vendredi 24 février 2017
Vie de Saint Jérôme d'Egine (II)
IV
L’ermite d’Egine.
Serviteur du Seigneur. Esclave du Seigneur. Doulos Théou.
C’était son plus beau titre, son titre de gloire. Le seul. Comme l’Apôtre,
Jérôme pouvait bien se vanter de ne rien posséder d’autre. Pour l’amour
de son Christ, il avait renoncé à tout. Il avait tout laissé. Rien, il n’avait
plus rien. Rien que cette cellule blanche, en l’ermitage minuscule, là-
haut, perchant sur la colline, au nord-est sur la ville. Ah ! la blanche et
douce Egine, gemme azuré, opalescent et lumineux bijou du golfe
saronique ! Egine, l’archipel aux mille et une églises... Egine, Mont
Athos des moniales oubliées des hommes et consacrées de Dieu...
Egine, l’île aux saints, divins et thaumaturges... De ces écrins bleus et
blancs, -adossés, immobiles, au mantelet plombé du ciel, entre deux
longs cyprès, bruissants enivrés de cigales, en cette terre bénie
immuablement posés, au hasard essaimés sur les pentes roidies,
craquelées de chaleur -partout, s’exhalait, mystérieuse prégnance,
l’entêtant parfum de la prière. En cette nature dormant d’une torpeur
comme extasiée, telles d’embaumantes effluves jaillies d’une haleine de
rose, sensible et millénaire efflorescence, ces rémanentes bouffées d’un
grand souffle ancestral, à Dieu paru longtemps en agréable odeur,
désormais resourdaient des strates oubliées d’un temps immémorial,
puis venaient là mourir, en nappes alanguies de nuageuses franges, en
vapeurs d’air fuyant amoncelées, pour renaître toujours, vaguelettes
ondées d’un infini recueillement.
Le sentier grimpait raide entre ses rangées d’oliviers, caprice sinuant. Le Géronda
doucement y marchait, sur ses traits épanchée, limpide et familière, la joie des coeurs sans
ombre. «Tant que je vivrai, soufflait-il, ne craignez rien ; je vous aiderai, je ne vous laisserai pas.
Et quand je serai parti, vous resterez fidèles toujours, vous le verrez, à cette vie que nous aurons
menée...»
Un sourire accompagnait ces mots, ce sourire qui tout à l’heure, en proue du caïque,
dansait sur l’écume, tandis qu’approchaient l’ermitage ses enfants embarqués. La tempête
pourtant s’était levée. Le rafiot plongeait, enfonçant sous les lames, pour rebondir haut, très
haut, sur la crête à nouveau déferlante, puis fortement retombait, dans un bruit sec, à fond de
cale. Crispant les muscles, la peur faisait les faces plus pâles. Les yeux s’agrandissaient. Ses
enfants, seuls, fixaient, sereins, la rebondissante colline que plaquaient les embruns. Sur l’étendue
vitreuse planait, paisible flottaison, le sourire de certitude. «Tant que je vivrai, ne craignez rien...»
Et les eaux, confuses, retirèrent leur amas...
Ils laissaient derrière eux le vertige du monde et, prise au tourbillon des maux,
l’affliction des amers soucis. L’âme enfin s’allégeait. La joie, de là-haut déjà, faisait signe. L’heure
viendrait du repos bientôt, loin de la multitude folle... Du Géronda, le visage doux et sévère
ensemble assaillait la pensée. Ah ! Qu’elle en imposait cette face, si aimante pourtant ! Sa vue
confondait, plus que le miroir au reflet duquel la plus fugace imperfection néanmoins transparaît.
Tant, qu’à s’en bien souvenir, l’on se prenait à pleurer, puis à pleurer encore. Dieu usait de tant
de miséricorde aussi... Que des êtres vils fussent conviés à visiter une âme si sainte... Le coeur
débordait, la terre chavirait...
Au dernier coude du sentier, dessus l’ombreuse masse des figuiers, surgissait le mur
blanc. C’était là : Le port de ceux que ballottait la tempête, le havre de l’espérance nouvelle. Le
soleil, alentour, partout au sol écrasait sur le sol les oblongues bâtisses. Ici seulement, il semblait
épargner du feu de sa fournaise. Simple carré de murs, à la hâte badigeonné de blanc, l’ermitage,
sous la chaux éteinte, abritait un frais paradis.
L’on y entrait, comme échappés à l’incandescence. La flamme, soudain, s’y
changeait en rosée. En ces lieux en vérité, l’on descendait comme en la piscine, où l’ange, de
temps à autre, pour la guérison de l’âme, agitait les eaux.
L’on se tenait pécheur à la porte. Un peu plus tard, par cette même porte, l’on
émergeait régénéré en Christ. L’on ne voyait rien d’abord. Simplement, l’on entendait. Telle la
ligne mélodique dominant le concert de voix plus jeunes, cristalline, fusait la voix chère, presque
jeune aussi de timbre, à force de hauteur. On ne la confondait pas pourtant. Elle se détachait
trop, précieuse, unique entre toutes. Le tout cependant au loin. Au hasard l’on saisissait des
bribes... Puis venaient des pas. Comme on eût voulu les presser, ces pas lourds qui
s’approchaient sans hâte, sur le sol faisant un bruit mat. L’on marchait là pieds nus sans doute.
Dans la grille forgée, un volet s’entr’ouvrait. S’y encadrait un visage, enveloppé de noir. Celui
d’Eupraxia, la moniale de l’Ancien. D’apercevoir ses hôtes, la bonne figure usée prenait cet air
jovial qui d’emblée sait mettre à l’aise. Déjà, l’on emboîtait le pas à cette jupe noire. «Entrez,
entrez donc... Bienvenue ! s’exclamait-elle, nous escortant dans le long couloir. Vous avez bien
fait de venir. Gloire à Dieu, gloire à Dieu ! Tenez, asseyez-vous, le Géronda ne tardera plus
guère...» Elle désignait, dans la cour, épars, de vieux pliants fatigués, et, tout près, une table de
guingois, dont la peinture en lames s’écaillait.
Le Géronda, certes, avait entendu le choc lourd du heurtoir à la porte. A peine,
entre deux visites, le laissait-on souffler... «Bien, bien, Eupraxie», disait-il. «Prie-les seulement
d’attendre un peu, là, dans la cour, sous la treille ombragée. Dis-leur que je m’apprête à venir ; et
cours leur préparer un plat. Mais il faut que je prenne un instant de repos». Il se traînait jusqu’à
sa cellule. Il refermait la porte, s’asseyait un moment.
Parfois, il tardait à venir. Sachant le fait accoutumé, la Gérondissa, dans l’intervalle,
s’ingéniait à faire oublier jusqu’à l’idée que le temps existât. Affairée, elle courait, de-ci, de-là par
tout l’ermitage, inlassable, s’agitant. Sur la table, elle posait les loukoums, le café, l’eau fraîche.
Elle revenait bientôt. C’étaient, chaque fois, de nouvelles boissons. «Buvez, disait-elle. C’est de la
fleur de sauge». Son hospitalité tournait à l’exubérance. Elle disparaissait pour reparaître encore.
Les plats, vertigineusement, se succédaient. C’étaient, défilant à l’envi, des calamars, des poulpes,
des pieuvres... Tout cela ne rappelait rien au palais pourtant qui fût familier. Le goût en était
inconnu, surprenant, inégalé -de ces saveurs dont l’on eût dit que nulles mains, sinon bénies,
n’eussent eu pouvoir, par la prière, de conférer aux choses...
Puis, venaient d’anodines questions, évasives au reste. Posées avec simplicité. Et
dans le ton, perçait une étonnante bonté. Il n’entrait là nulle curiosité. Une manière de politesse
plutôt. L’on s’en demandait juste assez pour se mieux connaître. Mais ce qui seul paraissait
importer à ses yeux, était que l’on se servît davantage. Elle faisait mine parfois de se fâcher, puis,
en dernier recours, s’abritait derrière la sainte, l’imprescriptible autorité : «Le Géronda dit
toujours : Si vous ne mangez pas, nous ne parlerons plus».
L’émotion, en dépit qu’on en eût, insensiblement gagnait. L’atmosphère était d’une
serre d’amour. Tant, qu’à goûter des mets exquis l’on passait un temps précieux, dont l’on eût
plus volontiers usé pour enchâsser au coeur cette joie suave que ne savent donner que les divines
larmes.
L’on tournait sur la cour un regard brouillé. Là comme ailleurs, l’insolite régnait.
Il y avait au centre un puits disjoint de pierres sèches, à la margelle usée, s’ornant sur
son tour de tessons ébréchés. La lavande même, entre ces pots semée, n’exhalait pas ici sa
coutumière senteur. Et jusqu’au basilic, lequel n’était plus l’ornement attendu d’une cour de
monastère. Loin de toute recherche d’effet de pittoresque, il avait retrouvé sa vocation
première : Il était l’herbe royale et sainte, à l’ombre de la Croix soudainement jaillie, prémisse de
la joie de ceux qui dorment, parfum suave de l’aube des aubes – l’aurore de la Résurrection.
Le reste n’était qu’amas hétéroclite d’objets de toute nature. Au fond, s’entassaient
de vieux sièges râpés -fauteuils cassés, pliants crevés, trépieds aux jambes manquantes. Ailleurs,
sur un établi que dévorait la rouille, s’amoncelaient en pagaille des outils de fortune. Partout, çà
et là, traînaient des objets en ferraille, de leur hyperbolique excès encombrant tout l’espace. Au
mur, plus loin, s’émaillaient quantité d’horloges, dont chacune sonnant son heure propre,
égrenait, intempestif, son tintement en l’air, ménageant, semblait-il, solitaire trouée, la rupture
unique dans l’économie raisonnée peut-être de ce temps suspendu. Partout alentour régnait
l’hésychia, chargeant l’atmosphère de sa paix tranquille, et les choses, sur ce fond épanchées,
comme par un fait étrange, privées de leur banale teneur, toutes se ressentaient du parfum plus
que doux qu’exhale, embaumante, la vivifiante ascèse.
La voix cristalline maintenant se faisait entendre. Le Géronda nous clamait une
invite, à le venir rejoindre, là-bas dans sa cellule. A qui pénétrait en ce lieu, la pénombre, d’abord,
sautait au visage. Et quoique l’on ne distinguât guère d’emblée ses traits, l’atmosphère, d’entrée,
surprenait, de par sa densité étrange, comme si la prière de l’Ancien se fut faite là tangible. Et
dans l’intensité vibrante, qui y flottait encore, d’un long recueillement, l’on eût dit les molécules,
en cet air saturé, elles-mêmes ignifiées comme à l’incandescent contact des suppliques
enflammées de l’Ancien. Au point que ces particules, par quelque mystère subtil, se fussent
condensées en vapeur inconnue, à moins que, précédant ce critique instant, elles ne se fussent
entre elles resserrées, par là provoquant la compressibilité plus grande de ce gaz volatile et rare.
Plus tard seulement, l’on assimilait à ce phénomène l’une de ces manifestations d’aspect tout
merveilleux qui n’émanaient que de la grâce divine, dont le saint d’Egine était entier habité. Tel
était bien le miracle étrange -bienfait nouvellement surgi de la prière incessante de ce coeur très
pur.
D’ouvrage en effet, l’Ancien n’avait point d’autre que celui seul auquel, dans sa
cellule, il s’adonnait sans trêve, sur le souffle toujours répétant la prière, maintenant rivée au
profond de son coeur : «Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi pécheur».
Qu’au préalable pourtant, l’on ignorât ces choses, l’on ne laissait pas, en entrant, de
ressentir en soi ces coups, graves et rythmés, de deux ou trois horloges suspendues, par
contraste venues, non point rompre, mais souligner la paix profonde, dominant cet étroit
habitacle. Mais le regard bientôt s’accoutumait. L’on distinguait le lit d’abord, dignement drapé
dans sa courtine de pauvre ; l’armoire ensuite, une chaise, une table, le tout mal équarri ;
quelques icônes au mur, l’une du Seigneur, l’autre de la Mère de Dieu, curieusement voisinant,
du reste, avec une photographie jaunie de relativement grande taille, commémorant l’immersion
de la sainte Croix, lors d’une procession de la Théophanie ; à peine si l’on y notait la présence
d’autres hiérarques : Quoique d’une extrême jeunesse encore, c’était bien le Géronda qui, déjà,
s’y détachait, et ce regard de braise estompait tout le reste. L’autre mur, lors, n’en semblait que
plus nu, tapissé pourtant de deux noires soutanes, suspendues simplement à un clou. Entre les
horloges, plus loin, s’avançait un placard ; et dans un coin, une étagère plus sombre, sur laquelle
s’entassaient au hasard de vieux livres écornés, des globes, des bouteilles, des tournevis, et des
torches électriques ; par terre enfin, l’un de ces tabourets bas que l’on voit affectionner les
hésychastes. Et l’on imaginait l’Ancien recroquevillé là, sur ce banc minuscule, les traits
empreints d’infinie contrition, la tête sur la poitrine humblement inclinée, cherchant le lieu du
coeur -ce coeur contrit et brisé, où la prière, un jour était descendue...
Le même Géronda était à présent devant eux, au milieu de la pièce. La pénombre
cependant persistait, très dense, gardant «leurs yeux empêchés de le reconnaître». Il se tenait là,
dans son vieux fauteuil, paisiblement assis. Les accoudoirs usés disaient les longues heures
passées à y veiller. Il avait dû y dormir, on le sentait, plus souvent que dans un lit. Jamais assez
toutefois pour vaincre le chronique épuisement qui invariablement l’affectait. Cela se devinait à
certaines attitudes de son corps, manifestement rompu d’une éternelle fatigue. De temps à autre
seulement, pour chasser un peu le pénible excès de sa lourde lassitude, il s’appuyait sur un livre,
posé auprès, sur les bras d’un autre vieux fauteuil, qui faisait vis-à-vis.
Comme elle était ascétique cette solitude, entre ces quatre murs blancs, et douce
aussi, telle ce désir qui soudain s’imposait de demeurer toujours en ces lieux bienheureux. Pareille
au Mont Thabor, la cellule du saint d’elle-même évoquait ces mots : «Qu’il est bon pour nous
d’être ici... Faisons trois tentes...» L’on se sentait là sur quelque mont nouveau, non moins
initiatique que l’ancien Mont Thabor. Mais cette solitude en appelait une autre, celle des
montagnes encore de Kavala -plus âpre seulement, plus sauvage celle-ci. Comme si n’eût paru en
elles nulle solution jamais de continuité.
Combien tout cela en imposait ! Et combien davantage le Géronda lui-même ! Il se
levait pour lors. Et dans la haute stature, fortement charpentée de ces solides épaules, c’était tout
le montagnard qui soudain surgissait. Mais un second regard réajustait l’estimation hâtive. C’était
la longue barbe blanche qui, cette fois, faisait impression, lui conférant l’aspect plutôt d’un
patriarche. On l’observait à nouveau, et l’on remarquait sa mise trop simple, presque misérable
jusqu’au négligé. Cela rappelait les prêtres pauvres de village. Comme au pays, la voix chantait,
nasillarde presque : «Vous avez bien fait de venir...»
On le voyait, et on l’aimait. Car à l’aimer, un regard suffisait. Les larmes alors, tout
aussitôt venaient. Les larmes, et la contrition. L’on croyait le fixer, mais c’était lui qui vous
scrutait. Des yeux, il vous interrogeait. De cet air de médecin, prompt à débusquer la plus
insidieuse, la plus diffuse des maladies. Mais à être vu de lui, de ce regard inspiré que jamais l’on
n’avait connu à nul autre, c’était l’âme entière qui était mise à nu. Cela ne se pouvait oublier. Le
visage pur en vous s’imprimait au fer. Le visage pur, et tout ce qui était lui –l’innocence
enfantine retrouvée, la sagesse longuement mûrie de l’aïeul, l’inquiète et sévère sollicitude du
père, la noblesse, seule authentique, de l’ascète en Christ, l’amour insondable du saint. On le
regardait, et l’on était rendu à l’enfance. Mais cette pureté plus haute inspirait une crainte sacrée.
Tant de grâce affolait. L’âme se prenait d’une peur panique. Sans l’avoir connu, d’instinct elle
reconnaissait ce rayon irisé, s’irradiant d’une source ondoyante et chaude, dont l’on eût dit un
feu tout intérieur. Là était la grâce de la sainteté, cette grâce des fils du jour, qui, pour avoir aimé
Dieu ont seuls vu ce que les yeux jamais n’ont vu, et dont ils portent le reflet au visage comme
d’un soleil encore. Le Géronda était de ces enfants bénis, bien-aimés de leur Seigneur.
De l’enfance pourtant, il n’avait guère le babil. Il parlait une langue savante et sainte.
Tant de maîtrise confondait. L’on n’était plus devant lui professeur, politicien, ni hiérarque
même. L’on n’osait plus se dire docteur. La chose eût été du mauvais goût le plus criant. Et l’on
n’y eût pas gagné plus qu’à être homme du peuple, ouvrier ou serviteur. A ces choses, il ne
regardait pas. La personne, quelle qu’elle fût, lui importait si peu. C’est à l’âme qu’il en avait. Il le
faisait comprendre au reste. L’on n’était rien, de fait, de ce que l’on croyait être. Rien de tout
cela du moins. L’on n’était rien qu’une âme, qu’une âme de rien. Une âme malade. Qui n’avait
rien à dire dès lors. Qui n’avait qu’à entendre les paroles coulées des lèvres de l’Ancien. Et
qu’importait qu’il n’eût pas étudié, quand l’Esprit, sur lui, avait placé son trône, sur lui reposant,
avec les vertus ensemble. Qu’il s’en défendît, qu’il les tînt cachées, c’était peine perdue. A qui
sombre en mer, nul ne dérobe plus l’éclat brillant du phare. Le péril seul l’instruit. Un pinceau
du halo, un seul pris au faisceau, suffit à le mener au port. Et comme le poitrinaire ne peut
ignorer, inestimable, le prix précieux de l’air, quand sa rareté, au temps de la crise, l’allait faire
mourir -il étouffait, il respire. La joie l’enivre. Qu’a-t-il besoin du ballon encore ? Tel le mourant,
rescapé en sursis, quelque temps se grisant du souffle rémané de la vie, lui aussi a perçu l’oxygène
-ainsi en était-il, au vu du Géronda, de l’âme endolorie, que tout à l’infini blessait. Sa présence lui
prodiguait, rafraîchissant, l’effet plus qu’apaisant d’une aurorale brise. Elle sentait, au visage, du
fond de sa nuit, sa lumière doucement la hâler. Elle s’enivrait au nard aussi de ses suaves paroles.
-Etranges échos, ô combien rassurants, à ses longs désarrois, cependant muets. Les choses tues,
toutes étaient là. Pas une n’eût dû séjourner sans réponse : tribulations, épreuves, passions,
désirs, aspirations –l’Ancien n’oubliait rien. Comment comprendre pour lors qu’il parût s’en
tenir aux diversions de plus banale sorte, aux considérations anodines, du plus faible intérêt ?
Qu’il fît ces questions, dont l’objet fût sans importance aucune ? – qu’il s’agît du nombre de
frères et soeurs, de leur âge, du lieu de leur naissance, ou de quelque autre chose pareille ;
comme s’il eût accompli de pures formalités. A les poser du reste, il prenait l’air indifférent. La
vérité, sans doute, était qu’il ne voulait exercer nulle espèce de violence. La grâce n’aime pas à
violenter. Elle l’avait, d’ailleurs, trop détaché pour cela. Il n’enjoignait pas, n’intimait pas, ne
dictait pas. A peine eût-il conseillé, parfois. Tout au plus suggérait-il, comme en passant ; à traits
légers, tant, qu’à peine notait-on ses remarques. N’appuyant jamais sur le couteau, il procédait à
la manière d’un peintre, par touches successives, fluides et vaporeuses. C’étaient le plus souvent
de simples allusions, comme à demi-voilées, d’un flou vague et incertain. Qui eût voulu saisir le
sens plein de ses insinuations, eût dû le bien connaître. Leur interprétation voulait un long usage,
une fréquentation tenace et assidue. Telle l’Ecriture, dont l’herméneutique ne saurait
transparaître aux fous. Semblable à celle de l’Evangile, sa parole détenait ce pouvoir aussi,
d’assainir à nouveau. Elle était cette parole «investie de pouvoir», dont il est au Livre saint fait
mémoire. Et l’âme, à l’entendre, ne répliquait pas, ne doutait pas. Elle la sentait s’enraciner
seulement en elle. Telle une terre sans eau qu’imprègne tout-à-coup la fontaine, elle se laissait
peu à peu gagner, bientôt submergée. Vivifiants, plus qu’un miel sauvage, apaisants, plus qu’une
douce rosée, les mots coulaient sur cette âme, le clair sur l’obscur, y déposant le halo d’une
sombre clarté. Elle, se baignait à cet amour suave, à cette tendresse douce et heureuse -arche
nouvellement jetée, par où se réconciliaient enfin la créature et son Créateur, le maître et ses
enfants, l’âme même de Judas, le disciple déchu, et les autres âmes ensemble, membres avec elle
du Corps divin du Christ, scellées avec elle du sceau divin du Christ, comme elle revêtues du
Christ, mais, comme elle aussi, malades encore, capables néanmoins de guérir, par l’effet un de la
compassion sainte dont elle-même déjà, commençait de se nourrir. -Par le baume unique et
merveilleux de cette sympathie profonde, de cette compassion sans bornes, de cette indulgence
infinie de l’Ancien pour la nature pécheresse de l’autre. Il avait vu cette âme. Il l’avait vue, et de
soi, spontanément, s’était uni à elle. Il avait connu, partagé son tourment. Il avait communié à
ses peines. Puis, à cette âme, il avait montré son reflet, hideux, las, et méconnaissable, loin, si
loin de son originaire beauté ; il lui avait révélé ses plus tristes secrets, découvert les plis enfouis
de son coeur. Elle alors, pauvre naïve qui s’était crue seule saine, était tombée de sa dérisoire
hauteur.
Mais du fond même de ce malheur extrême, comment eût-elle désespéré tout-à-fait,
quand son père, avisant sa blessure, s’acharnait à la vouloir panser ? Cette âme ! Qu’elle était
mauvaise, hélas ! Toute aveugle, toute égoïste, toute méchante qu’elle fût, il continuait de l’aimer
pourtant. Vraiment oui, il l’aimait encore. C’était lui, bien plutôt, s’excusait-il, lui, le dernier,
l’ultime ver de terre, lui, qui par égoïsme, avait laissé perdre son âme. Et voici, lors même que
l’on n’espérait plus rien de cette âme putréfiée jusqu’à la dissolution, voici, par quelque paradoxe
étrange -était-ce ironie du sort ?- qu’elle s’éveillait brusquement de son infini sommeil, de sa
torpeur longue de cent ans. Ses yeux enfin s’ouvraient, elle y voyait à présent. Elle ne pouvait
plus à cette heure poursuivre cette vie affreuse de morte vivante appesantie. Elle voulait vivre, de
la seule vie qui ne fût point mort. Sans doute au préalable lui faudrait-il apprendre à
véritablement mourir. A elle-même, au péché. Mais c’était là une mort toute autre. Après quoi,
elle revivrait. Car cette mort-là débouchait sur la vie. La seule vie, l’unique vie qui valût d’être
vécue. Et cette vie commençait sur-le-champ. Ici et maintenant. Pas un instant, il n’y avait à
balancer. Comme il était tard déjà ! Qu’elle avait donc tardé à se vraiment repentir ! En Christ,
par le Christ et pour Christ faire son salut, était-il temps encore ?
Ce serait oeuvre de longue ascèse. Pouvait-on en un jour passer des noires ténèbres
à la divine lumière ? Et pourtant ? Les Pères ne disent-ils pas qu’il est loisible à qui veut, entre le
lever du soleil et l’heure de son coucher, dans ce seul temps d’un jour, de devenir saint ?
«Aujourd’hui même, murmurait l’Ancien, ici même, il y a de la ténèbre ; toujours et
partout, fût-ce au plus bel endroit du monde, fût-ce au plus spirituel d’entre les monastères, la
ténèbre à la lumière se mêle. Et cependant, lors même que nous sommes dans la ténèbre, la
lumière, pour peu qu’elle fût forte et intense, empêche que ne parût la ténèbre. La lumière
dissipe la ténèbre. Ainsi au-dedans de nous : Il y a la ténèbre ; mais il y a la lumière aussi. Faisons
tout ce qui est en nous pour accroître la lumière, et la ténèbre s’évanouira. Il ne dépend que de
nous toutefois que nous choisissions la ténèbre ou la lumière. Si toutes les ouvertures en nous
sont closes, le dehors fût-il inondé de lumière, par où celle-ci entrerait-elle en nos coeurs ? La
lumière, il ne dépend que de notre volonté de l’instiller en nos âmes. Dieu richement nous la
prodigue. Il suffit que, tendus vers le bien de toute la force de notre bonne disposition, nous
voulions la recevoir, pour qu’elle nous soit octroyée d’en-haut. Regardez les chevaux. Qui
augmente au cheval son orge ? Le cheval ou l’homme ?»
Ses enfants s’étonnaient :
«Mais... l’homme, Géronda.
- Non, disait l’Ancien. C’est le cheval qui augmente son orge. Qu’il ait un bon cheval,
docile et travailleur, l’homme, son maître, se réjouit, et ce faisant, augmente sa ration. Ce qui se
produit pour nous est quelque phénomène un peu similaire. Il dépend de nous que nous
fussions rassasiés des choses spirituelles, ou que nous en ayons faim. Que nous suivions les
préceptes divins, que nous luttions, que nous aspirions au bien, et Dieu nous prodiguera,
surabondante, sa grâce, et avec elle, tous les biens spirituels. A qui veut voir le Christ dépêcher le
secours de sa droite puissante, il faut vouloir aussi progresser dans la vie spirituelle, s’élever sur
l’échelle des vertus... Une mère me disait que son fils était bon. «Il est bon, lui répondis-je ; mais
jusqu’au parfait, il est beaucoup de degrés encore. Je dis, pour ma part, ce qu’il sied d’accomplir
pour monter.
- Ce n’est pas que nous ne voulions monter, Géronda, protestaient ses enfants. C’est
que nous ne le pouvons. Du fait de notre chair, laquelle est si faible.
L’Ancien paraissait contrarié.
- Ne dites pas cela. Ce n’est point la faute de la chair. C’est votre faute à vous. Vous
voulez, et c’est possible ; vous ne voulez pas, et ce n’est pas possible. D’abord, je veux. Ensuite
seulement, j’use du recours de cet instrument, de cet outil de ma volonté, lequel est la chair.
Vous avez voulu, et vous êtes venus. Que vous n’eussiez pas voulu, vous ne seriez pas venus. La
chair, elle, ne pouvait venir seule. La volonté est tout. L’homme, chaque homme réussit ce qu’il
veut. Ainsi, tenez, sachez que la façon dont l’autre vous voit dépend toujours de vous. Il en est
de même pour tout. Car après Dieu, tout dépend de nous. Comme il dépend de vous aussi que
vous progressiez spirituellement. Et quand vous le voudriez, vous pourriez parvenir à la divine
theoria, toucher à l’ineffable vision de Dieu. Oui, si vous le voulez, vous pouvez atteindre à la
contemplation. Mais restez vigilants, et demeurez purs, toujours. Nous ne savons pas à quoi
Dieu vous a destinés. Vous vous trouvez encore à l’alpha, loin de l’oméga des cimes spirituelles.
Vous ne savez pas ce qui, plus haut, vous attend. Plus tard Dieu manifestera. Basile le Grand
était homme comme nous, et tous les autres saints avec lui. Et cependant, que sont-ils devenus !
Songez lors aux meilleurs que vous, à notre Christ, aux saints, qui n’ont pas plié, et qui peu
après, montèrent très haut. Après quoi seulement, regardez-vous. Vous êtes bien un tel ?
Comment donc allez-vous ? Bien ? Je ne vous parle pas du corps, non. Mais de l’âme. Je
m’enquiers si vous vous portez bien, si vous avez accompli, s’entend, des progrès spirituels. Que
dites-vous ? Vous vous réjouissez de me voir ? Non, ce n’est pas là ce que je voulais dire. Je
comprendrai que vous vous réjouissiez, lorsque vous aurez fait ce dont je parle, que vous aurez
manifestement accompli quelque progrès tout spirituel. Je vous demande, pour l’heure, si vous
allez de l’avant, ou bien en arrière. Parfois en avant, parfois en arrière ? Et vous voici contents
de vous ? Non ? Allons, si vous n’êtes pas contents de vous, Dieu le sera-t-il ?... Eh bien, ne
vous attristez pas. Ce n’est point au service d’apparences que nous sommes enrôlés. C’est
pourquoi il est si malaisé d’être satisfaits de nous. Il ne faut pas pour autant qu’il en soit ainsi.
Accomplissez de menus progrès dans les choses spirituelles, tirez-en profit, tenez ferme, et ne
retournez pas dès lors en arrière. Désirez à l’inverse aller de l’avant, toujours. Et soyez tristes,
lorsque vous stagnerez. Essayez-vous à vous rendre meilleurs. Toujours et encore meilleurs.
Ayez cet entêtement de devenir meilleurs, conservez-le toujours, et jamais ne vous en départez.
Pour ce qu’il est deux sortes, au vrai, d’entêtements : l’un qui, nocif, nous est dommageable,
préjudiciable, mortel même. L’autre, qu’il est sain que nous acquérions, lequel veut qu’en
opiniâtres nous luttions pour le bien et la vertu. Essayez, luttez. Ce n’est pas difficile. Appliquez-
vous. L’application, c’est là le principal. Et que votre lutte ne soit pas un vain mot. Méfiez-vous
des mots. Les mots sont faciles parfois. Une femme me disait : «Géronda, je veux mourir. Je ne
supporte plus cette vie sur la terre. Je voudrais, très vite, m’en aller près de Dieu». Mais je lui
disais : «Non, ne dis pas cela. Vis, plutôt. Lutte. Ces mots que tu dis sont des mots en l’air. Tu
n’en ressens pas la signification profonde. Aussi, je ne te crois pas». J’appris, peu après, que cette
femme avait bien changé. Elle était retournée, loin de l’Eglise, au milieu du monde. C’est
pourquoi méfiez-vous de vous. Ne craignez rien que vous-mêmes. Parce que l’homme est
changeant, attendez-vous au mauvais, comme au bon changement. Moi-même, j’ai peur de moi.
Je n’ai nulle confiance en moi. Si un Paul qui monta jusqu’au troisième ciel se définit comme le
plus pécheur de tous, que faut-il donc que nous disions, nous, pauvres de nous ? Et si, par
surcroît, nous ne sommes point vigilants, pis, que nous chutions, la grâce de Dieu qui, un
instant, nous visita, aussitôt se retire. Malheur à nous dès lors ! Car souvent en vérité, le Saint
Esprit nous visite. N’ayant point, hélas, de lieu pour reposer, comment demeurerait-il ? Il s’en
retourne donc. Si peu à peu, pourtant, s’accroît l’aspiration qui nous tend vers le bien, et avec
elle l’heureuse disposition des âmes bonnes, s’accroît aussi le zèle. Que la lutte toutefois, que la
praxis ne suive pas, nous n’arrivons à rien. Il n’est point de progrès ainsi. La volonté donc, mais
aussi, et dans le même temps, la pratique.
«Jeûnez, dès lors, autant qu’il est en vous. Ne buvez pas de vin, fût-ce très peu. Et si
l’on vous en offre, dites : «Non merci, nous n’avons pas l’habitude, cela nous fait du mal». De
l’huile, prenez-en tous les jours, hormis les mercredis et les vendredis. Le mercredi et le
vendredi, jeûnez. En ces jours-ci, bien sûr, qui sont ceux de l’après-fête de la Pentecôte, l’on
peut si l’on veut, le mercredi et le vendredi même, consommer de l’huile. Mais qui n’en prend
pas, ne commet pas non plus de péché».
Ce que le Géronda taisait, c’était que lui-même, le mercredi comme le vendredi, ne
mangeait rien, absolument rien. Le reste du temps, il ne se sustentait que très peu. Son frère
même, lorsqu’il recevait au Pirée sa visite, ne le vit jamais le matin prendre qu’un peu de pain
trempé de café. Ce n’était que bien plus tard, le soir, qu’il prenait son repas, lequel d’ordinaire se
composait d’un plat de riz ou de pâtes, suivi, les jours sans jeûne, d’un simple yaourt. Mais l’on
ne se souvenait pas l’avoir vu jamais accepter de viande. Une fois seulement, durant une maladie,
ses enfants l’y avaient contraint. Mais de cette frugalité, pour si extrême qu’elle fût, il ne se
vantait pas. Il ne soufflait mot non plus des longs jeûnes auxquels il se soumettait, durant le
temps éprouvant des carêmes, sans pour autant enfreindre les canons de l’Eglise. Il n’évoquait
rien, en regard, que la tempérance des autres : «Mon Géronda, disait-il, vingt-six jours d’affilée
jeûnait. Sans pain ni eau. Et durant le Grand Carême, il n’avait, la semaine entière, pour se
sustenter un peu, que le pain bénit qu’il recevait à l’Eglise...»
Pour ses enfants pourtant, l’Ancien redoutait les excès. «Vous, disait-il, mangez
comme il faut, et ne jeûnez qu’avec discernement. Progressez, mais avec prudence et doigté. De
toute chose, la mesure est la clef. La mesure, toujours la mesure. Tout avec mesure. Vous ne
soulèverez qu’autant que vous le pourrez. Soulèveriez-vous -le pourriez-vous seulement- un
poids de soixante-dix, de cent kilos ? Non. C’est pourquoi, jeûnez en proportion de votre santé.
Si vous êtes malades, rompez le jeûne. Prenez un peu de lait du moins, rien d’autre, comme vous
feriez usage d’un médicament. Et que nul, au-dehors, surtout, ne le sache. Parce que les autres
ne comprendraient pas, peut-être, que vous fussiez malades.
«De la mesure pour la veille aussi. Dormez six heures au moins. Dormez six heures,
comme tous les livres disent que l’organisme en éprouve le besoin. Je dirais, pour moi, que
quatre heures suffisent. Beaucoup même ne dorment que deux, ou trois heures seulement. Mais
pour vous qui êtes dans le monde, et qui travaillez dur, non, pas maintenant. Cela est trop tôt».
De ses veilles continuelles, l’Ancien ne disait rien. Peu devinaient son ascèse, qu’il
prenait à cacher tant de soin.
«Pour vous, poursuivait-il, le temps plus tard viendra -Lorsque je m’en irai d’ici,
lorsque je serai mort. Pour ce qu’alors, quand même vous n’auriez plus mémoire de toutes ces
paroles, qu’ensemble nous échangeons, Dieu, à cette heure, de chacune vous fera souvenir. Ce
jour dès lors, où depuis longtemps, je ne serai plus, vous vous remémorerez tout, et, fidèles,
commencerez de vous y conformer. Lors, en tout point aussi, vous supplierez le Christ et,
empruntant la voix du Psalmiste, direz : «Fais-moi connaître, Seigneur, tes sentiers !» Et quoi
qu’il arrive, ne changez plus ensuite votre genre de vie. De tout cela, plus tard, vous m’aurez
quelque reconnaissance. Car si vous suivez, comme je vous les ouvre, ces voies, Dieu bientôt
vous donnera d’accomplir de grandes choses. Oui, ce à quoi, mes enfants, maintenant vous
voudriez atteindre, ne vous échoira pas aujourd’hui quand le fait serait prématuré encore, mais
plus tard vous adviendra lorsque vous en serez devenus dignes aussi. Quand Dieu voudra, tout
arrivera sur-le-champ. Tout en un instant. A Paul, l’Apôtre, il dépêcha Ananias. Et quoique ce
dernier s’étonnât : «Mais Seigneur, c’est un persécuteur. Il a fait à tes saints tant de mal !» Dieu,
néanmoins, lui dit : «Lève-toi, hâte-toi de te mettre en route. Car celui-ci est mon vase
d’élection». Car lors même, perçues de notre aveugle perspective d’hommes, que les choses ne
se peuvent point, tout, lorsque Dieu le veut, oui, tout est possible. Que Dieu le veuille, et tout
advient. Qu’un roi devînt berger, cela même se peut. Aux oreilles de saint Arsène retentit une
voix. «Lève-toi, dit-elle, Arsène, et pars sauver ton âme». Et, parce que le roi ne faisait rien sans
Arsène, il alla se faire, lui aussi, berger avec lui. Notre Christ Pantocrator soutient l’univers
entier. C’est lui qui soulève, qui porte tout. Voudrions-nous tous seuls, nous ne porterions rien.
De même que l’on ne peut, sous le bras, tenir à la fois plusieurs pastèques, de même vous ne
pouvez non plus, tout porter à vous seuls. Venez donc, sur les épaules du Christ, déposer le faix
trop lourd. Et, sous le vent de la grâce qui emplit et conduit son Eglise, naviguons ensemble, au
sein de la miséricorde infinie de Dieu. Ah ! Je prie Dieu que vous deveniez forts à l’aube de ces
jours-là, et que vous viviez d’abondance ce que nous évoquons. Soyez allègres et courageux. Et
puis encore, courageux et allègres. Ne pliez pas. Devenez forts, si forts que rien n’ait plus
pouvoir de vous faire seulement chanceler. Et quand tous chancelleraient, si vous avez en vous
le Christ, avec la Trinité, soyez dès lors sans crainte. N’ayez plus peur de rien. Ne craignez rien
ni personne, hormis vous-mêmes. Non, ne craignez rien, quoi qu’il vous advienne. Souciez-vous
de ce seul point, que vos oeuvres soient pour le salut. Dieu nous tient dans sa main, et nous ne
tomberons pas. «Dieu est avec nous, dit l’hymnologie de l’Eglise, nations sachez-le, nous serons
vainqueurs, car Dieu est avec nous». Luttez, et Dieu, vous le verrez, ne vous abandonnera pas.
Essayez, luttez. N’épargnez ni fatigue, ni peines, et sans cesse luttez pour les choses spirituelles.
Car c’est maintenant, au temps de la jeunesse, qu’il est besoin d’un grand effort, de luttes dures
et vigilantes. Après quoi, l’on saisit mieux l’essence de la vanité. Et, s’accoutumant à la vertu, l’on
tient pour un mal, pis, une maladie, une mort, tout péché, dont l’irrémédiable prix est l’exil, loin
de la grâce de Dieu. Mais lorsqu’en regard, l’on a, fût-ce à peine une fois, goûté des lèvres à la vie
spirituelle, aussitôt en son insigne rareté, elle paraît si suave que l’âme ne sait plus, comme aux
jours anciens, prendre son plaisir aux choses de la terre. Non, je ne puis vous peindre comme
l’on se sent alors... Oh ! Joie sans pareille enclose en ces coeurs recélant un lieu pur, où se peut
enchâsser la grâce de l’Esprit, en eux enserrée, avec la Trinité. En vérité non, il n’est pas pour
l’homme de plus grand bonheur, de joie plus intense.
«Vous aurez, certes, combats et épreuves. Mais qu’est-il aussi sans ces derniers ? Et
qu’obtient-on sans peine ? Oui, il faut lutter car, qui n’est pas de la lutte n’en remporte pas non
plus le trophée ni le prix. Sans lutte -entendez-vous ?- ne s’acquiert nulle vertu. Et de même que,
qui ne travaille pas, ne reçoit non plus aucun salaire, de même, sans fuite loin du monde, sans
prière, sans efforts ni peines, et sans toutes les ascèses susdites, les charismes non plus
n’adviendront pas, et il ne vous sera point donné de goûter ces saints fruits, qui sont le bonheur
imparti aux êtres spirituels.
«Oui, dure est la lutte, étroite la porte. Parce qu’il sied de passer par le chas de
l’aiguille. Parce qu’à vaincre une passion, il faut un martyre. Et pourtant, sachez-le, si vous
acquérez aisément, vous perdrez aisément. Mais si durement vous acquérez, au prix de peines et
de luttes, il sera difficile dès lors que vous perdiez. Car Dieu aura pitié de vous, et richement
vous fera miséricorde.
«Avez-vous vu la moniale qui vous a ouvert la grille ? L’avez-vous vue, vieille et
fatiguée comme elle l’est ? Aujourd’hui pourtant, elle s’est fatiguée bien plus encore. Il est venu
tant de monde... Et cependant, n’en doutez pas, à chacun des pas qu’elle a faits pour vous servir,
elle a d’en-haut reçu les prémices de sa rétribution. Et pour chaque mets aussi qu’elle vous
prépare, la couronne s’apprête plus belle, qui l’attend au Royaume.
«Un moine, qui chaque jour à sa cellule apportait l’eau, devait, pour ce faire, trois
heures marcher jusqu’à la source, puis, trois heures encore, marcher pour en revenir, alourdi qui
plus est du poids de la pesante jarre. Un jour enfin, fatigué, il se lassa. Un ange du Seigneur alors
se montra devant lui : «Autant de pas tu fais, lui dit-il, autant de peine tu prends, autant tu
recevras, pour ta rétribution». Ah ! Combien plus encore cela est-il vrai des choses spirituelles !
«Oui, dure est la lutte, mais douces les couronnes. Rude, l’hiver, mais suave, le
Paradis. Quarante jours, notre Christ lutta au désert. Mais les anges, ensuite, le servaient. C’est
ainsi que le Christ souvent, pour notre bien permet que nous soyons la proie d’un chagrin, si vif,
si douloureux fût-il. Les épreuves même ne vont pas en effet sans bien de quelque sorte.
L’espace d’un temps, certes, nous avons, quant à nous, l’amer sentiment d’une absolue
déréliction... Comme si Dieu nous avait abandonnés. Après quoi pourtant, nous éprouvons à
rebours qu’il a pitié de nous, qu’il nous aime, que sa tendresse, sa miséricorde nous étouffent.
Ah ! Si tendre est notre Christ... Je pleure de seulement songer à la tendresse divine...»
Ici le Géronda de fait se prenait à pleurer. Longtemps, comme un enfant que rien
ne saurait consoler. Tous, à le regarder, sentaient se nouer leur gorge. Si souvent il leur avait dit
cette tendresse de Dieu. Tendresse vivifiante qu’il voyait partout à l’oeuvre. Pour elle, pour elle
seule -à supposer qu’il n’y ait eu qu’elle, entre tous les joyaux de la vie spirituelle, l’Ancien ne se
fût point lassé de louer son Seigneur. «Dès le réveil, dit le Psalmiste, manifeste-toi, Seigneur,
dans tes tendresses». Dieu en vérité, du milieu même de l’épreuve, nous couvrait tout de son
amour. Comme c’était par amour qu’il permettait que le démon vînt aussi rôder alentour,
guettant le chrétien, «tel un lion aux aguets dans son repaire», prêt à lui susciter les pires
afflictions. Dieu le permettait, comme un père qui, dans sa bonté, corrige ses enfants, à cette fin
précieuse de les rendre meilleurs. «Dieu, disait le Géronda, m’a puni. Il m’a châtié. Il a permis
que ma main fût coupée. Car bien que j’eusse alors un très saint Géronda, je ne me souciais
point pour cela d’imiter son ascèse. Loin de mener une vie spirituelle, je ne faisais rien qu’édifier
des églises. Avez-vous noté qu’une mère, lorsqu’elle s’irrite contre son enfant, se fâche jusqu’à la
colère ? Qu’elle le gronde, et le frappe, espérant le corriger ? Or j’ai moi aussi chagriné mon
Dieu. Je l’ai courroucé, et il m’a pris la main. Gloire à toi, mon Dieu, gloire à toi !»
Ses enfants restaient abasourdis. L’Ancien avait eu la main arrachée -non seulement
la main, mais le bras même, et jusqu’au coude- mais il ne voyait rien, en ce drame, en cette
tragédie, qu’un surcroît de bénédiction divine.
«Au Seigneur, poursuivait-il, j’avais demandé qu’il me permît de ne plus célébrer le
trop redoutable mystère de la sainte et divine Liturgie. Il m’a entendu, et m’a pris ma main». Et il
soupirait : «Gloire à toi, mon Dieu !»
Le Géronda maintenant pleurait d’amour. «Tu sais, mon Christ, mon Seigneur, que
je n’avais rien au monde, lorsque j’y suis entré. C’est toi qui, me créant du non-être à l’être, m’y a
bien voulu porter, et dans le même temps m’a tout donné. Ah ! Béni soit ton nom, et que tout
véritablement advienne selon ton vouloir ! Et si même tu le jugeais bon pour mon âme, et pour
mon salut, prends-moi l’autre main !»
Combien l’épreuve pourtant avait été dure ! C’était très subitement, sous
l’occupation allemande, en 1945, qu’elle était advenue. Cinq années avaient passé déjà,
paisiblement, humblement vécues, dans la riche solitude de son ermitage aimé. Tout à sa chère
et sainte hésychia, adonné à la seule étude des Pères, dans la subtile et combien merveilleuse
pratique de la prière incessante, l’Ancien avait vu la porte soudain s’ouvrir d’un violent coup de
pied - Un soldat. Un Allemand. L’homme avait émis comme un rugissement. «Soigne-moi !»
Puis aussitôt, vociférant : «Et plus vite que ça !» Il désignait sur son pied quelque plaie rougeâtre.
Il s’était enquis d’un médecin. Une vieille, du doigt, avait montré l’ermitage.
Le père Jérôme, impuissant, avait secoué la tête. «Je ne puis, dit-il, soigner un soldat.
Je n’en ai pas le droit. L’on me jugerait. Rejoins plutôt l’hôpital».
L’autre s’étranglait de fureur. Dans sa rage, il allait frapper. Le Géronda soupira. La
compassion, comme toujours, était la plus forte. «C’est bien... Je te guérirai, soit, mais ne me
tourmente plus».
Il l’avait soigné. L’autre, en partant, sur la table avait déposé une douille de fer. Gage
de reconnaissance, sans doute, songea lors l’Ancien. Il avait dû voir, en passant dans la cour,
qu’il collectionnait les cartouches. L’ermite en vérité savait tout faire. Et que ne connaissait-il de
fait ? Maçonnerie, menuiserie, horlogerie -rien de tout cela n’avait plus pour lui de secret. Il avait
justement vu, dans une usine de l’île, des cartouches semblables, que l’on faisait servir à la remise
à neuf d’horloges séculaires, à moins que l’on en usât, bien que plus rarement, pour en fabriquer
de nouvelles. Il s’y était à son tour essayé. Avec le temps, il avait su, passé maître en cet art,
façonner des chefs d’oeuvre. Refaite de ses mains, une horloge vermoulue devenait objet
précieux. C’étaient là ses cadeaux de pauvre aux monastères alentour -pauvres comme lui, ou
peu s’en fallait, si tant est qu’ils eussent pu l’être autant que lui. Mais cette sorte d’ouvrage était
aussi son loisir. Avec la copie des textes patristiques, il y employait ses heures perdues, quelque
rares qu’elles fussent. Plus que d’un passe-temps même, il en usait comme d’un délassement,
d’un violon d’Ingres, trouvant là son plaisir, après l’âpre excès de ses labeurs ascétiques.
Du temps avait passé. Et puis un matin, à l’aube du 18 août 1945, l’Ancien avait
avisé la cartouche oubliée sur la table. Il s’était souvenu du présent de l’Allemand. Muni de sa
scie à métaux, il avait pris la douille, et s’était mis en devoir d’en scier l’une des extrémités.
L’Allemand n’était pas un homme bon. L’Ancien du moins ne l’avait pas défini
d’autre sorte. Plus tard même, lorsqu’il avait su que le Malin s’était pour son malheur, servi de
cet homme, il n’avait néanmoins pas voulu porter sur lui de quelconque autre jugement...
Jamais, toutefois, l’Ancien n’eût imaginé ce que recélait le présent. C’était à peine si
la scie avait effleuré la capsule...
Enorme, le bruit d’une détonation s’était fait entendre. Du voisinage aussitôt
accouru, l’on avait trouvé le Géronda gisant étendu, à terre, inerte dans une flaque de sang.
L’Ancien au coeur simple, si éprouvé déjà dans son âme...
Il paraissait atteint de lésions graves, à la main gauche surtout. Quant à l’ouïe, il en
semblait privé, n’entendant plus rien.
D’urgence, on l’avait transporté à l’hôpital d’Egine. Mais les installations, trop
frustes, et trop rudimentaires, n’avaient là permis qu’un premier bilan sommaire. Et l’on avait
dû, dès lors, le transférer au Pirée, à l’hôpital de Zanione.
Pour le Géronda d’éternelle mémoire, ce long périple avait été un martyre. L’acuité
de ses souffrances passait l’imagination. Et tandis qu’il ne fixait plus son esprit que sur la seule
prière, comme toujours demeurée l’unique recours, ses lèvres désormais, ne cessaient plus leur
plainte : «Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi». Il se tournait, corps et âme vers son Seigneur.
De quoi seulement il trouvait encore la force...
Le verdict, à l’hôpital, fut accablant. La gangrène, déjà, menaçait de gagner
l’ensemble du corps. Perdu, il était perdu. A moins que, jusqu’au coude, l’on amputât le bras
gauche. Pour l’ouïe, toutefois, il n’était plus d’espoir : les deux tympans étaient crevés.
L’audition, jusqu’à la mort, jamais ne reviendrait. L’hospitalisation, quant à elle, ne pouvait durer
moins de deux mois entiers.
De ces nouvelles, chacune tomba comme un couperet. Pas un instant, pourtant,
l’Ancien ne perdit son sang-froid. Dieu permettait l’épreuve, il s’y soumettait. A tout,
entièrement, il se soumettait. Il avait ce zèle, cette patience des êtres qui, aveuglément, s’en
remettent à Dieu, leur Créateur et Seigneur.
La tristesse pourtant marquait son doux visage. Mais ce qui lui causait cette peine
surtout, était la pensée de ces deux longs mois, interminablement passés si loin de sa cellule, de
sa chère hésychia, et des plus secrets combats de son ascèse. Là serait la véritable épreuve. Car
ce n’était point de sa paix qu’on le privait seulement -cette paix absolue, plus nécessaire à son
âme que toute nourriture à son corps. Mais avec elle, c’était sa vie même qu’on lui ôtait.
Plus que jamais, ce fut dans la prière qu’il se réfugia. De toute l’ardeur brûlante de
cet inextinguible feu qui dévorait son coeur, il se tournait vers celui que par-dessus tout il aimait.
Le secours, il le savait, ne viendrait que d’en-haut. Il venait toujours de Dieu seul. Dieu, cette fois
encore, ne l’abandonnerait pas.
Les médecins avaient fait tout ce qu’il était en leur pouvoir de faire. Mais
l’amputation, malgré tous leurs efforts, ne put être évitée. On avait dû l’amputer de la main, puis
du bras jusqu’au coude... Il ne s’était pas plaint.
Il trouvait à l’inverse assez de force encore pour prodiguer à ses compagnons de
souffrance de douces consolations. «Ne vous affligez pas, disait-il, fût-ce dans l’épreuve, et dans
les privations. Celui qui, ici-bas, est affligé, Dieu, dans l’autre vie le console. Les quarante saints
martyrs de Sébaste, toute la nuit demeurèrent dans la glace. Jusqu’à ce qu’au matin, on leur
coupât la tête du tranchant d’une épée. Bien qu’ils fussent saints déjà, Dieu cependant voulut
qu’ils achèvent ainsi la course... Comme je rends grâces à Dieu de ce que me jugeant digne de
souffrir, il ait permis que j’aie la main coupée... Parce qu’il est bon de souffrir. Notre Christ,
Jésus, notre Seigneur a tant souffert pour nous... Pour nous il a versé son sang précieux, et nous
voudrions, nous, vivre en égoïstes, assez heureux pour n’être jamais, au grand jamais
incommodés, ni tant soit peu souffrir ? Ah, comme je glorifie Dieu, comme je le remercie,
quand il me donne d’avoir mal et de souffrir ! Me souvenant lors de sa douleur, j’oublie la
mienne propre. Que la douleur, et l’affliction qui toujours l’accompagne, sont choses belles et
salutaires ! Cette douleur, je la tiens pour un grand don d’en-haut. Il en est tant qui en elle
reconnurent la main Dieu et, de là, revinrent dans ses voies ! Quand, mieux que dans les
afflictions, l’homme se tourne-t-il vers Dieu, ce faisant, regardant en lui-même ? Comme paille
dès lors, il rejette ces faux-biens éphémères qu’autrefois il aimait».
Dieu, cependant, n’oubliait pas les siens. C’est ainsi que les saints Anargyres
apparurent au Géronda, lui faisant cette promesse qu’il serait, avant un mois, libre de quitter
l’hôpital... Un mois, jour pour jour, s’était dès lors écoulé, quand l’Ancien s’en revint à Egine.
Il n’entendait toujours rien hélas ! La gérondissa, depuis l’horrible 18 août, n’avait pu
l’entretenir d’un mot. Survint le grand carême. Le troisième jour enfin de la cinquième semaine,
l’Ancien sentit s’emparer de lui comme un trouble étrange, lequel peu à peu gagnait tout son
corps. Jusqu’au soir, il attendit, espérant que le mal de lui-même passerait.
Plus tard pourtant, il appela l’Ancienne : «Gérondissa, pria-t-il. Conduis-moi, je t’en
prie, à l’hôpital d’Egine... Et prends aussi quelqu’un avec toi, de crainte que tu n’aies à revenir
seule... Il est tard déjà...»
Et les médecins avaient gardé l’Ancien. La gérondissa, le lendemain, s’en était sans
tarder venue aux nouvelles. Comment allait son père ? Quelle nuit avait-il passée ? Lui, fait
étrange, paraissait joyeux. «Moniale, dit-il, sais-tu ? J’ai fait un rêve... J’ai vu cette nuit deux
moines coiffés de skouffias. Nous sommes venus, me dirent-ils, te faire une piqûre». Ils
n’ignoraient pas sans doute que le Docteur Galanis venait d’en prescrire une, si douloureuse au
reste que le seul souvenir me fit m’insurger contre cette perspective nouvelle : «Mais, protestai-
je, c’est chose faite, déjà !» Ils insistèrent : «Nous nous y prendrons de façon plus douce». J’eus
mal pourtant, et, fatigué, je m’endormis. Lorsque je m’éveillai, j’eus l’étrange impression que la
douleur s’était évanouie, cependant qu’était revenue l’ouïe. Comprends-tu, moniale, que
j’entends à présent comme auparavant ?»
C’était le second miracle que, pour l’Ancien malade, avaient accompli les saints
Anargyres. Une première fois déjà, à l’hôpital Zarayone, il les avait invoqués, les suppliant de le
secourir. «Comment, leur disait-il, pleurant, demeurerais-je deux longs mois, si loin de ma
cellule ?» Eux lors, sur l’heure l’avaient entendu. Et voici qu’à l’hôpital d’Egine ils lui donnaient
aujourd’hui de recouvrer l’ouïe. Pour ces deux miracles, le Géronda promit aux Anargyres de
leur dédier une église. Il l’édifia donc à l’orée de son hésychastérion. Et ceux qui l’avisaient en
passant ne pouvaient se défendre d’admirer cette blanche église dont les lignes si pures se
détachaient droites sur l’immuabilité du ciel.
Longtemps, l’Ancien était venu là, chanter et prêcher. Longtemps, jusqu’en 1951
s’entend. Cela même pourtant, il l’évitait à présent. Il n’allait plus, ou presque, prêcher aux
Anargyres. A toutes les églises, il préférait l’Annonciation, son humble et chère chapelle, qu’aidé
de sa moniale, il avait élevée. Leurs mains laborieuses pierre à pierre l’avaient érigée, de nuit
comme de jour incessamment charriant les blocs horriblement pesants. Pour eux désormais,
plus n’était nul besoin de quitter l’ermitage. A l’église, d’emblée l’on accédait, de la cour, où elle
donnait de plain-pied.
A pénétrer dans ses murs, la crainte vous prenait d’abord, bientôt le cédant à la joie,
haute et légère, montant telle une flamme. Il arrivait toutefois que l’on ne perçut pas aussitôt ce
qui semblait-il, emplissait l’air, si dense, si lourd, tombant sur vos épaules, comme eût fait un
manteau. Mais dans un coin dès lors l’on avisait l’Ancien. Le visage usé, fatigué de l’ascète, le
voile majestueux, la barbe blanche descendant sur le froc -tout évoquait l’érémitique allure des
saints du synaxaire. La noble grandeur pourtant était d’un patriarche. Il gémissait, et de lui, par
instants, de profonds soupirs, lentement s’exhalaient. «Ah, mon Christ... Mon Seigneur Jésus
Christ... Très Sainte Mère de Dieu... Manoula... Ah, Manoula mou !...» L’on identifiait mieux
alors l’étrange magnétisme, que par un mystérieux influx diffusait sa présence, dont l’invincible
force, d’évidence habitait la pièce. Et de ce que dans ces murmures, l’on percevait, c’était -on le
comprenait enfin- la grâce même, en sa visitation, venue, d’ondes concentriques, imprégner
l’atmosphère. Vague après vague, cette grande et sainte âme, en dénotait, suave, la tangible
existence. En cet être frappait la puissance tranquille, celle de l’absolue et entière certitude, la
même qu’ont acquise les saints, qui dès ce monde touchèrent au divin, ayant chaque instant vécu
sous l’étoile bienfaisante de la divine Providence, laquelle devançant toute pensée, exauce tout
désir monté au coeur des justes. De ce qu’en ces lieux demeurât la grâce, il était pour le visiteur
un signe, qui ne pouvait tromper. Et ce signe était les larmes -ces larmes qui bientôt vous
secouaient tout, venues comme laver ce sentiment nouveau d’indignité, à cette heure jailli en la
conscience troublée, puis épancher aussi ce lourd trop-plein de l’émoi d’un coeur, à cette
imposante approche, brisé d’une inconnue contrition. Car cette âme en vérité communiquait
son irrépressible chaleur, telle un feu qui peu à peu gagnait... De l’ardeur de cette flamme, les
larmes seules quelque peu rafraîchissaient. Et ce goût qu’elles avaient, à qui n’avait pas
l’expérience, semblait un avant-goût du céleste bonheur. Tant, que l’octroi même de l’univers
entier, n’eût pu seulement à l’âme offrir pareille joie.
Des jeunes filles en grand nombre venaient. Une à une, sans rien dire, elles
embrassaient sa main. Cette seule pression des lèvres, sur cette main râpeuse, disait tout leur
amour. Il advenait qu’il s’adressât parfois à l’une quelconque d’entre elles. «Toi, disait-il, va,
puisque tu en as le souhait, dans l’une des cellules, afin, seule, d’y entendre l’office». L’on voyait
s’illuminer le regard, s’empourprer l’enfantine figure. Dans un balbutiement, elle s’étouffait :
«Ah, merci Géronda !» Elle n’avait eu nul besoin de rien demander. Le Géronda savait tout,
toujours.
Les femmes se rendaient au pupitre. Avec elles, à l’unisson, il chantait les vêpres.
Mais sa voix montait, plus belle, plus pure, plus mélodieuse aussi. L’hexapsalme entamé
pourtant, il délaissait le choeur. Il gagnait, au fond du sanctuaire, l’emplacement de la croix. Là
s’agenouillant, il tenait embrassé le Crucifié. Jusqu’à l’ultime verset de l’hexapsalme, il demeurait
ainsi. Jamais, durant les vêpres, il ne fût passé devant la Sainte Table. Les jeunes prêtres se
souvenaient du reste qu’il le leur avait toujours défendu. En eux indélébiles, s’étaient gravées ses
paroles : «Ici figure le lieu très saint où se sanctifia notre Christ. C’est pourquoi, si ce n’est
l’heure de votre office, ou de la liturgie, jamais vous ne passerez devant le Saint Autel. Non, de la
Sainte Table, vous n’approcherez pas, parce que cela est du feu, et que cela brûle».
Les vêpres finissaient. Quittant le sanctuaire, l’Ancien, sur l’ambon, vénérait les
icônes. A leur tour, les jeunes filles l’imitaient, en silence embrassant sa main vénérable, puis les
effigies des saints, toutes respirant une même piété, profonde, millénaire, en leurs fibres inscrite,
quintessence subtile de la foi de leurs pères, exact reflet de la religion des ancêtres, dans leur
jeune sang perdurant éternelle.
Çà et là essaimés, au gré de groupuscules, des fidèles au-dehors murmuraient,
rapportant, épars, faits et gestes de leur Géronda. Et ce qu’ils en disaient n’étaient que récits
extraordinaires, dignes à peine d’un mortel... L’espace d’un instant, s’imposait, fugitive, la
souriante image de l’Ancien... Non, tout ce que l’on pourrait dire de lui, immanquablement en
vérité, serait fort en-deçà de la surnaturelle réalité. Mais qu’importait au fond ? L’on ne pouvait
se défendre de toujours parler de lui. Comme si d’évoquer seulement cette âme paradisiaque
dénotait ce pouvoir étrange et bienfaisant d’apposer aux mots mêmes l’expression très rare d’un
bonheur de paradis. Car il était de ces êtres irrémissiblement à part, de ces autorités irréfragables,
qui une fois en allées, font naître aux coeurs laissés une immuable nostalgie.
Des gens s’en allaient. D’eux toutefois, nul en partant n’était plus le même qu’en
arrivant d’abord. D’autres encore arrivaient en courant. Cela faisait, jusqu’à la nuit, un
mouvement continuel.
Au matin, le lendemain, une foule interminable se pressait pour la liturgie. L’Ancien
survenait, embrassait les saintes icônes, la Sainte Table. L’on sentait vous gagner la même joie
que la veille. A la proscomédie, tout comme aux vêpres, l’Ancien, derrière l’autel, allait
s’agenouiller. Du début de la liturgie jusqu’à la communion, il demeurait là, sans esquisser un
geste. Après quoi, venait enfin le prêche. L’on eût voulu, pour l’entendre, posséder quatre
oreilles, en sus d’un stylet, pour y inscrire, en lettres de sang, ses mots inspirés au lieu précis du
coeur...
Il quittait lors le sanctuaire. Des yeux déjà, on le cherchait. L’on eût voulu lui
remettre des dons, quelques espèces du moins. L’on eût aimé l’entendre dire fût-ce un mot
encore. D’aucuns affirmaient qu’il advenait parfois, quoi que ce fût chose des plus fortuites, qu’il
levât le voile quelque peu sur sa vie, par touches imperceptibles, en contant les plus infimes
bribes, avec cette simplicité qui n’est qu’aux virtuoses en leur art passés maîtres, fût-il le plus
difficile, le plus vertigineux. Son ton dès lors, entremêlé de joie et d’émotion profonde, tour à
tour évoquait ces moments précieux en allés, et ces êtres chers, ô combien, à son âme meurtrie,
à présent pourtant, jusqu’à l’autre vie partis, disparus, évanouis...
V
La contemplation.
Son âme, à chaque instant, se mouvait dans les plus hautes
sphères, celles de la vision de Dieu, sublime et ineffable, où sont
données à contempler ces choses «que l’oeil n’a point vues, que l’oreille
n’a point entendues».
Que l’Ancien fût parvenu sur ces hauteurs ardues de la contemplation, de la théoria,
peu de ses enfants, pourtant, s’en étaient avisés. Certains néanmoins se souvenaient... Il était des
prodiges étonnants. Dans ces moments surtout où enfermé, réfugié dans sa cellule, il s’adonnait,
seul derrière sa porte, à une prière plus fervente, cette prière de feu qui consumait son coeur -
«Seigneur Jésus Christ aie pitié de moi pécheur» implorait-il toujours, et son âme saignait
d’amour, et ses larmes étaient de sang- en ces instants sans prix où son être entier bientôt
s’abîmait en Dieu, le Seigneur alors venait le consoler, de quelque doux parfum entourant sa tête,
à moins qu’en une ineffable vision, il lui laissât entrevoir à l’avance ce qui l’attendait au Royaume.
Et comme le divin Apôtre, l’Ancien Jérôme, lui aussi eût pu dire : «J’en viendrai néanmoins à
des visions et à des révélations du Seigneur». Mais si lui ne disait rien de semblables mystères,
certains de ses enfants, toutefois, témoignèrent plus tard de ces choses inouïes dont ils avaient
chez lui perçu d’indubitables traces.
Une moniale ainsi, peu avant sa fin, vit un prodige étrange. «C’était, dit-elle, la veille
du jour où il devait, pour Athènes, quitter Egine, afin, pour l’ultime fois, d’être hospitalisé -sa
fin, en effet, était proche-... Entrée dans sa cellule, je l’y trouvai assis, au bord de son lit, se
reposant un peu. Surmontant une simple chemise, son rasso noir le couvrait tout entier, jusqu’à
sa main même qu’il y tenait enfouie. Et tandis qu’il la retirait, comme d’un geste machinal, pour
se mieux redresser, voici qu’apparut cette main, plus blanche, dans le rayon pâle du jour, que la
neige qui éblouit au soleil, et gantée d’une peau que, de mes yeux, je voyais diaphane, comme
redevenue pareille à celle d’un jeune homme, cependant que flottait parmi la pièce le doux et
indicible parfum que, par bouffées suaves, elle répandait alentour. La vue de cette main alors qui,
dans sa blancheur de lymphe, ne semblait plus de chair, m’inspira de la crainte, tant que je me
pris à trembler, d’un tremblement que je ne savais réprimer. Ce que saisissant, l’Ancien -comme
j’allai sur cette main imprimer un baiser- me dit, les yeux mi-clos : «Cela n’est rien, moniale.
Non, ce que tu vois là n’est rien. Il est tant de choses plus hautes... Misaïl, mon Géronda -
éternelle soit sa mémoire !- lorsqu’il priait, disait : «Nous vénérons ta pure et sainte Icône», et il
embrassait quelque chose dans les airs. Car véritablement, il la voyait devant lui...»
«Ah ! soupirait encore le Père Jérôme, il est tant de
charismes : Que dire des élévations, des montées, des visions, des
contemplations ?»
Il y avait si longtemps déjà que pour le Géronda Jérôme
avait commencé semblables ravissements contemplatifs... Ces choses, à
dire vrai, remontaient à la lointaine époque de son Ancien Misaïl. Ah !
Misaïl ! Comme il l’avait aimé !... De Misaïl, il avait tout appris. Mais
Misaïl était un être à part. Un de ces vases d’élection, rare entre les rares,
qui de leur vivant même ont atteint aux plus hauts sommets de la vision
de Dieu. «Misaïl, disait le Géronda Jérôme, Misaïl qui avait le don des
larmes et de la prière incessante, avant que ne se levât le soleil, montait
en haut d’une montagne et, là, élevant ses bras en prière vers le ciel, ne
les baissait plus qu’après que fût couché le soleil».
Que dire de saints si glorieux qu’ils ont, à l’aube du XXème siècle, atteint les mêmes
hauteurs spirituelles qu’un saint Grégoire Palamas, qu’un saint Athanase le Grand, qu’une sainte
Marie l’Egyptienne, qu’une sainte Photinie l’Ermite, et que tant d’autres luminaires précieux et
illustres, venus orner l’Eglise comme autant d’astres à son firmament ? De telles choses en vérité
laissent muet d’admiration, «démontrant, pour reprendre l’Hymne Acathiste, la folie des
philosophes» et «prouvant l’ignorance des penseurs».
Misaïl était de cette race des êtres déifiés qui, jusqu’au sang, luttèrent, pour devenir
très ressemblants à Dieu. Il était de ces familles spirituelles aussi, dont l’Ancien semble, à son fils
d’adoption, transmettre l’intégrité de sa grâce. Ainsi, du moins, en était-il de Misaïl et de Jérôme.
Tout enfant déjà, le père Jérôme -lors même qu’il n’était encore que le petit Vassili, fils
d’Elisabeth- partout, suivait à la trace son Ancien Misaïl. Avec lui, pour y prier, il allait par les
chapelles et par les ermitages qui, creusés dans ses montagnes rocheuses, formaient, austères, le
rupestre paysage de Guelvéri. C’est là que chaque soir, ou presque, l’enfant s’endormait sous ces
autels de pierre. Jalouses de son fils, les femmes turques venaient narguer sa mère : «Mais ton
fils, Elisabeth, est fou ! Toujours à coucher dehors, par terre, dans les églises !»
Le Géronda, plus tard, revoyait ces temps bénis. «Ah ! soupirait-il, la joie que j’avais
alors, quand je restais à dormir dans ces petites églises, dans ces vieux monastères déserts et en
ruine ! Cette joie, non, je ne pourrais la décrire. Et lorsqu’enfin il me fallait rentrer à la maison,
mon coeur était lourd de tristesse et de peine...»
Au point que beaucoup, ensuite, voyant combien en ces lieux, son âme goûtait de
repos, n’appelaient plus Basile que Pappa (Père), quand même celui-ci n’avait guère que seize ou
dix-sept ans encore.
«De Misaïl, disait encore l’Ancien, j’ai tant reçu ! Tant de bienfaits spirituels ! Aussi
est-ce toujours avec une infinie gratitude que je pense à lui. Mais ce dont je me souviens surtout,
c’est de son amour sans bornes pour la prière et pour le silence de l’hésychia. Immense était en
lui le désir de prière. Et ce désir le consumait tout, au point que lui-même, tout entier était
flamme. Jamais, chez nul autre que lui, je ne revis cela. Sa prière l’élevait jusqu’aux cieux. Et cette
prière, qu’il aimait par-dessus tout, n’était rien autre que la prière du coeur, celle que nous
nommions «prière de contrition». A elle, il s’adonnait tout. Que de fois ne le voyions-nous pas
s’en aller au loin, s’enfuir vers les chapelles, et les monastères, creusés alentour, à de longues
heures de marche de chez nous, pour ne revenir que le soir, ou le lendemain -plus tard même,
bien souvent ! Il était marié, mais ne vivait pas avec sa femme. Tous deux étaient comme frère et
soeur. Il allait la voir, avec elle travaillait aux champs, l’aidait dans ses diverses tâches, puis s’en
retournait à sa prière, demeurant seul, dormant dans les églises. De liens avec le monde, il n’en
avait pas. Il ne parlait même qu’à contre-coeur, préférant travailler seul, presque toujours
s’enfuyant l’ouvrage aussitôt achevé. Et parce que j’avais compris tout cela -bien que je fusse très
petit alors- je cherchais souvent à l’approcher, puis m’en allais avec lui. Mais partout il restait en
retrait.
Et comment, de fait, eût-on décrit les expériences d’êtres tels que ces Ancêtres
d’Anatolie, dont le Géronda, jamais, n’avait perdu la mémoire -ces êtres, dont le seul souvenir lui
faisait mal, rendant son coeur douloureux, brisé de nostalgie ? Or c’est eux que, jusqu’à sa
dormition, le Père Jérôme s’essayait à imiter, mettant ses pas dans les leurs, avec eux marchant
dans les voies de la perfection. Il s’était même si exactement assimilé leur conduite que chaque
fois qu’il évoquait l’un de ces Gérondas, l’on ne savait bien souvent, si c’était d’un Ancien de
Guelvéri, ou de lui-même qu’il parlait.
La chose, parfois, était claire, lorsqu’il citait le nom de l’Ancien -Misaïl, le Père
Grégoire, ou quelque autre encore. C’est ainsi que de ce Père Grégoire, vieux Géronda infirme
et paralysé des environs de Guelvéri, le Père Jérôme racontait : «A peine, au village, se
présentait-il une situation difficile, que l’on venait le consulter, et prendre son avis. Lui, alors,
demandait aux fidèles de hisser son grabat jusqu’au sommet d’une montagne. Puis, quand ils l’y
avaient déposé, il les priait de revenir les chercher quelques huit jours plus tard. Et huit jours
entiers, il demeurait sans boire ni manger, invoquant le nom du Christ-Dieu. Lorsqu’enfin les
hommes revenaient, ils ne pouvaient seulement soutenir sa vue, tant son visage, et tout son
aspect étaient changés, et tant il resplendissait. Et les paroles qu’il leur disait ensuite étaient le
fruit de l’Esprit Saint...»
D’autres fois pourtant, il semblait à ses enfants que le Géronda dont parlait le Père
Jérôme lui ressemblât étrangement. A n’en pas douter, l’être tout admirable qui leur était dépeint
était celui-là même qu’ils avaient devant eux.
«Un Ancien, confia-t-il, -c’était lui- priait toute la nuit. Les paroles de la prière, l’une
après l’autre, lui venaient, sans peine aucune».
Alors, comme dans un vertige, vint l’aveu des choses plus hautes, à son insu
révélant, bien que sur un mode voilé toujours, les hauteurs où il avait atteint...
«Vingt-six jours durant, il priait sans manger, pour toute nourriture ne prenant que
le pain béni qu’il recevait le dimanche. Or toute la nuit il priait en pleurant, tant qu’après minuit,
de ses yeux coulait le sang, en place des larmes. Et lorsque venait l’heure de communier aux
Saints Dons, il ne pouvait ni psalmodier ni s’agenouiller même... Son esprit, ravi, s’entretenait
avec les puissances d’en-haut...»
L’Ancien marqua un temps. Il soupira.
«Dieu, mes enfants, donne tout. Mais il faut que nous le
voulions, que nous le lui demandions, que nous nous adressions à lui
non comme des étrangers, comme des mercenaires, mais comme des
enfants à leur tendre père».
Un instant, il se tut à nouveau. Puis :
«Ceci encore, ajouta-t-il. Voulez-vous que le Seigneur vous
entende ? Jamais à un homme ne causez d’amertume. Qu’empreintes de
paix vos paroles soient douces et sucrées...»
Le Père Jérôme, ici, parut replonger, comme abîmé dans la rêverie qui, tout à
l’heure, l’avait fait dériver...
«Il arrive, en effet, que les nuits se passent sans que j’éprouve seulement le désir de
dormir. Oui, bien des nuits se passent sans que je songe à m’étendre sur un lit. Il suffit que je
commence à dire la prière pour en recevoir tant de douceur en partage, que je voudrais ne plus
finir... Il est un autre Géronda aussi -et l’Ancien, comme chaque fois, parlait de lui-même, bien
que la chose, toutefois, demeurât implicite- oui, il en est un autre qui, la nuit, prie quatre heures
d’affilée, sans aucunement s’interrompre. Un autre encore -le même, pensèrent ses enfants- lève,
la nuit, ses bras en prière, et ne les baisse qu’au matin, en sorte que le jour le surprend à la même
place exactement que la veille. Beaucoup, de fait, font toute la nuit la prière, et cela ne leur suffit
cependant pas. Ils ne sont pas assez rassasiés... Lorsqu’à l’hôpital d’Egine –j’étais jeune alors-
l’on voulut me garder, je ne demandai rien d’autre qu’un lieu de prière : «Je resterai, disais-je, si
vous me laissez transformer en église la chambre que vous m’avez donnée». Tant est douce la
prière ! Oui, mes enfants, douce, si douce est la prière ! Saint Jean Chrysostome ne dit-il pas :
«Doux est le sommeil, mais plus douce est la prière» ?
«Vous aussi, donc, aimez, augmentez la prière. Je voudrais que, lorsque vous
reviendrez la prochaine fois, vous me disiez : «Nous avons, Géronda, saisi le sens de la prière, au
point d’en avoir perdu la tête !» Que vous en éprouviez une immense joie, un bonheur sans
égal... La prière est entretien avec Dieu. Et bien que vous n’ayez jamais connu cette sorte de
prière dont je vous parle, je prie Dieu qu’il vous rende assez tôt dignes d’y atteindre. La vie
spirituelle compte tant de doux moments. Or vous éprouverez cela, quelque jour, et vous direz :
«Est-ce bien moi, en cet instant ? Suis-je vivant à cette heure ? Est-il possible que m’adviennent
à moi choses si merveilleuses ? Ah, comme il vaudrait mieux pour moi que je ne redescendisse
pas jusqu’aux choses de la terre ! En vérité, oui, il vaudrait mieux, mille fois, que je ne sortisse
plus de ce présent état !»
L’Ancien, ici, comme s’il en eût trop dit, déjà, parut se reprendre. Toujours en effet
la vie spirituelle -il le laissait entendre- demandait le secret. «Ne dis plus, recommandait-il un jour
à quelqu’un, que tu as vu cette sainte, laquelle est venue, un soir dans ta chambre. Ou bien elle
ne reviendrait plus». Et le Seigneur : «Ne dites rien à personne»... Aussi est-ce bien la raison
pourquoi les Pères de l’Eglise, sans doute, et avec eux tous les saints en Christ, déifiés et
glorifiés, furent si peu enclins à dévoiler aux hommes fût-ce une part infime des contemplations
dont Dieu les jugea dignes... Le Père Jérôme d’Egine, parce qu’il était de leur nombre, n’agissait
pas autrement. S’oubliait-il un instant à entrouvrir devant ses enfants éblouis les trésors de son
âme, qu’aussitôt se ressaisissant, il leur taisait ce qu’ils ne pouvaient comprendre. Habilement,
d’un seul coup de barre, il ramenait l’entretien en des eaux paisibles, telles qu’il était, pour des
commençants, plus aisé d’y mener leurs spirituels esquifs, tous si frêles encore.
Saint Paul disait à ses «enfants en Christ» : «Je vous ai donné
du lait, non de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas la
supporter ; et vous ne le pouvez pas même à présent, parce que vous
êtes encore charnels» (1 Cor. 3, 2).
De son discours, déjà, l’Ancien avait donc changé la
matière :
«Jour et nuit, reprit-il, je supplie notre Christ. Le jour comme la nuit, mes enfants, je
l’implore pour vous... Et voici que de temps en temps, la Grâce vient, qui nous adoucit en
retour. Ah ! Remercions Dieu alors ! Que désirer de plus en effet que la Grâce qui surabonde ?
Cela ne suffit-ils pas ? Mais cela, en vérité, est tout ! Le Christ est tout ! Le Christ, et la prière qui
nous unit à lui, sont tout ! Et, hors du Christ, il n’est rien ! Que serait, la vie, mes enfants, sans le
Christ ?».
Comme le Père Justin Popovitch, cet autre amoureux du Christ, le Père Jérôme
aurait pu dire cette parole : «Je préférerais me trouver en Enfer (pardonnez mon paradoxe) avec
le Christ plutôt qu’au Paradis sans le Christ».
«Comment ne pas penser, dès lors, que tout le reste absolument, en cette vie, n’est
rien ? Qu’est en soi la vie, d’ailleurs, quand la mort, si vite, engloutit tout ? C’est auxquelles
vérités prépare la pensée de la mort. La mort, mes enfants, songez-y souvent. Méditez bien aussi
sur vos vies et dites-vous en pensée : «Un tel est mort... un tel est malade... d’autres encore
souffrent de grands maux, de maladies incurables, de chagrins dont ils ne se peuvent consoler...»
Vous marcherez alors avec discernement. La prière, d’elle-même, vous apprendra ces choses.
Elle saura vous inspirer bientôt semblables pensées. Mais faites attention pour ce faire de ne
laisser jamais asservir votre esprit. Oui, que soit toujours sauve votre liberté d’esprit. Là où votre
esprit sera asservi, esclave de quelque chose, alors, votre pensée sera liée, attachée, rivée à cette
chose, et vous-mêmes, quoi que vous fassiez, où que vous alliez, vous serez aliénés. Vous
perdrez toute liberté, vous éprouverez, à fixer des bornes à votre esprit, les peines les plus âpres,
vous épuisant en vain, au temps où, à le libérer, vous vous acharnerez. Mieux vaut-il donc, dès
cette heure même, vous essayer à tout dépasser de ce qui est ici-bas, sachant que de ce monde
passera la figure... Encore et toujours, il me souvient de Misaïl. Misaïl, jamais, n’a voulu se laisser
photographier. «Non, disait-il, je ne veux pas... Je ne veux pas perpétuer mon image». Cent fois,
l’on supplia mon Géronda : Qu’il voulût bien seulement se laisser faire. Mais non ; il ne voulut
pas accepter. Il n’y eut jamais de lui nulle photographie. Il était mort au monde...
«Vous donc, je vous le dis encore, philosophez sur vos vies, y devenant chaque fois
plus indifférents, en sorte de ne pas vous attacher au sensible. Voyez, la vie n’est rien. Nous
allons, et nous venons. Nous ne sommes rien, mes enfants. Tous, nous nous en allons.
Aujourd’hui, nous sommes en vie, demain, nous ne savons pas. «Comme la fleur des champs»,
l’homme. Qu’un souffle passe, et la vie, déjà, avec lui, s’en va. Que dit le Psalmiste (Ps. 89) ?
Car mille ans sont à tes yeux
Comme le jour d’hier quand il n’est plus
Et comme une veille de la nuit.
Tu les emportes, semblables à un songe,
Qui, le matin, passe comme l’herbe :
Elle fleurit le matin et elle passe,
On la coupe le soir et elle sèche.
...
Tous nos jours disparaissent par ton courroux,
Nous voyons nos années s’évanouir comme un
bruit.
Les jours de nos années s’élèvent à soixante-dix
ans,
Et, pour les plus robustes, à quatre-vingts ans,
Et l’orgueil qu’ils en tirent
N’est que peine et misère,
Car ils passent vite et nous nous envolons».
«Tout cela, mes enfants, songez-y souvent. Et dès à présent,
toujours, songez à votre mort. Ainsi, toi : Tu es mort ? Où est la belle
harmonie, la symétrie de ton corps ? Où sont tes beaux yeux ?... Elle
n’est que si peu de chose, notre vie en ce monde... Souvent, dès lors,
représentez-vous l’heure où vous serez étendus dans votre cercueil,
cependant que, faisant cercle autour de vous, les vôtres vous pleureront.
Et dites-vous : Eux-mêmes, en cet instant, pour mon âme propre ne
peuvent rien absolument. Moi seul, tant que je vis encore, puis quelque
chose pour moi...
«Oui, mes enfants, vaine, cette vie, mais combien plus vaine encore elle nous
paraîtrait, si nous savions ce que dès ici-bas Dieu réserve à ceux qui l’aiment. Que dit notre
Christ à Photinie la Samaritaine, future sainte et grande martyre ? «Si tu savais le don de Dieu,
c’est toi qui me demanderais à boire». De cette voix divine, saint Séraphim de Sarov, près de
vingt siècles plus tard, se refait l’écho : «Si nous savions ce qui, au Royaume, attend les aimés de
Dieu, nous préférerions ici-bas passer une vie entière tout mangés des vers».
«En vérité, mes enfants, si notre esprit voyait au fond les
mystères, nous serions vainqueurs des passions... Grands, si grands sont
les divins mystères...
«C’est ainsi qu’au temps que je célébrais encore, je tremblais
chaque fois que j’entrais dans le sanctuaire : la vérité est que, quarante
jours après mon ordination, j’avais, dans le Saint Calice, vu notre
Seigneur Jésus Christ Enfant. De ce jour, je ne voulus plus célébrer. Je
suppliai le Christ qu’il m’envoyât quelque chose qui pût m’empêcher
d’officier. Béni soit Dieu, qui entendit mes prières et qui, quelque temps
après, fit que j’eus la main coupée. Cela fut pour moi plus qu’un don
inestimable. Parce qu’à célébrer ma crainte eût été trop forte. Elle m’eût
paralysé...
«Un autre prêtre -mais ses enfants, ici encore, le reconnurent pour leur père- tandis
qu’il célébrait, en place de la Sainte Communion, vit dans le Calice des chairs humaines
ensanglantées. Il en fut si bouleversé, que ce ne fut que dix-huit jours plus tard qu’il put
consommer les Saints Dons...
«J’en sais un autre encore –c’était lui, toujours- qui chaque fois qu’il devait, à la
liturgie, consacrer les Saints Dons, disant : «Nous offrons à Toi de ce qui est à Toi», pleurait
tant, et tant, qu’il ne pouvait poursuivre. Cela faisait dans l’office une brusque rupture. L’attente
était si longue que les fidèles lui en demandèrent la raison. «Comment pourrais-je poursuivre,
dit-il, lorsqu’autour du Sacrifice, je vois tant d’anges assemblés, et dans le Saint Calice, notre
Seigneur resplendir ?»
Aux enfants du Père Jérôme, semblables récits en évoquaient toujours d’autres,
lesquels, de proche en proche, éveillèrent en leur esprit un univers enchanteur, tout
d’harmoniques merveilleuses et divines. Père Pantéléimon de Boston se souvenait, lui aussi,
d’avoir entendu l’Ancien rapporter pareils souvenirs :
«Souvent aussi, le Géronda Jérôme nous parlait d’un autre prêtre qu’ils avaient eu
jadis à Guelvéri. On l’appelait Jean. Lui aussi était marié, père de famille. Lui aussi avait de la
contrition. Tant de contrition que lorsqu’il célébrait, il sanglotait, pleurait et gémissait comme un
enfant. Et souvent, au moment de l’épiclèse, il tardait à consacrer les Saints Dons -cinq minutes,
dix minutes, quinze minutes, plus encore... Le choeur alors était dans l’embarras, ne sachant trop
que chanter. Lentement, très lentement il psalmodiait : «Nous te chantons, nous te bénissons...»
une fois, deux fois, trois fois... Après quoi, leur gêne ne faisait que s’accroître. Que chanter ?
Entonner le Polyéléos ? Mais cela ne convenait pas. Le chant de communion ? Mais cela non
plus n’était pas de mise. Les psaltes, dans leur embarras, allèrent trouver les disciples du Père
Jean :
- Le père tarde beaucoup au temps de l’épiclèse, et nous sommes dans le désarroi, ne
sachant que faire. Nous reprenons la psalmodie : «Nous te chantons, nous te bénissons», mais le
bienheureux ne finit pas. Nous attendons en vain qu’il prononce : «Et surtout pour la Toute
Sainte...» Or il ne le dit pas, et cela sème au-dehors la confusion.
Ses enfants spirituels s’en furent donc à leur tour transmettre au père Jean la requête
des psaltes :
- Vénérable père, tu tardes beaucoup au temps de l’épiclèse, tandis qu’au dehors
attendent le choeur et le peuple des fidèles. Les psaltes sont dans le désarroi, cherchant
vainement ce qu’ils pourraient chanter. Le peuple s’en aperçoit et la confusion règne dans
l’église. Pardonne-nous de te parler ainsi, mais toi, dans le sanctuaire, ne pourrais-tu pas conclure
la prière de consécration, pour éviter ce désordre ?
Mais cet être béni leur fit cette réponse :
- Hélas, comment cela se pourrait-il ?
- Cela est simple, lui dirent alors ses enfants. Lorsque tu te
trouves à cet endroit de la prière, prosterne-toi, puis relève-toi et,
scellant les Saints Dons du signe de la croix que de la main droite tu
apposes sur eux, dis : «Et fais de ce pain..., et de ce qui est dans ce
calice...», puis le reste de la prière, de sorte qu’ainsi tu termines.
- La prière, leur dit-il, je la connais, et elle est aussi écrite sur
le livre, mais, simplement, je ne puis.
- Comment, père, ne peux-tu pas ? Pardonne-nous, cela est aisé : il te suffit de lire la
prière, et de consacrer les Saints Dons par le signe de la croix. Et ainsi nous finissons.
- C’est que cela est malaisé. Parce qu’il y a du feu tout autour
de la table, et que je ne peux approcher. La prière, je la dis, jusqu’au
moment où je vois la table entourée de flammes -des flammes hautes de
deux et trois mètres, si hautes que je puis entrer dans le feu pour signer
les Saints Dons. Crainte et tremblement me saisissent alors, et je ne sais
plus que faire. Je me jette à terre, pleurant et gémissant, suppliant le Père
des Lumières, le Tatli Iésoum et le Tout Saint Esprit. Et je m’écrie :
«Seigneur et Maître de ma vie ! Mon Créateur ! Mon Dieu ! Epargne ta
créature et écarte ces flammes, pour que je puisse approcher ton autel et
consacrer les Saints Dons». Je lève alors les yeux, et jette un regard vers
la sainte table. Si les flammes ont cessé, je me lève et signe les Dons. Si
elles persistent, je me remets en prière, suppliant avec larmes et
gémissements, jusqu’à ce que le feu cesse ou qu’il s’ouvre du moins un
passage, pour me laisser entrer sans brûler dans le rideau de flammes.
Oui, parfois le feu s’arrête, et tout redevient comme auparavant. Parfois
aussi les flammes, de çi de là se séparent, et forment comme une arche
sous laquelle je passe tout tremblant. J’ose alors étendre enfin ma main
pour consacrer les Saints Dons.
Ses disciples, entendant des choses si admirables, ne vinrent jamais plus importuner
le père Jean sur le temps de l’épiclèse...
«Si pieux était le père Jean, si contrit à la divine liturgie, que beaucoup des villages
voisins même, à plusieurs heures de marche de là bien souvent, venaient assister à sa divine
liturgie. Et il n’était pas rare qu’il se trouvât dans l’église jusqu’à plus de mille fidèles -vieillards,
hommes, femmes, enfants-, venus prier avec le père Jean. Et tous pleuraient comme lui, d’un
coeur également contrit. Puis, quand une fois la liturgie achevée, les fidèles s’en allaient, l’on
retrouvait le plancher littéralement trempé de leurs larmes, comme si l’on y eût versé des seaux
d’eau -tant ils avaient tous pleuré.
«Oui, mes enfants, répétait le père Jérôme, grands sont les mystères. N’approchez
donc pas de la Sainte Table : Parce que cela est du feu, et que cela brûle ! Et vous verrez : Plus
aussi, par la prière, vous tâcherez d’approcher le Christ, plus vous vous sentirez brûlés, dévorés
d’amour pour lui.
«Ah, notre Christ ! disait-il, notre Christ qui était sans péché, ils l’ont crucifié ! Et
voici que ce corps très saint de notre divin Christ immaculé est venu pour nous habiter un étroit
tombeau...»
L’Ancien, comme il disait ces mots, ne pouvait s’interdire de verser, inconsolable,
des flots d’amères larmes.
«Oui, aimez tous les êtres, mais par-dessus tout, et par-dessus tous, aimez le
Seigneur. A l’heure de la prière, chassez tout et tous. Chassez jusqu’à l’amour des autres. Cela
même, chassez-le. Que nul, à l’heure de la prière, ne retienne votre esprit. Et s’il se peut que le
corps soit en un lieu où il est contraint d’être, l’esprit, quant à lui, demeure où il veut. Nul ne
peut le contraindre. Soyez donc secrets. Soyez autres à l’intérieur de ce qu’à l’extérieur vous
paraissez. Chaque jour, de la sorte, je me trouve à Bethléem, en ces instants songeant au
Seigneur, ne voyant que lui».
Et c’était vérité que, tel un autre saint Séraphim de Sarov, l’Ancien, à volonté, se
transportait en esprit jusque sur les lieux saints, pour y voir le Christ, mais comme voit un
voyant et, par-delà ses contemplations, participer, communier aux bienheureuses souffrances
du Dieu-Homme. Car telle est la contemplation, l’union parfaite à Dieu, dans son humanité,
comme dans sa divinité. Que de fois aussi l’Ancien ne dut-il voir la splendeur du Christ glorifié
dans la lumière incréée -cette divine lumière dont saint Séraphim, transfiguré devant Motovilov,
apprit à ce dernier qu’il n’était de plus haute manifestation de l’acquisition du Très Saint Esprit -
par la prière et la pénitence, lesquelles mènent à la purification du coeur- par là aussi révélant
cette divine expérience de la vision de Dieu dans la lumière thaborique comme l’une des fins
ultimes de la vie en Christ, laquelle passe d’abord par les divers paliers de la purification, puis de
l’illumination, avant d’atteindre à ce stade dernier de la glorification, dont ne jouissent que les
saints parfaits, ceux que Dieu, véritablement, dès cette vie même, a voulu glorifier.
«Purifions nos coeurs, et nous verrons le Christ», chantent
les fidèles durant la nuit de Pâque.
Le Père Jérôme ne parlait pas autrement :
«Aimez Dieu, disait-il, et ayez un esprit pur».
C’était aussi la leçon des béatitudes.
«Bienheureux les coeurs purs, dit le Seigneur, car ils verront
Dieu».
Telle était la condition de l’élévation. Par la prière et la
pénitence qui purifiaient le coeur, l’âme, assurait l’Ancien, atteignait à la
contemplation. Et quoiqu’il ne se prît pas lui-même pour exemple, l’on
sentait à l’entendre que, tel les Pères de l’Eglise, il n’ignorait pas ce dont
il parlait, en ayant au contraire la plus intime expérience. Que de visions
merveilleuses dès lors, dont ses enfants ne l’avaient vu faire que des
ébauches de descriptions à peine, ne procédant jamais, au cours de ses
récits, qu’incidemment, de-ci de-là, par touches légères !
«Prie, disait-il à quelqu’un, et Dieu t’adoucira avec son Ange !» Que d’anges, dont il
taisait humblement les visions, ne dévoilant que par bribes ce dont Dieu, chaque jour, le faisait
témoin ! Que de méditations aussi, s’achevant en contemplations !
«En cet instant, disait-il un jour, mon esprit s’arrête sur ces mots : «Celui qui dans sa
paume tient toute la création...» Comprenez-vous ce que cela signifie ? Dans sa paume ? Que le
monde ne puisse y tenir, cela, je pourrais le comprendre. Mais qu’il pût y tenir, voilà qui passe
mes facultés. Je le crois -tel est le mystère de la foi- mais stupéfait je demeure. Et, le croirez-
vous, voici tant d’années maintenant qu’en ce même mystère je me suis abîmé, jusqu’à m’en faire
ressentir toute l’insondable profondeur... Oui, il faut, mes enfants, s’immerger, s’abîmer tout
dans ce que l’on médite, comme dans les mystères aussi, en sorte de pouvoir s’élever, attiré par
la grâce...»
Et comme il disait ces mots, ses enfants, soudain le virent changer de visage. Déjà,
tel un autre Syméon le Nouveau Théologien, il leur parut vivre ces ravissements secrets que
chante le bienheureux, lui aussi s’enivrant de son amour pour Dieu, qui si longtemps d’abord,
l’avait fait se complaire à baigner son esprit dans les Saintes Ecritures comme dans Isaac le
Syrien dont il partageait à présent les contemplations les plus hautes. Et tandis qu’une vague de
contrition semblait l’avoir soudain submergé, il méditait, pensif, contemplant, des yeux de l’âme,
quelque vision mystérieuse, dont ses enfants n’eussent pas voulu interrompre le déploiement si
doux. Pour rien au monde, ils ne l’eussent contraint à étouffer en lui ces flots abondants de la
grâce qui, tout-à-coup, avaient fait irruption dans son coeur, par l’étonnant prodige de quelque
visitation...
Ses enfants, doucement, se retiraient. Sans bruit, un à un, ils quittaient la cellule,
laissant leur cher Ancien tête à tête s’entretenir avec Dieu, tel un autre saint Syméon,
contemplant son Christ :
Laissez-moi seul, reclus dans ma cellule,
Laissez-moi avec Dieu, le seul Ami de l’homme.
Allez-vous-en, éloignez-vous, laissez-moi seul,
Que nul ne heurte à ma porte, que nul ne laisse
échapper un cri.
Que nul parent, nul ami ne vienne me visiter.
Que nul, captivant ma pensée, ne m’arrache
à cette contemplation de mon Maître,
si beau, si bon entre tous.
Que nul ne me porte vivres ni boisson.
Je ne désire plus voir la lumière de ce monde.
Car je vois le Maître, je vois le Roi,
Je vois celui qui véritablement est lumière,
Le seul dispensateur de toute lumière !
J’erre et me consume, cherchant ici et là,
Mais nulle part ne trouve l’amant de mon âme,
Celui seul dont elle est éprise...
De désespoir, lors, j’entame mon thrène,
et voici que je le vois, et voici qu’il me voit,
Celui qui voit et considère toute chose...
Voici qu’il se trouve dedans ma pensée
voici qu’il resplendit dans mon pauvre coeur...
A sa lumière je prends part, à sa gloire je
participe,
et voici, il illumine ma face, à l’exacte grandeur
de mon désir premier,
Et tous mes membres se font porteurs de
lumière.
Plus beau que les beaux me voici devenu,
plus puissant que les puissants du monde,
plus grand que les rois,
plus vénérable, ô combien, que toutes les
créatures visibles ensemble...
Ses enfants, lorsqu’ils revenaient, n’eussent pu décrire l’éclat
si lumineux qu’avait revêtu son visage, non plus que le timbre altéré de
sa voix. Et ils étaient pris à sa vue d’une crainte respectueuse, comme
d’un sentiment de honte aussi, où sans doute il lisait. Ils eussent voulu
soudain se cacher sous la terre. Ils se souvenaient alors de ce que
d’autres leur avaient dit de lui. Plusieurs, dans la cour du couvent de
moniales dont il avait été longtemps le père spirituel, comme dans les
chapelles de l’Ancienne Chora d’Egine, celle aussi des Saints Anargyres
à Livadi, et dans beaucoup d’autres lieux saints de l’île encore, avaient vu
le Père Jérôme demeurer la nuit quatre et cinq heures de suite les bras
levés au ciel, immobile, comme mort en son corps, mais uni en esprit à
Son Seigneur qu’il contemplait. Sans doute l’expression de son visage
était-elle la même alors qu’en ce jour d’aujourd’hui, où ils voyaient leur
Ancien, paré tout d’un lumineux éclat, comme extasié et hors de son
corps...
A voir ses visiteurs, l’Ancien, bientôt paraissait se ressaisir. Péniblement, il tâchait de
reprendre l’entretien un moment interrompu.
«L’oeuvre du prêtre, murmura-t-il, les anges même ne l’accomplissent pas. Le
pappas, il faut qu’il soit pur... Qu’il baigne son esprit dans les Saintes Ecritures, et dans saint
Isaac le Syrien... Très haute est la prêtrise. Le pappas, il faut qu’en toute chose le distingue sa
vertu. Qu’il ait beaucoup de zèle, plus encore d’humilité, et que sa vie soit pure. Ah, les hommes
de notre patrie ! Eux étaient de cette sorte. C’étaient, pour la plupart, des hommes pieux. Ils
jeûnaient, ils priaient dans les larmes, ils luttaient afin d’être sauvés... Tous, dans les maisons,
jeûnaient, veillaient, priaient sans cesse, accouraient à l’église dès la première heure...»
Et à nouveau l’Ancien redisait l’histoire du pappa Grégoire, et celle, si chère à son
coeur, de son très aimé Misaïl. Le Père Pantéléimon se souvenait, chaque fois qu’il était venu le
voir à Egine, de la lui avoir entendu rapporter.
«Lui-même [l’Ancien Jérôme], rapporte-t-il dans ses souvenirs, descendait d’une
lignée de saints. Son père spirituel, le Géronda Misaïl, était avant lui parvenu sur les cimes de la
contemplation. Pas une fois je n’étais allé à Egine que je n’entendisse parler de lui et d’autres
saints hommes qu’il avait connus en Cappadoce.
«Misaïl était un laïc, homme marié et père de famille. Et cependant, il avait atteint
dans la prière à de telles hauteurs que tous les vendredis, il quittait à la nuit son village, se hâtant,
avant que l’aube ne blanchisse, de gravir l’une des montagnes alentour, qui toutes étaient
parsemées de chapelles et de monastères, creusés à même le roc, depuis des temps très anciens
dont le souvenir se perdait avec la mémoire des siècles. Et tandis que le soleil montait derrière
l’un des rochers, Misaïl, lui, se tenait là, dans l’une de ces innombrables petites églises de pierre
et, jusqu’au coucher du soleil, sans changer un instant de place ni même abaisser ses bras, il
demeurait en prière, fidèle à la parole du psalmiste : «Depuis la garde du matin jusqu’à la nuit,
depuis la garde du matin, Israël, mets ton espoir dans le Seigneur». Nous tous qui allions voir le
Géronda Jérôme, l’entendant parler de la sorte, nous demeurions saisis de stupeur à l’idée qu’il
pût jusqu’en ce siècle se trouver des hommes aussi fous de Dieu, ivres de prière et d’amour
divin. Alors me venaient à l’esprit saint Arsène le Grand qui, lui aussi, depuis la garde de la nuit
jusqu’au matin tenait ses mains levées vers le ciel, et notre sainte mère Irène Chrysovalante qui,
dix et quinze heures, sans discontinuer, demeurait les bras levés en prière, au point qu’elle
entendait, dans leur fureur, hurler les démons : «Irène, de bois !»
Et Misaïl, en priant, ressentait tant de contrition, il versait dans la nuit tant de larmes
-si grands étaient le deuil comme l’affliction que versait la prière au profond de son coeur- que
ces larmes parfois devenaient de sang.
Souvent, lorsqu’il nous en parlait, le père Jérôme ajoutait :
«Comment se peut-il, je vous le demande, qu’au fin fond de l’Anatolie, sans livres,
sans connaître un mot de la langue des Pères, un homme illettré ait pu parvenir à ces cimes de
la "prière de contrition" ? Car c’est ainsi, expliquait-il, que dans ma patrie l’on appelait la prière
du coeur. Nous connaissions cette prière, mais nous ignorions jusqu’aux termes dont on la
désigne ici. Il n’était pas pour nous de "prière mentale", ni de "prière du coeur". Nous disions
seulement "la prière de contrition" ou bien "la prière avec les larmes"».
Nous ne savions que répondre. Et c’était le Géronda lui-même qui donnait la
réponse :
«Application. Voilà le secret. Misaïl était appliqué. S’il entendait à l’église un mot,
une parole, un stichère de psaume, aussitôt il le mettait en pratique. Sans hésiter ni balancer.
Sans lâcheté aucune. Il ne laissait pas pour le lendemain ce qu’il pouvait faire le jour même. C’est
ainsi, avec l’aide de Dieu -parce que sans Dieu, nous ne pouvons rien faire- qu’il put parvenir là
où il était parvenu, sur de telles cimes. A celui qui demande avec insistance, Dieu donne sa
grâce».
«Donne ton sang, disaient les Pères, et tu recevras l’Esprit».
«Voici donc, concluait le Père Jérôme, comment un Ancien de Guelvéri pouvait,
trois jours de suite, se voir sur le Mont Thabor, et y entendre le Seigneur s’entretenir avec les
prophètes et avec ses disciples.
«Misaïl, lui aussi, trois jours durant demeurait en extase, les bras levés au ciel, et il
priait : "Comment peux-tu rester si longtemps ainsi, père ?" lui demandai-je enfin -car à la vérité,
le petit Vassili que j’étais commençait de ressentir l’épuisement. "N’es-tu pas fatigué, toi aussi ?"
"Ah !" me répondit-il. "Un oiseau attaché, vois-tu, ne s’enfuit jamais. Un esprit attaché aux cieux
oublie les choses terrestres, et jusqu’à la fatigue du corps».
Telle était aussi la force d’en haut dont Dieu revêtait ses saints. Et jusqu’aux faibles
femmes, il avait donné sa force, les rendant plus nobles, plus vaillantes, parfois plus viriles que
les hommes mêmes. «Une femme vaillante, dit le Psalmiste, qui la trouvera ? Elle est de plus de
prix que les perles précieuses».
«Et Marie l’Egyptienne ? soupirait l’Ancien. Quelle noble figure ! Est-ce qu’il fut
possible à la sainte de vivre au désert quarante sept ans durant, sans voir face humaine, sans
goûter aux vivres du dehors, dans l’ascèse la plus âpre qui fût ? Comment put-elle seulement
vivre ainsi ? Etait-ce là chose aisée ? «Eh bien, se dit-elle, il suffit que je meure». Et prenant
charge du poids terrestre de la mort, elle prit la ferme décision de mourir, en sorte de réussir à
vivre. C’est ainsi que de fait elle y parvint... Souvent, lorsque j’étais en Terre Sainte, j’allais à la
pauvre chapelle où elle vécut et, tandis que j’y allumais la veilleuse, je me disais en moi-même :
Mon Dieu, comment a-t-elle pu vivre ainsi ? L’esprit ne peut concevoir ces choses... Les
moustiques -à ne rien considérer qu’eux- y étaient gros comme des noix ; ils vous dévoraient
vivant. Dieu, cependant, ne permit pas qu’ils nuisent à la sainte. Une puissance venue d’en-haut
s’interposait, qui les en empêchait. Et l’abba Zosime, lorsqu’il y alla, vit la sainte debout, à un
mètre et demi au-dessus du sol, priant dans les airs. Car c’est d’une telle grâce qu’elle avait été
jugée digne. Du péché, elle s’était levée, jusqu’à devenir sainte Marie d’Egypte. Elle était passée
par le chas de l’aiguille. La détermination, -la bonne détermination-, avait vaincu la passion...»
De l’Ancien, le Père Pantéléimon avait entendu une autre très belle histoire :
«Le Géronda Jérôme, dit-il, nous contait encore que Misaïl avait eu une fille, qui
depuis sa première enfance, toute petite encore, imitait déjà son père. S’il sanglotait en priant,
elle sanglotait aussi. S’il faisait des métanies, elle en faisait aussi. Si des heures entières, face
contre terre, il se prosternait, elle aussi faisait ses prosternations. Quand elle eut douze ans, la
fillette avait déjà tant progressé dans la prière, qu’elle atteignit à la contemplation. Dieu, dès lors,
lui donna encore le don d’enseigner les âmes, et tous accouraient à entendre les paroles qui,
telles du miel, coulaient de sa bouche. Plus elle grandissait, plus les femmes venaient avec elle
s’entretenir de choses spirituelles. Les hommes allaient à Misaïl, les femmes à sa fille. Les paroles
qu’ils y entendaient les portaient à la contrition, au deuil, aux larmes et aux gémissements. Et les
chrétiens trouvaient là grand profit pour leur âme, tant à Guelvéri que dans les villages alentour.
La fille de Misaïl continua de grandir, la prière de pousser en elle ses racines. Et lorsqu’elle eut
dix-huit ans, ou vingt peut-être, elle avait désormais atteint à la mesure des saints théophores. Ce
fut alors qu’elle tomba gravement malade, malade jusqu’à la mort. Les femmes s’affligeaient, et
rien ne pouvait les consoler de ce trésor si grand qu’elles allaient bientôt perdre. Elles allèrent
donc trouver Misaïl, le suppliant de prier avec feu, comme il savait le faire, pour que sa fille
guérît -non point seulement parce que c’était sa fille, mais parce qu’elle était, là, dans les fins
fonds de la Turquie, leur ange consolateur, et que si elle mourait, s’étancherait aussi avec elle la
source jaillissante des eaux de vie éternelle, où elles venaient rafraîchir leurs âmes. Misaïl donc,
cet être béni, toujours prêt à se soumettre à l’obéissance, lorsque vint le vendredi, et qu’il alla sur
la montagne, dès avant le lever du jour, fit aussi monter pour sa fille ses ardentes prières, non
parce qu’elle était sa fille, et qu’il avait mal, de la douleur d’un père, mais parce qu’on le lui avait
aussi demandé, pour que demeurât sur la terre cette consolation des chrétiens. Mais au-dedans
de lui alors, il entendit une voix doucement lui dire : «Te portes-tu donc garant de son âme ?»
Sans y songer davantage -Misaïl, plus tard, le conta lui-même-, il répondit aussitôt : «Ah ! Cela
non ! Comment le pourrais-je ? Comment donner à Dieu l’assurance que ma fille, en vivant plus
longtemps, sera cependant sauvée ? Garant de son âme ? Moi, qui ne puis même me porter
garant de la mienne ! Mais bien plutôt, toi, Seigneur ! Oui, fais comme toi tu veux ! Et qu’à
jamais soit faite Ta sainte volonté !» Il dit cela, au travers de ses larmes, et vers le soir vint d’en
bas la nouvelle que sa fille venait à l’instant de s’endormir, et qu’il se hâtât de venir l’ensevelir».
Alors, en disant ces mots, l’Ancien, comme souvent, gémit et dit : «Ah, Seigneur !
Ne prends pas mon âme, je t’en prie, que je ne sois, d’abord, devenu tien tout entier ! Oui, tout
entier à toi !»
Se pouvait-il vraiment que le Géronda ne sût pas qui dès longtemps il était ? Si
grande était son humilité, qu’il semblait ignorer que Dieu l’avait rendu digne, déjà, de tous les
dons excellents de l’Esprit. Et quel charisme n’avait-il pas reçu ? «Recherchez, dit l’Apôtre, les
charismes» de l’Esprit... Celui de l’enseignement... des miracles, des guérisons, du secours, du
gouvernement, des genres de langues... Poursuivez la charité, recherchez les dons spirituels ;
mais de tous les charismes, le plus grand est la prophétie...
L’Ancien, lui aussi, avait en partage reçu la sagesse, l’intelligence, la force, le conseil,
la foi, la crainte de Dieu et, plus haut que tout cela, le don de prophétie. Telle il avait reçu la
rétribution d’une vie qui n’avait été qu’une lutte continuelle : lutte pour la perfection intérieure,
lutte pour l’élévation spirituelle, lutte pour la déification. Aussi maintenant se mouvait-il
continûment dans la lumière, dans la grâce... Et tous à l’approcher demeuraient frappés de
crainte et, devant la richesse de ces charismes dont Dieu l’avait orné, leurs âmes bouleversées
percevaient en lui l’habitacle de la grâce, mystérieusement doté de quelque puissance supérieure
et divine.
De là venait qu’il sondait, à l’image du Christ, à la mesure de la taille duquel il était
parvenu, les «reins et les coeurs», ayant de Dieu reçu ce don de clairvoyance, de «double vue»
qu’est la dio-orasis. En sorte qu’il révélait aux êtres les plis et les replis les plus secrets de leurs
âmes, et qu’il connaissait les causes de leurs maux et de leurs maladies, leurs péchés, leurs
passions, leurs états intérieurs et jusqu’à leurs pensées, et qu’il pouvait, au premier regard, les leur
découvrir.
S’il advenait, par exemple, qu’il déclarât «voir quelqu’un», que de fois n’employait-il
pas ce verbe théoreïn -voir, contempler, au sens propre- voir d’un oeil de voyant, voir ce que la
grâce, aux saints et aux prophètes, donne à contempler. «Je vois ta mère, dit-il un jour à quelque
jeune fille, venue le visiter. Je la vois, elle est malade». La jeune fille avait tressailli. Comment le
Géronda savait-il ? Et pourtant, cela était vrai. Il voyait avec l’oeil de l’âme, et ce sixième sens ne
le trompait pas. Qui donc eût pu l’avertir, sinon la grâce toute divine ?
Outre la clairvoyance (la diorasis) qui est le don de voir à distance, le Seigneur avait
aussi donné à l’Ancien celui de prévoyance (la proorasis), qui est le don de voir à l’avance, et
même, charisme plus excellent encore, celui de la prophétie (la prophéteia), par où Dieu donne de
voir ce dont nous séparent les siècles.
«J’ai connu en Grèce, insiste en ses souvenirs le Père Pantéléimon, un saint
Géronda, doué des charismes du Très Saint Esprit, et qui possède tout ensemble le don de
clairvoyance (la diorasis), le don de prévoyance (la proorasis), et celui de prophétie (la prophéteia).
- Comment s’appelle-t-il ? Où demeure-t-il ?
- C’est le Géronda Jérôme, qui se trouve à Egine...»
«En vérité, atteste plus loin l’auteur, j’ai connu dans ma vie jusqu’à six saints, doués
de clairvoyance et de prévoyance, mais chez le Géronda Jérôme, ces deux charismes étaient plus
parfaits encore que chez les autres...»
Ces trois dons qu’avait, à un degré si haut, reçus le saint Ancien, tous trois, selon les
Pères, découlent d’une seule et même vertu -le discernement (diacrisis). Le Père Jérôme, qui les
avait lus et relus, lui-même ne parle pas autrement :
«Grandes, disait-il, sont toutes les vertus. Mais d’entre elles, la plus haute est le
discernement».
Telle était l’oeuvre de l’Esprit, qui sans cesse l’instruisait, lui conférant ce pouvoir
mystérieux de connaître les choses passées, présentes ou à venir. Lui dès lors, aussitôt se levait,
tel un second Samuel criant : «Seigneur, me voici», pour se rendre, infatigable, là où Dieu
l’appelait, soulageant les uns, secourant les autres, partout instruisant son troupeau. Et toujours
Dieu entendait ses suppliques, et sur-le-champ l’exauçait, comme un père condescend à son
enfant aimé. Aussi tous s’étonnaient-ils des perpétuels miracles que faisaient, disait-on, les
prières de l’Ancien. Et comment en eût-il seulement été d’autre sorte, lorsqu’à sa prière Jérôme
joignait la force indéfectible de sa foi, l’infaillible puissance de sa vertu, l’amour de feu qu’il
portait à son Dieu, à quoi s’alliait encore le sentiment si profond de la présence à ses côtés de
son Seigneur même ! Dieu n’abandonne pas ceux qui l’aiment. Et il suffisait que l’Ancien
prononçât le nom tout divin de son Christ -ce nom qui est au-dessus de tout nom- pour qu’à
l’entendre vinssent s’agenouiller le ciel et la terre, et que l’on vît s’opérer les plus grands miracles.
Car l’Ancien, de fait, avait reçu ce don encore d’opérer des miracles et des guérisons,
dont le nombre est si grand qu’à l’imitation des miracles du Christ, il est juste aussi de dire que
s’il fallait faire des livres pour les relater tous, il en faudrait couvrir la terre et que même alors ces
écrits n’y suffiraient pas. Telle est la force de la prière brûlante des saints qu’à chaque instant de
leur vie Dieu les exauce, partout, et pour toute chose.
Cependant, dit le Seigneur, il n’est pas besoin des miracles pour croire en la Toute
Puissance divine. Mais Dieu les opéra pour ceux-là seuls dont la foi était trop faible pour qu’ils
pussent y croire autrement. «Bienheureux ceux qui croient sans avoir vu».
Quant à la vie même du Géronda, plus qu’une somme de miracles sporadiques, elle
était à elle seule un perpétuel miracle. Bien qu’il fût sur la terre, il vivait, de fait, continûment au
ciel, sans cesse s’entretenant avec Dieu. Et sa familiarité avec les saints avait atteint un degré qui
laissait ses enfants frappés d’admiration. Sa vénération pour saint Nectaire, surtout, était sans
limites. «Je suis à mon tour, disait-il, venu à Egine, en sorte de pouvoir, à ma mort, laisser mes
reliques auprès de ce grand saint qui vécut en nos temps».
«Bien souvent, disait-il encore, j’appelle saint Nectaire, il vient ici, et nous parlons
ensemble. Mais si vous le voulez, vous le pouvez aussi. Essayez... Ce n’est pas difficile... Voyez le
téléphone... Cela est bien utile : que du fin fond de l’Amérique quelqu’un veuille vous parler, et
vous ici l’entendez. N’est-ce pas prodigieux ? Combien de milliers de kilomètres pourtant nous
séparent ! Eh bien, comme les vivants communiquent sur la terre, ainsi les saints voyaient les
choses d’en-haut, au point de pouvoir communiquer avec ces êtres célestes...»
«Oui, insista le Géronda, vous aussi, vous le pouvez. Mais il faut pour cela que vous
le vouliez. Une personne me demandait de prier pour elle. Mais si je suis seul à prier pour vous,
si je me nourris de la prière, vous ne serez pas rassasiés. Pour apprécier un mets et pouvoir dire
combien il est délicieux, il faut tout d’abord le goûter. Une miche de pain, une cruche d’eau
peintes sur la toile, jamais n’ont rassasié la faim, ni étanché la soif...»
Ces mots firent au Père Pantéléimon souvenir d’une autre histoire encore, elle aussi
rapportée dans ses souvenirs. Celle qui, ce jour-là, avait demandé les prières de l’Ancien était
Madame Patéra, qui avait mis au monde une enfant bénie, laquelle devait devenir sainte Irène de
Chio, dont le corps à présent repose au monastère d’Oinoussa, où sa mère -non plus Madame
Catherine Patéra, mais gérondissa Maria Myrtidiotissa- aujourd’hui, est higoumène :
- Ah, Géronda, disait-elle alors, fais des prières pour moi !
- Tout le monde me demande des prières. Mais moi, pauvre
de moi, pécheur, indigne, comment pourrais-je faire des prières pour les
autres ? Comment pourrais-je faire des prières pour Cathina ? –c’est
ainsi qu’il appelait Madame Patéra.
Et, tandis qu’il se tenait là debout, il leva sa main droite et, tournant vers le ciel des
yeux remplis de larmes, il fit cette prière :
- Mon Jésus, mon Christ très doux ; moi le ver de terre, moi
le pécheur indigne, je te supplie pour ta servante Cathina. Dans son
coeur, dans son âme, envoie ton très Saint Esprit. Console-la, guéris-la,
affermis-la, éclaire-la, illumine-la. Oui, Seigneur de miséricorde, entends-
moi, et ne dédaigne pas ma supplication.
L’on comprenait, à entendre le Géronda parler ainsi, qu’il
priait en esprit, face à face avec son Seigneur...
Lorsqu’il eut achevé, de nouveau il se tourna vers Cathina :
- Dieu, lui dit-il, entend mon humble prière, il écoute ma misérable supplique. Le
voici maintenant qui désire une entrevue avec Cathina. Vois, il prend le téléphone. Dring, dring,
dring, la ligne est établie. Le téléphone sonne, dring, dring, dring. -Tout en disant cela, le
Géronda faisait mine de décrocher pour répondre. Et bien qu’il n’y eût pas de téléphone, l’on
s’y serait presque mépris-. Le téléphone sonne, dring, dring. Pas de réponse. Cathina n’est pas là,
Cathina dort. Le téléphone sonne. Dieu appelle : «Cathina, ma fille Cathina». Cathina ne
décroche pas l’écouteur. Elle s’est absentée pour une promenade. A quoi donc tout cela a-t-il
servi, je te le demande ? Pourquoi fallait-il que je fasse, pauvre de moi, des prières ? Pourquoi
fallait-il que Dieu établisse la ligne ? Pourquoi fallait-il que le téléphone sonne, puisque Cathina
ne répond pas ?
Tous ceux qui étaient là entendaient les paroles du Géronda. Et nous gémissions,
comprenant bien ce qu’il voulait dire».
L’on eût dit, à l’entendre, que l’Ancien se mouvait dans un monde surnaturel. En
vérité, sa vie semblait un palimpseste, et double aussi sa personne. Qu’en apparence, il vécût
entre les hommes, son âme, au-dedans de lui, par la prière, demeurait toute attachée à la
Jérusalem céleste. «Nous n’avons pas, dit l’Apôtre, de cité permanente ici-bas ; mais nous
cherchons celle qui est à venir» (Heb. 13, 14). Le Géronda, non, n’était pas d’ici. Il était sur la
terre comme un étranger, un hôte de passage qui, se sachant destiné à ne rester en ces lieux que
pour un court moment, jamais ne rompt les liens qui l’attachent à sa patrie d’origine où, bientôt,
il lui faudra retourner. Les vérités surnaturelles même, l’Ancien n’en paraissait ignorer aucune.
Mais à l’extrême opposé, son pendant inverse en deça de la terre, le monde infernal même,
semblait n’avoir pour lui nul secret. Lui qui voyait les saints, voyait aussi les démons. Au point
qu’un jour où l’une de ses fidèles achevait sa confession, l’Ancien l’interrogea :
- N’as-tu rien d’autre à me dire, Calliniquie ?
- Non, Géronda, je vous ai tout dit, sans rien vous cacher.
- Oui, ma fille, tu as tout dit, sauf une chose, que tu n’as pas
révélée. Non pas que tu l’aies cachée, non. Mais parce que tu ne sais pas
que c’est là un péché. Et je vois à cette heure le diable à tes côtés,
arborant le papier où sa main, ce jour-là, inscrivit ce péché -papier que
fièrement il agite. Car ce que tu as omis de dire, au regard de Dieu est
bien un péché.
- Ah, Géronda ! Je vous ai pourtant dit toute la vérité. Je n’ai rien caché, rien omis, ni
du moins ne me rappelle rien d’autre. Mais, je vous en prie, dites-moi quel il est, que ce péché
soit à son tour effacé, et que le diable n’ait plus rien à me reprocher aujourd’hui.
- Ecoute, mon enfant... Sais-tu que si je vois bien, pour ma part, ton péché tel qu’il
est là, écrit en figure, il te faut néanmoins le confesser toi-même... Sois sans crainte cependant.
Je vais tâcher de prier pour que, tout comme au cinéma tu voies sous tes yeux défiler un film, tu
voies aussi ton péché et puisses le confesser ensuite. Et toi, de ton côté, prie si tu veux avec moi.
Quelques instants, dès lors, se passèrent en silence. Le regard fixe, l’Ancien, sans nul
doute, s’appliquait à prier. Calliniquie, elle aussi, intérieurement, suppliait :
«Eclaire-moi, mon Dieu, disait-elle ; que je puisse confesser ce péché dont je ne me
souviens plus». De fait, sans qu’elle eût pu comprendre comment la chose s’était faite, quelques
instants plus tard à peine, elle vit se présenter à son esprit, soudain, comme une séquence de
film, où elle apparaissait, et clairement se vit commettre ce péché, dont elle prit conscience alors,
après l’avoir si longtemps négligé, pour n’en avoir pas vu le mal. L’instant d’après, toutefois,
l’image disparut et s’enfuit. «Oui, Géronda, dit Calliniquie, regardant vers l’Ancien. J’ai bien fait
cela. Mais je n’avais pas pensé que ce fût un péché.
- Or c’en est un, ma fille, murmura l’Ancien. Mais si maintenant je vois toujours le
diable se tenant à tes côtés, plus rien pourtant n’est écrit sur le papier... Oui, beaucoup d’âmes
ignorent que cette faute, et d’autres avec elle qui lui ressemblent assez, sont également des
péchés. Celle-ci du moins en est un, et qui suffit, pour ce qu’elle afflige Dieu, à éloigner aussi
l’ange gardien. Ah ! Combien subtile et délicate, la vie spirituelle, laquelle à tout instant demande
d’infinies précautions, comme aussi vigilance et attention...»
Tel était le croyant, le prophète glorifié par Dieu -saint Jérôme d’Egine, qui brilla en
nos temps mêmes d’apostasie. Nombre de ses paroles sont encore prophétiques -celles d’un être
supérieur, éclairé par la lumière de la connaissance d’en-haut.
La date même de sa mort, l’Ancien ne l’ignorait pas. Dieu la lui avait révélée.
Plus tard encore, le Géronda n’était plus qu’un voyant, tout entier abîmé dans sa
contemplation. L’on sentait son esprit tout entier ramassé vers les profondeurs de son être, au
point qu’il semblait transporté en dehors de son corps, extasié, comme en un état «dont il n’est
pas permis à l’homme de parler» (cf. 2 Cor. 2, 4).
Telle était du Géronda l’infinie richesse. «Là où est ton coeur, dit le Seigneur, là est
ton trésor». Le Géronda, dans son coeur, avait, par la prière, atteint l’unique trésor, la perle de
grand prix pour laquelle on vend tous les royaumes de la terre -son Christ dont, inlassablement,
il répétait en lui le nom adoré. Et c’était ce trésor, avec les flots de la grâce dont il était baigné,
qui de lui faisaient ce saint, ce prophète et ce thaumaturge, très ressemblant au Christ.
Les jeunes femmes, à l’entendre, devenaient de nouvelles samaritaines. «Quel est
donc cet homme, s’exclamait un jour l’une d’elles, qui, dès avant de mourir, est déjà un saint ?
D’où tient-il ce qu’il sait ? Voici que tout ce qu’il m’a dit est exactement arrivé, en tout point
comme il me l’avait annoncé».
«Oui, quel est-il donc ? s’écriait une autre. Ni je ne le connais, ni il ne me connaît, et
il m’a dit pourtant tout ce que j’avais fait !»
Et son cri sonnait comme celui d’une seconde Photinie, fort semblable à la première
qui, au puits de Jacob, rencontra le Christ.
Oui, tel était en vérité le saint, la bonne terre, qui à son divin maître avait rapporté
les cent grains pour un -lui qui, de par sa longue méditation des textes inspirés, par sa prière
incessante, par son amour infini, son adoration du Dieu Très Haut, était devenu temple de la
divinité, Père théophore, habitacle du Saint Esprit, par la grâce duquel étaient illuminés son
coeur, son âme, et toute sa pensée -cette grâce incréée qu’il lui avait été donné, déjà, de
contempler, et dont l’on pouvait sur son visage voir reflété souvent le très resplendissant éclat...
Du Géronda, en vérité, l’on n’eût pu aisément dénombrer les vertus. De fait, il
n’était pas de vertu qui ne resplendît en lui. Là, en effet, où souffle l’Esprit, là surtout où l’Esprit
établit son trône et son repos, là se trouve aussi toute vertu.
Mais de ces vertus, le faîte était l’humilité, cette «humilité qui élève», comme le disent
et le redisent les Pères, et après eux, le Géronda Jérôme qui, à son tour, se faisait leur écho. Car
il la plaçait, lui aussi, cette humilité, comme condition première à l’acquisition de la divine
contemplation. «Si tu veux connaître Dieu, disait-il, il n’est besoin ni d’être riche, ni d’être
intelligent ; seulement d’être humble... Ah, mes enfants, aimez l’humilité, revêtez l’humilité».
Cette humilité était parmi les fruits merveilleux de cette prière incessante qui ne
cesserait qu’avec son dernier souffle, et que Dieu -comme cela, disent les Pères, n’est donné
qu’aux parfaits- avait fait descendre en son coeur, en sorte que ce coeur, sans qu’intervînt la
volonté, le jour comme la nuit, la disait de lui-même.
C’était cette humilité encore que laissaient deviner les gémissements et les soupirs
que l’Ancien, si souvent, exhalait, comme les larmes aussi du «deuil joyeux» qu’il avait pour son
Christ choisi de revêtir -ces larmes qui perpétuellement venaient mouiller ses yeux, et qu’aux
heures de solitude il épanchait, plus abondantes encore, si brûlantes, que de l’humilité elles
l’avaient mené jusque sur les cimes du divin amour.
«Ah, soupirait-il, pleurez d’amour.
«Or, si vous péchez, c’est que vous n’avez pas compris quel mal gît dans le péché, ni
quelles suites funestes il engendre. Vous n’avez pas compris qu’il était haine de Dieu, qu’il nous
sépare de lui, éloignant de nous sa grâce.
«Mais ceux qui sont avancés dans les choses spirituelles, ceux qui perçoivent la
divinité, ceux-là, lorsqu’ils tombent, ne songent pas au châtiment et n’en ont nulle crainte, mais
toute leur âme alors leur fait mal, tant que, des jours et des mois entiers souvent, ils pleurent, et
pleurent, d’avoir contristé Dieu. Car les larmes, dans la prière surtout, sont l’indubitable signe
que véritablement l’on aime le Seigneur. Et ce sont là non pas des larmes de chagrin, non pas
des larmes de désespoir, ni dues à quelque obstacle non plus qui, pour être surmonté,
demanderait que l’on fît vers Dieu monter ses supplications, mais des larmes d’amour, des
larmes de pur amour, des larmes versées pour l’amour de Dieu. "De ses entrailles, dit l’Evangile
de Jean, couleront des flots vivants" (Jn 7, 38). Mon bienheureux Géronda, Misaïl, lui, disait :
"Mes yeux sont petits, mes larmes sont nombreuses, elles n’ont pas la place..." Que ce soit là
votre seule prière : "Mon Dieu, nous ne voulons vivre que pour ton seul amour !" Et ne vous
souciez de rien d’autre alors que de l’amour du Christ. Ne vous souciez même que de cet unique
amour : que jamais il ne quitte vos coeurs. Aimez notre Christ comme Marie Madeleine, dont les
yeux ne pouvaient s’arrêter de verser pour son Seigneur des larmes d’amour. Et puissiez-vous,
lorsque vous priez, vouloir étreindre les pieds du Sauveur. Qu’à l’amour du Christ votre pensée
demeure enchaînée...»
A ses enfants, le Géronda semblait pour son Christ chanter un chant d’amour. Telle
la bien-aimée du Cantique des Cantiques, ainsi était pour lui son Seigneur...
«Ah, mes enfants -et sa voix, maintenant, se faisait implorante- cet amour, ne le
brisez pas. Jamais ne laissez cet amour pour le Christ. A chaque heure, où que vous vous
trouviez, mettez en votre esprit le Christ. Et pour ce faire, n’interrompez pas la prière. Ne
laissez jamais la prière. La prière, cela est tout, comme il faut que soit tout notre amour pour le
Christ. Oui, aimons Dieu, non par crainte, à cause de nos péchés, mais aimons-le parce qu’il est
amour. Si quelqu’un, autant qu’il est en lui, perçoit Dieu, son amour, sa providence pour nous
ses créatures, et se prend à l’aimer en retour, alors il devient un autre homme... Mais vous n’avez
pas senti encore ce qu’est l’amour de Dieu... Dieu est si tendre ! Loin de nous témoigner cet
amour seulement, il nous accorde aussi son immense tendresse. «Fais-toi, dit saint Isaac le
Syrien, prédicateur de la bonté de Dieu. Car, cependant même que tu demeures indigne, sa
providence te gouverne, et tandis que tu as envers lui une dette sans prix, il ne te châtie pas, te
prodiguant au contraire, pour quelques bonnes oeuvres que tu as accomplies, de grandes
récompenses...» Sa tendresse... Comprenez-vous ce qu’est cette tendresse ? Pour quelques
bonnes dispositions que nous lui témoignons, lui nous entoure, et nous secourt de sa grâce.
Pour un peu de repentance aussi, ou bien de contrition, il nous pardonne encore de graves
péchés sans nombre. Fleuve infini que la miséricorde divine !
«Et dites à notre Christ : «Je t’aime, mon Christ. Je t’aime, pour ce que tu es
Amour». N’aimez le Christ, en vérité, ni pour les biens à venir, ni pour tous ces biens
innombrables dont, jusqu’à aujourd’hui, il nous a fait don, mais aimez-le pour cette raison seule
–qu’il est Amour».
Tel était ce vertige d’amour où, pour son Seigneur, vivait le Géronda. Aimer le
Christ à en mourir, telle était aussi sa pensée. Oh, comme il eût aimé mourir d’amour pour le
Christ ! Comme s’en vont pour lui mourir les martyrs, l’Ancien, de semblable façon, en lui
redisait ce chant, ce chant des martyrs, dont «la danse d’Isaïe» traduit la vivace allégresse : «Isaïe,
réjouis-toi...»
Car ainsi s’en vont les martyrs, pour leur Seigneur mourir d’amour.
Encore et toujours, le Père Jérôme insistait :
«Oui, aimez beaucoup notre Christ. Toujours, tâchez de
faire ce que Dieu veut ; tout ce qu’il veut ; non pas ce que vous voulez.
Aimez notre Christ jusqu’à prendre l’ultime décision de vouloir mourir
pour lui. Car c’est d’un tel amour que l’aimèrent tous les saints qui, dans
la joie, s’en allaient au martyre. Et lorsqu’à saint Nicodème le Météore,
qu’ils martyrisaient, les impies intimèrent : «Avoue ta souffrance,
Nicodème !», lui, paisiblement, répondit : «Pour mon Seigneur, je me
meurs d’amour !» Et c’est ainsi encore que l’aimèrent tant d’autres saints
-saint Jean le Théologien, saint Jean le Précurseur, sainte Marie
Madeleine- «et tous ceux, comme le dit l’Eglise, dont, à cause de la
multitude des noms, nous n’avons pas fait mention...»
«Vous donc, n’allez pas, de quelques privations, faire un sujet d’affliction. Celui qui
souffre, qui en cette vie endure les privations, et qui dans ce monde est affligé, Dieu, dans l’autre
vie le console. Les quarante martyrs de Sébaste, toute la nuit avaient demeuré dans la glace,
lorsqu’au matin, l’on vint encore leur trancher la tête. Or, ils étaient saints, déjà. Mais c’est ainsi,
pourtant, que Dieu, de toute éternité, avait voulu qu’ils atteignissent jusqu’à la perfection...»
A cette perfection du degré dernier et ultime de l’Echelle Sainte, l’Ancien s’était
hissé lui aussi, touchant à la mesure divine du Seigneur, atteignant à la stature du Christ. En lui
s’unissaient, et de façon parfaite, l’action et la contemplation -la praxis et la theoria-, l’ascèse et la
philanthropie, l’amour de Dieu et l’amour de l’homme. Car il avait goûté, dès longtemps, à «ce
Paradis qu’est l’amour de Dieu, où les bienheureux mettent tous leurs délices». Et de lui l’on
pouvait dire qu’il possédait l’amour, lequel est encore, selon saint Syméon, la contemplation
première de la Sainte Trinité.
Oui, c’était d’un tel amour, en vérité -le même que décrit saint Isaac le Syrien, son
«cher Isaac», son «Ancien»- qu’était empli tout, le coeur du Géronda, et c’est poussé par cet
amour de feu, lequel ensuite rejaillissait sur les hommes, qu’il désirait les secourir toujours, au
point, s’il eût été possible, et comme le dit encore Isaac, «que s’il eût trouvé un lépreux, il eût
voulu prendre son corps, et lui donner le sien».
C’est là ce que, dans ses Souvenirs, rapporte aussi le Père Pantéléimon :
«Une fois dehors, narre-t-il, le Géronda aperçut Vassilaki dans son fauteuil d’infirme
-il était en effet paralysé. Quelle fête ne lui fit-il pas alors ! Comme le petit enfant qui frappe
dans ses mains en jouant les petites marionnettes, ainsi faisait-il à Vassilaki -à cette seule
différence près qu’il n’avait pas deux mains.
- Ah, Vassilaki, je t’envie ! lui dit-il. Si cela avait été possible, je t’aurais donné mon
corps, et j’aurais pris le tien. Quelle couronne notre Christ te prépare dans les cieux ! Seulement,
comme Job, patiente, et en toute chose, remercie notre doux Jésus.
Après quoi, il se tourne vers nous et nous dit :
- Celui qui aide à se soulever un paralysé, les anges, au
dernier jour, le soulèveront...»
Tel était bien le zèle de ce grand saint de Dieu, par la prière
devenu parfait, entre les parfaits.
«Combien sont rares, clame dans ses Souvenirs le Père
Pantéléimon, les hommes comme le Géronda Jérôme ! Il en est de lui
comme l’écrit le saint abba Isaac le Syrien : "De même que sur des
myriades d’hommes, à peine s’en trouve-t-il un seul pour accomplir les
commandements du Seigneur et parvenir à la pureté de l’âme, ainsi sur
des milliers d’êtres dont l’âme est pure, à peine s’en trouve-t-il un seul
pour être jugé digne, après beaucoup de sueurs et de peines, d’arriver à
la prière pure». Quant à ce qui se trouve par-delà la prière pure, et que
saint Isaac appelle «mystère» -"Atteindre à ce mystère !... écrit-il, c’est à
peine s’il se trouve, pour y parvenir, un homme par génération..."
(Discours 32).
C’est de ces rares entre les rares qu’était le Père Jérôme d’Egine -de ces êtres dont,
sur des milliers d’hommes, à peine il se trouve un par siècle, pour être parvenu jusqu’à la prière
pure, et par-delà cette prière pure, plus haut que toute prière, à la contemplation du quatrième
genre, dont beaucoup de saints même avouent ignorer ce qu’elle est...
De ses contemplations pourtant, l’Ancien, dans son extrême humilité, persistait à ne
souffler mot. Et lorsqu’à bout de forces, épuisé par la maladie, il ne fut plus, ou presque, en
mesure de parler, ce qui toutefois continua de se manifester, au travers de son être étrangement
lumineux, fut son amour infini du prochain, lequel cependant n’était qu’un faible reflet encore
de l’amour de feu qu’il vouait à Dieu.
Ainsi, tandis que cet amour dût, sur la terre, ne le quitter qu’au dernier souffle, il
n’avait plus alors pour l’exprimer que son seul regard épuisé. Et de croiser seulement ce regard -
ce regard où il mettait tout l’amour et la bonté du monde, et sa souffrance aussi- jusqu’au plus
profond d’eux-mêmes bouleversait ses enfants.
«Il me regarda, dit une de ses filles spirituelles, avec une telle expression, que jamais
je ne pourrai l’oublier. Et comment en vérité semblable regard pourrait-il s’oublier ? Car il me
regarda comme le petit enfant qui souffre, à cause d’une maladie qui lui fait plus de mal qu’il n’en
peut supporter, et dont le faible sourire, tellement enfantin encore, est tiré tout par ces
souffrances amères, mais dans le même temps spontanément resplendit, sous l’effet de sa bonté
sans bornes, et de l’immense amour qu’il vous porte. Puis, dans un souffle, il murmura : «Dieu
avec toi !» Il s’en allait pour cette vie immortelle dans laquelle, chaque jour déjà, mortel, il avait
vécu.
«La vie immortelle, disait-il naguère, est ma nourriture... Ah ! Vous n’avez pas
encore senti peut-être, ni ressenti -non, peut-être n’avez-vous jamais eu le sentiment qu’existe
cette vie plus haute, peut-être n’avez-vous pas eu connaissance de cette autre vie -de la vie
éternelle. Mais vous n’avez pas non plus alors, en cette vie même mené cette autre vie aussi
qu’est la vie spirituelle. Vous avez perdu votre temps alors, vous avez perdu votre vie ! Ah, tant
d’années perdues pour rien, à courir çà et là, sans but avouable, poursuivant une foule de biens
éphémères et vains. Vous n’avez pas mis à profit ces années comme vous le deviez, et vous avez
dès lors peiné notre Christ. Or de ce temps que vous avez gaspillé, que reste-t-il ? Rien.
Absolument rien. Pas même une joie. Parce que la vie spirituelle seule donne des joies, de
véritables joies. Seules demeurent aussi les joies spirituelles. Mais la joie du monde, elle, la joie
mondaine, de quelque nature qu’elle soit, donne dix minutes d’un fugace bonheur qui aussitôt
après s’évanouit, malencontreusement suivi, la plupart du temps, d’une subite affliction. La joie
spirituelle à l’inverse donne des ailes. Ne cherchez donc rien autre que cette joie. Les autres, avec
elles, apportent le chagrin. Vos regards donc, tenez-les toujours fixés sur la Jérusalem d’en Haut.
Gardez toujours l’idée de l’autre vie. Méditez sur le Royaume des Cieux, songez-y sans cesse,
ayez-en la nostalgie. Oui, ayez la nostalgie de l’éternité, aimez l’éternité. Vivons là-bas. Non pas
ici. Que rien ici ne nous enchaîne. De crainte que nous ne perdions l’éternité. Celui qui n’a pas
compris que l’éternité était la vraie vie n’a rien compris à la vie. Tout comme celui qui n’a pas
goûté la vie spirituelle, la vie de notre Christ, n’a non plus rien compris à la vie. Parce que le
Christ est tout et que nous ne sommes rien. Parce que, sans le Christ, notre vie n’est rien. C’est
la grâce qui est tout, la seule grâce du Seigneur. Puisse donc notre Christ nous sauver. Puisse sa
grâce, sa miséricorde nous sauver. Sa grâce, et non pas nos oeuvres. Ah, mes enfants ! Comme
s’égrènent, un à un, les grains du chapelet, ainsi, goutte à goutte, en vous s’épanchera la grâce de
Dieu, si vous-mêmes êtes vigilants et que vous luttiez. Essayez, vous aussi, de goûter à ces
choses sublimes que les violents seuls contemplent -ceux qui à leurs passions ont su faire
violence.
- Géronda..., coupa l’un de ses enfants. Il est une passion que je n’arrive pas à
vaincre...
- Il faut, mon enfant, passer par le chas de l’aiguille pour vaincre une passion, c’est là
un martyre. Ah, si tu savais ! Si tu savais ces récompenses que, pour ceux qui l’aiment, Dieu a
préparées ! Oui, si ton esprit, au fond voyait les mystères, nous vaincrions sans mal. De toutes
les passions, nous serions vainqueurs... Et cependant, soyez sans crainte : les passions, vous les
soumettrez. Les passions obéissent à l’esprit purifié. Purifié par la prière incessante. Mais il faut
que vous le vouliez. La volonté, cela est tout. Il suffit que vous le vouliez ; et tout arrivera.
«A la contemplation même, vous pouvez, si vous le voulez, parvenir. Il dépend de
vous que vous y réussissiez. Seulement, dès à présent, soyez vigilants... le monde nous incite au
mal. Pourtant, si nous fermons portes et fenêtres, nous ne voyons rien du monde. Or les sens
sont ces portes et ces fenêtres. Vous donc, tenez-vous dans votre chambre enfermés. Refermez-
vous sur vous-mêmes. Mettez à l’étroit votre esprit, en sorte qu’il puisse quelque jour s’ouvrir et
voir la lumière spirituelle. Et dites : Mon Dieu, comment m’éclaireras-tu ?»
Car en même temps que nous fermons sur le monde les fenêtres de l’âme, d’autres
soudain s’ouvrent, sur la lumière de la vraie connaissance. Tel était l’enseignement du Père
Jérôme, le même que celui de tous les grands hésychastes. Le Père Justin Popovitch ne parle pas
d’autre sorte : «Chaque petite ascèse que nous menons, dit-il, étape nouvelle vers la
contemplation, aussitôt fait s’ouvrir un autre oeil de l’âme». Et le saint théologien serbe de
comparer l’âme à un corps doté de mille yeux, que tiendrait tous fermés notre égoïsme d’êtres
attachés au monde. Mais celui qui, à force de labeurs et de peines, parvient à ouvrir tous les yeux
de son âme, à la fin parvient à la contemplation.
«Une maison que l’on tient fermée, disait encore le Géronda Jérôme, demeure dans
l’ombre. Mais que l’on ouvre quelque peu la fenêtre, et l’on voit bientôt les plus gros objets. Plus
on l’ouvre ensuite, et plus il entre de lumière, mieux aussi l’on aperçoit les petits objets eux-
mêmes. Enfin, lorsque le soleil, peu après, entre à flots dans la pièce, l’on distingue jusqu’aux
particules de poussière qui s’élèvent dans l’air... La même chose aussi avec l’âme : selon la
manière dont elle laisse l’éclairer la lumière de l’Evangile, de la même façon elle distingue
jusqu’aux plus petits péchés.
«Vous donc, mes enfants, insistait l’Ancien, goûtez à ces choses, mais goûtez-y en
acte et en vérité. Vous entendrez dans le monde parler de vertus toutes mondaines : mais nulle
quelconque d’entre ces fausses vertus ne saurait vous convaincre qu’elle pût être vertu selon la
vertu. Car il n’est pas dans le monde d’expérience vécue de la vertu. Nul dans le monde n’a
goûté la vertu en acte. Mais vous, mes enfants, ayez faim, ayez soif, et rassasiez-vous en Dieu.
Tel est le voeu que je forme, telle est la prière que je forme pour vos âmes. Et vous verrez
combien est juste cette parole d’un Ancien : «Plus l’on goûte Dieu, et plus l’on a faim de lui».
Alors, comme celui qui pour acquérir la perle de grand prix vend sans attendre tout ce qu’il
possède, l’homme, avec joie, renonce tout, pour ne posséder plus rien que son Christ. C’est
pourquoi le moine, pour son Christ, volontairement, s’est dépouillé de tout ce qui est au monde,
devenant un «pauvre de Dieu». Aussi le monachisme est-il ce qu’il y a de meilleur, ce qu’il y a de
plus haut. Mais il faut, pour devenir moine, en éprouver un très grand désir, au point de ne plus
éprouver d’intérêt pour rien de ce qui est au monde... Et Dieu veut que tous soient sauvés.
Moines et laïcs. Misaïl même était dans le monde. Oui, Misaïl était saint ; et pourtant Misaïl était
dans le monde, pourtant il avait une famille... Mais ce à quoi il devait d’être monté si haut, c’était
à son application. De rien, il était arrivé jusque là. Tout seul il avait tout appris. Car chacun de
nous réussit ce qu’il veut. L’effort et l’application le hissent là où il veut. Oui, l’on ne fait pas ce
que l’on ne veut pas, et l’on fait ce que l’on veut. Si de toutes ses forces vives, l’on veut
contempler quelque jour la lumière incréée de Dieu, l’on parvient, dès ce monde, à sa
contemplation.
«Parce que les saints étaient des hommes comme nous, et que leurs passions, tout
d’abord, étaient les mêmes que les nôtres. Or voici ce que je vous dis, mes enfants : Devenez,
non pas Misaïl, mais de petits Misaïls. Tout comme vous vous êtes appliqués à apprendre la
musique, ainsi appliquez-vous à apprendre les choses spirituelles. Mon Géronda Misaïl, avant
que ne se levât le soleil, montait sur la montagne, et lorsqu’apparaissait l’astre sur les cimes, il
élevait les bras en prière. Et c’est ainsi qu’il demeurait jusqu’à son coucher. Ni il ne s’asseyait, ni
il n’esquissait un geste. Debout, immobile, il priait. Et lorsqu’à la tombée du soir, il rentrait au
village, ses habits, sur la route, dégouttaient de larmes...»
Le Géronda maintenant regardait ses enfants. Il y avait dans son doux regard la
tendresse des Saints et de la Mère de Dieu, comme il y avait, enclose dans ses paroles, la sagesse
du désert. Et tout son visage, en cet instant, leur semblait comme refléter ces vérités si belles
qu’ils n’avaient jamais vues que dans les livres saints. Et voici qu’il était, lui, le saint, et tous les
livres saints ensemble, ouverts là devant eux, et où ils pouvaient lire, sans les comprendre
encore, les mystères que lui seul contemplait, et qu’en tendre père, il les engageait eux aussi à
contempler à leur tour. Plus que ses paroles encore, son être, qu’irradiait tout l’amour dont il
brûlait pour son Christ, leur était, sur l’âpre chemin de la contemplation, une douce invite à le
suivre. Ils eussent cru presque entendre le grand Barsanuphe à Jean son disciple murmurant :
«N’aie crainte, et ne gémis pas, car c’est sur le sentier de la contemplation que te mène ton
père...»
Mais l’Ancien Jérôme, comme toujours, revenait à son Barsanuphe à lui -son cher
Misaïl. «Oui, mes enfants, vous pouvez aussi, si vous le voulez, devenir des saints... Que, comme
Misaïl, vous vous trouviez quelque jour en contemplation sur le Mont Thabor, telle est la prière
que je fais à Dieu pour l’amour de vos âmes. Et lorsque vous aurez commencé d’être dans la
lumière, vous ne voudrez plus finir. «N’es-tu pas fatigué ?» demandais-je à Misaïl, lorsque, l’ayant
accompagné sur la montagne, je le voyais depuis de longues heures les bras étendus vers
l’Orient. «Mon enfant, murmurait Misaïl, comment serais-je fatigué ? Je suis sur le Thabor...»
VI
De l’amour.
A tous ses enfants venus après l’homélie glaner quelque
autre mot édifiant, l’Ancien prodiguait et force exhortations et paroles
d’encouragement. A ceux surtout qui songeaient au monachisme, il
donnait son être, de la puissance de sa prière les couvrant,
précautionneusement les poussant sur cette périlleuse voie, tout au long
parsemée d’épines et d’embûches, pour ce qu’en chaque détour guettait
ce lion si redoutable, qu’au long dépeint le psalmiste, éternellement
cherchant à dévorer les âmes. Mais de l’invisible lutte, qu’il faudrait à ses
enfants livrer aux légions hostiles du mal, l’Ancien n’ignorait nul secret.
Indéfectible, il pouvait désormais les armer contre les puissances
adverses. Pour avoir vaincu la peur qu’aux commençants suscite le
terrible combat, il trempait leur courage. Qu’ils voulussent se faire
moines, le monde leur ferait la guerre. Il n’était jusqu’à leurs parents
sans doute qui ne s’emploieraient à les vouloir détourner de leur saint
projet.
«Ce n’est rien, disait-il. Parce que vous n’avez rien à craindre, vous supporterez...
Eux-mêmes, contre vous, ne peuvent rien, fût-ce vous dégoûter du bien. Mais c’est vous plutôt
que je crains, c’est de vous que j’ai peur. Songez seulement... Ne se peut-il que vous ayez l’esprit
quelque jour occupé d’autre chose ? Non. Dieu vous gardera. Pour vous, il suffit que vous le
remerciiez de ce qu’il eût fait naître en vous semblable disposition. Et, dans le secret, suppliez
notre Christ de grandement vous fortifier, en sorte que vous supportiez ce qui peut, selon son
vouloir, pourrait advenir. Mais que vous le suppliiez encore qu’il voulût transformer le coeur de
vos parents eux-mêmes, sans doute vous entendra-t-il, et verrez-vous s’opérer, je le crois du
moins, jusqu’à ce changement. Je prie pour ma part que vous, à l’inverse, jusqu’à la fin restiez
inébranlables, jamais absolument, tant soit peu ne changeant. J’eusse tant voulu encore, avant
que de partir, vous savoir en quelque lieu fermement enracinés... Cependant n’ayez crainte : A
peine aurai-je trouvé un père qui fût selon mon coeur, que je saurai vous presser d’aller vous
mettre aussitôt à son obéissance. Oui, je prie que Dieu véritablement vous donne tout ce qu’il
est au monde de meilleur. Et je vous confierai un secret -Un secret que j’eusse voulu ne vous
avouer point, mais que je me vois contraint à présent de vous dire : Voici que la nuit entière, je
tremble d’épuisement en mon corps. C’est de me sacrifier tout pour l’amour de cet être à
l’attention duquel je prie et supplie Dieu. Comment prierais-je, de fait, si je ne sacrifiais de ma
substance propre ? Cette prière, ce me semble, eût-elle été dite sans que le coeur saignât d’amour
comme de peine, ne fût point parvenue jusqu’à l’oreille de Dieu...»
Quoique confusément encore, ses enfants percevaient quelque peu du sens
mystérieux de ses propos. Pour eux, il possédait cet amour à nul autre commun, celui que l’abba
Isaac dit engendré par la prière. Et c’était d’un amour tel aussi qu’il aimait les êtres, tous, sans
regarder aux personnes, avec ceux qui souffraient souffrant, de l’affliction des affligés
s’affligeant, se réjouissant avec qui se réjouissait.
«Lorsqu’un être, dit Isaac, possède l’amour, alors, avec l’amour, c’est Dieu lui-même
qu’il revêt. Celui qui, par Dieu et en Dieu, aime tous les êtres, également et sans différence
aucune, celui-là est parvenu jusqu’à la perfection. Paradis est l’amour de Dieu où, de tous les
bienheureux, réside la jouissance. Qu’il est donc enviable de posséder l’amour, lequel est
contemplation première de la Trinité Sainte».
De joie, ses enfants sentaient gonfler, se dilater leur coeur. Tout cela était trop, trop
d’amour pour eux. Ils s’étonnaient : «Nous ne sommes pas dignes, Géronda, de tant de grâce...»
Il les interrompait : «Non, ne dites pas cela. Savez-vous que le maître aime ses plus mauvais
élèves aussi, et combien il les aime ?»
En vérité non, les mauvais élèves, eux-mêmes, n’étaient pas méprisables. Les païens,
certes, aimaient qui les aimaient. Mais les chrétiens, eux, à l’imitation du Christ, chérissaient tous
les hommes, et jusqu’aux pires d’entre leurs frères. L’amour du Christ, qu’était-il, sinon
universel ? A ce signe toujours se reconnaissaient ses disciples : A l’amour que mutuellement ils
se portaient.
«Aimez-vous, s’attachait à redire l’Ancien. Et prononçât-il ce mot, son être sanctifié,
déifié, lui donnait soudain tout son poids -à croire que cette simple parole eût dans sa bouche
reçu quelque mesure nouvelle, ouverte aux sidérales dimensions cette fois de l’univers infini.
«Aimez-vous les uns les autres, disait-il encore. Et celui que devant vous l’on accuse,
tentez toujours de le justifier. Ingéniez-vous à formuler à son adresse quelque élogieuse
remarque. Mais gardez-vous de mêler vos propos d’acerbes critiques. Et si en vous reflue
l’égoïsme, employez-vous plutôt au plus cruel et douloureux souvenir de vos péchés sans
nombre.
«Et n’allez pas non plus rapporter à quelqu’un tout le mal que d’aucuns s’escriment à
dire ouvertement de lui. Que le malheureux n’apprenne pas de vous du moins ce qui n’est le fait
que d’autres esprits que vous, petits ceux-ci, médiocres, malintentionnés et médisants. Et si
même l’on venait à vous interroger, avec adresse esquivez-vous. Dites : «Moi ? Mais non ! Je n’ai
entendu nul mal de vous. Je croirais plutôt que vous êtes aimé comme vous méritez de l’être.
Allons ! N’écoutez donc pas ces fadaises, ces folies que l’on vous dit !»
«Et lorsqu’à l’encontre de quelqu’un, vous n’avez plus nul sujet de plainte, dites-lui,
de temps à autre, quelque petit mot aimable et gentil. Nul besoin toutefois d’une kyrielle de
phrases. Votre triste habitude est de bien trop en dire. Parlez donc moins. Et quand vous ne
diriez fût-ce qu’un mot, un seul, il suffirait, pourvu qu’il fût à propos. N’auriez-vous qu’une
allumette, il vous serait loisible pourtant d’en allumer un grand feu, jusqu’à incendier tout
Athènes...»
C’était une flamme, un feu tout pareils, qui dans son coeur, consumaient le
Géronda. Il aimait trop ses enfants. Il n’eût pas voulu les voir manquer de rien, fût-ce d’un
bonbon même. On le voyait, soudain, fouiller ses poches, pour en ressortir souriant quelques
douzaines de menus objets les plus inattendus : Lampes de poche, bonbons, chapelets,
loukoums, billets de cent drachmes, médailles pieuses, il distribuait sans regarder tout ce qu’il
avait sur lui, jusqu’à l’argent même que l’on venait à l’instant de le contraindre à grand-peine
d’accepter.
«Toi, disait-il à l’un, prends cet argent. Il est à toi. Tu t’achèteras ce que tu veux -
bonbons, croissants, tickets, que sais-je...» L’on se récriait. Mais lui, déjà, posait un doigt sur ses
lèvres : «Chut, pas un mot...» Puis, avec le même zèle soucieux et attentif, il poursuivait sa
distribution. Il y avait là quelques petits cadeaux encore. «Pour toi, disait-il, cette lampe de
poche. Garde-la. En souvenir de ton Géronda». Et il riait : «De ton vieux ! C’est Jérôme qui te
l’envoie, le pappouli Jérôme, pour que tu te souviennes de lui. Je prie qu’au-dedans de toi de la
sorte s’allume le flambeau, la torche, le feu de la lumière du Christ. Jusqu’à la mort, ne t’en
sépare pas».
Avec d’autres, parfois, il était plus sévère. Il arrivait même qu’il grondât : «Toi,
blâmait-il, tu as de l’égoïsme, de l’obstination. Fais plus attention, ce n’est pas bien». Il soupirait :
«Mes enfants... Mes enfants très aimés... De même que fond la cire, puissent vos péchés fondre
aussi, en sorte que vous soyez sauvés !» Mais ces reproches, le plus souvent, c’était, on le sentait,
à la tendre sollicitude d’un père qu’on les devait : «Au corps aussi prêtez attention, enjoignait-il
encore. Car il est le support de l’âme. C’est pourquoi, souciez-vous de lui. Evitez fût-ce de
prendre froid. De chaque négligence, de fait, nous aurons à rendre compte...»
Tous lui faisaient écho : «Ah ! Vous aussi, Géronda ! Faites
attention à vous. Combien, si vous partez, seront privés de vous que
nous aimons, de votre fortifiante présence, de vos conseils éclairés, de
vos saintes prières ! Songez à ce que, sans vous, nous serions, pauvres
de nous, devenus, si nous ne vous avions pas connu !»
Le Géronda, vaguement, de la main esquissait un signe,
d’apparente indifférence : «Bah ! Dieu, mes enfants, nous aime et nous
secourt. Il vous enverrait lors un ange...»
Ses enfants ne répondaient plus rien. Mais, songeaient-ils, c’était lui l’ange envoyé de
Dieu !
Du reste, l’on ne l’appelait plus dans l’île que «l’ange bienfaiteur d’Egine».
Tel un ange, de fait, parce qu’instruit par l’Esprit, averti eût-on dit, de toutes choses,
mystérieusement, il surgissait, là justement où l’on avait besoin de lui. Dieu, chaque fois, lui
dévoilait l’âme en détresse. Lui donc, de ce pas, y allait. Prompt à secourir, à prêter assistance.
Sans compter aucunement son temps, invariablement, avec amour, en âme infatigable, il
prodiguait ses soins. Par dizaines visitant des familles, partout il laissait derrière lui sa pauvre
«petite aumône». Il n’eût pas fallu songer à refuser. «Ecoute, disait-il, lorsqu’on t’offre quelque
chose, prends-le. Parce que, pour celui qui donne, tu n’es au vrai qu’un prétexte. Mais si tu
refuses, de celui qui donne, tu éloignes la grâce, cependant que tu ne fais pas, toi, montre de
sincère humilité. Cette honte, au reste, que tu dis éprouver, tient de l’égoïsme plutôt. Mieux vaut
donc garder ce que l’on veut te donner, si c’est quelque chose que tu n’as pas déjà. Et si tu la
possèdes en double, donne-la à qui serait content que tu la lui offrisses».
Son sac à l’épaule, il s’en allait au matin, comme chaque jour descendant au marché.
Ses enfants avaient beau lui porter la maigre subsistance de sa sobre quotidienneté, il continua
toutefois d’aller aux emplettes. Que l’on s’étonnât, il affirmait, de sa figure la plus résolue, cette
promenade nécessaire, feignant qu’il dût pour sa santé longuement marcher au grand air. Et
jusqu’à ses quatre-vingts ans passés, il avait, jour après jour, continué ce train. Quelque lourd que
fût son sac, chargé même à pleins bords, il n’avait pas plaint sa peine, se moquant bien de son
âge, tout usé et épuisé qu’il était. A l’aller, il descendait, certes, presque aisément, se contentant
de dévaler la rue centrale suivant sa naturelle inclinaison. Mais au retour ensuite, il lui fallait,
venelle après venelle, péniblement remonter...
Aux Eginètes voyant passer l’Ancien, il n’avait guère fallu bien longtemps pour
comprendre son manège... toujours, il faisait le tour des plus riches familles. Pauvre entre les
pauvres, il quémandait pour ses frères, par amour des mendiants mendiant à son tour.
La chose, bientôt, s’était sue, forçant l’admiration des commerçants eux-mêmes.
S’avisait-il, dans une épicerie, de vouloir payer son dû, la réponse, aussitôt, se faisait entendre,
doucement catégorique : «C’est payé, père, disait-on. Tu ne dois rien, absolument rien. Et si tu
veux autre chose, prends. Prends tout ce que tu veux». Quel épicier en effet ne se fût tenu
assuré, par les saintes prières du Géronda, de faire tout le jour recette, d’une façon à ses yeux
mêmes étrange et merveilleuse, mais qu’il percevait comme en vérité miraculeuse ? Aussi ne lui
prenait-on point d’argent. Sur le marché les poissonniers, du plus loin qu’ils le voyaient, à
rebours rivalisaient, à qui lui ferait don du poisson le plus gros. Donner au Géronda, voilà qui
véritablement était béni. Aussi se disputait-on cet honneur à l’envi. Le premier, donc, qui
l’apercevait, à l’encan lui criait : «Par ici, Géronda, par ici, je t’en prie !» Et promptement, dans le
sac de l’Ancien, il casait sa marchandise. Mais d’autres cris aussitôt s’élevaient : «Non ! clamait un
second. Par ici, plutôt, père ! Nous aussi voulons ta bénédiction !» Les uns donnaient sur leur
fonds, d’autres assuraient que le tout leur avait grassement été réglé d’avance par de fervents
chrétiens. Les derniers toutefois ne donnaient rien. Et ceux-là, outre qu’ils n’avaient rien
compris, étaient agités, qui pis est, de mauvaises pensées. «Comment le vieux fait-il pour manger
tant de poisson ? songeait l’un d’eux quelque jour. Il en prend tant chaque fois !»
Ce jour-là, l’Ancien justement était passé très vite, sans même honorer d’un regard
son étalage de ladre. Piqué, l’autre, pour une fois eût voulu l’arrêter : «Père, père, où vas-tu donc
ainsi ? Viens ici, que je te donne quand même un peu de mon poisson !» Le père Jérôme s’était
approché. Longuement, paisiblement, il l’avait regardé dans les yeux. Au fond des yeux. De ce
regard transperçant qui n’était qu’à lui. Alors, prenant cet air fort sévère qui effrayait d’autant
plus qu’il n’en usait qu’à de rares intervalles, avec les meilleures raisons du monde : «Non, dit-il.
Pour ta peine, aujourd’hui, je ne prendrai rien chez toi. Tu te demandais ce que je peux bien faire
de tout ce poisson ? Oh, je n’en mangerai, pour ma part, guère plus d’un ou deux... Mais sais-tu
seulement combien de familles, de vieillards, et de petits enfants, ne peuvent, faute d’argent, s’en
procurer du tout ?» Le marchand, confondu, n’avait rien répondu. Mais rendu bientôt à la cause
de ce saint prophète, chaque jour ensuite, il lui faisait envoyer son poisson, lequel, à l’ermitage,
parvenait par cageots entiers. Tels étaient –quoiqu’il ne s’agît là que de biens matériels encore-
les visibles fruits des puissantes prières de l’Ancien. Telle était aussi sa rétribution. Pour avoir
souffert et supporté, de la part de mécréants et de médiocres, outrages et railleries sans nombre.
L’on pouvait l’outrager désormais. Rien à présent ne l’atteignait plus. Il se moquait bien que l’on
se moquât de lui. C’était pour le Seigneur, non pour les hommes, que courait l’Ancien. Qu’il
s’évertuât à les attirer, ce n’était pour rien autre chose que pour les mener à son Christ. Eux, dès
lors, voulaient, ou ne voulaient pas. Lui, toutefois, continuait son chemin. Il se trouvait chaque
fois, du reste, longer la même épicerie. Un jour donc, -c’était la Saint Nicolas-, le Géronda se
souvint que le fils du maître de la maison s’appelait de ce nom -Nicolas. S’arrêtant devant la
boutique, il se mit donc, là, dehors comme il était, à prier pour le garçonnet. Le propriétaire, sur
ces entrefaites, le surprit. Jérôme, s’en avisant, entreprit de lui parler avec chaleur. C’est alors que
l’autre, piqué par le démon, se mit hors de lui. Il ne lui répondait que par d’horribles bordées
d’injures, le menaçant de le frapper s’il ne décampait sur-le-champ. Un autre que l’Ancien se fût
affligé. Il eût fui l’orgueil démentiel de Satan. Mais les passions n’atteignaient plus Jérôme -ces
passions dont il savait que Joseph l’hésychaste dit qu’elles sont plus dures à maîtriser que le
Mont Oural à seulement déliter au marteau. Les passions, l’Ancien, toutes, les avait vaincues.
Pour avoir su jeter bas son orgueil, il s’était, dès longtemps déjà, hissé jusqu’au faîte de l’Oural.
Tel un manteau à terre, il s’était piétiné ; et maintenant, il recevait les injures comme il eût fait
des couronnes. Bienheureux, véritablement, il l’était, et son royaume était avec les doux, lesquels
hériteraient la terre... Il ne savait plus le goût fétide de la haine, ni celui, répugnant, de la
méchanceté... Fort du discernement dont l’avait gratifié le Seigneur, il préféra laisser passer tout
le jour... Ce n’était pas trop de la journée pour que retombât la colère du mauvais. Cependant
que lui, dans l’intervalle, ne cessait de prier que Dieu l’éclairât.
Le lendemain, il refit le chemin. Le magasinier était là, déjà, sur le pas de sa porte,
planté, l’attendant. L’Ancien, une nouvelle fois, tâcha de lui parler. Avec une grande, très grande
douceur, il se pencha vers lui. «Pardonne-moi, lui dit-il, mon frère, si en quelque chose, je t’ai
blessé. Ne me laisseras-tu pas, pourtant, te dire seulement bonjour ?» Et, du regard, il l’implorait.
Il y avait dans ces yeux une telle humilité, une telle compassion, une telle soumission même... Et
cette douceur... L’épicier n’avait jamais vu cette douceur... C’est alors que sa faute soudain lui
apparut. Pris de contrition, il sentit venir les larmes... La prière de l’Ancien avait accompli ce
miracle... Tout sanglotant, il se laissa tomber dans ces bras si tendres qui s’ouvraient à lui. Il
implorait son pardon...
Maintenant qu’il avait au Seigneur gagné une âme nouvelle, le Géronda s’éloignait. Il
n’avait guère loisir de s’attarder davantage. Le travail, déjà l’attendait. Abondante, tellement
abondante était la moisson...
Il rencontra, plus loin, le maire d'Egine, lequel supervisait les travaux d’ouverture
d’une route. L’Ancien ne pouvait manquer si belle occasion de reprendre à l’ennemi cette âme.
Il s'approcha, avec amour lui parla. «Monsieur le maire, tous, à Egine, vous avons une grande
reconnaissance de ce que vous nous ouvrez des routes. Faites attention, pourtant : Ne négligez
pas non plus de vous ouvrir une route encore pour atteindre au Paradis. Je supplie Dieu qu'il
vous en rende digne...»
Il s'en allait déjà, continuant sa tournée des commerçants. Son sac à présent
débordait, ou presque. Des gens l’apercevaient, ployant sous la charge. On accourait, proposant
de l'aider à porter ses commissions. «Géronda, nous t'avons vu de loin. Nous sommes venus
t'aider. Tu as fini tes courses ? Nous allons te trouver un taxi...» Il ne voulait rien, n’acceptait
aucune aide. «Non, non... vous pouvez repartir tranquilles... Je n’ai pas besoin de taxi. Cela n'est
pas utile...» Il prenait un air étrange, devenait mystérieux : «Là où je vais, un taxi ne pourrait
passer...»
Certains s'obstinaient à le suivre, s’imaginant, le plus naïvement du monde, que
l’Ancien ne les verrait pas, qu'il ne voyait qu'avec les yeux du corps... On le voyait s'enfoncer
dans des ruelles toujours plus étroites. Il allait sans bruit, la démarche humble et pourtant
assurée. Il avançait promptement. Sans doute voulait-il fuir les regards indiscrets. Il s'arrêtait
devant quelque maison du plus sordide aspect. Tout alentour y était sale, repoussant. La misère,
partout.
Il entrait. Des êtres au plus profond souvent de la détresse. Mais voici qu’à la seule
vue, sur le seuil, du visage tout joyeux de leur père, leur affliction, pour moitié, s'était envolée.
Il ne restait pas, pourtant. Un quart d'heure à peine. Jamais non plus, il n’eût, de sa
vie, accepté d’invitation à déjeuner. Un loukoum, un café tout au plus. Encore les prenait-il
debout : Pas davantage, de fait, n’eût-il pris la peine de s’asseoir. Mais il brûlait déjà de s’enfuir au
plus vite. Vif-ardent, son feu de la pureté le lui commandait.
Aussi ne perdait-il pas le moindre instant. Ouvrant son sac, il déversait sur la table
une partie de son contenu. Il commençait alors à parler. Il avertissait, blâmait, redressait. Il ne se
lassait pas. Jusqu'au dernier jour, il ne pourrait se défendre de remettre sur la voie droite. Tant
pis s'il fallait semoncer. Il n’eût pas craint au pis de sembler sermonneur. Tous du reste,
d’instinct percevaient, que sous la critique, perçaient le paternel amour, la sollicitude inquiète.
Il savait qu’ici ou là régnait la dissension ; dans ce couple, dans cette famille. Il en
avait d’en-haut reçu, mystérieux, l’avertissement. Il fallait qu’ils revinssent à eux, qu'à cette heure
ils se reprissent. Il y allait, pacifiait les êtres. Tangiblement, ils appréhendaient derrière lui le
sillage de paix, la joie, le sourire qu’il leur avait laissés. Ils reconnaissaient là les fruits de la prière -
de sa sainte prière d’Ancien.
Ainsi faisait-il, dans chaque maison où il allait, entrant, déposant son paquet. Il
arrivait, parfois, qu'on lui offrît en retour quelque menu présent. Avec amour alors, on lui
remettait un objet de rien, un billet minuscule - Pour le remercier, s’excusait-on, de tout ce qu'il
était venu leur porter. Il acceptait, remerciait. A peine sorti toutefois, il faisait don ailleurs, de ce
qu'on lui avait à l’instant remis. Il ne voulait pas que l'on répliquât. Il ne faisait rien sans raison.
Et l'on songeait bientôt que cela était vrai d’ailleurs ; qu'il ne faisait rien, qu'il ne disait rien qui ne
dût être dit, qui ne dût être fait.
Il poursuivait sa tournée, allant un peu partout, jusqu’aux monastères pauvres,
jusqu'aux montagneux ermitages, coupés du monde, sans ressource aucune. A telle enseigne qu’il
n'était pas dans Egine une communauté de moines, une famille de pauvres, que l’Ancien n'eût
par le fait secourue de ses subsides.
Son sac vide, il rebroussait pour l'ermitage. Comme à l’inopiné pour lors,
brusquement se retournant, il heurtait les indiscrets qui de tout ce temps n’avaient point remis
de le suivre. Insistant, il les foudroyait des yeux, par là leur signifiant sans doute qu’il avait dès
longtemps décelé leur manège -du premier instant assurément... Ce Géronda... Que ne
comprenait-il pas ? Que ne savait-il pas ?... Il ne se fâchait pas pourtant. «Savez-vous où habite
Alexandra N... ?» s’enquérait-il seulement. Du regard, il désignait deux gros paquets qui lui
restaient à distribuer encore : «Vous prendrez ces sacs de vivres et vous irez là-bas, chez elle. Sa
fille, mère de trois enfants déjà, est enceinte, et accouche ce soir. Une grande, très grande
misère. Si, quand vous y serez, l'on vous dit que les douleurs l'ont prise, prenez sur l’heure un
taxi, mettez l’y, et courez chercher la sage-femme -Sophie. Menez-les à l'hôpital, qu’elle l’y aide à
la délivrance. Ah... tenez : Prenez aussi cet argent, pour le leur donner».
Sans perdre de temps, ils y étaient allés. Jusqu’à ce jour, ils s'en souvenaient. Le soir tombait
comme ils frappaient à la porte. Alexandra, bonne mère, leur ouvrit. «C'est le père Jérôme qui
nous envoie», bredouillèrent-ils. Ils avaient jeté un regard surpris. Sur la table, une unique
chandelle jetait ses lueurs dans la pièce noircie. Percevant leur surprise, la femme s'était
expliquée : Ils n'avaient pas d'argent pour acheter du pétrole. Ils avaient remis l'argent et les sacs.
«Ah, gémit-elle, se tordant les mains, que dire ? Ma fille est en travail et je ne sais que faire. C’est
à devenir folle...» Ils avaient expliqué ce que le père Jérôme avait dit touchant la sage-femme.
C'est qu'à l'hôpital il n'y avait pas pour l’heure, semblait-il, de médecin obstétricien. «Mais...
s'était-elle exclamée, comment sait-il tout cela le père Jérome ?» Eux ne savaient pas. Une chose,
seule, était sûre : Ils faisaient ainsi qu’il leur avait dit de faire.
L’Ancien, pour lui, avait continué son chemin. Il s'en retournait à l'ermitage. Plus
loin, sur le rivage, il avait rencontré l’un de ses enfants aimés. «J'ai, lui dit-il, quelque chose à faire
encore. Monte à l'ermitage, précède-moi, je t'y rejoins. Attends... Prends donc un taxi, tu n’auras
pas à grimper. Reste-là, je vais t’en trouver un». Il en était enfin passé un. Puis un second ;
bientôt suivi d'un troisième, et ce, jusqu'au sixième. Mais ce n'était pas celui, semblait-il,
qu’attendait le starets : «Pas celui-ci, disait-il,... ni celui-là». Lorsqu’en désespoir de cause : «Cela
ne fait rien ; vas-y à pied». Le jeune homme, aussitôt, s’en était allé. Il avait fait quelques pas, puis
s'était retourné. Plus trace alentour aucune de l’Ancien. Troublé, il avait continué d'avancer, de
temps en temps toutefois, tout en marchant, jetant de prompts coups d'oeil derrière lui.
Toujours rien. Pris de peur, il avait hâté le pas. Très vite, il avait atteint l'ermitage. Il était entré
dans la cour, en avait refermé la grille. L'instant d'après l’on frappait à la porte. Il avait couru
ouvrir : Devant lui se tenait le Géronda. L'autre était resté là, figé, pantois. Il ne pouvait
comprendre... Quand l’Ancien était-il arrivé ? Comment, par où ? Il avait, quant à lui, pris
l’unique route qui pourtant existât... La crainte et la contrition tout-à-coup l’assaillirent. Il n'avait
rien demandé. Le Géronda, vraiment, chaque jour ressemblait plus à un ange.
De nouveau, l’on avait à la grille frappé au heurtoir. L’Ancien tout aussitôt, se
tournant vers Eupraxie la moniale : «Gérondissa, dit-il, ouvre vite : on frappe». C'était une
connaissance du père Jérôme, maintes fois déjà venue le visiter. Elle amenait cette fois un
pappas avec elle, homme très pieux et très simple -le père Nicolas. Prêtre de l'église Saint-
Nectaire, à Athènes, près de l'aéroport d'Olympiakis, il venait là pour la première fois.
Revenue l'annoncer au starets, la gérondissa n’avait pas eu le temps d'ouvrir la
bouche: «Moniale, dis au pappa Nicolas d'entrer». Elle crut qu'il songeait à leur pappa-Nicolas à
eux -celui de leur paroisse, lequel venait souvent les voir. «Géronda, ce n’est pas notre pappa
Nicolas ; lui est à son église... C’est quelqu’un d’autre -pappas lui aussi, du reste !» Il insista : «Je
sais... mais celui-ci s’appelle également Nicolas... Dis-lui donc d’entrer». Sur-le-champ, la
gérondissa obéit. L’on eût dit que l’Ancien savait. Peut-être le connaissait-il d’ailleurs, ce père
Nicolas.
Retournant à la grille, elle s’approcha du prêtre : «Pappa, demanda-t-elle, l’Ancien te
connaît donc ?» La question parut fort étonner le prêtre : «Mais non, répondit-il, c’est la
première fois que je viens ici». «Mais tu es bien le père Nicolas ?», insista-t-elle. Le prêtre
stupéfait se figea : «...Oui», bégaya-t-il. «Eh bien, entre, dit-elle, le Géronda t’attend».
Le pappas, peu après, sortait de chez l’Ancien. Il semblait joyeux, mais comme
étourdi, en proie presque au vertige. Il balbutiait : «Ah ! Un saint homme, et divin, que ce
Géronda Jérôme ! Puissions-nous être gratifiés toujours de ses prières ! J’étais auprès de lui,
comme il me parlait, et tout, absolument tout ce qu’il me disait, était en tout point exact et vrai.
Il voyait tout ce qui me troublait, et dans sa clairvoyance, savait tout ce que je pensais».
L’on frappait à la porte encore. «J’y vais, Géronda, lançait déjà, toujours alerte, la
Gérondissa. Ce doit être Hélène ; ou bien Vassa, laquelle sera sans doute venue pour les
vêpres...» «Non, non... repartit l’Ancien doucement. Il se peut que ce soit Sotiria, la jeune fille qui
eût tant voulu devenir moniale. Ouvre vite. Son amie est avec elle aussi». Eupraxie courut à
l’entrée. Elle revint ébahie. L’Ancien avait deviné juste. Sotiria était là, avec une jeune fille, tout
comme il l’avait prédit... Etait-il donc un ange, le saint Géronda, pour savoir qui vous étiez,
avant même que vous n’eussiez passé son seuil ?
Elles étaient toutes trempées de pluie. Venues avec l’orage, elles avaient en caïque
essuyé la tempête. Surpris en mer, pauvre rafiot, par le gros grain, il semblait ivre fou, ballotté
par l’écume, suspendu sur les crêtes. Pâles et morts déjà de terreur, les passagers s’étaient agacés
de les voir seules sereines, à quelque juvénile inconscience imputant l’effet d’une étrange
assurance. Non, elles ne s’étaient pas inquiétées. Le bateau pouvait bien couler, il ne leur
arriverait rien. Tous ailleurs ignoraient qu’ils fussent en péril, le Géronda, lui, savait. A n’en pas
douter, il intercédait pour eux. De cela, elles possédaient la certitude. Ne le voyaient-elles pas
comme sourire au-dessus des vagues ? Et son doux sourire, semblait-il, disait : «N’ayez crainte,
mes enfants aimées. Voyez, je suis avec vous».
C’était bien cela. De son enfantin sourire, il les accueillait. «Vous n’avez donc pas eu
peur ?» Elles hochaient la tête. «Non, Géronda, par vos prières !» «Ne craignez pas, reprit-il.
Venues par grosse mer, vous vous en retournerez par grand beau soleil». Elles ne répondirent
pas. Le temps, pour l’heure, demeurait menaçant.
Sotiria du reste, n’avait guère paru écouter ces paroles. Elle semblait plutôt triste. En
elle affleurait cette crainte qu’elle n’eût peiné l’Ancien. Avec quelle affliction, songeait-elle,
devait-il constater qu’elle ne parvenait à rien de ce qu’il lui mandait de mettre en pratique.
N’allait-il pas la recevoir à présent forcé ? A moins qu’il ne l’aimât malgré tout quelque peu ?
Et voilà qu’il la recevait avec plus de chaleur encore que de coutume. A telle
extrémité, qu’elle eût voulu en pleurer. Avec quelle douceur, quelle affection redoublée lui
parlait-il à l’instant ! Son ton était celui de la plus douce prévenance, dont résonnaient à son
coeur les notes inconnues, les accents déchirants de rhapsodie inouïe. «Jeune fille, disait-il, tu as
bien fait de venir. Nous t’attendions, sais-tu ? Comme nous t’aimons ! A te voir, il nous semble
regarder un ange... Mais ta santé, comment va-t-elle ? Ton petit coeur ? Tes bronches malades ?»
Sotiria, comme au sortir d’un rêve, s’ébahissait. Il lui semblait qu’elle n’avait rien dit
à personne pourtant de cette grippe mauvaise qui l’avait contrainte de demeurer deux longs jours
alitée, cependant que des bouffées d’angoisse accéléraient son coeur... L’Ancien posait sur elle
un regard si profond, longtemps insistant, empli tout d’une infinie tendresse. Etait-il possible
qu’il ne sût pas ? Dieu, dans sa prière, lui révélait-il ces choses mêmes ? «Tu vas mieux ? Ah !
Comme tu me vois heureux ! Et ton frère, comment est-il ?»
Malade gravement, ce frère. Comment savait-il ? La veille,
justement, il avait dû subitement entrer en clinique.
Sous la question transparaissait l’angoisse non feinte du
père. Mais d’où lui venait semblable sollicitude ? D’où, cette compassion
tendrement émue de l’unique ami vrai ? Comme s’il se fût pris soudain,
à l’annonce de ce mal brutal, à vivre en son être identique inquiétude,
chagrin tout pareil dont en son coeur saignait celui-là même sur qui
désemparé s’abattait, si lourde, l’épreuve.
Cela eût plutôt apeuré Sotiria. Ce n’était plus l’Ancien, mais bien l’Esprit qui parlait
par sa bouche. Que le Géronda fût saint, nul dorénavant n’en pouvait plus douter. A son saint,
par lui rendu clairvoyant, Dieu avait octroyé ce don de double vue, de lumineuse diorasis. Comme
le Seigneur sonde les reins et les coeurs, lui désormais savait lire dans les coeurs, possédant le
très rare discernement des pensées, dès l’abord percevant tous les états d’âmes, toutes les
tristesses. Aussi les pèlerins venus le visiter demeuraient-ils sans voix, frappés de ce que ses
propos prévinssent non tant les questions, que les pensers brouillés de leurs coeurs, -ces
affections obscures qu’eux-mêmes n’avaient à cette heure encore ni remontées au jour, ni
clairement énoncées en esprit... Quoi d’étonnant dès lors à ce qu’il émît toujours les solutions les
plus justes, à ce qu’il leur découvrît, avant même qu’ils n’ouvrissent la bouche, jusqu’aux péchés
qu’ils eussent voulu confesser, leur épargnant ainsi la honte d’un aveu peu glorieux.
Qu’il était bon le Géronda ! Et Dieu, par là sans doute, récompensait-il sa bonté,
comme ses labeurs aussi. Car l’Ancien, pour plaire au Seigneur, avait tout fait. Persévérant dans
l’ascèse, patientant dans les tribulations, aux hommes témoignant sa douceur, tissue d’humilité, à
Dieu son amour, dévorant plus qu’un feu. Qu’il devait être haut, l’Ancien, si haut... Peut-être
même savait-il l’avenir, possédait-il le don de clairvoyance ? Peut-être l’Esprit Saint le faisait-il
prophétiser ?...
La jeune fille eût tant voulu savoir. «Géronda, supplia-t-elle, je vous en prie... Qui
vous a parlé, dites-moi, de mon frère ? Hier au juste, il est tombé malade soudain. Nul ne le sait
pourtant, fussent mes amis. Mais vous, mon Géronda, d’où le savez-vous ?»
A l’affleurement du visage, le bel encadré des traits se fit comme sévère : «Ne veuille
pas, jeune fille, sonder jusqu’à ces choses. J’ai su, voilà tout, que ton frère était malade. Il ne sied
pas de chercher à davantage en apprendre. En tout état de cause, chassez votre affliction. Il est
malade, certes, mais c’est pour son bien que Dieu l’a de la sorte permis. Bientôt il guérira... Mais
toi, jeune fille, tu t’attristes pour quelque autre motif encore. Que t’arrive-t-il ? J’ai eu, tous ces
jours-ci, l’insistante pensée que tu avais un chagrin... Oui, cette pensée m’a tourmenté, que tu
avais quelque chose de tel. J’ai prié Dieu, et dans ma prière disais : «Prends cette enfant, mon
Dieu, par la main, et mène-la jusqu’à moi. Que je voie seulement ce qu’il en est...»
Sotiria n’objectait mot. Qu’eût-elle répondu ? Qu’ajouter à ce qui dénotait un accès
manifeste à la connaissance des choses que les hommes ne savent pas ? Le saint, c’était clair, -
Sotiria le voyait- détenait les arcanes d’un mystérieux savoir, dont elle n’était pas seulement
l’initiée. Par la grâce de Dieu, lorsqu’Il le lui permettait, il lui était donné, comme en un livre, de
lire à même les replis les plus cachés du coeur. Qu’il était humble pourtant ! Son humilité
rejoignait celle de l’Apôtre : «Pour ta gloire, Seigneur, non pour la nôtre».
Il savait que ce don lui venait de Dieu, aux temps seuls où Dieu le voulait. Jamais il
ne se fût attribué ce qui ne lui appartenait point en propre. «Pour toi, jeune fille, ce que nous
pouvons, nous le faisons ; et ce que nous ne faisons pas, ce n’est pas que nous ne le voulions,
mais que les données de fait en ce cas nous dépassent, ou du moins, nous échappent, et que
nous n’en avons pas, quant à nous pécheurs, l’exacte perception. Toi pourtant, ne te décourage
surtout pas. Tu es triste de ce que tu ne parviens guère à vivre comme il serait, tu le sais, agréable
à Dieu. Triste aussi de ce que tu n’as nulle intelligence des divins mystères. Mais prends un peu
patience. Le temps viendra où jaillira la connaissance. Lors, quand elle te sera donnée, tu saisiras
les divins mystères, puis, pour partie, l’amour incommensurable et suave de Dieu, comme les
relations aussi qui, invisiblement, unissent les choses. Et ce sera purement, pour lors, que tu
discerneras tout. Oui, plus tard... Et tu te souviendras de moi...»
Un instant il se tut. La jeune fille doucement sanglotait. «Jeune fille, murmura-t-il,
depuis longtemps déjà, je t’attendais... Tout lundi, je t’ai attendue...»
Elle se troubla. Cela même était vrai. Elle s’était décidée, d’abord, à venir ce lundi.
Mais son amie avait souhaité qu’elle remît leur voyage à ce vendredi. Elle avait donc différé la
date du départ, de tout cela, bien sûr, ne soufflant rien à personne. Et pourtant... de ce détail,
comme de tout le reste, l’Ancien, mystérieusement, avait eu connaissance. «Oui, insistait-il, la
pensée me disait que Sotiria viendrait. Lorsqu’on frappait, je disais : «Moniale, ce sera la jeune
fille peut-être ?» Et toi, tu tardais à venir. Ce n’est pas que je veuille que tu viennes à toute force.
Je ne veux pas te fatiguer, ni t’empêcher de mener à bien ton ouvrage. Mais je serais triste que tu
ne viennes pas».
Qu’il était humble le Géronda ! Et combien délicat ! Voici qu’il craignait, à présent,
d’importuner les êtres !
La jeune fille baissa les yeux. Elle s’en voulait d’avoir pu causer à l’Ancien quelque
tristesse. Qu’elle avait été légère de différer ainsi la date ! Et elle n’en avait eu ni peine ni
remords ?
«Aujourd’hui encore, entendit-elle poursuivre doucement l’Ancien, oui, je t’ai
attendue. Je croyais que tu viendrais plus tôt...»
Car ce jour d’aujjourd’hui même, elles avaient tardé encore à venir. Elles n’étaient
pas aussitôt montées à l’ermitage ; mais, du débarcadère, s’étaient rendues au monastère de
Saint-Nectaire d’abord, voulant vénérer la tombe du thaumaturge... Elles n’avaient rien dit
pourtant. Mais cela aussi, le Géronda l’avait deviné. Il en semblait contrarié. «Ce n’était pas le
jour, s’expliqua-t-il. Aujourd’hui, pour la fête, il y avait foule, là-bas, au monastère. Ce n’est pas
d’une future moniale que d’aller ainsi se montrer dans le monde. Il est tant d’autres jours, où ces
lieux sont déserts... Ah, hésychia, hésychia !... Toi donc, continue d’aimer, de chérir en secret
l’habit monastique, et, durant ce temps, progresse. N’aie nul souci de ce que tes parents
s’opposent à ton désir profond de devenir moniale. Ce n’est pas que les parents désirent le
mariage, mais que le plus souvent, ils le favorisent, voulant voir leur enfant à l’abri du besoin. Ils
songent au temps où ils s’en iront eux-mêmes d’ici... C’est pourquoi tu te trouves devoir livrer à
présent contre eux cette lutte...»
Une pensée effleura Sotiria : «Si je confiais ces choses à mes parents, ma pauvre
mère me dirait sans doute : «J’avais raison, tu le vois, de penser que c’était bien l’Ancien, le
Géronda qui te poussait ». L’Ancien pourtant, au même instant se tourna vers elle : «Non, ne dis
pas aux tiens ce que je t’explique ici. Et si ta mère t’interroge, qu’elle te demande : «Qu’a dit le
Géronda ?» toi, réponds seulement : «Mais, ce que disent tous les pappas !» Faute de quoi, ils te
feraient des reproches qui te causeraient du mal».
Il se tournait maintenant vers l’autre jeune fille. Elle aussi voulait devenir moniale.
L’entretien toutefois ne dura guère. Elle se devait de repartir vite.
Elle prenait déjà congé de l’Ancien. A peine avait-il eu le temps de se familiariser un
peu avec elle. Mais il avait su saisir, répandu sur ses traits, le reflet de son âme. Et lorsqu’elle se
fut en allée : «Sur le visage de ton amie, confia-t-il à Sotiria, j’ai vu la moniale. Dès à présent
même, elle est moniale ; son coeur est celui d’une moniale. Certains vivent au désert, luttant avec
leurs passions. Et fussent-ils moines depuis de longues années, dans leur coeur, néanmoins, ils
n’ont atteint à rien. Mais d’autres, demeurant dans le monde, ont au-dedans d’eux transporté le
désert. Oui, sur ce visage, j’ai lu, comme peintes, ces choses. Et nul, vois-tu, nul ne peut la
comprendre. A tous, elle paraît une étrangère. Toi cependant, dis-lui d’être sans crainte. Qu’elle
ne craigne pas de mourir avant que d’être devenue moniale. Moniale, elle sera. Il suffit qu’en
esprit elle se considère telle, et que se regardant ainsi, elle demande à Dieu de l’en rendre digne».
Le Géronda fit ici une pause. Puis, traitant d’autres matières, il prit auprès de Sotiria
des nouvelles de son chef, qu’il n’avait jamais vu. Craignant de l’accabler d’inutiles détails, et
songeant à lui éviter toute perte d’un temps précieux, elle fit, en passant, une réponse évasive :
«Mon patron ?... Bien, Géronda». Lui cependant, comme fâché, fronça les sourcils : «Comment
peut-il aller bien, environné de gens qui tout autour de lui intrigent, creusant des fosses, pour l’y
faire tomber ? Un jour, vois-tu, que je priais pour lui, la pensée m’est venue que ses collègues à
son encontre menaient une guerre sourde...»
Comment faisait l’Ancien ? Qu’il priât un instant pour une âme inconnue de lui, le
Seigneur, sur-le-champ, lui révélait tout de celui dont il témoignait ainsi souci...
«Mais toi, reprit-il, tu lui diras : Je vais voir, parfois, un pappas d’Anatolie. Lui, qui
sait la rude lutte que vous menez, me fait dire de vous inciter à tenir bon malgré tout. Peut-être
pourriez-vous prier parfois ? Dire, en toute simplicité de coeur : « C’est toi, mon Dieu, qui m’a
voulu mettre ici, tel un régisseur. Fidèle, je fais ce que je peux. Toi donc, mon Dieu, viens et me
secoures. Qu’advienne ce que tu veux ». Qu’il tâche, - recommande-le-lui-, de supporter
l’épreuve. Et Dieu changera les choses. Regarde Paul l’Apôtre : Il a tant supporté... Jusqu’à
l’emprisonnement ; et tant d’autres tribulations, tant d’épreuves plus grandes, plus dures encore.
Vois pourtant : Il n’a pas plié».
Quand la jeune fille, un peu plus tard, transmit à son patron les paroles de l’Ancien,
elle vit ses yeux se mouiller de larmes. Il balbutia : «Que dis-tu là ? Mais cet homme est donc
saint ! Je n’ai pu dormir de la nuit. J’étais résolu à démissionner».
Ce même jour béni où l’Ancien, à l’ermitage, chargeait Sotiria de ce message de
consolation, il continuait de montrer sa clairvoyance étrange, cette fois sonnant en prophétie.
Reprenant cet air mystérieux, lequel en pareil cas lui était coutumier : «Sais-tu, dit-il, jeune fille,
sais-tu ce que me dit la pensée ? Il se peut que l’on te fasse don, plus tard, de vingt ou trente
mille drachmes. Il te faudra les prendre. Tu ne devras pas refuser cet argent».
Ces paroles étonnèrent fort la jeune fille : elle n’attendait nul argent de qui que ce fût
-comme il n’était non plus nulle raison que parent ou ami, quelqu’un enfin, lui donnât quelque
chose.
Il fallait à présent que Sotiria s’en aille. «Va, dit le Géronda, va vite, il se fait tard. Tu
manquerais le bateau. Le Christ, la Panaghia, la Toute Sainte avec toi...»
Elle courut au vieux débarcadère. Le soleil avait reparu, la mer brillait, calme et
tranquille. Tout semblait là paisible, comme en ces temps anciens où, pétrifiées par la voix divine
-«Silence !» avait-elle enjoint- les flots soudain s’étaient tus, soumis au Seigneur, cependant qu’un
grand calme descendait sur les eaux. Sotiria s’embarquait, lorsqu’à cette heure elle se souvint :
«Venues par grosse mer, proférait l’Ancien dans un sourire, c’est avec le soleil que vous
repartirez». Mais devant le ciel plombé demeuré menaçant, elle n’avait pourtant pas, sur le
moment, ajouté foi à ces paroles. A présent seulement, elle comprenait : la prière du Géronda
avait ce pouvoir aussi de calmer vents et mer... Au fond d’elle, en secret, elle remercia son
Ancien...
Rentrée chez elle, Sotiria ne pouvait oublier, surprenante, la prédiction. Longtemps
elle attendit, guettant quelque héritage. Une semaine, deux semaines, des mois passèrent. Rien de
tel pourtant n’advint. Une pensée pernicieusement l’assaillit : «Tout ce que m’a prédit le
Géronda jusqu’ici m’est bien advenu. Pour l’héritage pourtant, son intuition l’aura du moins
trompé. Peut-être n’est-il pas prophète après tout ? Et par le fait, n’est-il pas homme comme
nous ?»
Cinq ans s’écoulèrent. Sotiria maintenant avait tout-à-fait oublié –lorsqu’en mai de
l’année 1971, elle fit l’une de ces rencontres qui eussent pu lui paraître le fruit d’abord du plus
grand des hasards. Il s’agissait là d’une dame que jamais auparavant elle n’avait de ses yeux vue.
C’était une femme entre deux âges, laquelle, très fortunée, désirait léguer un terrain d’entre ses
biens. Elle en cèderait la moitié à l’un des siens, l’autre à quelqu’un d’inconnu à qui cela pût être
d’un grand profit. Cette pensée, depuis cinq années, la tourmentait. Cinq années durant, sans
qu’elle en eût rien dit à personne, elle s’était, perplexe, demandé à qui elle eût pu octroyer ce
don. C’est alors qu’elle avait aperçu Sotiria. Et bien que, sans lui prêter attention d’abord, elle
s’en fût repartie avant que d’avoir rien pu apprendre à son sujet, sa pensée pourtant, le soir de ce
même jour, sans cesse la ramenait vers elle. De sorte que, bien qu’il n’y eût à cela nulle espèce de
raison, elle ne put, cette nuit trouver un instant le sommeil. Plus elle s’employait à en chasser
l’image, plus revenait la frêle jeune fille, en son évanescente épure. Elle s’endormit enfin, mais ce
fut pour la voir encore habiter ses rêves. Elle s’éveilla, se rendormit : La même chose à nouveau
se répéta. Elle s’avisa, pour finir, d’un nouveau parti : Elle retournerait au lieu de la rencontre
demander son nom et son adresse... C’est ainsi qu’elle l’avait revue, puis, bientôt, lui avait
expliqué son fait. Poliment, Sotiria avait refusé le don. Mais elle aurait plaisir à revoir la noble
dame. Celle-ci toutefois insistait. «Je ne sais qu’une chose, répétait-elle, c’est que ce qui s’est
passé ce jour ne venait pas de moi. Je te mettrai donc sur mon testament, en place d’héritière.
Tu en feras ce que tu voudras».
Elles s’étaient revues quelquefois ; mais plus jamais n’avaient abordé ce sujet. Cette
même dame, quelques mois plus tard, appelait Sotiria. Elle l’invitait dans une pâtisserie. «Ecoute,
lui dit-elle, j’ai changé d’avis. J’ai vendu mon terrain ; sur cette somme, j’ai prélevé vingt cinq
mille drachmes, que j’ai déposées à la banque, en sorte de pourvoir aux frais divers de mon
enterrement. Mais, hormis une certaine somme encore, pour une filleule que j’ai baptisée, le
reste est pour toi : Trente mille drachmes. Je les ai là, sur moi. Mange tes gâteaux. Ensuite de
quoi, nous irons les placer à la banque».
A ces mots, «trente mille drachmes», Sotiria, brusquement,
se souvint du Géronda. Son Géronda !... Et cette pensée lui fit étouffer
un profond soupir, comme à une maman songeant à son enfant perdu,
comme à un enfant qui soudain, se souvient de sa maman perdue.
Et voici, tout-à-coup, qu’elle consentait à recevoir sa part.
«Merci, lui dit-elle, oui, j’accepte. C’est à présent un devoir
d’obéissance...»
A la femme, elle conta son histoire. Elle lui parla de l’Ancien, lui remit sa
photographie. La dame prit le portrait qu’elle mit dans sa maison. Et de ce jour, elle aima le saint
dont, telle une icône, elle vénérait l’image.
Ce jour-là, et pour la première fois après un si long temps, la jeune fille, fortement,
comme vivante, ressentit la présence de l’Ancien. Las ! Il n’était plus désormais de ce monde
d’exilés... Radieux dans la splendeur des saints, avec eux ensemble sous la lumière sans déclin, il
goûtait à l’ineffable vision de la face de Dieu... Comme elle le sentait pourtant, à côtés toujours
intercédant pour elle, comme d’un manteau la couvrant de sa sainte prière !
De ce qu’il lui disait autrefois, par bribes elle se ressouvenait. Maintenant seulement
le voile se déchirait... Maintenant seulement elle percevait... Maintenant elle pleurait son pardon
de tant d’aveugle incrédulité. Pas un jour il n’avait donc manqué, en pensée, de vivre les
prémisses de la céleste vie ! Le Royaume, à l’avance, habitait son coeur de saint. Qu’il eût aimé
faire goûter à sa fille aussi cette réalité une de ce monde d’en-haut ! Petite encore, elle ne pouvait
lors éprouver la force indéfectible –l’infaillible, l’inentamable certitude. «N’as-tu point eu
conscience, jamais, murmurait-il, que véritablement existe cette vie plus haute
incomparablement ? -La vie spirituelle, laquelle est éternelle ? Ne sais-tu quel mal recèle le péché,
à quels gouffres il s’abouche -cloaques d’abomination ? Combien il est haine de Dieu, combien il
sépare de Lui, de sa lumière, de sa grâce ?»
Il semblait que la mort même n’eût plus pour lui de mystère. Et par-delà la vie, par-
delà la mort, l’on eût dit qu’il savait ce qu’il en advenait des êtres.
«Tout à l’heure, poursuivait-il, j’ai dit à ce jeune homme qu’il était à craindre qu’il ne
revoie point sa mère, dans l’autre monde, là-haut. Elle doit être en un lieu tellement plus beau,
tellement plus haut qu’il ne sera peut-être. Trésor sacré, relique que cette femme !»
Percevant les mystères d’au-delà de la mort, il savait ceux aussi d’en deçà la
naissance. «Tu évoquais cette femme, continuait-il, qui récemment avorta. Or l’âme du bébé plus
tard accablera son âme, si dès maintenant elle ne se confesse pas, si dès à présent elle ne
communie pas. Tout comme il serait bon qu’elle fût marraine aussi ; et, qu’à l’heure de son
baptême, lorsque sur les fonds elle tiendra l’enfant, de l’intime d’elle-même elle s’afflige, disant :
«Oh, dans ta grande miséricorde, Seigneur, pardonne-moi ! Et ce nom que je donne à cet enfant
d’une autre, donne-le, je t’en prie, dès aujourd’hui au mien !»
Le starets ici baissa la voix : «Vois-tu, jeune fille, la vie de cet enfant, sans doute,
n’eût pas été spirituelle... C’est pourquoi Dieu a permis qu’il mourût... Si sa vie eût dû lui être
agréable, Dieu eût empêché ce mal. Dieu nous laisse cette vie pour nous corriger. En sorte que
nous n’ayons pas dans l’autre monde à porter un poids trop lourd. Il prend avec lui ceux qui
sont prêts déjà, ou ceux à l’inverse qui ne se fussent pas amendés».
L’Ancien soupira. Ses sourcils se froncèrent, sa mine parut plus sévère. «D’autres,
dit-il, sont venus encore ; entre lesquels un vieux couple». Longtemps demeurés sans enfant, ils
avaient à la fin résolu d’adopter une très petite fille. Grandie maintenant, elle révélait un naturel
mauvais, par sa dureté tourmentant ses parents. A bout d’expédients, ils s’en étaient venus
trouver le Géronda. Or, quelle n’avait été leur surprise, lorsque, lui ayant fait part de leur
douleur, ils virent qu’il ne les plaignait seulement pas ! Loin de là, il leur adressait des reproches :
«Mais non, protesta-t-il. Elle ne vous en a pas fait assez encore ! Elle eût dû vous rompre les os
même !» Ils écoutaient, hébétés et stupides.
Etait-ce là le saint Géronda qui leur parlait ainsi ? Il poursuivit sans trouble : «Quand
Dieu vous fit don d’un enfant, -le vôtre, votre bien propre- vous n’en avez pas voulu, et vous
l’avez tué. Comment voulez-vous qu’à présent avec vous se comportât l’enfant d’un étranger ?
Tout cela n’est en rien sa faute. Ce n’est pas cette enfant qui toujours vous tourmente, mais bien
votre péché». Cette révélation les confondit de stupeur. Ils pleurèrent à l’entendre. C’était là
pourtant l’absolue vérité. Ils étaient biens les auteurs de ce péché qu’ils confessaient enfin, l’âme
contrite et meurtrie. Mais l’Ancien, déjà, après le vinaigre appliquait le baume. Il promettait : «A
présent, dit-il, nous supplierons le Seigneur, que par compassion pour vous, il transforme votre
fille». Ils s’en furent, soulagés, reprenant la route qui les ramenait chez eux. Ils arrivèrent,
escomptant trouver leur accueil ordinaire -les cris sournois et méchants, et, sur l’enfantine figure,
l’air farouche et furieux. Contre leur attente pourtant, ce qui advint fut tout autre : sur les traits
changés, comme rassérénés, les yeux même avaient pris l’expression d’une étonnante douceur,
un air de quasi bonté : «Tout aujourd’hui, dit-elle, cependant que j’étais seule, j’ai réfléchi. Et j’ai
pensé : Pourquoi trois êtres continueraient-ils de vivre ainsi côte à côte, sans s’aimer d’amour
vrai ? Que n’essaierais-je pas de me changer tant soit peu ? Nous n’en vivrions que mieux,
assurément». Transportés, les parents eussent voulu, dans leur joie, sur l’heure courir chez
l’Ancien, sans plus attendre, lui exprimer leur reconnaissance. De ne le pouvoir les attristait à
l’excès. Le Géronda ne les avait-il pas délivrés enfin, de la culpabilité redoutable qui depuis si
longtemps pesait sur eux, inexorablement -par là leur témoignant qu’il n’était de péché que la
prière, la contrition, la pénitence n’effaçât ? Rendant gloire à Dieu, ils réservèrent à plus tard de
venir remercier l’Ancien, ce à quoi ils ne manquèrent pas.
Le Géronda achevait à présent cette histoire, dont il avait entrepris pour Sotiria le
récit. Il se pencha vers elle : «Ah, les parents, murmura-t-il, ils ne savent pas, malheureux, quels
comptes ils se devront pour leurs enfants de rendre, inéluctablement... Il est venu une femme
encore. Sa prière et sa foi l’ont quant à elle sauvée. Elle savait bien, elle, qu’au jour de
l’avènement du Seigneur, il lui faudrait montrer ou son fils sauvé, ou ses genoux usés par la
prière...» C’était un fils perdu, corrompu d’emblée par d’exécrables fréquentations, et qui, par la
suite, avait, qui plus est, pris goût au jeu. Elle, cependant, ne cessait pour lui ses suppliques. A
présent toutefois, elle n’avait nul espoir. Aussi s’en venait-elle trouver le Géronda, lui demander
ses prières. «Allons, dit-il, ne désespère pas. Dans six mois, tu verras, tu reviendras. Tu seras
dans la joie. Tu m’annonceras le mariage de ton fils et d’une jeune fille de coeur. Il aura oublié le
jeu. Il aura laissé son ancienne vie. Le jour où tu viendras me dire tout cela, ta bru sera déjà
enceinte. Et son fils sera pour ta consolation».
Rassérénée, elle s’en était retournée. Mais, voici qu’au fond d’elle, quelque chose
doutait. Comment ces enivrantes paroles -fussent-elles d’un saint starets- pouvaient-elles
seulement devenir réalité ?
«Elle est revenue, dit l’Ancien. Hier. Cela fait six mois, jour pour jour. Le bonheur
l’étouffait. Dieu l’avait entendue. Il l’avait exaucée».
L’Ancien taisait la suite... «Où est le Géronda ? s’était exclamée cette femme. Où est
ce prophète, ce saint qui en tout point a prédit ce qu’il adviendrait de nous ? Que je me jette à
ses pieds, que je lui crie, lui clame ma reconnaissance...»
«Oui, soufflait l’Ancien, les enfants naissent d’un désir charnel. C’est pourquoi il est
besoin d’un combat, d’une lutte ensuite, pour effacer le péché. Lutte, en vérité, que l’éducation
des enfants. Mais parce que Dieu n’a rien fait sans sagesse, il vient en retour au secours des
parents, instillant en leur coeur l’amour de ces êtres, de ces enfants engendrés, nés de leur
propre chair, à cette fin qu’ils pussent supporter, endurer cette peine si lourde prise à leur
éducation».
Mais il était aussi des enfants rares et bénis. Dès le ventre de leur mère consacrés à
Dieu. Ceux-là ne donnaient pas de peine... De leur nombre était un prêtre, qui demeurait à
Egine. Sa mère, pour le voir, venait de Mytilène. En repartant, elle avait en chemin rencontré
l’Ancien. Elle voulut, en guise d’adieu, lui embrasser avec vénération la main.
Il l’avait un peu retenue. «Reste, ne t’enfuis pas...» «Bénis, Géronda», avait balbutié la
mère. De son air si doux, il l’avait regardée dans les yeux : «Te souviens-tu, dit-il, tandis que tu
portais ton enfant, de ce que tu as vu l’ange lumineux de Dieu ? Le Seigneur l’avait envoyé
t’annoncer cette nouvelle : Tu donnerais le jour, bientôt, à un fils». Ebahie, stupéfaite, la femme
était demeurée muette... «Oui, avait-elle bredouillé, oui, Géronda, je me souviens... Mais
comment savez-vous que j’ai en vérité vu l’ange ? Le Père Ignace, mon fils, lui-même ne le sait
pas». L’Ancien, sans répondre, continuait : «Pour ce que tu voulais, s’il te naissait un fils, qu’il
devînt prêtre du Très-Haut, pour cette raison, le Seigneur prévint ton désir. De quoi tu peux
rendre grâce encore».
La femme n’avait osé questionner davantage. S’étant éloignée, la pensée l’effleura
qu’il possédait non moins la semblance de l’ange. Tout chez lui semblait signe, émané de là-haut.
Il suffisait du constat évident et simple de son étrange existence, entre toutes unique, comme
nulle autre pourtant suggestive ; de l’impression d’impalpable mystère qu’à bouffées exhalait sa
présence faussement naïve ; de l’aperçu fugitif de ses traits, à l’estompe, où par l’effet soudain
d’un bonheur d’harmonie se fondaient, un moment blanchies, les mi-teintes, moirées d’un
monde en esquisse ; de l’écoute à l’affût embusquée de son inspiration profonde, lentement
descendant vers l’abysse d’un coeur, qui doucement pleurait ; que son pas devant lui ouvrît
soudain l’espace par sa prière sur l’heure empli tout -forte supplique infaillible, de cette certitude
tranquille à lui seul inhérente- pour qu’à l’instant s’évanouît la pesanteur pénible du monde, puis
avec elle ce sentiment implacable d’y devoir demeurer attaché, inexorablement.
Sotiria, sous la fenêtre, vit passer un novice. Dans la cellule
coulant un regard, il parut rasséréné. Son oeil avait croisé celui de son
Ancien. Paisible, il passa son chemin.
L’échange de ces regards émut Sotiria. De quoi le Géronda,
comme du reste, s’avisa. Il s’en ouvrit avec une joie secrète. «A ce jeune
moine, dit-il, vraiment il a suffi pour aujourd’hui de cela. Parce qu’il m’a
vu très fatigué, il n’a pas voulu me déranger davantage. Oui, un coup
d’oeil a suffi : nous nous sommes compris...»
Le Géronda avait cette vue, ce regard de grand transparent
aimant à se mirer aux âmes transparentes. Ces âmes entre toutes il savait
les reconnaître, sans seulement les avoir auparavant jamais vues.
L’on vit lors arriver l’un de ses fils spirituels, avec lui
menant son neveu -un grand garçon de quinze à seize ans, qui visitait
l’Ancien pour la première fois. Le Géronda, du plus loin qu’il le vit se
leva. «Ah, bienvenue, Georges, bienvenue ! Je t’aime beaucoup, sais-
tu ?» L’enfant, dans sa naïveté s’étonnait : «Mais, Géronda... Comment
m’aimeriez-vous ? Vous me connaissez depuis un instant à peine...» «Je
t’aime, s’écria plein de joie l’Ancien, pour cette vocation que tu as au
fond de toi. Qu’est-il de plus beau que de se donner tout à Dieu, que
d’être rendu digne de la sainte prêtrise ? Rien, il n’est rien de plus beau
que cela... Si... Une seule chose peut-être... la virginité. Non, plus haut
que la virginité, il n’est rien. Il n’est pas plus haut dans le ciel que la
ronde des vierges...»
Sa voix soudain fusa : «Moniale, moniale ! appela-t-il. Apporte la croix et l’étole ; que
je lise la prière pour Georges. Je suis si content d’avoir pu le connaître enfin !»
Sur la tête penchée de l’enfant, l’Ancien lut la prière, l’agrémentant de versets de son
cru. Ces mots, paroles inspirées, lui montaient droit du coeur. Il les disait avec beaucoup
d’amour, de contrition aussi ; il les disait pour l’avancement spirituel de Georges.
Il était bien des âmes encore pareilles à celles de Georges, à l’ermitage, jour après
jour, déversant leur flot. Venus de Loutraki demander à l’Ancien ses prières, des visiteurs avec
eux menaient un garçon de six à sept ans. Tous embrassèrent la droite vénérable. Mais comme le
petit s’inclinait à son tour : «Toi, mon enfant, dit-il, devenu grand, tu seras pappas». Vint l’heure,
las, de repartir. Et l’on vit, chose étrange, le starets embrasser à son tour la main du garçonnet.
«Géronda, s’étonna la Gérondissa, pourquoi cela ? - Cet enfant, redit à son intention l’Ancien -et
le ton, aux accents assurés, dénotait l’être qui de certitude sait- cet enfant, une fois grand,
deviendra pappas. Aussi lui ai-je embrassé la main».
Que de fois l’Ancien avait-il eu cet air de celui qui, de ce qu’il avance, a reçu l’exacte
assurance ! Jamais, pour les vocations, il ne se trompait ; mais il savait tout, mieux que l’appelé
lui-même. «Ce jeune homme, disait-il, pour l’heure, assurément, ne songe guère au monastère...
Cela n’est rien... Le temps viendra pourtant où, de son propre chef, il rêvera d’acquérir un
terrain, pour y édifier une skyte. C’est là peu après qu’il vivra, avec lui guidant cinq ou six autres
âmes».
A tel autre encore, le Père Jérôme quelque jour annonça qu’il serait prêtre. Et
comme lisant en un miroir, il lui prédit à l’avance sa vie entière à venir. «Toi, lui dit-il, qui tant
chéris la solitude, il te sera lors donné d’en jouir. Tu seras pappas. Tu goûteras d’abord
l’amertume du monde. Tu seras éprouvé, tu souffriras, et tu supporteras beaucoup. Mais ensuite
de cela, Dieu, pour ta rétribution, te rendra digne de tout ce que tu désires... Ah, ceci encore...
Plus tard, souviens-ten, reviens, je te le demande, ici». Et, pour ce retour marquant une date,
l’Ancien fit un décompte étonnamment précis de mois et de jours. Le jeune homme, de fait,
devint prêtre, mais bientôt oublia l’injonction de l’Ancien. Puis un jour, apprenant du journal la
funeste nouvelle de sa dormition sainte, il se prit, longtemps, à verser de bien amères larmes. Et
il allait se mettre en route pour Egine enfin, lorsque subitement il se souvint : ce temps, où si
longtemps auparavant, l’Ancien l’avait prié de revenir, était celui même du jour d’aujourd’hui. Le
pappas demeurait interdit ! Se pouvait-il seulement que, tant d’années à l’avance, le saint déjà
connût, et si exactement, l’heure marquée pour sa dormition ? Quant au restant de la prédiction,
tout en sa vie advenait au pappas selon ce que le Géronda lui avait lors annoncé.
Dieu lui avait-il donc donné cette connaissance des arcanes réservées à ses anges ?
De quoi même l’Ancien peut-être avait-il conscience, nonobstant son extrême et sublime
abaissement ?
Une autre –c’était une jeune moniale- chaque jour de ses larmes suppliait son
Seigneur, en ses prières demandant à Dieu qu’il lui indiquât quelque Ancien doté de cette vertu
très rare du vrai discernement -un saint pour tout dire, qui pût sûrement la guider. Cette lutte
qu’elle menait, de sang et de mort, ce corps à corps avec le diable, ce combat du moine l’épuisait
toute. Aussi cette pensée d’un Ancien secourable la hantait-elle, comme eût fait un unique
espoir, lequel lui eût été du moins laissé de reste encore. Et le soir, l’affliction, la peine, chaque
fois revenaient, d’une virulence accrue l’assaillant, l’empêchant de songer à rien autre, de prier
pour rien autre que ce fût. A présent, certes, souvent elle se confessait au Père Jérôme. Mais de
cette pensée toutefois, ne lui ayant soufflé mot, elle s’entêtait, chaque jour à Dieu formulant sa
demande.
L’Ancien, quelque jour la scruta ; longuement, l’air pénétrant, sur elle il garda son
regard. Puis, d’un ton vibrant lui parlant : «Moniale, moniale, lui dit-il, qu’insistes-tu ainsi dans tes
prières, et que mandes-tu davantage ? Voudrais-tu donc un ange ? Fallait-il que Dieu t’envoyât
ses anges ?»
Ne saisissant point d’abord, elle resta sans répondre. Mais, le soir venu, comme elle
s’allait mettre à ses prières, la figure et les paroles du saint, soudain lui revinrent à l’esprit :
«Voudrais-tu donc un ange ?» Des sanglots brusquement la secouèrent -les sanglots longs d’une
amère contrition. Ses larmes ne tarissaient plus...
Elle revint... Ce jour-là l’Ancien, à brûle-pourpoint l’interrogea : «Moniale... Ta mère,
comment va-t-elle ? Est-elle heureuse ? La vois-tu parfois ?» Assurément, elle ne se fut guère
attendue à semblable question... Il y avait si longtemps qu’elle ne s’était souciée de sa mère. Ne
l’avait-elle pas, du reste, confiée à sa soeur, avant que de quitter la maison de son père ? Certes,
mariée, cette soeur, pour la prière, n’avait nullement l’ardeur excessive de sa mère. Loin de là,
elle la faisait servir aux soins du ménage. La moniale ne savait rien davantage... Elle comprenait
maintenant son égoïsme. Ne s’était-elle pas dit, dès longtemps déjà : «Pour moi, je suis moniale.
Que puis-je donc pour ma mère ? Que puis-je, dans mon éloignement, dans ma pauvreté
volontaire, lui donner que ma seule prière ?» Mais elle ne s’était pas seulement enquis si sa mère
trouverait là le spirituel repos, à elle si nécessaire pour son âme. Et c’était vérité qu’elle demeurait
là recluse, au déclin de sa vie, dans la maison sans âme d’une soeur hostile. Plus de prière, plus
d’étude, plus d’église même -elle n’avait plus rien qui fût cher à son coeur. Et comment, isolée,
eût-elle couru jusqu’à l’église, quand on voulait, de plus, la voir au ménage ?
Comment l’Ancien savait-il tout cela ? Elle n’en avait rien dit pourtant. Peut-être au
fond ne savait-il pas ? Quelle preuve détenait-elle d’ailleurs du contraire ? Elle tenta de nier,
soutenant que tout allait là-bas pour le mieux. Le Géronda prit soudain l’air sévère : «Non,
moniale, ta mère n’est pas heureuse. De tout ce qu’elle aimait, la voici privée. Il faut donc que je
gronde ta soeur, pour l’empêcher de toujours crier. Il te faut lors la reprendre, et la faire, elle
aussi, moniale. Qu’elle ne s’endorme pas qu’elle ne le soit devenue. Tu l’installeras dans ta cellule
avec toi. Pour toi, l’on te fera grand schème. L’on te donnera nom Xénie. Oui, Xénie sera ton
nom. Pour ce que tu es, depuis l’enfance même, comme étrangère à tous, et que tous aussi te
sont étrangers. Nul jamais ne t’a comprise... Fais donc à présent ta mère moniale. Plus tard,
lorsqu’elle s’endormira, de ta cellule tu feras une église. Sous la dalle, tu auras apprêté sa tombe.
C’est là que tu l’enterreras. Et plus tard encore, tu l’iras là rejoindre. Oui, c’est à ses côtés qu’à
ton tour l’on t’étendra, auprès d’elle que l’on t’allongera.. Mais tu feras d’abord selon que je te
l’aurai dit, et tu verras bientôt combien Dieu t’aidera».
La moniale ébahie demeurait sans voix. Comment l’Ancien pouvait-il à ce degré, à
cette puissance supérieure, posséder l’intelligence de ces mystères insondables que Dieu le
Seigneur seul perçoit ? Qui en vérité eût-il de la sorte su parler de sa mère, comme s’il eût
toujours vécu en sa maison ?
De fait, tout, peu après, s’était mis à advenir selon que l’avait prédit le saint. Comme
si les choses, Dieu aidant, s’étaient faites d’elles-mêmes, ou par les prières bien plutôt de
l’Ancien. Et s’il y avait eu larmes, ou difficultés parfois, c’était désormais passé, oublié. Sa mère,
devenue moniale, avait pris nom Hiéronimia. A la mémoire du saint Père Jérôme...
Il vint quelque jour les visiter en leur lointaine cellule. A les voir habiter quartier si
démuni, auquel ne se pouvait reconnaître fût-ce le mérite précieux de l’isolement, il ne put
réprimer une grimace désappointée. «Mon Dieu, comment ? C’est donc ici que vous vivez ? Le
péché, certes, est partout ; mais il sourd en de certains endroits plus tangiblement encore... Mais
je suis heureux pourtant d’avoir vu ces lieux où vous demeurez».
Se tournant vers la moniale : «N’oublie pas... Ta cellule, fais-en une église». Elle
s’enquit : «Où cela, Géronda ? Les ouvriers qui ont bâti l’ermitage m’ont promis certes de
construire une église...» «Non, non..., coupa l’Ancien. Eux veulent l’élever en contrebas, dans
l’angle formé par le terrain». C’était là précisément ce qu’ils avaient dit à la moniale. «Oui,
Géronda, c’est là, en effet, qu’ils veulent l’ériger». «Non, non, reprit l’Ancien. Ce n’est pas là qu’il
faut l’édifier. C’est pourquoi je suis venu. C’est ta propre cellule qu’il faut transformer en église...
Ton église. Comment la nommeras-tu ?
- Sainte Trinité, Géronda. Et, Dieu voulant, je bâtirai non
loin une seconde église...
- Ton père..., interrompit soudain l’Ancien, comment
s’appelait-il ?
- Georges, Géronda.
- Pour moi, donc, tu feras une chose : Cette nouvelle église,
tu la voueras à saint Georges ; pour que soit célébrée la mémoire de ton
père ; parce qu’il a été digne que sa fille soit moniale...»
L’Ancien n’avait pas connu Georges, assurément. Sans le connaître pourtant, il avait
su quelle belle âme avait été la sienne. Toujours, il percevait une âme à l’estime, sans qu’il lui fût
besoin de l’habitacle charnel. L’être n’ajoutait rien à l’âme. Il lui suffisait d’un instant regarder
ceux qui se tenaient à l’entour, pour y lire au fond d’eux, par transparence en leur âme.
Une jeune femme, un autre jour, vint trouver l’Ancien de l’ermitage. Son air paisible
étonnait, un air étonnamment serein, sur tous ses traits épanché. «Quel dommage, s’écria-t-il
d’entrée, l’apercevant, que tu n’aies pas avec toi amené ton mari ! Je vois sur ton visage se
refléter sa bonté. Ah ! Que ne l’ai-je connu plus tôt ! J’en eusse fait un moine, loin de le laisser se
marier jamais ! Reviens donc avec lui, quelque prochaine fois !»
L’Ancien, déjà, traitait de questions plus personnelles. La femme bientôt, voyant un
prêtre encore inconnu lui parler de la sorte, se mit à pleurer. N’eût-on pas dit qu’il les eût
connus, elle et son mari, depuis de bien longues années ? Il n’était rien en ses paroles qui ne se
fût passé comme il le décrivait.
«Ne contredis pas ton mari, insistait-il. Et prends patience. Tu porteras bientôt un
enfant. Crois en Dieu seulement, et prie-le ardemment. Qu’est-il d’impossible à Dieu ? Une
femme n’avait pas d’enfant depuis dix-huit ans. Un jour qu’elle sortait d’ici, il se mit à grêler.
Lors, comme elle se tenait là, dehors, devant la porte : «Ah, mon Christ, soupira-t-elle, que ne
t’es-tu lassé, grain par grain, de façonner cette grêle, pour en emplir ainsi le monde ? Et depuis
tant et tant d’années que je te supplie de m’accorder un enfant, que ne t’es-tu lassé d’entendre
ma prière ? Un seul mot de toi pourtant, je le sais, et tout serait possible». Et de cette nuit
même, elle fut enceinte».
Le Géronda toutefois, loin qu’il accomplît pour tous semblables prodiges, parce qu’il
lisait dans les coeurs, sur l’instant sachant discerner lesquels étaient venus guidés par leur seul et
unique bon vouloir, lesquels avec indifférence, et lesquels dévorés de curiosité, ne pouvait lors
non plus être le même pour tous, aux uns témoignant chaleur et paternelle tendresse, devant les
autres demeurant muet.
La Gérondissa parfois s’étonnait : «Et celui-là Géronda, pourquoi ne lui as-tu rien
dit ou presque ? Il est tout de même pappas !
- Celui-là, Gérondissa, n’est pas venu demander du secours. Il voulait m’éprouver
afin de me juger. Aussi n’ai-je nullement souhaité lui parler...»
A quoi la sainte moniale s’était du reste accoutumée. N’avait-elle pas mille fois de
son fait constaté, et expérimenté, que l’Ancien lisait à même les âmes, scrutant les bonnes ou les
mauvaises pensées ? Elle avait quelque jour vu venir une moniale, qu’accompagnait sa soeur.
Pour voir le Père Jérôme, disait-elle. Or la jeune soeur, avisant à l’entrée les belles figues renflées
du gros arbre noueux dont, face au mur aveuglément blanc de l’ermitage, s’étendait la ramure :
«Ah ! songea-t-elle, assaillie par l’envie, si l’on nous donnait du moins une poignée de ces figues !
Mais, bah ! il ne faut pas compter que l’on voudra seulement nous rafraîchir !» Puis elle était
entrée sans plus songer à cette mauvaise pensée qui, l’espace d’un instant, avait investi son âme.
Mais voici que l’Ancien, lorsqu’ elle s’approcha, d’emblée se tourna vers elle. «Ces figues, lui dit-
il, que tu as vues au-dehors, ne sont pas à nous. Si elles l’avaient été, nous t’en aurions donné
pour bénédiction quelques poignées. Mais l’usage pour l’heure, vois-tu, ne nous en est pas
concédé».
Les coeurs, au regard de l’Ancien, paraissaient mis à nu. Sur eux, comme sur les
choses, il posait un regard suraigu, et de ce que l'on ne saisissait point, il lui était à lui donné la
pleine, l’entière aperception. Il regardait et déchiffrait. Et l’on eût dit, à le voir, qu’il possédait la
clef des signes, la clef du monde. Aussi, lors même que les autres croyaient non moins que lui
savoir, ils ne savaient en vérité rien. Pour ce que malades eux-mêmes, leurs sens, leurs yeux
malades gâtaient tout spectacle. Le prisme des passions en eux déformait l’univers. Tels étaient
donc les myopes, les aveugles auxquels l’Ancien rendait la vue, jusqu’à ce que du tout ils eussent
une perception plus juste. Le malheur, toutefois, voulait que la plupart, au vrai les plus atteints,
loin de s’estimer malades, à l’inverse se jugeaient assez sains pour redresser les autres, oublieux
qu’ils étaient du précepte du Christ : «Médecin, guéris-toi toi-même».
Il vint un médecin de Thessalonique. Doué pour la théologie, il faisait l'admiration
des siens. Mais à prôner toujours la rigueur -une rigueur borgne parfois- il oubliait l'économie.
Parce que l’application des canons requérait un grand discernement, les Pères avaient aussi pour
mesure donné l'économie, telle en l’intellect une deuxième pointe, comme eût été pour eux le
subtil esprit de finesse...
A l’Ancien ses amis présentèrent le jeune homme, théologien de renom déjà.
«Aujourd’hui, Géronda, est venu à vous avec nous notre ami médecin. Son nom est
Kalomiros...» «Non, coupa sans ambages l’Ancien, Kakomiros, pas Kalomiros».
La méprise du Géronda attrista les jeunes gens. Une fois dehors, ils s'excusèrent
auprès de leur ami. Il ne fallait pas, lui dirent-ils, en vouloir à l’Ancien. N’était-ce pas un homme
simple, au demeurant ? Kalomiros, l’air sceptique, écoutait ce discours. «Non, non, s’insurgea-t-
il. C’est avec raison qu’il m’a appelé Kakomiros. Tel était de fait mon patronyme d’origine. Oui,
c’est là le nom qu’avant la guerre portait ma famille. Après quoi, lui trouvant une résonance pour
le moins péjorative, j’ai pris sur moi de le modifier. Quant au reste, toutes les questions que
j’allais lui soumettre, sont demeurées lettre morte. De toutes celles que j'avais à l’esprit, le
Géronda, avant que j’en puisse formuler l’énoncé, a donné les réponses». Ses amis s’étonnèrent.
L'Ancien pouvait-il, de semblables détails, posséder une connaissance à ce point précise ? Ainsi
donc, le nom même de ceux qui venaient à lui, il ne l'ignorait pas !
Une autre fois, ce fut d’un jeune homme nommé Dimitri que l’on vint au Père
Jérôme annoncer la venue. Le même, du reste, plus tard devait devenir moine, et recevoir, avec
le schème, le beau nom de Théophane, ce que pour l’heure, il ignorait encore.
- Comment t'appelle-t-on ? s’enquit l’Ancien, le voyant entrer.
- Dimitri, Géronda.
- Et ton nom de famille ?
- Géroniko, Géronda.
- Non... ce n'est pas cela, s’étonna l’Ancien. Quelque autre
chose plutôt...
- Vous avez raison, Géronda, ce n'est pas cela. Je crois que
ce nom-là était pour nous une sorte de surnom. Notre nom d'usage
était «Sguiaras».
- Non, non, insista l’Ancien. Ni le premier, ni le second non
plus... C'était un autre nom encore...
Le jeune homme écoutait, surpris. Au Père Jérôme,
toutefois, il pardonnait volontiers de commettre une bévue. Par
politesse, il n'insista donc pas. Ils passèrent du reste à d'autres sujets.
Chose curieuse, le Géronda parlait, semblait-il, comme s'il eût eu
connaissance de tout son passé...
Ses conseils furent au jeune homme si précieux, qu’il ne
tarda guère à en éprouver le lumineux bienfait auquel, longtemps après,
il se devait d’être redevable encore.
Bien des années après –l’Ancien s'était endormi déjà- l’un de ses oncles vint quelque
jour visiter Dimitri au monastère des Météores, où il était devenu rasophore. Et pour la
première fois le voyant moine : «Sais-tu, plaisanta-t-il, qu'il n'est point étrange que tu te sois fait
moine ? Ou du moins cela ne m’a-t-il pas étonné ! C’est à cause de notre nom. Anciennement,
et ce, jusqu'à notre grand-père, nous étions une famille de pappas... Ah ! Que je te dise autre
chose encore, que tu ne sais sûrement pas. Notre nom canonique usuel, ton nom enfin, était
Pappadopoulos. Mais la guerre, vois-tu, et les hasards si divers de la vie ont contribué à générer
de curieuses anomalies, pourtant bientôt justifiées par l’usage. C’est ainsi que beaucoup,
souvent, gardèrent des surnoms, en place de leurs noms habituels».
Frappé de ce qu’il entendait, le père Théophane demeurait sans voix. Et cependant
qu’en proie à la plus vive des émotions, il semblait écouter son oncle, c’était en vérité la voix du
Géronda qui, au-dedans de lui, résonnait d’un clair écho : «Non, non... Ni le premier, ni le
second non plus... Ton nom de famille à toi, c'est un autre nom encore...»
La Grèce entière désormais ne s'étonnait plus. Le Père Jérôme, c’était un fait avéré,
depuis nombre de détails anodins jusqu’ aux vérités les plus graves, savait bien de choses. A
l'avance, il les voyait et prophétisait. C’était l'Esprit qui parlait par sa bouche...
Un jour, s’en étant venu visiter quelqu'un, il empruntait au sortir la porte du jardin,
lorsque ses traits, tout-à-coup, prirent une expression chagrine : «Ah !... Quelle tristesse ! gémit-
il. Quel grand dommage se lève, menaçant, sur ce lieu». Alors, tendant le doigt vers les
montagnes qui, ceintes de forêts, surplombaient les alentours : «Le feu, dit-il, de là-haut
descendra, emportant tout cela».
Or, cette année-là, de fait, un immense incendie, quelques mois plus tard, à l’endroit
susdit, sans que l’on sût comment, se déclara soudain qui, tout aussitôt, au loin porté par le vent,
brûla près de quarante de ces hectares désignés. Et tout fut à ce point calciné, qu’il ne resta plus
sur cette terre fût-ce un arbre, un buisson, ni même un if.
Ensuite de quoi, celle qui avait entendu l’étrange prédiction, chaque fois qu'elle
repassait en ces lieux, croyait y revoir l’Ancien. Le doigt tendu, il désignait la place, et
prophétisait.
Et cette femme, chaque fois s'émerveillait. Comment se pouvait-il que Dieu l'eût
jugée digne, elle, pécheresse, d’entendre ce voyant énoncer sa prophétie ? D’où venait-il aussi
qu’elle ne vécût plus lors que pour la garde en elle des divins préceptes, sans cesse repassant en
esprit les paroles inspirées de son Géronda très aimé ?.
Et véritablement, que ne connut-il à l'avance le très saint Ancien ? Il prédit quelque
jour qu'une grande moniale sombrerait néanmoins dans l'hérésie. Elle écrirait, disait-il, un livre
terrible. Un livre qui lui ferait encourir la condamnation divine. Un livre qui ferait beaucoup de
mal. Rédigé dans l’inepte intention de faire condamner saint Nectaire, ce présomptueux et fol
ouvrage égarerait bien des gens simples, menant à leur perte une foule d’âmes.
Nul donc ne s’étonna donc de voir peu après advenir l’événement annoncé. Le
Géronda, lui, s’était endormi. Le livre alors parut : Il y était affirmé que saint Nectaire brûlait à
jamais dans les flammes de l'Enfer. Et le malheur voulait que semblable énormité, jour après
jour, continuât de produire impression sur les âmes faibles autant que naïves...
Il fallait, pour ajouter foi à semblables sornettes, que le temps de «la grande
apostasie» fût assurément arrivé. L'Evangile avait à présent fini d’être entendu. N’avait-il pas été
prêché par toute la terre ? Ce n'était plus par cause d’ignorance que les nations le reniaient. Le
temps désormais était venu des loups, des faux-pasteurs et des faux prophètes. Les hérésies
désormais prenaient figure universelle. Celle de l'oecuménisme surtout, en elle récapitulant
toutes les hérésies passées. La fin maintenant était proche. Bientôt sonnerait l'heure fatidique ;
celle où, quand deux hommes se tiendraient sur l'aire, l’un serait pris, et l'autre en place laissé ;
où, quand deux femmes seraient aux champs, l’une serait prise, et l’autre laissée ; le temps
terrible, dès longtemps annoncé par la redoutable, la terrible Apocalypse, où il faudrait lors
courir, pour s'échapper dans les montagnes, sans retourner en arrière, en quête seulement d’un
manteau...
L’Ancien souvent, en parlant prenait un visage grave. Il se taisait ensuite, et l’on eût
dit que son âme plongeait -quelque part loin de là, loin de cet instant. Il se prenait alors à
pleurer. Les larmes, sur ses joues, roulaient, pareilles à deux fontaines, qui soudain s'y fussent
ouvertes. «Moniale, moniale..., murmura-t-il un jour, regardant Eupraxia ; un orage nous vient...
un grand, un violent orage, soufflant au-dessus de l'Eglise... Ah ! Je plains les âmes, je plains les
prêtres aussi... Je les vois jusqu'au cou plongés, dans les tentations immergés, dans les afflictions,
ainsi qu’au profond d’une mer immense... Un cataclysme effrayant nous vient... Pour nous
cependant, quoi qu'il advienne, sauvegardons la foi...»
Puis, comme en passant : «Moniale, ajouta-t-il, je t'en prie, sors un peu, qu’un
instant je me repose». Que pouvait bien éprouver de si amer en vérité l’Ancien demeuré seul, -
seul avec sa peine, son désir, son besoin, irrépressible soudain, de prier, de dire, de crier à son
Seigneur tout l’excès de sa peine de son infinie douleur ?
D’autres fois encore, il répétait soupirant : «Nous nous avançons, lors, chaque jour
vers le pire. Plus grandit l'impiété, plus il nous faut nous attendre à d’affreux événements,
comme bouleversements, guerres et catastrophes... Je crains beaucoup que de Dieu ne survienne
quelque châtiment, cataclysme ou autre fait semblable. Le mal incessamment progresse. C’est
pourquoi Dieu aussi s’apprête à nous châtier. Au point que nous en serions perdus, tous, tant
que nous sommes. Oui, si Dieu, dans les êtres, promptement n’opère un changement, voici sur
nous venir aussitôt sa colère. A moins peut-être qu'il ne se trouvât une âme, une seule pour
plaire à Dieu, le supplier d’user encore de patience... Quand mille hommes de fait marcheraient
en aveugles, qu’un seul eût la lumière, lui suffirait à les mener au port, sans qu'aucun ne se perdît.
Et si à cette heure se trouvait un homme, fût-ce un seul, qui sût l’art de plaire à Dieu, le Très-
Haut dès lors nous prenant en pitié, nous épargnerait. Mais pour ces jours mêmes, lesquels
seront terribles, il faudra néanmoins qu'ils soient abrégés eux aussi, selon qu’il est dans l'Evangile
écrit : «Car si ces jours-là n'étaient point abrégés, nulle âme ne serait sauvée. Aussi, pour les élus,
ces jours-là seront-ils abrégés...»
«Ah ! murmurait l’Ancien, quels jours mauvais traversons-nous ! Dieu puisse-t-il
avoir pitié de nous ! Loin qu'il s'irrite contre nous, que nous couvre, nous sauve et nous garde sa
miséricorde !»
Touchant la personne du moins du Géronda, la miséricorde divine jamais ne l’eût
abandonné. Il y avait si longtemps que Dieu déjà l'aimait. Si longtemps qu’il lui témoignait,
inlassablement renouvelés, des gages troublants de cet amour. Il lui avait donné de s’élever si
haut ! Jusqu’à lui accorder la prière incessante. Jusqu’à le baigner des bienfaits infinis de sa grâce.
Jusqu’à le doter des dons entre tous les plus excellents. Pour ce que les flots de l'Esprit qui
«arrosent et fécondent la création entière», sur lui avaient tôt épanché leurs charismes
ondoyants et divers.
Car c'était par l'Esprit qu'il prophétisait, par l'Esprit qu'il guérissait, par l’Esprit aussi
qu'il opérait, miraculeuses, tant de guérisons...
Et de fait, Egine possédait en lui un nouveau thaumaturge. Qui, dans l'île, n’eût pu
rapporter miracle ou guérison ? Tous, ou presque, avaient passé par ses mains. Les incurables
mêmes. Ceux aussi que les médecins, lâchement, condamnaient à mourir, le Géronda, lui, les
rendait à la vie. Il les avait, lui, guéris.
Le Géronda aimait à soigner les chairs souffrantes. Il ne voulait point que l'on n’eût
pour le corps que mépris. Le Seigneur lui-même n'avait point dédaigné de revêtir sa gloire d’une
humble chair d'homme, d’un opaque corps d'homme. Avec cette chair aussi, avec ce corps nous
ressusciterions...
Le corps, il fallait le mâter, le soumettre tout à l'âme, non point l'épuiser, au risque
d’à la fin le détruire. «Veillez, disait l’Ancien, à n’épuiser pas votre corps. Car, s'il ne vous portait
plus, comment lors auriez-vous soin seulement de votre âme ? Il nous faut subvenir à la santé du
corps, si nous voulons oeuvrer ensuite à la difficultueuse restauration de l'âme...»
Les miraculés du Père Jérôme ne se comptaient plus désormais. Eux pourtant
n'oubliaient pas, ni jamais n’oublieraient ce que l’ange d’Egine, pour eux, pour les leurs avait fait.
Pour leur Géronda, jamais, non, jusqu’au dernier souffle, ils ne cesseraient de rendre grâces à
Dieu.
D’entre eux était Charalambos. Il vint quelque jour, pour sa soeur Hélène, trouver le
Père saint. Parce qu’auprès de son oeil suintait une plaie que les médecins disaient ne pas
pouvoir guérir. A l'église de l’hôpital, l’Ancien, d’un prompt regard examina l’enfant, et de son
sûr doigté palpa l’endroit malade. Il ne fut pas longtemps à guérir la fillette. Sans l’aide des
médecins, sans intervention d’aucune sorte. Sa prière avait tout fait.
Hélène avait une soeur, Aspasie. L’Ancien guérit également Aspasie. Il avait à la
main souffert du même mal qu'elle, -un mal profond, incurable, dont seul l’avait pu guérir le
grand saint Pantéléimon, le bienheureux Anargyre, lequel, tandis qu’il gisait malade sur son lit
d’hôpital, lui était apparu, porteur d’un baume merveilleux, dont il lui avait aussi confié le secret.
C’était à ce baume ensuite, dont il usait sans cesse, qu’il devait aussi la guérison d’Aspasie.
Il savait d'autres baumes encore, des baumes en grand nombre, dont un moine de
l’Athos lui avait enseigné les vertus, lesquelles chaque fois, mystérieusement, agissaient.
On lui mena également un garçon de sept ans. Opéré du pied gauche à l’hôpital de
l'Annonciation d’Athènes, il gardait une plaie toujours purulente. C’est alors qu’entendant parler
du Géronda, et de son onguent tout extraordinaire, lequel venait à bout, disait-on, des plaies de
toute espèce, la mère du petit résolut de mener son fils à l’ermitage. Il fut là, en l’espace de
quelques jours, entièrement guéri. Le petit Nectaire n’avait jamais oublié ce bienfait. Plus tard
devenu métropolite protosyncelle de la métropole de Corinthe, il n’oubliait pourtant pas.
Comment eût-on pu oublier un saint, thaumaturge admirable ? «Jérusalem,
Jérusalem, dit le Psaume, si ma droite t’oublie...» Des saints de Dieu, Jérôme avait l’étrange
pouvoir. Il était obéi même, craint et redouté des puissances hostiles. Ne guérissait-il pas les
lunatiques, chassant jusqu’aux démons hantant les possédés ? Cela prenait du temps parfois,
coûtant bien de la peine. Mais à la lutte, au corps à corps parfois, l’Ancien tenait bon, fût-ce
contre légion. Le combat ne cessait qu’avec sa victoire.
C’est ainsi qu’on lui amena une possédée -une jeune fille de dix-sept ans, laquelle
était élève à l’école de Papayannos, étudiant la couture, lorsque le démon, soudain, l'avait
assaillie ; il était entré en elle. A bout d’expédient, l’on s’était avisé de transférer la folle quelque
part dans Egine. On l’y tenait depuis enfermée, attachée, de crainte qu'elle ne violentât
quiconque pût l’approcher, après qu’elle se fût, à maintes reprises déjà, livrée à cent sortes
d’exactions effrayantes. L’Ancien la vit, et plusieurs fois la revit. Ensuite de quoi seulement il
jugea opportune la tâche difficile d’expulser son démon.
Il incita la jeune fille à jeûner, à prier davantage. Sur quoi elle entreprit donc un
jeûne, cependant qu’il en entamait un plus austère encore, que quarante jours durant il s’imposa
de poursuivre. Et tandis que, sur sa tête, chaque matin, il lisait les exorcismes, chaque jour aussi,
il faisait à son intention célébrer la sainte liturgie.
Neuf années entières -car cela dura neuf ans- il persévéra de la sorte. Neuf années,
dont quatre du moins furent pour l’Ancien des années de martyre. Un jour enfin la malade parut
même à toute extrémité. De trois jours, de fait, elle n’était pas revenue à elle –lorsqu’au soir du
troisième jour, il y eut un léger mieux. L’Ancien venait de célébrer les vêpres. Lors, sachant que
la jeune fille désirait ardemment devenir moniale, et la voyant demi-morte étendue sur le lit, il la
fit moniale, lui conférant le grand schème. Son âme à présent pouvait s’en aller : Elle avait revêtu
l’habit tout angélique.
C’est alors qu’elle revint à elle. Chose étrange, il lui semblait ne souffrir plus de rien.
Enfin, lorsque le lendemain, elle eût reçu la communion, elle se sentit une autre. La première,
elle ne pouvait y croire. Elle ne faisait pourtant que constater l’évidence : Dieu et son saint
avaient fait ce miracle. Plus jamais ensuite, elle ne s’était ressentie des anciennes attaques de son
terrible mal. Tant que, Dieu aidant, elle était devenue l’illustre higoumène d’un grand monastère.
Lui demandait-on, lors, d’évoquer la mémoire du saint père Jérôme, la Gérondissa Maria fondait
toute en larmes.
L’on rapportait bien d’autres cas semblables, si nombreux qu’un livre entier n’eût pu
les contenir. Le souvenir même se perdait des bienfaits infinis desquels l’on devait gré au
Pappouli merveilleux d’Egine. Mais l’on savait au fond surtout une chose -que le Seigneur au vrai
devait grandement aimer et révérer son saint, pour toujours de la sorte entendre ses prières. Si
bien que, lorsqu’on allait devers l’île, glorifiant Dieu de «son très saint Géronda», et pour ce faire
contant quelques prodiges nouveaux de cet ange dans un corps, l’on ne parlait pas tant de sa
«prière» que des «miracles de sa prière» chaque fois étonnants.
Car la prière chez lui toujours était suivie d’effets tout merveilleux. L’Ancien, seul,
ne paraissait pas s’en étonner. Sans doute pensait-il que ce fût là le propre de toute prière, pour
peu qu’elle fût sincère. «Aimez la prière, disait-il. Vous ne pouvez imaginer les profits, les
bienfaits de la prière. Si, le comprenant, vous persévériez dans la prière, vous verriez de Dieu
vous échoir des merveilles, des miracles inouïs». Que de miracles en effet le Géronda n’avait-il
vus advenir, après qu’il se fût tant soit peu mis en prière ? Lui-même, disait-il, n’y était pour rien.
Il ne pouvait rien, n’étant qu’intercesseur, que simple passeur de la grâce d’en-haut. La grâce,
elle, seule avait tout pouvoir. Tant de grâce plutôt les confondait. Comme redevenu petit
enfant : «Quant à nous, balbutiait-il, tremblant, nous ne sommes rien. La grâce seulement
protège, la grâce du Seigneur Dieu. Un enfant, d’un bâton, ne peut effrayer un chameau ; mais si,
au chameau, l’ange du Seigneur fait apparaître le bâton plus grand, l’animal pour lors respecte
l’enfant».
La prière de l’Ancien pourtant n’était point si dépourvue d’efficace qu’il voulût bien
le dire. Tout au contraire. Son divin pouvoir étonnait jusqu’aux moniales des couvents d’Egine.
Dans l’un d’eux mandé pour fabriquer briques et tuiles, le Géronda, qui savait tous les arts,
enseignait aux soeurs la science même du bâtiment. Sitôt accouru, il avait, avec son frère Jean,
peiné tout le jour. Puis, à la nuit tombée, il avait entamé pièces admirables, floraison
merveilleuse, volutes aériennes -kyrielle d’entretiens spirituels, suivis à l’infini de ces poignantes
mélodies, à tort dénommées byzantines, et que peu d’harmonies au monde égalent en beauté.
Aussi, l’une après l’autre, passait-il bientôt les heures entières de la nuit, comme s’il ne se fût
aucunement ressenti de toute la fatigue écrasante du jour. Plus tard encore, à les voir tous deux
ainsi, son frère et lui, immobiles, en prière, ne bougeant fût-ce d’un membre, ne cillant du
regard, paupières mi-closes, les moniales demeuraient confondues, éperdues d’admiration. Plus
que d’un homme, infiniment, c’était d’un ange plutôt qu’avait en vérité la semblance leur père
dans les saints. De lui émanait une force, à ses côtés invinciblement attirant, tant, que l’on se
sentait mu par elle, à proférer avec lui une oraison plus pure. Et, pareille à l’encens vespéral, sa
prière, colonne de feu s’élevait, vers les hauteurs s’exhalant, jusqu’aux demeures diaprées du
Seigneur de gloire.
Comment Dieu, lors, eût-il négligé d’entendre semblable prière ? Mais à l’instant il
exauçait, soulageant toute peine, guérissant de tout mal...
A tous les maux du monde, cette prière était l’unique remède. L’Ancien du reste
n’en savait point d’autre. Lui exposait-on, dès lors, quelque cas difficile, lui soumettait-on
quelque impossible requête, lui faisait-on quelque inquiète question : «Que faire ?» demandait-on,
perdu, désemparé -toujours, sur les lèvres, il avait ce seul mot : «La prière...».
«Ah ! Géronda, soupirait-on, cette âme est si loin de l’Eglise, tu nous en vois si
tristes ; que faire ?» La réponse, invariablement, suivait : «La prière... murmurait-il, priez le
Seigneur». Et lui-même à l’instant, dans le secret du coeur, se mettait en prière. Alors, peu de
temps après, sans que nul ne comprît comment ni pourquoi, ladite âme errante entrait dans
l’Eglise.
«Ah, Géronda, venait-on se lamenter encore, cet autre n’est plus qu’un invétéré
buveur : Quand même le blâmerions-nous, quand même lui adresserions-nous les plus amers
reproches, il ne peut se déprendre désormais de son vice».
«Allons, grondait l’Ancien, ne lui reprochez plus de boire, cessez de l’importuner.
Bien mieux vaut que vous priiez Dieu qu’il voulût l’éclairer, et fît qu’il ne boive plus». Lors, le
Géronda, sans du tout en dire rien à personne, entamait ses suppliques. Or, quelque temps
après, sans que parût à la chose nulle raison, l’ivrogne, par quelque enchantement subit, devenait
sobre.
Un jeune homme, un jour, vint à l’Ancien demander qu’il bénît son départ. Ayant
trouvé, disait-il, monastère tout à sa convenance, il désirait, si l’on n’y trouvait à redire, y entrer à
jamais. Ainsi présentée, la question, du reste, portait en soi sa réponse. Que le Géronda lui
opposât quelque fin de non recevoir, le pauvre garçon n’y serait pas moins allé. Auquel cas,
qu’aller révéler au jeune homme que ce prétendu monastère n’était rien moins qu’orthodoxe, et
que n’était guère plus éclairé l’évêque qui le commandait ? L’adolescent faisait montre d’un si
naïf enthousiasme ! Ce qu’il demandait tenait à peu près en ces mots : «Père, bénis-moi, pour
que je fasse ma volonté». L’on ne prenait pas de front un être qu’enténébraient, qu’aveuglaient
ses passions... L’Ancien, dès lors, ne l’ayant point contrarié, le jeune homme voyait sa requête
approuvée. «Gloire à Dieu, songea-t-il, le starets ne m’a pas dit non». Il oubliait seulement que
l’Ancien pas davantage n’avait donné le signe d’un quelconque assentiment...
Aussi le Géronda laissa-t-il repartir le jeune homme, se
contentant de penser beaucoup à lui...
Et voici que, huit jours à peine s’étant écoulés, l’autre déjà
revenait -Détaché soudain de ce pseudo-évêque. Quant au dit
monastère, il était lui aussi tout-à-fait oublié.
Plus tard, l’homme mûri se souvint, en son temps comprenant que c’était à la prière
de l’Ancien qu’il devait ce prompt retournement encore...
Il en allait toujours ainsi. Dans les cas les plus graves, comme pour les plus
insignifiantes, les plus futiles bagatelles. L’on demandait à l’Ancien ses prières, et l’on en
percevait tangibles les effets.
Sa prière, laquelle exauçait tous les voeux, et savait en réalité
muer tous les désirs, pouvait plus encore. Elle pouvait des prodiges.
Un jour, s’adressant à l’une d’entre ses bien-aimées enfants :
«Ecoute, dit-il, que je t’avoue une chose... Une chose que je ne puis dire
aux autres pour ce qu’ils ne comprendraient pas... Ecoute : Souvent,
bien souvent, j’appelle saint Nectaire... Il vient ici, à mes côtés, auprès
de moi, et nous parlons et nous nous entretenons... Tu le peux, toi
aussi, ou du moins bientôt tu le pourras... Il suffit que tu essaies
seulement...»
Se pouvait-il que l’Ancien dès maintenant s’entretînt avec les saints du Paradis, que
dès à présent il saisît l’étrangère beauté de leur langue très rare ? Ils avaient donc en son âme élu,
pour l’avoir reconnue, l’âme de leur race, comme la leur parvenue à ce degré suréminent des
parfaits, des êtres devenus très ressemblants à Dieu ? Que n’acceptait-il, lors, cette paternité
spirituelle, dont l’on eût tant voulu le voir revêtu ? Il y avait si longtemps déjà que tous en lui
voyaient leur saint Père spirituel -Père achevé, parfait et accompli ; de la lignée même des plus
grands des Pères, de ceux qu’en Russie l’on nomme startsi, prophètes clairvoyants, merveilleux
thaumaturges, héros fous amoureux de Dieu, à chaque heure exaucés dès qu’à peine entendus.
Toujours cependant il s’était récrié. Non, soupirait-il, loin de lui la pensée qu’il en
pût être ainsi. Il fallait être saint pour sanctifier, parfait pour parfaire, pur pour purifier, éclairé
pour illuminer. Il était, lui, dans la ténèbre du péché. Comment eût-il guidé ceux qui voulaient
atteindre la nuée lumineuse ? Pour ce qu’il était la proie et l’ombre encore de la mort, il eût
égaré, plus qu’il n’eût amendé. Il était trop de prétendus, de faux, de pseudo Pères spirituels.
Ceux-là, tout-à-fait égarés eux-mêmes, ne pouvaient que séduire, détournant de la voie droite et
médiane de l’Eglise, celle, entre toutes difficile à trouver, dont l’emprunt requérait la boussole
précieuse du rare discernement. Mais l’on n’avait nul droit de tromper les fidèles. C’eût été saper
leur courage, les pousser à quitter le port, l’arche salutaire, pour ne les mieux mener qu’à leur
sûre perte. Et pourtant... De la vie d’un fidèle, l’on ne pouvait non plus rien négliger, rien du
tout mépriser... La plus intime requête, la plus obscure demande émanée d’un chrétien
nécessitait la réponse éclairée d’un être qui fût homme de Dieu. Tout détail, fût-il le plus
insignifiant, le plus vain, le plus futile, méritait l’infaillible, le sagace regard de l’homme déifié,
d’en haut illuminé. S’agissant que le quotidien fût transmué, et comme transfiguré, en un monde
tout spirituel, il ne se trouvait non plus rien qui au vrai n’importât. Quelle fausse note, dans un
concert exquis, eût-elle trouvé place et justification ? Quel artiste, pour peu que le guidât son
génie, eût sur sa toile escamoté le détail ? Mais combien plus vrai cela était-il encore de la vie
spirituelle ! Elle était l’art des arts -le plus âpre, le plus vertigineux, le plus beau, jusqu’au sublime.
Non, pas même au détail un starets se devait de n’être indifférent. Et pour chacun des fragments
de cette somme d’une vie, il fallait en son intégrité l’expérience d’une vie spirituelle. Le contre-
chant de cette harmonie autre -celle d’une vie de saint. En sorte que l’existence d’une âme
s’inscrivît en celle, archétypale, de son Père, de celui qui, dans le Christ, l’avait engendrée.
Maintenant pourtant, venait l’expérience. Ce dont ayant désormais une plus claire
aperception, l’Ancien à la fin se laissa davantage infléchir. C’était oui ; il acceptait. Il tâcherait
d’être le père, le guide spirituel de ses enfants aimés. Il s’efforcerait de se hisser à ces hauteurs où
l’on escomptait qu’il eût atteint, et ce, bien qu’il éprouvât jusqu’au vertige la crainte qu’il pût les
décevoir.
Ce n’était pas oeuvre d’indolent, au vrai, que d’exercer selon l’art, quelque paternité
spirituelle que ce fût... Il fallait pour ses enfants porter les soucis qu’ils ne pouvaient quant à eux
seulement affronter ; puis, veiller à tout, des plus infimes choses s’inquiéter. Il fallait se montrer
le plus doux, de tous les pères le plus attentif.
Ses enfants le quittaient.
Ils allaient descendre le sentier, entre les vignes sinuant
jusqu’à l’embarcadère. Du haut de la colline il se penchait, une dernière
fois leur criant : «Prenez garde ! Faites attention à ne pas glisser...»
Soucieux, son front se plissait : «Sur le bateau aussi, soyez vigilants... En
montant, comme en descendant... N’allez pas prendre froid surtout !
Savez-vous, pour chaque négligence, que vous aurez à rendre compte
aussi...» Longtemps, il était resté là surplombant la falaise. Parvenus en
bas, ils le virent, levant la tête, qui n’était plus en haut, imperceptible
presque, qu’un insigne point sombre. Et tandis que sur eux veillait sa
prière, ils devinaient encore, claquant sous le vent, les pans noirs en
volutes de sa soutane usée, et sa longue et blanche barbe flottant sur
l’air bleu.
De lui, rien n’était trop indigne. Ni le quotidien le plus terne, ni la grisaille des jours
alentis. De ses enfants, il partageait tout, il estimait tout. Pour eux, il était père et mère ensemble.
D’un père, il possédait la sollicitude, d’une mère la tendresse. N’étaient-ils pas ses enfants, «ses
entrailles», disait-il ? Oui, pour eux il avait tant d’amour... Jusqu’à épouser uniment la
configuration de leurs vies.
Sotiria revenait le trouver. Affligée, cette fois. Son frère venait de lui donner quelque
jolie robe, flanquée d’une paire d’escarpins à talons. Il lui avait fait un devoir de les accepter.
Etait-elle libre ? Son frère, toujours, choisissait pour elle. «Ces souliers, songeait-elle, je
m’arrangerai pour ne pas les mettre ; ce sera pour les jours où il me faudra aller avec eux. A
l’église heureusement, comme le reste du temps, j’aurai ma vieille paire...» L’espace d’un instant,
un doute l’effleura : «Avec le temps sûrement, je les abîmerai... Je n’aurai pas de quoi m’en
acheter de nouvelles. Faudra-t-il donc que je mette ces horribles talons ?» Tourmentée, elle ne
savait que penser. Elle résolut le lendemain de se rendre à Egine. Le Géronda saurait la consoler.
Elle n’eut seulement pas le temps de parler. L’Ancien, regardant ses chaussures, déjà
l’interrogeait : «Dis-moi, jeune fille, n’as-tu pas quelque paire plus haute que celle-ci ?»
Sotiria eût pensé pourtant le Géronda n’eût à ce qu’elle portait prêté nulle attention.
Elle balbutia quelque chose.
- Oui, Pappouli, j’en ai... Elles sont cependant trop hautes... Je ne sais si je dois les
donner, ou néanmoins les porter.
- Tu iras, dit l’Ancien, chez le cordonnier. Il t’arrangera tout cela ; il abaissera les
talons. Quant à la robe...
Elle ouvrit la bouche de stupéfaction. Elle n’avait rien dit non plus de la robe.
Comment le Géronda savait-il tout cela ?
- Pour la robe, continua-t-il, accepte de la mettre, si ta mère, à tout le moins, veut t’y
obliger. Et quand tu porterais l’habit le plus précieux, le plus cher, que tu revêtirais la plus belle
des robes, tu n’en serais pas moins en ton coeur la même personne, de semblable hypostase,
toute autre absolument que celle dont se figurent l’existence les étroits esprits niais de la sotte
galerie... Apparences que tout cela».
Sotiria fit ainsi que lui disait son Ancien. Après sa dormition
même, longtemps après, elle continuait, en son souvenir de mettre les
chaussures, et ce faisant se sentait voler quasi de joie.
Souvent à l’ermitage, elle l’avait entendu parler aux jeunes
filles. Il se préoccupait de leur mise : «Portez, disait-il, un vêtement
simple, qui de vous donne une image sérieuse. Fuyez l’impudicité,
détestez l’indécence. Point trop non plus d’accessoires, boutons
clinquants, fioritures inutiles. Ni ne vous habillez de manière vulgaire, ni
non plus de façon voyante. Bannissez le rouge. Préférez des habits
d’aspect sombre. Moquez-vous de la mode. Loin d’accorder la moindre
importance aux femmes qui s’arrangent, ne leur faites pas l’aumône d’un
regard. Et ne regardez pas les jeunes gens non plus. Voudriez-vous voir
s’ils sont beaux ? Qu’ils soient ce qu’ils veulent. Pour vous, ne faites
nulle attention à eux. Mais il ne faut pas vouloir, non plus, que l’on
puisse vous remarquer. Ne vous maquillez pas, n’arrangez pas vos
traits... Non, sur votre visage pas de maquillage. Que tout de vous soit
pur. Que tout de vous dénote le sérieux. A tout prêtez attention : à
votre démarche, à votre rire. Et ne coupez pas non plus vos cheveux.
Oui, en toute chose, soyez digne et décente. Que tout en vous respire la
décence. Regardez la Mère de Dieu, notre Théotokos. Voyez,
contemplez la pureté de sa noble icône. C’est là la vraie beauté».
Une jeune fille s’était fait teindre les cheveux : «Que ta mère n’est-elle là ! lui dit-il, la
voyant. Je lui aurais demandé comment elle a pu enfanter une fille aux cheveux teints... C’est là,
vois-tu, dénier ta nature. Un geste de Dieu, et lui l’eût fait. N’a-t-il pas créé tous les hommes,
noirs, blancs, jaunes et rouges ? Et pourtant, depuis tant d’années que tu es née, as-tu vu déjà
fût-ce deux hommes semblables ? Aussi, conserve donc l’image, la semblance que Dieu t’a voulu
donner à toi seule».
Ces propos de l’Ancien, quoi qu’en eût pu penser une âme peu clairvoyante, ne
tenaient point du discours désuet de quelque homme vieil et attardé, lequel eût méconnu les
usages naturels aux créatures terrestres, d’un égaré en défaut d’intelligence, en maniaque
obnubilé de futiles détails. Mais -et c’était là le fruit d’une lente expérience de grand spirituel- de
ces détails s’originait, inaugurale, l’âpre ascension vers la pureté. Or la pureté valait -le père
Jérôme le savait- que l’on peinât à l’acquérir. Comme le Géronda chérissait la pureté ! N’était-elle
pas vertu première, originelle parure de l’homme d’avant la chute ? Celle, qu’ayant par orgueil
déniée, il avait cru d’abord et pour jamais perdue ? N’était-ce pour nous la rendre, elle si
précieuse, et sur elle rouvrir les portes enfin du Paradis, que le Seigneur, sur terre, était descendu,
avant que de souffrir -ô malédiction !- pour elle encore sur la croix ? A sa créature déchue, à
l’homme malade, il avait restitué sa liberté d’antan : Celle, s’il voulait, de retrouver son adamique
pureté, cette pureté, qui seule le restaurait en son antique ressemblance divine. A la retrouver, il
suffisait qu’il voulût oeuvrer ; qu’il le voulût, et que de toutes ses forces il s’y vouât.
«Que votre vie, disait-il, en toute chose soit pure. L’eau, lorsqu’elle est calme et pure,
laisse en son fond voir l’épingle même qui y gît. Qu’il en soit ainsi de votre esprit à vous. Ne le
lestez pas, fût-ce de chagrins, sans fin l’alourdissant d’inutiles débris. Oui, soyez purs».
Toujours l’Ancien s’enquérait de la pureté des êtres. «Celui-ci, dites-moi, est-il pur ?
Sa bouche est-elle pure ? Boit-il du vin ? S’il en boit, sa bouche n’est pas pure. Du vin, il n’en
faut boire que très peu, pour nos faiblesses, prescrit l’Apôtre Paul, ou pour nos maladies.
L’homme ne peut boire plus qu’il n’est loisible, et cependant rester pur. Et celui-là ? Fume-t-il ?
Non ? Se met-il en colère ? Non ? Blasphème-t-il ? Non plus ? Alors, c’est un homme bon.
N’est-il pas avare non plus ? Est-il hospitalier ? En vérité, ce sont des hommes comme cela, des
hommes vertueux et bons dont vous vous devez mettre en quête. Oui, dussiez-vous même
creuser trous et labyrinthes afin de les trouver».
Mais il y avait le monde... Or c’était de ces hommes-là justement que le monde était
jaloux. Qu’y eût-il davantage que les démons pussent haïr que l’idée seulement d’hommes
redevenus purs, dans les cieux s’en allant reformer la ronde d’avant les siècles brisée -la ronde
divine des dix ordres saints et angéliques, dont eux, les démons, en chutant, avaient à
l’incomplétude voué la dixième place. Cette chaîne par orgueil perfide rompue, ils s’acharnaient
maintenant, par jalousie, à défendre que l’homme, se purifiant, ne la pût reformer, pour rétablir,
harmonieuse, l’originelle ordonnance...
Les démons brûlaient que l’homme toujours plus profond déchût. Ils l’incitaient aux
actes monstrueux. Aveugle, l’homme ne les voyait pas qui menaient le monde. Lui
qu’enténébrait une rare puissance d’aveuglement, ne percevait pas, dans la société civile de ses
frères égarés, toujours davantage allant contre nature, la pureté souillée.
L’Ancien refusait l’atteinte à la nature. Mais que les hommes restassent hommes, que
les femmes restassent femmes, c’était là son voeu. Qu’il surprît une femme à s’acquitter de
travaux d’homme, doucement il blâmait : «Ces travaux ne sont point faits pour toi, disait-il,
remets-t’en à qui de droit».
Telle de ses filles charriait un gros sac que, seule, elle acheminait à l’église, n’ayant, de
crainte de déranger, sollicité l’aide de quiconque. L’Ancien, sans qu’elle en eût rien dit, avait tout
deviné. «Il ne fallait pas, gronda-t-il. Je préfère te voir aux travaux d’intérieur, aux tâches qui sont
d’une femme».
Les femmes, souvent, étaient à présent contraintes de travailler dehors. Dehors,
c’était encore le monde... Le monde et ses êtres charnels. «Je ne vous ai pas demandé, disait-il
aux jeunes filles, si vous travailliez, avec qui et à quoi ?... Oui, je sais. Les autres rient, parlent,
fument devant vous. Ils ne font pas attention. Ils vivent pour la chair. Vous cependant, qui êtes
différentes d’eux, ne vous mêlez pas à leurs rires. Si même cela ne se justifie pas, ne leur
répondez pas. Au bureau, ne leur parlez pas. Aux autres ne confiez pas votre vie, ne leur dites
rien de ce que vous vivez. Parce qu’eux sont absorbés par les soucis du monde, et ne pourraient
vous comprendre. Soyez gentilles avec eux, mais montrez de la distance, autant de distance que
vous le jugerez bon. Ne leur donnez nul droit sur vous, ne permettez pas qu’ils pussent rien du
tout vous redire. Il dépend de vous combien d’audace ces gens déploieront avec vous. C’est
pourquoi ne prenez nulle part à leurs racontars ineptes, leur curiosité malsaine de gens
inéduqués. Car beaucoup, loin d’être spirituels, sont de surcroît sans éducation. Il n’est nul
besoin d’être curieux, de se préoccuper de ce qui ne regarde que Dieu. Les conversations
nuisent, elles ne font que du mal. Le jour, on ne le perçoit pas ; c’est à la nuit venue, seulement,
qu’on le comprend et s’en avise, lorsque nulle contrition ne vient plus, et que l’on se voit dénier
la grâce très douce de la prière pure, exempte de pensées. Gardez donc vos oreilles, que jamais
elles n’écoutent de vilains bruits sans fond. Et n’allez pas davantage traiter de politique ; car sans
vous en douter, ni qu’il n’y eût de votre faute, vous risqueriez d’entrer en tentation : Qui donc
en politique a-t-il tant soit peu égard au spirituel ? Personne absolument. Nul, en quelque parti
que ce soit, ne possède la crainte de Dieu. Vous donc, soyez neutres. Que tous, pour vous,
soient la même chose. Ne prenez le parti d’aucun, pour n’être pas contraintes ensuite de devoir
en accuser les autres. Ne soyez d’aucun parti. Mais secrètement adhérez au parti des douze
Apôtres. Et de même que l’eau et l’huile jamais ne se mélangent, vous non plus ne vous mêlez ni
ne vous mélangez aux autres. Abstenez-vous de toutes fréquentations, des mauvaises, plus
encore que des bonnes. Abstenez-vous des mauvais spectacles aussi de tous genres. Les cinémas,
les théâtres, les clubs de danse, il n’en est pas besoin. La laideur du monde est-elle pour être
regardée ? Défiez-vous de vos passions, surtout. Pour ce qu’étant hommes, et chargés de
passions, nous sommes aisément changeants. Gardez-vous donc de toutes ces choses, contraires
aux spirituelles».
Par manière générale, mieux valait fuir le monde, et ses creuses mondanités. S’il
apprenait que ses enfants s’étaient livrés à quelqu’une de ces sorties mondaines, l’Ancien
s’attristait : «Toi, mon enfant, disait-il, qu’es-tu allée entendre ce concert ? Ce sont là pures
mondanités. Quant à toi, ne vois-tu pas, tout musicien que tu sois, combien te voici devenu
prisonnier de ton art ? Oui, tu es prisonnier pour ainsi dire de ton quatuor. Et toi, blâmait-il,
désignant quelque grand mondain, tout le jour tu cours çà et là, sous la triste emprise de la seule
habitude ; pour l’heure invétérée. «Je cours çà et là tout le jour, dit le Psalmiste, en vain je
m’agite». Ne vois-tu pas que, depuis tes douze ans, et jusqu’au jour d’aujourd’hui, tu as gaspillé,
perdu tout ton temps, en tous lieux absorbé par mille espèces d’affaires, toutes pareillement
inutiles ? Loin d’avoir, comme il l’eût fallu, tiré profit de ces années, tu n’as rien fait au fond
qu’affliger notre Christ. Tant d’années évanouies en pure perte ! Tant d’années comme en une
seconde écoulées, comme entre le jour d’hier et celui d’aujourd’hui !-Comme le jour d’hier quand il
n’est plus, dit le Psalmiste. Et vois : Que reste-t-il de ta vie, de tes amertumes, de tes joies
mêmes ? Rien. Rien absolument que fumée. Car ce n’est que de la vie spirituelle, et de ses joies
seules, que reste quelque chose. Qui n’a pas goûté la vie spirituelle, à la vie de notre Christ, n’a
rien hélas compris à la vie. Hors de lui, il n’est rien. Le reste entier n’est que néant...»
L’Ancien soupirait : «Mais vous ne pouvez encore comprendre ce que vous perdez...
Plus tard, vous comprendrez. Un homme mi-partie immergé dans l’eau, et mi-partie émergeant
au-dehors, ne voit point ce qui gît au profond de la mer. Parce qu’il tient à l’air libre une moitié
de lui-même, il ne peut pas ignorer le spectacle du monde. Or soyez vigilants : si nous regardons
aux choses du monde, alors nous perdons de vue le champ des spirituelles. Car, laissant refroidir
notre ardeur, nous n’avons plus de force assez pour lutter. Vous ne pouvez, de vrai, servir deux
maîtres, Dieu et le monde. Mais gardez toujours à l’esprit cette observation de l’Apôtre : «Nul
soldat ne se mêle des affaires du monde, qui veut plaire à son stratège».
Car il s’agissait bien, pour plaire à son Seigneur, de déposer désormais tous les soucis
du monde. N’était-ce pas le chant même des anges, celui du Chérubikon : «Nul n’est digne, ô
Roi de gloire, s’il est lié par les désirs charnels et par les voluptés, de s’approcher de toi...
Déposons maintenant tous les soucis du monde, pour recevoir le roi de toutes choses...»
«Maintenant, poursuivait l’Ancien, imaginons un mur, où auraient été pratiquées,
l’une au-dessus de l’autre, deux fontaines de pierre. Au bas du mur, serait un bassin d’or, pour
recueillir ces eaux. Que nous ouvrions au-dessous la fontaine, et toute l’eau, dans le bassin
s’écoule. Mais que nous ouvrions au-dessus, et l’eau, interceptée par la fontaine maintenant du
dessous, ne pourra s’écouler jusqu’au bassin d’or. Seules quelques gouttes, peut-être, s’y
épancheront à peine. Or c’est la même chose qui pour le spirituel advient : Voici : La fontaine
du dessus est à l’exacte image de votre amour pour Dieu ; la fontaine du dessous figure le
monde ; et le bassin d’or est une métaphore de Dieu lui-même. Que vous fermiez la fontaine du
dessous, c’est-à-dire l’amour pour les choses de ce monde, pour les hommes de ce monde, et
que vous ouvriez la fontaine du dessus, alors l’emporte votre amour pour Dieu. Vous donc,
faites ainsi. Augmentez, renforcez en vous la part spirituelle, et nous serons vainqueurs. Que ne
domine pas la part du monde. Mais qu’au-dedans de vous, l’élément spirituel l’emporte. Car il est
dans la vie deux portes : L’une est la porte du monde, l’autre, la porte spirituelle. Que la porte du
monde, résolument, vous demeure fermée. Et si, sans vous retourner en arrière, vous en prenez
la ferme décision, vous verrez combien Dieu à l’infini vous aidera...»
Plus de cet instant n’était besoin d’hésiter. «Oui, disait l’Ancien, cessez ensuite de
tergiverser. Ne vous chargez pas l’esprit de ce poids inutile qu’est la crainte de l’avenir. Dieu
vous aidera. Toujours, à toute heure, il vous secourra. Que Dieu survienne, et l’infini intervient.
Aussi, de l’avenir, remettez-vous à la Providence... Ce qui est la volonté de Dieu, ce qui est pour
notre salut, que cela donc advienne...
L’Ancien un instant se taisait. Puis :
«De la vie pourtant, n’attendez pas que des joies. La vie est semée de plus d’épines
que de roses».
Il souriait : «Souvent pourtant, quelque grande affliction cache encore quelque bien.
Ainsi, supplions Dieu, sans lui faire pourtant violence. Ne songeons, nous, qu’à atteindre à la
sagesse, comme à la prudence. Soyez judicieux, et témoignez d’un grand discernement. Qu’en
toute chose vous distinguent la sagesse et le discernement. Oui, en tout du discernement. Un
homme, lorsqu’il a du bon sens et du discernement, peut initier un commencement de bonté.
Mais j’ai vu en revanche des gens vertueux en nombre dont peu, hélas, possèdaient une once
d’esprit de discernement. Le discernement est la vertu la plus haute. Faites donc preuve
d’intelligence. Il faut de l’intelligence. Car si aujourd’hui vous allez au mieux, vous ignorez de
quoi demain sera fait. C’est pourquoi veillez à la façon dont se déroulera chaque jour. Oui, faites-
y bien attention, et tirez-en des leçons pour les lendemains.
C’était chez lui un mot-clef, une litanie : «Attention». Sans trêve, ni répit, l’Ancien
rompait, exerçait les âmes à la vigilance. Il ne se lassait pas. Pour l’avoir héritée des Pères saints
et neptiques, et pour en avoir connu tout le prix, il eût à son tour aimé l’inculquer aux siens.
Ses enfants, de la sorte, apprendraient à déjouer les pièges du Malin. Ils étaient si nombreux ces
pièges, si subtils. En cela tenait aussi la paternité spirituelle : Au saint il appartenait de prémunir
les âmes contre les dangers, les illusions perverses du siècle menteur...
«Faites attention, disait-il encore. Pour ce que, sous chacun de vos pas, gît quelque
danger. Où que vous vous trouviez, quel que soit celui que vous entreteniez, un danger vous
attend qui vous guette. Si vous faites attention pourtant, vous n’avez rien à craindre.
«Du plus loin toutefois que surgira la tentation, alors, sans en rien mépriser
l’annonce du danger, aussitôt levez-vous, et tel le chevreuil, à travers le hallier, échappez-vous,
bondissant.
«Faites attention, pour ce que vous vous trouverez pris dans
une folle tourmente de tentations immenses.
«Faites attention, pour ce que le Malin est plus que roué, et que, fort de son
expérience datant de tous les siècles, il sait de tout faire usage, pour faire à la fin chuter le
Chrétien qui lutte.
«Faites attention, pour ce que très aisément nous chutons.
Que je veuille soulever de terre ce mouchoir, il est besoin de fatigue et
de peine. Mais combien plus aisé, de le laisser à rebours glisser !
Lorsqu’on songe qu’un Pierre est tombé... Et lorsqu’on songe à ce
qu’était la figure de Pierre... Lorsqu’on songe qu’un David est tombé...
Combien plus nous, qui sommes pécheurs, risquons-nous de chuter ! A
cause de cela aussi, faites attention.
«Faites attention, pour ce qu’aux anges même il advient de tomber.
«Faites attention, pour ce que l’homme est aisément changeant.
«Faites attention, pour ce que l’habitude se change en une nature seconde, laquelle
en tant que telle, détient aussi ses exigences propres... C’est pourquoi faites attention. Faites
attention à ne pas contracter d’habitudes mauvaises».
Il convenait pour ce faire de s’exercer à la garde d’abord de ses sens. «Une maison,
disait l’Ancien, n’a-t-elle portes et fenêtres, que nous fermons, que nous tenons bien closes,
pour nous y garder bien en sûreté ? De même aussi en va-t-il pour l’âme. Car il nous incombe de
veiller sur les sens de l’âme». C’était à ce prix aussi que l’on préservait l’entourage. «Faites
attention, poursuivait-il, à ceux-là même que vous vous trouvez côtoyer. Et quand celui qui se
tient face à vous serait saint, tous néanmoins, comme vous et moi, sommes par instants
travaillés par la perfidie du Malin. Loin, soufflant sur l’un d’épargner l’autre, le vent souffle
alternativement sur tous. Il sied lors de vouloir non moins que soi protéger l’autre. Aux moniales
d’un monastère, qu’un très jeune prêtre, vertueux déjà, est chargé de par ses fonctions de
desservir, j’écris ces lignes : «Préservez-le, lui aussi, l’infortuné. Sa main même, lorsque vous y
apposez le baiser, ne la gardez point dans la vôtre. Car le Malin par ce simple contact peut faire
que soit travaillé celui qui sans cesse corps et âme lutte. Or s’il est des prêtres même, pour
paraître en défaut de vigilance, sans doute ne seront-ils que malaisément sauvés. Car les prêtres
se doivent, tels ces chimères mythiques aux multiples yeux, de regarder partout à la fois. Quant
aux moines, il leur faut plus de prudence et de vigilance encore».
L’un de ses enfants, venu voir l’Ancien, lui dit avoir fait dans Athènes la rencontre
d’un jeune moine de sa connaissance. A ces dires, l’Ancien s’attrista : «Ah, mon enfant !» gémit-
il, «qu’est-il encore en ville ? A-t-on jamais vu un renard s’exposer en place publique ? A
Omonia, qui plus est ? Imagine seulement... On le prendrait en chasse, on le tuerait au premier
instant ! Qui le laisserait ainsi vagabonder en liberté ? Il n’en va pas d’autre sorte du moine. Il ne
sied pas qu’un moine, sauf à devoir subir quelque extrême nécessité, quitte sa cellule pour errer
au hasard. Tout comme au renard l’on ferait du mal, cela nuirait à son âme. Lui donc, que n’est-il
reparti ? A peine un être se fait-il moine, que nul ne devrait plus le voir. Il est impossible qu’un
moine demeure au milieu du monde. Le monde n’épargne âme qui vive. Mieux vaut pour le
moine regagner à la course son monastère béni. Ce qu’est la famille à l’époux marié, le
monastère l’est tout au moine. Que le moine en effet renonce tout, famille, possessions, et le
reste, pour s’en aller au monastère, cela est un grand bien, et le Seigneur, à chaque heure au
centuple, le lui revaudra. Mais qu’il déserte son poste, et c’est pour lui, pire que toute mort, la
mort spirituelle.
«A ce moine pourtant, il eût fallu plus d’intelligence. Regardez les vrais moines,
comme au Mont-Athos, parmi les zélotes, il en est quelques-uns encore. Intelligents et avisés, ils
le sont, et il est fort nécessaire qu’ils le soient, tant est difficile, en ces temps surtout d’apostasie,
la lutte sans merci contre les puissances adverses. Et leur esprit d’intelligence, jusque dans le
moindre détail, se perçoit et se retrouve. Voyez leur ouvrage : les chaussures -pour ne prendre
qu’un exemple entre mille- qu’ils cousent et qu’ils assemblent durent incomparablement plus
longtemps que d’autres. Pour ce que rien en perfection, ni en beauté, n’égale ce que l’on fait
dans le souffle de la prière. Et que tout ce qu’ils font est accompli dans la prière, avec tout
l’amour, et la vigilance appliquée, d’un coeur purifié.
«Vous aussi, soyez attentifs, très attentifs à votre ouvrage. Que, lorsque vous serez
partis, jamais l’on ne puisse dire : «Regardez comme ils ont mal fait ce qu’ils ont fait». A tout ce
que vous faites, appliquez-vous. L’attention ne nuit jamais. Enfant, j’aimais à m’appliquer en
toute chose. Les leçons qu’à onze ans j’apprenais, je me les rappelle aujourd’hui encore.
«En tout, faites attention. Et ce, davantage aujourd’hui, en ces jours mauvais,
propres aux péchés sans nombre, pour ce que le mal ne connaît plus de bornes. Soyez attentifs
et appliquez-vous à plaire à Dieu. Et comme le chapelet, dont les boules une à une s’égrènent, la
grâce de Dieu de même sorte descendra sur vous, pour peu seulement que vous soyez vigilants,
et que véritablement vous luttiez».
Cette lutte-là, pour se bien livrer, requérait la garde des pensées. C’était lutte difficile.
Il fallait que le moine pourtant gardât ses pensées. C’était le but aussi de la neptique, elle qui, sauf
à exercer cette vigilante garde, n’était rien qu’exercice vain.
L’Ancien parfois demandait : «Avez-vous de mauvaises pensées ? Non ? c’est que
vous ne leur laissez pas le loisir de venir. Si vous les laissiez venir, elles s’imposeraient à coup sûr.
C’est donc chose difficile que de purifier réflexions et pensées. Apprenez pourtant à les chasser.
Ne laissez pas aux soucis de la chair le temps en vous de s’éveiller. Tuez-les sur-le-champ. Une
pensée vous dira : «Vole le verre». Vous la chasserez, disant : «Laisse-moi, va-t-en, je ne volerai
pas le verre». Que la pensée vienne, ce n’est pas un péché. Le péché ne survient que lorsque l’on
accueille pour s’y complaire les pensées. Ayez donc la force, et la ferme volonté de les chasser.
Tant que vous n’avez pas volé le verre, vous n’avez pas péché, c’est là vétille dénuée
d’importance».
Mais qu’il accueillît la pensée, le moine était perdu :
«Un moine, contait l’Ancien, depuis de longues années vivait au Mont Athos,
lorsqu’il apprit qu’une femme de sa connaissance, et dont l’âme, naguère, avait été bonne, était à
présent tombée dans le péché. La pensée le combattit, qui le pressait d’aller à elle, voler à son
secours. Il m’en écrivit, ne sachant que résoudre. «Non, lui répondis-je, n’y va pas, ta prière pour
elle sera plus efficace». Mais il n’écouta pas. Il y alla, et chuta avec elle. «Mentionne seulement
son nom», lui avais-je dit. Mais lui ne voulut rien entendre».
L’Ancien, tristement, secouait la tête. Le moine, le vrai, était d’une autre étoffe. «Si
le doigt de Dieu, poursuivait-il, a désigné un être, pour qu’il devînt moine, alors il le devient. Et
le monde entier se liguerait-il contre lui, il ne parviendrait à faire, contre sa décision, qu’il
infléchît son vouloir. Ou, s’il y parvenait, c’est que n’était point assez forte l’âme dudit novice ;
et que, n’étant pas de taille à lutter, il n’était pas non plus pour le monachisme. Le monachisme
est la voie la plus parfaite, la plus haute, mais il faut à la suivre un désir si grand, que rien ne vous
touche plus de ce qui est au monde».
Le moine, non, n’était plus au monde, il n’était qu’à Dieu seul. Tel était
l’enseignement qui ressortait à la spirituelle paternité du saint Père Jérôme : Eclairer les moines,
illuminer les prêtres... Les prêtres non plus ne s’appartenaient pas...
«Fais attention, recommandait-il, s’entretenant avec un jeune pappas, venu chercher
conseil auprès du Géronda, fais attention : Voici, tu es devenu prêtre, tu appartiens à Dieu. Loin
d’être à présent ton maître, tu es, entre les mains de Dieu, dorénavant telle une aiguille. Aussi,
sois bon serviteur, de crainte de devenir l’aiguille rouillée, incapable pour lors d’oeuvrer à
l’ouvrage de Dieu. Toi donc, sois pur. L’oeuvre que tu fais, il n’est pas donné aux anges même
de la faire. La prêtrise est chose si haute, qu’il faut au prêtre rompre vraiment avec tout, pour
monter dans la vertu. Grand et redoutable, l’ouvrage du prêtre. Le prêtre n’a rien que cette seule
alternative : brûler, ou se sauver. Qu’il soit donc vigilant, vigilant à l’excès. Et toujours songe
combien est grand l’ouvrage par ses mains accompli. Je sais un prêtre qui, dedans le saint calice,
vit le Seigneur, entouré de ses anges. Un autre encore, en place de la Communion divine, y
perçut encloses comme des chairs humaines. Or il fut par le mystère si profondément
bouleversé, qu’il ne les put consommer que ne se fussent passés dix-huit jours entiers. D’où vint
que cet Ancien, l’heure venue, chaque fois, de consacrer les saints dons, ne pouvait proférer son
de psalmodie, ni seulement s’agenouiller...
«Toi donc, tu ne passeras devant la Sainte Table que ne fût venue l’heure de la
liturgie, avec celle aussi de remplir ton office. Non, tu n’approcheras pas, parce que c’est là du
feu, et que cela brûle. Et quand l’heure viendra d’y déposer un baiser, tu songeras que ce lieu est
celui même où s’offrit en sacrifice notre Christ Seigneur. Ne célèbre jamais non plus sans verser
fût-ce une larme de pleurs. Les jours aussi, où tu dois célébrer, lève-toi plus matin et, durant une
demi-heure, chauffe à la prière ton coeur. Puis, le temps entier de la sainte liturgie, garde-toi,
dans le sanctuaire, de jamais parler aux prêtres. Certains, à n’en pas douter, ne pourront
comprendre, jusqu’à le fort mal prendre. D’autres même diront du mal de toi, te traiteront d’âne
bâté, d’espèce d’animal de même farine. Toi pourtant, à cause du Seigneur, accepte sans mot
dire. Accepte tout, oui, pour l’amour du Seigneur. Et profite à rebours de ce qu’à ton encontre
l’on médit, pour sonder s’il n’était dans ces dires quelque parcelle de vérité. Dieu, lorsqu’il jugera
le prêtre, n’aura certes que faire du jugement des autres. Et cependant, il nous faut être attentifs
à nous juger nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, demeure sans crainte. Dieu viendra te secourir.
Crois-tu, après qu’il t’eût lui-même conduit à Le servir, qu’il irait t’abandonner ensuite à la
déréliction ? Loin de toi cette peur. Mais il suffit que tu l’aimes, qu’en lui tu mettes ta confiance,
et que, jointe à la crainte ensemble de Dieu, tu aies avec de la piété quelque vertu. Car la vertu
sied à la jeunesse vaillante. Il convient pour ce faire, où que tu ailles, comme en tout ce que tu
fais, qu’en accord avec Dieu demeure ta conscience. Non, jamais ne lèse ta conscience. Mon
frère, un jour, me remit un paquet. Il escomptait que je pusse, sans débiter la taxe, le faire passer
en douane. Mais, allant droit au douanier, j’acquittai mon dû. Sur quoi, mon frère se fâcha : «Te
l’ai-je confié, gronda-t-il, pour te voir sottement payer ?» «Je préfère de beaucoup, lui dis-je, léser
ma poche, plutôt que ma conscience». Le mensonge est, vois-tu, haïssable. C’est pourquoi, petit
pappas, prends, je t’en prie, le mensonge en aversion. Jamais, ne dis de mensonge. Et, crois-le
bien, il n’est de petits, non plus que de grands mensonges. Le mensonge, de fait est mensonge.
Toi donc, de ce péché sois pur. Pur aussi de toute avarice. Garde-toi d’aimer l’argent. Loin de
rien envier jamais, vis pauvre, meurs pauvre. Et quand même tu hériterais la couronne, il se
pourrait faire encore que tu fusses demain le plus pauvre. Tout, aujourd’hui, certes, nous semble
aller assez bien. Mais il se peut demain, après-demain, qu’un séisme subit, tous, nous engouffre
vivants. Loin donc d’attendre qu’autrui vienne à toi te donner, offre toi-même des deniers de ta
poche.
«L’avarice est la déplorable faiblesse de certains prêtres. Malheur au prêtre qui
devient avaricieux. Parce qu’il tombera dès lors dans beaucoup d’autres péchés encore. Pour
qu’un être parvienne à la connaissance de Dieu, il n’est nul besoin qu’il soit riche ; il n’est nul
besoin qu’il soit non plus cultivé. Il est besoin seulement qu’il soit humble ; il est besoin qu’il
mène une vie très pure, emplie toute d’humilité ; qu’il aime l’humilité, qu’il revête l’humilité ;
jusqu’à s’oublier soi-même ; & il est besoin aussi de prier aussi pour le salut des autres. C’est là
en vérité une très grande chose, laquelle, si elle vaut pour chacun, vaut davantage pour le prêtre
encore. Sois humble dès lors. Fais-toi tout aussi humble que tu le pourras.
- Et lorsqu’il me faut aux autres, Géronda, enseigner une chose que je sais, faut-il,
s’enquit le prêtre, que je la dise, ou que par humilité je la taise ?
- Ce n’est pas que fût en soi, dit l’Ancien, une mauvaise chose que d’intimer quelque
conseil aux autres. C’est pourquoi libre à toi de délivrer des préceptes, et d’enseigner à devenir
vrais chrétiens ceux qui viendront t’en prier. Car il n’y aura rien que tes oeuvres, et chacune en
particulier de celles que tu accompliras, pour d’elles-mêmes te condamner, ou bien en ta faveur
infléchir le redoutable jugement. Parle, si donc tu y tiens, mais en de rares mots brefs, et quand
seulement cela s’avérerait nécessaire. Mais ce faisant, veille surtout à ne prendre ni accents
impérieux, ni ton supérieur. Il m’est arrivé un jour de faire une remarque à quelqu’un que, pour
anodine qu’elle ait été, il n’a pu accepter. Il s’est emporté, et je m’en suis voulu. A quoi bon lui
avoir ainsi parlé, sans discernement aucun ? C’est pourquoi soupèse bien les divers éléments en
présence, et si tu vois que l’interlocuteur, à n’en pas douter, ne pourra supporter ton discours,
alors, défends-toi de parler. A l’autre, ne dis qu’autant que tu penses qu’il pourra porter, rien
davantage. Et si même advenait quelque moment propice, prends le ton d’un suppliant. Parle
avec l’humilité de celui qui véritablement sait aimer : «Voici, diras-tu, je voudrais vous rapporter
une chose, que j’ai lue, entendue quelque part. Je voudrais vous la dire, mais par amour de vous,
et pour votre avancement spirituel, en sorte qu’à ma place vous l’accomplissiez, de ce que je ne
puis pour moi la faire, en étant incapable». Oui, parle ainsi, pour ce qu’agir d’autre sorte ne serait
rien autre qu’enfouir sous la terre le talent.
- Ainsi, Géronda, répéta le prêtre, si je sais une chose, qu’en proie à la paresse, en
défaut de volonté, ou pour toute raison autre, je n’ai point mise encore en pratique, il n’est pas
d’hypocrisie à vouloir en aviser les autres ?
- Et en quoi y en aurait-il ? repartit l’Ancien. Non, que tu ne l’aies pas mise en
pratique n’est en rien un obstacle. Parce qu’il se peut que, sachant quelque chose, tu n’aies pas,
toi, la force suffisante à son accomplissement, mais qu’un autre, qui peut-être en a beaucoup
plus que toi, ne sache pas qu’il lui faudrait la faire. Et il se peut de surcroît que d’en être instruit,
ne fût-ce que par toi, lui donne, avec l’inclination à la mettre en pratique, des ailes encore pour
voler. Toi-même, à rebours, d’en parler ainsi peut-être te causera-t-il du remords, jusqu’à t’inciter
à la pratiquer à ton tour, à moins que la vue d’un autre mettant en pratique ce que d’abord il ne
savait pas ne te soit un enseignement aussi. C’est pourquoi, parle je te le dis avec humilité,
comme si tu étais en la matière tout-à-fait novice, laissant imaginer que c’est en vain que tu
t’essaies à la praxis. Mais en tout état de cause, quoi qu’il en soit, où que tu sois, où que tu ailles,
et quels que soient ceux avec lesquels tu t’entretiennes, garde bien à l’esprit cette idée qu’il se
doit d’en sortir quelque profit. C’est pourquoi laisse de côté tout ce qui ne ferait que nuire, ou
susciter du scandale. Tu le percevras au reste de toi-même : quand tu comprendras qu’un autre
est plus fort que toi, spirituellement s’entend, tu «achèteras». –C’est dire que tu te contenteras de
l’écouter. Mais qu’il fût moins fort que toi, et pour lors tu «vendras». -Je veux dire que tu auras le
devoir en ce cas de parler. Et si tu fais ainsi, tu ne causeras nul dommage à quiconque, ni ne
commettras nul péché».
Ce n’était pas là de fait que gisait le péché. «Le péché, poursuivait l’Ancien, est
d’enseigner autrui sans aucunement ressentir d’amour pour l’autre ni lucidement porter un
quelconque regard critique sur soi. Or semblable enseignement, pour celui même qui l’écoute, se
change en péché. Il est aujourd’hui beaucoup parlé de vertu. Mais en termes seulement de ce
qui, du sentiment du monde, ne serait rien plus qu’une indistincte sagesse prise entre cent autres
pareilles. Aussi est-il impossible qu’une telle peinture emporte la ferme conviction. Une eau
imagée, peinte sur la toile, jamais ne saurait étancher une soif, non plus que ne rassasierait le pain
figuré sur la nature morte d’un tableau... Et de même que, pour déclarer un repas délicieux, il
faut y avoir auparavant goûté, de même n’est-il nulle connaissance non plus de la vertu pour qui
ne l’aurait au préalable en acte expérimentée. Mais tous aujourd’hui, abusivement s’auto-
proclament grands maîtres spirituels, quand ils ne sont que des façons bien plutôt de gourous. A
peine commence-t-on à s’instruire des rudiments que déjà l’on prétend reprendre et diriger
autrui. Or, la manière d’enseigner les autres, de prêcher ce que l’on n’a pas soi-même appris ? Un
évêque se plaignait de ce que sa prédication, qu’il disait pourtant enflammée, ne produisît pas de
fruit. «Le chasseur, lui fis-je cependant remarquer, si bon tireur soit-il, ne se contente pas, loin de
là, de charger son fusil de poudre. Mais il y met encore le plomb. De même en va-t-il avec les
hommes aussi : c’est en actes qu’on les instruit, plus aisément qu’en paroles. Enseigne donc par
l’exemple d’abord, et tu verras les fruits ensuite de ta prédication. Tâche en premier lieu, si tu
veux aider autrui, d’être assez fort toi-même».
L’Ancien scrutait à présent le pappas : «A toi, je te le dis aussi : Fais d’abord, et puis
seulement enseigne. Pour tous deviens un modèle vivant, pour eux l’exemple archétype. Parce
que tous, le regard fixé sur toi, t’épient». «Qu’a fait le prêtre ? s’enquièrent-ils. Qu’a-t-il dit ? Et la
pappadia, que fait-elle ? Quel comportement observe-t-elle ?» -Et mille questions encore. Où
que tu sois, où que tu ailles, chaque fois que tu sortiras dans la rue, tu verras tout le monde des
yeux suivre le pappas. Sans cesse, entre soi, l’on s’interroge : «Comment est-il ? Que dit-il ? Que
fait-il ?» C’est pourquoi surveille jusqu’à ta démarche elle-même. Marche paisiblement, d’un pas
bien mesuré, sans garder fussent les bras ballants. Avance à la manière d’un chrétien, non
comme ces gens du monde, qui, vains et superficiels, cherchent à se faire remarquer, pour mieux
scandaliser. Mais tu as, toi, ta soutane, et elle se doit d’être décente, ni trop courte, ni trop
engoncée de manches...»
«Toi aussi, pappadia, continua l’Ancien, -et il se tournait vers la jeune femme du
prêtre, sois attentive. Que tout de toi respire l’humilité. Que ta démarche soit humble. Que tes
vêtements soient humbles. Ne porte pas d’habits apprêtés. Va-t’en revêtue de noir. Et si le
prêtre même ne te le demande pas, s’il ferme les yeux devant ce que tu choisis de faire, Dieu, lui,
loin de fermer jamais les yeux, t’observe et te voit. A cause de quoi, sois pieuse et humble. Mais
sois cependant ferme aussi, et plus inébranlable qu’un roc. Car sur toi reposent beaucoup de
choses. Et voici ce qui te distingue des autres femmes : Tu as, toi, pour que ton mari devînt
prêtre, donné comme ta bénédiction, et ton assentiment. Parce qu’il dépendait de toi aussi qu’il
le devînt. Il n’aurait pu l’être, si tu ne l’avais voulu. Tu as donc à présent un mari prêtre, et c’est
une grande grâce. Réjouis-toi pour lors de cette immense grâce que le Seigneur t’a faite,
t’efforçant en outre d’en paraître digne. Pour ce que l’on n’est chacun sauvé que par ses oeuvres
propres, qui sont à soi seul. En sorte que ni tu ne seras sauvée par les oeuvres du pappas, ni lui
ne le sera par les tiennes. Montre-toi donc femme attentive, et toujours judicieuse. Comble
chacun d’attentions. Pleine d’une grâce souriante, fais à tous et à toutes bon accueil. Aussi
longtemps que l’on aura besoin de toi, et de ta cuisine, que tes plats continuent de mijoter sur le
feu. Et si tu ne peux rien de plus difficultueux, ne cherche pas à faire plus néanmoins que cela.
Quant aux enfants que tu demandes à Dieu...» La pappadia, ici, parut interdite. Jamais elle n’avait
à l’Ancien confié sa peine. Il avait lu en elle... «Pour l’enfant, reprit l’Ancien, prends patience.
Implore en tout premier lieu ton salut, ensuite de quoi seulement demande des enfants. Et
laisse-moi te dire ceci encore : Veux-tu que le Christ Seigneur t’entende ? Alors, jamais n’afflige
une âme. Que pareilles à du miel, paisibles, douces et suaves soient tes paroles, que jamais elles
ne portent jusqu’au seuil même de la cour... Et puis, devant les autres, devant ton mari, il te faut
briser toujours ta volonté. Oui, sois obéissante toujours. Tu ne veux n’être pas peinée, ni
chagrinée jamais ? Ne peine pas ton mari non plus...»
Puis, se tournant vers le pappas : «Tu ne veux pas être peiné davantage ? Ne peine
pas, n’afflige pas ta femme...»
Il s’adressait pour l’heure à tous deux :
«L’homme aime et chérit sa femme, comme notre Christ aime et chérit son Eglise.
Et si la femme est soumise à l’homme, elle l’est de la façon dont l’Eglise est soumise au Seigneur.
Que ceci soit votre mesure, la mesure de votre amour...»
«Le couple, poursuivait l’Ancien, est semblable à la meule. Une pierre, à elle seule, ne
fait rien. Une pierre, en regard de la meule, ne peut servir de rien. Tous deux, donc, soyez un.
Comme chacun se soucie de lui-même, qu’ainsi il ait souci de l’autre. Oui, ce sont les pierres de
la meule ensemble qui font la meule une. Ou bien, tenez : Vous êtes tous deux comme les deux
mains ensemble. Une main est la tienne, l’autre est la sienne. Et pour que vous saisissiez mieux
encore, vous êtes -pardonnez-moi cette audacieuse image- tels deux chevaux, qui avanceraient
ensemble : Que l’un d’eux clopine, il ne peut plus rejoindre l’autre. C’est pourquoi ils sont
retardés tous deux dans leur progression uniforme. Il conviendrait en bonne logique, que tous
deux marchent lentement de front, ou que tous deux courent harmonieusement ensemble...»
Des gens mariés qui venaient à lui, le Géronda, chaque fois, savait déceler lesquels
couraient, et lesquels, sans se fatiguer, restaient à la traîne. C’est ainsi que se présentèrent à lui
deux jeunes compatriotes, réfugiés aussi d’Asie Mineure. L’homme et sa femme, ayant tous deux
entendu vanter ce père spirituel comme l’un des plus grands, voulaient l’entendre exposer sa
conception du mariage. Mais les mêmes, bientôt se répandaient en pleurs, dans leur stupeur
épanchant les sanglots longs d’une tremblante émotion : Tout ce qu’ils avaient fait, jusqu’aux
plus secrets détails de leur vie, ceux mêmes dont jamais ils ne s’étaient ouverts à quiconque, le
Père Jérôme l’avait évoqué, comme si, dès toujours, il en eût, mystérieusement, reçu
connaissance. De là venait, peut-être, que l’Ancien ne parût point satisfait de l’état spirituel de
leurs âmes.
«A bien considérer, dit-il au mari, ta glorieuse origine -et sans doute ici songeait-il à
tous les saints illustres qu’avait enfantés la Cappadoce-, tu eusses dû être de beaucoup meilleur.
Tu peux à d’aucuns assurément paraître bon, mais à la rudimentaire façon d’un bon bois, lequel
n’eût point trouvé, pour le façonner, d’artisan assez habile, capable d’en accroître infiniment la
valeur. Non, tu n’as pas trouvé cette main qui eût su te rendre meilleur. Vois donc cette chaise :
Si l’artisan qui l’a faite ne l’avait ainsi travaillée, elle ne serait rien autre qu’un bois rugueux, en sa
forme primitive, grossière et inutile. Il est, hélas, nombre d’hommes demeurés ainsi ; Bons par
nature, certes, mais qui, pour modeler et parfaire leur âme, n’ont cependant trouvé nul vrai père.
Aussi en es-tu comme eux venu bientôt à stagner. Car, comme l’eau dormante, tu stagnes. Que
ne demandes-tu parfois à ta femme : «Serons-nous quelque jour sauvés ? Et que ferons-nous,
comment nous y prendrons-nous, pour ce faire ?» Si tu n’es pas meilleur toutefois, la faute, peut-
être, lui en incombe quelque peu, à elle aussi, pour partie du moins. Quoi qu’il en soit toutefois,
n’oublie pas cela non plus : La bénédiction d’en-haut ne saurait point descendre sur une
maisonnée dont le père n’est pas pieux. Et cela, quoi que puissent faire les autres».
Le Géronda se retourna vers la femme du Roumi : «Ton mari, insista-t-il, serait
meilleur, si tu l’étais toi aussi. Qu’il stagne, la faute en est autant à toi qu’à lui. Car ce qu’il a de
bon, c’est, tu t’en es avisée, de l’Asie Mineure qu’il le tient. Toi cependant, tu ne l’as pas aidé».
Alors, de nouveau fixant le mari : «Ta femme, s’enquit-il, se met-elle en colère,
s’irritant contre toi ?
- Un jour, repartit l’homme, ma femme, Géronda, s’est mise contre moi dans une
colère si vive, qu’elle m’a lançée une gifle. Alors, tendant l’autre joue : Donne m’en une autre, lui
ai-je dit, cela ne fait rien. Elle, cependant, déjà regrettait son acte, et nous nous mîmes à pleurer
tous deux».
Le visage de l’Ancien s’était cependant rembruni :
«Quand tu mourras, dit-il à la femme, ton corps se décomposera, mais cette main
qui aura frappé ton mari, et quoi qu’en cette vie tu fasses, ne se décomposera pas. Tel est mon
sentiment du moins. Car il faut à la femme aimer et respecter son mari. Jamais, en nul cas, il
n’est permis qu’elle levât contre lui la main. Aussi est-ce avec bonté, avec amour qu’il te faut
parler à ton mari. Et ne regarde pas d’autre homme que lui seul, mais bien plutôt écoute-le, et
honore-le, l’admirant du moins pour son vaste savoir. Car tout homme possède son charisme
propre. Connais donc le sien, et fais lui en compliment. L’homme mûr, parfois, comme l’enfant
en effet, a besoin lui aussi, de voir aiguillonner son courage. Oui, il est grand besoin de prodiguer
alentour, louange, amour, miséricorde et bonté. Pour ce que l’autre alors, si même il était
dépourvu d’une telle bonté, à la vue de cet amour qu’on lui porte, et de cette louange dont on lui
fait gloire, éprouvant un subit remords, par le fait s’applique à devenir meilleur...»
«Toi aussi, poursuivit à l’adresse du mari le Géronda, si tu veux que nous vainquions,
jamais ne parle sans douceur, humilité, ni amour. Oui, apprends l’humilité. Notre Christ, qui
pourtant était Dieu, s’est depuis les cieux abaissé jusqu’à laver les pieds de ses disciples mêmes.
Aurais-tu l’humilité, toi, d’aller jusqu’à laver les pieds de ton épouse ? Non ? Cela est ta faute,
vois-tu, oui, ta faute. Et c’est de toi aussi que ta femme apprendra à se mettre ou à ne se mettre
pas à brûle-pourpoint en colère. Ah ! Ne vous mettez pas en colère ! Efforcez-vous de n’être
pas sujet aux accès coléreux ! Entendez le mélode... Que dit le saint anavathme ? «Depuis ma
jeunesse, les amères passions me combattent, mais toi, ô mon Sauveur, secours-moi, et sauve-
moi». Non, jamais, dans la colère ni dans l’emportement, il n’est de vertu. Progresse-t-on au
contraire, et c’est aux larmes qu’on le comprend, à ces larmes versées à prier, à lire les saints
Pères, à seulement murmurer le nom divin de notre Christ Seigneur. Mais on le perçoit à ceci
encore, que l’on ne se met plus dès lors en colère».
L’Ancien, de nouveau, regarda la femme : «Non, ne te mets jamais en colère. Si
même l’on t’afflige, qu’envers toi l’on se montrât injuste, toi, seulement, garde le silence ; ou, si
tu parles, fais-le sur le ton de la supplication. Mais, surtout, ne t’irrite pas, ne te courrouce pas.
Que le son de ta voix, jamais ne s’entende jusqu’à la maison voisine».
Comment l’Ancien savait-il ces choses ? Honteuse, elle avait baissé la tête. C’était
vrai pourtant : Ses cris ne s’entendaient-ils pas chez les voisins eux-mêmes, de l’autre côté de la
cour ?
«Vois-tu, continuait l’Ancien, si, interdisant à tes enfants de faire des crises
coléreuses, tu te permets, toi, d’en avoir des accès, comment veux-tu qu’ils t’obéissent alors ?
Non, en ce cas, sache-le, tu ne seras pas obéie. Et si, qui pis est, tu les bats, fais attention surtout
de ne pas frapper fort, ni en des endroits non plus où quelque grave séquelle risquerait de
s’ensuivre, de peur, si survenait un malheur, que, ta vie entière, ne te rongent le remords et la
douleur.
- Mais, Géronda, s’étonna-t-elle, il faut donc que je devienne indulgente alors ?
- Non pas, rétorqua l’Ancien. Pas trop indulgente non plus. N’épargne pas, dit la
Sainte Ecriture, pour élever l’enfant. Fais attention : Tes enfants grandissent. Or -tu le vois, non
moins que pour toi-même, pour les gens d’âge mûr- plus ils grandissent, plus grandit leur esprit,
et plus grandissent les passions aussi. Mais écoute un peu cette histoire...
Et le Géronda fit le récit d’un père venu le visiter, tenant par la main sa petite.
C’était une fillette de cinq ans à peine, d’une beauté si touchante, qu’on eût dit un chérubin, par
un maître Renaissant esquissé sur la toile. Elle était, cette enfant, si jolie, si fine, que, telle une
poupée, une porcelaine de prix, l’on eût, à la toucher, presque, craint de la casser. Et ce qu’on ne
laissait pas surtout d’admirer, sur ce minois d’une si parfaite grâce, c’étaient les yeux brillants,
entre les nattes blondes encadrés, semblant deux escarboucles, jetant mille feux. L’ensemble
offrait, irrésistible, l’image d’une toute candide innocence, appelant les plus tendres baisers.
- Tu l’aimes, ta fille ? demanda l’Ancien.
- Si je l’aime ? fit le père, qui n’en était rien moins que fou.
- Alors, dit l’Ancien -et son visage un instant se barra d’une expression sévère- ne
l’embrasse jamais.
Le pauvre père d’abord ne comprit rien. Plus que de l’embarras, son regard marquait
de la pitié.
- Oui, reprit le Géronda, si tu veux son bien à venir, et que
tu veuilles forger un bon caractère, bien trempé de surcroît, il faut de ta
part ne témoigner nulle faiblesse.
Le père ne voulut pas entendre ces salutaires préceptes. Et
la petite fille devenue grande, devant toute tentative d’une quelconque
autorité paternelle, indistinctement se rebellait.
Aux mères aussi, l’Ancien délivrait ses conseils inspirés.
«A tes enfants, recommandait-il à l’une d’elles, dispense les justes instructions, celles
qui sont pour leur bien. En veux-tu, parmi cent, cet exemple ? Ne les laisse pas sortir, qu’ils ne
se soient signés d’abord du signe de la croix. Ces exhortations-là sont pour les faire marcher au
long des voies de Dieu, où leur ange déjà, accompagne chacun. Mais de leurs enfants, les parents
aussi seront devant Dieu lourdement responsables. A quel point ils le sont, et, à la face de Dieu
le seront, les pauvres même l’ignorent. Car au Seigneur, il leur faudra présenter leurs enfants
sauvés, ou bien sur leurs genoux les plaies, pour avoir devant Lui pleuré, jour et nuit implorant le
salut de ceux qui ne les auront nullement écoutés... Oui, ajoutait l’Ancien à l’adresse de cette
jeune mère, tes enfants, nous verrons ce que tu en feras...»
«Et n’oublie pas, conclut-il, la mère, c’est la lumière du foyer. Combien plus encore,
lorsqu’elle est sage et vertueuse».
Il en venait parfois, chez le Géronda, de ces mères sages et vertueuses. Mais de
celles-là, il en était qui péchaient, par excès cette fois de zèle. Elles étaient à l’inverse des
premières. Elles, maintenant, regrettaient de n’être pas moniales. Peut-être était-ce là quelque
illusion nouvelle. Parfois, elles s’attiraient, de fait, les blâmes de l’Ancien :
«Vous avez cru, disait-il, que vous seriez, vous, heureuses dans le mariage ; et vous
demandez à présent bien autre chose encore. Comme en la mer, l’on met un grand filet, et,
gisant au fond, quelque piètre asticot, pour y servir d’appât. Les poissons, lors, aussitôt y vont,
pour le manger accourant. Or, entrés dans la nasse, voici, ils n’en peuvent plus sortir. Alors,
entre eux ils s’indignent : «Que s’est-on moqué de nous ? Que sommes-nous à cette heure reclus
là-dedans ? Comme les autres sont bien, eux, qui sont restés dehors !» Mais dans le même temps,
d’autres, dehors, d’entre les poissons s’insurgent : «Comme ceux-là sont bien, dedans ! Et qu’ils
ont à manger !» Car il en va de la sorte : Les gens mariés jugent bienheureux les gens libres, et les
gens libres jalousent, eux, les couples mariés. Mais les passions, elles, sont partout les mêmes. Et
partout, le combat est le même, à livrer devers elles. Aussi convient-il que chacun, là où il est,
loin de rien regretter, autant qu’il est en lui, vive pleinement sa vocation. Aux moines, je donne
ce remède : «Demandez, leur dis-je, aux gens mariés : Etes-vous si heureux, dans le mariage ?»...
Et vous apprendrez à quels soucis vous avez échappé... Tenez : Il est venu hier une femme
mariée. Je l’ai plainte. Son mari lui demande une chose, chacun de ses enfants lui en réclame une
autre, mais elle, c’est autre chose encore qu’elle aime et qu’elle voudrait faire. Elle est liée
pourtant, pieds et poings liés, sans avoir plus de liberté aucune. C’est une grande chose que la
liberté. Ainsi, vous du moins, vous êtes libres, vous dites ce que vous voulez, vous allez où vous
voulez, vous faites ce que vous voulez. Comme est belle la liberté ! C’est un don très grand. Un
don venu de Dieu. C’est pourquoi, de ce don remerciez-le. Et aux autres, qui sont mariés, je dis :
«Ne vous attristez pas de vous être mariés. Car, de toute façon, sachez-le, ne sera pas sauvé celui
seul qui porte la soutane. Mais l’on peut faire son salut, devenir saint même, par une voie tout
autre. Le monachisme est la voie la plus élevée certes. Et quand le moine a des ailes pour voler
au ciel, l’époux marié, lui, ne foule que la terre ferme. Mais si tout au ciel est plus beau, tout y est
plus périlleux aussi. Tombe-t-on de si haut, que l’on gît à terre brisé. Mais fait-on quelque faux-
pas en marchant, jusqu’à glisser et tomber, cependant, pour n’avoir pas quitté terre, aisément
l’on se relève, quitte à s’élever au plus haut».
Une jeune femme, venue voir l’Ancien, regrettait, mais bien tard, de n’imiter pas son
amie, laquelle s’était faite moniale. «Cela ne fait rien, dit l’Ancien. Unies, indissolublement, par
votre amitié profonde, vous courez toujours ensemble ; toi mariée, attachée et liée, elle, libre,
ceinte de ses ailes. Laquelle courra plus vite ? Elle, bien sûr. Mais si, de toutes tes forces,
véritablement tu le veux, si, à l’intime de toi-même, tu ne vis que spirituellement, alors, tu peux
aller jusqu’à la dépasser. A ceux qui le lui demandent, Dieu donne tout, au-delà même de ce dont
ils l’ont prié. Il suffit seulement que nous le lui demandions, et qu’intensément nous le voulions.
Tournons-nous donc vers lui, non point en étrangers, non point en serviteurs, mais comme ses
enfants, vers leur père de tendresse».
L’Ancien semblait à présent fatigué. «Il se fait tard, dit-il, vous manqueriez le
caïque». Il leur donna sa bénédiction : «Notre Christ, murmura-t-il, notre Panaghia avec vous».
Il s’ en était allé déjà.
Ainsi qu’en rêve, évanoui. Plus ne flottait nulle part trace aucune de lui... Il était là
pourtant... Il ne se pouvait, du moins, qu’il en fût d’autre sorte... Les signes de sa présence se
percevaient encore, à ce subit changement opéré en soi, à cette contrition envahissante soudain.
Le tout laissait, rémanant en l’âme, l’embaumante senteur d’une sainte ivresse...
Une fillette, un jour, s’étonnait de ne le voir plus. A peine si s’achevait la liturgie...
L’Ancien, de nouveau, après une apparition, avait commis quelqu’une de ces disparitions, chez
lui coutumières. Et quoique l’enfant n’eût guère que trois ans, la chose néanmoins lui paraissait
étrange. Elle avait par la manche tiré la pappadia. «Où va ce pappouli, Maman ? Peut-être y a-t-il
un puits, derrière dans la cour, et peut-être se cache-t-il dedans ?»
C’est à sa cellule qu’avait couru l ?Ancien -sa minuscule cellule, que viscéralement il
aimait. Il y retrouvait un peu cette sauvage âpreté des montagnes qu’à Kavala, jadis, il avait tant
chérie. Sans doute perpétuait-elle en lui l’image de ces gouffres, de ces grottes interdites, qui
toujours au regard, à l’infini se dérobaient. Il n’y avait que là seulement, entre ces quatre murs
bis, grésés de chaux blanche, qu’il pouvait prier vraiment, prier intensément...
Mais qui savait comment il priait ? Nul sinon Dieu n’eût le pouvoir de sonder,
mystérieuse, cette force, de sa prière épanchée -sa brûlante, sa flamboyante prière, elle qui, au
Géronda, plus que feu dévorant, était eau, air et souffle, à son être si vitale, que jamais il n’eût pu
longtemps s’en passer.
Souvent pourtant, si souvent on l’importunait... Il arrivait que vinssent à lui jusqu’à
trente personnes ensemble. Et, bien qu’à leur parler, il mît tout son amour, le moment venait où
il ne pouvait plus. Abruptement il se levait, comme à son aide appelant la Gérondissa, la priant
pour ses hôtes d’apporter cafés et loukoums, assortis d’eau fraîche. Lui cependant, sans tarder
s’éloignait -soudain devenu biche, courant aux sources pures, il sentait, impérieux, un besoin
l’aiguillonner, quasi de recréation. Sa fontaine était l’hésychia -hésychia sans mélange, sourdant
de ses murs- et, compagne de l’hésychia, la lecture... Qu’à son psautier usé, qu’à son Isaac aimé,
il avait puisé de revivifiantes forces !
Isaac le Syrien... On l’eût dit son Géronda. Du moins ne l’appelait-il pas d’autre
sorte. Il ne pouvait rester longtemps sans l’ouvrir. Goûter les discours ascétiques, il ne pouvait à
cette joie résister. L’Abba lui était au quotidien devenu nourriture... Isaac, gloire de l’Anatolie,
fleur de la Syrie, telle la rose des vents sur le sable plissée, sur lui avait laissé son empreinte. A
tant l’aimer, il était devenu la voix de sa bouche. Et sur ses lèvres, après celles d’Isaac, la sagesse,
abeille d’or, s’était déposée. Ses enfants lui faisaient des questions. A l’instar de celles d’Isaac,
non moins que s’ils fussent allés là butiner leurs réponses, les paroles du Géronda leur étaient du
même prix d’or précieux. Mais à son sentiment, ce n’était en rien de son autorité que parlait le
Géronda Jérôme. Le vrai trésor était à ses yeux Isaac. «Un jour, contait-il, que je me trouvai chez
quelqu’un : Viens voir, Géronda ! me dit-on. De ce pas, suivant l’hôte, j’entrai en une pièce où
quelque vaste armoire abritait quantité de beaux livres. «Ah ! protestai-je, qu’est tout cela ? En
quoi penses-tu que cela pût, le moins du monde, m’intéresser ? Non, il n’est pas seulement
besoin que j’y jette les yeux. Ecoute plutôt : Si tu demandais un papier et un crayon, aimerais-tu
qu’on te les refusât, pour ce qu’un tel présent n’eût point aux yeux d’autrui valeur suffisante ?
Que t’importerait à toi que cela ne fût rien, et de vil prix, puisque tu en aurais besoin ? Et quand
tu aurais extrêmement soif, que tu demanderais un verre d’eau, et qu’on s’avisât à la place de
t’offrir fût-ce 50 000 drachmes, que préférerais-tu quant à toi, que regarderais-tu comme de plus
de prix que l’eau ? Rien, bien sûr, que l’eau seule, puisque tu mourrais de soif ?... Isaac le Syrien
cache lui aussi le plus grand des trésors. Ouvrez-le, lisez-le, et par brassées vous y moissonnerez
les gerbes odorantes des richesses spirituelles. Et si nous ne pouvons faire assurément tout ce
qui est écrit -ces gens-là étaient d’autres hommes, tous, êtres d’exception- lisons-le du moins. Et
nous ferons pénitence...»
Qu’il était humble, le Géronda. Si humble... Comment eût-il eu conscience de ce
qu’il pût être un saint ? Pour d’autres pourtant, il les eût, sans manquement ni faute, menés droit
à la sainteté. Son Géronda Isaac, il le savait, si aisément les eût aidés... Mais il en était si peu pour
vouloir... Et l’on ne jetait pas les perles aux pourceaux. Dieu n’était pas le lot du commun. Il ne
se révélait qu’à ceux qui, à le chercher, mettaient toutes leurs forces, à ceux qui par la pénitence
purifiaient leur coeur. Ceux-là étaient le petit nombre.
D’entre eux s’était levée une jeune fille. Cette enfant était venue à lui. Agée de dix-
sept ans peut-être -dix-huit tout au plus. C’est à Oinoussa qu’elle demeurait -Oinoussa, la
vineuse, île de Paradis, plus exiguë qu’un voile, sur l’étendue bleue jeté, face à Chio la grande,
Chio l’altière, la rebelle.
Mais Irène –c’était son nom- voici, était malade, incurablement. Suppliant Dieu qu’il
la prît, en place d’un père chéri, elle avait sur elle assumé le mal terrible qui le torturait.
Maintenant que Dieu l’avait entendue, et que son père, au vu des médecins confondus,
mystérieusement s’était trouvé guéri, elle eût aimé devenir moniale. Elle n’avait guère à vivre. Il
fallait se hâter.
Elle était venue au Père Jérôme. Elle s’était ouverte à lui de ce qu’elle nommait son
ignorance spirituelle. Il lui avait, entre tous les livres, conseillé Isaac. «Tu veux lire les écrits
spirituels ? Lis les discours d’Isaac le Syrien. Et quand tu lis l’abba, réjouis-toi, mais ne sois pas
non plus sans te décerner des reproches. Lire Isaac, c’est s’y plonger comme en un miroir. Oui,
Isaac est le miroir. Toi donc, lis-le, et regarde-toi. Vois où tu te trouves. Isaac est le baromètre.
Lis-en une page chaque jour. Puis, sur une feuille écris, d’un côté ce que dit Isaac, de l’autre ce
que tu fais, ou ne fais pas. Et si les autres livres, certes, sont profitables, Isaac, après l’Evangile,
est plus édifiant, et plus haut que tout autre. Prends-le, toi aussi, pour Géronda -ton Géronda».
La petite Irène était revenue. Tristement, elle avait rendu le livre. «Géronda, dit-elle,
je le lis, mais je le lis sans comprendre». Il avait secoué la tête. «Je m’étonne que l’étude d’Isaac
ne t’ait pas captivée, oui, retenue captive. C’est que tu n’en as pas encore saisi tout le prix. Fais
donc ainsi : lis et relis-le. Et tu verras qu’au coeur parfois tu ne te sentiras nul désir de le lire, que
parfois aussi tu le liras sans comprendre, et que d’autres fois enfin, tu le liras au contraire sans
pouvoir t’arrêter. Cependant, lors même que tu n’en auras nulle envie, lis-le tout de même.
Force-toi, oblige-toi à le lire. Coûte que coûte, absolument, ne fût-ce qu’une page par jour. Puis,
lorsque tu seras fatiguée de lire, alors, inclinant la tête, supplie Dieu qu’il vienne à ton secours :
qu’il te donne mémoire et intelligence. Tu verras alors».
Une seconde fois, la jeune fille était revenue. Pas davantage
hélas, elle ne comprenait Isaac.
- Ce que je te dis, mon enfant, tu le comprends ?
- Oui, Géronda.
- Eh bien, avait-il répondu, ce que je te dis, tu le sauras, et tu
le vivras, si chaque jour tu lis Isaac le Syrien. Ses discours, vois-tu,
lorsque pour la dixième fois tu les auras lus, tu les comprendras. Tu en
saisiras tout le prix, et chaque fois les aimeras davantage. Mais il ne faut
pas vouloir lire d’un trait, pour finir plus vite. Non, lis-les sans hâte, avec
une attention soutenue.
La petite Irène, une troisième fois, était revenue voir l’Ancien.
- Géronda, dit-elle, il me semble cette fois avoir compris
Isaac...
- C’est bien, avait-il répondu. Mais, écoute encore : Si
maintenant l’on te demande : «As-tu lu Isaac ?», ne dis rien que : «Si je
l’avais lu, je serais meilleure». Ne laisse personne deviner ta vie
intérieure. Que nul ne perçoive, ne connaisse tes efforts ni tes ascèses,
que personne ne sache ta lutte...
Sa lutte avait mené Irène jusqu’à la sainteté. De la souffrance, elle avait subi tous les
assauts. Tant qu’à la fin, la douleur suraiguë ne lui laissait nul répit. Elle ne dormait plus. Le mal
affreux lui avait rongé jusqu’à l’os du crâne. Les médecins, pour eux, avouaient que l’excès des
drogues administrées, eussent suffi même à la tuer.
A s’en aller, elle n’avait pas tardé... Mais voici, peu avant qu’elle ne s’en fût -dans ces
derniers temps où, retirée au monastère enfin, elle avait pris le voile- l’une des moniales avait de
loin aperçu comme les lueurs rouges d’un grand incendie. A n’en pas douter, songea-t-elle, cela
provenait de la cellule d’Irène. Elle accourut, tremblante. «Mère Irène, mère Irène !»
Précipitamment entrée, elle vit, sur son lit, immobile, Mère Irène allongée, le visage lumineux
plus qu’un soleil. Souriante, elle fixait en l’air quelque évanescente chose, laquelle semblait flotter,
mystérieusement devant elle. Nul feu pourtant. Ce qui, sur elle, rayonnait l’irradiant, cette
aveuglante lumière, c’était bien la gloire incréée du Seigneur...
Du Paradis, elle avait tôt rejoint «le lieu frais, lumineux et verdoyant» -ce lieu
délicieux, où n’étaient plus ni douleur, ni tristesse, ni peine. Où se réjouissent les justes, à goûter
le repos de leurs peines. Où dans l’éternité, ils s’élèvent toujours, l’âme illuminée, pour jamais,
dans sa gloire, contemplant le Christ Dieu...
L’on avait bientôt enseveli Irène, avant, trois années plus tard, comme le voulait la
coutume, que de déterrer son corps.
L’Ancien, lui aussi, creusait, lorsqu’on le vit s’immobiliser soudain. Sa bêche avait
heurté un obstacle. Se penchant vers la terre, il perçut une main, desséchée légèrement, mais que
la peau recouvrait diaphane. Avec mille précautions, l’on avait dégagé la relique. Et voici, miracle,
que le corps tout entier était demeuré intact. Pleurant de tout son être, l’Ancien, maintenant, au
bout de ses bras l’élevait, aérien, léger plus qu’un enfant, si maigre, décharné, sous ses voiles
noirs... Un cri fusa, déchirant l’air : «Pardon, ma sainte, pardon !» C’était une femme implorant
son pardon, d’un péché pour jamais gardé secret par la très pure Irène...
Voyant la merveille, la mère qui avait en son sein porté cette âme choisie, à son tour
avait gagné le cloître. Ou plutôt elle l’avait par ses soins bâti, comme aux temps anciens, sur les
restes de sa fortune élevant ce monastère plus que magnifique, digne reflet des monacales
splendeurs qu’avait, en des siècles de gloire, connus l’illustre, la reine, la pieuse Constantinople.
C’est là, sous une châsse de verre, qu’endormie reposait la sainte enfant, paisiblement attendant
son promis, son Epoux, son Sauveur, lequel, à son second Avènement, d’un doux baiser
l’éveillerait.
Le Père Jérôme avait béni sa mère : «Tu seras, toi, Mère Marie, lui dit-il, l’higoumène
du couvent d’Oinoussa. A cet effet, je te bénis». Et simplement, de la simplicité des saints, il
l’avait bénie, comme il avait, naguère déjà, béni sa fille, en sorte qu’elle empruntât, allègre, la voie
abrupte, étroite, et douloureuse, qui cependant sans faillir mène aux lumineuses rives de la
sainteté.
«Pour toi, mon Irène, avait à la sainte avoué le Géronda, du temps qu’elle était
encore de ce monde, pour toi, nuit et jour je verse des larmes de feu. Oui, toute cette nuit, tu
étais dans mon esprit. Vois-tu que d’amour j’ai pour toi, quand même je ne suis qu’homme ?
Combien plus, lors, Dieu tendre, et miséricordieux. Lui, avec tant de sollicitude, tant de
compassion t’attend ! Comme je le prie pour toi ! Je prie surtout que tu ne chancelles pas, que tu
sois trouvée digne un jour d’entrer en son céleste royaume, pour t’y jeter entre les bras si
protecteurs de notre Christ, lui seul aimant et pur. Tu es, au jour d’aujourd’hui, dans la détresse
et l’affliction. Aussi voudrais-je te plaindre, et te dire bienheureuse ensemble. Pour ce que tu
luttes, je te dis bienheureuse. Mais pour ce que je crains qu’à la fin tu ne te brises sous cette croix
trop lourde, je te plains davantage encore. En vérité, oui, et je te plains, et te dis bienheureuse.
Toi seulement, veille à ne pas plier. Pour moi, je serai prêt toujours à t’aider. Absente même, tu
es à mes yeux ici. Aussi, quand tu le voudras, viens. Pour toi, je ferais tout, jusqu’à te recevoir à
minuit. Et pourtant, vois, il est venu, un jour comme aujourd’hui, plus de trente personnes, et il
a fallu que je m’entretienne avec tous, qu’à chacun je dise quelque chose...»
C’était pure vérité. Les charismes de l’Ancien, comme les mouches à miel, attiraient
la foule. Des fidèles, il en venait de tout genre. De partout, de la Grèce, du Nouveau Monde et
d’ailleurs il en venait. Ils étaient chaque jour jusqu’à dix, vingt, trente à se presser aux portes.
Pour prendre sa bénédiction. Pour le voir. Voir ce visage à jamais ineffaçable. Pour l’entendre.
Entendre ce ton d’une voix inoubliable. Entendre ces paroles qui jamais ne disaient rien qui ne
dût être dit ; ces paroles qui dans les coeurs épanchaient le baume ; ces paroles, semblant une
douce rosée, une manne céleste, un miel jailli du rocher...
Les gens le voyaient, et tels la Samaritaine, n’eussent désormais en jaloux pu garder
leur joie. Mais ils couraient chez les autres : «Venez, criaient-ils, et voyez l’homme !» (Jn 4, 29)
Le Géronda cependant leur parlait, s’efforçait de les mettre en garde : «Ne parlez,
disait-il, de moi à personne. Oui, je vous en prie, nulle part ne parlez de moi. Ce n’est pas, certes,
que je refuse que l’on vienne. Mais c’est, voyez-vous, que je ne peux pas, que je n’ai plus la force.
Me voici vieux, vieillard de près de quatre vingts ans déjà. Et parce que je ne puis chasser ceux
qui viennent, je me dois de leur parler. Or les réponses, le plus souvent, sont difficiles à donner.
Eux de surcroît, dominés par la passion, n’écoutent point mes avis non plus que mes conseils
spirituels. Comment ne pas s’attrister pour lors, comment ne pas pleurer ? Si je parle pourtant,
c’est qu’il ne me faut point me taire. D’autres, en effet, me font vivre, et moi, ne faisant rien, ne
travaillant plus de mes mains, et, partant, n’ayant rien à offrir, je vois comme un devoir, comme
mon obole à moi, de faire ce que je fais. Oui, c’est là mon aumône à moi... Mais il est tant de
jours pourtant, où je peine et me fatigue. C’est pourquoi, de quiconque je ne veux rien prendre.
Car si de quelqu’un j’accepte un don, je suis contraint pour lui de faire au Seigneur jusqu’à cent
métanies. Mais je suis vieux, je ne peux plus. Je vous le dis pour que vous le compreniez : Ce
n’est point que je ne le veux pas, mais que je ne le puis. Tenez, une jeune fille, hier, m’a aidé à
gravir la colline escarpée. Je l’ai fatiguée. Et je lui suis à présent redevable. Qu’elle le sache,
pourtant, elle m’est aussi redevable, grandement redevable. Et beaucoup, ainsi, me le sont tout
autant, au plus haut point même. Ah ! je ne puis me défendre de les inviter à venir encore, pour
ce que j’ai pitié, et qu’ils sont en péril. En danger de jeunesse... Je plains tant la jeunesse.
Inconsciemment, elle sombre dans le péché, et n’a personne qui pût la soutenir. Les parents,
eux, il faut les excuser. Comment vous expliquer ?... Savez-vous l’anglais ? Non ? Si l’on vous
apportait une lettre en anglais, sauriez-vous la lire ? Non, dites-vous ? Mais si elle était en grec,
votre langue à vous, ne pourriez-vous la lire ? Si, bien sûr. Ainsi en est-il aussi des parents. La
langue qu’ils vous parlent est celle qu’ils connaissent. De même qu’ils vivent dans leur langue,
qu’ils connaissent leur langue, c’est leur langue qu’ils vous parlent. Mais pour celle qui est vôtre,
ni ils ne la vivent, ni ils n’ont appris à l’aimer, ni même ils n’en savent un seul mot. Comment
voudriez-vous qu’ils vous parlent, puisqu’ils ne savent point votre langue ? C’est pourquoi, ne
vous irritez pas, ni ne vous attristez, si vos parents s’insurgent contre vos volontés. Vous savez,
vous, ce qu’ils ne savent pas. Vous voudriez, vous, être moine ou moniale, mais eux, pour leur
part, ignorent tout de la vie monastique. Gardez-vous donc de leur vouloir tenir tête. Ne les
prenez pas de front, leur courroux n’en croîtrait que d’autant. Pis encore : que par un possible
enchaînement des faits, vous vous mettiez vous aussi en colère, ils se moqueraient de votre
prétendue vocation. Loin, dès lors, d’entrer avec eux en conflit, dites par exemple : «Oui, oui, je
me marierai. Plus tard, cependant. Je ne veux pas dès à présent me fermer toutes les portes. Je
dois achever en premier lieu mes études». Appliquez-vous seulement à ne les contredire pas.
Non, ne les contredisez pas. Vous donnent-ils du poivre ? Offrez-leur du miel. Et de ce miel qui
est vôtre, de ces paisibles paroles vôtres, adoucissez, lénifiez autrui. En sorte, si même cela vous
coûte, que vous puissiez dire en vous-mêmes : «Je n’ai pas de poivre, je n’ai que du miel.
Comment leur donnerais-je du poivre, quand je n’en ai pas ?» -cependant qu’au tréfonds de
vous-mêmes, vous demeurerez impassibles, à cet effet vous armant, en plus de sang-froid, d’un
surcroît de prière».
Dans le sourire illuminant ses traits, que tirait l’épuisement, ils lurent exprimées,
merveilleuses, les prémices d’un immense amour, à leurs coeurs inconnu.
«Quelle prière, murmura-t-il encore, ferai-je pour vous ?... Si ; il est une chose que
profondément je désire : que Dieu ne vous prenne pas que vous n’ayez acquis la vraie foi, et que
de toute votre âme vous ne le chérissiez...»
A l’écouter parler ainsi, à le voir à ce point usé et fatigué, l’on ne pouvait se défendre
un instant de songer, que Dieu peut-être, ne tarderait non plus à le prendre.
Chaque jour le trouvait plus fatigué. Tout cela était trop
pour lui, que ces gens à recevoir, que ces conseils à prodiguer. Il
semblait que cela ne dût finir jamais. «Je suis vieux maintenant. Je ne
peux plus...» répétait-il.
VII
La dormition du Géronda.
Il y avait bien deux ans qu’il sentait, en son corps entier,
diffus, ce total épuisement. A quoi s’ajoutaient ces refroidissements, qu’il
ne cessait de contracter... Ce fut l’hôpital.
Il reçut l’obligation de rester alité tout l’hiver. Il n’avait pas cessé, pourtant,
d’accueillir le long flot journalier de ses assidus visiteurs. Mais il toussait beaucoup. Les poumons
sans doute...
Le mal, peu à peu, avait progressé. L’état général ne semblait plus pouvoir que se
dégrader à présent, toujours davantage. Son corps, désormais, refusait de l’assister. Mais l’Ancien
tenait bon. A cause de ce brûlant amour qu’il avait pour Dieu, il demeurait fidèle à son apostolat.
Autant qu’il serait en lui, jusqu’au dernier souffle, il continuerait de secourir les âmes...
C’était cet hiver-là -le premier hiver où il était allongé, la maladie s’était déclarée. Nul
encore ne savait...
Tout l’été, et l’autre hiver encore, ce même état perdura. Puis, brusquement, avec les
chaleurs suivantes -on était à l’été 1966- le mal empira. L’Ancien souffrait intensément. Une très
vive douleur le lançait au côté gauche. Et les quintes, quand il toussait, le prenaient si violentes,
que tout son corps en était soulevé. Chacune semblait lui livrer comme un nouvel et ultime
assaut. Car l’on ne laissait de craindre, chaque fois, qu’il ne pût résister du tout davantage.
Le médecin d’Egine ne paraissait guère pourtant y prêter attention. Il n’y avait là
pour lui matière à s’inquiéter. Mais ses enfants préférèrent pour leur père prendre un autre avis.
Ils firent donc venir un praticien d’Athènes ; lequel prescrivit un bilan. L’arrêt -cela était clair,
hélas !- signifiait qu’il dût faire à l’hôpital un second séjour.
L’Ancien d’abord refusa. Il se remettait entre les mains de Dieu. Mais ses enfants
prièrent et supplièrent. Mille fois, ils renouvelèrent leur supplication.
Il fallut bien à la fin que l’Ancien cédât. Du moins acceptait-il qu’on le radiographiât.
Mais l’appareil, à l’hôpital d’Egine, était si vétuste que le cliché ne montrait rien, non plus que les
analyses diverses pratiquées.
Ce fut pour les enfants de l’Ancien l’occasion de nouvelles prières. Ils le pressaient
cette fois d’entrer à l’hôpital d’Athènes. Mais à refuser, il mettait la même tenace obstination.
Il advint qu’un médecin s’en mêlât. Monsieur Xidéa, homme exceptionnel, portait à
l’Ancien tant d’amour, qu’il vint un jour, pleurant, le supplier. «Géronda, implora-t-il, je t’en prie,
je t’en supplie, laisse-toi mener à l’hôpital, t’y faire examiner. L’Eglise a besoin de toi, tu lui es
nécessaire... Si tu y vas, tu peux guérir peut-être. Géronda, je t’en prie, accepte».
L’Ancien vit ces larmes, et à cette vue pleura. A seulement entendre ces paroles,
toutes emplies d’amour, son coeur, de compassion, s’était ému. Il avait, dans cette âme, lu quel
amour y demeurait pour lui, et son âme à lui, laquelle contenait plus d’amour, infiniment, que la
sienne encore, s’en était bouleversée. C’était oui : il acceptait. Il irait à Athènes.
Un matin de septembre 1966, au petit ermitage, une compagnie fatiguée, aux visages
défaits, lentement s’ébranla pour Athènes. Les enfants de l’Ancien emmenaient, pleurant, leur
charge très précieuse : leur Géronda tant aimé, sur un lit de douleur étendu. Tous en leurs
coeurs se doutaient que le Seigneur, désormais, ne le leur laisserait plus guère longtemps. Mais ce
qu’ils ne savaient pas, pourtant, c’était que le père qu’ils ramèneraient ici, à sa dernière demeure,
serait un être endormi déjà...
Le Géronda, lui, savait. Il savait aussi que pour lui commençait la lutte dernière, la
plus douloureuse, l’ultime épreuve. Celle qui serait pour la purification finale, pour la défaite
extrême des passions, pour l’anéantissement des puissances adverses...
Son état, pour l’heure, exigeait qu’on le transférât en voiture. C’est alors, comme le
véhicule s’engageait sur le ferry, que le facteur lui remit une enveloppe, estampillée d’Amérique,
libellée à son nom. L’Ancien demanda qu’on voulût bien la lui décacheter, et qu’on lui remît le
mouchoir, qu’il disait être glissé dedans. Etonnés qu’il connût, sans l’avoir ouverte, le contenu de
la lettre, ses enfants tendirent au Géronda le morceau de baptiste annoncé, lequel, de fait, s’y
trouvait enclos. Il le prit, le marqua du signe de la croix, et le remit à l’intérieur, priant qu’on
réexpédiât le tout.
Un peu plus tard embarqués à leur tour, ses enfants regardèrent la missive que
l’Ancien n’avait pas même lue. Elle émanait d’un Américain qui, fort malade, avait entendu
vanter la sainteté de l’Ancien. Le malheur était qu’il ne pouvait venir à lui, la distance étant pour
lui impossible à couvrir. Mais il avait foi, pourtant, que si l’Ancien signait seulement son
mouchoir du signe de la croix, il suffirait que lui-même le touchât pour être sur l’heure guéri.
Ses enfants, lors, comprirent que, sans qu’il eût eu besoin de rien lire, le Père Jérôme
avait su tout cela. Dieu, qui lui avait octroyé ce don tout inestimable de la clairvoyance, à l’avance
le lui avait fait connaître.
L’Ancien maintenant s’embarquait. Tout ce voyage s’annonçait un cauchemar, ne
pouvant qu’ajouter à ses terribles souffrances, à son insurmontable épuisement. Il ne disait rien
pourtant. Sa patience était par-delà l’épreuve. Et sur son visage creusé, flottait, lumineux, le
suave sourire d’un nouveau saint de Dieu, égal dès longtemps aux anges.
On l’attendait au Pirée afin, sans délai, de le conduire dans Athènes. Le Géronda,
peu après, était admis à l’hôpital Alexandra. De ce jour commencèrent les interminables
examens d’usage. Mais là, de nouveau, rien. Ni le sang, ni le coeur, ni les poumons même ne
parurent rien recéler d’anormal. Il fallait à présent pratiquer l’examen cellulaire. L’on procéda
donc à la pénible ponction lombaire. Il y aurait, avant les résultats, près d’une semaine encore à
douloureusement attendre. Après quoi, peut-être saurait-on quelque chose...
Cette semaine-là, l’Ancien souffrit plus que jamais encore. La respiration se faisait
plus haletante ; la poitrine, les omoplates, les jambes, tout son corps jusqu’aux pieds, le
suppliciait. L’intérieur le brûlait telle une fournaise. Continûment, il demandait à boire. Il eût
voulu rafraîchir ses mains, ses pieds, sa tête. Nulle fièvre pourtant. Mais les nausées ne cédaient
pas. Il ne pouvait rien prendre qu’il ne rejetât sur-le-champ. Ce qui, lui ôtant ses dernières forces,
amplifiait à l’extrême son abattement.
A d’autres moments encore, sa jambe enflait tant qu’il ne pouvait plus seulement la
bouger. A quoi s’ajoutaient les vertiges, et les étourdissements, dont il était tourmenté.
Mais le pire était l’insomnie. Elle le tyrannisait, le mettait au martyre. Les douleurs
devenues trop intenses lui interdisaient, la nuit, de trouver le sommeil.
Il supportait tout. Avec un coeur noble, une patience sans
faille, absolue obéissance, et soumission entière au tout-puissant vouloir
de Dieu.
Il trouvait, néanmoins, la force encore de se préoccuper
d’autrui. Les infirmières du service qui autour de lui s’affairaient, étaient,
la plupart, des âmes d’exception.
Et parce qu’il eût voulu leur rendre un peu de ce dévouement qu’elles lui
témoignaient, il oubliait son état. Tout le temps qu’elles passaient à ses côtés, il ne se souciait que
de les édifier, et par ses prières, de voler à leur secours. Et parce qu’il leur découvrait leurs
secrets aussi, elles, comme aimantées, ne pouvaient s’empêcher de revenir à lui. Elles entrèrent
bientôt à tout moment du jour, délaissant leur travail. Elles frappaient doucement, s’asseyaient
au bord du lit, des heures entières l’écoutaient parler. Et tout ce qu’il disait, au fond d’elles
résonnait, orné d’une impalpable beauté. Parce qu’il parlait d’expérience, et que son expérience,
toute, était spirituelle, jamais elles n’avaient entendu rien qui leur parût plus étrange, ni plus
salutaire. L’Ancien, confusément elles le percevaient, à n’en pas douter possédait la connaissance
d’en-haut, celle que, par-delà la praxis, confère la sainte théoria. Et l’on le devinait à ce que, pour
les avoir sans conteste expérimentées, l’abysse de sa sagesse, immanquablement trahissait ces
contemplations secrètes, dont l’on eût dit qu’en palimpseste, ainsi qu’à des autorités plus hautes,
sans cesse il se référait, comme s’il eût en tous ses dires reçu l’illumination divine, et qu’il se fût
éclairé aux reflets plus exacts de la vive splendeur du Christ, selon qu’il l’avait assurément perçue,
en sa flamboyante et radieuse hypostase.
Aussi était-il pour elles peu à peu devenu l’objet d’un infini respect, le centre où
convergeaient leurs admirations les plus hautes, en sorte qu’elles savaient maintenant, si même
elles arrivaient découragées, qu’elles repartiraient peu après le coeur inondé de joie, l’âme
revivifiée. Les médecins même s’y risquaient. Car pour eux aussi l’Ancien était plein d’amour,
sachant à chacun dire ce qui lui convenait.
Enfin, venait le flux encore des visiteurs. Et quoique ses enfants, pour éviter à leur
père ce surcroît d’une vaine fatigue, n’eussent rien dit à personne, et secrètement eussent quitté
l’île d’Egine, pour l’on ne savait où, certains indiscrets, pourtant, étaient à force d’investigations
parvenus à retrouver les traces disparues. Comme l’éclair, ils avaient répandu la nouvelle. Et bien
que l’on eût un temps tenté d’interdire l’accès de l’hôpital, cela aussi avait été peine perdue. Se
disant ses enfants, ils demandaient à voir leur père spirituel. Leur opposait-on l’état du malade,
son besoin d’un absolu repos, ils persistaient dans leur insistance, outrepassant toute défense qui
leur pût être faite.
L’amour du Géronda fit enfin le reste, achevant de leur donner raison. Par-delà ses
souffrances, le Christ et la Mère de Dieu lui donneraient la force. Ces dires sonnèrent comme le
signal de la ruée. Tous, en rangs serrés, déferlèrent pour lors dans les couloirs. Et comme si leur
nombre eût été par trop insuffisant, le reste des malades, bientôt, s’adjoignit à eux, accru du flot
encore de leurs parents. Le tout formait une longue file ininterrompue de gens, venus défiler au
chevet de l’Ancien. Lui, nonobstant son épuisement, les recevait tous, puis, lorsqu’il n’avait plus
la force, sans rien dire, se laissait embrasser la main. Puis, si les forces lui revenaient un peu, il
répondait à leurs suppliques. Car les uns demandaient, qui ses prières, qui sa bénédiction, les
autres qu’il les guérît, les derniers qu’il secourût leurs proches.
Et s’ils ne pouvaient guère payer de retour –qu’eussent-ils donné, pour tant de
bienfaits qu’obtenait sa prière, toujours immanquablement exaucée ?- du moins n’oublieraient-ils
pas. Comment eussent-ils du reste oublié ce que pour eux faisait le Géronda ? - Lui qui, se
débattant avec son mal, sans en rien montrer pourtant, ignorait ses souffrances pour secourir
autrui ? Autre à le voir, eût-on dit, celui qui souffrait, autre celui qui parlait. Il suffisait qu’entrât
quelqu’un, le scrutant de toute la détresse de son corps malade, pour qu’à l’instant, par une
inclination simple de son prompt vouloir, l’Ancien devenu étranger soudain à sa souffrance
propre, s’immergeât dans cette âme. Qu’elle ressentît du chagrin, il la consolait, qu’elle eût
accompli un progrès spirituel, il s’en réjouissait, lui communiquant le sûr affermissement qu’il
savait, de ses vibrantes paroles, comme nul autre prodiguer. Et parce qu’il savait aux êtres
dévoiler leurs péchés, leurs pensées, et leurs secrets, qu’il leur découvrait les causes mêmes de
leurs maux, ces dires sur les êtres faisaient une impression profonde. Assaillis d’émotion, tous à
l’entendre demeuraient frappés. D’où lui fussent venus ces charismes, si ce n’est de Dieu seul ?
Et confirmés dans leur intuition, tous, saisis d’une respectueuse crainte, en celui qui à leurs yeux
d’abord n’avait paru -si unique, si aimant eût-il été- qu’un père, découvraient maintenant un
saint.
Le résultat enfin des examens fut connu. Hélas ! C’était le cancer.
Fort avancé, le mal était incurable déjà. Perdu, le Géronda
leur père était perdu...
Le drame, cependant, sans discontinuer, déroulait ses
tableaux. Chaque jour s’annonçait plus affreux que la veille.
Les douleurs se faisaient suraiguës. Le feu, qui de l’intérieur le consumait, devenait
fournaise. Quant à ingérer quelque nourriture, la chose était dès longtemps devenue
malencontreuse.
L’Ancien désormais ne connaissait plus nul repos. Mais de cela non plus, il ne se
plaignait pas. «Nul saint, murmurait-il, jamais par le repos n’a gagné le ciel».
Le repos même, l’Ancien l’avait-il seulement connu ? Sa vie toute entière n’avait rien
été qu’une lutte -lutte contre les passions, et les puissances hostiles, lutte pour la perfection de
l’être, et l’élévation de l’âme. Lutte de sang et de mort qu’il fallait jusqu’à la fin livrer à
l’Adversaire abject, sous le feu d’enfer de ses phalanges et légions, mais qu’au plus fort de la
mêlée, Dieu changeait en victoire, aux lutteurs d’élite dépêchant ses armées angéliques, lesquelles,
en force et en puissance, passaient infiniment les myriades ennemies.
Cette épreuve, la plus dure, l’ultime peut-être, s’il en venait à bout, lui donnerait
d’atteindre à la mesure des parfaits... Après quoi, viendrait sans faillir le repos... Là-bas serait «le
lieu frais et verdoyant, l’asile de quiétude...» Comme il avait hâte à présent !
Dieu permettait l’épreuve, cette épreuve si redoutable que l’autre, l’Ennemi,
entendait la bien confisquer à son profit. C’était sa dernière chance, sa tentative dernière pour
voler au Géronda son hésychia sainte, lui défendre de garder son esprit fixé sur la prière –jusqu’à
le faire céder, et par le désespoir, le jeter dans l’abîme.
L’Ancien le savait. Tout comme il n’ignorait pas pourquoi l’Autre, de cette
dévorante rage s’acharnait tant sur lui. «Le Malin, mes enfants, chuchotait-il, par mille
subterfuges tente de nous dérober notre paix...»
Après l’orgueil, l’autre mal, en rien moins mortel, qui dévorait le diable, était la
perfide, l’envieuse jalousie... Si l’homme se déifiait, il ferait plus que retrouver la ressemblance
perdue ; il monterait très haut, plus haut qu’il n’était jamais allé, en ce Paradis qu’il avait jadis
habité, quand il n’avait pas goûté, pour y être inapte encore, ce fruit défendu de l’arbre de la
connaissance, -cette science du bien et du mal, dont Dieu à cette heure, ne lui avait pas donné le
discernement, non plus que l’exact jugement d’une âme saine et mûrie.
Mais souffrir la vue de l’homme regagnant les cieux afin de s’y tenir à nouveau
devant Dieu, à la face de ses anges saints, c’était à quoi l’ennemi, jamais, ne se pourrait résoudre ;
d’autant que ce supplice se doublait d’un autre pire : la certitude qu’il serait, quant à lui, pour
l’éternité interdit de cette indicible joie. Aussi la seule entrée d’une âme dans la divine Arche de
l’Eglise, le mettait-elle en fureur, assez pour qu’il déchaînât contre elle ses ténébreuses cohortes.
«Voyant l’Hôpital du Christ ouvert, et Adam venir, y puiser la santé, le diable est
blessé ; il mesure le péril, se lamente et crie à ses amis : Que ferai-je au Fils de Marie ? L’homme
de Bethléem me pourfend et me tue. Il est partout présent, et Il remplit tout !»
«Dans les choses spirituelles, murmurait l’Ancien, le coeur, sous le pressant effet, et
la force de cet amour, de cette joie se dilate, et toujours davantage va s’entrouvrant. Mais pour
ce que, cette joie même que nous goûtons au spirituel, le diable, lui, ne la peut éprouver, à cause
de cela justement il nous envie, nous jalouse, et devant nous dresse ses embûches et ses pièges,
en sorte que nous y tombions, et qu’à jamais nous désespérions».
Telles étaient les raisons de ses perfidies, de ses ruses
toujours recommencées. Toutes, les unes que les autres plus honteuses,
plus abjectes, plus artificieuses.
«Hélas, soupirait l’Ancien, depuis tant de milliers d’années
qu’il s’exerce, que de tours infinis le Malin ne connaît-il ? Ah, le Malin
s’avère à l’ouvrage un grand professionnel... Soyez vigilants. Craignez ce
travailleur infatigable. Nous sommes, nous, si faibles, si dénués
d’expérience...»
«Le diable, poursuivait-il, il faut en esprit se le représenter, à cette fin d’en avoir
peur, et de mieux s’en défier. Et parce que du diable, je connais les mille tours, et la perfidie, je
tremble, et le redoute. De même qu’il vous faut apprendre, vous aussi, à discerner les énergies de
Dieu, afin d’en pouvoir puiser les bienfaits, de même apprenez, pour les fuir, à discerner les
menées, et les machinations du Malin... Le diable, par tant d’expédients, cherche à nous
anéantir...»
Et que n’eût-il tenté pour arracher une âme à son hésychia, et, par ce moyen, à la
prière même ? Il ourdissait à cet effet mille pièges. D’entre eux était le zèle intempestif :
«L’excès de zèle, disait le Géronda, est lui aussi une machination de Satan. Sachez-le
donc : le Malin en nous vient insuffler un empressement, dénué tout de discernement, qu’il fait
servir ensuite à nous mieux léser». C’est ainsi qu’était plus haute la garde de la prière, préférable
infiniment à la dispersion vaine en visites au prochain. Quitte pour ce faire à passer pour égoïste.
Ceux pour qui l’on se dépensait, pour lesquels en pure perte l’on se consumait, étaient-ils dénués
d’égoïsme ? «Quand, à votre tour, vous serez malades, ironisait l’Ancien, viendront-ils, eux, vous
visiter ?» Les Pères ne disaient-ils pas que l’amour du prochain dût commencer par l’égoïsme ?
Partait-on dissiper, prodiguer à autrui, le bien que l’on n’avait pas quant à soi commencé
d’amasser ? Se jetait-on à l’eau pour en sauver quelque autre, quand l’on ne savait pas soi-même
nager ? C’eût été là, selon les Pères saints, la noyade pour les deux assurée.
«Ecoutez, continuait l’Ancien. Un saint abba, dénommé Macaire, dans sa kelli
priait, haut, très haut sur la montagne. Et voici, à l’heure de la prière, là-haut, en sa lointaine
retraite, qu’il entendit une voix ressemblant à des pleurs. Troublé, il s’arrêta, à ces gémissements
prêtant l’oreille. Il songea regarder au-dehors. Il jeta donc un oeil, et vit une femme pleurant.
«Ah ! geignait-elle, j’ai mal, j’ai mal... secours-moi». Pris de compassion, le saint la prit avec lui
dans sa cellule : «Que puis-je pour toi ?» s’enquit-il. «Mon ventre, dit-elle, me fait mal, masse-
moi, que cessent les douleurs». Mais à peine le saint avait-il eu le loisir de broncher, que s’était
évanouie la femme en fumée. Alors il comprit que c’était le diable, lequel était en personne venu.
Brûlant de faire chuter l’ascète, il avait, pour jeter en lui le trouble, pris le paraître d’une femme.
Mais en l’âme de son lutteur, voyant, antipodique du mal, la bonne disposition, le Seigneur
n’avait point permis que le tourmentât l’Ennemi».
«Ah ! soupirait l’Ancien, pris d’une tristesse soudaine, comme le diable enténèbre,
obscurcit les esprits ! Mon coeur a mal, si mal d’y seulement penser !»
Qu’il était malaisé de n’être point dupes, quand l’Ennemi, pour tromper le monde,
prenait tant de visages...
Entre les visiteurs du père Jérôme, sur son lit d’hôpital venus le visiter, se présenta
un jeune homme d’assez bonne apparence. Celui-ci, bien qu’il voulût devenir prêtre, subissait les
néfastes influences de fréquentations dont il ne songeait pas seulement à se déprendre. Et bien
que nul ne le sût, lui-même n’ayant qu’à peine conscience d’une attitude chez lui préréfléchie,
l’Ancien pourtant l’avait lue dans son coeur.
«Fais attention, dit-il, à tous ces forbans qui tournent autour de toi. Ils veulent à ton
âme dérober la part spirituelle... Car c’est au prêtre, surtout, que s’acharne à nuire le diable,
sachant que par un unique pappas, s’il est saint, peuvent être sauvées par milliers des âmes,
comme, par un seul qui ne lutterait pas, peuvent s’en trouver, pour chanceler et pâtir d’un grand
dommage, des milliers d’autres encore... C’est ainsi qu’un liturge, près d’ici, recourait aux services
d’une femme pour qu’elle l’aidât et l’assistât dans l’église. Las, ils ne furent pas longs à la quitter
ensemble. Le diable de fait ne chôme pas. A ceux surtout qui veulent se consacrer au Christ, il
cherche à nuire d’abord, et par tous les moyens».
De même auprès des âmes pures, il dépêchait les âmes troubles... «Ces jeunes filles,
observait l’Ancien, qu’attirent les jeunes gens vertueux, y sont par le diable le plus souvent
poussées, en sorte qu’elles pussent leur porter préjudice. Peut-être aussi pour une part admirent-
elles la pureté, et ces charismes spirituels, que sur ces beaux visages elles voient se refléter. Car
toute âme à son insu, et comme inconsciemment a soif d’accéder au spirituel. D’où vient que le
spirituel, en première instance attire. Mais si même il en est ainsi, le charnel ensuite de cela s’en
mêle».
«Ah, soupirait l’Ancien, le monde toujours nous incline au mal... Que ne fermons-
nous portes et fenêtres lors, pour ne voir plus rien, ces portes et ces fenêtres que nous sont les
sens ! A l’ennemi ne donnez nulle cause de vous venir attaquer. Car c’est lorsqu’on lui en fournit
le motif et le prétexte, et c’est alors seulement, que l’Autre se sent le pouvoir de vous attaquer.
Jamais non plus, touchant aux choses spirituelles, ne laissez en vous survenir de froide
indifférence. Car c’est lorsque survient la froideur, et c’est alors seulement, que peut nous faire
chanceler le diable. Faiblissez-vous au regard des choses spirituelles, le diable, lui, se fortifie
d’autant, jusqu’à plus aisément vous investir. Car si, pour n’avoir nul zèle, nous cessons de lutter,
dès lors, ne voyant plus de sa nuée légère nous recouvrir la grâce divine, le diable sans plus de
peur s’approche de nous. Il n’est rien tant pour être craint de l’ennemi que les larmes, et la
contrition de l’âme... Ne délaissez donc pas, ne perdez pas, l’hésychia ni la prière, lesquelles vous
seront des remèdes, et des obligations».
Ses enfants s’interrogeaient sans rien dire : «Peut-être alors, si l’on gardait dans
l’hésychia la prière, n’y aurait-il plus nulle lutte à l’encontre des maléfiques puissances hostiles ?»
L’Ancien devinait leurs pensées. «Ah, gémissait-il, que l’Autre ne puisse nous faire tomber en
acte, par une donnée de fait, il nous fait tomber en pensée...»
«Il y avait au désert, contait-il, dans les temps anciens, un grand anachorète, auquel
un ange, chaque jour, venait porter son pain. Mais parce qu’il advint qu’il fut, ensuite de cela, des
jours entiers sans plus voir l’ange, la pensée naquit en lui de fuir au plus tôt cet endroit. Il
pourrait de la sorte, se persuadait-il, s’enfoncer au désert plus avant, à cette fin d’y lutter plus
durement encore. A peine pourtant s’était-il mis en route, qu’il vit le diable de peu le précéder.
Alors, il entendit une voix lui dire : «Là où tu iras, lui aussi, en deçà de la tienne, établira sa
cellule». D’où, demeurant dans sa première calyve, il y fit pénitence de tant de négligence. Et
lorsqu’il eut beaucoup pleuré, l’ange, de nouveau le visita, comme par le passé lui portant une
prosphore... C’est, concluait l’Ancien, que Dieu, lorsqu’il voit chez un être sa bonne disposition,
chaque fois, fût-ce au dernier instant, l’arrache à son épreuve, par là le sauvant du mal. Mais
parfois aussi, il le laisse pleurer et s’humilier d’abord, pour qu’il devînt meilleur. Et, ce temps
durant, le diable, dont l’unique dessein est de détruire l’homoncule, piètre rejeton d’une espèce
par nature si crédule, à cet effet recourt à mille conspirations, mille expédients infâmants,
lesquels, de prime abord, ne paraissent ni répréhensibles, ni honteux même à celui
qu’abusivement il aveugle. A tout instant il s’escrime, s’ingéniant à le faire chuter, puis, lorsque
par traîtrise, il y est parvenu, alors, il vient en lui susciter d’affreuses pensées de découragement,
lui laissant à penser qu’existe l’absolue déréliction, de là espérant le jeter dans l’irrémissible abîme
enfin du désespoir...
«Oui, ces pensées, insistait l’Ancien, qui souvent nous viennent reprocher notre
péché, lors même qu’elles nous semblent plaider en faveur du bien, ne servent à rien tant qu’à
nous bourreler tout de remords. En sorte qu’il ne faut point les accueillir. Non, jamais, en rien,
n’acceptez de désespoir. Mais aux pensées qui vous viennent du Malin, dites à l’encontre : Si
même j’allais en Enfer, j’y serais en meilleure place que toi. Pour moi, je suis sans crainte, pour
ce qu’en vérité je puis devant Dieu me repentir, lui qui est tout amour. Car il m’est loisible, à
rebours de toi, de faire pénitence...»
Cela, le démon ne le pouvait. Jamais, non, il n’eût fait pénitence. La seule pensée l’en
brûlait. N’était-il pas théologien pourtant, et subtil théologien ? Mais disputer n’était point
s’incliner, en implorant son pardon. L’orgueil savait la théologie. Et peut-être était-il des
pénitents des plus grands, pour n’avoir point à l’inverse étudié dans les livres ?
Un anachorète, rapportait l’Ancien, au désert rencontrant le démon, par amour
voulut contre lui son salut. «Allons, lui dit-il, cela n’est pas difficile. Viens, et répète après moi :
Saint Dieu». Docile, le diable redit à sa suite : «Saint Dieu». Le solitaire ne se sentait plus de joie.
«Bien ! s’exclama-t-il. Et maintenant, ceci : Saint Fort». L’autre, sans peine, enchaîna : «Saint
Fort». «Magnifique ! Et maintenant : Saint Immortel». Le diable, une nouvelle fois s’exécuta :
«Saint Immortel». «Bravo ! comme cela est bien ! s’écria l’anachorète. Vois, il ne te reste plus à
présent que ce peu de mots : Aie pitié de moi». Mais l’Autre, dans un hurlement, déjà
s’étranglait : «Ah ! Pour cela non ! Jamais ! Cela, je ne peux le dire...» Et il disparut à la face de
l’ermite...»
Les enfants de l’Ancien, eux, pour ce fait même qu’ils avaient droit au repentir,
n’avaient point droit au désespoir. «Les humeurs noires, disait encore l’Ancien, la tristesse, le
désespoir injustifiés, proviennent du Malin. Tous deux uniment sont péché, tous deux sont
incrédulité».
Et se tournant vers l’un de ces jeunes gens se tenant à ses côtés : «Ainsi, toi,
reprocha l’Ancien, que te dis-tu parfois : Il eût mieux valu que je ne naisse pas ?»
Le jeune homme s’ébahit. Comment l’Ancien savait-il ?
«Que serais-tu, lors ? insista l’Ancien. Rien, entends-tu ? Rien. De la terre. Aussi,
remercie Dieu. Et prie-le qu’il ne t’abandonne pas».
Pareilles pensées étaient de celles qu’il importait de chasser. Loin de s’y arrêter, il
n’eût pas valu d’un instant s’en embarrasser. Le démon les suscitait. De cette sorte étaient les
terrifiques cauchemars.
«Fais-tu dans ton sommeil de mauvais rêves, rassura l’Ancien, n’en sois pas triste.
Dis la prière seulement. Ces choses, souvent, proviennent du Malin, lequel ne veut qu’effrayer,
ou désespérer l’homme».
Plutôt pourtant que de se laisser à si bon compte apeurer et, contre toute raison
affliger, mieux valait se reprendre, chassant au loin ces fantasmagories. A se sauver, il fallait tout
son courage. Le salut n’était point pour les pleutres...
«Ces pensées, insistait l’Ancien, garde-t’en, et jamais ne les laisse s’insinuer en toi.
Non, il ne te faut pas les laisser t’encercler. Mais quand même elles t’assailleraient, ne t’en afflige
pas. Naguère –souviens t’en- quand tu n’avais pas connaissance encore des choses spirituelles, tu
laissais libres tes pensées, et elles erraient où bon leur semblait, ici et là, selon la caduque loi de
notre nature malade, notre esprit depuis la chute s’étant déréglé, incapable désormais de
fonctionner sans brouillage. Or à présent que tu raisonnes plus sainement, tu mets à tes pensées
comme un huis, que tu tâches de leur clore, par le biais merveilleux de la seule prière : «Seigneur
Jésus Christ, aie pitié de moi». C’est pourquoi tu te heurtes à tant de luttes aussi, le diable, par
mille perfidies, s’acharnant à te combattre. Le revirement de tactique, de fait, par quoi, lui
bouchant toutes les issues ensemble, tu lui as, en stratège consommé, porté ce coup fatal, l’a mis
en folle fureur, et il redouble ses coups. Oui, sache-le, l’ennemi va te combattre. Car il en est
ainsi : T’avises-tu de lutter ? L’adversaire te tourmente. Luttes-tu davantage ? Il te tourmente
plus encore. Fais-tu montre de volonté ? Tu es là aussi combattu. Sache-le seulement, et à ton
tour, redouble d’attention, toujours te tenant sur la brèche, guetteur éveillé, non plus crédule.
N’aie crainte pourtant. Que l’ennemi ne t’effraie pas pour cela. «Que mes ennemis, dit le
Psalmiste, ne se réjouissent pas à mon sujet. Je me couche et me lève. Et si je suis dans la
ténèbre, mon Seigneur vient et il m’illumine» (Psaumes 37, 17 et 3, 6 et 17, 29 cf 138, 11 ).
Entends-tu, mon enfant, comme ces paroles sont douces ? Comme elles distillent la
consolation ? Sois sans peur. Jamais cependant en défaut de courage. La pusillanimité, dit Isaac,
est mère de l’Enfer. Ceux qui chutent, qui plus est, ne tombent pas toujours à la seule instigation
du Malin. Il y a de leur faute à eux aussi -la faute de leurs faiblesses. Toi donc, pour peu que tu le
veuilles seulement, quand même tu seras combattu, tu vaincras. Les passions, tu les domineras.
Si l’esprit est fort, le corps, par la force contraint, se devra bien soumettre. La nature humaine,
par la nature divine est à la fin vaincue...»
Il semblait, à l’entendre, que l’Ancien parlait comme s’il eût su. Si près du but, à le
toucher déjà, à n’en pas douter il possédait l’expérience. Mais ils n’atteignaient pas au rang des
parfaits ceux qui ne s’étaient pas mesurés au diable, ceux qui ne s’étaient pas, à ce fumeux esprit,
comme à quelqu’un de chair et d’os, heurté, ceux qui n’avaient pas contre lui lutté au corps à
corps... Mais, bien que sur de tels mystères pourtant, l’Ancien fît le plus grand silence, des
allusions parfois, quoi qu’il en eût, lui échappaient.
«Beaucoup, disait-il, se confessent autrement qu’il ne sied. Que quelqu’un se
confesse à moi, m’avouant : «Je suis tombé», à ces mots, je l’arrête, et d’entrée le rassure : «Il
suffit. Ne me dis rien d’autre. Je ne veux pas autre chose. Nul besoin pour toi d’expliciter au
long le fastidieux détail des circonstances». Car, refusant d’entendre ces faits douteux et troubles,
je l’empêche de s’y étendre à loisir. Et cependant, le Malin, le soir venu surgit, par le menu
venant tout me conter.
- En pensée, Géronda, s’étonnaient ses enfants.
- Mais non, assurait-il.
- Mais alors, comment cela ? Comment cela se peut-il ? Comment vous le dit-il ?
L’Ancien s’était ressaisi.
- Allons, mes enfants... Ne cherchez pas à davantage en
apprendre.»
Une autre fois pourtant, tandis que, plus proche encore,
s’annonçait la fin, il advint qu’il se laissât aller à plus de confidences. Il
feignait toutefois que ce fût dans un rêve. «Ces temps derniers, confia-t-
il à l’un d’eux, j’ai fait un mauvais rêve : l’Ennemi, un jour, entra dans
ma chambre. D’abord, je le mis à la porte. Mais il revint à la charge,
sous la figure cette fois d’un sauvage. Et s’asseyant sur le lit, où j’étais
étendu, ivre de fureur et de rage il me saisit les mains, comme en un
étau les brisant dans la sienne, cependant que de l’autre, au travers du
corps, il m’enfonçait une épée. Alors, d’un bond me levant, je me saisis
de lui et, l’empoignant, le jetai à terre, et l’y piétinai. Voyant néanmoins
qu’il ne sentait toujours rien, je rassemblai mes forces et, m’en saisissant
à bras le corps, le pourfendis en deux, du haut jusques en bas. Las, cela
n’était sur lui de nul effet encore. Cela me fit peur, et je crains que le fait
ne signifiât que, quoi que je fisse, le diable continuera de tourmenter
ceux qui viennent ici, pour lesquels je prie. En vérité oui, je crains qu’il
ne les tourmente, et ne nous laisse plus».
Sans doute l’Autre ainsi se vengeait-il. Tel était le tribut dont il rançonnait l’Ancien,
pour prix de son élévation. Maintenant surtout que le Géronda sans conteste avait atteint au
faîte de l’échelle sainte des vertus, l’adversaire ne se privait pas, toujours plus véhément, de s’en
prendre à lui. «Aux forts sera donnée, dit le Seigneur, une épreuve forte». Saint Séraphim, entre
mille saints, n’avait-il pas, lui aussi, essuyé forte épreuve ? Le diable –c’était là chose avérée- en
avait aux déifiés, davantage encore. Il les provoquait, en combat singulier, au corps à corps les
acculait. Ah ! s’il allait les faire tomber ! S’il allait, avant l’ultime degré de la contemplation, les
suspendre en plein vol !
Avec l’Ancien, c’était peine perdue. Le temps de la praxis était pour lui révolu. De
l’ascèse austère du corps, de la dispensation des mille oeuvres bonnes, pour louables qu’elles
fussent, il n’avait plus à apprendre. Mais l’hésychia, la garde des pensées, il les avait
amoureusement, parfaitement cultivées. La prière du coeur, Dieu lui en avait fait don. Parce qu’il
avait vu sa bonne disposition ; qu’il avait en lui discerné la volonté des violents, de ceux qui à
toute force avaient voulu purifier le vase. Jusqu’à la maîtrise totale des passions. Jusqu’à défaire le
diable lui-même. Jusqu’à forcer l’entrée du Paradis. C’est pourquoi Dieu, à l’issue du combat, lui
avait donné de surcroît d’accéder à la fin à la contemplation divine.
Maintenant, le Géronda contemplait...
Maintenant son oeil voyait les mystères...
Maintenant qu’approchait la très pénible fin, il advenait
aussi qu’il se livrât davantage. Parce qu’il sentait arriver l’heure dernière.
Au temps redoutable, l’heure marquée. L’heure des terribles
souffrances. Là serait la pierre de touche.
«Père, murmurait-il, s’il était possible que s’éloignât ce calice...» Presque aussitôt
pourtant, il se ressaisissait. «Non, Père... Non pas ce que je veux... ce que toi tu veux...» Or ainsi
le voulait Dieu. Pour l’ultime des purifications de l’âme.
Parfois aussi, à quelques rares moments, la souffrance légèrement s’estompait un
peu. Un instant, elle le laissait souffler. Alors, pour un peu de temps, il retrouvait l’usage de la
parole.
La souvenance des choses, par bouffées, par bribes lui revenait. L’on eût dit autant
d’exhalaisons d’une autre temporanéité, comme surgies d’antan. Au fur et à mesure pourtant, les
visions, moins floues, plus claires se dessinaient, en sorte qu’à sa mémoire renaissaient les plus
anciennes aussi, quoique de façon plus fragmentée, plus partielle, comme s’il eût devant lui
retrouvé les kaléidoscopiques éclats d’un oblong miroir dont le tain se fût brisé, lesquels,
confusément lui eussent renvoyé, terni un peu, le fond embué de sa jeunesse lointaine. D’aucune
expérience pourtant, il ne parlait comme sienne. L’on eût dit, chaque fois, qu’il évoquait un
autre. Les mots, la langue étaient de l’Apôtre : «J’ai connu un homme en Christ qui, il y a
quatorze ans...» «Un Ancien, disait-il, vingt-six jours d’affilée, tout en jeûnant priait, pour toute
nourriture ne prenant rien, que le seul pain bénit que, le dimanche, il recevait à l’église. Et la nuit
entière, il pleurait, avec feu suppliant Dieu, tant, qu’après minuit, c’étaient des larmes de sang qui
de ses yeux ruisselaient...»
L’Ancien avait pleuré ces larmes de sang... Peut-être avait-il vu la lumière incréée... A
n’en pas douter, il avait dû voir la lumière, et dans sa gloire, se transfigurer le Christ : Pour s’être
ainsi sans vertige, après les saints Pères théophores, hissé sur les éblouissantes cimes de la
théologie par l’Esprit révélée, que confesse l’Eglise Orthodoxe, en la plénitude de la vérité une, il
avait bien fallu que le Géronda, lui aussi, pratiquât l’âpre ascension du Thabor.
Un jour enfin, il avoua. Et parce que jamais il n’eût laissé entendre qu’il pût, fût-ce
en figure, s’être égalé aux Apôtres, il en attribua le mérite à quelque autre. «Je connais un Ancien,
murmura-t-il, que son fils spirituel s’ébahissait de voir si longtemps demeurer en extase. N’es-tu
pas fatigué, Pappouli ? s’enquit-il enfin, n’y pouvant plus tenir.
- Comment serais-je fatigué ? s’étonna son père, quand, avec les disciples, dont j’étais
comme le quatrième, je me trouvai ravi sur le Thabor, où, dans sa gloire, paraissait le Christ ?»
Une jeune fille également avait vu, disait-elle, le Géronda Jérôme transfiguré dans la
lumière divine. C’était à l’ermitage, peu avant qu’il ne quittât ses enfants pour entrer à l’hôpital
d’Athènes. Oubliant de frapper, elle était à l’improviste entrée dans sa cellule, pour y reprendre
un objet, par mégarde oublié. La pensée ne lui était pas venue que l’Ancien pût s’y tenir encore.
Tremblante, elle était bientôt ressortie. Ce qu’elle avait vu lui paraissait passer toute langue. Le
visage du saint surtout l’avait à l’extrême frappée. Il semblait si changé, recréé tout entier.
Comme hors du monde surgi, à quelque temporanéité autre arraché. Elle eût voulu dérober sa
surprise. L’Ancien priait, peut-être... Sans doute malencontreusement l’avait-elle dérangé ? Mais
lui, déjà, avait perçu son trouble, et tout de suite, comme eût fait un enfant, s’était justifié. «Jeune
fille, murmura-t-il, je lisais un peu le Psautier. Comme j’aime ce saint, ce vénérable livre, cet
ouvrage pérenne !» Ce fut tout. L’Ancien s’était tu, quelque part cependant, au fond de lui,
continuant de s’entretenir avec Dieu.
Chaque heure à présent, rapprochait l’Ancien de sa fin. Mais avec elle, viendrait la
fin du martyre aussi. L’Ancien n’avait plus longtemps à souffrir. Il n’eût pas eu la force. Le mal,
chaque jour s’aggravant, maintenant culminait. Après l’acmé seulement de l’atroce douleur,
viendrait, fraîche, apaisante, la délivrance enfin.
Cela, l’Ancien le savait aussi. Et voici, soudain, qu’il se mit à prédire sa mort. Ce fut,
dans l’humilité de cette chambre d’hôpital, comme une détonation -le retentissement d’une
horrible nouvelle.
Tel un cri jailli des profondeurs, ainsi s’exhalait assourdie la voix brisée d’un coeur :
«Egine, Egine, tu seras si triste... Et puis à nouveau, tu te réjouiras, et tu chanteras des hymnes.
- Que dis-tu, père, que dis-tu là ?»
C’était un professeur, enfant aimé, lui aussi, de son père
spirituel. Il était là, dans la pièce, veillant son père si cher, lorsque
l’Ancien avait entamé, étrange, sa déploration funeste aux accents longs
de thrène. Il semblait à l’infirmière qu’elle eût bien entendu. A la
question proférée pourtant, bien qu’il en eût compris le sens, sans
doute, l’Ancien n’avait rien répondu. Toujours, lorsqu’il voulait qu’un
mystère ne fût point révélé, le Géronda se taisait.
Dans un soupir bientôt, à nouveau il parla. «Ne proclamez
personne, chuchota-t-il, avant la fin bienheureux... Non, ne dites
personne bienheureux, mais ne dites de personne non plus qu'il sera
rejeté. Qui sait comment finira chacun ? Prions que Dieu seulement
nous donne le repentir. Que chantons-nous à l'église ? «D'achever notre
vie dans la paix et la pénitence, demandons au Seigneur». Et encore :
«Donne-nous, avant la fin, de marcher dans les voies de la pénitence»...
Ses enfants se souvenaient. Si souvent à Egine, là-bas, dans
sa cellule blanchie, leur père avait chanté la pénitence : «De tous les
dons, disait-il, que Dieu nous ait faits, il n'en est pas de plus grand que la
pénitence. Aussi, lorsque vous rendez grâce à Dieu pour la foule
immense des dons qu'Il vous a faits, remerciez-le pour la pénitence,
davantage encore. Après quoi, repentez-vous, mais repentez-vous en
vérité. Car, prenez-y garde, Dieu est tendre, mais il est juste aussi. Et
quand nous retournons en arrière, et que nous transgressons lui, à son
tour, pour notre bien nous châtie. Mais vous, faisant pénitence, dites à
Dieu : «Les péchés de ma jeunesse, ne t'en souviens pas, Seigneur».
Alors, à peine aurez-vous commencé de vous repentir, si grands qu’aient
été vos péchés et vos chutes, bannissez toute tristesse. Les chutes
subsistent, certes, mais à l'heure exacte où l'être se repent, sur l’instant,
ses péchés, déjà, lui sont pardonnés. Et quand -à Dieu ne plaise- il
adviendrait que vous tuiez quelqu'un, dites : «Cela est arrivé, Seigneur, je
ne l'ai pas voulu». Et de cela même, ne vous affligez pas outre-mesure.
Cela aussi, par la pénitence, vous sera pardonné. Il n’est que
l'impénitence pour n’être point absoute... D'un malade guéri par Dieu,
et qui n'a pas pour cela recouvré son bon sens, je m'inquiète davantage.
Qu'y pouvons-nous, hélas ? Laissons-le à Dieu...
- Géronda –c’était un diacre qui à présent parlait. Pensez-vous qu’il me faille à la
proscomédie, mentionner le nom d’un être de ma connaissance, sachant pertinemment qu’il
s’agit d’un grand pécheur, qui ne se repent pas ?
- Assurément oui. S'il ne pouvait à l’église trouver la guérison, où donc irait-il ? Il
peut se faire que Dieu, plus tard, l’amène au repentir. Tout comme il se peut faire que le plus
grand pécheur devienne saint, et le plus grand saint pécheur. Sainte Marie l'Egyptienne, qu'était-
elle de prime abord ? Qui sait si Judas même, par la pénitence, n'eût été sauvé ? Il ne s'est pas
repenti seulement. Tu peux en tant que diacre, adresser ta demande : «Seigneur, diras-tu, aie pitié
de cette âme. Tous, nous sommes tes créatures. Et moi qui parais bon, le suis-je réellement ? Et
ceux qui communient, qui sait en réalité s'ils en sont dignes ?»
L’on était au dix-neuvième jour après qu’eût été admis l'Ancien à l'hôpital. Dix neuf
jours, lesquels n’avaient rien signifié pour lui qu’autant de longs jours de souffrance.
A l'aube du vingtième jour soudain -c'était un lundi- il manifesta le brûlant désir de
s'en retourner à Egine. «Que ferai-je ici ? gémissait-il. Vingt jours ont passé depuis mon entrée à
l'hôpital, et je n'en ai ressenti aucun bien... Que l’on me laisse du moins retourner à ma cellule,
retrouver mon hésychia perdue...»
Ses enfants, d'abord, s'étaient récriés. Il fallait bien
poursuivre le traitement entamé. Mais toutes leurs suppliques cette fois
restèrent vaines. La décision du Géronda, irrévocable, était prise.
«Aujourd'hui, insista-t-il, nous mouillons pour Egine».
Avertis, médecins et infirmières firent préparer les papiers de sortie. A
ce moment arrivaient d'Egine deux enfants de l’Ancien. «Comment est
la mer ? s'enquit-il. - Relativement bonne» fut la réponse. Cette nouvelle
parut conforter l'Ancien dans son désir impérieux de partir. Mais voici
qu’au milieu des préparatifs, subitement il parut renoncer. «Le temps a
changé, gémit-il. La mer est grosse à présent. Nous n'irons plus à Egine.
C'est à Ambelokipos que nous nous rendrons. Et nous y demeurerons,
chez Eleuthère, le professeur, lequel est des nôtres, et qui est si bon».
Un appel téléphonique passé à Egine confirma cette annonce. La mer était lors si
mauvaise, qu’entreprendre le voyage eût été folie. De l’hôpital, entre les quatre murs de sa
chambre, reclus, l'Ancien avait vu se lever la tempête...
L'après-midi de ce même jour vit s’opérer son transfert à Ambelokipos... C'était
l’ultime voyage du Géronda Jérôme. Son dernier voyage, il le savait, précédant l'agonie. Dans la
maison d'Eleuthère, il demeurerait quinze jours. Quinze jours, après quoi, pour jamais, il
s'endormirait...
Avec ses dernières forces, il rassemblait son courage. Il
fallait qu'il tînt bon. De cette vie, lui restaient quinze jours encore à
lutter. Alors viendrait le repos, ce repos enfin, si longtemps désiré.
Quinze jours, mon Christ, dont chacun paraissait une avancée vers le pire. Ceux qui
le veillaient, le jour, la nuit, l'entendaient. Entre les râles indistincts, dont venaient se ponctuer
ces heures d'agonie, des soupirs longs, parfois s'exhalaient. A son secours, il invoquait la Mère de
Dieu, notre Christ, et tous les saints ensemble...
La douleur, plus forte incessamment, confinait maintenant à
l’insupportable. Mais Dieu, cependant, rafraîchissait son lutteur, lui
donnant d'entrevoir jusqu’à la couronne, qui, pour son martyre, avait été
préparée. «Moniale, souffla-t-il à la Gérondissa Eupraxia, laquelle, à
quelques pas de lui, ne quittait pas son chevet, Moniale... En rond, en
rond... Sur ma tête, ils posent une couronne». Ce disant, il regardait en
l'air, comme percevant les couronnes tressées pour sa tête.
Il y eut un jour un léger mieux. Profitant de l'accalmie, l’on fit entendre au malade
ces chants psalmodiés, dont il avait tant aimé goûter la beauté. Longtemps, avec une attention
soutenue, il écouta ces chants, que l'on lui faisait passer sur un petit magnétophone d’emprunt.
Puis, quand ce fut fini : «Comme cela est beau ! souffla-t-il. Mon âme, au dedans de moi,
m’incitait à vous prier de vouloir bien arrêter la musique, en sorte que je me misse à psalmodier
à mon tour... Les forces cependant m'ont manqué».
Plus tard encore –c’était une semaine, jour pour jour, avant sa dormition- il voulut
de nouveau parler ; il resterait en vie, disait-il, jusqu'à ce dimanche. Il souhaitait d’ici là que l'on
fît venir certains encore de ses enfants spirituels, auxquels il eût voulu prodiguer d’ultimes
conseils, et donner sa prière...
Ce jour était un lundi -le lundi 27 septembre 1966. Jour
entre tous bouleversant... A tous ceux qui, là, tout autour de sa couche,
se tenaient assemblés, il parla dans les larmes. Sa voix vibrait, tremblant
d'émotion.
«Jusqu'à dimanche, répéta-t-il, si Dieu veut, je serai en vie...»
Puis il se mit à parler... Il évoquait la mort. Et le sens de ses
paroles était si fort, si justement intense, qu’elles vous prenaient aux
entrailles. Ce qu’il égrenait ainsi était une litanie sur la mort :
«Aujourd'hui, souffla-t-il, je suis, demain, je ne serai plus... Demain,
après-demain, peut-être, nous partirons... A quelle heure, nous ne
savons pas... Ce que Dieu permettra, nous l’ignorons... Il se peut qu’à
compter de ce jour, nous vivions cinq années encore, mais il se peut
aussi que nous partions plus tôt incomparablement... Quand ? Nous ne
le savons pas... Saviez-vous seulement qu'aujourd'hui même, vous
viendriez ici ? Hier encore, vous ne le saviez pas... Mais une pensée vous
est venue, et vous êtes ici. Ainsi en est-il pour tout. L'avenir, nous ne le
connaissons pas... C'est pourquoi la nuit, avant de vous endormir, dites
en vous-mêmes : «Peut-être ce soir m’endormirai-je, et demain ne me
réveillerai-je pas... Qu'adviendra-t-il lors de moi ? Serai-je sauvé ? Ah,
Seigneur prends pitié de moi. Secours-moi, instruis-moi, dis-moi ce qu’il
est bon que je fisse. Seigneur, dit le Psalmiste, enseigne-moi tes
commandements, et encore : Apprends-moi à marcher dans tes voies...
Oui, si brève, si courte, notre vie en ce monde... «Qu’un souffle passe, et
je ne suis plus là, et le lieu que j’habitais ne me connaît plus» (Cf Psaume
102). Notre vie, dit Isaac, est semblable à la rose, un matin éclose, et que
le soir déjà emporte. Pensez lors à votre mort. Gardez toujours la
pensée de votre mort... Et si vous faites en vous croître cette pensée de
la mort, vous sentirez au-dedans une chaleur, une flamme... Les saints,
les martyrs, de cette flamme, tous ont éprouvé la brûlure, laquelle leur
faisait compter pour rien le martyre même. Ayez la crainte de Dieu et,
avec elle, la crainte de la mort. Oui, revêtez ces deux craintes : Elles
vous feront revenir de tant de choses...
«Il suffit que vous songiez à l'homme : Qu'est-ce donc que l'homme ? Rien,
absolument. L'homme n'est rien. Voyez un mort de quinze jours : Il n'est plus que matière en
décomposition. Oui, vous aurez beau avoir à la folie aimé quelque vivant, si vous le voyez mort
depuis dix ou quinze jours, vous ne pourrez pas seulement, de dégoût, l'approcher. Ainsi saint
Parthène de Chio, ayant, horrifié, déterré le corps de sa belle fiancée, en une grotte s’en fut
moine, avec lui prenant le crâne, reliquat de l’aimée, aux yeux de laquelle naguère s’étaient pris,
éblouis, les siens. «Ah ! direz-vous, te voici mort ? Où donc, la si belle harmonie de ton corps ?
Où, tes yeux si beaux ?»
«Ah ! Soyez, vous aussi, morts sans sépulture... Que les fidèles, les moines, soient
des morts sans sépulture. Que rien sur vous n’exerce nulle influence. Soyez sans passion.
N'éprouvez nul sentiment capable de vous nuire. Exercez-vous plutôt au sang-froid. Jusqu'à la
froideur même... Et vos efforts, tous, tournez-les sur l'âme. Veillez à l'âme. C'est pourquoi,
tâchez de lutter. Luttez pour vivre les vertus cardinales, et, entre toutes, la sainte humilité.
L'humilité, essayez-vous à la vivre ; mais du dedans de vous, en vérité du dedans, et d’une façon
qui ne fût ni extérieure, ni non plus épidermique.
«Oui, luttons, et veillons à n’affliger pas notre Christ. Aimons à l’excès notre Christ.
Et pour ce faire, luttons, mais luttons aujourd’hui, pour ce qu'à l'instant de mourir, il sera trop
tard. Ensuite de cela, là où nous serons, c’est amèrement que nous regretterons cette vie, quand,
jamais plus, nous n’y pourrons revenir. Si ardemment nous aurons désir de la pouvoir revivre...
en sorte d’y lutter davantage, d’y mieux combattre, de nous y repentir, d’y aimer, cette fois,
notre Christ. Mais nous ne le pourrons pas. Non plus que nous ne pourrons rien les uns pour
les autres. Ni vous pour moi, ni moi pour vous, ni la femme pour son mari, ni le mari pour sa
femme. L'homme marié s'effraie, parfois, de ce qu'un jour dût advenir la mort, et que sa femme
ne puisse avec lui venir l'aider et l’assister. Qu'il le sache, pourtant : Quand tous deux vivraient
plus de cent ans, ils ne mourraient pas ensemble. Lorsqu’elle mourra, lui ne mourra pas. Et si
c'est lui qui d’abord meurt, elle ne le suivra pas sur l’heure. Ni elle, ni quelque autre personne
qu'il aime ; proches, parents, ni amis, ne le pourront lors escorter, ni venir non plus avec lui, ni
lui avec eux, fût-ce pour les assister. Lui dès lors, qu’ils ne pourront secourir, qui donc appellera-
t-il à son aide ? Et lorsque je m'endormirai, moi aussi, vous serez tristes alors, et vous direz :
«Ah ! Ce pauvre Géronda d'Asie Mineure !» Mais vous ne pourrez rien pour moi, pour ce que
cette séparation est irrévocable, et définitive. Alors, pour ce qu’aura fait chacun, pour ses actes
propres, il lui sera rendu gloire, ou bien il lui sera fait honte.
«Ah ! Donnez-moi, s’il vous plaît, Isaac. Saint Isaac le Syrien. Ouvrez-le. Au chapitre
trente-trois. Lisez-le, que je l'entende une fois encore. Comme est beau ce qu'il dit de la mort !...
«Tant que tu as des pieds, cours derrière l'oeuvre bonne, avant que d'être lié de ce lien de la
mort, qui, lorsqu'il est noué, ne peut plus être délié. Tant que tu as des mains, tends-les, pour
prier, vers le ciel, avant que de leurs jointures ne se démettent tes bras ; car alors, quand même
tu voudras prier, tu ne le pourras plus. Tant que tu as des doigts, signe-toi du signe de la Croix,
avant que la mort à jamais ne vienne dissoudre la force de leurs muscles. Tant que tu as des yeux,
emplis-les de tes larmes, avant que la poussière ne vienne recouvrir tes noirs habits, et que tes
pupilles, en un regard aveugle, ne se figent en quelque direction que tu ignoreras. En vérité, oui,
emplis de larmes tes paupières, tant que la puissance du discernement pour un peu de temps
encore peut gouverner ton coeur, avant que ne lui soit arrachée ton âme, laissant à l'abandon ce
coeur, telle une demeure à la fin désertée par celui qui naguère l'habitait. O toi, l'homme avisé,
ne te laisse point abuser par l'espérance vaine d'une vie longue à perpétuité. Comme expire la
rose sous le vent, que sur un seul des atomes qui soudent ton corps, subitement passe un
souffle, et tes genoux, sans que tu l’aies escompté, tout-à-coup faibliront. Or, tandis que tu
songeras soigner quelque mal bénin, l'austère figure de la mort, soudain, s'approchera, elle qui se
rit des sages mêmes, et sur l’instant tu mourras. O misère de notre nature ! Que nous voici
solidement garrottés et liés, par le fol amour de cette vile matière, que Dieu ne veut point
cependant nous laisser !
«O toi qui es homme, imprime en ton coeur la pensée du départ, et redis-toi sans
cesse : Prends garde, ô mon âme ! Voici, l'ange est à la porte, et c'est pour moi qu'il vient. Que
suis-je donc indolent ? Mon départ est éternel, et sera sans retour».
«Mes enfants, entendez-vous ? La vérité est que nous ne sommes point immortels.
Tous ici, avant qu’il ne soit longtemps, connaîtront la mort d'êtres très chers... Il n'est pas
possible, non, qu’ensemble, nous quittions cette vie. Les plus anciens d’abord s’en iront. Mais il
ne faudra point lors vous attrister. Tout au contraire, lorsque vous verrez, bellement,
paisiblement s'en aller un être, à cette heure-là, soyez dans la joie. Nous chrétiens, dit l'Apôtre,
ne ressemblons point à ceux qui sont sans espérance. Ne croyons-nous pas à la Résurrection des
corps ?... Je pense à cette femme qui s'est endormie. Qu'elle se soit endormie le jour précis de la
Croix m'a grandement réjoui. Il est de si bon augure, de partir le jour d'une fête de la Croix !
«A celle de mes filles qui a perdu son enfant nourrisson, dites qu'elle ne s'afflige pas.
Que cesse de l'attrister la mort de son enfant nouveau-né. S'il était mort plus tard, après qu’il eût
grandi, Dieu lui eût donné une place en proportion de ses actes. Mais pour être mort bébé
encore, sa place est parmi les anges. Le voici, oui, devenu ange... Ah, j'en sais un autre qui
pleure... La mort de son père l’abat à l'excès. Dites-lui mes enfants, qu’il se ressaisisse. Qu'il se
montre homme à présent. Que rien n’ait pouvoir de l’affecter. Pour lui, de fait, cet aveugle
amour dévolu à son père, est en vérité faiblesse. Un jeune homme était hélas passé sous les
roues d'une automobile. Son père, son propre père, dut, tout seul, l’enterrer à la hâte, tremblant
qu'il ne tombât entre les mains des Turcs. Comment eût autrement agi ce noble père ! S'étant
ceint de force et de courage, il a fait ce qu'il lui fallait faire».
L’Ancien, une nouvelle fois soupira.
«Il y a, poursuivit-il, cette moniale aussi qui va mourir... Quand cet instant de sa
mort adviendra-t-il, nous ne le savons pas... Et, pour ce qu’elle est moniale, personne, pas même
les femmes, ne devront voir son corps. Mais de cette mort non plus, ne vous affligez pas plus
qu’il ne sied. Loin de vous attrister, réjouissez-vous, même, de ce que vous vous serez trouvés
auprès d'elle, en ses derniers instants. Elle part, elle, riche de tous biens. Quant à vous,
demandez-vous en vous-mêmes : «Et moi donc, quand, comment partirai-je ? Qui, en mes
derniers moments, se tiendra à mes côtés ?» Priez pour elle aussi ; dites : «Mon Christ,
pardonne-lui... pour toutes les fois où, jeune fille, fiancée, épouse, elle est tombée... parce qu'elle
aussi fut jeune un jour...»
D’entendre de la sorte s’exprimer leur père, tous eussent voulu pleurer. Mais le
Géronda, lui, ne voulait pas qu'on pleurât. La mort n'était pas pour lui tristesse. «En place des
larmes et des pleurs, dit le doxastikon de l’office des défunts, chantons Alleluia»...
«Ainsi, pour moi, lorsque je partirai, murmura l'Ancien, je
vous le dis encore, ne vous affligez pas...»
Au regard de l’Ancien, la mort, même, était joie. Joie de
toucher à ce pour quoi sa vie entière lui avait été mort. Joie de s'en aller
rejoindre enfin son Bien-Aimé. Il l’avait dès l'enfance attendu. Comme il
l'avait aimé ! O joie que d’achever cet exil loin de son créateur, et de son
royaume de félicité ! Délivrance et joie. La mort, au vrai n'était point
mort, mais dormition seulement, séparation, disjonction, temporaire
césure de l'âme et du corps, avant que l’âme immortelle ne revêtit son
corps diaphane de gloire...
Il ne pouvait aux siens souhaiter nul bien plus grand.
- Moniale, confia-t-il, j'eusse aimé que se fît un tourbillon, qui, avec moi prît mes
enfants, tous, pour que je pusse les emmener à Dieu. Et toi, moniale, l'eusses-tu voulu ?
- Géronda, s’effraya-t-elle, je ne suis pas prête...
- Ce sera, repartit l'Ancien, que tu as quelque remords. Lorsqu'un être n’a plus nul
remords, il aimerait, s'il était possible, aussitôt partir. Partir, s'en aller bien vite auprès de Dieu. Il
n'éprouve plus désir aucun de demeurer davantage.
A la rencontre s’en aller de son Christ, de son Seigneur : L’Ancien n'avait de désir
plus ardent.
- Géronda, s’insurgèrent ses enfants, si tu pars, nous partons aussi. Nous irons avec
toi. Oui, nous prions Dieu, si tu devais t’en aller, qu'il nous prenne avant toi...
L’Ancien parut fâché. La mort certes était un bien, mais point à cette heure pour
tous. Elle eût été prématurée pour ces enfants à la mamelle, qui n'avaient pas purifié leur coeur
encore des tenaces passions.
- Non, fit-il vivement. Non, ne dites pas cela. Pour moi, je suis vieux déjà. Mais vous,
il vous faut vivre. Allons, n’allez pas à ces choses fatiguer inutilement vos esprits. Ne redites plus
ce que vous venez à l’instant de dire. Mais dites, suppliant : «Je ne suis pas prêt encore, vois,
mon Christ, à ce que tu me prennes ; mais lorsque tu m'appelleras, juge-moi digne alors
d'entendre ta douce voix me dire : Venez, vous, les bénis du Royaume de mon Père...» C'est un
péché que de vouloir trop vite mourir. Ne vous le disais-je pas autrefois déjà ? Il faut, lorsqu'un
être meurt, qu'il ait atteint à l'apathéïa -l'impassibilité sainte, que jamais il ne se mette plus en colère,
qu'il ne s'afflige de rien, qu’à rien d’autre qu’à Dieu seul sa pensée ne s’attache. Qu'il ne pense à
rien autre, qu'il soit détaché tout entier des choses de ce monde. Avez-vous donc atteint à
l’apathéïa ? Aimez Dieu davantage, et vous ne penserez plus ainsi. Si vous êtes paisibles au-dedans
de vous, accueillant la lumineuse joie de notre Christ Seigneur, vous verrez combien alors vous
serez sans cesse portés, et quel autre regard vous porterez sur la vie...»
Quant à l’Ancien, c’était avec les yeux du déifié qu’il contemplait cette vie.
Entre eux se creusait la différence. Tandis que ses enfants
demeuraient, le Géronda, lui, pour partie s'en était allé...
«Voici, leur dit-il, pêle-mêle, je vous ai tout dit... Pour ce que
j’ignore si nous nous reverrons... Oui, en cette vie, nous reverrons-
nous ?...»
N'allaient-ils donc plus revoir leur Ancien ? Leur faudrait-il au vrai le voir mourir ? A
tout jamais le perdre ? Se pouvait-il qu'il fût loin d’eux, très loin bientôt ? A qui se voueraient-ils,
s’en rapporteraient-ils ? Des choses qu'il laissait ici-bas, il en était si peu de tangibles, si peu qui
fussent matérielles... De sa chaude présence, que demeurerait-il ? Quelles fugitives traces ? Lui
parti, que leur resterait-il ? Plus ne leur serait au monde nul référentiel.
La voix comme d'une enfant transperça le silence.
«Géronda, priait-elle, s'il vous plaît, imaginez que, loin de moi, vous
m'écrivez une lettre...»
Oh, la fraîcheur d'enfance de cette voix !... C'était Sotiria...
L'Ancien, faiblement, sourit :
- Mais, je suis là, jeune fille... près de toi...
- Oui, Géronda, mais j’aimerais tant une lettre de vous...
Dites m'en les mots seulement, que je puisse l'écrire...
- Bien... Je ne veux pas te peiner. Prends une feuille... Ecris.
Un instant il se tut. Puis il commença de dicter :
«Jeune fille,
«Ton esprit, où demeure-t-il ? A quoi songe-t-il ? Ton
esprit, le purifieras-tu de tout ce qui est au monde ? Qu’autre soit au-
dehors ton être, autre au-dedans ton esprit. Que ta bouche, jamais, ne
profère fût-ce un mot amer. Les êtres mêmes qui te contrarient, ceux-là,
aime-les. Dieu seul permet les luttes. Si t’adviennent des épreuves, dis-
toi : 'Le Seigneur Dieu soit fera en sorte d'opérer quelque changement,
soit prendra mon âme'. Et tant que nous n'avons pas pris, ferme, la
décision de mourir, n'est pas en nous achevée la part spirituelle de
l’homme.
«'Tous, te dis-tu, ont pour moi du respect' ? Dis-toi encore, dès lors : « Mais moi-
même, quelle opinion ai-je de moi ? Suis-je digne, moi, de ce respect qui m’est témoigné ? Tel le
publicain, je pleure. Je ne puis vers le ciel fixer mes regards. Tel le publicain, je crie : Seigneur
mon Dieu, aie pitié de moi pécheur indigne même de fixer les hauteurs du ciel. O toi, qui
connais les coeurs, fortifie-moi. Accorde, pour l’amour de toi, accorde à mon coeur cette force,
dont je suis en absolu défaut.
«Mon espoir est le Père, mon refuge le Fils, mon bouclier
l'Esprit Saint, Trinité Sainte, gloire à Toi...»
L'Ancien suspendit sa dictée. «Il suffit», dit-il dans un souffle. Ici s'achevait la lettre
imaginaire...
Des sanglots les secouaient tous. Ses enfants, tous,
pleuraient. L’émotion était trop dense pour qu’ils la pussent porter. A
quoi étaient-ils en proie ? Ils n’eussent pu le dire au juste. Une angoisse
terrible, une ineffable peine les prenait. Juste effet d’une criante
souffrance, les larmes, d’elles-mêmes roulaient. A son chevet, comme
apeurés, blottis, confusément ils sentaient que c’était lui plutôt qui au
vrai les veillait. Leur Ancien... Il leur était tout, leur tenait lieu de tout. Il
s’était fait tout à tous. A l’ombre de sa prière, sous les ailes du paternel
manteau, ils se tenaient encore. Mais de ce refuge, comme du reste, ils
seraient, ils le sentaient, très bientôt privés. A la face de leur tendre père,
à présent touchant à la mort, ils demeuraient raidis, rien moins
qu’impuissants, abhorrant leur inefficience, mais à le retenir ne pouvant
rien, rien aucunement. Lui, à rebours, participait de tout ce qui était eux
encore, dans le même temps pourtant, peu à peu, sous leurs yeux s’en
allant, se défaisant. C’était là l’idée la plus affreuse... Les sanglots
étouffés semblaient de révolte.
Une voix déchira l’air plombé :
- Ah... Je ne peux plus... plus supporter... C’est là perdre sa substance.
On se levait, se bousculait. Pour un baiser imprimé sur sa main. Il soupirait
seulement. Par trois fois souvent : «Ah... ah... ah...» Cela faisait trois râles d’agonie, des abysses
de son coeur exhalés. Sans doute, avec les yeux de l’âme, voyait-il à l’avance le chemin long à
parcourir, les afflictions à venir, les luttes de chacun. Là résidait une part de sa peine. A quoi
s’ajoutait cette autre aussi : -celle de n’être plus, pour poursuivre, parachever l’oeuvre encore...
Ce chagrin, pourtant, ne passait point -il ne le pouvait- le leur. Eux, jour après jour,
heure après heure, avaient vécu par lui, à l’aune de ses yeux se jaugeant, incertains, suspendus à
ses lèvres, par ses prières croissant, de son souffle vivifiés. Qu’on leur ôtât ce souffle, ils
expiraient aussi. Cette peine-là était indépassable, par trop aiguë, écharde vive en leur chair. Il
n’était pas de mots pour seulement la dire.
Ils étouffaient. Et de cette asphyxie ne filtrait qu’un unique, trop raréfié filet d’air :
l’espoir, la certitude, que d’en-haut, pour les soutenir, ils auraient les prières encore de leur
Ancien bien-aimé. Fort devant Dieu de cette entière assurance, si vaillamment, au long d’une vie
de douleur, toute de vertus acquise, il aurait cette audace d’ardemment pour eux supplier son
Seigneur de gloire. Et le Christ d’amour, le Dieu d’infinie miséricorde, en leur coeur distillerait la
consolation divine, au centuple accrue pour ces orphelins de père, du secours et de la protection
d’en-haut, du céleste pardon, et de la compassion lumineuse.
Il y eut trois jours encore. Trois jours, de mille tribulations
emmêlés, trois jours, un à un tissés dans la trame ordinaire des jours...
L’Ancien ne mangeait plus. Le fait n’était pas nouveau. Son
maigre repas, depuis quelque temps déjà, n’était plus fait que de deux
cuillerées de soupe, mouillées d’un doigt de lait. Ses enfants pleuraient,
le conjuraient d’avaler davantage. Bien que l’effort le mît au supplice,
pour eux, une fois encore, il se violentait. Mais à peine, sur leurs prières,
goûtait-il trois gorgées, que la nausée, à l’instant, le prenait, irrépressible,
plus que par tangage et roulis...
L’on entendit, ces jours-là, quelques rares mots, de ses lèvres saintes tombés...
derniers conseils, ultimes prières...
Ils s’étaient espacés pourtant, peu à peu étouffés. L’Ancien ne parlait plus déjà. Il ne
songeait plus à présent qu’à s’abîmer tout, plus avant, plus profond toujours, dans la prière pure.
Son regard semblait attaché, à de mystérieux objets rivé, lesquels, irréductiblement, restaient
invisibles. Mais l’on saisissait, à le voir, que lui, distinctement, les pouvaient percevoir, jusqu’à
tracer sur eux, parfois, le signe de la croix.
Sa prière aux derniers jours, incessante toujours, plus que jamais se faisait brûlante
incandescence. Il n’attendait plus rien -que sa sortie désormais de ce monde.
Nul notable changement, jusqu’au soir du jeudi, ne se fit observer. Son état
demeurait à l’identique. Parfois seulement, il trouvait la force encore de murmurer un mot. Il
avait le coeur, à cette heure même, çà et là de souffler un merci : A ceux qui le veillaient, il
signifiait sa gratitude, à chacun souhaitant la rétribution d’en-haut. Les mêmes phrases souvent,
en une litanie revenaient. «Ah ! disait-il, pécheur, je suis ; et tellement indigne... Et s’il s’est
trouvé des âmes, pourtant, pour se soucier de moi... pour me secourir... jusque dans la maladie.
Comment vous remercier -avec quoi, je ne sais... Mais je prie Dieu que, ce que vous avez fait
pour moi, il vous le rende au centuple...»
Le vendredi pourtant, son état vers le matin brusquement empira. Brisant, fuyant
tout entretien, il ne parlait plus qu’une nécessité ne l’y contraignît. Mais il avait repris sa
coutumière habitude, comme s’il réfléchissait, d’abriter de sa main son oeil droit. C’était par quoi
se signalait l’attitude chez lui de la prière -sa plus chère attitude. De ce moment, il ne la quitta
plus, sinon par intervalles, pour se signer du signe de la croix.
Il refusait désormais toute nourriture, jusqu’à l’eau dont l’on eût tant aimé à le
rafraîchir. De ce monde, il semblait avoir tout oublié, jusqu’à la fournaise, qui du dedans
l’incendiait. Il n’était plus rien que prière. En elle, il s’abîmait tout.
L’on sut, ce même soir, qu’il marchait vers sa fin. Les médecins, déjà, évoquaient le
stade final.
Eupraxie, et ceux avec elle, qui veillaient le Géronda, résolurent d’avertir proches et
enfants aimés. Une dernière fois, ils iraient voir leur père, implorant ses prières.
L’on approchait la minuit, lorsque se répandit la nouvelle. Et bien que, d’entre eux,
peu d’abord eussent été mis au fait, l’aube frileuse, au pâle petit matin, vit en procession défiler la
foule entière, presque, de ceux qui, peu ou prou, avaient connu le Géronda. Ce ne fut plus, lors,
qu’un long déferlement. Un à un, l’on s’avançait, venant recevoir sa prière. Un mot, deux mots à
peine, puis, avec vénération, l’on embrassait, bouleversé, sa droite très sainte. Lui cependant, de
tout le jour ne proféra nulle parole.
L’évêque, vers midi, lui lut la prière des malades. Il proposa de lui donner la
communion. L’Ancien eut un sourire, comme de déni. Et ce sourire disait qu’il n’ignorait pas
que son heure n’était pas tout-à-fait venue encore.
On lui refit, un peu plus tard, la même question. L’Ancien, cette fois accepta. L’on
fit venir un prêtre, d’entre ses enfants spirituels. L’Ancien lors, une dernière fois, communia aux
divins et saints mystères.
Le Géronda, de ce moment se tut. Un peu de temps encore, son être tout entier
s’abîmait, dans la prière et la contemplation.
La foule à présent emplissait la maison. Enfants et proches, tous étaient accourus.
Tour à tour pénétrant dans la pièce, ils s’approchaient de leur père, furtivement embrassant sa
main, puis en silence se retiraient, riches et pourvus de ses bénédictions. L’on eût dit, non
endormi encore, l’Ancien exposé déjà, à la fervente adoration des fidèles.
Nombreux, cette nuit-là, furent ceux qui demeurèrent, afin
de le veiller...
Le matin du dimanche vit affluer une foule plus dense
encore. Comme ceux qui les avaient précédés, ils désiraient une
bénédiction dernière. A publier saint l’humble Géronda, qui doucement
s’en allait, leur coeur, pas un instant n’eût balancé. Et tous, à l’envi
s’émerveillaient, admirant qu’un être un eût en lui réuni la somme
entière des charismes divins, jusqu’à briller tel un astre, resplendissant
tout de la perfection des vertus. L’on échangeait les récits, chacun
ajoutant son miracle, s’en remémorant cent autres survenus alentour.
L’émotion redoublait les larmes. Le Géronda, lui, était si loin déjà... Il
n’avait plus part en rien au tout-venant des mortels... Il fallait prendre
acte enfin, se résoudre à le laisser s’en aller ainsi. Cela faisait si mal, d’un
mal d’abord qui vous prenait à la gorge, avant que de descendre au
tréfonds de l’être, mué en un chagrin plombé qui tordait les entrailles,
brouillant le coeur, et chavirant l’âme...
Dans la maison d’Eleuthère résonnait, diffus, un va-et-vient continuel. Sans
désemparer, les uns pénétraient auprès du malade, d’autres, incessamment ressortaient...
L’Ancien, sur son lit, pâle et muet, demeurait étendu, en pleine possession
néanmoins de ses sens et de ses facultés.
Survint un second évêque, comme le précédent, la veille, sur l’heure de midi.
- Comment êtes-vous, Père Jérôme ? s’enquit-il.
L’Ancien, imperceptiblement, remua la main, la mouvant de la gauche vers la droite,
comme signifiant : «Comme ceci... Guère mieux». L’évêque, alors, lui lut la prière de l’absolution.
Puis il s’assit, et lorsqu’il fut demeuré là quelque temps sans rien dire, à son tour, il sortit.
L’Ancien désormais semblait atteindre aux instants derniers de sa vie. Sur ses traits,
doucement épanchés, flottaient une sérénité, un calme tranquilles -pareils à ceux de l’homme
libre, en son temps affranchi de tous les vains soucis de ce monde importun. L’homme à qui
n’importe plus les choses de la terre. Celui qui, sa vie entière, dès ici-bas, avait paru se mouvoir
dans la vie immortelle, lors que son âme à cette heure n’était pas séparée même de son corps de
chair, l’Ancien maintenant touchait aux parvis du ciel.
Sa respiration brusquement se fit plus pénible. Quelque temps il fut ainsi, happant
l’air, tel un noyé, difficultueusement inspirant, luttant contre l’ultime expir.
L’angoisse, sur les visages tirés, se mêlait au chagrin. Mais l’arrêt était signé,
irrévocable, sans appel. Pour l’Ancien, ce jour serait le dernier. Et tous, d’un coeur brisé, en ce
matin du dimanche 3 octobre 1966, attendaient le grand instant du final.
Il advint, hélas. Comme advient toute chose. La pendule, sur le mur, inscrivait le
temps marqué par Dieu : Midi trente trois. L’Ancien, quelques minutes plus tôt, avait à plusieurs
reprises trouvé la force encore de tracer sur lui le signe de la croix. Puis, tandis que son visage
s’illuminait d’un sourire, il eut un murmure : «Gloire à toi, mon Dieu», souffla-t-il. Et, dans le
même temps, il donnait de ses lèvres, à l’invisible, un baiser.
Alors, entre les mains de son Seigneur, il remit sa sainte
âme.
Voici que s’en était allé le Géronda vers son Christ, voici
que s’en allait l’Ancien, vers celui pour lequel il avait tant et si âprement
lutté, vers celui qui, sa vie entière, avait été l’objet du vibrant désir des
fibres de tout son être.
De l’Eglise combattante, le Père Jérôme s’en allait passer à l’Eglise des cieux, de
l’Eglise triomphante devenir membre glorieux, d’entre les plus glorieux.
L’assistance brisée semblait se démâter. Longtemps ballottée d’espoir en attente,
d’expectative en incertitude, de crainte en angoisse, elle éclatait à présent en sanglots. D’un peu
partout s’élevaient thrènes et lamentations.
Deux prêtres procédèrent à la toilette funèbre. Puis l’on déposa le corps en un
humble cercueil. Une vague nouvelle de pèlerins déferlait. Jusqu’à cinq heures de l’après-midi, la
foule continûment défila. Puis, cinq heures sonnèrent la levée du corps.
Le Géronda maintenant accomplissait son dernier voyage. Lui qui, vivant, eût tant
aimé revoir son ermitage avant que de mourir, n’y revenait qu’en ce jour seulement de sa mort,
en son linceul pour longtemps endormi, en grande pompe traîné, au gré d’une foule immense
hâlé, comme sur quelque impétueuse houle se mouvant.
Jusqu’au rivage d’Egine, attendant la relique, se propulsait le flux. Il y avait là
rassemblé le menu peuple entier de l’île. Tous, à la funeste nouvelle de sa dormition, étaient d’un
seul homme accourus grossir le dense cortège, empressés d’accueillir ce père tant aimé, désireux,
une dernière fois, de l’accompagner à sa porte, avant que de l’ensevelir. C’était lui, d’abord, qui
les avait aimés, lui, dont le coeur avait pour eux rythmé la prière. Près d’un demi-siècle, il les
avait secourus, assistés, chéris. En toutes leurs peines, leurs épreuves, leurs afflictions. Eux, peu à
peu, s’étaient laissés apprivoiser, gagner. Il y avait en ses manières tant de paix, en ses
agissements, tant de sage bonté... Et comme il donnait de lui, comme il sacrifiait, en sorte à son
Seigneur d’attirer les âmes !
Comme il avait su conquérir, indissolublement s’attacher les coeurs... Par quel
sortilège les avait-il subjugués sous le charme ? Moines et laïcs, qui maintenant ne pleurait ?
D’entre eux lequel eût été assez ingrat pour oublier tant d’inestimables bienfaits, les matériels,
comme les spirituels ?
Il leur semblait que ce qui en eux se délitait était leur chair, à présent en allée. Le
coeur, de pleurer ne se rassasiait pas. De gémir, l’on ne finissait pas. L’âme, l’être, en leur entier
saignaient.
Devant eux, sur les nuées surgi, se détachait l’ermitage. L’heure était venue
d’entamer l’âpre montée. A sa demeure, l’on escortait le saint. Une dernière fois –l’ultime.
Comme le psalmiste, clamant : «J’irai avec la foule à la maison de Dieu». Tant de fois, l’on avait
parcouru ce chemin. -Roulant quelles pensées, agitant quelles noirceurs... - «le vain tumulte» que
fustigent les psaumes. Le dégoût toujours se mêlait à la peine, quand s’agitait, hideux, le spectre
au loin du monde et, qu’à son image protéiforme, la tentation, à l’infini reconduite, à nouveau
vous prenait, se levant avec sa nausée, qu’immanquablement avec elle, engendrait sa fadeur.
L’homme pourtant que ballotte la tempête, à la fin cherche le port. Or là était le port. Cette
église toute blanche, sous les murs là-haut de l’ermitage –c’était l’oasis de joie. -Retranchement
des maux, refuge abrité, loin, bien loin, du fétide bourbier glauque, à couvert des passions. Là se
tenait l’Ancien, et sa force avec lui –l’indéfectible force, joyau de la prière -sa prière incessante.
Qu’il était fort, l’Ancien ! Fort en bonheur pur aussi. Ses mains en étaient prodigues.
Et de ses lèvres, coulaient les flots de la grâce.
L’on avait souvenance... Las, de ce jour seulement l’on saisissait... Les souvenirs à
l’esprit se bousculaient. Assaillant la mémoire, ils défilaient sous le front. Avec eux la peine, la
peine toujours. Oh, l’accablement lourd de cette douleur, qui sans pitié transperce !
Le cortège atteignait aux portes. L’on déposait le corps dans l’humble chapelle. Les
larmes étouffaient les êtres. La douleur trop lourde, faisait vaciller ; plus accablante que le
funèbre épitaphion, au jour crépusculaire du Grand Saint Vendredi, lorsqu’accablé s’élève le
thrène du psalte hiérarque :
Le noble Joseph descendit du bois ton Corps très pur,
l’enveloppa d’un linceul immaculé,
et, couvert d’aromates, le déposa dans un sépulcre neuf.
Déposé le vénérable corps... En cette chapelle de
l’Annonciation, en son albâtre blancheur surgie, d’entre la cour
ombreuse de l’agreste ermitage -cette chapelle de ses mains édifiée, ses
mains amoureuses de la belle ouvrage de Dieu... Dieu, qu’il avait chéri
plus que sa vie même. Par-delà les forces de ce débile corps, inapte à
courir derrière l’âme ivre des célestes vertus, déniant -pesanteur
plombée- l’harassante fatigue, qui péniblement épuise... Seigneur, tes
saints, tous, pour te servir sans cesse, eussent désiré d’être anges...
Ce dimanche est exposé le saint corps... A la vénération
proposé, ce corps admirable...
L’adoration, lors, ne cessera plus -Nuit du dimanche entière, jour entier
du lundi, la liturgie sitôt achevée... Par milliers, d’Egine et d’ailleurs, ils
sont venus. D’Egine, les moniales, les prêtres, et les moines. De tous les
monastères, de toutes les églises de l’île. Des mille et une églises. De la
ville, des villages aux entours.
Ils sont venus pour l’adieu. Le dernier adieu. Pour poser les lèvres sur le front bien-
aimé. Donner le baiser à l’Ancien tant aimé. Laisser auprès pleurer leur coeur. Le coeur épais sur
le fin de son coeur. Par les larmes d’amour affiné. Jusqu’à n’être plus... Son coeur dilaté d’amour,
et mort d’amour. Brisé, aux mesures de l’amour éclaté. A l’aune de l’infini, asymptotiquement
rejoint. Pour ce que, d’amour, il n’est jamais assez, ni trop. Pour ce que jamais l’on n’aime
jusqu’aux abysses de l’amour. Pour ce que l’on n’aime jamais assez, sauf à mourir d’amour.
Mort d’amour, le Géronda, l’Ancien. Pour son Seigneur d’amour, mort à son tour
d’amour.
Auprès du cercueil, fuse un cri :
«Et les pierres pleurèrent !»
La tristesse submerge, englue. Il n’est pas de mots...
D’aucuns s’essaient à parler : «C’est lui, dit l’un, qui seul a su guérir mon fils». «Lui
qui m’a tiré, dit l’autre, plus près de notre Christ». Au troisième il a donné tout ce qu’à ce jour il
possède aujourd’hui. Mais si de chaque bouche s’exhale un merci, une action de grâces, une
louange, le coeur n’y est pas. Le coeur pleure, il saigne. Quel panégyrique ne fût-il demeuré plus
qu’en deçà du vrai ? L’après-midi, lorsqu’il n’est plus d’entre eux un Eginète, un seul, pour
n’avoir pas prodigué le saint baiser, l’archevêque, vers trois heures, dans l’église fait son entrée,
pour l’ouverture de l’office des funérailles. Pleine à étouffer, l’église, si pleine, que jusque dans la
cour doit refluer la foule. Vient le temps du panégyrique. Plusieurs esquissent, en place d’éloges,
d’informes discours. A quelque archiprêtre en premier lieu revient cet honneur. Et le brave, d’à
gros traits peindre le défunt, dont il a bien connu, dit-il, la personnalité, et apprécié l’intense
activité... S’avance le maire, lequel, au nom de tous, remercie, pour tout ce qu’à l’île a pu
apporter le Père Jérôme Apostolide... Après le politique, une délégation de l’hôpital, à son tour
brigue l’honneur de prendre la parole. Et voici les les blouses blanches, évoquant le commun
combat, avec le dévoué père, de front mené contre la maladie... A croire que ces diatribes ne
dussent pas finir... Ah, quelqu’un encore... –C’est un vieux voisin, aimé du Géronda. Lui, qui du
moins possède l’intelligence du coeur, rappelle quelques beaux traits empruntés à sa vie... Et
quoique tous ces discours manquassent l’unique, la dimension vraie du portrait, l’essence du
personnage –son éclatante sainteté- s’il en eût fallu choisir un, celui du vieil homme, peut-être se
fût-il, de par son rendu plus justement senti, trouvé moins en amont de l’exacte -sublime- réalité.
Dix-sept heures trente. Dans l’étroit tombeau l’on descend le saint corps -ce
tombeau que l’Ancien, tant d’années auparavant, avait creusé de ses propres mains. Les larmes
se changent en pleurs. La douleur s’est muée en cri...
Il n’est plus «le pauvre oiselet de misère». -Rien n’est plus que ce nom, le seul dont il
se fût, vivant, honoré, lui qui ne se cachait pas, chacun des jours de sa vie, d’avoir beaucoup
souffert...
Parti, en allé, le père spirituel de l’île aux saints de Dieu, la gloire de Guelvéri, et de
l’Anatolie.
Pour jamais affranchi des tribulations de ce monde, ce monde amer, dont
inexorablement passe la figure. L’Ancien, ce jour, naît à la vraie vie. Pour avoir en l’enseignant
vécu la vie philosophique, dont chaque heure fût, sans tricherie, pierre d’attente de la mort, pour
avoir incessamment médité cette mort, de la seule méditation qui fût justifiable, pour avoir en
son temps, à l’avance compris la vanité du siècle, vaste miroir aux alouettes, à l’envi projetant,
dévorants, ses feux de cabochons, pour avoir contre tous ces faux, dans les règles, âprement
lutté, le voici, sain et sauf, touchant au porche du royaume un de la Vérité une, magnanime
héritier de ces biens précieux d’au-delà le tombeau, seuls vrais, inestimables, éternels,
incorruptibles.
Ces lieux désemparés dont il s’est dépris, qu’il a désolés, mais non point délaissés, ne
sont qu’abîme où l’on étouffe et s’engloutit. Vide que rien, jamais, ne saurait plus combler. Las, il
faut lutter encore. Lutter toujours. Pour ne jamais, au grand jamais, se laisser défaire.
Promptement, prestement se ressaisir. Une consolation cependant demeure -que des cimes
mêmes de l’éternité, très haut, là-bas, au loin, le Géronda les voit. Il scrute, et son regard
conserve cette tendresse inquiète, dont il suit en ce monde nos pas incertains. C’est ce regard
que sur son Seigneur il pose, intercédant, le suppliant d’achever ce grand oeuvre, humblement,
dans nos âmes entamé.
De cet ouvrage, si dur à parfaire, dont il ne put poser que les fondements, avec quel
doigté, quelle maîtrise, l’Ancien s’est-il acquitté ! C’est de cela même qu’il lui coûta tant de sang,
tant de larmes, tant de peine. Fidèle, le Christ n’oublie pas. «Ceux qui en plein vent de midi,
sèment dans les larmes, moissonnent dans la joie les gerbes d’allégresse». En cette vie même,
loin des infernales passions -combien plus au Royaume. Le Géronda là-haut maintenant goûte
les délices éternelles. Immuablement, il demeure dans la joie sans fin, la même pour les hostiles
muée en feu d’enfer, brûlant les démons, chez l’Ennemi déchaînant cris et hurlements.
Une possédée, il en était venu une, dans l’un des monastères de l’Attique traînée
devers l’higoumène. Celle-ci bientôt, qui depuis peu venait d’ensevelir le saint, la vit entrer en
transes. L’esprit impur en elle hurlait, sauvagement s’époumonait. Ne doutant pas que la cause
n’en fût la délivrance du saint, l’higoumène interrogea la folle. «Sais-tu, dis-moi, où est allé le
Père Jérôme ?» Mais elle, qu’à l’excès violentait la démoniaque puissance, n’en hurla que plus
fort : «Ah ! Ne me parle pas de lui ! Je ne puis seulement entendre son nom ! Il nous a brûlés
tous, tous à l’excès consumés !» L’higoumène insistait à dessein : «Dis-moi, peut-être est-il allé en
enfer ?» La malheureuse, de plus belle se débattait : «Quel enfer ? vociféra-t-elle. Comme s’il ne
suffisait pas qu’il nous eût tous ici brûlés ! Veux-tu donc qu’il aille nous brûler encore aux
enfers ? Non ! Lui monte haut, très haut, et deux autres, avec lui, le suivent».
La possédée, de longs jours durant, hurla ces paroles, et d’autres encore. Si grande, si
redoutable, la crainte qu’aux puissances hostiles inspire l’Ancien. Au seul nom de Jérôme,
tremblent les démons. Tant il s’est là-haut devant Dieu acquis d’assurance, de par sa vie d’ici-bas,
simple, angélique et divine.
Par le Seigneur même, fut, par d’innombrables signes, clairement manifesté, que le
grand, le vénérable Jérôme, devant lui se tenait, en agréable odeur. Au quarantième jour, déjà, de
la dormition du saint, advint l’un de ces prodiges, attestant qu’il avait sans encombre franchi les
redoutables péages de la mort -à l’issue de cette quarantaine, dont les divins Pères, qui se sont
élevés à la purification, puis à la sainte illumination, jusqu’à la glorification, assurent, eux qui
savent, qu’elle marque pour l’âme d’un défunt, l’ultime et cardinale épreuve. Lors donc qu’en ces
jours incertains, l’higoumène d’un monastère, faisait, pour le repos de son âme, chaque matin
dire une liturgie, au sortir, soudain, du quarantième office, les veilleuses de l’église d’elles-mêmes,
toutes, d’un mouvement allègre, se mirent à danser. Ce que voyant, l’higoumène et ses moines
rendirent gloire à Dieu du miracle, et, de ce qu’agréant leurs prières, il venait, dans le sein
d’Abraham, d’admettre l’Ancien, par là confirmant la vérité des faits –l’indubitable, l’irréfutable
sainteté du Géronda Jérôme, dont eux, pécheurs, demandaient dans les larmes la merveilleuse
intercession.
Tu es grand Seigneur, dit le Psalmiste David, au coeur brisé et humilié -David, qui
pour l’amour de Bethsabée fit tuer Urie, l’époux de son aimée, David, que sa pénitence fit par
après élever plus haut encore que son Seigneur d’abord ne l’avait mis, David, auquel de
Bethsabée naquit le sage et divin Salomon, David, qui par sa repentance de roi devint prophète.
Tu es grand Seigneur, et tes oeuvres sont merveilleuses,
Tu es grand Seigneur, et grands sont les miracles
de ta grâce opérés par tes saints...
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