vendredi 24 février 2017
Vie de Saint Jérôme d'Egine (II)
IV
L’ermite d’Egine.
Serviteur du Seigneur. Esclave du Seigneur. Doulos Théou.
C’était son plus beau titre, son titre de gloire. Le seul. Comme l’Apôtre,
Jérôme pouvait bien se vanter de ne rien posséder d’autre. Pour l’amour
de son Christ, il avait renoncé à tout. Il avait tout laissé. Rien, il n’avait
plus rien. Rien que cette cellule blanche, en l’ermitage minuscule, là-
haut, perchant sur la colline, au nord-est sur la ville. Ah ! la blanche et
douce Egine, gemme azuré, opalescent et lumineux bijou du golfe
saronique ! Egine, l’archipel aux mille et une églises... Egine, Mont
Athos des moniales oubliées des hommes et consacrées de Dieu...
Egine, l’île aux saints, divins et thaumaturges... De ces écrins bleus et
blancs, -adossés, immobiles, au mantelet plombé du ciel, entre deux
longs cyprès, bruissants enivrés de cigales, en cette terre bénie
immuablement posés, au hasard essaimés sur les pentes roidies,
craquelées de chaleur -partout, s’exhalait, mystérieuse prégnance,
l’entêtant parfum de la prière. En cette nature dormant d’une torpeur
comme extasiée, telles d’embaumantes effluves jaillies d’une haleine de
rose, sensible et millénaire efflorescence, ces rémanentes bouffées d’un
grand souffle ancestral, à Dieu paru longtemps en agréable odeur,
désormais resourdaient des strates oubliées d’un temps immémorial,
puis venaient là mourir, en nappes alanguies de nuageuses franges, en
vapeurs d’air fuyant amoncelées, pour renaître toujours, vaguelettes
ondées d’un infini recueillement.
Le sentier grimpait raide entre ses rangées d’oliviers, caprice sinuant. Le Géronda
doucement y marchait, sur ses traits épanchée, limpide et familière, la joie des coeurs sans
ombre. «Tant que je vivrai, soufflait-il, ne craignez rien ; je vous aiderai, je ne vous laisserai pas.
Et quand je serai parti, vous resterez fidèles toujours, vous le verrez, à cette vie que nous aurons
menée...»
Un sourire accompagnait ces mots, ce sourire qui tout à l’heure, en proue du caïque,
dansait sur l’écume, tandis qu’approchaient l’ermitage ses enfants embarqués. La tempête
pourtant s’était levée. Le rafiot plongeait, enfonçant sous les lames, pour rebondir haut, très
haut, sur la crête à nouveau déferlante, puis fortement retombait, dans un bruit sec, à fond de
cale. Crispant les muscles, la peur faisait les faces plus pâles. Les yeux s’agrandissaient. Ses
enfants, seuls, fixaient, sereins, la rebondissante colline que plaquaient les embruns. Sur l’étendue
vitreuse planait, paisible flottaison, le sourire de certitude. «Tant que je vivrai, ne craignez rien...»
Et les eaux, confuses, retirèrent leur amas...
Ils laissaient derrière eux le vertige du monde et, prise au tourbillon des maux,
l’affliction des amers soucis. L’âme enfin s’allégeait. La joie, de là-haut déjà, faisait signe. L’heure
viendrait du repos bientôt, loin de la multitude folle... Du Géronda, le visage doux et sévère
ensemble assaillait la pensée. Ah ! Qu’elle en imposait cette face, si aimante pourtant ! Sa vue
confondait, plus que le miroir au reflet duquel la plus fugace imperfection néanmoins transparaît.
Tant, qu’à s’en bien souvenir, l’on se prenait à pleurer, puis à pleurer encore. Dieu usait de tant
de miséricorde aussi... Que des êtres vils fussent conviés à visiter une âme si sainte... Le coeur
débordait, la terre chavirait...
Au dernier coude du sentier, dessus l’ombreuse masse des figuiers, surgissait le mur
blanc. C’était là : Le port de ceux que ballottait la tempête, le havre de l’espérance nouvelle. Le
soleil, alentour, partout au sol écrasait sur le sol les oblongues bâtisses. Ici seulement, il semblait
épargner du feu de sa fournaise. Simple carré de murs, à la hâte badigeonné de blanc, l’ermitage,
sous la chaux éteinte, abritait un frais paradis.
L’on y entrait, comme échappés à l’incandescence. La flamme, soudain, s’y
changeait en rosée. En ces lieux en vérité, l’on descendait comme en la piscine, où l’ange, de
temps à autre, pour la guérison de l’âme, agitait les eaux.
L’on se tenait pécheur à la porte. Un peu plus tard, par cette même porte, l’on
émergeait régénéré en Christ. L’on ne voyait rien d’abord. Simplement, l’on entendait. Telle la
ligne mélodique dominant le concert de voix plus jeunes, cristalline, fusait la voix chère, presque
jeune aussi de timbre, à force de hauteur. On ne la confondait pas pourtant. Elle se détachait
trop, précieuse, unique entre toutes. Le tout cependant au loin. Au hasard l’on saisissait des
bribes... Puis venaient des pas. Comme on eût voulu les presser, ces pas lourds qui
s’approchaient sans hâte, sur le sol faisant un bruit mat. L’on marchait là pieds nus sans doute.
Dans la grille forgée, un volet s’entr’ouvrait. S’y encadrait un visage, enveloppé de noir. Celui
d’Eupraxia, la moniale de l’Ancien. D’apercevoir ses hôtes, la bonne figure usée prenait cet air
jovial qui d’emblée sait mettre à l’aise. Déjà, l’on emboîtait le pas à cette jupe noire. «Entrez,
entrez donc... Bienvenue ! s’exclamait-elle, nous escortant dans le long couloir. Vous avez bien
fait de venir. Gloire à Dieu, gloire à Dieu ! Tenez, asseyez-vous, le Géronda ne tardera plus
guère...» Elle désignait, dans la cour, épars, de vieux pliants fatigués, et, tout près, une table de
guingois, dont la peinture en lames s’écaillait.
Le Géronda, certes, avait entendu le choc lourd du heurtoir à la porte. A peine,
entre deux visites, le laissait-on souffler... «Bien, bien, Eupraxie», disait-il. «Prie-les seulement
d’attendre un peu, là, dans la cour, sous la treille ombragée. Dis-leur que je m’apprête à venir ; et
cours leur préparer un plat. Mais il faut que je prenne un instant de repos». Il se traînait jusqu’à
sa cellule. Il refermait la porte, s’asseyait un moment.
Parfois, il tardait à venir. Sachant le fait accoutumé, la Gérondissa, dans l’intervalle,
s’ingéniait à faire oublier jusqu’à l’idée que le temps existât. Affairée, elle courait, de-ci, de-là par
tout l’ermitage, inlassable, s’agitant. Sur la table, elle posait les loukoums, le café, l’eau fraîche.
Elle revenait bientôt. C’étaient, chaque fois, de nouvelles boissons. «Buvez, disait-elle. C’est de la
fleur de sauge». Son hospitalité tournait à l’exubérance. Elle disparaissait pour reparaître encore.
Les plats, vertigineusement, se succédaient. C’étaient, défilant à l’envi, des calamars, des poulpes,
des pieuvres... Tout cela ne rappelait rien au palais pourtant qui fût familier. Le goût en était
inconnu, surprenant, inégalé -de ces saveurs dont l’on eût dit que nulles mains, sinon bénies,
n’eussent eu pouvoir, par la prière, de conférer aux choses...
Puis, venaient d’anodines questions, évasives au reste. Posées avec simplicité. Et
dans le ton, perçait une étonnante bonté. Il n’entrait là nulle curiosité. Une manière de politesse
plutôt. L’on s’en demandait juste assez pour se mieux connaître. Mais ce qui seul paraissait
importer à ses yeux, était que l’on se servît davantage. Elle faisait mine parfois de se fâcher, puis,
en dernier recours, s’abritait derrière la sainte, l’imprescriptible autorité : «Le Géronda dit
toujours : Si vous ne mangez pas, nous ne parlerons plus».
L’émotion, en dépit qu’on en eût, insensiblement gagnait. L’atmosphère était d’une
serre d’amour. Tant, qu’à goûter des mets exquis l’on passait un temps précieux, dont l’on eût
plus volontiers usé pour enchâsser au coeur cette joie suave que ne savent donner que les divines
larmes.
L’on tournait sur la cour un regard brouillé. Là comme ailleurs, l’insolite régnait.
Il y avait au centre un puits disjoint de pierres sèches, à la margelle usée, s’ornant sur
son tour de tessons ébréchés. La lavande même, entre ces pots semée, n’exhalait pas ici sa
coutumière senteur. Et jusqu’au basilic, lequel n’était plus l’ornement attendu d’une cour de
monastère. Loin de toute recherche d’effet de pittoresque, il avait retrouvé sa vocation
première : Il était l’herbe royale et sainte, à l’ombre de la Croix soudainement jaillie, prémisse de
la joie de ceux qui dorment, parfum suave de l’aube des aubes – l’aurore de la Résurrection.
Le reste n’était qu’amas hétéroclite d’objets de toute nature. Au fond, s’entassaient
de vieux sièges râpés -fauteuils cassés, pliants crevés, trépieds aux jambes manquantes. Ailleurs,
sur un établi que dévorait la rouille, s’amoncelaient en pagaille des outils de fortune. Partout, çà
et là, traînaient des objets en ferraille, de leur hyperbolique excès encombrant tout l’espace. Au
mur, plus loin, s’émaillaient quantité d’horloges, dont chacune sonnant son heure propre,
égrenait, intempestif, son tintement en l’air, ménageant, semblait-il, solitaire trouée, la rupture
unique dans l’économie raisonnée peut-être de ce temps suspendu. Partout alentour régnait
l’hésychia, chargeant l’atmosphère de sa paix tranquille, et les choses, sur ce fond épanchées,
comme par un fait étrange, privées de leur banale teneur, toutes se ressentaient du parfum plus
que doux qu’exhale, embaumante, la vivifiante ascèse.
La voix cristalline maintenant se faisait entendre. Le Géronda nous clamait une
invite, à le venir rejoindre, là-bas dans sa cellule. A qui pénétrait en ce lieu, la pénombre, d’abord,
sautait au visage. Et quoique l’on ne distinguât guère d’emblée ses traits, l’atmosphère, d’entrée,
surprenait, de par sa densité étrange, comme si la prière de l’Ancien se fut faite là tangible. Et
dans l’intensité vibrante, qui y flottait encore, d’un long recueillement, l’on eût dit les molécules,
en cet air saturé, elles-mêmes ignifiées comme à l’incandescent contact des suppliques
enflammées de l’Ancien. Au point que ces particules, par quelque mystère subtil, se fussent
condensées en vapeur inconnue, à moins que, précédant ce critique instant, elles ne se fussent
entre elles resserrées, par là provoquant la compressibilité plus grande de ce gaz volatile et rare.
Plus tard seulement, l’on assimilait à ce phénomène l’une de ces manifestations d’aspect tout
merveilleux qui n’émanaient que de la grâce divine, dont le saint d’Egine était entier habité. Tel
était bien le miracle étrange -bienfait nouvellement surgi de la prière incessante de ce coeur très
pur.
D’ouvrage en effet, l’Ancien n’avait point d’autre que celui seul auquel, dans sa
cellule, il s’adonnait sans trêve, sur le souffle toujours répétant la prière, maintenant rivée au
profond de son coeur : «Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi pécheur».
Qu’au préalable pourtant, l’on ignorât ces choses, l’on ne laissait pas, en entrant, de
ressentir en soi ces coups, graves et rythmés, de deux ou trois horloges suspendues, par
contraste venues, non point rompre, mais souligner la paix profonde, dominant cet étroit
habitacle. Mais le regard bientôt s’accoutumait. L’on distinguait le lit d’abord, dignement drapé
dans sa courtine de pauvre ; l’armoire ensuite, une chaise, une table, le tout mal équarri ;
quelques icônes au mur, l’une du Seigneur, l’autre de la Mère de Dieu, curieusement voisinant,
du reste, avec une photographie jaunie de relativement grande taille, commémorant l’immersion
de la sainte Croix, lors d’une procession de la Théophanie ; à peine si l’on y notait la présence
d’autres hiérarques : Quoique d’une extrême jeunesse encore, c’était bien le Géronda qui, déjà,
s’y détachait, et ce regard de braise estompait tout le reste. L’autre mur, lors, n’en semblait que
plus nu, tapissé pourtant de deux noires soutanes, suspendues simplement à un clou. Entre les
horloges, plus loin, s’avançait un placard ; et dans un coin, une étagère plus sombre, sur laquelle
s’entassaient au hasard de vieux livres écornés, des globes, des bouteilles, des tournevis, et des
torches électriques ; par terre enfin, l’un de ces tabourets bas que l’on voit affectionner les
hésychastes. Et l’on imaginait l’Ancien recroquevillé là, sur ce banc minuscule, les traits
empreints d’infinie contrition, la tête sur la poitrine humblement inclinée, cherchant le lieu du
coeur -ce coeur contrit et brisé, où la prière, un jour était descendue...
Le même Géronda était à présent devant eux, au milieu de la pièce. La pénombre
cependant persistait, très dense, gardant «leurs yeux empêchés de le reconnaître». Il se tenait là,
dans son vieux fauteuil, paisiblement assis. Les accoudoirs usés disaient les longues heures
passées à y veiller. Il avait dû y dormir, on le sentait, plus souvent que dans un lit. Jamais assez
toutefois pour vaincre le chronique épuisement qui invariablement l’affectait. Cela se devinait à
certaines attitudes de son corps, manifestement rompu d’une éternelle fatigue. De temps à autre
seulement, pour chasser un peu le pénible excès de sa lourde lassitude, il s’appuyait sur un livre,
posé auprès, sur les bras d’un autre vieux fauteuil, qui faisait vis-à-vis.
Comme elle était ascétique cette solitude, entre ces quatre murs blancs, et douce
aussi, telle ce désir qui soudain s’imposait de demeurer toujours en ces lieux bienheureux. Pareille
au Mont Thabor, la cellule du saint d’elle-même évoquait ces mots : «Qu’il est bon pour nous
d’être ici... Faisons trois tentes...» L’on se sentait là sur quelque mont nouveau, non moins
initiatique que l’ancien Mont Thabor. Mais cette solitude en appelait une autre, celle des
montagnes encore de Kavala -plus âpre seulement, plus sauvage celle-ci. Comme si n’eût paru en
elles nulle solution jamais de continuité.
Combien tout cela en imposait ! Et combien davantage le Géronda lui-même ! Il se
levait pour lors. Et dans la haute stature, fortement charpentée de ces solides épaules, c’était tout
le montagnard qui soudain surgissait. Mais un second regard réajustait l’estimation hâtive. C’était
la longue barbe blanche qui, cette fois, faisait impression, lui conférant l’aspect plutôt d’un
patriarche. On l’observait à nouveau, et l’on remarquait sa mise trop simple, presque misérable
jusqu’au négligé. Cela rappelait les prêtres pauvres de village. Comme au pays, la voix chantait,
nasillarde presque : «Vous avez bien fait de venir...»
On le voyait, et on l’aimait. Car à l’aimer, un regard suffisait. Les larmes alors, tout
aussitôt venaient. Les larmes, et la contrition. L’on croyait le fixer, mais c’était lui qui vous
scrutait. Des yeux, il vous interrogeait. De cet air de médecin, prompt à débusquer la plus
insidieuse, la plus diffuse des maladies. Mais à être vu de lui, de ce regard inspiré que jamais l’on
n’avait connu à nul autre, c’était l’âme entière qui était mise à nu. Cela ne se pouvait oublier. Le
visage pur en vous s’imprimait au fer. Le visage pur, et tout ce qui était lui –l’innocence
enfantine retrouvée, la sagesse longuement mûrie de l’aïeul, l’inquiète et sévère sollicitude du
père, la noblesse, seule authentique, de l’ascète en Christ, l’amour insondable du saint. On le
regardait, et l’on était rendu à l’enfance. Mais cette pureté plus haute inspirait une crainte sacrée.
Tant de grâce affolait. L’âme se prenait d’une peur panique. Sans l’avoir connu, d’instinct elle
reconnaissait ce rayon irisé, s’irradiant d’une source ondoyante et chaude, dont l’on eût dit un
feu tout intérieur. Là était la grâce de la sainteté, cette grâce des fils du jour, qui, pour avoir aimé
Dieu ont seuls vu ce que les yeux jamais n’ont vu, et dont ils portent le reflet au visage comme
d’un soleil encore. Le Géronda était de ces enfants bénis, bien-aimés de leur Seigneur.
De l’enfance pourtant, il n’avait guère le babil. Il parlait une langue savante et sainte.
Tant de maîtrise confondait. L’on n’était plus devant lui professeur, politicien, ni hiérarque
même. L’on n’osait plus se dire docteur. La chose eût été du mauvais goût le plus criant. Et l’on
n’y eût pas gagné plus qu’à être homme du peuple, ouvrier ou serviteur. A ces choses, il ne
regardait pas. La personne, quelle qu’elle fût, lui importait si peu. C’est à l’âme qu’il en avait. Il le
faisait comprendre au reste. L’on n’était rien, de fait, de ce que l’on croyait être. Rien de tout
cela du moins. L’on n’était rien qu’une âme, qu’une âme de rien. Une âme malade. Qui n’avait
rien à dire dès lors. Qui n’avait qu’à entendre les paroles coulées des lèvres de l’Ancien. Et
qu’importait qu’il n’eût pas étudié, quand l’Esprit, sur lui, avait placé son trône, sur lui reposant,
avec les vertus ensemble. Qu’il s’en défendît, qu’il les tînt cachées, c’était peine perdue. A qui
sombre en mer, nul ne dérobe plus l’éclat brillant du phare. Le péril seul l’instruit. Un pinceau
du halo, un seul pris au faisceau, suffit à le mener au port. Et comme le poitrinaire ne peut
ignorer, inestimable, le prix précieux de l’air, quand sa rareté, au temps de la crise, l’allait faire
mourir -il étouffait, il respire. La joie l’enivre. Qu’a-t-il besoin du ballon encore ? Tel le mourant,
rescapé en sursis, quelque temps se grisant du souffle rémané de la vie, lui aussi a perçu l’oxygène
-ainsi en était-il, au vu du Géronda, de l’âme endolorie, que tout à l’infini blessait. Sa présence lui
prodiguait, rafraîchissant, l’effet plus qu’apaisant d’une aurorale brise. Elle sentait, au visage, du
fond de sa nuit, sa lumière doucement la hâler. Elle s’enivrait au nard aussi de ses suaves paroles.
-Etranges échos, ô combien rassurants, à ses longs désarrois, cependant muets. Les choses tues,
toutes étaient là. Pas une n’eût dû séjourner sans réponse : tribulations, épreuves, passions,
désirs, aspirations –l’Ancien n’oubliait rien. Comment comprendre pour lors qu’il parût s’en
tenir aux diversions de plus banale sorte, aux considérations anodines, du plus faible intérêt ?
Qu’il fît ces questions, dont l’objet fût sans importance aucune ? – qu’il s’agît du nombre de
frères et soeurs, de leur âge, du lieu de leur naissance, ou de quelque autre chose pareille ;
comme s’il eût accompli de pures formalités. A les poser du reste, il prenait l’air indifférent. La
vérité, sans doute, était qu’il ne voulait exercer nulle espèce de violence. La grâce n’aime pas à
violenter. Elle l’avait, d’ailleurs, trop détaché pour cela. Il n’enjoignait pas, n’intimait pas, ne
dictait pas. A peine eût-il conseillé, parfois. Tout au plus suggérait-il, comme en passant ; à traits
légers, tant, qu’à peine notait-on ses remarques. N’appuyant jamais sur le couteau, il procédait à
la manière d’un peintre, par touches successives, fluides et vaporeuses. C’étaient le plus souvent
de simples allusions, comme à demi-voilées, d’un flou vague et incertain. Qui eût voulu saisir le
sens plein de ses insinuations, eût dû le bien connaître. Leur interprétation voulait un long usage,
une fréquentation tenace et assidue. Telle l’Ecriture, dont l’herméneutique ne saurait
transparaître aux fous. Semblable à celle de l’Evangile, sa parole détenait ce pouvoir aussi,
d’assainir à nouveau. Elle était cette parole «investie de pouvoir», dont il est au Livre saint fait
mémoire. Et l’âme, à l’entendre, ne répliquait pas, ne doutait pas. Elle la sentait s’enraciner
seulement en elle. Telle une terre sans eau qu’imprègne tout-à-coup la fontaine, elle se laissait
peu à peu gagner, bientôt submergée. Vivifiants, plus qu’un miel sauvage, apaisants, plus qu’une
douce rosée, les mots coulaient sur cette âme, le clair sur l’obscur, y déposant le halo d’une
sombre clarté. Elle, se baignait à cet amour suave, à cette tendresse douce et heureuse -arche
nouvellement jetée, par où se réconciliaient enfin la créature et son Créateur, le maître et ses
enfants, l’âme même de Judas, le disciple déchu, et les autres âmes ensemble, membres avec elle
du Corps divin du Christ, scellées avec elle du sceau divin du Christ, comme elle revêtues du
Christ, mais, comme elle aussi, malades encore, capables néanmoins de guérir, par l’effet un de la
compassion sainte dont elle-même déjà, commençait de se nourrir. -Par le baume unique et
merveilleux de cette sympathie profonde, de cette compassion sans bornes, de cette indulgence
infinie de l’Ancien pour la nature pécheresse de l’autre. Il avait vu cette âme. Il l’avait vue, et de
soi, spontanément, s’était uni à elle. Il avait connu, partagé son tourment. Il avait communié à
ses peines. Puis, à cette âme, il avait montré son reflet, hideux, las, et méconnaissable, loin, si
loin de son originaire beauté ; il lui avait révélé ses plus tristes secrets, découvert les plis enfouis
de son coeur. Elle alors, pauvre naïve qui s’était crue seule saine, était tombée de sa dérisoire
hauteur.
Mais du fond même de ce malheur extrême, comment eût-elle désespéré tout-à-fait,
quand son père, avisant sa blessure, s’acharnait à la vouloir panser ? Cette âme ! Qu’elle était
mauvaise, hélas ! Toute aveugle, toute égoïste, toute méchante qu’elle fût, il continuait de l’aimer
pourtant. Vraiment oui, il l’aimait encore. C’était lui, bien plutôt, s’excusait-il, lui, le dernier,
l’ultime ver de terre, lui, qui par égoïsme, avait laissé perdre son âme. Et voici, lors même que
l’on n’espérait plus rien de cette âme putréfiée jusqu’à la dissolution, voici, par quelque paradoxe
étrange -était-ce ironie du sort ?- qu’elle s’éveillait brusquement de son infini sommeil, de sa
torpeur longue de cent ans. Ses yeux enfin s’ouvraient, elle y voyait à présent. Elle ne pouvait
plus à cette heure poursuivre cette vie affreuse de morte vivante appesantie. Elle voulait vivre, de
la seule vie qui ne fût point mort. Sans doute au préalable lui faudrait-il apprendre à
véritablement mourir. A elle-même, au péché. Mais c’était là une mort toute autre. Après quoi,
elle revivrait. Car cette mort-là débouchait sur la vie. La seule vie, l’unique vie qui valût d’être
vécue. Et cette vie commençait sur-le-champ. Ici et maintenant. Pas un instant, il n’y avait à
balancer. Comme il était tard déjà ! Qu’elle avait donc tardé à se vraiment repentir ! En Christ,
par le Christ et pour Christ faire son salut, était-il temps encore ?
Ce serait oeuvre de longue ascèse. Pouvait-on en un jour passer des noires ténèbres
à la divine lumière ? Et pourtant ? Les Pères ne disent-ils pas qu’il est loisible à qui veut, entre le
lever du soleil et l’heure de son coucher, dans ce seul temps d’un jour, de devenir saint ?
«Aujourd’hui même, murmurait l’Ancien, ici même, il y a de la ténèbre ; toujours et
partout, fût-ce au plus bel endroit du monde, fût-ce au plus spirituel d’entre les monastères, la
ténèbre à la lumière se mêle. Et cependant, lors même que nous sommes dans la ténèbre, la
lumière, pour peu qu’elle fût forte et intense, empêche que ne parût la ténèbre. La lumière
dissipe la ténèbre. Ainsi au-dedans de nous : Il y a la ténèbre ; mais il y a la lumière aussi. Faisons
tout ce qui est en nous pour accroître la lumière, et la ténèbre s’évanouira. Il ne dépend que de
nous toutefois que nous choisissions la ténèbre ou la lumière. Si toutes les ouvertures en nous
sont closes, le dehors fût-il inondé de lumière, par où celle-ci entrerait-elle en nos coeurs ? La
lumière, il ne dépend que de notre volonté de l’instiller en nos âmes. Dieu richement nous la
prodigue. Il suffit que, tendus vers le bien de toute la force de notre bonne disposition, nous
voulions la recevoir, pour qu’elle nous soit octroyée d’en-haut. Regardez les chevaux. Qui
augmente au cheval son orge ? Le cheval ou l’homme ?»
Ses enfants s’étonnaient :
«Mais... l’homme, Géronda.
- Non, disait l’Ancien. C’est le cheval qui augmente son orge. Qu’il ait un bon cheval,
docile et travailleur, l’homme, son maître, se réjouit, et ce faisant, augmente sa ration. Ce qui se
produit pour nous est quelque phénomène un peu similaire. Il dépend de nous que nous
fussions rassasiés des choses spirituelles, ou que nous en ayons faim. Que nous suivions les
préceptes divins, que nous luttions, que nous aspirions au bien, et Dieu nous prodiguera,
surabondante, sa grâce, et avec elle, tous les biens spirituels. A qui veut voir le Christ dépêcher le
secours de sa droite puissante, il faut vouloir aussi progresser dans la vie spirituelle, s’élever sur
l’échelle des vertus... Une mère me disait que son fils était bon. «Il est bon, lui répondis-je ; mais
jusqu’au parfait, il est beaucoup de degrés encore. Je dis, pour ma part, ce qu’il sied d’accomplir
pour monter.
- Ce n’est pas que nous ne voulions monter, Géronda, protestaient ses enfants. C’est
que nous ne le pouvons. Du fait de notre chair, laquelle est si faible.
L’Ancien paraissait contrarié.
- Ne dites pas cela. Ce n’est point la faute de la chair. C’est votre faute à vous. Vous
voulez, et c’est possible ; vous ne voulez pas, et ce n’est pas possible. D’abord, je veux. Ensuite
seulement, j’use du recours de cet instrument, de cet outil de ma volonté, lequel est la chair.
Vous avez voulu, et vous êtes venus. Que vous n’eussiez pas voulu, vous ne seriez pas venus. La
chair, elle, ne pouvait venir seule. La volonté est tout. L’homme, chaque homme réussit ce qu’il
veut. Ainsi, tenez, sachez que la façon dont l’autre vous voit dépend toujours de vous. Il en est
de même pour tout. Car après Dieu, tout dépend de nous. Comme il dépend de vous aussi que
vous progressiez spirituellement. Et quand vous le voudriez, vous pourriez parvenir à la divine
theoria, toucher à l’ineffable vision de Dieu. Oui, si vous le voulez, vous pouvez atteindre à la
contemplation. Mais restez vigilants, et demeurez purs, toujours. Nous ne savons pas à quoi
Dieu vous a destinés. Vous vous trouvez encore à l’alpha, loin de l’oméga des cimes spirituelles.
Vous ne savez pas ce qui, plus haut, vous attend. Plus tard Dieu manifestera. Basile le Grand
était homme comme nous, et tous les autres saints avec lui. Et cependant, que sont-ils devenus !
Songez lors aux meilleurs que vous, à notre Christ, aux saints, qui n’ont pas plié, et qui peu
après, montèrent très haut. Après quoi seulement, regardez-vous. Vous êtes bien un tel ?
Comment donc allez-vous ? Bien ? Je ne vous parle pas du corps, non. Mais de l’âme. Je
m’enquiers si vous vous portez bien, si vous avez accompli, s’entend, des progrès spirituels. Que
dites-vous ? Vous vous réjouissez de me voir ? Non, ce n’est pas là ce que je voulais dire. Je
comprendrai que vous vous réjouissiez, lorsque vous aurez fait ce dont je parle, que vous aurez
manifestement accompli quelque progrès tout spirituel. Je vous demande, pour l’heure, si vous
allez de l’avant, ou bien en arrière. Parfois en avant, parfois en arrière ? Et vous voici contents
de vous ? Non ? Allons, si vous n’êtes pas contents de vous, Dieu le sera-t-il ?... Eh bien, ne
vous attristez pas. Ce n’est point au service d’apparences que nous sommes enrôlés. C’est
pourquoi il est si malaisé d’être satisfaits de nous. Il ne faut pas pour autant qu’il en soit ainsi.
Accomplissez de menus progrès dans les choses spirituelles, tirez-en profit, tenez ferme, et ne
retournez pas dès lors en arrière. Désirez à l’inverse aller de l’avant, toujours. Et soyez tristes,
lorsque vous stagnerez. Essayez-vous à vous rendre meilleurs. Toujours et encore meilleurs.
Ayez cet entêtement de devenir meilleurs, conservez-le toujours, et jamais ne vous en départez.
Pour ce qu’il est deux sortes, au vrai, d’entêtements : l’un qui, nocif, nous est dommageable,
préjudiciable, mortel même. L’autre, qu’il est sain que nous acquérions, lequel veut qu’en
opiniâtres nous luttions pour le bien et la vertu. Essayez, luttez. Ce n’est pas difficile. Appliquez-
vous. L’application, c’est là le principal. Et que votre lutte ne soit pas un vain mot. Méfiez-vous
des mots. Les mots sont faciles parfois. Une femme me disait : «Géronda, je veux mourir. Je ne
supporte plus cette vie sur la terre. Je voudrais, très vite, m’en aller près de Dieu». Mais je lui
disais : «Non, ne dis pas cela. Vis, plutôt. Lutte. Ces mots que tu dis sont des mots en l’air. Tu
n’en ressens pas la signification profonde. Aussi, je ne te crois pas». J’appris, peu après, que cette
femme avait bien changé. Elle était retournée, loin de l’Eglise, au milieu du monde. C’est
pourquoi méfiez-vous de vous. Ne craignez rien que vous-mêmes. Parce que l’homme est
changeant, attendez-vous au mauvais, comme au bon changement. Moi-même, j’ai peur de moi.
Je n’ai nulle confiance en moi. Si un Paul qui monta jusqu’au troisième ciel se définit comme le
plus pécheur de tous, que faut-il donc que nous disions, nous, pauvres de nous ? Et si, par
surcroît, nous ne sommes point vigilants, pis, que nous chutions, la grâce de Dieu qui, un
instant, nous visita, aussitôt se retire. Malheur à nous dès lors ! Car souvent en vérité, le Saint
Esprit nous visite. N’ayant point, hélas, de lieu pour reposer, comment demeurerait-il ? Il s’en
retourne donc. Si peu à peu, pourtant, s’accroît l’aspiration qui nous tend vers le bien, et avec
elle l’heureuse disposition des âmes bonnes, s’accroît aussi le zèle. Que la lutte toutefois, que la
praxis ne suive pas, nous n’arrivons à rien. Il n’est point de progrès ainsi. La volonté donc, mais
aussi, et dans le même temps, la pratique.
«Jeûnez, dès lors, autant qu’il est en vous. Ne buvez pas de vin, fût-ce très peu. Et si
l’on vous en offre, dites : «Non merci, nous n’avons pas l’habitude, cela nous fait du mal». De
l’huile, prenez-en tous les jours, hormis les mercredis et les vendredis. Le mercredi et le
vendredi, jeûnez. En ces jours-ci, bien sûr, qui sont ceux de l’après-fête de la Pentecôte, l’on
peut si l’on veut, le mercredi et le vendredi même, consommer de l’huile. Mais qui n’en prend
pas, ne commet pas non plus de péché».
Ce que le Géronda taisait, c’était que lui-même, le mercredi comme le vendredi, ne
mangeait rien, absolument rien. Le reste du temps, il ne se sustentait que très peu. Son frère
même, lorsqu’il recevait au Pirée sa visite, ne le vit jamais le matin prendre qu’un peu de pain
trempé de café. Ce n’était que bien plus tard, le soir, qu’il prenait son repas, lequel d’ordinaire se
composait d’un plat de riz ou de pâtes, suivi, les jours sans jeûne, d’un simple yaourt. Mais l’on
ne se souvenait pas l’avoir vu jamais accepter de viande. Une fois seulement, durant une maladie,
ses enfants l’y avaient contraint. Mais de cette frugalité, pour si extrême qu’elle fût, il ne se
vantait pas. Il ne soufflait mot non plus des longs jeûnes auxquels il se soumettait, durant le
temps éprouvant des carêmes, sans pour autant enfreindre les canons de l’Eglise. Il n’évoquait
rien, en regard, que la tempérance des autres : «Mon Géronda, disait-il, vingt-six jours d’affilée
jeûnait. Sans pain ni eau. Et durant le Grand Carême, il n’avait, la semaine entière, pour se
sustenter un peu, que le pain bénit qu’il recevait à l’Eglise...»
Pour ses enfants pourtant, l’Ancien redoutait les excès. «Vous, disait-il, mangez
comme il faut, et ne jeûnez qu’avec discernement. Progressez, mais avec prudence et doigté. De
toute chose, la mesure est la clef. La mesure, toujours la mesure. Tout avec mesure. Vous ne
soulèverez qu’autant que vous le pourrez. Soulèveriez-vous -le pourriez-vous seulement- un
poids de soixante-dix, de cent kilos ? Non. C’est pourquoi, jeûnez en proportion de votre santé.
Si vous êtes malades, rompez le jeûne. Prenez un peu de lait du moins, rien d’autre, comme vous
feriez usage d’un médicament. Et que nul, au-dehors, surtout, ne le sache. Parce que les autres
ne comprendraient pas, peut-être, que vous fussiez malades.
«De la mesure pour la veille aussi. Dormez six heures au moins. Dormez six heures,
comme tous les livres disent que l’organisme en éprouve le besoin. Je dirais, pour moi, que
quatre heures suffisent. Beaucoup même ne dorment que deux, ou trois heures seulement. Mais
pour vous qui êtes dans le monde, et qui travaillez dur, non, pas maintenant. Cela est trop tôt».
De ses veilles continuelles, l’Ancien ne disait rien. Peu devinaient son ascèse, qu’il
prenait à cacher tant de soin.
«Pour vous, poursuivait-il, le temps plus tard viendra -Lorsque je m’en irai d’ici,
lorsque je serai mort. Pour ce qu’alors, quand même vous n’auriez plus mémoire de toutes ces
paroles, qu’ensemble nous échangeons, Dieu, à cette heure, de chacune vous fera souvenir. Ce
jour dès lors, où depuis longtemps, je ne serai plus, vous vous remémorerez tout, et, fidèles,
commencerez de vous y conformer. Lors, en tout point aussi, vous supplierez le Christ et,
empruntant la voix du Psalmiste, direz : «Fais-moi connaître, Seigneur, tes sentiers !» Et quoi
qu’il arrive, ne changez plus ensuite votre genre de vie. De tout cela, plus tard, vous m’aurez
quelque reconnaissance. Car si vous suivez, comme je vous les ouvre, ces voies, Dieu bientôt
vous donnera d’accomplir de grandes choses. Oui, ce à quoi, mes enfants, maintenant vous
voudriez atteindre, ne vous échoira pas aujourd’hui quand le fait serait prématuré encore, mais
plus tard vous adviendra lorsque vous en serez devenus dignes aussi. Quand Dieu voudra, tout
arrivera sur-le-champ. Tout en un instant. A Paul, l’Apôtre, il dépêcha Ananias. Et quoique ce
dernier s’étonnât : «Mais Seigneur, c’est un persécuteur. Il a fait à tes saints tant de mal !» Dieu,
néanmoins, lui dit : «Lève-toi, hâte-toi de te mettre en route. Car celui-ci est mon vase
d’élection». Car lors même, perçues de notre aveugle perspective d’hommes, que les choses ne
se peuvent point, tout, lorsque Dieu le veut, oui, tout est possible. Que Dieu le veuille, et tout
advient. Qu’un roi devînt berger, cela même se peut. Aux oreilles de saint Arsène retentit une
voix. «Lève-toi, dit-elle, Arsène, et pars sauver ton âme». Et, parce que le roi ne faisait rien sans
Arsène, il alla se faire, lui aussi, berger avec lui. Notre Christ Pantocrator soutient l’univers
entier. C’est lui qui soulève, qui porte tout. Voudrions-nous tous seuls, nous ne porterions rien.
De même que l’on ne peut, sous le bras, tenir à la fois plusieurs pastèques, de même vous ne
pouvez non plus, tout porter à vous seuls. Venez donc, sur les épaules du Christ, déposer le faix
trop lourd. Et, sous le vent de la grâce qui emplit et conduit son Eglise, naviguons ensemble, au
sein de la miséricorde infinie de Dieu. Ah ! Je prie Dieu que vous deveniez forts à l’aube de ces
jours-là, et que vous viviez d’abondance ce que nous évoquons. Soyez allègres et courageux. Et
puis encore, courageux et allègres. Ne pliez pas. Devenez forts, si forts que rien n’ait plus
pouvoir de vous faire seulement chanceler. Et quand tous chancelleraient, si vous avez en vous
le Christ, avec la Trinité, soyez dès lors sans crainte. N’ayez plus peur de rien. Ne craignez rien
ni personne, hormis vous-mêmes. Non, ne craignez rien, quoi qu’il vous advienne. Souciez-vous
de ce seul point, que vos oeuvres soient pour le salut. Dieu nous tient dans sa main, et nous ne
tomberons pas. «Dieu est avec nous, dit l’hymnologie de l’Eglise, nations sachez-le, nous serons
vainqueurs, car Dieu est avec nous». Luttez, et Dieu, vous le verrez, ne vous abandonnera pas.
Essayez, luttez. N’épargnez ni fatigue, ni peines, et sans cesse luttez pour les choses spirituelles.
Car c’est maintenant, au temps de la jeunesse, qu’il est besoin d’un grand effort, de luttes dures
et vigilantes. Après quoi, l’on saisit mieux l’essence de la vanité. Et, s’accoutumant à la vertu, l’on
tient pour un mal, pis, une maladie, une mort, tout péché, dont l’irrémédiable prix est l’exil, loin
de la grâce de Dieu. Mais lorsqu’en regard, l’on a, fût-ce à peine une fois, goûté des lèvres à la vie
spirituelle, aussitôt en son insigne rareté, elle paraît si suave que l’âme ne sait plus, comme aux
jours anciens, prendre son plaisir aux choses de la terre. Non, je ne puis vous peindre comme
l’on se sent alors... Oh ! Joie sans pareille enclose en ces coeurs recélant un lieu pur, où se peut
enchâsser la grâce de l’Esprit, en eux enserrée, avec la Trinité. En vérité non, il n’est pas pour
l’homme de plus grand bonheur, de joie plus intense.
«Vous aurez, certes, combats et épreuves. Mais qu’est-il aussi sans ces derniers ? Et
qu’obtient-on sans peine ? Oui, il faut lutter car, qui n’est pas de la lutte n’en remporte pas non
plus le trophée ni le prix. Sans lutte -entendez-vous ?- ne s’acquiert nulle vertu. Et de même que,
qui ne travaille pas, ne reçoit non plus aucun salaire, de même, sans fuite loin du monde, sans
prière, sans efforts ni peines, et sans toutes les ascèses susdites, les charismes non plus
n’adviendront pas, et il ne vous sera point donné de goûter ces saints fruits, qui sont le bonheur
imparti aux êtres spirituels.
«Oui, dure est la lutte, étroite la porte. Parce qu’il sied de passer par le chas de
l’aiguille. Parce qu’à vaincre une passion, il faut un martyre. Et pourtant, sachez-le, si vous
acquérez aisément, vous perdrez aisément. Mais si durement vous acquérez, au prix de peines et
de luttes, il sera difficile dès lors que vous perdiez. Car Dieu aura pitié de vous, et richement
vous fera miséricorde.
«Avez-vous vu la moniale qui vous a ouvert la grille ? L’avez-vous vue, vieille et
fatiguée comme elle l’est ? Aujourd’hui pourtant, elle s’est fatiguée bien plus encore. Il est venu
tant de monde... Et cependant, n’en doutez pas, à chacun des pas qu’elle a faits pour vous servir,
elle a d’en-haut reçu les prémices de sa rétribution. Et pour chaque mets aussi qu’elle vous
prépare, la couronne s’apprête plus belle, qui l’attend au Royaume.
«Un moine, qui chaque jour à sa cellule apportait l’eau, devait, pour ce faire, trois
heures marcher jusqu’à la source, puis, trois heures encore, marcher pour en revenir, alourdi qui
plus est du poids de la pesante jarre. Un jour enfin, fatigué, il se lassa. Un ange du Seigneur alors
se montra devant lui : «Autant de pas tu fais, lui dit-il, autant de peine tu prends, autant tu
recevras, pour ta rétribution». Ah ! Combien plus encore cela est-il vrai des choses spirituelles !
«Oui, dure est la lutte, mais douces les couronnes. Rude, l’hiver, mais suave, le
Paradis. Quarante jours, notre Christ lutta au désert. Mais les anges, ensuite, le servaient. C’est
ainsi que le Christ souvent, pour notre bien permet que nous soyons la proie d’un chagrin, si vif,
si douloureux fût-il. Les épreuves même ne vont pas en effet sans bien de quelque sorte.
L’espace d’un temps, certes, nous avons, quant à nous, l’amer sentiment d’une absolue
déréliction... Comme si Dieu nous avait abandonnés. Après quoi pourtant, nous éprouvons à
rebours qu’il a pitié de nous, qu’il nous aime, que sa tendresse, sa miséricorde nous étouffent.
Ah ! Si tendre est notre Christ... Je pleure de seulement songer à la tendresse divine...»
Ici le Géronda de fait se prenait à pleurer. Longtemps, comme un enfant que rien
ne saurait consoler. Tous, à le regarder, sentaient se nouer leur gorge. Si souvent il leur avait dit
cette tendresse de Dieu. Tendresse vivifiante qu’il voyait partout à l’oeuvre. Pour elle, pour elle
seule -à supposer qu’il n’y ait eu qu’elle, entre tous les joyaux de la vie spirituelle, l’Ancien ne se
fût point lassé de louer son Seigneur. «Dès le réveil, dit le Psalmiste, manifeste-toi, Seigneur,
dans tes tendresses». Dieu en vérité, du milieu même de l’épreuve, nous couvrait tout de son
amour. Comme c’était par amour qu’il permettait que le démon vînt aussi rôder alentour,
guettant le chrétien, «tel un lion aux aguets dans son repaire», prêt à lui susciter les pires
afflictions. Dieu le permettait, comme un père qui, dans sa bonté, corrige ses enfants, à cette fin
précieuse de les rendre meilleurs. «Dieu, disait le Géronda, m’a puni. Il m’a châtié. Il a permis
que ma main fût coupée. Car bien que j’eusse alors un très saint Géronda, je ne me souciais
point pour cela d’imiter son ascèse. Loin de mener une vie spirituelle, je ne faisais rien qu’édifier
des églises. Avez-vous noté qu’une mère, lorsqu’elle s’irrite contre son enfant, se fâche jusqu’à la
colère ? Qu’elle le gronde, et le frappe, espérant le corriger ? Or j’ai moi aussi chagriné mon
Dieu. Je l’ai courroucé, et il m’a pris la main. Gloire à toi, mon Dieu, gloire à toi !»
Ses enfants restaient abasourdis. L’Ancien avait eu la main arrachée -non seulement
la main, mais le bras même, et jusqu’au coude- mais il ne voyait rien, en ce drame, en cette
tragédie, qu’un surcroît de bénédiction divine.
«Au Seigneur, poursuivait-il, j’avais demandé qu’il me permît de ne plus célébrer le
trop redoutable mystère de la sainte et divine Liturgie. Il m’a entendu, et m’a pris ma main». Et il
soupirait : «Gloire à toi, mon Dieu !»
Le Géronda maintenant pleurait d’amour. «Tu sais, mon Christ, mon Seigneur, que
je n’avais rien au monde, lorsque j’y suis entré. C’est toi qui, me créant du non-être à l’être, m’y a
bien voulu porter, et dans le même temps m’a tout donné. Ah ! Béni soit ton nom, et que tout
véritablement advienne selon ton vouloir ! Et si même tu le jugeais bon pour mon âme, et pour
mon salut, prends-moi l’autre main !»
Combien l’épreuve pourtant avait été dure ! C’était très subitement, sous
l’occupation allemande, en 1945, qu’elle était advenue. Cinq années avaient passé déjà,
paisiblement, humblement vécues, dans la riche solitude de son ermitage aimé. Tout à sa chère
et sainte hésychia, adonné à la seule étude des Pères, dans la subtile et combien merveilleuse
pratique de la prière incessante, l’Ancien avait vu la porte soudain s’ouvrir d’un violent coup de
pied - Un soldat. Un Allemand. L’homme avait émis comme un rugissement. «Soigne-moi !»
Puis aussitôt, vociférant : «Et plus vite que ça !» Il désignait sur son pied quelque plaie rougeâtre.
Il s’était enquis d’un médecin. Une vieille, du doigt, avait montré l’ermitage.
Le père Jérôme, impuissant, avait secoué la tête. «Je ne puis, dit-il, soigner un soldat.
Je n’en ai pas le droit. L’on me jugerait. Rejoins plutôt l’hôpital».
L’autre s’étranglait de fureur. Dans sa rage, il allait frapper. Le Géronda soupira. La
compassion, comme toujours, était la plus forte. «C’est bien... Je te guérirai, soit, mais ne me
tourmente plus».
Il l’avait soigné. L’autre, en partant, sur la table avait déposé une douille de fer. Gage
de reconnaissance, sans doute, songea lors l’Ancien. Il avait dû voir, en passant dans la cour,
qu’il collectionnait les cartouches. L’ermite en vérité savait tout faire. Et que ne connaissait-il de
fait ? Maçonnerie, menuiserie, horlogerie -rien de tout cela n’avait plus pour lui de secret. Il avait
justement vu, dans une usine de l’île, des cartouches semblables, que l’on faisait servir à la remise
à neuf d’horloges séculaires, à moins que l’on en usât, bien que plus rarement, pour en fabriquer
de nouvelles. Il s’y était à son tour essayé. Avec le temps, il avait su, passé maître en cet art,
façonner des chefs d’oeuvre. Refaite de ses mains, une horloge vermoulue devenait objet
précieux. C’étaient là ses cadeaux de pauvre aux monastères alentour -pauvres comme lui, ou
peu s’en fallait, si tant est qu’ils eussent pu l’être autant que lui. Mais cette sorte d’ouvrage était
aussi son loisir. Avec la copie des textes patristiques, il y employait ses heures perdues, quelque
rares qu’elles fussent. Plus que d’un passe-temps même, il en usait comme d’un délassement,
d’un violon d’Ingres, trouvant là son plaisir, après l’âpre excès de ses labeurs ascétiques.
Du temps avait passé. Et puis un matin, à l’aube du 18 août 1945, l’Ancien avait
avisé la cartouche oubliée sur la table. Il s’était souvenu du présent de l’Allemand. Muni de sa
scie à métaux, il avait pris la douille, et s’était mis en devoir d’en scier l’une des extrémités.
L’Allemand n’était pas un homme bon. L’Ancien du moins ne l’avait pas défini
d’autre sorte. Plus tard même, lorsqu’il avait su que le Malin s’était pour son malheur, servi de
cet homme, il n’avait néanmoins pas voulu porter sur lui de quelconque autre jugement...
Jamais, toutefois, l’Ancien n’eût imaginé ce que recélait le présent. C’était à peine si
la scie avait effleuré la capsule...
Enorme, le bruit d’une détonation s’était fait entendre. Du voisinage aussitôt
accouru, l’on avait trouvé le Géronda gisant étendu, à terre, inerte dans une flaque de sang.
L’Ancien au coeur simple, si éprouvé déjà dans son âme...
Il paraissait atteint de lésions graves, à la main gauche surtout. Quant à l’ouïe, il en
semblait privé, n’entendant plus rien.
D’urgence, on l’avait transporté à l’hôpital d’Egine. Mais les installations, trop
frustes, et trop rudimentaires, n’avaient là permis qu’un premier bilan sommaire. Et l’on avait
dû, dès lors, le transférer au Pirée, à l’hôpital de Zanione.
Pour le Géronda d’éternelle mémoire, ce long périple avait été un martyre. L’acuité
de ses souffrances passait l’imagination. Et tandis qu’il ne fixait plus son esprit que sur la seule
prière, comme toujours demeurée l’unique recours, ses lèvres désormais, ne cessaient plus leur
plainte : «Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi». Il se tournait, corps et âme vers son Seigneur.
De quoi seulement il trouvait encore la force...
Le verdict, à l’hôpital, fut accablant. La gangrène, déjà, menaçait de gagner
l’ensemble du corps. Perdu, il était perdu. A moins que, jusqu’au coude, l’on amputât le bras
gauche. Pour l’ouïe, toutefois, il n’était plus d’espoir : les deux tympans étaient crevés.
L’audition, jusqu’à la mort, jamais ne reviendrait. L’hospitalisation, quant à elle, ne pouvait durer
moins de deux mois entiers.
De ces nouvelles, chacune tomba comme un couperet. Pas un instant, pourtant,
l’Ancien ne perdit son sang-froid. Dieu permettait l’épreuve, il s’y soumettait. A tout,
entièrement, il se soumettait. Il avait ce zèle, cette patience des êtres qui, aveuglément, s’en
remettent à Dieu, leur Créateur et Seigneur.
La tristesse pourtant marquait son doux visage. Mais ce qui lui causait cette peine
surtout, était la pensée de ces deux longs mois, interminablement passés si loin de sa cellule, de
sa chère hésychia, et des plus secrets combats de son ascèse. Là serait la véritable épreuve. Car
ce n’était point de sa paix qu’on le privait seulement -cette paix absolue, plus nécessaire à son
âme que toute nourriture à son corps. Mais avec elle, c’était sa vie même qu’on lui ôtait.
Plus que jamais, ce fut dans la prière qu’il se réfugia. De toute l’ardeur brûlante de
cet inextinguible feu qui dévorait son coeur, il se tournait vers celui que par-dessus tout il aimait.
Le secours, il le savait, ne viendrait que d’en-haut. Il venait toujours de Dieu seul. Dieu, cette fois
encore, ne l’abandonnerait pas.
Les médecins avaient fait tout ce qu’il était en leur pouvoir de faire. Mais
l’amputation, malgré tous leurs efforts, ne put être évitée. On avait dû l’amputer de la main, puis
du bras jusqu’au coude... Il ne s’était pas plaint.
Il trouvait à l’inverse assez de force encore pour prodiguer à ses compagnons de
souffrance de douces consolations. «Ne vous affligez pas, disait-il, fût-ce dans l’épreuve, et dans
les privations. Celui qui, ici-bas, est affligé, Dieu, dans l’autre vie le console. Les quarante saints
martyrs de Sébaste, toute la nuit demeurèrent dans la glace. Jusqu’à ce qu’au matin, on leur
coupât la tête du tranchant d’une épée. Bien qu’ils fussent saints déjà, Dieu cependant voulut
qu’ils achèvent ainsi la course... Comme je rends grâces à Dieu de ce que me jugeant digne de
souffrir, il ait permis que j’aie la main coupée... Parce qu’il est bon de souffrir. Notre Christ,
Jésus, notre Seigneur a tant souffert pour nous... Pour nous il a versé son sang précieux, et nous
voudrions, nous, vivre en égoïstes, assez heureux pour n’être jamais, au grand jamais
incommodés, ni tant soit peu souffrir ? Ah, comme je glorifie Dieu, comme je le remercie,
quand il me donne d’avoir mal et de souffrir ! Me souvenant lors de sa douleur, j’oublie la
mienne propre. Que la douleur, et l’affliction qui toujours l’accompagne, sont choses belles et
salutaires ! Cette douleur, je la tiens pour un grand don d’en-haut. Il en est tant qui en elle
reconnurent la main Dieu et, de là, revinrent dans ses voies ! Quand, mieux que dans les
afflictions, l’homme se tourne-t-il vers Dieu, ce faisant, regardant en lui-même ? Comme paille
dès lors, il rejette ces faux-biens éphémères qu’autrefois il aimait».
Dieu, cependant, n’oubliait pas les siens. C’est ainsi que les saints Anargyres
apparurent au Géronda, lui faisant cette promesse qu’il serait, avant un mois, libre de quitter
l’hôpital... Un mois, jour pour jour, s’était dès lors écoulé, quand l’Ancien s’en revint à Egine.
Il n’entendait toujours rien hélas ! La gérondissa, depuis l’horrible 18 août, n’avait pu
l’entretenir d’un mot. Survint le grand carême. Le troisième jour enfin de la cinquième semaine,
l’Ancien sentit s’emparer de lui comme un trouble étrange, lequel peu à peu gagnait tout son
corps. Jusqu’au soir, il attendit, espérant que le mal de lui-même passerait.
Plus tard pourtant, il appela l’Ancienne : «Gérondissa, pria-t-il. Conduis-moi, je t’en
prie, à l’hôpital d’Egine... Et prends aussi quelqu’un avec toi, de crainte que tu n’aies à revenir
seule... Il est tard déjà...»
Et les médecins avaient gardé l’Ancien. La gérondissa, le lendemain, s’en était sans
tarder venue aux nouvelles. Comment allait son père ? Quelle nuit avait-il passée ? Lui, fait
étrange, paraissait joyeux. «Moniale, dit-il, sais-tu ? J’ai fait un rêve... J’ai vu cette nuit deux
moines coiffés de skouffias. Nous sommes venus, me dirent-ils, te faire une piqûre». Ils
n’ignoraient pas sans doute que le Docteur Galanis venait d’en prescrire une, si douloureuse au
reste que le seul souvenir me fit m’insurger contre cette perspective nouvelle : «Mais, protestai-
je, c’est chose faite, déjà !» Ils insistèrent : «Nous nous y prendrons de façon plus douce». J’eus
mal pourtant, et, fatigué, je m’endormis. Lorsque je m’éveillai, j’eus l’étrange impression que la
douleur s’était évanouie, cependant qu’était revenue l’ouïe. Comprends-tu, moniale, que
j’entends à présent comme auparavant ?»
C’était le second miracle que, pour l’Ancien malade, avaient accompli les saints
Anargyres. Une première fois déjà, à l’hôpital Zarayone, il les avait invoqués, les suppliant de le
secourir. «Comment, leur disait-il, pleurant, demeurerais-je deux longs mois, si loin de ma
cellule ?» Eux lors, sur l’heure l’avaient entendu. Et voici qu’à l’hôpital d’Egine ils lui donnaient
aujourd’hui de recouvrer l’ouïe. Pour ces deux miracles, le Géronda promit aux Anargyres de
leur dédier une église. Il l’édifia donc à l’orée de son hésychastérion. Et ceux qui l’avisaient en
passant ne pouvaient se défendre d’admirer cette blanche église dont les lignes si pures se
détachaient droites sur l’immuabilité du ciel.
Longtemps, l’Ancien était venu là, chanter et prêcher. Longtemps, jusqu’en 1951
s’entend. Cela même pourtant, il l’évitait à présent. Il n’allait plus, ou presque, prêcher aux
Anargyres. A toutes les églises, il préférait l’Annonciation, son humble et chère chapelle, qu’aidé
de sa moniale, il avait élevée. Leurs mains laborieuses pierre à pierre l’avaient érigée, de nuit
comme de jour incessamment charriant les blocs horriblement pesants. Pour eux désormais,
plus n’était nul besoin de quitter l’ermitage. A l’église, d’emblée l’on accédait, de la cour, où elle
donnait de plain-pied.
A pénétrer dans ses murs, la crainte vous prenait d’abord, bientôt le cédant à la joie,
haute et légère, montant telle une flamme. Il arrivait toutefois que l’on ne perçut pas aussitôt ce
qui semblait-il, emplissait l’air, si dense, si lourd, tombant sur vos épaules, comme eût fait un
manteau. Mais dans un coin dès lors l’on avisait l’Ancien. Le visage usé, fatigué de l’ascète, le
voile majestueux, la barbe blanche descendant sur le froc -tout évoquait l’érémitique allure des
saints du synaxaire. La noble grandeur pourtant était d’un patriarche. Il gémissait, et de lui, par
instants, de profonds soupirs, lentement s’exhalaient. «Ah, mon Christ... Mon Seigneur Jésus
Christ... Très Sainte Mère de Dieu... Manoula... Ah, Manoula mou !...» L’on identifiait mieux
alors l’étrange magnétisme, que par un mystérieux influx diffusait sa présence, dont l’invincible
force, d’évidence habitait la pièce. Et de ce que dans ces murmures, l’on percevait, c’était -on le
comprenait enfin- la grâce même, en sa visitation, venue, d’ondes concentriques, imprégner
l’atmosphère. Vague après vague, cette grande et sainte âme, en dénotait, suave, la tangible
existence. En cet être frappait la puissance tranquille, celle de l’absolue et entière certitude, la
même qu’ont acquise les saints, qui dès ce monde touchèrent au divin, ayant chaque instant vécu
sous l’étoile bienfaisante de la divine Providence, laquelle devançant toute pensée, exauce tout
désir monté au coeur des justes. De ce qu’en ces lieux demeurât la grâce, il était pour le visiteur
un signe, qui ne pouvait tromper. Et ce signe était les larmes -ces larmes qui bientôt vous
secouaient tout, venues comme laver ce sentiment nouveau d’indignité, à cette heure jailli en la
conscience troublée, puis épancher aussi ce lourd trop-plein de l’émoi d’un coeur, à cette
imposante approche, brisé d’une inconnue contrition. Car cette âme en vérité communiquait
son irrépressible chaleur, telle un feu qui peu à peu gagnait... De l’ardeur de cette flamme, les
larmes seules quelque peu rafraîchissaient. Et ce goût qu’elles avaient, à qui n’avait pas
l’expérience, semblait un avant-goût du céleste bonheur. Tant, que l’octroi même de l’univers
entier, n’eût pu seulement à l’âme offrir pareille joie.
Des jeunes filles en grand nombre venaient. Une à une, sans rien dire, elles
embrassaient sa main. Cette seule pression des lèvres, sur cette main râpeuse, disait tout leur
amour. Il advenait qu’il s’adressât parfois à l’une quelconque d’entre elles. «Toi, disait-il, va,
puisque tu en as le souhait, dans l’une des cellules, afin, seule, d’y entendre l’office». L’on voyait
s’illuminer le regard, s’empourprer l’enfantine figure. Dans un balbutiement, elle s’étouffait :
«Ah, merci Géronda !» Elle n’avait eu nul besoin de rien demander. Le Géronda savait tout,
toujours.
Les femmes se rendaient au pupitre. Avec elles, à l’unisson, il chantait les vêpres.
Mais sa voix montait, plus belle, plus pure, plus mélodieuse aussi. L’hexapsalme entamé
pourtant, il délaissait le choeur. Il gagnait, au fond du sanctuaire, l’emplacement de la croix. Là
s’agenouillant, il tenait embrassé le Crucifié. Jusqu’à l’ultime verset de l’hexapsalme, il demeurait
ainsi. Jamais, durant les vêpres, il ne fût passé devant la Sainte Table. Les jeunes prêtres se
souvenaient du reste qu’il le leur avait toujours défendu. En eux indélébiles, s’étaient gravées ses
paroles : «Ici figure le lieu très saint où se sanctifia notre Christ. C’est pourquoi, si ce n’est
l’heure de votre office, ou de la liturgie, jamais vous ne passerez devant le Saint Autel. Non, de la
Sainte Table, vous n’approcherez pas, parce que cela est du feu, et que cela brûle».
Les vêpres finissaient. Quittant le sanctuaire, l’Ancien, sur l’ambon, vénérait les
icônes. A leur tour, les jeunes filles l’imitaient, en silence embrassant sa main vénérable, puis les
effigies des saints, toutes respirant une même piété, profonde, millénaire, en leurs fibres inscrite,
quintessence subtile de la foi de leurs pères, exact reflet de la religion des ancêtres, dans leur
jeune sang perdurant éternelle.
Çà et là essaimés, au gré de groupuscules, des fidèles au-dehors murmuraient,
rapportant, épars, faits et gestes de leur Géronda. Et ce qu’ils en disaient n’étaient que récits
extraordinaires, dignes à peine d’un mortel... L’espace d’un instant, s’imposait, fugitive, la
souriante image de l’Ancien... Non, tout ce que l’on pourrait dire de lui, immanquablement en
vérité, serait fort en-deçà de la surnaturelle réalité. Mais qu’importait au fond ? L’on ne pouvait
se défendre de toujours parler de lui. Comme si d’évoquer seulement cette âme paradisiaque
dénotait ce pouvoir étrange et bienfaisant d’apposer aux mots mêmes l’expression très rare d’un
bonheur de paradis. Car il était de ces êtres irrémissiblement à part, de ces autorités irréfragables,
qui une fois en allées, font naître aux coeurs laissés une immuable nostalgie.
Des gens s’en allaient. D’eux toutefois, nul en partant n’était plus le même qu’en
arrivant d’abord. D’autres encore arrivaient en courant. Cela faisait, jusqu’à la nuit, un
mouvement continuel.
Au matin, le lendemain, une foule interminable se pressait pour la liturgie. L’Ancien
survenait, embrassait les saintes icônes, la Sainte Table. L’on sentait vous gagner la même joie
que la veille. A la proscomédie, tout comme aux vêpres, l’Ancien, derrière l’autel, allait
s’agenouiller. Du début de la liturgie jusqu’à la communion, il demeurait là, sans esquisser un
geste. Après quoi, venait enfin le prêche. L’on eût voulu, pour l’entendre, posséder quatre
oreilles, en sus d’un stylet, pour y inscrire, en lettres de sang, ses mots inspirés au lieu précis du
coeur...
Il quittait lors le sanctuaire. Des yeux déjà, on le cherchait. L’on eût voulu lui
remettre des dons, quelques espèces du moins. L’on eût aimé l’entendre dire fût-ce un mot
encore. D’aucuns affirmaient qu’il advenait parfois, quoi que ce fût chose des plus fortuites, qu’il
levât le voile quelque peu sur sa vie, par touches imperceptibles, en contant les plus infimes
bribes, avec cette simplicité qui n’est qu’aux virtuoses en leur art passés maîtres, fût-il le plus
difficile, le plus vertigineux. Son ton dès lors, entremêlé de joie et d’émotion profonde, tour à
tour évoquait ces moments précieux en allés, et ces êtres chers, ô combien, à son âme meurtrie,
à présent pourtant, jusqu’à l’autre vie partis, disparus, évanouis...
V
La contemplation.
Son âme, à chaque instant, se mouvait dans les plus hautes
sphères, celles de la vision de Dieu, sublime et ineffable, où sont
données à contempler ces choses «que l’oeil n’a point vues, que l’oreille
n’a point entendues».
Que l’Ancien fût parvenu sur ces hauteurs ardues de la contemplation, de la théoria,
peu de ses enfants, pourtant, s’en étaient avisés. Certains néanmoins se souvenaient... Il était des
prodiges étonnants. Dans ces moments surtout où enfermé, réfugié dans sa cellule, il s’adonnait,
seul derrière sa porte, à une prière plus fervente, cette prière de feu qui consumait son coeur -
«Seigneur Jésus Christ aie pitié de moi pécheur» implorait-il toujours, et son âme saignait
d’amour, et ses larmes étaient de sang- en ces instants sans prix où son être entier bientôt
s’abîmait en Dieu, le Seigneur alors venait le consoler, de quelque doux parfum entourant sa tête,
à moins qu’en une ineffable vision, il lui laissât entrevoir à l’avance ce qui l’attendait au Royaume.
Et comme le divin Apôtre, l’Ancien Jérôme, lui aussi eût pu dire : «J’en viendrai néanmoins à
des visions et à des révélations du Seigneur». Mais si lui ne disait rien de semblables mystères,
certains de ses enfants, toutefois, témoignèrent plus tard de ces choses inouïes dont ils avaient
chez lui perçu d’indubitables traces.
Une moniale ainsi, peu avant sa fin, vit un prodige étrange. «C’était, dit-elle, la veille
du jour où il devait, pour Athènes, quitter Egine, afin, pour l’ultime fois, d’être hospitalisé -sa
fin, en effet, était proche-... Entrée dans sa cellule, je l’y trouvai assis, au bord de son lit, se
reposant un peu. Surmontant une simple chemise, son rasso noir le couvrait tout entier, jusqu’à
sa main même qu’il y tenait enfouie. Et tandis qu’il la retirait, comme d’un geste machinal, pour
se mieux redresser, voici qu’apparut cette main, plus blanche, dans le rayon pâle du jour, que la
neige qui éblouit au soleil, et gantée d’une peau que, de mes yeux, je voyais diaphane, comme
redevenue pareille à celle d’un jeune homme, cependant que flottait parmi la pièce le doux et
indicible parfum que, par bouffées suaves, elle répandait alentour. La vue de cette main alors qui,
dans sa blancheur de lymphe, ne semblait plus de chair, m’inspira de la crainte, tant que je me
pris à trembler, d’un tremblement que je ne savais réprimer. Ce que saisissant, l’Ancien -comme
j’allai sur cette main imprimer un baiser- me dit, les yeux mi-clos : «Cela n’est rien, moniale.
Non, ce que tu vois là n’est rien. Il est tant de choses plus hautes... Misaïl, mon Géronda -
éternelle soit sa mémoire !- lorsqu’il priait, disait : «Nous vénérons ta pure et sainte Icône», et il
embrassait quelque chose dans les airs. Car véritablement, il la voyait devant lui...»
«Ah ! soupirait encore le Père Jérôme, il est tant de
charismes : Que dire des élévations, des montées, des visions, des
contemplations ?»
Il y avait si longtemps déjà que pour le Géronda Jérôme
avait commencé semblables ravissements contemplatifs... Ces choses, à
dire vrai, remontaient à la lointaine époque de son Ancien Misaïl. Ah !
Misaïl ! Comme il l’avait aimé !... De Misaïl, il avait tout appris. Mais
Misaïl était un être à part. Un de ces vases d’élection, rare entre les rares,
qui de leur vivant même ont atteint aux plus hauts sommets de la vision
de Dieu. «Misaïl, disait le Géronda Jérôme, Misaïl qui avait le don des
larmes et de la prière incessante, avant que ne se levât le soleil, montait
en haut d’une montagne et, là, élevant ses bras en prière vers le ciel, ne
les baissait plus qu’après que fût couché le soleil».
Que dire de saints si glorieux qu’ils ont, à l’aube du XXème siècle, atteint les mêmes
hauteurs spirituelles qu’un saint Grégoire Palamas, qu’un saint Athanase le Grand, qu’une sainte
Marie l’Egyptienne, qu’une sainte Photinie l’Ermite, et que tant d’autres luminaires précieux et
illustres, venus orner l’Eglise comme autant d’astres à son firmament ? De telles choses en vérité
laissent muet d’admiration, «démontrant, pour reprendre l’Hymne Acathiste, la folie des
philosophes» et «prouvant l’ignorance des penseurs».
Misaïl était de cette race des êtres déifiés qui, jusqu’au sang, luttèrent, pour devenir
très ressemblants à Dieu. Il était de ces familles spirituelles aussi, dont l’Ancien semble, à son fils
d’adoption, transmettre l’intégrité de sa grâce. Ainsi, du moins, en était-il de Misaïl et de Jérôme.
Tout enfant déjà, le père Jérôme -lors même qu’il n’était encore que le petit Vassili, fils
d’Elisabeth- partout, suivait à la trace son Ancien Misaïl. Avec lui, pour y prier, il allait par les
chapelles et par les ermitages qui, creusés dans ses montagnes rocheuses, formaient, austères, le
rupestre paysage de Guelvéri. C’est là que chaque soir, ou presque, l’enfant s’endormait sous ces
autels de pierre. Jalouses de son fils, les femmes turques venaient narguer sa mère : «Mais ton
fils, Elisabeth, est fou ! Toujours à coucher dehors, par terre, dans les églises !»
Le Géronda, plus tard, revoyait ces temps bénis. «Ah ! soupirait-il, la joie que j’avais
alors, quand je restais à dormir dans ces petites églises, dans ces vieux monastères déserts et en
ruine ! Cette joie, non, je ne pourrais la décrire. Et lorsqu’enfin il me fallait rentrer à la maison,
mon coeur était lourd de tristesse et de peine...»
Au point que beaucoup, ensuite, voyant combien en ces lieux, son âme goûtait de
repos, n’appelaient plus Basile que Pappa (Père), quand même celui-ci n’avait guère que seize ou
dix-sept ans encore.
«De Misaïl, disait encore l’Ancien, j’ai tant reçu ! Tant de bienfaits spirituels ! Aussi
est-ce toujours avec une infinie gratitude que je pense à lui. Mais ce dont je me souviens surtout,
c’est de son amour sans bornes pour la prière et pour le silence de l’hésychia. Immense était en
lui le désir de prière. Et ce désir le consumait tout, au point que lui-même, tout entier était
flamme. Jamais, chez nul autre que lui, je ne revis cela. Sa prière l’élevait jusqu’aux cieux. Et cette
prière, qu’il aimait par-dessus tout, n’était rien autre que la prière du coeur, celle que nous
nommions «prière de contrition». A elle, il s’adonnait tout. Que de fois ne le voyions-nous pas
s’en aller au loin, s’enfuir vers les chapelles, et les monastères, creusés alentour, à de longues
heures de marche de chez nous, pour ne revenir que le soir, ou le lendemain -plus tard même,
bien souvent ! Il était marié, mais ne vivait pas avec sa femme. Tous deux étaient comme frère et
soeur. Il allait la voir, avec elle travaillait aux champs, l’aidait dans ses diverses tâches, puis s’en
retournait à sa prière, demeurant seul, dormant dans les églises. De liens avec le monde, il n’en
avait pas. Il ne parlait même qu’à contre-coeur, préférant travailler seul, presque toujours
s’enfuyant l’ouvrage aussitôt achevé. Et parce que j’avais compris tout cela -bien que je fusse très
petit alors- je cherchais souvent à l’approcher, puis m’en allais avec lui. Mais partout il restait en
retrait.
Et comment, de fait, eût-on décrit les expériences d’êtres tels que ces Ancêtres
d’Anatolie, dont le Géronda, jamais, n’avait perdu la mémoire -ces êtres, dont le seul souvenir lui
faisait mal, rendant son coeur douloureux, brisé de nostalgie ? Or c’est eux que, jusqu’à sa
dormition, le Père Jérôme s’essayait à imiter, mettant ses pas dans les leurs, avec eux marchant
dans les voies de la perfection. Il s’était même si exactement assimilé leur conduite que chaque
fois qu’il évoquait l’un de ces Gérondas, l’on ne savait bien souvent, si c’était d’un Ancien de
Guelvéri, ou de lui-même qu’il parlait.
La chose, parfois, était claire, lorsqu’il citait le nom de l’Ancien -Misaïl, le Père
Grégoire, ou quelque autre encore. C’est ainsi que de ce Père Grégoire, vieux Géronda infirme
et paralysé des environs de Guelvéri, le Père Jérôme racontait : «A peine, au village, se
présentait-il une situation difficile, que l’on venait le consulter, et prendre son avis. Lui, alors,
demandait aux fidèles de hisser son grabat jusqu’au sommet d’une montagne. Puis, quand ils l’y
avaient déposé, il les priait de revenir les chercher quelques huit jours plus tard. Et huit jours
entiers, il demeurait sans boire ni manger, invoquant le nom du Christ-Dieu. Lorsqu’enfin les
hommes revenaient, ils ne pouvaient seulement soutenir sa vue, tant son visage, et tout son
aspect étaient changés, et tant il resplendissait. Et les paroles qu’il leur disait ensuite étaient le
fruit de l’Esprit Saint...»
D’autres fois pourtant, il semblait à ses enfants que le Géronda dont parlait le Père
Jérôme lui ressemblât étrangement. A n’en pas douter, l’être tout admirable qui leur était dépeint
était celui-là même qu’ils avaient devant eux.
«Un Ancien, confia-t-il, -c’était lui- priait toute la nuit. Les paroles de la prière, l’une
après l’autre, lui venaient, sans peine aucune».
Alors, comme dans un vertige, vint l’aveu des choses plus hautes, à son insu
révélant, bien que sur un mode voilé toujours, les hauteurs où il avait atteint...
«Vingt-six jours durant, il priait sans manger, pour toute nourriture ne prenant que
le pain béni qu’il recevait le dimanche. Or toute la nuit il priait en pleurant, tant qu’après minuit,
de ses yeux coulait le sang, en place des larmes. Et lorsque venait l’heure de communier aux
Saints Dons, il ne pouvait ni psalmodier ni s’agenouiller même... Son esprit, ravi, s’entretenait
avec les puissances d’en-haut...»
L’Ancien marqua un temps. Il soupira.
«Dieu, mes enfants, donne tout. Mais il faut que nous le
voulions, que nous le lui demandions, que nous nous adressions à lui
non comme des étrangers, comme des mercenaires, mais comme des
enfants à leur tendre père».
Un instant, il se tut à nouveau. Puis :
«Ceci encore, ajouta-t-il. Voulez-vous que le Seigneur vous
entende ? Jamais à un homme ne causez d’amertume. Qu’empreintes de
paix vos paroles soient douces et sucrées...»
Le Père Jérôme, ici, parut replonger, comme abîmé dans la rêverie qui, tout à
l’heure, l’avait fait dériver...
«Il arrive, en effet, que les nuits se passent sans que j’éprouve seulement le désir de
dormir. Oui, bien des nuits se passent sans que je songe à m’étendre sur un lit. Il suffit que je
commence à dire la prière pour en recevoir tant de douceur en partage, que je voudrais ne plus
finir... Il est un autre Géronda aussi -et l’Ancien, comme chaque fois, parlait de lui-même, bien
que la chose, toutefois, demeurât implicite- oui, il en est un autre qui, la nuit, prie quatre heures
d’affilée, sans aucunement s’interrompre. Un autre encore -le même, pensèrent ses enfants- lève,
la nuit, ses bras en prière, et ne les baisse qu’au matin, en sorte que le jour le surprend à la même
place exactement que la veille. Beaucoup, de fait, font toute la nuit la prière, et cela ne leur suffit
cependant pas. Ils ne sont pas assez rassasiés... Lorsqu’à l’hôpital d’Egine –j’étais jeune alors-
l’on voulut me garder, je ne demandai rien d’autre qu’un lieu de prière : «Je resterai, disais-je, si
vous me laissez transformer en église la chambre que vous m’avez donnée». Tant est douce la
prière ! Oui, mes enfants, douce, si douce est la prière ! Saint Jean Chrysostome ne dit-il pas :
«Doux est le sommeil, mais plus douce est la prière» ?
«Vous aussi, donc, aimez, augmentez la prière. Je voudrais que, lorsque vous
reviendrez la prochaine fois, vous me disiez : «Nous avons, Géronda, saisi le sens de la prière, au
point d’en avoir perdu la tête !» Que vous en éprouviez une immense joie, un bonheur sans
égal... La prière est entretien avec Dieu. Et bien que vous n’ayez jamais connu cette sorte de
prière dont je vous parle, je prie Dieu qu’il vous rende assez tôt dignes d’y atteindre. La vie
spirituelle compte tant de doux moments. Or vous éprouverez cela, quelque jour, et vous direz :
«Est-ce bien moi, en cet instant ? Suis-je vivant à cette heure ? Est-il possible que m’adviennent
à moi choses si merveilleuses ? Ah, comme il vaudrait mieux pour moi que je ne redescendisse
pas jusqu’aux choses de la terre ! En vérité, oui, il vaudrait mieux, mille fois, que je ne sortisse
plus de ce présent état !»
L’Ancien, ici, comme s’il en eût trop dit, déjà, parut se reprendre. Toujours en effet
la vie spirituelle -il le laissait entendre- demandait le secret. «Ne dis plus, recommandait-il un jour
à quelqu’un, que tu as vu cette sainte, laquelle est venue, un soir dans ta chambre. Ou bien elle
ne reviendrait plus». Et le Seigneur : «Ne dites rien à personne»... Aussi est-ce bien la raison
pourquoi les Pères de l’Eglise, sans doute, et avec eux tous les saints en Christ, déifiés et
glorifiés, furent si peu enclins à dévoiler aux hommes fût-ce une part infime des contemplations
dont Dieu les jugea dignes... Le Père Jérôme d’Egine, parce qu’il était de leur nombre, n’agissait
pas autrement. S’oubliait-il un instant à entrouvrir devant ses enfants éblouis les trésors de son
âme, qu’aussitôt se ressaisissant, il leur taisait ce qu’ils ne pouvaient comprendre. Habilement,
d’un seul coup de barre, il ramenait l’entretien en des eaux paisibles, telles qu’il était, pour des
commençants, plus aisé d’y mener leurs spirituels esquifs, tous si frêles encore.
Saint Paul disait à ses «enfants en Christ» : «Je vous ai donné
du lait, non de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas la
supporter ; et vous ne le pouvez pas même à présent, parce que vous
êtes encore charnels» (1 Cor. 3, 2).
De son discours, déjà, l’Ancien avait donc changé la
matière :
«Jour et nuit, reprit-il, je supplie notre Christ. Le jour comme la nuit, mes enfants, je
l’implore pour vous... Et voici que de temps en temps, la Grâce vient, qui nous adoucit en
retour. Ah ! Remercions Dieu alors ! Que désirer de plus en effet que la Grâce qui surabonde ?
Cela ne suffit-ils pas ? Mais cela, en vérité, est tout ! Le Christ est tout ! Le Christ, et la prière qui
nous unit à lui, sont tout ! Et, hors du Christ, il n’est rien ! Que serait, la vie, mes enfants, sans le
Christ ?».
Comme le Père Justin Popovitch, cet autre amoureux du Christ, le Père Jérôme
aurait pu dire cette parole : «Je préférerais me trouver en Enfer (pardonnez mon paradoxe) avec
le Christ plutôt qu’au Paradis sans le Christ».
«Comment ne pas penser, dès lors, que tout le reste absolument, en cette vie, n’est
rien ? Qu’est en soi la vie, d’ailleurs, quand la mort, si vite, engloutit tout ? C’est auxquelles
vérités prépare la pensée de la mort. La mort, mes enfants, songez-y souvent. Méditez bien aussi
sur vos vies et dites-vous en pensée : «Un tel est mort... un tel est malade... d’autres encore
souffrent de grands maux, de maladies incurables, de chagrins dont ils ne se peuvent consoler...»
Vous marcherez alors avec discernement. La prière, d’elle-même, vous apprendra ces choses.
Elle saura vous inspirer bientôt semblables pensées. Mais faites attention pour ce faire de ne
laisser jamais asservir votre esprit. Oui, que soit toujours sauve votre liberté d’esprit. Là où votre
esprit sera asservi, esclave de quelque chose, alors, votre pensée sera liée, attachée, rivée à cette
chose, et vous-mêmes, quoi que vous fassiez, où que vous alliez, vous serez aliénés. Vous
perdrez toute liberté, vous éprouverez, à fixer des bornes à votre esprit, les peines les plus âpres,
vous épuisant en vain, au temps où, à le libérer, vous vous acharnerez. Mieux vaut-il donc, dès
cette heure même, vous essayer à tout dépasser de ce qui est ici-bas, sachant que de ce monde
passera la figure... Encore et toujours, il me souvient de Misaïl. Misaïl, jamais, n’a voulu se laisser
photographier. «Non, disait-il, je ne veux pas... Je ne veux pas perpétuer mon image». Cent fois,
l’on supplia mon Géronda : Qu’il voulût bien seulement se laisser faire. Mais non ; il ne voulut
pas accepter. Il n’y eut jamais de lui nulle photographie. Il était mort au monde...
«Vous donc, je vous le dis encore, philosophez sur vos vies, y devenant chaque fois
plus indifférents, en sorte de ne pas vous attacher au sensible. Voyez, la vie n’est rien. Nous
allons, et nous venons. Nous ne sommes rien, mes enfants. Tous, nous nous en allons.
Aujourd’hui, nous sommes en vie, demain, nous ne savons pas. «Comme la fleur des champs»,
l’homme. Qu’un souffle passe, et la vie, déjà, avec lui, s’en va. Que dit le Psalmiste (Ps. 89) ?
Car mille ans sont à tes yeux
Comme le jour d’hier quand il n’est plus
Et comme une veille de la nuit.
Tu les emportes, semblables à un songe,
Qui, le matin, passe comme l’herbe :
Elle fleurit le matin et elle passe,
On la coupe le soir et elle sèche.
...
Tous nos jours disparaissent par ton courroux,
Nous voyons nos années s’évanouir comme un
bruit.
Les jours de nos années s’élèvent à soixante-dix
ans,
Et, pour les plus robustes, à quatre-vingts ans,
Et l’orgueil qu’ils en tirent
N’est que peine et misère,
Car ils passent vite et nous nous envolons».
«Tout cela, mes enfants, songez-y souvent. Et dès à présent,
toujours, songez à votre mort. Ainsi, toi : Tu es mort ? Où est la belle
harmonie, la symétrie de ton corps ? Où sont tes beaux yeux ?... Elle
n’est que si peu de chose, notre vie en ce monde... Souvent, dès lors,
représentez-vous l’heure où vous serez étendus dans votre cercueil,
cependant que, faisant cercle autour de vous, les vôtres vous pleureront.
Et dites-vous : Eux-mêmes, en cet instant, pour mon âme propre ne
peuvent rien absolument. Moi seul, tant que je vis encore, puis quelque
chose pour moi...
«Oui, mes enfants, vaine, cette vie, mais combien plus vaine encore elle nous
paraîtrait, si nous savions ce que dès ici-bas Dieu réserve à ceux qui l’aiment. Que dit notre
Christ à Photinie la Samaritaine, future sainte et grande martyre ? «Si tu savais le don de Dieu,
c’est toi qui me demanderais à boire». De cette voix divine, saint Séraphim de Sarov, près de
vingt siècles plus tard, se refait l’écho : «Si nous savions ce qui, au Royaume, attend les aimés de
Dieu, nous préférerions ici-bas passer une vie entière tout mangés des vers».
«En vérité, mes enfants, si notre esprit voyait au fond les
mystères, nous serions vainqueurs des passions... Grands, si grands sont
les divins mystères...
«C’est ainsi qu’au temps que je célébrais encore, je tremblais
chaque fois que j’entrais dans le sanctuaire : la vérité est que, quarante
jours après mon ordination, j’avais, dans le Saint Calice, vu notre
Seigneur Jésus Christ Enfant. De ce jour, je ne voulus plus célébrer. Je
suppliai le Christ qu’il m’envoyât quelque chose qui pût m’empêcher
d’officier. Béni soit Dieu, qui entendit mes prières et qui, quelque temps
après, fit que j’eus la main coupée. Cela fut pour moi plus qu’un don
inestimable. Parce qu’à célébrer ma crainte eût été trop forte. Elle m’eût
paralysé...
«Un autre prêtre -mais ses enfants, ici encore, le reconnurent pour leur père- tandis
qu’il célébrait, en place de la Sainte Communion, vit dans le Calice des chairs humaines
ensanglantées. Il en fut si bouleversé, que ce ne fut que dix-huit jours plus tard qu’il put
consommer les Saints Dons...
«J’en sais un autre encore –c’était lui, toujours- qui chaque fois qu’il devait, à la
liturgie, consacrer les Saints Dons, disant : «Nous offrons à Toi de ce qui est à Toi», pleurait
tant, et tant, qu’il ne pouvait poursuivre. Cela faisait dans l’office une brusque rupture. L’attente
était si longue que les fidèles lui en demandèrent la raison. «Comment pourrais-je poursuivre,
dit-il, lorsqu’autour du Sacrifice, je vois tant d’anges assemblés, et dans le Saint Calice, notre
Seigneur resplendir ?»
Aux enfants du Père Jérôme, semblables récits en évoquaient toujours d’autres,
lesquels, de proche en proche, éveillèrent en leur esprit un univers enchanteur, tout
d’harmoniques merveilleuses et divines. Père Pantéléimon de Boston se souvenait, lui aussi,
d’avoir entendu l’Ancien rapporter pareils souvenirs :
«Souvent aussi, le Géronda Jérôme nous parlait d’un autre prêtre qu’ils avaient eu
jadis à Guelvéri. On l’appelait Jean. Lui aussi était marié, père de famille. Lui aussi avait de la
contrition. Tant de contrition que lorsqu’il célébrait, il sanglotait, pleurait et gémissait comme un
enfant. Et souvent, au moment de l’épiclèse, il tardait à consacrer les Saints Dons -cinq minutes,
dix minutes, quinze minutes, plus encore... Le choeur alors était dans l’embarras, ne sachant trop
que chanter. Lentement, très lentement il psalmodiait : «Nous te chantons, nous te bénissons...»
une fois, deux fois, trois fois... Après quoi, leur gêne ne faisait que s’accroître. Que chanter ?
Entonner le Polyéléos ? Mais cela ne convenait pas. Le chant de communion ? Mais cela non
plus n’était pas de mise. Les psaltes, dans leur embarras, allèrent trouver les disciples du Père
Jean :
- Le père tarde beaucoup au temps de l’épiclèse, et nous sommes dans le désarroi, ne
sachant que faire. Nous reprenons la psalmodie : «Nous te chantons, nous te bénissons», mais le
bienheureux ne finit pas. Nous attendons en vain qu’il prononce : «Et surtout pour la Toute
Sainte...» Or il ne le dit pas, et cela sème au-dehors la confusion.
Ses enfants spirituels s’en furent donc à leur tour transmettre au père Jean la requête
des psaltes :
- Vénérable père, tu tardes beaucoup au temps de l’épiclèse, tandis qu’au dehors
attendent le choeur et le peuple des fidèles. Les psaltes sont dans le désarroi, cherchant
vainement ce qu’ils pourraient chanter. Le peuple s’en aperçoit et la confusion règne dans
l’église. Pardonne-nous de te parler ainsi, mais toi, dans le sanctuaire, ne pourrais-tu pas conclure
la prière de consécration, pour éviter ce désordre ?
Mais cet être béni leur fit cette réponse :
- Hélas, comment cela se pourrait-il ?
- Cela est simple, lui dirent alors ses enfants. Lorsque tu te
trouves à cet endroit de la prière, prosterne-toi, puis relève-toi et,
scellant les Saints Dons du signe de la croix que de la main droite tu
apposes sur eux, dis : «Et fais de ce pain..., et de ce qui est dans ce
calice...», puis le reste de la prière, de sorte qu’ainsi tu termines.
- La prière, leur dit-il, je la connais, et elle est aussi écrite sur
le livre, mais, simplement, je ne puis.
- Comment, père, ne peux-tu pas ? Pardonne-nous, cela est aisé : il te suffit de lire la
prière, et de consacrer les Saints Dons par le signe de la croix. Et ainsi nous finissons.
- C’est que cela est malaisé. Parce qu’il y a du feu tout autour
de la table, et que je ne peux approcher. La prière, je la dis, jusqu’au
moment où je vois la table entourée de flammes -des flammes hautes de
deux et trois mètres, si hautes que je puis entrer dans le feu pour signer
les Saints Dons. Crainte et tremblement me saisissent alors, et je ne sais
plus que faire. Je me jette à terre, pleurant et gémissant, suppliant le Père
des Lumières, le Tatli Iésoum et le Tout Saint Esprit. Et je m’écrie :
«Seigneur et Maître de ma vie ! Mon Créateur ! Mon Dieu ! Epargne ta
créature et écarte ces flammes, pour que je puisse approcher ton autel et
consacrer les Saints Dons». Je lève alors les yeux, et jette un regard vers
la sainte table. Si les flammes ont cessé, je me lève et signe les Dons. Si
elles persistent, je me remets en prière, suppliant avec larmes et
gémissements, jusqu’à ce que le feu cesse ou qu’il s’ouvre du moins un
passage, pour me laisser entrer sans brûler dans le rideau de flammes.
Oui, parfois le feu s’arrête, et tout redevient comme auparavant. Parfois
aussi les flammes, de çi de là se séparent, et forment comme une arche
sous laquelle je passe tout tremblant. J’ose alors étendre enfin ma main
pour consacrer les Saints Dons.
Ses disciples, entendant des choses si admirables, ne vinrent jamais plus importuner
le père Jean sur le temps de l’épiclèse...
«Si pieux était le père Jean, si contrit à la divine liturgie, que beaucoup des villages
voisins même, à plusieurs heures de marche de là bien souvent, venaient assister à sa divine
liturgie. Et il n’était pas rare qu’il se trouvât dans l’église jusqu’à plus de mille fidèles -vieillards,
hommes, femmes, enfants-, venus prier avec le père Jean. Et tous pleuraient comme lui, d’un
coeur également contrit. Puis, quand une fois la liturgie achevée, les fidèles s’en allaient, l’on
retrouvait le plancher littéralement trempé de leurs larmes, comme si l’on y eût versé des seaux
d’eau -tant ils avaient tous pleuré.
«Oui, mes enfants, répétait le père Jérôme, grands sont les mystères. N’approchez
donc pas de la Sainte Table : Parce que cela est du feu, et que cela brûle ! Et vous verrez : Plus
aussi, par la prière, vous tâcherez d’approcher le Christ, plus vous vous sentirez brûlés, dévorés
d’amour pour lui.
«Ah, notre Christ ! disait-il, notre Christ qui était sans péché, ils l’ont crucifié ! Et
voici que ce corps très saint de notre divin Christ immaculé est venu pour nous habiter un étroit
tombeau...»
L’Ancien, comme il disait ces mots, ne pouvait s’interdire de verser, inconsolable,
des flots d’amères larmes.
«Oui, aimez tous les êtres, mais par-dessus tout, et par-dessus tous, aimez le
Seigneur. A l’heure de la prière, chassez tout et tous. Chassez jusqu’à l’amour des autres. Cela
même, chassez-le. Que nul, à l’heure de la prière, ne retienne votre esprit. Et s’il se peut que le
corps soit en un lieu où il est contraint d’être, l’esprit, quant à lui, demeure où il veut. Nul ne
peut le contraindre. Soyez donc secrets. Soyez autres à l’intérieur de ce qu’à l’extérieur vous
paraissez. Chaque jour, de la sorte, je me trouve à Bethléem, en ces instants songeant au
Seigneur, ne voyant que lui».
Et c’était vérité que, tel un autre saint Séraphim de Sarov, l’Ancien, à volonté, se
transportait en esprit jusque sur les lieux saints, pour y voir le Christ, mais comme voit un
voyant et, par-delà ses contemplations, participer, communier aux bienheureuses souffrances
du Dieu-Homme. Car telle est la contemplation, l’union parfaite à Dieu, dans son humanité,
comme dans sa divinité. Que de fois aussi l’Ancien ne dut-il voir la splendeur du Christ glorifié
dans la lumière incréée -cette divine lumière dont saint Séraphim, transfiguré devant Motovilov,
apprit à ce dernier qu’il n’était de plus haute manifestation de l’acquisition du Très Saint Esprit -
par la prière et la pénitence, lesquelles mènent à la purification du coeur- par là aussi révélant
cette divine expérience de la vision de Dieu dans la lumière thaborique comme l’une des fins
ultimes de la vie en Christ, laquelle passe d’abord par les divers paliers de la purification, puis de
l’illumination, avant d’atteindre à ce stade dernier de la glorification, dont ne jouissent que les
saints parfaits, ceux que Dieu, véritablement, dès cette vie même, a voulu glorifier.
«Purifions nos coeurs, et nous verrons le Christ», chantent
les fidèles durant la nuit de Pâque.
Le Père Jérôme ne parlait pas autrement :
«Aimez Dieu, disait-il, et ayez un esprit pur».
C’était aussi la leçon des béatitudes.
«Bienheureux les coeurs purs, dit le Seigneur, car ils verront
Dieu».
Telle était la condition de l’élévation. Par la prière et la
pénitence qui purifiaient le coeur, l’âme, assurait l’Ancien, atteignait à la
contemplation. Et quoiqu’il ne se prît pas lui-même pour exemple, l’on
sentait à l’entendre que, tel les Pères de l’Eglise, il n’ignorait pas ce dont
il parlait, en ayant au contraire la plus intime expérience. Que de visions
merveilleuses dès lors, dont ses enfants ne l’avaient vu faire que des
ébauches de descriptions à peine, ne procédant jamais, au cours de ses
récits, qu’incidemment, de-ci de-là, par touches légères !
«Prie, disait-il à quelqu’un, et Dieu t’adoucira avec son Ange !» Que d’anges, dont il
taisait humblement les visions, ne dévoilant que par bribes ce dont Dieu, chaque jour, le faisait
témoin ! Que de méditations aussi, s’achevant en contemplations !
«En cet instant, disait-il un jour, mon esprit s’arrête sur ces mots : «Celui qui dans sa
paume tient toute la création...» Comprenez-vous ce que cela signifie ? Dans sa paume ? Que le
monde ne puisse y tenir, cela, je pourrais le comprendre. Mais qu’il pût y tenir, voilà qui passe
mes facultés. Je le crois -tel est le mystère de la foi- mais stupéfait je demeure. Et, le croirez-
vous, voici tant d’années maintenant qu’en ce même mystère je me suis abîmé, jusqu’à m’en faire
ressentir toute l’insondable profondeur... Oui, il faut, mes enfants, s’immerger, s’abîmer tout
dans ce que l’on médite, comme dans les mystères aussi, en sorte de pouvoir s’élever, attiré par
la grâce...»
Et comme il disait ces mots, ses enfants, soudain le virent changer de visage. Déjà,
tel un autre Syméon le Nouveau Théologien, il leur parut vivre ces ravissements secrets que
chante le bienheureux, lui aussi s’enivrant de son amour pour Dieu, qui si longtemps d’abord,
l’avait fait se complaire à baigner son esprit dans les Saintes Ecritures comme dans Isaac le
Syrien dont il partageait à présent les contemplations les plus hautes. Et tandis qu’une vague de
contrition semblait l’avoir soudain submergé, il méditait, pensif, contemplant, des yeux de l’âme,
quelque vision mystérieuse, dont ses enfants n’eussent pas voulu interrompre le déploiement si
doux. Pour rien au monde, ils ne l’eussent contraint à étouffer en lui ces flots abondants de la
grâce qui, tout-à-coup, avaient fait irruption dans son coeur, par l’étonnant prodige de quelque
visitation...
Ses enfants, doucement, se retiraient. Sans bruit, un à un, ils quittaient la cellule,
laissant leur cher Ancien tête à tête s’entretenir avec Dieu, tel un autre saint Syméon,
contemplant son Christ :
Laissez-moi seul, reclus dans ma cellule,
Laissez-moi avec Dieu, le seul Ami de l’homme.
Allez-vous-en, éloignez-vous, laissez-moi seul,
Que nul ne heurte à ma porte, que nul ne laisse
échapper un cri.
Que nul parent, nul ami ne vienne me visiter.
Que nul, captivant ma pensée, ne m’arrache
à cette contemplation de mon Maître,
si beau, si bon entre tous.
Que nul ne me porte vivres ni boisson.
Je ne désire plus voir la lumière de ce monde.
Car je vois le Maître, je vois le Roi,
Je vois celui qui véritablement est lumière,
Le seul dispensateur de toute lumière !
J’erre et me consume, cherchant ici et là,
Mais nulle part ne trouve l’amant de mon âme,
Celui seul dont elle est éprise...
De désespoir, lors, j’entame mon thrène,
et voici que je le vois, et voici qu’il me voit,
Celui qui voit et considère toute chose...
Voici qu’il se trouve dedans ma pensée
voici qu’il resplendit dans mon pauvre coeur...
A sa lumière je prends part, à sa gloire je
participe,
et voici, il illumine ma face, à l’exacte grandeur
de mon désir premier,
Et tous mes membres se font porteurs de
lumière.
Plus beau que les beaux me voici devenu,
plus puissant que les puissants du monde,
plus grand que les rois,
plus vénérable, ô combien, que toutes les
créatures visibles ensemble...
Ses enfants, lorsqu’ils revenaient, n’eussent pu décrire l’éclat
si lumineux qu’avait revêtu son visage, non plus que le timbre altéré de
sa voix. Et ils étaient pris à sa vue d’une crainte respectueuse, comme
d’un sentiment de honte aussi, où sans doute il lisait. Ils eussent voulu
soudain se cacher sous la terre. Ils se souvenaient alors de ce que
d’autres leur avaient dit de lui. Plusieurs, dans la cour du couvent de
moniales dont il avait été longtemps le père spirituel, comme dans les
chapelles de l’Ancienne Chora d’Egine, celle aussi des Saints Anargyres
à Livadi, et dans beaucoup d’autres lieux saints de l’île encore, avaient vu
le Père Jérôme demeurer la nuit quatre et cinq heures de suite les bras
levés au ciel, immobile, comme mort en son corps, mais uni en esprit à
Son Seigneur qu’il contemplait. Sans doute l’expression de son visage
était-elle la même alors qu’en ce jour d’aujourd’hui, où ils voyaient leur
Ancien, paré tout d’un lumineux éclat, comme extasié et hors de son
corps...
A voir ses visiteurs, l’Ancien, bientôt paraissait se ressaisir. Péniblement, il tâchait de
reprendre l’entretien un moment interrompu.
«L’oeuvre du prêtre, murmura-t-il, les anges même ne l’accomplissent pas. Le
pappas, il faut qu’il soit pur... Qu’il baigne son esprit dans les Saintes Ecritures, et dans saint
Isaac le Syrien... Très haute est la prêtrise. Le pappas, il faut qu’en toute chose le distingue sa
vertu. Qu’il ait beaucoup de zèle, plus encore d’humilité, et que sa vie soit pure. Ah, les hommes
de notre patrie ! Eux étaient de cette sorte. C’étaient, pour la plupart, des hommes pieux. Ils
jeûnaient, ils priaient dans les larmes, ils luttaient afin d’être sauvés... Tous, dans les maisons,
jeûnaient, veillaient, priaient sans cesse, accouraient à l’église dès la première heure...»
Et à nouveau l’Ancien redisait l’histoire du pappa Grégoire, et celle, si chère à son
coeur, de son très aimé Misaïl. Le Père Pantéléimon se souvenait, chaque fois qu’il était venu le
voir à Egine, de la lui avoir entendu rapporter.
«Lui-même [l’Ancien Jérôme], rapporte-t-il dans ses souvenirs, descendait d’une
lignée de saints. Son père spirituel, le Géronda Misaïl, était avant lui parvenu sur les cimes de la
contemplation. Pas une fois je n’étais allé à Egine que je n’entendisse parler de lui et d’autres
saints hommes qu’il avait connus en Cappadoce.
«Misaïl était un laïc, homme marié et père de famille. Et cependant, il avait atteint
dans la prière à de telles hauteurs que tous les vendredis, il quittait à la nuit son village, se hâtant,
avant que l’aube ne blanchisse, de gravir l’une des montagnes alentour, qui toutes étaient
parsemées de chapelles et de monastères, creusés à même le roc, depuis des temps très anciens
dont le souvenir se perdait avec la mémoire des siècles. Et tandis que le soleil montait derrière
l’un des rochers, Misaïl, lui, se tenait là, dans l’une de ces innombrables petites églises de pierre
et, jusqu’au coucher du soleil, sans changer un instant de place ni même abaisser ses bras, il
demeurait en prière, fidèle à la parole du psalmiste : «Depuis la garde du matin jusqu’à la nuit,
depuis la garde du matin, Israël, mets ton espoir dans le Seigneur». Nous tous qui allions voir le
Géronda Jérôme, l’entendant parler de la sorte, nous demeurions saisis de stupeur à l’idée qu’il
pût jusqu’en ce siècle se trouver des hommes aussi fous de Dieu, ivres de prière et d’amour
divin. Alors me venaient à l’esprit saint Arsène le Grand qui, lui aussi, depuis la garde de la nuit
jusqu’au matin tenait ses mains levées vers le ciel, et notre sainte mère Irène Chrysovalante qui,
dix et quinze heures, sans discontinuer, demeurait les bras levés en prière, au point qu’elle
entendait, dans leur fureur, hurler les démons : «Irène, de bois !»
Et Misaïl, en priant, ressentait tant de contrition, il versait dans la nuit tant de larmes
-si grands étaient le deuil comme l’affliction que versait la prière au profond de son coeur- que
ces larmes parfois devenaient de sang.
Souvent, lorsqu’il nous en parlait, le père Jérôme ajoutait :
«Comment se peut-il, je vous le demande, qu’au fin fond de l’Anatolie, sans livres,
sans connaître un mot de la langue des Pères, un homme illettré ait pu parvenir à ces cimes de
la "prière de contrition" ? Car c’est ainsi, expliquait-il, que dans ma patrie l’on appelait la prière
du coeur. Nous connaissions cette prière, mais nous ignorions jusqu’aux termes dont on la
désigne ici. Il n’était pas pour nous de "prière mentale", ni de "prière du coeur". Nous disions
seulement "la prière de contrition" ou bien "la prière avec les larmes"».
Nous ne savions que répondre. Et c’était le Géronda lui-même qui donnait la
réponse :
«Application. Voilà le secret. Misaïl était appliqué. S’il entendait à l’église un mot,
une parole, un stichère de psaume, aussitôt il le mettait en pratique. Sans hésiter ni balancer.
Sans lâcheté aucune. Il ne laissait pas pour le lendemain ce qu’il pouvait faire le jour même. C’est
ainsi, avec l’aide de Dieu -parce que sans Dieu, nous ne pouvons rien faire- qu’il put parvenir là
où il était parvenu, sur de telles cimes. A celui qui demande avec insistance, Dieu donne sa
grâce».
«Donne ton sang, disaient les Pères, et tu recevras l’Esprit».
«Voici donc, concluait le Père Jérôme, comment un Ancien de Guelvéri pouvait,
trois jours de suite, se voir sur le Mont Thabor, et y entendre le Seigneur s’entretenir avec les
prophètes et avec ses disciples.
«Misaïl, lui aussi, trois jours durant demeurait en extase, les bras levés au ciel, et il
priait : "Comment peux-tu rester si longtemps ainsi, père ?" lui demandai-je enfin -car à la vérité,
le petit Vassili que j’étais commençait de ressentir l’épuisement. "N’es-tu pas fatigué, toi aussi ?"
"Ah !" me répondit-il. "Un oiseau attaché, vois-tu, ne s’enfuit jamais. Un esprit attaché aux cieux
oublie les choses terrestres, et jusqu’à la fatigue du corps».
Telle était aussi la force d’en haut dont Dieu revêtait ses saints. Et jusqu’aux faibles
femmes, il avait donné sa force, les rendant plus nobles, plus vaillantes, parfois plus viriles que
les hommes mêmes. «Une femme vaillante, dit le Psalmiste, qui la trouvera ? Elle est de plus de
prix que les perles précieuses».
«Et Marie l’Egyptienne ? soupirait l’Ancien. Quelle noble figure ! Est-ce qu’il fut
possible à la sainte de vivre au désert quarante sept ans durant, sans voir face humaine, sans
goûter aux vivres du dehors, dans l’ascèse la plus âpre qui fût ? Comment put-elle seulement
vivre ainsi ? Etait-ce là chose aisée ? «Eh bien, se dit-elle, il suffit que je meure». Et prenant
charge du poids terrestre de la mort, elle prit la ferme décision de mourir, en sorte de réussir à
vivre. C’est ainsi que de fait elle y parvint... Souvent, lorsque j’étais en Terre Sainte, j’allais à la
pauvre chapelle où elle vécut et, tandis que j’y allumais la veilleuse, je me disais en moi-même :
Mon Dieu, comment a-t-elle pu vivre ainsi ? L’esprit ne peut concevoir ces choses... Les
moustiques -à ne rien considérer qu’eux- y étaient gros comme des noix ; ils vous dévoraient
vivant. Dieu, cependant, ne permit pas qu’ils nuisent à la sainte. Une puissance venue d’en-haut
s’interposait, qui les en empêchait. Et l’abba Zosime, lorsqu’il y alla, vit la sainte debout, à un
mètre et demi au-dessus du sol, priant dans les airs. Car c’est d’une telle grâce qu’elle avait été
jugée digne. Du péché, elle s’était levée, jusqu’à devenir sainte Marie d’Egypte. Elle était passée
par le chas de l’aiguille. La détermination, -la bonne détermination-, avait vaincu la passion...»
De l’Ancien, le Père Pantéléimon avait entendu une autre très belle histoire :
«Le Géronda Jérôme, dit-il, nous contait encore que Misaïl avait eu une fille, qui
depuis sa première enfance, toute petite encore, imitait déjà son père. S’il sanglotait en priant,
elle sanglotait aussi. S’il faisait des métanies, elle en faisait aussi. Si des heures entières, face
contre terre, il se prosternait, elle aussi faisait ses prosternations. Quand elle eut douze ans, la
fillette avait déjà tant progressé dans la prière, qu’elle atteignit à la contemplation. Dieu, dès lors,
lui donna encore le don d’enseigner les âmes, et tous accouraient à entendre les paroles qui,
telles du miel, coulaient de sa bouche. Plus elle grandissait, plus les femmes venaient avec elle
s’entretenir de choses spirituelles. Les hommes allaient à Misaïl, les femmes à sa fille. Les paroles
qu’ils y entendaient les portaient à la contrition, au deuil, aux larmes et aux gémissements. Et les
chrétiens trouvaient là grand profit pour leur âme, tant à Guelvéri que dans les villages alentour.
La fille de Misaïl continua de grandir, la prière de pousser en elle ses racines. Et lorsqu’elle eut
dix-huit ans, ou vingt peut-être, elle avait désormais atteint à la mesure des saints théophores. Ce
fut alors qu’elle tomba gravement malade, malade jusqu’à la mort. Les femmes s’affligeaient, et
rien ne pouvait les consoler de ce trésor si grand qu’elles allaient bientôt perdre. Elles allèrent
donc trouver Misaïl, le suppliant de prier avec feu, comme il savait le faire, pour que sa fille
guérît -non point seulement parce que c’était sa fille, mais parce qu’elle était, là, dans les fins
fonds de la Turquie, leur ange consolateur, et que si elle mourait, s’étancherait aussi avec elle la
source jaillissante des eaux de vie éternelle, où elles venaient rafraîchir leurs âmes. Misaïl donc,
cet être béni, toujours prêt à se soumettre à l’obéissance, lorsque vint le vendredi, et qu’il alla sur
la montagne, dès avant le lever du jour, fit aussi monter pour sa fille ses ardentes prières, non
parce qu’elle était sa fille, et qu’il avait mal, de la douleur d’un père, mais parce qu’on le lui avait
aussi demandé, pour que demeurât sur la terre cette consolation des chrétiens. Mais au-dedans
de lui alors, il entendit une voix doucement lui dire : «Te portes-tu donc garant de son âme ?»
Sans y songer davantage -Misaïl, plus tard, le conta lui-même-, il répondit aussitôt : «Ah ! Cela
non ! Comment le pourrais-je ? Comment donner à Dieu l’assurance que ma fille, en vivant plus
longtemps, sera cependant sauvée ? Garant de son âme ? Moi, qui ne puis même me porter
garant de la mienne ! Mais bien plutôt, toi, Seigneur ! Oui, fais comme toi tu veux ! Et qu’à
jamais soit faite Ta sainte volonté !» Il dit cela, au travers de ses larmes, et vers le soir vint d’en
bas la nouvelle que sa fille venait à l’instant de s’endormir, et qu’il se hâtât de venir l’ensevelir».
Alors, en disant ces mots, l’Ancien, comme souvent, gémit et dit : «Ah, Seigneur !
Ne prends pas mon âme, je t’en prie, que je ne sois, d’abord, devenu tien tout entier ! Oui, tout
entier à toi !»
Se pouvait-il vraiment que le Géronda ne sût pas qui dès longtemps il était ? Si
grande était son humilité, qu’il semblait ignorer que Dieu l’avait rendu digne, déjà, de tous les
dons excellents de l’Esprit. Et quel charisme n’avait-il pas reçu ? «Recherchez, dit l’Apôtre, les
charismes» de l’Esprit... Celui de l’enseignement... des miracles, des guérisons, du secours, du
gouvernement, des genres de langues... Poursuivez la charité, recherchez les dons spirituels ;
mais de tous les charismes, le plus grand est la prophétie...
L’Ancien, lui aussi, avait en partage reçu la sagesse, l’intelligence, la force, le conseil,
la foi, la crainte de Dieu et, plus haut que tout cela, le don de prophétie. Telle il avait reçu la
rétribution d’une vie qui n’avait été qu’une lutte continuelle : lutte pour la perfection intérieure,
lutte pour l’élévation spirituelle, lutte pour la déification. Aussi maintenant se mouvait-il
continûment dans la lumière, dans la grâce... Et tous à l’approcher demeuraient frappés de
crainte et, devant la richesse de ces charismes dont Dieu l’avait orné, leurs âmes bouleversées
percevaient en lui l’habitacle de la grâce, mystérieusement doté de quelque puissance supérieure
et divine.
De là venait qu’il sondait, à l’image du Christ, à la mesure de la taille duquel il était
parvenu, les «reins et les coeurs», ayant de Dieu reçu ce don de clairvoyance, de «double vue»
qu’est la dio-orasis. En sorte qu’il révélait aux êtres les plis et les replis les plus secrets de leurs
âmes, et qu’il connaissait les causes de leurs maux et de leurs maladies, leurs péchés, leurs
passions, leurs états intérieurs et jusqu’à leurs pensées, et qu’il pouvait, au premier regard, les leur
découvrir.
S’il advenait, par exemple, qu’il déclarât «voir quelqu’un», que de fois n’employait-il
pas ce verbe théoreïn -voir, contempler, au sens propre- voir d’un oeil de voyant, voir ce que la
grâce, aux saints et aux prophètes, donne à contempler. «Je vois ta mère, dit-il un jour à quelque
jeune fille, venue le visiter. Je la vois, elle est malade». La jeune fille avait tressailli. Comment le
Géronda savait-il ? Et pourtant, cela était vrai. Il voyait avec l’oeil de l’âme, et ce sixième sens ne
le trompait pas. Qui donc eût pu l’avertir, sinon la grâce toute divine ?
Outre la clairvoyance (la diorasis) qui est le don de voir à distance, le Seigneur avait
aussi donné à l’Ancien celui de prévoyance (la proorasis), qui est le don de voir à l’avance, et
même, charisme plus excellent encore, celui de la prophétie (la prophéteia), par où Dieu donne de
voir ce dont nous séparent les siècles.
«J’ai connu en Grèce, insiste en ses souvenirs le Père Pantéléimon, un saint
Géronda, doué des charismes du Très Saint Esprit, et qui possède tout ensemble le don de
clairvoyance (la diorasis), le don de prévoyance (la proorasis), et celui de prophétie (la prophéteia).
- Comment s’appelle-t-il ? Où demeure-t-il ?
- C’est le Géronda Jérôme, qui se trouve à Egine...»
«En vérité, atteste plus loin l’auteur, j’ai connu dans ma vie jusqu’à six saints, doués
de clairvoyance et de prévoyance, mais chez le Géronda Jérôme, ces deux charismes étaient plus
parfaits encore que chez les autres...»
Ces trois dons qu’avait, à un degré si haut, reçus le saint Ancien, tous trois, selon les
Pères, découlent d’une seule et même vertu -le discernement (diacrisis). Le Père Jérôme, qui les
avait lus et relus, lui-même ne parle pas autrement :
«Grandes, disait-il, sont toutes les vertus. Mais d’entre elles, la plus haute est le
discernement».
Telle était l’oeuvre de l’Esprit, qui sans cesse l’instruisait, lui conférant ce pouvoir
mystérieux de connaître les choses passées, présentes ou à venir. Lui dès lors, aussitôt se levait,
tel un second Samuel criant : «Seigneur, me voici», pour se rendre, infatigable, là où Dieu
l’appelait, soulageant les uns, secourant les autres, partout instruisant son troupeau. Et toujours
Dieu entendait ses suppliques, et sur-le-champ l’exauçait, comme un père condescend à son
enfant aimé. Aussi tous s’étonnaient-ils des perpétuels miracles que faisaient, disait-on, les
prières de l’Ancien. Et comment en eût-il seulement été d’autre sorte, lorsqu’à sa prière Jérôme
joignait la force indéfectible de sa foi, l’infaillible puissance de sa vertu, l’amour de feu qu’il
portait à son Dieu, à quoi s’alliait encore le sentiment si profond de la présence à ses côtés de
son Seigneur même ! Dieu n’abandonne pas ceux qui l’aiment. Et il suffisait que l’Ancien
prononçât le nom tout divin de son Christ -ce nom qui est au-dessus de tout nom- pour qu’à
l’entendre vinssent s’agenouiller le ciel et la terre, et que l’on vît s’opérer les plus grands miracles.
Car l’Ancien, de fait, avait reçu ce don encore d’opérer des miracles et des guérisons,
dont le nombre est si grand qu’à l’imitation des miracles du Christ, il est juste aussi de dire que
s’il fallait faire des livres pour les relater tous, il en faudrait couvrir la terre et que même alors ces
écrits n’y suffiraient pas. Telle est la force de la prière brûlante des saints qu’à chaque instant de
leur vie Dieu les exauce, partout, et pour toute chose.
Cependant, dit le Seigneur, il n’est pas besoin des miracles pour croire en la Toute
Puissance divine. Mais Dieu les opéra pour ceux-là seuls dont la foi était trop faible pour qu’ils
pussent y croire autrement. «Bienheureux ceux qui croient sans avoir vu».
Quant à la vie même du Géronda, plus qu’une somme de miracles sporadiques, elle
était à elle seule un perpétuel miracle. Bien qu’il fût sur la terre, il vivait, de fait, continûment au
ciel, sans cesse s’entretenant avec Dieu. Et sa familiarité avec les saints avait atteint un degré qui
laissait ses enfants frappés d’admiration. Sa vénération pour saint Nectaire, surtout, était sans
limites. «Je suis à mon tour, disait-il, venu à Egine, en sorte de pouvoir, à ma mort, laisser mes
reliques auprès de ce grand saint qui vécut en nos temps».
«Bien souvent, disait-il encore, j’appelle saint Nectaire, il vient ici, et nous parlons
ensemble. Mais si vous le voulez, vous le pouvez aussi. Essayez... Ce n’est pas difficile... Voyez le
téléphone... Cela est bien utile : que du fin fond de l’Amérique quelqu’un veuille vous parler, et
vous ici l’entendez. N’est-ce pas prodigieux ? Combien de milliers de kilomètres pourtant nous
séparent ! Eh bien, comme les vivants communiquent sur la terre, ainsi les saints voyaient les
choses d’en-haut, au point de pouvoir communiquer avec ces êtres célestes...»
«Oui, insista le Géronda, vous aussi, vous le pouvez. Mais il faut pour cela que vous
le vouliez. Une personne me demandait de prier pour elle. Mais si je suis seul à prier pour vous,
si je me nourris de la prière, vous ne serez pas rassasiés. Pour apprécier un mets et pouvoir dire
combien il est délicieux, il faut tout d’abord le goûter. Une miche de pain, une cruche d’eau
peintes sur la toile, jamais n’ont rassasié la faim, ni étanché la soif...»
Ces mots firent au Père Pantéléimon souvenir d’une autre histoire encore, elle aussi
rapportée dans ses souvenirs. Celle qui, ce jour-là, avait demandé les prières de l’Ancien était
Madame Patéra, qui avait mis au monde une enfant bénie, laquelle devait devenir sainte Irène de
Chio, dont le corps à présent repose au monastère d’Oinoussa, où sa mère -non plus Madame
Catherine Patéra, mais gérondissa Maria Myrtidiotissa- aujourd’hui, est higoumène :
- Ah, Géronda, disait-elle alors, fais des prières pour moi !
- Tout le monde me demande des prières. Mais moi, pauvre
de moi, pécheur, indigne, comment pourrais-je faire des prières pour les
autres ? Comment pourrais-je faire des prières pour Cathina ? –c’est
ainsi qu’il appelait Madame Patéra.
Et, tandis qu’il se tenait là debout, il leva sa main droite et, tournant vers le ciel des
yeux remplis de larmes, il fit cette prière :
- Mon Jésus, mon Christ très doux ; moi le ver de terre, moi
le pécheur indigne, je te supplie pour ta servante Cathina. Dans son
coeur, dans son âme, envoie ton très Saint Esprit. Console-la, guéris-la,
affermis-la, éclaire-la, illumine-la. Oui, Seigneur de miséricorde, entends-
moi, et ne dédaigne pas ma supplication.
L’on comprenait, à entendre le Géronda parler ainsi, qu’il
priait en esprit, face à face avec son Seigneur...
Lorsqu’il eut achevé, de nouveau il se tourna vers Cathina :
- Dieu, lui dit-il, entend mon humble prière, il écoute ma misérable supplique. Le
voici maintenant qui désire une entrevue avec Cathina. Vois, il prend le téléphone. Dring, dring,
dring, la ligne est établie. Le téléphone sonne, dring, dring, dring. -Tout en disant cela, le
Géronda faisait mine de décrocher pour répondre. Et bien qu’il n’y eût pas de téléphone, l’on
s’y serait presque mépris-. Le téléphone sonne, dring, dring. Pas de réponse. Cathina n’est pas là,
Cathina dort. Le téléphone sonne. Dieu appelle : «Cathina, ma fille Cathina». Cathina ne
décroche pas l’écouteur. Elle s’est absentée pour une promenade. A quoi donc tout cela a-t-il
servi, je te le demande ? Pourquoi fallait-il que je fasse, pauvre de moi, des prières ? Pourquoi
fallait-il que Dieu établisse la ligne ? Pourquoi fallait-il que le téléphone sonne, puisque Cathina
ne répond pas ?
Tous ceux qui étaient là entendaient les paroles du Géronda. Et nous gémissions,
comprenant bien ce qu’il voulait dire».
L’on eût dit, à l’entendre, que l’Ancien se mouvait dans un monde surnaturel. En
vérité, sa vie semblait un palimpseste, et double aussi sa personne. Qu’en apparence, il vécût
entre les hommes, son âme, au-dedans de lui, par la prière, demeurait toute attachée à la
Jérusalem céleste. «Nous n’avons pas, dit l’Apôtre, de cité permanente ici-bas ; mais nous
cherchons celle qui est à venir» (Heb. 13, 14). Le Géronda, non, n’était pas d’ici. Il était sur la
terre comme un étranger, un hôte de passage qui, se sachant destiné à ne rester en ces lieux que
pour un court moment, jamais ne rompt les liens qui l’attachent à sa patrie d’origine où, bientôt,
il lui faudra retourner. Les vérités surnaturelles même, l’Ancien n’en paraissait ignorer aucune.
Mais à l’extrême opposé, son pendant inverse en deça de la terre, le monde infernal même,
semblait n’avoir pour lui nul secret. Lui qui voyait les saints, voyait aussi les démons. Au point
qu’un jour où l’une de ses fidèles achevait sa confession, l’Ancien l’interrogea :
- N’as-tu rien d’autre à me dire, Calliniquie ?
- Non, Géronda, je vous ai tout dit, sans rien vous cacher.
- Oui, ma fille, tu as tout dit, sauf une chose, que tu n’as pas
révélée. Non pas que tu l’aies cachée, non. Mais parce que tu ne sais pas
que c’est là un péché. Et je vois à cette heure le diable à tes côtés,
arborant le papier où sa main, ce jour-là, inscrivit ce péché -papier que
fièrement il agite. Car ce que tu as omis de dire, au regard de Dieu est
bien un péché.
- Ah, Géronda ! Je vous ai pourtant dit toute la vérité. Je n’ai rien caché, rien omis, ni
du moins ne me rappelle rien d’autre. Mais, je vous en prie, dites-moi quel il est, que ce péché
soit à son tour effacé, et que le diable n’ait plus rien à me reprocher aujourd’hui.
- Ecoute, mon enfant... Sais-tu que si je vois bien, pour ma part, ton péché tel qu’il
est là, écrit en figure, il te faut néanmoins le confesser toi-même... Sois sans crainte cependant.
Je vais tâcher de prier pour que, tout comme au cinéma tu voies sous tes yeux défiler un film, tu
voies aussi ton péché et puisses le confesser ensuite. Et toi, de ton côté, prie si tu veux avec moi.
Quelques instants, dès lors, se passèrent en silence. Le regard fixe, l’Ancien, sans nul
doute, s’appliquait à prier. Calliniquie, elle aussi, intérieurement, suppliait :
«Eclaire-moi, mon Dieu, disait-elle ; que je puisse confesser ce péché dont je ne me
souviens plus». De fait, sans qu’elle eût pu comprendre comment la chose s’était faite, quelques
instants plus tard à peine, elle vit se présenter à son esprit, soudain, comme une séquence de
film, où elle apparaissait, et clairement se vit commettre ce péché, dont elle prit conscience alors,
après l’avoir si longtemps négligé, pour n’en avoir pas vu le mal. L’instant d’après, toutefois,
l’image disparut et s’enfuit. «Oui, Géronda, dit Calliniquie, regardant vers l’Ancien. J’ai bien fait
cela. Mais je n’avais pas pensé que ce fût un péché.
- Or c’en est un, ma fille, murmura l’Ancien. Mais si maintenant je vois toujours le
diable se tenant à tes côtés, plus rien pourtant n’est écrit sur le papier... Oui, beaucoup d’âmes
ignorent que cette faute, et d’autres avec elle qui lui ressemblent assez, sont également des
péchés. Celle-ci du moins en est un, et qui suffit, pour ce qu’elle afflige Dieu, à éloigner aussi
l’ange gardien. Ah ! Combien subtile et délicate, la vie spirituelle, laquelle à tout instant demande
d’infinies précautions, comme aussi vigilance et attention...»
Tel était le croyant, le prophète glorifié par Dieu -saint Jérôme d’Egine, qui brilla en
nos temps mêmes d’apostasie. Nombre de ses paroles sont encore prophétiques -celles d’un être
supérieur, éclairé par la lumière de la connaissance d’en-haut.
La date même de sa mort, l’Ancien ne l’ignorait pas. Dieu la lui avait révélée.
Plus tard encore, le Géronda n’était plus qu’un voyant, tout entier abîmé dans sa
contemplation. L’on sentait son esprit tout entier ramassé vers les profondeurs de son être, au
point qu’il semblait transporté en dehors de son corps, extasié, comme en un état «dont il n’est
pas permis à l’homme de parler» (cf. 2 Cor. 2, 4).
Telle était du Géronda l’infinie richesse. «Là où est ton coeur, dit le Seigneur, là est
ton trésor». Le Géronda, dans son coeur, avait, par la prière, atteint l’unique trésor, la perle de
grand prix pour laquelle on vend tous les royaumes de la terre -son Christ dont, inlassablement,
il répétait en lui le nom adoré. Et c’était ce trésor, avec les flots de la grâce dont il était baigné,
qui de lui faisaient ce saint, ce prophète et ce thaumaturge, très ressemblant au Christ.
Les jeunes femmes, à l’entendre, devenaient de nouvelles samaritaines. «Quel est
donc cet homme, s’exclamait un jour l’une d’elles, qui, dès avant de mourir, est déjà un saint ?
D’où tient-il ce qu’il sait ? Voici que tout ce qu’il m’a dit est exactement arrivé, en tout point
comme il me l’avait annoncé».
«Oui, quel est-il donc ? s’écriait une autre. Ni je ne le connais, ni il ne me connaît, et
il m’a dit pourtant tout ce que j’avais fait !»
Et son cri sonnait comme celui d’une seconde Photinie, fort semblable à la première
qui, au puits de Jacob, rencontra le Christ.
Oui, tel était en vérité le saint, la bonne terre, qui à son divin maître avait rapporté
les cent grains pour un -lui qui, de par sa longue méditation des textes inspirés, par sa prière
incessante, par son amour infini, son adoration du Dieu Très Haut, était devenu temple de la
divinité, Père théophore, habitacle du Saint Esprit, par la grâce duquel étaient illuminés son
coeur, son âme, et toute sa pensée -cette grâce incréée qu’il lui avait été donné, déjà, de
contempler, et dont l’on pouvait sur son visage voir reflété souvent le très resplendissant éclat...
Du Géronda, en vérité, l’on n’eût pu aisément dénombrer les vertus. De fait, il
n’était pas de vertu qui ne resplendît en lui. Là, en effet, où souffle l’Esprit, là surtout où l’Esprit
établit son trône et son repos, là se trouve aussi toute vertu.
Mais de ces vertus, le faîte était l’humilité, cette «humilité qui élève», comme le disent
et le redisent les Pères, et après eux, le Géronda Jérôme qui, à son tour, se faisait leur écho. Car
il la plaçait, lui aussi, cette humilité, comme condition première à l’acquisition de la divine
contemplation. «Si tu veux connaître Dieu, disait-il, il n’est besoin ni d’être riche, ni d’être
intelligent ; seulement d’être humble... Ah, mes enfants, aimez l’humilité, revêtez l’humilité».
Cette humilité était parmi les fruits merveilleux de cette prière incessante qui ne
cesserait qu’avec son dernier souffle, et que Dieu -comme cela, disent les Pères, n’est donné
qu’aux parfaits- avait fait descendre en son coeur, en sorte que ce coeur, sans qu’intervînt la
volonté, le jour comme la nuit, la disait de lui-même.
C’était cette humilité encore que laissaient deviner les gémissements et les soupirs
que l’Ancien, si souvent, exhalait, comme les larmes aussi du «deuil joyeux» qu’il avait pour son
Christ choisi de revêtir -ces larmes qui perpétuellement venaient mouiller ses yeux, et qu’aux
heures de solitude il épanchait, plus abondantes encore, si brûlantes, que de l’humilité elles
l’avaient mené jusque sur les cimes du divin amour.
«Ah, soupirait-il, pleurez d’amour.
«Or, si vous péchez, c’est que vous n’avez pas compris quel mal gît dans le péché, ni
quelles suites funestes il engendre. Vous n’avez pas compris qu’il était haine de Dieu, qu’il nous
sépare de lui, éloignant de nous sa grâce.
«Mais ceux qui sont avancés dans les choses spirituelles, ceux qui perçoivent la
divinité, ceux-là, lorsqu’ils tombent, ne songent pas au châtiment et n’en ont nulle crainte, mais
toute leur âme alors leur fait mal, tant que, des jours et des mois entiers souvent, ils pleurent, et
pleurent, d’avoir contristé Dieu. Car les larmes, dans la prière surtout, sont l’indubitable signe
que véritablement l’on aime le Seigneur. Et ce sont là non pas des larmes de chagrin, non pas
des larmes de désespoir, ni dues à quelque obstacle non plus qui, pour être surmonté,
demanderait que l’on fît vers Dieu monter ses supplications, mais des larmes d’amour, des
larmes de pur amour, des larmes versées pour l’amour de Dieu. "De ses entrailles, dit l’Evangile
de Jean, couleront des flots vivants" (Jn 7, 38). Mon bienheureux Géronda, Misaïl, lui, disait :
"Mes yeux sont petits, mes larmes sont nombreuses, elles n’ont pas la place..." Que ce soit là
votre seule prière : "Mon Dieu, nous ne voulons vivre que pour ton seul amour !" Et ne vous
souciez de rien d’autre alors que de l’amour du Christ. Ne vous souciez même que de cet unique
amour : que jamais il ne quitte vos coeurs. Aimez notre Christ comme Marie Madeleine, dont les
yeux ne pouvaient s’arrêter de verser pour son Seigneur des larmes d’amour. Et puissiez-vous,
lorsque vous priez, vouloir étreindre les pieds du Sauveur. Qu’à l’amour du Christ votre pensée
demeure enchaînée...»
A ses enfants, le Géronda semblait pour son Christ chanter un chant d’amour. Telle
la bien-aimée du Cantique des Cantiques, ainsi était pour lui son Seigneur...
«Ah, mes enfants -et sa voix, maintenant, se faisait implorante- cet amour, ne le
brisez pas. Jamais ne laissez cet amour pour le Christ. A chaque heure, où que vous vous
trouviez, mettez en votre esprit le Christ. Et pour ce faire, n’interrompez pas la prière. Ne
laissez jamais la prière. La prière, cela est tout, comme il faut que soit tout notre amour pour le
Christ. Oui, aimons Dieu, non par crainte, à cause de nos péchés, mais aimons-le parce qu’il est
amour. Si quelqu’un, autant qu’il est en lui, perçoit Dieu, son amour, sa providence pour nous
ses créatures, et se prend à l’aimer en retour, alors il devient un autre homme... Mais vous n’avez
pas senti encore ce qu’est l’amour de Dieu... Dieu est si tendre ! Loin de nous témoigner cet
amour seulement, il nous accorde aussi son immense tendresse. «Fais-toi, dit saint Isaac le
Syrien, prédicateur de la bonté de Dieu. Car, cependant même que tu demeures indigne, sa
providence te gouverne, et tandis que tu as envers lui une dette sans prix, il ne te châtie pas, te
prodiguant au contraire, pour quelques bonnes oeuvres que tu as accomplies, de grandes
récompenses...» Sa tendresse... Comprenez-vous ce qu’est cette tendresse ? Pour quelques
bonnes dispositions que nous lui témoignons, lui nous entoure, et nous secourt de sa grâce.
Pour un peu de repentance aussi, ou bien de contrition, il nous pardonne encore de graves
péchés sans nombre. Fleuve infini que la miséricorde divine !
«Et dites à notre Christ : «Je t’aime, mon Christ. Je t’aime, pour ce que tu es
Amour». N’aimez le Christ, en vérité, ni pour les biens à venir, ni pour tous ces biens
innombrables dont, jusqu’à aujourd’hui, il nous a fait don, mais aimez-le pour cette raison seule
–qu’il est Amour».
Tel était ce vertige d’amour où, pour son Seigneur, vivait le Géronda. Aimer le
Christ à en mourir, telle était aussi sa pensée. Oh, comme il eût aimé mourir d’amour pour le
Christ ! Comme s’en vont pour lui mourir les martyrs, l’Ancien, de semblable façon, en lui
redisait ce chant, ce chant des martyrs, dont «la danse d’Isaïe» traduit la vivace allégresse : «Isaïe,
réjouis-toi...»
Car ainsi s’en vont les martyrs, pour leur Seigneur mourir d’amour.
Encore et toujours, le Père Jérôme insistait :
«Oui, aimez beaucoup notre Christ. Toujours, tâchez de
faire ce que Dieu veut ; tout ce qu’il veut ; non pas ce que vous voulez.
Aimez notre Christ jusqu’à prendre l’ultime décision de vouloir mourir
pour lui. Car c’est d’un tel amour que l’aimèrent tous les saints qui, dans
la joie, s’en allaient au martyre. Et lorsqu’à saint Nicodème le Météore,
qu’ils martyrisaient, les impies intimèrent : «Avoue ta souffrance,
Nicodème !», lui, paisiblement, répondit : «Pour mon Seigneur, je me
meurs d’amour !» Et c’est ainsi encore que l’aimèrent tant d’autres saints
-saint Jean le Théologien, saint Jean le Précurseur, sainte Marie
Madeleine- «et tous ceux, comme le dit l’Eglise, dont, à cause de la
multitude des noms, nous n’avons pas fait mention...»
«Vous donc, n’allez pas, de quelques privations, faire un sujet d’affliction. Celui qui
souffre, qui en cette vie endure les privations, et qui dans ce monde est affligé, Dieu, dans l’autre
vie le console. Les quarante martyrs de Sébaste, toute la nuit avaient demeuré dans la glace,
lorsqu’au matin, l’on vint encore leur trancher la tête. Or, ils étaient saints, déjà. Mais c’est ainsi,
pourtant, que Dieu, de toute éternité, avait voulu qu’ils atteignissent jusqu’à la perfection...»
A cette perfection du degré dernier et ultime de l’Echelle Sainte, l’Ancien s’était
hissé lui aussi, touchant à la mesure divine du Seigneur, atteignant à la stature du Christ. En lui
s’unissaient, et de façon parfaite, l’action et la contemplation -la praxis et la theoria-, l’ascèse et la
philanthropie, l’amour de Dieu et l’amour de l’homme. Car il avait goûté, dès longtemps, à «ce
Paradis qu’est l’amour de Dieu, où les bienheureux mettent tous leurs délices». Et de lui l’on
pouvait dire qu’il possédait l’amour, lequel est encore, selon saint Syméon, la contemplation
première de la Sainte Trinité.
Oui, c’était d’un tel amour, en vérité -le même que décrit saint Isaac le Syrien, son
«cher Isaac», son «Ancien»- qu’était empli tout, le coeur du Géronda, et c’est poussé par cet
amour de feu, lequel ensuite rejaillissait sur les hommes, qu’il désirait les secourir toujours, au
point, s’il eût été possible, et comme le dit encore Isaac, «que s’il eût trouvé un lépreux, il eût
voulu prendre son corps, et lui donner le sien».
C’est là ce que, dans ses Souvenirs, rapporte aussi le Père Pantéléimon :
«Une fois dehors, narre-t-il, le Géronda aperçut Vassilaki dans son fauteuil d’infirme
-il était en effet paralysé. Quelle fête ne lui fit-il pas alors ! Comme le petit enfant qui frappe
dans ses mains en jouant les petites marionnettes, ainsi faisait-il à Vassilaki -à cette seule
différence près qu’il n’avait pas deux mains.
- Ah, Vassilaki, je t’envie ! lui dit-il. Si cela avait été possible, je t’aurais donné mon
corps, et j’aurais pris le tien. Quelle couronne notre Christ te prépare dans les cieux ! Seulement,
comme Job, patiente, et en toute chose, remercie notre doux Jésus.
Après quoi, il se tourne vers nous et nous dit :
- Celui qui aide à se soulever un paralysé, les anges, au
dernier jour, le soulèveront...»
Tel était bien le zèle de ce grand saint de Dieu, par la prière
devenu parfait, entre les parfaits.
«Combien sont rares, clame dans ses Souvenirs le Père
Pantéléimon, les hommes comme le Géronda Jérôme ! Il en est de lui
comme l’écrit le saint abba Isaac le Syrien : "De même que sur des
myriades d’hommes, à peine s’en trouve-t-il un seul pour accomplir les
commandements du Seigneur et parvenir à la pureté de l’âme, ainsi sur
des milliers d’êtres dont l’âme est pure, à peine s’en trouve-t-il un seul
pour être jugé digne, après beaucoup de sueurs et de peines, d’arriver à
la prière pure». Quant à ce qui se trouve par-delà la prière pure, et que
saint Isaac appelle «mystère» -"Atteindre à ce mystère !... écrit-il, c’est à
peine s’il se trouve, pour y parvenir, un homme par génération..."
(Discours 32).
C’est de ces rares entre les rares qu’était le Père Jérôme d’Egine -de ces êtres dont,
sur des milliers d’hommes, à peine il se trouve un par siècle, pour être parvenu jusqu’à la prière
pure, et par-delà cette prière pure, plus haut que toute prière, à la contemplation du quatrième
genre, dont beaucoup de saints même avouent ignorer ce qu’elle est...
De ses contemplations pourtant, l’Ancien, dans son extrême humilité, persistait à ne
souffler mot. Et lorsqu’à bout de forces, épuisé par la maladie, il ne fut plus, ou presque, en
mesure de parler, ce qui toutefois continua de se manifester, au travers de son être étrangement
lumineux, fut son amour infini du prochain, lequel cependant n’était qu’un faible reflet encore
de l’amour de feu qu’il vouait à Dieu.
Ainsi, tandis que cet amour dût, sur la terre, ne le quitter qu’au dernier souffle, il
n’avait plus alors pour l’exprimer que son seul regard épuisé. Et de croiser seulement ce regard -
ce regard où il mettait tout l’amour et la bonté du monde, et sa souffrance aussi- jusqu’au plus
profond d’eux-mêmes bouleversait ses enfants.
«Il me regarda, dit une de ses filles spirituelles, avec une telle expression, que jamais
je ne pourrai l’oublier. Et comment en vérité semblable regard pourrait-il s’oublier ? Car il me
regarda comme le petit enfant qui souffre, à cause d’une maladie qui lui fait plus de mal qu’il n’en
peut supporter, et dont le faible sourire, tellement enfantin encore, est tiré tout par ces
souffrances amères, mais dans le même temps spontanément resplendit, sous l’effet de sa bonté
sans bornes, et de l’immense amour qu’il vous porte. Puis, dans un souffle, il murmura : «Dieu
avec toi !» Il s’en allait pour cette vie immortelle dans laquelle, chaque jour déjà, mortel, il avait
vécu.
«La vie immortelle, disait-il naguère, est ma nourriture... Ah ! Vous n’avez pas
encore senti peut-être, ni ressenti -non, peut-être n’avez-vous jamais eu le sentiment qu’existe
cette vie plus haute, peut-être n’avez-vous pas eu connaissance de cette autre vie -de la vie
éternelle. Mais vous n’avez pas non plus alors, en cette vie même mené cette autre vie aussi
qu’est la vie spirituelle. Vous avez perdu votre temps alors, vous avez perdu votre vie ! Ah, tant
d’années perdues pour rien, à courir çà et là, sans but avouable, poursuivant une foule de biens
éphémères et vains. Vous n’avez pas mis à profit ces années comme vous le deviez, et vous avez
dès lors peiné notre Christ. Or de ce temps que vous avez gaspillé, que reste-t-il ? Rien.
Absolument rien. Pas même une joie. Parce que la vie spirituelle seule donne des joies, de
véritables joies. Seules demeurent aussi les joies spirituelles. Mais la joie du monde, elle, la joie
mondaine, de quelque nature qu’elle soit, donne dix minutes d’un fugace bonheur qui aussitôt
après s’évanouit, malencontreusement suivi, la plupart du temps, d’une subite affliction. La joie
spirituelle à l’inverse donne des ailes. Ne cherchez donc rien autre que cette joie. Les autres, avec
elles, apportent le chagrin. Vos regards donc, tenez-les toujours fixés sur la Jérusalem d’en Haut.
Gardez toujours l’idée de l’autre vie. Méditez sur le Royaume des Cieux, songez-y sans cesse,
ayez-en la nostalgie. Oui, ayez la nostalgie de l’éternité, aimez l’éternité. Vivons là-bas. Non pas
ici. Que rien ici ne nous enchaîne. De crainte que nous ne perdions l’éternité. Celui qui n’a pas
compris que l’éternité était la vraie vie n’a rien compris à la vie. Tout comme celui qui n’a pas
goûté la vie spirituelle, la vie de notre Christ, n’a non plus rien compris à la vie. Parce que le
Christ est tout et que nous ne sommes rien. Parce que, sans le Christ, notre vie n’est rien. C’est
la grâce qui est tout, la seule grâce du Seigneur. Puisse donc notre Christ nous sauver. Puisse sa
grâce, sa miséricorde nous sauver. Sa grâce, et non pas nos oeuvres. Ah, mes enfants ! Comme
s’égrènent, un à un, les grains du chapelet, ainsi, goutte à goutte, en vous s’épanchera la grâce de
Dieu, si vous-mêmes êtes vigilants et que vous luttiez. Essayez, vous aussi, de goûter à ces
choses sublimes que les violents seuls contemplent -ceux qui à leurs passions ont su faire
violence.
- Géronda..., coupa l’un de ses enfants. Il est une passion que je n’arrive pas à
vaincre...
- Il faut, mon enfant, passer par le chas de l’aiguille pour vaincre une passion, c’est là
un martyre. Ah, si tu savais ! Si tu savais ces récompenses que, pour ceux qui l’aiment, Dieu a
préparées ! Oui, si ton esprit, au fond voyait les mystères, nous vaincrions sans mal. De toutes
les passions, nous serions vainqueurs... Et cependant, soyez sans crainte : les passions, vous les
soumettrez. Les passions obéissent à l’esprit purifié. Purifié par la prière incessante. Mais il faut
que vous le vouliez. La volonté, cela est tout. Il suffit que vous le vouliez ; et tout arrivera.
«A la contemplation même, vous pouvez, si vous le voulez, parvenir. Il dépend de
vous que vous y réussissiez. Seulement, dès à présent, soyez vigilants... le monde nous incite au
mal. Pourtant, si nous fermons portes et fenêtres, nous ne voyons rien du monde. Or les sens
sont ces portes et ces fenêtres. Vous donc, tenez-vous dans votre chambre enfermés. Refermez-
vous sur vous-mêmes. Mettez à l’étroit votre esprit, en sorte qu’il puisse quelque jour s’ouvrir et
voir la lumière spirituelle. Et dites : Mon Dieu, comment m’éclaireras-tu ?»
Car en même temps que nous fermons sur le monde les fenêtres de l’âme, d’autres
soudain s’ouvrent, sur la lumière de la vraie connaissance. Tel était l’enseignement du Père
Jérôme, le même que celui de tous les grands hésychastes. Le Père Justin Popovitch ne parle pas
d’autre sorte : «Chaque petite ascèse que nous menons, dit-il, étape nouvelle vers la
contemplation, aussitôt fait s’ouvrir un autre oeil de l’âme». Et le saint théologien serbe de
comparer l’âme à un corps doté de mille yeux, que tiendrait tous fermés notre égoïsme d’êtres
attachés au monde. Mais celui qui, à force de labeurs et de peines, parvient à ouvrir tous les yeux
de son âme, à la fin parvient à la contemplation.
«Une maison que l’on tient fermée, disait encore le Géronda Jérôme, demeure dans
l’ombre. Mais que l’on ouvre quelque peu la fenêtre, et l’on voit bientôt les plus gros objets. Plus
on l’ouvre ensuite, et plus il entre de lumière, mieux aussi l’on aperçoit les petits objets eux-
mêmes. Enfin, lorsque le soleil, peu après, entre à flots dans la pièce, l’on distingue jusqu’aux
particules de poussière qui s’élèvent dans l’air... La même chose aussi avec l’âme : selon la
manière dont elle laisse l’éclairer la lumière de l’Evangile, de la même façon elle distingue
jusqu’aux plus petits péchés.
«Vous donc, mes enfants, insistait l’Ancien, goûtez à ces choses, mais goûtez-y en
acte et en vérité. Vous entendrez dans le monde parler de vertus toutes mondaines : mais nulle
quelconque d’entre ces fausses vertus ne saurait vous convaincre qu’elle pût être vertu selon la
vertu. Car il n’est pas dans le monde d’expérience vécue de la vertu. Nul dans le monde n’a
goûté la vertu en acte. Mais vous, mes enfants, ayez faim, ayez soif, et rassasiez-vous en Dieu.
Tel est le voeu que je forme, telle est la prière que je forme pour vos âmes. Et vous verrez
combien est juste cette parole d’un Ancien : «Plus l’on goûte Dieu, et plus l’on a faim de lui».
Alors, comme celui qui pour acquérir la perle de grand prix vend sans attendre tout ce qu’il
possède, l’homme, avec joie, renonce tout, pour ne posséder plus rien que son Christ. C’est
pourquoi le moine, pour son Christ, volontairement, s’est dépouillé de tout ce qui est au monde,
devenant un «pauvre de Dieu». Aussi le monachisme est-il ce qu’il y a de meilleur, ce qu’il y a de
plus haut. Mais il faut, pour devenir moine, en éprouver un très grand désir, au point de ne plus
éprouver d’intérêt pour rien de ce qui est au monde... Et Dieu veut que tous soient sauvés.
Moines et laïcs. Misaïl même était dans le monde. Oui, Misaïl était saint ; et pourtant Misaïl était
dans le monde, pourtant il avait une famille... Mais ce à quoi il devait d’être monté si haut, c’était
à son application. De rien, il était arrivé jusque là. Tout seul il avait tout appris. Car chacun de
nous réussit ce qu’il veut. L’effort et l’application le hissent là où il veut. Oui, l’on ne fait pas ce
que l’on ne veut pas, et l’on fait ce que l’on veut. Si de toutes ses forces vives, l’on veut
contempler quelque jour la lumière incréée de Dieu, l’on parvient, dès ce monde, à sa
contemplation.
«Parce que les saints étaient des hommes comme nous, et que leurs passions, tout
d’abord, étaient les mêmes que les nôtres. Or voici ce que je vous dis, mes enfants : Devenez,
non pas Misaïl, mais de petits Misaïls. Tout comme vous vous êtes appliqués à apprendre la
musique, ainsi appliquez-vous à apprendre les choses spirituelles. Mon Géronda Misaïl, avant
que ne se levât le soleil, montait sur la montagne, et lorsqu’apparaissait l’astre sur les cimes, il
élevait les bras en prière. Et c’est ainsi qu’il demeurait jusqu’à son coucher. Ni il ne s’asseyait, ni
il n’esquissait un geste. Debout, immobile, il priait. Et lorsqu’à la tombée du soir, il rentrait au
village, ses habits, sur la route, dégouttaient de larmes...»
Le Géronda maintenant regardait ses enfants. Il y avait dans son doux regard la
tendresse des Saints et de la Mère de Dieu, comme il y avait, enclose dans ses paroles, la sagesse
du désert. Et tout son visage, en cet instant, leur semblait comme refléter ces vérités si belles
qu’ils n’avaient jamais vues que dans les livres saints. Et voici qu’il était, lui, le saint, et tous les
livres saints ensemble, ouverts là devant eux, et où ils pouvaient lire, sans les comprendre
encore, les mystères que lui seul contemplait, et qu’en tendre père, il les engageait eux aussi à
contempler à leur tour. Plus que ses paroles encore, son être, qu’irradiait tout l’amour dont il
brûlait pour son Christ, leur était, sur l’âpre chemin de la contemplation, une douce invite à le
suivre. Ils eussent cru presque entendre le grand Barsanuphe à Jean son disciple murmurant :
«N’aie crainte, et ne gémis pas, car c’est sur le sentier de la contemplation que te mène ton
père...»
Mais l’Ancien Jérôme, comme toujours, revenait à son Barsanuphe à lui -son cher
Misaïl. «Oui, mes enfants, vous pouvez aussi, si vous le voulez, devenir des saints... Que, comme
Misaïl, vous vous trouviez quelque jour en contemplation sur le Mont Thabor, telle est la prière
que je fais à Dieu pour l’amour de vos âmes. Et lorsque vous aurez commencé d’être dans la
lumière, vous ne voudrez plus finir. «N’es-tu pas fatigué ?» demandais-je à Misaïl, lorsque, l’ayant
accompagné sur la montagne, je le voyais depuis de longues heures les bras étendus vers
l’Orient. «Mon enfant, murmurait Misaïl, comment serais-je fatigué ? Je suis sur le Thabor...»
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