vendredi 24 février 2017
Vie de Saint Jérôme d'Egine (I)
Vie et Propos spirituels
de
Saint Jérôme d'égine
A Sotiria, fille spirituelle du Géronda Jérôme, et
sans laquelle ce livre n’eût pas été.
A mon Papouli Bien-Aimé, et à tous ses Enfants en Christ.
A Messeigneurs Photios, Evêque de Lyon,et Philarète, Métropolite de
France, en gage aimant de tout ce que je leur dois, et qui est incommensurable,
A Père Patric, à Marie, à Aliocha-Silouane, et à Photinie, la chair de ma
chair, à Irène, à Séraphim, à Vassilissa, à Pauline, à Angéline, à
Théophane, mes chérubins, à Doucha qui m’a donné de revivre,
A Gérondissa Eupraxia, petite fille spirituelle de
Saint Jérôme d’Egine, qui nous aime, et qu’indignes nous aimons,
je dédie cette humble esquisse de l’épure d’un saint.
TABLE
Avant-Propos
I. L’enfant de Guelvéri
II. L’amoureux du renoncement
III. Le médecin du Christ
IV. L’ermite d’Egine
V. La contemplation
VI. De l’amour
VII La dormition du Géronda
C'est en 1966, il y a vingt ans à peine, que s'endormait dans le Seigneur le Saint Père Jérôme Apostolide.
Lui ne se décernait jamais que ce titre de gloire : «Père Jérôme Apostolide». Il avait l’humilité si parfaite...
Pour les autres, il était le Géronda. C'est comme cela que tous l'appelaient : «Le Géronda», l'Ancien. L'Ancien Jérôme d'Egine..Tant d'années il avait été l'ange de son île ; cette île bénie à qui Dieu, dans sa grande miséricorde, par lui suscitait un nouveau saint, et ce, pour la troisième fois. Car après saint Denis, après saint Nectaire, c’était lui qui maintenant était apparu, pour leur succéder glorieusement. A présent, il s'en allait, «le petit oiseau de misère». Tel était aussi le nom qu'il s'était autrefois donné. Aujourd'hui même, il s'en allait auprès de son Seigneur. Si follement il l'avait aimé, si longuement il l'avait désiré... Pour lui, il avait tout supporté ; avec joie, sans se plaindre jamais. Tout, il avait tout connu. Toutes les tribulations de la vie en Christ : la pauvreté, les calomnies, l’exil, et par-dessus tout, l'ascèse aux âpres labeurs -jusqu'à la souffrance, jusqu'à la mort... Mais le Seigneur qui n’est pas oublieux, ne l'avait pas laissé sans rétribution, ni couronne. Lui qui «voit tout dans le secret», avait gardé les yeux fixés sur l'ouvrier courageux de sa vigne. Pour lui, cet infatigable lutteur, héros intrépide, et suppliant ardent, il avait permis, par un effet admirable de la puissante synergie - ce mariage inouï des deux volontés,l'humaine et la divine- que fussent bientôt déjoués les vils pièges de l'Ennemi. Et Dieu sans tarder l'avait doté des charismes précieux de l'Esprit. Il l’avait hissé sur les cimes de l'ascèse – la sublime ascèse orthodoxe, celle dont Jean le Climaque, dans son Echelle Sainte, consignant les vertus, a figuré les degrés ardus.
Et là-haut, tout là-haut, Dieu avait tendu sa droite secourable. L'être sanctifié, l'être christifié, l'être déifié par cette même ascèse, il l'avait admis sur la roide hauteur. Avec Moïse sur le Sinaï, avec les Apôtres sur le Mont Thabor, Il l'avait amené à contempler sa gloire. Et l'Ancien, dans cette gloire divine du Seigneur, à son tour s'était transfiguré. Il s'était approché, vêtu de lumière comme d'un vêtement. Il était venu s'ajouter à la ronde ancestrale de tous les Pères saints, théodidactes et théophores, porteurs de la divinité, instruits, illuminés par elle. Pour avoir, comme eux, goûté aux joies incomparables de la théologie, la vraie, la vie en Christ, pour avoir vécu jusqu'à son ultime achèvement cette union parfaite avec son Seigneur Dieu, cet hymen, ce fol éros de l’âme, ce mariage d’amour, cette folie, cette mania éperdue et transie, cette vertu théologale des orthodoxes, il accédait maintenant au Royaume du Père et Dieu éternel. Avec eux admis à contempler la face lumineuse de l'Aimé. Avec eux à jamais réjoui de la joie sans mélange - cette joie qu’à ceux qui l'aiment procure l’ineffable vision, la joie pour l'éternité. Maintenant il était avec eux, ces fous, ces saints.
Il avait vécu le père Jérôme...
Et maintenant, il monte haut, très haut, en ces temps mêmes d'apostasie, nouveau Moïse, nouveau Grégoire, nouveau docteur et nouveau théologien, nouvelle bouche inspirée de l'Esprit, nouveau luminaire éclatant au firmament de l'Eglise Une de notre Seigneur Christ.
Puisse-t-il, de ces hauteurs, par ses saintes prières, nous sauvegarder, & prier pour le salut de nos âmes. Amen.
I
L’enfant de Guelvéri
C'était en 1883 qu'il avait vu le jour. Etre béni s'il en fut, que
Vassili Apostolide. Dès le ventre de sa mère, connu et bien-aimé de Dieu. Du village de Guelvéri, d’où il avait sur le monde, la première
fois, ouvert ses yeux, il avait à toujours gardé l'empreinte. Guelvéri, c'était de ces lieux magiques et mystérieux, faits pour marquer à jamais un esprit tendre encore, d’une tendresse malléable plus que la cire. Guelvéri à jamais l’avait empreint d'un sceau qui ne s'effaçait pas.
Et maintenant encore, à Egine, devenu le vieux Géronda Jérôme, pas davantage il n'oubliait pas son Asie Mineure. Ah ! Sa petite Asie ! Toujours, quelque part au fond de lui, vivait l'âpre Anatolie, la Cappadoce de son enfance. Combien d'années enfuies, en allées depuis ? Il ne pouvait, pourtant, s'empêcher de penser à elle toujours.
Comme il l'aimait ! Il lui suffisait de fermer un instant les yeux ; il la revoyait... «Ah, ces régions bienheureuses !» soupirait-il. Il redevenait ce tout petit garçon qu'il avait lors été. Chaque fois, repris au même charme, il se laissait glisser en sa rêverie passée. Pâli et suranné, aux couleurs floues du souvenir, tout revenait. Austères, très austères, et tellement étranges, ces arides paysages. Tout d’arides pierrailles, d’escarpes grises et roides. S’y ouvraient ces milliers d'antres et de gouffres, cachés au creux de la brune rocaille. L'on eût dit, derrière chaque rocher, s'ouvrant l’autre Atlantide, - merveille toute hypogée, ne tournant plus ses gonds muets que sur ses mystes seuls initiés.
Enfant, il se glissait à l'anfractuosité d'un roc. Ses yeux s'agrandissaient de stupeur. C'était comme la caverne droit sortie des contes persans. Ici, la main invisible de Dieu avait sculpté la pierre. Cela
remontait aux temps immémoriaux, couleur de faste impérial, dès
quelque âge immuable pour jamais figé en cette splendeur d'antan. Sous
le baroque d’une architecture oubliée transparaissait le brocard vieux
d'une gloire finie, s’obstinant, sur le flux emporté du typhon de
l'histoire, à proclamer, flamboyant, son orgueilleux défi. Lors, inouïes,
levées de terre soudain, l’oeil découvrait aveuglé ces villes ignorées du
temps, cités interdites, utopies séculaires : ce n’étaient que venelles et
dédales, maisons en labyrinthes, monastères à coupoles, églises entières
fresquées de pans d’or.
Cela semblait quelque citadelle semi-engloutie, quelque
épave d’abord, l’on ne savait comment resurgie des flots. Mais à mieux
regarder, en bourgeonnait foisonnante, une vie nouvelle plus dense, plus
authentique aussi. L'autre, celle du plein jour, n’était plus que factice, ne
sachant que demeurer dans l’ordre du paraître.
L'écho parfois apportait un son. Cela se prolongeait en
notes rauques. C'étaient des bribes d'insultes : «Et toi...oi...oi hé- ré -
tique... ique !» Le vent bientôt apportait la réponse, venue du bord
opposé de l'horizon. Elle faisait ces mêmes vagues sonores, répercutées
sur le mur d'une paroi pour y venir mourir -la même insulte renvoyée à
son auteur. Il y avait donc là des hommes pour s'invectiver d'un gouffre
à l'autre ? «Des graines de moine» sans doute, comme ils aimaient à
s'appeler entre eux. Eux "hérétique" ? C’était entre ces saints, l’injure
suprême. Car dans leur course à la perfection, il arrivait toutefois que
l’on jugeât l’autre égaré.
Vassili errait parmi cette solitude. La lune faisait plus âpre le
paysage désolé. Ce qui lui disait de suspendre ses pas était, cette fois, un
bruit étouffé. Quelque chose pareil à des gémissements, à de faibles cris
plaintifs. Comme si, de chaque pan du rocher, eussent monté des
sanglots. Il tendait l'oreille. A cette heure de la nuit, en ce désert, des
gens pour pleurer ? L'endroit en était peuplé. Quels fous se plaisaient à
vivre de la sorte, sous la terre, entre ces roches pelées ? D'une caverne
tout à coup débouchaient des êtres issus de cette race. Des troglodytes
sans âge, hagards et hirsutes, plus semblables à des bêtes peut-être qu'à
des hommes. A les voir surgir ainsi, la crainte vous prenait. La mémoire
déroulait ses spectres hideux d’Ancêtres... des quatre cent mille de
Mazaca, l'ancien camp royal dont Tibère avait fait la Césarée romaine.
De ces hommes-là, par les Anciens réputés pour les plus terribles de la
terre. Avec les Cariens et les Crétois, les Cappadociens formaient les
«trois plus méchants C» de l'univers. La légende avait tenu plus
longtemps que la ville. Jusqu'à ce que la détruisît le roi des Perses, ses
habitants passaient pour mériter la haine entière du monde. Les bruits
les plus durs, on les passait en proverbes : «Une vipère mordit un
Cappadocien, ce fut elle qui mourut».
C'était toujours à eux qu'on en avait. L'on faisait sur eux des
gorges chaudes. Il fallait entendre la deux-cent-quatre-vingt unième
épître d'Isidore de Péluse : «Nation noire et maligne ; ennemie de la
paix, elle se nourrit de discordes, et d'un même canal fait sortir l'amer et
le doux. Civile en votre présence, elle déchire les absents. Trompeuse,
impudente, hardie, craintive, railleuse, rampante, fourbe, incapable
d’amitié, dédaigneuse, elle s'afflige de la joie des autres, et ne se rassasie
jamais de les voir souffrir. Elle aime l'or avec fureur, ment sans peine, et
se parjure sans scrupule». L'on raillait toujours. L'opposé s’oubliait trop
aisément aussi : Césarée, brillante métropole des Lettres ; la Cappadoce,
plus réputée qu'Athènes, tant pour la beauté de ses chevaux que pour
ses écoles de rhéteurs, ses Apollonius, ses Pausanias... Tout cela
comptait pour rien. De Pausanias, par exemple, l'on ne retenait que la
prononciation prétendument épaisse des Cappadociens. «C'est un
cuisinier, disait-on, qui accommode mal un somptueux repas».
C'était peut-être le seul grief qui demeurât fondé. Vassili, lui
aussi avait cet accent de l'Asie. La voix chantait, nasillarde parfois. Mais
l'effet en était cristallin plutôt, et si doté de charme !
Il en était de l'accent comme de ces injures. Il fallait la mauvaise foi d'un étranger pour y voir méchante inimitié. Et ces pseudo-troglodytes n'en étaient pas non plus.
Basile maintenant avait appris à les connaître. Ces êtres étaient simples ermites, et leurs quolibets, incitations à garder la foi droite.
Il suffisait alentour de scruter ce désert ; de jeter un oeil aux pierres, aux rochers, aux
fissures ; pas une pour ne paraître témoigner alors de la piété ancestrale de ses maîtres ; ces lieux
tout de rocailles, de grottes et de gouffres, on eût dit qu'ils enviaient à ces êtres la solitude bénie
de l'hésychia. Quoi d'étonnant que de ces «antres de la terre» surgissent des ascètes et des
moines ? Ils paraissaient autant de grains, jetés çà et là, en ces sols inféconds. Ils étaient venus de
leur plein gré, se mettre à la dure et difficile école d'un saint Isaac le Syrien, et de tant d'autres
déjà sanctifiés par l'ascèse. Ils étaient ces fleurs qui faisaient refleurir le désert. Ils étaient ces fous
de Dieu qui, de leur Anatolie, faisaient une autre Thébaïde, un nouveau Scété.
Basile, d'instinct, savait ce qui les poussait au désert, ce qui
les menait jusqu'à ces confins reculés de la terre, aux lieux écartés de ces
solitudes secrètes. Il savait l'unique principe dont ils étaient enivrés,
l'inextinguible soif qui les consumait. Il savait ce qui les faisait passer
pour fous et égarés. Mais ce n'était là que l'aveugle vision du monde -ce
monde naïf dont la Croix a rendu la sagesse folle. Aux yeux du monde
seulement, ils étaient fous. Car à Dieu ils étaient en agréable odeur. Oui,
pas tant fous que fols, fols en Christ, êtres purs que brûlait la mania, le
spirituel éros, l'irrépressible désir de s'unir au divin. Oui, c'était bien à
cette race qu'à leur insu ils appartenaient, à ces êtres qu'à leur insu ils
ressemblaient, à ce Théophile, à cette Marie d'Antioche qui, juchés sur
les remparts de la ville, passaient à prier dans les larmes la nuit toute
entière, quand tout le jour ils avaient joué les baladins et les fols, quand
tout le jour ils avaient essuyé les quolibets amers de cette foule inepte
que contre eux déchaînait le diable, tant était grand leur désir, dont
l'incessant aiguillon toujours davantage les pressait de revêtir, pour leur
Christ, son humilité très douce -sublime canal par où, toujours
davantage, la grâce d'en-haut descendait.
C'était là le secret des mystérieux sanglots qui, tout-à-l'heure encore, montaient dans
la nuit, entre les flaques laiteuses que projetait la lune. L'esprit de Basile à présent s’ouvrait. Il
comprenait ces êtres, il communiait à leur amour de feu, de flamme.
Ces fous de Dieu pleuraient et gémissaient, ils criaient,
sanglotaient et se frappaient la poitrine, ils déchiraient l'air de leurs
lamentations perçantes. C'est là ce qu'ils nommaient pleurer leurs
péchés, implorer leur salut. Des fous, cela ? Basile bondissait : pense-t-
on seulement à traiter de pauvres fous des noyés quand ils hurlent à
l'aide ? C'était bien là ce qu'ils étaient -des noyés ; noyés dans l'océan du
monde, que ballottent les tempêtes ; c'était à quoi ils aspiraient :
atteindre au havre de paix, gagner le port tranquille de ceux qui trouvent
leur salut.
Ces noyés-là, jamais Basile ne les avait oubliés. Plus tard, beaucoup plus tard, il les
justifiait encore : «Les noyés, disait-il, où regardent-ils, sinon vers l'endroit d'où leur viendra le
secours ?»
C'étaient les mots du Psalmiste :
«Je lève les yeux vers les montagnes pour voir d'où me viendra le secours...»
Bénis ces êtres, trois fois bénis. Leur confiance, toute leur confiance, ils la mettaient
en Dieu. Aussi le secours leur venait-il immanquablement. Oui, toujours, depuis le siècle des
siècles, le secours ne venait que d'en-haut.
C'était le Seigneur qui les gardait. De tout mal, de tout péril,
il les gardait. Le Seigneur, qui de cette nation avait fait leur héritage,
cette nation dont il n'était jusqu'à la moindre de ses pierres pour crier sa
louange. Le Seigneur, qui leur avait ménagé ces grottes souterraines, ces
mille cavités, qui partout alentour saignaient la montagne. Ah ! Terre de
Guelvéri, terre de Kellivara, terre dont les gouffres, les «varas» étaient
autant de cellules, de kellia où le Dieu de majesté avait tenu caché, tapi
dans ses antres, enfoui dans ses églises dessous la terre, son peuple
troglodyte qui, pour gagner la gloire divine, avait à tout préféré
l'opprobre du monde.
Dieu, dans sa miséricorde infinie, leur avait donné de brûler pour lui, de cet amour
sans limites qui pousse à fuir le reste entier des hommes ; cet amour, trop absolu pour ne le
vouloir point dérober à l’universelle nature, cet amour dont la brûlure ne se peut apaiser, sinon
dans les bienfaisantes larmes de la pénitence douce.
Cet amour était bien ce par quoi aussi ils avaient échappé au filet de l'oiseleur. Tant
de siècles que la persécution sévissait. Tant de siècles qu'ils assistaient, farouches, au martyre des
leurs. Tant de siècles qu'on les livrait ; et tant de siècles qu'ils faisaient encore nombre encore
dans ce désert sans fin. La vérité était que Dieu leur rendait tout au centuple. Ils étaient venus
s'enterrer par amour : Dieu les arrachait à la mort. Ils ne craignaient pas la mort : Dieu préservait
leur vie. Que pouvait sur eux le sabre de l'Ottoman, le tribunal de l'agha, quand de la grotte le
Turc ne trouvait pas l'entrée, quand de la caverne il ignorait le sésame ?
Non, du Turc ils n'avaient pas la crainte -mais de Dieu seul. Leur opiniâtreté, ils ne
la mettaient point à fuir la persécution, non plus que l'exil, ni la mort même. Que leur était la
pensée de la mort, quand la vie leur était de moins de prix que leur inaliénable foi ? Oui, pour la
foi, ils allaient, quand Dieu le voulait, mourir en confesseurs. Ils allaient devant l'agha ; ils allaient
jusque dans son tribunal défendre leur doctrine ; ils allaient à la décapitation. Eux mouraient,
mais la foi était sauve.
«Garde, Timothée, dit l'Apôtre, garde le dépôt de la foi». Garder la foi intègre, ils ne
voulaient rien de plus. Car, pour la foi, il la fallait intègre. Il n'aurait point fallu y ôter un iota.
Cela, ils ne l'auraient pas souffert. C'était à quoi ils veillaient. Farouchement. Au prix de leur
sang. Pour la foi orthodoxe, c'était joie que de courir à la mort, que de voler au martyre. Pour la
foi orthodoxe, c'était jubilation que de donner son sang, d'en abreuver la terre.
Il en était tant coulé du sang de roumi sur cette terre de roumis ! Ce n'étaient point
les occasions de s'aguerrir qui eussent fait défaut. On ne les comptait plus les tribulations, les
tourmentes abattues sur la terre ancestrale des Roumis. La mémoire s'en perdait loin, très haut
dans le passé reculé. A bien y penser, la persécution là-bas s’était changée en manière d’habitude.
Elle était comme passée dans les moeurs. C'est qu'à Guelvéri tout se perpétuait ; les siècles ne
changeaient rien à l'affaire ; ils revenaient en ronde régulière et rien ne semblait se mouvoir. A
cela l'on s'était depuis longtemps accoutumé. Jour après jour, les mêmes faits et gestes
renaissaient, l'on voyait en heureuse harmonie revivre les coutumes anciennes, tissées comme
autant de fils d’or des trésors de l’orthodoxie -la spirituelle sensibilité, l’âme religieuse, l’héritage
tout ascétique...
Tout revenait toujours. L'exil reparaissait. Passé en tradition lui aussi ; et qui, comme
toute tradition, avait pris force et manière de loi naturelle. Que l’on remontât aussi loin qu’il se
pouvait : toujours l'on retrouvait l'exil. Il était là, déjà, dès les temps anciens. Dès les origines. Il
présidait aux destinées de l’Anatolie.
L'on possédait une lettre encore de Grégoire -de Grégoire
le théologien, le sublime. Ecrite au très pieux Valence l'empereur. Il y
parlait de l'homonyme de Guelvéri, de la «très sainte Karali» ; c'était
pour se plaindre d'en avoir été chassé.
Cela avait continué. Guelvéri, le temps aidant, était devenue
prospère ; centre grec et chrétien des plus réputés. Son désert ne
comptait guère moins de moines que l'Egypte et la Syrie. Mais plus tard
était venue l'épreuve. Elle remontait au onzième siècle, entre les années
1074 et 1094, peut-être. Le Turc occupait l'Asie Mineure ; le sultan
Sultzouk de Roum avait fait de Guelvéri son siège. Du désert, aussitôt, il
avait chassé les ascètes. Il n'en était guère resté. Et toute cette peine
n'était rien encore, en regard de celle qui, avant peu, allait venir. Elle
survint en 1926. Ce fut la grande, la très grande catastrophe d'Asie
Mineure. Une nouvelle fois -la dernière- les Roumis avaient fui. Ils
s’étaient levés pour leur dernier exil ; empruntant la route de la Grèce.
Ils avaient laissé, las ! en chemin laissé tant des leurs. Des survivants
pourtant, aux alentours de Xanthe en Macédoine, ils avaient fondé
quelque nouvelle Kavala.
On s'aguerrissait vite à ce compte. Ces épreuves étaient de celles qui forment les caractères.
Aussi cette nation en avait-elle nourri, de beaux et de vaillants. D’elle, l’on avait vu sortir les plus
grands phares, les plus grands hommes de l'orthodoxie, «les astres du Pont», ainsi nommés par
Basile dans sa seconde épître ; au dire des autres, «les grands Cappadociens». Tous étaient issus
d'elle. On ne les comptait plus ces évêques, ces saints glorieux qui l'avaient habitée. L'on ne
pouvait guère s'attacher dès lors qu'au seul souvenir des plus grands, celui d'un Basile, évêque de
Césarée, d'un Grégoire, évêque de Nysse, d'un Pierre, évêque de Sébaste. Ces trois-là surtout
frappaient. Ils avaient été frères selon la chair, élevés par trois saintes, parentes aussi selon la
chair. Sublime éducation, pour les bienfaits de laquelle une sainte grand-mère, Macrine
l'ancienne, une sainte mère, Emmélie leur mère, et une sainte soeur, Macrine la jeune, n’avaient
point craint de recourir aux austères principes d’un Grégoire le Thaumaturge. Et tous ces saints
avaient eu pour ami très fidèle un être d'exception, Grégoire de Nazianze.
Cette nation-là ne forgeait que des caractères admirables. Il y avait plus loin de ces
chrétiens aux méchantes gens redoutés des Anciens que du jargon de Pausanias à la langue pure,
harmonieuse des Basile et des Grégoire. Ce dernier n’avait-il pas du reste vengé les siens des
attaques perfides ? A ses détracteurs retournant le compliment, n’avait-il point fait grief de leur
légèreté d’Egyptiens ?
Pour les Guelvériotes, au rebours, l'on avait perdu jusqu'à la trace de leurs vices
premiers. C'est régénérée tout entière qu’avait surgi cette nation des eaux du baptême. Le
christianisme, l’Esprit avait agi. En place du mensonge et de la lâcheté, une vigoureuse virilité se
faisait jour, une farouche indépendance de caractère, une folle passion de la vérité. De la
sauvagerie d'autrefois, il ne restait guère plus que l'austérité passée en habitude -celle qui donne le
courage de poursuivre l'ascèse la plus dure ; et avec elle, l’inflexible volonté. Celle qui, jusque
devant la mort, donne la force encore de défendre cette foi qui brûle, qui vous consume tout. Le
lot de ces êtres à présent demeurait cette inclination à la vertu -celle qui fait les saints ; l'audace
irrémissible -celle qui fait les confesseurs ; le courage infaillible -celui qui fait les martyrs.
Ces vertus n'étaient point de celles que l'épreuve affadit. Qu’elles se conjuguassent
au temps ne changeait rien à l’affaire. Un siècle, dix siècles de persécution n'auraient rien pu à
leur encontre, hors les affermir. C’étaient les mêmes à présent, gravées comme au burin sur ces
âpres figures de moines.
Ces traits un peu rudes qui parfois effrayaient, aux vieillards en barbes blanches
pourtant faisaient ces belles figures nobles, ces beaux visages lumineux qu’avait lavés l’ascèse, et
laissés plus transparents que des visages de cire. L'ascèse aussi y avait posé ces rides, bien haut
sur ces fronts, écrins de sagesse -sagesse, entre tous les biens le plus inestimable. L'ascèse encore
y avait creusé les yeux jusqu'aux prunelles ardentes. Il fallait considérer ces hâves silhouettes
d'ermites fatigués, ces mains noueuses de vénérables vanniers. La crainte alors le cédait au
respect. Comme ils en imposaient ces Gérondas ! Ils passaient en gloire tous les gens du monde.
Ils les ignoraient, souverainement. Et chacun de leurs silences sur tout souci futile était une
leçon plus claire de sens, plus édifiante qu'un discours. Ils étaient la force tranquille, la tacite
volonté, l’incoercible puissance. Ils possédaient l’assurance calme que la certitude seule donne,
d'être dans le vrai. Et cette certitude-là est certitude vécue. Elle existe et se suffit à soi-même.
Elle se contente d'être, tangible fait d'expérience. Elle persuade d’évidence absolue. Sur qui
s'approche, elle étend ses ondes concentriques. Elle oeuvre par contagion. De père en fils se
transmet la sagesse des Anciens, gagnant les moinillons. Ces petits de vingt ans surgis sur leurs
traces bénis, l'on ne s'étonnait plus tant à les entendre comme appeler «Gérondas». Ils en
imposaient aussi. L'on ne regarde plus dès lors à leur jeune âge. L'on ne distinguait que mieux
sous le duvet qui tardait à pousser, leurs joues amaigries, roses du feu qui du dedans les
consumait ; bientôt l'on observait les épaules vaillantes : sous la soutane usagée, elles trahissaient
le pâtre si jeune pour l’heure, mais comme naguère farouche, l’enfant des montagnes dès le sein
de sa mère à la dure élevé. Lourdes, déjà, ces épaules, de sagesse amoncelée !
Ces moinillons, pourtant, n’étaient point seuls à forcer ainsi l'admiration. De cette
trempe, ils étaient d'autres. Là-bas, sous la lune, une noire silhouette au travers du désert se
hâtait. Une jeune fille... Pressant le pas vers quelque cellule solitaire. Courant écouter les conseils
d’un vieux père -son père spirituel entre tous aimé, qui telle une douce rosée, rafraîchirait son
âme. Triste son âme dans ses habits de veuve. Triste d'ignorer trop encore les joies sublimes,
spirituelles. Et cependant ce noir sur elle n’était point tristesse. Il était le «deuil joyeux» des
Pères ; joyeux de cette joie de l'âme dépouillant le monde trop appesanti. Endeuillée et joyeuse
ensemble, cette âme ; veuve et épouse, que cette femme aussi. Profitant sans doute d'une
absence de l’homme, par son négoce appelé au loin. Au premier loisir qu'il lui avait laissé, elle
avait bondi, elle s'était mise en route. Le désir qui la brûlait, était désir inextinguible de la prière...
Le veuvage vrai ne l'endeuillerait guère d’une concentration plus grande. Son mari dans la terre,
elle gagnerait le désert. Pour rejoindre, cette fois, le monastère, y revêtir l'habit tout angélique ;
celui pour lequel elle avait si longtemps brûlé. Le mariage lui avait semblé un joug moins doux
que le joug du Christ.
Il était au pays d'autres femmes encore qui, pour elles, chérissaient le mariage
comme un surcroît d'ascèse. Celles-là ne se voyaient point à la lune parmi le désert. Elles
restaient à lutter plutôt, seules en leurs maisons. Elles y demeuraient, pareilles à ces femmes que
vante Salomon : d'amour chaste aimant leur mari, avec soin élevant leurs enfants, prodigues avec
leurs amis, d’abondance les nourrissant, comme aussi leurs serviteurs, veillant encore aux soins
du ménage. C'était Gorgonie, à les voir, qu'elles avaient prise pour modèle ; Gorgonie la soeur si
tendrement chérie de Grégoire de Nazianze, Gorgonie de sa conduite glorieuse louée par son
frère, Gorgonie dont il fait honte à celles qui n'ont point voulu ni su l'imiter : «Ecoutez, s'écrie-t-
il, écoutez femmes indolentes, avides de paraître, qui méprisez le voile de la pudeur. Qui comme
elle enjoignit à ses yeux ? Qui mieux qu'elle à ses oreilles mit des vantaux ? Qui mieux qu’elle, à la
parole divine, sut les ouvrir ? Qui pour guide à sa langue mieux qu’elle donna l’esprit ? Sur elle, ni
or artistement ouvré, ni tresses blondies parmi tout l'artifice d’une lourde chevelure, ni robe
diaphane et flottant dans le vent. Elle laissait au théâtre l'art mensonger de peindre son visage,
comme rivalisant avec Dieu, jouant à refaire, à singer son oeuvre. Mais, de Gorgonie, les moeurs
étaient le seul ornement».
C'est de telles femmes que Libanius s’écrie : «Quelles femmes il y a chez les
chrétiens !»
C’était ces femmes encore qui savaient l'art aussi d'être mères. Celles-là savaient à
l'école austère de la vertu, former leurs enfants. Elles savaient ce que nulle université, nulle
faculté n’enseigne : instruire dans les vertus, dans l’unique dessein de mener au salut. Cette
éducation semblait à s'y méprendre celle qu'une Nonna donnait à son fils. De Grégoire de
Nazianze, la naissance déjà avait fait un fils d'évêque. L'éducation d'une mère fit le saint.
C’était pareille propédeutique que de sa grand-mère avait reçue Grégoire de Nysse.
«Le premier âge, lit-on dans sa Vie de sainte Macrine, n'y était point, comme ailleurs, formé à la
païenne lecture des poètes. Là étaient inconnues les émouvantes passions de la tragédie, et les
turpitudes de la comédie. Nulle autre étude que celle des livres saints, nul autre chant que celui
des psaumes. A toute heure du jour, telle une bonne et fidèle compagne, s’entendait la
psalmodie».
Basile à présent revoyait la maison d'Anesti son père. Anesti, qui portait le beau
nom du Ressuscité. Anesti le potier. Anesti Apostolide. Dans la maison d'Anesti, l’on priait tout
le jour. Elisabeth, sa femme -comme elle était pieuse Elisabeth- l'avait changée en une manière
de petit monastère. Sept fois le jour, elle plaçait les siens devant les saintes icônes. Ses trois fils et
ses trois filles. Pour qu'ils disent les psaumes. Et la nuit encore, elle s’en venait les réveiller. Peu
après minuit, quand leurs yeux étaient tout appesantis pourtant d’un lourd sommeil. Mais quel
amour avaient pour leurs parents Jean, Basile, Alexandre, Anna, Barbara et Olga. Quelle piété
aussi ! Des six toutefois, Basile pour les choses spirituelles était le plus doué. Il n'y avait que lui
pour préférer à ses parents, à tout, son Christ, son Seigneur. Lui, quand il fallait au milieu de la
nuit se lever, était toujours le premier. Il ne faisait qu'un bond, bien fort se ramassant sur ses
pieds, pour achever de s’éveiller. Les autres rechignaient. «Pourquoi faire, Maman ?» geignaient-
ils chaque fois. «La prière, bien sûr», s’étonnait leur mère. Contexte béni que celui où le petit
Vassili, le troisième fils du potier, faisait le dur apprentissage de l'art spirituel. Cet art-là était le
plus difficile : «La science des sciences», disaient les Pères, «l'art des arts et la connaissance des
connaissances».
Bien qu'il fût de taille encore petite, Basile était grandi déjà en intelligence. Il aimait
déjà beaucoup son Christ. C’était là un signe peut-être; le signe que Dieu agréait le don,
l'offrande d'Elisabeth. Elle, dès avant sa naissance de son fils, l’avait consacré.
Un jour Anesti, pourtant, avait dû quitter les siens. Ses
affaires l'appelaient au loin. Elisabeth était restée seule, seule avec ses six
enfants. De cela, Basile eut beaucoup de peine. Il avait voué à son père
un ardent amour. Il le reportait tout maintenant sur sa mère. Elle était
devenue l'unique objet de son admiration d'enfant.
Elisabeth, de fait, était une sainte femme. La crainte de
Dieu l'habitait, en elle faisant une flamme qui jamais ne se meurt. Les
larmes, sur son visage, avaient creusé deux ruisseaux. Le jour entier, elle
veillait, scrupuleuse, aux soins du ménage. Le soir venu, en hâte, elle
couchait ses enfants ; à peine dormaient-ils qu'elle était libre, enfin,
d’aller à sa prière. Elle marchait sans bruit, retenant son souffle. Elle
gagnait la pièce voisine, contiguë à l’autre, où, silencieux maintenant,
reposaient ses petits. Du mince réduit, creusé en pleine roc, elle avait
fait une chapelle, sa chapelle. Elle entrait là. La douce pénombre
l'accueillait, faisant sourdre la joie jusque dans son coeur. Elle
connaissait son domaine. La nuit était à elle. L’entière nuit pour prier
son Christ, son Seigneur. La nuit, toute la nuit, pour demeurer recluse,
forclose, en un réduit aveugle. Elle aimait la douce lumière qui y
tremblait, la diffuse clarté qui tombait des veilleuses. Plus haut, dans les
verres rouges, ces flammes vacillantes jetaient sur les icônes leurs
fugaces lueurs ; aux regards des saints conférant une infinie tendresse.
Elisabeth alors s'agenouillait. Les larmes lui venaient, toutes seules,
jaillies de son intense amour pour son Seigneur, son Créateur. Elle
implorait pour leur salut, le sien, celui de ses enfants. Longtemps, elle
restait là. Des heures, de longues heures, penchée vers la terre, elle
suppliait. Mais le sommeil venait. Il la prenait aux épaules, entier
s'abattait sur elle. Elle n'avait plus la force à présent de lutter. Vaincue,
elle cédait. Elle s'endormait à genoux. La terre battue, sous elle, était
détrempée de ses larmes. L'on eût dit le sol par endroits devenu boue.
Basile, dans la chambre voisine, ne dormait pas. Il ne le pouvait d'entendre sa mère
pleurer ainsi. Il fallait que sa peine fût grande pour qu’elle gémît de la sorte. Que ne lui disait-elle
la cause de son chagrin ? Lui aussi souffrait maintenant. Sa douleur à elle lui faisait plus mal à lui.
Et ce mal enté en sa poitrine, le rongeait dedans son corps. Ah ! S’il avait su du moins, ce qu’il
pouvait pour elle, il eût couru la secourir. Mais il n'avait que son coeur pour bondir vers elle,
pour lui dire son amour d'elle. Mais ce pauvre petit amour n'avait lui-même pour se dire que des
larmes, des larmes et des sanglots qui tout entier le secouaient dans la glaciale solitude d’une
chambre silencieuse.
A l'école, au matin, la pensée, parfois, revenait. Celle des
larmes de sa mère, la nuit durant, dans l'autre pièce. Cela réveillait la
bête ; la bête méchante tapie au tréfonds de son coeur. Le chagrin lors
le reprenait. La tête enfouie dans ses bras, il pleurait, pleurait sans répit.
Un vacarme, à la récréation, signalait les garçons descendus dans la cour.
Lui n'avait rien entendu. Il n'entendait pas -n'entendait plus. Resté seul,
il pleurait dans ses doigts doucement, si doucement. Le maître avait
perçu quelque drame. Il s'était un jour approché, sans bruit, lui avait mis
la main sur l'épaule.
«Vassili, qu'as-tu donc ? Tu pleures ?» Basile avait sursauté. Il ne l'avait pas senti
approcher. Il avait bredouillé vaguement : «J'ai mal à la tête... au ventre...»
Le lendemain, la même scène encore. Il avait fallu s’excuser
à nouveau. Une réponse, entre deux hoquets, bafouillée. «J'ai... j'ai mal
au ventre...»
Il n'y avait plus dès lors eu un jour que l'enfant ne se fût plaint d'un mal d’une
quelconque espèce. Le maître enfin s'était inquiété. Jusqu’à mener l'enfant à sa mère :
«Qu'a votre fils, Elisabeth ? Il pleure tous les jours, et
chaque fois, pour un mal nouveau. Un jour, c'est la tête ; un autre, le
ventre ; le lendemain je ne sais quoi encore. Peut-être devriez-vous le
montrer au médecin...»
Elisabeth aussitôt avait compris. Non, ce n'était pas cela. Il
y avait quelque autre chose... un mal plus sournois que son fils lui
cachait sans doute. Elle avait attendu que le maître s'en fût allé. Elle
avait appelé. L'enfant, son enfant s’était approché. «Vassili mou... mon
Basile... Qu’as-tu ? Tu souffres donc ?
- Mais non, maman, je n'ai pas mal. Je pleure de ce que tu pleures. Je suis si triste de
t'entendre chaque nuit pleurer. Que nous soyons pauvres, c’est ce qui te chagrine ?
- Pauvres, Vassili ?... Non, c'est pour mes péchés que je pleure. Je prie, je supplie que
notre Christ nous sauve. Qu’il me sauve, qu’il sauve le monde, qu’il te sauve, toi surtout... Pour
toi, je prie plus que pour les autres, que pour tous les autres. Tu n’es, vois-tu, mon Basile,
comme aucun d’entre eux. Je distingue sur toi de certains signes qui ne sont point le lot
commun des enfants ordinaires ; des signes manifestant que Dieu t'a choisi... que de toi il fera
quelque jour un élu. Sans doute est-ce là l’indice qu’il t’appelle à lui, qu'il te destine à marcher
avant dans ses voies. C'est pourquoi je supplie mon Créateur ; qu'il soit fait de toi selon son
économie divine. Pour moi qui me suis mariée, j'ai suivi la voie du monde. Mais cette vie-là, mon
enfant, ne vaut point l’autre qui est sublime. Ne va pas, toi, te perdre dans le monde. Vois mes
soucis, la myriade de soucis dont je suis accablée. Que ne serais-tu moine ou pappas ? Ne me le
dirais-tu pas devant les icônes que tout entier tu te consacrerais à Dieu ? Ah ! Je voudrais tant te
le demander : Que pour l'amour de notre Christ, tu m’en donnes ta parole...».
Elle le fixait les yeux noyés de tendresse. Lui, sans mot dire,
voyait ces larmes laver le visage aimé.
Un temps, il était en silence demeuré songeur. Puis, soudain, dans un souffle : «Oui,
Maman, je t'en donne ma parole».
Elle avait été comme transportée de joie.
«Ah ! Mon Basile», s'était-elle écriée, «il faudra être plus vigilant dès lors, dès lors,
que tous les autres enfants, prier davantage encore qu'ils ne le font. Peut-être voudras-tu faire
comme je te le dirai ; et tu viendras, la nuit, prier avec moi». L'enfant, entre ses cils mouillés, la
regardait. «Oui, maman», dit-il seulement.
Le père Jérôme à Egine, maintenant revoyait tout cela, avec peine retenant un
soupir. «Ah !» murmurait-il, «les mères aujourd'hui parlent-elles de la sorte à leurs fils ?»
Vassili, de cette heure, avait mis plus d'empressement à toujours venir entendre les
préceptes maternels. Il grandissait, et l'amour de Dieu chaque jour aussi croissait en son coeur
brûlant. Et chaque jour, il sentait plus finement en son âme le mot mystérieux du Psalmiste : «Le
zèle de ta maison, Seigneur, m'a consumé».
Vassili, tout petit déjà, était en vérité amoureux de Dieu. Il
ne voulut plus bientôt que dire la prière des saints : «Seigneur Jésus
Christ, aie pitié de moi pécheur... Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi
pécheur...» Tout le jour, elle était dans sa bouche comme un miel suave.
Le soir venait ; il ne s’était pas lassé. Il eût voulu la nuit entière entendre
sa chanson douce...
Jamais non plus, il n'eût manqué l’office. Rien ne lui valait plus de joie que d’y
assister. A l'église il allait coûte que coûte. Il y fût allé au péril de sa vie. Plus d’une fois, pour
arriver à l'heure, n’avait-il pas manqué mourir ? Un jour surtout -à la veille de la fête des Saints
Anargyres. Bien qu’approchât la fête, il avait dû, pour mener paître le troupeau, quitter à l’aube la
maison paternelle. De grand matin, donc, il s’était juché sur sa mule, avec son équipage, ébranlé
pour le pâturage. Peu après, l'après-midi à peine s’annonçait-il, que pressé d’atteindre l'église, il
songeait au retour. Déjà, reprenant sa monture, il pressait l'animal, soucieux s’il pourrait
devancer l'heure encore des vêpres.
La pluie soudain s'était abattue, diluvienne à présent. Loin d'éprouver nulle crainte
ou de songer seulement à retourner en arrière, Basile, dans l'espoir d'arriver, hâtait toujours la
bête. La pluie était maintenant si forte cependant, que les fleuves, en peu de temps, avaient
grossi à déborder. Mais lui, sous ces torrents d’eau, il doublait l'allure pour arriver aux vêpres. Il
allait par le gué traverser un fleuve, lorsque le voici qui glisse, et tombe de sa mule. Les eaux en
tourbillons l'entraînent. Il se débat, tâchant d’échapper au flot. En vain. Les eaux à la dérive
l'entraînent, parmi pierres et souches. Nul mal pourtant. Dieu, dans sa mansuétude, le voyant
charrié par les eaux qui s’étaient retirées, permit qu'il fût à la fin déposé sur le sable. Il gisait là,
épuisé, lorsqu'en longeant la rive, des Turcs l'aperçurent. Et Dieu, qui autrefois usa du corbeau
pour servir Elie, son Prophète, pareillement ce jour, pour son enfant en péril, au coeur des
barbares, insuffla la compassion. Accourus le secourir, bout à bout nouant leurs ceintures, ils
jetèrent au fleuve ce câble de fortune. Du lieu où il gisait, Basile s'y agrippa. Au prix des plus
violents efforts, il se hissa sur la terre ferme. Aux Turcs, il témoigna sa reconnaissance. Mais son
salut, il savait que c'était à Dieu seul qu'il le devait, et après lui, aux Saints Anargyres. Et de tout
son coeur, il leur rendait grâces.
Cette fois, Basile était donc arrivé tard à l'église. Pour l'ordinaire, toutefois, il était
toujours le premier. Abrité d’un pilier, il se dérobait aux indiscrets regards. Et s'étant de la sorte
soustrait à toute distraction des sens, il s'adonnait à la garde enfin de ses pensées. Alors venait la
contrition. Il la sentait monter de primer abord. Il la pressentait, à cette soudaine joie qui
l'envahissait. Tout comme la femme, lorsqu’elle est en travail, sent monter les poussées, lui aussi,
en ondes fortes, sentait sourdre les vagues de la grâce. Elle déversait en lui ses gouttelettes fines.
«Ah», disait-il plus tard à ses enfants d'Egine, «comme grain par grain vous la grâce».
En ces instants bénis, il goûtait aux offices une joie pure, sans mélange aucun. Les
mots de la liturgie, dans son esprit, s'inscrivaient d’eux-mêmes. Il l'avait sue bientôt tout entière
par coeur. L'ordonnance de l'office n'avait plus eu de secret pour lui. Aussi, du reste, faisait-on
au village quelque nouveau prêtre, qu’on l'envoyait à Basile -Vassili, l’enfant prodige. Lui savait
tout cela. Que ne savait-il ? Jusqu’à la musique d'Eglise - que les barbares nomment byzantine -
eux qui ne saisissent ni le grec, ni les finesses des Hellènes, eux par dérision raillèrent la puissante
et sublime Constantinople du vil nom de Byzantium, simple village de pécheurs sis plus loin sur
la mer, en sorte que Byzance jamais n’exista. Oui, Vassili savait tout cela. Et ne l’eût-il pas
appris, qu’il l’eût su d'instinct. Pour ce qu'il était roumi, Romain d’Orient, et qu’en ses veines
coulait le sang des Roumis, ce sang orthodoxe dont abreuvèrent la terre le choeur des saints
martyrs ; pour ce qu'il tenait l'orthodoxie pour une respiration naturelle, partout en lui librement
diffuse ; pour ce qu'il était enfant de lumière, enfant de l'Eglise du Christ.
Il ne savait rien de plus beau que l'Eglise. Rien de plus beau que de ce qui, de
l’Eglise, était l'Eglise. Jour après jour, Basile l'avait appris. Et comme il aimait la psalmodie ! De
musique plus suave, il n’en connaissait pas. En existait-il seulement ? Rien, vraiment rien qu'il
n'aimât comme ce chant. Enfant déjà, il savait une foule d'hymnes sacrées. Mais pour ce qui était
de chanter à la manière des enfants de son âge, non, on ne l'avait jamais entendu. Fût-il de la
plus joyeuse l'humeur, il ne voyait pas qu'il pût exprimer sa joie d’autre sorte. Il y avait bien
quelques chansons, très rares, apprises à l'école... Il les aimait celles-ci, pour ce qu'y était évoqué
le Dieu Très Haut.
Celles-là, maintenant encore, le Géronda les chantonnait...
longtemps, longtemps après... Il les murmurait doucement, si
doucement. C'était la même émotion chaque fois. Ses enfants d'Egine
parfois l'entendaient...
Là-haut, très haut sur la montagne
Est une chapelle blanche et désertée,
Où il n’y a plus prêtre ni psalte,
Et sa cloche non plus ne tinte
Non, sa cloche ne tinte plus, ne tinte plus...
Ah, cette poignante beauté des tons mineurs ! Toujours elle
blessait son coeur, noyait ses yeux. Et parce que c’était de Misaïl, son
père spirituel, son maître, qu’il l’avait apprise, l’air fredonné chaque fois,
ressuscitait Misaïl à sa vue. La vieille chanson triste, si triste, tel un
palimpseste, devant lui déroulait enchantée la mémoire de Misaïl, -sainte
mémoire, éternelle mémoire du bienheureux Misaïl !
De Misaïl, l’on ne savait que très peu de choses. Il vivait, disait-on, dans la
montagne. Prêtre, il avait été marié d’abord, et père d’une frêle jeune fille. Puis, très vite, par
amour de la pureté, ils avaient, sa femme et lui, vécu en frère et soeur. Très vite aussi, par crainte
du mystère, Misaïl avait cessé de célébrer.
A l’église, maintenant qu’il ne célébrait plus, il demeurait hors du sanctuaire, non
loin du choeur où se tenaient les psaltes. Et parce que sa personne tout entière attirait, souvent
l’on allait se mettre à quelques pas de lui. Mais à ce manège il ne prêtait, eût-on dit, nulle
attention, sur personne n’abaissant ses regards. Il eût craint qu’une pensée seulement ne troublât
son hésychia. A peine s’il ouvrait ses yeux mi-clos. Les ouvrît-il, il n’avait vue, du reste, que sur le
seul pilier dont il s’abritait. Il restait là debout, tout droit, immobile. Pas un instant, il ne
s’abandonnait. Sans trêve, sans relâche, il faisait monter vers Dieu sa prière. Et sa prière à son
tour, telle une colonne de feu, l’élevait jusqu’au ciel. De cet être de flamme émanait, on le sentait,
une force irrésistible. Force semblable, peut-être, à celle que sentit sortir de lui le Christ, à l’heure
où la femme hémorroïsse toucha son vêtement ?
Mais Misaïl, semblait-il, ne s’apercevait de rien. Il était tout à ses larmes. Pleurer, il
ne faisait que pleurer. La liturgie finissait, l’on se retournait, le cherchant pour lui parler. Rien.
Disparu déjà. A sa place, le sol était trempé d’une flaque ; la flaque de ses larmes.
Enfui comme un voleur ; sans doute voulait-il aux curieux dérober la vue d’un trésor
-celui de ses charismes.
C’était la même chose chaque fois : échappé chaque fois derrière un rocher. Il devait
gagner quelque église déserte ; à moins qu’il ne rejoignît quelque monastère abandonné, pour s’y
cacher parmi les ruines ; ou était-ce vers une skyte plus solitaire qu’il s’en allait à grands pas ? Et
que pouvait-il donc bien y faire si longtemps ?
Cela excitait furieusement la curiosité des femmes. Mais elles n’osaient lui poser
nulle question. Il en imposait tant. L’on se sentait tenu de garder quelque distance. Qu’il avait le
naturel sauvage, Misaïl ! Si d’aventure il ouvrait la bouche, c’était pour louer le silence. «Ah !
soupirait-il ; hésychia bénie ! Hésychia, hésychia...»
Mais quand, la liturgie achevée, les femmes le voyaient fuir, l’envie les brûlait de le
suivre. Comme elles eussent voulu épier les transports de l’amoureux de Dieu. Les pierres seules
savaient son secret. Et voici que les femmes étaient jalouses des murs de sa grotte.
Un jour pourtant elles s’étaient décidées. C’était à n’y plus tenir. Il fallait qu’elles
sussent où il allait, qu’elles vissent ce qu’il faisait.
Le dimanche venu, elles s’étaient donc postées à la porte de l’église. Et, le voyant
sortir, elles s’étaient mises à le suivre de loin.
Les yeux baissés, il marchait d’un pas vif. Devant une église abandonnée, taillée dans
le roc, il s’était arrêté. C’est là qu’il s’était soudain engouffré. Furtives, elles s’étaient approchées.
Elles avaient collé leur oreille à la porte pour tâcher de l’entendre. Lui devait ignorer qu’elles
l’avaient suivi. A l’intérieur, sa voix résonnait. Il parlait haut entre ses larmes. Il semblait qu’il
récitât des prières. Pourtant, à mieux écouter, elles comprirent que c’étaient des paroles
spontanées, qu’il disait comme elles lui venaient, tout droit jaillies de son coeur. L’on avait de la
peine à les distinguer à cause des sanglots dont elles s’entrecoupaient. Bientôt, ce n’avait plus été
que pleurs et plaintes, soupirs et lamentations. Cela avait duré longtemps. Puis, son thrène
achevé, il avait ouvert la porte ; d’un seul coup. Elles, à se retrouver de la sorte, nez à nez avec
lui, avaient vacillé sur place. Son visage à lui s’était rembruni. L’air courroucé, il avait pris la fuite.
Dans leur piété, les femmes s’étaient senties jalouses. «C’est donc comme cela qu’il
faut prier ?» s’étonnaient-elles. Puis, dépitées : «Mais alors, Dieu n’écoute que lui». L’espace d’un
instant, elles avaient été prises d’une illumination soudaine : «Et si nous essayions nous aussi de
prier comme lui ?»
Perplexes, néanmoins, elles se demandaient comment s’y prendre.
Mais le miracle était arrivé. Un moine était venu, peu de temps après. Il s’était
présenté à Misaïl : «Misaïl, lui avait-il dit... Ces femmes qui vont à l’église et qui t’ont suivi...
Invite-les dans cette maison là-bas». Il lui avait désigné une grande bâtisse à demi-souterraine et
depuis longtemps déserte. «Invite aussi qui tu voudras. Prends garde seulement de n’y amener
aucun étranger. Et je viendrai moi aussi vous enseigner la prière de contrition». Alors, chose
extraordinaire, Misaïl avait parlé aux femmes ; le même Misaïl qui tant d’années s’était gardé de la
seule vue des hommes, maintenant leur parlait.
«Ces mots, expliquait le père Jérôme à ses enfants d’Egine, ces mots qu’au
commencement disaient Misaïl avec le moine -ces mots, il vous en souvient : Seigneur Jésus
Christ, aie pitié de moi pécheur... Christouli mou, aie pitié de moi... Mon petit Christ, aie pitié...
Très Sainte Mère de Dieu, sauve-moi... Manoula mou, sauve-moi... Petite Maman...- ces mots
bénis de la prière du coeur sont pour les commençants. Pareils aux nécessaires brindilles qui
allument le feu. Ainsi s’allume le désir de Dieu. Mais quand le feu a pris, les mots soudain
cessent. L’homme ne peut plus parler, parce qu’il lui semble que c’est Dieu qu’il entend au fond
de lui, Dieu qu’il saisit au-dedans de lui. Et il pleure de voir que cela est grand, de voir que cela
est tout...»
Ici, le Géronda semblait s’excuser, gêné, dans sa pudeur de devoir dévoiler un peu
des replis intimes de son coeur. «Ces choses, je me suis laissé aller à les dire parce vous avez la
faculté de les mener à bien. Oui, pour vous, tout cela est possible. Plus tard vous comprendrez.
Laissons maintenant... Ah... Quelque chose encore... Après semblable prière, l’homme se sent
exténué. Parce que, tandis qu’il prie de la sorte, vient l’heure où il oublie sa chair, la délaisse, sort
de son corps, où ne parlent plus, ne vivent plus que son seul coeur et son désir... Oui, c’est
comme cela qu’il faut que l’homme se sente, quand il prie bien».
Le Géronda ferma les yeux. Il revoyait ce moine qui avait aux femmes enseigné la
prière. Cette nuit-là, le petit Vassili, et les autres avec lui, avaient bien prié. La prière avait duré
près de la nuit entière. Au matin, tous avaient ressenti la fatigue. Ils s’étaient allongés çà et là,
dans ces chambres hautes, et comme des brebis s’y étaient endormis. Car c’était la coutume en
Anatolie que dormissent à plusieurs dans ces vastes chambres les gens purs d’alors.
Cela avait duré trois nuits. Trois nuits durant, le moine était revenu, leur enseignant
la prière de contrition. La troisième nuit, à peine avait-il achevé, qu’il s’était évanoui à leurs yeux.
Disparu, le moine avait disparu. L’Esprit alors leur ouvrit l’intelligence, et ils comprirent que
c’était un ange, ou un saint qui les avait instruits.
Misaïl, de ce jour, avait accepté que d’autres vinssent avec lui, dans les églises, dans
les maisons où il priait. Beaucoup accouraient, tous assoiffés de Dieu. Il venait aussi des femmes,
profitant d’une absence de leur mari, appelé au loin par quelque négoce. Elles arrivaient, vêtues,
pour n’être pas reconnues, de vieilles chiffes noires. Et l’on commençait la prière : ce n’étaient
plus que larmes, cris, gémissements et plaintes. Quelqu’un fût-il passé par là, ignorant des choses
spirituelles, il eût songé à quelque nef des fous. «Oui, oui», murmurait l’Ancien Jérôme, lorsque
bien des années plus tard il semblait vouloir prévenir encore pareille pensée, «la folie, la mania
des grands ascètes ivres de Dieu, les Pères n’ont pas trouvé d’autre nom pour exprimer ces
choses. C’est bien là ce qu’ils nomment l’amour fou. Il est tant de biens, tant d’états spirituels,
qu’il n’est point de mots pour décrire. Ne dit-il pas, l’apôtre Paul : «Ce que l’oeil n’a pas vu, ce
que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au coeur de l’homme...» ?
«Ce que disaient ces êtres, et ce mode qu’ils avaient de le dire, se ressentait de tout
cet amour qu’ils y mettaient. C’était pour eux comme si, à cette heure-là, ils eussent vu leur père,
le Christ Dieu, et qu’ils eussent voulu tout lui dire, comme l’enfant dit tout à sa mère, ses désirs,
son vouloir et ses plaintes. Et ils n’avaient rien d’autre à l’esprit, que leur désir du Christ qui
submergeait leur coeur. C’était comme quelqu’un qui se noie, et qui crie : «Au secours, à l’aide !
Je me noie !» Ce noyé, où porte-t-il son esprit ? L’a-t-il ailleurs qu’au lieu d’où lui viendra le
secours ? Cette prière-là, à celui seul qui véritablement en fait l’expérience il est donné de
comprendre combien elle réjouit, combien elle rend tout entier l’homme spirituel, semblable à
de l’esprit. Car il ne lui semble plus posséder en lui ni chair, ni entrailles, ni os, mais de l’esprit,
du pur esprit seulement...»
Misaïl était de ceux que l’on eût dit tout entier esprit. A l’imitation de tant d’ascètes
de cette forte race Cappadocienne, il était infatigable, inépuisable. De grotte en grotte, errant,
pleurant ses péchés, il semblait le «pélican du désert» que chante le psalmiste.
Etait-ce durant ces courses interminables au désert que Misaïl avait rencontré
Vassili ? Lors au premier regard ils s’étaient reconnus. Ils étaient bien de pareille race. Celle des
héros, des assoiffés, des affamés de Dieu. Un même désir de prière les consumait tout. A l’école
de Misaïl, Basile avait tout appris. A l’église, ils arrivaient les premiers. Abrités derrière un pilier,
craignant d’être vus, ou que ne fût distrait leur regard, de toutes leurs forces, ils oeuvraient à faire
sourdre en eux la douce contrition. Seulement, il fallait assez longtemps creuser dedans son
coeur, jusqu’à l’atteindre ; car telle une fine eau précieuse, elle gisait très profond. «Creuse, disait
Isaac le Syrien, creuse jusqu’à ce que tu trouves l’eau». C’était l’eau rare des larmes. Mais il était
une autre étape encore pour servir de préambule à cette quête initiatique. Il fallait être passé
maître d’abord dans un autre art difficile. Et cet art était la garde des pensées. «Aux purs tout est
pur», disaient les Pères. Du moins les parfaits jamais n’eussent eu fût-ce une mauvaise pensée. A
l’impur, le divin ne saurait s’unir.
A Vassili bientôt, les offices n’avaient plus suffi. Tout le jour, il courait, s’échappait
au désert. Telle la biche assoiffée courant à l’eau vive y étancher sa soif, il se glissait entre les
rochers. Il était de ceux qui semblent nés pour habiter «les antres de la terre». Son plaisir était d’y
rassasier son âme de la pensée du Seigneur. Et il l’en repaissait à loisir. Vassili, en ces temps qui
lui semblaient anciens, n’avait sans doute que quatorze ans à peine ; son zèle n’en était qu’à ses
débuts encore. A présent qu’il était vieilli déjà, il ne sentait guère qu’il eût avancé, tangiblement à
tout le moins : «Voici cinquante ans que je sers l’Eglise, murmurait-il, et je ne suis pas rassasié».
Enfant, il n’y avait pour le vaincre que la seule fatigue. Lorsqu’il avait en prière passé la plus
longue partie de la nuit, et que ses paupières soudain se faisaient irrésistiblement lourdes, il
s’endormait sous la Sainte Table. Emue à présent, sa pensée revoyait tout cela : «Ma joie d’alors,
chuchotait-il, je ne puis la décrire». Mauvaises, les femmes turques allaient trouver sa mère : «Ton
fils, Elisabeth... mais il est devenu fou ! Il passe son temps à dormir dehors, dans les églises, sous
la Sainte Table !»
Elle savait à quoi s’en tenir. A quoi bon tendre l’oreille à ces viles calomnies ?
Regarder le Christ en face et les hommes de profil, cela lui suffisait. Une femme droite,
Elisabeth. Très calme, d’une grande pudeur aussi. Son fol amour de la pureté, le petit le tenait
d’elle. Jamais elle n’avait montré à ses fils fût-ce une jambe de leurs soeurs. Une nouvelle
Macrine, une autre Gorgonie. La même horreur des tenues voyantes, des vêtements trop clairs -
il ne l’avait vue que dans ses vieux habits noirs ; la couleur rouge surtout, les bras nus, les talons
hauts, les visages fardés pour attirer l’attention, tout ce fatras à quoi se reconnaît le monde, il
n’eût pas fallu lui en parler. Ce n’était pas qu’elle fût d’esprit étroit. Nulle part en elle avec le
sectaire ou le conformisme. A son fils, elle avait appris à dépasser les apparences. Lorsqu’à
Egine, une de ses filles spirituelles était venue trouver le Géronda, chagrine de ce que les siens
l’avaient tenue de porter une robe vive, il ne s’était guère ému. «Bah, avait-il dit pour la consoler,
quelle importance tout cela ? Tu peux bien porter la plus belle robe du monde et demeurer pure
en ton âme». De ses enfants, il ne méprisait rien, fussent leurs préoccupations les plus
insignifiantes, de celles dont est peuplée la vie quotidienne. La même jeune fille s’attristait de
devoir porter les talons trop hauts qu’un frère trop exigeant voulait de lui voir aux pieds. Le
Géronda arrangeait tout. «Tu les porteras chez le cordonnier, lui te les abaissera. Pourquoi se
mettre en souci pour de telles choses ?» C’est ainsi que, pour ses enfants, le Géronda veillait,
jusque dans les moindres détails à la pureté de leur vie. Car rien ne l’émouvait comme la pureté
d’un être : «Ecoute, disait-il à quelque autre d’entre eux, une jeune fille est venue me voir. Elle
s’est plainte d’être trop belle. Son joli visage attire tous les regards. Alors, sais-tu ce qu’elle fait ?
Avec de la cendre, elle se noircit les joues. Pour que son teint de noiraude la fasse paraître laide.
Vois l’humilité, jeune fille, vois l’humilité». Cette humilité-là lui rappelait Elisabeth. Elisabeth qui,
à minuit, pour la prière, réveillait ses enfants. Des trois garçons, Basile seul se levait à l’instant.
Les deux autres n’étaient pas de cette étoffe. Ils comprenaient mal le zèle de leur frère. Ce frère
étrange, qui ne leur ressemblait pas. Pour lui, il fallait toujours plus de prière. Il arrivait qu’il
passât des nuits entières sans vouloir dormir. Il secouait le sommeil comme un manteau trop
lourd. Cela, c’était d’Elisabeth qu’il l’avait appris. C’est d’elle qu’il tenait cet amour pur de la
prière.
A nouveau l’Ancien un instant fermait les yeux ; il revoyait son désert, il revoyait
Misaïl... A Guelvéri, Vassili ne quittait plus Misaïl. Le fils désormais ne quittait plus le maître.
L’on eût dit que l’un amenait l’autre. L’on ne les voyait plus qu’ensemble, escaladant les rochers,
s’engouffrant sous la terre. De vrais cabris des montagnes. Et de tout ce temps, ils ne faisaient
rien que chanter à la gloire de Dieu. Du matin au soir et du soir au matin, sans cesse, ils
redisaient la prière. «Seigneur Jésus Christ aie pitié de moi pécheur». Non, jamais ils n’oubliaient
la prière. Et quand l’esprit était fatigué de la dire, les lèvres, inlassablement, continuaient. Vassili
avait appris la patience. Cette divine patience qui est au moine l’huile de sa lampe. Certes, il fallait
bien du temps avant que ne fussent purifiés l’intellect et le coeur. Mais il y mettait toutes ses
forces. Tel un arc qu’on bande, il savait tendre toute sa volonté de garçonnet fluet.
A Egine, aujourd’hui, l’Ancien revoyait tout cela. Oui, maintenant néanmoins qu’il
était devenu véritablement hésychaste, maintenant que la divinité qui, parce qu’elle est toute
pure, ne peut s’unir qu’au pur, avait trouvé dans son coeur un lieu pour habiter, maintenant que,
par un miracle de Dieu, l’esprit était descendu dans ce même coeur où la prière continuait de se
dire seule, sans que pour la dire l’intelligence fît acte de volonté aucune, dans ce coeur, tout
comme ses battements, seconde après seconde, continuent de s’entendre, tout comme les
poumons, sans relâche, inspirent et expirent le précieux souffle de vie, maintenant qu’il savait de
quelle joie très douce à tout instant s’assortissent ces invocations saintes -Christouli mou, aie pitié
de moi ! Manoula mou, sauve-moi !- maintenant que chaque nuit s’expérimentait en lui la parole
du Cantique : «Je dors mais mon coeur veille», maintenant qu’il possédait le charisme de la prière
perpétuelle, le Géronda n’oubliait pas davantage la route parcourue. Pour ses enfants d’Egine
aussi il faudrait du temps, de la peine. D’abord il leur faudrait vaincre les puissances obscures. Le
démon de la paresse et celui de la lâcheté. Puis il leur faudrait tenir bon. Mais de tous les pièges
de l’ennemi, l’humilité venait à bout. Pour réconfort, ses enfants auraient leur père. La sollicitude
du Géronda était infatigable. Il eût tant voulu qu’ils connussent cette allégresse qui bondissait
sous la chair, telle le fruit des entrailles. «Quoi qu’il arrive, répétait-il, n’oubliez jamais : Seigneur
Jésus Christ, aie pitié de moi. Et ne vous découragez jamais non plus. Le désespoir et le
découragement sont un piège du Malin». Aux violents la victoire : la prière ininterrompue. De
ces violents avait été Misaïl. Violent pour ce qu’en toute chose il avait su se faire violence. Du
soir jusqu’au matin, il se tenait à genoux, prosterné. «Pour progresser à ce point, murmurait
Jérôme, il faut tout abandonner». Misaïl avait donné son sang. Le Seigneur lui avait donné la
grâce.
Misaïl avait vu la lumière. Comment eût-il pu parler à des hommes après ces choses
toutes divines qu’il avait contemplées durant la liturgie ? Son coeur en était plein. C’était cela
même qui le poussait à fuir ceux qui le cherchaient. A s’entretenir avec eux, Misaïl eût craint que
son être ne se rompe, que ses chairs n’éclatent, que ses os ne se brisent. Il était l’oiseau échappé.
Il avait pris sa course. Son essor l’avait mené sur les cimes éblouissantes de la contemplation.
«Ah ! Misaïl !» soupirait Jérôme. Il y avait de cela quarante ans, et il ne pouvait oublier. «Misaïl,
murmurait l’Ancien... Misaïl -que sa mémoire soit éternelle !- lorsqu’il priait, disait : "Nous
vénérons, ô Maître, ton icône immaculée", et il embrassait dans les airs quelque chose que nous
ne voyions pas... Lorsqu’il fut sur le point de mourir, l’on voulut lui porter la communion. Mais
lui secoua la tête, disant : "Non, il ne sied pas de communier deux fois. Comment sur mon
Seigneur recevoir mon Seigneur ?" Et nous comprîmes que, tel saint Barsanuphe au désert, qui
chaque semaine, mystérieusement communiait, un ange descendu du ciel était venu lui porter le
très Saint Corps et le très Précieux Sang de Notre Christ». Le père Jérôme achevait. A présent il
regardait les enfants que Dieu lui avait donnés à Egine. Il les regardait de ce regard profond et
mystérieux que Dieu donne à ses saints prophètes : «Je ne vous dis pas de devenir Misaïl, mais
de petits Misaïls. Essayez, ce n’est pas difficile. Ne dites pas que la chair est faible, que c’est la
faute du Malin qui vous incite à la paresse. Non, c’est votre faute. Si vous le voulez, vous le
pouvez. La volonté, c’est cela qui est tout».
C’est à de telles racines qu’avait puisé Jérôme. A seize ans, le fils du potier ne se
regardait plus que comme «l’esclave de Dieu». La formule lui paraissait si belle. Il ne voulait
aimer que Dieu seul. Le Christ Dieu-Homme, le seul parfait, avait tout son amour. Ce n’était pas
qu’il méprisât personne. Non. Il n’avait de mépris et de haine que pour le démon. Les êtres, il
voulait les aimer tous, mais n’en aimer aucun en particulier. Il craignait trop que l’amour exclusif
d’un seul ne le retînt enchaîné. Un jour, pourtant, son père l’avait fait appeler. Il voulait qu’il se
mariât. Il l’avait, selon la coutume, fiancé au berceau. La fille de son bon voisin était celle à qui
l’avait destiné sa paternelle prévoyance. Il fallait à présent qu’il l’apprît ; qu’il allât faire sa cour à
la petite Hélène. Basile ne répondait rien. Et le père s’étonnait que son fils ne parût pas plus
joyeux de la nouvelle. D’où lui venait cet air sombre, ce menton farouchement baissé ? Vassili
avait la gorge nouée. Nouée par le plus grand des chagrins. Comment se dédire quand la parole
de son père l’avait engagé ? Que faire ? Et de ce jour, il évita la jeune fille. Il n’allait pas la voir, ni
ne lui parlait. Il n’allait pas même chez la tante Sophie. Sa maison jouxtait celle de la jeune
Hélène. Mieux valait se priver de la vue de ses cousins que de risquer une rencontre avec la
petite «fiancée». Et Basile était toujours triste.
Le manège se poursuivit jusqu’à ce qu’il eût dix-huit ans. Après quoi, le père
d’Hélène, voyant bien que Basile n’avait aucune inclination naturelle pour sa fille, et que ce
garçon-là ferait plutôt un moine, résolut de la donner à un autre. Anesti avait été le premier
prévenu. Basile, ensuite, avait vite appris la nouvelle. Pour la première fois, après tant d’années, il
avait couru chez sa tante. Il s’était, depuis le seuil, écrié en turc : «Sofia Titia, Sofia Titia ! -tante
Sophie, tante Sophie !» et dans sa joie il riait, sautait et dansait : «Aujourd’hui, disait-il, est le jour
le plus heureux de ma vie ! Aujourd’hui, Dieu m’a délivré d’un immense poids -celui de la
promesse que mon père avait donnée en mon nom. Gloire à toi, Seigneur ! Ah, pour cela, j’ai
tant supplié notre Christ !» Et presque chaque jour, dès lors, il s’était rendu chez sa tante.
Il arpentait aussi le village natal en quête d’âmes qu’il pût ramener à Dieu.
«J’enseignerai tes voies aux pécheurs, dit le Psalmiste, et ils reviendront à toi». Chez lui, la
prédication était déjà charisme. Cela datait de loin. Lorsque la misère d’abord l’avait contraint,
après l’heure de l’école, à travailler dans la boutique d’Anesti, il avait changé en chaire l’échoppe
du potier. Pour vendre de bonnes paroles spirituelles, il n’avait pas son pareil. Il s’y montrait plus
habile qu’à la vente des vases ou des cruches. A Egine, il se souvenait encore de ce passé
mercantile : «Si vous voyez, disait-il à ses enfants, que les autres ignorent ce que vous savez,
vendez-le leur. Mais si c’est vous qui ignorez ce qu’on vous explique, alors taisez-vous et
achetez». A Guelvéri, Basile n’avait jamais assez vendu. Et lorsque trop peu d’âmes venaient à
lui, Basile allait à elles. Après l’Apôtre, après Basile de Césarée, après Grégoire de Nysse.
D’abord, il allait chez les veuves. Chez les vierges pourtant on ne le voyait pas. «Malheur à celui
par qui le scandale arrive», rappelait-il. Le mal, certes, était partout, mais il ne voulait pas en être
cause. En visite, il restait un quart d’heure à peine. Il ne prenait pas même le temps de s’asseoir.
Jamais il ne s’installait à table. S’il acceptait un café parfois, il fallait que l’on insistât vraiment.
Aujourd’hui même, à Egine, devenu ce vénérable Ancien que l’on connaissait, sa conduite
n’avait pas changé. Et partout il reprenait, corrigeait, attisait le zèle pour les choses divines. Mais
c’était avec tant d’humilité, et sur un ton si suppliant, que l’autre aussitôt se sentait du remords.
Il avait l’âme émue. Il eût voulu soudain avoir de la vertu, de la piété. Mais il y en avait d’autres
pour s’insurger. C’étaient les maris de celles qu’il entreprenait pendant leur absence. Voilà qu’il
les exhortait à vivre chez elles comme des moniales ! Il ne leur parlait que de jeûnes, de
génuflexions et de larmes ! Et lorsqu’à la brune l’homme revenait, la grosse fatigue du jour aux
épaules, il ne trouvait sur la table, les jours maigres, qu’une mince portion de haricots sans huile.
Alors la colère montait, sourde d’abord, bientôt enflée comme les eaux du torrent par les injures
que charriait l’âpre voix blanche : «Ah ! C’est encore ce "prêtre" ! Ce petit bon à rien qui fait la
leçon aux autres !» Dans chaque maison, partout, la même fureur. Les yeux à fleur de peau, les
hommes brandissaient les poings ; un râle les étranglait. «Ah ! le m... ! Ah ! Si je le tenais !» Ils
étouffaient. C’était la haine. Dans leurs veines, depuis l’Antiquité, le sang avait gardé la même
promptitude à bouillonner aux tempes. N’avaient-ils pas été la grande peur des mièvres hellènes,
ces montagnards trop farouches ?
A la fin, ce n’était plus possible. Ce jeune écervelé semait la zizanie dans les familles.
Avaient-ils épousé des nonnes, eux ? L’ascèse, c’était bon pour les feignants. Mais la vie, pour
eux, n’était-elle pas assez dure ? Et c’était vérité qu’il y avait au pays un bien rude labeur. Avec
l’hiver de six mois, il fallait rentrer le bois très à l’avance, constituer d’immenses réserves. C’était
dur ; le pain aussi était dur à gagner. C’était beaucoup de sueur. Les hommes mouraient jeunes
souvent ; dans leur automne, plus tôt encore. Epuisés, harassés. Ce blanc-bec le savait bien
pourtant. Est-ce qu’il n’avait pas vu partir Anesti le père ? Et puis la mère, aussitôt après ? Ils
n’avaient même pas passé la cinquantaine. Au Seigneur, le père de Basile avait demandé de le
prendre très vite, sans faire durer son mal.
Un jour et une nuit, il avait été malade.
Et puis il était mort.
Mais cet étourneau-là était terrible. A seulement l’écouter, le
changement venait. Enfant, déjà, il avait su dire des choses belles et
touchantes. Petit, il n’aimait guère se mêler aux galopins de son âge. Et
puis un jour, à douze ans, il lui avait pris d’aller voir son Misaïl, et il
l’avait supplié de lui donner à faire l’homélie. Le vieux était sage. Il avait
refusé d’abord : «Tu n’es encore qu’un enfant. Dimanche, c’est devant la
foule qu’il faudra lire». Il l’avait supplié : «Donne-moi le sermon ; que je
le lise du haut de l’ambon ! Je n’aurai pas peur». L’ancien avait cédé. Le
dimanche, à l’église, l’enfant avait lu du haut de l’ambon. La voix était
chaude, vibrante. Sa fermeté, son orthodoxie sans faille avaient plu.
L’auditoire avait été pris. C’était l’Esprit qui parlait par sa bouche, la
grâce, qui sur lui coulait d’abondance.
Après quoi, il avait souvent prêché à l’église, en grec comme en turc. Que Dieu l’eût
doué du don de prédication, c’était chose manifeste. Les paroles s’épanchaient de sa bouche,
comme s’il l’avait eue d’or. Il était, lui aussi, la «bouche d’or», le nouveau Chrysostome.
Les femmes surtout se toquaient de lui. Les jeunes ne voulaient plus entendre parler
fiancés ni maris. Bien sûr : il ne leur parlait que pureté, virginité. Il ne cesserait donc pas jusqu’à
la mort de répéter les mêmes choses ? «Il n’est rien de plus haut que le choeur des vierges»,
murmurait-il toujours. Il conseillait aux jeunes filles d’aller voir les femmes mariées. Elles
verraient assez les soucis du mariage pour n’en avoir plus le goût. Lui les engageait à rester libres,
à ne le regretter jamais, à toujours louer Dieu pour ce don grand et magnifique de la liberté.
Cette liberté de ne laisser personne gouverner votre pensée. Il ne savait rien de plus merveilleux.
Certes, il ne condamnait pas le mariage. Mais on l’entendait redire aux époux les paroles de
l’Apôtre : «N’oubliez pas qu’il vient un temps où il est beau que ceux qui ont une femme soient
comme s’ils n’en avaient pas».
Certains l’écoutaient. Ceux-là vivaient dans l’espérance d’entendre à la fin la douce
voix leur dire : «Venez les élus de mon Père, entrez dans la joie du Royaume. Viens fidèle
serviteur, tu as été fidèle sur de petites choses, je t’établirai sur de grandes choses».
Mais beaucoup plus nombreux étaient ceux qui n’avaient pas voulu choisir. Ils
avaient même, pauvres naïfs, l’illusion de rester libres. La liberté ! Comme si cela avait un sens
quand il s’agissait de décider de qui l’on désirait être esclave -de Dieu, ou de l’autre, de l’ennemi,
du malin. Ils s’imaginaient, pour ne l’avoir jamais vu, que le démon n’existait pas. Que ne
remerciaient-ils Dieu plutôt, d’avoir rendu invisibles des faces trop repoussantes pour de pauvres
yeux d’hommes ?
Des adversaires de Basile étaient les plus riches. Comme toujours les plus avares.
Avares même de sentiments d’humanité. Il ne voulait plus aller chez eux. L’une de ces femmes
pourtant l’avait convié chez elle. Elle habitait une somptueuse maison. Une maison de riches. Il
avait refusé bien sûr. Elle avait insisté. A la fin il y était allé. Il se sentait honteux. Il était entré
par la petite porte, la porte de service -cela ressemblait davantage au chas de l’aiguille. Elle avait
grondé les servantes : «Mais il fallait le faire entrer par la grande porte !» Il s’était un peu fâché. Si
doucement fâché... Il avait pris son petit ton suppliant : «Tu n’as pas peur de glisser sur tes
marbres ? Moi, j’ai peur. Dans ma cellule, c’est tout petit, je n’ai rien à craindre. Je ne glisse pas.
Non, je ne reviendrai pas chez toi».
C’était cette sorte de gens qui s’en était allé trouver le métropolite. Cinq grandes
familles dont les hommes étaient tombés d’accord entre eux. Monseigneur Athanase -Athanase
Iconios, c’était le nom du Métropolite- vénérait pourtant beaucoup Basile. Il lui avait même
proposé le diaconat. Avec émotion le jeune homme avait accepté. Depuis si longtemps il désirait
se vouer à Dieu. Son zèle n’en deviendrait que plus grand.
Mais il y avait ces hommes qui s’en étaient pris à lui. Ils voulaient dissuader l’évêque
d’ordonner une telle jeunesse. Le hiérarque s’était attristé. Il avait senti son coeur noyé d’une
grosse peine. Mais il avait fallu céder. Il avait seulement pris sur lui d’envoyer Basile à Anissos.
Là-bas, au loin, sans doute le Métropolite Sophrone l’ordonnerait-il.
Basile souffrait. Il eût voulu ne jamais quitter cette terre bénie. Toujours il redirait
son attachement à sa patrie. Les êtres aussi le retenaient. Et puis il y avait Misaïl. Il savait bien
cependant. Il savait que le Paradis n’est qu’à ceux qui veulent souffrir. Que le confort n’a nulle
part avec les chrétiens. Que dans cette vie il n’est de choix qu’entre la souffrance et l’ennui. Et
son choix était fait. Depuis longtemps. Passer par le chas de l’aiguille. Tout était là. Saurait-il, lui,
si neuf, si naïf ? Toujours il faudrait ruser avec l’Ennemi. Et ses pièges étaient si nombreux...
Mais Dieu le voulait bien ainsi. Dans Anissos, Basile était devenu hiérodiacre. Après
quoi, il avait voulu gagner Césarée. Et, de Césarée, Ninive. A Ninive il était demeuré quarante
jours. Mais depuis Jonas et le repentir des Ninivites, l’ivraie avait repoussé dans cette ville impie.
Basile logeait chez un compatriote. Quelque chose cependant dans cette maison
bien tenue, dans cette chambre bien close le troublait, le retenait. C’était comme si une voix
secrète l’eût averti, lui interdisant de s’étendre dans ce lit. Trois jours, trois nuits, il ne l’avait pas
défait. Il n’y avait pas même allongé ses jambes. «Seigneur sauve-moi», hurlait tout son être en
silence. «Je ne donnerai ni sommeil à mes yeux, ni assoupissement à mes paupières». Les
couvertures pliées en quatre, l’oreiller, rien n’avait bougé. Pas un pli sur le drap.
Le propriétaire s’étonnait. Très affable, du reste, cet homme. Un rien mielleux. «Tu
n’es pas bien ici que tu n’aies pas dormi de trois jours ? Tu n’as pas touché au lit. Pourquoi ? -
Pour rien. Je ne savais que faire. J’ai supplié Dieu de m’éclairer. Voilà trois jours que je prie».
L’autre avait haussé les sourcils : «Ah ? Et qu’est-ce qu’il t’a dit ton Dieu ? - De m’enfuir au plus
vite».
Basile s’était donc enfui. Le jour même.
Plus tard il avait appris que cet homme aimable était l’ami des compatriotes haineux
qui l’avaient contraint de fuir. Déjà ils s’étaient mis en route pour rejoindre leur compère. Là,
dans cette maison bien paisible, dans cette chambre aux épaisses tentures, ils avaient dessein de
le tuer. Et pendant que le diacre priait, eux méditaient sa mort. Mais ils étaient arrivés trop tard.
«Un mystère, ma vie...», murmurait le Géronda d’Egine.
Durant ce temps, Iconios s’était endormi à Athènes. C’était à Procope qu’était
échue la mitre. Basile à présent pouvait escompter que ses ennemis se fussent dessaisis de leur
inimitié.
Il n’avait pas tardé à être de retour sur le sol aimé. La joie régnait de part et d’autre.
On le suppliait de rester. S’il devenait prêtre, sans doute pourrait-on le garder. L’on courut chez
le Métropolite. Mais là encore, l’on avait été devancé. Toujours cette même engeance de
malheur. Les fils de la perdition -cette fois aussi, quatre ou cinq- étaient allés l’accuser : «Ton
"pappas", despote, sais-tu ? Il est analphabète. Il ne sait même pas lire. Il sait seulement tout par
coeur».
Ebranlé, Procope avait fait venir Basile.
- Tiens, Basile, lis-moi cette prophétie.
- Celle-là, Monseigneur ? Mais je la sais par coeur. Dois-je la dire ou seulement la
lire ?
- Ecoute... non. Chante-moi plutôt le doxastikon du ton 2 !
Tout doucement, sans presser, Basile avait entonné la psalmodie. Sa voix chaude
montait dans l’air, s’élevant sans trembler, pour retomber en pluie dans les graves. C’était si beau
cette voix. Et cela cachait tant d’art, modestement travaillé. L’on s’émerveillait à l’entendre. On
eût voulu l’écouter la nuit entière.
Le despote était enthousiasmé.
Vassili, écoute... Je t’ai appelé pour te faire prêtre. Il faut que tu restes avec nous.
L’espace d’un instant, Basile avait hésité. Puis, bien vite il s’était repris. C’était non. Il
refusait.
Pour ceux de ses compatriotes qui l’aimaient, la déception avait été lourde. Ils étaient revenus
chez l’évêque. Ils insistaient. Tant, qu’à la fin, ils l’auraient persuadé d’aller trouver la mère de
Basile. Elle saurait bien convaincre son fils. Il fallait qu’il acceptât.
Sa mère eût bien voulu, elle. Mais c’est tout juste si le fils, appelé en présence du
métropolite, avait écouté la requête qu’elle lui soumettait de leur part. Il s’obstinait dans son
humilité coutumière : «Quand même il ne se trouverait au monde qu’un seul être pour s’opposer
à ce que je devienne prêtre, je ne le deviendrai pas».
C’était non, il ne voulait pas devenir prêtre. Il eût fallu employer la force pour qu’il
acceptât. La charge était trop lourde. Il ne se sentait pas de taille. Il fallait tout donner : «Le
pappas, murmurait-il, doit donner jusqu’à la mort». Il ne voulait pas confesser non plus. On lui
avait prêté un livre avec les prières d’absolution. Il l’avait rendu.
Et puis on ne pouvait pas courir le risque d’être un mauvais prêtre. Parce que
viendrait l’échéance. Au jour du Jugement, il faudrait rendre compte. Tout cela était trop
terrible. Il y avait trop de mauvais prêtres. Cela lui faisait mal. Il hochait la tête : «Le prêtre untel
est égaré. Je souffre quand je vois cela».
«Et celui-là ? Aime-t-il l’Eglise ou bien est-il seulement prêtre ? Ces gens-là, tant qu’il
s’agit de marier leur fille et de l’envoyer dans les théâtres, ils sont contents. Mais s’il faut qu’elle
devienne moniale, ils voient rouge. Ils sont prêtres et ils ne comprennent pas la dignité de la vie
monastique».
La vue de la soutane eût dû suffire, pourtant. «Regarde-la et demande-toi ce que cela
exige : l’union à Dieu... l’amour de Dieu... le travail pour Dieu... Que cela te stimule...»
Ces gens-là, Basile, la plupart du temps, ne voulait pas les voir. Tout cela n’était pas
pour lui. Il lui suffisait d’aller toujours à Saint-Grégoire-le-Théologien. Cette église était comme
la sienne. Il en était le psalte et le prédicateur. Il ne demandait rien d’autre.
Chanter, oui, il aimait cela. Prêcher aussi. Le reste, non. Les autres eussent dû
comprendre... «Dès ma première enfance, ce que je désirais, c’étaient les choses spirituelles,
toutes les choses spirituelles. Devenir meilleur, oui, je le désirais ardemment. Je n’enviais rien
d’autre. Je ne jalousais que ceux qui, dans les choses spirituelles, étaient meilleurs que moi. De
Misaïl, oui, j’étais jaloux».
Le zèle n’était pas ce qui faisait défaut à Basile. Et comme par contagion, les fidèles
eux-mêmes en étaient dévorés. Tous accouraient à Basile. Il n’y en avait que pour lui.
Ils étaient quatre prêtres à desservir la paroisse. Quatre qui aimaient l’argent. «Ah,
soupirait Basile, quand un prêtre aime l’argent...» Ceux-là savaient bien pourtant jusqu’où
l’amour de l’argent avait mené Judas. Ils entendaient bien, le Grand Jeudi, chanter le stichère :
«O toi qui aimes l’argent, considère celui que l’avarice conduit à la pendaison et fuis l’âme
insatiable qui a osé de telles choses contre Son Seigneur».
Eux non plus ne comprenaient rien. Maintenant qu’ils avaient vendu leur âme, ils
étaient davantage enclins à vendre celui-là qu’ils voyaient d’un mauvais oeil. Les gens l’adulaient
trop. Tous les dons certainement seraient pour lui.
Et puis ils avaient l’appui des compatriotes que le Malin travaillait. Ils se soutenaient,
se serraient les coudes. A eux tous, ils persuaderaient bien les responsables de l’église d’interdire
à Basile l’accès du pupitre.
Cela n’avait pas été long. Ils l’en avaient vite chassé. «Ah, Seigneur, même cela», avait
murmuré Basile. Il n’avait rien dit d’autre.
Quant aux autres, leur inimitié ne pouvait s’en tenir à cela. Vraiment, le démon
parlait et agissait en eux.
L’ennemi leur avait donc inspiré une ruse merveilleuse.
Ils le suivraient à la sortie de l’église.
Ils le suivraient et, leur homme une fois seul, le tueraient.
Mais Dieu n’avait pas sans raison délivré tant de fois son
enfant des périls. Et si le Seigneur permet au diable d’éprouver une âme
qui l’aime, ce n’est qu’autant qu’elle peut le supporter. Jamais au-delà de
ses forces. «Il ne sera pas touché à un seul cheveu de ta tête...»
Dans sa grande miséricorde, Dieu voulait encore arracher son enfant aux mains de
l’Ennemi. Aussi lui avait-il donné de pressentir le piège.
Avec ferveur, Basile s’était mis à prier. Et la grâce avait opéré. Et avec la grâce, le
miracle.
Basile était sorti de l’église. Mais les autres n’avaient rien vu. Le diacre était devenu
invisible à leurs yeux.
L’épreuve pourtant n’était pas terminée. Il fallait encore endurer bien des choses de
la part de ces impies. Tant de choses qu’à la fin, cela ne se pouvait plus.
Il fallait fuir. Fuir la patrie. Fuir sans retour.
Basile rassemblait son courage. Il se moquait bien de sa
peine. Elle était grande pourtant. Partir, c’était un arrachement. Qu’à
Dieu ne tienne. Il raisonnerait son âme : Qu’elle était sotte avec ses
caprices et ses volontés ! «Est-ce à toi qu’a été remis le gouvernement ?
Laisse, c’est à Dieu».
Basile le savait : Dieu dispose tout avec sagesse. Aussi en
toute chose voulait-il lui rendre grâce. De ce mal aussi qui était un bien,
de cette tristesse qui voilait une joie : il irait à Jérusalem.
Son âme avait été trop lente à le comprendre. Elle eût dû
plus tôt se ressaisir, chasser cette tristesse malsaine d’adolescent ; Basile
s’exhortait lui-même : «Dis : mon Dieu, ne prends pas mon âme si je ne
vais d’abord à Jérusalem. Des Français y vont, des Allemands y vont et
nous, des Grecs, nous n’y allons pas. Ils disent : Nous allons vénérer le
Saint Sépulcre, et ils en ont un grand désir ; et nous n’allons pas, nous,
vénérer la tombe de Notre Christ. Beaucoup viennent de très loin pour
voir les colonnes des Hellènes et nous n’allons pas, nous, au lieu où
Notre Christ est né».
Voir les Saints Lieux ; depuis quand le désirait-il ? Longtemps ; si longtemps... Il s’en
était ouvert aux siens. Ils avaient refusé d’abord. Ils avaient trop cette crainte qu’il n’y restât
toujours... Il avait insisté pourtant. Ils avaient fini par céder.
Le jeune diacre de vingt-huit ans s’en était allé. Seul pour les Saints Lieux. Seul avec
pour tout bagage ses pieds nus et sa ceinture. En apôtre, déjà. Ni argent, ni compagnon de
route. Personne, nulle part, pour l’accueillir. De cela non plus, il n’en voulait à quiconque. Il
comprenait. Peut-être l’avait-on vu s’asseoir là-bas sous l’arbre ? Il avait eu besoin de se reposer
un peu, d’enlever sa flanelle. C’était afin de la débarrasser de ces incommodantes vermines qui le
faisaient souffrir et le mettaient à la gêne. Qu’il plongeât la main dans sa poitrine et il en retirait
des poignées. Il eût fallu être fou pour vouloir de lui ! Cela ne faisait rien. Il passait son chemin.
De loin en loin seulement, il s’asseyait au bord de la route. A la nuit, il s’allongeait. Sur la dure.
Cela non plus ne l’ennuyait pas. Les étoiles, là-haut, étaient belles à voir. Le psalmiste disait vrai :
«Tes oeuvres, Seigneur, sont magnifiques !»
Il avait connu la faim qui tient le ventre, la soif qui colle la langue au palais, les
moqueries qui serrent la gorge, les insultes jusqu’au frisson, au dégoût. Il endurait, surmontait. Il
s’armait de patience, toujours plus de patience... Pour le Seigneur, il était prêt à beaucoup
souffrir.
Maintenant encore, il le disait à ses enfants : «Soyez prêts à
beaucoup souffrir».
La prière faisait écran à la souffrance.
Basile n’avait que cet unique souci : garder l’esprit
perpétuellement collé à la prière.
«Que ton souffle, dit le Géronda Joseph de l’Athos, ne s’exhale qu’il ne soit prière».
La prière à présent rythmait ses pas ; il ne mettait rien au-dessus d’elle. Et les choses
autour de lui devenaient transparentes. Des ombres.
La prière lui était pain, eau, air vivifiant.
C’était aussi une garde puissante. Contre les attaques des
démons, quand même ils ne se privaient guère de l’assaillir.
Ils eussent voulu le mettre au désespoir. Jamais cependant il
ne leur laissait entamer sa joie.
Ses enfants d’aujourd’hui, il les mettait en garde.
«Soyez toujours gais et joyeux. Quel que soit le chagrin qui vous vient, ne l’accueillez
pas. Les pires choses, les plus laides pour l’âme et le corps, sont apportées par le chagrin. Oui, la
vie c’est cela : des afflictions, de la joie, des afflictions, et de la joie. La vie est parsemée
d’épines... Mais vous, soyez sans passion. Tâchez d’être sans passion. Soyez libres ; que rien ne
gouverne votre esprit. Que ni l’excès de joie ni l’excès de tristesse ne puissent vous gouverner.
Pas de fous-rires devant les gens. Pas non plus de tristesse excessive.
«La joie et le chagrin, s’ils sont modérés, accueillez-les ; le désespoir, non. Ne vous
désespérez pas ; Dieu ne veut pas du désespoir. Le désespoir, fermez-lui la porte. Votre
affliction, laissez-la en chemin ; à l’heure de partir, déposez-la devant une porte.
«Une chose est de s’attrister, une autre de désespérer. Le chagrin injustifié, le
désespoir, viennent tous deux du Malin.
«Le chrétien, il ne lui faut connaître ni lâcheté ni désespoir.
Ne soyez pas tristes. En toute chose, Dieu vous viendra en aide.
«Ne fatiguez pas inutilement votre pensée. N’allez pas sans
objet vous mettre en tête un grand chagrin. Réfléchissez : d’autres sont
paralysés, d’autres sont alités et souffrent ; que devraient-ils dire, eux ?
«Lorsque vous êtes inquiets ou chagrins, occupez-vous à l’étude et à la prière ; ou
bien, debout ! Levez-vous et allez-vous en faire trois pas : faites ce qui vous aidera à chasser le
chagrin.
«Non, ne vous attristez de rien. Que nul ne vous chagrine par ses paroles. C’est
selon son mode de vie et son tempérament que chacun vous parle. Peu de gens ont quelque
bonté, moins encore, du discernement.
«N’ayez point égard à vos ennemis. N’y prêtez pas attention. Qu’ils ne puissent être
pour vous cause de tristesse. Et si tous vous abandonnent, n’en soyez point attristés davantage.
Que Notre Christ ne vous abandonne pas, priez pour cela seulement.
«Non, que rien ne vous chagrine. Que notre unique sujet de chagrin soit de
chagriner, d’avoir pu chagriner Notre Christ. Le seul chagrin que je ne puis porter, c’est celui
que j’éprouve à chagriner chaque fois Notre Christ. Je me souviens de Pierre, l’apôtre Pierre qui,
bien qu’il eût été rappelé, pleurait amèrement. Et bien qu’il fût à nouveau près du Christ, son
chagrin était sans fond de ce qu’il l’eût renié. Le Christ pourtant lui avait pardonné, et comme
auparavant, rappelé à ses côtés. Mais Pierre, lui, ne pouvait plus lors cesser de pleurer.
«Non, ne vous chagrinez pour nulle autre cause que vos seuls péchés. Car ils
chagrinent Dieu. Ne vous chagrinez pas non plus par crainte que Dieu ne vous châtie ; soyez
chagrins par amour de lui. Parce que, quel qu’il soit, le péché, toujours, est tourné contre Dieu.
«Devant Toi seul j’ai péché, dit David». Et si nous nuisons à notre prochain ou que
nous l’attristons, c’est contre Dieu que nous péchons.
«Heureux l’homme qui sera jugé digne de vivre comme Dieu le veut, sagement et
chrétiennement s’entend. Ceux-là sont les plus joyeux et les plus paisibles des hommes. Il n’est
pas de joie plus haute que celle du lutteur qui s’efforce à la lutte, et remporte la palme. Cette joie-
là lui donne une grande force. Peut-être aujourd’hui ne pouvez-vous pas me comprendre... Plus
tard sans doute... Ce n’est pas difficile... Suppliez Dieu de vous donner cette joie».
Il y avait donc la joie des parfaits, la joie de ceux qui sont
parvenus à la stature du Christ, la joie du Ressuscité.
Maintenant que Basile parvenait aux Saints Lieux, il saisissait
mieux la joie de la Résurrection... Le plus grand événement de l’histoire
de l’humanité... Celui qui était venu bouleverser la face du monde... La
victoire du Seigneur sur la mort...
Il y avait si longtemps que Basile aimait ces lieux. Enfant,
déjà, il les aimait sans les connaître.
Basile à présent ne pourrait jamais plus les oublier. Il voyait
le lieu où son Seigneur avait été élevé, celui où il avait proclamé
l’Evangile du salut. Il voyait l’endroit où on l’avait crucifié, celui où il
était ressuscité...
Qu’il lui advînt aujourd’hui d’en parler, il avait peine encore à cacher ses transports.
«Quand je vais à Jérusalem, je vais à l’endroit où notre Christ est né. A Bethléem de Judée, dans
la crèche de Notre Christ et Seigneur. Et je suis saisi d’admiration, d’enthousiasme, pour cet
événement tout surnaturel qu’a connu l’humanité. Et je dis : "C’est ici qu’est né mon Christ,
c’est ici qu’il enseignait ; c’est sur une frêle embarcation, pareille à celle-ci, qu’après s’être donné
de la peine, se reposait mon Seigneur. C’est ici le Golgotha, le lieu de son martyre ; c’est ici qu’il
a été crucifié, oui, ici qu’il a été crucifié. De cette certitude, il ne me vient pas même le moindre
doute. Et pour l’humilier davantage, mes enfants, ils l’ont crucifié nu. Et ses bras, comme ils les
ont écartelés ! Je ne peux seulement supporter d’y penser».
Et le Géronda pleurait en rapportant les souffrances de son
Christ.
Ses enfants aussi, il les exhortait à se rendre sur ces lieux bénis. «Dites : Mon Christ,
que je ne meure pas si je ne vénère pas les Saints Lieux».
A présent, lorsqu’il méditait l’Evangile, les emplacements
surgissaient devant lui. Une page, une ligne, et il y était transporté. En
esprit certes, mais de cette manière dont l’esprit prend avantage sur la
chair. Le corps était oublié. De ces moments sublimes, il ne s’ouvrait
pas aisément, si ce n’est à ses enfants, parfois, lorsque s’en offrait
l’occasion. Cela n’advenait que rarement. Mais ému de compassion
alors, il désirait qu’à leur tour ils vécussent la même chose. «Votre corps,
disait-il, qu’il demeure là où il lui faut bien être. Mais votre esprit, qu’il se
tienne aux Saints Lieux. Souvent, je parle avec mes visiteurs. En vérité,
cependant, c’est là-bas que je suis. Apprenez à vous transporter dans
l’Evangile à cette fin de le vivre ; comme si c’était une lettre que vous
receviez d’un des vôtres ; comme si vous vous entreteniez ensemble.
Souvent, lorsque je lis le Nouveau Testament, je n’y peux plus tenir ; et
les larmes viennent, et mon coeur saigne. Tout n’y est que douceur,
miséricorde, tendresse, amour pour l’homme. Je me souviens... Voici ce
qui y est dit : «De même que le Père m’a aimé, moi aussi, je vous ai
aimés. De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie.
Quand j’étais avec eux dans le monde, ceux que tu m’as donnés, je les ai
gardés, et aucun d’eux ne s’est perdu. Aucun, sinon le fils de la
perdition».
«Et encore : «Ceux que tu m’as donnés, que là où je suis, eux aussi soient avec moi,
afin qu’ils voient la gloire que tu m’as donnée, parce que tu m’as aimé avant la création du
monde» (Jn 17, 12-24). Entendez-vous comme cela est beau ? Ces phrases, je les ai sans cesse
présentes à l’esprit. Peut-on résister à semblable lecture et ne pas pleurer ? Je ne sais pas, mais
tout mon être s’émeut, tout mon être est comme secoué».
A revenir à lui, il éprouvait du chagrin. Il laissait s’épancher ses larmes. Tremblant
d’émotion, il chantait : «Qu’admires-tu, Marie ? Que restes-tu stupéfaite de ce qu’en toi le Verbe
incorporel a pris chair ?» «Venez, fidèles, allons voir où est né le Christ...» En ces moments-là,
on eût dit le reste du monde étranger au Géronda. Son visage brillant resplendissait. C’était celui
d’un saint, d’un ange peut-être.
Et il citait encore l’Evangile. Et avec l’Evangile, le Psautier. Cela ne finissait pas. «Je
les ai dans le coeur, disait-il pour s’excuser ; ils sont mon pain, mon eau».
Maintenant que ses yeux n’y voyaient pas, l’Ancien ne les lisait presque plus. Il priait
ses visiteurs de les lire à son intention. Pour eux-mêmes aussi, il leur recommandait de les lire
sans cesse. Et plus encore quand venait la tristesse, la peine. Ils verraient bien quelle consolation
ils en retireraient. Lui, depuis tant d’années qu’il s’exerçait à sentir ces paroles dans toute leur
profondeur, ne pouvait se lasser d’y appliquer son esprit. Il s’étonnerait donc toujours ? «Celui
qui dans sa main tient toute la création»... Avez-vous saisi ce que cela veut dire ? Dans sa paume.
Qu’il n’y eût pas la place, cela j’eusse pu le comprendre. Mais qu’il y eût la place, cela passe mon
entendement. Je le crois, mais demeure frappé de stupeur...»
Il demeurait longtemps sans parler. Sur son visage repassait la même expression
d’étrangeté. Sûrement, il vivait quelque part ailleurs. Puis il faisait tous ses efforts. Il fallait bien
s’arracher. Cela paraissait si céleste pourtant...
«Oui, oui, ajoutait-il enfin, celui qui sent et ressent beaucoup notre Christ, ne peut
pas ne pas l’aimer. Il ne lui suffit plus même alors de lui donner sa vie. Pour moi, cela fait
soixante-dix ans que je le sers et il me semble que je n’ai pas commencé. Je ne puis me lasser.
Aimons Dieu ; non par crainte ; non à cause de nos péchés ; aimons-le parce qu’il est amour. Si
quelqu’un s’efforce, autant qu’il est en lui, de comprendre Dieu, d’éprouver son amour, sa
providence pour nous ses créatures, et de l’aimer, alors il devient un autre homme. Ainsi l’ont
compris et aimé les saints qui allèrent avec joie au martyre.
Le Géronda, souvent, incitait ses enfants à lire les Vies des Saints. Il y fallait
beaucoup d’attention. Lui-même en contait parfois. Avec émotion chaque fois. Ces êtres qu’il
évoquait, on les eût dit très proches de lui.
L’une de ces vies le frappait plus encore que les autres. C’était celle d’Alexis
l’homme de Dieu, que l’Eglise fête le 27 mars. Il en savait par coeur les plus beaux passages :
«Tu restes inconnu, ô sage, t’affligeant devant les portes de tes nobles parents...»
Et toujours, le Géronda allait répétant : «Lisez les Vies des Saints. L’Evangile s’y
trouve à chaque page mis en pratique. Lisez-les et dites-vous : qu’ont-ils fait, eux, et que fais-je,
moi ? Il faut connaître ces vies comme l’on connaît la vie de ses proches, des gens qui étaient ici
et qui sont partis. Il faut les lire lentement. Eux ont été martyrs pour notre foi, et nous, nous ne
connaîtrions rien d’eux ?» Les saints, le Géronda les aimait tous. Tous, il les vénérait avec le
même respect, la même dévotion.
Que chaque saint patron bénît celui qui portait son nom, de
cela le Géronda ne doutait pas.
- Comment t’appelles-tu ? avait-il demandé à un fidèle.
- Pantéléimon, Géronda.
- Ah ! Tu es bon médecin, alors ?
L’autre s’était étonné. Ce charisme n’était pas le sien, mais
celui de son saint patron. L’Ancien avait hoché la tête. Pour avoir pris
son nom, il recevait aussi un peu de son charisme.
Oui, tous les saints, le Géronda les aimait. Mais il en était qui dans son coeur
tenaient plus de place encore que les autres. Saint Paul et saint Jean Chrysostome étaient de
ceux-là. «Ah ! Saint Paul ! Je l’aime beaucoup ! Je l’aime tant, je l’étudie tellement, qu’il me
semble l’avoir connu en personne... C’est comme saint Jean Chrysostome... Ah ! La si grande
douceur de ses paroles, sa tendresse ! Et quelle force, quels charismes, quelles richesses chez ces
êtres si durement éprouvés. Saint Paul et saint Jean Chrysostome ne quittent pas ma pensée.
Entendez-vous l’Apôtre ? Entendez-vous sa voix ?
«Pour moi, je vous aime, non comme mes frères ou comme mes amis, mais comme
si c’était moi-même qui vous avais engendrés». Dire qu’il ressentit un tel amour ! Savez-vous ce
que signifient ces mots : comme si je vous avais engendrés ? Plongez-vous dans les mots. Faites
attention à Paul. Il vous captivera, et plus tard vous vous souviendrez de moi aussi».
Ses enfants, il eût voulu les voir imiter les plus grandes figures de l’Eglise, celles qui
avaient brillé dans les plus durs combats de l’ascèse. Ces modèles admirables, il les proposait à
tous. Aux femmes même, il disait : «Essayez, ce n’est pas difficile ; soyez fortes et courageuses ;
les femmes sont souvent plus fortes que les hommes. Les disciples avaient fui mais les femmes,
elles, demeurèrent. Sans crainte de quiconque, dès les premières lueurs du jour, elles allèrent au
tombeau. Marie-Madeleine était avec elles ; Marie, dont les yeux ne pouvaient s’arrêter de verser
des larmes d’amour pour Notre Christ -Ah ! Je supplie que vous aimiez Notre Christ comme
l’aima Marie-Madeleine !- avec douleur, elle disait : «Où ont-ils mis mon Seigneur ?» Oh ! je
pleure quand je lis cela. Parce que je sens la façon dont elle devait le dire... Mais voici qu’elle
entendit la douce voix lui dire : «Maria !»
Il y avait aussi une autre Marie que son coeur aimait. Marie, la grande Marie,
l’Egyptienne.
Après les Saints Lieux, Basile avait voulu aller au désert. C’était pour voir où les
saints Pères avaient lutté ; où avaient combattu ceux qui ont illuminé l’Eglise.
Tous les monastères de la Palestine, il les avait visités. Mais celui du Prodrome l’avait
entre tous retenu. Il était lové là, en plein désert, sur les rives sauvages du Jourdain. Le lieu,
presque hostile, l’attirait. Mais il y avait autre chose. Ce qu’il y avait, là, c’était le sentiment d’une
présence. La présence de Marie l’Egyptienne.
Quarante années, la sainte avait vécu là, menant le bon combat de l’ascèse.
Cette pensée transportait Basile. Au monastère, sa tâche d’économe lui en paraissait
plus légère. Chaque semaine, neuf mois durant, l’amoureux de Dieu avait emprunté le caïque du
monastère. Il passait la rive du Jourdain et, de là, gagnait l’ermitage de la sainte. Sans
embarcation, il n’eût pas même fallu songer à passer. Il arrivait aussi que le fleuve débordât. Et
jusqu’au Saint Sauveur, c’était une inondation qui submergeait les terres avoisinantes. Partout
alentour régnait un vaste marécage. Là, les moustiques étaient de la grosseur d’une noix. A vous
dévorer vivant.
Basile gagnait l’humble chapelle où elle avait vécu. Il y allumait la veilleuse. Il ne
cesserait jamais de s’étonner : «Mon Dieu, comment a-t-elle pu vivre ici ? L’esprit ne peut le
concevoir. Une force plus grande que la sienne, il n’en est pas. Etait-ce donc aisé ? Elle, une
femme, un vase frêle et fragile. Si elle est parvenue à de telles hauteurs, que devons-nous dire,
nous ? La conversion donne une telle force à l’homme, si l’on y joint le repentir, le zèle, et
l’amour de Dieu».
L’esprit du Géronda ne quittait plus le lieu où avait vécu la sainte : «Un lieu si
sauvage ! Quelle force elle avait ! Puissé-je mourir, disait-elle ; elle accueillait la mort, elle prenait
la décision de mourir, et elle y parvenait. Mais Dieu n’a pas pris son âme avant qu’elle ne soit
toute entière purifiée. Et lorsque l’abba Zosime y alla, lui que Dieu avait envoyé, -c’était afin que
fût manifestée la vie de cette sainte, demeurée quarante années sans voir figure humaine... oui,
c’est ainsi : un Géronda n’avait pas vu un visage d’homme depuis quarante-sept ans ; que lui est-
il advenu alors ? Il est devenu saint !- ce Zosime, donc, que vit-il ? Il la vit prier dans les airs, à un
mètre cinquante au-dessus du sol. Oui, elle fut digne d’une si grande grâce. Elle s’est levée du
péché et elle devenue sainte. Sainte Marie. Elle est passée par le chas de l’aiguille. La bonne
disposition a vaincu. Tels sont les résultats de l’hésychia... Un être comme nous, une femme qui
plus est, et habituée au péché, voyez à quel degré d’élévation elle est parvenue».
Le Géronda vivait maintenant avec la pensée de Marie. Entre ces êtres, une
communion s’installait. Ils paraissaient faits de la même étoffe, tissés des mêmes fils qui
invisiblement les reliaient, saint à sainte. Car il fallait bien que lui-même fût devenu saint. Les
saints savent seuls se comprendre, se reconnaître. Ils ont leurs signes à eux. De ceux que ne
peuvent percevoir les coeurs bardés d’une graisse trop épaisse.
Un visiteur avait un jour confié au Géronda d’Egine qu’une telle était une âme
sainte. L’Ancien s’était presque fâché. «Si tu n’es pas saint, tu ne connais pas les saints. Pourquoi
dis-tu qu’elle est sainte ? Si tu es artisan, alors oui, tu connais le métier».
Il venait aussi des curieux. Ceux-là l’observaient, cherchant à déceler sur son visage
des marques de sainteté. Il leur contait des histoires : «Quelqu’un venu d’Orient se fatigua
beaucoup à parcourir l’Athos. Son but était d’y dénicher un saint. Epuisé, il était sur le point de
quitter la Sainte Montagne, quand il rencontra le Père Jérôme de l’Ascension : «Père, lui dit-il, je
suis bien triste. Je me suis beaucoup fatigué et je n’ai pas rencontré un seul saint. -Pour discerner
si quelqu’un est saint, s’entendit-il répondre, il faut que tu sois toi-même saint. Mais si tu n’es pas
saint, comment auras-tu le discernement de comprendre ce qu’est un saint ?»
Le Géronda, lui, avait le discernement. Et les saints de Dieu le savaient. Ils
l’admettaient avec eux comme un de leur race. Chaque fois que l’Ancien avait appelé saint
Nectaire à ses côtés, le saint était venu. Longtemps après sa dormition pourtant. Car cela faisait
des années déjà que le thaumaturge d’Egine s’en était allé. Mais il revenait. La colonne de
l’orthodoxie se tenait auprès de l’Ancien. Tout proche, à le toucher. Et ils s’entretenaient
ensemble. «Essayez, disait aux siens le Géronda. Vous verrez, c’est facile. Appelez saint Nectaire,
il viendra parler avec vous !»
C’est que l’apprentissage du Géronda avait commencé longtemps, longtemps
auparavant. Il ne se souvenait même plus d’avoir été jeune. Mais il avait fallu prendre de la
peine... Coller les semelles de ses chaussures dans les empreintes des pieds de Marie, fondre ses
pas dans les siens... là-bas, à une petite distance du monastère du Prodromos, tout près des
rives du Jourdain...
II
L’amoureux du renoncement .
Au Précurseur, il s’était fait aimer de tous les Pères. Le
hiérodiacre aussi les aimait. Et surtout le frère Anastase. En ce temps-là,
il n’était pas encore le moine Arsène du monastère athonite de
Bouraseli. Il avait une soeur ; moniale, elle aussi ; Eupraxie ; elle était
venue visiter son frère ; après quoi, elle n’avait plus voulu quitter le
jeune diacre. Elle en avait fait son père, son guide spirituel, jusqu’à la
mort résolue à le servir. Et de fait, quarante sept années durant, elle ne
l’allait plus quitter. Avec sa grande simplicité, avec son émouvante piété,
avec son absolu dévouement elle l’assisterait. Maintenant qu’il avait ce
désir de visiter Constantinople, elle l’accompagnerait aussi. Ils allaient
donc partir. Les Pères du monastère avaient beau le supplier de rester, il
faisait celui qui n’entendait pas. En esprit, Basile déjà, abordait aux
portes de la Ville Sainte.
En chemin pourtant, la nostalgie l’avais pris. Loin de sa patrie, son coeur se
consumait. Il reverrait son pays.
Là-bas, les ennemis d’hier n’avaient pas oublié leur vieille haine. Il avait fallu s’enfuir
encore. De nuit. Pour Constantinople. C’était la dernière fois.
Avant le départ déjà, il s’était senti une forte douleur dans la main gauche. La
maladie était nouvelle, mais la cause ancienne déjà. Cela datait de cette chute qu’il avait faite,
enfant, dans le fleuve. Le mal était mauvais. Une ostéomiélite, lui dit-on. Il fallait se soigner,
opérer peut-être.
A Constantinople, des parents et de pieux compatriotes s’étaient occupés de le faire
admettre à l’hôpital. Pour les médecins, le diagnostic révélait un grave cas de gangrène ; il était à
craindre qu’elle ne se généralisât. La seule issue était d’amputer.
Basile sentait peser sur son coeur une tristesse lourde. L’opération avait été fixée au
lendemain. Vassili avait passé la nuit dans les larmes ; il avait supplié la Mère de Dieu. Elle ne
pouvait l’abandonner ainsi.
Et la Reine avait intercédé. Dieu avait entendu la prière de l’enfant qu’il aimait. Au
petit matin, un moine aghiorite était venu le visiter. Il fallait refuser l’amputation. Lui saurait le
guérir. Il avait une autre thérapeutique. Car il avait eu le même mal autrefois. Jour et nuit, il avait
supplié Dieu de le guérir. Enfin, une nuit, Pantéléimon lui était apparu en rêve. Le saint lui avait
montré comment préparer un baume d’aspect merveilleux. Aussitôt éveillé, le moine avait pas à
pas suivi les instructions. Alors, en peu de temps les plaies s’étaient résorbées. A présent il n’y
paraissait plus. Le thaumaturge l’avait guéri.
Basile n’avait pas été long à guérir. Remis, il avait souhaité connaître à son tour le
secret du remède. Aussi, à Egine, aujourd’hui, quand venaient à lui des fidèles atteints du même
mal, le Géronda savait-il les soigner, ayant d’en haut, par l’entremise de ce bon moine, reçu les
arcanes d’un art de thérapeute inconnu ici-bas.
Mais à l’époque, hiérodiacre encore, il desservait la paroisse de Saint-Georges. C’était
à cette église des environs d’Heptaliphos que l’avait attaché son patriarche, le patriarche de
Constantinople.
Plus tard, il avait été envoyé à l’église Saint-Georges de Chalkis. Là, son zèle comme
ses efforts n’avaient pas été sans fruit. Et l’on avait vu s’élever bientôt de terre une école grecque
de cinq étages.
Tout cela contre lui avait recommencé d’exciter les jalousies. Les compatriotes qui
naguère l’avaient réduit à l’exil ne comptaient pas cesser leurs persécutions. Ils avaient écrit au
patriarche. Ils s’indignaient bien haut de ce que l’on ne déposât pas un incapable, un
analphabète. Le patriarche leur avait tenu tête. Que Basile fût tout cela, il ne l’en maintiendrait
pas moins.
Les autres avaient pensé crever de rage. Ah ? On les prenait avec cette hauteur ? Ils
iraient de ce pas déposer une plainte auprès du gouvernement turc. Le père Basile Apostolide
était un déserteur. L’armée ? On ne l’y avait jamais vu.
Les Turcs étaient aussitôt arrivés. C’était afin de se saisir de Basile.
Tout un jour, puis toute une nuit encore, le hiérodiacre avait été gardé à vue. Basile,
dans sa caserne, ne cessait pas de prier. Il pleurait, il suppliait. Dieu n’allait pas permettre qu’on
lui ôtât sa chère soutane ?
Au petit matin, le secours, une fois encore, était venu par miracle. Dans la cour
grisâtre de l’horrible caserne, Basile s’en allait d’un pas trébuchant. Et tout en marchant, il priait.
Il attendait l’appel. D’un instant à l’autre, l’on allait le dévêtir, lui passer l’uniforme.
Soudain furieuse, une voix s’était élevée, la voix du gardien, qui était à la grille : «Hé,
pappas, qu’est-ce que tu fais là ? File vite, ou je vais encore avoir des ennuis... C’est pas l’heure
des visites !»
Basile n’avait pas demandé son reste. Courant presque, il avait repassé la porte.
Sorti, il était sorti. La joie le rendait ivre.
Plus tard, les autorités étaient venues le trouver. On s’était sévèrement enquis du
motif de sa fuite. «Mais, avait-il répondu le plus simplement du monde, c’était afin de célébrer la
sainte liturgie».
La liturgie achevée, il avait couru chez le patriarche Joachim. En pleurant, il l’avait
supplié de faire quelque chose. Le patriarche l’avait d’abord gardé dans l’enceinte du patriarcat.
Puis il était intervenu auprès du Sultan pour qu’on l’y affectât. Cela avait été accordé. Pas une
seule fois, il n’avait eu à ôter sa soutane.
Depuis, le patriarche avait obtenu du Sultan qu’il exemptât le clergé du service
militaire. La chose avait même été édictée en loi.
Mais voici que le patriarche, à présent, s’était mis en tête d’ordonner Basile. Il
voulait l’attacher comme prêtre au cimetière d’une paroisse de Baloupli. Auprès sourdaient les
eaux vives de la fontaine de Kos.
La seule pensée de désobéir rendait Basile plus que chagrin. Cependant, c’était non.
Il refusait. Le patriarche pouvait lui promettre tout l’argent du monde. Tous les royaumes de la
terre ne l’eussent pas fait changer d’avis. L’Eglise n’était pas un négoce. Il entendait rester un
vrai pauvre de Dieu.
Maintenant néanmoins, pour n’avoir pas reçu des mains du patriarche la cure du
cimetière, demeurant sans service précis, il redécouvrait la vie dure.
Pour ses enfants d’Egine, parfois, il voulait bien s’en souvenir à nouveau : «J’ai eu
beaucoup d’épreuves dans ma vie ; je suis passé par beaucoup de choses ; je suis resté sans
manger, sans dormir ; souvent, je devais coucher dehors ; et parce que j’avais des puces, l’on ne
m’acceptait nulle part». Les manières du monde -belles manières d’un monde hideux, Basile s’en
moquait bien alors. «Lorsque j’avais mangé, je retournais l’assiette à l’envers et je la laissais sur la
table. Le lendemain, je remangeais dans la même assiette. C’étaient là des choses auxquelles je ne
voulais pas faire attention. Ce n’était pas de cela que je me préoccupais. Six ans, j’ai dormi sur la
paillasse. Nul ne l’avait remarqué. Lorsqu’on s’en aperçut, l’on voulut changer mon matelas.
L’on voulut me mettre aussi des habits plus décents. Il fallut que je me fâche : «Si vous prenez le
matelas, leur ai-je dit, je m’en vais. La soutane ? Non merci, je ne prends pas garde à ces choses.
Voici cinquante ans que je n’ai pas porté de chaussures neuves. Un poêle pour me chauffer
l’hiver ? Non merci, jamais je n’ai étendu mes mains sur un poêle. Quand j’ai froid, je me couvre,
et la grâce de Dieu vient à mon secours. Non, le mieux est que vous priiez Dieu d’adoucir un
peu le temps pour que je n’aie pas froid. Mais je ne veux pas chagriner celui qui me l’offre. S’il le
veut, qu’il l’envoie ; et lorsque je partirai d’ici, il le reprendra, ou le donnera ailleurs. Et puis, si
vous me donnez un verre d’eau, je vous suis redevable. Je suis tenu d’intercéder pour vous. Mais
si je me regarde, avec la foule de mes péchés, je ne peux plus intercéder pour un autre. C’est
pourquoi, le plus qu’il m’est possible, je me garde d’être débiteur. Mieux vaut que je vous fasse
un don, que vous me soyez redevables, plutôt que je vous prenne à vous quelque chose. Plus que
de recevoir, c’est un geste bienheureux que de donner». Un instant, le Géronda se tut.
«Enfin, soupira-t-il, mes bienfaiteurs voulurent bien me laisser... Oui, ajouta-t-il,
pour nous, soyons empressés à souffrir. Aimons la vie dure... peu de nourriture, peu de
sommeil... Aimez aussi ce qui est humble, n’enviez pas ce qui est riche et luxueux. N’ayez jamais
le désir d’acquérir beaucoup d’argent. Ne contractez jamais cette maladie. Si vous avez quelque
argent, remerciez Dieu. Vous n’aurez pas mendié, vous n’aurez pas ouvert la main pour mendier.
Néanmoins, il ne faut pas vouloir grand-chose. Les biens matériels sont autant d’obstacles.
Tenez... l’Amérique est un pays ouvert ; il y a des hommes, il y a de l’argent. Mais il n’y a pas
Dieu. A présent le monde est fou, il ne sait pas ce qu’il veut. Aujourd’hui un homme a l’air sain,
il marche droit ; le lendemain, il acquiert de l’argent, il est corrompu ; et l’on se dit : "Est-ce bien
le même que je connaissais ?" Il est malaisé de trouver un homme immuable dans la vertu, ou
mieux encore, qui progresse, qui se sanctifie ; à une femme riche, j’ai demandé pourquoi elle
s’agrippait à ces biens qui bientôt disparaîtront...
«A Constantinople, j’ai connu un homme, le plus riche de la ville. Qui voulait
emprunter, c’était lui qu’il devait supplier. Véritablement, une très grosse fortune. Tous le
connaissaient, beaucoup le jalousaient.
«Je le revis, quelques années plus tard. Dans Athènes, sur la place d’Omonia : il
mendiait son pain. Cela me fit pitié.
«Vous donc, faites l’aumône. Soyez généreux. Le riche est si souvent avare. Mais
lorsque vous donnez, ne regardez pas à qui vous donnez. Ne regardez pas si l’être est bon ou
méchant. Quand il en a besoin et que vous le pouvez, donnez sans regarder. Quoi que vous ayez
d’un peu vieux, et que vous remplaciez par du neuf, donnez-le, sans regarder à qui. Même en ce
cas, l’aumône n’est pas négligeable. Elle efface une foule de péchés. Il en va de même pour le
travail que l’on accomplit gratuitement à l’église. En ces moments-là, dites-vous que vous servez
la Divinité. Vous en éprouverez une grande joie. A l’inverse, ne cherchez jamais à gagner de
l’argent le dimanche ; parce que c’est le jour du Seigneur, et qu’il appartient au Seigneur. Il y avait
à Anyssos un épicier du nom de Marcourios Panayotopoulos. Il travaillait le dimanche. De
retour à Egine, je lui ai écrit, lui demandant de ne pas travailler ce jour-là. Je préférais lui envoyer
l’argent qu’il aurait gagné à travailler ainsi, en volant le Seigneur».
Le Géronda aussi se serait cru voleur s’il lui avait fallu devenir prêtre par amour de
l’argent. Il préférait rester le petit diacre de toujours. Onze années, il était ainsi demeuré au
service du Patriarche. Onze années durant lesquelles il n’eût pas voulu changer d’état. Encore
s’estimait-il indigne que les fidèles accourussent à l’église pour l’entendre prêcher. C’était pour lui
que se pressait la foule. L’on aimait sa voix, ses paroles ; mais surtout l’on avait cette intime
certitude qu’il était le bon pasteur qui se met au service de ses brebis ; il avait cette contrition qui
fait saigner le coeur, cet amour du Seigneur qui brûle les entrailles, inondant l’être jusqu’à la
racine. Ce qui parlait par lui, sans le connaître on le reconnaissait : c’était la grâce de l’Esprit dont
les flots arrosent, baignent, fécondent la création entière.
Cette grâce, de quel secours ne lui avait-elle pas été ! Sans elle, dans cette grande
Constantinople que le Turc, depuis quatre siècles, piétinait sous sa botte, il n’eût eu nulle chance
de survivre.
L’on était un jour venu le chercher -la police du calife local. «Pappas, le grand Caddi
te veut». Basile, troublé, savait que cela n’annonçait rien de bon. Sans doute l’agha manigançait-il
contre les Roumis quelque nouvelle mesure humiliante. C’était dans ce contexte que souvent l’on
vous convoquait, vous interrogeant à propos de tout et de rien. Loisible à l’ottoman, si la
réponse déplaisait, et que l’humeur s’y prêtât, de vous envoyer aussitôt à la mort.
Basile avait fait le signe de la croix. Puis il s’était mis en route. Prêt pour son Christ à
tout souffrir. «Ce que tu veux Seigneur, murmurait-il. Non pas ce que je veux».
Au tribunal, le caddi l’avait reçu avec bienveillance. Il avait de son bureau chassé tout
le monde, puis en avait avec soin fermé les portes.
«Maître, lui avait-il dit -et son ton était empreint de déférence-, des six livres que je
gagne par mois, je garde deux pour les miens, disposant des quatre autres pour la charité ; je
marie les orphelines, je protège les pauvres, je donne aux malades. Je jeûne, avec foi priant Allah.
Lorsque je siège au tribunal, je juge et j’acquitte selon le droit, sans acception de personne, eussé-
je reçu à l’encontre quelque ordre du vizir». Puis, baissant la voix, d’un ton où frémissait une
subite impatience : «Mais toi, maître, tu dis que je n’irai pas au Paradis ? Est-ce bien ainsi, dis-
moi, que pensent les chrétiens ?» A Basile il avait semblé discerner, secrète, comme une nostalgie
qui se fût tapie, dans le coeur sincère de l’Agarénien. Cela lui avait fait la fraîche impression que
laisse à l’âme une brise. Le souffle de l’Esprit avait éveillé le juge ottoman ; on l’eût dit
instrumenté par la Providence divine. A l’être nostalgique des douceurs véridiques du Paradis, il
eût fallu apposer le sceau de l’authentique Eglise. Combien Basile, déjà, eût aimé l’arracher à sa
géhenne, à l’instant le hisser sur les cimes éblouissantes de la vérité.
C’était, il le savait, au prix de sa vie. Mais cela ne l’effrayait pas. L’Esprit lui
soufflerait ce qu’il lui faudrait dire.
- Dis-moi, maître Caddi, tu as des enfants ?
- J’en ai, fit l’archijuge.
- Tu as des esclaves, des serviteurs ?
- J'en ai aussi.
- Et tu les aimes, tes esclaves ?
- Je les aime pour ce qu’ils sont disciplinés et qu’ils font ma
volonté.
- Mais lorsque tu mourras, les institueras-tu héritiers de tes
propriétés ?
- Certes non !
- Et pourquoi cela ?
- Parce que c’est aux enfants légitimes que reviennent
exclusivement, par droit d’héritage, les biens paternels.
Il y avait eu une pause. Le diacre avait marqué un temps. Puis, du ton incisif de ceux
qui savent, il avait tranché : «Avec tout ce que tu fais, maître caddi, tu es le bon serviteur de
Dieu. Mais si tu veux devenir héritier de cette maison paternelle qu’est le paradis, il te faut
véritablement devenir enfant de Dieu ; il te faut embrasser la foi orthodoxe et te faire baptiser».
Le juge suprême avait reçu l’enseignement inspiré de Basile. Il s’était enfui de la ville
–qu’on le prît, et c’en était fait de lui- ; il avait embrassé la foi orthodoxe et reçu le saint
baptême.
Il y avait à la Ville un autre Turc encore que distinguait son respect des
archimandrites. Il avait à son tour interrogé Basile. «Effendi -maître-, s’était-il étonné, les
chrétiens me laissent perplexe. Pourquoi, durant le grand carême, le tarama leur est-il permis,
et le poisson interdit ? Pourquoi les oeufs du poisson et non pas le poisson ? N’est-ce pas là une
étrange religion ?»
L’espace d’un instant, Basile s’était inquiété. Il avait tâché, d’abord, de gagner du
temps. «Lorsque je reviendrai chez toi, avait-il jeté, je te l’expliquerai».
Il était allé à la maison du Turc. L’Esprit lui avait encore soufflé la réponse : «Viens,
je vais t’expliquer. Tes enfants, d’où les as-tu engendrés, de ta fille ou de ta femme ?» «Mais,
s’était insurgé le Turc, mes filles sont vierges. Comment eussent-elles pu enfanter ? C’est de ma
femme que je les ai engendrées». «Eh bien, avait souri Basile, comprends que le tarama est au
poisson ce que tes filles sont à ta femme. Elles, n’ont pas connu d’homme. Mais ta femme a
connu et enfanté. C’est là la différence».
Le Turc s’était réjoui. «Maître, s’était-il écrié dans un transport d’enthousiasme, fais-
nous tous chrétiens !» Et, de l’évêque, tous avaient reçu le baptême. Désormais ils portaient,
incorruptible, le sceau du Christ.
Plus tard, l’Ancien contait cette histoire. «Notre orthodoxie, concluait-il, possède de
grands charismes. Elle détient la richesse de la vérité ; mais les hommes d’aujourd’hui ne sont
pas zélés».
De Constantinople, cela était plus vrai encore. Que des Turcs y devinssent
orthodoxes n’était guère que l’exception. Pour l’ordinaire, au contraire, son zèle courrouçait.
C’est ainsi qu’un Turc du nom de Cassas avait un jour invité le hiérodiacre. Refuser l’invitation
d’un Turc, cela ne se pouvait pas. Entré chez lui, Basile s’était vu pris au piège. L’autre avait fort
bien manigancé son coup. Depuis la porte extérieure jusqu’à ses appartements, il avait jonché le
sol de croix, en sorte que Basile fût contraint de les piétiner.
A cette vue, Basile s’était attristé. Que faire ? Cependant, le Seigneur, il n’en doutait
pas, cette fois encore le tirerait de ce mauvais pas.
Ayant fait son signe de croix, il s’était baissé à terre, puis avait pris la première croix.
Avec beaucoup de piété, avec beaucoup d’amour il l’avait embrassée. Alors, tranquillement,
piétinant toutes les autres, il s’était avancé. C’était ce qu’attendait le Turc. Comme le lynx se
ramasse sur ses pattes pour fondre sur sa proie, il avait bondi. «Qu’as-tu fait, despote ? Ne vois-
tu pas ? Tu as piétiné les croix !» Mais il s’était heurté soudain à la sereine aménité du diacre.
«Pour moi, avait répondu Basile -et son visage restait impassible-, je ne sais qu’une seule croix,
celle de Notre Christ ; je ne sais qu’un seul crucifié, Notre Christ. Je me suis penché, j’ai pris la
première croix, je l’ai embrassée -tu vois comme je la tiens- et j’ai piétiné les autres. Ignorerais-tu
que nombre de malfaiteurs ont eux aussi été crucifiés ?»
C’était la grâce de Dieu qui couvrait Basile, toujours le gardant des pièges de
l’ennemi, comme lui attirant la bienveillance de beaucoup. Il avait aussi la protection du
patriarche. Tout cela le mettait hors d’atteinte. Basile eût pu longtemps rester à Constantinople.
Déjà pourtant, il songeait à partir. Lui qui voulait se consacrer entièrement à Dieu
connaissait trop de gens dans cette ville ; trop de compatriotes ; trop de parents ; cette
promiscuité l’importunait. L’amour même de sa mère le gênait. Il s’en voulait de lui être
tellement attaché. Il craignait que cet attachement excessif ne l’éloignât du Christ. Et puis, elle lui
écrivait trop. Il n’ouvrait plus ses lettres à présent. Il préférait les déchirer sans les lire. De temps
à autre pourtant, il prenait sa plume pour la rassurer. Et parce qu’il ne voulait pas qu’elle eût de
la peine, il lui écrivait que tout allait toujours pour le mieux.
A ses enfants d’Egine, plus tard, il parlait de l’amour filial. C’était pour l’amour de
Dieu qu’il le condamnait. «J’ai connu naguère, disait-il, un père de famille. C’était un homme
d’un certain âge. Un être très spirituel. Il ne cessait au-dedans de lui de psalmodier et de prier en
esprit. Il avait une fille. Elle aussi était très spirituelle. Elle l’aimait, et elle aimait les choses
spirituelles. Elle psalmodiait avec lui. Son père et elle chantaient à l’unisson. Il avait pour elle un
grand amour. Il n’eût pas voulu s’en séparer pour toutes les choses du monde.
«Un jour qu’il priait, il entendit une voix lui dire : «Ta fille, la donnerais-tu en
caution ?» La réponse avait jailli comme un cri : «Oh, non, Seigneur ! Je ne la cède pas».
«Ce jour-là son enfant s’en est allée. Elle est morte.
«Cette histoire, il est une femme aussi à qui je l’ai racontée. Sa fille veut se faire
moniale. Mais elle, ne la laisse pas partir. Elle refuse de s’en séparer. Ce récit même n’a eu sur
elle aucun effet. Malgré cela, elle n’a pas voulu comprendre».
Sans doute encore valait-il mieux l’opprobre de la stérilité que ce très maladif
attachement au fruit de ses entrailles. Une femme qui n’avait pu garder l’enfant qu’elle attendait
vint à Egine voir le Géronda. Dans sa peine, l’Ancien lui réchauffa le coeur : «Tu as un grand
regret, lui dit-il, le regret du fruit, de l’enfant. Ne t’attriste pas. Dis : mon Dieu, ce que tu veux.
S’il s’agit qu’il naisse pour son salut, oui. Mais s’il doit naître pour sa perte, devenir un voleur ou,
pis que cela, devenir ce par quoi me serait retiré l’amour que j’ai pour toi, en ce cas, non,
Seigneur, ne m’en donne pas».
Pour Basile aussi, l’heure avait sonné, du renoncement. Il allait partir, laissant
derrière lui des êtres chers. Combien d’êtres chers ! Tous les siens. Despina, sa tante, qui donnait
pourtant de si sages conseils, s’appliquant toujours à la prière... Et puis Eupraxie, la moniale, et
son frère, le moine Arsène... Ceux-là aussi maintenant étaient des siens ; et Despina les avait tant
aidés... Un jour peut-être... Basile avait la certitude qu’ils se retrouveraient. Ces amitiés étaient de
celles qui ne se brisent pas.
Basile ne savait plus très bien au fond pourquoi il s’en allait. Maintenant même il eût
souhaité reculer. N’y avait-il pas ce juge turc qui le suppliait de rester, lui promettant de répondre
de lui...? Et cette patrie qu’il avait tant aimée... Lorsque les autres, par jalousie s’étaient ligués,
dans l’idée qu’ils lui feraient à toute force quitter l’Asie Mineure, l’idée seule l’en avait fait
frémir... «Sa Petite Asie à lui... Plutôt mourir ! Qu’y avait-il de plus beau que sa chère patrie ?...»
Et voici qu’il l’abandonnait. Il avait le sentiment que Dieu l’avait voulu ainsi. Cette
pensée que c’était là la volonté de Dieu était même la seule chose qui pût le consoler.
«Tu es ma consolation dans ma misère», dit le psalmiste à
Dieu.
C’était par obéissance qu’il partait. Aux volontés de Dieu il
obéissait aveuglément. Cette obéissance-là était comme une autre
consolation déjà. Il ne fallait pas non plus trop se demander pourquoi
Dieu le voulait ainsi. Encore et toujours le psalmiste avait raison : «Les
voies de Dieu sont impénétrables».
Le langage de Basile était plus simple. Plus imagé aussi.
«Notre ventre crie, nous avons faim. Dieu aurait pu aussi nous faire sans
ventre. Mais il a jugé mieux ainsi».
Basile était donc parti. Pour la Grèce continentale. Il y avait
eu le voyage, le débarquement, dans l’agitation du Pirée. Il avait
rencontré là un compatriote ; un négociant : Constantin Vassiliade. Il
n’y avait pas loin de chez lui à Saint-Basile-de-Calipole. Basile aimait ce
saint. Il sentait sur lui comme sa protection.
Un hiéromoine desservait l’église. Une figure exceptionnelle que ce Chrysostome
Marcysse.
Peu à peu, Basile s’était attaché à lui. Il l’avait pris pour guide spirituel.
Le père Chrysostome était allé voir l’archevêque d’Athènes. Il voulait faire nommer
Basile hiérodiacre de l’église de la métropole, à Egine. L’archevêque Chrysostome
Pappadopoulos avait consenti à la requête.
Basile était ivre de joie. Il vénérait tant saint Denis, le patron d’Egine. Et puis il y
avait le merveilleux Nectaire. Deux grands saints ! Quelle gloire pour une petite île. Egine, l’île
aux saints... Ah, qu’il lui fût donné un jour de mettre lui aussi ses pas dans leurs pas ...!
Le patriarche de Constantinople, Joachim, lui avait donné une lettre de
recommandation. Il la remit en mains propres au prédicateur de l’île, Pantéléimon, le futur
métropolite de Charistia.
Il y avait deux ans à peine que saint Nectaire s’était endormi. Deux ans que les
moniales de son monastère avaient perdu leur père. Tout de suite, elles avaient vu qui était
Basile ; ses yeux intelligents ; son regard de saint ; il serait leur second père.
Et voici qu’elles l’appelaient à tout moment. Il n’avait pas son pareil pour donner le
conseil qui délivre des pièges, pour mâter la difficulté qui résiste.
Mais ses enfants d’Egine, à cette tâche en ajoutèrent une nouvelle. A son insu, ils
avaient entrepris l’archevêque Chrysostome d’Athènes. Ils voulaient lui voir remettre la direction
spirituelle du monastère d’hommes de la Mère de Dieu Chrysoléontissa à Egine. Le hiérarque
avait donné sa bénédiction.
Dès le premier instant, Basile avait été la joie de ses moines. C’était au point que
lorsqu’il les initiait à l’apprentissage des vertus, ils eussent voulu les acquérir toutes à la fois. Il y
avait un ordre pourtant. D’abord venait l’obéissance :
«Ne désobéissez pas, leur disait-il ; ne désobéissez ni à Dieu, ni à l’higoumène.
Jamais nous ne devons nous opposer à Dieu. Dieu veut, et il agit. Que sommes-nous, pauvres de
nous, pour nous opposer à lui ? Il nous faut seulement l’aimer et lui obéir».
«De l’obéissance, disait-il encore, naît l’humilité. Elle était la vertu des commençants,
elle était encore celle des parfaits ; elle était celle aussi dont son très aimé Isaac faisait
«l’ornement de la divinité. Car le Verbe qui s’est fait homme l’a revêtue et dans notre chair nous
a parlé d’elle».
Lui aussi chantait l’humilité :
«Aimez l’humilité. L’eau, quand elle coule, ne reste pas au sommet des montagnes ;
mais elle descend, en bas dans les plaines. Faites-vous petits devant les hommes».
Il fallait commencer par de petites choses. Les détails même
avaient leur importance.
L’humilité avait ses gestes.
«Une jeune fille a voulu m’aider à mettre mes chaussettes, disait-il. J’ai cédé. Je l’ai
regardée faire. Et puis je l’ai grondée : "Jeune fille, comment t’y prends-tu ? Il semble que ce soit
la première fois que tu mets des chaussettes à quelqu’un ! Sois donc plus humble !"»
L’humilité avait ses mots. Ses mots à elle. Simples comme elle.
«Lorsque vous demandez quelque chose, dites d’abord : «S’il vous plaît». Ayez de
l’humilité. Plus d’humilité.
«Une moniale voulait mourir le lendemain de ma mort. Mais je lui ai dit : «N’emploie
pas de grands mots. Moi je ne veux pas encore mourir... -et tout en disant cela, le Géronda
pleurait- parce que je suis encore dans la ténèbre».
«Une autre me disait : «Géronda, je prie pour telle chose». Mais je l’ai reprise : «Ne
dis pas : je prie ; dis : je supplie Dieu». Allez à la prière avec humilité ; pour que Dieu aie pitié de
vous.
«L’orgueil, faites très attention de vous en garder ; parce que, pour vous humilier,
Dieu permettrait les épreuves. Tâchez de faire en sorte que notre Christ ne soit pas contraint de
permettre l’épreuve, pour que vous acquériez l’humilité.
«Un jeune prêtre me demandait de le bénir pour prendre la direction d’un
monastère de femmes. Il se fondait sur une simple assurance : il disait n’éprouver aucun mal à
«respecter la morale» -c’étaient là les termes qu’il employait. Je l’ai repris sévèrement : «Et moi je
te réponds : Es-tu plus fort que le prophète David ? Nul ne peut se vanter. Sur le Mont Thabor,
tous sont tombés contre terre. Ils ont vu la divinité, ils en ont reçu le gage, mais ils sont tombés.
L’homme est faible. Et pour ma part j’ai peur, lorsque je vois que tant sont tombés, parmi les
plus grands même. Quant à toi, si tu le veux vraiment, essaie ; la grâce t’éclairera. Mais à peine
verras-tu surgir un motif de trouble, alors, sur-le-champ, sans rien dire, lève-toi, embarque, et
cingle vers le Mont Athos. Ce que demain nous deviendrons, nous ne le savons pas ; nous ne
savons pas ce que demain Dieu fera de nous».
«Soyez humbles. Paraissez comme si vous ne saviez rien. Ne désirez pas que les
hommes vous distinguent ; ne désirez pas qu’ils vous aiment ; non, ne désirez ni que l’on vous
loue ni que l’on vous aime. Quand même l’on vous cracherait au visage, ne répliquez pas ; ne
vous mettez pas en colère ; n’acceptez nulle colère au-dedans de vous. Quoi que l’autre vous
fasse, pardonnez-le lui sur-le-champ. Patientez, supportez sa colère, endurez son mépris ; et
lorsque vous aurez supporté, vous verrez des merveilles venant de Dieu ; secrètement, ou de
façon éclatante et manifeste, Dieu vous récompensera. Et s’il se trouve un homme pour vous
mépriser, Dieu en illuminera d’autres, qui vous aimeront et vous respecteront. Ainsi en est-il : les
hommes nous méprisent, nous plongent dans l’amertume, mais Dieu, lui, allège nos fardeaux. Et
dans sa compassion, il prend soin de nous.
- Mais Géronda, disaient ses enfants, nous voudrions tant, nous aussi, combattre
cette faiblesse qui nous fait désirer d’être aimés... C’est si difficile pourtant...»
Il prenait son air grave.
- Je sais, disait-il. C’est pour cela que j’aurais voulu être un
ver de terre. Oui, je vous le dis, j’aurais beaucoup voulu être un ver ; que
tous me piétinent ; que nul ne fasse attention à moi ; que nul ne
m’honore ; que je n’aie que Dieu seul à aimer ; que lui seul fasse
attention à moi ; que lui seul me secoure ; que lui seul ne m’abandonne
pas.
«Il est plus en sécurité l’homme qui vit dans l’obscurité, dans l’humilité. Aux
humbles appartiennent la grâce, la fécondité, la bénédiction.
«Un évêque partit pour le Mont Athos. Il désirait vivre dans un monastère comme
un simple moine. Un ange du Seigneur vint en éclaireur avertir les frères : «Un évêque arrive
pour vous visiter». Tous descendirent au rivage. Ils ne virent pas d’évêque. Il n’y avait là qu’un
simple moine. A cause de sa mise, ils ne comprirent pas ce qu’il était. Ils le prirent avec eux, et
l’employèrent aux tâches serviles. Ils l’envoyaient dans la montagne pour la corvée de bois.
Comme il n’y était pas accoutumé toutefois, il peinait sang et eau. Mais il continuait d’accomplir
tout ce qu’on lui ordonnait de faire.
«Un jour enfin qu’il descendait de la montagne, sa bête lourdement chargée de bois,
l’ange du Seigneur, une nouvelle fois, apparut aux moines, disant : «Voici l’évêque ! Courez !
C’est lui qui maintenant arrive, charriant le bois sur sa bête. Il peine, courez !» Tous accoururent,
se prosternèrent devant lui, et lui firent des métanies, implorant son pardon.
«Avez-vous vu, mes enfants, l’humilité ?
«Ecoutez encore.
«J’allais souvent à l’Athos. Jusqu’à ce qu’un jour j’y
rencontre un moine. C’était un fou. «Je vais tuer le patriarche !» disait-il.
Et autres choses insensées. Lorsqu’on lui parlait, il paraissait ne pas
comprendre. De l’avis de tous, il était fou.
«Je l’observais dans les yeux. Et non seulement j’y vis qu’il n’était pas fou, mais j’y
distinguai encore de la vertu. J’y notai aussi que les paroles qu’il prononçait de temps à autre
étaient celles d’un homme qui, loin d’être fou, avait beaucoup de discernement spirituel.
«Un jour qu’il était seul dans un lieu écarté, je l’aborde et lui dis : «Je suis prêtre : je
suis pécheur, je le sais et ne crains pas de te le dire ; néanmoins, alors même que mes péchés
défendent à la grâce de descendre sur moi, il est une chose en quoi tu dois respecter ma
prêtrise ; autrement, tu ferais un grand péché ; voilà : tu me dois la vérité. Réponds-moi
franchement : Tu n’es pas fou ; pourquoi donc contrefais-tu le fou ?» Il me dit : «A toi je dis la
vérité. Je ne suis pas fou ; mais je fais le fou pour fuir tout éloge, pour m’attirer mépris et
injures ; en sorte qu’un jour peut-être je sois jugé digne de voir la face de Dieu. Seulement, à
mon tour maintenant, je te demande une grâce : jusqu’à ma mort, ne dis cela à personne».
«Avez-vous vu cette humilité ?»
Le Géronda pleurait à présent. Cette humilité, c’était
comme s’il la sondait jusqu’à sa racine, comme s’il sabîmait dans ses
profondeurs, à s’en donner le vertige. Il fermait les yeux.
L’on sentait en lui l’expérience. De l’humilité, il n’ignorait plus nul secret. Elle était
pour lui comme une amie de longue date, une compagne des jours anciens. Il semblait bien la
connaître.
Cela se voyait à son air si doux, à ses larmes d’amour. Oui, pour elle, il avait l’amour
vrai de ceux qui véritablement sont humbles ; de ceux auxquels la grâce révèle les mystères ; de
ceux qui déjà sont parfaits en sagesse.
Il ne s’en défendait pas entièrement. Les Pères n’aiment pas à parler de ce qu’ils
n’ont pas vécu. Cela transparaissait sous son langage simple : «Si vous ne mangez pas de sucre,
comment direz-vous à un autre la douceur du sucre ? Il faut connaître son goût. Appliquez-
vous ; mangez-en d’abord vous-mêmes».
Il fallait s’en aller soi-même au-devant de l’humiliation. «Deux femmes se disputaient
pour une assiette cassée. A les entendre, je me suis attristé. J’ai voulu qu’elles ne se disputent
plus. J’ai remboursé l’assiette moi-même. "C’est moi qui l’ai cassée, leur ai-je dit ; ce n’est pas
vous". Je ne l’avais pas cassée, bien sûr, cette assiette ; je ne l’avais même pas vue».
Il fallait tout s’imputer à péché.
Tout joyeux, ses enfants venaient à lui. «N’est-ce pas miraculeux, Géronda ? Vous
aviez dit d’acheter des raisins secs et voilà que quelqu’un en a apporté !» Il fronçait les sourcils :
«Cela ne vous attriste-t-il pas ? Tout cela est arrivé à cause de mes péchés. Je suis un homme
pécheur ; j’ai demandé des biens matériels, et Dieu m’a envoyé des biens matériels, au lieu des
spirituels».
Le voir honorer son visiteur, tandis que lui-même se regardait comme rien,
emplissait le coeur de contrition. Qu’un prêtre le visitât, et il était le premier à lui faire une
métanie, à lui demander ses prières. Il suppliait : «Quand notre Christ aura pitié de toi, dis-lui :
Mon Christ, aie pitié de celui-ci aussi qui a eu un peu pitié de moi».
Il se considérait comme le plus indigne. Tout juste s’il méritait qu’on remarquât sa
présence.
«Surtout, recommandait-il à ses visiteurs, surtout, lorsque je
viendrai vous voir au bureau, ne manifestez aucun enthousiasme. Je ne
suis rien de plus que les autres».
Au contraire, il était moins qu’eux tous. Il les voyait très
haut, comme juchés sur un toit. Lui était tout en bas.
Un jeune prêtre était venu le voir. «Devant lui, avait-il confié à ses enfants, je
retenais mes larmes ; sur son visage, je voyais des vertus que je n’avais pas acquises, moi qui suis
plus vieux que lui. Je voulais supplier Dieu qu’il le gardât toujours pur. Je n’aurais pas dû lui
parler... A cause de sa grande jeunesse seulement, j’ai pensé que je pouvais le faire peut-être...
«Et cet autre qui est venu... Comme il est plus haut que moi qui ne suis rien !
Lorsque j’avais son âge, mon âme n’était pas sans cesse, comme la sienne, tournée vers Dieu.
Lui, avec son silence et son amour de Dieu, est tellement plus haut !»
Et il pleurait.
Ses enfants s’insurgeaient : «Mais vous, Géronda, vous êtes
un être hors du commun». Son visage devenait sérieux : «M’avez-vous
déjà vu faire votre éloge ? Non, moi seul ai de la sorte gaspillé mes
années, tenant mon esprit loin de Dieu».
Il se faisait soudain plus grave. «Vous, mes enfants, vous êtes jeunes encore ; vous
pouvez vous corriger. Pour moi, ma souffrance est grande de ne pas voir encore la lumière de
mon Christ ; il faut encore que je change, il faut encore que je me corrige, il faut que je m’afflige
encore...»
Le Géronda poursuivait : «Pour vous, méprisez les éloges des hommes. Que Dieu
seul fasse votre éloge. Dites : "Je suis pécheur", et dans votre entourage, dites que vous êtes le
plus pécheur. Lorsqu’on vous loue, dites à l’intérieur de vous : "Moi je sais le minable que je suis.
Vous, vous ne me connaissez pas". Qu’il y ait continuellement dans votre pensée cette parole du
Psalmiste : "Mon iniquité est toujours devant moi". Et demandez sans cesse la miséricorde de
Dieu. Dites avec l’Apôtre Paul : "Je suis le second pécheur". L’Apôtre Paul disait : "Je ne suis
pas digne d’être appelé apôtre". Et nous, que sommes-nous ? Que devons-nous dire ? Que dois-
je dire moi ? Quand deviendrai-je comme Dieu me veut ?»
Et disant ces mots, il pleurait.
Tant d’humilité confondait. Il continuait :
«Une âme, dans sa contrition, pleurait quatorze heures d’affilée. Elle disait : Mes
yeux sont petits, j’ai trop de larmes, elles n’ont pas la place».
C’était de lui qu’il parlait. Toujours, lorsqu’il parlait de lui, il en parlait comme d’une
tierce personne. Lui-même s’était abîmé dans l’humilité. Et voici qu’au fond de cet abîme, il avait
trouvé le fruit ; il avait cueilli le fruit de paradis. Et ce fruit était la prière. La prière hésychaste.
C’est par l’humilité qu’elle se laissait atteindre.
«Ainsi, dit saint Jean Climaque, vous pourrez connaître avec certitude que cette
sainte vertu de l’humilité est en vous lorsque vous vous sentirez échauffé d’un amour brûlant et
tout extraordinaire pour la prière...»
Baissant la voix, l’Ancien se penchait vers ses enfants : «Essayez, dit-il, ce n’est pas
difficile. Si vous essayez et que vous le vouliez à toute force, vous réussirez. Lorsqu’on demande
les biens spirituels, Dieu donne plus que l’on n’a demandé.
«Essayez seulement. Gardez l’humilité. Toujours plus d’humilité».
C’était de l’humilité que naissait la paix des pensées, dans la paix des pensées que
s’élevait l’amoureux entretien avec Dieu, par l’amoureux entretien avec Dieu que s’ouvrait l’accès
à la ténèbre lumineuse.
«Lorsque vous en arriverez là, mes enfants aimés -et je prie Dieu qu’il vous en rende
dignes un jour-, alors vous vous souviendrez de moi. Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas
savoir les bienfaits de la prière. Si vous le compreniez, si vous persévériez dans la prière, vous
verriez des merveilles, des miracles. Vous auriez une telle joie que vous craindriez de perdre la
tête. Une joie que vous n’auriez pas la force de porter.
«Une jeune femme est venue et m’a dit : "Fais une prière, Géronda, pour que je ne
devienne pas folle. Folle à cause de la joie trop grande que je ressens. Une si grande joie
spirituelle que j’en ai peur".
«Elle veut dire, mes enfants, qu’elle prie beaucoup. Elle prie tant qu’elle ne peut plus
porter la joie qui emplit ses membres. La persévérance dans la prière pure attirera dans vos
coeurs la grâce de Dieu. Et lorsqu’elle l’aura attirée, et qu’elle habitera au-dedans de vous, alors
vous ne voudrez plus rien. Et vous verrez comme vous aimerez les êtres ; vous vous sacrifierez
pour eux s’il le faut, mais vous ne voudrez cependant ni être aimés d’eux, ni rester parmi eux.
Vous sentirez Dieu près de vous. Vous direz : "Il est près de moi". Je le vois, je le regarde. Je ne
veux plus des hommes. Toi seulement mon Seigneur...»
Le Géronda achevait. Il parlait d’expérience. Il parlait à la manière des déifiés. Il
parlait et son langage était musique. C’était un chant d’amour. Cela résonnait comme une hymne
de saint Syméon :
Laissez-moi seul, enfermé dans ma cellule,
Laissez-moi avec Dieu, le seul ami de l’homme.
Allez-vous en, éloignez-vous, laissez-moi seul
Me mourir à la face du Dieu qui m’a façonné !
Que nul ne frappe à la porte, que nul n’élève la voix,
Que nul parent, que nul ami ne me visite,
Que nul ne captive ma pensée, pour l’arracher
A la contemplation de mon maître si bon, si beau,
Que nul ne me donne ma pitance, que nul ne me porte mon breuvage !
Me mourir à la face de mon Dieu, voilà pour ma suffisance,
A la face du Dieu de miséricorde, du Dieu ami de l’homme,
Descendu sur la terre appeler les pécheurs
Et les ramener avec lui à la vie divine.
Ah ! Je ne veux plus voir la lumière de ce monde,
Ni le soleil même, ni chose aucune du monde ;
Car je vois mon maître, oui, je vois mon roi...
(Hymne XXVIII)
L’Ancien soupirait : «Ah... ! Cette joie est la plus haute ! Elle
est la plus nécessaire. Est-ce que notre Christ lui-même ne priait pas
toujours ? Que lisons-nous dans l’Evangile ? "Je vais m’éloigner et prier
là-bas", "Il tomba sur sa face en prière", "s’étant éloigné, il pria pour la
troisième fois", "le matin à l’aube, s’étant levé, il sortit et s’éloigna dans
un lieu désert, et là, il pria", "et lui, s’était éloigné d’un jet de pierres et
ayant fléchi les genoux, se mit en prière"... Ah... Je ne résiste pas quand
je lis ces choses ; quand je me représente notre Christ en prière... Vous
avez entendu... "Il s’éloigna d’un jet de pierres et tomba sur sa face"...
Malheur à celui qui ne comprend pas... Malheur à celui qui ne connaît
pas le prix de la prière ! Si notre Christ lui-même qui est Dieu a jugé la
prière si nécessaire, que devons-nous dire, nous, les hommes ? Certains,
lorsqu’il s’est passé un peu de temps où ils n’ont pas prié, ne peuvent le
supporter. Ils souffrent. Ils voient comme un martyre ces instants où ils
voudraient prier et où ils ne le peuvent pas.
«Quelqu’un priait toute la nuit. Toute la nuit, les paroles de la prière, sans peine, lui
venaient.
«Autant il faut régler tout avec mesure, et la nourriture, et le sommeil, et le
vêtement, autant dans la prière il n’est pas besoin de mesure.
«Vous donc, combien priez-vous ? N’avez-vous pas essayé de prier davantage pour
voir quelle joie vous recevriez de la prière pure lorsqu’elle s’est accrue ?
«Toujours plus de prière. Augmentez chaque jour la prière. Si vous ne travaillez
qu’un seul jour de la semaine, serez-vous payés pour le restant de la semaine ?
«Priez davantage pour que votre esprit s’ouvre.
«Si tout au fond de vous, votre esprit contemplait les
Mystères, alors nous vaincrions.
«Peut-être à présent ne comprenez-vous pas ces choses que je vous dis ; plus tard
peut-être...
«J’aimerais que bientôt vous reveniez me dire : «Géronda,
nous avons accru la prière. Nous avons augmenté la prière et nous
avons saisi. Nous avons saisi le sens de la prière au point d’en perdre la
tête...
«Puisse Dieu vous rendre dignes plus tard de plonger dans ces choses, d’en ressentir
le mystère.
«Ce jour-là, alors, vous comprendrez qu’il n’est pas d’autre joie pareille à celle-ci.
Vous comprendrez qu’il n’est pas de joie plus haute. Oui, cette joie-là est la plus haute.
«Un jour viendra où vous ne voudrez plus revenir aux
choses terrestres...»
Le Géronda paraissait soudain fatigué. Son ton se faisait
suppliant : «Maintenant, asseyez-vous un peu à l’écart, que je me repose
un peu...»
Il gagnait sa cellule. Ce n’était pas tant la fatigue qui le poussait à fuir... Plutôt le
besoin de solitude. Il était comme l’animal que gêne la présence étrangère. Il attendrait, tapi, que
le danger fût passé. A l’abri du hallier, il referait ses forces.
Quelle pouvait bien être, à cet instant, la prière de l’Ancien ? Mystérieux Géronda...
«Toute ma vie, disait-il, a été un mystère». L’humilité s’accommodait bien aussi de cette opacité :
«Ne laissez pas de traces», répétait-il. Il aimait que ses enfants notent ses propos en signes
codés...
C’était pour eux qu’il priait, là-bas, reclus dans sa cellule. Pour tous, toutes et tout.
«Il est bon de prier pour toute chose», disait-il. Et l’Ancien, parfois, se livrait à de rares
confidences : «Je prie, disait-il, pour l’élévation de telle moniale dans le ciel». Ou bien : «Je prie
pour toi. Pas un seul jour je n’oublie de prier pour toi. Jusqu’à la mort, je prierai que le Seigneur
te guide, t’éclaire, te couvre. Je prie Dieu que tu acquières des charismes spirituels ; que tu aimes
notre Christ comme Marie-Madeleine dont les yeux ne pouvaient s’arrêter de verser pour lui des
larmes d’amour». A un autre, il disait : «Tu as beaucoup de tourments ; je prie Dieu qu’il t’en
délivre. Mais pour toi, je ne peux rien faire que prier. Oui, pour toi je prie beaucoup notre
Christ ; qu’il te donne la force avant que n’arrive l’épreuve. Mais toi, ne délaisse pas Dieu et
songe à la mort».
S’il parlait ainsi de sa prière à lui, c’était pour inciter ses enfants à vouloir l’imiter.
Quant à être remercié pour ses prières, il ne le voulait pas. «Merci, Géronda, pour vos prières, lui
disait-on ; depuis que je vous connais et que vous priez pour moi, j’ai vu un grand changement
se faire en moi». Cela l’agaçait plutôt : «Si tu pries, toi aussi, mes prières alors te profitent, mais
si, toi, tu ne pries pas... Le plus grand profit, tu le trouveras dans la prière. Si je mange à ta place,
est-ce à toi qu’ira la force que donne la nourriture ? Alors, je supplie Dieu ; je dis : Seigneur que
la force de ce repas que je mange aille à celui-ci». Ou bien : «Oui, oui, je ferai une prière, je
supplierai Dieu pour vous. Je fais ce que je peux. Mais vous aussi, priez. A elle seule, une main
ne peut ni résonner ni applaudir».
Pour ses enfants, la prière du Géronda était comme un holocauste qu’il eût fait de sa
personne. Elle lui coûtait beaucoup de sang, beaucoup de peine. Il les aimait comme ses
entrailles. Pour eux, il intercédait de tout son être. «Lorsque je prie pour quelqu’un, disait-il, je
sacrifie beaucoup de moi-même. Oui, je me sacrifie moi-même pour vous tous».
Il se sacrifiait jusqu’à l’épuisement : «Je suis déliquescent après la prière. Parler à
figure humaine, cela même, je ne puis le supporter...»
Il fallait que la prière du Géronda s’élevât devant Dieu comme une colonne de feu,
qu’elle le fît monter jusqu’au ciel, qu’elle lui donnât à voir des choses sublimes, ineffables...
Mais de tout cela, il se cachait bien. «Si un jour Dieu permet que vous ayez une belle
vision, ne la divulguez pas. Elle ne reviendrait pas. Il y avait quatorze ans que l’apôtre Paul avait
eu cette vision et il la taisait à tous. Et lorsqu’il s’en ouvrit, loin de se l’attribuer à lui-même, il
dit : Je connais un homme qui, il y a quatorze ans...»
Sans doute le Géronda avait-il, lui aussi, des visions. Lorsqu’il revenait de sa cellule, il
était si changé d’aspect que les yeux de ses enfants s’agrandissaient de crainte. L’expression de
son visage était renouvelée, la teneur de sa voix modifiée ; la grâce était répandue dans ses
membres, la lumière avait accroché sur lui des éclats.
Celui qu’ils avaient devant eux était un saint de Dieu.
Ils se sentaient trop indignes. Comme Moïse devant le
buisson :
«Ne t’approche pas d’ici, délie la sandale de tes pieds, car ce
lieu où tu te tiens est une terre sainte» (Ex. 3,5).
Il demeurait longtemps sans parler. L’on voyait qu’il vivait quelque part ailleurs. Il
s’efforçait de paraître là. Il s’acharnait. Les mots s’emmêlaient sur sa langue. «Quand je
commence... C’est un tel plaisir... Je ne veux pas finir... Oui, oui, celui qui ressent beaucoup
notre Christ ne peut pas ne pas beaucoup l’aimer... Il ne lui suffit pas de lui donner sa vie...»
Il nous faisait signe : «Et souvenez-vous toujours : Il n’est pas de vie plus douce que
la vie spirituelle...»
Pour la vie spirituelle, il avait ses paraboles. La vie spirituelle était semblable à la
flamme d’un cierge. «Vous tenez un cierge dans la main et vous gardez votre doigt loin de la
flamme. Parce que la flamme est loin, elle ne vous brûle pas. Mais plus près vous en approchez,
mieux vous comprenez la nature de la flamme. Et lorsque vous arrivez au plus près, vous sentez
la brûlure. Nous ne voyons pas notre péché parce que nous n’approchons pas assez notre
Christ. Approchons-nous plus près et nous verrons notre péché. Approchons plus près de
notre Christ».
«Dites-vous encore, poursuivait-il, que nous vivons dans une chambre qu’éclairerait
une bougie, ou une lampe à pétrole. A l’intérieur, nous y voyons. Dans le plafond cependant est
pratiquée une ouverture. Nous nous en approchons et nous voyons une autre lumière, plus belle
et plus forte, qui ressemble au jour. Elle nous fascine, cette lumière, elle tient notre regard captif.
Nous voudrions pouvoir vivre toujours dans cette lumière. Nous ne voulons plus retourner en
arrière, à la lueur de la bougie. Ainsi est la vie spirituelle. Si agréable que soit la vie du monde, elle
ne peut nous donner cette joie spirituelle dont l’âme a si soif. La vie spirituelle est lumière, paix,
joie. Elle est la vie de notre Christ. Il faut désirer la vivre, désirer vivre dans la lumière incréée de
notre Christ. Car après que l’on aura vu la vraie lumière, voudra-t-on s’en retourner en arrière, à
l’indigente lueur d’une bougie ?»
Il arrivait, pourtant, que l’on revînt en arrière. La grâce parfois se retirait d’elle-
même. Il n’était pas si aisé d’échapper aux démons. Ils tenaient tous les hommes. Les parfaits
même entre les parfaits. Oui, les saints Syméon eux-mêmes.
Me voyant maintenant, tout entier, ce me semble, ton esclave,
Suspendu à ta lumière, et comme rivé à toi,
Tendu par le désir de toi, entravé par l’amour de toi,
Je demeure étonné, stupéfait, et ne puis comprendre
Comment à mon âme misérable s’attache l’affliction,
Comment me pénètre le chagrin, comment tout entier il m’ébranle,
Comment il me prive, ô mon Dieu, de ta douceur,
Comment de la joie me sépare l’accablement trop lourd des choses de la
terre.
J’ai tant chuté, tant péché,
Je t’ai tant outragé, mon Christ,
Pourquoi m’abandonnes-tu, ô très bon,
Pourquoi m’affliger, plus que tu ne le fis autrefois,
Quand mon âme encore demeurait la proie des passions ?
(Hymne XLI)
Il avait suffi d’un rien pourtant ; d’une brisure dans
l’hésychia ; de l’irruption d’une pensée. L’espace d’un instant, elle avait
captivé l’esprit. Elle avait rompu le charme.
L’âme rejoignait son exil. La nostalgie le faisait seulement plus âpre. A cause de ce
goût disparu -ce goût de paradis.
«Rêvez, disait le Géronda, rêvez à la Reine des Cieux, pensez à elle ; ayez la nostalgie
de la Toute Sainte.
«Aimez aussi, oui, par avance, chérissez l’éternité. Ayez d’elle la nostalgie.
«Vivons là-bas, non pas ici. Que rien ici ne nous retienne, de crainte que, prisonniers
d’ici-bas, nous ne perdions l’immortalité».
Il n’y avait que l’âme pour vaguement se souvenir. Elle pleurait à présent, soupirant
après son hésychia perdue.
«Mon Christ, criait le Géronda, je ne veux que toi. Comment prendrai-je de la force
si, en cet instant même, je ne te vois pas, si je ne te sens pas... Aie pitié de moi, ne m’abandonne
pas...»
Maintenant il faudrait retrouver l’hésychia. Cela demanderait du temps, de la
patience ; le labeur serait long ; il faudrait beaucoup travailler sur l’âme...
«Donne ton sang, tu recevras la grâce», disent les Pères.
Maintenant venait le temps de l’affliction, cette affliction
qu’enseigne Syméon :
Délaisse le monde entier et ceux qui sont dans le monde,
Au deuil bienheureux seulement applique-toi !
Garde tes gémissements pour tes méfaits,
Eux qui t’ont privé de la jouissance du Christ,
Créateur de toutes choses, et de ses saints.
En ceci mets ton unique souci :
Tiens ton corps même pour étranger,
Tel un criminel fixe la terre,
Emprunte le chemin de la mort,
Du tréfonds de ton coeur sans cesse exhalant tes soupirs
Et que les larmes seules viennent laver ton visage !
(Hymne IV)
D’abord renoncer au monde. Demeurer en cellule. Il ne
faisait guère bon pour un moine se tenir loin de sa cellule.
«Enferme-toi dans ta cellule, elle t’apprendra tout» disent les Pères. Le Géronda ne
parlait pas d’autre sorte : «Dans ta chambre, enferme-toi, et là, tu trouveras le bonheur.
Enferme-toi dans ta maison ; enferme-toi dans ta cellule ; que les autres n’y entrent pas ; là, prie,
fortifie-toi ; et lorsque tu seras devenu plus fort, alors seulement, aide les autres».
Dans la vie chrétienne, l’amour commençait par l’égoïsme. C’était aussi la leçon des
Pères. N’était-on pas matelot avant de devenir capitaine ? Il y avait grand-risque à vouloir
repêcher un frère quand on ne savait pas nager soi-même. Grand-risque de se noyer à deux. Le
piège était de se croire utile au prochain. C’était le diable qui suscitait cette pensée. La vue de
l’âme tranquille priant son créateur le brûlait. Il voulait la voir courir çà et là. L’âme était naïve.
S’agiter en tous sens pour aider le prochain, cela lui souriait. Elle oubliait le précepte de
l’Apôtre : «Hâtons-nous de racheter le temps...»
«Il est bon de faire le bien, disait l’Ancien. Mais ces années que vous aurez perdues,
vous ne les retrouverez pas. Ne gaspillez pas vos forces. Vous ne pouvez tout faire. Vous ne
pouvez porter beaucoup. C’est maintenant qu’il vous faut lutter pour la part spirituelle afin, plus
tard, d’en récolter les fruits. Oui, Dieu, plus tard, vous accordera d’en jouir.
«Dites-vous : Qui est le plus respectable : l’homme ou Dieu ?
«Autant que possible, enfermez-vous ; ne sortez pas de chez vous. Evitez les allées
et venues. Faites vos courses la veille, pour n’être pas obligés de sortir. Qu’un jour entier se
passe sans que vous ayez à voir face d’homme. L’âme ne se plaît ni aux fréquentations
nombreuses, ni aux multiples amitiés.
«Là bien sûr où vous trouverez du profit, courez-y. Mais, par manière générale,
n’allez pas chez les autres ; évitez tout cela. Autant qu’il vous sera possible, évitez la compagnie
des hommes, pour n’être pas attaché à un autre qu’au Christ.
«Si l’on vous presse de venir, refusez aimablement ; dites : "Pardonnez-moi, je suis
occupé ; je suis désolé, mais j’ai beaucoup de travail ; je n’ai plus le courage... plus la force..." Et
si vous n’allez nulle part, une ou deux fois l’on vous jugera mal, mais après, l’on s’habituera. On
le saura et l’on dira : "Celui-ci, de toute façon, il ne va nulle part". Bien sûr, ne peinez personne ;
à tous parlez avec bonté. Et s’il est des gens qui veulent venir chez vous, laissez-les venir. S’ils
viennent, dites : Ils ont bien fait de venir ; et si, quand vous les attendiez, ils ne viennent pas,
dites : Ils ont bien fait de ne pas venir : soyez indifférents. Et n’allez pas non plus leur
téléphoner. Les autres ont votre numéro de téléphone. S’ils ont besoin, ils appelleront. Laissez-
les appeler. Cela suffit. D’une manière générale, coupez-vous du monde et progressez
spirituellement. Plus vous vous coupez des choses du monde, plus votre esprit se libère et se
purifie, et mieux il prie.
«Aimons l’hésychia. L’hésychia et le silence. Evitez de parler. Tenez votre langue.
Dites : "Mets, Seigneur, une garde à ma bouche". Mettez comme canon dans votre bouche de
ne rien dire à personne. Contentez-vous de répondre lorsqu’on vous interroge. Autrement, ne
parlez pas. Lorsqu’on ne vous interroge pas, taisez-vous. Si, dehors, vous désirez éviter
d’entamer une conversation, et que l’on vous demande comment vous allez, dites : "Bien,
merci", ne dites pas : "et vous ?" Forcée de comprendre que vous êtes fuyant, la personne ne
pourra rien ajouter. Pour moi, lorsque, sans mot dire, je quitte l’église, ou que tout-à-coup je
laisse plantés là mes interlocuteurs, l’on me traite de sauvage, de sauvageon. Cela ne fait rien,
laissons-les dire. Mais vous, ne dites à personne ce que vous faites dans le silence ; ne dites à
personne ce secret qui est en vous : la prière. Faites la prière et aimez le silence. L’on gagne
beaucoup au silence. Essayez-vous au silence. Vous verrez comme est beau le silence. Si vous
vous habituez au silence, vous aurez le désir de ne plus parler. Tant est beau le silence...»
Il soupirait. «Hésychia, hésychia ! Autant la nourriture est nécessaire, autant aussi
l’hésychia. Une jeune fille est venue me voir. Elle veut devenir moniale. Elle fait le tour de tous
les monastères pour trouver celui qui puisse lui convenir. Je lui ai dit : "Non, laisse donc ce soin
à la Providence de Dieu ; le temps n’est pas venu ; ne cours pas ici et là. Hésychia. Jusqu’à
maintenant tu n’as fait que courir. Tout comme dans le psaume : Je cours çà et là, tout le jour,
en vain je m’agite. Non, maintenant, veille à la part spirituelle. Pour moi, sais-tu, je puis rester
trois mois sans sortir d’ici". Elle s’est inquiétée. "Mais, Géronda, je ne parviens pas à rester
longtemps enfermée, à goûter l’hésychia ; j’ai besoin de sortir".
- C’est que tu n’as pas goûté l’hésychia. Et je n’appelle pas hésychia le fait de se
reposer un peu dans sa chambre ; l’hésychia, c’est une réclusion volontaire ; non pas de quelques
heures, mais de plusieurs jours. Un Géronda demandait à un paysan qui avait un cheval :
Conduis-moi sur cette montagne, et reviens dans huit jours. Et de huit jours entiers, il ne
mangeait pas, il ne dormait pas. Nous donc, comment arriverons-nous à cette prière ?
«Non, ne sortez pas de chez vous ; vous avez beaucoup à y faire. A moins peut-être
que vous ne connaissiez, non loin de là, des êtres spirituels, qui soient pour votre repos spirituel ;
un moine, une moniale... Allez un peu les voir, mais ne les importunez pas ; ne les empêchez pas
de respecter leur règle. Et si vous n’avez personne, ne vous attristez pas pour autant. Asseyez-
vous dans votre maison ; et Dieu, qui nous aime tous, enverra son ange, pour vous rasséréner.
Dieu sait tout cela ; il ne vous abandonnera pas.
«Et vous, dans l’intérieur de votre maison, et tout en vaquant aux tâches
domestiques, essayez-vous à vivre très spirituellement. Chaque jour, faites-vous une obligation
de trouver au moins une heure, une petite heure, où vous serez tout-à-fait seul, en sorte de vous
livrer à une occupation spirituelle : prière, génuflexions, larmes, entretien avec Dieu... Faites de
votre maison une église, un ermitage. Que votre lit même vous soit une église. Que votre lit soit
votre ermitage. Peut-être s’irrite-t-on chez vous de vous voir faire une prière plus de cinq
minutes de suite ? Alors, pour les choses spirituelles devenez voleurs. Oui, dans les choses
spirituelles, apprenez à voler. Dînez de bonne heure, et dites aux autres : Je me couche tôt parce
que je suis fatigué. Couchez-vous tôt : tombez sur votre lit, et ne dormez pas. Dans votre lit,
priez. S’il vous arrive de vous endormir, tant pis ; mais si vous ne dormez pas, priez. Faites
autant de prière que vous le voulez ; nul ne vous en empêche. Quoi qu’il en soit, ne vous
endormez jamais sans la prière. Et si, au moment de faire la prière, vous tombez de fatigue,
parce que vous avez travaillé tout le jour, alors, dormez un peu ; puis, levez-vous et faites votre
prière. Et ne dormez pas dans votre lit avec quelqu’un d’autre, ni la soeur avec la soeur, ni l’amie
avec l’amie. M’entendez-vous ? Toujours seuls. Et quand il n’y a pas deux lits, dormez sur une
chaise. Parce qu’il se peut que vous vouliez prier, et que l’autre veuille dormir, ou bien vous
parler. Alors, dormez seuls.
«Le matin, lorsque vous partirez sans avoir fait la prière,
tout ira à l'envers dans la journée. Mais, lorsqu'au matin vous aurez
ressenti de la contrition, alors toute la journée, vous volerez.
«Aussi, quoi qu'il arrive, ne délaissez pas la prière. Redoutez la négligence et
l'indifférence. Et pour armes du combat spirituel, prenez la prière et la vigilance».
Le Géronda prescrivait les prières comme un médecin prescrit les remèdes.
«L'Eglise, disait-il, est un hôpital». «Dis-nous, Père, lui demandaient ses enfants, lorsque la
pensée est enténébrée, que l'âme traverse un moment difficile, quelle prière convient-il de faire ?
-Le Credo, répondait-il sans hésiter. Le Credo, dites-le une fois le matin, une fois à midi et une
fois le soir ; n'attendez pas l'office des complies pour le dire. Qu'il ne se passe pas un jour que
vous ne le disiez, soit dans l'office, soit isolément. Et lorsque vous le dites, récitez ainsi : "Je
crois..." "en un seul Dieu...", "créateur...", et cela, jusqu'à la fin : parlez assez lentement en sorte
que le Malin soit impuissant à s'emparer de vos pensées ; appliquez-vous à penser au sens des
paroles, à laisser chaque mot s'imprimer dans votre coeur. Le credo, je le dis souvent ; je le récite
cinq ou six fois par jour. Lorsqu'une pensée me vient, je dis le credo, et le credo chasse la
pensée».
La garde des pensées... C'était là chose difficile, qui nécessitait l'hésychia... Vouloir
jusqu'au sang chasser les pensées -l'unique voie vers la prière pure.
«Lorsque je fais la prière et qu'une pensée me vient, insistait le Géronda, je la chasse
aussitôt. En cet instant-là, la pensée m'est importune ; je ne veux pas d'elle ; je ne veux que mon
Christ.
«Tâchez d'acquérir la virginité des pensées ; de toutes les pensées. Tout part du
coeur et des pensées. Tout est redevable aux pensées. A l'heure de la prière, ne pensez à rien qui
puisse arracher à Dieu votre esprit. Chassez tous les êtres ; tous et toutes, il faut que nous les
chassions. Lorsque vous priez et que quelqu'un vous vient à l'esprit, chassez-le sur-le-champ ;
quel que soit le visage, chassez-le. Et si à cette heure-là, c'est moi dont le visage vous vienne,
considérez-moi comme votre plus grand ennemi.
«Oui, les pensées, autant que vous le pouvez, chassez-les,
méprisez-les. Mais si vous échouez d'abord, ne vous attristez pas. Quoi
que fassent les pensées, de quelque façon qu'elles nous viennent, elles
nous sont étrangères. Mais si, dans un premier temps, l'esprit, souvent,
s'échappe de la prière, loin des mots que nous disons, cela ne fait rien.
Tant que nous ne nous en allons pas, nous aussi, avec lui, il reviendra.
L'esprit ressemble -pardonnez-moi- au petit de la jument. Il est ce
poulain fou qui court çà et là ; lui non plus ne veut pas rester en place,
immobile, auprès de sa mère, que retient le licol. Il se fatigue vite
pourtant. Bientôt il revient à ses pieds se coucher. Il vient se reposer et
dormir un moment. Si donc vous restez, vous, dans l'attitude de la
prière, l'esprit, lors même qu’il s’en ira, reviendra bien vite. Entretemps
cependant, veillez à vos actes. Gardez-vous des laides et mauvaises
actions. Les pensées quant à elles sont étrangères ; un autre que vous les
amène ; comme elles sont venues, de même elles s'en iront. Et si vous
vous montrez vigilants à cette exigence unique -garder intacte en vous la
part spirituelle- le reste, de son propre mouvement, passera. Et le diable
même s'affligera ; car il lui est cuisant pour lors d’induire qu’il n’a qu’en
vain combattu l'homme.
«Pour ce que, si continûment vous gardez sur la prière, et
sur Dieu l'esprit, plus rien, dorénavant, ne pourra vous nuire. Le nom
seul de notre Christ chasse en effet les esprits mauvais. Et comme le
soleil un à un disperse les nuages, de même aussi cette prière : Seigneur
Jésus Christ, aie pitié de moi pécheur».
Le Géronda possédait l'expérience. S'il parlait de la prière
du coeur, c’était en déifié qui, au-dedans de lui, la sent agir.
«Et sachez-le : lorsque vous interromprez la prière, les pensées reviendront. Aussi,
par-dessus toute chose, tâchez de n'interrompre pas la prière. C'est d'elle seulement que vous
prendrez de la force. Si à la mèche en effet, nous ne joignons pas le charbon, le feu
immanquablement s'éteindra. Veillez donc à ce que le feu ne s'éteigne pas. Si vous n'interrompez
pas la prière, il ne s'éteindra pas. Par la puissance alors de la prière, à quoi s’adjoint, mystérieuse,
la force des saints mystères de l'Eglise, pour peu qu’à tout cela vous joigniez encore les quelques
efforts de votre ascèse propre, vous verrez sans tarder que la grâce de Dieu sur vous descendra.
Lors, si, par la faute de votre négligence ou de votre indifférence, vous ne la chassez pas, loin
qu’elle s’en aille d’au-dedans de vous, elle viendra habiter, et demeurer en vous. Alors, à chaque
heure, où que vous vous trouviez, à votre pensée vous présenterez le Christ, notre Christ et
Dieu. Oui, qu’advienne ce temps où nous ne verrons plus rien que notre Christ, où nous ne
penserons plus à rien qu’à notre Christ, notre seul Christ Seigneur !»
Ses enfants s'inquiétaient. C'était le temps qui, si souvent,
leur manquait. Cela ne paraissait pas troubler le Géronda. Après
l'Apôtre, il enseignait aux siens à «racheter le temps».
«Géronda, le temps nous manque. Au point que si nous ne
voulons pas négliger nos prières entièrement, nous sommes contraints
de les faire, pour la plupart d’entre elles, marchant, ou travaillant. Il n’est
pas jusqu’à l’office des complies même, pour lequel nous n’ayons
recours à semblable expédient. Peut-être cela n’est-il pas juste ? Peut-
être ne faudrait-il pas ?»
Le Géronda, toujours, rassurait, apaisait. Il était de ces justes qui savent ne reprendre
que par la seule douceur -de ceux qui ont médité la leçon des Pères, pour qui douceur enfante
douceur, tandis que la violence, elle, ne produit que violence, toute récolte n’étant jamais que le
fruit mûri des semailles. Comment dès lors, enseignent les Pères, reprenant violemment un frère,
ou vertement réprimandant et blâmant un enfant, escompterions-nous de lui cette douceur qu’a
contrario nous lui prétendons extorquer, et qu’à toute force nous lui réclamons ?
«Cela ne fait rien, mes enfants, repartait, paisible, l’Ancien. Parce que nécessité fait
loi, et qu’elle est à soi-même sa règle. Oui, dans la nécessité, au coeur de la nécessité, la règle est
autre. De rigueur, elle se fait économie. Oui, souvenez-vous : Dans l’Eglise, il est deux mesures :
la rigueur, et l’économie. Mais si les Pères, en tout appliquaient la rigueur, nul n’aurait plus droit
d’entrée dans l’Eglise. Qui donc serait seulement en droit, à la femme courtisane, de jeter la
première pierre ? Défions-nous, dès lors, et de l’excès, et des excessifs, comme de leur excessive
rigueur. Sont-ils saints, ou théologiens seulement, ceux qui se croient habilités à strictement
interpréter les canons de l’Eglise ? Ces âmes rigides n’ont souvent rien compris à l’économie de
la miséricorde. Dieu est-il venu pour les parfaits ? Non pas, mais pour les pécheurs, lesquels
furent souvent de grands criminels d’abord, avant que, par le miracle de la pénitence, de devenir
de grands saints. Ceux-là savent que la perfection jamais, fût-ce, par essence, asymptotiquement,
ne peut s’atteindre que pour ceux-là seuls qui toujours suivent la voie moyenne. Les autres
disent, mais ne font pas. Les autres sont les pharisiens, à l’image de ceux que fustigea le Christ.
Ceux-là, non vraiment, n’ont rien compris. Ils suivent tout à la lettre, mais n’ont pas l’Esprit. Ils
filtrent le moucheron, mais gobent le chameau. Mais Dieu, lui, est esprit. Dieu donc est partout.
Lorsque vous avez faim, ne mangez-vous qu'à table ? Ne mangez-vous pas aussi debout, ou bien
en courant, ou en travaillant ? Ainsi, que vous travailliez, que vous mangiez, ou que vous
marchiez, dites la prière. Faites-la à quelque heure que ce soit, toujours et partout. Il suffit que,
dans l'esprit, vous ayez les mots de la prière : Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi. Puisque vous
n'avez pas, pour la prière et pour la méditation ces heures de tranquillité dont vous auriez
besoin, que l'autobus, que le chemin soient pour vous une église : priez mentalement, dites
continuellement la prière : Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi. Tout-à-l'heure vous repartirez.
Vous vous mettrez en route, vous ferez la prière. Pour moi, lorsque je descends en ville, je ne
regarde rien en marchant. Ni les portes, ni les fenêtres... Au retour, j'ajoute souvent le Credo.
Dites-le vous aussi. Le Credo, ou tout autre prière ; ce que vous voulez. Mais toujours : Seigneur
Jésus Christ, aie pitié de moi. Et lorsque vous écrivez aussi, arrêtez-vous de temps à autre, et
dites : Seigneur Jésus Christ, aie pitié !
- Géronda, s'enquéraient ses enfants, faut-il dire seulement :
Aie pitié de moi, ou bien pouvons-nous dire aussi : Aie pitié de nous ?
- Oui, vous pouvez également prier ainsi ; de la sorte, vous priez pour tous, et pour
vous aussi qui êtes compris parmi tous. Quoi qu'il en soit, dans cette miséricorde que nous
demandons à Dieu, tout est contenu. Ta miséricorde, dit le Psalmiste, me poursuit tous les jours
de ma vie. Que la miséricorde de Dieu ne vous abandonne pas.
«Pour vous donc, faites votre prière avec zèle. Avec le temps, votre esprit et votre
coeur s'y accoutumeront et, comme une nourriture, demanderont à Dieu la prière. Ne dites pas :
"Non, je ne veux pas", "non, je ne peux pas". Que notre Christ ne dise pas : "Enfants, que
n'êtes-vous venus ?" Mais que ce soit vous qui disiez : "Seigneur, nous sommes venus, mais tu ne
nous as pas regardés. Aie pitié de nous, secours-nous".
«Bien sûr, vous ferez aussi les prières fixées par l'Eglise,
l'hexapsalme, les vêpres, la paraclèse, et le reste. Vous lirez ces livres. Il
sied que chaque chrétien possède, outre le calendrier, un livre de prières.
Si vous manquez de temps, lisez ne serait-ce qu'un peu du livre de
prières. Chaque matin, vous lirez sans faute l'hexapsalme. Dans nos
églises, l'hexapsalme est lu chaque jour, sauf le matin du Grand
Vendredi. Je connais quelqu'un qui, pour mieux se le faire ressentir,
passait chaque fois vingt minutes à le lire. Ceci encore, mes enfants :
Vous possédez aussi un évangile ? Lisez l’un des quatre Evangiles
chaque jour. Vous avez aussi un psautier ? Le Psautier, je l'ai pour
nourriture de chaque jour. Lisez-le donc à votre tour. Le psautier, il sied
de beaucoup l'aimer. Lisez-en ne serait-ce qu'un, deux psaumes par jour.
Et lorsque vous avez un chagrin, une épreuve, lisez-le avec soin, avec
amour. Alors, vous sentirez en vous un profond changement».
Le Géronda poussa un profond soupir : «Ah ! Seigneur,
murmurait-il, ne détourne pas de moi ta face, ne rejette pas loin de moi
ton esprit...
«Oui, poursuivit-il, les paroles du livre, dites-les comme si elles venaient de vous-
même ; que votre esprit s'harmonise avec elles. La contrition alors viendra plus facilement...
«Oui, aimez tous ces livres. Mais le soir, parfois, après les
complies, laissez-les un peu ; éteignez la lumière ; asseyez-vous ; dix
minutes, une demi-heure... ; purifiez bien votre esprit de tout le reste ;
tâchez alors de faire la prière, sans les paroles du livre ; essayez de parler
au Christ de vous-mêmes ; simplement ; avec votre coeur. Et parce que
notre père spirituel n'est pas là, près de nous, à chaque instant, ni au
moment où nous le voudrions, à cause de cela, chaque soir, dites tout à
notre Christ, à notre Père qui est Dieu. De même que, lorsque vous
avez un chagrin, vous accourez ici, à votre père d’Egine, de la même
façon, courez à la prière, accourez à Dieu. Présentez-vous devant notre
Père. Approchez-vous de l'icône de notre Christ ; avec humilité ;
comme si vous étiez très faibles. Suppliez-le de vous couvrir, de vous
protéger. A quelque heure que ce soit, Dieu attend de vous que vous lui
disiez votre peine ; que vous lui demandiez son aide, sa protection.
Dites-lui des mots très simples ; comme lorsque vous venez me parler
ici ; comme lorsque vous dites au médecin : "Docteur, j'ai ceci, cela...
Comment faire pour guérir ?" Restez seuls avec notre Christ et, comme
si vous le voyiez devant vous, dites-lui : "Mon Père, j'ai tant péché ; j'ai
eu tant de chutes, tant de faiblesses ; ma journée, je ne l'ai pas occupée
aux choses spirituelles ; je n'ai eu d'égards qu'aux seules choses du
monde ; j'ai jugé, j'ai ri, j'ai beaucoup mangé, j'ai beaucoup parlé, je n'ai
pas fait la prière, pardonne-moi, Seigneur...
«Mon Seigneur, tu vois comme je suis faible. Ne me laisse
pas, je suis faible, ne me laisse pas avec mes tourments, ne permets pas
que je sois tourmenté. L'espace d'un instant, je suis debout ; l'instant
d'après, je suis déjà tombé. Et pourtant je t'aime, Seigneur. Ne t'irrite
pas contre moi, ne m'abandonne pas.
«Mon Christ, jusqu'à présent, je ne t'ai pas bien connu ; je t'ai beaucoup attristé ; je
n'ai pas fait attention ; je n'ai pas senti combien la vie spirituelle est plus élevée, plus haute.
Maintenant cependant que tu m'as jugé digne de voir un peu de lumière, de saisir un peu de ta
propre vie, secours-moi, fortifie-moi ; garde-moi de tout mal ; envoie-moi un ange pour me
garder. Seul, je ne peux rien. Ne m'abandonne pas. Seigneur, je n'ai que toi. Seigneur, tu sais, toi,
ce que je veux, ne m'abandonne pas. Je ne lutte pas comme tu le veux, que vais-je devenir ?
Secours-moi Seigneur".
«Dites cela avec douleur ; comme si vous vouliez étreindre les pieds de notre
Seigneur, comme si vous vouliez étreindre notre Christ ; pleurez devant lui pour qu'il vous garde.
Et en esprit, représentez-vous à vous-même comme mort. C'est vous-même qui êtes là étendu,
mort dans votre cercueil. Ceux qui vous aiment sont là aussi, autour de vous, qui pleurent... Et
dites-vous : "Eux maintenant ne peuvent rien pour mon âme ; rien. Moi seul puis quelque chose,
tant que je suis en vie ; après, il sera trop tard..."
«Priez Dieu alors d'enrichir vos âmes spirituellement. Mais ne demandez pas la
sagesse. Salomon, mes enfants, demandait à Dieu la sagesse ; il est tombé cependant. Vous, mes
enfants, ne désirez pas la sagesse ; désirez, demandez seulement à notre Christ la foi et l'amour
pour lui.
«Remerciez Dieu pour tous les dons qu'il vous a faits ; et tous ceux que nous
désirons qu'il nous fasse encore, demandons-les lui.
«Prions Dieu pour ce que nous voulons, mais toujours disons : "Mon Dieu, ce que
tu veux, ce que tu juges bon pour nous ; non pas ce que je veux". Et, ce que nous voulons, s'il
voit que nous sommes bien disposés, et que c'est pour notre bien, il nous l'accordera. Car, si
vous priez Dieu, et que vous vouliez demeurer un lutteur fidèle, pour vous tenir auprès de lui en
ami fidèle, alors il vous protégera : il vous gardera des chutes, à l'avance, il vous en avertira. Dieu
a beaucoup d'amour. Il est miséricordieux et il s'afflige. Il n'en est pas de lui comme de nous, qui
ne nous affligeons pas».
Ses enfants opinaient.
«C'est vrai, Géronda ; nous ne nous affligeons pas. Tous ces jours-ci nous n'avons
pas ressenti de contrition. Cela nous attriste et nous met mal à l'aise.
- Non, ne soyez pas tristes. Le fait que vous ressentiez de la contrition ne dépend pas
de vous seulement, mais de Dieu aussi. Lorsque Dieu veut, il vous donne de la contrition ;
quand il ne veut pas, il ne vous en donne pas. Les ascètes, les ermites, les saints éprouvent de la
contrition, et ils en ressentent une grande joie spirituelle ; mais eux s'exercent aux prières, aux
veilles, aux jeûnes, aux larmes ; ils vivent dans des grottes ; ils souffrent. Sainte Marie d'Egypte a
passé tant d'années à prier... Et Dieu, dans le désert, lui a envoyé un ange ; et elle s'est confessée,
elle a communié et a été sauvée. Mais vous, vous ne faites rien de tout cela. Parce que vous
n'avez pas d'hésychia, vous ne pouvez pas ressentir la force de la prière, et les larmes ne
viennent pas.
«Les larmes ne viennent pas parce que vous n'avez pas passé tout le jour de manière
spirituelle, en harmonie avec le vouloir de Dieu ; vous l'avez passé sans la mémoire de Dieu.
Pour que les larmes viennent, il faut un coeur pur, un esprit pur, libre de toute pensée étrangère.
«Vous, vous n'avez rien de tout cela ; mais néanmoins, ne vous découragez pas.
Dites-vous que cela est encore bien ainsi. Pour vous, faites ce que vous pouvez. Quand vous êtes
seuls, priez davantage, pleurez davantage. Aimez la prière. Priez, et Dieu vous fera don de sa
grâce. Présentez-vous devant lui, et faites- lui vos demandes. Parlez-lui avec douleur. Parlez-lui
de la sorte, et notre Christ alors aura pitié de vous et il vous enverra aussi des larmes.
«Et il faut que les larmes viennent, parce que ces larmes de la prière effaceront vos
peines ; elles vous donneront joie et force. Mais si vous n'en avez pas, avec quelle force alors
combattrez-vous ? Lorsque l'on veut poser des fondements, peut-on se contenter de pierres
sèches ? Mais non, les fondations ne tiendraient pas ; il y faut encore la chaux, il y faut aussi la
boue. Ainsi pour la prière ; il y faut les larmes ; sans les larmes, il n'est pas de prière ; sans les
larmes, il ne subsiste nul profit de la prière.
«Que les larmes soient votre nourriture quotidienne. Que le jour ne passe pas que
vous n'ayez une larme. Chaque jour, une goutte de larme. A chaque prière, une goutte de larme.
Chaque soir, un soupçon de larme. Pensez au sacrifice de notre Christ ; à sa souffrance ; à son
martyre ; à tout ce qu'il a supporté, à tout ce qu'il a souffert pour nous. Pour nous, il s'est
sacrifié. Par amour. A cause de cela, suppliez-le de ne pas vous abandonner. Par amour.
«Pleurez, et le Seigneur ne vous abandonnera pas. Il me souvient des paroles du
grand Grégoire de Nysse : "Et une goutte de larme égale un bain, et un soupir de douleur vraie
ramène auprès la grâce qui pour un peu de temps s'était éloignée".
«A l'heure où vous ressentirez de la contrition, vous aurez le signe que la grâce de
Dieu vient vous visiter. Vous vivrez cet instant. Vous vivrez la contrition. Alors, vous saluerez la
grâce. Oui, saluez la grâce ; étreignez-la ; et pour la célébrer, laissez de vos lèvres s'échapper les
paroles qui monteront en vous ; laissez de vos mains s'échapper ces livres que vous lisiez...
«Une femme, au temps de la prière, ne voulait pas laisser ses livres. Elle ne pouvait
pas prier sans livre. La lecture des livres spirituels l'émouvait et l'aidait à pleurer plus aisément. Je
lui demandai : "Lequel des tiens vient de mourir ?" Ma question l'étonna ; c'était la première fois
que je la voyais. Elle répondit pourtant... Je lui dis alors : "Quand tu pleurais ton mort, avais-tu
besoin d'un livre pour pleurer ?... Non, bien sûr ! A cause du grand amour que tu avais pour lui.
Les larmes venaient toutes seules. As-tu déjà vu une femme pleurer au cimetière ? Qui le lui a
appris ? Son amour. Il en est ainsi pour la prière. Les larmes qu'on verse à l'heure de la prière
sont envers notre Sauveur comme un témoignage d'amour. Si tu aimes beaucoup notre Christ,
cela ne se peut pas autrement : tu pleureras d'amour".
«Vous donc, pleurez d'amour. Apprenez à verser des larmes durant la prière. Les
larmes lavent l'homme, elles l'affermissent et le renouvellent. Ne vous levez pas de la prière que
les larmes ne soient venues. Attendez que s'opère le changement. Et quand même le
changement mettrait une heure à venir, cela n'importe pas. Mais lorsqu'il sera venu, vous vous
étonnerez. Vous direz : "Est-ce bien moi ? Suis-je le même que celui qui tout-à-l'heure
commençait sa prière ?" Et pour ce don, vous remercierez humblement Dieu.
«Mais prenez garde ; les larmes sont un don de Dieu ; elles ne sont pas à vous. Et ne
dites à personne que la grâce est venue vous visiter ; parce que la grâce, elle aussi, est un don
divin, et que vous la perdriez. Ne le dites à personne ; pas même à votre père spirituel. S'il vous
demande : "As-tu de la contrition ?", dites : "Comment en aurais-je, moi qui ne suis qu'un
pécheur... qu'une pécheresse". Répondez ainsi de crainte que la grâce de Dieu ne se retire de
vous».
Pourtant, bien que le Géronda parlât ainsi, ses enfants savaient bien que, dès la fois
suivante, lorsqu'ils apercevraient le beau visage de leur père, sa première question ne serait pas :
«Mes enfants ! Comment allez-vous ?», mais «Comment va la prière ? Bien ? Allez-vous mieux
que l'autre jour ? Etes-vous autres que ce que vous étiez ?... N'oubliez pas : chaque jour un peu
meilleurs ; chaque jour un peu plus de prière. La prochaine fois que vous viendrez, dites-moi que
vous êtes devenus un peu meilleurs parce que vous aurez un peu accru la prière».
Maintenant encore, il leur semblait toujours entendre à l'oreille cette voix chantante,
où perchait le petit accent d'Asie Mineure : «Et la prière, comment va-t-elle ?»
+
III
Le médecin du Christ.
Sa petite Asie... A l’oublier, Basile avait mis ses plus grands
efforts. Sans doute était-elle de ces choses, de ces êtres qui ne se laissent
pas aisément oublier. Elle vivait là, quelque part au fond de lui. Il la
sentait ; comme la mère en elle sent trembloter la boule tiède, qui déjà
telle une anse arrondit ses bords. Et maintenant, c’était elle, son Asie,
qui soudain refluait sur lui. 1922. Dans un violent, un ultime haut-le-
coeur, elle vomissait dans Egine ses derniers rejetons. Ce serait là
bientôt tout ce qui d’elle demeurerait. Baignée de sang, la parturiente
lançait un dernier râle. Trop longtemps, elle avait médité la mort.
L’autre à présent venait, lente, froide, exacte.
Maintenant, pour crier qu’elle avait bien été, il n’y avait plus que les fils de ses
entrailles. Les autres déjà l’oubliaient. Eux ne le pouvaient pas. L’horreur agrandissait leurs yeux
injectés de sang. Leurs cerveaux épuisés continuaient devant eux de dérouler un spectacle de
cauchemar. Sa permanence même en décuplait l’horreur. A vive allure les images s’appelaient, se
télescopaient, se percutaient. Coiffant ce vertige effroyable pointaient, aveuglants, des sabres
tachetés, des têtes projetées, des mains tranchées, un instant agrippées au navire, des bruits
sourds de corps qui plongent, des visages que tord le désespoir, des foules en souffrance
happant la mère d’un enfant qui hurle... les yeux de cet enfant que l’angoisse écarquille... sa
bouche crispée dans le cri qui se fige... ses doigts tendus... ces doigts qui, l’instant d’auparavant,
se crispaient sur le poignet adoré, et qui n’étreignent plus désormais que le vide, en place de la
main... cette main -le tout de son amour perdu, pour jamais arraché... Rien, l’enfant n’a plus rien.
Il bascule, hagard, titube. Sur lui à cette heure vacille ce rien, qui n’est qu’hostile ; sur lui fond sa
face étrangère, frondeuse ; là, devant lui, à perte de vue s’étire sa béance géante, hideuse et
sanglante...
Tant d’êtres passés par ce cauchemar. Presque tous morts. Des centaines de milliers.
L’Europe, le monde n’avaient rien vu. Leur hypocrisie cette fois était allée plus loin que de
coutume : il ne fallait pas s’exagérer la chose ; certains avaient réchappé. Mais -ils omettaient de
le dire- ceux-là même ne devaient leur salut qu’à leur ingéniosité ; terrés sous le roc, tapis dans
les creux, blottis dans les églises de dessous la terre, ils avaient filé entre les mailles de la terrible
nasse.
A présent, ils débarquaient au Pirée. Par navires entiers. Hébétés, ahuris, égarés. Au
fil de l’épopée, ils n’avaient eu qu’un souffle : voir le Pirée, toucher au Pirée. Ce mot pour eux
sonnait comme le salut. Après, ils ne savaient plus. Après viendrait la vie.
La vie était venue avec l’amertume. Sur la plage du Pirée, ils s’étaient établi des
campements de fortune. D’autres avaient trouvé à s’entasser dans Athènes. Après quoi, les
années avaient passé ; tant d’années -combien d’années ?- et ils campaient encore. Ces baraques
de sans-abri n’abritaient plus à présent que le désespoir. Le malheur avait d’abord eu la grimace
du bonheur. Mais maintenant qu’ils l’avaient reconnu, sous le masque, ils lui trouvaient aussi des
airs de mort. C’était bien la même allure, tenace, insidieuse, sans merci. L’issue ne perçait pas.
Dans cette misère qui collait aux os, on avait fini d’attendre. Les jours étaient pareils. Rien de
neuf ici, jamais. Là, le travail ne venait pas. Et de là-bas, il n’arrivait personne. Quant à penser à
ceux d’outre-mer, les boyaux se tordaient. La séparation avait trop duré pour qu’on pût encore
les croire vivants. La pensée même en eût été inepte. -Non, ils étaient bien morts. Tous morts.
Les morts donnent-ils de leurs nouvelles ? Et pour eux ici, n’était-ce pas la mort qui mettait à
leur bouche ce goût tout putride ? De fait, quelle différence d’une mort vraie à la leur, factice, -
celle de morts vivants ? Cette hydre-là, du moins, dardait plusieurs têtes : l’oisiveté, l’alcool, la
déchéance. Après la déchéance, venait encore la déchéance. Jusqu’à la dernière -le suicide. Celle-
là, c’était la mort vraie. Elle s’abattait quand on s’était trop oublié. Quand on avait la nausée de
cette dérive trop alentie vers une fin trop douceâtre. Quand on en avait assez de jouer aux
idiots : ils n’étaient pas si naïfs. On les avait parqués là, dans ce ghetto aux relents de suif et de
mort. La séparation, voilà qui était leur lot. Après ceux de là-bas, on leur avait fait perdre ceux
d’ici. Ils ne savaient pas seulement les retrouver dans Athènes. La trappe se refermait. Il suffisait
de fermer les yeux. Une minute, juste une minute. De l’autre côté, l’on ne se verrait plus pris à la
souricière. Plus rien, on ne verrait plus rien. Il n’y aurait plus la torture des pensées, du doute, du
faux espoir. Une mort où l’on oublie, deux même, plutôt que cette mort sans oubli. Il valait
mieux dormir.
C’était à cette minute-là, souvent, que surgissait le Géronda. Lui savait. Il savait qu’il
s’en fallait d’une minute encore... Dans sa prière, l’Esprit Saint l’avait averti. Il avait eu cette
révélation, que l’on avait besoin de lui. Dans telle baraque. Un tel. Sans plus tarder, il y allait. Il
consolait, il redonnait des forces. Il reprenait au démon les proies qu’il croyait emporter. Il
arrachait les âmes à la mort, au désespoir.
«Vois, disait-il, les eaux ne sont pas taries, la terre germe encore, elle donne du fruit,
le soleil est là toujours : Gloire à Dieu». L’Ancien, dès lors, se tournait vers les autres
compagnons de misère d’un désespéré : «Vous aussi, mes enfants, poursuivait-il, en toutes
choses, glorifiez Dieu. Maintenant encore, glorifiez-le. Pour les bienfaits qu’Il vous a accordés,
rendez-Lui gloire. Pour nos mains, pour nos yeux, pour nos pieds, nous ne payons pas de loyer.
Tout cela, Dieu nous l’a donné ; il nous en a fait don ; comment ne le remercierions-nous pas ?
Remerciez Dieu pour tous ses bienfaits ; ayez-les présents à l’esprit pour qu’augmentent en vous
la gratitude et l’amour pour Dieu».
Le Géronda parlait, et l’on avait envie de vivre. Il en avait comme cela, guéri
plusieurs. On l’avait vu déjà ressusciter un oncle.
De Smyrne, lui seul avait pu fuir. Sa femme était restée à Guelvéri. Et, sur l’ordre de
Kémal, les Turcs retenaient ses deux fils en otage. Sans eux, il n’en pouvait plus de souffrir. Il
n’en pouvait plus de cette baraque sur la plage, de ces journées, qu’on ne savait plus comment
tuer. Sa mort lui ferait moins mal que son exil, que sa solitude. Maintenant qu’il avait sombré, il
préférait toucher une bonne fois le fond de sa détresse. Il ne se sentait pas une vocation de noyé
à flotter ainsi entre deux eaux.
Le Géronda était venu le trouver. C’était à l’instant précis où il avait décidé de faire
le saut. Sûrement il savait. Cela ne se pouvait pas autrement. Après quoi, il était souvent revenu.
D’Egine, il prenait le bateau, et il venait. Il venait aux nouvelles ; il paraissait attendre quelque
chose comme une guérison ; il ressemblait au médecin qui, au moribond, fait boire son cordial ;
mais plutôt qu’au corps, c’était à l’âme qu’allaient ses soins presque amoureux. A l’âme, si fragile
encore, il fallait beaucoup de ménagements, de sollicitude ; elle était le poussin engourdi qui revit
à la chaleur. Sous le souffle inspiré, elle se revigorait, se gonflait, se dilatait. Elle était plus forte,
maintenant, de cette assurance qu’un jour viendrait, où changerait la face des choses. Le
Géronda le lui avait prédit.
Ce jour était venu. L’âme était guérie. Elle était toute entière apaisée. Après quoi, il
ne s’était guère passé de temps... Déjà les siens étaient là, autour d’elle assemblés.
Entre les réfugiés, il en était d’autres aussi pour devoir tout au Géronda. Pour eux, il
avait été frère, mari, père et mère ensemble. C’étaient là de ces choses qui ne s’oubliaient pas.
Barbara Apostolide n’oublierait pas. Ses enfants Nicolas et Anesti Panaghiatopoulos avaient
vécu ces années comme des moments bénis où le bonheur accroche ses traînées lumineuses. Le
même temps qui pour d’autres avait annoncé l’épreuve, renaissait pour eux, parenthèse
d’enfantines clartés, qu’ils eussent voulu voir à jamais figées. Cet oncle avait surgi dans leur
ténèbre en flaque de lumière venue éclabousser l’ombre. Aussi loin qu’ils se penchassent sur ces
jours d’exception, ce qui émergeait d’abord, c’était ce beau halo puissant d’étrangeté à chaque
pas émané de lui. Après, ils se souvenaient surtout de son infinie tendresse. Une tendresse qui
n’était qu’à lui. Il leur était, à cause d’elle, plus que ce père qu’ils avaient perdu. Son seul souci
était qu’ils ne manquassent de rien. Lui pourtant n’avait que le nécessaire à peine. Cela n’avait
point empêché, pour finir, qu’il prît à Egine, tout près de lui, ces êtres chers à son coeur. Ils y
vivaient par lui, y respiraient par lui. C’était lui qui les avait élevés. D’autres eussent cru qu’il
n’avait pas l’expérience de ces choses, ne s’étant pas, dès les premiers temps, embarrassé
d’enfants. Mais voici que Dieu lui en avait donné et qu’il en prenait soin. Il leur disait, en premier
lieu, son amour pour son Christ. Loin de le dissimuler, il le laissait transparaître, jusqu’à ce que,
peu à peu, il gagnât aussi les enfants, telle une fièvre qui vous gagne avant que l’on y songe.
Bientôt, de proche en proche, cela touchait tout, jusqu’aux objets les plus matériels. Tout alors
devenait prétexte à prêcher les beautés de l’Evangile. Le quotidien tout entier s’électrisait de
particules d’amour. Pour vous, lorsque Pappa Vassili vous avait une fois ouvert les yeux, votre
regard n’était plus le même sur rien, lui seul savait corriger ce défaut de notre vue qui toujours
surimpressionne aux choses un jugement erroné. Il vous ôtait le prisme déformant des passions.
Il vous rendait le monde dans sa simplicité première, dans sa pureté paradisiaque. Les enfants ne
comprenaient pas bien encore, mais d’instinct ils sentaient le monde devenir transparent,
comme après une re-création.
Après l’Evangile, Basile leur avait appris leurs premières lettres. A l’école, l’on
constatait leur avance, sans comprendre pourtant ce qui leur donnait cette étrangeté. Ils étaient
si différents des autres. Comment en eût-il été autrement, quand, pour les séparer, il n’y avait pas
moins d’un abîme d’éternité ?
L’instituteur, un peu plus tard, était tombé malade. Le maire, voyant qu’il devait
manquer longtemps encore, avait voulu pallier cette défection. Il avait fait venir l’oncle des
enfants de Barbara. Il faisait appel aux lumières du jeune homme.
Trois ou quatre années durant, Pappa Vassili avait fait la classe, apprenant aux
enfants le catéchisme et la lecture. Si bien qu’à la fin, lorsque le premier maître était revenu, les
mères avaient couru chez l’oncle, le suppliant de reprendre leurs enfants que, depuis trois ans
déjà, elles ne reconnaissaient plus.
Plus tard, ses neveux une fois grandis, le Géronda ne leur avait plus rendu que de
très rares visites. Une des dernières remontait à 1952. Comme il y avait loin de ce temps à 1922 !
C’était à Kaisariani, chez Nicolas, trois ans après la mort de sa première femme. Le jeune
homme avait été surpris. Son oncle venait si peu ! Il fallait que ce fût pour une raison grave. Il
avait pris cet air qu’il prenait toujours lorsque l’heure était aux choses sérieuses : «C’est pour toi,
Nicolas, que je suis venu. Il faut que tu prennes une décision maintenant : que vas-tu faire ? Te
marier ou devenir moine ? Tu pourrais te faire moine et venir auprès de moi ; mais tu as une
petite fille ; tu te dois à elle. Le mieux serait que tu te remaries. C’est là ce que je souhaite. Si tu
me reconnais pour ton oncle, j’aimerais que tu fasses ainsi». Le Géronda avait ajouté quelques
conseils. Le temps d’un quart d’heure à peine. Puis il était parti. Nicolas l’avait bien supplié de
rester : il n’avait rien voulu savoir. Le reste s’était passé très vite : près de trois mois plus tard, à
peine, Nicolas, par les prières de son Ancien, avait rencontré celle que le Seigneur lui avait
destinée. Depuis, c’était par ses prières encore que les jours se coloraient pour eux de ce reflet si
tendre d’opaline que seul sait imprimer aux choses le bonheur des simples.
C’était de cette teinte chaude du bonheur vrai que Basile avait éclairé les coeurs des
réfugiés. Ce bonheur-là, il en était prodigue, et ces exilés se souvenaient de l’avoir goûté avec lui.
Il en donnait aussi facilement que si sa nature en eût été fertile. Et parce qu’il le
distribuait à foison, à le toucher à pleines mains, eux justement accouraient à lui, telles des
mouches sur le miel. Il en venait de partout, d’Athènes comme des environs, se précipitant pour
le voir, pour l’entendre et lui parler. L’archevêque Chrysostome Pappadopoulos ne voyait pas
tout cela sans bonhomie. Et pour s’être lui aussi laissé prendre au charme de Basile, il lui avait
permis, le soir après l’office, et le dimanche après-midi, de venir prêcher à la métropole. Pour les
compatriotes, c’était la fin de l’errance.
Ils arrivaient en foule aux prédications. Basile, de son côté, venait tout exprès
d’Egine par le bateau. Chaque fois, ou presque, il priait Pappa-Cosmas de l’accompagner. Un
personnage, aussi, ce Pappa-Cosmas. Prêtre de ses compatriotes, guelvériote comme lui, sans
doute même parent lointain de Basile. Il habitait à Egine une cellule proche de la sienne. C’était
toujours lui qui célébrait. A Basile incombait le prêche et la psalmodie. Il régnait entre eux une
entente secrète, mystérieuse. L’amour de la prière et de l’ascèse tissait entre eux d’invisibles fils.
Basile admirait le pappas et l’aimait. Ce n’était certes pas un homme ordinaire. Il n’était pas
guelvériote en vain. Il avait l’étoffe des Basile de Césarée, des Grégoire de Nysse, des Grégoire
de Nazianze, de ces gloires sans nombre de la Cappadoce, qui aujourd’hui se réjouissaient dans
l’Eglise des cieux et dont les prières rafraîchissaient son front fatigué par l’ascèse. Il avait
durement peiné. Il avait en semant versé des larmes de sang. A présent il liait dans la joie les
gerbes de sa moisson. A l’église, on l’avait vu s’élever près d’une coudée au-dessus du sol. Il
s’était sans conteste hissé jusqu’à la stature du Christ. Il avait fini de combattre ici-bas. Il avait
gagné le repos de ses peines. Le Seigneur, bientôt, l’avait pris avec lui. Doucement, le pappas
s’était endormi. Le monde ne s’en était pas soucié. Il avait assez de peine avec l’Occupation.
Basile avait enveloppé le corps du saint de Dieu. Il l’avait enseveli dans son cher ermitage. Avec
sa douleur, il gardait dans le coeur le désir qu’on l’enterrât, lui aussi, quelque jour, en cet étroit
tombeau.
Le spectre de la mort s’était présenté à Basile plus tôt qu’il ne s’y fût attendu. S’était-
il donc tant donné ? Les réfugiés l’avaient-ils à ce point épuisé ? Il n’y avait guère de temps
pourtant qu’il leur vouait ses forces, depuis qu’arrivé à Egine il avait chargé sur ses épaules les
tribulations d’un père. Enfants et compatriotes -tous les siens- c’était à peine, lui semblait-il, s’il
commençait à les aimer ; à peine s’il commençait de vivre ces mots de son Abba Isaac :
«Trouver un lépreux, prendre son corps et donner le sien à sa place». Et voici que la maladie
était là déjà, si vite. Et avec elle, si proche soudain, la mort.
A présent qu’il était au bord de la mort, on l’avait mené à l’hôpital d’Egine.
Il n’avait pas eu longtemps à souffrir de maladie que, dans l’intervalle, tous s’étaient
mis à l’aimer. Médecins et malades, nul ne voulait plus le laisser partir. Pappa-Vassili n’avait rien
des autres patients. C’était vous qui étiez, avec lui, le malade agonisant entre les bras du médecin.
Bien plutôt, il prenait votre âme putride et vous la rendait saine. Il avait le diagnostic sûr. Quand
même vous étiez trop atteint pour sentir en vous les effets du mal, il allait, lui, le pécher à la
racine. Ses doigts étaient lestes. Il extirpait le mal avant qu’il ne gangrène. Comme si les passions
l’eussent craint. Tels des cancers attaqués, rétractant leurs pinces malignes d’animaux velus... Il
avait, miraculeux, ce don de guérison...
Et voici que pour lui aussi s’était produit le miracle. En vérité, les voies de Dieu
étaient impénétrables. Il avait bientôt guéri tout-à-fait. Après, cette fois encore, l’on avait tâché
de le retenir. On l’avait supplié. Il avait simplement répondu : «Si vous permettez que je fasse
une église de cette chambre où l’on m’a soigné, eh bien oui, je resterai...»
La joie au coeur, on le lui avait permis. On lui trouverait de l’argent.
«De l’argent ? Non, je ne veux pas d’argent ; pas un centime. Je m’arrangerai seul.
Dieu m’aidera».
Tout de suite, il s’était mis au travail. Ceux de l’hôpital, unanimement, l’avaient imité.
Ils ne s’épargnaient pas la tâche. Mais c’était lui qui menait. Il était auprès de chacun, il touchait à
tous les travaux ; à tous, il donnait son courage. Le sien confondait. On le vit souvent, la nuit,
oeuvrer à son église. Si longtemps les malades avaient été sans église ! Ils avaient soif pourtant.
Lui rachetait le temps. Il la dédierait à saint Denis d’Egine. Pour son saint, pour ses malades, il
aurait donné sa chair, son sang.
Une première fois, on avait achevé. L’on s’y pressait à étouffer. Il avait fallu
agrandir. Deux fois, trois fois. A présent ce n’était plus une chapelle. L’église était vaste comme
une basilique. Basile sentait la joie gonfler ses poumons. Dans le silence de son âme, il criait son
ivresse au Seigneur.
Et le Seigneur, pour sa peine, lui rendait tout au centuple. Toujours en secret, il
l’avertissait. Par ici, par là, attendait tel corps, telle âme malade. Basile courait. Sans demander
son reste. A l’hôpital ; en ville ; hors de la ville... Il n’était jamais long à venir ; plus vite à repartir.
D’emblée, il avait vu où soulager. Les Eginètes lui avaient vu guérir tant de blessures. Il ne
méprisait, ne négligeait rien. Les corps aussi ressusciteraient. Il fallait qu’ils fussent forts pour
porter l’âme, la soutenir. Dieu avait fait la matière. Il l’avait faite si belle. De la matière, les
hommes avaient également besoin. Aussi Basile leur procurait-il autant de bienfaits matériels
qu’en requérait leur cas. Il se dépouillait pour qu’ils fussent à l’aise. Pour porter la misère, ils
n’avaient pas sa force. Lui la portait pour eux. Puis, quand il avait une fois satisfait la matière,
Basile s’attelait à la rude tâche d’élever l’âme. Il l’arrachait à son bourbier, à sa glu quotidienne ; il
la blâmait, la prêchait, la consolait, la hissait pour lui donner à voir ce qu’elle n’avait jamais vu, ce
que jamais elle n’eût imaginé.
A Egine, la vie était changée. Les plus spirituels s’étonnaient. Ils évoquaient les
miracles de Denis, ceux de Nectaire. Les hommes simples n’avaient pas l’idée de la sainteté ;
simplement, ils laissaient leur coeur parler pour eux. Dans la rue, en chemin, vers l’hôpital, ils
poursuivaient leur père, leur semblable, leur maître. Ils voulaient seulement lui dire un peu merci.
Basile pressait le pas. Il faisait celui qui ne voit rien. Non, il ne se rappelait pas : «Tu dois faire
erreur, sans doute ne te souviens-tu pas bien». Et il se dégageait, l’air presque indifférent. Mais
l’autre tenait bon. Il courait à l’hôpital pour l’y devancer, attendant après son bienfaiteur. Alors il
se plaignait qu’on ne l’eût pas reconnu. Basile riait à demi. «Ah, c’est un autre que moi que tu
auras rencontré».
Il avait l’humilité sincère. La louange l’étouffait. A la fuir, il eût mis tout son vouloir.
Pour lui, ce qu’il gardait ancré, inscrit au profond de sa moëlle, c’était ce sentiment fertile et sain
de n’être rien. Le plaignant -le pauvre- allait devoir insister -une fois, deux fois peut-être. Mais le
Géronda déjà n’écoutait plus. Reparti, il entamait sa visite. Comme chaque matin, il
accomplissait, soucieux, le tour des chambres. Son sourire le précédait sur le seuil. Il était là,
devant ses malades, son accoutumée tendresse habitant son regard. Il venait aux nouvelles. Où
en étaient leurs corps, leurs coeurs ? Il entrait, et les frimas s’éclipsaient de l’âme. Chacun des pas
dont résonnait son approche, publiait, plus claire, la guérison. A le voir ainsi, il était la force
tranquille... Mais à le mieux regarder pourtant, son être entier frémissait d’une vie plus secrète.
Cela se voyait à l’inclinaison un peu tremblée de la tête sur le cou fort et puissant, au murmure
vague dont s’agitaient les lèvres, aux soupirs rauques soudain déchirant sa poitrine, aux épaules
doucement ondoyant sous la joie venue y pleuvoir en aigrettes fines. Mais c’était loin des yeux
qu’il enfouissait son secret, qu’il jouissait seul à seul de la familiarité du Sauveur. Quand même il
semblait n’être qu’à ceux qui l’écoutaient, il ne s’arrêtait pas aux paroles qui coulaient de sa
bouche, plus tendres que le miel des rayons. Il les laissait vaquer seules à leur tâche amoureuse :
elles tressaient aux hommes brisés l’abri sûr du roseau où perche la sarcelle ; comme l’oiseau
blessé refait là ses forces, eux sentaient en deçà d’eux se rétracter l’opacité du doute. Ils allaient
guérir à présent. La guérison était là, proche à la toucher. Mais leur père s’éloignait. Il les avait,
dans l’entre-temps, gagnés à la cause d’une lutte plus haute. Et maintenant il s’en allait. Eux se
laissaient hâler dans ce fort sillage tout d’espérance qu’il leur abandonnait. Il sortait, et la
chambre restait comme habitée de sa calme assurance, vibrante aussi de ces ondes mobiles que
sa prière paraissait imprimer aux choses. On la sentait là, fugace mais vivante, d’une quintessence
si subtile, qu’elle semblait flotter par-dessus l’air. Elle n’avait fait que s’appuyer à peine sur les
mots exhalés. Elle se passait si bien de leur laborieuse pesanteur. C’étaient eux plutôt qui se
moulaient à ses contours légers. Tels les embouts trop raides aux pieds de la sylphide, ils
devaient se faire à d’aériennes figures... Les paroles inspirées de l’Ancien avaient ces envols
graciles. Elles élevaient sur leurs ailes l’âme plombée par le péché. Puis, dans une volte, elles
s’évanouissaient. Affolée, l’âme eût aimé les retenir. Elle s’en voulait de cette lourde hébétude
qui l’engourdissait. Voyons, qu’avait dit le Géronda ? Comme tout cela s’annonçait difficile, sous
cette apparente aisance. Il avait parlé d’un long travail... L’union avec Dieu, la déification... Mais
c’étaient là, pour l’heure, choses trop ardues à entendre. Pour y atteindre, avait-il dit, il faudrait
la prière, la lutte spirituelle toujours continuée. L’âme, d’abord, participerait aux mystères -la
confession des fautes, la communion au divin Corps du Christ. Tel était l’unique remède. Eux
déjà eussent voulu voir leur âme guérie. Ce serait, disait-il, une question de patience...
C’est alors qu’il avait évoqué la patience. Ses paroles se faisaient plus simples.
«Patience, disait-il ; il vous faut de la patience. Il est sage l’homme qui, dans son
amour de Dieu, apprend la patience».
La souffrance même était enviable, parfois. Elle avait ce mérite d’enseigner la
patience. Elle méritait à certains la couronne du martyre...
«L’on m’a demandé, confiait le Géronda, de prier pour une moniale, malade du
cancer. Bien sûr, je la mentionnerai. Pourtant, si c’est à seule fin qu’elle souffre un peu moins,
c’est inutile. Non, cela ne fait rien. Laissez-la souffrir. Je crois qu’il se peut, parce qu’elle est pure
et que Dieu l’a choisie, qu’elle ne goûte plus à l’amertume, ni au péché du monde ; il se peut qu’il
prenne son âme. Il nous faut, quant à nous, espérer en Dieu, le suppliant de permettre ce qui est
utile. Car Lui sait. Pour cette onction que vous lui avez faite, sans doute était-il bon que vous la
fassiez. Mais tout comme lorsque les petits enfants voient les braises dans le feu, que cela leur
paraît beau, et qu’ils veulent y toucher, tandis que les grandes personnes, elles, comprenant de
quoi il retourne, les emmènent loin du feu, et par surcroît les frappent, ainsi aussi Dieu dispose
avec nous. Lui sait ce qui nous est utile. C’est pourquoi laissons-la souffrir. Lorsqu’elle sera
endormie, c’est nous qui serons jaloux d’elle».
«Ecoutez encore... Au Mont Athos vivait un moine qui jeûnait beaucoup et versait
bien des larmes. A son Ancien, il en avoua la cause : «Le Seigneur, dit-il, m’a délaissé ; je n’ai pas
d’afflictions, pas d’épreuves». Il se désolait ; il priait que Dieu lui envoyât un mal, une tribulation.
Il savait qu’il nous faut quelque chose pour guérir nos âmes. Nos saints ont tous eu leurs
maladies, leurs épreuves. Pour saint Jean Chrysostome, ce fut l’exil. Qu’est-ce donc en regard
que la maladie ?...
«La patience, ayez-en davantage. En tout il faut de la patience. Une jeune fille est
venue me faire part de ses projets de mariage. Je lui ai dit : «Il n’est temps pour rien encore. Est-
ce que l’on mange les raisins lorsqu’ils ne sont pas mûrs ? On les laisse mûrir. Patience ! »
«Deux amis aussi se disputaient sans cesse. «Si vous ne vous entendez pas, leur ai-je
dit, séparez-vous ; mais qu’il n’y ait pas entre vous de haine ; patience seulement !»
Une autre jeune fille devait chaque jour au bureau côtoyer des êtres dont la présence
lui pesait à l’excès. «Tu es blessée, lui dit le Géronda, de ce que tu ne t’entends pas avec eux.
Mais puisque ce sont des gens avec lesquels tu es contrainte de travailler, il te faut bien travailler
avec eux. Aussi, lorsqu’ils te donnent telle ou telle chose à faire, si c’est là ton devoir, et que cela
ne contredit pas les divins préceptes, alors fais-le. Cependant, ne te préoccupe pas de ce qu’ils
sont, et ne leur laisse pas entendre ce que tu sais à leur sujet. Dans le secret de ton coeur
seulement, prie, et prends patience ».
«Il faut, regardant les choses spirituelles, plus de patience encore. Il est besoin de
zèle, d’efforts, de luttes. Luttez, vous le pouvez ; appliquez-vous et Dieu vous rendra dignes des
biens spirituels ; oui, les biens aussi viendront ; lorsque vous aimerez Dieu, tous les biens vous
viendront. S’ils venaient maintenant, ce serait trop tôt... Mais, qu’avez-vous ? Je vous vois bien
tristes...
- Géronda, lui disaient ses malades, si souvent nous nous attristons de ce que nous
voudrions goûter l’humilité, tandis que nous ne la vivons pas encore...
- Ecoutez : Chaque chose en sa saison. Remonte-t-on la rivière pour y prendre le
saumon avant que ne soit venu le mois d’août ? Je connais une femme qui veut prier sans cesse,
lors même qu’elle n’a pas acquis la maturité spirituelle pour ce faire. «Donne-toi du répit, lui ai-je
dit. Tu ne peux pas, pour le moment, prier sans cesse. Songe un peu à autre chose. Tu as ton
travail aussi. Il te faut bien le faire». Et se tournant vers les siens : «Voudriez-vous, mes enfants,
voler, comme elle, avec des ailes trop courtes ? Doucement, tout doucement. Nous n’avons pas
la force encore. Nous ne pouvons nous charger d’un poids trop lourd pour nous. Pourriez-vous
sous les bras porter deux pastèques à la fois ? Portons ce que nous pouvons. Aujourd’hui, vous
commencez à lutter. Pour le moment, certes, vous n’arrivez à rien. Plus tard, cependant, il se
peut qu’il en soit autrement. Ne vous attristez pas. Vous ne savez pas ce qui adviendra. Songez à
ce que vous étiez avant de me connaître, et songez à ce que vous êtes maintenant. Il y a un an,
vous étiez autres que vous n’êtes à présent ; oui, cette année, vous êtes déjà autres que vous
n’étiez alors. Le cultivateur plante sa vigne et la sarcle, mais il attend ensuite qu’elle produise du
fruit...
- Ah, Géronda ! Comme il est difficile de nettoyer le
champ !...
- Certes, c’est chose difficile. Avez-vous jamais vu toutefois
un champ sans mauvaises herbes ? Il n’en existe pas... Allons, dans votre
champ même, il poussera toujours, quoi qu’il en soit, quelque chose de
bon. Nous devrons nous appliquer seulement à le bien nettoyer. Mais
cela poussera. Après quoi, nous nettoierons encore. Qu’il y ait ce simple
effort. Cela suffit. Ecoutez... Il était une fois une petite plante... Au
commencement, elle grandit d’un pouce ; puis elle cessa de grandir ; l’on
se chagrinait : tous les soins dont on l’avait comblée étaient à jamais
perdus. Maintenant qu’elle stagnait, l’on croyait qu’elle ne grandirait
plus. Et puis un beau jour, alors qu’elle semblait décidée à ne plus
grandir, voici qu’elle se mit tout-à-coup à pousser très droit et très
haut...»
Vassili, le jeune diacre, était, quant à lui, spirituellement très haut déjà. Cela n’avait
pas échappé à l’évêque. Mgr Pantéléimon, de fait, avait du discernement. Cet autre prédicateur
d’Egine voyait, certes, que Basile était jeune ; mais il voyait aussi sa sagesse. Qu’il fallût, par
exemple, rappeler un novice à sa dignité, nul ne s’y fût entendu comme Basile : «Un moine, lui
disait Vassili, même s’il n’a que vingt ans, on l’appelle toujours du nom d’Ancien, Géronda ;
souviens-t’en». Monseigneur Pantéléimon admirait cette intelligence. Il ne pouvait plus s’en
passer. Il y avait tant à faire. Et pour les matières dont on l’accablait, il lui fallait les avis sûrs d’un
être spirituel. Son expérience propre ne suffisait plus. Aussi toujours appelait-il Basile. Un peu
plus tard, lorsque Mgr Pantéléimon fut fait Métropolite de Charistia, cet état de choses demeura
inchangé. Seulement, c’était à la métropole qu’il le conviait à présent. De là, il l’emmenait avec
lui dans ses diocèses. Souvent, il lui parlait de la prêtrise. Le Patriarche Joachim ne s’affligerait-il
pas que le hiérarque ne fît rien pour son protégé ? N’avait-il pas pris la peine de lui en
recommander par lettres les mérites ? A toutes ces avances, Basile ne répondait rien. Jusqu’à la
mort, il eût voulu rester hiérodiacre. Mais le hiérarque insistait. Il eût tôt fait de provoquer de
nouvelles entrevues. Enfin, il trouva une occasion : il conjura Basile d’accepter. Vassili, cette fois,
se vit contraint de céder. C’était oui ; il recevrait la prêtrise.
Ce fut Mgr Pantéléimon qui l’ordonna en personne. Dans le même temps, il lui
remettait aussi les très lourdes charges d’archimandrite et de père spirituel.
Vassili tremblait. Il craignait de n’être pas digne. Il soupirait : «Beaucoup au Mont
Athos se coupent un doigt, un membre, en sorte d’empêcher qu’on les fasse prêtres. Non qu’ils
n’eussent pas eu l’amour de la prêtrise, mais tant était grande leur piété, comme leur respect
pour elle».
Non pas que ces moines fussent d’un âge très mûr, non plus. Simplement, ils avaient
la crainte de Dieu. Ils n’avaient rien de ces faux-prêtres dépourvus d’esprit, incapables de
comprendre le sens même de leur ministère. Ceux-là, loin de servir le Christ, voulaient se servir
eux-mêmes. Souvent ils venaient, comme d’autres vous eussent annoncé quelque événement
mondain, faire part de leur ordination. Basile, avec eux, était toujours sévère. «Il est sept péchés
mortels, leur disait-il ; mais il en est un autre encore, et c’est la prétention. Si tu jettes une graine
sur le carreau, crois-tu qu’elle germera ? Aussi, ne dis pas : Je vais devenir prêtre. Dis : Si Dieu
veut que je devienne prêtre, peut-être, avec son aide, le deviendrai-je. Parce qu’il faut qu’un
prêtre, loin qu’il se soit appelé lui-même, invité lui-même, soit appelé par Dieu, invité par Dieu...
La prêtrise, vois-tu, est une chose grande et difficile, une chose effrayante».
De fait, maintenant que Basile célébrait à son tour, il tremblait de tout son être. Ce
mystère grand et redoutable de la liturgie l’emplissait d’effroi. «Je célébrais, disait-il, mais à
l’heure d’entrer dans le sanctuaire, chaque fois je tremblais».
Basile n’était pas un prêtre ordinaire. Les Eginètes allaient à sa liturgie, et ils s’en
ressentaient comme s’il eût pour eux fait une trouée dans le ciel. De voir leur lumineux pappas
suspendu à quelque spectacle sublime et ineffable, quand même ils ignoraient lequel, cela les
bouleversait. Et ils en induisaient qu’en nouveau Spyridon, il côtoyait du moins les saints anges
de Dieu !
Ils lui prêtaient d’ailleurs des discours bien étranges. Un jeune clerc était venu, qui
demandait conseil. Lui, avec beaucoup de naturel, s’était exécuté : «Dis chaque jour, avait-il
enjoint, le tropaire final de saint Spyridon. Parce que chaque jour auprès du prêtre, lorsqu’il est à
l’autel, se trouve un ange pour l’aider à célébrer... Tu n’as pas, dis-tu, vu d’anges à tes côtés ?
Ah ! si tu n’as pas ton ange, du moins, pour t’assister, ne va pas non plus célébrer ! La divine
liturgie, jusqu’à la proclamation du Béni soit le règne du Père... est prière. Après, elle est adoration».
Quelle étrange liturgie que la sienne, en vérité ! Quarante jours, il avait célébré de
cette étonnante manière. Quarante jours, après lesquels il n’avait plus voulu célébrer. Ses malades
se désolaient. Qu’avait donc leur père à vouloir de la sorte suspendre son ministère ?...
Il bafouillait des excuses. Il disait qu’il ne pouvait plus de ses mains pécheresses de
mortel toucher le Seigneur de gloire. Bien des années plus tard, il invoquait autre chose : «J’avais
peur, très peur. Je suppliais mon Christ de m’envoyer quelque chose qui m’empêchât de
célébrer. Et, gloire à Dieu, il entendit ma requête ; peu après, il fit que j’eus la main coupée. Ce
fut pour moi un grand don».
Cependant, ce ne pouvait être cela. Le quarantième jour de sa prêtrise, le Géronda
n’avait pas eu la main coupée. Il fallait que ce fût quelque chose d’autre. L’on n’avait jamais très
bien su. On lui avait bien demandé, au conseil de la paroisse, pourquoi il avait mis un terme à ses
fonctions de liturge. S’en tenant à de rares allusions, il n’avait donné qu’une réponse évasive. Un
prêtre de sa connaissance avait eu, tandis qu’il célébrait, une vision si terrible qu’il avait, lui aussi,
quarante jours après, cessé de célébrer. Et tous avaient senti, sous ces termes voilés, que c’était
de lui qu’il parlait. «Je connais un homme, dit l’Apôtre, qui, il y a quatorze ans...»
Il n’avait jamais rien raconté. Jamais, si ce n’est à Monseigneur Pantéléimon de
Charistia, métropolite d’éternelle mémoire. Lui seul savait. Après quarante jours de sacerdoce en
effet, le pappas avait eu cette vision redoutable : lors de la consécration des Dons, Basile, sur la
patène, avait vu le Christ nouveau-né, immolé pour le salut du monde...
La vision était trop effrayante pour qu’on pût la supporter. Non, plus jamais il n’eût
seulement pu dire la divine liturgie... Monseigneur Pantéléimon, pourtant, lui imposait de
célébrer six mois encore. Le temps, disait-il, de trouver un prêtre. Et Basile, une nouvelle fois,
avait dû céder.
Six mois de sa vie, Basile avait été prêtre. Six mois seulement. Cela ne l’affligeait pas.
Le mystère était si grand qu’une fois eût suffi... «Si quelqu’un est prêtre deux jours, disait-il, cela
suffit. Il peut se contenter par après de porter la soutane sans plus célébrer».
Egine n’avait plus son prêtre. Vassili cependant était toujours son pappas. Toute
paternelle, sa sollicitude continuait de l’amener là où il fallait, à l’heure où l’on avait le plus besoin
de lui. A l’église aussi résonnait toujours sa voix vibrante et chaude de hiéropsalte amoureux du
Seigneur qui, par-delà les notes savantes de la mélodie, laissait transparaître les riches nuances de
son unique passion. Mais surtout, il y avait ces prédications inspirées qui faisaient déferler la
foule sur la chapelle de l’hôpital. Parce qu’il vivait ce qu’il disait, l’on se sentait pris, après lui, du
désir de vivre ce qu’il avait vécu. Il aimait, et de le voir aimer ainsi, l’on se prenait à vouloir aimer
à son tour. Il pleurait, et bientôt l’on pleurait à sa suite.
Il se défendait pourtant d’être en rien spirituel. Qu’on le lui suggérât seulement, et il
en était fâché. S’il prêchait, c’était d’humilité. D’autres ne prêchaient pas, qui étaient vraiment
humbles : «Un moine, contait-il, était à l’obéissance. Son Géronda voulut qu’il parlât du haut de
l’ambon. Lui monta sur l’ambon ; mais il en redescendit peu après, sans avoir soufflé mot.
«Géronda, dit-il, je n’ai pu parler». De fait, il ne l’avait pu, puisqu’au-dedans de lui, il n’avait cessé
de se dire : «Comment enseignerais-je aux autres ce que je n’ai pas acquis ?» Il péchait par excès
d’humilité. Il ne pouvait parler devant un tel auditoire. Le lendemain pourtant, il voulut tâcher à
nouveau d’obéir ; mais, cette fois encore, rien n’y fit. Le surlendemain, son père, pour la
troisième fois, le fit appeler. «Viens ici, lui dit-il, prends ces cinquante courgettes, et mets-les en
rang. Imagine que ce sont des gens, et parle-leur». Le moine fit comme son Ancien le lui avait
ordonné ; et les choses qu’il disait étaient si belles et si sages, qu’à l’écouter son Géronda même
était édifié. «Tu vois, lui dit-il, réjoui ; ce n’est pas difficile. Demain, tu rediras tout cela du haut
de l’ambon». Le lendemain arriva. Le moine, par obéissance, monta sur l’ambon pour parler.
Mais pas un mot, rien ne sortit de sa bouche. De sorte qu’il redescendit sans avoir pu dire une
phrase. Le Géronda, cette fois, s’irrita : «Mais enfin, hier tu as parlé aux courgettes. Que ne
pouvais-tu redire la même chose ? - Géronda, balbutia l’autre, j’ai tâché d’obéir ; c’est pourquoi
je suis monté ; mais lorsqu’en bas j’ai vu des gens, au lieu des courgettes, je n’ai pas pu».
Basile soupirait d’émotion. «C’est, disait-il, qu’il n’était pas nécessaire que le moine
parlât. Aussi Dieu ne lui donnait-il pas les mots qu’il lui eût fallu pour parler. Les uns sont doués
pour la parole, d’autres le sont pour quelque autre chose. Ce que Dieu veut, ce qu’il faut à notre
âme, voilà ce qui convient à chacun. Ce moine-là, lui, avait l’humilité».
Et le Géronda pleurait, se trouvant orgueilleux.
«Toute la nuit, confia-t-il un matin, les yeux brouillés de
larmes, j’ai lutté contre deux pensées. L’une d’elles me disait : «Qui es-
tu, toi, pour oser prononcer de tes lèvres viles les saintes paroles de
Jésus Christ notre Dieu ? As-tu seulement réfléchi à ce que tu faisais ?
T’es-tu demandé si tu pouvais de ta bouche impure souiller le nom du
Seigneur ?» Et l’autre pensée me disait : «Si Dieu a permis que sa parole
se fît entendre par l’âne même de Barlaam, ne permettrait-il pas qu’elle
le fût par ta bouche ? Toi donc, offre tout ce que tu peux, selon ce qui
est en toi ; mais le reste appartient à Dieu».
Il sanglotait ; les larmes l’étouffaient. «Puisse le Seigneur, soupira-t-il, m’être
compatissant, jusqu’à me pardonner mes infinis péchés...»
Dans ces moments qu’il traversait d’intense désespoir, la seule pensée qui pût le
consoler était que son orthodoxie, du moins, lui ferait trouver grâce, peut-être, aux yeux de son
Seigneur.
Sans doute l’Ancien se souvenait-il aussi des prophéties du grand Cosmas. Vers la
fin, prédisait à l’avance saint Cosmas d’Etolie, le visionnaire inspiré de Dieu, à l’heure de la
grande apostasie, où la prédication apostolique aura gagné jusqu’aux confins extrêmes de
l’univers entier, mais où tous renieront le Christ, et ne supporteront plus même d’entendre
seulement son nom, tant ils l’auront en haine, alors la seule confession de la vraie foi orthodoxe
suffira au salut, et s’il se trouve un seul homme pour posséder quelque vertu, il sera l’égal d’un
saint...
Plus il scrutait son âme, plus l’Ancien ne voyait rien en lui qu’un grand et misérable
pécheur. Comme si, à vouloir effacer, et toujours davantage, à la lumière chaque jour plus forte
des préceptes du Christ, ces taches sans tain, dont se ternissait le miroir de son âme, il en eût vu
paraître à l’infini de nouvelles, que la vue des premières d’abord, lui eussent un temps occulté.
Mais sa conscience, elle, était orthodoxe. C’était là sa consolation.
Il avait, -il le savait- avec la prêtrise reçu d’en-haut la grâce apostolique. C’était sa
seule fierté, l’unique vertu qu’il se reconnaissait. Pour la foi orthodoxe, pour le dogme
orthodoxe, il avait cet amour fou, cette mania toute paulinienne, et qu’il avait apprise aussi de
l’Apôtre. Comme le vénérable Paul, les Pères Saints de l’Eglise du Christ avaient tout donné,
jusqu’à leur sang, pour garder intact le dépôt de la foi, -celui-là même qui, au jour de la
Pentecôte, avait été transmis aux Apôtres rassemblés dans la chambre haute- ce jour où l’Esprit
sur eux était descendu sous forme de langues, ce jour où le contenu de la foi s’était trouvé défini,
pour la consommation des siècles, à jamais intangible. «Garde Timothée, garde le dépôt de la
foi», avait à son disciple enjoint le divin Paul, le coryphée des Apôtres. Aussi les Pères
amoureusement l’avaient-ils sauvegardé, le tenant consigné, entre les pages enclos des actes
conciliaires. De sorte, selon ces mêmes Pères sublimement inspirés, qu’en dehors du dépôt, il
n’était point en vérité de salut. Aux marges du dépôt de la vraie foi, loin du roc du Christ, hors
de son Eglise, une, catholique et apostolique, pour une âme orthodoxe, il n’était rien. Partout
ailleurs, -les Pères là-dessus étaient à l’unisson formels et inflexibles- s’étendait le sable, régnait
l’égarement avec l’hérésie. De cette dernière Basile se gardait comme d’une souillure. Dès les
temps anciens, sous une forme, sous une autre, elle avait resurgi. Elle était apparue avec l’Eglise
même. Sa rage contre elle s’acharnait toujours, mais toujours aussi elle continuait d’échouer. Elle
confondait par le nombre, mais l’Eglise détenait la Vérité une. Qu’eût pu le numérique contre la
perle unique, que ne peut acheter nul prix ? Foule et multitude, son royaume était divisé,
cependant que l’Eglise indivisible à jamais restait indivisée. L’autre avait pour demeure élu la
ténèbre de l’ignorance, mais l’Eglise possédait d’en haut la connaissance divine, illuminant les
âmes. L’hérésie pour arme brandissait l’illusion du progrès, mais l’Eglise, elle, était à jamais
parfaite dans son achèvement. L’hypocrite menteuse se couvrait du prétexte des nouvelles
sciences exactes, mais l’Eglise des déifiés, auxquels l’Esprit révèle tout, eût pu se passer même
des dogmes progressivement écrits de sa théologie, lesquels, de fait, ne furent à la fin, et plus
expressément, définis, qu’à l’heure où il en était un absolu besoin, pour servir d’ultime recours
envers ceux qui, pour leur malheur, se jetaient à l’encontre.
Basile était de cette race des déifiés très ressemblants à Dieu. Comme eux, dès cette
terre d’exil, il était parvenu à la stature du Christ. Comme eux, il accédait à cette vie immortelle
qui de lui faisait un dieu avec son Dieu. Comme eux, il avait, avec les flots de la grâce, reçu
d’abondance les charismes de l’Esprit. Maintenant que de toute passion il avait purifié le vase, il
était devenu réceptacle sans tache de la Grâce divine. Théophore, il portait Dieu en lui, comme
une femme le fruit. Et l’Esprit qui l’habitait le faisait tressaillir comme l’enfant des entrailles.
L’Esprit fécondait ses vertus, et elles se changeaient en charismes. Tout en Vassili se faisait
charisme. La théologie surtout vivait en lui comme un charisme ; elle vivait à chaque mot de lui,
fût-il le plus infime. Car l’Esprit l’instruisait de tout ; et Basile eût-il été le plus illettré des êtres,
l’Esprit l’eût instruit de même sorte.
La théologie se passait très bien de la culture. On la vivait, on la respirait chez les
saints de Dieu. Elle ne s’apprenait pas dans les livres, moins encore à l’université ; l’on ne faisait
bien de la théologie qu’en cellule.
Basile ne se laissait pas abuser par ces jeunes gens nés de la veille qui trop aisément
se disaient «théologiens». Un métal vil n’abuse pas l’orfèvre. Il les reprenait sévèrement : «L’on
connaît l’arbre à ses fruits, dit le Seigneur. Oui, demain c’est sur l’aire que la moisson apparaîtra...
Tenez, je voudrais que vous m’expliquiez l’essence de la théologie orthodoxe : quelle culture
donne-t-elle à l’homme ? Comment l’ affermit-elle ? Qu’un homme cultivé parle bien, et selon
les règles de la syntaxe, cela ne m’intéresse pas... Voilà : je sais que les Turcs apprennent eux
aussi la théologie ; que les Hébreux, les idolâtres, les catholiques ont également une théologie ;
que tous les peuples ont une théologie. Mais quelle est la différence entre eux et les
théologiens ?»
Les autres restaient muets comme des poissons ; tels les rhéteurs éloquents de
l’Hymne Acathiste réduits au silence par le mystère de la virginité de la Très Sainte Mère de
Dieu.
Le Géronda alors avait un doux sourire :
«Eh bien ? N’êtes-vous pas étudiants en théologie ? Alors,
dites-moi encore ceci : toutes choses, selon vous, s’analysent, toutes ont
un commencement et une fin. Faites-moi donc, -je vous écoute- le
commentaire des Ecritures ; et dites-moi quel est leur commencement ;
voyons, s’il n’était que de vous, par où commenceriez-vous ?»
Un long silence s’ensuivait.
«Ah, reprenait l’Ancien, n’aviez-vous donc pas pris conscience que seul Dieu peut
interpréter les Ecritures ? Dieu, et ceux avec lui auxquels il veut bien prêter le secours de sa
grâce... Si nous ouvrons au livre du sage Salomon, nous verrons que telle est la réponse qu’il y
donne : “Le commencement de la sagesse, dit-il, c’est la crainte du Seigneur”. Oui, la crainte du
Seigneur éloigne et garde des fausses et trompeuses apparences, celles de la chair, comme celles
du monde. Pour vous peut-être apprenez-vous la théologie comme d’autres étudieraient, à seule
fin d’obtenir quelque bon gagne-pain ? C’est que vous avez mal lu Maxime le Confesseur. Tel un
nouveau Salomon parle Saint Maxime. “Si vous avez la crainte du Seigneur, dit-il, vous avez
appris la théologie”. Mais si vous n’avez pas la crainte du Seigneur, vous avez appris un métier
pour vivre, comme ferait un menuisier, ou un ferronnier, ou bien encore les deux ensemble. Si
vous n’avez pas appris ce commencement, vous avez appris non pas la science des Ecritures,
mais une simple technique. Or, sachez-le, se contenter de jouer les beaux-parleurs ou, plus
sottement, de les bien écouter, sans discernement aucun, cela n’est pas utile, cela ne sert de rien.
Et tout comme en un repas n’est rassasié nul autre -fût-ce le cuisinier- que celui seul qui mange,
de même, ne saurait goûter à la béatitude, celui qui se contente d’émettre, ou d’écouter un
verbiage, mais celui seul qui fait -celui seul, s’entend, qui accomplit les préceptes».
Non, trembler eût mieux valu que de se faire passer pour théologien lorsqu’on ne
l’était pas. L’enseignement de la théologie ne venant jamais qu’au terme d’une expérience
ineffable, dont elle était le fruit longuement mûri, celui d’une union sans mélange avec le Christ
vrai Dieu et vrai Homme. La théologie en vérité était une grande grâce.
«Ah ! soupirait le Géronda, si quelque jour Dieu vous donnait le don de la théologie,
n’abusez pas de cette grâce...»
Le Géronda possédait ce charisme. Dieu lui avait donné ses yeux spirituels qui, sous
la lettre, discernaient l’esprit, chaque fois lui ouvrant le sens des Ecritures. Alors, à son tour, il
éclairait ceux qui venaient à lui :
«Géronda, interrogeaient ses enfants, il est dit que les Apôtres s’en allèrent après
l’arrestation du Seigneur... Tous s’enfuirent, hormis Jean, le Théologien, qui était connu du
Grand-Prêtre, et Pierre, que Jean avait choisi, parce qu’il était connu lui aussi. Serait-ce,
Géronda, à cause d’un manque de foi ? Serait-ce par lâcheté ?
- Non, disait-il, ce n’est pas qu’ils ont eu peu de foi. Mais Dieu l’a permis ainsi pour
que les femmes eussent du courage à leur place. Les hommes et les femmes sont une seule et
même chose. Ce que les hommes ne faisaient pas, il fallait que les femmes le fissent. C’est assez
dire que l’on peut tout faire, pour peu que l’on veuille. A l’inverse de cette femme de l’Evangile
qui disait : “Je suis une femme ; je ne sais pas ; je ne peux pas”. Qui plus est, les Apôtres, à cette
heure, n’avaient pas encore reçu l’Esprit céleste. Ce ne fut qu’après la Pentecôte seulement qu’ils
parvinrent à la mesure de la perfection.
- Géronda, ajoutait-on, trouvez-vous bien que nous lisions l’Ancien Testament ?
- Cela est bien, répondait-il. Mais lorsque vous avez devant vous la personne même
d’un homme, courez-vous à son ombre ? Car nous avons à présent le Christ même, et ce qu’il
nous a transmis...»
Puis, comme intérieurement, il se murmurait : «Bien entendu, il y a le Psautier...
C’est si beau le Psautier... “Sur la harpe et sur la cithare”, dit David. Les cithares avaient dix
cordes... cinq en-dehors, cinq en dedans. Les cinq cordes du dehors sont mises pour les cinq
sens ; les cinq cordes intérieures, pour les cinq sens intérieurs : non point la vue, ni le toucher...
mais pour le premier, le coeur ; pour le second, la pensée ; pour le troisième, la garde du coeur ;
pour le quatrième, les visions ; pour le cinquième, l’espérance...»
Il hochait la tête. «Il importait que chaque chose eût aussi
son importance...»
Et chaque mot, certes, importait. Chaque détail aussi du
rituel saint et séculaire de l’Eglise. Sans que cela pourtant tînt en rien du
formalisme. Mais tout, dans l’Eglise, prenait son sens, tout venait
s’ordonner, selon les surnaturelles lois d’une architectonique plus
haute... Simplement, des choses, il fallait prendre cette vue supérieure.
C’est dans cet esprit que l’Ancien, parfois, reprenait les fidèles. Ainsi, parce qu’il
voyait une femme se signer trop vivement, comme à l’emporte-pièce, dans sa hâte déformant le
symbole : «Non, dit-il, ce n’est pas ainsi que l’on fait. Le signe de la Croix est notre arme la plus
haute... Là, comme cela : trois doigts joints ensemble, pour la Trinité, les deux autres repliés,
pour les deux natures du Christ, vrai Dieu et vrai Homme. L’on part du front d’abord, du
sommet de la tête. Vois, la tête n’est pas carrée, mais ronde, à l’image du Christ, notre Christ
intemporel, qui n’a ni commencement ni fin... Plus bas, à présent, les doigts, sur le ventre, tout
comme notre Christ, des cieux descendu s’incarner, prendre chair dans les entrailles de la Vierge,
où il se fit homme. A droite ensuite, marquant la crucifixion. A gauche, finissant dans le coeur,
parce que, ressuscité, il reviendra juger les vivants et les morts. Là, venez çà, qu’à mon tour je
vous signe de la croix. «Sous le signe de la Croix furent écrasées les puissances hostiles». Et
n’oubliez pas, sous votre oreiller, de poser une Croix où fût sculpté, gravé notre Christ. Il est
préférable qu’y figure un crucifié, -le Corps de Notre Christ ; à moins que ne figure au dos ce
symbole de notre foi :
IC XC
NI KA
Jésus Christ vainqueur.
Parce que d’autres ont été crucifiés, qu’il ne faut point confondre avec
notre Roi et Dieu».
De fait, rien, dans l’Eglise, nulle chose ne se fût faite à la légère, jusqu’à la plus
anodine, la plus apparemment futile...
«S’il vous advient de faire un voeu, poursuivait l’Ancien, soyez non moins vigilants.
Car il faut que le voeu soit dans les faits dûment accompli. Ou bien, dit le Seigneur, vous
retomberiez dans un mal pis, sept fois, que le précédent... Quant à la personne du diacre, et plus
encore à celle du prêtre, soyez aussi très attentifs. Témoignez-leur le plus grand respect ; soyez
envers eux le plus prévenant qu’il se peut. Avant que le pappas n’eût pu vous demander de l’eau,
apportez-lui le verre».
Qui, dans l’Eglise, croyait sacrifier à quelque pur et simple rituel, néanmoins touchait
aux sacrements divins, aux mystères les plus hauts...
«Le dimanche, recommandait l’Ancien, prenez du pain bénit. Chaque jour de la
semaine, ensuite, prenez-en à nouveau, fût-ce peu, très peu à la fois. Et le matin, buvez aussi de
l’eau bénite. Vous verrez que, tout le jour alors, cela vous portera. Et maintenant que nous
sommes en carême, faites également cela : le jeudi, après le jeûne du mercredi, et le samedi
matin, après le jeûne du vendredi, buvez longuement de l’eau bénite, mangez beaucoup de pain
bénit. Puis, tous les quinze jours au moins, préparez-vous à recevoir la divine communion.
Préparez-vous dans le jeûne et la prière. Pour le jeûne, demandez à votre père spirituel : il vous
guidera. De toute façon, jeûnez à la mesure de vos forces ; autant qu’il est en vous. Or il est
évident que vous ne pouvez, chacun, porter un poids de cent tonnes. Toutefois le lundi par
exemple, qui est le jour des anges, faites un peu d’abstinence. Le mardi rompez le jeûne avec de
l’huile et du fromage ; le mercredi, faites abstinence ; le jeudi, rompez le jeûne avec de l’huile ; le
vendredi faites abstinence. Mais le samedi, rompez le jeûne, de crainte d’en venir à ressembler au
pharisien. Et ne communiez pas, si vous n’avez au préalable lu le grand canon de communion.
Lisez-le, et plongez au profond du sens de ces paroles. Lisez-les, comme si votre coeur vous
dictait ces mots. Après quoi, vous pouvez confesser vos péchés -pas à moi qui ne confesse pas ;
mais à un autre, ce qui revient au même. Et n’allez pas non plus vous confesser deux fois, à deux
prêtres, l’un après l’autre, d’une même faute. Car confesser, et pour la seconde fois, ce que l’on a
dit déjà, tient de l’incrédulité. A votre père spirituel, dites : “Je suis pécheur, je suis tombé”, et,
brièvement, décrivez votre péché, en sorte qu’il comprenne de quelle espèce était votre chute.
Mais il n’est nullement question de l’exposer plus à loisir, de crainte que, sous l’influence du
malin, sa complaisante évocation ne fît renaître en vous le goût de ce péché. Et parce que votre
père spirituel est lui aussi un être de chair, épargnez-le. Ayez pitié et de vous-mêmes et de votre
père spirituel. Car, en ne l’épargnant pas, vous péchez encore. De fait, ce n’est pas le prêtre qui
pardonne, mais le Seigneur par lui. “Fils et Verbe de Dieu, dit le prêtre, pardonne à ton
serviteur...” et le reste. C’est donc au Seigneur que vous vous confessez, et c’est le Seigneur qui
vous pardonne. Après quoi, la confession achevée, tâchez de ne pas pécher à nouveau. Dites-
vous : “Je suis passé par l’épreuve du feu et j’ai réchappé. Maintenant donc que le Seigneur m’a
fait miséricorde, vais-je repasser dans ces flammes ? Ou comment Dieu, dès lors, n’en aurait-il
pas nul courroux ?” Et, sachez-le bien, si la plaie du péché, après la confession, se referme, la
cicatrice, elle, jusqu’à la fin des temps subsiste. Prenez donc soin de temps à autre d’examiner
vos cicatrices. Attristez-vous pour lors, et songez : “Je connais mon iniquité”. Or, ce n’est qu’à la
seconde Parousie, et à cette heure seulement, que les cicatrices, elles aussi, s’en iront...
«C’est pourquoi, avant que de communier, luttez. Au silence, exercez-vous
davantage. Soyez plus vigilants aussi. Donnez en aumône tout ce que vous pouvez donner. Oui,
faites autant d’aumônes que vous le pouvez. Accomplissez toutes sortes de bonnes oeuvres
encore. A ce mystère, préparez-vous par avance. Les jours qui précèdent, portez vers lui votre
esprit. Ainsi, m’apprêtant à communier, de la veille au soir, je voudrais ne plus voir face
humaine, ne plus proférer de paroles, demeurer sans mot dire. Lors, mon esprit, je le tiens à
mon Christ attaché, sans cesse le suppliant et longuement scrutant les replis de mon âme,
cherchant à bien sonder toutes ses dispositions, pour ce qu’en elle, bientôt, je m’en vais recevoir
mon maître et mon Seigneur. Car notre Christ, lequel en sacrifice nous donna son Corps, dans
la divine Eucharistie, par la sainte transformation, nous octroie ce don sublime de nous faire son
propre Corps. “De même, dit saint Jean Chrysostome, qu’il nous possède en lui, ainsi
possédons-le en nous”. Et que le jeune prêtre sache... Les saints voiles qui servent à la
communion ne se brûlent pas. Lorsqu’ils sont hors d’usage, qu’on les jette dans un fleuve ; à
défaut, dans la mer... Et la prosphore qu’on apporte, aussi pécheur soit celui qui l’apporte, qu’on
la prenne. Qui sait si ce vestige de piété qu’il a au-dedans de lui et qui l’a poussé à pétrir ne
l’amènera pas au repentir. Seulement, la part du Seigneur, il convient qu’elle soit prélevée d’une
prosphore dont on sait qu’elle a été pétrie par une vierge... De même, le sang du Christ : qu’il
provienne d’un vin fabriqué l’été par une vierge...
«Et si, avant de communier, les larmes ne vous venaient pas, ne communiez pas.
Mais à celui qui ne communie que rarement, dites pourtant de communier. De manière qu’il
prenne des forces... Ne vous abstenez pas des Mystères. Ils vous donneront beaucoup de force...
Communiez souvent. Il sied que soit fréquente la sainte communion. Mais ne me demandez pas
de vous dire quand il faut communier. Communiez lorsque vous avez faim. Est-ce à moi de vous
dire quand vous avez faim ? De même en va-t-il pour l’âme. Communiez tout autant qu’il vous
est nécessaire. Comme vous avez faim et que vous mangez, comme vous avez soif et que vous
buvez, de la même façon ayez faim, ayez soif de communier, de recevoir en vous notre Christ.
«Oui, ayons faim, ayons soif de notre Christ. Et laissez-moi
vous dire ceci encore : Si vous êtes vigilants et que vous luttez, ce sera le
Mystère lui-même qui bientôt vous instruira, et vous aurez besoin, vous
demanderez à communier...»
Le Géronda se penchait vers ses enfants :
«Et vous, quand communiez-vous ? Tous les combien avez-
vous soif ? Tous les quinze jours ? C’est bien. Quoi qu’il en soit, ne
communiez pas plus d’une fois par semaine. Ce serait faire peu de cas
de la Providence. Il y avait au désert un ermite -le saint abba Onuphre.
Descendu du ciel, un ange, une fois la semaine, lui apportait la
communion. L’ange du Seigneur ne pouvait-il donc descendre plus
souvent ? Il le pouvait, certes, mais jugeait qu’il en était mieux ainsi. Et
Marie d’Egypte, la grande et sainte Marie, ne dut-elle pas attendre près
de quarante années entières, pour qu’il lui fût donné, des mains de
l’abba Zosime, de recevoir le Corps de Son Sauveur ? C’est pourquoi il
ne sied pas que vous communiiez, vous non plus, tous les jours.
«Mais ne manquez pas pour cela de vous rendre à l’office. Pour l’Eglise, soyez
brûlants de zèle. Dites-vous parfois : “Voyons, allons aujourd’hui à l’église”. Et le dimanche, ne
manquez jamais de vous y rendre sans quelque grave raison. Pourquoi, au nom de quoi, vous
absenter à l’heure de la sainte célébration ? Demeurez vigilants. Les temps sont fort mauvais.
Savons-nous seulement combien de temps encore nous reste à vivre ici ? Savons-nous si l’an
prochain, nous existerons un jour pareil à celui-ci ? Et si vous ne vous rendez pas à l’église, sans
que vous en empêche quelque maladie d’importance, en ressentez-vous votre coeur tout le jour
affligé ? Vous dites-vous en vous-mêmes : “Aujourd’hui, je me suis privé d’église ; aujourd’hui je
ne suis pas allé prendre des forces à l’église, me ressourcer à l’église” ? Aussi, surmontez l’un
après l’autre tous les obstacles. Courez à l’église afin, tout au long de la semaine, d’en pouvoir
tirer encore profit. Et lorsque vous y entrez, ne vous tenez pas au beau milieu, mais demeurez
debout, tapi dans quelque coin du mur ; ou bien abritez-vous derrière une colonne, un pilier ; en
sorte d’empêcher que ne se laissât distraire votre esprit ; pour l’obliger à se montrer attentif aux
paroles, et que pût venir la contrition. Mais ne vous agenouillez pas ; parce que le dimanche est
le jour de la Résurrection. Chez vous, toutefois, quand vous êtes seuls, il vous est permis, fût-ce
le dimanche, de vous agenouiller, à cause de vos péchés sans nombre ; agenouillez-vous et priez
notre Christ ; chez vous, non pas à l’église.
«A l’église, demandez-vous : “Pourquoi sommes-nous ici ? Pour prendre de la force.
Pour guérir”. Regardez l’église comme un hôpital. Pourquoi va-t-on à l’hôpital, sinon pour y
guérir ? L’église est notre hôpital aussi. A l’église, et à l’église seulement, nous guérissons nos
plaies et nos passions. Va-t-on à l’hôpital par quelque effet du hasard ? S’en retourne-t-on
comme on y est venu ? Quitte-t-on l’hôpital sans en éprouver quelque soulagement ? Va-t-on
chez le médecin, à cette fin d’en repartir sans un quelconque remède ? Et à l’église ? Pourquoi
va-t-on à l’église ? C’est pourquoi, veillez grandement à ne point rester secs aux offices auxquels
vous assistez. Jamais ne quittez l’église avant que d’en avoir retiré du profit spirituel -que d’avoir
éprouvé du moins, ressenti quelque chose. Beaucoup, pour leur édification, lisent, d’autres prient
sans cesse. Mais vous, qui ne faites rien de tout cela, où prendrez-vous des forces, sinon aux
offices ? Ainsi donc, allez à l’église, et, là, tâchez de vous plonger au coeur des mystères divins de
la liturgie. Si vous saisissez le sens de la sainte liturgie, vous saisirez le Mystère aussi de l’Eglise, et
transis d’admiration, vous louerez et glorifierez Dieu. L’Eglise est ce Corps saint de notre Christ,
dont il nous a faits les membres. Nous sommes, dit l’Apôtre Paul, les membres de son Corps, de
ses os, de sa chair. L’Eglise est le Corps du Christ, la Maison du Père, le Temple de l’Esprit,
l’Icône de la Sainte Trinité, le Mystère du Dieu vivant...»
Alors, s’emparait de l’Ancien une nostalgie profonde.
«Ah ! soupirait-il, j’ai tant aimé l’Eglise ! Oui, j’ai beaucoup aimé l’Eglise, je vous l’ai
dit autrefois. Depuis l’âge de huit ans, sans trêve, j’ai servi l’Eglise. Aujourd’hui, je sers toujours
l’Eglise. Depuis l’âge de quatorze ans -cela fait tant d’années maintenant- je n’ai pas non plus
dormi dans un lit. Je préférais m’allonger sous les Saintes Tables. Oui, voici cinquante ans à
présent que je sers l’Eglise, et je ne suis pas rassasié encore. Vous verrez : plus Dieu vous
donnera, plus vous lui demanderez. L’homme, pour ce qui est des choses spirituelles, ne se peut
rassasier. Il le faut bien ainsi ; car, comme le dit l’évêque Pallade, l’apostasie commence lorsque
s’installe la satiété du saint enseignement, comme l’anorexie pour ces paroles dont la faim dévore
l’âme éprise et éperdue de Dieu».
Ses enfants, sans se lasser, écoutaient ces paroles, telles des escarboucles tombées de
ses lèvres. Telles étaient donc les arrhes de la vie bienheureuse -cette miraculeuse vie, qui
tangible coulait dans les veines déjà du Géronda, instant après instant, y tissant la fibre de sa
proche éternité. Maintenant qu’autour de son Christ et de son corps théandrique, l’on sentait
son être entier se mouvoir, maintenant qu’à la Divinité même il avait puisé cette tonifiante sève,
qui de son flux vivace l’irriguait tout, l’heure était venue qu’au coeur de ses enfants il instillât à
son tour, irrépressible, l’amour de son Seigneur. Parce qu’au terme de la germination lente,
viendrait le brusque gonflement ; que, poussée très haut, la graine libérée soudain, parmi leurs
artères éclaterait ; que, semée dans les larmes, la graine d’amour en gerbes jaillirait, qu’on lierait
dans la joie. Joie d’avoir d’une âme une lutté pour la gloire de Dieu -joie tout ensemble
puissante, dont submergent les flots, et douce, si douce pourtant. Forte assez pour faire à l’âme
oublier les cataclysmes sauvages de l’horrible épreuve, joints à l’atroce déréliction d’alors. Douce
aussi, pour l’initier à la suave beauté, dont d’étrange sorte Dieu pare et transfigure les amoureux
rayonnants de l’Eglise.
De l’ascèse de pappa-Vassili n’eût pu sourdre un surgeon ténébreux de tristesse.
Comme si les êtres et les choses de la création fussent venus plutôt de leurs fraîches frondaisons
offrir à l’Ancien leur reposant ombrage. En une greffe d’amour, ils étaient venus charger l’arbre
élevé de son âme. Et cet arbre puissant, jusqu’aux jusqu’aux confins du ciel et du grand univers,
avait étendu sa ramure. -Arbre précieux à la très haute âme, dont les deux bras étendus
semblaient l’arbre de la Croix, élevé sur le monde. Croix vénérable, et toute magnifiée, par quoi
le saint infatigablement oeuvrait à réunir, en un plénier achèvement, la simplicité du coeur purifié
aux profondeurs illuminées de l’esprit, le sourire irradiant la bonté à la théologie neptique,
l’avenante grâce, l’hospitalière générosité à la prophétique inspiration des ermites. L’Ancien béni
n’avait-il pas fait sien déjà ce précepte de l’illustre Grégoire le Théologien, touchant Basile le
Grand ? «Purifie-toi d’abord, après quoi seulement purifie...; deviens sage, puis à ton tour rends
sage...; approche Dieu, et mènes-y les autres ; sanctifie-toi, pour sanctifier autrui. En sorte que le
divin philosophe ne fût pas misanthrope, ni l’homme pratique dénué de sagesse».
La théologie était cet universel, cette vie de toute vie, en dehors de quoi n’était nulle
vie ; cette vie qui seule avait pouvoir de sauver ; vie de ceux qui menaient le bon combat. Oui,
mener le bon combat, cela seul importait... «Ah ! disait le Géronda, il n’est pas plus haut que le
choeur des vierges. Et pourtant ne seront pas sauvés ceux-là seuls qui vont au monastère ; tous
ceux-là seront sauvés aussi qui auront en vérité mené le bon combat».
Peu importait que la lutte fût dure. Peu importait l’Autre et ses ruses perverses : «Un
Géronda, disait l’Ancien, pour prier, s’en fut loin, très loin au désert. Au fur et à mesure donc
qu’il s’enfonçait, il sema en terre des brins de paille, dans le dessein, plus tard, de repasser par là.
Or, tandis qu’il s’adonnait dès lors à la prière, le diable, pour les lier en bottes, ramassa les brins
de paille. Quand donc l’abba voulut rentrer, voyant la paille liée toute en javelles, il s’attrista de
ce dont il avait été cause lui-même, de par son manque de foi, ayant craint en effet de ne plus au
retour retrouver son chemin. Lors, aussitôt, à part soi il songea : «Mon Dieu est fort et puissant,
et m’aime de surcroît ; je reviendrai bien sans la paille». Et il revint. Faites ainsi, vous aussi. Soyez
zélés, et gardez la foi droite. Alors, Christ nous sauvera. C’est par sa grâce et sa miséricorde que
nous serons sauvés, non par nos oeuvres».
Mais il ne fallait pas pour autant être naïf. La foi droite n’était point faite pour les
niais.
«Soyez prudents, faites attention, enjoignait l’Ancien. Intègres comme la colombe,
mais avisés comme le serpent. Le serpent, quand il pressent le danger, abrite sa tête ; car ce n’est
que lorsqu’on le frappe en ce point précis qu’il meurt. Pour nous aussi, notre foi est essentielle et
première. Notre foi est notre tête. Si donc, en tout état de fait, vous gardez votre foi, tout
viendra s’ordonnancer ensuite de cela».
Garants de la foi droite, étaient les canons de l’Eglise. Et comme à la règle d’or les
anges mesurèrent la céleste Jérusalem, dont les parties, toutes, sont liées ensemble, c’était aux
canons des Pères que l’on mesurait la foi une de l’Eglise.
Sur les canons, l’Ancien était inflexible. L’on ne pouvait, sans trahir la foi, transiger
les décrets d’un concile oecuménique. Toujours, il fallait se référer aux canons.
«Les canons, disait-il, fixent toute chose. Un exemple, tenez : Selon les canons, une
personne qui a juré doit, durant un an et trois mois, s’abstenir de la sainte communion. Mais je
connais une personne qui, au tribunal, fut contrainte de jurer. Cela m’a beaucoup attristé. Le
mieux, une autre fois, serait qu’elle ne se mêlât pas de la cause d’autrui. C’est chose laide et
honteuse, que de prêter serment ; à vous, je vous le dis : Ne jurez ni dans le ciel, qui est le trône
de Dieu, ni sur la terre, qui est, comme l’atteste notre Seigneur lui-même, l’escabeau de ses pieds.
L’évêque, certes, prête serment, ou l’officier, nommé à ses fonctions. Mais cela est quelque autre
chose encore. Quant à cette personne, qui fut contrainte de jurer, son père spirituel fit une
exception. Il ne l’a privée de communion que durant vingt jours. A l’application stricte du
canon, il a préféré l’économie. L’économie, de fait, en ce cas était permise. Hélas, ce qui, la
plupart du temps règne aujourd’hui, n’est pas l’économie, mais la confusion. L’on ne fait nul cas
des canons de l’Eglise. Ainsi, parce qu’il existe un canon de saint Basile le Grand disant qu’un
hiéromoine ne doit point célébrer mariage ni baptême, depuis tant d’années que je porte la
soutane, je n’ai jamais officié ni pour l’un ni pour l’autre de ces sacrements, me tenant à l’écart
de ce qui fait accourir le monde. A l’hôpital, que si longtemps j’ai desservi, il n’en était pas
besoin. Les enterrements, certes, nous les faisions. Mais, pour le reste : «Va, disais-je, à ta
paroisse»... Quant à cet homme, qui craint de devenir prêtre, parce qu’il souffre de l’estomac,
qu’il sache que la maladie ne constitue pas à la prêtrise un empêchement. Mais le jour que Dieu
pour terme a fixé à sa vie, ce jour-là, sa vie finira ; qu’il soit ou non devenu prêtre. Les entraves,
elles, sont d’un autre ordre ; j’ai lu, par exemple, dans saint Théophilacte de Bulgarie, que si
quelqu’un, lorsqu’il était enfant, fût-ce à huit ans, a voulu d’un lance-pierre tuer un oiseau, il ne
peut devenir prêtre. Mais la maladie, en aucun cas, ne saurait être un obstacle. Et quoi qu’il en
soit, puisque cet homme a donné sa parole, il sied qu’il devienne prêtre. Encore cependant faut-
il que sa femme y consente, car cela dépend d’elle aussi... Enfin, il est d’autres sortes
d’empêchements encore : l’un de mes cousins s’en fut voir un saint homme, lequel répondait au
doux nom d’Iconios : «Je voudrais, lui dit-il, que tu me fasses moine». «Comment cela se
pourrait-il ? lui répondit l’ermite, je ne le suis pas moi-même ; avant que de pouvoir transmettre
le monachisme, il faudrait que je l’eusse reçu d’abord de l’Eglise. Je peux te faire prêtre si tu
veux, archimandrite si tu veux ; mais moine, non, cela je ne peux pas...»
Les canons étaient formels. Au point que les tièdes, par manière générale, ne
pouvaient en percevoir fût-ce le sens premier. Avec eux, toutefois, l’Ancien ne prenait pas la
peine de seulement parler. Son air se faisait sévère : «On ne jette pas, disait-il, les perles aux
pourceaux». «Un professeur, poursuivait-il, est venu ici. «Géronda, m’a-t-il demandé, que ne
ferions-nous l’union oecuméniste, avec les catholiques ?» Que dire ? La réponse eût-elle tenu en
trois phrases ? Je me suis tu dès lors». L’autre insistait pourtant, s’avérant n’être qu’un formaliste
étroit, incapable de rien comprendre aux épineuses questions du dogme. «Et s’ils te somment,
renchérit-il, -inquiet comme s’il se fût agi d’un maître point de théologie- de te couper la barbe ?
- Ce jour, repartit l’Ancien, n’est pas venu encore. C’est pourquoi je ne te dis rien
non plus qui, pour l’heure, fût précis. Mais si le fait venait à se produire un jour, je viendrais, et
dès le lendemain, t’en entretenir... que si nous baissons pavillon, nous serons passés au rasoir.
Mais si, tout à l’inverse, c’est nous qui les gagnons, alors nous leur mettrons barbes et soutanes.
Comment t’expliquer ? Les choses aujourd’hui vont de mal en pis. Tant d’événements, hélas,
surviennent, lors même que nous ne pouvons, nous, devant une assistance, prêcher
ouvertement. Ce n’est du reste pas d’homélies qu’ont besoin les fidèles. Non, la foule a besoin
d’exemples. A quoi ne parviendrions-nous pas, nous, prêtres du Seigneur si le peuple orthodoxe
véritablement voyait des oeuvres de vertu... Et pourtant... Vois ces archiprêtres, dont il est
notoire qu’ils sont près de signer, de faire l’union avec les sommités papistes : s’ils s’avisent
d’aller à l’Athos pour y jouer aux higoumènes, les moines n’obéiront pas. Tout à rebours, ils
protestent, disant : «Nous savons bien, nous, qui vous êtes au fond...»
Le professeur, lui, ne savait pas, ne pouvait pas comprendre. Pour s’être laissé
prendre aux artificieux discours de ces loups qui, s’avançant masqués, lui avaient brouillé l’esprit,
il n’avait su garder la foi droite. D’une conscience orthodoxe, il n’avait plus rien à présent. Il était
perdu, et ne le savait pas.
L’Ancien ne s’y était pas mépris. Jamais on ne l’eût abusé. L’oecuménisme, il le
savait, était la pan-hérésie de ce vingtième siècle finissant. L’hérésie universelle. L’hérésie des
hérésies. Celle qui en son sein recélait toutes les autres. Celle qui préludait aux temps de
l’Antichrist. Elle s’était fait jour pourtant de façon anodine. Insidieuse aussi. Pour que les naïfs
fussent bientôt pris à son piège. Elle s’était faite petite, toute petite... Quoi de plus insignifiant
que ce changement dans le calendrier des Pères ? Que ces quelques jours de décalage à peine
séparant l’Ancien du Nouveau calendrier ? Qu’était-ce que treize jours ? Autant dire rien. Ainsi
pensait, dans sa majeure part, le peuple des fidèles. Le Géronda, lui, était, à l’opposé, de ceux qui
ne s’en laissent pas si aisément conter. De ceux qu’il eût été trop ardu de duper. Qui, sous le
masque bonhomme, avaient vu poindre l’abjecte grimace. La grimace hideuse de l’hérésie. Un
iota, l’on ne pouvait à la foi des Pères ajouter ni même retrancher un iota. C’est à cette heure
qu’avait eu lieu le miracle. Un petit monastère de la banlieue d’Athènes, tout le premier avait
lutté, pour la sauvegarde de l’ancien calendrier julien. L’Eglise officielle, laquelle à toute force
voulait à l’inverse, imposer le nouveau, avait sur les lieux dépêché la police. Les moines assiégés
firent savoir pour lors qu’ils ne se rendraient pas. C’était, hors l’Athos, un tout nouvel
Esphigménou. Cette fois encore, l’on brandissait des balcons la bannière : «L’orthodoxie ou la
mort». La foule accourue entonnait des tropaires : «Seigneur, sauve ton peuple et bénis ton
héritage». Alors, au milieu du ciel, la Croix était apparue, immense et piquetée d’étoiles, brillantes
plus que le diamant. Près de vingt minutes, elle avait, comme d’un manteau, recouvert le peuple
des fidèles. Une photographie avait persuadé, d’entre les gens armés, jusqu’aux plus incrédules.
Beaucoup même, se rendant à l’évidence, avaient demandé le baptême des chrétiens orthodoxes.
L’Ancien, pour sa part, n’avait pas attendu le miracle. Un douloureux remords dès
longtemps le dévorait : son désir le plus grand était de promptement quitter l’Eglise officielle des
Grecs. Qu’il rencontrât quelqu’un, du reste, il l’incitait à le suivre : «Il faut, toi aussi, disait-il, que
doucement tu viennes à l’ancien calendrier. Je supplie Dieu qu’il t’éclaire ; qu’il te montre ce que
tu te dois de faire. L’heure venue d’assister à la liturgie, efforce-toi du moins, de trouver une
église qui fût fidèle encore à l’ancien calendrier. Et garde bien présent à l’esprit que l’ancien
calendrier, des deux est le plus juste. C’est de nos Pères que nous l’avons hérité...»
Pour lui, hélas, l’occasion toutefois tardait. En l’espace de ces dix-huit années,
passées à oeuvrer à l’hôpital, elle ne s’était pas clairement présentée. Durant ces mêmes années
pourtant, il avait longuement aussi exercé sa patience. A soulager, dans leurs âmes comme dans
leurs corps, ses malades éprouvés, il mettait le même zèle, le même amour, le même
renoncement. «A l’emplacement douloureux, disait-il, là où tu as mal, je te signe. Oui, je trace sur
toi le signe de la croix. Et je t’implore, Père saint, médecin des âmes et des corps, qui, pour
guérir toute maladie et nous délivrer de la mort, envoyas ton Fils Unique Notre Seigneur Jésus
Christ, délivre ton serviteur fidèle de la cruelle maladie dont tu vois oppressée son âme. Car c’est
toi, ô Christ notre Dieu, qui fais miséricorde et qui sauves, et c’est à toi que revient la gloire, ainsi
qu’à ton Père sans commencement, et qu’à ton très saint Esprit compatissant, et donateur de
vie. Et toi, serviteur de Dieu, que par mon entremise à moi qui ne suis rien, te secoure la grâce
de notre très saint Esprit, et qu’elle te soit toujours un guide propice, amen».
Le Géronda, pourtant, ne désespérait pas de pouvoir quelque jour observer la foi
droite. Sans cesse à cet égard, en lui-même il priait. Le jour, la nuit, il suppliait Dieu de le guider
et de le secourir. De la divine Providence, il implorait cette économie : Que lui fût ménagée
l’issue qui lui donnât de revenir à l’ancien calendrier ; que le Seigneur, pour son suppliant,
arrangeât l’entreprise...
L’aube de ce jour enfin s’était levée. Dix-huit années de patience voyaient à cette
heure advenir leur rétribution juste. Ayant eu vent de la prédilection qu’au calendrier traditionnel
vouait le Géronda Jérôme, les clercs d’Egine, en hâte, s’étaient rendus chez Monseigneur
Procope, métropolite du lieu. Ils y avaient débité leurs coutumières calomnies. C’était, disaient-
ils, parce que ce prêtre suivait l’ancien calendrier, qu’il refusait de célébrer. Monseigneur, lui, ne
savait rien, ignorant jusqu’à la vision que dans sa jeunesse avait eue le pappas. Aussi ne pouvait-il
comprendre au nom de quoi ce prêtre disait ne pouvoir plus assumer ses fonctions liturgiques. Il
s’était donc laissé prendre au boniment de ces petits esprits, médiocres et jaloux. Il avait fait
venir le pappas : «Demain, lui avait-il dit, jour, selon le nouveau calendrier, de la saint-Denis,
nous célébrerons ensemble à l’église de l’hôpital». La chose paraissait des plus simples. Procope
tenait là son homme. Il lui faisait tenir pour orthodoxe une concélébration avec le dit hérétique
qu’il incarnait en personne. C’était, à la face de tous, lui faire admettre que lui-même,
métropolite, n’était rien moins qu’entaché d’hérésie. Le pappas avait inventé l’hérésie, où il n’en
était aucune.
L’Ancien n’avait pas plus longtemps balancé. C’était bien l’économie divine, le signe
tant désiré, si longtemps attendu. Mais il fallait encore que son Christ l’éclairât. Quelle position
tenir ? Devait-il ou non concélébrer ? Le Géronda se réfugia dans la prière. C’était son habituel
recours. La réponse, bientôt, s’était imposée. C’était non : il ne concélébrerait pas.
A présent, il fallait fuir, quitter son très cher hôpital. S’y résoudrait-il seulement ? Là-
haut, sur la colline coiffant la ville, l’attendait son petit ermitage -celui qu’il avait bâti de ses
mains, il y avait de cela huit ans déjà, aidé de quelques âmes pieuses. N’y avait-il pas plus de huit
ans maintenant qu’il attendait de Dieu ce signe, avant d’y venir passer le reste de son temps sur
la terre ?
Il n’avait plus rien à faire -il le sentait- au milieu de ce monde. Ces années à l’hôpital,
il les avait passées à courir, de-ci, de-là, au chevet des malades ; et lorsque ceux-ci lui avaient
enfin laissé quelque trop court répit, il l’avait employé tout à ériger des églises. Au souvenir
aujourd’hui de tout ce temps perdu, irrémédiablement, il ne se pardonnait pas : il n’avait pas su
être moine. Il n’avait été qu’un bâtisseur : En place, heure après heure, de songer à faire
sûrement son salut, il n’avait rien qu’occupé ses mains. En place d’orner de vertus son âme, il
n’avait que parsemé son île de chapelles. En place de travailler son âme, il n’avait qu’oeuvré la
pierre. Qu’on l’en félicitât, il paraissait amer. «Géronda, lui disait-on, vous êtes un être admirable,
hors du commun vraiment». Son visage aussitôt se faisait grave : «Vous ai-je louangé, moi ? Non,
je suis seul, hélas, à savoir ce qu’en vérité je suis, moi qui, pour construire des églises, ait dilapidé
mes plus belles années ; moi qui n’ai pas su tenir mon esprit sur Dieu fixé toujours... Ah ! Pour
votre jeunesse, je vous l’envie ! Vivez, vous, ces années belles et pures, celles où il est possible
encore de redresser, d’amender bien des choses... Voulez-vous servir Dieu ? Comme l’on rêve,
disant : «Je voudrais prendre femme», dites-vous, quant à vous : «Je vais acquérir un enclos
d’ermite».
Lui-même l’eût tant voulu. Tout faire pour plaire à Dieu -il fallait tout faire : en quoi
tenait la sainteté. Ce désir le consumait : Ah, que n’était-il né ange sur la terre...
Un Père des plus saints de l’île s’était avisé de sa détresse. Prêtre de Pancrace,
desservant l’église de l’Ascension, il avait nom Jérôme -Jérôme Simonopétritis. Il avait vu de
quelle nature était ce zèle brûlant de Vassili. Il avait fait venir le prêtre de l’hôpital. Aussitôt, il
l’avait persuadé de revêtir le grand schème angélique. Le jeune homme, sur-le-champ, avait
accepté. L’allégresse au coeur. Depuis si longtemps déjà, il avait eu ce désir : Mener la vie sainte,
angélique et parfaite -celle qui fait l’homme très ressemblant à Dieu, celle qui lui rend la
ressemblance perdue. Qu’était-ce en regard que l’ascèse du grand schème ? Il fallait, certes, un
jeûne plus âpre, des prosternations accrues, une règle d’intense prière, une lutte durcie devers les
noires passions. Folie pour le monde ? Mais la croix a rendu folle la sagesse du monde. Et de
quoi Vassili rêvait-il, si ce n’est justement d’être crucifié tout au monde. Son être l’attristait, trop
incarné, trop matériel encore. Il n’était qu’au seuil de la voie étroite. Si longtemps, il en avait
dévié. L’habit angélique enfin le rappellerait à sa vocation vraie de lutteur chrétien. Tout comme
les moines étaient l’idéal modèle des laïcs, les anges n’étaient-ils pas le modèle des moines ? Lui
pourtant, n’était ni homme céleste pour l’heure, ni ange terrestre encore.
En une petite chapelle, dédiée au grand saint Gérasime, à l’ombre si sereine du
monastère de saint Nectaire, le père Jérôme célébra, redoutable, l’office du grand schème. A ce
fils, que déjà il aimait, comme s’il eût été ses entrailles, il donna son propre nom : Jérôme.
Jérôme le jeune, de cet instant, était mort au monde. Et si le monde s’obstinait à
lâchement trahir ses Pères, il n’aurait point, lui, part à cette trahison.
Jamais.
Il ne lui restait plus, pour lors, qu’à gagner son paisible
ermitage.
De là, il écrirait au métropolite, lui signifiant sa démission de l’hôpital.
Sa lettre redisait sa fidélité sans faille envers ses Pères :
A Sa Béatitude, Monseigneur Procope, métropolite
vénérable d’Hydra,
Je viens ici, Eminence, vous supplier d’agréer que je fusse considéré comme
démissionnaire de l’hôpital. Tel était en effet, depuis 1924, mon désir profond. La claire raison
en est mon zèle pour la foi, et pour l’Eglise Orthodoxe, que dès mon enfance, j’ai révérée, et à
laquelle j’ai depuis voué ma vie. Tout ce temps durant, toujours j’ai suivi la tradition de nos Pères
saints et théophores. C’est ainsi que, tout comme vous-même le confessez, je confesse pour seul
véritable ce calendrier des Pères. Je vous mande donc, et vous supplie de prier qu’il me soit
donné, jusqu’à la fin, de demeurer l’enfant véritable de l’Eglise orthodoxe.
Baisant la main droite de votre béatitude, je continue d’être humblement l’esclave de
notre maître crucifié pour nous, Notre Seigneur Jésus Christ.
Jérôme Apostolide.
Serviteur du Seigneur.
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