatisme, pour persuader les Orthodoxes qu’avec la chute de Constantinople était aussi tombée l’Orthodoxie, et ce faisant les piégeait facilement.
Après une absence de près de quarante ans, parvenu à un âge avancé et désormais oublié à l’Athos, le Patriarche, brûlant pour son Christ d’un zèle toujours plus ardent, voulut s’en revenir à sa chère pénitence – ce qui est dire à son lieu de pénitence – le monastère de Dionysiou. Et parce que ce Père de l’Eglise tout admirable avait le désir de passer dans le secret le reste de ses jours, pour demeurer inconnu, caché aux yeux de tous, il dissimula sa haute dignité sous un habit de simple moine. Et il suppliait qu’on le reçût au monastère, promettant l’obéissance, fût-ce dans l’accomplissement des tâches les plus ingrates. On le prit donc comme novice, se remettant à lui du soin des bêtes du monastère. Il lui fallait les nourrir et les abreuver, les garder et les panser. Et la nuit, juché sur un rocher surplombant le monastère, il devait encore faire la vigie, balayant des yeux le rivage, pour protéger Vigla d’une incursion ennemie – car l’on avait alors la crainte des pirates, qui infestaient toute la mer Egée-. Mais, de tous ces services, le Patriarche Œcuménique – ce qui est dire le Patriarche de Constantinople- s’acquittait volontiers, dans la plus grande humilité.
Dieu cependant ne voulut pas que durât plus longtemps ce volontaire abaissement de son humble serviteur. C’est ainsi qu’un soir le Vénérable Précurseur, Saint Jean Baptiste, le protecteur du monastère, apparut en songe à l’higoumène :
« Jusqu’à quand », lui dit-il, « prendrez-vous pour bouvier le Patriarche Œcuménique, lui qui a sauvé des milliers d’âmes ? Allons, lève-toi, rassemble les frères, et partez à sa rencontre, pour lui rendre l’honneur qui lui est dû.
Mais quel est donc, Saint de Dieu, ce Patriarche Œcuménique dont tu veux parler ? s’étonnait l’higoumène.
Niphon, celui que vous appelez Nicolas, et que vous mettez à garder les bêtes. Il a maintenant assez témoigné de sa grande humilité, dont les anges eux-mêmes s’émerveillent dans les Cieux.
L’higoumène, à ces mots, s’éveilla tout tremblant. Dans son esprit s’éclairaient à présent quelques points qui l’avaient étonné, comme la nuée lumineuse qu’il avait vu envelopper le Saint chaque fois qu’il priait la nuit, du haut de son rocher, scrutant les abords du rivage…Sans tarder, il frappa la simandre, rassembla tous les frères ; et l’assemblée des moines et des prêtres, l’icône et la veilleuse en tête, sortit à la porte pour aller en procession à la rencontre du Saint Patriarche. Celui-ci descendait justement la montagne avec ses bêtes. Comprenant qu’on l’avait découvert, il tenta de fuir. Mais les frères, sur un ordre de l’higoumène, se hâtèrent de le retenir, recourant même à la force, mais avec un infini respect. Tous alors lui firent leur métanie jusqu’à terre, lui demandant pardon de ce que, dans leur grossière ignorance, ils n’avaient pas eu pour lui le respect qui convenait à sa noble personne.
Jusqu’à sa mort pourtant, l’évêque demeura au monastère, ainsi qu’il en avait eu le désir. Et ce fut là, après qu’il eut encore vécu quatorze années d’une vie très sainte, qu’il s’endormit, le 11 août 1515, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Ses précieux ossements sont conservés dans les riches reliquaires de Dionysiou. Seules la tête et la droite du Saint furent en 1520 transférées au monastère de Doundé di Artsezi, en Roumanie, om se déroule, les 11 et 15 août de chaque année, la très grande fête de la Dormition de la Mère de Dieu, à laquelle viennent assister en foule plusieurs milliers de pèlerins venus du pays tout entier.
L’émouvante rencontre du Saint avec les Pères du monastère s’était faite à l’emplacement précis où s’élevait maintenant cette chapelle votive, devant laquelle se tenait Jean, qui ignorait tout bien sûr de cette page d’histoire d’un genre unique.
Cependant, outre le grand Niphon, d’autres encore avaient vécu en ces lieux – Saint Denys, le fondateur du monastère, auquel il donna son nom, Saint Dométios, qui fut le conseiller spirituel du premier, les Saints Martyrs Macaire et Joasaph, Saint Léon le Myrrhovlite – dont le nom dit que son corps répandit, après sa mort, une huile ou une myrrhe bénie -, lequel, de soixante-dix années entières n’en franchit pas la porte, Saint Philothée, les Saints Martyrs Gennade, Joseph, Christophore et Paul ; et jusqu’à Saint Nicodème Aghiorite, qui y fut tonsuré.
En vérité, c’était là pour Jean une grande bénédiction que d’être jugé digne d’entrer dans un tel monastère, et d’y être inscrit sur le livre d’or aux noms si glorieux, tous saints et bénis, qui seraient pour lui comme autant d’illustres modèles.
DEUXIEME PARTIE
DANS L’ARENE DU COENOBION
5. Pourquoi es-tu venu, frère ?
A cette époque, l’higoumène du monastère était le papas Iacovos le Lacédémonien – Ce Père fut en effet higoumène de Dionysiou de 1869 à 1874 -. Lorsque Jean y entra comme novice, à l’âge de vingt ans – c’était en 1872-, la communauté comptait alors près d’une centaine de Pères. Tous les monastères, en ce temps-là, florissaient à l’envi. Et cependant, l’acception d’un nouveau candidat ne se faisait pas sans un examen sévère et attentif de ses moindres intentions.
Lorsque le jeune novice se fut présenté devant l’higoumène, celui-ci, du premier coup d’œil, comprit qu’avant toute autre vertu, c’était la simplicité qui, la première, ornait l’âme de Jean. Aussi, voulant l’éprouver, il lui dit avec audace :
Ici, mon enfant, dans ce monastère, il nous faut l’obéissance absolue. Si donc je te demande, par exemple, de te jeter du haut de la fenêtre sur ces rochers qui sont dans la mer en contrebas, le feras-tu ?
Oh oui, Géronda ! Je m’y jetterai bien volontiers ! Seulement n’oublie pas, au dernier moment peut-être, de me rattraper par les pieds !
Et il disait cela le plus sérieusement du monde…
Cette innocence, Jean allait toujours la garder, lui qui, jamais, de sa vie entière, ne contesta une injonction de l’higoumène ni de l’un quelconque des Anciens. Avant même qu’ils aient achevé, il rétorquait un « Bénis, Père », et se hâtait de s’exécuter, tandis que son visage paisible reflétait l’immense sérénité qui réjouissait son âme.
L’higoumène comprit vite qu’un novice d’une espèce aussi rare serait pour le monastère un trésor inestimable. Comment ne l’eût-il donc pas retenu ? Peu après même, lorsque se fut écoulé le temps fixé pour le noviciat, il lui annonça sa décision de lui donner le grand schème angélique. La tonsure se fit dans le catholicon de Dionysiou, dont l’atmosphère incline à la contrition, à cause, peut-être, de la poignate beauté de ses fresques, que l’iconographe Zorzi peignit au XVIème siècle, selon les canons de l’école crétoise alors en vigueur à Constantinople. Revêtant le grand schème angélique, le jeune moine était dans la joie de ce que son heure était venue de prendre sur ses épaules le joug très doux de la Croix du Seigneur. Le chœur des frères chantait l’office solennel :
Où est la peine prise en vain pour le monde ?
Où est la bigarrure des choses éphémères ?
Vois, tout cela n’est-il pas que terre et cendre ?
Que perdons-nous notre labeur ?
Que ne renions-nous pas le monde
Mettant nos pas dans ceux du Sauveur
Qui crie : « Que celui qui veut venir à moi
Prenne ma Croix,
Et il héritera la vie éternelle ».
Le Prêtre l’interrogeait selon le rite : « Pourquoi es-tu venu, frère, te prosterner devant ce saint autel et cette sainte synodie ? » Alors, de toute son âme, il répondit : « C’est, vénérable Père, que je désire mener la vie de l’ascèse. »
Et, de fait, celui qui venait de recevoir le nom d’Isaac désirait cette vie d’ascèse qu’il menait depuis longtemps déjà. Il la désirait de toute son ardeur combative, lui qui sur la Sainte Montagne était déjà connu, parmi les cénobites, pour être un violent – ce qui est dire qu’il se faisait violence en toute chose-, lui qui jamais ne plaignait son corps, qui jamais ne songeait au repos de la chair, qui jamais ne se confiait en sa volonté propre. C’était la violence même dont parle l’Evangile : « Le Royaume des Cieux, dit le Seigneur, s’obtient par la force, et ce sont les violents qui s’en emparent ». - Cette violence que le Christ lui-même institue dans la vie de tout lutteur spirituel ; cette violence qui, lorsqu’elle se rencontre chez des moines de la Sainte Montagne laisse aussi discerner en eux le Royaume de Dieu…
« Donne ton sang et tu recevras l’Esprit » : de ce précepte des Pères, le frère Isaac avait à son tour fait son mot d’ordre. Et dans l’éminente arène du coenobion, à chacun de ses combats ascétiques, il savait s’en souvenir pour mortifier en lui le vieil homme, et renaître « homme nouveau en Christ », tout enrichi de vertus et de charismes de l’esprit.
6. Ses diaconies.
Le moine Isaac était grand et fort, un véritable « pallicare », solidement bâti, et capable de parcourir à pied de très longues distances, en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut d’ordinaire à quiconque. Or il n’y avait pas à l’époque de moyens de communication aisés, et l’on n’était jamais sûr non plus que les paquets confiés à un postier arrivent à bon port. C’est pourquoi le monastère délégua pour cet office le sage Isaac, comme la personne la plus sûre et la plus apte à s’en acquitter.
Qui peut dire les peines et les fatigues qui furent alors les siennes ? Les tribulations qu’il rencontra dans cette diaconie ingrate et difficile, pour laquelle il lui fallait répondre de bien des choses ?
Il ne cessa pas pourtant d’y monter une patience et un zèle inégalables. Il y avait, du monastère au métochion - ce qui est dire à la dépendance - de Develikia d’Iérissos, treize heures de marche à pied, auxquelles s’ajoutaient de longues heures encore pour aller à Sykia et au Monoxylitis. Et quand il devait joindre le métochion le plus éloigné, celui de Calamaria, aux abords du village de Portaria de Chalkidiki, c’était quatre jours entiers qu’il lui fallait marcher…
Ces longs courriers s’acheminaient cinq à six fois par an. Parcourant monts et vallées, traversant les bois et les plaines, infatigable, marchait le Père Isaac, son sac de lettres et sa besace à l’épaule, à la main son chapelet, incessamment murmurant sa chère « petite prière » , la Prière du Cœur. La force émanée d’elle mettait en fuite les démons et les pensées mauvaises, emplissant son cœur de sérénité. Sa douceur lui évitait de sentir la fatigue de longues heures passées en chemin. Sa Grâce aussi l’aidait à s’acquitter parfaitement de cette diaconie qu’il accomplissait sans un murmure.
La patience infinie du Père Isaac, l’on pouvait la voir à l’œuvre au métochion de Monoxylitis. Là, le monastère conserve encore cent quarante arpents de ces vignes qui produisent le célèbre vin du « Monoxylitis ». Leur culture réclame beaucoup de soins, et cette peine, déjà redoublée par la fatigue des jeûnes monastiques, l’est même davantage lorsqu’il arrive que l’économe soit une personne chiche et sévère telle que l’était alors le moine Kalymnios du métochion. Il fallait au Père Isaac montrer deux fois plus de patience, et subir le double de tourments. Brisé de fatigue le plus souvent, il se consolait au souvenir des paroles d’Isaac le Syrien, son Saint : « Le repos et l’oisiveté sont pour la ruine de l’âme, plus néfastes encore que les démons eux-mêmes ».
A quelque temps de là, le monastère l’établit chef de bergers d’un immense troupeau de mille sept cent quarante chèvres. Tandis qu’il les faisait paître, il lui semblait revenir à ses années d’enfance, quand ses désirs de petit pâtre de Cavvacli n’étaient encore que des rêves…et il remerciait Dieu de les avoir désormais réalisés.
L’on vit aussi le Père Isaac exercer la diaconie de meunier aux moulins à eau du métochion de Marionon, comme à celui de Métaggitsiou de Chalcidique…
C’était, de l’aveu de tous, un esprit pratique, un homme actif et travailleur. Et parce que son cœur était pur, tout ce qu’il touchait devenait une double source de profit. Chacun des travaux qu’il entreprenait se faisait à la perfection, produisant beaucoup de fruit.
Cela se voyait au jardin du monastère, qui connut avec lui ses heures de gloire. Les arbustes y étaient plantés avec une ordonnance parfaite, rangés avec une précision mathématique. Ce que semait cet être béni, fût-ce aux endroits les plus secs, fleurissait d’abondance. Dieu lui dispensait richement ses biens. Les légumes subvenaient aux besoins du monastère et il en restait encore tout autant.
Il amassait alors l’excédent, entassant courgettes, aubergines, tomates et haricots en bordure du chemin, où les ascètes du désert athonite prenaient en passant ce dont ils avaient besoin, chacun à son gré. Et il faisait la même chose aussi pour l’hôtellerie de Karyès, la capitale de l’Athos. Outre les biscottes qui sont une bénédiction du monastère, il préparait pour les moines très pauvres de la Skyte de Koutloumousiannis des produits frais de son jardin.
Et, plus il partageait, plus il récoltait. Ame légère que celle du Père Isaac, empli de tendresse et d’amour pour tous es frères…Un moine lui demandait un jour quelques poires : « Prends-en », lui dit-il, « autant que tu en veux. Ce que tu prends, Dieu me le rendra en double ».
Pour les autres, il se sacrifiait sans hésiter. Mais il n’avait aucun souci de lui-même. Frugal dans sa nourriture, il n’avait de vêtements que le nécessaire. Quant à la non-possession, il y était inégalable, s’y montrant, selon le mot de Saint Nil, « tel un aigle au large essor ».
Un jour qu’il bêchait son jardin, il trouva enfouies deux à trois livres d’argent. Il les ramassa de l’air le plus détaché, puis, une fois son travail achevé, les remit à l’higoumène.
Mais, malgré ses vertus, il était humble à l’extrême. Tout au long de sa vie cénobitique, il ne recherchait jamais que les tâches les plus ingrates. Des diaconies qui eussent comporté de hautes responsabilités, il n’en demandait jamais. Il préférait rester toujours dans la position d’un novice, semblable sur ce point à Saint Niphon, dont la vie l’avait tant ému et qui continuait de l’enseigner et de vivre en lui.
7. Ascèse et tempérance.
Durant plus de soixante-dix ans, ce moine béni ne mangea pas hors de la table commune. Il était d’une absolue tempérance, tant dans le coenobion que dans les métochions qu’il visitait, et où souvent il demeurait, fidèle en cela à son canon d’obéissance. Or la diète est sévère au monastère : outre qu’il est rigoureusement impossible de consommer de la viande, le lundi, le mercredi et le vendredi sont des jours où l’on ne mange qu’une fois, et encore sans huile ni vin. A quoi s’ajoute encore le jeûne sévère des divers carêmes. Mais cette règle, le Père Isaac l’observait sans faillir, où qu’il se trouvât, fût-il loin du monastère. Il était même beaucoup plus rigoureux en période de jeûne, faisant jusqu’à trois triméron – jeûnes complets de trois jours consécutifs chacun- pendant le grand carême : l’un durant la première semaine – celle de l’entrée en carême-, le deuxième durant la troisième semaine – celle de la Croix-, et le dernier durant la Grande et Sainte Semaine. Tel est l’aveu que, vers la fin de sa vie, il fit, sous forme de confidence, à un frère qui le suppliait de lui découvrir quelle était son ascèse.
Aussi longtemps qu’il vécut au métochion de Calamaria où il passa de longues années à garder les brebis, jamais il ne mangea de viande, même si l’économe, sa synodie, et les journaliers en prenaient souvent. Pour lui, le Père Modeste gardait un baril de poisson fumé en saumure, tel qu’en préparent les Pères athonites pour l’année entière. C’était cela que mangeait le Père Isaac en glorifiant Dieu, évitant ainsi tout scandale et tout motif de condamnation.
Au métochion de Monoxylitis, il faisait office de vendangeur. Mais lorsque les raisins étaient mûrs, il n’en portait pas un grain à sa bouche avant l’heure du repas. Lui qui avait goûté la douceur de la présence de Dieu méprisait maintenant les choses du siècle présent, et ne mangeait que ce qu’il fallait pour subsister. Car « il est impossible », écrit Diadoque de Photicée, « que nous méprisions joyeusement les choses de ce siècle si nous n’avons pas d’abord, en toute conscience et connaissance, goûté à la douceur de Dieu ».
Il fut une époque où l’actuel higoumène du monastère se trouva, novice encore, à Monoxylitis en même temps que le Père Isaac. Après les vendanges, des grappes étaient restées dans les vignes, dont il donnait à goûter aux autres sans y goûter lui-même.
Tiens, Georges, prends cela.
Et toi, Père Isaac ?
Moi , je suis moine. Cela ne se fait pas, pour un moine, de manger avant l’heure.
Alors, je veux être moine, moi aussi ! répondait le futur higoumène.
C’est ainsi, par sa propre ascèse, et par son exemple, qu’il enseignait aux plus jeunes, pour le profit de leur âme.
Ou bien :
Quelle heure est-il, Georges, demandait-il. Nous allons faire la cuisine.
Et il poursuivait :
Que mange-t-on aujourd’hui à la trapéza – ce qui est dire à la table- du monastère ?
Du thé, Géronda.
Eh bien, disait-il : Si c’est du thé au monastère, ce sera du thé pour nous aussi !
Il savait bien, pour l’avoir expérimenté, que « le jeûne est le mors du moine », et que selon les Pères, comme pour Saint Grégoire de Nysse, « c’est pour la purification de l’âme qu’il a été prescrit ». C’est pourquoi aussi ses jeûnes avaient le fondement et le sens que leur donnent les canons de l’Eglise.
Quant à sa règle de prière, jamais il ne la négligeait. A Dionysiou, les moines font chaque jour douze chapelets et trois cents métanies. Mais l’Ancien Isaac,lui, durant le Grand Carême, accomplissait le nombre stupéfiant de trois mille prosternations par jour ! Les oir, quelque fatigué qu’il soit du dur labeur du métochion, et aussi loin qu’il se trouvât, il faisait autant d’agrypnies – ce qui est dire de veilles de la nuit entière – qu’en fixait le monastère, veillant et priant la nuit entière. Assoiffé de prière, brûlant pour le service de Dieu, il lisait les mêmes offices que ses frères de Dionysiou. Mais lorsque, dans sa cellule, il n’entendait pas la simandre et perdait un peu de l’office, certains le taquinaient en disant :
Voyons, Père Isaac, tu oublies l’heure à présent ?
Non, non, cela ne compte pas comme une faute. C’est un crédit à rembourser, répondait-il avec sa simplicité coutumière.
Et il ne s’apaisait que lorsqu’il avait remboursé son dû en particulier.
Dans ce creuset qu’est le coenobion, où se travaille et s’élabore l’or de la vertu, l’Ancien Isaac se polissait de jour en jour. Dans l’obéissance, l’absence de souci, l’hésychia et la crainte de Dieu, il menait une scrupuleuse ascèse, vivant selon Dieu la vie angélique, avec la simplicité d’un tout petit enfant.
Il n’avait pas pour parler cette éloquence que d’autres possèdent. Aux vaines paroles il préférait le silence. Grande vertu, en vérité, que le silence, qu’il incitait de plus jeunes à acquérir également.
«Maintenant que tu as été ordonné », disait-il avec amour à quelque nouveau diacre qui ne semblait pas en estimer les bienfaits, « garde le silence ».
La contradiction était une chose inconnue du Père Isaac. Qu’on lui fit une observation, qu’on le blessât même, il inclinait la tête plus bas encore que de coutume, se contentant de recevoir la semonce, avant de répondre humblement : « Bénis, Père ».
Dès lors, lequel d’entre les frères du monastère ne l’eût pas aimé, lequel ne l’eût pas estimé ?
« Ah ! » disaient entre eux les Pères, « voilà un vrai moine ». Et par respect, ils l’appelaient non pas « le Père Isaac », mais « l’Abba Isaac ».
Lui, cependant, ne se laissait jamais aller à des sentiments d’orgueilleuse fierté.
« Ce que je suis », disait-il simplement, « Dieu le voit ».
Et comme tous le louaient, il ajoutait, non sans embarras : « Que dites-vous là ? Je suis l’homme le plus pécheur ». Et il s’en allait humblement à sa cellule ou à sa diaconie.
Quelque soin qu’il prît de la vouloir cacher, sa renommée s’était répandue partout. Le Métropolite Irénée de Cassandréïa, qui aimait beaucoup le monachisme, parlait toujours de l’Ancien Isaac en termes élogieux. Et, chaque fois qu’il venait visiter les paroisses de son diocèse, il passait la nuit dans un métochion de Dionysiou, celui de Calamaria surtout, où se trouvait le plus souvent « l’abba ». Il venait y voir celui dont il goûtait tant la compagnie, et qu’il appelait « le moine ».
Je vais voir le moine, disait-il, au métochion de Dionysiou.
Ah, très vénérable père ! lui demandait-on étonné. Il y a donc un moine dans ce métochion ?
Mais oui, et c’est pour lui que je vais là-bas !
8. Vers les cimes.
Toutes les ascèses corporelles et spirituelles se font dans le but éminent et saint que les Saints Pères appellent « la purification du cœur ». Le jeûne, la veille, le deuil, la vie dure, le canon de prières, les offices, la lecture, la prière incessante, et tout le reste des luttes ascétiques aident le moine à s’élever, comme à vivre purement la vie sainte.
Cela, « l’abba » tant vanté de Dionysiou l’avait compris dès sa jeunesse. Dès lors, s’étant sans cesse élevé sur l’échelle des vertus, il avait acquis pleinement la douceur, l’innocence et la simplicité, laquelle enfante à son tour la plus haute humilité. « Il n’est pas possible, dit Saint Jean le Climaque, de voir jamais simplicité dépourvue d’humilité ».
Mais la profonde humilité ouvre la voie à une vertu suprême, celle de l’apathéïa, l’absence de passions, l’état d’impassibilité où les passions négatives n’agissent plus. Car c’est bien au sommet de l’Echelle Sainte qu’arriva ce soldat du Christ, tel un grimpeur excellent qui s’y était hissé, toujours plus haut. Le Père Isaac était du nombre de ceux, très rares, qui l’acquirent. Il y faut d’ordinaire beaucoup de temps, un immense désir, et l’aide de Dieu. Lui, cependant, était allé plus vite, tels ces êtres d’exception qu’invoque Saint Jean Climaque : « Lorsque l’on voit, que l’on entend parler », dit-il, « d’un homme qui en peu d’années a atteint la cime de l’apathéïa, c’est qu’il n’a pas emprunté d’autre voie que celle, rapide et bienheureuse, de l’humilité ».
Des Pères qui ont vécu à ses côtés, et qui l’ont bien connu, pour avoir ensemble passé par bien des métochions, témoignent quelles formes revêtait cette vertu très haute dont s’ornait toute la vie du Géronda.
L’Ancien Isaac, disait le Père Léonce, lorsqu’il parle à des gens du monde, et rencontre des laïcs, n’établit aucune différence entre les êtres, et ses sentiments demeurent les mêmes envers tous.
C’était dire que, lorsqu’il était contraint de s’entretenir avec d’autres, l’Abba se plaçait toujours sur une hauteur qui lui faisait dominer tous les points de vue – hauteur qui, en termes patristiques, n’a d’autre nom que celui de l’apathéïa, - de l’impassibilité.
Et de fait, l’Ancien Isaac, lorsqu’il était dans les métochions du monastère – ce qui représentait déjà le monde à ses yeux- n’en continuait pas moins de s’y conduire comme un moine sans passion, porte-lance toujours sur la brèche, certes, combattant, mais invincible, mort au monde. En lui vivait seul le Christ ; en lui s’incarnait la perfection de l’amour, telle que la peint Saint Maxime le Confesseur : « Celui qui est parfait en amour », dit-il, « parvenu au sommet de l’apathéïa, ignore la différence entre ce qui lui est propre et ce qui est d’autrui, entre le particulier et l’étranger, entre le fidèle et l’infidèle, entre l’esclave et le libre et, absolument, entre le masculin et le féminin ».
Et pour avoir pris en vérité ce chemin qui rapidement s’élève vers les cimes, il fallait que l’agile courrier de Dionysiou, que l’excellent marcheur habile à parcourir les voies de Dieu, achevât son ascension par la vertu la plus haute, celle qui culmine au-dessus de toutes les autres, celle de l’amour parfait.
C’est ainsi qu’il parvint à ce degré sublime qui le faisait vibrer en sympathie avec tous les hommes, avec le monde entier, la création entière, avec les êtres animés comme avec les êtres inanimés, rejoignant en cela ce que dit son Saint homonyme, le grand Isaac le Syrien, sur la nature de l’amour parfait. Il aimait tous les êtres et compatissait avec eux - il aimait et souffrait avec eux.
A l’ermitage des Saints-Apôtres, qui regarde le monastère de Dionysiou, vécurent longtemps l’Ancien Isaac et le Père Lazare. Le Géronda, vieillard courbé déjà par les ans, jardinait cependant encore, cultivant ses citrons et ses oranges, tandis que l’autre soignait le Père Modeste, resté infirme après une attaque d’hémiplégie. Le premier avait sa cellule tout près de l’église ; les deux autres, eux, demeuraient à l’étage…
« Après les complies, contait plus tard le Père Lazare, lorsque nous nous étions séparés, il ne se passait pas une demi-heure que l’on n’entendît l’Ancien Isaac prier avec pleurs et sanglots. Ses larmes roulaient sur ses joues, baignant son visage ; on les eût dites venues des profondeurs insondables de l’âme et du cœur. Or, un soir que je l’entendais comme de coutume mener semblable thrène, je m’avisai de lui demander ce qu’il avait à pleurer ainsi chaque nuit. Etant donc descendu, je m’approchai de sa cellule. Il s’en élevait comme un murmure plaintif :
« Seigneur, sanglotait-il, aie pitié de tes pauvres. Aie pitié des malheureux. Aie pitié de ceux qui ont faim. Manifeste-leur tes tendresses. Seigneur, aie pitié… »
Moi cependant, ne comprenant pas pour qui il suppliait ainsi, je l’interrompis :
« Pardon, Père Isaac, pour qui pleures-tu et supplies-tu si longtemps le Christ ? Qui sont ces pauvres ? Qui sont ces malheureux dont tu parles ? »
Alors, il me répondit :
« Ne te souviens-tu pas, mon enfant, de ces métayers que nous avions pour compagnons de labeur, dans les métochions où ils travaillaient tout le jour, s’épuisant pour un salaire de misère ? Comment subviendront-ils aux dépenses de leur nombreuse famille ? Comment trouveront-ils la dot pour marier leurs filles ? Comment leurs enfants s’instruiront-ils ? Comment se vêtiront-ils ? Et comment ne les plaindrais-je pas, à leur seul souvenir ? Eux qui nous ont manifesté tant d’estime et d’amour ? Qui nous ont obéi, comme si nous les avions achetés pour être nos esclaves ? Comment ne supplierais-je pas le Christ, et ne pleurerais-je pas pour eux ? »
Sur ces mots, je m’en allai en silence, le laissant à ses larmes et à se suppliques, empli d’admiration pour la grandeur de sa compassion.
Tel est l’extraordinaire portrait de lui que permettait de brosser six mois de vie passée en commun avec le Père Isaac, à l’ermitage des Saints Apôtres. J’y voyais là comme le second pendant d’un même amour monastique pour le prochain, dont le premier eût été l’amour pour le malade, marqué par l’abnégation, le sacrifice de soi, la patience, les longues veilles, la peine et le renoncement. Celui-ci – l’amour pour ceux qui sont au loin- s’exprimait autrement, mais de façon plus haute encore, dans cette chaleur de l’âme, dans ces larmes brûlantes, dans ce bouleversement de l’être. Oui, telle était la grandeur du vrai moine athonite, qui se rencontre encore aux diverses extrémités de la Sainte Montagne.
De ces jours à l’ermitage des Saints-Apôtres, notre esprit se remémore avec joie les admirables images – celles du rez-de-chaussée où priait avec feu l’Ancien Isaac, celles du grenier où priait aussi le malade alité, veillé par son frère. Et ces deux scènes, l’une comme l’autre, nous faisaient songer aux paroles du Maître, prononcées dans cette autre salle haute historique à Jérusalem : « Tous à ceci reconnaîtront que vous êtes mes disciples, que vous aurez de l’amour les uns pour les autres ».
La prière, voilà l’œuvre véritable du moine – prière pour le prochain et pour le monde entier, la prière dite avec le cœur, tandis que, jusqu’à l’abnégation, jusqu’au sacrifice de soi, les mains vaquent aux soins des malades, ou bien à l’hospitalité incessante, livrant le rayonnant enseignement de l’exemple, qui opère par la pratique – Œuvre qui n’est point clamée sur les toits et qui, pour cela même, possède une dignité plus haute, inestimable.
9. Célestes instants.
Le Saint Monastère de Dionysiou, de par son ordonnance intérieure, est sans doute, architecturalement, le monastère le plus resserré de l’Athos, celui aussi qui inspire le plus de contrition au pèlerin. A voir, en effet, cette masse compacte de bâtiments se refermer sur l’église, ce dernier ne peut s’empêcher à son tour de se replier plus profondément sur lui-même, et d’y mieux concentrer son cœur et son esprit.
Les fresques empreintes d’une dignité toute hiératique, datant de la splendeur passée de Constantinople, dont s’orne l’intérieur du Catholicon ; les scènes incoparablement expressives de l’Apocalypse, sur les murs des couloirs qui mènent au réfectoire ; les chapelles, presque toutes peintes dans le même style, celles en particulier des Saints Anargyres et de Saint Jean le Théologien ; le réfectoire lui-même – la trapéza- où règne un silence que rompt la seule lecture du synaxaire – lequel est le livre contenant la Vie des Saints de chaque jour-, ce réfectoire décoré lui aussi de scènes admirables – l’Echelle Sainte, la Synaxe des Archanges, le chœur des Saints, et d’autres encore -, tout cela sans parler des Pères du coenobion, qui jusqu’à aujourd’hui incarnent l’austère tradition monastique, et dont les vertus font paraître les visages plus lumineux – c’est là, dans le cadre idéal de cette cité monastique, où l’on fait l’apprentissage de la vie angélique, que l’Ancien Isaac vécut les jours et les nuits les plus heureuses de sa philosophie en Christ.
Plus tard, lorsque parvenu à un âge avancé déjà, il s’asseyait, selon sa coutume, dans sa stalle d’Ancien, sous l’icône patinée du Vénérable Précurseur, immobile comme une colonne, gardant vigilant l’œil de l’âme et du corps, il suivait la divine liturgie et le reste des offices de l’Eglise, qui font monter la terre aux cieux et descendre le Ciel sur la terre.
Alors, durant les longues agrypnies, et les mâtines graves et recueillies, lorsqu’à la faible lueur des veilleuses les Pères les plus anciens, dans l’absolu silence, sont assis dans leurs stalles, sous le regard des Saints comme détachés du mur, l’on croirait voir leurs glorieuses figures se réjouir avec celles des moines, et dans le Paradis se réjouir le chœur bienheureux des Pères, avec ceux qui sont encore ici, dans ce Jardin de la Toute Sainte, et qui ont avec les premiers ce trait en commun d’être des amoureux de Dieu…
Ah ! Perfection inoubliables des pannikhides – que sont les offices des défunts- de la Sainte Montagne, des grandes fêtes et des processions tant attendues, celles des dimanches de Grand Carême, celles de la Passion du Sauveur…
Comment ne pas d’émouvoir de ces vénérables Anciens, inébranlables comme les Martyrs, silencieux et sobres comme les Saints Ermites, attendant patiemment pour aller vénérer, chacun à son tour, le Saints Evangile, les précieuses reliques, ou le calice des Saints Mystères ?
« Elle passe en vérité toute description, écrit l’archimandrite Gabriel, l’incomparable ordonnance des hiérurges, des diacres et des Saints Pères, qui se tiennent ensemble au milieu de l’église, dans leurs ornements chamarrés de fils d’or, leurs mandyas – ce qui est dire leurs pèlerines plissées- noires aux cent plis, et leurs voiles si majestueux, qui leur confèrent cet air de pieuse décence et d’inégalable dignité, inspirant à tous la même crainte de Dieu que s’ils se fussent tenus devant lui ! »
Dans ce cadre tout céleste, l’âme du Père Isaac s’envolait. Elle s’échauffait, s’emplissait de contrition, et ses yeux se mouillaient, comme à la fête de la Théophanie, chaque fois qu’à l’office des Heures il entendait l’idiomèle, ce tropaire admirable, à la gloire de Saint Jean Baptiste, le Précurseur du Seigneur :
« Ta main sublime qui touchas
La tête toute pure du Maître,
Et qui de son doigt béni
nous la désigna,
tends-la maintenant vers nous, ô Baptiste,
toi qui devant Dieu possède tant d’assurance.
Tu es en effet plus grand que tous les Prophètes,
Toi dont il a rendu témoignage.
Tes yeux, les mêmes qui contemplèrent
L’Esprit Très Saint,
descendu sous forme de colombe,
lève-les maintenant vers lui, ô Baptiste,
le suppliant de nous être propice.
Et tiens-toi ici parmi nous,
avec nous chantant l’hymne,
et présidant la fête ! »
L’émotion grandissait dans le cœur du Père Isaac, jusqu’à culminer quand il vénérait et embrassait pieusement cette main bénie du Précurseur, posée là devant lui – la plus précieuse et la première des reliques du monastère. Bien des fois l’Ancien l’avait sentie embaumer de ce parfum suave, que quelques-uns des Pères, de temps à autre perçoivent, et qui légèrement s’en exhale, par petites bouffées subtiles…
Ah ! Célestes instants ! Instants divins et hypercosmiques !
TROISIEME PARTIE
LES CHARISMES DE L’ESPRIT
10. Merveilleux miracle du Précurseur.
Aux lutteurs qui se sont sanctifiés par l’ascèse, Dieu prodigue ses charismes admirables, leur témoignant ainsi son amour infini.
L’Ancien Isaac n’était pas, lui non plus, sans participer à ces dons de la tangible présence de Dieu, comme en attestent bien des évènements extraordinaires de sa vie. C’est ainsi que dans sa jeunesse, tandis qu’il faisait, à Conaki de Karyès, office de cellerier, préposé, sous la direction du Père Gélase de Laconie, à l’intendance des vivres, il arriva qu’un jour d’hiver – l’on était alors au mois de février -, sous l’effet d’une circonstance pressante, le Père Gélase eut besoin de joindre à tout prix le monastère. Et parce qu’à l’époque il n’y avait ni téléphone ni moyen de communication d’aucune sorte, il fallait bien que quelqu’un y allât à pied, quelque menaçant que parût le temps, qui ne laissait rien moins présager alors qu’une tempête de neige. L’Ancien Gélase fit donc venir le Père Isaac, lui demandant de porter au monastère les lettres qu’il lui confiait. Celui-ci fit une métanie, prit son bâton et son sac de lettres, et se mit en route. Si le sentier qui mène à Dionysiou par la montagne est d’une impressionnante beauté, surplombant toute la vallée, serpentant entre des étendues sauvages plantées de pins et de châtaigniers, dont les cimes s’élèvent droit vers le ciel, il ne faut cependant pas moins de cinq heures pour couvrir à pied cette distance depuis Karyès.
Docile, le novice se pressait d’aller s’acquitter de son obéissance, - ce qui est dire, au sens monastique, de ce que lui commandait son obéissance-. Le ciel cependant s’assombrissait d’heure en heure. Le jeune moine discernait au loin les signes avant-coureurs d’une tempête, - de celles, effrayantes, qu’il avait vues à maintes reprises balayer l’Athos. Près d’un quart d’heure plus tard, il se trouvait au pied de la grande croix qui marque la ligne de faîte. Il prit en hâte le sentier qui rejoint la route du monastère, lorsqu’il se trouva pris de front par l’Ennemi : la neige était là. Il était parti de Conaki à la première heure de l’après-midi – la septième heure selon l’horologe athonite. A trois heures – la neuvième heure sur l’horloge de l’Athos- il arriva sur les montagnes avoisinantes du monastère de Simonos Petra, à la source de « Bousdoum », dont l’eau était gelée. Jusque- là, il avait pu reconnaître la route. Mais, à partir de cet endroit précis, il ne distingua plus rien. Tout avait été recouvert de neige. Il essaya d’évaluer sa direction. En vain. Il allait désormais en aveugle. Tant qu’il put mouvoir dans la neige ses pieds alourdis, il progressa lentement, la douce invocation du nom de Jésus sur les lèvres.
La tempête à présent faisait rage. La neige le fouettait de tous côtés, par violentes bourrasques. Il demeurait immobile, arrêté par l’opaque muraille. Il tenta de faire quelques pas. Ce lui fut impossible. Il était encerclé, pris au piège, et rien ne pouvait le sauver…
Il y avait longtemps déjà qu’il avait perdu sa route. Il était là, figé, roidi par le froid terrible, et la neige continuait de s’amonceler, montant de façon menaçante, plus haut, toujours plus haut. De secours humain, il n’en fallait pas attendre. Pas la moindre cahute en vue non plus, pour s’y recroqueviller un peu à l’abri. Et l’heure avançait. La nuit commença de tomber. Il n’y avait plus de salut pour le jeune Isaac. Il n’en viendrait de nulle part. La neige, peu à peu allait le recouvrir tout entier. Ce soir-là serait le dernier de son existence. Il ne lui restait plus qu’à attendre la mort…
Alors, lorsque tout autre espoir fut perdu, il éleva ses mains et ses yeux et, plein d’une foi ardente, résolument s’écria :
« Seigneur Jésus Christ, mon Dieu, par les prières de mon Saint Géronda, sauve-moi à cette heure ! Et toi, vénérable Précurseur, juge-moi digne d’arriver sain et sauf au monastère ! »
Et le miracle se fit. La parole du Prophète Isaïe s’accomplit : « Tandis que tu es encore à parler, me voici ». A l’instant, l’espace d’un éclair, quelque force invincible l’arracha de terre. En un clin d’œil, il fut transporté devant le proskynitère – ce qui est dire le petit oratoire-, au seuil du monastère.
Il était presque quatre heures et demie de l’après-midi, - dix heures et demie, à l’heure athonite. Les Pères se levaient à peine de table. Le portier s’apprêtait à fermer la porte du monastère quand, à sa grande stupeur, il avisa devant lui le Père Isaac.
D’où viens-tu, Abba, s’étonna-t-il. Comment es-tu parvenu à passer au travers d’une telle tourmente ?
Son embarras fut à son comble lorsque, cherchant des empreintes sur la route de Karyès, il n’en vit pas la moindre trace. Cette perplexité gagna bientôt les autres Pères. Frappés d’étonnement, tous l’interrogeaient sur ce qui lui était arrivé. Mais le Père Isaac, ne voulant pas leur découvrir le miracle, donnait aussi peu d’explications qu’il se pouvait. « Avec le secours du Vénérable Précurseur, leur disait-il, montrant son icône qu’il serrait sur lui, j’ai pu sans danger m’acquitter de mon obéissance. »
Cependant, il ne se passa guère de temps que le miraculeux évènement du transport du Père Isaac par la voie des airs ne fût, pour la gloire de Dieu, clairement mis en lumière par son Père spirituel, auquel il avait tout révélé dans le détail. – Miracle étrangement semblable à ceux qui advinrent à bien des Saints de l’Eglise, qui connurent eux aussi ravissements dans les airs ou transferts instantanés d’un lieu à un autre, lesquels constituent, parmi cent divers autres, le signe frappant d’une vie gratifiée de charismes, et d’une faveur divine toute particulière.
11. Une existence insigne.
Ceux de ses contemporains qui vivent encore n’oublieront jamais le serpent qui fut l’ami inséparable du Géronda. C’était un immense reptile, venimeux s’il en fut, long de plus d’un mètre et demi, de cette race de vipères que l’on appelle à l’Athos « cervidée ».
Durant les deux années où il resta à la boulangerie du monastère, le père Isaac ne s’en sépara pas. Il lui préparait avec de la farine des repas de gruau et cajolait sans peur l’animal. Le serpent, en retour, rendait à « son Géronda » de notables services ! Il livrait aux souris une guerre sauvage, et en nettoyait toute la boulangerie. Il était devenu à ce point familier avec l’Ancien qu’il montait dans le grossier cadre de bois qui lui servait de lit, pour y dormir à ses pieds. Là, véritablement, il s’enroulait sur lui-même et, tranquillement, s’endormait.
La première fois que je le vis ramper sur le sol de la boulangerie, conte l’higoumène Gabriel, un frisson me parcourut tout entier. Mais l’Ancien Isaac, lui, gardait avec l’animal les liens de la familiarité la plus naturellement adamique.
Père Isaac, lui demandaient les autres Pères, non sans quelque crainte, qu’as-tu besoin de cet aspic ici ?
Il est gentil, répondait simplement le Géronda. Il ne dérange nullement. Et il ne laisse pas une souris dans la place !
Tant que son maître demeurait dans la boulangerie, le serpent restait à ses côtés. Mais, à peine l’Ancien s’en allait-il, que l’animal disparaissait aussi. On le voyait prendre le maquis.
C’est là un fait attesté que beaucoup d’hommes de Dieu sont jugés dignes, pour leur grande vertu, de parvenir au même état de nature adamique qui fut celui des protoplastes – ce qui est dire des « premiers formés, des premiers modelés » par le Créateur, Adam et Eve –, et de vivre sans être inquiétés, dans la compagnie des bêtes sauvages. Car, devant ces êtres purifiés, les bêtes et les reptiles, comme avertis en secret de leur innocence parfaite, s’apaisent et courbent le cou. Et cela, non pas seulement dans les temps anciens, ainsi que le montre toute l’histoire patristique, mais même jusqu’à nos jours, chez l’Ancien Isaac.
Et cependant, si l’animal sauvage respecte ceux qui vivent dans cet état paradisiaque d’avant la chute, l’Ennemi, lui, les combat par mille ruses, comme autrefois les protoplastes. Souvent, en vérité, le diable prit pour cible ce saint moine, l’attaquant et ne le laissant jamais en repos, dans cette guerre qu’il lui avait au commencement déclarée pour sa vertu. Et pourtant, jamais, en dépit de tous ses artifices, il ne parvint à le chasser hors du jardin d’Eden.
Le Père Bartholomée, ermite des Karoulias, et vétéran du combat contre l’adversaire, avait vécu, jeune encore, à Conaki de Karyès avec l’Ancien Isaac. Là, son compagnon d’ascèse, comme lui, était souvent importuné par les démons. Un jour donc qu’il allait le réveiller, pour lui demander de l’aider à pétrir les prosphores – ce qui est dire les pains liturgiques, desquels le prêtre détache l’Agneau liturgique au cours de la célébration-, il le secoua par l’épaule. Mais le Père Isaac, encore endormi, se contenta de gémir : « Va-t-en, diable, va-t’en ». Le Père Bartholomée comprit alors que son syncelle, la nuit, avait beaucoup à souffrir des puissances hostiles.
Une autre fois encore, à Conaki, tandis qu’ils marchaient dans la nuit, ils avisèrent un étrange personnage. Le Père Isaac le dépassa sans mot dire, et s’en alla exécuter son travail, puis à son retour, passa de nouveau tranquillement devant lui. Les efforts de l’ennemi invisible pour l’effrayer n’avaient pas prévalu contre lui.
De Monoxylitis, il avait coutume, tous les samedis, d’aller à la skyte russe voisine – celle que l’on appelle la Thébaïde – où il assistait à l’agrypnie – à la veille – qui durait la nuit entière, et prenait part, le dimanche matin, aux Purs et Saints Mystères. En chemin cependant, les démons faisaient tout pour l’effrayer et le contraindre à faire demi-tour. Tous les cinquante pas ou presque, ils se présentaient à lui sous diverses formes, tour à tour sangliers, loups, chacals, ou serpents hideux qui sifflaient de manière effrayante. Mais lui, indifférent à tout, continuait d’avancer, le psaume 26 sur les lèvres :
« Le Seigneur est ma lumière et mon Salut,
De qui aurais-je peur ?
Le Seigneur est le défenseur de ma vie,
Qui craindrais-je ? »
Et il marchait sans trouble, en quête de la Perle de grand prix – le Corps et le Sang du Seigneur qu’il allait recevoir en lui.
12. Dieu est admirable dans Ses Saints.
En 1893, l’Ancien Isaac était attaché au service du métochion de Calamaria, dont l’économe était le vertueux Père Gervaise, originaire d’Ithaque. Mais, cette année-là, avec la canicule, régnait sur tout l’endroit une terrible sècheresse. On n’était encore qu’au mois d’avril, mais les cultures menaçaient de se dessécher tout-à-fait. Alors l’économe, sachant combien le Géronda Isaac avait d’assurance devant Dieu, le supplia d’implorer la miséricorde divine, pour que le Seigneur envoyât un peu de pluie sur cet aride désert. Et celui-ci, qui ne savait pas contredire, et moins encore désobéir, se mit, au soir de ce même jour, à son office d’intercession. La nuit entière, il s’abîma dans la prière, suppliant avec larmes le Dieu de bonté de prendre sa créature en pitié, et de faire pleuvoir sur la terre desséchée, afin que ne fussent pas perdus les espoirs et les peines des pauvres gens, ni ceux non plus du Père Gervaise, l’économe.
Et voici, l’aube pointait à peine, lorsqu’à l’extrémité de l’horizon parurent soudain quelques nuages. Amoncelés à la périphérie du Polygyros, ils se rapprochaient peu à peu. Bientôt, un grand nuage s’étendit sur toute la campagne alentour, jusqu’au village de Portaria. Peu de temps après, l’orage éclata. Il pleuvait si fort que la terre en était détrempée. Le Seigneur avait entendu la prière de son serviteur. Dieu, dit le Prophète des Psaumes, « fera la volonté de ceux qui le craignent. Il entendra leur supplication ». ( Ps. 144,19).
Combien d’âmes encore, sachant bien le pouvoir de sa prière, eurent-elles recours à lui, le priant d’intercéder auprès de Dieu, dans leurs épreuves et leurs nécesssités ! Combien de femmes stériles, de Chalcidici et d’ailleurs, ne le supplièrent-elles pas…Car l’Ancien, dans sa prière, n’oubliait personne.
Parmi ses multiples diaconies – lesquelles sont les tâches dont un moine est chargé dans le monastère-, le Géronda Isaac était aussi passé par la confection des prosphores. Là, comme partout, il avait laissé d’ineffaçables souvenirs. Outre son zèle, et son ardeur au travail, nul n’oubliait les miracles qui les accompagnaient.
Comme le veut la coutume, l’on pétrit chaque semaine à Dionysiou une centaine de prosphores avec vingt-cinq mesures de farine. Et tandis qu’une trentaine d’entre elles suffisent à assurer la consommation du monastère et de son hôtellerie de Karyès, le reste est offert en bénédiction aux ascètes des sktes – lesquels sont les ermitages où sont réunis quelques moines autour d’un Ancien, et qui dépendent d’un monastère-, et ce jusqu’à Kavsocalyvia. Une année, cependant, où la récolte avait été mauvaise, il arriva que la réserve de blé ne fut plus assez abondante. L’ayant mesurée dès le mois de février, les intendants du monastère jugèrent qu’elle aurait peine à suffire jusqu’à la nouvelle récolte, au prix même des plus sévères restrictions. Ils appelèrent donc l’Ancien Isaac, qui faisait les prosphores, et lui dirent :
Géronda Isaac, nous manquons de farine. Pourtant, en l’économisant beaucoup, elle nous suffira peut-être. Garde ce fait présent à l’esprit qu’il n’en reste qu’une jarre pour confectionner le tout, ce qui n’est pas assez pour que tu en donnes aux ascètes. Aussi restreins-toi et maîtrise toi.
Cette nouvelle fit à l’âme du bienheureux Isaac l’effet de la foudre. Il ne dit rien, mais se trouvait en proie au plus grand désarroi. Le dilemme était des plus cruels. « Que faire maintenant ? » songeait-il. « Certes, les intendants ont raison : il ne me reste qu’une jarre de farine. Mais comment se résoudre à être ainsi privé de la bénédiction du vénérable Précurseur ? Comment ne pas donner aux ascètes leurs prosphores, lesquelles se changent en autant de liturgies à la gloire de Dieu, pour la rémission de nos péchés ? Ah ! Mon âme ne connaît plus de paix ! »
L’Ancien, dès lors, se jeta dans son seul et unique recours : la prière. Il alla à l’icône du Baptiste, qui veillait sur la boulangerie, lui fit trois métanies, et embrassa pieusement ses vénérables pieds, le suppliant de toute son âme de l’éclairer sur la conduite à suivre. L’Ancien Isaac aimait tellement Saint Jean que, lorsqu’il le priait, il lui parlait avec la même confiance, la même simplicité enfantines qu’eût observées un petit garçon envers son grand frère. La prière le conforta. Il se leva, le cœur content, affermi dans sa décision.
-Vénérable Précurseur, dit-il alors, plein de foi, je ne cesserai pas, quant à moi, de prodiguer ma bénédiction. Mais toi, fais en sorte, par ta sainteté, d’opérer le miracle, pour que la farine ne manque pas, jusqu’à la venue du blé nouveau.
Et le miracle se produisit : la farine ne diminuait pas dans la jarre. L’on pétrit avec la mesure canonique, tout comme auparavant, jusqu’au 22 juin, avant-veille de la fête du monastère, lorsqu’arriva au port le caïque, chargé du blé nouveau, qu’il acheminait depuis le métochion de Calamaria !
On imagine la joie de l’Ancien Isaac, et sa reconnaissance envers le Vénérable Précurseur, qui dans cette circonstance si délicate, lui avait montré, de façon tangible, sa divine intervention.
13. Les larmes de la prière.
La Grâce de Dieu habitait si manifestement l’âme de l’Ancien Isaac, qu’elle était perpétuellement contrite, et que lui-même reçut le don divin des larmes incessantes – ce don octroyé par Dieu seul, et qui se manifestait chez le Géronda par la compassion et l’amour infinis qu’il éprouvait pour tous ceux qui étaient dans les nécessités et dans les afflictions.
« Nul, dit Saint Syméon le Nouveau Théologien, ne saurait montrer que sans les larmes, ni la contrition continuelle, quelqu’un a jamais été purifié, ni qu’il est devenu Saint, qu’il a reçu le Saint Esprit, qu’il a vu Dieu, ou qu’il l’a reçu en lui, pour que celui-ci habite entièrement son cœur. »
L’Ancien Isaac pleurait tant, surtout vers la fin de sa vie, lorsqu’il eut reçu ce don des larmes, que ses paupières en paraissaient comme rétrécies. Les Pères, bien souvent, lui voyaient les yeux gonflés et rougis de larmes. Et, tandis qu’ils passaient au-dehors, devant sa cellule, ils l’entendaient pleurer encore, tandis qu’il disait la prière, comme exhalée des profondeurs de son âme.
Ses journées entières, ses nuits surtout, il les passait à s’entretenir avec le monde d’En-Haut. Pour la prière, il tâchait toujours de trouver le plus de temps possible. Des heures entières, dans la nuit calme et paisible, où rien ne venait distraire son esprit, hors du monde et des choses de la terre, il priait et, dans sa grande contrition et son brûlant amour pour Dieu, il épanchait des flots de larmes.
Le Père Lazare vint un jour lui demander :
Père Isaac, combien d’heures penses-tu que je doive dormir ?
Pour toi, qui es très jeune encore, répondit-il, cinq heures suffisent ; trois la nuit, et deux le jour. Mais pour ceux qui sont plus avancés, trois à quatre suffisent, réparties entre le jour et la nuit.
Et, véritablement, l’Ancien ne dormait que trois heures – deux la nuit, et une le jour. Tout le reste de son temps, il le consacrait à son doux commerce avec celui dont son âme avait soif, instiablement.
« Quand nous étions aux Saints Apôtres, conte le Père Lazare, et que nous faisions tous deux l’office, durant près de deux heures et demie, avec le chapelet, l’Ancien Isaac faisait à mi-voix le premier puis le second chapelet : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous ».
Mais, au troisième, son cœur s’échauffait tellement qu’il ne pouvait plus se contenir. Et, incapable désormais de murmurer à voix basse, il criait chaque mot, en une prière de feu, transporté d’un amour plus ardent que la flamme. Moi, à l’entendre, j’admirai quel amour pour le Christ il avait dans son cœur. »
Une autre nuit, le Père Lazare dut se lever pour se rendre à Karyès, à l’ermitage des Saints-apôtres. Il fallait, de façon pressante, porter quelque chose à l’Ancien Modeste, qui était malade. L’on était alors au mois de juillet, et il faisait très chaud dehors. Ce soir-là, il faisait clair de lune. Le Père Lazare sortit donc de sa cahute et fit quelques pas en avant, lorsqu’à ses yeux, soudain, s’offrit un spectacle unique. Là, en bordure du chemin, se tenait quelqu’un, agenouillé, les mains levées, priant dans l’infini silence de la nuit, parmi la nature endormie…C’était l’Ancien Isaac !
Le Père Lazare s’arrêta, et prit un autre chemin. Il regardait comme un sacrilège de passer devant le bienheureux, et de rompre l’ordonnance d’une scène aussi grandiose.
Qui ne sait quelle joie divine, quel céleste bonheur inondaient ce soir-là le radieux visage du Géronda ? Qui sait ce que demandaient au Ciel ces saintes mains élevées en prière ? Qui sait quelles larmes abreuvèrent cette terre de l’ermitage des Saints Apôtres, quelles larmes brillant d’un éclat tout divin firent s’ouvrir jusqu’aux portes du Ciel…
14.Bienheureuse fin.
Pareille à sa vie, toute entière sainte et riche des charismes de l’Esprit, ainsi fut encore sa fin, sainte et bienheureuse. Lorsqu’un être a vécu, tel le Géronda, de la pensée de la mort, comme d’un doux pain quotidien dont se fût nourrie son âme, alors sa fin est en vérité « chrétienne, paisible, sans douleur, sans reproche » - comme le diacre le demande dans l’église au cours de ses supplications, celles que l’on nomme les « ecténies ». C’est joyeux et paisibles que les ouvriers de la vertu attendent la mort, parce qu’ils s’en vont « laissant cette vie éphémère, pour aller vers une autre, incomparablement meilleure, et plus radieuse, qui n’a pas de fin ».
L’Abba Isaac, ce vaillant marcheur, ce noble coureur de l’arène monastique, avait « achevé sa course ». Il avait vécu soixante années d’ascèse, de tempérance, de prière et d’amour pour son Christ. Soixante années d’obéissance parfaite, de renoncement à sa volonté propre, d’humilité, et d’une vie dure jusqu’à la souffrance, pour l’amour de son Christ. Soixante années d’une vie sainte et marquée par la Grâce.
L’Abba Isaac était un Saint, de ceux qui ont traversé sans bruit cette vie. C’était de semblables figures, d’êtres également sanctifiés que la Sainte Montagne continue d’enrichir le corps de l’Eglise. L’Athos en recèle un peu partout sur ses pentes, qu’il est malaisé pourtant de découvrir, parce qu’ils savent se cacher ; - dans la pénombre et dans le silence, sous un vieux rasso usé, à l’abri de quelque prétendue folie ou de quelque discrédit, parmi les grands coenobion ou les skytes pittoresques, les pauvres cahutes ou l’austère désert…
Quelques mois avant que n’eût sonné l’heure de sa fin, il tomba malade. On lui prodigua des soins à l’hospice du monastère. Il souffrait de maux d’estomac. L’infirmier lui proposa de faire venir, du monastère voisin de Saint Grégoire, le Père Nicolas, qui était médecin. Mais l’Ancien s’y refusa.
Laisse, mon enfant, dit-il. N’’importune pas le médecin. Ne le mets pas en peine. Il n’est pas besoin qu’il vienne jusqu’ici. Si le Christ veut que je vive encore, je vivrai. Si l’heure est venue de m’en aller, il me prendra. J’ai assez vécu. Il adviendra ce que veut le Seigneur.
Un air profondément paisible s’était répandu sur son visage. Il ne ressentait aucune inquiétude. Sa vie, comme sa mort, il les remettait à la volonté de Dieu.
Les derniers instants arrivèrent. Les Pères lui demandèrent s’il ne voyait rien.
Oui, leur répondit-il. Je vois un lion sur le seuil de la porte.
C’était notre adversaire, le diable, lequel « comme un lion rugissant rôde autour de nous, cherchant qui dévorer » (1 Pierre 5, 8). Continûment, et jusqu’à notre dernier souffle, il nous poursuit, nous dupant, nous menaçant, nous diffamant, et prêt toujours, lors de la sortie de l’âme, à demander des comptes, et à produire des titres.
L’Abba, cependant, était paisible. Des anges bientôt se présentèrent à lui, qui si fidèlement avait incarné la vie angélique…
Le 21 mai 1932 s’endormait en paix l’athlète cénobite, le combattant de la bienheureuse obéissance. Il avait remis sa sainte âme entre les mains de Dieu. « Les âmes des Justes, dit la Sagesse, sont dans la main de Dieu. Les tourments ne les atteindront pas », eux dont « l’espérance est pleine d’immortalité ». ( Sag.3, 1 et 4).
L’on célébra pour le Géronda l’office des défunts. L’on eût dit que le recueillement et la contrition étaient plus grands que jamais. Soixante années durant, l’Ancien Isaac avait concentré sur lui l’amour et la vénération des frères. Et voici qu’il gisait maintenant, enveloppé de son vieux rasso, endormi dans le Seigneur.
Le visiteur qui entre aujourd’hui dans le sobre et paisible cimetière du monastère de Dionysiou ne regarde pas sans émotion la terre bénie dont fut un temps recouverte l’enveloppe charnelle du Géronda d’éternelle mémoire. Dans l’ossuaire ensuite, il voit encore, parmi les os des Pères, ceux de l’Ancien sortis de terre, qui silencieusement attendent que retentisse au Dernier Jour la trompette de l’Archange, au son de laquelle tous les morts se lèveront…
Et lorsque le pèlerin lit le registre des défunts, il y trouve au détour d’une colonne ces paroles brèves mais concises, qui tournent la page sur cette vie de haute lutte d’un Saint de notre époque :
« 21 mai 1932. Géronda Isaac. Placés dans le cimetière du bas, ses restes furent transférés le 25 septembre 1937.
L’Ancien Isaac notre frère, originaire des Quarante Eglises de Cavvali, à l’âge de quatre-vingt-deux ans s’en est allé vers le Seigneur, ayant vécu au monastère plus de soixante années, vivant exemple et modèle de vertu, authentique norme de la seule Vraie Vie, empli de sainteté.
Puisse le Seigneur notre Dieu le faire reposer avec nos Saints Pères théophores – porteurs de Dieu- qui ont resplendi ici-bas. Amen. »
FIN.
ENTRE CIEL ET TERRE
La beauté plus que parfaite et l’idéal monastique.
par le moine Théoclète de Saint Denys de l’Athos.
Traduction du Père Ambroise Fontrier.
EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS.
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EDITIONS DE LA FRATERNITE ORTHODOXE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
30 BOULEVARD DE SEBASTOPOL
75004 PARIS
Après le repas, le Père Chrysostome nous conduisit à un balcon du monastère, d’où l’on pouvait à la faveur de la pleine lune printanière, étendre son regard très loin, jusqu’à discerner l’ombre des îles de l’Egée. Un calme profond régnait sur tout le monastère, phantasmagoriquement éclairé, sur les crêtes bruyantes des arbres de la forêt, maintenant silencieuse et sur la face scintillante de la mer endormie.
J’ai remarqué, dit le théologien rompant le silence, que sur la Sainte Montagne, on ne prête pas une attention particulière à la beauté de la nature, bien que l’Athos, pour sa rare beauté, ait été l’objet de traductions lyriques des littérateurs byzantins et des visiteurs étrangers. Je ne sais à quoi est due cette indifférence des moines, qui devraient avoir pourtant, de par leur vie pure, un goût esthétique très raffiné.
En effet, dit le moine Chrysostome, toujours prompt à répondre, les moines qui vivent dans l’austérité, selon les règles de l’ascèse, vivent une vie absolument spirituelle, plongés dans leur « contemplation ». Ils n’accordent pas une importance particulière aux charmes de la nature si abondamment répandus sur la Sainte Montagne.
La question se pose automatiquement, dit le théologien : Pourquoi Dieu qui a créé la nature telle qu’elle apparaît a-t-il voulu qu’en plus de son utilité elle fût belle, puisque vous qui Le touchez de plus près ne ressentez pas à son spectacle une satisfaction profonde ?
Je vais vous répondre, dit le moine. D’après mon expérience personnelle, je puis affirmer que la beauté sensible est infiniment inférieure à l’attrait qu’exerce sur notre âme la beauté spirituelle. Les moines plongés dans l’immense océan de leurs météorismes, dans la jouissance de leurs douces visions célestes, regardent avec indifférence les charmes pourtant bien variés de la nature.
Mais alors, pourquoi cette prodigalité de couleurs, toute cette lumière – puisque les moines, dites-vous, vivent dans les « trous de la terre » - pourquoi tant de fleurs, tant de beauté ?
C’est très simple, répondit le moine. Dieu étant la Beauté, n’a pu créer des êtres laids.
Il existe pourtant des créatures qui nous paraissent répugnantes, dit le théologien.
Certes, répondit le Père Chrysostome, bien des créatures nous paraissent repoussantes. Nous ne pouvons cependant soutenir qu’elles le sont en réalité, car il y a à cela une raison. D’ailleurs, selon l’opinion d’un grand sage, le laid serait le complément du beau. Une image a besoin de l’ombre pour faire apparaître la lumière. D’autre part, si la nature n’était pas belle, comment pourrions-nous nous faire une idée de la gloire de Dieu, qui, pour être gloire, doit nécessairement aussi être belle ? Voilà pourquoi les moines qui pénètrent dans la nuée des beautés divines délaissent les beautés de la création comme des imitations très lointaines.
Gloire à Dieu ! s’écria le juriste sur un ton de particulière satisfaction. Vous avez trouvé mon thème. Cette science du beau, en vérité, m’enthousiasme. Vous avez harassé mon esprit, pour parler clairement, avec vos discours intarissables sur vos moines. Si le moine doit fuir dans les déserts et les montagnes et vivre avec les rongeurs ou encore – selon l’expression d’un écrivain grec- vivre comme « un moinillon au cœur même de Paris, pudique, élégant, svelte comme le paon, rentrer de la bibliothèque au séminaire, Ave Maria ».
Et le juriste continua :
Les sujets, amis très chers, doivent être en harmonie avec le contexte. Ici règne la beauté de la nature. Quel dommage de nous égarer en d’interminables bavardages théoriques, alors que nous pouvons, à la vue directe de la beauté naturelle, échanger de bienfaisantes pensées. Ce que je viens de dire semble avoir ouvert une discussion. Je vous promets donc d’oublier l’ennui que vous m’avez causé avec votre triste sujet, dit-il en terminant, non sans joie et souriant légèrement.
Mon ami et compagnon de route vient heureusement de nous révéler qu’il avait lui aussi de l’intérêt pour ce qui est au-delà des choses matérielles, pour les sphères idéales, dit le théologien, appuyant sur ces mots d’une manière piquante. Mais je dois lui avouer, sans lui déplaire, qu’après avoir satisfait son désir de parler de la beauté, nous reviendrons à notre monachisme, car il est de notre devoir de connaître une face du Christianisme, digne de respect. Etes-vous d’accord, mes Pères ?
Bien sûr, lui dis-je, et je me réjouis de l’intérêt que vous lui portez.
Moi, je ne suis pas d’accord, dit le juriste. Je vais réfléchir pour savoir si je dois suivre une telle conversation. En tout cas, je vais vous écouter avec la plus grande attention parler de la beauté. Faites l’introduction, Père Chrysostome, car vous avez la préséance en tant que jeune, bon, fidèle et spirituel.
Je vous remercie, dit le moine au juriste. Mais il me semble préférable que ce soit vous qui commenciez, vous qui avez tant d’intérêt pour cette chose et paraissez immédiatement inspiré par la nature du Mont Athos.
Très volontiers, puisque vous insistez. Mais je vais céder la place à un écrivain byzantin, Nicéphore Grégoras, qui a admirablement décrit la Sainte Montagne, - et cela pour introduire d’une certaine manière le sujet.
Et, prenant un livre de petit format, il se mit à lire lentement et avec emphase : « …Pour d’autres raisons aussi, je crois, le Mont Athos doit être admiré…Il procure la sensation immédiate du plaisir…De toutes parts se répandent, comme d’un trésor, des parfums agréables à respirer, de magnifiques coloris, des fleurs. Mais, ce par quoi il parle le plus, c’est par les purs rayons du soleil. Des arbres de toutes espèces le parent, des bocages, des prairies variées. Les œuvres de la main de l’homme l’enrichissent. Les chants d’une multitude d’oiseau divers retentissent partout. Des essaims d’abeilles butinent les fleurs, bourdonnant avec légèreté dans l’air. Un certain voile agréable s’y tisse et s’y même, et non seulement à une certaine heure, mais en tout temps, en toute saison, attelant ensemble les quatre temps du cycle de l’année. La joie y est partout égale. Les sens humains sont enchantés, surtout quand du milieu du bocage et des plantes retentit le chant matinal du rossignol, comme pour louer avec les moines le Seigneur. Car le rossignol, lui aussi, possède dans sa poitrine une cithare, un certain psaltère inspiré et naturel et fait entendre autour de lui, pour ceux qui l’écoutent, une musique improvisée, harmonieuse, mesurée. Ce pays est arrosé par de nombreuses sources naturelles. Des torrents formés par l’eau de la pluie se jettent l’un dans l’autre pour former des courants qui se répandent, dérobant par surprise le chemin, pour se donner en abondance aux moines qui vivent là-bas et font monter vers Dieu, comme sur des ailes, leur tranquille prière. L’Athos offre un calme naturel à ceux qui veulent mener sur la terre la vie des cieux. Il leur donne en toute saison et en abondance toutes sortes de nourritures, et la mer qui s’étale tout autour le couronne et le pare de grâce, car il n’est pas une île, puisqu’un isthme le rattache à la terre…
C’est une hymne véritable à la Sainte Montagne et, par elle, au monachisme, s’écria le moine Chrysostome. Mais pourquoi donc, mon ami, avez-vous lu ces choses, puisque vous n’admettez pas ce qui concerne les moines ?
Croire ou ne pas croire ce qu’on y dit des moines, cela n’a aucune importance, dit le juriste. En tout cas, à ma manière, je me sens plein d’admiration…Cela me plaît surtout en tant que description. Mais, comme je l’ai dit, j’ai voulu vous donner l’occasion de continuer la discussion sur la beauté, car même si je ne suis pas d’accord avec votre métaphysique du beau, le sujet cependant m’enchante.
Si nous excluons la métaphysique, c’est-à-dire l’idée qu’il y a quelque chose au-delà de la nature-, dit le moine, nous limiterons forcément le sujet de la beauté dans les limites du sensible. La beauté est une des propriétés de Dieu. Platon a dit que la beauté de la nature était une simple copie, un moulage de la beauté spirituelle qui est dans le sein de Dieu. Et si le but de la philosophie est la mort, c’est que l’âme est d’un plus grand prix que toutes les jouissances que le monde présent peut offrir…Cette conception touche de près le Christianisme. Quelle est votre opinion là-dessus ?
J’ai certaines réticences, dit le juriste, et comme je ne veux pas vous peiner, souffrez que je les garde pour moi.
Et pourtant, dit le moine, c’est vous seul qui avez insisté pour qu’eût lieu cette discussion, et vous ne devriez pas avoir de réticences. Et vous, cher théologien, quelle est votre opinion sur la beauté ?
On n’a certes pas besoin de preuve pour dire que les sens du beau est inné dans l’âme humaine, comme sentiment esthétique, dit le théologien. Son existence est manifestée dans la vie quotidienne par l’attrait de tout ce qui est beau et par la répulsion de tout ce qui est laid. Il y a là un indice très important de l’origine divine de l’homme, qui atteste que l’homme vient d’une région où règne la beauté. Sur notre terre, la beauté est richement répandue sur la nature. Elle nous ravit certes, mais intérieurement nous avons la certitude qu’elle n’est pas tout. Nous ressentons un certain plaisir à la vue du beau, nous sommes émus, charmés, admiratifs, transportés, mais non satisfaits. Nous sentons l’existence d’une autre beauté. Nous avons soif de la vision d’une beauté spirituelle que nous ne voyons pas. Nous sentons qu’il y a entre le beau et notre âme une certaine parenté. L’accord parfait, qui selon un certain mode se fait en nous à la vision de la beauté, engendre la certitude, fait apparaître cette parenté.
Ah ! s’écria le moine plein de joie, cette formulation est classique, mon ami. Vous avez présenté avec beaucoup de sobriété la nature d’une des plus grandes valeurs morales. Il est impossible que cette conception ne vienne pas de l’expérience. Votre âme est belle, cher théologien, votre âme est belle…
En effet, dis-je, nous avons une parenté avec la beauté, car elle est dans notre nature. Quand tout-à-coup nous voyons un beau tableau de la nature, un coucher de soleil vu d’un rivage, l’aurore avec sa surprenante frise blanche et bleue de lumière, à la suite d’une mystagogie de notre âme au cours d’un office ecclésiastique, durant lequel notre esprit a veillé devant Dieu ; à l’audition d’une symphonie musicale ; devant un stalactite ; en entendant le rossignol ; à la vue d’un temple aux lignes parfaites, de quelque chose de symétrique, d’un ornement stylisé, nous sentons notre âme vibrer, comme si elle disait : « O ! je vous reconnais à votre pompe, prairies aux vertes tonalités, magnifiques ordonnances de fleurs, mers tranquilles, couchers de soleil embrasant le ciel azuré, cyprès en prière, arbres songeurs aux murmures perpétuels et harmonieux du silence ! Très tôt, dès ma tendre enfance, je vous ai écoutés, je vous ai sentis bien avant de comprendre. Et vous, austères rythmes doriques, vous temples byzantins clairs-obscurs avec vos fresques de Saints dématérialisés, je vous ai portés dans des mondes inconnus. Vous aussi, divines colonnes des Parthénons, comme taillées avec amour par mon ciseau bien avant que vous ne fussiez conçues par un Phidias !...Les sages disent que le monde est beau. Cela est bien vrai. C’est un décor infini, aux figures et aux genres variés, « un livre ouvert qui nous raconte la Gloire de Dieu ». l’Art a été enfanté par le beau. Les différents styles forment ses aspects les plus expressifs. L’un conçoit celui-ci, un autre celui-là. Le Christianisme contemple « face à face » la beauté par la foi. Le monde pré-chrétien voyait comme en miroir, en énigme. L’expression la plus sublime de la culture classique fut celle du culte de la beauté, en ombres, en formes, en rythmes. Elle n’a rien pu concevoir d’autre ni de plus profond ; Esprit « myope », elle n’a pu « discerner » clairement. Pour le Chrétien, la beauté universelle disparaît. Elle est faite de terre. Elle est une ombre trompeuse.
Donc, au-delà de la beauté sensible, se trouve la beauté spirituelle, dit le moine Chrysostome. « Les lys des champs et les oiseaux du ciel » dont le Seigneur a parlé ne sont que des degrés seulement, pour nous permettre d’accéder à des significations supérieures du beau, accessibles aux âmes éclairées par la Grâce.
Le Chrétien voit la beauté pure, sans forme. « Dieu est Esprit ». La beauté sensible, dans le Christianisme, a été identifiée à la beauté spirituelle, au bien que le Chrétien désire. Et le Bien Suprême, c’est Dieu, dans la prodigieuse beauté duquel le fidèle parfait se délecte sans jamais se rassasier. Mais comment cette beauté peut-elle être contemplée ? Pour nous, c’est par le retour à l’intérieur de soi, par la vision – pour employer abusivement un mot moderne – il faudrait plutôt dire « dans la contemplation ». L’acquisition de l’état de contemplation constitue l’objectif final du monachisme. Le bienheureux Augustin a dit : « C’est tard que je T’ai aimé. Tu étais à l’intérieur de moi et moi je Te cherchais au-dehors, dans les créatures que Tu as faites, et, ignorant, je trébuchais. Nul ne peut T’aimer, si ce n’est celui qui Te contemple. Nul ne Te contemple, si ce n’est celui qui T’aime ». Dans toute notre hymnographie ecclésiastique, continua le moine, fleurissent les mots « beauté », « beau », « splendeur », « éclat », mais leur sens est absolument spirituel. Souvent l’hymnographie emploie de belles images sensibles, empruntées aux choses de la terre, comme de très faibles moyens de comparaison, pour exprimer la beauté spirituelle et divine. Cette beauté est tellement liée à l’esprit, que celui qui n’est pas purifié spirituellement ne peut même pas en soupçonner l’existence. « La beauté véritable et aimable, dit Saint Basile, n’est visible qu’à l’esprit purifié. Elle est autour de la nature divine et bienheureuse ». Et on peut prouver cela par le monde sensible. Quand, par exemple, une longue maladie ou les larmes d’une noble douleur nous ont purifiés, les fleurs alors, le ciel, parlent avec plus d’éloquence à notre âme, acquièrent une transparence extraordinaire. Nous regardons avec sympathie les êtres et nous les trouvons bons ; toutes les choses sont douces dans la lumière, elles sont remplies de paix, elles sont « très bonnes ». Ne croyez-vous pas qu’il en est ainsi ? Vous, Père, dit Chrysostome se tournant vers moi, je suis sûr que vous me comprenez, en long et en large, car les moines savent ce que sont les larmes…
Vous avez fort bien situé la question, dis-je, et, pour compléter vos pensées, je dirai que notre attrait naturel pour les beautés de la terre correspond à une profondeur métaphysique. On peut surtout le constater chez ceux qui ne sont pas montés dans les régions spirituelles, chez les « psychiques » qui, pris à l’hameçon des beautés d’ici-bas, ne peuvent monter plus haut. Tandis que les « spirituels », exercés qu’ils sont dans les ascensions divines, ne daignent plus se tourner vers les choses qui sont à l’extérieur, et c’est directement, des « trous mêmes de la terre » qu’ils contemplent la beauté sublime : Dieu. Les premiers, adonnés au culte de la beauté dans la nature, ne sont pas capables de fournie à l’esprit la nourriture qui lui est propre et chutent par conséquent dans l’idolâtrie. Les seconds, débarrassés du poids des passions inférieures, tels des Séraphins flamboyants, entourent le Trône de la Majesté Divine par les désirs amoureux de la Beauté inaccessible qui fait dire à Basile le Grand : « Quoi de plus merveilleux que le divin ? Quel désir de l’âme est plus vif et plus intolérable que celui de Dieu, suscité dans l’âme purifiée de tout vice et qui dans cet état s’écrie : je suis l’amour blessé » ?
Comme vous parlez bien, dit le juriste, comme vous parlez bien…J’appartiens à la catégorie des « psychiques », mes Pères, car je ne crois qu’en la raison…
Le juriste n’avait pas terminé sa phrase qu’un visiteur inattendu pénétra dans la véranda, faiblement éclairée : un vieux moine, tout blanchi, d’une austérité douce, au regard profond, comme si déjà il contemplait la vie future. Par sa grande taille et sa longue barbe, il faisait penser à un prophète de l’Ancien Testament : Noé, Abraham ou Jacob…
Le moine Chrysostome se leva et nous présenta le vénérable vieillard :
Le très bon Père Théolepte, dit-il, et il le pria de s’asseoir.
Nous lui baisâmes la main droite, alors qu’il se tournait avec grande bonté vers le moine Chrysostome.
-Nul n’est bon, mon frère, si ce n’est Dieu.
Tour à tour, nous lui fûmes présentés, et lui nous souhaita la bienvenue.
Continuez votre discussion, dit l’Ancien, tout en promenant un regard interrogatif sur nous tous. La présence du frère Chrysostome me garantit que vous parlez de choses spirituelles.
Oui, Père, dit le moine, nous parlions des charmes de l’Athos, et, en général, de la beauté.
C’est-à-dire de la beauté naturelle de la Sainte Montagne ? demanda le vieillard.
Au début, notre ami le juriste nous a lu une remarquable description de la Sainte Montagne, du byzantin Grégoras. Mais le sujet s’est aussitôt porté sur le plan spirituel.
Certes, dit l’Ancien d’une voix profonde, l’Athos offre un ensemble d’une beauté inexprimable qui, associée à la vie angélique des moines, constitue, comme le dit Palamas « un lieu remarquable et vénérable, le foyer des vertus, le séjour de ce qui est beau, la réplique du ciel, le tabernacle non fait de main d’homme, le lieu libre de toute souillure et au-dessus de toute passion coupable… » Toutes les choses sur cette presqu’île sacrée acquièrent une profondeur métaphysique, et le visage de l’Athos, sa forme sensible, ne sont pas sans une certaine signification mystique. Je ne sais si ma longue présence sur la Sainte Montagne et mon amour pour le monachisme ne me portent pas à voir ainsi les choses. Toujours est-il que, dans le ciel azuré de l’Athos, il me semble voir les chœurs angéliques louant le Seigneur. Au printemps, je crois entendre les divines mélodies venant des régions de Celui qui est au-delà de toute essence. Les orages viennent troubler et ôter ma paix par la grandeur de leur fureur. Les cyclones accompagnent mes « De Profundis ». Je converse avec les fleurs, tant elles ont de grâce ! La végétation gonflée de sève, à l’aube, je crois, rivalise par jalousie avec la mousse fraîche qui, modestement, recouvre la terre virginale. Sur les côtes découpées qui de toutes parts étreignent la Sainte Montagne, avec leurs pointes avancées associées à la luisante blancheur de la « mer écumante », me font penser à une couronne d’épines, expression polysémique de la vie de martyre des moines…Symbole aussi de l’attente de la juste rétribution de Celui qui couronne les combats spirituels, le Seigneur Jésus.
Si la poésie est la transfiguration la plus sensible des choses matérielles, dit le théologien, alors vous êtes un merveilleux poète, Ancien très vénéré.
L’Ancien Théolepte sourit avec sérieux.
Je ne suis pas poète, mon ami. En tant que moine, il ne m’est pas possible d’être poète dans le sens consacré de ce mot. Le moine est, selon l’âge spirituel, un adulte. Les lumières et les ombres, les styles, les formes, les couleurs, tout cela c’est pour la jouissance des enfants. « La figure de ce monde passe ». Le moine poursuit ce qui est éternel.
Mais pourquoi avez-vous parlé avec tant de poésie, si vous n’êtes pas poète ? demanda le théologien.
Le moine n’a pas à être poète, et il ne s’occupe pas des raisons qui font que l’on aime la beauté. Vous confondez manifestement spiritualité et esthétiques…J’ai tout simplement utilisé certaines figures pour exprimer des pensées qui ne sont pas de ce monde. Je ne m’installe pas dans des formes, je ne m’attache pas avec émerveillement aux beautés de la terre ; j’établis une anagogie, c’est-à-dire un moyen d’élévation vers Dieu. L’objet des veilles du moine, de ses peines diurnes, c’est la purification du cœur des innombrables formes d’égarement. Aussi ne nous reste-t-il pas de temps pour faire du romantisme, conclut le vieillard. Et il se tut.
Ainsi la beauté de la nature n’influence pas le moine ? demanda le théologien.
Elle ne doit pas l’influencer. S’il devait l’être, même d’une manière bienfaisante, il devrait rejeter cette influence, sinon ce serait la preuve que son cœur est partagé, qu’une partie serait tournée vers la terre, alors qu’il doit le rendre simple et ne porter son désir que vers Dieu. Le combat du moine est une ascèse très austère. Le moine aime la beauté, il est poète, mais d’un autre monde. Comment ne serait-il pas ami de la beauté qui existe en Dieu ? Mais le beau est lié au concept du bien et du vrai, de manière qu’il ne nous soit pas possible de concevoir de beauté qui ne fût pas spirituelle et vraie. Partant de là, nous serons inévitablement conduits jusqu’à la sphère du Beau Suprême où résident égalment la Vérité et la Vie qui sont en Dieu.
Jusqu’à ce que nous soyons parvenus à cet état, d’où nous pourrons atteindre la sphère du Beau Suprême, il nous faut rejeter les formes de la beauté terrestre ? interrogea le théologien.
Tant que le cœur n’est pas purifié, il est manifeste que nous ne pouvons même pas voir les formes du beau purement, c’est-à-dire sans faillir, car « tout est pur pour celui qui est pur » et « rien n’est ordinaire, si ce n’est pour celui qui pense que telle chose est ordinaire » selon Paul le sublime. Ainsi, au lieu d’accueillir un charme illusoire, au risque d’amollir notre âme, il faut nous obliger à nous tourner vers la purification intérieure. L’âme qui n’est pas « contemplative », c’est-à-dire qui n’a pas acquis la pureté qui porte à la vision de Dieu, voit le monde extérieur sous le diaphragme de ses passions. Comment donc une telle vision du beau peut-elle être bénéfique ? demanda l’Ancien.
J’avoue avec joie, vénérable Père Théolepte, que vous analysez les choses d’une manière très convaincante. On voit très bien que vous possédez à égalité le savoir extérieur et la sagesse intérieure, dont la valeur est unique dans ces questions-là, dit le théologien. Je suis en mesure de fonder l’espoir que vous allez nous donner à présent la solution du problème du Monachisme, duquel nous avons déjà longuement parlé.
La venue de l’Ancien Théolepte est vraiment une bénédiction, dit Chrysostome, car il est très expérimenté. Par la Grâce de Dieu, il entre dans sa cinquante septième année d’ascèse dans la philosophie monastique, et il possède en plus une connaissance qui n’est pas commune.
Est-ce vrai, Père Théolepte ? demanda le théologien.
Pour ce qui est du nombre des années au monastère, certes oui, répondit le vieillard. Quant aux compliments du bon frère Chrysostome, ils sont dus à sa grande bonté. Nous les hommes, de nous-mêmes, nous ne possédons absolument rien. Nous sommes de faibles créatures. Et si nous devenons dignes de l’illumination de la Lumière primordiale et unique « qui éclaire tout homme venant en ce monde », c’est alors par réflexion que nous jetons nos rayons sur nos frères. Si la « Lumière qui est en nous est ténèbre, que sera alors la ténèbre ? C’est d’ailleurs que nous recevons la Lumière. Qu’avons-nous donc en propre ?...
Un frisson me parcourut à l’audition des paroles de ce sage vieillard. Cinquante-sept ans volontairement passés entre les murs d’un couvent ! Une vie entière ! Quel flambeau inextinguible d’amour et d’attente devait brûler dans la poitrine de ce martyr, de ce respectable vieillard, au point de lui conserver une telle clarté d’esprit ? Quelles amours divines et insatiables ont pu fortifier ce vase de terre, pour qu’il puisse endurer cinquante-sept années de labeurs, tout en gardant sa fraîcheur et étaler à nos yeux une vigueur d’athlète, une jeunesse renouvelée comme celle de l’aigle ! Je suppose que l’on ne pourrait trouver de preuve plus convaincante de la puissance du christianisme.
S’il m’est permis de le demander, quel est votre âge, demanda le théologien.
Quatre-vingt-cinq ans, répondit le vieillard.
Seriez-vous donc venu au monastère à vingt-huit ans ?
Oui, par la Grâce de Dieu.
Vous me permettrez, révérend Ancien, dit le théologien, de vous demander aussi pourquoi vous êtes devenu moine, et comment vous en avez pris la décision ?
Vous demandez beaucoup, dit-il en souriant. Etes-vous sûr de comprendre, si je vous dis comment j’ai pris la décision de devenir moine ?
Je l’espère, dit le théologien.
Je vous dis cela, parce que nos psychologies sont différentes. Pour n’avoir pas éprouvé le sentiment qui pousse au monachisme, vous aurez beaucoup de mal à me comprendre. La psychologie du moine est inaccessible à celui qui vit dans le monde, parce que le moine est transporté dans une autre sphère, porté par un élan héroïque. Peut-être objecterez-vous que nous tous, les Chrétiens, « n’avons pas de cité ici-bas », que le sentiment de notre séjour provisoire sur la terre est un fait qui pousse à désirer la vie future. Mais cela n’est pas vrai. Dans le monde, malgré tous nos efforts, on ne peut rester sur les cimes qui le dominent ; il n’est pas possible de s’y maintenir à cause des obligations qui nous mêlent aux choses de la terre. Tout ce qu’on peut faire, c’est penser que nous n’appartenons pas à ce monde, mais le cœur, lui, ne peut échapper à la réalité du présent. La vie du moine s’écoule loin du monde, dans un contexte théocratique. Elle pénètre l’âme jusque dans ses profondeurs, formant ainsi une psychologie adéquate. C’est ici qu’apparaît l’abîme sans pont qui sépare deux mondes différents…
Je vous comprends très bien, dit le théologien, et je vous supplie de ne pas renoncer à satisfaire mon attente. Il est très important pour moi qui suis théologien d’être bien informé sur le monachisme de l’Eglise d’Orient. D’autant plus qu’à la suite de la conversation que j’ai eue cet après-midi avec ceux qui sont ici présents, mon intérêt pour cette institution, que je considère mal comprise de nos jours, n’a fait qu’augmenter.
Et moi je vous serais infiniment reconnaissant, ajoutai-je, si vous nous disiez quelque chose sur notre idéal monastique, car entre ces messieurs et nous s’est déroulée une discussion au cours de laquelle j’ai accepté d’analyser les principes fondamentaux du monachisme oriental, et j’avoue que la chose n’est pas du tout aisée.
Si ma demande de nous conter comment vous êtes devenu moine vous paraît indiscrète, reprit le théologien, condescendez au moins à nous dire comment, d’après votre longue expérience, vous justifiez le monachisme, si discuté de nos jours, même par des Chrétiens aux intentions pures.
Ce que disent ces Chrétiens bien-pensants, dit l’Ancien Théolepte, tout en inclinant profondément sa tête toute blanche, ne m’étonne point. Chaque homme voit selon ses yeux. Quand il s’agit de juger le monachisme, qui est l’expression du sacrifice le plus sublime, il faut être doué d’un esprit d’observation bien exercé. L’homme dont l’esprit est lourd ne peut rien saisir de ce qui dépasse la matière, et cela ne veut pas dire que rien d’autre n’existe. Il en va de même dans le Christianisme et dans l’Eglise où il y a une certaine échelle de matérialisme. C’est-à-dire que le Christianisme est connaissable pour chaque Chrétien dans la mesure de ses capacités, - j’entends le degré de finesse de son intelligence, de sa culture, de sa conscience, de la pureté de son cœur, de ses qualités naturelles, de sa vocation. Il ne faut pas perdre de vue qu’aucune pensée humaine n’exprime avec certitude la vérité. Les opinions sont toujours influencées par les facteurs que nous venons d’énumérer. Il nous faut donc, par nécessité, trouver des mesures sûres, des opinions échappant à toute contestation. Et ces mesures sont les Pères Saints. Nous possédons et leurs vies et leurs témoignages. A quoi bon parler en vain ? Je me répète : la divergence de vues, même entre hommes pieux, est facile à expliquer ; jamais elle ne cessera d’être, et cela tant que le monachisme se proposera comme une profonde vie spirituelle et tant que les hommes formeront une mosaïque d’états spirituels. Et n’oublions pas la parole de l’Apôtre : « Les psychiques ne reçoivent pas ce qui est spirituel ».
Vous présentez fort bien les choses, dit le théologien. Je vais encore vous prier de répondre à une question bien précise, Père Théolepte. Est-il vrai que les grands Pères du monachisme et les moines en général, depuis le IVème siècle jusqu’au IXème siècle, vivaient loin de la société des hommes, sans aucun souci de leurs nécessités, et ne pensant qu’à leur pénitence ? Ou s’occupaient-ils des Chrétiens qui étaient dans le monde, leur apportant d’une manière ou d’une autre leur concours ?
Vous m’avez dit, répondit le vieillard, que vous étiez théologien, et vous m’étonnez en demandant quelque chose que n’importe qui peut trouver dans l’Histoire du Monachisme de l’Eglise d’Orient. Du IVème au Xème siècle, les déserts de l’Egypte, de la Palestine, de la Syrie comptèrent des milliers de moines. Imaginez le nombre vertigineux de tous ceux qui à travers les siècles s’y sont succédés. Ceux-là ont vécu loin du monde : ainsi, les Hésychastes, les Ermites, les Skiotes, les Cénobites. Que pouvait offrir à la société un moine vivant dans une parfaite pauvreté et luttant contre ses propres passions ?
J’ai lu, vénérable Ancien, dit le théologien, que beaucoup de Pères, durant la longue période dont vous venez de parler, se rendaient dans les villes et offraient leur concours aux Chrétiens dans leurs activités sociales et bienfaisantes, soit en affermissant la foi, en enseignant la piété, soit en aidant de diverses manières les nécessiteux.
Cela est vrai, répondit le vieillard. Mais si, pour répondre aux exigences de leur époque, certains Pères, en nombre fort restreint d’ailleurs, ont fondé des hospices de vieillards et des hôpitaux, il ne faut pas conclure qu’ils ont inauguré une voie nouvelle pour les moines. Oui, ils furent un petit nombre de moines âgés, mais très puissants en esprit et très anciens dans l’ascèse. C’est pourquoi, ils pouvaient sans risques séjourner dans le tumulte du monde, où abondent les occasions de péchés. Monde et monachisme sont inconciliables. Il ne faut pas perdre de vue que monachisme signifie combat pour la perfection de l’âme. Soit que l’on quitte le monde pour faire pénitence, soit que ce soit par amour de Dieu et pour le servir sans tracas, toujours est-il qu’il est impossible à l’âme de trouver satisfaction en dehors du silence. Et pour revenir à votre première question, à savoir comment j’ai décidé de devenir moine, je vous dirai que le désir de la solitude me dévorait depuis l’âge de quinze ans. Malgré les admonitions de ma mère et les exhortations de mes amis et de mes professeurs pour qu’après mes études j’entre dans le clergé séculier, il me fut impossible d’éteindre la flamme de mon âme pour la vie solitaire, loin des affaires du monde. Et si des devoirs et des considérations relatives à ma famille ne s’étaient posés, jamais je n’aurais attendu jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. J’aurais certainement quitté le monde beaucoup plus tôt. Comment jugez-vous cela ?
Comme très rare et pas très juste, répondit le théologien.
Ainsi, il ne vous semble pas juste que j’aie été vaincu par le Christ ? Quel paradoxe ! Et même dangereux chez un théologien. Sincèrement, vous me découragez quand vous parlez ainsi. Je vous répète que ma volonté de demeurer dans le monde s’affaiblissait quand approchait de mon cœur l’amour embrasé de Dieu. Comment pouvais-je faire autrement ? Me comprenez-vous, dit le vieillard, alors que son visage éclatait de joie.
Vos paroles me captivent à l’excès, Père Saint, dit le théologien, bien que je ne puisse justifier du point de vue Chrétien un tel acte : abandonner son prochain, devenir indifférent, ne pas conduire par la main le faible sur la voie de Dieu. Alors qu’on peut faire tout cela, l’on s’enferme dans une forteresse parce qu’on a le désir de l’hésychia, de la solitude, et pour quoi faire ? Je ne puis vous comprendre bien que je respecte votre esprit héroïque, votre sincérité, votre choix très bon.
Vous voyez bien, dit avec douceur le vieillard, que j’avais raison, quand au début je vous disais qu’il était difficile à celui qui n’était pas moine de pénétrer dans l’âme du moine ? Comment allons-nous nous entendre, puisque vous ne pouvez pénétrer là où tout s’explique, où tout se simplifie ? La solution de mon cas, telles que je vous l’ai révélée, ne satisfait pas votre raison. Cela signifie que vous dépouillez le Christianisme de sa mystique et que vous le voyez comme quelque chose de spectaculaire, fait de manifestations extérieures, de morale utilitaire, comme une religion d’utilité publique, non comme foi, amour, délivrance. Vous ne pouvez donc justifier le Chrétien qui se trouve en union mystique avec l’Epoux de son âme – peut-être même l’Epoux se trouve-t-il en faute en acceptant l’âme en union mystique – car au fond c’est ici qu’aboutit votre raisonnement, et uniquement parce qu’il délaisse le prochain, comme si Dieu Tout-Puissant n’exauçait pas les demandes de cette âme sainte, qui s’est tout entière livrée à Lui. Je suppose donc que, d’après vous, nous approchons le Christ par les livres seuls et que notre âme ne vibre pas à Son amour. Malheur à nous si le sang répandu du Dieu-Homme ne devait pas circuler dans nos cœurs de fidèles en tant qu’Amour…
Le vieux moine se leva, s’avança vers une fenêtre ouverte de
la galerie et leva les yeux vers le ciel étoilé. Une paix ineffable régnait au-dehors en cette nuit-là. Un profond silence descendit sur l’assemblée. Peu après, l’Ancien revint à sa place, divinement transformé, et dit d’une voix vibrante :
Frère théologien, avez-vous éprouvé ce que, dans le langage chrétien, nous appellons Amour Divin ?
A vrai dire, non, vénérable Père.
Comprenez-vous maintenant, après votre aveu, que vous n’êtes pas en mesure de parler d’un sujet que ne peut aborder la raison seule ?
Comment peut-il donc être examiné, si ce n’est par la raison ? demanda la théologien.
Je n’ai pas dit qu’il ne pouvait pas être examiné logiquement, répondit l’Ancien, mais que nous ne pouvions pas l’aborder par la seule raison.
Avec quoi d’autre pouvons-nous l’examiner ? reprit le théologien.
Mais avec le cœur !
C’est-à-dire par l’amour ?
Non pas avec un amour abstrait, fit remarquer le moine, mais avec la raison de l’amour.
Mais, vénérable Père, la raison de l’amour est-elle conciliable avec l’égocentrisme ?
Cela dépend de ce qu’on entend par égocentrisme, dit le vieillard.
Cet après-midi, le Père Chrysostome a dit que le Christianisme était au fond égocentrique, fit le théologien. Et je me demande comment le Christ a pu prêcher l’amour qui est social et en même temps l’égocentrisme, qui veut dire amour de soi seul.
Vous avez mal interprété mes paroles, dit le moine Chrysostome. Qu’on me permette d’intervenir. Vous n’avez pas compris, frère théologien, que par « égocentrisme », j’ai voulu parler du cheminement de l’âme chrétienne. Si vous m’aviez demandé ce que j’entendais par ce mot, je vous eus soutenu qu’avant de procéder à des déclarations de solidarité mutuelle, il était nécessaire de s’aimer soi-même, de devenir soi-même Chrétien, puis de porter sa sollicitude sur le prochain. Ce serait pure folie si, me sachant gravement malade, j’allais conseiller à quelqu’un qui le serait moins que moi de se faire soigner, lui disant – pour justifier ma démarche- qu’il n’est pas bon d’être malade. En d’autres termes, si l’on allait dire à son prochain, alors qu’on est soi-même asservi aux passions, possédé par « sept démons » : « Frère, tu es esclave du péché, libère-toi », l’on pourrait s’entendre dire en retour, et ce serait juste : « Médecin, guéris- toi toi-même ». Si dans le Christianisme la solidarité consiste à distribuer des miettes de pain, si toute la lutte doit être conditionnée par des causes économiques, alors…Mais, peut-être allez-vous très justement objecter : puisque nous ne sommes pas libérés des passions, devons-nous pour cela abandonner la pratique de la philanthropie, si petite soit-elle ? Certes non ! Celui qui dans son milieu accomplit son devoir et pratique le bien est un homme pieux. La philanthropie est une très grande vertu, et nous ne devons jamais y manquer. Mais nous jugeons ici, à l’intérieur de ce cadre particulier, toute philanthropie, quelle qu’elle soit, qui ne porte pas, dans son expression, les marques certaines de la sainteté et qui, étant faite avec vanité, devient une cause de châtiment. Nous admettons l’action comme bonne, à condition qu’elle soit accompagnée par le sentiment qu’on est pécheur, qu’on ne perde pas de vue que là n’est pas tout le Christianisme, que nous ne devons pas dogmatiser que seules les œuvres extérieures sont l’accomplissement du commandement d’aimer le prochain, mais simplement un indice, et encore d’une authenticité douteuse. Quant au temps nécessaire à notre guérison, la quantité de sueurs, d’efforts ascétiques pour vaincre les passions, tout cela est un autre problème, que l’on peut étudier à travers la Vie de nos Saints…
Et c’est là toute la valeur que vous accordez, Père Chrysostome, à la philanthropie tant exaltée ? dit le théologien. Vous n’évaluez pas plus que cela l’œuvre du Christianisme, qui sauve les hommes du filet du Malin aux innombrables noms ?
Je ne veux pas répéter la même chose, si ce n’est que ces œuvres ont une valeur relative. Pour mieux me faire comprendre, il me suffira de vous citer Saint Isaac le Syrien, qui enseigne qu’il est préférable de nous libérer de nos passions plutôt que de ramener des peuples entiers de l’égarement : « Mieux vaut pour toi d’être en paix avec ton âme, en concorde avec ta triade – j’entends par là ton corps, ton âme, et ton esprit- plutôt que de pacifier par ton enseignement les choses opposées ». Grégoire dit qu’il est bon de parler de Dieu, mais qu’il est mieux de se purifier pour Dieu. C’est dans cet esprit que tous les Pères ascètes ont enseigné. Cet enseignement est-il égocentrique ou non ? C’est la purification qui est tout d’abord recommandée, puis l’acquisition de l’amour ; ensuite l’on peut rayonner comme philanthropes, docteurs de l’Eglise, pasteurs, prédicateurs, catéchètes. N’est-ce pas les mêmes choses que pense Jacques le divin, quand il dit : « Frères, ne soyez pas nombreux à vous ériger en docteurs, car, vous le savez, l’on s’expose ainsi à être jugé plus sévèrement ». Nous autres, nous ne sous-estimons pas la valeur de l’activité quelle qu’elle soit, utile à la société, au milieu du monde. De même, nous ne devons pas soumettre les luttes invisibles des moines au jugement du monde et à ses critères. La valeur de chaque genre de vie doit être estimée dans sa propre enceinte.
N’y aurait-il pas dans le Christianisme deux poids et deux mesures, Père Chrysostome ? dit le théologien.
Non, il n’y a pas deux mesures, répondit le moine, car Dieu se sert d’autant de mesures qu’il y a d’hommes, pour peser les bonnes et les mauvaises actions de chacun. Et les moines, qui courent pour atteindre la perfection, dans les limites de leur institution, ne seront pas jugés pour n’avoir pas fait œuvre de philanthropie, mais pour avoir libéré ou non leurs âmes des passions. Si vous voulez apprendre combien la purification est supérieure à n’importe quelle philanthropie, je vous dirai seulement ceci :celui qui s’est purifié acquiert ensuite toutes les vertus, grâce auxquelles il accomplit tous les commandements de l’Evangile, sans jamais être atteint, puisque purifié, par la vaine gloire. Tandis que celui qui n’a pas souci de sa purification, et qui, dans sa légèreté, croit en la valeur absolue de quelques actions de bienfaisance, qui fait œuvre de philanthropie ou d’enseignement, soit pour plaire aux hommes, soit par orgueil, celui-là, dis-je, continue d’exposer son échine aux coups des passions. Faites le bien et vous serez récompensé. Mais ne comparez pas la valeur de ce bien avec l’œuvre exceptionnelle du moine. N’identifiez pas des catégories qui ne sont pas du même ordre. Souvenez-vous de la veuve pauvre de l’Evangile. Si pour deux sous elle a été proclamée bienheureuse, aurait-elle été privée de cet honneur si elle n’avait eu que la bonne disposition et non les deux sous ? Débarrassez-vous, cher théologien, de cette conception qui veut qu’indépendamment de la disposition, les œuvres justifient l’homme.
Est-ce vraiment juste, tout ce que le Père Chrysostome vient d’affirmer ? demanda le théologien en s’adressant à l’Ancien Théolepte. Car vous me faites passer d’étonnement en étonnement, avec votre vision complètement nouvelle de l’esprit chrétien.
Vos étonnements ne m’étonnent pas, dit le vieillard. Tant que vous ne pourrez séparer monachisme et monde, vous irez d’étonnement en étonnement en écoutant parler un moine. Le frère Chrysostome est en accord avec les lignes du monachisme. Nous autres, bien-aimé théologien, nous ne sommes jamais surpris quand nous ne rencontrons pas de compréhension de la part des hommes du monde, même quand ils sont théologiens.
« Le monachisme oriental, dont l’Eglise a adopté la forme et la mission, constitue une réalité particulière, une « vie cachée en Christ », une vie de foi parfaite, se réalisant dans un contact permanent avec Dieu, et se refusant à suivre dans son cheminement le raisonnement humain. Mon affirmation ne doit pas vous troubler. Le monachisme est le rayonnement de la spiritualité du christianisme. Il est son noyau, son essence ; il est fondé sur la foi.
La foi n’est pas une simple adhésion à l’existence de Dieu – « les démons aussi croient et ils tremblent » - mais c’est quelque chose qui, à l’analyse, échappe aux limites de l’esprit humain. Je ne parle pas ici de la foi dogmatique, mais de cette foi que les Apôtres demandaient, disant : « Augmente notre foi » ; - de cette foi dont celui qui en possède un grain gros comme un « grain de sénévé » est en mesure de transporter des montagnes. La foi, sous cet aspect, est le signe du parfait Chrétien. Aucune œuvre, aucun exploit n’a de valeur dans le Christianisme s’il n’est pas le fruit de la foi, s’il n’est pas venu de la foi, si Dieu n’y a pas participé. Sans la bénédiction divine, nos démarches restent sans éclat, imparfaites, pauvres, humaines. « Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché ». Le Christ approche les hommes qui croient en Lui. Il accomplit des prodiges. Il condescend jusqu’aux désirs licites des hommes. Il converse avec les hommes, « comme quelqu’un qui parle avec un ami intime ». La foi est le lien mystique entre la majesté divine et infinie et la nature humaine limitée. La foi, c’est la rencontre de celui qui croit avec Celui en qui il croit. La foi, c’est l’absorption de l’âme par Dieu, selon l’énergie.
La parole du Seigneur : « Moi je suis dans le Père et le Père est en moi » exprime le genre de relations entre Dieu et le fidèle en Christ. La même chose est impliquée dans cette autre parole divine : « Demeurez en moi et moi en vous ». Voilà dans toute sa plénitude le signe révélateur du Christianisme. Voilà la profondeur, l’essence de la religion surnaturelle du Christ. Mais pourquoi la foi ? Mystère ! Peut-être même qu’elle n’est pas un mystère. Notre Dieu est un Dieu d’amour. Il est par essence amour. Et l’amour est communion. Il exige par conséquent un contact, une union. O profondeur de la richesse, de la sagesse, de la connaissance de Dieu ! Quel océan infini de l’amour ! Il a tout récapitulé dans la foi en Lui, afin d’établir tous les hommes « participants de la nature divine ».
Dieu revendique l’homme tout entier pour Lui. Il le veut totalement consacré à Lui, car Il aime Sa créature qui en Lui seul peut trouver la réalisation de tous ses désirs sacrés, et sa restauration dans la lumière éternelle. Il refuse à l’homme le droit de se tourner ailleurs que vers Lui. Le Seigneur a clairement révélé cette volonté dans le Nouveau Testament. Ce mot remarquable de l’Apôtre Paul : « en Christ », cette préposition « en », pleine de mystère et d’amour embrasé, contient tout le Christianisme du Saint Apôtre, tout le Christianisme des croyants. Le XIème chapitre de l’Epître aux Hébreux est le plus bel hymne à la foi. Il est le fondement du Christianisme, sa raison profonde, son secret, sa force invincible. La foi, c’est le printemps des âmes. Elle fait passer des choses provisoires à celles qui sont éternelles ; elle nous rend capables de sentir que « nous n’avons pas de cité ici-bas ».
Le Christianisme sans la foi tombe fatalement dans une espèce de système philosophique. Il perd sa métaphysique et par-dessus-tout ce qui constitue sa nature divine. Si nous cessons de « voir » par la foi, « comme à travers un miroir, en énigme », nous ne différons en rien des incrédules de ce monde, et nous avons perdu la voie de nos âmes. La foi, c’est aussi pour nous Chrétiens, notre essence, notre type. Sans la foi, nous ne pouvons approcher le Christ, nous ne pouvons comprendre les vérités métaphysiques qui régissent les mondes immatériels, ni ce qu’est le mystère de l’Economie divine, ni qui est le Christ, ni qui nous sommes, ni la mort, ni la vie. Car, selon la définition de l’Apôtre des Nations, « la foi est une démonstration des choses qu’on ne voit pas ».
Sans la foi, nous ne sommes pas libres ; nous sommes asphyxiés par les exhalaisons des choses terrestres. Sans la foi, notre vie devient une tragédie insupportable, car le sentiment se dessèche, l’esprit s’obscurcit. La foi vivifie, donne des ailes, replace l’homme au rang qui lui est propre. Et la condition fondamentale de l’ordre spirituel, c’est l’harmonie des rapports entre Dieu et l’homme, entre le Créateur et sa créature, entre Christ et croyant. La foi en Christ est un fruit de l’Esprit, lequel est joie, paix, longanimité, douceur, amour…
Notre monachisme suit cette voie de la foi absolue. Je sais la nature, l’essence, la profondeur de la foi parfaite ; je sais aussi, par ailleurs, combien il est difficile de s’établir familièrement dans cette foi qui dépasse la raison, et je ne suis pas le moins du monde étonné que vous ne puissiez saisir, malgré tout ce que le frère Chrysostome et moi-même avons exposé, que notre monachisme trouve sa justification absolue dans la foi et l’amour en Christ Jésus… »
Un silence impressionnant succéda aux paroles du vieillard Théolepte. Tous les regards étaient tournés vers le respectable presbyte. Il ne venait pas développer sèchement une quelconque théorie, et l’on sentait vraiment les vibrations d’une brûlante confession accompagner ses profondes paroles. Chacun pouvait avoir ses idées, mais, devant ce vieux héros, parlant au nom d’une sainte vie de cinquante-sept ans, nous étions obligés, d’accord avec lui ou non, de nous découvrir.
Vénérable Père Théolepte, dit le moine Chrysostome, vous avez développé très théologiquement ce que signifie la foi en Christ, et vous avez présenté, fort bien analysées, ses implications dans la vie contemplative et pratique des fidèles. Cette foi, transférée dans notre monachisme, lui donne son contenu principal, le support même sur lequel il est fondé. Si l’on reconnaît que c’est par « la foi que nous marchons et non par la vue », l’on accorde alors une valeur infinie à ce facteur de notre vie en Christ qu’est la foi inséparable de l’amour.
Si l’institution monastique vise à la perfection, l’on peut dire que la nôtre a été portée dans les solitudes par le char de la foi et de l’amour, conduit par le Christ Lui-même. Ce fait ôte toute espèce de doute sur la fonction bienfaisante dans l’Eglise, sur sa nature vraiment chrétienne, sur son origine purement orthodoxe…
Ce qu’il faut remarquer dans notre compagnie, dis-je, c’est que tout en essayant de convaincre notre ami théologien que le fait de « quitter » le monde n’est pas une chose nouvelle, mais une constante dans la Tradition de l’Eglise d’Orient fondée sur la Théologie Mystique des Pères, nous faisons l’apologie du Monachisme. Il faut signaler que nous sommes tous trois bien d’accord en tout, tandis que notre bien-aimé théologien, attaché à ses idées préconçues, ne peut s’en rendre compte. Certes, il y a un réel progrès dans la discussion, dû à l’affaiblissement de l’opposition du théologien, mais, malgré cela, la compréhension parfaite du monachisme est une question d’amour pour Dieu, comme l’a très justement dit l’Ancien Théolepte. En conséquence, je considère toute démonstration dialectique comme utile jusqu’à un certain point, après quoi l’on ne peut plus rien. L’on a cependant pu démontrer que l’intelligence était une chose et que le cœur en était une autre.
Si dans le cœur de notre ami théologien régnait l’amour de Dieu, notre si longue discussion, pas toujours utile, n’eût pas été nécessaire. La nature même de l’amour l’eût convaincu. Non seulement l’amour, mais encore la connaissance élémentaire des conditions dans lesquelles l’âme se purifie, l’eût aussi persuadé, car sans l’éloignement des sollicitudes de la vie, la réalisation des objectifs du monachisme n’est pas possible. Basile le Grand, considéré comme l’organisateur du monachisme en Orient démontre cela très clairement : « Celui qui en vérité veut suivre Dieu doit se défaire des sollicitudes de la vie. Il réalisera cela par la totale anachorèse et par l’oubli de ses anciennes mœurs. Tant que nous ne sommes pas devenus étrangers à nous-mêmes, à notre parenté charnelle, à la vie sociale, afin d’aller vers un autre monde, transportés par l’ascèse, selon celui qui a dit « votre cité est dans les Cieux », il nous sera impossible de réaliser notre désir de plaire à Dieu. Le Seigneur l’a Lui-même déclaré d’une manière catégorique : « celui qui ne renonce pas à ses biens ne peut être mon disciple. » Je suppose que l’ami théologien ne se permettra pas d’évoquer une ignorance sans limites…
Puisque vous venez de citer Saint Basile le Grand, dit le moine Chrysostome et, afin qu’apparaisse avec plus de netteté ce que l’archevêque de la Cappadoce pensait des moines, je vais vous citer un extrait d’une épître adressée à son ami Grégoire le Théologien et dont je me souviens : « J’abandonnai les loisirs agréables comme de multiples occasions de pécher. Une seule issue s’offrait : la séparation d’avec le monde entier. Cette séparation n’est pas une sortie corporelle, mais abolition en l’âme de toute sympathie pour le corps, afin qu’elle devienne sans cité, sans maison, sans famille, ne possédant rien, désintéressée, sans relations, non instruite des choses humaines. Le plus grand des profits, c’est la solitude qui nous le procure. C’est elle qui pacifie les passions et nous donne loisir à la raison pour retrancher entièrement l’âme de ces choses ». Qu’avez-vous à opposer aux paroles de Basile le Grand, ami théologien ? Pourquoi ne pas vous soumettre à nos guides ?...
Ne vous suffit-il pas, Père Chrysostome, de voir le soin que je mets à connaître une vérité que j’ignore ? J’avance avec une progression géométrique vers son acceptation, dit le théologien. D’autre part, il y a chez moi le tempérament d’un Thomas. Excusez-moi.
J’ai l’impression que tout ce que nous vous avons exposé ne vous satisfait pas, frère, continua le moine. Vous ne pouvez concevoir un Chrétien vivant solitaire. Et pourtant, s’il était vrai que nos « âmes naissent Chrétiennes », la plupart d’entre elles pencheraient pour le désert. Si l’opinion qui veut que notre contact avec « le monde plongé dans la nuit » exerce sur nos âmes une influence désastreuse, nous devrions logiquement nous en détourner. Mais, malheureusement, il nous charme, et nous l’aimons sous n’importe quel prétexte.
Alors tous ceux qui ne viennent pas vivre en solitaires, fit remarquer le théologien, aiment le monde ?
Je ne puis soutenir, en général, une telle affirmation, répondit le moine, mais ils sont rares ceux qui souffrent pour l’Evangile.
Et les autres donc, aiment le monde ?
S’ils n’aiment pas le monde, ils aiment en tout cas leur personne, dit Chrysostome.
Comment concevez-vous cet amour d’eux-mêmes ?
Comme une vie Chrétienne sans afflictions et pleine de vaine gloire. Et comment leur souhaiter des afflictions, puisqu’ils n’ont pas goûté aux bienfaits qui en découlent ? Et pourquoi les hommes ne seraient-ils pas vaniteux, eux qui ne se sont jamais exercés aux œuvres humbles ? Si l’idéal monastique demeure incompris, c’est parce que les moines s’exercent à la vie dure et à l’humilité, dit le moine et, se penchant un peu, il cacha son visage dans ses mains, comme s’il voulait se concentrer en lui-même.
Mais pourquoi vouloir choisir les afflictions dans la vie ? demanda le théologien.
Le moine n’entendit pas la question. Il se redressa peu après, les yeux remplis de larmes. IL porta son regard vers le Ciel, croisa ses mains sur sa poitrine, fit un mouvement sur son siège pour se stabiliser et demeura immobile, comme s’il avait oublié qu’il était avec nous.
Père Chrysostome, vous n’avez pas répondu à ma question, reprit le théologien plus énergiquement.
Quelle question, mon ami, quelle question ? dit le moine surpris, comme s’il revenait d’un autre monde. Son visage me parut « comme une face d’ange »…
Je vous ai demandé à quoi tendait l’affliction volontaire.
Là n’était pas notre sujet originel, répondit le moine. Mais que ne laissons-nous pas ces choses ? Sincèrement, vous me gênez avec de telles questions. C’est comme si vous me demandiez : « Pourquoi la Croix dans notre vie ? »
FIN
de l’extrait.
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