lundi 4 septembre 2017

Vies des Saints du Désert par Arnaud d'Andilly (VIII)

LA VIE DE SAINTE RAINGARDE VEUVE, écrite par Saint Pierre Maurice, Abbé de Cluny, son fils ; Dans une lettre qu'il adresse à trois de ses frères, Jourdain, Ponce, et Armand, et qui est dans la seconde partie du 12° tome de la bibliothèque des Pères imprimée en Allemagne, Livre 2, Ep.17. CHAPITRE PREMIER. Saint Pierre Maurice Abbé de Cluny revenant du Concile de Pise apprend la nouvelle de la mort de Sainte Raingarde sa mère. Après avoir longtemps cherché et jeté avec grand soin les yeux de tous côtés sur ceux à qui je devrais le plutôt communiquer les secrets de mon cœur, en leur découvrant, ou même s'il était possible en déposant dans leur sein l'extrême affliction qui m'est arrivée depuis peu, il ne m'est venu personne en l'esprit que je dusse plutôt choisir que vous, puisque la cause de ma douleur vous est commune avec moi et que vous avez aussi les mêmes sujets de consolation. Ecoutez-moi donc attentivement, je vous prie. Rassemblez toutes vos affections, et ne lisez pas avec négligence ce que je vous écris d'une personne à qui vous ne devez pas seulement toutes vos affections, mais à qui vous vous devez vous-mêmes. Il n'y a rien qui vous puisse dispenser de donner votre esprit tout entier au sujet dont il s'agit, puisque la Providence de Dieu a voulu que vous teniez la vie de celle dont je vais parler. Comme je revenais depuis peu du Concile de Pise, ensuite de plusieurs incommodités que nous avions souffertes durant le chemin, il arriva un messager qui troubla tout d'un coup par sa venue le plaisir que nous prenions à nous entretenir, comme l'on fait d'ordinaire, des périls que nous avions courus, de ce qu'il avait plu à Dieu de conserver nos amis, et des succès favorables de notre voyage. Car cet homme demeurant sans dire mot au milieu de tout ce que nous étions qui parlions ensemble, et faisant voir parmi notre joie un visage sombre qui témoignait sa tristesse, il s'approcha de moi, et lorsque je ne pensais à rien moins me donna des lettres funestes. Or comme je le reconnaissais pour être domestique de la maison, et savais d'où il était, ne m'imaginant pas qu'il pût m'apporter de là aucune mauvaise nouvelle, je reçus cette lettre sans appréhension, m'étant écrite par quelques-uns de mes amis, et commençai de la lire en courant, croyant n'y rien trouver que d'agréable ; mais lorsqu' après les compliments ordinaires je me hâtais de venir au reste, je demeurai soudain aussi court que si j'eusse choqué contre quelque tronc d'arbre ; je fus aussi étonné et aussi étourdi que si une pierre me fût tombée sur la tête ; et je jetai d'aussi grands soupirs que si quelque dard m'eût percé le corps, quand cette lettre par son langage muet m'apprit le prompt et inopiné départ de ce monde de ma bienheureuse mère. Alors me sentant étouffer par l'excès de ma douleur, et ces lettres étant toutes trempées de mes larmes avant que j'eusse achevé de les lire, je me levai promptement de ce lieu où je ne pouvais plus durer, pour en chercher un autre plus retiré, afin d'y soupirer et pleurer en liberté. Mon affliction passant ensuite jusques à un tel excès que n'étant plus maître de moi-même je ne pouvais souffrir d'être consolé par tant de grands personnages qui se trouvèrent présents, la nuit arriva, et calmant un peu par son repos mon excessive douleur fit ce que tout le reste n'avait su faire. Le lendemain, je m'approchai de l'autel pour recommander cette chère âme à son divin Rédempteur, et joignant à cette hostie salutaire le sacrifice d'un esprit affligé, j'implorai sa divine clémence, afin que par l'excès de ses miséricordes il lui plût de lui être favorable. Il y avait en notre compagnie des personnes vénérables et éminentes par leur dignité, les Archevêques de Reims et de Rouen, et les Evêques de Troyes, de Coutances, et de Séez. Il y avait aussi des Abbés fort vertueux, des Ecclésiastiques très capables, des Religieux de grande piété, et plusieurs autres qui s'étant assemblés de divers endroits, nous étions tous allés de compagnie au Concile, sans qu'ils m'eussent jamais quitté, et nous en revenions aussi tous ensemble. Etant touché des consolations qu'ils me donnaient avec beaucoup de témoignages d'affection, mais plus encore du respect que j'avais pour eux, qui me faisait craindre de troubler par les nuages de ma douleur le calme si doux et si agréable dont jouissaient auparavant tant de grands hommes, je me contraignis enfin de telle sorte que cachant mon affliction dans mon cœur, je leur fis soudain paraître à tous de la tranquillité sur mon visage. Ce changement qu'ils virent en moi leur ayant fait aussi changer de conduite dans la créance que je m'étais consolé, ils commencèrent à se réjouir de me voir plus gai, comme ils s'étaient auparavant affligés de me voir triste. Ayant achevé dans cette fausse joie ce qui nous restait de chemin, et les ayant tous reçus fort honorablement à Cluny ainsi que j'y étais obligé, lorsqu'ils en furent partis je m'en allai en grande hâte à Marsigny, me sentant d'autant plus vivement pressé d'y aller, et la douleur de la plaie que j'avais reçue dans le cœur d'autant plus violente de ce que ma lumière s'était éteinte en mon absence ; et comme je n'avais pas été digne de voir lorsqu'elle respirait encore une personne qui m'était si chère, je désirais au moins, étant ainsi ravie à mes yeux, d'arroser son sépulcre de mes larmes. CHAPITRE II. Saint Pierre Maurice va au Monastère de Marsigny où sa mère était morte, et lui rend les derniers devoirs. Etant arrivé je trouvai toute cette grande et sainte compagnie de servantes de Dieu dans une telle affliction de la mort de ma mère, qu'il semblait qu'on les dût enterrer avec elle. Elle avait passé vingt années de telle sorte dans la céleste assemblée de ces saintes Religieuses, qu'elles témoignaient assez par leurs sanglots et par leurs soupirs qu'elles eussent quasi mieux aimé mourir avec elle, que de vivre après l'avoir perdue. L'église de la Sainte Vierge où j'allai d'abord faire mes prières selon la coutume retentissait de tous côtés, et par ce retentissement funeste répondait à leurs gémissements et à leurs plaintes. Je croyais auparavant être là le seul qui aimât d'un amour de fils une mère si excellente;mais voyant leur extrême affliction je fus obligé d'avouer qu'il semblait qu'il n'y en eût aucune qui ne fût sa fille. Leur douleur augmentait la mienne ; et ne la pleurant, comme elles faisaient, que par une affection de piété, elle m'apprenaient ce que je devais à Dieu et à la nature. Enfin cette prière mêlée de tant de larmes étant finie, je commençai selon la coutume à rendre à ma mère, comme si elle ne fût venue que de mourir, tous les devoirs auxquels j'étais obligé, et dont je n'avais pu m'acquitter à cause de mon absence. Mais lorsque je vins à parler à toutes ces saintes Religieuses, il est impossible de représenter de quelle sorte se redoublèrent encore les témoignages de leur douleur. Car pour ne point dire sur ce sujet mille particularités dont je ne saurais me souvenir, et qui seraient trop longues à rapporter, l'une se plaignait d'avoir perdu sa mère, l'autre sa fille, l'autre sa sœur, et l'autre tout son secours et toute son assistance. Elles disaient qu'elle était la consolation des affligés, la force des infirmes, le soutien des faibles, le refuge des pauvres, et pour comprendre tout en un mot, le remède à toutes les incommodités d'autrui. Elles ne parlaient plus des affaires de leur Monastère, et elle s'occupaient seulement à s'entretenir de cette servante de Dieu. Ces sentiments n'étaient pas renfermés dans cette sainte maison, ils éclataient encore au-dehors et dans tous les lieux voisins, où l'on n'entendait que les mêmes plaintes. Les pauvres vers lesquels elle avait toujours été aussi libérale que son pouvoir avait pu s'étendre, disaient en pleurant qu'ils avaient perdu tout le soutien de leur vie. Les Monastères des vierges des environs qui étaient dans une extrême nécessité, et auxquels elle donnait souvent ce qu'elle se retranchait à elle-même, la regrettaient comme leur mère. Les gens de guerre mêmes et les séculiers auxquels sa charge l'obligeait de parler et de les assister, disaient qu'ils ne trouvaient plus Marsigny dans Marsigny. Enfin tout était rempli de deuil. Ce Monastère comme s'il eût été couvert d'un voile noir touchait de frayeur ceux qui le voyaient ; et ces sacrées vierges priant sans cesse recommandaient à Dieu et en général et en particulier cette âme qui leur était si chère. Le lendemain étant entré dans le chapitre, avant que j'eusse quasi ouvert la bouche elles firent de nouveau retentir de tous côtés leurs gémissements ; et je ne disais une seule parole qu'elles n'accompagnassent de beaucoup de larmes. Je fis en suite les prières pour l'absolution de l'âme de ma mère, auxquelles toutes ces saintes filles répondant « Amen » avec une voix lamentable, je ne doute point qu'elles ne l'aient fait passer à la vie éternelle. De là je m'en allai à l'église accompagné de tous ceux qui se trouvèrent présents, où ayant de nouveau offert à Dieu pour elle le saint sacrifice, et m'approchant de son tombeau fait les prières sur son sacré corps, je lui donnai l'absolution solennelle. Ainsi ayant demandé à Dieu de tout mon cœur de mettre son âme en repos, et de faire ressusciter son corps à la vie, infortuné fils que j'étais je pris congé de ma sainte mère, et m'éloignai d'elle de présence seulement, et non pas d'esprit. CHAPITRE III. Raisons pour montrer qu'il est permis de pleurer la mort de ses proches et de ses amis. Et en quelle manière on le doit faire. Ayant aussi passé trois jours à Marsigny dans la tristesse qui accompagne ces derniers devoirs ; enfin revenant comme de la mort à la vie, je commençai à reprendre mes esprits, et résolus au partir de là de vous écrire comme à mes très chers frères de ce discours funèbre de notre commune mère. Je vous ai choisis entre mille sachant que vous la pleureriez aussi volontiers que moi, puisque vous n'en avez pas moins de sujet, et d'autant que je désire que ceux qui étaient fils d'une même mère pleurent ensemble sa mort, de peur que s'il y avait quelqu'un qui refusât de la pleurer il ne fît connaître par là qu'il n'était pas son fils. Je ne veux nullement que quelque importun consolateur se vienne mêler dans nos plaintes sous prétexte de cette parole de Saint Paul. (2. Thes.4) : « Nous désirons, mes frères, que vous sachiez que nous ne devons pas nous attrister sur le sujet de ceux qui dorment en paix dans le tombeau. » Car s'il allègue ce passage, je lui répondrai que l'Apôtre ne l'a pas entendu en ce sens, et n'a pas défendu absolument de pleurer les morts, mais avec distinction, puisqu' après avoir dit : «  Ne vous affligez pas », il ajoute « en la manière que font les païens, auxquels il ne reste nulle espérance après la mort. » Et ainsi il ne parlait pas des fidèles, mais des infidèles qui croyaient que l'âme mourait avec le corps ; qui disaient qu'après cette vie on ne pouvait plus attendre de récompense, et qui niaient la résurrection. Ceux-là pleuraient les morts, parce qu'ils n'avaient nulle espérance qu'ils dussent revivre ; et ils pleuraient les personnes qui leur étaient chères dans l'opinion qu'ils avaient de ne les revoir jamais plus ; ce qui obligeait Saint Paul de donner ce précepte pour sécher ce larmes qui étaient contraires à l'espérance du Christianisme, pour bannir du cœur des fidèles cette tristesse des infidèles, et pour établir plus puissamment la foi de la résurrection. Mais nos pleurs ne font pas de cette sorte, puisque ce n'est point le manque d'espoir pour l'avenir, mais la compassion à laquelle la nature nous oblige qui nous les fait répandre. Notre douleur n'est pas de cette sorte, puisque ce n'est pas le défaut de la foi qui la produit, mais une affection sincère et mutuelle qui n'est défendue par aucune loi soit divine ou humaine. On voit dans l'antiquité que les justes ont pleuré leurs parents en cette manière, et que les plus grands des Patriarches ont été touchés d'une semblable douleur aux funérailles des personnes qui leur étaient les plus proches ; ce qui fait que l'Ecriture dit en parlant d'Isaac. (Gen.24) : « Il mena Rebecca dans la maison de Sara sa mère, et l'aima avec tant de tendresse que cela modéra la douleur qu'il ressentait de sa mort. » Qui fera donc celui, mes très chers frères, qui voudrait nous empêcher de nous affliger sur le sujet de la mort si sainte de notre sainte mère, lorsqu'il erre qu'un si grand Saint a été tellement affligé de la mort de la sienne ? Que dira-t-il si on lui apporte l'exemple de Joseph cet excellent fils d'un si bon père, duquel l'Ecriture dit qu'après que Jacob eut rendu l'esprit il se jeta sur son visage en l'embrassant et en le trempant de ses larmes ; et qu'après avoir fait emporter son corps hors d'Egypte et lui avoir donné sépulture dans la terre de Chanaan, il célébra durant sept jours ses obsèques avec ses frères et grand nombre d'Egyptiens, par tant de pleurs et de soupirs, que cela obligea les Chananéens de dire : « Voilà un grand deuil parmi les Egyptiens », et de nommer ce lieu-là le deuil d'Egypte ? Mais David même si signalé entre les principaux des Pères, ce Roy et Prophète tout ensemble, ne peut-il pas aussi être allégué en notre faveur, lorsque sachant ce qu'il devait à la nature, après avoir par une admirable charité pleuré la mort de ses ennemis, il pleure la tête couverte non seulement un meurtrier de son frère, mais aussi un parricide, lorsqu'en pleurant son fils Absalon il disait (2. Reg. 18) : « Absalon,mon fils, mon fils Absalon qui me fera la grâce de pouvoir mourir au lieu de toi ? » Mais pourquoi alléguai-je ces exemples comme s'ils étaient extraordinaires, puisque tous les anciens par une coutume procédant de la bonté de leur naturel ont toujours pleuré la mort de leurs parents et de leurs proches, et célébré leurs funérailles par un deuil public ? Ce qui faisait révérer l'union si recommandable de la société humaine, donnait aux gens de bien quelque consolation dans leur douleur ; et par le regret qu'ils ressentaient de l'absence de leurs amis, les portait à rechercher des biens éternels. Ce que le livre de la Sagesse nous confirme par ces paroles (Eccl. 38) : « Mon fils, pleurez ceux que la mort vous a ravis ; pleurez comme ayant souffert une extrême douleur de leur perte. » Ce n'est donc pas une chose contraire à la foi ni aux coutumes de l'Eglise que de voir des gens de bien pleurer la mort des gens de bien avec une bonne intention, et comme leur adresser leur voix par avance au même lieu où ils doivent passer après eux. Car en pleurant les autres morts ils déplorent la condition qui les a rendus mortels, et demandent à Dieu par cette sorte de prière que la Grâce de jésus-Christ les délivre de cette misérable mortalité, pour les conduire dans une immortalité bienheureuse. Que si nous passons de l'ancien Testament au nouveau, nous verrons dans l'Evangile qu'il n'a pas été dit en vain à la Sainte Mère de Dieu (Luc 2) : « Le glaive de douleur percera ton âme. » Or il ne l'aurait pas percée si par une affection que la nature lui avait gravée dans le cœur, elle ne se fût affligée au-delà de toutes paroles de la mort de son Dieu et de son fils. Car encore qu'elle ne pût douter que la mort de son fils ne fût la vie du monde, elle ne laissa pas d'être touchée d'une très sensible affliction en voyant mourir celui qu'elle savait certainement devoir par sa mort racheter les hommes de celle qu'ils avaient méritée. Conservons donc mes très chers frères, dans le secret de notre cœur ce sentiment de tristesse. Et fortifiés par ces exemples, arrosons de nos larmes les bienheureuses cendres de notre mère, et réjouissons-nous désormais pour le même sujet qui nous a fait jeter tant de soupirs, afin que celle qui durant sa vie nous a enfantés avec douleur pour les misères présentes, après avoir souffert la mort en son corps nous enfante avec joie pour une gloire qui ne finira jamais. Qu'elle enfante, dis-je, nos âmes par ses prières comme elle a enfanté nos corps par ses douleurs, et que ce lui soit une consolation nonpareille d'avoir fait entrer au Ciel ceux qu'elle avait fait entrer au Ciel ceux qu'elle avait fait entrer dans le monde en les produisant de son sein. Or afin que l'on n'estime pas que je parle inconsidérément en parlant ainsi, j'ose y ajouter que la manière dont elle a vécu a été en tout telle que je la crois, bien qu'elle ait été aussi en tout telle que je la pouvais désirer. Car elle a été aussi parfaite, qu'autant que les hommes en peuvent connaître elle a suffi pour lui acquérir le Salut, et pour la mettre en état de pouvoir secourir les autres. CHAPITRE IV. Raisons qui l'ont porté à écrire la vie de Sainte Raingarde sa mère. Commencement du récit de cette vie. Son extrême piété. Elle fait voeu d'être Religieuse. Il faut donc que je vous fasse entendre quelle a été la vie admirable d'une femme si excellente, afin que la connaissant vous connaissiez que je ne dis rien d'elle que de vrai ; et qu'une lecture et un entretien si agréable adoucissent votre douleur. Ma mère, toute absente et toute morte qu'elle est, nous deviendra comme véritablement présente par ce discours, et cette image de ses vertus la représentera si naïvement, et la gravera si profondément dans nos âmes que ni le couchant de la mort qui a éteint sur la terre une si claire lumière, ni les ténèbres du tombeau ne pourront jamais l'effacer de notre mémoire ni de notre cœur. Le profit qu'on peut tirer d'une narration si importante ne saurait me permettre de demeurer dans le silence ; puisque si je taisais des choses qu'il est si avantageux de dire, il pourrait sembler que je vous envierais un si grand bonheur. Il ne doit rien y avoir de particulier ni de propre entre ceux à qui non seulement la charité, mais aussi la nature ont voulu que toutes choses fussent communes. Je ne veux point parler dans ce discours ni de ses grands biens, ni de tant d'autres avantages qui ne regardent que la gloire du siècle, et dans lesquels étant élevée au-dessus de plusieurs autres, il y en avait peu qui fussent élevés au-dessus d'elle. Mais je parlerai seulement de sa piété pour Dieu, de son mépris pour le monde, et de son amour pour les choses célestes et éternelles .Passant donc tout le reste pour en venir là. Lorsqu' étant encore en la fleur de son âge elle se trouva engagée dans le mariage et dans le monde, elle soupirait vers ce que je viens de dire, comme un captif soupire pour sa liberté, un prisonnier pour son élargissement, et un exilé pour sa patrie ; et avec une douleur d'esprit inconnue aux hommes et connue de Dieu elle souffrait avec peine de se voir dans les liens du mariage. Ainsi lorsqu'il arrivait que ceux qui n'avaient comme elle d'autre désir que d'être un jour citoyens de cette Jérusalem céleste à laquelle elle aspirait sans cesse la venaient voir, elle les recevait avec des honneurs et des respects extraordinaires, et quittant tous autres soins ne pensait qu'à leur rendre par ses devoirs des témoignages de ses affections : Elle recevait chez elle les Religieux. Elle contraignait les Ermites qui passaient par là d'y venir loger. Et généralement tous ceux qui étaient honorés d'un habit, ou d'une grande réputation de piété, étaient amenés par sa force en sa maison, quelque résistance qu'ils y pussent faire. Il n'y avait un seul d'entre eux qui osât passer sur ses terres sans la venir voir et y demeurer quelques jours, afin de satisfaire à sa dévotion pour tout ce qui regarde les choses de Dieu. Lorsqu'elle était en particulier avec des hommes d'une sainteté connue de tout le monde, elle pleurait en leur présence, et jetait de profonds soupirs de ce que n'étant pas encore affranchie de l'obéissance qu'elle devait à son mari elle était contrainte de s'assujettir aux occupations du siècle ; de prendre soin des autres et de se négliger soi-même ; de se trouver engagée dans l'embarras des affaires temporelles et de n'avoir pas le loisir de s'employer à celles de son âme ; d'embrasser les choses présentes et de mépriser les futures ; et par tant de maux joints ensemble d'amasser un trésor de colère au jour de la colère du Seigneur. En même temps qu'elle proférait ces paroles, elle se jetait aux pieds de ces Sainte, et commeune autre Madeleine pécheresse les arrosait de ses larmes, et les conjurait de frapper avec tant d'instance pour elle à la porte de l'éternelle miséricorde que, ne méritant pas d'être exaucée pour elle-même, elle le fût par leurs prières. Ces saintes intentions lui continuèrent toujours sans se ralentir jamais, jusques à ce que le célèbre Robert d'Abricelles l'étant venu voir, et ayant demeuré quelques jours avec elle, elle se trouva pressée d'un mouvement si violent que, sans en rien dire à son mari elle résolut, soit durant sa vie s'il le lui permettait, ou après sa mort si elle lui survivait, de se rendre aussitôt Religieuse à Fontevraux. La crainte de Dieu qu'elle avait si fortement conçue dans son cœur, lui ayant fait former ce dessein, elle y joignit une sainte espérance, comme pour élever un bâtiment on met une pierre sur une autre, et attendait ainsi l'effet de la miséricorde de Dieu. CHAPITREV. Sainte Raingarde découvre son dessein à son mari et le fait résoudre de quitter aussi le monde. Mais il mourut avant que de le pouvoir exécuter. Assistance qu'elle lui rendit à la mort. Mais afin qu'il ne semblât pas qu'elle voulût seule jouir d'un si grand bonheur et en priver son mari à qui elle ne devait pas moins qu'à elle-même, elle l' alla trouver, lui découvrit son secret, lui ouvrit son cœur, lui représenta les maux épouvantables d'une éternelle mort, lui fit connaître combien les félicités d'une vie éternelle étaient souhaitables, le pria d'ouvrir les yeux pour considérer combien le monde qui n'est que vanité et tromperie était digne de mépris, et le conjura de l'abandonner le plus promptement qu'il lui serai possible. Enfin, une femme étant le chef d'une si illustre entreprise, elle toucha de telle sorte le cœur de son mari qu'il lui promit si Dieu lui faisait la grâce de vivre de renoncer à tout avec elle dans un certain temps, et que si l'un d'eux mourait avant que de pouvoir exécuter ce dessein, celui qui survivrait accomplirait au nom de tous les deux le vœu qu'ils faisaient ensemble. Il n'avait pas vécu de son côté sans quelque crainte de Dieu.Il avait une foi vive : Il assistait volontiers aux prières de l'Eglise. Il ne manquait point d'aller aux solennités qui se faisaient tous les ans sur les tombeaux des Saints.Il faisait de grandes aumônes ; et l'on ne saurait assez exprimer quelle était sa joie à recevoir tant d'hôtes qui abordaient chez lui de tous côtés. Cette résolution ayant donc été prise entre eux et l'exécution s'en retardant par d'infinis obstacles qui s'opposaient à leur piété, enfin ce triste jour arriva auquel la mort lui ayant ravi son mari, elle demeura comme une chaste tourterelle qui a perdu sa compagne. Que si je voulais raconter de quelle sorte elle se conduisit dans cet accident, les paroles me manqueraient. Si j'entreprenais de dire avec quelle force d'esprit elle soutint une si extrême affliction, on verrait mon impuissance. Et si je m'efforçais de représenter la fidélité qu'elle témoignait à son mari, même après sa mort, ce qui est rare, je ferais connaître ma faiblesse. Croyez-moi,mes très chers frères, j'appréhende d'ouvrir la bouche, et lorsque je pense ce qu'il y a à dire, et de quelle sorte il se doit dire, je suis presque sur le point d'abandonner mon entreprise. Que ferai-je donc ? Mon incapacité m'arrête, mon amour me pousse, mon sujet m'étonne, ma charité m'excite : Un si grand poids m'accable, et la nature me presse. Mais j'estime qu'en cette circonstance un discours quoique peu raffiné est préférable à un injuste silence. Et ainsi j'aime mieux parler comme je pourrai de ce que l'on ne saurait taire sans quelque sorte de crime. Durant sa maladie elle ne partait jamais de son lit, et s'oubliant elle-même elle ne pensait qu'à son Salut. Elle brûlait d'ardeur de contribuer à le lui procurer ; et afin que jusques aux moindres choses rien ne le pût distraire d'y penser, elle délivra son esprit de tous les soins qui pouvaient regarder son corps. Elle fit son testament en sa présence. Elle termina ses procès. Elle institua des héritiers. Elle fit le partage de ses terres, et donna ordre ponctuellement à toutes choses. Ayant donc pourvu à tout, elle commença comme aurait fait le plus grand docteur du monde, moi présent et l'entendant, à l'exhorter que se trouvant ainsi délivré de tous les soins de la terre, il n'en eût plus que de son âme ; qu'il fondât le fond de sa conscience, confessât ses péchés, et donnât ses biens aux pauvres et aux Monastères. Elle lui représentait que le jugement de Dieu était redoutable ; mais que sa miséricorde était très grande, et que tandis qu'il vivait encore, il devait travailler pour le Salut de son âme, et pour voir de sépulture à son corps. On n'entendait de tous côtés que des cris et des gémissements. Les peuples poussaient leurs voix confuses jusque dans le Ciel. Tous ses enfants qui l'environnaient, tous ses domestiques qui étaient en si grand nombre, et plusieurs personnes de condition qui se trouvèrent présentes, témoignaient leur extrême douleur par l'abondance de leurs larmes. Elle seule au milieu de tant de pleurs continuait d'avoir les yeux secs par une constance héroïque, jugeant qu'il valait mieux employer toutes ses pensées pour l'utilité de celui qui allait mourir, que de mêler inutilement ses larmes à celles de cette grande multitude qui s'affligeait davantage par les sentiments de la nature que par ceux de la raison. Ainsi lorsque son cher mari eut été fortifié par la confession, armé du corps de Jésus-Christ, et revêtu d'un habit de Religieux, elle le vit avec joie et avec douleur tout ensemble passer avant elle dans le Ciel. Son corps étant accompagné d'une multitude innombrable de personnes elle le fit porter à Selcine, où elle le mit entre les mains des Religieux pour l'enterrer, comme un Religieux avec leurs Religieux. Après avoir mis la terre dans la terre et lui avoir confié ce corps comme un dépôt qu'elle serait un jour obligée de rendre, elle convertit tous ses soins à procurer du repos à son âme ; et pressée de l'amour qu'elle lui portait elle courait de tous côtés. Elle allait en diverses provinces ; elle visitait les églises ; elle passait de Monastère en Monastère ; elle épuisait ses biens par ses libéralités envers les pauvres, s'acquérant ainsi des amis avec ces richesses d'iniquité selon le précepte de l'Evangile, et eut estimé commettre un crime si quelqu'un d'entre eux n'eût pas ressenti les effets de sa charité ; elle priait pour son mari ; elle priait pour elle-même, demandant à Dieu qu'il lui plût de pardonner à l'un ses offenses, et de retirer l'autre de ses péchés pour une véritable conversion. CHAPITRE VI. De quelle sorte Sainte Raingarde se prépare à quitter le monde . Elle prépara ensuite tout ce qui était nécessaire pour sa retraite ; et le monde lui tendant de nouveaux pièges pour tâcher de l'arrêter, elle se moqua de lui par une sainte tromperie, en lui donnant espérance de demeurer. Car des personnes de grande condition et extrêmement de ses amis l'exhortant à se remarier, et lui représentant qu'elle pouvait aisément trouver un grand parti et plus grand encore qu'elle n'eût su croire, elle répondit en ces propres termes : « Je suivrai votre conseil, et me remarierai le plus tôt que je pourrai. » Par cette réponse qui cachait son véritable dessein elle se moqua du Diable, et par un change louable, trompant comme il le méritait le prince des tromperies, elle travaillait par toutes sortes de moyens à lui ravir la proie qu'il croyait être prêt à dévorer. Ainsi elle cacha dans le fond de son cœur ce secret qui regardait son Salut, comme on cacherait un trésor de peur des voleurs, afin qu'étant ainsi caché à tout le monde il fût en sûreté contre tout le monde. Mais d'autant qu'elle avait besoin de l'assistance de quelques-uns elle découvrit son dessein à deux personnes seulement, dont la fidélité et la fermeté de l'esprit lui étaient si connues qu'elle crut leur pouvoir confier toutes choses. L'un était un séculier auquel elle donna le soin de pour voir à tout ce qui était nécessaire pour sa retraite ; et l'autre était un Religieux d'une vertu éprouvée à qui elle fit connaître le fond de sa conscience.Ils prennent jour pour sortir d'Egypte, et pour s'affranchir enfin du joug de la longue et cruelle servitude de Pharaon. L'espérance d'une prochaine liberté fait que les fardeaux dont les Egyptiens les accablent commencent à leur sembler plus légers, et qu'ils supportent patiemment le travail de ces ouvrages d'argile dont ils seront bientôt délivrés. Elle attendit donc jusques au jour de Pâques, auquel en renonçant au levain de la malice et de l'iniquité elle put se rassasier des pains sans levain de la vérité et de l'innocence. Par combien d'ingénieuses dissimulations faisait-elle durant ce temps voir sur son visage le contraire de ce qu'elle avait dans l'âme ? Combien de belles espérances donnait-elle aux gens du monde ? Et que de gaieté faisait-elle paraître à qui que ce fût beaucoup plus qu'à l'ordinaire ? Il semblait qu'elle se fût entièrement dévouée au siècle, et qu'elle eût plus de passion que jamais pour les plaisirs de la vie ; mais elle disait à Dieu en secret : « Seigneur, tous les désirs de mon âme sont exposés à vos yeux, et les gémissements de mon cœur ne vous sont nullement cachés. » Cependant ce jour si souhaité s'approchait, et sa ferveur était telle qu'elle n'avait point de repos. Enfin la nuit qui précéda le dernier jour qu'elle devait passer dans le monde, ô dévotion sans exemple!elle va durant les ténèbres ainsi qu'un autre Nicodème au sépulcre de son mari,où sans être vue de personne que de ce Religieux dont j'ai parlé, elle se jeta sur ce tombeau que ses yeux comme deux vives sources noyèrent de larmes. Elle pleurait en présence de son Créateur les fautes de son mari ; et elle pleurait aussi ses propres offenses avec une douleur nonpareille. Ayant passé une partie de la nuit en cette manière et satisfait son affection et ses sentiments par tant de plaintes, elle se confessa en déclarant dès le commencement tout ce qu'elle savait des péchés de son mari, et puis les siens d'elle ; ce qui dura jusques à minuit, parlant ainsi comme par la bouche du défunt, et comme si par quelque transformation le mari eût fait pénitence en la personne de la femme. Ayant accompli ce que je viens de dire, et s'étant ainsi entièrement purifiée de toutes les tâches et comme de la lie de es péchés, néanmoins d'autant qu'elle se regardait comme coupable de toutes sortes de crimes, elle pria ce Prêtre auquel elle avait découvert les plaies de son âme de l'assujettir aux dures lois d'une médecine salutaire, et de l'enfermer dans Marsigny comme dans une prison pour y faire pénitence durant tout le reste de sa vie. Car elle avait préféré ce Monastère à celui de Fontevraux dont j'ai ci-devant parlé, d'autant que le vénérable Robert à la conduite duquel elle s'était entièrement soumise était lors passé de cette vie à une meilleure, et qu'étant une fois entrée dans un cloître elle ne se pouvait résoudre d'en sortir ainsi que font ces Religieuses. Estimant moins le monde que de la fange, sa seule vue lui était insupportable ; et par un élèvement d'esprit non pas orgueilleux, mais céleste, elle commençait à mépriser comme très viles toutes les choses de la terre. Ces raisons lui firent choisir Marsigny plutôt qu'une autre maison pour y demeurer jusques à la mort aussi immobile qu'une colonne propre à être employée à un édifice divin, et où ayant toujours son tombeau devant les yeux elle se pleurait incessamment elle-même comme déjà morte. Sur quoi elle n'appréhenda point d'être blâmée d'avoir changé de dessein, puisque l'accroissement de sa dévotion était cause de ce changement, et qu'il lui était permis de choisir le lieu où elle pourrait s'unir davantage à Jésus-Christ. Ayant donc reçu de ce Religieux le joug de la rude pénitence qu'elle s'était préparée, elle se releva de terre aussi bien d'esprit que de corps ; et les ténèbres de la nuit couvrant ses actions à la vue des hommes, après avoir dit le dernier adieu à son mari, elle quitta son tombeau pour aller s'enterrer elle-même. CHAPITRE VII. Sainte Raingarde se rend Religieuse en l'Abbaye de Marsigny. S'étant ensuite fait accompagner de quelques gentilshommes très sages, afin qu'il ne semblât pas qu'elle ignorât ce qui était de la bienséance du monde, elle sortit de sa province pour passer dans une autre sous prétexte d'aller à Cluny recommander son mari aux prières de ces saints Religieux. Y étant arrivée en grande dévotion, après y avoir donné ce qu'elle jugea à propos selon sa qualité et leurs besoins, elle s'en revint en diligence ; et ses souhaits étant encore plus prompts qu'elle, elle entra enfin dans Marsigny pour entrer delà dans le Paradis. Elle fut reçue avec une joie nonpareille des Religieux et des Religieuses, qui ne sachant pas son dessein lui rendaient de très grands honneurs comme à une personne de sa condition qu'ils pensaient qui les venait voir. Cette maison était lors dans une extrême nécessité, d'autant qu'ayant si peu de bien qu'à peine pouvait-il suffire pour nourrir un petit nombre de Religieuses, il y en avait près de cent, et qu'elles recevaient à leurs dépens tous les survenants. Gérard, de la sainteté duquel j'ai parlé plus amplement dans lepremier livre des miracles, prenait lors le soin de cette maison, sous l'autorité de Dom Godefroy de Sémur, et comme c'était un homme qui s'employait continuellement à des œuvres de piété et à d'autres occupations saintes, il avait, avec quelques autres personnes de grande vertu auxquelles il était fort uni, supplié très instamment le Dieu des miséricordes qu'il lui plût de visiter sa maison, et de pourvoir aux besoins de celles qui employaient leur vie à son service. Ce saint homme prenait Jésus-Christ à témoin qu'étant un jour à l'autel et célébrant la liturgie, il entendit une voix qui lui dit : « Tu as obtenu ce que tu demandais. » Et que la nuit suivante il vit en songe une colombe aussi blanche que la neige qui volait à l'entour de lui avec tant de privauté qu'elle semblait l'inviter à la prendre ; ce qu'ayant fait il l'avait présentée avec joie au Supérieur nommé Hugues, et lui ayant arraché le bout des ailes de peur qu'elle ne s'envolât l'avait enfermée dans une cage. Ceux qui lui entendirent rapporter ce songe l'interprétèrent de ma mère, et l'évènement fit connaître que cette interprétation était véritable ; car, le jour étant venu, elle entra dans le Monastère, où après avoir fait appeler la Prieure et toutes les Soeurs, et fait venir aussi les gentilshommes dont elle s'était fait accompagner pour se trouver en une action si peu attendue, elle leur parla en cette sorte : « Il y a longtemps que vivant selon la manière ordinaire en cette vie mortelle je me vois quasi arrivée du berceau à la vieillesse. Il n'y a rien sous le Ciel sur quoi je n'aie jeté les yeux, ni rien de ce qui s'offre à nous de plus beau que ma curiosité n'ait voulu connaître. J'ai éprouvé tout ce qu'il y a de plus agréable dans le monde : l'abondance des richesses, le grand nombre de parents, la quantité d'amis, la splendeur d'une illustre naissance,une grande autorité, les délices des sens, et l'orgueil d'une vie pleine de pompe et de gloire ne m'ont rien laissé à désirer ; et ainsi je n'ai rien à chercher davantage parmi les choses basses et mortelles. J'ai possédé tout ce que la terre peut promettre, et tout ce qu'elle peut donner. Mais voyons, je vous prie, si cela m'a pu satisfaire. Il est vrai que j'ai beaucoup vécu ; mais c'est tout de même que si je n'avais vécu qu'un moment. J'ai eu de grands avantages ; mais ces avantages étant passés,je n'y ai plus aucune part. J'ai été dans les délices ; mais il ne m'en reste pas le moindre plaisir.Ainsi ces choses ne nous contentent jamais, et plus nous pensons nous en saouler, plus elles nous laissent affamés par leur jouissance. Il faut donc chercher ailleurs d'autres moyens de rassasier notre faim, d'éteindre notre soif, et d'enrichir notre pauvreté. A quoi je me sens encore poussée par l'infidèle amitié du monde quine trompe que ceux qu'il sait avoir mis en lui leur espérance. Et pour n'en chercher pas bien loin des exemples, dites-moi, je vous supplie, vous qui étiez les plus fidèles, les plus intimes, et les plus sincères amis de mon mari, lequel vous avait tant obligés en vous donnant des armes, des chevaux, de l'argent, et des terres. Qu'avez-vous fait pour lui en récompense depuis sa mort des choses mêmes qui ne vous auraient rien coûté ? A qui avez-vous eu recours pour son repos éternel ? A quel Saint vous êtes-vous adressés ? Quel Religieux avez-vous employé ? Et quelle petite aumône avez-vous donnée ? » Sur quoi tous avouant n'avoir rien fait de cela,elle continua ainsi : «  Vous êtes les Docteurs en théologie qui m'avez instruite et m'avez appris ce que je devais faire, ou éviter. Car comment pourrais-je espérer de vous ce que vous avez refusé à votre seigneur et votre ami ? Et n'y aurait-il pas de l'imprudence à mettre sa confiance en les hommes après avoir vu que l'on n'en saurait avoir en ceux mêmes qui sont les plus amis ? Il faut donc que je travaille pour moi-même sans établir sur autrui l'espérance de mon Salut, de peur qu'attendant avec paresse un secours étranger, je ne perde par ma faute le secours que je dois attendre de Dieu. Il faut que mon corps travaille durant qu'il est encore en vie ; et que mon âme implore pour elle-même l'assistance de Jésus-Christ, de crainte que si elle passe en l'autre monde avant que de l'avoir reçue, il n'y ait personne qui prie pour elle lorsque je serai dans le tombeau. Et pour finir en peu de mots tant d'autres choses que je pourrais dire sur ce sujet, je m'en vais vous découvrir un secret que je vous ai toujours caché jusques ici, qui est que je ne passerai jamais le seuil de cette porte que vous voyez ; que le monde ne me verra jamais hors de la clôture de ce Monastère ; et que je ne sortirai jamais de cette sépulture que j'ai choisie pour m'y enterrer toute vivante. » A ces mots tous ces gentilshommes se levèrent ; et comme si la surprise d'une si extrême douleur les eût rendus furieux, ils commencèrent à crier qu'ils ruineraient cette maison si on l'y retenait, et puis se mirent à pleurer.. Ce que voyant, elle reprit ainsi la parole : « Après la tempête vient le calme : le beau temps succède à la pluie ; et ces larmes que vous répandez maintenant seront suivies de rires et de joie. Retournez donc dans le siècle. Et moi en votre présence je m'en vais à Dieu. » En achevant ces mots, elle entra avec les Religieuses dans la clôture, où ayant avec joie coupé ses cheveux et changé d'habit, elle fut comme une blanche colombe enfermée par le Prieur Dom Hugues dans cette cage sainte, selon la vision dont j'ai parlé ; et une femme sainte augmenta le nombre de tant de saintes femmes. CHAPITRE VIII. Admirables vertus de Sainte Raingarde, qui est faite cellerière du Monastère. Se trouvant ainsi délivrée de la fournaise de Babylone, et passant d'un feu dans un agréable rafraîchissement, elle se réjouit d'être entrée dans la maison du Seigneur. Elle court dans les vertes allées de Paradis. Au milieu de ces riches pâturages elle désaltère sa soif dans l'eau des claires fontaines. Comme une brebis du Seigneur, elle broute avec avidité ces belles fleurs. Et, errant deçà et delà dans ces riches prairies, rassasie la faim qu'elle avait soufferte durant un si long temps. Elle amassa en peu de mois un grand trésor de vertus, et ne pouvant souffrir de marcher plus lentement que les autres dans la voie des commandements de Dieu, elle s'y avançait avec une si extrême vitesse qu'elle eût bientôt atteint celles qui étaient devant elle ; et en redoublant ses pas s'efforçait même de devancer les plus anciennes. La première chose qu'elle fit fut de se soumettre par humilité à toutes les autres, se considérant comme la dernière de la maison et comme la moindre servante, d'autant que selon ce que dit notre Seigneur (Matth.20) : « Elle n'était pas venue pour être servie, mais pour servir. » Et elle se rendit par cette vertu si agréable à toutes les Soeurs qu'elles l'aimaient sans feinte de toute l'étendue de leur cœur. Mais comment pourrais-je rapporter jusques à quel point allait son déplaisir d'avoir offensé Dieu, quelles étaient les confessions qu'elle en faisait tous les jours, et le regret continuel qu'elle témoignait sur ce sujet, puisque selon ce qu'on en pouvait juger elle ne cédait point aux Ninivites à ressentir ses péchés, à David à les reconnaître, et à la Madeleine à les pleurer ? Elle ne vécut pas seulement ainsi durant les premières années de sa conversion comme font quelques autres ; mais durant tout le reste de sa vie elle consacra son corps au travail, son cœur à la pénitence, et ses yeux aux larmes ; Ses pleurs lui servaient de pain le jour et la nuit, en sorte qu'elle disait souvent à son âme (Ps.47) : « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi te troubles-tu ? » Puis elle ajoutait pour se consoler : « Espère en Dieu, car je le louerai parce qu'il est mon Sauveur et mon Dieu. » Les Soeurs assuraient que ses pleurs et ses gémissements la réduisaient quelquefois en tel état qu'il semblait qu'elle allait mourir. Elle se prosternait comme une humble servante devant son Rédempteur. Et quelquefois, lorsqu'elle priait à genoux, elle était emportée par des mouvements si violents de dévotion qu'elle tombait à terre sans s'en pouvoir empêcher, la ferveur de son esprit étant telle que, tout ravi dans la pensée des choses célestes,il semblait qu'il eût abandonné son corps. Elle se cachait néanmoins le plus qu'elle pouvait, mais étant continuellement à l'église elle ne pouvait pas toujours y être seule. Elle avait déclaré une telle guerre à son corps par les veilles et par les jeûnes que joignant encore à cela d'autres austérités elle l'affaiblissait si fort que n'ayant quasi plus de chair sa peau était collée sur ses os. Sur quoi, lorsque j'allai à Marsigny quelques années après, elle me dit en particulier et de fort bonne grâce, dans la liberté dont une mère use avec son fils, ces paroles à double sens : « Grâces à Dieu, je suis délivrée des superfluités du monde;J'ai perdu cette vieille chair que je nourrissais pour les délices du siècle ; et je désire de me revêtir d'une nouvelle avec laquelle je puisse rendre à Dieu de nouveaux devoirs. » Elle chantait continuellement des psaumes qu'elle avait appris avant que d'entrer en religion. Elle s'occupait de tout son pouvoir pour s'instruire dans les choses spirituelles. Et par son avancement en toutes sortes de vertus elle élevait de jour en jour son esprit vers le Ciel. Mais ces bonnes Religieuses la firent passer de la contemplation dans l'action en l'employant aux occupations de Marthe, et à cause qu'elle était fort habile et fort intelligente lui donnèrent la charge de cellerière du Monastère. Car « elle n'était pas comme cette colombe imprudente (Ose.7) dont parle l'Ecriture. « Mais c'était une colombe qui paissait le long des ruisseaux, et qui se plongeant dans le lait de sa simplicité évangélique avait la prudence du serpent sans en avoir la malice. (Cant.5). Elle avait en sortant d'Egypte emporté les dépouilles des Egypriens pour les distribuer à ses frères les Israélites, et les employer au service de Dieu dans le désert durant son pèlerinage en cette vie. CHAPITRE IX. De quelle sorte Sainte Raingarde se conduisit dans sa charge de cellerière. L'obéissance l'y obligeant, elle fut donc contrainte avec grand regret de sortir au-dehors pour prendre le soin de ce qui était nécessaire aux Soeurs ; Sur quoi je ne saurais dignement représenter de quelle sorte elle s'acquitta de cet office. Elle donnait ordre avec tant d'affection à toutes choses qu'on eût jugé par l'amour qu'elle avait pour ces Religieuses qu'il n'y en avait une seule qui ne fût sa fille, et par les services qu'elle leur rendait qu'elle était la servante de chacune d'elles. Elle témoignait ainsi l'ardeur de cette charité qu'elle avait conçue il y avait si longtemps, et ce feu qu'elle cachait dans son sein s'efforçait de jeter des flammes ; mais il fallait aussi que celle qui avait appris dans le silence à aimer Dieu de tout son cœur fît connaître par tant de soins que selon ce qu'il l'ordonne elle savait aussi aimer son prochain. Elle avait gravé de telle sorte dans sa mémoire le nom de toutes ses Soeurs qu'elle les y trouvait comme dans un livre lorsque les besoins de quelques-unes l'obligeaient à les nommer. Elle avait dans l'esprit les incommodités corporelles de chacune, et avait remarqué très soigneusement et leurs maladies et leurs conditions, afin de pouvoir par cette connaissance les assister toutes sans se méprendre. Elle savait qu'étant de bonne maison et délicates, et outre cela faibles et infirmes, le sexe, le lieu, et cette manière de vie faisaient qu'elles avaient besoin de beaucoup de choses ; ce qui la portait à travailler avec grande vigilance à faire que rien ne leur manquât. Elle prévenait toutes les autres dans les ouvrages les plus bas, et se réjouissant d'être servante des servantes de Dieu, elle s'employait aux offices les plus vils. Elle s'avisait de diverses manières d'apprêter à manger, afin de varier les mets ; et dans son ignorance de semblables choses elle était contrainte d'apprendre à faire la cuisine. S'acquittant ainsi avec tant de soin de sa charge, elle donnait à l'une du rôti, à l'autre du bouilli, à l'une des choses salées, et à l'autre de douces. Elle préparait tout cela elle-même ; elle le faisait cuire elle-même ; elle le servait elle-même ; et afin de ne rien perdre de la récompense qu'elle en attendait, elle ne voulait jamais souffrir que l'on diminuât rien de son travail et de sa peine. Elle avait comme rassemblé dans son cœur les esprits de toutes ces saintes femmes ; et connaissant ce que chacune aimait le mieux, elle satisfaisait par des effets à leurs désirs. Mais parce que souvent la pauvreté de la maison ne répondait pas aux richesses de sa charité, et qu'ainsi elle ne pouvait comme elle l'aurait souhaité les contenter toutes, elle en ressentait des peines incroyables ; Lors donc qu'on lui demandait plusieurs choses qu'elle ne pouvait donner ne les ayant pas, elle conservait selon la règle la paix dans son cœur, et témoignait de la douceur dans ses paroles, étant impossible par ce moyen que celles dont elle réjouissait l'esprit par des réponses si agréables et si pleines d'affection, s'en retournassent avec mécontentement. Elle excellait de telle sorte en cette vertu que toutes les sœurs témoignèrent après sa mort que durant près de vingt ans qu'elles avaient demeuré avec elle on ne lui avait jamais entendu dire une seule parole tant soit peu rude . Ainsi étant toujours gaie et toujours de bonne humeur, non seulement on ne voyait rien de sombre en son visage, mais si elle rencontrait des esprits que la tristesse remplît de trouble, elle dissipait ces nuages par le calme si doux qui paraissait dans le sien. Les âmes saintes ont cela de propre qu'elles sont continuellement dans une joie spirituelle, d'autant que se réjouissant en Dieu et que cette joie l'ayant pour objet et non pas les choses du siècle, elles accomplissent ce que dit Saint Paul (Philip.3) : « Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur. Je le dis encore : Réjouissez-vous. » : Ce que l'Apôtre ne répète pas inutilement comme on le peut connaître si l'on veut y bien prendre garde ; car de même que les méchants font voir sur leur visage les ténèbres dont leurs cœurs sont obscurcis, et par l'horreur de leur discours furieux parlent par avance le langage du lieu où ils doivent aller ; ainsi les gens de bien par la tranquillité que la pureté de leur conscience donne à leur esprit, et par la satisfaction qu'ils ressentent dans l'espérance d'un bonheur à venir, ne peuvent ni rien penser ni rien dire qui ne témoigne du contentement et de la joie. CHAPITRE X. Des excellentes vertus de Sainte Raingarde, et particulièrement de sa charité envers les pauvres. Voilà de quelle sorte cette servante de Dieu qui avait appris de Jésus-Christ à être « douce et humble de cœur «  (Matt.5) ; et du prophète, que « D ieu aime les débonnaires », travaillait avec soin pour conserver l'humilité dans son cœur et la douceur dans ses paroles, et servait les servantes de son maître comme une abeille ingénieuse, ainsi qu'on le rapporte de Sainte Cécile. Or bien qu'elle se rendît ainsi complaisante à toutes, elle ne disait rien néanmoins ni de trop gai ni d'inutile ; mais usait d'un tel tempérament en ses paroles qu'elle satisfaisait tout le monde sans sortir des bornes qui lui étaient prescrites par la règle. Que si elle était obligée d'enter en discours sur quelques sujets que ce pût être, c'était alors qu'on pouvait véritablement connaître quel était le fonds de son cœur et de son esprit ; car pour en parler selon ma conscience, elle surpassait dans ses paroles et en gravité toutes les personnes que je me puis souvenir d'avoir vues ; et on aurait cru en l'entendant que c'était plutôt un Evêque qui parlait qu'une femme. Tous ses discours étant assaisonnés du sel d'une sainte sagesse n'avaient rien de bas ; ils ne respiraient tous que le Ciel, que le mépris des choses visbles et l'amour des invisibles ; et lorsqu'elle traitait en particulier et en secret, ses entretiens ne pouvaient demeurer longtemps secs ; car l'abondance de ses larmes faisait bientôt connaître quel était l'esprit qui l'animait. Je me souviens que toutes les fois que j'allais à Marsigny elle pleurait sur les genoux de son fils comme elle aurait fait sur ceux de son père ; elle se confessait coupable ; elle demandait l'absolution ; elle déplorait les maux du monde ; et soupirait d'ardeur de voir Jésus-Christ. Puis se prosternant par terre, lorsque par le respect que je lui devais je m'efforçais de la relever, elle ne le voulait pas permettre ; mais demeurant immobile elle recommençait à pleurer ses péchés comme si elle ne les eût jamais pleurés ; elle gémissait du retardement de son séjour sur la terre ; et demandait à Dieu par ses vœux, par ses prières, et par ses soupirs de le vouloir bientôt finir. Or comme en parlant elle m'appelait tout ensemble son père et son fils, elle me priait de l'absoudre selon le pouvoir que j'en avais comme père ; et par son affection maternelle elle m'instruisait comme son fils avec une sagesse admirable ; et lorsque le temps nous pressait de nous séparer, elle finissait toujours par ces mots : « Adieu mon fils, je vous recommande au Saint Esprit, et à la Sainte Vierge. » Ce qu'elle disait même dans le monde, et s'y était si fort accoutumée qu'entre toutes ses saintes paroles elle nommait plus souvent qu'aucuns autres le Saint Esprit et la Sainte Vierge ; en quoi elle avait grande raison, montrant par là que depuis qu'ils avaient été unis, ils n'avaient jamais été divisés. Mais afin de retourner à mon discours, bien qu'elle employât pour le service de Dieu et de ces bonnes Religieuses tout ce qu'elle avait de force, d'esprit et d'affection, elle n'oubliait nullement ce qui était des hôtes et des pauvres, recevant les premiers honorablement, et pour voyant avec grand soin aux besoins des derniers, afin qu'il ne manquât rien aux uns de ce que la bienséance obligeait de leur donner, ni aux autres de ce qui leur était nécessaire ; son affection penchait néanmoins davantage vers les pauvres, dont la misère était de plus grand poids dans le cœur de cette femme sainte, estimant qu'il fallait être plus exact à assister ceux qui étaient pressés d'une plus grande indigence. Ainsi lorsqu'il lui pouvait rester quelque chose de ce qu'elle avait en charge, elle l'employait avec dévotion à les assister ; elle leur faisait souvent des aumônes ; elle leur préparait des habits selon son pouvoir, ou en achetant de neufs, ou en leur donnant les vieux qu'elle pouvait prendre aux Soeurs, distribuant ainsi selon le précepte de l'Evangile à tous ceux qui lui demandaient et sans s'informer d'autre chose, ce qu'elle pouvait ramasser de tous côtés soit de vêtements ou de nourriture ; et il y en avait quelques-uns qu'elle nommait en riant ses enfants, auxquels elle donnait tous les jours à manger. Cette âme toute consacrée à Dieu semblait par ces charités reprendre haleine et se reposer après tant de travaux qu'elle avait autrefois soufferts, et pensait avoir enfin trouvé un lieu propre pour le Seigneur, et pour placer le Tabernacle du Dieu de Jacob (Ps. 131). car elle croyait ramasser à son profit tout ce qu'elle dispersait aux pauvres, sachant qu'il n'y a point de gain plus véritable que celui que la plupart estiment être une diminution du bien de la personne qui donne ; Que dirai-je davantage ? Cette admirable mère de famille prenait un tel soin de tous qu'elle paraissait une autre Marthe à l'égard des sœurs par la manière dont elle pourvoyait à leurs besoins ; une autre Sara à l'égard des survenants par les services qu'elle leur rendait ; et une autre Tabithe à l'égard des pauvres par le soulagement qu'elle leur donnait ; Ainsi cette femme d'une vertu exemplaire renonçant à elle-même, portant sa Croix, et marchant après Jésus-Christ, expiait en ne vivant plus que pour les autres ce qu'elle avait vécu autrefois pour elle-même lorsqu'elle était dans le siècle. Elle vivait, dis-je, pour Dieu, elle vivait pour son prochain ; pour Dieu par obéissance, et pour son prochain par ses services, en sorte qu'elle pouvait dire avec l'Apôtre (Galat.2) : «  Je vis, non plus moi ; mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » Or bien qu'il soit fort difficile de pouvoir rappeler son esprit lorsqu'il a été diverti par diverses pensées, et que les yeux de l'âme ne lavent pas aisément cette poussière contractée par des actions terrestres, on voyait en elle avec admiration qu'elle retournait de telle sorte des objets extérieurs aux intérieurs, qu'on aurait jugé qu'elle n'en aurait jamais été divertie. Un profond silence succédait en un moment à ses paroles. Cette gaieté à laquelle la civilité l'obligeait se changeait en une gravité toute céleste ; et les affaires qui l'engageaient à converser avec le monde, étaient suivies de beaucoup de larmes. Les Soeurs me rapportaient cela avec étonnement de ce que son esprit pouvait passer si soudain à des choses si diverses, et de ce que tant d'affaires n'étaient pas capables de lui faire changer d'assiette. Elles disaient qu'en elle les occupations de Marthe ne diminuaient rien de la tranquillité de Marie ; et que le repos de Marie n'empêchait pas les travaux de Marthe. Elle avait par cette conduite gagné de telle sorte les esprits de toutes ces Religieuses, et gravé si avant dans leurs cœurs l'affection qu'elles lui portaient, que par l'amour nonpareil qu'elles avaient pour elle elles la nommaient la Mère du Monastère. CHAPITRE XI. De la peine que Saint Pierre Maurice a de se résoudre à parler de la mort de Sainte Raingarde sa mère. Mais, mon âme, t'arrêteras-tu encore longtemps à des paroles ? Différeras-tu encore longtemps à dire ce qu'enfin il te faut dire ? Je sais ce que tu fuis. Je connais ce qui te fait hésiter ; et je n'ignore pas ce que tu appréhendes. Tu crains d'entendre parler de la mort de celle dont si tu l'avais osé, tu aurais souhaité que la vie eût été éternelle sur la terre. Tu as peur de voir éteindre ton flambeau, et que de tristes ténèbres ne succèdent à sa lumière. Tu trembles de frayeur que ce miel dont la douceur avait accoutumé de te consoler, ne se convertisse en absinthe, et que ce jour dont la splendeur t'éclairait, ne se change en une nuit obscure ; Que si cette personne a tant mérité des autres, combien crois-tu qu'elle ait mérité de toi ? Car qu'a-t-elle tant chéri, qu'a-t-elle tant aimé dans le monde ? A qui a-t-elle témoigné une affection, je ne dis pas plus grande, mais égale ? Elle avait néanmoins d'autres fils ; mais en comparaison de la place que tu tenais dans son cœur, ils pouvaient passer pour des étrangers. Elle n'avait pas été ta mère pour une seule fois, puisque souvent elle t'enfantait encore par les peines que tu lui causais ; ce que j'ai raison de dire, vu que les frayeurs continuelles dont elle était touchée dans tous les accidents qui t'arrivaient, renouvelaient les douleurs qu'elle avait ressenties en te mettant au monde. Ses soins pour toi ne cessaient jamais, et te donnant toutes ses pensées elle s'oubliait souvent elle-même. Elle craignait tout, et ne croyait jamais rien d'assez assuré sur ton sujet. Elle suspendait son esprit dans tous les événements, et appréhendait même les bruits les plus favorables. De quelque côté qu'elle apprît que tu allasses, toute renfermée qu'elle était, elle te suivait même dans les pays les plus éloignés. Si tu t'embarquais pour l'ANgleterre, si tu voyageais en Italie, si tu arrivais à Rome, elle surmontait avec toi les affreux rochers des Alpes, et elle passait avec toi les sommets si élevés de l'Apennin. Tu n'as point connu de périls qu'elle n'ait courus avec toi, et quelque éloignée qu'elle fût, elle t'accompagnait toujours. Tu sentais le poids de ta charge, mais elle le soutenait. Tu le portais, mais elle le supportait. Tu le mettais sur tes épaules, mais elle t'en donnait la force par ses prières. Elle était dans un soin continuel. Elle priait toutes les Soeurs en particulier, elle les priait toutes en général d'implorer pour toi la miséricorde de Dieu ; Elle leur disait qu'elles devaient cela à la charité, qu'elles te le devaient à toi, qu'elles le devaient à elle-même ; à la charité par obéissance ; à toi par devoir ; et à elle par affection. Elle répétait continuellement ces paroles aux Religieuses, aux Religieux, et à ceux qui venaient la voir ; et les conjurait tous avec beaucoup plus d'instance de prier Dieu pour toi que pour elle. Mais elle n'en demeurait pas là, elle priait encore pour toi de toutes les forces de son esprit qu'elle épuisait en la présence de Dieu, lui faisant voir en pleurant les sentiments si tendres dont ses entrailles maternelles étaient touchées. Elle s'était prescrite pour ce sujet certaines prières, afin que si elle n'avait pas le loisir de dire toutes celles qu'elle avait accoutumé, elle payât au moins chaque jour à Dieu ce tribut pour ton Salut. Ne te souvient-il pas que les Soeurs t'ont souvent averti d'arrêter ces pleurs, et d'empêcher cette excessive inquiétude qu'elle avait sur ton sujet ; ce que tu as fait mais inutilement. Comment donc la pourras-tu considérer au lit de la mort ? Comment pourras-tu raconter la fin de sa vie ? Comment ton esprit pourra-t-il la voir rendre l'esprit ? Avec quelles paroles lui pourras-tu dire le dernier adieu ? Et avec quelles larmes pourras-tu assez pleurer une telle perte ? Il faut néanmoins en venir là, et souffrir avec patience qu'elle rende ce que tous les hommes doivent à la nature, jusques à ce que ce corps mortel étant délivré de la servitude de la corruption, passe dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. CHAPITRE XII. De la mort admirable de Sainte Raingarde. Cette servante de Jésus-Christ étant lasse des travaux du jour prenait la nuit dans son petit lit un peu de repos, et redonnait de nouvelles forces à son corps accablé de tant de peines, afin de pouvoir retourner avec plus de vigueur à ses occupations ordinaires, lorsqu'elle aperçut auprès d'elle une femme d'une extrême beauté, qui en lui faisant signe de la tête et de la main lui commanda de la suivre. Aussitôt elle s'éveilla, et croyant que ce fût quelqu'une des Soeurs qui l'eût appelée pour aller aux Mâtines elle se leva, et se mettant en colère contre elle-même de sa paresse, elle voulait s'habiller en diligence pour aller promptement à l'église ; mais jetant les yeux de tous côtés et voyant que toutes celles qui étaient à l'entour d'elle étaient encore couchées, elle connut qu'elle s'était trompée, et remit la tête sur le chevet pour dormir. Comme elle commença d'entrer dans le sommeil, elle vit en la même manière qu'auparavant cette même personne qui l'appelait ; ce qui l'ayant encore réveillée elle pensait encore à se lever ; mais ayant repris ses esprits et s'étant endormie de nouveau cette beauté qui la venait visiter l'appela encore, et lui commanda de la suivre, en ajoutant qu'elle se hâtât sans différer davantage. S'étant ainsi éveillée pour la troisième fois, elle connut que cette vision était une marque que Dieu l'appelait à lui, et étant à l'instant même tombée malade, elle manda aux Soeurs qu'elle allait mourir. Aussitôt elles coururent toutes vers elle, et pleurant et soupirant l'environnèrent de tous côtés. Elle coururent toutes vers elle ainsi que des filles vers leur mère ; et comme si elles eussent dû mourir avec elle, elles disaient qu'elles avaient raison de se plaindre, puisqu'elles faisaient une perte irréparable. Personne n'était capable de les consoler, et leur douleur n'ayant point de bornes il y avait sujet de croire qu'elle ne finirait jamais. Elle demeurait sans s'émouvoir au milieu de tant de personnes affligées ; et bien que mourante, son esprit ne s'affaiblissant point, elle parle aux Soeurs ; elle confesses ses péchés ; elle demande pardon à toutes, et l'obtient de toutes ; elle attend avec une ferme espérance que son Seigneur revienne des noces ; et n'omet rien de toutes les actions saintes qui pouvaient servir à son âme. La ferveur de la foi avait été si ardente qu'on aurait pu selon la parole de notre Seigneur la comparer à ce grain de moutarde qui n'a su vieillir par le long cours de sa vie, ni se refroidir au milieu même du froid de la mort. Après avoir à sa prière reçu l'onction sacrée des malades ; été nourrie pour l'éternité du corps de Jésus-Christ ; fortifiée par l'humilité, et assurée par la reconnaissance et la confession de ses fautes, elle pria qu'on lui apportât une croix ; ce qui ayant été fait, et ayant renouvelé les gémissements de toutes les Soeurs, elle porte à la bouche cette image de notre Seigneur ; et baisant ses pieds elle les imprime de toute sa force sur son visage ; elle adore et conjure son Sauveur par sa passion, par sa mort, et par ses plaies de lui faire miséricorde, et elle proteste, chacun l'entendant, qu'elle ne mérite rien par elle-même ; et qu'elle n'a d'autre espérance de son Salut qu'en la Croix de son Seigneur. Lorsqu'elle eut achevé sa prière, ceux qui étaient auprès d'elle s'efforçant d'ôter de dessus son visage cette croix, elle leur dit avec l'ardeur que sa foi lui inspirait : « Pourquoi voulez-vous m'ôter mon Maître ? Permettez que tant que je vivrai je demeure avec celui vers lequel je dois passer aussitôt que je serai morte. Ainsi n'estimant pas de voir simplement une image, mais jésus-Christ même à la croix, on ne la pouvait arracher de ses saints embrassements. Enfin étant abattue par son mal et par ses longues oraisons, et les forces de son corps diminuant peu à peu, elle fut réduite à l'extrémité le troisième jour de sa maladie.On fêtait alors solennellement le bienheureux Précurseur qui au milieu d'une grande affliction avait comme apporté les présages d'une grande joie ; car étant le principal héraut des félicités éternelles, il était bien raisonnable que cette servante de Jésus-Christ passât de la tristesse à la joie au jour de celui dont il a été dit par la voix de l'Ange que « plusieurs se réjouiront de sa naissance (Luc.1) ; et pour faire voir qu'elle était de ce nombre, elle mourut en ce jour, qui était un véritable jour pour elle, puisque ce fut celui auquel elle passa dans le jour de l'éternité. Etant donc presque morte et ne restant plus aucune vigueur à son corps, elle ne sentait néanmoins aucun affaiblissement dans son esprit, mais dans cet abandon de toutes les forces de la nature son âme conservait toujours les siennes, était élevée vers le Ciel, et attendait la venue de son Seigneur. Comme il s'approchait, les Soeurs jugèrent à propos de la lever pour la mettre dans la cendre et dans le cilice ; et voyant qu'elles s'y préparaient elle leur dit : « Laissez-moi un peu, je vous prie, et ayez un moment de patience.L'ayant laissée, elle adressa ces paroles à notre Seigneur : « Mon très cher Rédempteur, je sais où l'on portera ce corps et je n'ignore pas où cette âme doit être portée. Ce corps aura pour un temps sa retraite dans la terre, mais mon doux Jésus, mon Sauveur éternel, quelle retraite aura cette nuit mon âme ? Qui la recevra ? Qui viendra au-devant d'elle ? Qui la consolera ? Qui la délivrera des afflictions, des douleurs, et de la mort ? Et qui après tant de travaux qu'elle a supportés dans le monde lui donnera l'heureux séjour, le repos et la vie ? Personne, si ce n'est vous, mon Sauveur. Car tous mes proches seront lors bien éloignés de moi. Et je ne puis, mon Dieu, espérer d'autre refuge qu'en vous. Je vous abandonne donc votre créature.Je confesse que je suis coupable envers vous de tous les péchés ; Je vous demande maintenant cette miséricorde que j'ai si longtemps attendue ; et je remets mon corps et mon âme entre vos mains. » Ayant achevé ces paroles, elle dit aux Soeurs : « Prenez-moi à cette heure et me portez où il vous plaira. » Alors toutes ces Religieuses en renouvelant leurs pleurs et leurs soupirs la levèrent, et cette humble servante de Jésus-Christ comme une exilée et une mendiante fut mise dans la cendre et dans le cilice, d'où aussitôt après elle passa avec une extrême tranquillité vers son Rédempteur en la même heure que mourant pour donner la vie aux morts il avait en baissant la tête rendu l'esprit sur la croix. CHAPITRE XIII. De la lumière admirable et extraordinaire qui parut sur le visage de Sainte Raingarde aussitôt après sa mort. Ceux qui se trouvèrent présents nous ont assuré qu'ils virent reluire sur son corps mort la gloire des bienheureux : son visage était plus éclatant que la lumière ; et la mort qui efface la beauté des autres avait augmenté la sienne,parce que cette mort était une vie pour elle. Quelqu'un s'étonnera peut-être de m'entendre dire d'une femme ce qui a été dit du grand Saint Martin, duquel elle n'approche pas ; mais je supplie celui qui aura cette pensée de considérer combien il y a de choses dans les Saintes Ecritures qui ayant été dites principalement de Jésus-Christ, sont attribuées à ses Saints, comme étant le corps dont il est le chef ; Et d'autant que ces passages sont infinis, je ne les veux pas rapporter par le menu ; mais je le renvoie à la vaste étendue de l'Ecriture Sainte. Qu'il se souvienne combien dans les jours de la mort des Martyrs et dans les fêtes des Confesseurs on récite de paroles des Prophètes, des psaumes, et de l'Evangile, qui conviennent tellement aux serviteurs qu'elles ne diminuent rien néanmoins de la gloire du maître ; et il connaîtra que ce maître ne trouve pas mauvais qu'on parle de ses serviteurs en mêmes termes que de lui, puisqu'il leur a quasi donné tous les noms qu'il porte, et leur a déclaré tout ce qu'il a appris de son père. Et afin que cette même personne ne se scandalise pas comme si j'égalais par là les pécheurs aux justes, qu'il sache que je ne mets pas cette égalité entre les mérites, que nul ne connaît ; mais entre les miracles, qui sont connus de tout le monde. Car Jésus-Christ ayant ressuscité les morts, guéri les lépreux, illuminé les aveugles, et chassé les Démons ; lorsque l'on compare les Saints àlui à cause qu'ils ont fait les mêmes choses, tant s'en faut que ce soit lui faire injure qu'au contraire c'est glorifier son nom, d'autant que c'est une preuve qu'il n'est pas seulement admirable en lui-même;mais qu'il l'est aussi dans un grand nombre de ses Saints. Et afin qu'il ne semble pas que Saint Martin ait été le seuljuste en qui le miracle dont j'ai parlé soit arrivé, je puis aussi alléguer l'exemple du pécheur Théophile, qui selon ce qui est rapporté dans un écrit qui est entre les mains de tant de personnes, ayant ensuite d'une pénitence de quarante jours reçu le corps de Jésus-Christ, eut le visage aussi resplendissant que le soleil. Qui s'étonnera donc qu'après une pénitence de plusieurs années et une vie admirable, le visage d'une sainte femme ait éclaté d'une splendeur extraordinaire, puisqu' ensuite d'une contrition de peu de jours un visage souillé de crimes a été plus lumineux que le soleil ? Jésus-Christ n'a-t-il pu faire en nos jours le même miracle qu'il voulut faire alors en un homme pécheur tel que Théophile, et en un homme juste tel que Saint Martin ? Que s'il y a tant de rapport entre les choses, pourquoi appréhenderais-je d'user de paroles qui aient du rapport à ces mêmes choses ? Je puis bien dire de la même sorte ce que l'on sait s'être passé de la même sorte ; et on ne doit pas croire pour cela que j'égale les personnes, puisque comme je l'ai dit, c'est l'égalité des mérites, et non pas la ressemblance des miracles qui forme cette égalité. Ainsi le visage mort de cette bienheureuse femme resplendissait d'une clarté visible que l'esprit de Dieu y répandait, et sa chair rendue lumineuse faisait connaître qu'une fille de la lumière était passée dans la région de la lumière. CHAPITRE XIV. Remerciement et exhortation de Saint Pierre Maurice aux Religieuses de Marsigny. Conclusion de tout ce discours. Qui pourrait exprimer les devoirs que cette sainte communauté rendit aux funérailles de cette bienheureuse femme ? On voyait paraître en elles comme une image de l'amour éternel ; et on pouvait considérer par avance dans les actions de ces servantes de Dieu l'état de la céleste Jérusalem : Le zèle que le Saint Esprit leur avait inspiré les embrasait par son ardeur ; et un ruisseau de cette charité dont la source est dans le Ciel, découlant en elles, semblait se répandre de tous côtés. Elles ne se pouvaient lasser de chanter des psaumes, de pleurer, et de prier ; et bien que selon le corps elles demeurassent sur la terre, elles l'accompagnaient de tout leur cœur dans ce bienheureux voyage. Elles suppliaient notre Seigneur de ne pas rendre vaines ses espérances ; et par des oraisons continuelles lui demandaient de la consoler. Ayant passé dans ces saints exercices toute la nuit qui suivit le jour de sa mort, elles continuèrent encore le lendemain, et après que le saint Sacrifice eut été offert pour son éternel repos, ces saintes femmes pouvant à peine se soutenir, tant elles étaient abattues de faiblesse par tant de veilles, de chants, d'oraisons, et de pleurs, on la porta dans le tombeau où agréable à Dieu, chérie des hommes, vivante à Jésus-Christ, et morte au monde, elle fut enterrée avec les cérémonies ordinaires de l'Eglise. Ces saintes Soeurs se retirèrent les larmes aux yeux après l'avoir comme retirée du sépulcre pour l'emporter dans leurs cœurs, protestant que tandis qu'elles demeureront en vie elle y vivra toujours, bien qu'elles aient été contraintes de laisser son corps mort dans le cercueil. Que pourrai-je donc faire maintenant, mes très saintes Soeurs, pour répondre aux grâces que j'ai reçues de vous ? Quels services vous pourrai-je rendre pour récompense d'une si grande faveur ? Et comment pourrai-je dignement reconnaître tant d'obligations dont je vous suis redevable ? Car vous avez conservé mon âme. Vous l'avez arrachée d'entre les bras de la mort : « Vous avez séché les larmes de mes yeux. (Ps. 114). Vous avez affermi mes pieds. (Ps. 9). Vous m'avez empêché de tomber dans les filets des veneurs, et garanti de toute injure (Ps. 90). Vous avez été ma retraite lorsque j'étais comme un petit oiseau qui ne sait que devenir, et cette pierre qui sert de refuge aux hérissons. (Ps. 103). » Vous m'avez sans doute tenu lieu de toutes ces choses quand vous avez reçu cette lumière de mes yeux lorsqu'elle fuyait les ténèbres du siècle;quand de crainte qu'elle ne s'éteignît vous l'avez si longtemps conservée au milieu des flammes de vos cœurs ; et quand l'augmentant toujours de plus en plus par les ardeurs de l'amour céleste, vous l'avez enfin unie à l'éternelle lumière pour ne s'en séparer jamais. Mais entre les récompenses de vos bonnes œuvres qui vous attendent dans le Ciel, celle-ci sera du nombre, et notre Sauveur n'a garde d'oublier vos soins si avantageux pour le Salut d'une pécheresse, puisqu' ayant déclaré qu'il ne laissera pas même sans reconnaissance un verre d'eau froide donné pour le soulagement du corps (Matth. 10), il n'a garde de souffrir que tant de peines que vous avez prises pour sauver une âme vous soient inutiles. Les Anges se réjouissent d'un pécheur qui fait pénitence ; bien que n'étant pas délivré de ce corps de mort il combatte encore contre la chair souillée de péché, contre la malice du monde, et contre les anges apostats, sans savoir quel sera l'événement de cette guerre : Réjouissez-vous donc aussi,mes très chères Soeurs, de ce que la pénitence de votre pécheresse vous donne des sujets si assurés, puisqu' étant prévenue de la grâce vous avez conduit cette pénitente jusques à un tel point qu'il n'y a plus de sujet de rien appréhender pour elle ; mais au contraire de la féliciter de son bonheur, sans craindre qu'aucun accident puisse troubler votre joie, laquelle doit être d'autant plus grande que vous devez espérer pour vous les mêmes avantages dont vous êtes assurées pour elle ; puisqu'il est sans doute que de semblables combats et de semblables travaux produiront de semblables récompenses. Cette humble servante de Dieu et la vôtre étant enterrée au milieu de vous, bien que muette et sans vie, vous exhorte si vous y prenez garde par des cris continuels et vivants. Elle s'offre tous les jours à vous ; Elle présente ses cendres à vos yeux ; et comme une sœur à ses sœurs, une personne morte à des personnes mortelles, elle vous dit à haute voix de vous souvenir d'elle, et de ne vous pas oublier vous-mêmes. Elle vous représente ce qu'elles est à cette heure, et ce que vous serez dans peu de temps. Elle vous avertit du lieu où vos corps seront enterrés, et de celui où vos âmes passeront. Vous ne sauriez ouvrir les yeux sans apercevoir continuellement vos tombeaux ; et vous voyez sans cesse devant vous la dernière demeure de la nature mortelle, où vous espérez d'être en repos tandis que la mort dominera encore, et d'où vous espérez de ressusciter lorsque sa puissance sera étouffée. Que cette vue vous serve d'une continuelle exhortation ; et que cette défaillance des choses temporelles vous incite et vous enflamme à souhaiter avec ardeur les éternelles. Comme on sème des plantes dans un jardin, vos corps sont ainsi semés dans les sacrés cimetières, et ne peuvent selon l'Apôtre revivre qu'après être morts, ni se relever qu'après être tombés, ni reverdir qu'après avoir souffert la pourriture ; car il faut qu'ils pourrissent pour pouvoir reverdir, qu'ils sèchent pour pouvoir refleurir, qu'ils tombent pour pouvoir se relever,et qu'ils meurent pour pouvoir revivre. Il faut souffrir avec courage la rigueur des neiges, des pluies, et des autres incommodités de l'hiver de la vie présente ; de ce temps auquel la fertilité si agréable des plantes est comme ensevelie ; de ce temps auquel votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ, puisqu'il arrivera un autre temps auquel l'air devenant calme et serein un printemps éternel succédera à cette rude saison ; et auquel un soleil qui se lèvera pour ne se coucher jamais dissipera les ténèbres par sa clarté, et le froid par sa chaleur ; et en répandant sur la terre, avec l'étonnement de la nature, une lumière inconnue au monde chassera l'ancienne nuit et amènera un nouveau jour dont la durée sera éternelle. Alors la terre devenue féconde par une température admirable, fera que vos corps ainsi semés dans son sein germeront pour pousser de nouvelles fleurs et de nouveaux fruits, quand ce qu'il y a de corruptible en nous sera devenu incorruptible, et ce qu'il y a de mortel sera revêtu d'immortalité. Alors vous chanterez de tout votre cœur et avec vérité ce que vous chantez maintenant de parole et avec foi : « Les fleurs ont paru sur notre terre. » (Cant.2). Alors vous irez au-devant de l'Epoux avec des lampes allumées pour entrer avec lui à des noces qui n'auront point de fin ; et alors pleines de joie vous direz avec le Prophète : « Je vois refleurir ma chair, et je confesserai votre nom de toute l'étendue de mon âme. » Car cette confession sera volontaire et non pas contrainte, puisque selon un autre psaume (Ps.53), « vous sacrifierez volontairement au Seigneur, et confesserez son nom parce qu'il est bon (Matth. 24). Car en quelque lieu que soit le corps les aigles s'assembleront à l'entour de lui ; et lorsque Jésus-Christ qui est votre vie viendra à paraître, vous paraîtrez aussi avec lui toutes revêtues de gloire. (Coloss.3). Quant à vous, mes chers Frères, à qui j'écris cette lettre, n'ayez pas sujet de rougir de honte en vous témoignant indignes d'une si excellente mère ; mais ayant tiré d'elle cette vie terrestre et passagère, rendez-vous aussi participants de son amour pour cette vie céleste et éternelle à laquelle elle vous a consacrés dès votre enfance. Comme elle a été mère de vos corps, qu'elle le soit aussi de vos âmes, afin que lui étant semblables de visage, vous ne soyez pas si malheureux que de lui être dissemblables par vos actions. Qu'elle vous enfante par son exemple et par ses prières jusques à ce que Jésus-Christ soit formé en vous ; et méritez par elle de l'avoir pour père, ainsi que vous avez mérité par lui de l'avoir pour mère. SECONDE PARTIE DES VIES DES SAINTS PERES DES DESERTS ET DE QUELQUES SAINTES Ecrites par des Pères de l'Eglise, et autres Anciens Auteurs Ecclésiastiques Grecs et Latins. AVANT-PROPOS. Où il est parlé des anciens Auteurs Ecclésiastiques et des Pères de l'Eglise, dont on a tiré et recueilli en ce second Tome les vies et les paroles les plus remarquables des Saints Pères des Déserts et de quelques Saintes. Après avoir montré dans la Préface du premier volume des vies de ces anciens et bienheureux Solitaires, combien elles ont été glorieuses à Dieu et honorables à l'Eglise, et qu'elles sont utiles non seulement aux personnes religieuses, mais aussi aux séculières, il ne me reste qu'à expliquer ici en peu de paroles quels sont les Ouvrages et les Auteurs dont j'ai tiré tout ce qui est contenu dans ce second Tome, où j'espère que le lecteur qui aura quelque sentiment de piété trouvera des exemples non moins illustres que salutaires de toutes les vertus Chrétiennes et Religieuses. De la lettre de Saint Jérôme à Héliodore. J'ai cru devoir mettre à la tête de ce second volume la Lettre si célèbre de Saint Jérôme à Héliodore, où il lui dépeint avec toutes les fleurs de sa Rhétorique Chrétienne les délices spirituelles et les avantages solides de la vie solitaire et retirée, pour l'exhorter à l'embrasser. Héliodore était de ce Clergé si fameux en sainteté de Saint Valérien Evêque d'Aquilée, où Saint Jérôme vint demeurer après avoir été baptisé à Rome. Et ce Saint ayant contracté une étroite amitié avec lui, il l'engagea par la force de son exemple à entreprendre le voyage de Thrace, du Pont, de Bithynie, de Galatie, de Cappadoce ; et enfin de se retirer dans le désert de Syrie, où néanmoins Héliodore qui n'y était venu que pour l'y accompagner ne demeura guère. Et le Saint voyant qu'il avait quitté le désert, il s'efforça de l'y rappeler par cette Lettre toute ardente du feu de sa charité, et toute brillante des lumières de son éloquence. Mais Dieu ne destinant pas Héliodore à la solitude et le voulant pour l'Episcopat, il se retira dans le Clergé où il était auparavant, et parut depuis entre les plus illustres Prélats d'Italie au Concile d'Aquilée tenu en 381. Des vies des Pères écrites par Rufin Prêtre d'Aquilée, et de la lettre 41 de Saint Jérôme au même Rufin, qui a été traduite en ce volume. Rufin a été le premier Auteur Ecclésiastique qui a écrit une Histoire abrégée des vies et des paroles les plus excellentes des Saints Pères des déserts. Il était si célèbre par ses vertus religieuses en Aquilée, que Saint Jérôme dans sa Chronique qu'il a ajoutée à celle d'Eusèbe, marque formellement qu'entre tous les religieux de cette ville d'Italie, qui alors était fleurissante en piété, Florent, Bonose et Rufin étaient illustres et célèbres par-dessus les autres. Ce fut là qu'il contracta une étroite amitié avec ces trois serviteurs de Jésus-Christ ; et s'étant depuis retiré dans le désert de Syrie, et ayant appris par Héliodore que Rufin était parti de Rome avec la fameuse Mélanie petite-fille du consul Marcellin, pour aller visiter les Solitaires d'Egypte, il lui écrivit la Lettre 41 que j'ai traduite, oùil lui témoigne envier ce rare bonheur qu'il avait reçu de Dieu, et lui donne de grandes louanges ; et ayant encore su depuis que Rufin après avoir visité ces saints déserts était arrivé à Jérusalem avec la même Mélanie, il lui écrivit une autre Lettre, laquelle s'est perdue, et l'envoya à Florent le premier de ces trois fameux Religieux d'Aquilée, qui s'était retiré à Jérusalem pour y exercer ses extrêmes charités ( car il était fort riche) et le supplia de la lui faire tenir. Mais dans celle qu'il lui adressait il lui parle de Rufin en ces termes d'estime et d'affection (Hier. Ep. ad Flor.) : « Parce que le frère Rufin, que l'on dit être venu d'Egypte à Jérusalem avec Sainte Mélanie, est lié avec moi par une parfaite et fraternelle amitié, je vous prie de vouloir prendre la peine de lui faire rendre la Lettre que je lui écris, et que j'ai jointe avec celle-ci. Au reste ne jugez pas de moi par l'éminence de ses vertus. Vous verrez en lui des marques vives de sainteté ; et moi je ne suis que cendre, et que la plus vile partie de la boue. De quelque côté qu'on me tourne je me vois réduire en poussière ; et ce m'est assez si la faiblesse de mes yeux peut soutenir l'éclat de sa piété. Il est lavé et il est net et blanc comme de la neige, au lieu que je suis souillé des taches de mes péchés, et que j'attends jour et nuit avec tremblement cette heure effroyable où il faudra que je paie jusqu'au dernier denier.Néanmoins parce que le Seigneur délie ceux qui sont liés de chaînes, comme dit David, et qu'il repose sur l'humble et sur celui qui écoute ses paroles avec une frayeur respectueuse, peut-être que me voyant étendu dans le tombeau de mes offenses, il me dira comme autrefois à Lazare : « Jérôme, sortez dehors. » Ce fut dès 372 que Rufin visita tous ces Déserts avec Mélanie. Il demeura depuis avec elle à Jérusalem durant vingt-cinq ans, comme dit Saint Paulin ( Paulin, Ep. 9), savoir jusqu'en 397, étant estimés et loués l'un et l'autre par plusieurs saints personnages. C'a été durant son séjour à Jérusalem, selon le sentiment du Cardinal Baronius, que Saint Paulin lui écrivit, et le pria d'écrire l'Histoire Ecclésiastique, laquelle Saint Sulpice Sévère le priait d'écrire lui-même. « J'ai écrit », dit Saint Paulin, « à Rufin Prêtre compagnon de Sainte Mélanie en la vie spirituelle, vraiment Saint, non moins pieux que savant, et qui pour ce sujet est uni avec moi par une affection très intime. » Rufin satisfit en quelque sorte à la prière de Saint Paulin, ayant ajouté deux Livres à l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe. Ce ne fut que depuis, comme il le marque lui-même, qu'il écrivit les Vies des Pères, « à la prière de quelques Saints Ermites du Mont des Oliviers proche de Jérusalem. » Il composa cet Ouvrage sans y mettre son nom, Gennade même ne le lui ayant pas attribué dans son Livre des Ecrivains Ecclésiastiques ; et on ignorerait qu'il en fût l'Auteur si Saint Jérôme ne l'avait marqué, quoiqu' Erasme Lipoman Evêque de Vérone, le Cardinal Baronius et les autres aient attribué à Evagre du Pont, dont Saint Jérôme parle au même endroit . IES DES SAINTES. LA VIE DE SAINTE FABIOLE VEUVE Ecrite par SAINT JEROME AVANT-PROPOS où il est parlé de la haute naissance de Sainte Fabiole. Il y a plusieurs années que j’écrivis à Paule, cette femme illustre par sa vertu entre toutes celles de son sexe, pour la consoler de l’extrême déplaisir qu’elle venait de recevoir de la perte de Blésille. Il y a quatre ans que j’employai tous les efforts de mon esprit pour faire l’épitaphe de Népotien que j’envoyai à l’Evêque Héliodore ; et il y a environ deux ans que j’écrivis une petite lettre à mon cher ami Pammache sur la mort si soudaine de Pauline, ayant honte de faire un plus long discours à un homme très éloquent, et de lui représenter des choses qu’il pouvait trouver en lui-même ; ce qui n’aurait pas tant été consoler mon ami, que par une sotte vanité vouloir instruire un homme accompli en toutes sortes de perfections. Maintenant, mon fils Océan, vous m’engagez dans un ouvrage à quoi mon devoir m’engageait déjà, et auquel je suis assez porté de moi-même, qui est de donner un jour tout nouveau à une matière qui n’est plus nouvelle, en représentant dans leur éclat et dans leur lustre tant de vertus qui peuvent passer pour nouvelles en ce qu’elles sont extraordinaires : Car dans ces autres consolations, je n’avais qu’à soulager l’affliction d’une mère, la tristesse d’un oncle, et la douleur d’un mari ; et selon la diversité des personnes chercher divers remèdes dans l’Ecriture Sainte ; mais aujourd’hui, vous me donnez pour sujet Fabiole, la gloire des Chrétiens, l’étonnement des idolâtres, le regret des pauvres, et la consolation des Solitaires. Quoique je veuille louer le premier, il semblera peu de chose en comparaison de ce que je dirai ensuite ; puisque si je parle de ses jeûnes, ses aumônes sont plus considérables ; si j’exalte son humilité, l’ardeur de sa foi la surpasse ; et si je dis qu’elle a aimé la bassesse et que, pour condamner la vanité des robes de soie, elle a voulu être vêtue comme les moindres d’entre le peuple et comme les esclaves, c’est beaucoup davantage d’avoir renoncé à l’affection des ornements qu’aux ornements mêmes : parce qu’il est plus difficile de nous dépouiller de notre orgueil que de nous passer d’or et de pierreries, lesquelles ayant quittées nous sommes quelquefois enflammés de présomption portant des habits sales et déchirés qui nous font fort honorables, et que nous faisons montre d’une pauvreté que nous vendons pour le prix des applaudissements populaires ; au lieu qu’une vertu cachée, et qui n’a pour consolation que le secret de notre propre conscience, ne regarde que Dieu seul comme son juge. Il faut donc que j’élève la vertu de Fabiole par des louanges toutes extraordinaires, et que laissant l’ordre dont les orateurs se servent, je prenne le sujet de mon discours des commencements de sa concession et de sa pénitence. Quelque autre se souvenant de ce qu’il a vu dans le Poète, représenterait ici ce Fabius Maximus (Virgile. 6.Enéide) « Qui par les grands succès d’une valeur prudente Soutint seul des Romains la gloire chancelante. » Et toute cette illustre race des Fabiens. Il dirait quels ont été leurs combats ; il raconterait leurs batailles, et vanterait la grandeur de Fabiole en montrant qu’elle a tiré sa naissance d’une si longue suite d’aïeuls, et d’une tige si noble et si éclatante, afin de faire voir dans le tronc des preuves de la grandeur qu’il ne pourrait trouver dans les branches. Mais quant à moi qui ai tant d’amour pour l’étable de Béthléem et pour la crèche de notre Sauveur, où la Vierge Mère donna aux hommes un Dieu enfant, je chercherai toute la gloire d’une servante de Jésus-Christ, non dans les ornements et les avantages que les histoires anciennes lui peuvent donner, mais dans l’humilité qu’elle a apprise et pratiquée dans l’Eglise. CHAPITRE I. De la faute que Sainte Fabiole avait faite de se remarier du vivant de son premier mari, bien qu’elle l’eût répudié pour des causes très légitimes. Or parce que dès l’entrée de mon discours il se rencontre comme un écueil et une tempête formée par la médisance de ses ennemis, qui lui reprochent d’avoir quitté son premier mari pour en épouser un autre, je commencerai par faire voir de quelle sorte elle a obtenu le pardon de cette faute, auparavant que de la louer depuis la pénitence qu’elle a faite. On dit que son premier mari était sujet à de si grands vices que la plus perdue femme du monde et la plus vile de toutes les esclaves n’aurait pu même les souffrir ; mais je n’ose les rapporter de crainte de diminuer le mérite de la vertu de Fabiole, qui aima mieux être accusée d’avoir été la cause de leur divorce, que de perdre de réputation une partie d’elle-même en découvrant les défauts de son mari. Je dirai simplement ce qui suffit pour une Dame pleine de pudeur et pour une Chrétienne. Notre Seigneur défend au mari de quitter sa femme si ce n’est pour adultère ; et en cas qu’il la quitte pour ce sujet, il ne veut pas qu’elle puisse se remarier (Matth.5) & (I.Cor.7). Or tout ce qui est commandé aux hommes ayant nécessairement lieu pour les femmes, il n’est pas moins permis à une femme de quitter son mari s’il est adultère, qu’à un mari de répudier sa femme pour le même crime. Et si celui qui commet un péché avec une courtisane n’est qu’un même corps avec elle, selon le langage de l’Apôtre, la femme quia pour mari un homme impudique et vicieux ne fait qu’un même corps avec lui. Les lois des Empereurs et celles de Jésus-Christ ne sont pas semblables ; et Papinien et Saint Paul ne nous enseignent pas les mêmes choses. Ceux-là lâchent la bride à l’impudicité des hommes, et ne condamnant que l’adultère leur permettent de s’abandonner en toutes sortes de débordements dans les lieux infâmes, et avec des créatures de vile condition, comme si c’était la dignité des personnes et non pas la corruption de la volonté qui fût la cause du crime. Mais parmi nous, ce qui n’est pas permis aux femmes n’est pas non plus permis aux hommes ; et dans des conditions égales, l’obligation est égale. Fabiole, à ce que l’on dit, quitta donc son mari à cause qu’il était vicieux ; elle le quitta parce qu’il était coupable de divers crimes ; elle le quitta, je l’ai quasi dit, pour des causes dont tout son voisinage témoignant d’être scandalisé, elle seule ne voulut pas les publier. Que si on la blâme de ce que s’étant séparée d’avec lui elle ne demeura pas sans se marier, j’avouerai volontiers sa faute pourvu que je dise aussi quelle fut la nécessité qui l’obligea de la commettre. Saint Paul nous apprend qu’ « il vaut mieux se marier que brûler. » Elle était fort jeune, et ne pouvait demeurer dans le veuvage. « Elle éprouvait un combat dans elle-même entre ses sens et sa volonté, entre la loi du corps et celle de l’esprit » (Rom.7), et se sentant traîner comme captive et malgré qu’elle en eût au mariage : Ainsi elle crut qu’il valait mieux confesser publiquement sa faiblesse, et se couvrir en quelque façon de l’ombre d’un misérable mariage, que pour conserver la gloire d’avoir été femme d’un seul mari, tomber dans les péchés des courtisanes. Le même Apôtre veut que les jeunes veuves se remarient pour avoir des enfants, et afin de ne donner aucun sujet de médisance à leurs ennemis, dont il rend aussitôt la raison en ajoutant (I.Tim.5) : « Car il y en a déjà quelques-unes qui ont lâché le pied et tourné la tête en arrière pour suivre le Démon. » Ainsi Fabiole étant persuadée qu’elle avait eu raison de quitter son mari, et ne connaissant pas dans toute son étendue la pureté de l’Evangile qui retranche aux femmes durant la vie de leurs maris la liberté de se remarier sous quelque prétexte que ce soit, elle reçut sans y penser une blessure, en commettant une action par laquelle elle croyait pouvoir éviter que le Démon ne lui en fît plusieurs autres. CHAPITRE II. Merveilleuse pénitence que Sainte Fabiole fit de cette faute. Mais pourquoi est-ce que je m’arrête à des choses passées et abolies il y a si longtemps, en cherchant d’excuser une faute dont elle a témoigné tant de regret ? Et qui pourrait croire qu’étant rentrée en elle-même après la mort de son second mari, en ce temps où les veuves qui n’ont pas le soin qu’elles devraient avoir de leur conduite, ont accoutumé, après avoir secoué le joug de la servitude, de vivre avec plus de liberté, d’aller aux bains, de se promener dans les places publiques, et de paraître comme des courtisanes, elle ait voulu pour confesser publiquement sa faute se couvrir d’un sac, et à la vue de toute la ville de Rome avant le jour de Pâques, se mettre au rang des pénitents devant la basilique de Latran à qui un Empereur fit autrefois trancher la tête ; qu’elle ait voulu ayant les cheveux épars, le visage plombé, et les mains sales baisser humblement sa tête couverte de poudre et de cendre sous la discipline de l’Eglise ; le pape, les prêtres, et tout le peuple fondant en larmes avec elle ? Quel péché ne serait point remis par une telle douleur, et quelle tâche ne serait point effacée par tant de pleurs ? Saint Pierre par une triple confession obtint le pardon d’avoir renoncé trois fois son maître (Jean.21). Les prières de Moïse firent remettre à Aaron le sacrilège qu’il avait commis en souffrant qu’on fît le veau d’or (Exod.32). Dieu ensuite d’un jeûne de sept jours oublia le double crime où David qui était si juste et l’un des plus doux hommes du monde, était tombé en joignant l’homicide à l’adultère (2.Reg.11.12), et voyant qu’il était couché par terre, qu’il était couvert de cendre, et qu’oubliant sa dignité royale il fuyait la lumière pour demeurer dans les ténèbres, et tournait seulement les yeux vers celui qu’il avait offensé, et lui disait d’une voix lamentable et tout trempé de ses larmes (Ps.50) : «  C’est contre vous seul que j’ai péché. C’est en votre présence que j’ai commis tous ces crimes. Mais, mon Dieu, redonnez-moi la joie d’être dans les voies de Salut, et fortifiez-moi par votre Esprit souverain » ; il est arrivé que ce Saint Roi qui nous apprend par ses vertus comment lorsque nous sommes debout, nous devons nous empêcher de tomber, nous a montré par sa pénitence de quelle sorte quand nous sommes tombés nous devons nous relever. Vit-on jamais un roi plus impie qu’Achab, dont l’Ecriture dit (3.Reg.21) : « Il n’y en a point eu d’égal en méchanceté à Achab, qui semble s’être rendu esclave du péché pour le commettre en la présence du Seigneur avec des excès incroyables. » Ce prince ayant répandu le sang de Nabot, et le Prophète lui faisant connaître quelle était la colère de Dieu contre lui par ces paroles qu’il lui porta de sa part : « Tu as tué cet homme ; et outre cela tu possèdes encore son bien. Mais je te châtierai comme tu le mérites, je détruirai ta postérité », et ce qui suit : Il déchira ses vêtements, il se couvrit d’un cilice, il se revêtit d’un sac, il jeûna et marcha la tête baissée contre terre. Alors Dieu dit à Hélie : « Ne vois-tu pas qu’Achab s’est humilié en ma présence ? et parce qu’il est entré dans cette humiliation par le respect qu’il me doit, je suspendrai durant sa vie les effets de ma colère. » O heureuse pénitence qui fait que Dieu regarde le pécheur d’un œil favorable, et qui en confessant ses fautes oblige ce souverain juge à révoquer l’arrêt qu’il avait prononcé en sa fureur. Nous voyons dans les Paralipomènes (2 Paral.33) que la même chose arrive au roi Manassé ; dans le Prophète Jonas (Jonas.3.4), au roi de Ninive ; et dans l’Evangile (Luc.18), au Publicain ; dont le premier se rendit digne non seulement de pardon, mais aussi de recouvrer son royaume ; le second arrêta la colère de Dieu prête à lui tomber sur la tête ; et le troisième en meurtrissant de coups son estomac, et n’osant lever les yeux vers le Ciel, s’en retourna beaucoup plus justifié par l’humble confession de ses péchés, que le Pharisien par la vaine ostentation de ses vertus. Mais ce n’est pas ici le lieu de louer la pénitence, et de dire comme si j’écrivais contre Montan ou contre Novat (Ps.50) : « Que c’est une hostie qui apaise Dieu ; que nul sacrifice ne lui est plus agréable qu’un esprit touché du regret de ses offenses (Ezech.18) ; qu’il aime mieux la pénitence du pécheur que non pas sa mort ; lève-toi, lève-toi Jérusalem »(Isa.6), et plusieurs autres paroles semblables qu’il nous fait entendre par la bouche de ses Prophètes. Je dirai seulement pour l’utilité de ceux qui liront ceci et à cause qu’il convient particulièrement à mon discours. Fabiole n’eut point de honte de se confesser pécheresse en la présence de Dieu sur la terre ; et il ne la rendra point confuse dans le Ciel en la présence de tous les hommes et de tous les Anges : Elle découvrit sa blessure à tout le monde, et Rome ne put voir sans répandre des larmes les marques de sa douleur imprimées sur son corps si pâle et si exténué de jeûnes. Elle parut avec des habits déchirés, la tête nue, et la bouche fermée. Elle n’entra point dans l’église du Seigneur, mais demeura hors du camp séparée des autres comme Marie sœur de Moïse, en attendant que le Prêtre qui l’avait mise dehors la fît revenir. Elle descendit du trône de ses délices. Elle tourna la meule pour moudre le blé selon le langage figuré de l’Ecriture. Elle passa courageusement et les pieds nus sur le torrent des larmes. Elle s’assit sur les charbons de feu dont le Prophète parle, et ils lui servirent à consumer son péché. Elle se meurtrissait le visage à cause qu’il avait plu à son second mari. Elle haïssait ses diamants et ses perles. Elle ne pouvait voir ce beau linge dont elle avait été si curieuse. Elle avait du dégoût pour toutes sortes d’ornements. Elle n’était pas moins affligée que si elle eût commis un adultère. Et elle se servait de plusieurs remèdes pour guérir une seule plaie. CHAPITRE III. Sainte Fabiole vend tout son bien pour l’employer à assister les pauvres. Ses incroyables charités. Je me suis longtemps arrêté à sa pénitence, comme en un lieu fâcheux et difficile, afin de ne rencontrer plus rien qui m’arrête lorsque j’entrerai dans un champ aussi grand qu’est celui des louanges qu’elle mérite. Etant reçue dans la communion des fidèles à la vue de toute l’Eglise, son bonheur présent ne lui fit point oublier ses affections passées, et après avoir fait une fois naufrage, elle ne voulut plus se mettre au hasard de tomber dans les périls d’une nouvelle navigation ; mais elle vendit tout son patrimoine qui était très grand et proportionné à sa naissance, et en destina tout l’argent à assister les pauvres dans leurs besoins, ayant été la première qui établit un hôpital pour y rassembler les malades abandonnés, et soulager tant de misérables consumés de langueur, et accablés de nécessité. Représenterai-je ici sur ce sujet les divers maux qu’on voit arriver aux hommes ? Des nez coupés, des yeux crevés, des pieds à demi-brûlés, des mains livides, des ventres enflés, des cuisses desséchées, des jambes bouffies, et des fourmilières de vers sortir d’une chair à demi mangée et toute pourrie. Combien a-t-elle elle-même porté sur ses épaules de personnes toutes couvertes de crasse, et languissantes de jaunisse ? Combien de fois a-t-elle lavé des plaies qui jetaient une boue si puante que nul autre n’eût pu seulement les regarder ? Elle donnait de ses propres mains à manger aux pauvres, et faisait prendre de petites cuillerées de nourriture à des malades prêts à expirer. Je sais qu’il y a plusieurs personnes riches et fort dévotes, qui ne pouvant voir de tels objets sans soulèvement de cœur, se contentent d’exercer par le ministère d’autrui semblables actions de miséricorde ; et qui font ainsi des charités avec leur argent, qu’elles ne peuvent faire avec leurs mains. Certes, je ne les blâme pas, et serais bien fâché d’interpréter à infidélité cette délicatesse de leur naturel. Mais comme je pardonne à leur infirmité, je puis bien aussi par mes louanges élever jusque dans le Ciel cette ardeur et ce zèle d’une âme parfaite, puisque c’est l’effet d’une grande foi de surmonter toutes ces peines. Je sais de quelle sorte par un juste châtiment l’âme superbe de ce riche vêtu de pourpre fut condamnée pour n’avoir pas traité le Lazare comme il devait : Ce pauvre que nous méprisons, que nous ne daignons pas regarder, et la vue duquel nous fait mal au cœur, est semblable à nous, est formé du même limon, est composé des mêmes éléments, et nous pouvons souffrir tout ce qu’il souffre. Considérons donc ses maux comme si c’étaient les nôtres propres, et alors toute cette dureté que nous avons pour lui sera amollie par ces sentiments si favorables que nous avons toujours pour nous-mêmes. « Quand Dieu m’aurait donné cent bouches et cent voix, Quand je ferais mouvoir cent langues à la fois, Je ne pourrais nommer tous les maux déplorables Qui tourmentaient les corps de tant de misérables, » que Fabiole changea en de si grands soulagements, que plusieurs pauvres qui étaient sains enviaient la condition de ces malades. Mais elle n’usa pas d’une moindre charité envers les ecclésiastiques, les Solitaires, et les vierges. Quel Monastère n’a point été secouru par ses bienfaits ? Quels pauvres nus ou retenus continuellement dans le lit par leurs maladies n’ont point été revêtus et couverts par les largesses de Fabiole ? Et à quel besoin ne s’est porté avec une promptitude incroyable le plaisir qu’elle prenait à bien faire, qui était tel que Rome se trouva trop petite pour recevoir tous les effets de sa charité ? CHAPITRE IV. Sainte Fabiole va en diverses provinces pour y faire des charités, et passe jusques en Jérusalem, où elle demeura à quelque temps avec Saint Jérôme. Elle courait par toutes les îles et par toute la mer de Toscane : Elle visitait toute la province des Volsques, et faisait ressentir les effets de sa libéralité aux Monastères bâtis sur les rivages les plus reculés qu’elle visitait tous elle-même, ou y envoyait des personnes saintes et fidèles. Et elle craignait si peu le travail qu’elle passa en fort peu de temps et contre l’opinion de tout le monde jusques en Jérusalem, où plusieurs personnes ayant été au-devant d’elle, elle voulut bien demeurer un peu chez nous ; et quand je me souviens des entretiens que nous eûmes, il me semble que je l’y vois encore. Mon Dieu quelle était sa ferveur et son attention pour l’Ecriture Sainte ? Elle courait les Prophètes, les Evangiles, et les psaumes comme si elle eût voulu se rassasier dans une faim violente. Elle me proposait des difficultés, et conservait dans son cœur les réponses que j’y faisais. Elle n’était jamais lasse d’apprendre, et la douleur de ses péchés s’augmentait à proportion de ce qu’elle augmentait en connaissance ; car comme si l’on eût jeté de l’huile dans un feu, elle ressentait des mouvements d’une ferveur encore plus grande. Un jour lisant le livre des Nombres, elle me demanda avec modestie et humilité, que voulait dire cette grande multitude de noms ramassés ensemble. Pourquoi chaque tribu était jointe diversement à d’autres en divers lieux ; et comment il se pouvait faire que Balaam qui n’était qu’un devin eût prophétisé de telle sorte les mystères qui regardent Jésus-Christ, que presque nul des Prophètes n’en a parlé si clairement. Je lui répondis comme je pus ; et il me sembla qu’elle en demeura satisfaite. Reprenant le livre, et étant arrivés à l’endroit où est fait le dénombrement de tous les campements du peuple d’Israël depuis la sortie d’Egypte jusques au fleuve du Jourdain, comme elle me demandait les raisons de chaque chose, je lui répondis sur-le-champ à quelques-unes, j’hésitai en d’autres, et il y en eut où j’avouai tout simplement mon ignorance ; mais elle me pressa lors encore plus de l’éclaircir de ses doutes ; et comme s’il ne m’était pas permis d’ignorer ce que j’ignore, elle m’en priait avec instance, disant toutefois qu’elle était indigne de comprendre de si grands mystères. Enfin, elle me contraignit d’avoir honte de la refuser, et m’engagea de lui promettre un traité particulier sur cette petite dispute ; ce que je reconnais n’avoir différé jusques ici par la volonté de Dieu, que pour rendre ce devoir à sa mémoire, afin que maintenant qu’elle est revêtue de ces habits sacerdotaux dont il est parlé au Lévitique, elle ressente la joie d’être arrivée à la terre promise, après avoir traversé avec tant de peine la solitude de ce monde qui n’est rempli que de misère. CHAPITRE V. Une irruption des Huns dans les provinces de l’Orient oblige Sainte Fabiole de retourner à Rome. Mais il faut revenir à mon discours. Lorsque nous cherchions quelque demeure propre pour une personne de si éminente vertu, et qui désirait d’être dans une solitude qui ne l’empêchât pas de jouir du bonheur de voir souvent le lieu qui servait de retraite à la Sainte Vierge, divers courriers qui arrivaient de tous côtés firent trembler tout l’Orient en rapportant qu’un nombre infini de Huns qui venaient de l’extrémité des Palus Méotides ( entre les glaces du Tanaïs et cette cruelle nation des Massagètes, où ce que l’on appelle la clôture d’Alexandre arrête dans leurs limites par les rochers du mont Caucase l’irruption de ces peuples si farouches) s’étaient débordés dans les provinces de l’Empire, et que courant de toutes parts avec des chevaux très rapides, ils remplissaient de meurtres et de terreur tous les lieux par où ils passaient, l’armée romaine se trouvant lors absente à cause qu’elle était occupée aux guerres civiles d’Italie. Hérodote rapporte que sous le règne de Darius roi des Mèdes, cette nation assujettit durant vingt années tout l’Orient, et se faisait payer tribut par les Egyptiens et les Ethiopiens. Dieu veuille éloigner pour jamais de l’Empire romain ces bêtes farouches. On les voyait arriver de toutes parts à l’heure qu’on y pensait le moins, et allant plus vite que le bruit de leur venue, ils ne pardonnaient ni à la piété, ni à la qualité, ni à l’âge. Ils n’avaient pas même pitié des enfants qui ne savaient pas encore parler ; ces innocents recevaient la mort avant que d’avoir commencé de vivre, et ne connaissant pas même leur malheur riaient au milieu des épées, et entre les mains cruelles de ces meurtriers. La créance générale était qu’ils allaient droit en Jérusalem, leur passion violente de s’enrichir les faisant courir vers cette ville dont on réparait les murailles qui étaient ne mauvais état par la négligence dont on use dans la paix. Antioche était assiégée ; et Tyr pour se séparer de la terre travaillait à retourner en son ancienne île. Dans ce trouble général, nous nous trouvâmes obligés de préparer des vaisseaux, de nous tenir sur le rivage, de prendre garde à n’être pas surpris par l’arrivée des ennemis, et quoi que les vents fussent fort contraires, d’appréhender moins le naufrage que ces Barbares, non pas tant par le désir de conserver notre vie que par celui de sauver l’honneur des vierges. Il y avait alors quelque contestation entre ce que nous étions de Chrétiens, et cette guerre domestique surpassait encore la guerre étrangère. Ce que j’avais établi ma demeure dans l’Orient, et l’amour que j’avais eu de tout temps pour les lieux saints m’y arrêtèrent. Mais Fabiole qui n’avait pour tout équipage que quelques méchantes hardes et qui était étrangère partout, retourna en son pays pour vivre dans la pauvreté au même lieu où elle avait vécu dans les richesses, pour demeurer chez autrui après avoir logé tant de gens chez elle ; et afin de n’en dire pas davantage, pour donner aux pauvres à la vue de toute la ville de Rome ce que toute la ville de Rome lui avait vu vendre. En quoi mon affliction fut que nous perdîmes dans les lieux saints le plus grand trésor que nous eussions. Rome au contraire recouvra sa perte, et l’insolence et l’effronterie de tant de langues médisantes de ses concitoyens qui avaient déclamé contre Fabiole, fut confondue par les yeux d’un si grand nombre de témoins. CHAPITRE VI. Des admirables vertus de Sainte Fabiole, qui avec Pammache bâtit un grand hôpital à Ostie, et meurt aussitôt après. Que d’autres admirent sa compassion pour les pauvres, son humilité et sa foi ; mais quant à moi j’admire encore davantage la ferveur de son esprit. Elle savait par cœur le discours qu’étant encore jeune j’avais écrit à Héliodote pour l’exhorter à la solitude. En regardant les murailles de Rome, elle se plaignait d’y être retenue captive. Oubliant son sexe, ne considérant point sa faiblesse, et n’ayant de passion que pour la solitude, il se pouvait dire qu’elle y était, puisqu’elle y était en esprit. Les conseils de ses amis n’étaient pas capables de la retenir dans Rome, d’où elle ne désirait pas avec moins d’ardeur de sortir que d’une prison. Elle disait que c’était une espèce d’infidélité que de distribuer son argent avec trop de précaution. Et elle souhaitait non pas de mettre une partie de son bien entre les mains des autres pour l’employer en des charités, mais après l’avoir tout donné et n’ayant plus rien à soi, de recevoir elle-même l’aumône en l’honneur de Jésus-Christ. Elle avait donc tant de hâte de partir, et tant de peine à souffrir ce qui retardait l’exécution de son dessein, qu’il y avait sujet de croire qu’elle l’exécuterait bientôt. Ainsi la mort ne la put surprendre, puisqu’elle s’y préparait. Mais je ne saurais louer une femme si illustre sans que mon intime ami Pammache me vienne aussitôt en l’esprit. Sa chère Pauline dort dans le tombeau, afin qu’il veille. Elle a prévenu par sa mort celle de son mari, afin de laisser un fidèle serviteur à Jésus-Christ. Et lui, ayant hérité de tout le bien de sa femme en mit les pauvres en possession. Ils contestaient saintement Fabiole et lui, à qui planterait le plus tôt son tabernacle sur le port de Rome pour y recevoir les étrangers à l’imitation d’Abraham, et disputaient à qui dépasserait l’autre en charité (Gen.8) : Chacun fut victorieux et vaincu dans ce combat, et l’un et l’autre l’avouèrent, parce que tous deux accomplirent ce que chacun avait désiré. Ils mirent leurs biens ensemble et s’unirent de volonté, afin d’augmenter par cette bonne intelligence ce que la division avait dissipé. A peine leur résolution fut-elle prise qu’elle fut exécutée. Ils achetèrent un lieu pour recevoir les étrangers, et soudain l’on y vint en foule. (Num.23) « Car la charité doit veiller à ce qu’il n’y ait point d’affliction en Jacob ni de douleur en Israël », comme dit l’Ecriture. La mer amenait là à la terre des personnes qu’elle recevait en son sein, et Rome y en envoyait pour se fortifier sur le rivage contre les incommodités de la navigation. La charité dont Publius usa une fois en l’île de Malte et envers un seul Apôtre (Act.28), ou (pour ne donner point sujet de dispute) envers tous ceux qui étaient dans le même vaisseau ; ceux-ci l’exerçaient d’ordinaire, et envers plusieurs. Et ils ne soulageaient pas seulement la nécessité des pauvres ; mais par une libéralité favorable à tous, ils pourvoyaient aussi au besoin de ceux qui pouvaient avoir quelque chose. Toute la terre apprit en même temps qu’il avait été établi un hôpital dans le port de Rome ; et les Egyptiens et les Parthes l’ayant su au printemps, l’Angleterre le sut l’été. On éprouva dans la mort d’une femme si admirable la vérité de ce que dit Saint Paul. (Rom.8) : « Toutes choses coopèrent en bien à ceux qui aiment et qui craignent Dieu. » Elle avait comme par un présage de ce qui lui devait arriver écrit à plusieurs Solitaires de la venir voir pour la décharger d’un fardeau qui lui était fort pénible, et afin d’employer ce qui lui restait d’argent à s’acquérir des amis qui la reçussent dans des tabernacles éternels (Luc.16). Ils vinrent, ils furent faits ses amis, et elle après s’être mise en l’état qu’elle avait désiré s’endormit du sommeil des justes, et déchargée de ces richesses terrestres qui ne lui servaient que d’empêchement, s’envola avec plus de légèreté dans le Ciel. CHAPITRE VII. Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de Sainte Fabiole ; et conclusion de ce discours. Rome fit voir à la mort de Fabiole jusques à quel point elle l’avait admirée durant sa vie : car comme elle respirait et n’avait pas encore rendu son âme à Jésus-Christ, (Virgile, Enéide 11) : « Déjà la Renommée déployant ses ailes Avait tout mis en deuil par ces tristes nouvelles, » et rassemblé tout le peuple pour se trouver à ses funérailles. On entend partout chanter des psaumes ; le mot d’Alléluia résonne sous toutes les voûtes des temples : (Virgile. Enéide 8) : « En cent endroits divers on voit de toutes parts Par troupes s’assembler jeunes et vieillards, Qui d’une femme illustre entre les Héroïnes Chantent les actions et les vertus divines. » Les triomphes que Camille a remportés des Gaulois, Papirius des Samnites, Scipion de Numance, et Pompée du Pont, n’égalent pas ceux de cette femme héroïque, puisqu’ils n’ont vaincu que les corps, et qu’elle a dompté la malice des esprits. Il me semble que je vois le peuple qui court en foule de tous côtés pour se trouver à ses obsèques : Les places publiques, les galeries, et les toits mêmes des maisons ne pouvaient suffire pour donner place à tant de spectateurs. Ce fut alors que Rome vit tous ses citoyens amassés ensemble, et chacun croyait avoir part à la gloire de cette sainte pénitence. Mais il ne faut pas s’étonner si les hommes se réjouissaient sur la terre du Salut de celle qui avait par sa conversion réjoui les Anges dans le Ciel (Luc.15). Recevez, bienheureuse Fabiole, ce présent de mon esprit que je vous offre en ma vieillesse, et ce devoir que je rends à votre mémoire. J’ai souvent loué des vierges, des veuves, et des femmes mariées, qui ayant conservé la pureté de cette robe blanche qu’elles avaient reçue au baptême, avaient toujours suivi l’Agneau en quelque lieu qu’il allât. Et certes, c’est un grand sujet de louange que de ne s’être souillé d’une seule tache durant tout le cours de sa vie. Mais que l’envie et la médisance ne prétendent pas néanmoins d’en tirer de l’avantage. « Si le père de famille est bon, pourquoi notre œil sera-t-il mauvais ? » (Matth.2. Luc.15). Jésus-Christ a rapporté sur ses épaules la brebis qui était tombée entre les mains des voleurs : «  Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste. (Jean 14). « La Grâce surabonde où abondait le péché. Et celui-là aime davantage à qui il a été plus remis. » (Rom.5. Luc.7). LA VIE DE SAINTE MARCELLE, VEUVE, Ecrite par SAINT JEROME. AVANT-PROPOS. Où il est parlé de la grandeur de la naissance de Sainte Marcelle. Vous désirez de moi avec instance, et me demandez sans cesse, ô vierge de Jésus-Christ illustre Principia, de renouveler par mes écrits la mémoire d’une femme aussi sainte qu’était Marcelle, et de faire par ce moyen connaître aux autres, et leur donner sujet d’imiter les vertus dont nous avons joui si longtemps. Et certes je me plains de ce que vous m’incitez de la sorte à entrer dans une carrière où je cours si volontiers de moi-même, et de ce que vous croyez que j’aie besoin en cela d’être prié, moi qui ne vous cède nullement en l’affection que vous lui portiez, et qui sais que je recevrai beaucoup plus d’avantage que je n’en procurerai aux autres, en représentant par ce discours les admirables qualités de celle dont j’entreprends de parler. Or ce que je suis demeuré deux ans entiers dans le silence, ne doit pas être attribué à négligence comme vous m’en accusez injustement, mais à mon incroyable affliction qui m’abattait l’esprit de telle sorte que jusques ici j’ai jugé plus à propos de me taire que de rien dire qui ne fût digne de son mérite. Ayant donc à louer votre Marcelle, ou plutôt la mienne, et pour parler encore plus véritablement, la nôtre et celle de tous ceux qui font profession d’être à Dieu, et qui a été un si grand ornement de Rome, je n’observerai point les règles des orateurs en représentant la noblesse de sa race, la longue suite de ses aïeuls, et les statues de ses ancêtres, qui de siècle en siècle et jusques à notre temps ont été honorés des charges de gouverneurs de provinces et de grands maîtres du palais de l’empereur ; mais je louerai seulement en elle ce qui lui est propre, et d’autant plus admirable qu’ayant méprisé ses richesses et sa noblesse, elle s’est encore rendue plus illustre par sa pauvreté et par son humilité. CHAPITRE I. Sainte Marcelle étant demeurée veuve, ne veut point se remarier, et refuse le plus grand parti de Rome. Marcelle ayant perdu son père, et étant demeurée veuve sept mois après avoir été mariée, sa jeunesse, la splendeur de sa maison, la douceur de son esprit, et ce qui touche d’ordinaire davantage les hommes, son excellente beauté, portèrent Céréal, dont le nom est si célèbre entre les consuls, à désirer avec ardeur de l’épouser ; et étant déjà fort vieil, il lui promettait de la rendre héritière de ses grands biens, voulant par une telle donation la traiter comme si elle eût été sa fille, et non pas sa femme. Albine sa mère souhaitait fort un si puissant appui pour sa maison qui en était lors destituée. Mais Marcelle dit que quand elle n’aurait point résolu de faire un vœu de chasteté, si elle eût voulu se marier elle aurait cherché un mari, et non pas une succession. Sur quoi Céréal lui ayant mandé que les vieux peuvent vivre longtemps, et les jeunes mourir bientôt, elle répondit de fort bonne grâce : « Il est vrai qu’une jeune personne peut mourir bientôt ; mais un vieillard ne saurait vivre longtemps. » Ainsi ayant eu son congé, nul autre n’osa plus prétendre de l’épouser. Nous lisons dans l’Evangile de Saint Luc (Luc 2) qu’Anne fille de Phanuel de la Tribu d’Aser prophétisait, et était extrêmement âgée ; qu’elle avait vécu sept ans avec son mari ; qu’elle avait quatre-vingt-quatre ans ; qu’elle ne bougeait du temple, et passait les jours et les nuits en jeûnes et en oraisons, employant ainsi toute sa vie au service de Dieu ; ce qui fait que l’on ne doit pas trouver étrange qu’elle ait vu son Sauveur, puisqu’elle le cherchait avec tant de soins et tant de peines. Comparons sept ans avec sept mois ; espérer la venue de Jésus-Christ, et le posséder, le confesser après sa naissance, et croire en lui après sa mort ; ne le méconnaître pas étant enfant, et se réjouir de ce qu’étant homme parfait il règne à jamais dans le Ciel : Je ne vois pas que l’on doive mettre de différence entre ces saintes femmes, ainsi que quelques-uns en mettent d’ordinaire si mal à propos entre les hommes les plus Saints, et les Princes même de l’Eglise : Ce que je dis seulement pour faire connaître qu’ayant travaillé toutes deux également elle jouissent maintenant de la même récompense. CHAPITRE II. L’admirable vertu de Sainte Marcelle la met au-dessus de la médisance. Il est fort difficile dans une ville aussi médisante que Rome, dont le peuple était autrefois composé de toutes les nations du monde, et où les vices triomphent, de ne recevoir pas quelque attaque par les impostures des bruits malicieux inventés et semés par ces personnes qui prennent plaisir à blâmer les choses les plus innocentes, et à vouloir faire trouver des taches en celles qui sont les plus pures : Ce qui fait que le Prophète souhaite, plutôt qu’il n’estime, qu’on puisse trouver une chose aussi difficile et quasi aussi impossible à rencontrer qu’est celle-ci, lorsqu’il dit : (Ps.118) « Bienheureux sont ceux qui marchent dans la voie du Seigneur, et qui ne rencontrent rien en leur chemin qui leur puisse imprimer la moindre tache. » Il dit que ceux-là sont sans tache (Ps.14) dans la voie de ce siècle qui n’ont point été infectés de l’air de ces bruits malicieux, et à qui l’on n’a point fait d’injure. Notre Sauveur dit dans l’Evangile (Matth.5) : « Ayez une opinion favorable de votre adversaire lorsque vous êtes en chemin avec lui. » Or qui a jamais entendu publier quelque chose de désavantageux de la personne dont je parle, et y a ajouté créance ? ou qui est celui qui l’a cru sans se condamner soi-même de malice et de lâcheté ? Marcelle a été la première qui a confondu le paganisme en faisant voir à tout le monde quelle doit être cette vertu d’une veuve Chrétienne qu’elle portait dans le cœur, et qui paraissait en ses habits. Car les veuves païennes ont accoutumé de se peindre le visage de blanc et de rouge ; d’être très richement vêtues, d’éclater de pierreries, de tresser leurs cheveux avec de l’or, de porter à leurs oreilles des perles sans prix, d’être parfumées, et de pleurer de telle sorte la mort de leurs maris qu’elles ne peuvent ensuite cacher leur joie d’être affranchies de leur domination, ainsi qu’il paraît lorsqu’on les voit en chercher d’autres, non pas pour leur être assujetties comme Dieu l’ordonne (I. Pierre 3), mais au contraire pour leur commander ; ce qui fait qu’elles en choisissent de pauvres (Gen.4), afin que portant seulement le nom de maris, ils souffrent avec patience d’avoir des rivaux, et soient aussitôt répudiés s’ils osent seulement ouvrir la bouche pour s’en plaindre. La sainte veuve dont je parle portait des robes pour se défendre seulement du froid, et non pas pour montrer à découvert une partie de son corps. Elle ne gardât rien qui fût d’or, aimant mieux employer toutes ces superfluités à nourrir les pauvres que de les enfermer dans des coffres. Elle n’allait jamais sans sa mère. Les diverses rencontres d’une aussi grande maison qu’était la sienne y faisant quelquefois venir des Ecclésiastiques et des Solitaires, elle ne les voyait qu’en compagnie. Et elle avait toujours avec elle des vierges et des veuves de grande vertu, sachant qu’on juge souvent des maîtresses par l’humeur trop libre des filles qui sont à elles, et que chacun se plaît en la compagnie des personnes qui lui ressemblent. CHAPITRE III. Amour de Sainte Marcelle pour l’Ecriture sainte. Son excellente conduite. Elle fut la première dans Rome qui embrassa une vie retirée et solitaire. Son amour pour l’Ecriture sainte était incroyable, et elle chantait toujours. (Ps.118). « J’ai caché et conservé vos paroles dans mon cœur afin de ne vous point offenser », et cet autre verset où David parlant de l’homme parfait dit. (Ps.1) : « Il n’a point d’autre volonté que la loi de son Seigneur laquelle il médite jour et nuit », entendant par cette méditation de la loi, non pas de répéter souvent les paroles de l’Ecriture ainsi que faisaient les Pharisiens, mais de les pratiquer selon ce que l’Apôtre nous l’enseigne lorsqu’il dit : (I.Cor.10) : « Soit que vous buviez, que vous mangiez, ou que vous vous occupiez à quelque autre chose, faites toutes ces actions pour la gloire de Dieu » : A quoi se rapportent ces paroles du Prophète Royal (Ps.118) ; « L’exécution de vos commandements m’a donné l’intelligence », pour témoigner par là qu’il ne pouvait mériter d’entendre l’Ecriture sainte qu’après qu’il aurait accompli les commandements de Dieu. Nous lisons aussi la même chose dans les actes où il est porté que « Jésus commença à agir et à enseigner »(Actes I) : Car il n’y a point de doctrine, pour relevée qu’elle soit, qui nous puisse empêcher de rougir de honte lorsque notre propre conscience nous reproche que nos actions ne sont pas conformes à nos connaissances : Et en vain celui qui est enflé d’orgueil à cause qu’il est aussi riche qu’un Crésus, et qui par avarice étant couvert d’un méchant manteau ne travaille qu’à empêcher que les vers ne mangent les riches habillements dont ses coffres sont remplis, prêche aux autres la pauvreté et les exhorte à faire l’aumône. Les jeûnes de Marcelle étaient modérés. Elle ne mangeait point de viande ; et la faiblesse de son estomac et ses fréquentes infirmités l’obligeant de prendre un peu de vin, elle se contentait le plus souvent de le sentir au lieu de le goûter. Elle sortait peu en public, et évitait particulièrement d’aller chez les Dames de condition, de peur d’y voir ce qu’elle avait méprisé. Elle allait en secret faire ses prières dans les églises des Apôtres et des Martyrs, et évitait de s’y trouver aux heures qu’il y avait grande multitude de peuple. Elle était si obéissante à sa mère que cela la faisait agir quelquefois contre ce qu’elle aurait désiré ; car Albine aimant extrêmement ses proches et se voyant sans fils et sans petit-fils, voulait tout donner à ses neveux ; et Marcelle au contraire eût beaucoup mieux aimé le donner aux pauvres ; mais, ne pouvant se résoudre à la contredire, elle donna ses pierreries et tous ses meubles à ses parents, qui étant fort riches n’en avaient point besoin, ce qui était comme les dissiper et les perdre, aimant mieux faire cette perte que de déplaire à sa mère. Il n’y avait point lors à Rome de femme de condition qui sût quelle était la vie des Solitaires, ni qui en osât prendre le nom, à cause que cela était si nouveau qu’il passait pour vil et pour méprisable dans l’esprit des peuples. Marcelle apprit premièrement par des Prêtres d’Alexandrie, et puis par l’Evêque Athanase, et enfin par Pierre (qui fuyant la persécution des hérétiques Ariens était venu se réfugier à Rome comme à un port assuré de la foi Orthodoxe) la vie du bienheureux Antoine qui n’était pas encore mort, la manière de vivre des Monastères de Saint Pacome en la Thébaïde, et des vierges et des veuves : Alors elle n’eut point de honte de faire profession de ce qu’elle connut être agréable à Jésus-Christ ; et plusieurs années après, elle fut imitée par Sophronie, et par d’autres. L’admirable Paule eut le bonheur de jouir de son amitié ; et Eustochie la gloire des vierges fut nourrie en sa chambre, d’om il est aisé de juger quelle devait être la maîtresse qui eut de telles disciples. CHAPITRE IV. Des louanges des femmes. Sainte Marcelle se préparait toujours à la mort. Quelque lecteur sans pitié se rira peut-être de ce que je m’arrête si longtemps à louer des femmes. Mais s’il se souvenait de celles qui ont accompagné notre Sauveur et l’ont assisté de leur bien ; s’il se souvenait de ces trois Maries qui demeurèrent debout au pied de sa Croix et particulièrement de cette Marie Madeleine, qui à cause de sa vigilance et de l’ardeur de sa foi a été nommée une tour inébranlable – Il fait allusion au mot de Madeleine, qui en hébreu signifie Turrita, fortifiée de tours -, et s’est rendue digne de voir, avant même aucun des Apôtres, Jésus-Christ ressuscité, il se condamnerait plutôt de présomption, qu’il ne m’accuserait d’extravagance lorsque je juge des vertus, non pas par le sexe, mais par les qualités de l’âme, et que j’estime qu’il n’y en a point qui méritent tant de gloire que ceux qui pour l’amour de Dieu méprisent leur noblesse et leurs richesses. Ce qui fit que Jésus-Christ eut une si grande affection pour Saint Jean l’Evangéliste, lequel étant si connu du pontife, à cause qu’il était de bon lieu, ne put néanmoins être retenu par la crainte qu’il pouvait avoir de la malice des Juifs, de faire entrer Saint Pierre chez Caïphe, de demeurer seul de tous les Apôtres au pied de la Croix, et de prendre pour mère celle de notre Sauveur, afin qu’un fils vierge reçut une mère vierge, comme la succession de son maître vierge. Marcelle passa donc plusieurs années, qu’elle connut plutôt qu’elle vieillissait qu’elle ne se souvint d’avoir été jeune, et elle estimait fort cette belle pensée de Platon, que la philosophie n’est autre choses qu’une méditation de la mort. Ce qui fait aussi dire à l’Apôtre (2.Cor.15) : « Je meurs tous les jours pour votre Salut » ; et à notre Seigneur, selon les anciens exemplaires (Luc 9) : « Nul ne peut être mon disciple s’il ne porte tous les jours sa croix et ne me suit », et longtemps auparavant à David inspiré du Saint Esprit (Ps.43) : « Nous sommes à toute heure condamnés à la mort à cause de vous, et traités comme des brebis destinées à l’immolation. » Et longtemps depuis l’Ecclésiaste nous apprend cette belle sentence (Eccl.7) : « Souviens-toi toujours de l’heure de ta mort, et tu ne pècheras jamais. » Et nous lisons aussi dans un éloquent auteur qui a écrit des satires pour l’instruction des mœurs (Pers. Sat.) cet avertissement si utile : Grave la mort dans ta pensée, Le temps vole en fuyant toujours ; Et tu le vois par ce discours, Car cette parole est passée. Marcelle, ainsi que je commençais de dire, a donc passé sa vie comme croyant toujours mourir, et a été vêtue comme ayant toujours son tombeau devant les yeux, s’offrant continuellement à Dieu comme une hostie vivante, raisonnable, et agréable à sa divine Majesté. CHAPITRE V. Saint Jérôme étant allé à Rome se lia d’amitié avec Sainte Marcelle. Combien cette Sainte était savante dans les Saintes écritures. Et de sa vie solitaire et retirée. Lorsque les affaires de l’Eglise m’obligèrent d’aller à Rome avec les Saints Prélats Paulin et Epiphane, dont l’un était Evêque d’Antioche en Syrie, et l’autre de Salamine à Chypre, et que j’évitais par modestie de voir des Dames de condition, elle se conduisit de telle sorte selon le précepte de l’Apôtre en me pressant en toutes rencontres de lui parler, qu’enfin elle surmonta ma retenue par ses instances et son adresse. Et d’autant que j’étais en quelque réputation touchant l’intelligence de l’Ecriture sainte, elle ne me voyait jamais sans m’en demander quelque chose, et au lieu de se rendre soudain à ce que je lui disais, elle me faisait des questions, non pas à dessein de contester, mais afin d’apprendre par ces doutes les réponses aux difficultés qu’elle savait que l’on y pouvait former. J’appréhende de dire ce que j’ai reconnu de sa vertu, de son esprit, de sa pureté et de sa sainteté, de peur qu’il ne semble que j’aille au-delà de tout ce que l’on en saurait croire, et de crainte d’augmenter votre douleur en vous faisant ressouvenir de quel bien vous êtes privée ; je dirai seulement que n’ayant écouté que comme en passant tout ce que j’avais pu acquérir de connaissance de l’Ecriture sainte par une fort longue étude, et qui m’était comme tourné en nature par une méditation continuelle, elle l’apprit et le posséda de telle sorte que lorsqu’après mon départ il arrivait quelque contestation touchant des passages de l’Ecriture, on l’en prenait pour juge. Mais comme elle était extrêmement prudente, et savait parfaitement les règles de ce que les philosophes nomment bienséance, elle répondait avec tant de modestie aux questions qu’on lui faisait, qu’elle rapportait comme l’ayant appris de moi ou de quelque autre, les choses qui venaient purement d’elle, afin de passer pour disciple en cela même où elle était une fort grande maîtresse. Car elle savait que l’Apôtre a dit (I.Tim.2) : « Je ne permets pas aux femmes d’enseigner », et elle ne voulait pas qu’il pût sembler qu’elle fît tort aux hommes, et même aux Prêtres, qui la consultaient quelquefois sur des choses obscures et douteuses. Etant retourné à Béthléem, nous apprîmes aussitôt que vous vous étiez tellement unie avec elle que vous ne la perdiez jamais de vue ; que vous n’aviez qu’une même maison et qu’un même lit ; et que toute la ville savait que vous aviez trouvé une mère, et elle une fille. Le jardin qu’elle avait au faubourg vous servit de Monastère, et une maison qu’elle choisit à la campagne de solitude ; et vous vécûtes longtemps de telle sorte que l’imitation de votre vertu ayant été cause de la conversion de plusieurs personnes, nous nous réjouissons de ce que Rome était devenue une autre Jérusalem. On y vit tant de Monastères de vierges, et un si grand nombre de Solitaires, que la multitude de ceux qui servaient Dieu avec une telle pureté rendit honorable cette sorte de vie, qui était auparavant si méprisée. Cependant nous nous consolions Marcelle et moi dans notre absence en nous écrivant fort souvent, suppléant ainsi par l’esprit à la présence, et étant dans une sainte contestation à qui se préviendrait par ses lettres, à qui se rendrait le plus de devoirs, et à qui manderait le plus soigneusement de ses nouvelles ; et nos lettres nous rapprochant de la sorte, nous ne sentions pas tant cet éloignement. CHAPITRE VI. Services rendus à l’Eglise contre les hérétiques par Sainte Marcelle. Lorsque nous jouissions de ce repos et ne pensions qu’à servir Dieu, une tempête excitée par les hérétiques s’éleva dans ces provinces, laquelle mit tout en trouble ; ils se portèrent jusques à un tel comble de rage qu’ils ne pardonnaient ni à eux-mêmes, ni à un seul de tout ce qu’il y avait de plus gens de bien ; et ne se contentant pas d’avoir tout mis ici sens dessus-dessous, ils envoyèrent jusque dans le port de Rome un vaisseau plein de personnes qui vomissaient des blasphèmes contre la vérité. Il se trouva aussitôt des gens disposés à embrasser leurs erreurs ; et leurs pieds tout bourbeux remplirent de fange la source très pure de la foi de l’Eglise romaine. Mais il ne faut pas s’étonner si ce faux prophète abusait les simples, vu qu’une doctrine si abominable et si empoisonnée a trouvé dans Rome des gens qui s’en sont laissé persuader : Ce fut lors qu’on vit cette infâme traduction des livres d’Origène intitulés Péri archon, ou des principes. Ce fut lors qu’ils eurent pour disciple Macaire, lequel eût été véritablement digne de porter ce nom qui signifie bienheureux, s’il ne fût point tombé entre les mains d’un tel maître. Ce fut lors que les Evêques qui sont nos maîtres s’opposèrent à ce ravage et troublèrent toute l’école des Pharisiens. Et ce fut lors que Sainte Marcelle, après avoir demeuré longtemps dans le silence, de crainte qu’il ne semblât qu’elle ne fît quelque chose par vanité, voyant que cette foi si louée par la bouche de l’Apôtre (Rom.I) se corrompait de telle sorte dans les esprits de la plupart de ses concitoyens, que les Prêtres mêmes et quelques Solitaires, mais principalement les hommes engagés dans le siècle se portaient à embrasser l’erreur, et se moquaient de la simplicité du pape, qui jugeait de l’esprit des autres par le sien, elle s’y opposa publiquement aimant beaucoup mieux plaire à Dieu qu’aux hommes. Notre Sauveur loue dans l’Evangile ce mauvais maître d’hôtel, qui ayant agi infidèlement envers son maître s’était conduit si prudemment dans ses propres intérêts. Les hérétiques voyant qu’une petite étincelle était capable de produire un très grand embrasement ; que le feu qu’ils avaient allumé était déjà arrivé au comble de la maison du Seigneur ; et que les artifices dont ils avaient usé pour en surprendre plusieurs ne pouvaient demeurer plus longtemps cachés, ils demandèrent et obtinrent des lettres ecclésiastiques, afin qu’il parût qu’en partant de Rome, ils étaient dans la communion de l’Eglise. Peu de temps après Anastase fut élevé au saint Siège ; c’était un homme admirable ; et Rome n’en jouit pas longtemps, parce qu’il n’y aurait point eu d’apparence que cette ville impératrice qui était le chef de tout le monde, fût misérablement ruinée sous un si grand pape, ou plutôt il fut enlevé d’entre les hommes et porté dans le Ciel, de peur qu’il ne s’efforçât de fléchir par ses prières l’arrêt que Dieu avait déjà prononcé contre cette malheureuse ville, ainsi qu’il se voit dans l’Ecriture qu’il dit à Jérémie (Jér.14) : « Ne me prie point pour ce peuple, et ne tâche point de me fléchir afin que je leur fasse miséricorde. Car quand ils jeûneraient, je n’écouterais pas leurs prières ; et quand ils m’offriraient des sacrifices, je ne les recevrais pas ; mais je les détruirai par la guerre, par la famine, et par la peste. On me dira, peut-être, quel rapport a tout ceci avec les louanges de Marcelle. Je réponds qu’il y en a un très grand, puisqu’elle fut cause de la condamnation de ces hérétiques : Car elle produisit des témoins qui ayant été instruits par eux avaient depuis renoncé à leur erreur. Elle fit voir une grande multitude de personnes qu’ils avaient trompées de la même sorte. Elle représenta divers exemplaires de ce livre impie de Peri archon corrigé de la propre main de ce dangereux scorpion qui en faisait glisser le venin dedans les âmes. Et elle écrivit grand nombre de lettres pour presser ces hérétiques de se venir défendre ; ce qu’ils n’osèrent jamais faire, leur conscience les bourrelant de telle sorte qu’ils aimèrent mieux se laisser condamner en leur absence, que d’être convaincus en se présentant. Marcelle a été la première cause d’une si glorieuse victoire ; et vous mon Dieu qui en êtes le chef et la souveraine origine, vous savez que je ne dis rien que de véritable, et que je ne rapporte que la moindre partie de ses grandes et admirables actions, de peur d’ennuyer le lecteur en m’étendant davantage sur ce sujet, et afin qu’il ne semble pas à mes ennemis que sous prétexte de la louer, je veuille me venger d’eux. Mais il faut venir au reste. Cette tempête étant passée d’Occident en Orient, elle menaçait plusieurs personnes d’un grand naufrage. Ce fut lors qu’on vit s’accomplir cette parole de l’Ecriture. (Luc.18). « Croyez-vous que le Fils de l’homme revenant au monde trouve de la foi parmi les hommes ? » La charité de la plupart étant refroidie, ce peu qui aimaient la vérité de la foi se joignaient à moi. On m’attaquait publiquement comme leur chef ; et on les persécutait aussi de telle sorte que Barnabé même, pour user des termes de Saint Paul, (Galat.2), se porta dans cette dissimulation, ou plutôt dans un parricide manifeste qu’il exécuta, sinon d’effet, au moins de volonté. Mais par le souffle procédant de la bouche de Dieu (Ps.103) toute cette tempête fut dissipée ; et lors on vit l’effet de cette prédiction du Prophète (Ps ;145), « Vous retirerez d’eux votre esprit, et aussitôt ils tomberont et retourneront dans la poussière dont ils ont été formés, et en ce même moment tous leurs desseins s’évanouiront. » Comme aussi cet autre endroit de l’Evangile (Luc 21) : « Insensé que tu es, je séparerai cette nuit ton âme d’avec ton corps ; et qui possèdera lors tous ces grands biens que tu as amassés avec tant de soin ? » CHAPITRE VII. Rome prise et saccagée par les Goths. Mort de Sainte Marcelle. Comme ces choses se passaient en Jérusalem, on nous rapporta d’Occident une épouvantable nouvelle, que Rome avait été assiégée, et que ses citoyens s’étant rachetés en donnant ce qu’ils avaient d’or et d’argent, on les avait encore assiégés de nouveau, afin de leur faire perdre aussi la vie après les avoir dépouillés de leurs richesses. Ma langue demeure attachée à mon palais, et mes sanglots interrompent mes paroles. Cette ville qui avait conquis tout le monde se trouva conquise, ou pour mieux dire, elle périt par la faim avant que de périr par l’épée ; et il n’y resta quasi plus personne que l’on pût réduire en servitude ; La rage qu’inspirait la faim les avaient portés jusques à manger des viandes abominables. Ils se déchiraient les uns les autres pour se nourrir. Et il se trouva des mères qui ne pardonnèrent pas mêmes aux enfants qui pendaient à leurs mamelles, faisant ainsi rentrer dans leur sein ceux qu’elles en avaient mis dehors peu de temps auparavant. Moab fut prise de nuit et ses murailles tombèrent la nuit. (Ps.15). « Seigneur, les nations idolâtres sont entrées dans votre héritage. Ils ont violé la sainteté de votre temple. Ils ont saccagé Jérusalem. Ils ont donné leur chair à dévorer aux animaux de la terre. Ils ont répandu leur sang comme de l’eau tout autour de la sainte Cité. Et il ne se trouvait personne pour les enterrer. (Virgile. Enéide 2). « Quels cris et quels sanglots par leur triste langage Pourraient de cette nuit raconter le carnage ? Et qui, changeant ses yeux en des sources de pleurs, Pourraient de tant de maux égaler les douleurs ? Cette ville superbe et si longtemps régnante Tombe, et nomme en tombant la Fortune inconstante : Elle nage en son sang, et la rigueur du fort Y montre en cent façons l’image de la mort. » En cette horrible confusion, les victorieux tous couverts de sang entrèrent aussi dans la maison de Marcelle. Ne me sera-t-il pas permis de dire ici ce que j’ai entendu, ou plutôt de raconter des choses qui ont été vues par des hommes pleins de sainteté qui se trouvèrent présents lorsqu’elles se passèrent, et qui témoignent, ô sage Principia, que l’accompagnant dans ce péril vous ne courûtes pas moins de fortune. Ils assurent donc qu’elle reçut sans s’étonner et d’un visage ferme, ces furieux, lesquels lui demandant de l’argent, elle leur répondit qu’une personne qui portait une aussi méchante robe qu’était la sienne, n’était pas pour avoir caché des trésors en terre. Cette pauvreté volontaire dont elle faisait profession ne fut pas capable de leur faire ajouter foi à ces paroles, mais ils la fouettèrent cruellement, et elle se jetant à leurs pieds comme si elle eût été insensible à ses douleurs, ne leur demandait d’autre grâce sinon qu’ils ne vous séparassent point d’avec elle, tant elle avait peur que votre jeunesse vous fît recevoir des outrages et des violences qu’elle n’avait point sujet de craindre pour elle-même à cause de sa vieillesse. Jésus-Christ amollit la dureté du cœur de ces barbares : La compassion trouva place entre leurs épées teintes de sang, et vous ayant menées toutes deux dans l’église de Saint Paul pour vous assurer de votre vie si vous leur donniez de l’argent, ou pour vous y faire trouver un sépulcre. On dit qu’elle fut comblée d’une telle joie qu’elle commença de rendre grâces à Dieu de ce qu’ayant conservé votre virginité, il vous réservait à finir votre vie pour son service ; de ce que la captivité l’avait trouvée, mais non pas rendue pauvre ; de ce qu’il n’y avait point de jour que pour être nourrie elle n’eût besoin qu’on lui fît quelque charité ; de ce qu’étant rassasiée de son Sauveur elle ne sentait pas la faim, et de ce que l’état où elle était réduite pouvait aussi bien que sa langue lui faire dire (Job) : « Je suis sortie toute nue du ventre de ma mère ; et j’entrerai toute nue dans le tombeau. La volonté de Dieu a été accomplie ; son saint nom soit béni. » Quelques jours après, son corps étant sain et plein de vigueur, elle s’endormit du sommeil des justes, vous laissant héritière du peu qu’elle avait dans sa pauvreté, ou pour mieux dire, en laissant les pauvres héritiers par vous. Vous lui fermâtes les yeux : Elle rendit l’esprit entre les baisers que vous lui donniez ; et trempée de vos larmes elle souriait, tant était grand le repos que la manière dont elle avait vécu donnait à sa conscience, et tant elle était contente d’aller jouir des récompenses qui l’attendaient au Ciel. Voilà, bienheureuse Marcelle, ce que je ne saurais trop révérer ; voilà, ô Principia sa chère fille, ce que j’ai dicté en une nuit, pour m’acquitter de ce que je vois dois à toutes deux. Vous n’y trouverez point de beauté de style, mais une volonté pleine de reconnaissance envers l’une et envers l’autre et un désir de plaire à Dieu, et à ceux qui le liront.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire