PAR L'ARCHIMANDRITE AMBROISE FONTRIER
Ed. L'AGE D'HOMME
COLL. LA LUMIERE DU THABOR
SAINTE PHOTINIE L'ERMITE
sur les pas de Sainte Marie l'Egyptienne
Lentement, dans le
peuple orthodoxe, se répand la vénération de l'ermite Photinie
qui, comme jadis Sainte Marie l'Egyptienne, traversa le Jourdain,
entrant dans le désert pour s'y livrer à l'ascèse et s'unir à son
Créateur et Dieu, le Seigneur Jésus-Christ. Joachim Spétsiéris
se trouve maintenant en Grèce ou en Palestine dans les maisons
pieuses, à côté des synaxaires, ces vies des Saints qui
constituent l'encyclopédie vivante de la foi, parce que Dieu est
vivant en ceux qui ont tout fait pour lui plaire : « Le
temps me manquerait, dit l'Apôtre, pour raconter ce qui concerne
Gédéon, Barak, Samson, Jephthé, David, Samuel et les Prophètes,
qui par la foi vainquirent des royaumes, exercèrent la justice,
obtinrent des promesses, fermèrent la gueule des lions, éteignirent
l'ardeur du feu, échappèrent au tranchant de l'épée, recouvrèrent
leurs forces après la maladie, furent vaillants à la guerre, mirent
en fuite des armées étrangères. Des femmes ont recouvré leurs
morts par la résurrection ; d'autres furent livrés aux
tourments, et n'acceptèrent point leur délivrance, afin d'obtenir
une meilleure résurrection ; d'autres subirent les moqueries et
le fouet, les chaînes et la prison ; ils furent lapidés,
sciés, torturés, ils moururent tués par l'épée, ils allèrent çà
et là, vêtus de peaux de brebis et de peaux de chèvres, dénués
de tout, persécutés, maltraités, - eux dont le monde n'était pas
digne – errant dans les déserts et les montagnes, dans les
cavernes et les antres de la terre ; (Héb. 11, 32-38).
Ici et là, en Grèce surtout,
dans les îles où le parfum de la prière et de la pauvreté, de
l'ascèse humble, inconnue du monde, paraît se mêler à l'air, à
la lumière, à la nature austère, nous avons pu voir des chapelles
ou des icônes de Sainte Photinie l'ermite, cette cime et cette
lumière de la sainteté orthodoxe contemporaine. Celui qui nous
conduisit dans ces îles bénies, avec tant d'autres pèlerins au fil
des années, est le traducteur de la vie de la Sainte, le Père
Ambroise Fontrier, endormi dans le Seigneur le 1/14 janvier 1992,
après une vie d'hésychasme et d'ascèse. En 1980, Père Ambroise
nous emmena en Grèce, d'abord pour embrasser le tombeau et les
reliques de Saint Nectaire à Egine, puis pour vénérer l'île où
Saint Jean eut la révélation et rédigea l'Apocalypse, Patmos, et
enfin, pour visiter un petit monastère en construction dans un
désert de pierre devant la mer, Kalymnos, où vivent depuis des
générations les pêcheurs d'éponges. A Egine, déjà, nous avions
vu les éponges de la pêche que Saint Nectaire avait bénites :
elles portent, nettement, une forme de croix. Lorsque nous arrivâmes
en vue de Kalymnos, nous fûmes frappés par l'austérité de l'île,
apparemment moins belle que Patmos, mais plus industrieuse, plus
ignorée des touristes aussi. Nous y fûmes reçus par une famille
dont l'istoire s'apparente à celles que l'on peut lire dans les
récits sur la vie de l'ancienne et grande Constantinople. Le père
et la mère ont élevé neuf enfants, dont sept sont, assez jeunes,
devenus moines et moniales, et la tâche de l'éducation étant
terminée, c'était maintenant au tour des parents, chacun de son
côté, de se diriger vers le monastère. Avant de partir ainsi pour
le lieu de leur pénitence, ils avaient construit une église, et un
hospice pour les vieillards, tout cela en prenant sur leur
nécessaire, parce qu'ils étaient assez pauvres. Mais Dieu
n'abandonne jamais ceux qui donnent et cette famille pratiquait la
plus généreuse hospitalité que l'on puisse trouver.
La mer étant agitée ce
jours-là, nous devions aller à travers la montagne pour rejoindre
le petit monastère du Pissarion, et Père Ambroise était inquiet
pour l'un des pèlerins, une jeune femme atteinte d'une grave maladie
des poumons. Nous allâmes donc d'abord dans l'église, construite
par nos hôtes et dédiée à Sainte Photinie la Samaritaine, puis
Manoli, le père de famille, nous invita à descendre sous l'église,
dans une petite chapelle dédiée à une Sainte dont nous n'avions
jamais entendu parler, Photinie l'ermite du Jourdain. Dans l'entrée
de cette chapelle se trouve un portrait, plus ou moins
iconographique, mais réellement mystérieux, parce qu'il évoquait
une ascète semblable à celle des premiers temps du monachisme, où
les ermites peuplaient l'aride désert et l'arrosaient de leurs
larmes, comme la chante la psalmodie de l'Eglise. C'est là que,
prenant l'huile de la veilleuse, le Père Ambroise fit une onction
d'huile à cette jeune femme qui, par les prières de la Sainte, put
traverser ensuite la montagne jusqu'au monastère, et ne fut plus
jamais jusqu'à ce jour malade des poumons.
Emerveillé par ce miracle, Père
Ambroise demanda ce que l'on pouvait savoir sur cette Sainte
thaumaturge, et notre ami Manoli lui remit le petit livre du Père
Joachim Spétsiéris. De retour en France, chaque dimanche, pendant
plusieurs semaines, dans notre petite église de la Sainte
Trinité-Saint Nectaire, 30 boulevard Sébastopol à Paris, Père
Ambroise nous lut et nous raconta cette vie qu'il comparait à celle
de Sainte Marie l'Egyptienne. Il ajoutait que les combats, les luttes
intérieures des grands ascètes ne sont généralement connues que
de Dieu seul, mais que cette vie de Photinie l'ermite, le récit fait
par la Sainte au Père Joachim, ouvrait une toute petite lucarne sur
ce grand mystère de la purification du cœur, de l'illumination
spirituelle et de l'union de Dieu avec sa créature, que les Saints
Pères nomment déification ou glorification. Rares, disait Père
Ambroise, sont les vies qui lèvent un petit peu de ce voile
intérieur, comme le font celles de Saint Syméon le Nouveau
Théologien, parlant de Saint Syméon l'Ancien, ou celle de Saint
Séraphim de Sarov s'entretenant avec Motovilov ou, dans les temps
modernes, celle de Sainte Photinie l'ermite. A force de nous en faire
le récit, Père Ambroise – qui baptisa par la suite deux personnes
du nom de Sainte Photinie l'ermite- en traduisit toute la vie, dont
il publia des extraits dans le premier numéro de la revue qu'il
bénit en 1984, l'année où elle commençait à paraître : La
lumière du Thabor.
Dans l'introduction qu'il fit
alors, il écrivit notamment, se fondant sur le commentaire que donne
Saint Nicodème Haghiorite des Anavathmes : « C'est pour
les ermites comme Photinie que le Saint Mélode Théodore le Studite
a écrit le deuxième Antiphone des Anavathmes du 1er ton :
Pour les Solitaires du désert,
le désir divin devient naturel
et ininterrompu, car ils sont
hors du monde et de la vanité.
Oui, c'est bien à ces « Solitaires
du désert » qui prient Dieu Seul, que notre Mélode dédie
l'Antiphone ci-dessus.
« Saint Théodore dit que
l'amour des Solitaires n'est attiré par rien de matériel ni de
vain, qu'il n'est pas influencé ni égaré par les plaisirs, les
voluptés, les richesses, la gloire, qui se corrompent et
disparaissent, comme les fleurs du printemps qui vivent peu de temps.
« Les Solitaires sont
au-dessus et hors du monde éphémère et vain ; rien ne vient
les importuner, fondés et affermis qu'ils sont dans le seul Bien
vraiment supérieur et désirable : Dieu. » « Si
nous aimons vraiment Dieu, nous rejetons par cet amour les passions.
L'Amour pour Dieu consiste à préférer Dieu au monde et l'âme à
la chair, à mépriser les choses d'ici-bas et à vivre dans la
continence et l'amour, à nous occuper du Seigneur, par les prières,
les psalmodies et les lectures », dit Saint Maxime le
Confesseur. » ( Saint Maxime le Confesseur, Centuries sur
l'Amour, IIIème centurie, chapitre 50).
« Dieu étant, par nature,
infini et inaccessible, le désir des Solitaires pour Dieu n'est
jamais rassasié, il est toujours en mouvement, en croissance,
montant toujours vers les Cieux. Ce grand désir, l'Apôtre Paul le
possédait, quand il disait : « Oubliant ce qui est en
arrière et me portant vers ce qui est en avant, je cours vers le
but, pour remporter le prix de la vocation de Dieu... »
(Phil.3,14).
« Le même désir de Dieu
avait embrasé le cœur de Saint Antoine, le coryphée des moines ;
chaque jour il ajoutait désir à désir, amour à amour, au point
qu'il pouvait dire : « Moi, je ne crains pas Dieu, parce
que je l'aime. »
« Nous dirons, en un mot, que
tous les ermites qui habitent le désert possèdent le grand amour
pour Dieu, amour qui les a poussés à quitter le monde et à le
mépriser comme ordure et poussière. Ils ont quitté le monde pour
aller habiter les lieux arides, les antres de la terre, les grottes,
se nourrissant de pain et d'eau, de fruits à écailles, etc...vêtus
de peaux de bêtes, dormant sur la terre battue et sur un peu de
paille. C'est d'eux que l'Apôtre Paul a dit qu'ils étaient :
« Errant dans les déserts et les montagnes, dans les cavernes
et les antres de la terre, qu'ils allaient çà et là vêtus de
peaux de brebis, de peaux de chèvres, dénués de tout et
maltraités, eux dont le monde n'était pas digne... » (Héb.11,
37).
« Plus le Solitaire est
rempli de désir et d'amour pour Dieu, plus il a l'impression de ne
rien posséder. Plus il monte vers les cimes de l'amour, plus il se
croit inférieur à tous dans l'amour pour Dieu. La Beauté infinie
et plus que désirable de Dieu est inconcevable pour l'esprit humain,
l'Infini ne peut être contenu par le limité. C'est pourquoi Dieu se
montre petit à petit à l'âme et exerce celle-ci à le chercher, à
le désirer, à jouir de lui. L'âme s'efforce alors de s'élever
jusqu'à la Beauté divine, afin de la contenir tout entière. Mais
en ne l'atteignant pas, elle pense que son objet est bien au-delà,
bien plus au-dessus, bien plus désirable que ce qu'elle a atteint,
que ce qu'elle a contenu. L'âme s'étonne, puis s'émerveille,
pleine d'érotisme divin, de désirs enflammés.
« Dans le langage des
Solitaires, le désir concerne les objets ou les personnes absentes,
tandis que l'éros concerne les objets ou les personnes présentes.
Dieu étant, par nature, invisible et non localisé, il est désirable
et désiré, mais étant, en même temps, partout présent et
participable dans ses énergies, par ceux qui en sont dignes, il est
Eros. Voilà pourquoi notre Mélode emploie les deux termes :
Désir et Eros.
« Ce désir de Dieu, cet éros
pour Dieu, seul le silence le procure, selon notre poète. Le silence
et la solitude permettent au Solitaire de ramener son intellect de la
confusion, de le ramener dans le cœur, pour méditer et invoquer le
Nom plus que désirable, plus qu'aimable du Très Doux Seigneur
Jésus, en disant amoureusement : « Seigneur Jésus-Christ,
Fils de Dieu, aie pitié de moi. »
« Cette prière perpétuelle,
cette méditation continuelle du Nom de Jésus, embrase le cœur de
l'ermite, et son âme, portée par les ailes de l'Eros, s'élève
jusqu'à la contemplation de la Beauté divine plus que belle et,
hors de lui, il oublie le boire et le manger, le vêtement et toute
autre nécessité corporelle ».
La vie de Sainte Photinie
l'ermite est appelée à devenir aussi célèbre, aussi proche de
l'âme des chrétiens pieux et amoureux de Dieu, que celle du Pèlerin
russe, car l'ermite du Jourdain enseigne, dans la tradition vivante,
expérimentée, de la Philocalie, la prière du nom de Jésus, la
prière qui, descendue dans le cœur, permet à la créature de
s'unir à son Seigneur bien-aimé, dans une union dont le Cantique
des cantiques a donné, une fois pour toutes, l'expression la plus
profonde. Celui qui s'unit à Dieu, à Sa Grâce incréée est, dit
Saint Syméon le Nouveau Théologien, semblable à la boule de fer
qui, portée à la chaleur de la fusion, devient feu tout en restant
dans sa nature de fer ; sortie du feu, elle redevient ce qu'elle
était. Sans la prière du cœur, une telle union est impossible.
« Mon cœur est devenu brûlant au-dedans de moi, et dans ma
méditation, un feu s'embrasera » chantait David (Ps. 38, 4).
Père Ambroise répétait
souvent que beaucoup parlent maintenant de la prière du cœur,
voulant passer pour des maîtres spirituels, mais que peu la
pratiquent. La vie de Sainte Photinie l'ermite, qu'il traduisit
avec tant d'amour et de piété, vaut bien des livres à elle seule,
parce qu'elle contient ce trésor de l'enseignement sur la prière et
l'union à Dieu. Ce n'est pas seulement un livre, c'est une carte, un
plan conduisant à la Vie et au Royaume de Dieu. Vraiment, Dieu est
admirable dans ses Saints ; à Lui soient la gloire, au Père,
au Fils et au Saint Esprit, la Trinité, le Dieu des orthodoxes.
Le Samedi de la Semaine du
Renouveau, c'est-à-dire la Semaine qui suit le Dimanche de la Pâque,
le 7 avril 1890, moi, Joachim, les frères Cornélius, Callistrate,
et le hiéromoine Pancrace, moines du monastère de Saint-Savva,
quittâmes ce saint monastère pour le Jourdain. Nous prîmes en
notre compagnie deux Arabes des environs, et leurs ânes pour
transporter ce qui était nécessaire pour la route et notre séjour
près du Jourdain où nous devions passer quelques jours.
Cheminant à pied, au nord
de la mer Morte, après une marche de six heures, nous arrivâmes au
monastère de l'Abba Gérasime, le Jordanite, distant de huit
kilomètres environ du Jourdain et de dix de la Mer Morte. Abba
Gérasime fut le fondateur du monastère qui porte son nom. Il est
fêté le 4 mars.
Ce monastère,
complètement détruit par les incursions des barbares, a été
récemment restauré par Euthyme, le skévophylax – gardien des
vases sacrés- du Très Saint Sépulcre.
L'higoumène, à l'époque de
notre excursion en 1890, était le hiéromoine Pachôme de Laconie du
Péloponnèse. Pachôme nous reçut avec beaucoup d'amabilité et
nous donna le baiser de paix. Il nous raconta ensuite beaucoup de
choses sur la Mer Morte, sur le Jourdain, sur la grande crue du
fleuve de cette année-là. Le Jourdain, en effet, sort de son lit,
en mars, lors de la fonte des neiges du Mont Liban où il prend sa
source. La crue est si forte qu'elle atteint souvent plus de huit
mètres de haut. Tous les environs, à une heure de marche, surtout
ceux du nord, sont transformés en une immense mer. Mais cette crue
ne dura pas plus de dix jours.
Le paysage de la rive gauche du
Jourdain, formé d'alluvions, est plat sur une distance de plus d'une
heure de marche. Pendant l'année, le fleuve change de cours. Souvent
il se divise en deux bras et forme une île avec des arbres et des
roseaux, ce qui arriva cette année-là.
A une demi-heure de marche,
l'endroit où chaque année on célèbre la bénédiction des eaux,
le jour des Théophanies, jusqu'à la Mer Morte, le Jourdain s'était
divisé en deux bras sur mille cinq cents mètres, pour s'unir à
nouveau, après avoir formé une petite île avec des saules et des
roseaux.
Sur cette îlette, Pachôme
débarqua sur un radeau qu'il avait fabriqué avec des branches des
saules qui s'élèvent de part et d'autre du Jourdain ; après
l'avoir nettoyée des arbres amenés et entassés par le fleuve, il y
avait créé un très joli jardin. Des melons, des pastèques, du blé
arabe et d'autres légumes utiles aux moines y poussaient. Le
Dimanche de Thomas, nous le passâmes au Monastère de
l'Abba-Gérasime. Le lendemain, très tôt le matin, nous partîmes
pour le Jourdain, et avec le radeau de Pachôme, nous passâmes sur
l'îlette magique. Tout autour, s'élevaient les saules que Pachôme
n'avait pas touchés, et où une foule d'oiseaux chantait, chacun
selon sa voix que dominait celle des rossignols. De nombreuses
colombes volaient d'un arbre à l'autre, et au-dessus, des oies
sauvages fendaient l'air, et se dirigeaient vers la Mer Morte. A
droite et à gauche montait le murmure des eaux. Le jardin de Pachôme
était en plein épanouissement ; son sol fait d'alluvions, et
arrosé par les vapeurs du fleuve, produisait une végétation très
vivace.
Assis à l'ombre des arbres, nous
écoutions Pachôme raconter le miracle des sauterelles.
Une des femmes
favorites de Rahout, Pacha de Palestine, tomba gravement malade. Sur
le conseil des médecins, son mari l'envoya se reposer à Jéricho,
accompagnées d'un grand nombre de servantes et de serviteurs.
Pachôme qui entendit
parler d'elle, prit son bâton d'ascète, enfonça jusqu'aux oreilles
son bonnet monastique, et avec l'icône du Précurseur se rendit à
Jéricho. A l'hôtel où séjo urnait la
favorite, il dit à la servante d'avertir sa maîtresse qu'un ermite
était venu pour la guérir et parler avec elle. Accueilli avec
beaucoup de déférence, Pachôme montra à la favorite l'icône du
Précurseur, lui donna à boire de l'eau du Jourdain, et ajouta que
si elle plaçait au-dessus de son chevet l'icône, elle serait guérie
au bout de quelques jours ;
En effet, après quelques jours,
la favorite, complètement rétablie, retourna à Jérusalem où elle
raconta à son mari que le moine Pachôme l'avait guérie.
Le Pacha reconnaissant fit venir
Pachôme et lui demanda ce qu'il voulait en récompense, pour la
guérison de sa femme. Pachôme lui demanda le privilège de posséder
un canot à vapeur sur le Jourdain. Le Pacha intervint à
Constantinople et obtint du sultan un firman ( décret) qui accordait
à Pachôme le privilège d'être le seul à posséder sur le
Jourdain et la Mer Morte un canot à vapeur avec le titre d'Efentis
Pachômios. (Efentis ou Efendi vient du grec authentes et signifie
« seigneur », « monsieur », en turc).
Pachôme fit aussitôt
construire par des artisans, avec le bois des arbres qui longent le
Jourdain, la carcasse de son canot. A Beyrouth, il acheta une machine
à vapeur, la fit installer par un mécanicien et le canot de Pachôme
sillonna la Mer Morte et le Jourdain. Mais les dépenses s'étant
élevées à plus de trois mille lires turques, Pachôme endetté fut
obligé de céder son privilège au patriarcat de Jérusalem qui paya
les dettes. Mais laissons le canot à vapeur de Pachôme sillonner la
Mer Morte et revenons à notre récit.
Dans l'îlette formée par les
deux bras du fleuve, à l'ombre des saules, à onze heures du matin,
nous dressâmes la table sur l'herbe, pour le déjeuner. Après le
repas, Cornélius et le hiéromoine Pancrace s'allongèrent sur
l'herbe pour faire la sieste, tandis que Kallistrate cherchait un
endroit propice à la pêche.
Moi, debout, je contemplais le
paysage et Pachôme prenait la route pour le monastère, afin d'y
recevoir des pèlerins. Au novice Gérasime, qui était avec nous, je
dis :
Père, peux-tu me passer avec la
barque sur l'autre rive et venir me chercher quand je t'appellerai ?
Que cela soit béni, répondit
Gérasime.
Et quelques minutes après, nous
étions sur l'autre rive.
Gérasime retourna à l'îlette, et
moi, je restai au-delà du Jourdain.
Après m'être avancé de quelques
cinquante pas, je me suis, tout-à-coup, trouvé dans une impasse.
Les buissons et les roseaux formaient une muraille imprenable, haute
de deux à trois mètres ; Ne pouvant progresser, je décidai
de revenir sur mes pas et d'appeler Gérasime pour qu'il vienne me
chercher avec le radeau. J'avais également peur d'être attaqué
par une de ces bêtes sauvages qui vivent sur les bords du Jourdain.
Alors que je m'apprêtais à
rentrer, je vis bondir devant moi, sortant des buissons, un lièvre
poursuivi par deux chacals. Avec prudence et crainte, je pressais le
pas vers le Jourdain. A ma droite et à ma gauche se dressaient les
murailles imprenables des buissons et des roseaux.
J'avançais quelque peu, quand
j'aperçus, à cinquante pas du fleuve, au-dessus des buissons et
des broussailles, un tertre ; Je voulus y grimper et, de là,
appeler Gérasime, car dans ce maquis inextricable, je ne pouvais
retrouver l'endroit de mon débarquement.
Je fis vingt pas encore et la
fatigue me gagna. De mes mains et de mes pieds écorchés, le sang
coulait. Mes vêtements étaient, ici et là, en lambeaux. Epuisé
de fatigue, je m'assisnau bas du monticule pour me reposer ;
mais comment trouver le repos, tant ces lieux étaient infestés de
bêtes sauvages ?
Quelques minutes après, je
repris ma montée.Tout en psalmodiant, plus par peur que par
inspiration : « Pendant ton baptême dans le Jourdain,
Seigneur... », j'entendis une voix me dire :
Homme, qui es-tu, et pourquoi
viens-tu troubler ma solitude ?
Mon étonnement fut tel que je
faillis tomber à terre, quand l'idée qu'un ermite se trouvait dans
cette solitude, dans ce désert impénétrable, vint frapper ma
mémoire. Je répondis :
Je suis un homme pécheur, en
quête de Dieu dans ce désert. Mais toi, qui es-tu ? Que
fais-tu ici ?
Moi, répondit la voix, je suis un
homme, j'ai fui le monde pour trouver Dieu. Je sais que c'est Dieu
qui t'a envoyé, pour parler avec moi. Dévie quelque peu sur ta
droite : il y a une piste ; et viens ici. Je
t'accompagnerai jusqu'au Jourdain, pour retrouver tes compagnons ;
Ces paroles me remplirent de joie
et, comme un cerf altéré, après avoir trouvé la piste, je
grimpais vers le haut.
Au sommet du monticule, l'homme
mystérieux me dit :
N'approche pas davantage.
Arrête-toi !
Je m'arrêtais aussitôt à cinq
pas de lui. J'observais. Tout-à-coup, un visage surgit de derrière
une pierre, maigre, bronzé par le soleil, complètement imberbe.
Ses cheveux noirs, liés par une tige de graminée, descendaient sur
son dos. Il se redressa et me dit :
Suis-moi.
Son corps, que j'aperçus, était
de taille moyenne. Son vêtement, celui d'un moine, usé, déchiré,
raccommodé en plusieurs endroits, avec, en guise de fil, toujours
une tige de graminée, descendait jusqu'aux genoux. Sur ses pieds
nus, ici et là, des cicatrices de plaies.
Pendant que nous marchions, en
silence, une foule de pensées traversaient ma tête. Je me disais :
Mais que peut bien être cet être
mystérieux ? Un homme ? Une femme ? Un être bon ou
un criminel fuyant la justice ?
Nous cheminâmes à travers
buissons et broussailles, dans un sentier créé par cet homme
mystérieux. Après une marche de vingt minutes, nous touchâmes à
un endroit rocheux. Il déplaça un fagot de broussailles et me
dit :
Avance !
J'inclinai la tête et passai sous
un portique percé dans les broussailles, les ronces et les roseaux.
Après avoir fermé l'entrée avec le fagot, il s'approcha de moi et
me dit :
Avance vers le rocher qui est
devant toi ; là se trouve ma demeure.
En quelques pas, je fus devant une
petite grotte, de six mètres environ de profondeur et de cinq de
large. Devant la grotte, s'élevaient des poteaux, faits de troncs
d'arbres fourchus au sommet. Des sommets fourchus des poteaux
partaient des poutres horizontales, dont l'extrémité reposait sur
le rocher ; d'autres poutrelles les croisaient, portant des
feuillages qui donnaient ainsi de l'ombre jusqu'à trois mètres de
la grotte. A droite et à gauche, des pierres servaient de sièges
et on pouvait s'y asseoir confortablement. Pendant que du regard,
j'examinai l'intérieur de la grotte, il me dit :
Voilà ma maison ; j'habite
ici depuis six ans déjà et, j'espère, Dieu voulant, y terminer ma
vie. Entrons dans la grotte pour voir l'intérieur de ma demeure
puis, à l'ombre fraîche du rocher, je te raconterai comment j'ai
quitté le monde pour venir dans ce désert.
Dans la grotte je vis une soutane
de moine, pendue sur la paroi, une petite jarre d'eau, une marmite
en terre pour la cuisine et une autre en métal, une cuvette en
bois, un gobelet également en bois, une serpette et d'autres
objets. A droite et à gauche de la grotte, deux pierres servant de
sièges, une couche faite d'herbes sèches dans un coin, à l'orient
une Croix, et tout près un chapelet monastique et une petite icône
de la Mère de Dieu.
Pendant que, du regard,
j'examinais tous ces objets, il me dit :
Prends place sur ce siège de
pierre et parlons, car depuis que je suis ici, je n'ai jamais parlé
avec un être humain. Je te remettrai quelques notes sur ma vie, si
tu mepromets que tant que tu seras en Palestine...
J'interrompis le moine et lui
dis :
Je resterai en Palestine jusqu'à
la fin de ma vie.
Oh ! Tu te trompes. Dans peu
de temps tu vas quitter la Palestine. Tu vas être envoyé ailleurs,
en Hellade libre, où tu vas réaliser tes désirs.
Je regardais fixement l'ermite.
J'étais bouleversé. Il connaissait tous les secrets de mon cœur.
Tu ne diras rien de moi à
personne, ni de notre rencontre, rien de ce que tu vas entendre de
ma bouche. A personne tu ne confieras les notes que je vais te
remettre après notre entretien et après, bien entendu, avoir reçu
ta promesse.
Je promis de tenir mon engagement et
lui répondis :
Ce que tu vas me confier, ô
serviteur de Dieu, personne ne le saura, tant que je serai en
Palestine.
Ne m'appelle pas serviteur, mais
servante. Je suis une femme errante et passionnée, comme dit Homère
dans l'Odyssée.
En l'entendant dire qu'elle était
une femme, la stupeur m'envahit. Je la regardais et me disais
étonné :
Une femme ! Mais comment
s'était-elle transformée ainsi... ?
Pourquoi t'étonnes-tu, en
m'entendant dire que je suis une femme ? Dans les péripéties
du monde, dans la vie, j'ai souvent menti ; mais à présent,
dans l'état où je suis et en ce lieu, il ne m'est pas permis de
mentir. Dès que je t'ai vu, j'ai su que tu étais prêtre, et
aussitôt, je décidai de me confesser et de raconter ma vie.
En vérité, lui répondis-je,
j'ai un instant pensé que tu pouvais être femme. Maintenant je
suis sûr que tu dis la vérité. Pour être venue habiter ce
désert, tu as certainement beaucoup souffert dans le monde et,
comme tu es très sage, tu l »as quitté, tu l'as haï. Pour
citer Homère comme tu viens de le faire, tu as certainement étudié,
tu t'es beaucoup instruite dans les écoles. Raconte-moi ta vie. Je
suis pressé, j'ai hâte d'apprendre comment tu es venue en ce lieu,
quels furent les mobiles qui t'ont poussée à faire ce pas ;
Je te promets de ne rien dire à personne, tant que je serai en
Palestine ; mais je ne partirai pas d'ici que tu ne m'aies tout
dit sur toi.
Oui, me dit-elle j'ai confiance en
toi, je ne te cacherai rien. Si la nuit nous surprend, tu partiras
et, demain matin, tu reviendras, non pas avec la barque, mais par
l'endroit que je vais te montrer, où le fleuve s'étale ; tu
pourras le traverser à pied et gagner l'autre rive. Si tu restes
ici pour la nuit, tes compagnons s'inquiéteront et te croiront
perdu dans ce désert impraticable.
Bien, lui répondis-je.
Commençons donc notre récit,
bien que les notes que je vais te confier racontent longuement tout
ce que tu vas entendre.
Mon père – il me l'avait souvent
raconté- était originaire de l'Hellade libre, de l'île de
Céphalonie. Tout jeune, il quitta sa patrie, pour aller tenter sa
chance ailleurs. Après avoir parcouru divers pays, parfois heureux,
parfois malheureux, il arriva enfin à Damas de Syrie. Là, il
ouvrit un commerce qui marcha très bien. Peu de temps après, il se
maria avec ma mère Diamanto. D'après les notes de mon père –
bien que peu instruit, il était ordonné et notait tout- je serais
née le 7 janvier 1860, au cours de la seconde année de son
mariage. Mon parrain qui était un arabophone de Damas, m'appela
Djanté, en grec Photinie. Mais pour être née le jour de la fête
de Saint Jean le Précurseur, on me surnomma Ioannoula ou Ianaqui,
Petit Jean, nom que portait aussi mon grand-père.
Après une longue maladie, ma mère
mourut sans laisser d'autre enfant que moi. J'avais alors six ans.
Mon père supporta mal la mort de ma mère. Il vendit son commerce
et, deux mois après, partit avec moi pour l'Egypte.
A Alexandrie, il n'ouvrit pas de
magasin, mais il s'associa à des négociants en produits coloniaux.
Il me plaça dans une famille hellène, pour y apprendre
sérieusement la langue grecque et l'alphabet sous la directions de
Phroso, une institutrice amie. Elle convint avec mon père du prix
des leçons, etc...
Il m'est impossible de dire l'amour de
mon père pour moi ; il tremblait de crainte à l'idée qu'un
malheur pouvait m'arriver. Quand il partait en haute Egypte, en
Ismaïlia, ailleurs pour ses affaires, il écrivait tous les jours à
la famille qui m'hébergeait et demandait : « Que
devient mon petit Jean ? » Quand parfois il restait sans
nouvelles pendant trois jours, il télégraphiait : « Ta
santé est-elle bonne, mon petit Jean ? » S'il ne
recevait pas de réponse immédiate, il quittait son travail et
venait à Alexandrie. Dès le seuil de la maison, et quelle que fût
l'heure, il criait : « Jean, mon Jean ! » Moi,
j'accourais et me jetais dans ses bras, criant aussi : « Père,
mon petit père ! » et je lui baisais les mains. Lui me
serrait sur sa poitrine, me couvrait de baisers et me caressait
tendrement. Le nom de Jean m'allait si bien que tout le monde à la
maison, tous les amis, m'appelaient par ce nom.
Les affaires de mon père
prospéraient. Moi, je progressais dans mes études et mon corps
croissait. Au cours de la troisième année de notre séjour à
Alexandrie, mon père partit en haute Egypte et y resta trois mois
environ pour ses affaires. Pendant son absence, je tombai malade,
sans maladie. Je dis sans maladie, parce que je ne ressentais aucune
souffrance physique ; seul le désir de mon père me
tourmentait ; je souffrais de mélancolie dépressive et ne
jouais plus. Dans un demi-sommeil, éveillée, je m'écriais :
« Père, mon petit père, où es-tu ? » Le maître
de maison, craignant une aggravation de mon état, télégraphia à
mon père de venir à Alexandrie : le petit Jean languissait.
Dès la réception du télégramme, il quitta immédiatement ses
affaires et vint à Alexandrie, plein d'inquiétude à mon sujet.
Arrivé à une heure de l'après-midi, il se mit à crier, dès le
seuil de la maison : « Jean, Jean, mon petit Jean ! »
Mais petit Jean ne lui répondit pas. Sur le conseil du médecin,
j'avais pris de la quinine, et j'étais couchée, plongée dans un
profond sommeil artificiel. Mon père gravit, deux par deux, les
marches de l'escalier, et se trouva, en un clin d'oeil, dans
l'entrée. « Mon petit Jean ! » cria-t-il en
courant vers la chambre où je dormais. La maîtresse de maison, qui
entendit sa voix, n'eut pas le temps de lui parler. Elle le
rejoignit dans ma chambre.
Mon père qui n'avait pu retenir ses
larmes et qui criait toujours : « Jean, mon petit
Jean ! » me prit dans ses bras, me couvrit de baisers et
me caressa. Malgré mon anesthésie, j'ouvris les yeux, et dès que
je vis mon père bien-aimé, j'éclatais en sanglots, et criais à
mon tour : « Père, mon petit père ! ». Je
baisai ses mains et les caressais. Quand il me remit au lit, je
criais encore : « Père, mon petit père ! Ne repars
pas ! ». Ses larmes l'empêchèrent d'articuler un seul
mot.
Sur ces entrefaites, le médecin
arriva et conclut que la crise était terminée. Selon la coutume
des médecins, il dit que je devais changer de climat, pendant
quelques jours ; Mon père écouta avec attention les doctes
conseils, et sans perdre de temps, il télégraphia en haute Egypte
et dit que, pour des raisons personnelles, il ne pourrait reprendre
son travail.
Quelques jours après,
l'associé de mon père arriva à Aexandrie et donna son accord.
Nous fîmes alors nos préparatifs et partîmes aussitôt pour le
Pirée. Avant l'embarquement mon père m'acheta un habit de marin ;
j'avais neuf ans. Nous prîmes congé des gens de la maison et des
amis. Nous montâmes et embarquâmes sur un bateau russe à vapeur,
pour Smyrne, dans la soirée. Nous étions en première classe.
Vêtue de mon habit de marin, je ressemblais à un garçonnet, à un
petit mousse de dix ans. Dans son grand amour pour moi, mon père
m'avait acheté une canne, pour pouvoir me défendre le cas échéant,
bien qu'il ne me quittât jamais. J'étais en pleine forme lorsque
nous quittâmes Alexandrie. La mer était calme et le ciel serein.
Le reflet de la lune, sur la mer tranquille, était magique. Les
premières et les secondes classes, de même que les troisièmes et
lepont, étaient pleins de voyageurs et de pèlerins russes qui
revenaient de Jérusalem, où ils avaient vénéré les lieux
saints. Quant à moi, pendant tout le voyage je fus dans la joie.
Beaucoup de voyageurs me disaient :
Petit Jean, viens chercher des
bonbons.
Je refusais toujours ; mon père
m'avait interdit d'accepter quoi que ce fût. Des dames disaient
aussi :
Quel joli petit garçon ! Il
est mignon comme une petite fille. Qu'il vive de longues années,
Monsieur Gérasime, disaient-elles à mon père.
Pendant toute la traversée, je
jouais, sautais, riais, chantais les chansons que Phroso, mon
institutrice, m'avait apprises à Alexandrie.
Quand une dame me disait :
Petit Jean, viens que je te
caresse.
Non, non, lui disais-je, et je
courais me jeter dans les bras de mon père. Je lui embrassais les
mains, le visage, la bouche.
Sans arrêt je l'importunais avec mes
questions. A Smyrne, nous prîmes un autre bateau de la même
compagnie ; il partait le lendemain, 10 mai, pour le Pirée.
Pendant que du haut du pont nous regardions les bateaux évoluer sur
la mer, je ne sais comment, un écureuil monta sur le bateau. Dès
que je le vis, je courus pour l'attraper.
Oh, oh ! criai-je, un
écureuil ! Et je finis par le prendre.
Mon père pleurait de joie. Et moi,
dans ma naïveté, je pensais que c'était pour l'écureuil.
Petit père, est-ce pour
l'écureuil que tu pleures ? Veux-tu que je le relâche ?
Tu es triste parce que je l'ai capturé ?
Non, mon petit Jean, je suis
heureux de voir que tu vas très bien.
Deux jours après, nous débarquâmes
au Pirée. J'étais au comble de la joie. J'étais en
Grèce.Impressionnée d'entendre tout le monde parler grec, je dis à
mon père.
Père, on ne parle pas arabe ici ?
Non me dit-il, il n'y a pas
d'Arabes ici.
Comme c'est bien d'entendre tout
le monde parler le grec.
Au Pirée, en attendant de trouver une
maison convenable, mon père loua une chambre à l'hôtel Métropole.
Son premier souci fut de trouver un maître ou une maîtresse pour
me donner des leçons. Il me recommanda de ne parler à personne, et
de ne pas révéler que j'étais une fille. La maîtresse d'école
fut trouvée. Son nom était Aglaé. Elle me donna des leçons
jusqu'à septembre, puis mon père m'inscrivit à l'école grecque
où j'entrais après un examen. J'avais alors dix ans. Je fus
inscrite sous le nom de Jean Gérasime, parce qu'en Turquie, comme
en Arabie, on ne décline pas le nom de famille, mais seul le prénom
du père. Nous gardâmes la maîtresse qui devint ma répétitrice.
Ne pouvant supporter d'être séparé
de moi, ne fût-ce que pour quelques heures, mon père venait à
l'école et demandait au directeur si je travaillais bien, si
j'étais un bon élève ; En apprenant que je progressais, que
j'étais appliquée, que j'étais sage, que j'allais à la
gymnastique, il était plein de bonheur.
Dans la même école, il y avait des
petites filles. Trois étaient dans ma classe. L'une d'elles,
Sophie, me demanda un jour mon cahier, pour copier la leçon de la
veille ; elle avait été absente. Cela me fut désagréable et
je lui répondis :
Pourquoi ne demandes-tu pas à un
autre que moi ?
Parce que tu es l'élève le plus
sympathique.
Je ne compris rien et, en riant, je
lui passai mon cahier. Elle l'emporta, et me le rendit le lendemain.
Sur ce cahier, j'avais écrit une
chansonnette, que ma maîtresse m'avait apprise, quand elle venait
me faire travailler chez moi. Elle commençait ainsi :
O printemps
Avec tes fleurs parfumées
Qui ornent les champs
Et les forêts vierges...
Sophie la lut et ajouta :
Le papillon voltige sur les fleurs
et mon cœur bat pour toi !
En découvrant cette addition, j'en
fus fâchée ; j'en déchirais la page et ne lui prêtais plus
mon cahier.
Je terminai cette année-là avec la
mention très bien. Personne ne soupçonnait que j'étais une
fille ; je m'étais si bien transformée que, même à la
gymnastique, je me sentais comme l'un de mes condisciples ;
Pour que tu puisses bien comprendre mon caractère masculin, je te
dirai ceci : la veille de la nouvelle année, nous parcourûmes,
mon père et moi, beaucoup de magasins de jouets du Pirée. Mon père
me laissa choisir ce que je voulais.
Que penses-tu que j'achetai ? Des
jouets pour garçons : un faux pistolet, une jolie canne, un
grand ballon. Dans l'un de ces magasins, nous rencontrâmes Sophie
et sa mère. Dès que Sophie me vit, elle dit à sa mère :
« Voici mon bon condisciple, Monsieur Jean, avec son père. »
Elles s'approchèrent de nous, et Catherine, la mère de Sophie, dit
à mon père :
Puisse Jean vivre de longues
années, Monsieur Gérasime. Sophie m'a dit que votre fils était
bon et sage.
Mon père la remercia. Sophie
s'approcha de moi et me dit :
Quels beaux jouets, petit
Jean!Viens chez moi pour les fêtes, il y aura des jeunes filles et
des garçons pour jouer. Ma mère t'aime beaucoup. Je lui ai dit que
tu étais bon.
Monsieur Gérasime, dit la mère
de Sophie, envoyez-nous un jour votre fils ; nous habitons
Terpsithéa, en face de l'église de Saint Constantin.
Sur le conseil de mon père, je
déclinai l'invitation ; je devais étudier. Sophie me jeta un
regard suppliant et me dit :
Pourquoi ne pas étudier
ensemble ?
Non, répondis-je à nouveau.
Puisqu'il ne veut pas, reprit mon
père, je peux l'y contraindre.
Où habitez-vous, Monsieur
Gérasime ? demanda la mère de Sophie.
Rue Aristote, au trente-cinq,
répondit mon père.
Nous nous saluâmes et nous rentrâmes
chez nous.
J'étais dans la joie à cause de mes
beaux jouets.
Je reçus le diplôme de l'Ecole
Hellénique avec la mention très bien. J'oubliais de te dire qu'au
cours des vacances nous allions à Hydra et à Spétsé, pour y
passer l'été, ou encore à Méthane et à Syros.
A Spétsé, à Hydra, nous prenions
des bains de mer. Pour me transformer le plus possible en garçon,
je m'exposais très longtemps au soleil et, quand au mois d'août
nous revenions au Pirée, j'étais bronzée et pleine de vie. Nous
habitâmes le Pirée pendant quatre ans.
Mon père vendait des produits qui
venaient d'Egypte et du Japon par Port Saïd.
J'avais atteint ma quatorzième année.
Je me fis inscrire au lycée. Alors mon père se mit à m'appeler
Monsieur Jean. Je lui dis :
Pourquoi ne m'appelles-tu plus
petit Jean, comme autrefois ?
Parce que tu es grand maintenant,
non seulement en âge, mais aussi en savoir.
Sophie entra comme interne au lycée
Arsakion. Je ne m'occupai plus d'elle et ne prenais jamais de ses
nouvelles.
La veille de la nouvelle année, nous
nous rencontrâmes au magasin de Dionysaki. Dès qu'elle me vit,
elle courut me serrer la main, et dit :
Beaucoup d'années, petit Jean.
Pour la fête de Saint Jean, j'irai te visiter et te dirai beaucoup
de choses. Salut, et que l'année nouvelle soit bonne.
Et nous nous séparâmes. Après avoir
acheté une petite canne, une montre en argent et d'autres objets,
nous rentrâmes à la maison. La propriétaire, la grosse Margot,
qui nous accueillit, me dit :
Tu as acheté de bien jolies
choses, petit Jean. Qu'il vive de nombreuses années, votre Jean,
Monsieur Gérasime.
Après nous être souhaités une bonne
année, nous rentrâmes chez nous. Mon père, heureux et satisfait,
commença avec son accent des îles à chanter les calendes. Je me
jetai dans ses bras, caressai sa barbe, et lui dis :
Comme c'est beau. Je te donnerai
des étrennes.
La fête de Saint Jean arriva. Mon
père, aidé de la servante Panaghiota, prépara la maison et acheta
beaucoup de pâtisseries. Moi, j'ornai la salle de réception de
fleurs artificielles et naturelles et, dans les angles, je disposai
des pots de fleurs, que Margot nous avait procurés.
Le lendemain, nous reçûmes beaucoup
de monde, dont le directeur de l'école accompagné d'un professeur.
A trois heures de l'après-midi, Sophie arriva avec sa mère. Je les
reçus à l'entrée de la maison et les accompagnai au salon, oùmon
père les accueillit avec beaucoup d'amabilité. La mère de Sophie
prit place dans un fauteuil, près de mon père, et tous deux
entrèrent en conversation. Sophie examinait les fleurs et la
décoration du salon :
Qui a disposé les fleurs, là-bas,
petit Jean ?
Elles sont belles, répondis-je.
O combien te ressemble cette
photographie.M'en donneras-tu une, petit Jean, pour que je ne
t'oublie pas ?
Toi aussi.
Dès demain, je t'enverrai la
mienne.
Mais est-il permis à une élève
de ton école d'avoir la photographie d'un jeune homme qui n'est pas
un parent ?
Que dis-tu là ? Toutes les
jeunes filles ont des photographies de jeunes gens.
Alors que nous parlions encore, la
mère de Sophie se leva pour partir.
Pourquoi te presses-tu, maman ?
Quoi donc, vous n'avez pas encore
terminé vos bavardages ? dit sa mère.
Bonne santé, petit Jean, ajouta
la mère de Sophie. Que tes années soient nombreuses et tes études
brillantes.
Sophie qui me saluait, ajouta :
Petit Jean, n'oublie pas de
m'écrire. J'attends une lettre de toi à l'école.
Elles partirent. Je les accompagnai
jusqu'à la porte extérieure, et je retournai tout rouge au salon
où se trouvait mon père.
Les examens arrivèrent. J'obtins la
note 9. Mon père, dans la joie, reçut les félicitations des
professeurs et des amis. De Sophie, me parvint la lettre suivante :
« Monsieur Jean, tu ne peux
imaginer ma joie, en apprenant par ma mère que tu avais réussi tes
examens. Je te félicite et te souhaite d'aller plus loin encore.
Ton ex-condisciple : Sophie ».
Vers le 15 juillet, à cause de la
chaleur excessive qui enveloppait le Pirée, nous partîmes pour
Hydra où nous louâmes deux chambres à l'hôtel. Là je fis la
connaissance de beaucoup de messieurs et de dames. Hydra est une île
rocheuse et sèche. Il y a un monastère d'hommes dédiés au
prophète Elie et des monastères de femmes où vivent des moniales.
Nous n'allâmes qu'une fois au
monastère du Prophète-Elie, mais plusieurs fois aux monastères de
femmes, surtout à celui de la Sainte-Trinité, pour y suivre les
offices nocturnes. Les moniales de la Sainte-Trinité me firent
grande impression. J'aurais voulu, pour ne pas être séparée
d'elles, et si celaeût été possible, me faire tonsurer moniale.
La gravité de leur mœurs, le décor de l'environnement, la
propreté du monastère et de l'église, les offices nocturnes, les
longues veilles m'avaient marquée de leur charme, et souvent j'y
pensais. Sur le chemin du retour, je dis à mon père :
Père, comme la moniale Matrone
est bonne ! Pélagie n'est-elle pas une sainte ? Elle m'a
donné à lire la vie de Sainte Marie l'Egyptienne. Marie a reçu si
abondamment la Grâce qu'elle a volé dans les airs, comme un
oiseau, pour traverser le Jourdain.
Mon père, joyeux, me disait :
Elles vont finir par te faire
moniale, mon petit Jean.
Ne serait-ce pas bien, père ?
Oui, mais tu dois d'abord étudier.
Oui, père. Je vais te chanter un
tropaire, que la sainte moniale Pélagie m'a appris : « En
toi, Mère, s'est conservée sans défaut la divine image... »
C'est là le tropaire de Sainte Marie l'Egyptienne, dont l'Eglise
célèbre la mémoire le 1er/14 avril et le Cinquième Dimanche du
Grand Carême : « En toi, Mère, s'est conservée sans
défaut la divine image. Prenant ta Croix, tu as suivi le Christ.
Par tes œuvres, tu as enseigné à mépriser la chair qui passe et
à s'occuper de l'âme immortelle. Aussi ton esprit, ô Bienheureuse
Marie, se réjouit-il avec les anges. »
Te voilà devenue chantre,
maintenant, dit mon père, en riant.
Mais père, n'est-il pas beau ce
tropaire ?
Pendant que nous parlions, le facteur
arriva et demanda :
Jean, le fils de Gérasime, est-il
là ?
Oui,pourquoi ?
Il y a une lettre pour lui.
Je me précipitai sur le facteur et
lui pris la lettre qu'il tenait.
Apporte-la, dit mon père, elle
doit venir de la demoiselle Sophie.
Moi, debout, je lus l'adresse et j'en
reconnus l'écriture. Je voulus la déchirer. Mon père, qui s'en
aperçut, me cria :
Ne la déchire pas. Voyons ce
qu'elle écrit. Il y a certainement des nouvelles d'Athènes et du
Pirée. Je l'ouvris :
Oh ! Elle m'écrit qu'elle
va, elle aussi, devenir moniale.
Avec colère, je jetais la lettre sur
la table. Mon père la prit et, en riant, commença à la lire. Moi,
tout en caressant sa barbe, je murmurais :
Qu'elle est bête, qu'elle est
sotte !
« Monsieur Jean, au moment où
je t'écris, je me trouve à Phréatyde. Il est huit heures du soir.
En regardant la mer, il me semble y voir l'île d'Hydra, et toi,
porté sur les vagues. Tu vois, je t'écris avec un crayon. Ah, si
je pouvais me changer en petit poisson et venir sur la vague te
dire : Quel dommage de ne pas te voir, petit Jean, jeune garçon
aimé... »
Oh ! Dit mon père en riant,
« jeune garçon...petit poisson... »
Elle ne dit rien de la vie
monastique, quelle sotte !
Voyons plus loin, dit mon père.
« Hier, nous étions à Egine,
c'était merveilleux. Quand vous rentrerez je vous apprendrai
beaucoup de nouvelles. Ta condisciple d'autrefois ».
Cette lettre nous allons la
montrer à Gérondissa Pélagie – Il voulait dire à l'Ancienne, à
la supérieure du monastère.
Non, répondis-je.
Mon père avait compris mon agacement,
et me dit :
Monsieur Jean, Sophie t'a écrit
avec innocence, comme à un condisciple ; Ne sois pas en reste,
écris-lui une carte d'Hydra.
C'est ce que je fis.Nous restâmes à
Hydra, jusqu'au 20 août environ, puis retournâmes au Pirée.J'étais
un peu songeuse. Après nos visites aux saintes moniales, un
changement imperceptible s'était fait en moi.Je commençais à
désirer la vie monastique.Je ne voulais plus sortir en promenade,
comme auparavant, ni aller en visites. Le troisième jour après
notre arrivée au Pirée, Panaghiota vint. Je dormais encore.
C'était l'après-midi, vers quatre heures. Elle me dit :
Sophie et sa mère sont passées,
et m'ont dit que vers huit heures ce soir, elles seraient à
Phréatyde, et que si cela vous était agréable, vous pourriez les
y rejoindre.
Très bien, dis-je ;
Vers six heures, mon père rentra.
Panaghiota lui fit part de la visite de Sophie et de sa mère ;
Moi, je lisais le journal du soir quand mon père m'appela :
Monsieur jean, Monsieur jean !
Tout de suite, père!
Et je courus à lui.
Madame Catherine nous fait dire
qu'elle nous attend à Phréatyde, vers huit heures ce soir. Veux-tu
y aller ?
Comme il te plaira, père.
Allons-y donc. J'en profiterai
pour prendre un peu l'air, parce que je suis abruti avec les comptes
du commerce.
Nous quittâmes la maison vers sept
heures trente et prîmes le chemin de la Phréatyde. Nous nous
installâmes au café. Mon père demanda un café et moi, de la
limonade. Vers huit heures trente, madame Catherine arriva avec
Sophie.
Soyez les bienvenus, comment
avez-vous passé le temps à Hydra ?
Très bien, répondis-je, le
soleil m'a bronzé.
Que le mauvais œil n'ait pas
prise sur toi, tu as grossi !
L'air pur lui a fait du bien,
répondit mon père.
Vous êtes-vous bien reposé à
Hydra ? me demanda Sophie.
Fort bien. Je suis allée,
régulièrement, au monastère des femmes de la Sainte-Trinité,
pour y suivre les offices nocturnes. Quelles vertueuses
moniales!Surtout la Gérondissa Pélagie. Elle m'a donné un livre
très intéressant, qui raconte la vie de Sainte Marie l'Egyptienne.
Mon père, pour taquiner Sophie,
ajouta :
Elles ont failli faire de mon
petit Jean un moine ! Si je n'avais pas été là, petit Jean
le serait déjà.
Ouf ! dit Sophie, ces
religieuses sont toutes hypocrites. Sache, monsieur jean, qu'aucune
femme sérieuse ne se fait moniale. Des laides, dont personne ne
veut, vont au monastère pour, soi-disant, se sanctifier.
Elles ont cependant plu à
monsieur Jean, reprit la mère de Sophie.
Laissons les bonnes sœurs, dit
Sophie. Je ne veux plus entendre parler de ces créatures-là. Quand
j'ai reçu la lettre que tu m'as envoyée d'Hydra, il y avait chez
moi deux condisciples et elles m'ont demandé la cause de ma joie.
Elles ont pris ta carte et m'ont dit que, d'après ton écriture, tu
étais un jeune homme bien élevé.
Après ce bavardage, nous les
quittâmes, heureuses de cette rencontre.
Mon père avait décidé de partir, en
septembre, pour Constantinople, et de là à Braïla. IL me prit
avec lui, parce qu'il ne pouvait supporter d'être séparé
longtemps de moi. Nous arrivâmes à Constantinople vers la fin de
septembre et logeâmes à l'hôtel pendant quelques jours. Mon père
me dit :
Mon petit Jean, veux-tu que je te
fasse inscrire à la Grande Ecole de laNation, pour ne pas perdre
ton année ?
Non, père, puisque dans quelques
jours tu vas partir pour Braïla où tu risques de t'attarder.
Allons plutôt à Halkis ; là, je me ferai inscrire, soit à
l'Ecole de Commerce, soit à l'Ecole de Théologie.
Ce qui fut fait. L'Ecole de Théologie
de Halkis me fit grande impression : l'uniforme sobre des
étudiants, l'ordre dans l'église, les discours ecclésiastiques
que les étudiants prononçaient au terme de leurs études.
Puisque j'avais manifesté le désir
d'étudier à l'Ecole de Théologie, mon père s'entendit avec deux
professeurs pour des leçons particulières, parce que je n'étais
pas capable de suivre les cours de la seconde classe. Je devais donc
attendre pour mon inscription à l'Ecole de Théologie. Mon père
loua pour moi une chambre à l'hôtel, déposa en mon nom, à
Halkis, une somme d'argent, et partit pour Braïla. Antoniadès,
Léandre Arvanitakis et Théophile l'Archimandrite me donnèrent des
leçons.
Puisque, pour les fêtes et même les
jours ordinaires, j'allais à l'Ecole, y suivais les cours et
discutais avec les étudiants, je crus bon de porter l'habit
monastique et de laisser pousser mes cheveux. Quand, fin novembre,
mon père revint, il trouva un moinillon, bien avancé dans le
savoir théologique. Les examens terminés, mon père et moi
reprîmes le chemin d'Athènes.
Je te raconte tous ces détails pour
que tu saches que, comme Sainte Pélagie, Sainte Euphrosyne et
d'autres, j'ai vécu en homme dans le monde et non dans un
monastère. Tu trouveras tout ce que je te raconte dans les notes
que je vais te confier, de même que toutes mes vicissitudes, notées
en détail.
L'heure étant avancée, je vais te
montrer l'endroit où la rivière s'étale, et par où, demain
matin, tu reviendras ici. Moi, je t'attendrai pour reprendre notre
entretien. Ensuite je t'accompagnerai jusqu'au lieu où tu as quitté
la barque. De là tu appelleras pour qu'on vienne te chercher. Le
jour décline et tes compagnons vont s'inquiéter.
Après m'avoir indiqué le passage,
nous convînmes d'un signal : moi, je chanterais :
« Pendant ton baptême dans le Jourdain, Seigneur... »,
puis je me tairais, et elle continuerait « fut manifestée
l'adoration due à la Trinité... »Elle me ramena donc à
l'endroit où le novice Gérasime m'avait débarqué.
Pères, criai-je, la barque...
Ils entendirent ma voix, et
répondirent aussitôt depuis l'îlette :
Tout de suite, tout de suite !
Un instant après, le novice Gérasime
me prenait dans sa barque.
Nous étions très inquiets, me
dit-il, un malheur peut très vite arriver.
Ne me demande pas comment j'ai
franchi buissons et broussailles...
A l'île, les pères se précipitèrent,
Cornélius le premier, pour me demander ce que j'avais fait dans la
Pérée – c'est-à-dire l'Autre Rive, la région de la rive gauche
du Jourdain où commence le désert- et pourquoi j'avais tant tardé.
Regarde l'état de ton froc.
Tu as certainement trouvé un
trésor dans la Pérée, c'est-à-dire un ermite, dit Kallistrate.
Ne voyez-vous pas son visage rayonner la joie ?
Pendant qu'ils me préparaient du
café, je leur disais que je m'étais égarée dans les buissons et
les broussailles, que deux chacals couraient après un lièvre, que
j'avais vu un grand serpent à l'ombre des saules, dans les roseaux,
et d'autres choses encore. Mais je ne dis rien de l'ermite.
Après le café, nous partîmes pour
le monastère de l'Abba-Gérasime. Le soleil se couchait. Les
environs du Jourdain étant infestés de bêtes sauvages, nous
décidâmes d'éviter l'étroit chemin et de suivre le cours de la
source bénie d'Abba Gérasime, chemin plus long mais plus
praticable. Arrivés à la source bénie, nous vîmes diverses bêtes
sauvages défiler sous nos yeux : chacals, renards,
etc...Enfin, vers neuf heures et demie du soir, nous fûmes au
couvent. Nous frappâmes à la porte et on vint nous ouvrir.Les
moines dormaient.
Pachôme l'higoumène nous dit :
J'ai cru que vous étiez restés à
l'îlette et on ne vous attendait plus. Il n'y a plus rien à
manger ; mais nous allons faire frire des œufs avec du
fromage.
Ce n'est pas notre faute, dit
Cornélius, c'est la faute du Père Joachim, qui s'est attardé
au-delà du Jourdain.
Au-delà du Jourdain, demanda
Pachôme, et tu n'as pas eu peur des bêtes sauvages ?
Je n'en ai vu aucune, si ce n'est
des chacals, des serpents et des tortues.
Mais puisque te voilà sain et
sauf...
Et Callistrate ajouta :
Je ne puis m'empêcher de penser
que tu as vu un ermite, au-delà du Jourdain. A présent je te vois
tout songeur, alors que jusqu'ici tu étais différent.
Callistrate était un moine, qui
s'était livré à l'ascèse, au-delà du Jourdain, à Koraki, un
bourg distant de deux jours de marche du Jourdain ; c'était un
bourg de quatre cents familles : Ottomans, Arabes, et
arabophones orthodoxes. Pendant trois ans il avait vécu dans une
grotte, sur les pentes abruptes de la montagne. Les chrétiens de
Koraki lui faisaient passer sa nourriture avec une corde. Jadis, sur
l'emplacement de Koraki, se trouvait le royaume de Og, dont parle la
Sainte Ecriture. Callistrate avait donc l'expérience de la vie
érémitique.
Nous prîmes le repas du soir, lûmes
les complies et allâmes nous coucher.Moi, pensant à l'ermite, je
ne pus trouver le sommeil. Je me disais : est-elle une femme ou
fait-elle semblant ? D'après son allure pourtant, elle paraît
être un être saint. Je luttai toute la nuit dans l'attente du
jour, pour retourner auprès d'elle et entendre la suite du récit.
La cloche sonna la première heure de
la nuit, pour l'office de mâtines. Nous nous levâmes pour aller à
l'église, où l'office se termina par la liturgie, vers quatre
heures du matin.
Après le café, je dis à l'higoumène
Pachôme :
Je vais quitter le monastère pour
aller arpenter le désert. Il se peut que je tarde.Ne m'attendez pas
pour le repas.
Emporte avec toi quelques œufs,
un peu de fromage et du pain. Peut-être auras-tu faim en route ou
rencontreras-tu un affamé.
Bien, répondis-je.
Dans un sac, je mis quatre petits
pains, une dizaine d'oeufs rouges, un peu de fromage, une bouteille
de vin, et je pris la route à l'insu de mes compagnons.
Arrivé au Jourdain, à l'endroit
indiqué, je chantai à haute voix :
« Pendant ton baptême dans le
Jourdain... » et pénétrai dans le lit du Jourdain, dans la
partie laplus étalée, mais avec beaucoup de peine, à cause des
roseaux entortillés de ronces. Dix minutes après, j'entendis de
l'autre côté du fleuve : « fut manifestée l'adoration
due à la Trinité... »
Entre dans le Jourdain, me dit la
voix, c'est le lieu que je t'ai montré hier.
J'ôtai mes habits, et ne gardai que
mes vêtements de corps. J'en fis un paquet que je plaçais sur ma
tête, j'avançais dans le fleuve, un roseau à la main droite pour
mesurer la profondeur de l'eau. Au milieu du fleuve l'eau arriva à
ma poitrine. Je m'arrêtai hésitant. De l'autre rive, l'ermite
cria :
Avance encore, à deux ou trois
pas, le fleuve est franchissable.
Immobile, je mesurais, avec mon roseau
la profondeur.
Me voyant hésiter, elle entra dans le
fleuve, vint jusqu'à moi et me prit par la main. Plus loin l'eau
monta jusqu'à ma poitrine, mais je n'avais plus peur, j'avais un
guide. Quelques minutes après nous étions sur l'autre rive.
Nous nous reposâmes un peu à l'ombre
des saules, puis nous prîmes le chemin de sa demeure. A onze heures
du matin, nous étions chez l'ermite.
Après un bref repos, elle me dit :
Reprenons l'entretien d'hier. A
Athènes, mon père me fit inscrire, après examen d'entrée, au
gymnase, école secondaire, correspondant aux classes supérieures
du lycée, où je reçus un diplôme. Au gymnase, je gardais mon
habit de moine et les cheveux longs. La même année, mon père
partit pour Smyrne et me prit avec lui. Le métropolite de Smyrne
était Basile, homme bon et instruit ; il prêchait
régulièrement la parole de Dieu et publiait des livres
ecclésiastiques très utiles. Moi, je cherchai un chef d'église,
tel que l'apôtre Paul le décrit, pour lui confier les secrets de
mon cœur embrasé par le désir de la vie monastique. Après vingt
jours passés à Smyrne nous revînmes à Athènes.
Me voyant songeuse, mon père me dit
un jour :
Petit Jean, mon enfant, ne
serais-tu pas gêné par cet habit de moine ?
Après mon départ de Halkis, comme je
l'ai déjà dit, j'avais gardé cet habit et les cheveux longs.
Ne désires-tu pas paraître ce
que tu es, c'est-à-dire une femme ? Nous pourrions aller à
Port Saïd ou au Caire, où personne ne nous connaît, et là-bas,
si tu le veux, tu pourrais t'habiller comme une jeune fille...Il
aurait voulu ajouter : et te marier, mais il préféra se
taire.
Non, père, lui dis-je, mille fois
non. J'aime beaucoup cet habit parce que le désir du Christ me
dévore ; je ne désire que Lui seul, je ne pense qu'à Lui.
Bien, mon Jean. Veux-tu que je
t'inscrive à l'université pour y étudier ?
Oui, père, inscris-moi à la
faculté de théologie, la médecine ne m'attire pas.
Le professeur N.D. Enseignait à cette
époque le Nouveau Testament. C'était un homme enthousiaste, pieux,
imposant.
Nous avons loué une maison proche de
celle de Victoire Traenberg,avenue Adrien. Victoire avait un frère,
Georges Metroud, policier à Athènes et deux autres frères :
Joseph, qui fut consul de Grèce à jérusalem, Alexis et une sœur
Catherine. Victoire était une femme vertueuse et distinguée,
respectueuse des prêtres. Elle s'appelait Traenberg, parce que son
mari était d'origine allemande, et officier de l'armée grecque.
Souvent, avec mon père, nous allions visiter, le soir, madame
Victoire et passions des heures très agréables chez elle. D'autres
dames et demoiselles fréquentaient également sa maison.
Ouf ! Mon pauvre Jean, me dit
un jour une demoiselle Nina, qui veux-tu imiter, en portant ce
froc ?
Il lui plaît, il veut devenir
clerc, dit madame Traenberg.
Quel dommage ! Pauvre jeune
homme ! dit la demoiselle Catherine.
Un jour, mon père et moi, nous nous
trouvâmes dans la même maison, avec d'autres dames et demoiselles,
le colonel Psylas, frère de madame Traenberg, et d'autres
personnes. Madame Melpô dit à mon père :
Monsieur Gérasime, quand
marierez-vous votre Jean ?
Il aime la vie monastique, mais si
vous pouvez le convaincre du contraire, pourquoi pas ?
A partir de ce jour, je fus si
importunée que je dus espacer mes visites. J'allais plutôt au
cimetière d'Athènes. J'y passais de longs moments et méditais sur
la tragédie de la vanité humaine. Puis je partais pour la
bibliothèque de l'université et me livrais à l'étude. J'étais
auditeur en littérature et en théologie.
Après ma quatrième année
d'auditeur, mon père bien-aimé rendit son âme au Seigneur à la
suite d'une brève maladie.Je fus alors plongée dans une profonde
ténèbre. Le monde m'était devenu étranger. Amis et connaissances
cherchèrent à me consoler, mais ce fut en vain. Toute joie avait
quitté mon cœur et la tristesse avait pris sa place. La vie
m'était devenue un pesant fardeau. Un seul désir me dévorait :
quitter ce monde, et même cette vie éphémère, si cela eût été
possible.
Après avoir beaucoup pleuré et
m'être lamentée, je distribuais, ici et là, tout ce que je
possédais à la maison, pour me retirer libre, dans un monastère
ou dans un ermitage. Je pensais tout d'abord à la Sainte Montagne
de l'Athos, et me mis en route pour Thessalonique. Là, je
rencontrai deux moines athonites auxquels je révélais mon désir
de devenir moine et ma décision de me retirer à la Sainte
Montagne.Ils m'encouragèrent et me dirent qu'au Mont Athos,il y
avait beaucoup de moines,un grand nombre de monastères, de skites
et d'ermitages, et qu'on pouvait y choisir son mode de vie...Ils me
dirent aussi qu'à la Sainte Montagne, on trouvait beaucoup de pères
vertueux et d'excellents confesseurs, que la garde en était si
stricte qu'aucune femme ne pouvait y pénétrer, ni aucun animal du
sexe féminin...J'en demandai la raison et on me répondit qu'une
loi des Saints Pères interdisait l'accès de la Sainte Montagne au
sexe féminin ; Tout cela me remplit de tristesse, mais je
décidai de m'y rendre quand même, vêtue de mon froc de moine.
Puis je réfléchis et me dis :
Comment transgresser une loi
promulguée par les divins Pères ? Et si l'on découvre que je
suis une femme, ne serai-je pas couverte de honte ? Même si
l'on ne le découvre pas, ne serai-je pas maudite à ma mort pour
avoir transgressé les décrets des saints Pères ? Non, me
dis-je, non, je n'irai pas.
Je passai deux jours à Thessalonique
et, après avoir vénéré le tombeau du grand martyr Dimitri, je
revins à Athènes. D'Athènes, je me rendis à Céphalonie, au
monastère d'hommes de Cépoures, qui était communautaire ;
j'y restai un mois. J'y lus beaucoup d'oeuvres des Pères, j'appris
beaucoup sur la vie monastique, mais je ne voulus pas y passer toute
ma vie. J'allai ensuite au monastère de femmes de Saint6gérasime ;
là aussi, une installation à vieme parut impossible. De
Céphalonie, j'allai à Patras, avec l'intention de passer par la
Grande Grotte, mais en route je changeai d'avis et rentrai au Pirée.
A Athènes, je retirai de la Banque
Nationale deux mille livres françaises déposées àmon nom par mon
père. Un mois après, je quittai Athènes pour Alexandrie, puis
Alexandrie pour Jérusalem, où je décidai de passer, Dieu voulant,
toute ma vie.
Le Patriarche d'Alexandrie s'appelait
Sophrone. Je le visitai, et lui révélai mon projet de devenir
moine.Il me dit :
Pourquoi ne pas rester ici, je te
ferai diacre et même évêque, car je vois en toi un homme cultivé.
On ne saurait imaginer combien ces
paroles attristèrent mon cœur.
Oui, me dis-je, je peux tromper
les hommes, mais pas Dieu qui scrute les reins et les cœurs.
Certes, le christianisme, religion spirituelle, confirmée par la
bouche du Sauveur, ne fait pas de distinction entre l'homme et la
femme, parce qu'ils ont la même origine.La différence réside dans
le corps. S'il y avait différence d'âme, Dieu serait alors
injuste, chose impossible. Dieu étant Amour absolu, il est Justice
absolue. Si j'étais découverte, ne serais-je pas jugée comme
imposteur, par ceux qui ignorent tout de moi ? Qui ne pensent
pas comme moi ? Non, non, il n'en sera pas ainsi ;;;
Deux mois après, je quittai
Alexandrie pour Jérusalem, afin d'y vénérer les Lieux Saints, et
de me retirer, si cela était possible, dans un lieu tranquille. Je
portais toujours mon habit de moine.
Vers la fin de septembre 1884,
j'arrivai à Jérusalem. Le Patriarche s'appelait Nicodème,
originaire de Cyzique. Après avoir vénéré le Saint Sépulcre et
d'autres sanctuaires, je restai à l'église de la Résurrection où
habitaient dans des cellules particulières du narthex et des côtés
du temple, une douzaine de Pères, des diacres, des bedeaux et
d'autres servants ; Le skévophylax du Saint Sépulcre était
Séraphim de Mytilène et son adjoint Euthyme des Dardanelles, tous
deux archimandrites. Les Pères du Saint Sépulcre m'exhortèrent à
rester avec eux, pour servir selon mes forces. J'y restai quelques
jours. Mais comme je désirais le silence et que le skevophylax et
le Patriarche me pressaient d'accepter le diaconat, je décidai de
quitter Jérusalem, sans trop savoir où aller. A la Sainte
Montagne ? C'était impossible ; Révéler que j'étais
une femme, cela me paraissait dangereux ; j'avais pris
l'habitude d'être un homme et considérais les difficultés qu'une
femme sans protection pouvait rencontrer dans le monde.
Agitée par ces pensées et d'autres
encore, j'allai au Monastère de Saint-Savva. J'y séjournai
quelques jours, me demandant ce que j'allais faire.
Les Pères du monastère de
Saint-Savva me firent une excellente impression. Je lisais à
l'église, je chantais – je connaissais un peu la musique. A
table, je servais quelques vieillards, j'aidais l'hôtelier, j'étais
disponible pour tout service.
J'aurais voulu rester au Monastère de
Saint-Savva, mais l'higoumène ne pouvait me recevoir sans la
permission du Patriarche. J'y restai trois mois.
Revenue à Jérusalem, je pris froid ;
de fortes douleurs aux reins me firent beaucoup souffrir, mais je ne
m'alitai pas. J'allais souvent au monastère de la Grande-Vierge, à
Jérusalem, proche du monastère de Saint-Constantin, c'est-à-dire
du patriarcat. Les monailes me voyant souffrir me conseillèrent
d'aller à l'hôpital du patriarcat, mais je refusai. La portière
du monastère, originaire de Pruse, ville de l'ancienne Bithynie –
Pruse, ou Brousse, la Nicée des Anciens, au nord-ouest de la
Turquie actuelle-, et qui vivait là depuis longtemps me dit :
Mon enfant, je te vois souffrir
beaucoup, qu'as-tu ?
J'ai mal aux reins ;
Je vais te préparer un emplâtre
que tu appliqueras sur tes reins ; la douleur disparaîtra
aussitôt.
Elle fit un mélange de divers
produits et de goudron et me dit :
Je vais l'appliquer, bien chaud,
sur tes reins ; seul, tu ne pourras pas le faire.
J'hésitais, à l'idée qu'elle allait
découvrir que j'étais une femme.
Pensant que j'avais honte, elle
insista et me dit :
Pourquoi avoir honte ? Je
suis une vieille. Imagine que je suis ta mère.
Je me rendis à la fin. Elle
m'appliqua l'emplâtre et ajouta :
Pourquoi craignais-tu ? Ton
corps ressemble à celui d'une jeune fille.
Je la remerciai et partis rapidement,
me disant que j'avais failli être découverte pour avoir été un
peu malade. Mais si je tombais vraiment malade et qu'un médecin fût
indispensable...Je priais en esprit et suppliais le Seigneur
miséricordieux de m'indiquer ce que je devais faire. De l'argent
que j'avais pris à la banque j'avais dépensé la moitié en
aumônes et en offices pour le repos de l'âme de mon père.
Que devais-je faire ? Dans mon
embarras, je me souvins de la vie de Sainte Marie d'Egypte. Marie
d'Egypte, me dis-je, était aussi une femme, et pourtant elle est
partie au désert où elle a terminé ses jours. Le désir de la
retraite commença à naître en moi. A nouveau je me disais :
je suis seule. Ma mère est morte, mon père aussi. Je n'ai ni
frères ni parents. Pourquoi rester dans le monde ? Pourquoi ne
pas me retirer au désert, où Dieu prendra mon âme quand Il le
voudra ? Ici, je risquais d'être découverte et de nuire à
mon âme ; alors, à quoi bon être née en ce monde, si je
devais être privée de la présence de Notre Seigneur Jésus
Christ ? Après ces réflexions, je décidai, enfin, de partir
dans le désert, et de me jeter, comme Marie l'Egyptienne, dans la
miséricorde de Dieu.
Le lendemain, très tôt, je quittai
l'église de la Résurrection, déambulai dans Jérusalem, me
disant : « Je dois quitter le monde et tout ce qui est du
monde ».
Sans tenir compte des passants, qui
entendaient mes murmures, je marchais, absorbée, dominée par mes
terribles pensées.
Devant l'hôpital du Saint Sépulcre,
je rencontrai deux femmes indigènes arabophones, couvertes de leur
voile. En les dépassant, j'entendis l'une d'elle dire en arabe :
Tiens, un moine imberbe !
Et l'autre de répondre :
Tu devrais dire, plutôt, une
moniale !
Et elles continuèrent leur route en
riant, sans penser un instant que je connaissais l'arabe.
Tout proche de l'hôpital, se trouve
le monastère des Saints Théodores. J'entrai dans la cour, y restai
quelques minutes et m'en allai, sans parler à personne. Je pris la
route qui mène à Béthléem, sans m'occuper des gens que je
croisais, tant les pensées qui m'agitaient étaient terribles. A
Jérusalem, je revins au monastère de Saint-Sabba et y séjournai
dix jours. De là, j'allai au monastère de Saint-Georges de
Chozéva, qui avait été détruit et reconstruit ensuite, par un
moine du Mont-Athos, du nom de Callinique. J'y passai un jour, pour
visiter les ermitages du torrent de Horat, par où passent les eaux
du Ainon, et où le vénérable Précurseur baptisait. A droite du
torrent, il y a beaucoup d'ermitages abandonnés des moines, à
cause des incursions des bédouins semi-sauvages. Seuls trois moines
habitaient des grottes inaccessibles, par crainte des bédouins :
le hiéromoine Alexis, le moine Justin et le moine Nil. Dans le
passé, ils se comptaient par centaines.
Je pensai un instant m'y installer,
mais j'avais peur des bédouins qui pillaient les ascètes. Je
quittai donc ces lieux pour le Jourdain.
Au coucher du soleil, j'arrivai au
Monastère du Précurseur. J'en repartis, deux jours après, pour le
fleuve, décidée, cette fois, de le traverser pour parcourir les
lieux où vécut et termina ses jours Marie l'Egyptienne, d'après
ce qu'on lit dans sa vie.
Prenant deux pains, mon sac d'ascète
où j'avais mis une petite pioche, un couteau, une marmite de terre
pour la cuisine, une petite hache, un peu de blé et des semences de
légumes, je me dirigeai vers le Jourdain, avec l'intention de le
traverser par le pont de bois qui mène à la Pérée. Mais, ayant
vu des Arabes traverser le fleuve à gué, je décidai de faire la
même chose ; le pont était encore à deux heures de marche.
N'as-tu pas eu peur de traverser
seule le Jourdain ?
Oui, la peur me dominait, mais une
force invisible me poussait en avant. J'entendais une voix
intérieure me dire : « En avant, n'aie pas peur. Espère
en Christ ». Je tombai à genoux, et après avoir longuement
prié, j'entrai avec courage dans la rivière et la traversai sans
incident.
Le Jourdain était-il profond en
cet endroit ?
Non ! C'était le mois de
juin. En deux endroits, l'eau arrivait jusqu'à ma poitrine...Après
la traversée, je me suis demandé quelle direction prendre. Je
fléchis à nouveau les genoux et priai un bon moment, puis
j'avançai avec beaucoup de peine à cause des buissons, des
broussailles et de l'épaisseur de la roselière.
N'as-tu pas eu peur des bêtes
sauvages ?
J'avais peur, mais, comme je viens
de le dire, une force invisible et l'espérance que j'avais en Celui
qui a dit : « Je ne te laisserai pas, je ne
t'abandonnerai pas », me poussaient en avant. Je ne pénétrai
pas dans la profondeur du désert, mais j'allai le long du Jourdain,
vers la Mer Morte. J'ai dû lutter pendant plus de deux heures,
contre les obstacles de buissons, de broussailles et de roseaux,
avant d'atteindre le monticule d'où je t'ai vu pour la première
fois et d'où je t'ai parlé. Mes vêtements étaient en lambeaux.
De mes mains et de mes pieds, le sang coulait abondamment. Du
monticule, je découvris ce rocher. Je me prosternai face contre
terre, j'adorai le Père Céleste et lui dis :
Béni soit Ton Nom, Père Céleste,
car Tu montres à ceux qui Te craignent la voie du Salut.
Après avoir adoré, je me dirigeai
vers le rocher, me frayant un sentier, à l'aide de ma hachette,
coupant broussailles et buissons.
N'as-tu pas eu peur, à l'idée
qu'une bête sauvage pouvait se reposer à l'ombre du rocher ?
Que te dirai-je ? Après la
prière, je sentais mon cœur rempli de joie et d'audace, comme si
j'allais à une fête. La crainte se dissipait et j'oubliais qu'il
pouvait y avoir ici des bêtes sauvages. Bien que la distance entre
le monticule et le rocher soit petite, j'ai mis plus de deux heures
pour me frayer le sentier, en pleine chaleur, tant les buissons et
les broussailles étaient compacts. Comme je te l'ai déjà dit une
force invisible me poussait en avant et me donnait du courage.
Le rocher enfin atteint, épuisée de
fatigue, je m'allongeai à son ombre et m'endormis. Pendant mon
sommeil, Sainte Marie d'Egypte m'apparut et me dit :
Aie confiance, ne crains pas.
Christ, notre époux, va te fortifier dans ta lutte, il va t'aider,
et tu recevras la couronne du combat.
Je me réveillai, priai et, pleine
d'entrain, pris ma hachette, coupai les broussailles et nettoyai les
lieux. Cependant, je n'osais pas entrer dans la grotte ;
j'avais peur qu'elle ne fût le nid d'une bête sauvage. Je coupai
pas mal de buissons, m'approchai de l'ouverture, allumai un feu,
afin de faire sortir l'éventuelle bête sauvage. Je poussais le
brasier quand j'entendis dans la grotte le sifflement d'un serpent
qui, incommodé par la fumée, s'élança au-dehors avec
impétuosité, et disparut dans les broussailles et les buissons. Je
ranimai le feu en y ajoutant bois et herbes sèches, et toute la
grotte fut remplie de fumée.
Mais voici midi, mangeons un peu, à
la fortune du pot ; ensuite, nous reprendrons notre entretien,
bien que les notes que je vais te remettre parlent de tout cela.
Comme il te plaira, lui
répondis-je.
J'avais emporté du Monastère de
Saint Gérasime, en partant, des œufs rouges de la Pâque, du
fromage, quatre petits pains et une bouteille d'un demi-litre de
vin. Je déposai tout cela sur la table faite de branchages.
Photinie y plaça des herbes bouillies, des pousses tendres de canne
à sucre et des racines de mélagre.
Elle récita le Notre Père et
ajouta :
Père, bénis la nourriture et la
boisson.
Christ-Dieu, bénis la nourriture
et la boisson de tes serviteurs, toi qui es saint, en tout temps,
maintenant et toujours et aux siècles des siècles.
Amen ! Répondit-elle. Puis
elle ajouta : « Béni soit le Nom très Saint du Père
Céleste, qui t'a envoyé ici, pour te raconter mes vicissitudes,
pour m'apporter des œufs de la Pâque, pour manger ensemble en
bénissant le Nom tout saint de notre Sauveur Jésus-Christ,
ressuscité des morts, pour confirmer le grand mystère de la
Résurrection Universelle.
Elle prit ensuite, dans sa main
droite, deux œufs, m'en offrit un, me présenta l'autre et dit :
Christ est ressuscité !
J'étendis ma main, frappai son œuf
contre le mien, disant à mon tour :
En vérité, Il est ressuscité !
Des yeux de Photinie, des larmes
coulèrent.
Quel bonheur que ce jour!Il sera
inoubliable.
Elle leva les yeux au Ciel et ajouta :
Je te rends grâce, Christ-Roi, de
m'avoir rendue digne d'une telle joie et d'un tel bonheur. Je
n'espérais plus revoir un être humain et parler avec lui. Que le
Nom du Seigneur soit béni !
Voyant mon émotion, elle me dit :
Mangeons et rendons gloire au
Nourricier de toute créature.
Je mangeai avec joie les herbes qui,
bien que sans huile, étaient savoureuses.
Je vois que les herbes du désert
te plaisent.
Oui, elles ont beaucoup de saveur.
Le désert en est plein. Les
sénévés, les céleris, les poireaux y poussent naturellement. On
trouve aussi des fruits, des pommes comme celles que Léa, la femme
de Jacob, offrit à Rachel et qu'on appelle mandragores.
Photinie mangea son œuf et prit aussi
du fromage.
Depuis six ans, je n'ai pas goûté
aux œufs de la Pâque.
Ne trouve-t-on pas, dans le
désert, des œufs de perdrix ou d'autres oiseaux ?
Oui, il y en a beaucoup. J'ai vu
quantité de nids de perdrix avec des œufs, d'autres avec des
petits. Près du Jourdain, j'ai trouvé des œufs de canards et
d'oies, mais je les ai laissés pour ne pas attrister les mères
qui, dans ce saint désert, me divertissent par leurs chants.
Pendant qu'elle parlait, une perdrix
se posa sur le rocher et se mit à chanter.
L'entends-tu, me dit Photinie ;
elle est venue nous divertir. Et que dirai-je des rossignols et des
autres oiseaux ? Souvent les rossignols chantent toute la nuit.
Le matin est une chose merveilleuse, quand on s'arrête pour écouter
le chant des divers oiseaux. Ici, sur les saules et les buissons, le
rossignol scande son chant matinal. Là-bas, sur le rocher, la
bergeronnette chante son allégresse et salue le soleil levant.
L'alouette, qui évolue dans les hauteurs, chante, elle aussi, mais
sans mesure ; c'est très justement qu'on l'a surnommée
caqueteuse. Sur les saules du Jourdain, les troupes de tourterelles
roucoulent merveilleusement.
Avant que le soleil ne réchauffe
l'atmosphère, un concert d'allégresse retentit dans le désert.
Sur les bords du fleuve, le chacal aboie, les crapauds croassent, le
sanglier, qui bêche avec son grouin la terre, beugle, et le renard
salue, lui aussi, le jour qui se lève. Qu'est-ce que les concerts
des villes face aux chants mélodieux des oiseaux ? Souvent,
après la prière du matin, je sors de ma grotte et je chante et
module un chant, d'après les cahiers de musique que j'avais à
Halkis. Alors les oiseaux qui m'entourent, attirés ou jaloux, ne se
retiennent plus : ovations, cantiques, bruissages d'ailes...
J'oublie alors l'ennui du désert et je bénis le Nom très saint du
Père Céleste, qui m'a rendue digne d'habiter ce désert.
Le repas terminé, nous nous levâmes
et rendîmes grâce à Dieu, le Dispensateur de tout bien ;
puis nous nous assîmes pour continuer notre entretien.
Quand je suis partie pour ce
désert, dit Photinie, j'ai distribuai à droite et à gauche mon
argent et je ne gardai que cinquante livres françaises ; Je
les plaçai sous une pierre, à l'extérieur du monastère du
Précurseur et en notai la date avec ces mots : « Cleui
qui trouvera cet argent après six mois, à partir de ce jour, qu'il
le prenne pour lui. S'il le trouve avant, qu'il n'y touche pas, car
il appartient à un autre ; »
Pourquoi as-tu écrit cela ?
Parce que je pensais ne pas
pouvoir rester au désert et être obligée de le quitter pour
chercher ailleurs un refuge.
Tu n'as pris aucun argent avec
toi ?
Aucun. Qu'aurais-je fait de
l'argent dans ce désert ? Ne vois-tu pas combien j'y suis
heureuse ? Il me semble être dans leplus grand bonheur.
Vraiment, lui dis-je, tu es
heureuse ; Sans jamais te lasser tu chantes le Nom très saint
du Père céleste.
Oui, là est mon bonheur, car j'ai
été délivrée des vicissitudes de ce monde.
Pendant qu'elle me parlait, je
pleurais. Je pensais aux afflictions qui sont la part de l'homme
dans le monde. Sentant que le désir du désert naissait en moi,
elle me dit :
Que notre Saint Dieu t'accorde ce
que tu lui as demandé. Dans peu de temps, tu vas quitter la
Palestine pour la Grèce et Athènes.
Je vois, Photinie, que Dieu Saint
t'a révélé mon désir de m'instruire. Mais maintenant, j'y ai
renoncé ; ce que je sais me suffira.
Tu as, certes, renoncé, mais le
Père Céleste va quand même exaucer ta demande.
Je reconnais que je n'étais pas très
instruit, et que je n'arrivais pas toujours à comprendre le sens
des Saintes Ecritures et les œuvres des Saints Pères ; aussi,
je priais souvent Jean Damascène d'ouvrir les yeux de mon
intelligence, pour la juste compréhension des Saintes Ecritures.
Quand j'étais moine au Monastère de
Saint-Savva, chaque soir, pendant plus d'un an, j'allais me
prosterner sur le tombeau de Jean Damascène, j'embrassais son
icône, et le priais d'ouvrir, par ses prières, les yeux de mon
âme.
Et Dieu a bien voulu, par
l'intercession de Saint Jean, que je fusse, malgré moi et sans que
je le désire, envoyé à Athènes pour y étudier la théologie.
C'est à tout cela que Photinie
faisait allusion. Et elle ajouta :
Tu ne peux rester au désert. Ta
santé est fragile et tu mourrais vite.
A cette époque, en effet, je
souffrais de l'estomac et je sentais une douleur très vive dans ma
poitrine.
Peu m'importe de mourir, si je
dois aller à mon Sauveur.
Certes, pour ceux qui aiment le
Seigneur, la mort est une joie, mais pas pour toi ; Tu sais
fort bien qu'en restant au désert, tu mourras prématurément et tu
seras alors ton propre meurtrier. Cela n'est pas juste.Tu vas
retourner au monastère de saint Savva et y attendre ce que le
Seigneur a décidé pour toi.
Reprenons, encore une fois, notre
récit :
Après avoir pris un peu de repos,
je fabriquai un balai avec des sparts et balayai la grotte.
J'entassai des herbes et des branches fraîches de buissons, me fis
un lit et me couchai ; La nuit était déjà tombée.
J'avais un peu peur, non pas des
hommes, parce que personne ne passe par ici, ni ne peut passer, ce
lieu étant impénétrable à cause de l'épaisseur des roseaux, des
buissons et des broussailles, mais peur des bêtes sauvages.
J'avais entendu dire que tous les
animaux, et le lion lui-même, avaient peur du feu ; le bois
étant très abondant, je gardai le feu plusieurs jours et plusieurs
nuits.
Le lendemain, après l'office matinal,
j'adorai le Père Céleste. Puis, armé de ma hache, je
débroussaillai l'extérieur de la grotte, pour me faire une sorte
de cour. Pendant dix jours, j'ai coupé buissons, ronces,
broussailles. Je nettoyai le lieu, laissant comme tu le vois, cette
clôture de ronces et de buissons ; à l'entrée, je plaçai
pour porte un fagot de branches. Et maintenant, je suis en sécurité,
à l'intérieur de mon fortin. Sur les bords du Jourdain, j'ai coupé
les poutrelles qui m'ont servi à faire cette tonnelle.
Oui, je vois tout cela ; mais
pour la nourriture, comment as-tu fait,
Oh ! Le Père Céleste prend
soin de toutes ses créatures. Le désert produit naturellement
toutes sortes de légumes : grands sinapes, céleris, poireaux,
mélagres. Tout ce que tu peux désirer. Sur les bords du Jourdain,
les cannes à sucre poussent toutes seules, entre les roseaux ;
tu en vois aujourd'hui sur la table. Quant au blé et aux légumes
secs je n'en suis pas privée.
N'as-tu pas essayé de fabriquer
ton pain ?
Oui, j'ai essayé, mais il n'était
pas bon ; on ne peut pas bien moudre le blé entre deux
pierres ; je le pile et en fais ce que l'on appelle à l'Athos
du plégourion. Mais ma nourriture principale est faite de canne à
sucre, qui sont très nourrissantes, parce qu'elles contiennent des
substances sucrées. Elles sont difficiles à trouver au milieu des
roseaux. Je suis arrivée, cependant à en cultiver un bon nombre.
J'ai apporté des racines et je les ai plantées dans mon jardin. Le
mélagre est lui aussi, nourrissant, à cause de ses substances
laiteuses. Je fais sécher puis bouillir ses racines, et crois-moi,
je me régale, bénissant en même temps le Nom très saint du Père
Céleste ; Quant au sel, il est abondant dans la Mer Morte ;
de temps en temps je vais en chercher. Gloire à Dieu!je vis très
bien.
Comment passes-tu les heures du
jour et de la nuit ?
De la manière suivante : le
soir, vers quatre heures, je lis l'office des Vêpres, puis je vais
visiter mon jardin. Le soleil couché, je reviens à ma demeure, et
si j'ai besoin de manger, je prends un peu de ce que le Seigneur
m'envoie. Ensuite je récite les Complies et l'Acathiste à la Mère
de Dieu et pendant une heure le chapelet, et des prosternations à
volonté...
Puis, je me signe, signe mon oreiller,
et m'étends sur ma couche jusqu'à l'heure de minuit. Je me lève
alors pour l'office du milieu de la nuit, l'Exapsalme, et jusqu'au
matin je prie avec le chapelet, disant la prière du Coeur :
« Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi », car je
n'ai pas, comme tu le vois, d'autre livre que celui des Heures.
Dès la pointe du jour, je sors de ma
grotte et vais m'asseoir là-bas, sur la pierre, pour écouter les
oiseaux chanter leur Grand Créateur, chacun selon sa voix.
Cette heure doit être un
ravissement.
Il m'est impossible de la décrire.
Celui qui n'a pas entendu le chant des oiseaux au lever du jour,
ici, dans le désert, ne peut comprendre la mélodie de ces bons
volatiles ; plusieurs, comme le rossignol, commencent leur
chant alors que la nuit est encore profonde. A ce moment, mon esprit
monte au ciel, au-dessus du ciel étoilé, au troisième ciel dont
parle l'Apôtre Paul, et là contemple les esprits célestes qui
chantent le cantique : « Saint, Saint, Saint le Seigneur
Dieu Sabbaoth...Mes bons compagnons m'enthousiasment, parfois, à
tel point que je me mets à chanter des tropaires.
Quand tu chantes, les oiseaux le
savent-ils ?
Que te dirai-je ? Souvent ils
viennent tout près de moi, sur les buissons et sur le rocher, pour
bien écouter. L'alouette et le rossignol sont comme fous.
L'alouette vole dans les airs, et elle chante en extase. Non
seulement les oiseaux, mais les bêtes sauvages aiment aussi
entendre la voix humaine. Un jour, de très grand matin, alors que
je chantais « Il est digne en vérité... » sur le
premier ton, deux chacals sont venus s'asseoir sur la clotûre de
mon bercail, de mon petit monastère, et m'ont regardée, fixement,
immobiles, pendant longtemps, tant ils prenaient plaisir à la
psalmodie. Mon chant terminé, ils sont partis tranquillement.
Oh ! Combien je serais
heureux de jouir, moi aussi, de ce bonheur !
Photinie comprit que je voulais passer
cette nuit-là dans le désert, et elle me dit :
Tu pourrais passer la nuit ici,
mais tes compagnons s'inquiéteront et te croiront dévoré par une
bête sauvage.
J'ai prévu cela, et j'ai laissé
un mot, sur mon lit, au monastère de l'Abba-Gérasime, où je dis :
« Si aujourd'hui vous ne me voyez pas, soyez sans inquiétude,
parce que je vais parcourir le désert ».
Bien, me dit-elle, puisque tu as
tout prévu, reste ici et continuons notre récit :
après être restée assise sur la
pierre, continua-t-elle, jusqu'au lever du soleil et avant que la
chaleur ne commence, je fais mes prosternations, j'adore le Créateur
de l'Univers et je retourne à ma grotte.
Les oiseaux s'arrêtent de chanter ;
les uns vont chercher leur nourriture à l'ombre de la pierre, les
autres à l'ombre du rocher, d'autres à l'ombre des buissons,
d'autres, enfin, partent se reposer dans les arbres des bords du
Jourdain.
Moi, j'entre dans ma grotte où je lis
les Heures ; puis j'allume du feu, et si j'ai récolté des
légumes, je les fais bouillir. Souvent je fais bouillir du blé
cassé. A midi, j'adore le Père Céleste et je bénis son nom,
ensuite je mange et vais me reposer, en été deux heures, en hiver
une, et souvent pas du tout.
Après la sieste, j'adore le Créateur
de l'Univers et m'occupe jusqu'aux Vêpres, soit à l'entretien de
mon palais – pour moi, ma grotte est plus belle qu'un palais- soit
à une autre occupation, comme le raccommodage de mes vêtements,
l'entrtien de l'extérieur de ma grotte, c'est-à-dire la clôture
de mon palais.
En vérité, ta grotte est de
beaucoup plus belle qu'un palais royal. Est-il roi plus heureux que
toi ? Qui en ce monde est plus heureux que toi ? Quel
bonheur serait le mien si je trouvais une demeure aussi belle !
Non, me dit-elle, ta place est
ailleurs. Moi, j'ai fui le monde, parce qu'il n'existait plus pour
moi. Toi, tu dois rester dans le monde, parce que le monde a besoin
de prédicateurs de l'Evangile. Oui, l'homme peut vivre dans le
monde sans être du monde, selon la parole du Sauveur qui a dit à
ses Apôtres : « Vous, vous n'êtes pas du monde ».
Ils étaient certes dans le monde, mais ils ne pensaient pas selon
ce monde. Patiente dans ce monde, conseillent les Saints, « aime
tous les hommes et éloigne-toi de tous les hommes ». Le Père
Céleste donne à tous ceux qui travaillent dans sa vigne divine le
salaire qui leur revient.
N'as-tu pas visité le lieu où,
d'après le récit d'Abba Zosime, Marie l'Egyptienne aurait terminé
sa vie ?
Souvent, du matin au soir, j'ai
parcouru le désert où Sainte Marie l'Egyptienne a vécu et terminé
ses jours, mais je n'ai pas découvert l'endroit où elle a été
ensevelie. Par exemple, le parfum suave des saintes reliques que je
sentais ici, je le sentais également plus loin et ainsi de suite.
Non pas moi seule, mais personne, jusqu'à ce jour, n'a pu découvrir
l'endroit où reposent ses saintes reliques. Jamais on ne les
trouvera.
Je te prie, Photinie, dis-moi :
Comment supportes-tu la solitude, alors que, par nature, l'homme est
social ?
Je dirai qu'au début j'ai
terriblement souffert ; souvent, alors que j'étais assise à
rêvasser, la parole intérieure parlait seule, parce que l'homme
est doué de parole et désire toujours parler. J'entendais donc, à
l'intérieur de moi, souvent, la voix me dire :
Yannaki, Yannaki – c'était mon
nom habituel-.
Il me semblait que la voix venait du
dehors. Je me levais et promenais mon regard de droite à gauche,
pour voir qui m'appelait. Le temps devait m'apprendre par la suite
que la voix était intérieure. Je commençai donc à psalmodier ou
à crier à haute voix. Tu connais certainement Barnabé l'Ancien,
qui est au monastère de Saint-Savva,
Certes, je le connais très bien,
puisque j'habite le même monastère.
Ne dit-on pas qu'il n'est pas
sorti du monastère depuis vingt ans ?
Oui.
Qu'il observe un silence total et
ne parle jamais à personne ?
Je suis au monastère depuis plus
de deux ans et je ne l'ai jamais vu parler à quelqu'un, pas même
avec moi, alors que, chaque jour, nous nous rencontrons à l'église
et au réfectoire.
Ne dit-on pas que la nuit il parle
seul et crie fort ?
Oui, je l'ai souvent entendu crier
pendant la nuit, au cours de ses veilles ; on dit qu'il lutte
contre les démons.
Non, dit-elle, il ne lutte pas
contre les démons, pas plus qu'il ne parle à quelqu'un, mais il
souffre ce que je souffre, parce que l'homme désire parler avec un
autre homme et, quand il n'a personne, il parle seul. Le Créateur,
sachant fort bien cela, a dit : « Il n'est pas bon que
l'homme soit seul ». Un jour, alors que je criais fort, j'ai
entendu les glapissements du renard ; Lui aussi doit être
seul, me dis-je, comme toi ; alors que je criais depuis
longtemps, j'ai vu le renard devant ma grotte. Je me suis tue,
craignant que d'autres animaux sauvages vinssent le rejoindre. Je ne
te cacherai pas que, pendant la première année, j'ai beaucoup
souffert, au point de me croire folle. Aussi, avec beaucoup de
précautions, pour ne pas être découverte par les bédouins
semi-sauvages, j'allais jusqu'au pont du Jourdain, à trois heures
environ de marche de ma grotte. Là, cachée derrière les buissons,
je regardais les hommes passer sur le pont. Le soir, je retournais à
ma demeure et là, prosternée devant l'icône de la Mère de Dieu,
que tu vois sur la paroi de ma grotte, je pleurais longtemps ;
mes larmes me soulageaient grandement. Peu à peu, avec l'aide
divine, je m'habituai, et maintenant, gloire à Dieu ! Je vis
en paix, confiante de trouver grâce auprès du Juste Juge au Grand
Jour de son Second Avènement.
Pendant tes luttes et tes
souffrances, dans cette solitude, as-tu senti la Grâce divine et le
secours de la Mère de Dieu que tu implorais ?
Certes, la Souveraine du monde,
que j'implorais, m'a secourue, m'a consolée, m'a sauvée pendant
que je luttais contre les terribles pensées qui, aidées par
l'Ennemi du Beau et du Bien, me disaient : « Tu es venue
pour rien dans ce désert ! Tu ne seras pas sauvée. Si tu
étais restée dans le monde, mariée, tu vivrais en vraie
chrétienne et tu serais facilement sauvée ! Qu'as-tu gagné
dans ce désert ? Tu n'y fais rien de bien. Les bêtes sauvages
vivent, elles aussi, dans le désert, et restent toujours des bêtes.
C'est dans le monde que se livrent les vrais combats ; c'est là
qu'on reçoit la couronne. Tant et tant d'hommes ont fait leur Salut
dans le monde ! »- Conseils des démons pour me conduire
au désespoir, me faire quitter le désert, me ramener dans le monde
et m'y piéger à leur aise.
Tu as senti que cela venait du
démon ?
Je sentais fort bien que cela
venait de l'ennemi du Beau et du Bien, à cause de la lutte
intérieure, mais je n'avais pas l'expérience que j'ai aujourd'hui.
Ces pensées m'avaient tant troublée que j'appelais la mort et
priais la Souveraine du monde de me laisser mourir. Et la Souveraine
du monde m'est apparue, la Lumière Divine m'a inondée. Je l'ai vue
dans le fond de mon âme ; j'ai entendu sa voix me dire :
Ne crains pas ; mets ta
confiance en moi.
Aussitôt, ô miracle ! Toute
l'obscurité qui enveloppait mon âme se dissipa, les pensées
s'enfuirent et mon cœur fut rempli d'allégresse. Après avoir
versé d'abondantes larmes, j'ai rendu grâces au Seigneur du Ciel
et de la terre et me suis mise à chanter : « Il est
digne en vérité de te célébrer, Toi qui enfantas Dieu,
Bienheureuse à jamais et très Pure et Mère de notre Dieu. Toi
plus vénérable que les Chérubins et incomparablement plus
glorieuse que les Séraphins, qui sans tache enfantas Dieu le Verbe,
Toi véritablement la Mère de Dieu, nous T'exaltons. »
Depuis, je suis en paix et je bénis
le jour où le Père céleste m'a rendue digne de venir ici et m'a
délivrée des vicissitudes de ce monde.
Tu n'as pas eu d'autres
apparitions depuis ?
Aussi claire, non ! Mais
quand je prie, je sens la joie dans mon cœur, et quand je récite
l'Acathiste à la Mère de Dieu, je suis remplie d'allégresse.
Souvent, pendant la prière, mon esprit est ravi au Ciel. Là je
contemple, en esprit, la beauté céleste de la vie éternelle, et
mon âme tressaille de joie. Dans ce désert mon bonheur est si
grand que jamais je n'échangerais ma vie actuelle pour tous les
royaumes de la terre, ni ma grotte pour tous les palais du monde.
Vraiment, lui dis-je, tu es
bienheureuse !
Tu as dit bienheureuse ! Mais
l'homme n'a-t-il pas été créé pour la béatitude, pour la joie
sans fin, pour l'allégresse éternelle ? Les divins Pères ne
disent-ils pas que Dieu a tout créé, même le Royaume des Cieux,
pour l'homme ? Dieu n'a besoin de personne ? L'univers
qu'Il a créé n'a rien ajouté à sa gloire. Dieu est la Vie
immortelle, la Béatitude, la joie sans fin, l'allégresse
éternelle. Dieu est glorifié par Lui-même. Le Sauveur a dit :
« Je suis sorti de mon Père et je suis venu dans le monde. A
nouveau, je quitte le monde et je retourne à mon Père ». Le
Sauveur parle ici de son humanité, parce qu'en tant que Dieu, Il
n'a jamais été séparé de son Père. « Le Fils Unique de
Dieu, qui est dans le sein du Père, c'est Lui qui nous L'a
révélé ». Pareillement, l'homme est venu de Dieu et c'est à
Dieu qu'il doit retourner. C'est le péché qui dresse des
obstacles. Si l'homme connaissait sa vocation, il sacrifierait tout,
pour ne pas être séparé du Père Céleste, en qui réside sa fin
ultime.
Dis-moi, Photinie, comment sens-tu
la joie quand tu pries, et comment te trouves-tu dans l'allégresse ?
Dieu est le Bien Suprême !
En s'approchant de Dieu, non pas localement, puisque dieu, Esprit
absolu, est partout présent, mais spirituellement, par la pratique
de la vertu, l'homme devient heureux et bienheureux. C'est dans la
prière que l'homme converse et communique avec Lui. Quand il prie
purement, c'est-a-dire en Esprit et en Vérité, il adore Dieu,
devient heureux et bienheureux, à la mesure de sa vertu ;
Souvent, quans l'orant prie en Esprit et en Vérité, il est ravi,
en son esprit, au Ciel, en des visions divines et il contemple, non
par les yeux du corps, mais par ceux de l'âme, les choses divines ;
il entend des paroles célestes qu'il ne peut narrer ; ceux qui
n'ont pas atteint cette mesure ne peuvent comprendre ces choses
« que l'homme ne eput raconter » dit Saint Paul ;
Pourquoi ? Parce que ceux qui n'ont pas atteint la mesure de
l'Apôtre ne sont pas capables de les comprendre. Et le Sauveur dit
aussi à Nicodème : « Quand je vous parle des choses de
la terre, vous ne croyez pas ; comment croirez-vous si je vous
parlais des choses du Ciel ? »
Es-tu arrivée à rester pendant
des heures en contemplation, comme Saint Arsène ?
Oui. Souvent, dans la prière, mon
esprit est saisi par des contemplations divines. Pendant des heures
je contemple immobile, avec les yeux spirituels de mon âme, les
biens que Dieu a préparés pour ceux qui L'aiment ; je vois
les milices angéliques et les esprits des Saints tressaillir
d'allégresse et d'enthousiasme, dans la surabondance de la gloire
qui jaillit du trône de Dieu et bénir, sans jamais se lasser, la
Divinité aux Trois Personnes ; Je ne passe pas toute la nuit
en contemplation, comme Abba Arsène, parce que je n'ai pas sa
force ; lui, dès le soir, au coucher du soleil, il élevait
ses mains et ne les baissait que le lendemain, quand l'astre du jour
se levait. D'autre part, je suis jeune et je crains de m'égarer ;
la fragilité de mon corps ne permet pas cela. Les Saints Pères,
qui étaient forts et expérimentés, pouvaient tout se permettre.
Nous, nous sommes faibles d'âme et si Dieu l'ami des hommes ne
venait pas à notre aide, nous ne pourrions rien faire, rien
supporter. « Sans Moi vous ne pouvez rien faire », a dit
le Sauveur.
Les pensées mises à part, as-tu
d'autres ennuis avec les démons ?
Seuls des souvenirs, comme je l'ai
dit, me rappellent le monde et ce qui est du monde, mais sans
m'importuner : mon âme ne se laisse pas entraîner par eux.
Dis-moi, Photinie, quand tu pries,
le feu de l'amour pour le Christ dont le Sauveur a parlé :
« Je suis venu allumer le feu sur la terre et qu'ai-je à
désirer s'il est déjà allumé ? » s'allume-t-il dans
ton cœur ?
Oh, ce feu-là brûle toujours
dans mon cœur. Souvent il m'embrase au cours de la prière à tel
point que, s'il y avait une persécution comme jadis, j'irais en
courant au martyre pour verser jusqu'à la dernière goutte de mon
sang pour Jésus mon Sauveur. Oh ! Que dirai-je de ce feu
divin ? Il est infini et il consume mon cœur. Quelquefois, ne
pouvant le supporter, je tombe à genoux, j'adore, je pleure et je
crie : Christ, mon Sauveur, mon Libérateur, mon Epoux, ma Vie,
mon Existence et d'autres mots que dicte à ce moment-là mon amour
brûlant pour Jésus.
Sens-tu, à ce moment-là, un
changement intérieur ?
Oui, je sens un changement divin
et il me semble voir, dans le fond de mon cœur, notre Sauveur me
dire : « Ne crains pas, c'est Moi – et aussitôt me
reviennent à l'esprit ses paroles : « Mon Père et Moi
nous viendrons en lui et nous ferons en lui notre demeure ».
J'incline alors ma tête sur ma poitrine et je dis : « Seigneur
Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! » sans
penser à autre chose qu'au Doux Jésus. Quand la flamme cesse,
alors je me lève et je chante un tropaire ou un psaume et reprends
mes occupations : faire cuire mes herbes ou aller en chercher,
couper du bois, ou nettoyer mon palais ou toute autre occupation
corporelle. Les divins Pères disent que nous devons prendre soin de
notre corps et veiller à ne pas le détruire avant le temps, parce
qu'il est pour l'âme comme un instrument de travail. S'il manifeste
certains élans, on doit le tenir en bride, sans cependant le
détruire. On doit user de discernement, comme le Sauveur le
recommande : « Rendez à César ce qui est à César, et
à Dieu ce qui est à Dieu. » Tous ceux qui ont manqué de
discernement ont été emportés par la fougue de leur esprit et,
poussés par les démons, les uns sont devenus fous, les autres se
sont laissés mourir de faim pour avoir refusé toute nourriture
terrestre, comme le rapporte Saint Ephrem le Syrien à propos de
deux moines ; d'autres encore, tombés gravement malades, ont
abandonné toute ascèse. Il faut par-dessus tout du discernement,
comme le dit fort bien Sainte Synclétique. Je me suis donc réglée,
afin d'éviter tout excès. Quand je sors pour mon travail à
l'extérieur, vers dix heures du matin, je retourne à ma grotte dès
que la chaleur commence. Ma grotte comme tu le vois possède un
avantage : il y fait frais l'été et chaud l'hiver. Quand je
regagne mon palais, je lis les heures et chante jusqu'à midi ;
puis je mange ce que le Père céleste daigne m'envoyer, comme je te
l'ai déjà dit.
Comment connais-tu les heures ?
J'ai pensé aussi à cela. J'ai
apporté avec moi ce petit réveil. Dans la crainte qu'il ne
s'arrête ( et il marche encore), j'ai conçu et construit une
horloge solaire qui fonctionne à merveille et me montre l'heure de
midi. Pour base principale, j'ai pris le système en usage encore à
la Sainte Montagne de l'Athos et qui est le meilleur, parce qu'il
indique, avec exactitude, les heures du jour et celles de la nuit.
Au coucher du soleil, il indique douze heures et la nuit commence.
Son lever marque douze heures et commence le jour. J'ai, en somme,
l'équinoxe. Grâce à ce système, on peut facilement voir la
croissance du jour et celle de la nuit, de même que leur
décroissance.
Dans le désert, n'as-tu pas peur
de rencontrer de ces bédouins demi-sauvages ?
Bien sûr, j'ai peur, mais j'ai
confiance en notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Je fais aussi
très attention. L'arabe, ma langue maternelle, m'aide beaucoup et
je comprends ce qu'ils disent. Comme tous les Arabes, ils parlent
fort, si bien que j'entends de loin leurs voix et je prends mes
précautions.
As-tu trouvé dans le désert des
ruches d'abeilles ?
Oui, j'ai trouvé dans les fentes
et les creux des rochers des ruches pleines de miel. J'en prends
autant que je veux, mais l'été je ne l'utilise pas beaucoup, parce
qu'il donne des brûlures. Les abeilles aiment les lieux escarpés
et inaccessibles aux bêtes sauvages ; intelligentes, elles
choisissent des demeures adéquates. Mais moi qui suis une
grimpeuse, j'arrive facilement à prendre autant de rayons de miel
que je veux. A cause du climat chaud, les abeilles ici ne chôment
pas ; hiver comme été, elles produisent du miel ;
vraiment, ici, coulent « le lait et le miel » comme le
dit l'Ecriture.
Quelles sont tes pensées, aux
heures de repos, c'est-à-dire quand tu ne pries pas ?
Moi, je prie sans cesse, en
mangeant, en marchant, en coupant du bois ; quoi que je fasse,
je dis toujours la prière : « Seigneur Jésus-Christ,
Fils de Dieu, aie pitié de moi ! » Mêmequand je dors,
mon cœur continue de dire la prière. Oh ! Combien le Père
Céleste est bon ! Qui pourra saisir son amour infini pour
l'homme sa créature ? Quand on met en pratique ses divins
commandements, il répand alors sur nous sa Grâce. Sais-tu ce
qu'est la Grâce de Dieu ? La Grâce de Dieu, c'est la
béatitude même, c'est le bonheur, la joie, l'allégresse, comme
l'a fort bien dit dan sses écrits Saint Denys l'Aréopagite :
« De Dieu, jaillit l'illumination divine ; elle éclaire
et emplit de béatitude tous les ordres des esprits célestes, et en
particulier les Saints, parce que l'homme a été créé, dit
l'Ecriture, à l'image et à la ressemblance de Dieu ».
Ainsi donc, Photinie, tu penses
que les Saints sont supérieurs aux anges célestes ?
Oui, et de beaucoup, parce que le
Fils et Verbe de Dieu, la seconde Personne de la Toute Sainte
Trinité, a pris la chair humaine et s'est fait homme dans la Vierge
Sainte. La vierge Marie, la Mère de Dieu, est supérieure et
au-dessus des puissances célestes ; elle vient immédiatement
après la Sainte Trinité et c'est très justement que l'Eglise
Orthodoxe la louange en chantant : « Toi plus vénérable
que les Chérubins et incomparablement plus glorieuse que les
Séraphins... » car elle a été le trône du Christ le Roi
des Cieux pour avoir porté en Elle Dieu le Verbe. Dans toutes les
générations, elle seule a été choisie, comme la plus Sainte,
pour devenir la demeure du Sauveur notre Dieu, pour que vienne le
Salut du monde.
Oui, Photinie, Marie la Vierge a
été choisie, parmi toutes les générations, pour être, d'une
certaine manière, le pont où devait passer le Salut du monde. Oui,
moi aussi, je crois cela avec tous les Chrétiens Orthodoxes ;
mais je te demande de me redire clairement ce que tu as dit il y a
un instant, que grande était la destinée de l'homme.
Oui, l'homme est appelé à un
grand destin, parce que créé à l'image et à la ressemblance de
Dieu ; il est venu de Dieu et doit retourner à Dieu, pour
participer à la gloire divine et à la béatitude sans fin. Dieu
est la source de la béatitude, et celui qui communie à Dieu
devient lui aussi bienheureux. Vie éternelle, béatitude, Royaume
des Cieux, allégresse, Paradis, félicité, c'est Dieu lui-même.
« Je suis la Résurrection et la Vie » a dit le Sauveur.
Donc celui qui communie à Dieu est dans la béatitude. Quant à
l'Enfer que le Sauveur appelle « ténèbres extérieures,
grincements de dents, tourments, feu inextinguible, etc... »,
c'est la privation de la Grâce divine, l'éloignement de Dieu, non
pas local mais moral. Là où la lumière ne brille pas, il y a
ténèbres. Qu'est-ce que les ténèbres ? C'est l'absence de
la lumière. Il en est de même du Royaume des Cieux. Le mot
« Règne », que le Sauveur emploie, a le sens de
béatitude. Dieu est le bien suprême. Plus l'homme approche de
Dieu, par la vertu, plus il devient heureux et bienheureux. Le
péché, c'est le mal suprême. Plus l'homme s'éloigne de Dieu,
comme on vient de le dire, à cause du péché, - non spatialement,
mais moralement- plus il devient malheureux. Qui grince des dents ?
Celui qui est dans le malheur, c'est-à-dire dans le péché. Qui
brûle dans le feu inextinguible de la tyrannie ? Celui qui
sent qu'il est la cause de son malheur. Où se trouve le centre du
feu éternel ? Dans le cœur du pécheur, comme le Sauveur l'a
révélé dans la parabole du riche et de Lazare. L'Enfer n'est pas
autre chose que la perte de la Grâce divine. Qu'est-ce que la
maladie, si ce n'est la perte de la santé ? Qu'est-ce que la
tristesse, si ce n'est la perte de la joie ? Les démons
étaient, comme l'enseigne l'Ecriture, des anges lumineux et bons ;
en péchant, ils ont perdu la Grâce divine et sont devenus
ténébreux, malins, misérables. Pour avoir perdu l'éclat divin
qui éclaire et comble de joie, ils se sont enténébrés.
L'ignorance les a faits semblables aux ivrognes qui désirent
toujours boire davantage ; ceux qui s'enivrent de péchés,
désirent toujours le mal, croyant trouver le repos dans la pratique
du mal. Ils se trompent. Ils seront toujours malheureux. Le mal les
éloigne de la lumière pour les précipiter dans les plus grands
malheurs, malheurs que le Sauveur appelle « feu éternel,
préparé pour le Diable et ses anges. »
L'éloignement de Dieu, c'est le plus
terrible des châtiments. Je le répète, cet éloignement est moral
et non spatial, Dieu est Esprit et il est toujours présent. Ceux
qui vivent, ici-bas, dans le péché, vivent dans la crainte, la
peur, le trouble et l'affliction intérieurs. La vraie vocation de
l'homme, c'est de devenir Dieu, de participer à la gloire divine,
par la Grâce – de devenir dieu par la Grâce et non par nature.
Dis-moi encore, photinie, comment
as-tu compris ce que tu dis, et comment l'homme vertueux sent-il dès
ce monde la béatitude, et celui qui fait le mal, le malheur ?
Tu as certainement lu qu'Arsène
le Grand élevait ses mains pour la prière, quand le soleil se
couchait, et ne les baissait que lorsque le soleil se levait et
éclairait son visage. Où donc pouvait bien se trouver l'esprit
d'Abba Arsène pendant toute la nuit, où il se tenait immobile, les
maisn élevées ? Certainement au Ciel. Qu'y voyait-il ?
Certainement la gloire du Père céleste, et il s'en réjouissait ;
son cœur l'informait qu'un jour viendrait où il participerait à
cette gloire. Ainsi donc, celui qui prie en Esprit et en Vérité,
traverse par son esprit les Cieux et arrive jusqu'au trône de Dieu.
Une fois là-haut, il ne veut plus redescendre et désire y demeurer
à jamais pour contempler la gloire du Père Céleste, car là est
la source de la vie, du bonheur, de la béatitude. « Ce n'est
pas le feu qui dévore la matière qui me conduit au martyre, disait
Ignace le Théophore, mais l'eau vive qui dit en moi : Va vers
le Père ». Pendant qu'on allait le livrer en nourriture aux
bêtes féroces, il était dans la joie et dans l'allégresse, alors
que le roi des Perses Xerxès, face à l'Helléspont, gémissait et
se lamentait du haut de son trône élevé.
Dis-moi,Photinie, ton esprit a été
ravi au cours de la prière, car pour parler comme tu le fais, tu as
été, certainement, digne de l'illumination divine.
Oui, souvent mon esprit est ravi
au Ciel. Toute pensée de ce monde cesse alors, mon cœur déborde
de joie et d'allégresse divines. Le feu de l'amour pour le Christ
embrase mon cœur, au point que s'il m'était possible de prendre
des ailes, je m'envolerais pour être toujours dans la béatitude
des Cieux, que David le roi Prophète a contemplée de ses yeux
prophétiques, et il s'est écrié : « Qui me donnera les
ailes de la colombe ? Je m'envolerai et je trouverai le
repos. » Là-haut est la vraie Vie, là-haut le repos,là-haut
la béatitude éternelle, là-haut rayonne la Lumière divine du
Père Céleste perçue par les yeux de l'âme dans le cœur.
L'ouvrier de la vertu participe, dès ce monde, à la béatitude et
il sent cela en lui. Abba Pambo disait que si le ciel et la terre
venaient à disparaître, son cœur n'aurait aucune crainte. Qui le
faisait parler ainsi ? La béatitude qui était en lui. Par la
pratique de la vertu, il s'était uni à Dieu, il s'était déifié.
Toute crainte, toute amertume avait été bannie de son cœur que
comblait l'allégresse divine, la joie spirituelle. « La
vertu, dit le divin Chrysostome, unit à Dieu et hérite du Royaume
des Cieux ». On participe aux propriétés de celui auquel on
s'unit ; Voilà comment l'ouvrier de la vertu participe dès ce
monde au bonheur et le sent en lui. Par contre, quand, à cause du
péché, la lumière cesse de briller dans l'âme, il y a alors
tristesse, affliction, gémissements, pleurs, crainte, ténèbres.
J'ai connu, quand j'étais encore dans le monde, des hommes qui
possédaient richesses, dignités temporelles et autres biens, et
qui passaient par des moments d'angoisse, de larmes, accablés
d'amertume par la vie éphémère à laquelle ils étaient attachés,
tremblaient devant la maladie, désespéraient devant la mort dont
la seule évocation les horrifiait. J'en ai connu d'autres qui, à
cause de leurs péchés, étaient tombés dans une épaisse
obscurité intellectuelle et qui ne voulaient, à aucun prix,
entendre parler de la vie éternelle, et de l'immortalité de
l'âme ; l'idée de la vie éternelle, du Juste Juge, les
troublait et les angoissait. Trouble et angoisse sont le signe de la
privation de la Grâce divine, et constituent les arrhes du malheur
éternel, c'est-à-dire de l'Enfer. Je dis que si l'homme
connaissait son véritable intérêt, il aimerait mieux subir mille
morts que de s'écarter de la voie droite tracée par l'Evangile
saint et sacré, qui mène à la vie bienheureuse et éternelle.
Puis Photinie se tut. Son cœur
débordait d'amour, elle était émue et de ses yeux coulaient des
larmes abondantes. Voulant la tirer de son émotion, je lui dis :
Pendant la prière, quand ton
esprit est ravi, que vois-tu ?
Tu m'interroges sur les mystères ?
Crois-moi, à ce moment-là je ne me trouve plus en ce monde, bien
que mon corps soit sur la terre. Je ne vois plus rien de matériel,
je ne sens plus rien de terrestre, car mon esprit se trouve dans la
Lumière divine où il entend, avec les oreilles spirituelles, les
milices angéliques qui chantent l'hymne du triple sanctus :
« Saint, Saint, Saint le Seigneur Dieu Sabbaoth, le ciel et la
terre sont remplis de ta gloire... »Quand mon esprit est
plongé dans la contemplation, mon cœur se consume d'amour pour
Jésus, et avec Paul je m'écris : « Je vis, non pas moi,
mais c'est le Christ qui vit en moi ». Quand après cette
contemplation je reviens à moi, mon cœur continue à brûler
d'amour pour notre Sauveur, mes yeux de répandre des torrents de
larmes, tant est grand mon désir de Jésus.
Puis je considère ma petitesse, et je
comprends, bouleversée, l'amour infini du Père Céleste pour
l'homme, la créature de ses mains ; j'incline alors ma tête,
croise mes mains, et dis : « Que suis-je, moi, pauvre
indigente ? Quel bien ai-je fait pour que le Seigneur me
visite ? Aucun. Oh ! Seigneur plein de miséricorde. Oh!
Bien Suprême ! Oh ! Amour céleste!Oh ! Père
céleste ! Que ton Nom saint soit béni, car si à moi pauvre
et indigente, tu montres tant de bonté, quelle doit être celle que
tu montres à tes vrais serviteurs ! Et si moi, qui n'ai rien
fait de bien, je suis remplie de joie divine, en pensant à ta
beauté céleste et divine, quelle doit être la joie, l'allégresse
de ceux qui ont vaincu le monde et son prince, et sont allés à
toi, porteurs de la couronne de la victoire ? »
Et Photinie se tut à nouveau. J'étais
bouleversé ; mon esprit avait quitté ce monde. Dans le
silence, je regardais son visage ; ce n'était plus un visage
humain, mais une face d'ange. Après un silence de plusieurs
minutes, Photinie me dit :
N'est-il pas temps de chanter les
Vêpres ? Voici, le soleil décline.
Oui, lui dis-je, et nous nous
levâmes pour ma prière.
Veux-tu prendre un peu de
nourriture ?
Comme il te plaira.
Elle proposa le reste du repas de
midi, des herbes et des racines de canne à sucre. Je bénis la
table et nous mangeâmes en silence. Le repas terminé, nous nous
levâmes, rendîmes grâces au Seigneur, et nous rassîmes en
silence. J'étais encore en extase, revoyant en mon esprit tout ce
que Photinie m'avait raconté. Comme elle se taisait, je lui dis,
pour reprendre la conversation :
N'as-tu pas peur, Photinie, des
artifices des démons qui utilisent toutes les ruses et toutes les
panurgies, toutes les astuces et toutes les fourberies pour égarer
les serviteurs de Dieu ?
Oui, j'en ai peur ; mais le
Seigneur plein de miséricorde, qui connaît ma faiblesse, vient
toujours à mon aide et les démons fuient sans succès ;
d'autre part, j'ai la prière qui est un refuge imprenable. Quand je
sens que les pensées viennent du malin, je me lève aussitôt pour
prier. Si elles persistent, je dis alors la prière :
« Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de
moi ! » ; souvent même je la dis à voix si haute
que si par aventure quelqu'un passait devant ma grotte, il
entendrait mes cris.
Cette prière fait-elle fuir les
mauvaises pensées ?
Oui, elle met en fuite les démons
qui tremblent au Nom du Sauveur, comme les Pères l'affirment :
« Le Nom de Jésus consume les démons. »
Dis-moi, je te prie, comment
discernes-tu les pensées ?
Je sais que lorsqu'elles viennent
du Malin, mon âme ne les accueille pas, bien qu'elles tentent de la
persuader. Souvent pour la convaincre, elles lui proposent des
exemples tirés de la Sainte Ecriture ; par exemple, elles me
poussent à quitter le désert pour retourner dans le monde :
« Ne sont-ils pas nombreux, me disent-elles, ceux qui furent
sanctifiés dans le monde et furent des modèles de vertu ? »
Mais mon âme les contredit : « Ceux-là étaient forts,
ils avaient l'expérience du monde, ils possédaient le parfait
renoncement ». Leur insistance m'informe que ces pensées
viennent du Malin. J'ai aussi l'exemple de l'Abba Macaire étendu
devant la porte de sa cellule, disant : « Tirez-moi,
traînez-moi, mais je ne quitterai pas ma cellule ». Depuis
longtemps les pensées le pressaient d'aller à la ville pour
soi-disant être utile aux autres. Abba Macaire était fort et grand
dans la vertu et dans le discernement. Moi, faible, je ne peux
lutter comme lui avec les démons ; je cours vers le Christ qui
vient à mon secours et disperse les mauvaises pensées, et ma lutte
ne dure pas longtemps. Celui qui hésite quelque peu en quoi que ce
soit, doit recourir à la prière.
Ainsi donc, le Malin te remet en
mémoire le monde et ce qui est du monde,
Oui. Souvent, il me dit :
« Tu ne seras pas sauvée ; c'est en vain que tu restes
dans le désert. Si tu retournais dans le monde, tu pourrais y
fonder un monastère où beaucoup d'âmes trouveraient leur Salut.
Grande serait alors ta récompense, car il a été dit que :
« Celui qui fait d'un être indigne un être digne, sera comme
ma bouche ». Le Malin suggère à mon esprit une foule de
choses. Mais je cours vers le Christ et je dénonce le Diable ;
lui fuit et les pensées mauvaises se dispersent. Au cours des deux
premières années de ma vie ici, il m'a beaucoup tourmentée avec
ces pensées-là. Maintenant il sait que je ne suis plus seule, que
je suis avec le Christ et il ne vient plus m'importuner.
Quelquefois, il revient me dire : « Mais quand tu seras
vieille, qui viendra à ton aide dans ce désert ? » et
je lui réponds : « Mon Christ ! »
Le démon de l'orgueil vient-il,
lui aussi, te harceler ?
De quoi tirer orgueil ? Je ne
possède rien. Si le Sauveur a dit à ses disciples qui avaient
renoncé à tout et l'avaient suivi avec abnégation : « Quand
vous aurez fait tout ce que je vous ai ordonné, dites : nous
sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions
faire » ; comment donc s'enfler d'orgueil, quand de
nous-mêmes nous ne pouvons rien faire sans l'aide de notre
Sauveur : « Sans moi,vous ne pouvez rien faire » ?
Hier, j'ai oublié, au cours de la conversation, de te prier
d'apporter ton étole et ton livre pour bénir les eaux et
sanctifier ma demeure.
Oh, lui dis-je, quand je pars en
voyage, je porte toujours dans ma petite besace une étole et un
petit livre de prières ; je peux toujours en avoir besoin...Je
ne sais pas comment la pensée m'est venue, hier, de mettre ces
objets dans ma besace ; je les avais laissés au Monastère de
l'abba Gérasime.
Entendant cela,PHotinie leva les mains
au Ciel et dit :
Béni soit ton saint nom, ô Père
céleste !
Elle fléchit les genoux et se
prosterna jusqu'à terre. Puis elle porta ses regards sur moi et me
dit :
Hier,je ne t'ai pas parlé
d'étole, parce que le sacerdoce n'est pas dans les ornements mais
dans l'âme du prêtre ; par lui agit la Grâce divine ;
les ornements n'ont pas une importance capitale n'est-ce pas ?
Oui, je suis d'accord avec toi, le
sacerdoce est en l'homme lui-même ; le prêtre peut officier
sans ornements, car comme on vient de le dire, la prêtrise n'est
pas dans les ornements mais en l'homme créé à l'image de Dieu et
que la Grâce divine rend digne du don de célébrer les saints
mystères. S'il porte des ornements, c'est d'une part, pour la
grandeur du sacerdoce, de l'autre, parce que l'homme n'a pas encore
atteint la cime de la spiritualité, pour comprendre la valeur de
l'homme et la majesté de Dieu, comme le Seigneur l'a dit à
Nicodème : « Si quand je vous parle des choses
terrestres, vous ne croyez pas, comment croirez-vous si je vous
parle des choses célestes ? » Je te prie, Photinie,
développe ta pensée.
J'ai pensé que tu avais compris
ce que je t'avais dit, c'est pourquoi je ne me suis pas étendue.
Ecoute donc. Dieu, comme on l'a dit, est Esprit, Esprit infini. Il
est dans l'univers entier et au-delà de tout l'univers. En tant
qu'Esprit, Dieu a créé d'autres esprits, comme les Anges, pour
qu'ils participent par la Grâce, à sa félicité. Il a aussi créé
l'homme d'une manière toutes particulière. La Sainte Ecriture dit
qu'Il l'a fait à son image et à sa ressemblance, qu'Il lui a donné
une volonté plus grande, plus élevée que celle des Anges. Dieu
l'a tant honoré, au point que le Fils Lui-même et Verbe de Dieu a
pris la nature humaine et qu'Il est apparu Dieu-Homme sur la terre.
Si les Anges avaient été supérieurs en dignité à l'homme, il se
serait fait non pas Homme mais Ange. Les anges n'ont-ils pas servi
et ne servent-ils pas les hommes saints ? L'Apôtre ne dit-il
pas que les anges sont des esprits servants, dépêchés pour servir
ceux qui devaient hériter du Salut ? Et l'Eglise du Christ ne
chante-t-elle pas la Mère de Dieu comme « plus vénérable
que les Chérubins et incroyablement plus glorieuse que les
Séraphins » ? La dignité humaine est donc de beaucoup
supérieure à celle des anges, car par la pratique des vertus
l'homme devient Dieu par la Grâce. « J'ai dit : Vous
êtes des dieux, vous êtes tous des fils du Très-Haut » dit
l'Ecriture. Dieu a créé, en une seule fois, les anges, et ils
restent, pour cela, les mêmes en dignité et en nombre. Chez les
anges, il n'y a pas de différence de sexe, il n'y a pas de mâle et
de femelle, parce qu'ils ne sont pas soumis à la nécessité de la
naissance et de la mort. Donc, tous les anges, en tant qu'esprits,
sont de la même nature et appartiennent au monde spirituel. Mais
puisque, outre le monde spirituel, il y a aussi le monde matériel,
l'homme a été créé double, corps et esprit. Par son corps, il
appartient au monde matériel et, par son esprit, au monde
spirituel. Comme la matière prend différentes formes et figures,
sans pour cela retourner au non-être, de même le corps de l'homme,
en tant que matériel, vit de nourriture matérielle, subit des
changements ; de nourrisson, il devient enfant puis adulte,
homme fait, vieillard, et à la fin son corps se décompense et
retourne aux éléments qui l'ont composé. L'âme, en tant
qu'esprit, ne subit aucun changement, elle reste toujours la même.
L'étude des lettres et des sciences ne lui apportent aucun
développement ni rien de semblable. Les lettres et les sciences
développent les forces de l'âme qui appartiennent au corps, comme
l'intelligence, la mémoire, l'imagination, etc... mais l'âme, en
tant qu'être spirituel, reste identique à elle-même, sans
changement, car elle n'a pas été tirée de la terre, comme le
corps, mais créée d'une manière particulière, par Dieu Lui-même,
comme le révèle la Sainte Ecriture. Dieu a soufflé sur le corps
de l'homme un souffle de vie et l'homme est devenu une âme vivante.
L'Ecriture dit tout cela pour
présenter la création toute particulière de l'âme, à savoir
qu'elle n'a pas été tirée de la terre, mais qu'elle est venue de
Dieu immortel, immuable, inaltérable, éternel. Donc l'âme humaine
qui reçoit son commencement, non de la matière, mais de Dieu
inaltérable et immuable, ne peut être ni mâle ni femelle ;
elle est comme un ange, dit le Seigneur : « A la
Résurrection, on ne se marie plus...mais ils sont comme les anges
de Dieu dans les Cieux ». D'autre part, s'il y avait dans
l'âme une différence mâle-femelle, c'est-à-dire homme-femme, la
femme ne pourrait concevoir des enfants ayant une âme d'homme, mais
toujours que des filles selon l'âme. Basile le Grand, comme les
Pères Théophores, dit que l'âme est au corps de l'homme ce que le
feu est au fer embrasé. Y a-t-il un feu femelle et mâle ?
Puisque les hommes devaient se multiplier et Dieu ayant dit :
« Croissez et multipliez-vous », il était nécessaire
qu'il y eût différence de corps entre l'homme et la femme, pour la
multiplication et non, comme certains l'affirment, pour la
conservation de l'espèce ; l'homme ne retourne pas au néant,
il ne fait que déposer son corps matériel, qui n'est pas
nécessaire pour le monde spirituel. Tant que l'homme vit dans le
monde matériel, il a besoin de son corps matériel ; c'est par
lui qu'il communique avec le monde matériel ; dans le monde
spirituel, le corps est superflu. Lors de la Résurrection
universelle, l'homme récupérera son corps, qui sera alors
spirituel, comme l'enseigne l'Apôtre Paul : « Il est
semé corps animal ( matériel) et ressuscite corps spirituel ».
Ce corps spirituel n'aura besoin ni de nourriture ni de vêtement ;
l'homme vivra alors de la parole de Dieu, comme le Sauveur l'a dit :
« L'homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole
qui sortira de la bouche de Dieu ».
Ce corps ne pourra plus subir de
changement ; comme l'esprit, il sera à jamais inaltérable ;
il ne sera plus marqué par la différence mâle et femelle, et il
n'y aura plus de désir, ce qui serait insensé. Là où il y a le
désir, il y a aussi jalousie, et par conséquent disputes, ce qui
est incompatible avec la vie future, qui sera une vie de joie et
d'allégresse. Car là où il y a désir, il y a toujours
altération, ce qui ne saurait convenir à ce qui est éternel et
immuable ; le changement exclue l'éternel et l'infini, par
exemple croissance et diminution qui signifient altération et
changement. L'homme, en son corps, est nourrisson, puis enfant,
homme adulte et vieillard et mortel en son corps qui croît ;
l'homme ne connaît donc pas de différence selon l'âme. La femme
étant, comme on l'a dit, semblable à l'homme, et la religion
chrétienne étant une religion spirituelle, comme le Seigneur
l'affirme, quand il dit à la Samaritaine : « L'heure
vient et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront
le Père en Esprit et en Vérité », pourquoi la femme alors
n'entrerait-elle pas dans le sanctuaire pour y aider au cours des
saints Mystères ? Le Sauveur a bien permis à des femmes de
l'approcher, de le toucher, d'oindre sa tête et ses pieds ? La
Tradition ne dit-elle pas que la Mère de Dieu est restée douze ans
dans le Temple de Dieu ? Le Fils et Verbe de Dieu n'a-t-il pas
habité le sein de la Vierge en laquelle il a pris chair ? Si
dan le grand et divin mystère de l'Economie de l'Incarnation, les
femmes ont servi plus que les hommes,pourquoi la femme ne
servirait-elle pas au cours des saints mystères ?
Je ne te contredis certes pas,
mais il y a des cas où la femme ne peut le faire.
Je sais à quoi tu penses, à la
grossesse et aux règles ; mais elle doit être vierge et,
pendant ses périodes, remplacée.
A cela je ne contredirai pas, mais
les Saints Pères ont exclu les femmes du sanctuaire.
Oh ! Non pas les Pères,
parce que les Apôtres comme les Pères, leurs successeurs,
ordonnaient des diaconesses, qui entraient au sanctuaire et
servaient pendant la Divine Liturgie. Ce ne sont pas les Pères qui
ont exclu les femmes du sanctuaire, mais les passions humaines. Des
hommes passionnés, nullement spirituels, pénètrent dans le
sanctuaire ; des hommes charnels, des hommes pleins de passions
ont été ordonnés prêtres et officiants de notre très sainte
religion. Oh ! Jamais de tels êtres ne devraient être faits
liturges de notre religion sainte et spirituelle. Ils ne sont pas de
signes liturges des Saints Mystères. Le liturge qui voit en la
femme une femelle ne peut être un digne liturge de notre religion.
Comment doit-on alors considérer
la femme ?
Comme un être humain, surtout
comme un être spirituel ; le liturge de la religion
spirituelle doit voir l'être humain dans sa nature spirituelle et
non charnelle. Celui qui pense que la pourpre royale est le roi, se
trompe ; une statue sans âme peut porter la pourpre du roi. Le
corps, comme on l'a dit, est le vêtement de l'âme, son
instrument ; par lui, elle entre en contact avec le monde
matériel. Si le corps était l'homme lui-même, il ne subirait pas
la mort ou encore la vie éternelle serait un mensonge.
D'après tout ce que tu viens de
dire, je conclus, Photinie, que tu veux des liturges totalement
spirituels de notre sainte religion. Mais l'homme qui vit au milieu
des tribulations de ce monde, agressé par tant de provocations,
peut-il arriver à la mesure parfaite de la spiritualité, et tout
voir avec les yeux spirituels de son âme ?
Certes, il le peut, s'il a
conscience de sa place et de sa destination. Oui, tous les Chrétiens
se doivent, autant que possible, de vivre une vie spirituelle, comme
l'enseigne l'Apôtre Paul : « La figure de ce monde
passe ». Tu as certainement lu comment la moniale digne de
l'habit monastique a parlé au moine qui, en l'apercevant, avait
dévié de sa route ?
Je ne me souviens plus.
On lit dans le Patéricon, le
recueil des Apophtegmes des Pères, qu'une vieille moniale,
accompagnée d'une novice, cheminait sur la route, quand un moine
venant en sens inverse les vit et s'écarta de son chemin, pour les
éviter. Alors la vieille moniale lui dit : « En vérité,
si tu étais un vrai moine, tu ne te serais pas écarté de ton
chemin ; tu nous aurais saluées, sans penser que nous étions
des moniales, c'est-à-dire des femmes ». Le vrai disciple du
Sauveur, appelé homme au sens large, voit en l'homme la créature
faite à l'image et à la ressemblance de Dieu. Le Sauveur n'a-t-il
pas dit aux Apôtres : « Vous, vous n'êtes pas du
monde ». Et il dit la même chose aux servants de son Eglise.
Je vois, Photinie, que tu as très
bien compris les Saintes Ecritures.
Selon mes forces et avec l'aide de
Dieu, car il ne sert à rien de lire les Saintes Ecritures, si on
les comprend pas, selon l'enseignement de l'Apôtre Paul : « La
lettre, dit-il, tue, l'esprit vivifie ».
Et elle se tut.
Je compris qu'elle voulait me ménager,
réciter Complies, et me laisser me coucher. Quant à elle, elle
allait veiller toute la nuit.
Mais, pour continuer cet entretien
divin, j'ajoutais :
Photinie, dis-moi, je te prie,
comment l'homme peut-il atteindre l'impassibilité, comme beaucoup
de Saints Pères l'ont fait ?
Tu m'interroges sur le plus grand
des exploits ou plutôt des charismes. Oh ! Que dirai-je,
comment en parlerai-je ? Celui qui a atteint cette cime est
monté au-dessus des choses terrestres ; il vit sur la terre
comme un être incorporel ; il va et vient ici-bas, mais sa vie
est au Ciel. Sache donc que le sens de toutes les luttes ascétiques,
c'est d'élever l'homme au-dessus des passions. Ta question a-t-elle
trait à cela ou à autre chose ?
Non ! Celui qui s'est élevé
au-dessus des passions, c'est qu'il a lutté et vaincu, mais
l'ennemi – les passions-, bien que vaincu, subsiste et ne
disparaît pas. S'il arrive que le vainqueur tombe dans la
négligence, la guerre reprend alors. Ma question consiste à savoir
comment on peut devenir parfaitement impassible, au point qu'aucune
guerre ne peut éclater et que règne la paix permanente.
Tu m'interroges donc sur l'état
dont parle David le roi-prophète : « Qui me donnera les
ailes de la colombe, pour que je m'envole et trouve le repos ? »
Ce « repos », qui est l'impassibilité, ne peut être
atteint que par la prière du cœur : « Seigneur
Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! » Cette
prière a une telle force, quand elle est faite par le cœur, où
l'esprit porte toute son attention, qu'elle endort non seulement les
passions, comme le silence et la solitude peuvent le faire, mais les
supprime et les extermine définitivement. La solitude, c'est-à-dire
la vie loin des passions et de leurs causes, et le silence,
anesthésient les passions ; tout ce qui sommeille peut se
réveiller quand l'occasion se présente, et souvent l'occasion se
présente impétueuse.
La prière lue ne peut-elle pas
produire le même effet que la prière de l'invocation du Nom divin
du Sauveur ?
Certes non ! On doit, bien
sûr, dans les monastères, dans les synodies et dans les paroisses
de villes suivre l'ordre institué par l'Eglise. Mais si on veut
atteindre le « repos » ou l'impassibilité, on doit
avoir pour règle inviolable la prière du cœur.
Le moine qui vit dans un monastère
ou celui qui vit en synodie avec d'autres frères ou encore le
chrétien qui se trouve dans les vicissitudes du monde, peut-il
pratiquer la prière du cœur et obtenir le don suprême de
l'impassibilité ?
Oui ; Celui qui vit avec
d'autres frères, comme celui qui se trouve dans le tumulte et les
sollicitations du monde peut pratiquer la prière du cœur et
parvenir, autant que cela est possible, à l'impassibilité. Un
homme peut s'entretenir avec un autre des affaires de cette vie,
pendant que son cœur prie par la prière qu'on appelle
intellective ; car le cœur qui a goûté à la douceur que
donne l'invocation du Nom du Sauveur, ne veut plus s'en passer, et
avec Paul il s'écrie : « Qui me séparera de l'amour du
Christ ? » L'amour colle le cœur au Christ, de manière
telle qu'ilne puisse jamais se détacher de Christ, même en plein
tumulte. Aucune passion ne peut troubler celui qui possède le
« repos parfait », c'est-à-dire le Christ. D'autre
part, le moine, comme tout chrétien d'ailleurs, peut prier en
murmurant, nuit et jour, avec ses lèvres, lire des psaumes, chanter
des tropaires, réciter des prières, sans jamais atteindre
l'impassibilité. N'as-tu pas lu la réponse que fit un Ancien plein
de sagesse aux trois moines venus lui raconter leurs exploits ?
Le premier dit :
Abba, j'ai appris par cœur
l'Ancien et le Nouveau Testament.
Tu as rempli l'air de paroles, lui
dit l'Ancien ;
Le second :
Moi, j'ai laissé ma marmite se
couvrir de poussière. (C'est-à-dire qu'il ne cuisinait plus).
Et toi, tu as chassé
l'hospitalité.
Une vierge alla voir aussi le même :
Père, lui dit-elle, j'ai jeûné
pendant deux cents dimanches. Je n'ai mangé qu'une fois la semaine,
tous les six jours. Que me manque-t-il ?
L'Ancien lui dit :
Le déshonneur est-il devenu un
honneur ?
Non !
Et l'affront est-il une louange ?
Non ! Répondit-elle à
nouveau.
Alors, va-t-en travailler, car tu
ne possèdes rien ».
Mais pourquoi ce saint Ancien ne
leur a-t-il pas parlé de la prière du cœur ?
Parce que, n'étant pas préparés
pour une telle œuvre, ils ne l'auraient pas comprise. S'il leur
avait dit : « Cultivez la prière du cœur, pour
atteindre l'impassibilité », il leur aurait fait du tort,
parce qu'ils n'étaient pas en mesure de travailler à cette œuvre.
Attachés à la seule pratique, ils pensaient que la vertu pratique
était œuvre excellente. Les vertus pratiques sont, certes, utiles
et elles peuvent sauver, mais elles ne procurent pas la mesure qui
fit dire à Antoine le Grand : « Moi, je ne crains pas
Dieu, parce que je l'aime ». Antoine le Grand pouvait parler
ainsi ; il avait atteint le point culminant de la vertu
contemplative, jusqu'à sentir Dieu en Lui et l'aimer de toute son
âme, de tout son cœur. Son amour, vrai et ardent, avait chassé de
son cœur la crainte, comme l'enseignent les Pères divins :
« L'amour parfait bannit la crainte ». l'Apôtre Paul
écrit : « Le fruit de l'Esprit, c'est l'amour, la joie,
la paix, la longanimité, la bonté, la foi, la douceur, la
tempérance ; contre de pareils fruits, il n'y a pas de Loi ».
Les hommes spirituels ne sont pas soumis à la Loi, et ne sont plus
en souci de savoir s'ils ont accompli tel ou tel commandement, ou
transgressé tel autre. Celui qui prie par la prière du cœur
parvient à l'amour parfait ; aucun fait de ce monde ne peut
venir le troubler. Il est entré dans le port salutaire de
l'impassibilité ; dès ce monde, il est devenu citoyen du
Ciel, selon l'Apôtre Paul qui écrit : « Notre cité
est dans les Cieux ».
Donc, ce n'est que par la seule
prière intellective que l'on acquiert la parfaite impassibilité ?
Oui, par elle, par elle seule. A
cause de l'heure, interrompons notre entretien pour dire les
Complies ; nous le reprendrons demain, après la prière de
l'aurore.
Nous nous levâmes, et lûmes Complies
avec l'Acathiste à la Mère de Dieu, selon la coutume. Puis elle me
dit :
Va dormir là-bas, car tu dois
être très fatigué.
Dans la grotte, à droite, dans un
coin, elle avait préparé une couche d'herbes sèches. J'y allai et
me couchai tout habillé ; Elle, elle se retira dans le fond de
la grotte, se reposa une petite heure. Puis, elle se leva, fléchit
les genoux, étendit ses mains et pria. Moi, grâce à la clarté de
la lune, je pouvais la voir, bien que faiblement, prier les mains
levées. Elle resta ainsi, jusqu'à la première heure de minuit,
puis, elle s'assit sur l'herbe qui lui servait de matelas. Je
l'imitai et lui dis :
Est-ce le temps de la prière de
l'aurore ?
Comme il te plaira, répondit-elle.
Je me levai, donnai la bénédiction,
récitant, faute de lumière, les parties de l'office que nous
connaissions par cœur ; Le reste de l'office fut fait avec le
chapelet, comme les Pères le recommandent. L'office se terminait,
quand l'aurore monta et s'assit sur son trône. Nous récitâmes
alors Prime et nous nous assîmes, en attendant le jour. Le soleil
levé, nous bénîmes les eaux et aspergeâmes l'intérieur et
l'extérieur de la grotte.
Ce jour, me dit Photinie, est un
jour de bonheur pour moi. Mon cœur bondit d'allégresse ; Le
Père céleste t'a envoyé pour que je te raconte ma vie, que je me
confesse et que tu bénisses ma demeure ; Depuis longtemps je
désirais rencontrer un ministre des mystères de notre très sainte
foi, pour lui confesser mes fautes, lui raconter mes vicissitudes.
Le Seigneur a exaucé mes vœux.
En prononçant ces mots, elle leva ses
mains, porta ses regards au Ciel et dit :
Béni soit ton Nom très saint,
Seigneur plein de miséricorde. Dans ta grande bonté, tu fais
descendre ta grâce sur les êtres pauvres et indigents, dont je
suis le premier, car je n'ai rien accompli.
Puis, elle me dit :
Dressons la table et mangeons ce
que le Seigneur nous envoie, et bénissons son saint Nom.
Moi, j'offris le contenu de mon sac ;
elle, des herbes bouillies de la veille, des racines de canne à
sucre, des pointes et des racines de mélagres. Le déjeuner
terminé, nous nous assîmes pour continuer notre entretien. Un
rossignol vint se poser sur le rocher et modula son admirable chant.
Ces petits oiseaux, mes
compagnons, communient, aujourd'hui, à ma joie.
Quel bonheur, pour toi, d'avoir de
tels compagnons dans ce désert.
Oui, dit Photinie, ils sont bons
pour moi.Lorsque, assise à l'ombre du rocher, je chante, ils
modulent, eux aussi, leurs chants harmonieux. Ils sont pour moi
d'excellents compagnons. Le matin, tous ensemble, ils louangent le
Père céleste, qui prend soin d'eux, comme le Sauveur l'a dit.
Tout cela est très
intéressant;Mais, Photinie, tu viens d'exprimer ton désir de
rencontrer un prêtre de notre sainte religion, pour lui raconter
tes péripéties et te confesser ; Dis-moi donc, je te prie :
considères-tu la confession comme indispensable pour le chrétien
qui a changé et abandonné ses œuvres antérieures ? Car
cesser de faire le mal, cela devrait suffire ; N'est-il pas
écrit, en effet : « Eloigne-toi du mal et fais le
bien », et que la pénitence consiste à se tenir loin du
péché ?
Certes, le retour à la voie
droite, c'est la vraie pénitence. Mais la confession est
nécessaire, quand on a renoncé à sa première vie ; Par
exemple, quand la maladie a pris fin, on soigne les blessures, on
consulte le médecin qui ordonne des remèdes adéquats ; C'est
cela que notre Sauveur nous a enseigné, dans la parabole du Fils
Prodigue. Le fils est revenu chez son Père, et le Père plein de
tendresse, l'a serré dans ses bras et couvert de baisers. Le fils
prodigue ne s'est pas contenté de retourner, il a aussi confessé,
criant : « J'ai péché contre le Ciel et contre toi ».
Le Sauveur a donné à son Eglise le pouvoir de lier et de délier.
La confession est un des mystères de notre sainte foi. Abandonner
notre ancien mode de vie et, ensuite, nous confesser. Le fait de ne
plus emprunter n'annule pas les dettes anciennes.
Je t'ai posé cette question,
parce que ceux qui rejettent la confession sont fort nombreux. Ils
pensent qu'en renonçant à la pratique du mal, ils sont justifiés.
Leur pensée n'est pas juste. Elle
cache de l'orgueil et attaque l'autorité de l'Eglise qui a reçu le
pouvoir de lier et délier. La confession est nécessaire, même si
après notre conversion, notre vie est pure et nos œuvres bonnes.
La confession implique l'humilité, ancre et sécurité de notre
Salut. Mais, comme il se peut que tu sois fatigué de notre long
entretien, allons, si cela te fait plaisir, visiter mon petit
jardin, près du Jourdain, où poussent les cannes à sucre que j'y
ai plantées. Nous pourrons nous y détendre un peu.
Après avoir embrassé la petite icône
de la Mère de Dieu, nous quittâmes la grotte, prîmes la direction
de l'ouest, descendîmes du rocher, tournâmes à gauche et
cheminâmes, à travers ronces et broussailles, par un sentier créé
par Photinie. A droite et à gauche s'élevaient des murs de
broussailles recouverts de buissons et de ronces entrelacés, un
solide petit fort ; Photinie déplaça un fagot et l'entrée
fut libre. Nous entrâmes, en nous inclinant, dans un beau jardin de
mille mètres carrés, bien cultivés, à deux kilomètres, environ,
du Jourdain. Photinie me dit :
Voici mon jardin.J'ai passé six
mois à défricher et à clôturer, pour que les bêtes sauvages ne
puissent le saccager. Voici le petit puits que j'ai creusé pour
arroser l'été, bien que rare en soit la nécessité ; les
vapeurs du Jourdain le couvrent de fraîcheur.
Comment décrirai-je ce jardin ou
plutôt ce paradis ? Au couchant, se dressaient deux saules,
apparemment jeunes. Je demandai à Photinie comment ils se
trouvaient là.
Je les ai plantés. Les saules, tu
le sais, poussent le long du fleuve où je les ai pris, il y a
quatre ans. Dans cette terre fertile, ils ont poussé rapidement ;
aujourd'hui, ils me donnent une belle ombre.
Deux sièges, faits de buissons et de
genêts, invitaient à s'asseoir confortablement, à l'ombre de ces
deux saules.
J'ai tressé ces sièges, il y a
un an. Je viens m'y asseoir quand mon palais devient trop étroit.
Le puits, je l'ai creusé la première année de la création de mon
jardin. Voici le seau pour puiser l'eau.
C'était un panier de branchettes
tressées et très adroitement enduit de goudron. Je dis à
Photinie :
Où as-tu trouvé le goudron ?
Un jour, je suis allée jusqu'à
la Mer Morte qui donne, de temps à autre, du goudron. La Mer Morte
est à deux heures de marche de ma grotte. J'ai dû marcher avec
beaucoup de précautions, pour n'être vue de personne et par peur
des bêtes sauvages, bien qu'elles n'attaquent jamais les moines. Il
m'a fallu plus de huit heures pour aller et revenir. Je devais aussi
trouver, près de la mer, des morceaux de soufre et pas mal de sel.
J'ai enduit de goudron le panier que tu vois et, avec lui, je puise
l'eau pour arroser mon jardin, quand cela est nécessaire. Pas
besoin de corde, l'eau se trouve à trois empans de la surface du
sol ; et l'hiver, il déborde.
Elle avait planté quantité de cannes
à sucre, de céleris, de blettes, d'autres légumes, des fleurs,
des pastèques, des melons, quelques pommes de terre,
etc...Violettes, roses sauvages, jacinthes, iris, etc... faisaient
de ce petit jardin un vrai paradis.
Je vois que tu cultives un grand
nombre de fleurs.
Oui, me dit-elle, le désert en
est plein et d'une grande variété. J'ai choisi certaines fleurs et
je les ai plantées, cultivées, apprivoisées, et les voici fort
belles.
Ici, comme dans toute la Palestine, il
y a beaucoup de porcs-épics.
Ne viennent-ils pas endommager ton
jardin ?
Pas du tout, parce que j'ai pris
les mesures qui s'imposaient. Au début, ils y pénétraient.
Depuis, j'ai bouché tous les trous qu'ils avaient faits dans la
clôture, et ils ne peuvent plus entrer. Souvent, le soir, j'allume
du feu qui les chasse. Les chacals non plus n'y pénètrent plus.
Ici, je trouve du repos. Aux heures de mélancolie, je m'assois à
l'ombre et je chante des cantiques. Les rossignols, qui prennent
plaisir à la voix humaine, m'accompagnent de leur beau ramage dès
que je commence ma psalmodie.
Crois-moi, Photinie, tu es
heureuse !
Ce n'est pas pour tout cela que je
suis heureuse, mais pour l'espérance de trouver grâce auprès du
Juste Juge, au grand jour du Second Avènement.
Oui, dès maintenant, tu possèdes
le bonheur, parce que tu es loin des vicissitudes et des scandales
du monde ; tu peux bien dire que personne au monde n'est aussi
heureux que toi. Les biens du monde, la richesse, la dignité,
etc... n'apportent pas le bonheur ; seules, la conscience pure
et la paix intérieure apportent à l'homme le bonheur.
Sans doute ne voulait-elle pas que je
l'appelle « heureuse », car elle me dit :
N'est-il pas temps de partir ?
Tes compagnons les pères vont être inquiets.
Non. Avant de partir, j'ai laissé
un mot au monastère de l'Abba gérasime, pour dire que je risquais
d'être en retard...Dis-moi, Photinie, pour acquérir la prière du
cœur, comment doit-on faire ?
Elle s'acquiert par la
persévérance et la patience.
Qu'entends-tu par persévérance
et patience ?
Au début, quand on commence à
dire : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi ! »
on a besoin de persévérance, parce que le démon va tout mettre en
œuvre pour distraire l'intellect de l'attention qu'il doit porter
au cœur et il craint beaucoup cette prière. Celui qui veut
acquérir la prière du cœur doit préserver son intellect de toute
autre pensée et ne s'occuper que du cœur. C'est cela avoir de la
persévérance. Les divins Pères disent qu'on doit retenir son
souffle, c'est-à-dire inspirer en disant « Seigneur
Jésus-Christ », retenir son souffle en continuant la prière
et expirer en disant : « aie pitié de moi ! »
Peu à peu le cœur y prend plaisir, l'intellect et le souffle
s'habituent à la prière. Que l'on dorme alors, qu'on se lève,
qu'on mange, qu'on parle, le cœur, libre, dit la prière :
« Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi ! » non
plus avec efforts, mais avec joie et plaisir. En priant ainsi le
fidèle ou le moine parvient à l'impassibilité et rien, en ce
monde, ne peut le troubler, l'affliger, l'effrayer, comme Abba Pambô
l'a fort bien dit : « Quand bien même le Ciel viendrait
se coller à la terre, la peur ne pénétrera pas dans mon cœur,
qui vit dans le Christ tandis que le Christ vit en lui ».
Je ne puis pas ne pas confesser
que j'ai beaucoup appris dans cette rencontre. Bénie soit l'heure
où je traversai le Jourdain.
Moi aussi, dit Photinie, je
m'écrie : Béni soit le nom du Père Céleste, qui t'a conduit
ici pour me confesser, raconter mes vicissitudes et sanctifier mon
logis.
Elle fléchit les genoux et dit :
J'adore et glorifie l'Amour
Céleste, le Dieu plein de miséricorde, qui dans son amour infini a
pitié de ses serviteurs pauvres, indigents et inutiles. Retournons,
maintenant, à la grotte pour chanter les Vêpres. L'heure passe et
peut-être veux-tu t'en aller ? Mais, ajouta-t-elle, ne pars
pas, parce qu'outre la chaleur intense, la nuit va tomber et tu
souffriras en route. Reste ici pour la nuit, et demain matin je te
conduirai au gué, par où tu regagneras le Monastère de l'Abba
Gérasime .
Mon cœur bondit de joie quand je
l'entendis me dire de rester. Vraiment, je désirais y passer la
nuit et poser à Photinie différentes questions.
Allons chanter les Vêpres ;
En traversant, une fois encore, le
beau jardin de Photinie l'ermite, je vis une plante dont les
feuilles ressemblaient à celles de l'olovier, avec des épines
comme le citronnier et beaucoup de raisin. Je reconnus immédiatement
la plante que l'on trouve près de la Mer Morte, qui produit du
raisin ; les moines de Saint Gérasime font, avec ce raisin, un
vin excellent.
Tu as aussi des raisins, dans ton
jardin ?
Oui,me dit-elle. Cette vigne et
celle que tu vois, à l'autre bout du jardin, je les ai apportées
des bords de la Mer Morte pour les planter ici. Elles produisent un
très bon raisin, parce que je les soigne, et leur fruit se conserve
jusqu'en novembre.
Elle ôta le fagot de broussailles qui
servait de porte et nous sortîmes du jardin. Pendant que nous
cheminions par le sentier étroit les oiseaux jouaient et chantaient
dans les arbres.
Vois-tu, dit Photinie, ils nous
saluent.
A la grotte, nous lûmes Vêpres.
Puis elle me dit :
Viens voir mon champ, la récolte
est proche.
A l'est, à une centaine de pas,
derrière le rocher, un enclos, fermé, comme le jardin, par un
fagot de broussailles. Photinie et moi entrâmes dans le champ, dont
la moitié était recouverte de blé prêt à être moissonné. La
superficie dépassait mille cinq cents mères carrés.
Voici mon champ, dit Photinie.
L'année dernière, j'ai récolté vingt kilos de blé environ, et
cette année, peut-être cinquante.
Et même plus, ajoutai-je.
Je vais aussi récolter une
vingtaine de kilos de fèves. Elles sont déjà arrachées.
Elle me les montra, entassées, dans
un coin du champ.
Les bêtes sauvages ne font-elles
pas de mal à ton champ ?
Non. Il n'y a ici ni porcs-épics
ni sangliers. D'autre part,ils ne peuvent y pénétrer. Quant aux
oiseaux, en particulier les tourterelles, les perdrix, et autres,
ils se nourrissent d'insectes et n'endommagent pas mon blé ;
D'ailleurs, le désert recèle du blé sauvage, surtout du seigle.
Les chacals n'y viennent pas, à cause de l'épaisseur de la
clôture ; même s'ils y entrent, ils ne mangent pas le blé.
Tu t'es donné beaucoup de peine
pour clôturer ce champ ?
J'y ai travaillé pendant quatre
mois environ, mais peu d'heures par jour.
Où as-tu trouvé ce blé, et ces
fèves ?
J'en avais avec moi, en arrivant
ici pour la première fois. Après un séjour de quatre mois, voyant
que je pouvais y vivre, je décidai d'aller chercher l'argent que
j'avais caché sous la pierre, pour acheter des choses
indispensables. J'enfonçai mon bonnet de moine jusqu'aux oreilles
et partis pour chercher l'argent déposé à l'extérieur du
monastère du Précurseur, avec le billet où je disais : « Si
quelqu'un trouve cet argent avant six mois, à partir de la date...
qu'il n'y touche pas... »
Je pris donc l'argent, allai à
Jéricho et de là à Jérusalem, avec beaucoup de prudence, pour
éviter toute rencontre. J'achetai une piochette, une hachette, du
blé, des boîtes d'allumettes, une casserole, une marmite de terre,
quelques assiettes, un couteau, des fèves, des haricots, des
graines de pastèque, de melon, du blé noir, du sésame, quelques
pommes de terre, et m'en retournai à ma grotte, mon sac d'ascète
plein, le reste de l'argent distribué aux pauvres de Jérusalem.
Décidée à rester désormais au désert, pour la vie, j'ai
commencé à cultiver mon jardin et mon champ. J'ai fait cela pour
deux raisons : pour avoir une certaine consolation – j'étais
très jeune et n'avais ni l'expérience ni la force pour lutter
durement comme Marie l'Egyptienne et d'autres ermites ; ensuite
pour passer les heures d'ennui en travaillant au jardin ou au champ.
Très sage, dis-je.
Non par sagesse, mais par
nécessité, car j'ai beaucoup lu et vu. L'homme, comme tu le sais,
a été créé double, âme et corps. Par l'âme qui est
spirituelle, il appartient, comme on l'a dit, au monde spirituel.
Quand donc l'homme séjourne en esprit et en permanence dans le
monde spirituel, assurément son corps, qui appartient au monde
spirituel, se détériore. S'il est fort et expérimenté dans
l'ascèse, il n'en est pas très gêné ; s'il est
inexpérimenté et faible d'âme, il éprouvera un grand dommage et
même en perdra la raison, comme beaucoup jusqu'à nos jours ;
ou encore il sera gravement malade, et obligé d'abandonner
l'ascèse, ou mourra prématurément, sans savoir si son œuvre aura
été agréable à Dieu. En plus de l'occupation spirituelle, il
faut le travail du corps. C'est pourquoi nous voyons de grands
Saints Pères dans l'ascèse : « Arsène le grand, Abba
Poemène, Pambô, Macaire le grand et beaucoup d'autres, bien que
théophores et spirituels, occupés à des travaux manuels et
cultivant des jardins. Antoine le Grand qui habitait la montagne
n'a-t-il pas demandé à ses disciples d'apporter du blé et une
pioche pour cultiver un champ et l'ensemencer ? Non qu'il eût
un besoin impérieux de blé – il vivait comme un désincarné-
mais pour s'occuper physiquement ; D'autres portaient des
pierres d'un endroit à un autre, afin de travailler corporellement.
Un autre Père célèbre, assis au bord du Nil, tresaait des cordes
et les jetait dans le fleuve. Donc, le travail corporel, surtout
pour le moine, est nécessaire, tant qu'il n'a pas atteint de
grandes mesures, pour être, en permanence, en esprit au Ciel et
vivre en désincarné, comme Daniel le Stylite, Syméon et bien
d'autres. Malheur au moine oisif. Le moindre travail de la terre, la
culture d'un jardin ou d'un champ, oblige le moine à rester chez
lui, dans le silence. Tu as certainement lu ce qui est arrivé à un
Ancien et à son disciple.
Je ne vois pas de quel Ancien tu
veux parler.
Dans le Patérikon – les Vies
des Saints Pères du désert-, on lit qu'un Ancien habitait dans une
skyte avec son disciple, qui était jeune et s'ennuyait. Un jour, il
dit à l'Ancien : « Abba, je vais retourner dans le
monde, je ne puis supporter l'ennui du désert. » L'Ancien lui
prodiguait beaucoup de conseils qui le tranquillisaient, mais il
retombait peu après dans l'ennui et disait : « Je ne
puis supporter l'ennui du désert, je vais retourner dans le
monde. » Voyant le tourment de son disciple, l'Ancien alla
consulter un Père très expérimenté et lui conta l'histoire de
son novice. Le père spirituel expérimenté lui dit :
« Veux-tu voir ton novice calme et en paix, Marie-le. -
Comment le marier ? - Donne-lui du travail corporel ;
Donne-lui un jardin et dis-lui d'y planter tout ce qu'il voudra ».
Il donna donc un jardin à son disciple qui s'occupa et ne demanda
plus à retourner dans le monde ; Tu vois que l'occupation
physique est nécessaire au moine comme à tout homme d'ailleurs.
Me souvenant donc de ces instructions,
je cultive, moi aussi, mon jardin et mon champ, et ainsi, avec
l'aide de Dieu, je trouve la paix et passe mes jours dans le calme,
bénissant le Nom Très saint du Père céleste, qui m'a rendue
digne, moi pauvre, de sa Grâce divine, en t'envoyant ici pour me
confesser et raconter mes péripéties.
Viens voir aussi mapetite cabane
où je serre les produits de mon champ, en attendant de battre les
épis pour en tirer le fruit.
Nous allâmes à l'ouest du champ. Là
était dressée une petite maison de pierre de trois mètres
environ, couvertes de branchages, eux-mêmes couverts de boue du
Jourdain, qui est imperméable à la pluie. Près de la cabane, une
pierre polie servait d'aire.
Ici, dit-elle, je bats le blé
avec le bois que voici.
C'était un bâton assez gros, avec
lequel elle battait les épis, et séparait le blé.
Les fèves, ajouta-t-elle, je les
nettoie à la main.
Comment utilises-tu le blé ?
Le faais-tu bouillir pour leconsommer ?
Ah non!Je l'écrase avec cette
pierre et en fais un excellent gruau ; j'extrais même de la
farine et pétris du bon pain, pas l'été, bien sûr, mais en hiver
où je trouve ce que l'on appelle les herbes acides.
Oui, j'ai vu de ces herbes au Mont
Sarantarion, ou Mont de la Quarantaine, celui de la tentation des
quarante jurs que le Seigneur passa au désert après son baptême.
Et j'en ai même mangé.
Leur jus, dit Photinie, est acide
comme celui du citron;il me sert de levure quand je cuis du pain ;
Où fais-tu cuire ton pain ?
Près de ma grotte, j'ai construit
un four.
Crois-moi, Photinie, j'envie ton
bonheur ;
Oui, ce bonheur, dont tu m'as
parlé à plusieurs reprises, m'a été donné par le Père Céleste.
Le Père Céleste peut-il abandonner sa propre créature, quand le
Sauveur dit qu'il prend soin même des oiseaux du ciel et qu'il est
lui-même Amour vivant ? « Dieu est amour » ;
Peut-il ne pas aimer, ne pas protéger ceux qui l'aiment, ne pas
leur faire du bien ? « Toutes choses concourent au bien
de ceux qui aiment Dieu », dit l'Apôtre Paul. Oh ! Si
les hommes connaissent l'amour infini de Dieu pour les hommes, ils
accepteront n'importe quelle affliction pour ne pas transgresser le
moindre des commandements du Père Céleste. Malheureusement, ils ne
veulent pas voir où se trouve leur véritable intérêt.
Du champ, nous revînmes à la grotte,
où je restai au dehors, scrutant les environs ; Photinie
alluma du feu pour faire cuire les légumes cueillis au jardin ;
il y avait de magnifiques pissenlits. Pendant que je regardais
alentour, un groupe d'oies sauvages fendit l'air et se dirigea vers
la mer Morte ; Près de la porte du jardin, j'entendis le
roucoulement des tourterelles qui rêvassaient sur les saules du
Jourdain, et deux perdrix passèrent au-dessus de ma tête. Je
pensais qu'elles allaient au désert, mais elles se posèrent sur le
rocher au-dessus de la grotte et commencèrent un gazouillement
aigu. Photinie sortit et me dit :
Mes compagnons d'après-midi sont
arrivés pour égayer ma monotonie.
Au déclin du soleil, les rossignols
commencèrent leur psalmodie. Moi, assis sur le rocher, je disais :
Bénis soit ton Nom Très Saint, ô Créateur très sage, tu as créé
tant e tant de biens pour l'homme, fait à ton image et à ta
ressemblance. Si dans ce monde, tu as créé tant de biens pour
l'homme, que doivent être les biens que tu as préparés dans le
monde céleste ?
Photinie sortit et m'invita, pendant
que cuisaient ses légumes, à visiter ses ruches ; nous avions
assez de temps jusqu'au coucher du soleil.
Allons-y.
Nous passâmes à gauche de la grotte
et marchâmes dans un maquis, pendant une quinzaine de minutes, pour
nous trouver devant un rocher creux du côté sud. Au fond du creux,
un trou servait d'entrée, et quelques marches taillées
conduisaient au haut du rocher. Photinie me dit :
Vois-tu ce trou ? Au dessus
il y a une grotte ; jadis, quand le désert était peuplé
d'ascètes et d'ermites, elle a servi d'ascétérion – de lieu où
mener l'ascèse – à un saint homme. Montons dans la grotte
supérieure.
C'était une belle grotte éclairée
par un trou. Photinie s'avança sur la droite et me dit :
Vois-tu cette pierre ? Elle
est creuse à l'intérieur et sert de ruche aux abeilles ;
elles y entrent par un trou du rocher abrupt à l'extérieur et
personne ne peut y grimper ; d'ailleurs jamais personne ne
passe par là, pas même une bête sauvage qui pourrait attaquer les
abeilles. Moi, quand je veux prendre du miel, je retire la pierre et
il est à ma disposition.
Nous ôtâmes la pierre et vîmes
comme un petit placard plein de rayons de miel. Pendant que les
abeilles bourdonnaient, Photinie prit trois gâteaux de miel, et
referma la ruche avec la pierre. Cette cavité à l'origine n'avait
pas de trou dans le rocher ; un ascète a dû le percer
autrefois pour l'évacuation de la fumée, quand il cuisinait. J'ai
fait la même chose dans ma grotte. Comme tu le sais, ici les
pierres sont friables et faciles à tailler. N'as-tu pas vu à
Jérusalem les maçons couper les pierres à la scie pour
construire ? Le rocher en témoigne, bien que noirci par la
fumée. Quand la grotte fut abandonnée, les abeilles en ont fait
leur demeure.
Après avoir fléchi le genou et adoré
le Père Céleste, nous regagnâmes la demeure de la moniale
Photinie où les légumes avaient cuit. Le soleil avait caché ses
rayons au couchant, pour m'attrister, tant je désirais ne pas voir
la nuit. Le lendemain, je devais partir, privé de la compagnie de
la vierge sainte.
Photinie me dit, interrompant mes
pensées :
L'éclatant soleil s'est couché ;
Mangeons ce que le Père Céleste nous a envoyé aujourd'hui.
Elle m'offrit les légumes bouillis,
des racines de mélagre et pour sauce, des tomates fraîches de son
jardin.
Oh ! Dis-je, les rois de la
terre qui jouissent des richesses de ce monde éphémère ne sont
pas à cette heure aussi heureux que nous.
Oui, me dit-elle, ils ne portent
pas les regards de leur âme vers le Père Céleste. Dieu a tout
créé pour l'homme, l'élu parmi toutes les créatures du très
sage Créateur ; il est l'enfant chéri. Mais l'enfant a
méconnu son Père et s'est éloigné de lui. Oh ! Quel aurait
été son bonheur s'il était resté auprès de son Père Céleste,
s'il ne s'était éloigné, comme le Fils Prodigue, du toit
paternel. Nous, les moines, nous avons été appelés à la vie
parfaite. Aussi, ne devons-nous pas chercher à savoir comment on
vit dans le monde, mais avoir le regard de l'âme perpétuellement
tourné vers le monde spirituel où le Père Céleste répand sa
Grâce pour la joie et l'allégresse éternelle de ses élus.
L'habit des moines est appelé angélique parce que le moine doit
vivre sur la terre comme un ange. Par la pensée, il doit se trouver
au-dessus de cette sphère terrestre.
Mais, Photinie, ma sœur, le moine
qui vit dans le monde, au milieu des hommes, peut-il vivre comme un
ange ?
Certes oui, il le peut, s'il
comprend ce qu'est un moine. Dès l'instant où il a pris l'habit,
il doit penser qu'il est mort au monde. Et si, comme homme, il
marche dans le monde, il doit savoir qu'il n'a aucun lien avec lui,
qu'il l'a quitté spirituellement.
Oui, Photinie, ma sœur, il en est
ainsi. Mais le monde connaît des tribulations et le moine, bien que
moine, est porteur de la chair.
Oui, bien sûr, il est vêtu de la
chair, d'où le besoin absolu de la prière du cœur qui garde le
cœur et ne laisse pas entrer les passions dans son trésor. Le
Sauveur a dit que le cœur était la source des bonnes et mauvaises
pensées, « l'homme bon tire de bonnes choses du trésor de
son cœur et l'homme méchant de mauvaises choses ». Si le
cœur est bien gardé, sanctifié par la prière, comment les
mauvaises pensées pourront-elles y pénétrer ? Celui qui
laisse son cœur sans garde subit les tracas et les attaques des
mauvaises pensées et des dangers moraux. Te souviens-tu de ce que
disait cet Ancien qui visita un jour Antoine le Grand, avec deux
jeunes moines ? « Tu as trouvé bonne compagnie pour ton
voyage, père, en ces deux frères, dit Antoine le Grand à
l'Ancien. - Oui, répondit ce dernier, très bonne, mais ils
laissent l'entrée de leur maison (leur cœur) ouverte, et n'importe
qui entre et sort ». L'Ancien dit cela parce que ces deux
moines, lors du voyage en bateau sur le fleuve et pendant le reste
de la route avaient parlé l'un à l'autre de moines, de monachisme,
de vie monastique et de travail manuel.
Je vois Photinie, que tu as aussi
l'expérience du monde, bien que tu sois hors du monde. Je te prie
donc de me dire quelque chose sur l'âme et comment sauter
par-dessus les pièges de l'ennemi, que le Grand Antoine a vus
étalés sur le monde.
Mangeons, dit Photinie, puis nous
lirons Complies ; ensuite nous parlerons de tout cela et
d'autres choses.
Nous mangeâmes, rendîmes grâces à
Dieu, lûmes les Complies avec l'Acathiste à la Mère de Dieu, et
nous assîmes pour parler.
L'âme de l'homme, dit Photinie,
est venue de Dieu. Dieu étant immortel, l'âme est également
immortelle. Dans ce monde qui est éphémère, l'âme ne trouve
aucun repos ; L'homme peut acquérir la richesse, la gloire, le
pouvoir, etc... mais il aura des moments où il étouffera,
s'inquiétera, parce que l'âme c'est l'homme principal, elle est
étrangère à ce monde. Plus l'heure de quitter ce monde approche,
plus elle étouffe et s'afflige, ne trouvant pas, ici-bas, ce
qu'elle désire, c'est-à-dire le bien suprême, l'immortalité qui
est en Dieu ; Si elle atteint Dieu, le bien suprême, non pas
localement, mais moralement, elle trouve alors le repos, elle se
réjouit, elle jubile d'avoir atteint ce qu'elle désirait :
Dieu.
Comment peut-on trouver Dieu qui
est Esprit, comme le Sauveur l'a dit : « Dieu est
Esprit », alors que l'homme est porteur de la chair et vit
dans ce monde matériel ?
Oui, il le peut, par la pratique
du bien. Dieu, en tant qu'Esprit absolu, comme nous l'avons dit, est
partout présent. Par la pratique du bien, l'homme atteint la
ressemblance avec Lui et devient, non par nature,mais par la Grâce
de Dieu, semblable à Dieu. Il sent en lui Dieu, comme le Sauveur
l'a dit : « Celui qui garde ma parole ne verra jamais la
mort ». En gardant la parole de Dieu, on reçoit la certitude
et l'assurance d'être dans l'immortalité. L'âme est immatérielle,
immortelle, inaltérable, éternelle. En recevant de Dieu la Grâce
qui sanctifie et en communiant, par la pratique de la vertu et de la
prière, à Dieu, l'âme devient sainte. C'est pour cela que nous
appelons saints les hommes vertueux qui se sont élevés au-dessus
des choses terrestres. Le saint peut être appelé aussi immortel,
pour avoir vaincu ce qui est mortel et reçu de Dieu la Grâce qui
sanctifie. Dieu a donné à l'homme une grande valeur. Il dépend de
l'homme de comprendre cette valeur, son origine, et de devenir, de
lui-même, par la pratique de la vertu, digne de la Grâce divine,
pour laquelle il a été fait. Quant aux pièges, dont a parlé
Antoine le Grand, ils sont sans importance pour celui qui pratique
la vertu ; ils en ont pour les négligents, les paresseux, les
indécis.Pour ceux qui ont compris la valeur de l'homme, les pièges
sont des jeux d'enfant. Rien ne trouble le chrétien qui vit selon
le Christ, parce qu'il voit tout avec l'oeil de l'âme et non avec
celui du corps.
Vers la troisième heure de la nuit,
nous commençâmes l'office, et pendant qu'il se terminait le soleil
dorait l'horizon. Photinie me dit alors :
Il est temps de partir, pour ne
pas être accablé par la chaleur, et aussi pour tes compagnons qui
doivent s'inquiéter.
Oui, il est temps, lui dis-je.
Elle me conduisit jusqu'au gué du
fleuve, et retourna à son ermitage, et moi au monastère d'Abba
Gérasime. Dès que les Pères m'aperçurent, ils vinrent à ma
rencontre. Callistrate courut jusqu'à moi et me voyant ému, me
dit :
Où as-tu laissé ton trésor ?
(c'est-à-dire l'homme saint que tu as vu).
Je fondis en larmes et embrassai
Callistrate, sans rien lui dire. J'avais promis à Photinie de ne
parler d'elle à personne, tant que je serais en Palestine.Les Pères
commencèrent à me questionner, me demandant où j'avais passé ces
deux jours. Moi, je pleurais, me souvenant de Photinie.
Ah ! MesPères. Je cherchais
le tombeau de Marie l'Egyptienne ; j'ai fouillé le désert,
mais en vain.
Ah!dit Callistrate, le trésor que
tu as trouvé t'a donné l'ordre de ne rien dire. Ton visage
n'indique pas une errance de deux jours dans le désert;il paraît
plutôt ému et porte le signe d'une rencontre avec un ermite ;
Tes vêtements exxhalent leparfum de l'ascèse ; Nous ne
voulons pas t'obliger à transgresser ta promesse ; dis-nous
seulement que tu as rencontré un ange du désert.
Qu'il en soit donc ainsi, Père
Callistrate ; Mais ne m'interrogez plus parce que le désert
m'a totalement changé.
Dis que c'est ta rencontre avec le
saint homme, reprit Callistrate.
Laissez-le tranquille, dit
Cornélius, et dressez la table ; le père Joachim a faim, il
est fatigué et a besoin de repos.
Nous prîmes place à table,
mangeâmes, rendant grâces au Seigneur. Après deux jours passés
au monastère d'Abba Gérasime, nous revînmes au monastère de
Saint-Sabba ; Un an après, malgré moi, je partais pour
Athènes, envoyé par le Patriarche Gérasime,en l'an du salut 1891,
sur l'insistance et avec l'aide du métropolite de Béthléem
Anthime, pour servir l'Exarcat du Saint Sépulcre à Athènes. Sous
la protection du Métropolite d'Athènes,Germanos, j'étudiai la
théologie et devins prédicateur. Je gardais, dans mon esprit, la
mémoire de Photinie l'ermite. Vivait-elle ou était-elle partie
vers le Seigneur tant désiré de tout son cœur, de toute son âme ?
Puissions-nous être digne de son sort !
DERNIERS FEUILLETS
sur Sainte Photinie l'ermite.
Photinie l'ermite est restée au
désert du Jourdain jusqu'à la Grande Guerre , en 1915, où
les armées occupèrent le désert. Elle fut alors contrainte de
demander l'hospitalité à une famille chrétienne orthodoxe et très
respectueuse des moines,à Jérusalem, qui l'hébergea jusqu'à la
fin de la guerre. Voyant un pauvre ermite respectable, cette famille
lui donna une chambre dans le sous-sol de la maison. Photinie
l'occupa, sans se lier avec personne ni révéler son identité. La
nuit, elle allait aux offices célébrés au Saint Sépulcre, mêlée
aux moines et aux fidèles, aux femmes et aux hommes qui affluaient
pour veiller dans l'Eglise de la Résurrection. A Jérusalem, on
voyait des moines de toutes les confessions et de toutes les
nationalités, qui venaient des régions désertiques de la Mer
Morte et du Jourdain. C'est pourquoi personne ne lui demanda jamais
qui elle était ni d'où elle venait, pendant la durée de cette
situation anormale.
Elle resta à Jérusalem jusqu'à la
fin de la grande guerre, puis elle regagna le désert à l'occident
de la Mer Morte, où se trouvait jadis, d'après la Sainte Ecriture,
la ville de Cadès, édifiée ou plutôt reconstruite par Salomon.
Dans ce désert, il y a des sources d'eau et les nomades Ampétides,
qui séjournent dans les environs du monastère de Saint-Sabba,
viennent y faire boire leurs troupeaux. Photinie s'avança vers le
sud où il y a beaucoup de grottes spacieuses, autrefois habitées
par beaucoup d'hommes saints appelés anachorètes ; Sur les
parois de ces grottes on peut encore voir des inscriptions grecques
et des peintures ; Dans l'une d'elle, perchée sur un rocher
abrupt, Photinie avait habité. Là, elle se livra à la prière
continue, dans l'attente anxieuse de l'heure de s'envoler vers les
demeures célestes, à la rencontre du Christ qu'elle désirait tant
voir face à face, comme l'Apôtre Paul le dit : « Jusqu'à
présent nous voyons en énigmes, comme en un miroir ; alors
nous verrons face à face (1. Cor. 13, 12).
Je raconte :
En 1929, j'allais à Jérusalem, d'une
part pour y vénérer les lieux saints et saluer les frères, de
l'autre, pour enquêter et apprendre si Photinie était encore de ce
monde éphémère. J'allai donc au mont de la Quarantaine ou de la
Tentation, j'y séjournai quelques jours, accueilli par l'higoumène
Abramios, originaire du Péloponnèse. J'allai jusqu'à la Mer
Morte, au Jourdain, au monastère du Précurseur, à celui de l'Abbé
Gérasime et à Jéricho. Partout je demandais des nouvelles de
l'ermite Photinie. Beaucoup me disaient que, pendant la Grande
Guerre, tous les ermites et les ascètes étaient soit venus à
Jérusalem ou bien s'étaient retirés dans les monastères. Le
moine imberbe y avait fait impression ; pendant la durée de la
guerre de 14-18, une famille arabophone orthodoxe de Jérusalem
l'avait accueilli et, dès la fin du conflit, il avait disparu
quelque part dans le désert.
J'en déduisis que le moine imberbe
était Photinie. « Mais, me disais-je, vit-elle encore ?
Et si elle vit, comment découvrir sa retraite ? Le désert du
Jourdain, après la prise de la Palestine par les Anglais, n'était
plus le désert d'autrefois. On y voyait à présent, sur les
berges, des cafés, sur ses eaux des canaux à moteur ; la Mer
Morte était sillonnée par des bateaux à vapeur et sur ses rives
se voyaient des usines de filtrage des eaux. AU-delà du Jourdain,
une société anglaise fouillait le sol et y découvrit des
monuments portant des inscriptions grecques. Tous les sangliers et
les autres bêtes sauvages du Jourdain avaient disparu.
Au monastère de Georges de Chozéva,
je rencontrai deux moines auxquels je demandai s'ils avaient vu un
ermite imberbe. « Aucun », répondirent-ils. Pendant la
Grande Guerre, un ermite imberbe avait habité Jérusalem et allait
souvent à l'église du Saint Sépulcre, et y communiait aux Saints
Mystères, sans parler à personne.
Je revins à Jérusalem et, trois
jours après, m'en allai pour le monastère de Saint-Savva, où je
rencontrai le moine Pantéléimon, l'épitrope de ce monastère et
higoumène de celui des Castelles. A Castelles, beaucoup de moines
vertueux avaient vécu ; leurs reliques sont conservées
jusqu'à présent et répandent le parfum et l'odeur indicible de
sainteté. Je restai quelques jours à Saint-Savva. L'higoumène
Pantéléimon m'apprit que les nomades Ampétides, qui vivent dans
le désert de la Mer Morte, disaient avoir vu un certain moine, dans
le désert de Cadès, ramasser des herbes auprès des sources d'eau.
Il était vieux, aux cheveux blancs, et ils l'avaient pris en
pitié:ils déposaient un peu de pain là où le vieux moine
ramassait les herbes, et ce dernier l'emportait;mais, depuis un an
ne l'avait plus vu et on ne savait pas ce qu'il était devenu. Dans
une grotte toute proche, ils avaient trouvé un vieux froc et une
cruche en terre.
En écoutant ce récit, je pensai que
cet ermite était certainement Photinie et qu'elle avait terminé
ses jours dans le désert. Le lendemain &ç décembre 1929, avec
l'higoumène Pantéléimon, nous allâmes au désert, à dos d'âne,
accompagnés des nomades qui campent près du monastère de
Saint-Savva et font paître leurs troupeaux dans le désert de la
Mer Morte jusqu'à Cadès.
Nous les interrogeâmes sur l'ermite
qu'ils avaient vu ramasser des herbes près des sources de Cadès.
Certains déclarèrent l'avoir aperçu mais nous dirent que, depuis
un an, ils ne l'avaient plus vu. L'un d'eux ajouta avoir trouvé à
l'intérieur de la grotte des morceaux d'un vieux froc. Arrivés aux
Castelles, je m'écartai quelque peu et pleurai beaucoup.
L'higoumène m'appela et me mena là où des hommes saints vécurent,
dont les tombeaux sont creusés dans le roc. Comme nous approchions,
un parfum suave de reliques nous enveloppa. Le moine Pantéléimon
souleva une pierre qui laissa tomber une dent jaune comme l'or et
qui exhalait, elle aussi, le même parfum suave. Pantéléimon me
dit :
Prends cette dent avec toi comme
relique sacrée.
Non, lui dis-je, j'ai peur, parce
que les divins Pères ne veulent pas que l'on touche à leurs
reliques; j'ai même entendu dire que ceux qui avaient pris des
saintes reliques dans ces tombes les avaient rendues à la suite de
signes qu'ils avaient vus.
Je ne pris que quelques morceaux de
tissus pourris qui recouvraient les ossements. J'ai placé ces
reliques sur l'autel de la chapelle de ma cahute à la Nouvelle
Skyte, où elles répandent le parfum de sainteté.
Aux Castelles, j'ai rencontré le
hiéromoine Melchisédech, un grand lutteur et un grand ascète. Il
passe la majeure partie de son temps dans le désert de la Mer
Morte. Pendant qu'il s'y trouvait, il décida de jeûner quarante
jours, sans manger, ni boire. Il me fit grande impression. Son corps
desséché était un squelette recouvert de sa peau. Ses paroles
étaient rares, mais pleines de grâce.
Enfin je restai au Mont de la
Quarantaine et dans les divers lieux du monastère de Saint-Savva,
près du Jourdain et de la Mer Morte, vingt et un jours. D'après
mes informations, je conclus que Photinie, après avoir été
hébergée dans la famille de Jérusalem qu'elle connaissait, était
repartie dans le désert, toujours comme moine et qu'elle avait
rendu son âme au Seigneur dans une grotte du désert où son corps
avait, certainement, été enseveli par un ermite ; bien que
les ermites soient rares de nos jours, ils n'ont pas complètement
disparu. Le hiéromoine Melchisédech en est la preuve, ainsi que le
moine Polycarpe qui, après avoir servi quarante ans au Saint
Sépulcre, avait gagné le désert, à l'ouest de la Mer Morte, et
que les nomades apétides avaient rencontré.
Quand le temps favorable sera venu,
Dieu très Bon révélera l'endroit où se trouve la relique de
Photinie l'ermite, comme il a révélé, au-dessus de Loutraki, le
corps de Saint Patapios, au fond d'une grotte.
J'avoue qu'au cours de mes recherches
et de mes quêtes, j'étais en extase, convaincu que Photinie se
trouvait à présent dans les demeures célestes, baignant dans la
Lumière Divine de la Gloire de Dieu.
Qu'aurait-elle gagné à rester dans
ce monde, pour jouir de tout ce qui en fait les convoitises ?
Le Seigneur n'a-t-il pas dit : « A quoi sert à l'homme
de gagner le monde entier, s'il perd son âme ? » Oui,
Photinie a lutté, a souffert, mais sa récompense a été grande,
permanente, éternelle. Où sont donc les grands et les puissants de
ce monde, Les sages du globe terrestre disent que « seul est
heureux en ce monde celui qui est vertueux ».
Si seul l'homme vertueux est heureux,
alors quel doit être le bonheur dans les Cieux de celle qui a
renoncé au monde et à tout ce qui est du monde, pour courir
empressée au désert dur et impénétrable, brûlant du feu divin
de l'amour du Christ ?
O Photinie, ange terrestre ! O
Photinie, colombe du Ciel, à ton seul souvenir mon cœur est
enflammé par ces paroles d'or qui sortaient de ton cœur :
« Qui me donnera les ailes de la colombe, pour que je m'envole
et trouve le repos ? » Le feu de l'amour du Christ qui
brûlait dans ton cœur te faisait crier les paroles du prophète et
demander des ailes pour monter, une heure plus tôt, au Ciel, à la
rencontre de Jésus Christ que tu désirais. Te voilà envolée,
élevée jusqu'au troisième Ciel dont parle l'Apôtre Paul, où tu
te réjouis et jubiles dans la lumière dont parle Denys
l'Aréopagite.
Tu as passé toute ta vie terrestre
dans le désert, où tu as éprouvé la faim, la soif, le dénuement,
privée de toute consolation terrestre, ayant, seul dans ton cœur,
l'amour embrasé pour le Christ, amour qui te donnait de la force et
élevait ton esprit jusqu'aux beautés célestes du Paradis, jusqu'à
crier les paroles du Sauveur : « L'homme ne vivra pas
seulement de pain, mais aussi de la parole qui sort de la bouche de
Dieu ».
O comment oublier ce que tu me
confiais, que pendant ta prière ton esprit était ravi au Ciel et
que ton cœur devenait participant à la joie et à l'allégresse
divines ? Te voici maintenant chez le Christ que tu as tant
désiré. Comme l'Apôtre l'a dit, tu Le vois face à face, et tu
jouis de sa gloire divine.
Je t'ai rencontrée dans le désert du
Jourdain. Te rencontrerai-je dans le Ciel, Serai-je digne de voir ta
face angélique dans les demeures des Cieux, Si, quand nous
parlions, dans le désert du Jourdain, des choses divines, ton
visage rayonnait la lumière divine qui brûlait ton cœur, quel
doit être maintenant son éclat et son rayonnement, dans le séjour
vrai du monde spirituel ? Oh ! Que dirai-je, pauvre
pécheur que je suis, Vais-je être digne de te rencontrer dans les
demeures célestes ? Oh ! Comment imaginer cela puisque,
pauvre que je suis, je ne suis pas resté au désert comme toi ?
Oh ! Ange Photinie!Jamais je n'oublierai les paroles qui
sortaient de tes lèvres virginales et qui me disaient que si
l'homme comprenait qu'il avait été créé par le Très Sage
Démiurge, non pour vivre dans l'espace restreint de ce globe
terrestre, mais pour vivre éternellement la vie vraie et éternelle
du royaume des Cieux, il mépriserait tout l'agrément de ce monde,
et désirerait la vie sans fin. Qu'est-ce-ce en vérité que la vie
présente, fût-elle de cent ans et plus, comparée à la vie sans
fin ? C'est une goutte d'eau dans l'océan.
Tu te réjouis maintenant, Photinie,
dans le royaume céleste du Christ que Seul tu as aimé et désiré.
Prie Notre Sauveur Miséricordieux et Dieu Jésus-Christ, pour moi
misérable et pauvre, afin que je sois digne, moi aussi, ne fût-ce
que d'un petit rayon de la lumière divine.
Je confesse que depuis le jour où
j'ai eu la certitude que Photinie l'ermite était partie pour les
Cieux, mon âme n'a plus trouvé de repos dans ce monde vain, et
qu'elle a désiré le monde céleste où les vertus célestes et les
hommes saints chantent, sans cesse, la Toute Sainte Trinité.
O Dieu miséricordieux, Jésus-Christ
mon Sauveur, rends digne le pécheur que je suis de voir ta face
toute sainte dans ton royaume.
Oui, Sauveur, je n'ai pas lutté comme
l'ermite Photinie ni comme les autres ascètes, mais dès l'âge le
plus tendre, je t'ai désiré, aimé de tout mon cœur. O mon
Sauveur, j'ai souvent senti dans mon cœur le feu divin de ton
amour, mais je n'ai pas fui au désert comme Photinie et comme les
saints ascètes, pour que s'allume en moi la flamme de l'amour pour
mon Christ, mon Sauveur. On peut, certes, dans ce monde vaincre le
monde, comme l'ont fait les saints Apôtres, dont le Sauveur a dit
« qu'ils étaient dans le monde sans être du monde »,
c'est-à-dire qu'ils ne pensaient pas selon ce monde, c'est pourquoi
le monde les a haïs. Mais jamais on ne pourra s'élever jusqu'à
cette cime, séjourner en esprit au Ciel et entendre,
spirituellement, l'hymne des anges : « saint, Saint,
Saint, le Seigneur Sabaoth ; le ciel et la terre sont remplis
de Ta gloire... » Pour ceux qui vivent dans les déserts, la
vie est bienheureuse, portée par les ailes de l'amour divin !
Chante l'Eglise des orthodoxes. Gloire au Dieu aux Trois Personnes !
VIE ET PENITENCE
DE SAINTE MARIE D'EGYPTE
Tenir sous le boisseau les
œuvres éclatantes de Dieu est grand dommage pour l'âme. C'est
pour ce motif que moi aussi, dit Saint Sophrone, je redoute de
laisser enfouie dans le silence l'oeuvre divine. Je garde en ma
mémoire ce désastre du serviteur fainéant qui, après avoir reçu
du Seigneur un talent afin de le faire valoir, le cacha au plus
profond de la terre sans en avoir tiré le moindre parti. Je ne
tairai donc point le récit qui parvint jusqu'à moi. Fasse le Ciel
que personne ne se montre incrédule devant lui, et que personne non
plus n'aille s'imaginer que j'ai pu oser écrire des mensonges.
N'est-il pas écrit : « Ne profère point de mensonges
devant Moi en matière de choses saintes ! » Si donc il
s'en trouve quelques-uns qui, ayant en mains cet écrit, et tout
ébaubis devant une cause si insigne, trouvent bon de se montrer
incrédules, que le Seigneur leur soit miséricordieux, pour ce que
ces gens, prenant en considération l'infirmité de la nature
humaine, pensant que les faits miraculeux se révèlent inopportuns,
lorsque leur récit parle des hommes.
Dans un de nos monastères de
Palestine, poursuit le saint Patriarche de Jérusalem, vivait un
certain Ancien, nommé Zosime.Il était orné de toutes bonnes
œuvres et sa vie droite répondait à son intelligence des Saintes
Ecritures. Dès ses plus jeunes années, il s'était efforcé de
maîtriser tous ces instruments des bonnes œuvres qui se pratiquent
à l'école du monachisme. Il avait pratiqué tous les exploits
ascétiques qui se peuvent concevoir, et gardé la plénitude des
observances, telles qu'il avait pu s'en instruire auprès des moines
expérimentés. Cet achèvement spirituel ne l'avait toutefois pas
porté à mépriser l'étude de la parole de Dieu. Mais étendu sur
sa couche, aussi bien que debout, son travail manuel entre les
doigts comme dans le temps de recevoir sa pitance, si on peut
appeler pitance ce qui leur était servi en portion si congrue, il
n'avait qu'une seule et continuelle affaire dans le cœur, louer
Dieu et s'instruire de sa parole.
C'est encore enfant que Zosime avait
été présenté comme oblat dans un monastère. Là, il s'était
efforcé aux différents labeurs de toutes les formes d'abstinence
jusqu'à l'âge de cinquante-trois ans.
C'est alors qu'il commença d'être
tourmenté par des pensées qui lui suggéraient de se mesurer et le
poussaient à croire qu'il n'avait plus besoin désormais
d'instruction. Zosime se disait en lui-même : « Y a-t-il
sur terre un moine qui puisse encore m'enseigner ? Existe-t-il
au monde un ascète qui soit à même de me montrer une manière
d'ascèse que je n'eusse déjà pratiquée et maîtrisée ? Se
trouve-t-il dans un désert créature humaine qui l'emporte sur moi
en fait d'exploits ascétiques ? »
C'est àl'heure de telles pensées
qu'un ange lui apparut et lui dit : « O Zosime, il est
vrai que tu as combattu de la belle manière, et que c'est dès
l'âge où la lutte devient possible à une créature de chair que
tu as passé maître en fait d'abstinence ; cependant il n'est
homme au monde qui se puisse déclarer parvenu au terme de tout
achèvement. Devant toi, il y a encore un haut fait d'ascèse qui
dépasse tout ce qui est derrière, et toi, tu n'en as pas la
moindre notion. Afin donc d'apprendre combien d'autres voies vers le
Salut existent encore, quitte ton pays, tel Abraham, le Patriarche,
et rends-toi à ce monastère qui est sis près du Jourdain ».
Zosime obéit à ce qui lui avait été
enjoint et s'en fut du monastère où il avait oeuvré depuis son
enfance au labeur des moines. Il parvint jusqu'au Jourdain, et ayant
heurté de la main à la porte du couvent, il aperçut un frère
portier et lui glissa un mot de ce qui le concernait. Le frère
portier alla en informer l'higoumène qui reçut Zosime. Celui-ci le
salua en inclinant la poitrine et prononça la prière d'usage chez
les moines.
De quelle contrée viens-tu,
frère ? Interrogea l'higoumène, et quel vent t'amène jusque
chez nous, pauvres vieillards ?
Pour ce qui est de mon origine,
repartit Zosime, je n'en parlerai pas ; Mais la cause de ma
venue en ces parages, c'est le profit que j'espère en retirer pour
mon âme, Père ! En vérité, j'ai entendu de grandes choses à
votre sujet. On raconte que vous enseignez qu'il est possible d'unir
son âme à Dieu.
Dieu est le Seul à pouvoir guérir
l'infirmité de l'âme, répondit l'higoumène. Il nous enseigne, à
toi comme à nous, Ses divine volontés, et c'est Lui qui nous
oriente vers l'accomplissement de toute bonne œuvre. L'homme ne
peut enseigner l'homme, si chacun ne prête lui aussi attention à
lui-même. Mais celui qui tient son esprit vigilant et apporte du
profit à ses semblables, celui-là reçoit du secours de Dieu. Mais
puisqu'aussi bien l'amour du Christ t'a poussé à venir nous
visiter, pauvres vieillards que nous sommes, partage notre bien si
c'est dans ce but que tu es venu. C'est le Bon Pasteur qui nous
nourrit tous de la Grâce du saint Esprit, Lui qui a donné sa vie
pour notre Salut.
Zosime fit la métanie à l'higoumène
et commença de vivre dans ce monastère. Là, il put voir des
Anciens, tout rayonnant des bonnes œuvres accomplies et des saintes
pensées, brûlant en esprit, peinant sans trêve pour le Seigneur.
Leur chant était continuel, leurs vigiles se prolongeaient jusqu'au
matin ; entre les doigts, ils avaient toujours quelque ouvrage
et, dans la bouche, les psaumes. Entre eux, nulle parole vaine, nul
propos frivole n'étaient échangés, et même de nom, ils
ignoraient tout des soucis qui portent à acquérir les biens du
temps présent, biens éphémères quant à la jouissance qu'on peut
en tirer,mais non sans nocivité pour l'avancement spirituel. Non,
une seule chose les animait tous:un brûlant désir de mortifier
tout ce qui est de la chair. La nourriture qui n'affaiblit pas, la
Sainte Parole de Dieu, voilà ce qui leur était connu. Pour ce qui
est du corps, ils le sustentaient de pain sec et d'eau claire, plus
ou moins, selon le degré d'amour dont chacun brûlait pour son
Dieu.
La vue de tout cela édifia grandement
Zosime. Il fit tous ses efforts pour encore progresser. Ainsi
passèrent bien des jours et le saint temps du Grand Carême se fit
proche. En temps ordinaire, le portail du monastère était toujours
tenu clos, et ne s'ouvrait que pour livrer passage à quelque frère
envoyé en diaconie, ce qui est dire en service, en ministère, en
fonction. Le lieu où se dressait le monastère était désert et
inconnu des laïcs.
En ce lieu aussi, l'usage établi
était le suivant : le Dimanche de l'Expulsion d'Adam, au seuil
du Carême, le prêtre célébrait la Sainte et Divine Liturgie, et
tous s'approchaient du Précieux Corps et du Précieux Sang du
Christ, notre Dieu. Après quoi, tous aussi goûtaient légèrement
de la nourriture de carême et, s'étant de nouveau rassemblés à
l'église, ils récitaient la prière de Saint Ephrem accompagnée
des prosternations prescrites. En se demandant pardon
réciproquement, ils s'embrassaient les uns les autres; après quoi
chacun priait l'higoumène de bénir l'exploit ascétique qu'il se
préparait à entreprendre. Sur ce, on ouvrait les portes du
monastère, et tous d'un seul cœur et d'une seule voix chantaient :
« Le Seigneur est ma lumière et mon Salut, de qui aurai-je
peur ? Le Seigneur est le défenseur de ma vie, qui
craindrai-je ? » (Ps.26,1). Le psaume achevé, tous
s'enfonçaient dans la solitude du désert. Ils ne laissaient
derrière eux que deux frères pour la surveillance du monastère,
non pas tant pour qu'ils gardassent les biens qui se trouvaient à
l'intérieur, car dans ces murs on ne trouvait ni sou ni maille à
dérober, mais plutôt pour ne point laisser l'église sans que le
service divin y fût régulièrement célébré. Les vieillards
passaient donc sur l'autre rive du Jourdain. Chacun pour satisfaire
aux exigences de la nature portait avec lui sa pitance, autant qu'il
en avait possibilité et désir, et selon la discrétion. L'un se
chargeait d'un peu de pain sec, l'autre de figues, un autre encore
de dattes, un quatrième de riz humecté d'eau. Mais en voici aussi
un qui ne prend rien du tout. Il porte sa seule carcasse et les
haillons qui la recouvrent. Celui-ci se nourrira, quand la nécessité
se fera sentir, des herbes qui croissent dans le désert. Ayant
passé le Jourdain, tous s'égaillaient de-ci, de-là, loin les uns
des autres et nul ne connaissait le jeûne, ni l'exploit d'ascèse
de son prochain. S'il arrivait à l'un d'entre eux d'apercevoir un
moine venant à sa rencontre, aussitôt le premier changeait sa
direction et prenait la fuite.Ils passaient le temps ainsi, seul à
seul avec Dieu. Sans cesse, ils élevaient leur chant vers Lui et,
au temps marqué, ils goûtaient avec une modération extrême de
quelque aliment. Le Carême écoulé, ils s'en retournaient au
monastère pour le Dimanche des Palmes. Chacun rentrait alors,
ayant, pour témoin de son labeur, sa conscience, qui, seule avec
Dieu, connaissait ce qu'il avait accompli, et jamais personne ne
demandait à l'autre comment et en quelle manière il avait oeuvré.
Tels étaient les usages du monastère.
Au début du Saint Carême, le starets
Zosime traversa donc le Jourdain selon la coutume du lieu. Il était
porteur de quelque pitance pour satisfaire aux exigences du corps,
et des vêtements qui le couvraient. Il remplissait sa règle de
prière sans interrompre sa marche, même quand il prenait sa
nourriture. Il dormait fort peu, passant sa nuit assis, le corps
replié en deux, le front appuyé contre ses genoux. Il prenait son
sommeil là où la nuit le surprenait. De très grand matin, il
était debout et derechef se remettait à cheminer. Le désir de
pénétrer plus avant dans l'intérieur de cette solitude se saisit
de lui. Il espérait trouver, en ces lieux désolés, quelque
combattant qui pût apporter profit à son âme. Ce désir commença
à flamber dans le cœur de Zosime. Dans le but de reprendre
haleine, il fit halte durant assez longtemps, puis s'étant tourné
vers l'Orient, il chanta la sixième heure, récita les prières
accoutumées, et reprit sa route. Chemin faisant, il ne s'arrêtait
plus que par brefs intervalles aux temps prescrits par sa règle. Il
chantait chaque heure avec la prière de Saint Ephrem et
l'accompagnait des prosternations prévues.
Et voici qu'une fois Zosime, dans le
temps qu'il chantait son office, aperçut sur sa droite quelque
chose qui ressemblait à l'ombre d'un corps humain. Sur le moment,
il prit peur, pensant que ce qu'il voyait là était une suggestion
du démon, et il se mit à trembler. Après quoi, il se signa et
laissa de côté son épouvante. Sa prière achevée, il se
prosterna visage contre terre en direction du midi et aperçut la
figure d'un homme inconnu, au corps nu et boucané par le soleil.
Ses cheveux, blancs comme le lin, lui arrivaient à peine à hauteur
du cou. Zosime, à cette vue, se dirigea de ce côté. Une joie
indicible s'était emparée de lui. Depuis le temps qu'il s'était
enfoncé dans la solitude du désert, il ne lui avait été donné
de voir ni homme ni bête. Mais quand cette apparition remarqua la
présence de Zosime, elle prit sa course, cherchant à fuir. Zosime,
semblant alors oublier et sa vieillesse et les fatigues de la
route,pressa à son tour le pas, dans son désir de rejoindre le
fugitif ; et les voilà tous les deux, l'un donnant la chasse à
l'autre, qui fuyait bon train. Cependant la course de Zosime était
la plus rapide, et s'étant rapproché,il se mit à supplier, mêlant
les cris aux pleurs : « Pourquoi fuis-tu ainsi loin de
moi, un vieux pécheur, toi qui es un véritable serviteur de Dieu
pour l'amour duquel tu vis dans ce désert ? Fais-moi la grâce
de m'attendre, tout indigne et malade spirituel que je sois !
Attends au moins à cause de l'espérance de la rétribution qui
récompensera ta peine ! Arrête-toi et fais-moi la faveur de
ta prière et de ta bénédiction, et ce pour l'amour de Dieu qui,
Lui, ne méprise personne ! »
Mais le fugitif n'écoutait rien et
continuait de courir.
Zosime commençait à se fatiguer, et
déjà il ne pouvait fournir un pas de plus. Force lui fut de faire
halte. Derechef, il se remit à crier avec une force redoublée, se
lamentant bruyamment. Sur ce, le fugitif de s'écrier à son tour :
« Abba Zosime, pardonne-moi pour l'amour de Dieu, de ne
pouvoir me retourner et venir jusqu'à toi. Mais je suis une femme
et je suis nue, ainsi que tu peux voir. Rien ne me couvre. Mais si
tu veux bien me faire la grâce de m'accorder ta prière et ta
bénédiction, jette-moi quelque pièce des vêtements que tu
portes. Je cacherai ma nudité et alors je viendrai recevoir de toi
ta bénédiction et demander le secours de ta prière ».
Crainte et tremblement s'emparèrent
de Zosime, quand il entendit comment cette ascète inconnue de lui
le connaissait par son nom. Il ôta de dessus lui son manteau et, se
détournant, le lui jeta. Elle, s'étant emparée du vêtement, en
recouvrit son corps et le noua à la taille, puis elle se retourna
vers Zosime et dit : « Quel motif, Abba Zosime, te pousse
ainsi à désirer contempler une femme pécheresse ? Quelle
soif d'entendre ou d'apprendre de moi quelque chose t'a-t-elle
décidé à prendre sur toi un tel fardeau ? »
Il se prosterna, face contre terre, et
lui demanda sa bénédiction ; elle de même. Et les voilà
gisant tous deux à terre et se demandant l'un à l'autre les
paroles de bénédiction. De leurs corps prosternés, un unique mot
se faisait entendre : « Serviteur de Dieu, bénis-moi ! »
Un bon moment s'écoula ainsi, puis la
femme dit à Zosime :
Abba Zosime, c'est à toi qu'il
convient de bénir et de prononcer la prière. Tu es honoré de la
dignité de prêtre, et voilà de nombreuses années que tu te tiens
dans le sanctuaire et que tu présentes à Dieu les Précieux Dons
des Divins Mystères.
Ces mots plongèrent Zosime dans une
terreur plus grande que jamais, et c'est en répandant des larmes
qu'il lui dit d'une voix étouffée, brisée de fatigue :
O Mère selon l'Esprit ! Tu
t'es approchée de Dieu et tu as mortifié ton corps. La preuve en
est le charisme dont Dieu t'a gratifiée, toi qui m'appelles par mon
nom et désignes comme prêtre celui que tu n'as jamais vu et dont
tu n'as jamais entendu parler. Ainsi donc, c'est à toi qu'il
appartient de bénir la première, pour l'amour de Dieu, et
d'intercéder en faveur de celui qui en a besoin, car tu es parvenue
à la perfection.
Alors elle condescendit à la ferveur
du vieillard et prononça : « Béni soit notre Dieu, qui
veut le Salut des hommes ! » Et Zosime de répondre :
« Amen ! » Puis tous deux se relevèrent.
Pourquoi es-tu venu jusqu'à moi,
une pécheresse, toi, un homme de Dieu, interrogea-t-elle, pour ne
contempler qu'une femme nue, dénuée de toute bonne œuvre ?
Pourtant c'est la Grâce du Saint Esprit qui t'a instruit, afin que
tu sois à même de rendre les derniers devoirs à mon corps en
temps opportun. Dis-moi maintenant, mon Père, comment vit la
chrétienté de nos jours et dans quelle situation se trouvent les
Saintes Eglises ?
Par le secours de vos prières, à
vous les saints ascètes, répondit Zosime, la paix de Dieu repose
sur tous. Mais accède à la requête d'un vieillard indigne,
poursuivit-il, pour l'amour de Dieu, intercède pour le monde entier
et pour moi aussi pécheur, afin que mon cheminement dans le désert
ne soit pas vain.
Alors, elle se tourna vers l'Orient
et, ayant levé vers le Ciel les yeux et les mains, elle se mit à
supplier Dieu, mais d'une voix si basse que les paroles étaient
inaudibles.
Par la suite, Zosime prenait Dieu à
témoin et racontait : « Alors qu'elle était en prière,
je levai les yeux sur elle et je la vis, élevée du sol d'une bonne
coudée, et priant ».
A ce spectacle, le vieillard tomba
face contre terre.Il ne savait que proférer : « Seigneur,
prends pitié ».
Tandis qu'il gisait prosterné, le
vieillard fut assailli par un doute : n'était-ce pas là
vision diabolique ? Simple fruit d'une imagination surchauffée
par le soleil torride du désert ?
L'orante se retourna et ayant relevé
le vieillard, elle lui dit :
Pourquoi te laisses-tu troubler
par cette pensée de vision, Abba Zosime ? Je t'en supplie,
crois-moi, je ne suis qu'une femme pécheresse, mais protégée par
le saint baptême. Je n'ai rien d'une apparition, mais je suis
terre, poussière, cendre et chair, et ma pensée ne s'est jamais
élevée à rien de spirituel.
Sur ces mots, elle signa son front,
ses yeux, ses lèvres et sa poitrine.
Que Dieu nous délivre du Malin,
dit-elle, et de ses filets, car son combat contre nous est sans
merci.
Le vieillard tomba à ses pieds,
disant :
Je t'en conjure au nom de Notre
Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu, né de la Vierge, pour l'amour
duquel tu as mortifié ta chair, et aujourd'hui portes cette nudité,
ne me cache pas ta vie, mais fais-moi le récit de tout ce qui te
concerne, afin que la grandeur du Tout Puissant soit révélée.
Pour l'amour de Lui, raconte-moi tout. Ce récit, tu ne me le feras
pas pour t'obtenir des louanges, mais seulement pour mon profit
spirituel à moi, pécheur et indigne que je suis. J'en crois mon
Dieu, pour Lequel tu vis, je n'ai été conduit dans ce désert que
pour que soit rendu manifeste tout ce que Dieu a fait à ton sujet.
Nous ne sommes pas de taille à nous opposer à ses jugements. S'il
déplaisait à Christ, notre Dieu, que toi et ton ascèse devinssent
connus, Il ne t'aurait pas montrée à moi. Il ne m'aurait pas donné
des forces pour un si long voyage.
Elle le releva et dit :
Je rougis de confusion, mon Père,
pardonne-moi. J'ai honte de parler de mes actions, mais tel que tu
vois devant toi mon corps tout nu, tels aussi je vais découvrir
devant toi mes actes, afin qu'il te soit donné de savoir quelle
honte et quelles turpitudes remplissent mon âme. Ce n'est certes
pas pour recueillir des louanges, comme tu le dis toi-même, que je
vais tout dévoiler. De quoi ai-je à me vanter, moi qui fus un vase
d'élection pour le Diable ? Je vais tout te découvrir sans
fard. Je ne te cacherai rien, mais au préalable je veux te faire
une prière: ne cesse pas d'intercéder pour moi, je te prie, pour
qu'il me soit fait miséricorde au Jour du Jugement.
Le vieillard, qui désirait connaître
sa vie, pleurait sans pouvoir se retenir.
Je suis née, mon Père,
commença-t-elle à raconter. Quand j'eus douze ans, et alors que
mes parents étaient encore en vie,je rejetai leur amour et je m'en
fus à Alexandrie. Là , je me livrais à une débauche effrénée.
La honte me saisit, rien que d'y penser, sans parler d'en dévoiler
les détails ! Toutefois je vais faire un bref récit de ce
qu'il faut connaître, afin que tu saches quel était le
déchaînement de mes sens. Dix-sept années durant, je poursuivis
cette vie de crapule. Et ce n'était pas pour recevoir des présents
que je livrais ainsi mon corps au péché, ni pour l'argent. Je ne
voulais rien prendre de ceux qui y étaient disposés. J'en décidais
ainsi afin de voir un grand nombre venir à moi en vue du seul
plaisir et pour pouvoir satisfaire avec eux mon désir. Ne va pas
t'imaginer non plus que je fusse riche, et que c'est pour cette
raison que je n'exigeais rien. Non, je vivais dans l'indigence, et
bien des fois, je restais là, assise, affamée derrière ma
quenouille. Le déchaînement de mes appétits était sans frein. Le
sens de ma vie, c'est dans un outrage constant à la nature que je
le trouvais. Un jour, c'était dans le temps de la moisson,
j'aperçus toute une foule de Lybiens et d'Egyptiens qui se
dirigeaient vers la mer. L'un d'eux venait à ma rencontre ; je
l'interrogeai : « Où donc se hâte tout ce monde ?
- Ils font diligence vers Jérusalem pour la fête de l'Exaltation
de la Vivifiante Croix, répondit-il. - Me prendront-ils avec eux,
sije vais en leur compagnie ? Demandai-je. - Si tu as de
l'argent pour payer la traversée et ta nourriture, personne
certainement n'ira à l'encontre de ton désir de les accompagner. -
Oh, l'ami, je n'ai en vérité ni argent ni provision. Mais je vais
aller prendre place dans l'un de leurs vaisseaux, et c'est eux qui
me nourriront. En guise de paiement, je donnerai mon corps ! »
Mon but, en désirant faire route avec eux, mon Père, pardonne-moi,
était de trouver le plus grand nombre de personnes qu'il fût
possible, et qui fussent susceptibles de contenter la passion de mes
sens. Je t'en ai prévenu, Abba Zosime, ne me contrains pas à tout
dévoiler de ma turpitude. Je redoute, Dieu m'en soit témoin, de
souiller avec mes paroles jusqu'à l'air même que nous respirons.
Zosime, tout en arrosant la terre de
ses larmes, ne cessait de l'adjurer, lui disant :
Parle, ma Mère, parle pour
l'amour de Dieu. Ne t'interromps pas. Va jusqu'au bout de ton récit.
Celui-ci est profitable à mon âme.
Le jeune homme, poursuivit-elle, à
l'impudicité de mes propos, éclata de rire, puis s'en fut. Pour
moi, je jetai la quenouille que je tenais entre mes doigts et je
courus à la mer. Là-bas, sur le rivage, je vis une foule de gars,
jeunes et robustes, qui me semblèrent tout-à-fait propres à la
satisfaction de mon désir. Beaucoup déjà s'embarquaient. A ma
façon accoutumée, je sautai sur eux : « Prenez-moi
aussi avec vous là où vous allez, leur dis-je. Je ne vous serai
pas à charge ». J'ajoutai d'autres paroles obscènes et
j'excitai le rire de tous. Eux, voyant mon absence de vergogne, me
prirent avec eux dans leur navire et celui-ci s'éloigna du rivage.
Quant à ce qui se passa à partir de ce moment, comment puis-je te
l'avouer à toi un homme de Dieu ? Quelle langue dira, quelle
oreille pourra recueillir ce que furent mes œuvres d'infamie durant
cette traversée ? En quelle manière, moi, criminelle, j'en
contraignis beaucoup au péché, et cela malgré eux ! J'étais
alors passée maîtresse de toutes les façons d'impureté,
avouables et inavouables, que la volupté peut imaginer. Crois-m'en,
mon Père, je fus saisie d'effroi quand je pense comment la mer a
supporté mes iniquités sur ses flots et comment la terre ne s'est
jamais entr'ouverte pour m'engloutir vivante au fond de l'Enfer, moi
qui prenais tant d'âmes au filet de la mort. Parvenue à Jérusalem,
j'y demeurai, toujours livrée à ce même courant de passions
déchaînées, jusqu'à la Fête de l'Exaltation de la Très Sainte
et Vivifiante Croix. Ma conduite était plus dépravée encore que
précédemment. Ce ne m'était pas assez des jeunes gens avec qui
j'avais fait route sur le navire. J'en racolais une quantité
d'autres, des citadins de la ville et des voyageurs, pour assouvir
ma passion dépravée. Quand la fête arriva, je n'en ralentis pas
mon trafic et je continuai comme avant à séduire des âmes
d'adolescents. Voyant au grand matin que tous se préparaient à se
rendre à l'église, je m'en fus moi aussi, de compagnie avec la
multitude. Tous, nous fîmes halte sur le parvis, et quand fut venue
l'heure de la célébration liturgique, je m'efforçais de pénétrer
dans l'église, avec le peuple qui se trouvait là. Mais constamment
j'étais repoussée et rejetée. Pressée par la foule, à
grand'peine je m'approchais du porche, mais c'est tout juste si je
parvenais à poser les pieds sur le seuil. Tous pénétraient
librement mais pour moi, quelque force émanant de Dieu, venait me
retenir et m'empêchait d'entrer. De nouveau, je faisais effort pour
pénétrer à l'intérieur ; mais aussitôt j'étais rejetée.
Je me retrouvai debout sur le parvis, seule, réprouvée. Je pris
place parmi une nouvelle vague d'entrants et je tentai ma chance
avec eux. Mais tout comme la première fois, c'est en vain que je
peinai ; Chaque fois que la plante de mon pied de pécheresse
effleurait seulement le seuil, l'église qui accueillait tout le
monde, petits et grands, en toute liberté, me repoussait moi seule.
Il me semblait que ce qui me rejetait ainsi était une force
semblable à une milice chargée de protéger le lieu saint. Et de
nouveau, je me retrouvais sur le parvis. Cela se reproduisant de la
sorte un bon nombre de fois, je commençais à fatiguer. Déjà, je
ne parvenais plus à me mêler aux nouveaux arrivants qui voulaient
entrer ; Mon corps lui-même était harassé à cause de la
presse.
Couverte de confusion et désespérée,
je me retirai dans un coin du parvis. Là, la lumière du Salut
illumina les yeux de mon cœur ; Il me fut donné de comprendre
la cause qui m'empêchait de voir la Croix Vivifiante du Seigneur.
Le commandement de Dieu, illulinateur des âmes, me montra que
c'était la boue de mes œuvres qui m'empêchait de pénétrer dans
l'église. Mes larmes jaillirent. Mon cœur frémit. La conscience
de mes péchés me pénétra pour la première fois de mon
existence. L'horreur de mes turpitudes s'empara de moi. Je pleurai
et mes pleurs se changèrent en sanglots. Je levai alors les yeux et
j'aperçus, fixée au mur, une icône de la Très Sainte Mère de
Dieu. Je fixai sur Elle mon regard et ma pensée :
« O Vierge, notre Souveraine,
Lui dis-je, tu as enfanté dans la chair le Verbe de Dieu ! Je
sais en toute vérité, je sais qu'il ne peut t'être agréable
qu'une dégoûtante prostituée telle que moi porte ses regards sur
une icône de Celle qui est très pure et toujours Vierge. Il est
équitable que je sois méprisée au regard de ta Pureté virginale.
Mais j'ai ouï dire que Dieu s'est fait Homme, Lui que Tu enfantas,
afin d'appeler les pécheurs à la repentance. Viens-moi en aide,à
moi qui suis esseulée et qui n'ai de secours à attendre de
personne. Ordonne que moi aussi j'obtienne accès dans l'église et
que je ne sois pas privée de contempler la Croix Glorieuse sur
laquelle fut clouée dans sa chair le Dieu né de toi. Ordonne, ô
Souveraine, que pour moi aussi, indigne, s'ouvrent les portes de
l'église, afin que je puisse à mon tour saluer la Croix. Sois
garante en ma faveur de ce que, de ce jour, je ne souillerai plus
mon corps dans la crapule et la paillardise. Quand il m'aura été
donné de contempler le bois de la Croix de Ton Fils, alors
renonçant au monde et à tout ce qu'il contient, aussitôt, je me
rendrai là où, Toi-même en tant que garante de mon Salut, il Te
plaira de me conduire ».
Ces paroles achevées, il me parut que
dans mon âme un voile se levait. Toute brûlante de foi, et me
reposant sur la bonté de la Mère de Dieu, je bougeai du lieu om
j'avais prié et je m'en fus de nouveau prendre place parmi ceux qui
se préparaient à entrer. Et voici que déjà plus personne ne me
repoussait, plus personne ne se trouvait pour s'opposer à ma
présence sous le porche. La terreur et l'effroi se saisirent de
moi. J'étais toute tremblements et frissons. Ensuite, je pénétrai
librement à l'intérieur de l'église et je fus trouvée digne de
voir la vivifiante Croix. Devant elle, je compris le secret de Dieu,
Lui qui se tient prêt à accueillir tous ceux qui viennent à
repentance. Je tombai face contre terre, j'adorai la Croix
Glorieuse, et après l'avoir embrassée, je sortis à la hâte pour
me rendre auprès de ma protectrice. Arrivée devant l'icône de ma
Garante, je m'inclinai à deux genoux devant la Toujours Vierge Mère
de Notre Dieu, et de tout mon cœur, je Lui dis :
« Toute Bénie Vierge et Mère
de Dieu, fais paraître à mon sujet ton bienheureux amour des
hommes ! Tu n'as pas eu en horreur mes prières indignes. J'ai
pu voir la gloire que, bien réellement, je ne méritais pas de
contempler. Gloire soit rendue à Dieu qui, pour l'amour de Toi,
accueille aussi le repentir des pécheurs. Je suis une pécheresse.
Que puis-je encore penser et dire ? Le temps est venu, ô
Souveraine, d'accomplir la promesse faite à ma Garante. Maintenant,
du lieu où tu désires que je sois, enseigne-moi le chemin.
Sois-moi une maîtresse de Salut et un guide sur le chemin de la
pénitence ! » Soudain, j'entendis une voix qui semblait
lointaine et qui disait : « Si tu traverses le Jourdain,
tu trouveras le repos ! » Ayant entendu cette voix, je
crus qu'elle m'était destinée et je dis en répandant des larmes :
« Souveraine, Mère de Dieu, ne m'abandonne pas ! »
Je sortis aussitôt de l'enceinte du parvis et je m'en fus
rapidement àpas pressés. Quelqu'un me voyant ainsi aller me mit
trois lirads dans la main, disant : « Prends cela pour
toi, petite mère ! » Je les pris et j'achetai sur cet
argent trois pains. « Où se trouve la route qui mène au
Jourdain ? » demandai-je au boulanger. Il me renseigna
sur la porte de la ville d'où partait cette route et je m'en fus
sans m'arrêter davantage et répandant des larmes. Demandant ma
route à ceux que je croisais, je passai ainsi toute cette journée
à cheminer. Le soleil inclinait déjà à l'ouest quand j'atteignis
le monastère de Saint Jean-Baptiste sur la rive du Jourdain. Je
priai un petit temps à l'église, puis aussitôt descendis à la
rivière et lavai dans cette eau sainte mon visage et mes mains.
Ensuite, je pénétrai une nouvelle fois dans l'église et je
m'approchai des très Saints et Vivifiants Mystères du Christ.
Après quoi, je me restaurai de la moitié d'un de mes pains et je
bus de l'eau du Jourdain. La nuit, je m'endormis sur la terre nue.
Tôt le matin, ayant aperçu une barque sur la rivière, je demandai
à passer sur l'autre rive. De nouveau, j'adressai ma prière à la
Mère de Dieu, ma Protectrice, afin qu'Elle me conduisit là où bon
lui semblerait. Et c'est ainsi que je m'en vins en cette solitude où
depuis lors ma vie s'est écoulée.
Combien d'années, interrogea
Zosime, as-tu vécu dans ce désert ?
Quarante-sept ans, je pense,
répondit-elle, se sont écoulés depuis l'instant où je suis
sortie de la Ville Sainte.
De quoi t'es-tu sustentée ?
demanda Zosime.
Les pains que j'avais apportés
avec moi se désséchèrent rapidement, tels des pierres. Les
grignotant peu à peu, en quelques années je les eus achevés.
Raconte-moi, interrogea Zosime,
comment tu perduras en cette liberté tant d'années sans être
jamais tourmentée par aucun changement ?
Tu m'interroges maintenant,
Zosime, sur ce dont je redoute de parler. Si je rappelle à mon
souvenir les maux dont j'ai souffert, les pensées cruelles qui
m'ont tourmentée, alors je crains d'être de nouveau leur proie.
Ne passe rien sous silence, dit
Zosime, je t'en ai déjà adjurée. Dévoile en détails tout ce qui
te concerne.
Crois-m'en, Zosime, dix-sept
années durant je perdurai dans cette solitude, luttant avec mes
pensées et mes désirs lascifs, comme avec des bêtes sauvages.
Quand je mepréparais à goûter ma nourriture, je désirais
poissons et viandes appêtés, tels que j'en mangeais en Egypte. Le
gosier me brûlait de boire du vin, car dans le monde j'en buvais en
quantité. Ici, n'ayant pas même de l'eau, la soif me consumait
férocement et je pâtissais, accablée de maux. J'avais le désir
des chants paillards auxquels j'étais accoutumée, et ce désir me
tourmentait horriblement et me poussait à les chanter. Cependant,
je ne me laissais aller à rien de tel, mais sur-le-champ je brisais
ma pensée contre le roc, je me frappais la poitrine, répandais des
pleurs, me souvenant de la promesse que j'avais vouée en venant
dans ce désert. Je me transportais en pensée devant l'image de la
Toute Pure Mère de Dieu, ma Garante, et devant elle, je répandais
des larmes. Je la suppliais de chasser loin de moi les pensées qui
troublaient mon âme. Après avoir ainsi longtemps pleuré et frappé
ma poitrine avec ferveur, une lumière venait alors à illuminer mon
âme de toutes parts. Le calme se faisait en moi, qui me libérait
de l'agitation. Hé! Quoi, Abba, ce récit ne va-t-il pas de nouveau
éveiller mes pensées à la paillardise ? A l'intérieur de
mon corps, dévoré par les passions, le feu s'embrasait et il me
consumait tout entière. Il m'entraînait vers le désir charnel.
Lorsqu'un tel état venait à s'emparer de moi, je me jetais à
terre et,ma'rrosant de mes pleurs,je m'efforçais en pensée vers ma
Protectrice. Je me représentais son image. Je la voyais qui jugeait
ma transgression. Je me représentais les tourments qui m'étaient
dus. Et je ne me relevais de terre ni jour ni nuit, jusqu'à
l'instant où une douce lumière venait à m'illuminer et chassait
ces pensées qui me tourmentaient. Cette merveilleuse lumière, me
pénétrant, refroidissait le feu de ma passion et apaisait la force
de mon désir. J'élevais mes yeux vers ma Protectrice. Sans cesse,
je réclamais son aide pour moi qui étais au fond du désert, en
détresse comme au fond d'un gouffre. Et elle semontrait
véritablement mon auxiliaire et mon assistante sur le chemin du
repentire et de la pénitence. Voici comment je passais dix-sept
ans, souffrant d'une infinité de détresses et de tourments. De
cette époque jusqu'à l'heure présente ma Garante, la Mère de
Dieu, fut mon guide en tout.
N'as-tu pas eu à pâtir aussi en
ce qui concerne la nourriture et le vêtement ? Interrogea
Zosime.
Après avoir fini ces pains que
j'avais emportés, répondit-elle, je me sustentais des herbes qui
pouvaient se trouver dans ce désert. Quant au vêtement qui me
couvrait lorsque je traversai le Jourdain, d'usure il finit par
tomber en pourriture. Le froid et la canicule me réduisirent à une
nécessité extrême. J'étais brûlée par le soleil, et sous la
froidure je claquais des dents. Bien des fois, je m'écroulais au
sol. Je gisais là sans connaissance, ni mouvement. Des maux et des
tentations sans nombre ni mesure me terrassaient. Toutefois, après
dix-sept années de souffrances ininterrompues, la force de Dieu,
infinie dans ses manifestations, vint garder et sauver mon âme
dépravée et mon corps humilié. Rien que d epenser aux malheur
auxquels le Seigneur m'a arrachée, je demeure interdite. J'acquis
enfin la ferme espérance du pardon de Dieu. Dès lors, je me
nourris et me revêtis de sa Parole, car ce n'est pas de pain
seulement que l'homme vit, et ceux qui n'ont pas de couverture, les
pierres les revêtiront pour autant qu'ils auront dépouillé la
tunique de leurs péchés.
Zosime, l'entendant se remémorer des
passages de la Sainte Ecriture, de Moïse, des Prophètes et du
Psalmiste, lui demanda :
As-tu étudié les psaumes et les
autres livres ?
Crois-m'en, depuis que j'ai
traversé le Jourdain, je n'ai vu âme qui vive, sinon toi. C'est
maintenant seulement qu'il m'est donné de voir un homme, en
regardant ton visage. Je n'ai vu non plus ni bête féroce ni
créature vivante quelle qu'elle fût. Et pour ce qui est des
livres, jamais je n'ai étudié, ni écouté lecture ou chant
d'église. Mais la Parole de Dieu est vivante et efficace. C'est
elle qui donne à l'homme l'Intelligence. Voilà que je t'ai tout
raconté. Maintenant, je t'en conjure par l'Incarnation du Verbe de
Dieu, prie pour moi, pécheresse.
Vivement, le vieillard se prosterna
devant elle et s'écria en larmes :
Béni soit Dieu qui accomplit de
si grandes merveilles ! Béni soit-Il qui me montre de quelle
façon Il pardonne à ceux qui présentent devant Lui l'oeuvre de
leur repentir et de leur pénitence !
Elle s'empara de la main du vieillard
pour l'empêcher de se prosterner devant elle.
De tout ce que tu viens d'entendre
de moi, Père, dit-elle,je t'en conjure par Jésus-Christ, Notre
Dieu et Sauveur, ne souffle mot à personne jusqu'au temps où Dieu
me retirera de cette terre. Pour l'heure présente va en paix. Et
dans un an de nouveau tu me verras. La bénédiction de Dieu nous
aura gardés. Fais alors, pour l'amour du Seigneur, ce dont je vais
te prier : l'an prochain, le Grand Carême venu, ne traverse
pas le Jourdain, comme il est de coutume dans votre couvent...
Zosime s'étonna de ce qu'elle parlait
même des usages de son monastère. Il gardait le silence et rendait
gloire à Dieu, qui fait de grands dons à ceux qui L'aiment.
Demeure alors, poursuivit-elle,
pendant ce temps, comme je t'en prie en ce moment, dans la clôture
de ton couvent car, quand bien même tu voudrais sortir, cela ne te
sera pas possible. Le jour du Grand Jeudi, à l'heure de commémorer
la dernière Cène, dépose dans un vase, digne d'un tel Mystère,
une parcelle du Précieux Crps et un peu du Sang Vivifiant.
Apporte-le moi. Attends-moi de ce côté du Jourdain qui s'étend en
direction du village. Je viendrai prendre part aux Dons Vivifiants.
De ce moment où, en l'église du Précurseur, je me suis approchée
des Saints Mystères, je n'ai plus participé aux Choses Saintes, et
je les désire ardemment. Je t'en supplie, ne méprise pas ma
prière, mais sans faute apporte-moi les Mystères à cette heure où
le Seigneur a donné à Ses disciples de prendre part à la Sainte
Cène.
Sur ces mots, et après avoir demandé
l'intercession de Zosime, elle s'enfonça à l'intérieur du désert.
Le vieillard alors se prosterna et embrassa le sol, là où ses
pieds s'étaient posés, puis à son tour il s'en retourna,
glorifiant Dieu.
Il traversa le désert et revint à
son monastère ; Là, il ne souffla mot à quiconque de ce
qu'il avait vu ni entendu. Il n'osait aller à l'encontre de ce qui
lui avait été défendu, et lui-même suppliait Dieu de lui montrer
une nouvelle fois le visage désiré. Il était tout affligé et se
chagrinait en trouvant le temps long, qui le séparait encore du
moment attendu, et il aurait bien voulu que toute l'année n'eût
que la durée d'un seul jour, si seulement la chose eût été
possible.
Quand au bout de l'an, le temps du
Grand Carême arriva, Zosime tomba malade et force lui fut bien de
demeurer au monastère.
L'heure de commémorer la Sainte Cène
venue, il accomplit ce qui lui avait été ordonné. Il versa dans
un petit calice une parcelle du Précieux Corps et un peu du Sang du
Christ, notre Dieu. Il disposa aussi dans une petite corbeille
quelques figues sèches, des dattes et un peu de riz détrempé
d'eau. Tard à la vesprée, il prit la route. Parvenu au lieu
convenu, il s'assit sur la berge du Jourdain et se mit à attendre
la sainte. Sans cesse, ilportait ses regards du côté du désert. A
tout moment, il attendait de voir paraître celle qu'il désirait
voir. L'arrivée de la devenue très semblable au Christ fut
soudaine, et elle s'arrêta de ce côté de la rive d'où elle
venait. Zosime se leva, se réjouissant et rendant grâce à Dieu.
Cependant une unique pensée transperçait tristement son cœur :
« Comment va-t-elle pouvoir passer le Jourdain, alors qu'il
n'y a là ni barque, ni bac ? » pensait Zosime. « Malheur
à moi, indigne que je suis !' se lamentait-il tout en pleurs.
Là-dessus, il leva les yeux vers la sainte, et il l'apeçut qui
bénissait le Jourdain du signe de la Croix dans le même temps
qu'elle entrait sur l'eau, et, cheminant à la surface de celle-ci,
se dirigeait vers lui.
La lune brillait d'un vif éclat et la
silhouette de l'ascète se détachait avec précision dans sa marche
au travers du courant rapide. Elle glissait sur l'eau comme sur la
terre ferme. Zosime voulut se prosterner devant elle, mais
continuant d'avancer, celle-ci ne le lui permit pas.
Que t'apprêtes-tu à faire, Abba,
s'exclama-t-elle, alors que tu es porteur des Saints Mystères !
Parvenu au rivage, elle dit :
Bénis-moi, Père !
Gloire à Toi, Christ-Dieu,
s'écria Zosime, de ce que tu m'as donné, à moi ton serviteur, de
connaître ma mesure !
La sainte se recueillit quelques
instants, puis s'approcha des Vivifiants Mystères. Après quoi ,
selon la coutume des moines, elle donna l'accolade au vieilllard.
Ensuite, elle leva les mains vers le Ciel et rendit grâce à Dieu
en répandant des larmes ; Puis elle se tourna vers l'Ancien :
Va maintenant, Zosime, dans ton
monastère, et dis à l'higoumène Jean qu'il prenne garde à
lui-même et à son troupeau, car là-bas il se passe beaucoup de
choses qui demandent à être amendées ; Mais, pour l'heure
présente, je veux que tu ne lui en touches mot, mais bien seulement
quand Dieu te l'ordonnera. Dans un an, rends-toi de nouveau, Zosime,
là où tum'as rencontrée pour la première fois ; Viens pour
l'amour du Seigneur, et une fois encore, tu me verras selon la
volonté de Dieu.
Zosime était tout tremblant, et de la
merveille qu'il lui avait été donné de voir, et de la pénétration
avec laquelle la sainte parlait de l'higoumène et des frères de
son monastère, sans les connaître.
Le vieillard l'invita à goûter de la
nourriture qu'il avait apportée. Elle prit entre ses doigts trois
grains de riz et les porta à sa bouche :
Avec le Saint Esprit qui, de son
abondance, garde la substance de nos âmes, cela suffit, dit-elle,
et elle ajouta : Prie pour moi, te ressouvenant de mes péchés.
Il la pria d'intercéder pour tous et
pour lui aussi. La sainte s'éloigna, et le vieillard se lamentait,
désireux de contempler son lumineux visage. Mais impossible de
l'arrêter ! Elle retraversa le Jourdain, marchant sur les
eaux. Alors, le vieillard s'en fut à son monastère.
L'année suivante donc, il s'en vint
une fois encore dans cette partie du désert où il lui avait été
donné de voir la sainte. Zosime chemina longtemps à travers la
solitude ; Il priait Dieu de lui montrer cet ange dans la chair
qu'il avait contemplé en ces lieux. Alors qu'il se dirigeait vers
l'orient, il aperçut soudain la très semblable à Dieu, étendue
sur le sol. Elle était morte. Ses mains étaient croisées sur sa
poitrine et son visage tourné vers le levant.
Le vieillard s'approcha d'elle, et
arrosa ses pieds de ses larmes. Il pleura et chanta les prières de
la sépulture, mais il ne savait pas si ses bons offices étaient
pour plaire à la Sainte. Sur cette pensée, il aperçut ces mots,
tracés sur le sable :
Enterre, Abba Zosime, en ce
lieu,
le corps de l'humble Marie ;
Rends à la terre ce qui
vient de la terre.
Prie Dieu pour moi qui suis
trépassée
au mois de Pharmouthi,
selon le calendrier égyptien,
et selon le romain, au
Premier Avril,
dans la nuit même de la
Passion du Christ Sauveur,
après avoir pris part à
la Cène des Divins Mystères.
Ayant lu cette inscription, le
vieillard se réjouit de ce qu'il venait d'apprendre le nom de la
sainte. Il comprit qu'en ce lieu, où pour parvenir il lui avait
fallu cheminer vingt jours, Marie s'était rendue en une heure,
etqu'aussitôt elle s'était endormie dans le Seigneur.
Cependant, le vieillard s'attristait
de ce qu'il n'avait rien avec lui qui fût propre à creuser la
terre. Et voici que soudain il aperçut un énorme lion, qui
accourait vers le corps de la sainte et qui lui lécha les pieds.
Ensuite, le lion se mit à gratter le sable avec ses pattes de
derrière et creusa une fosse, suffisante pour contenir le corps de
la défunte. Le vieillard pria la sainte d'intercéder pour tous et
recouvrit son corps de terre. Ensuite tous deux s'en furent :
le lion, dans la profondeur du désert ; Zosime, dans son
monastère.
Zosime relata à son higoumène et à
tous les frères tout ce qui avait trait à cette sainte et
merveilleuse Marie. Il ne cacha rien, mais révéla tout.
L'higoumène corrigea, selon les
paroles de la sainte, ce qui réclamait amendement.
Zosime, alors qu 'il était sur
sa fin, mit par écrit pour le profit des hommes tout ce qui
concernait celle-ci.
Et pour moi, dit le patriarche
Sophrone, j'ai transmis le récit afin que le merveilleux avancement
de la bienheureuse Marie ne restât pas caché.
L'Eglise orthodoxe célèbre la
mémoire de Sainte Marie l'Egyptiennne au jour de sa fête, le
premier avril, et au cinquième dimanche du Grand Carême.
FIN
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire