dimanche 11 août 2019

Les Nouveaux Martyrs par Père Ambroise Fontrier.

LES
NOUVEAUX
MARTYRS
EDITIONS DE LA FRATERNITE
SAINT GREGOIRE PALAMAS
30 Bd Sébastopol,
75001 Paris.
TOUS DROITS RESERVES
INTRODUCTION
de Père Patric Ranson
"HONORONS LES MARTYRS..." Préface au Nouveau-Martyrologue de Saint Nicodème l'Athonite SAINT GREGOIRE V Patriarche de Constantinople par le Père Ambroise Fontrier SAINT TYKHON Patriarche de Moscou VLADIMIR DE KIEV Coryphée des Nouveaux-Martyrs BENJAMIN DE PETROGRAD Nouveau-Martyr INTRODUCTION AUX VIES DES NOUVEAUX-MARTYRS Nous sommes entrés dans l'époque post-chrétienne, où la prédication apostolique est achevée, où tous les peuples qui ont entendu la prédication de la foi véritable relativisent et ne comprennent plus l'Evangile du Christ. L'idée que la foi chrétienne est une lutte absolue, désintéressée, ascétique contre les trois seuls ennemis de l'homme, le diable, le péché et la mort, est devenue peu à peu "insupportable" à ceux qui cherchent seulement un système, une culture, voire une "ambiance" spirituelle fondée sur une mystique déracinée. L'esprit ascétique et dogmatique des Pères de l'Eglise passe pour une folie aujourd'hui : " la Croix a rendu folle la sagesse du monde". Même les plus anciennes des Eglises Orthodoxes sont désormais influencées par cet esprit universel qui détruit toutes les frontières, toutes les bornes, toutes les limites dictées et posées par les Apôtres et les Pères, et qui est la parodie de la véritable "catholicité", universalité de l'Eglise. Prêcher le Christ, le Christ vrai Dieu et vrai Homme, mesure de toutes choses, et lui seul, en qui tout est récapitulé - cela est devenu impossible tant le tissu des relations mondiales, se resserrant sans cesse, enveloppe et surveille le domaine religieux. Ainsi, le "nationalisme religieux", le philéthisme, pourtant condamné courageusement en 1872 par le Patriarcat de Constantinople, a remplacé la vérité par la loi de la "chair et du sang" : est orthodoxe, de ce point de vue, celui qui, Grec ou Russe, russifié ou hellénisé, se rattache de manière ou d'autre à une des nations cataloguées comme "orthodoxes" - et non celui qui confesse et qui vit la foi orthodoxe. Le philéthisme a défait les liens sacrés qui unissaient, dans un même amour de la foi orthodoxe, et dans le respect des différences locales, les peuples orthodoxes. Les frères unis dans la Vérité, dans le corps et le sang du Christ, s'ignorent et habitent chacun de son côté, oublieux des bénédictions du psaume : " Qu'il est doux, qu'il est agréable pour des frères de demeurer ensemble". D'autre part, comme au temps de la prédication apostolique, il n'existe plus aucun pouvoir de ce monde pour protéger les Eglises orthodoxes et pour les aider dans leur travail pastoral. L'Empire romain de Constantinople a été vaincu par les Turcs au XVème siècle; l'Empire russe est tombé en notre siècle; les différents pouvoirs, les royautés nationales, ont été balayés par le fascisme puis par le communisme; même la petite Grèce, dont la Constitution reconnaît officiellement l'Orthodoxie, est dominée, depuis plus d'un siècle, par des autorités non-orthodoxes. Dans un tel désarroi, la consolation, la gloire, la force du peuple orthodoxe a été, est la présence de Nouveaux-Martyrs qui sont à la fois la continuation des anciens Martyrs et les derniers instructeurs du peuple orthodoxe, trop souvent privé de vrais pasteurs et de vrais hiérarques : " Les martyrs, disait saint Jean Chrysostome, tout silencieux qu'ils sont, ont plus de puissance que nous qui parlons". Combien plus quand la voix des hiérarques s'est tue! Ces Nouveaux-Martyrs sont grecs, russes, serbes, et l'Eglise Orthodoxe les a glorifiés officiellement. Ainsi, les Nouveaux-Martyrs grecs, qui ont rendu témoignage au cours de la domination turque, sont vénérés depuis la fin du XVIIIème siècle. Saint Nicodème de l'Athos, en particulier, qui fut le contemporain et l'ami de certains d'entre eux, a réuni leurs vies dans son "Nouveau Martyrologue" dont nous publions ici la préface. Parmi tous ces martyrs, il faut donner une place particulière à Grégoire V, Patriarche de Contantinople qui, avant d'être lui-même pendu par les Turcs en 1821, a fait reconnaître et accepter par toute l'Eglise Orthodoxe le fait que les Nouveaux-Martyrs sont les égaux des anciens... Les Nouveaux-Martyrs serbes sont principalement ceux de la Seconde Guerre Mondiale, lorsque la dictature passagère de l'Etat Croate envoya à la mort 750 000 Serbes qui refusaient de devenir catholiques romains...Après la Guerre, le grand évêque Nicolas Velimirovic inscrivit ces martyrs au Calendrier des Saints : " 31 août : les sept cent mille qui souffrirent pour la foi orthodoxe, de la main des Croisés romains et des Oustachis durant la Seconde Guerre Mondiale. Ce sont les Nouveaux Martyrs Serbes". Enfin, les derniers glorifiés furent les Nouveaux-Martyrs russes; ils le furent grâce au Métropolite Philarète, durant le très court instant, vite oublié, où l'esprit de l'Eglise des Catacombes a soufflé dans une petite partie de l'émigration russe. Mais ce court instant fut un immense triomphe, pour les vrais chrétiens orthodoxes de Russie et pour la foi orthodoxe. A la tête de ce peuple de martyrs russes, fut glorifié le Patriarche Tykhon dont la figure douce et humble a tant de traits communs avec celle du Patriarche Grégoire V, - les deux pasteurs qui ont donné leur vie pour leurs brebis. Nous avons réuni leurs vies dans le présent volume, le premier d'une collection consacrée à ces Nouveaux-Martyrs et qui, Dieu voulant, comportera une dizaine de titres. Saint Nicodème nous engage à faire trois choses à la lecture des vies des Nouveaux-Martyrs : a) rendre grâce au Christ qui nous a donné ces Nouveaux-Martyrs pour renouveler notre foi vieillie et faire l'apologie de la foi chrétienne; b) comprendre que les Martyrs s'adressent à nous, pour nous exhorter à les suivre en confessant la foi orthodoxe; c) nous adresser aux Nouveaux-Martyrs pour chanter leur louange. Puissent ces conseils de saint Nicodème, par les prières des Nouveaux-Martyrs, être suivis par un grand nombre de pieux fidèles! + Père Patric Ranson. "HONORONS LES MARTYRS EN LES IMITANT..." Préface de Saint Nicodème l'Athonite au Nouveau Martyrologue. Traduction Père Ambroise Fontrier. Béni sois-tu et glorifié dans tous les siècles, ô Jésus-Christ notre Seigneur, martyrisé sous Ponce-Pilate, devant qui tu as fait ta belle confession. (I Tim.12,6). Tu es, en vérité, le premier de tous les martyrs, le premier de tous les athlètes, toi qui, en ces derniers temps, as bien voulu que de Nouveaux-Martyrs souffrent pour ton nom. Celui qui aura en mains et lira ce livre récemment publié devra, de tout son coeur, te glorifier et te remercier, non pas une, deux ou trois fois, mais autant de fois qu'il compte de martyrs. Et comment ne pas glorifier des myriades de fois le Seigneur, en voyant, encore en nos temps, surgir en diverses parties du monde, au firmament spirituel de l'Eglise, des nouveaux athlètes du Christ, des astres nouveaux, des comètes nouvelles, des soldats invincibles qui brillent sur le plérôme de tous les orthodoxes, par les rayons très doux et lumineux de leur martyre et de leurs miracles? Comment ne pas rendre grâce à Dieu, quand on voit captifs, sous le joug impitoyable des puissants du jour, tant d'athlètes qui, pour garder la liberté et la noblesse de notre foi chrétienne, ont méprisé richesses, gloire, plaisirs et tout bien-être corporel, pour se livrer, empressés, à la mort? Comment ne pas glorifier Dieu, en voyant la crainte du Jugement Dernier s'emparer de ces vaillants martyrs, La foi affermie dans leur âme? L'espérance croître dans leur imagination? Et le feu de l'amour divin brûler si fort dans leur coeur, faire courir ces bienheureux au martyre, comme des brebis à l'immolation? Considérer les châtiments comme un festin? Les prisons comme des palais? Les chaînes comme des ornements d'or? Le déshonneur comme un honneur? Les afflictions comme un délassement? La flamme de feu comme une rosée rafraîchissante? Les glaives comme des jouets et enfin, la terrible mort comme vie éternelle? - Et quand tout cela? Quand la crainte de Dieu a disparu, quand la foi a faibli, quand l'espérance a diminué, quand la vertu a fui et que le mal a surabondé; quand la foi n'a plus été pratiquée et que l'Evangile a été sans effet; quand "tous les hommes ont cherché leurs propres intérêts et non ceux du Christ" ( Phil. 2, 21). En un mot, "quand l'iniquité s'est accrue et que la charité du grand nombre s'est refroidie" ( Mat. 24, 12). Miracle en vérité que tout cela! C'est comme si on voyait, au coeur de l'hiver, des fleurs printanières et des roses, dans la profonde nuit, le jour et le soleil; dans l'épaisse obscurité, des lumières éblouissantes; en pleine captivité, la liberté et, dans le temps de la présente faiblesse, la force surnaturelle. Aussi je me vois obligé de dire que ce changement est dû à la droite du Très-Haut (Ps.76, 11), au doigt de Dieu (Ex.8, 15), à la force divine qui s'accomplit dans la faiblesse (2 Cor. 12, 9). Si quelqu'un me demandait pour quelles raisons Dieu a permis que des Nouveaux Martyrs apparussent en nos jours, je répondrais : 1) Pour que la foi orthodoxe soit renouvelée. 2) Pour que les impies soient confondus au Jour du Jugement. 3) Pour la gloire et la fierté de l'Eglise Orthodoxe et la confusion des hétérodoxes. 4) Pour que ces martyrs soient un exemple pour tous les chrétiens orthodoxes maltraités sous le joug pesant de la captivité. 5) Pour que tous les chrétiens prennent courage et soient exhortés à imiter, par l'oeuvre, leur fin martyrique, et pour qu'ils deviennent, à leur tour, martyrs, si les circonstances l'exigent, surtout ceux qui ont cédé, jusqu'à renier leur foi orthodoxe. Et parce que je voudrais reprendre un à un tous ces points dans ce préambule, je demande au lecteur de patienter. a) Ces nouveaux martyrs sont le renouvellement de toute la foi orthodoxe. Le propre du temps, en effet, c'est de faire vieillir, au cours de sa durée, les choses nouvelles et jeunes pour les jeter ensuite dans l'abîme de l'incroyable et de l'oubli, pour les faire disparaître comme si elles n'avaient jamais existé. " Ce qui est ancien, dit l'Apôtre, ce qui a vieilli est près de disparaître" ( Heb. 8, 13). Les chrétiens du temps présent, qui lisent dans l'Histoire Ecclésiastique les martyres et les châtiments endurés sous le nom du Christ : des Dimitris, des Georges, des Théodores, des Jacques, en un mot de tous les vaillants martyrs, depuis la venue du Christ jusqu'à Constantin le Grand, sont tenus de les croire pour vrais comme l'exige leur foi qui est "une démonstration des choses qu'on ne voit pas" (Héb.11, 1). L'ancienneté du temps qui s'est écoulé jusqu'à nos jours, a pu, chez certains, susciter sinon l'incrédulité, du moins l'étonnement et le doute : comment ces hommes faibles et timides ont-ils enduré tant de terribles et redoutables souffrances? Mais ces nouveaux martyrs, donnés en spectacle sur le théâtre du monde, déracinent du coeur des chrétiens tout étonnement et tout doute, et sèment et renouvellent en eux la foi dans les martyrs anciens. Comme la nourriture nouvelle fortifie tous les corps affaiblis par la faim, comme la pluie nouvelle fait reverdir les arbres desséchés par la soif, comme les secondes ailes renouvellent l'aigle vieilli : " Ta jeunesse est renouvelée comme celle de l'aigle" (Ps. 102, 5), de même ces Nouveaux-Martyrs fortifient, renouvellent, font reverdir la foi affaiblie, fanée et vieillie des chrétiens d'aujourd'hui. Ainsi les chrétiens contemporains ne doutent plus. Ils voient maintenant, de leurs propres yeux, dans les souffrances endurées par les Nouveaux-Martyrs, celles subies par les Anciens-Martyrs du Christ. L'oeil est plus crédible que l'oreille, dit un vieux proverbe. Que dis-je - ils voient...? Mais beaucoup de chrétiens actuels ont eu pour amis bon nombre de ces Nouveaux-Martyrs qui étaient encore en cette vie; ils ont mangé et bu avec eux, ils ont assisté à leur martyre, ils se sont partagés leur sang et leurs vêtements qu'ils gardent comme bénédiction; de leurs propres mains, ils ont inhumé leurs dépouilles. Par ces nouveaux martyrs, ils ont été rigoureusement instruits sur les Anciens-Martyrs, ou plutôt, ils ont vu les Anciens-Martyrs témoigner encore aujourd'hui dans la personne de ces Nouveaux Georges, Dimitris, Théodores, non seulement par l'identité des noms, mais aussi et surtout par la ressemblance des souffrances. En outre, ces Nouveaux-Martyrs raniment dans les coeurs des chrétiens contemporains, la prédication des saints Apôtres, confirment le saint Evangile, attestent la divinité du Christ, à savoir qu'il est le vrai Fils de Dieu, consubstantiel au Père sans commencement et à l'Esprit qui donne la vie, et proclament le mystère de la Sainte Trinité. En un mot, ils scellent toute la foi des chrétiens orthodoxes, non seulement en paroles, mais aussi par toutes sortes de terribles souffrances endurées jusqu'au sang, jusqu'à la mort du martyre. Comme autrefois, le bâton de Moïse qui devint serpent : " Il le jeta à terre et il devint serpent" (Ex.4, 3), de même la foi en Christ, jeune, chaleureuse, ardente au temps des apôtres et des martyrs se tiédit par la suite, se rétrécit et vieillit. Puis, dit encore l'Ecriture, Moïse prit le serpent par son extrémité, c'est-à-dire par la queue, et le serpent devint à nouveau bâton : " Il étendit la main et le saisit, et le serpent redevint un bâton dans sa main" (Ex.4,4). Dieu, en ces derniers temps et par les Nouveaux-Martyrs, a ranimé, réchauffé, rajeuni et renouvelé toute la foi des othodoxes, vieille de deux mille ans. Voilà pour le premier point. B) Ces Nouveaux-Martyrs confondront les impies au Jour du Jugement. Dieu a placé les Nouveaux-Martyrs au milieu des impies, pour amener ces derniers à la connaissance de la Vérité, comme le levain qui, mêlé à la farine, transmet toute sa force à la pâte, dit le divin Chrysostome dans une homélie sur Matthieu : " Dieu a mêlé à la multitude ceux qui croient en Lui, pour que fût transmise, par nous, notre connaissance". Et c'est ce que Dieu a fait, tout particulièrement, avec les Nouveaux-Martyrs. Tous sont nés, tous ont grandi dans la foules des impies, où, tout récemment encore, devant leurs princes et leurs juges, avec beaucoup de courage, ils ont confessé et proclamé la foi des chrétiens, qui est la vraie, l'authentique, et ont confessé d'une voix éclatante que Jésus -Christ était le Fils de Dieu et le vrai Dieu, " la Sagesse et le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait (Jean.1, 2)"; et leur confession a été scellée par leur sang versé et par tous les miracles que Dieu a faits par eux, tant au moment de leur martyre que par la suite. J'ajouterai que beaucoup de ces Martyrs, par pitié pour les impies égarés, sont allés d'eux-mêmes au martyre, pour pouvoir ainsi leur annoncer la Vérité, les exhorter à sortir des ténèbres où ils se trouvaient pour aller à la lumière de la piété divine, de la foi en Christ et pour n'être pas livrés au feu inextinguible du châtiment. Mais hélas! Ces misérables aveuglés par le prince de ce monde et par ses passions n'ont pu ouvrir les yeux de leur âme pour voir la Vérité de l'Evangile et de la foi des chrétiens, comme Paul nous le dit : " pour les incrédules dont le Dieu de ce siècle aveugla l'intelligence, afin qu'ils ne vissent pas briller la splendeur de l'Evangile de la Gloire du Christ" (2 Cor.4,4). Aussi seront-ils sans défense au Jour du Jugement, car après avoir entendu la prédication de ces Nouveaux-Martyrs, après avoir vu leurs terribles souffrances et les merveilles que Dieu a faites par eux, ils n'ont pas cru et sont restés dans les ténèbres. " Aveuglés par leur méchanceté, ils n'ont pas connu les mystères de Dieu" ( Sag. Sal.2, 26). Aussi seront-ils accusés et jugés par ces Nouveaux-Martyrs, comme Moïse le fera pour les Hébreux : " Celui qui vous accuse, c'est Moïse" (Jn.5,45) et les Douze Apôtres pour les douze tribus d'Israêl (Matth. 19, 28). Et Dieu sera juste dans ses entences selon David, il sera vainqueur dans le jugement que prononceront ces Martyrs, comme l'écrit l'Evangile : " La sagesse a été justifiée par ses enfants" (Matth.11, 19); ou encore il leur dira, d'une certaine manière, les paroles évangéliques : " Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé par mes Martyrs, ils n'auraient point de péché; mais, maintenant, ils n'ont aucune excuse de leur péché". (Jn.15,22). c) Ces Martyrs sont la gloire te la fierté de l'Eglise Orthodoxe, et un blâme pour les cacodoxes. A toutes leurs diffamations vomies sur l'Eglise, ses ennemis ont ajouté, par dérision, celle-ci : qu'elle n'avait pas acquis un seul martyr. Qu'ils soient donc confondus, couverts de honte, de honte éternelle, et qu'ils fuient en arrière, voyant à présent, dans le livre de l'Eglise Orthodoxe figurer non pas un, deux ou trois Nouveaux-Martyrs, mais une nuée de Nouveaux-Martyrs ( - Des autres nouveaux saints qui ont brillé dans l'Eglise Orthodoxe, en divers lieux et époques, nous ne parlons pas ici -), qui par leur confession de la foi, par leurs souffrances, ou encore par leurs miracles et leurs prodiges, ne sont inférieurs en rien aux Anciens-Martyrs, mais rivalisent en tout avec eux. Les premiers ont été martyrisés pour leur foi en la Sainte Trinité? Les seconds aussi. Les premiers ont versé leur sang pour confesser la Divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ? Les seconds aussi. Les premiers ont lutté contre le polythéisme et l'idôlatrie, impiété manifeste, mais qui ne peut tromper un être intelligent; les seconds ont lutté contre le monothéisme impersonnel des impies, impiété cachée capable d'égarer facilement l'esprit. Bien que ces Martyrs soient nouveaux dans le temps, ils sont cependant anciens par leurs souffrances. Ils sont les derniers dans la succession du genre, mais les premiers quant aux couronnes. Le Seigneur Jésus-Christ a appelé des ouvriers, les Anciens comme les Nouveaux Martyrs, pour travailler dans sa vigne spirituelle qui est l'Eglise Orthodoxe, selon la parole de l'Evangile de Matthieu (20, 1); commençant par les derniers et terminant par les premiers, il les a tous fait égaux entre eux, en leur donnant à chacun un denier, denier qui est la couronne du martyre et la jouissance du royaume des cieux. De la bénédiction donnée par Dieu à l'Ancien Israël, de manger des fruits anciens et nouveaux : " Vous mangerez des fruits anciens...et vous ferez place aux nouveaux" ( Lev.26, 10), et de la bénédiction de voir les enfants de ses enfants, promise à celui qui craint le Seigneur : " Et tu verras les fils de tes fils" ( Ps.128, 6), la sainte Eglise Orthodoxe du Christ jouit, spirituellement, aujourd'hui. Elle se nourrit et se délecte en esprit non seulement des fruits que sont les Anciens-Martyrs, mais aussi des fruits nouveaux que sont les nouveaux athlètes. En effet, elle contemple tous ceux qui sont nés en elle spirituellement, ses premiers fils, les Anciens-Martyrs, et les fils de ses fils, les jeunes athlètes, leurs successeurs. Réjouie, elle serre sur son sein leurs reliques sacrées, elle est ornée de leur sang comme une épouse, " parée de luxueux anneaux, de soleils et de croissants de lune, de pendants d'oreilles, de bracelets et de voiles, de diadèmes, de chaînettes et de ceintures, de boîtes à parfums, de bagues et d'anneaux de nez..." (Is.3, 18). Belle et fière, elle se glorifie, réjouie par ses deux fils; comme une mère bonne qui chérit ses enfants, elle crie joyeuse au Christ son époux comme l'épouse du Cantique : " Les meilleurs fruits nouveaux et vieux, mon bien-aimé, je les ai gardés pour toi" (Cant.7, 14). Au fur et à mesure que passe le temps, voyant se multiplier le nombre de ses nouveaux fils, sa joie augmente; c'est ainsi qu'au cours de l'année présente (1794), en neuf mois, elle a vu fleurir dans son paradis spirituel, roses rouges et parfumées, cinq Nouveaux-Martyrs qui ont lutté en divers lieux. Et voici que celle qui était appelée stérile et délaissée, enfante maintenant sept fois, comme Anna; ses fils, les Nouveaux-Martyrs, se multiplient : " La stérile enfante sept fois et la féconde s'affaiblit" (1 Rex.2, 5), et, "les enfants de la délaissée sont plus nombreux que les enfants de celle qui a un mari" (Is.54,1). Ainsi enfantera-t-elle jusqu'à la fin des siècles de tels fils, des Nouveaux-Martyrs, et cette génération de nouveaux saints ne lui fera jamais défaut : " Je vous le dis en vérité, cette génération ne passera pas, que tout cela n'arrive" (Matth.24,34). Cela est évident, car si le Christ, l'Epoux de l'Eglise Orthodoxe, est vivant, et, selon sa promesse, uni spirituellement à l'Epouse : " Et voici, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde" (Matth. 28,20); si le nymphagogue, l'Esprit Saint demeure avec elle pour toujours : " Et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous" (Jn.14,16), qui osera alors douter que des fils comme ceux-là naîtront, spirituellement, en elle, jusqu'à la fin du monde? Ces Nouveaux-Martyrs sont vraiment et sans conteste des martyrs, des saints qui ont plu à Dieu, des fils de l'Eglise Orthodoxe, l'illustration de ses dogmes, que Dieu a glorifiés par le charisme des miracles et manifestés par l'envoi de la lumière divine. Que les puérils reconnaissent et concluent que si ces martyrs sont saints et agréables à Dieu, c'est que l'Eglise Orthodoxe, qui les a spirituellement enfantés est, elle aussi, sainte, agréable à Dieu, qu'elle est la trésorière de la Grâce divine du Saint Esprit, que ses dogmes sont orthodoxes et pieux. tels fils, telle mère; tels fruits, tel arbre; tels effets, telle cause... D) Ces Nouveaux-Martyrs sont un exemple de patience pour les orthodoxes maltraités sous le joug de la captivité. Ici, j'arrête mon discours, pour que les Martyrs eux-mêmes, personnellement, d'une manière vivante, puissent s'adresser aux chrétiens. Que vont-ils leur dire? Voici : -Frères chrétiens, frères bien-aimés et désirables, peuple élu et choisi du Christ notre Seigneur, prenez pour exemple de persévérance dans vos afflictions, nous, vos frères. Pour avoir enduré avec courage, et pour le Christ, les souffrances infligées par les impies, nous avons hérité du Royaume éternel, et nous avons pris place parmi les saints Martyrs Anciens. Si vous supportez, vous aussi, avec actions de grâces, pour le nom du Christ, les coups, les prisons, les chaînes, les corvées, les dommages, les redevances écrasantes, et tous les autres tourments infligés par ceux qui règnent aujourd'hui sur vous, vous serez considérés par Dieu comme martyrs en intention. Le divin Chrysostome disait : " Le martyre ne consiste pas seulement dans l'exécution, mais aussi dans la disposition. Ce n'est pas dans la seule décollation que le martyr devient martyr, mais aussi dans la disposition au martyre, même s'il n'en subit pas les souffrances" ( Comm. Ps.95). Le même disait ailleurs : " Porte avec courage tout ce qui t'advient et cela te sera compté comme un martyre" ( Comm. Ps.126). Considérés comme martyrs en intention, vous prendrez place parmi nous et vous habiterez le pays vaste et lumineux, le lieu de la joie et du repos. Vous voulez vérifier si cela est vrai? Lisez donc la vie de saint Acace le Nouveau, l'ascète des Kavsolyves de la Sainte Montagne de l'Athos, et vous découvrirez la révélation dont ce saint a été gratifié. Ravi en esprit aux Cieux, il y a vu un lieu comme un champ très vaste, très beau, plein de lumière et des palais nombreux, grands et magnifiques, mais déserts et inhabités. On n'y voyait ni homme ni ange. Etonné par ce spectacle, il se demandait pourquoi ces magnifiques palais, ce lieu vaste et beau, n'avaient pas d'habitants. Interrogé, l'ange qui l'accompagnait lui dit : - Acace, ce lieu et ces palais sont destinés à tous les chrétiens - après la mort et la résurrection universelle- qui pour la foi et pour le Nom du Christ auront payé des tributs aux Agaréniens et qui auront enduré avec joie et sans murmure toutes les tribulations, toutes les souffrances. O joie, ô consolation, ô délassement réservés aux chrétiens d'aujourd'hui! Frères, que ce lieu céleste qui vous attend se grave profondément dans votre imagination, que ces palais magnifiques soient présents à votre mémoire, que dans vos afflictions et vos tourments, ils soutiennent votre espérance. Pour nous aussi, rien ne nous réchauffait autant pour endurer le martyre, que l'espoir de jouir des biens célestes qui nous étaient promis. Frères, persévérez encore un peu, car Jésus-Christ, qui soulage ceux qui souffrent, vient pour vous prendre près de lui dans le repos éternel de la joie et du délassement préparés pour nous, selon sa promesse : " Lorsque je m'en serai allé et que je vous aurai préparé une place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, afin que là où je suis vous soyez aussi" (Jn. 14, 3). Le Seigneur n'est pas injuste et il n'oublie pas les peines et les tourments que vous subissez pour son Nom; s'Il tarde, c'est pour éprouver votre patience et votre amour pour Lui : " car Dieu n'est pas injuste, pour oublier votre travail et l'amour que vous avez montré pour Son Nom" (Hebr.6, 10). Puisque le Seigneur de la promesse ne saurait tarder, (2 Pet.3, 9-10), qu'il viendra et ne tardera pas (Avv.II, 4), continuez de persévérer, afin qu'après avoir fait la volonté de Dieu, vous obteniez ce qui vous a été promis (Heb.10, 36). N'est-il pas honteux, en vérité, de voir les athlètes lutter jusqu'au sang dans les luttes physiques pour ne recevoir, après la victoire, qu'une couronne périssable de laurier, de myrte, d'olivier sauvage ou encore de pin, et les chrétiens destinés aux couronnes célestes et impérissables, aux palais des Cieux, perdre patience dnas les tribulations que vous souffrez? "Eux le font pour obtenir une couronne corruptible; mais nous, faisons-le pour une couronne incorruptible" ( I Cor.9, 25). Si dans les souffrances qui furent les nôtres nous avions manqué de patience, malheur à nous alors! Nous aurions perdu la foi, le royaume des Cieux, condamnés au châtiment éternel. Malheur à vous aussi, si vous ne supportez pas les tourments qui vous sont infligés pour le Christ; si vous manquez de persévérance, vous perdrez la foi, Dieu et son Royaume, et vous hériterez du châtiment sans fin. C'est le Saint Esprit qui le dit par Sirach : " Malheur à vous qui avez perdu l'endurance, que ferez-vous lorsque le Seigneur vous visitera?" Nous vous avertissons, frères, les redevances et les malheurs qui vous accablent n'ont d'autre but que de vous faire abjurer votre foi pour adopter leur religion. Connaissant leur dessein, veillez, pour l'amour du Christ et le salut de vos âmes, pour qu'ils ne vous volent pas le trésor de votre sainte foi, que le monde entier avec ses gloires, ses royaumes et ses réjouissances ne peut égaler. Souvenez-vous que le Christ notre maître qui vous a placés comme des brebis au milieu de loups, vous a recommandé d'être prudents comme le serpent : " Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups; soyez prudents comme les serpents..." (Matth.10, 16). Pourquoi? - Parce que le serpent protège sa tête; vous aussi, frères, préférez la perte de tous vos biens, la pauvreté et la mendicité, le mépris à la trahison, si petite fût-elle, de votre foi sainte et céleste, et au reniement du Nom très doux du Christ notre Dieu, notre unique tête, notre gloire et notre salut, en ce monde et dans l'autre. Si vous voulez être affermis dans la foi, soyez conséquents avec elle, vivez chrétiennement dans la pratique des oeuvres bonnes. La foi juste et sainte engendre et affermit la vie juste et sainte et vice-versa, la vie sainte engendre et affermit la sainte foi. L'une et l'autre se contiennent, selon le divin Chrysostome. Et nous pouvons voir, par l'oeuvre, ceux qui renient la foi ou qui sombrent dans les faux dogmes, être d'abord corrompus par une vie mauvaise, passionnelle, dissolue. Si votre vie est chrétienne, vous garderez la foi orthodoxe, vous ne serez pas, pour les impies, un prétexte pour blasphémer le saint Nom et la foi du Christ, ce dont le Seigneur se plaint en disant : " A cause de vous, mon nom est sans cesse blasphémé parmi les nations" ( Is.42, 5) - mais vous convertirez ceux qui n'ont pas la vraie foi, par la lumière de vos oeuvres bonnes, comme le Seigneur l'a dit : " Que votre lumière brille devant les hommes, afin que voyant vos oeuvres bonnes, ils glorifient votre Père qui est dans les Cieux" (Matth.5,16). Ainsi vous les forcerez à louer le Seigneur et à dire : en vérité, le peuple des chrétiens est béni par Dieu, " tous ceux qui les verront reconnaîtront qu'ils sont une race bénie par Dieu" (Is.60,9). Souvenez-vous, frères, de Paul le bienheureux, qui a dit qu'à nous les chrétiens a été donné le charisme non pas seulement de croire en Christ mais aussi de souffrir pour le Christ : " C'est par sa faveur qu'il nous a été donné, non pas seulement de croire au Christ, mais encore de souffrir pour Lui" (Phil.1,29). Voyez, frères bien-aimés, que les coups, les prisons, les mutilations, les chaînes, les confiscations, les viols, les incursions, les persécutions, les exils, les pillages de vos biens, et tous les autres maux terribles que vous endurez, non pour une mauvaise action, mais pour la foi, pour le nom du Christ, sont une faveur divine, des dons, des dignités célestes, pour vous délivrer du mal, vous purifier, vous donner l'éclat de l'or purifié par le feu : " Comme l'or au creuset, il les a éprouvés" (Sag.3,6), et vous faire apparaître fils et disciples de Jésus-Christ, des vrais et non des faux, des purs et non des bâtards : " C'est pour votre correction que vous souffrez. C'est en fils que Dieu vous traite. Et quel est le fils que ne corrige pas son père?" (Héb. 12,7). En un mot, par ces souffrances, vous êtes glorifiés avec le Christ et pour le Christ : " Nous souffrons avec Lui pour être glorifiés avec Lui" (Rom.8,17), et vous obtenez les biens célestes que "l'oeil n'a pas vus, que l'oreille n'a pas entendus, qui ne sont pas montés au coeur de l'homme" (I Cor.2,9). Ainsi donc, en tant que "prudents", préférez souffrir avec le Christ et pour le Christ, plutôt que de vous réjouir de festoyer avec d'autres, dit Grégoire le Théologien, dans son homélie sur la Pâque. Et nous dirons plus avec le divin Chrysostome, "mieux vaut aimer et souffrir pour Jésus Christ le très doux, que ressusciter des morts et faire des miracles. Ceux qui font des miracles sont les débiteurs du Christ qui leur en a donné la force, et le Christ est le débiteur de ceux qui souffrent pour Lui. Là, le débiteur c'est moi; ici, c'est le Christ". Paul se glorifiait plus de la Croix et de ses souffrances endurées pour le Christ, que des révélations qu'il avait et des miracles qu'il faisait : " En ce qui me concerne, loin de moi la pensée de me glorifier d'autre chose que de la Croix de notre Seigneur Jésus Christ" (Gal.6, 14), et "Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses" (2 Cor.12, 9). Enfin, frères captifs, vous serez désormais sans défense et sans excuse, si vous dites que de vos jours vous n'avez pas vu d'exemples de persévérance pour supporter la tyrannie de ceux qui dominent sur vous; nous, nous avons tout enduré jusqu'à la mort, et vous, vous n'avez pas atteint le degré de la patience : " Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang dans la lutte contre le péché" ( Heb.12, 4). Ayez donc de la constance dans toutes vos afflictions, non pas une patience imparfaite et momentanée, mais une patience saine et parfaite, " la constance s'accompagne d'une oeuvre parfaite" (Jq. 1,4). Il ne suffit pas de patienter simplement dans les malheurs, mais de les supporter sans murmurer, sans blasphémer, avec joie et action de grâces : " Tenez pour une joie suprême d'être en butte à toutes sortes d'épreuves...Heureux homme, celui qui supporte l'épreuve!" (Jq.1, 12), "vous sauverez vos âmes par votre persévérance" (Lc.21, 19). Persévérez donc jusqu'à la fin et soyez assurés de votre salut, car "Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé" (Math.24, 13). E) Les Nouveaux-Martyrs appellent tous les chrétiens à les imiter par les actes, surtout ceux qui ont renié le Christ, et leur rappellent et leur démontrent ce que disait le divin Chrysostome : " On honore les martyrs en les imitant". Frères, si vous nous honorez comme Nouveaux-Martyrs du Christ, si vous nous louangez comme saints, si vous glorifiez par vos chants, vos tropaires, vos saints offices notre martyre subi avec courage et notre sang versé pour la foi et pour l'amour du Christ, nous vous remercions et nous prions Dieu, sans nous lasser, pour votre salut. Mais le plus grand honneur, l'honneur le plus agréable que vous puissiez nous rendre, c'est de nous imiter par l'oeuvre, et de subir, vous aussi, le martyre pour le Nom du Christ, si un jour vous y êtes appelés : " On honore les martyrs en les imitant". Et s'il vous arrivait d'être haïs par les impies, calomniés, contraints de renier le Christ et d'adopter leur religion, gardez-vous de le faire, frères très chers, par amour du Christ qui vous a rachetés par son propre sang; gardez-vous purs pour le salut de vos âmes sans prix. Nous élevons la voix et nous crions plus fort : gardez-vous de renier la foi orthodoxe et de confesser leur religion. Ne vous laissez pas aveugler jusqu'à préférer les ténèbres à la lumière, le mensonge à la vérité, la fausse monnaie de cuivre à l'or pur et éprouvé, le verre, le caillou sans valeur à la pierre précieuse, en un mot, l'enfer au Ciel, le châtiment au Paradis. N'acceptez jamais de renier votre sainte foi qui change les hommes en anges, qui les fait de terrestres célestes, de matériels des fils de Dieu selon la Grâce, des soleils resplendissants, des héritiers du Royaume des Cieux. Ne consentez jamais, jamais, frères bien-aimés, à renier le très humble, le très doux Jésus-Christ, le vrai Fils de Dieu et Dieu, par qui tout a été fait : les Cieux, la terre et les enfers; il est notre créateur, notre Providence, notre Père, notre bienfaiteur, notre Sauveur, notre Maître, qui s'est fait homme, a souffert, a été crucifié, qui est mort et qui est ressuscité pour votre salut, qui vous a lavés dans le divin baptême, qui vous a nourris avec son Corps, qui vous a abreuvés avec son Sang, qui vous a arrachés des mains du diable, qui vous a délivrés de l'enfer et vous a faits héritiers de son Royaume. Jamais, au grand jamais, ne laissez croire, fût-ce par une simple parole, par un seul geste, que vous reniez le Christ et que vous embrassez une autre religion, même si on vous inflige mille morts. Car un simple mot, un simple geste vous séparerait du Christ et de son Royaume et vous condamnerait au châtiment sans fin. Imitez-nous donc, nous les Nouveaux-Martyrs, qui n'avons jamais consenti à prononcer une seule parole susceptible de laisser entendre que nous reniions notre foi pour échapper au supplice, tout en la gardant. Imitez aussi les Anciens-Martyrs, qui ont préféré les terribles supplices plutôt que de prononcer une syllabe ou de faire un simple geste qui les eût délivrés de la mort, comme le dit fort bien saint Grégoire le Théologien, dans son Commentaire de Matthieu. Souvenez-vous de Barlaam, le vaillant martyr du Christ, auquel les païens voulaient arracher un seul signe de la main, comme l'écrit saint Basile le Grand dans son Eloge du saint, ce qu'ils n'ont pu obtenir. Ces misérables avaient mis dans sa main droite de l'encens avec des charbons ardents. Sa main brûla, ses chairs se consumèrent, ses nerfs se disloquèrent, le feu tomba à terre, mais le martyr tint sa main tendue et immobile; le moindre mouvement eût laissé entendre qu'il reniait le Christ et offrait l'encens aux idoles. Vous dites croire en Christ et l'aimer de toute votre âme, Montrez donc par vos actes votre foi et votre amour pour Lui. Le signe sublime, c'est de mourir pour son bien-aimé : " Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis" ( Jn.15,13). Bon nombre d'entre nous les Nouveaux-Martyrs, se sont présentés librement au martyre, ce qui était un grand risque, car ils n'y étaient pas forcés du dehors; et vous, qui y êtes appelés, vous n'allez pas avec courage et vaillance mourir pour l'amour de votre créateur. Tout ce que nous avons dit jusqu'ici pour ceux qui n'ont pas abjuré, nous le répétons pour les frères qui, hélas!, librement ou forcés ont renié la foi du Christ et confessé celle des impies, au lieu de nous imiter. Etre vaincu et tomber dans le péché du reniement, il n'y a là rien d'étonnant, parce que la guerre entre l'homme et le diable est permanente en ce monde. L'homme est tantôt vainqueur, tantôt vaincu, "sept fois le juste tombe et il se relève" (Prov. 24, 16). Ce qui vous est arrivé n'est pas nouveau. Beaucoup de Nouveaux-Martyrs avaient renié le Christ et leur foi. Le grand malheur, c'est de rester dans la faute déplorable, sans vouloir se relever. Frères, nous vous supplions de nous imiter, nous, vos frères, vos semblables, et de vous engager à battre l'ennemi qui vous a vaincu et à votre tour le vaincre. Voici notre conseil : 1) Allez trouver un père spirituel vertueux. Confessez-lui votre reniement et tous vos péchés et révélez-lui votre désir du martyre. 2) Demandez à être chrismés du Saint Chrême pour la seconde fois, comme le veut notre Sainte Eglise. 3) Retirez-vous dans un lieu tranquille, dans le jeûne, la veille, les larmes, pour prier Dieu de vous pardonner le grand péché que vous avez fait, et pour le prier d'allumer dans votre coeur son amour divin et de vous fortifier pour le martyre, afin que le diable et ses serviteurs soient couverts de honte par vous. 4) Communiez aux Saints Mystères avec piété et contrition. 5) Puis rendez-vous sur les lieux où vous avez renié le Christ et votre foi pour y verser votre sang et mourir en confessant cette foi. C'est ce que nous avons fait et, par la Grâce de Dieu, nous avons vaincu. Faites de même et vous serez vainqueurs. Frères, à vous qui avez renié le Christ, nous disons encore ceci : bien que vous puissiez être sauvés par la pénitence, selon les divins canons, sans passer par le martyre, votre pénitence ne sera, cependant, pas parfaite, faite de tout votre coeur, mais imparfaite, partielle, insuffisante, sans rapport avec les exigences du Canon et du péché de reniement et des autres fautes; une certaine analogie entre la faute et le canon est indispensable, selon les théologiens. D'après le canon du saint hiéromartyr Pierre d'Alexandrie, la pénitence parfaite, faite de tout coeur, pour ceux qui ont renié le Christ, c'est d'aller sur les lieux du reniement, confesser le Christ devant tous, et mourir pendant la confession; selon la loi humaine et raisonnable, on va chercher son trésor là où on l'a perdu ou arrêter les voleurs pour leur reprendre les biens qu'ils nous ont volés. Frères, prenez courage, et que votre coeur s'affermisse pour affronter le combat du martyre. Que ni l'amour de vos parents, ni celui de vos proches, de vos femmes, de vos enfants, de vos biens ne vous en empêchent; que l'amour des richesses, de la gloire, des plaisirs, du monde entier, ne soit un obstacle sur la route bienheureuse du martyre, pas même l'amour de votre vie. Si vous voulez sauver votre vie, vous la perdrez, et si vous la perdez pour le Christ, vous la retrouverez : " Celui qui voudra sauver sa vie, la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la retrouvera" ( Matth. 16, 25). Votre richesse, c'est Jésus. En subissant le martyre, vous gagnerez Jésus, et en Jésus vous aurez tous les biens terrestres et célestes, vous aurez tout. Le Maître de l'univers, le Seigneur Jésus-Christ, le seul sans péché, a sacrifié sa vie; il est mort par amour de nous, " Dieu a prouvé son amour pour nous, en ce que, lorsque nous étions encore des pécheurs, le Christ est mort pour nous" ( Rom.5,8). Qu'y a-t-il donc de grand, pour vous qui êtes des serviteurs, des pécheurs, des renégats, à mourir pour son amour, comme le dit fort bien Basile le Grand? Si Dieu le Père s'est fait le témoin de la divinité de son Fils, en la proclamant dans le Jourdain et sur le Mont Thabor et lors de la passion; si le Fils unique s'est fait le témoin de son Père, par toute l'Economie, qu'y a-t-il alors de grand à ce que vous, hommes mortels, deveniez les témoins de la Sainte Trinité? " Vous êtes mes témoins, dit le Seigneur, vous et mon serviteur que j'ai choisi" ( Is.30, 10). Si les hommes de ce monde exposent leur vie pour acquérir la richesse et la gloire, choses vaines et périssables - et quelquefois sans les obtenir - que ferez-vous de grand, en sacrifiant votre vie, pour acquérir, avec certitude, la richesse inépuisable, le Royaume éternel, l'héritage de Dieu, et devenir co-héritiers du Christ? (Rom.8, 17). Frères, que les faces bestiales de vos tyrans, leur multitude, leurs voix, leurs menaces ne vous effraient pas. Que les plaies, les glaives, les chaînes, les prisons, les potences ne vous fassent pas peur. 1) Toutes ces choses sont certes terribles, mais méprisables pour une âme noble. 2) Quand l'amour du Christ aura embrasé votre coeur et que le désir du martyre s'y sera allumé, vous considérerez ces choses comme des jeux ridicules; elles seront à vos yeux comme des roses, des fleurs, des délices, des festins; nous avons nous-mêmes éprouvé cela par l'oeuvre, comme le dit saint Basile le Grand, dans son homélie sur le martyr Barlaam. Une fois embrasés par l'amour divin, vous crierez avec l'apôtre : " Qui nous séparera de l'amour du Christ? Sera-ce la tribulation ou l'angoisse, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou le péril, ou l'épée?" (Rom.8,35). Que la menace des tourments ne vous fasse pas trembler, car ils ne peuvent tuer que des corps et ne peuvent tuer vos âmes. Tout au contraire, ils les vivifient ainsi que vos corps. Le Seigneur Lui-même nous donne du courage, quand il dit : " Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l'âme" (Matth. 10, 28). Frères, voulez-vous apprendre de nous ce que vous devez craindre? C'est de renier le Christ. Soyez donc courageux et confessez le Seigneur. Malheur à vous si vous le reniez, parce qu'il vous reniera au jour du Jugement. " Quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les Cieux" (Matth. 10, 33). Vous précipiteriez alors dans la géhenne du feu vos âmes et vos corps : " Je vous montrerai qui vous devez craindre. Craignez Celui qui après avoir tué, a le pouvoir de jeter dans la Géhenne; oui, je vous le dis, c'est Lui que vous devez craindre" (Lc.12, 5). Frères, le Christ notre Maître, entouré des myriades angéliques et des choeurs des saints, portant en ses mains les couronnes impérissables, suit du haut des Cieux vos luttes et vos souffrances. Dès qu'il vous verra entrer dans l'arène avec foi, amour, grandeur d'âme, pour y proclamer avec assurance son Nom devant les impies, il vous enverra, mystiquement et invisiblement, la Grâce divine et sa consolation, qui vous consoleront et vous fortifieront dans le martyre. La course du martyre terminée, il recevra, dans ses bras, vos âmes saintes, vous couronnera, vous glorifiera, vous honorera, comme il l'a fait pour les âmes des Anciens-Martyrs. Vous règnerez avec lui, éternellement, dans son royaume des cieux, et vous vous réjouirez avec toutes les puissances célestes, en compagnie des patriarches, des prophètes, des apôtres, des hiérarques, des martyrs, des saints. Il vous confessera devant son Père, vous qui l'aurez confessé devant les hommes : " Quiconque me confessera devant les hommes, à mon tour, je le confesserai devant mon Père qui est dans les cieux" (Matt.10, 32). Il glorifiera vos reliques sur la terre, par la venue sur elles de la lumière d'en-haut et par les miracles et les signes selon la justice, et les chrétiens les vénèreront et les honoreront avec piété. Quoi de plus glorieux, quoi de plus grand que cette gloire? Quoi de plus désirable que cette familiarité? Vraiment, le sacrifice d'une, de deux, de trois, même de mille vies, n'est rien comparé à une telle gloire, à une telle dignité digne de Dieu : " Les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous" (Rom.8, 18). Courez, frères, courez pour arriver au but. Hâtez-vous et ne laissez pas échapper de vos mains la proie. Luttez, luttez pour que d'autres ne vous ravissent pas votre couronne. L'effort est petit, mais grande la récompense. Les tourments sont passagers et les biens à hériter éternels. La coupe du martyre est amère, mais douce la jouissance de Jésus-Christ. Bien-aimés, vous donnez un corps périssable et vous recevez un corps impérissable. Vous vendez du sang et vous achetez les cieux. Plus ou moins tard, vous mourrez par nécessité naturelle. Faites de cette nécessité un point d'honneur et gagnez, par la mort, la vie éternelle, la vie sans affliction, la vie bienheureuse, le bonheur absolu inaccessible au mal et que tout bien vos accompagne. Vous serez dignes, après avoir vaincu, après avoir repoussé le signe et la marque de la bête, c'est-à-dire le diable et l'image de la bête qui est le chef des Agaréniens impies, vous serez dignes, dis-je, de vous tenir sur la mer de cristal de la divine béatitude, mer limpide et pleine de biens indicibles, et, cithares en mains, chanter et glorifier éternellement, en vainqueurs, le Seigneur : " Et je vis comme une mer de verre, mêlée de feu, et ceux qui avaient vaincu la bête et son image, et le nombre de son nom, debout sur la mer de verre, ayant des harpes de Dieu. Et ils chantent le cantique de Moïse, le serviteur de Dieu, et le cantique de l'Agneau" (Apoc.15,2-3). Nous terminerons, frères, en vous disant que si vous n'aviez pas vu de vos jours, nous les Nouveaux- Martyrs, vous auriez pu avancer ce bon prétexte pour éviter le martyre. Mais nous voilà sans défense. Dieu a voulu que vous eussiez en exemple non pas un, ni deux, mais une nuée de Nouveaux-Martyrs. Imitez-nous donc et courez, persévérants, vers l'arène du martyre, les regards entièrement fixés sur Jésus le premier martyr, le chef de notre salut : " Nous donc aussi, puisque nous sommes environnés d'une si grande nuée de martyrs, courons avec persévérance dans la carrière qui nous est ouverte, ayant le regard sur Jésus, le chef et le consommateur de la foi" (Heb. 12, 1-2). *** O Nouveaux-Athlètes et martyrs du Christ, noms très doux aux chrétiens ( je m'adresse maintenant à vous), nouvelle milice vaillante du Roi des cieux, hérauts ardents de la Sainte Trinité, prédicateurs courageux de la divinité de Jésus-Christ, champions de la piété chrétienne et adversaires de l'impiété, imitateurs, participants, suivants sectateurs des souffrances du Seigneur, vainqueurs chargés de trophées de nos trois grands ennemis : la chair, le monde, le prince de ce monde, baptisés du baptême de sang, que de secondes souillures ne sauraient salir, selon Grégoire le Théologien; vous serez la confusion des impies au Jour du Jugement. Vous êtes la gloire de l'Eglise Orthodoxe, le blâme et la confusion des hérétiques. Pour tous les chrétiens captifs, vous êtes l'exemple de persévérance. Vous exhortez les orthodoxes, surtout ceux qui ont renié le Christ, à imiter par l'oeuvre votre martyre. Vous êtes, en vérité, ceux "qui ont achevé en leur chair les souffrances qui manquaient au Christ" (Col.1, 24), et "vous avez été donnés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes" ( 1 Cor. 4, 9). Spectacle qui a couvert de honte, de déshonneur, de tristesse le monde des impies; spectacle qui a été le désespoir, la douleur insupportable des anges déçus, des méchants démons, mais allégresse et joie ineffables pour les anges bienheureux. En effet, les anges se réjouissent et désirent voir les souffrances des Nouveaux-Martyrs. Pour certains docteurs de l'Eglise, c'est cela que le bienheureux Pierre a voulu révéler quand il a dit : " Dans lesquelles ( les souffrances des saints), les anges désirent plonger leurs regards" ( 1 Pet.1, 12), bien qu'ils contemplent la Face bienheureuse de Dieu, comme le Seigneur l'a dit" : "Leurs anges dans les cieux voient continuellement la Face de mon Père qui est dans les cieux" ( Matth. 17, 10). Saint Cyprien disait que la vue, le spectacle des martyrs était porteur d'une telle béatitude que les anges ne considéraient pas leur béatitude amoindrie, en détournant leurs regards de la Face de Dieu pour les porter sur vous les Nouveaux-Martyrs. Ils se réjouissent autant dans la contemplation de la Face de Dieu que dans la vue de vous, les Nouveaux-Martyrs, de vos souffrances bienheureuses endurées pour le Christ. Parler de gloire et de béatitude, de souffrance et de martyre pour le Christ, c'est dire la même chose. C'est pour cela que le Seigneur appelle gloire sa Croix et sa Passion : "Maintenant le Fils de l'homme est glorifié" (Jn. 13, 31). Pourquoi ai-je dit que les anges se réjouissaient à la vue de vos souffrances et de vos martyres? - Si la passion de l'envie était donnée aux anges impassibles, c'est vous les martyrs qu'ils envieraient, parce que vous avez été dignes de souffrir et d'être martyrisés pour le Christ. S'ils avaient pu prendre un corps, ils l'auraient utilisé pour souffrir pour le Christ. Ces deux choses étant impossibles à leur nature, ils y suppléent par leur grand désir de vous voir souffrir pour le Christ; c'est bien dans vos souffrances que "les anges désirent plonger leurs regards". Vous, les Nouveaux-Martyrs du Christ, vous êtes les prémices, les premiers-nés de notre nature, les épis nouveaux, le sacrifice nouveau offert par notre race humaine en oblation et en actions de grâces agréables à Dieu, comme cela est écrit : " Le jour des prémices, quand vous offrirez à Dieu une oblation de fruits nouveaux..." (Nomb. 28, 26), et : " Si tu offres au Seigneur une oblation de prémices, c'est sous forme d'épis grillés au feu..." 5 Lév.11, 14). Vous êtes, en vérité, la justification de la génération contemporaine corrompue; par vous, Dieu purifie nos péchés. Son irritation envers nous cesse à la vue de votre sang et de votre mort, comme il le déclare par Isaïe : "Qu'ils produisent leurs martyrs pour être justifiés" (Is.43, 9). Vous avez été l'obstacle, la raison qui a fait que Dieu a retardé son Second Avènement et la fin du monde. Qui nous l'affirme? - La sainte Apocalypse où il est dit que toutes les âmes des Anciens-Martyrs criaient à Dieu de venger leur sang, une heure avant le Jugement. Et il leur fut répondu de patienter encore un peu, jusqu'à ce que les martyres de tous les autres frères soient terminés, c'est-à-dire les vôtres à vous, les Nouveaux-Martyrs : " Et il leur fut dit de se tenir en repos encore un peu, le temps que fussent au complet leurs compagnons de service, leurs frères qui devaient être mis à mort comme eux". ( Apoc. 6, 11). O Nouveaux-Martyrs du Christ, aux luttes innombarbles, comment vous appellerons-nous? ANGES, Oui, anges! Parce que vous avez méprisé votre corps, et tels des incorporels, vous avez résisté à l'ennemi incorporel, et vous l'avez vaincu, chose que vos actes ont montrée. Chrysostome le divin disait que les anges et les martyres différaient de nom seulement. LUMINAIRES? Oui, luminaires! Parce que dans la nuit profonde et la froideur de la captivité, vous faites briller, dans l'esprit des orthodoxes, la pure lumière de la connaissance de Dieu, réchauffant nos coeurs pour aimer le Christ et la foi. En effet, lorsqu'un Nouveau-Martyr souffre, les chrétiens qui le voient et qui l'entendent, sont enflammés par l'amour divin et se préparent, eux aussi, à subir le même martyre pour le Christ. FLEUVES? Nous disons vrai. Parce que, par le débordement de votre sang, vous avez submergé l'égarement des impies, arrosé la foi des orthodoxes, desséchée par sa vieillesse. MEDECINS? Oui, et qui en doutera? Parce que par la puissance guérissante du Saint Esprit, vous guérissez, bénévolement, les maladies des corps et les passions des âmes de ceux qui vous invoquent dans la foi. Vous appellera-t-on TOURS de la piété, GARDES de l'Eglise du Christ? FLEURS parfumées et ROSES rouges du Paradis, colorées par votre propre sang? PROTECTEURS? AIDES? SAUVEURS communs de tous les orthodoxes? Nombreux sont vos noms et plus nombreux vos charismes. Grands sont les éloges que vous méritez et notre capacité de vous louer bien faible. Retenant nos éloges, nous vénérons dans le silence et la piété, vos saintes reliques, comme nous le faisons pour celles des Anciens- Martyrs. Nous embrassons votre visage sacré et votre tête précieuse invisiblement couronnée par le Christ, car selon le Cantique, votre visage est tourné du côté de Damas et "votre tête, couverte de rosée, est comme l'or de Céphaz et élevée comme le Carmel". Nous baisons votre bouche très douce, dont la voix bienheureuse a crié : " Je suis chrétien et je meurs en chrétien", et "vos lèvres rouges comme la sparte et belle est votre voix". Nous couvrons de baisers votre cou sacré, tranché par le glaive furieux, pour la foi orthodoxe, " votre cou est comme une crique", comme la tour de David, comme la tour d'ivoire. Nous vénérons vos mains qui ont été liées par des cordes, pour l'amour de la Sainte Trinité; "vos mains ont distillé la myrrhe, elles ont été ciselées, oeuvre de mains d'artiste". Nous magnifions vos jambes et vos pieds qui ont reçu les coups de fouets et porté les chaînes pour le Nom de notre Maître très doux", "vos jambes sont des colonnes de marbre posées sur des socles d'or et vos pieds lavés dans votre sang, comment les salirez-vous encore?" Bref, nous couvrons de nos doux baisers tous les saints membres de votre corps supplicié, par lesquels vous avez su plaire au Christ, étonné les anges, réjoui les saints, blessé les démons, attristé les impies, comblé de joie l'Eglise du Christ, consolé les frères captifs, sanctifié les lieux de vos martyres, vous avez béni les chrétiens contemporains, parfumé l'air par la montée de vos âmes. Nous n'avons pas honte, non, nous n'avons pas honte, au contraire, nous sommes fiers de recevoir votre sang et de nous en oindre. Nous nous partageons vos vêtements et les instruments de votre supplice et les portons sur nous comme phylactères, nos âmes et nos corps en sont sanctifiés. Nous ne considérons pas votre corps comme mort et sans âme, mais nous croyons que la Grâce toute puissante du Saint-Esprit demeure en eux et qu'elle accomplit des miracles. Le divin Chrysostome disait dans sa première homélie sur le martyr Babylas : " Ne va pas croire que le corps du martyr est couché, privé de l'énergie de l'âme; mais pense qu'une force plus forte que celle de l'âme se trouve près de lui - celle de la Grâce du Saint Esprit". Nous savons que comme la divinité du Christ ne s'est pas séparée du Corps de l'hypostase divine lors de la mort de trois jours, de même la Grâce de Dieu ne s'est pas séparée, après la mort, des reliques et des ossements des martyrs : " Tu vénèreras, dit Saint Grégoire Palamas, les saintes reliques, car la Grâce de Dieu ne s'est pas séparée du Corps adorable du Christ lors de sa mort vivifiante". Nous vénérons aussi vos saintes icônes que nous peignons et que nous embrassons, faisant monter par elles l'honneur au modèle, et nous célébrons vos mémoires et vos fêtes anniversaires, " car la mémoire des martyrs est une joie pour ceux qui craignent le Seigneur". Quelle rétribution attendons-nous de votre part? Priez de toute votre âme le Dieu saint de pardonner les péchés de ceux, surtout, qui lisent pieusement et fréquemment vos souffrances décrites dans ce livre, de lui demander de n'être plus irrité contre nous et de détourner, dans sa bonté, Ses regards des fautes que nous commettons chaque jour, en paroles, en actions, en esprit et par lesquelles nous le chagrinons. Rappelez-lui les martyres que vous avez soufferts pour son nom et apaisez ainsi sa juste colère. Car vraiment nous avons été amoindris, maltraités et réduits plus que toutes les autres nations, sous le joug de cet esclavage interminable. Dans la vie présente, délivrez-nous de tout mal de l'âme et du corps, fortifiez-nous pour garder fermement tout ce que vous nous avez enseigné et, dans la vie future, rendez-nous dignes du royaume des Cieux, en Jésus-Christ notre Seigneur. A lui, au Père et à l'Esprit Saint, la gloire et la puissance, maintenant et toujours et aux siècles des siècles. Amen! SAINT GREGOIRE V PATRIARCHE DE CONSTANTINOPLE. Traduction de PERE AMBROISE FONTRIER. "Quand, le 19 février 1807, la flotte anglaise força les Dardanelles, et vint jeter l'ancre devant Constantinople, le Sultan, épouvanté, envoya à son bord, pour négocier, le grec Alexandre Chantzeri. Mais tandis que celui-ci gagnait du temps en pourparlers, la population, dirigée par le général Sébatiani, hérissait de batteries les remparts de Constantinople. Pendant cet intervalle, le Patriarche Grégoire, celui qui fut pendu quinze ans plus tard devant la porte de son palais patriarcal, conduisait, le bâton pastoral à la main, plus de mille ouvriers grecs et travaillait aux fortifications, tout le temps que la flotte anglaise était présente. Il portait lui-même de la terre dans des paniers d'osier, pour les batteries qui s'étendaient tout le long des murailles de Constantinople, jusqu'à l'entrée du Golfe Cératien. Sa récompense pour des preuves si éclatantes de son zèle ne consista qu'en une parole d'approbation; depuis, son châtiment pour un crime imaginaire fut la mort. L'ardeur que ce vertueux Patriarche montra dans cette circonstance sauva tous les grecs, et peut-être tous les chrétiens à Constantinople, de la rage d'une immense population toute armée, qui voyait pour la première fois ses maisons, ses biens et ses mosquées menacées par les infidèles..." in Brunet : La Grèce, p.414. Grégoire V, le très saint Patriarche Oecuménique de Constantinople Nouvelle Rome, est né en 1745 à Dimitsana, petite ville du département de Gortyne du Péloponnèse, bâtie sur l'ancienne ville de Teuthide, à 958 mètres d'altitude. A son baptême, il reçut le nom de Georges. Il fit dans sa patrie des études primaires, sous la direction de son oncle et parrain Mélétios et d'Athanas Rousopoulos, tous deux hiéromoines. En 1765, âgé de vingt ans, il quitta sa patrie pour Athènes, où il fut, pendant deux ans, l'élève du grand didascale Dimitri Boda. D'Athènes, il se rendit à Smyrne, où il trouva son oncle et parrain le hiéromoine Mélétios et fit de solides études à la célèbre Ecole de la "Bonne Nouvelle". De Smyrne il alla au monastère des Strophades, petite île de la Mer Ionienne, sur la côte de Ménérisse, où il fut fait moine sous le nom de Grégoire. Un an après, il est à Patmos, pour y suivre les cours de Philosophie et de Théologie du didascale Daniel Kéramès. Ses études terminées, il revint à Smyrne où le Métropolite Procopios le fit diacre puis prêtre. En 1785, Procopios fut élu Patriarche de Constantinople et Grégoire, Métropolite de Smyrne. Le 14 octobre de la même année, il reçut la consécration épiscopale à Constantinople et gouverna avec sagesse et zèle son diocèse pendant douze ans. Smyrne, aujourd'hui Izmir, est une des sept Eglises d'Asie, à laquelle le visionnaire de l'Apocalypse écrit : " Voici ce que dit le Premier et le Dernier, qui était mort et qui est revenu à la vie : Je connais tes tribulations et ta pauvreté ( pourtant tu es riche)...Ne t'effraie pas de ce que tu vas souffrir; voici, le diable va jeter plusieurs des vôtres en prison pour que vous soyez éprouvés, et vous passerez par une tribulation de dix jours. Sois fidèle jusqu'à la mort, et je te donnerai la couronne de vie! Que celui qui a des oreilles écoute ce que l'Esprit dit aux Eglises : Le vainqueur n'aura rien à souffrir de la seconde mort" ( Apoc.2, 8-11). Smyrne était à l'époque une grande ville de commerce d'Asie Mineure, sur le golfe du même nom, à 435 kilomètres de Constantinople. Elle comptait 150 000 habitants, et faisait un grand commerce d'import-export. La ville était partagée en ville haute ou quartier turc et ville basse ou quartier franc. Les hellènes ou roumis formaient la grande majorité de la population. Le golfe de Smyrne forme une rade magnifique, très abritée par le Mont Minas au Sud, le Pragus à l'Est, le Sipyle au Nord; il a cinquante kilomètres de long sur vingt de large. Saint Polycarpe, disciple de saint Jean l'Evangéliste, successeur de saint Bucole, illustra comme martyr l'Eglise de cette ville. En 1797, l'inoubliable Patriarche Gérasime III démissionna, et Grégoire fut élu à l'unanimité des voix Patriarche de Constantinople, cinquième à porter ce nom. Le 19 avril de la même année, il prit possession de son siège. Son austérité, sa modestie, la simplicité de sa table et celle de son vêtement, son désintéressement quant à l'argent, son zèle brûlant pour la foi, sa sagacité dans les affaires ecclésiastiques, son activité énergique, son mépris des obstacles et des difficultés, son caractère stable et inflexible, forcèrent l'admiration et le respect de tous. A cette époque, le Patriarcat de Constantinople se trouvait dans une situation très difficile et périlleuse, à cause des mouvements pour la libération des "roumis", qui avaient lieu ici et là. Les interventions des puissances européennes en faveur des chrétiens, le détachement de certaines régions de l'empire ottoman habitées par des chrétiens (fondation des états de la presqu'île balkanique), éveillèrent la méfiance des Turcs à l'égard des chrétiens qui se trouvaient sous leur domination. Le Patriarche de Constantinople était, depuis la chute de la Reine des Villes, le Chef suprême religieux et politique des "roumis" ou chrétiens orthodoxes en Turquie et le seul interlocuteur valable auprès de la Sublime Porte. Il était installé par le Sultan ou par le Grand Vizir ou premier ministre. Le Patriarche était responsable, devant le Sultan, de l'ordre et de la soumission que lui-même et les chrétiens devaient à l'Etat. Un patriarche soupçonné de désobéissance ou d'insoumission était immédiatement soit déposé, soit exilé, soit condamné à mort. D'où le grand nombre de patriarches, au temps de la turcocratie, qui se succédaient sur la chaire constantinopolitaine après de brèves patriarchies. Le Patriarche Joachim 1er fut déposé et déchu de sa chaire en 1564; Cyrille Lukaris fut condamné à mort en 1638; Cyrille Kontarès fut exilé à Carthage en 1639 puis assassiné; Parthénios II en 1651 et Parthénios III en 1657 furent assassinés; Néophyte V fut condamné aux galères en 1707; Jérémie III fut jeté en prison puis exilé à Mytilène en 1723; Grégoire V fut pendu en 1821; Anthime III en 1824, Chrysanthe en 1826 et Agathange en 1830 furent exilés. En 1798, les Français occupaient les Iles connues sous le nom des Sept Iles ou Iles Ioniennes, dont les principales, en effet au nombre de Sept, étaient Corfou, Raxo, Sainte Maure, Thiaki, Céphalonie, Zante, et Cérigo. De ce poste avancé de la République Française, partaient des émissaires qui allaient exciter l'esprit des roumis, - déformation du nom de romains, que les turcs donnaient aux citoyens de l'Empire chrétien romain de saint Constantin le Grand, à ces roumis toujours ouverts à ces instigations, toujours trop disposés à prendre les promesses pour des engagements réels. Ces roumis étaient attirés par un vaste projet : attaquer l'empire turc sur plusieurs points à la fois : A l'ouest, débarquer des troupes françaises dans la province de Chimaera, et sur la côte de Parga, pour soulever l'Albanie; à l'Est, descendre par le golfe de Volo pour appuyer les combattants du Mont Olympe, tandis qu'au Sud, Maïna donnerait au Péloponnèse le signal de la guerre. Ali Pacha qui apprit ces projets en informa le Sultan. Il fit enfermer tous les Français qui se trouvaient dans ses états, confisqua leurs biens et leurs marchandises, et se hâta de conclure une double alliance avec l'Angleterre et la Russie. Le Sultan mit sur pied une expédition militaire pour rétablir l'ordre et ramener les roumis à l'obéissance et à la soumission, dans la province de Prévéza à l'entrée du Golfe d'Arta. C'est alors que le divin Grégoire intervint, connaissant les méthodes et les résultats pour ses concitoyens de ce genre d'expédition. Il obtint du Sultan la mission de ramener l'ordre et de faire cesser les troubles suscités chez les roumis par les Français. Le Protosyncelle Johannicos le Byzantin fut dépêché comme légat à Arta. Il ramena ses concitoyens à la raison et revint à Constantinople, porteur d'un rapport rédigé par le Juge Turc d'Arta qui attestait que le calme était revenu, que l'ordre régnait partout. Dans d'autres rapports, le peuple exprimait sa fidélité, son obéissance et sa soumission au Sultan. Grégoire V remit ces rapports au Sultan, réussit à fléchir la colère du souverain et à rendre vaine la campagne militaire qu'il redoutait. *** Au temps de la patriarchie de Grégoire V, beaucoup d'évêques résidaient à Constantinople et refusaient de vivre dans leurs diocèses, dont ils touchaient prébendes et bénéfices. Grégoire les obligea d'aller vivre au milieu de leurs troupeaux, dans leurs diocèses. Dépités, ils le calomnièrent et l'accusèrent d'être un homme autoritaire, violent, incapable d'imposer aux chrétiens la soumission au Sultan. Dès ce moment, Grégoire devint un personnage douteux; sur lui allaient peser désormais tous les soupçons. Après une patriarchie qui dura dix-huit mois 1797-1798, le Sultan finit par l'exiler à Chalcédoine. Grégoire signa une démission toute formelle et partit pour son exil. En route, un contr'ordre l'envoya à Drama, une ville de Macédoine. De Drama il fut transféré au Monastère de la Grande Grotte des Kalabrytes du Péloponnèse. Avant d'y arriver, un autre ordre lui indiqua le Monastère des Ibères au Mont Athos. Pendant son séjour à la Sainte Montagne, qui dura environ cinq ans, il visita skytes et monastères, prêchant sans relâche la Parole de Dieu, réglant les différends entre moines et monastères, donnant avant tout, le bon exemple de la vie vertueuse et parfaite du moine qu'il était. Néophyte III, patriarche pour la seconde fois, le remplaça de 1798 à 1801. Il était monté sur la chaire patriarcale pour la première fois en 1789, puis en avait été chassé pour cinq ans. Néophyte déposé à son tour, Callinique le remplaça sur le trône patriarcal. Au début du XIX° siècle, le parti francophile domina Sur l'intervention de l'Ambassadeur de France, les Hospodars de Moldavie et de Valachie, Alexandre Mourousi et Constantin Ypsilanti furent dénoncés comme russophiles, déchus et remplacés par Alexandre Soutzou et Scarlatou Callimaque. Ces derniers conseillèrent au Patriarche Callinique V de démissionner. Faible de caractère, ce Patriarche démissionna le 22 septembre 1806. Le 24 du même mois, l'assemblée générale des Evêques, en présence du Grand Logothète Alexandre Manou et des responsables des organisations laïques se réunit. Grégoire V fut élu, pour la seconde fois, à l'unanimité, Patriarche de Constantinople et rappelé de son exil. Le 18 octobre de la mêm année, le clergé et le peuple l'acclamèrent dans l'enthousiasme. Pendant sa seconde patriarchie, le divin Grégoire reprit et continua son ancienne activité ecclésiastique et nationale. Il exigea des évêques d'être présents aux réunions du synode ou, en cas d'empêchement, d'envoyer leur avis par écrit. Il demanda aux villes et aux villages d'ouvrir de nouvelles écoles et d'améliorer celles qui existaient. Aux évêques et aux higoumènes, il ordonna d'accomplir leurs devoirs et leurs charges ecclésiastiques avec application. L'imprimerie qu'il avait fondée l'occupa également beaucoup. En 1807, il édita et réédita les onze homélies sur les six jours de saint Basile le Grand, qu'il avait traduites en grec de son époque, pendant son séjour en Athos. En 1807, la Turquie entra en conflit avec la Russie. Craignant de voir les "roumis" soutenir les Russes, le Sultan obligea le Patriarche Grégoire de rédiger une Encyclique à l'adresse des chrétiens pour leur conseiller de rester tranquilles. Pour éviter un massacre, le Patriarche obtempéra. En mars de la même année, l'Amiral russe Semiavine envoya des manifestes aux chrétiens de l'Empire Ottoman et, en accord avec l'armatole de Thessalie Nico Tsara, souleva les "roumis" contre les turcs. Le Sultan demanda encore au Patriarche d'intervenir pour appeler au calme ses concitoyens, mais d'autres émissaires russes, arrivés en Olympe, suscitèrent un autre soulèvement dont le prêtre Euthyme Vlahavan prit la tête. Le Sultan exigea à nouveau l'intervention du Patriarche et Vlahavan se soumit. Le 8 juillet 1808, à la suite d'une émeute à Constantinople, le Sultan Salim fut déposé par les Janissaires de Mustapha Baïractar. Mustapha mit sur le trône le Sultan Mahmout et exigea le départ de Grégoire V. Le 10 septembre 1808, le Patriarche démissionna et se retira au monastère de la Transfiguration dans les Iles des princes, où il resta un an. Sans élection synodale, par simple décret du Vizir, Callinique V remonta, pour la seconde fois, sur la chaire patriarcale, mais pour une courte durée, car, dix mois après, il en fut chassé et remplacé par Jérémie IV de 1809 à 1813. Jérémie exila Grégoire à la Sainte Montagne et le Patriarche reprit, au Monastère des Ibères, sa vie de simple moine et les études qu'il aimait. De sa retraite athonite, il suivait avec attention et intérêt les affaires ecclésiastiques et internationales. Vers le milieu de l'année 1818, Jean Pharmakès le visita et lui donna des nouvelles de la Philiki Hétairia dont nous allons dire quelques mots empruntés au livre de M. Brunet : La Grèce. "Vers 1813 florissait à Athènes une association des amis des arts, dont le but principal était la conservation des antiquités du pays et l'éducation intellectuelle et morale de la jeunesse grecque, par le moyen des écoles. Cette association prit un rapide accroissement au-dedans et au-dehors même de la Grèce, et ceux qui la composaient aimaient à montrer l'anneau qui les caractérisait, et qui était d'or pour les bienfaiteurs, et d'airain pour les simples membres. Elle trouva des appuis jusque dans les membres du Congrès de Vienne, qui exprimèrent des voeux et firent des dons personnels pour la propagation de l'instruction parmi les grecs. Le Tsar Alexandre consentit à ouvrir la liste des souscripteurs. Vers la fin de 1814, à l'ombre de cette association, s'en éleva une autre, toute politique, qui déjoua l'attention du gouvernement turc, en se confondant avec elle. L'idée en avait été conçue par un homme ignorant, mais d'un caractère honorable et d'une grande expérience, Nicolas Scouphas d'Arta. Il lui avait donné un nom dont la forme populaire indiquait la simplicité du fondateur, Hétairie ou Association des amis. Scouphas ne s'associa d'abord que des hommes obscurs. Le nombre des membres fut fixé à seize, par une raison mystique. Chacun prenait comme numéro d'ordre une lettre de l'alphabet, selon la date de son admission. Alexandre Hypsilanti, qui fut admis dans les derniers et probablement le dernier, portait la lettre P. Cette hétairie secrète aimait à se confondre avec l'hétairie inoffensive dont le comte Jean Capodistria, grec de Corfou et ministre du Tsar Alexandre, était le chef avoué. Puis, sentant que par elle-même elle restait impuissante, elle imagina de se mettre sous le nom et de se donner comme l'organe d'un pouvoir supérieur qu'elle affectait de ne révéler que d'une manière vague et mystérieuse, l'appelant la Puissance suprême. Les Grecs, depuis longtemps unis aux Russes, comme nous l'avons vu déjà, par les liens religieux, habitués à attendre la délivrance de ces "hommes blonds" qu'annonçaient leurs prophéties, crurent être assurés de la protection occulte du Tsar Alexandre. Cette idée donna tout à coup une grande force à la propagande des hétairistes. Le voyage de Scouphas, qui avait jeté les premiers germes de la société dans un séjour fait en Russie pour les affaires de son commerce et passé en partie à Moscou, auprès d'Alexandre Mavrocordato, ancien hospodar de Valachie, contribuait à faire croire qu'il avait reçu dans ce pays de hautes et mystérieuses assurances. Des Russes résidant en Grèce s'affilièrent à l'hétairie, et confirmèrent encore cette croyance. Enfin, on avait soin de mettre en avant le nom du Comte Capodistria, considéré comme l'intermédiaire entre la nation grecque et la Russie. C'est ainsi que, par une propagande mystique, se répandit dans toute le Grèce une association qui d'elle-même n'avait aucun fondement. Elle avait une organisation compliquée. On y comptait sept degrés d'initiation : 1° les frères ou vlamides; 2° les agréés; 3° les prêtres; 4° les évêques; 5° les archevêques; 6° les initiés; 7° les chefs ou stratèges des initiés. De ces sept degrés, les deux derniers étaient considérés comme donnant droit à un commandement militaire. Malré ces différences dans l'initiation, tous les membres de l'association étaient réunis dans la même pensée et tournés vers le même but. Le simple frère était averti qu'il eût à tenir prêtes ses armes et cinquante cartouches dans son havre-sac pour le cas où il serait commandé par son chef. A l'agréé, quand il était reçu, on adressait ces paroles : " Combats pour la foi et pour la patrie; engage-toi à haïr, à poursuivre et à exterminer les ennemis de la religion nationale et de ta patrie". Il portait pour signe distinctif une croix s'élevant au-dessus d'un croissant. Au prêtre l'on révélait que le but de l'Hétairie était l'affranchissement de la nation, et c'est ce qu'on répétait aux associés des degrés supérieurs. Enfin le stratège, quand il était proclamé, recevait une épée, qu'on lui remettait, avec ces paroles : " La patrie te la donne pour que tu t'en serves pour elle". Ainsi depuis le premier membre jusqu'au dernier, tous savaient que le but commun était la conjuration contre les Turcs. L'ambition, l'intérêt, les préjugés s'étaient glissés, comme cela était inévitable, dans cette vaste association. Nous pouvons citer à ce sujet le témoignage d'un historien grec, impartial aux dépens mêmes de ses compatriotes. " La classe des prêtres, dit-il, était nombreuse. Le prêtre avait le droit de créer des frères, et même de distribuer le titre particulier de prêtre. Et comme les initiés devaient remettre une certaine cotisation entre les mains de leur initiateur, beaucoup de personnes prirent ce titre de prêtre ou le communiquèrent par intérêt, et de là vint particulièrement cette multitude d'initiateurs et d'initiés. Si leur catéchisme était obscur considéré politiquement, au point de vue religieux c'était un monstrueux assemblage de vrai et de faux, de piété et d'impiété. En même temps que l'objet de l'entreprise était notre sainte foi et la patrie, et que les serments se prêtaient sur l'Evangile et sur les saintes Icônes, le prêtre initiant disait à l'initié qu'il le recevait en vertu de la puissance que lui avaient délivrée les grands-prêtres des mystères d'Eleusis. Comme toutes les sociétés sectètes, l'Hétairie avait ses symboles et ses mots de passe pour aider ses membres à se reconnaître. Elle avait aussi, pour les correspondances, des caractères secrets; mais les prêtres seuls ainsi que les initiés des degrés supérieurs en possédaient la clef. Pour éviter des dangers personnels, on se faisait inscrire sous des noms supposés ou sous certains signes. Telles étaient les connaissances scientifiques des fondateurs de l'Hétairie des Amis, que les initiateurs devaient demander aux initiés s'ils ne connaissaient point quelque invention dont le secret fût précieux. Or, ils faisaient cette singulière demande parce que les fondateurs de l'Hétairie croyaient à la pierre philosophale, et qu'ils rêvaient la transforamtion des métaux communs en métaux précieux" (Sp. Tricoupi, t.1, p.24). Jusqu'en 1817, l'Hétairie fit peu de progrès en dehors de la Grèce, et, dans la Grèce même, elle resta obscure. En 1816, un certain Nicolas Galatis d'Ithaque, jeune homme plein d'enthousiasme, mais aussi de jactance et d'étourderie, passant à Odessa, y rencontra le fondateur même de l'Hétairie, Scouphas, qui revenait de Moscou, et se fit initier aux plus secrets mystères de la société, et, plein d'ardeur, se rendait à Saint Pétersbourg pour y faire de la propagande. Là, il finit par attirer sur lui l'attention de la police, fut arrêté avec deux de ses amis, expulsé du territoire, et dirigé sur la Valachie. Faut-il croire que là, à Jassy, l'empereur Alexandre, qui avait déjà fait preuve de tolérance à son égard, soit allé jusqu'à lui faire remettre, par l'intermédiaire du consul, une somme de cinq mille francs en son propre nom? Quoi qu'il en soit, Galatis continua ses prédications avec une fougue inconsidérée, qui inquiéta même ses coopérateurs. C'est alors que les chefs de l'Hétairie, saisis d'une funeste idée qui germe trop facilement dans la tête des Grecs, lui donnèrent l'ordre d'aller rejoindre Tsacalof, auquel ils envoyèrent en même temps une secrète mission. Tsakalof avait été chargé, vers le commencement de 1817, d'aller remuer le Péloponnèse. Il reçut l'ordre de ses chefs, crut devoir y obéir en aveugle et le communiquer à ses initiés : " Ceux-ci reçoivent à bras ouverts l'innocent Galatis, lui prodiguent des festins, et le mènent un jour à la campagne. De vallon en vallon et de colline en colline, ils arrivent sous l'ombre d'un platane. Là, pendant que Galatis, couché sous la verdure, chante un hymne patriotique, un tromblon est déhargé sur son dos par des hétairistes; le malheureux rend l'âme, en s'écriant : " Que vous ai-je fait?" On dit que ses cendres reposent encore au pied de ce même arbre sous lequel il fut tué, et que sur son écorce un de ses amis a gravé, en guise d'épitaphe, les dernières paroles de cette déplorable victime : " Que vous ai-je fait?" Ainsi, avant le premier signal de la guerre, le sang était déjà versé, sans jugement, sans nécessité, sans haine même, par simple précaution contre un jeune enthousiaste inoffensif, et par l'expéditive et déplorable autorité de la raison d'Etat! En avril 1818, Scoupias quitta Odessa, où il venait d'affilier les principaux chefs réfugiés dans les Sept-Iles. Il se rendit à Constantinople, et là, en présence d'une police inhabile et d'un gouvernement aveugle, il fit de nombreux prosélytes. En même temps il envoyait partout des émissaires. La Grèce continentale fut un peu contenue par la crainte d'Ali-Pacha; là même cependant les hétairistes rencontrèrent une coutume qui devait favoriser leur action. Depuis le commencement du dix-septième siècle, s'était établi parmi les Albanais l'usage de s'unir en une fraternité. Parés de leurs plus beaux vêtements, les deux hommes qui voulaient devenir frères, Grecs tous deux, et souvent l'un Grec, l'autre Mahométan, l'un clephte, l'autre déré-bei, c'est-à-dire sujet rebelle à la Porte, s'approchaient d'un autel, échangeaient leurs armes, se donnaient la main, s'embrassaient en se disant réciproquement : " Ta vie est ma vie, et ton âme est mon âme". Après cette union jurée, l'un pouvait abandonner à l'autre la garde de sa famille et de sa maison, pendant qu'il s'absentait pour labourer ses champs éloignés ou pour la guerre. Les hétairistes n'eurent qu'à adopter ce mode d'affiliation, mais en excluant sévèrement les mahométans. Dans le reste de la Grèce, dans le Péloponnèse, dans les îles, l'hétairie faisait d'immenses progrès. Elle devenait l'objet de tous les entretiens, et l'enthousiasme qu'elle suscitait s'exaltant tous les jours, et se contenant moins à mesure qu'elle s'étendait davantage, elle commençait à trouver un danger dans son développement même. Une députation fut envoyée en Russie et obtint, dit-on, du gouvernement, mille ducats de Hollande. Les marins de l'archipel pénétraient dans les Sept-Iles pour leurs affaires commerciales, et y correspondaient avec Colocotroni. Papa-Fléchas, après avoir achevé ses prédications en Morée, alla répandre l'Hétairie en Valachie. Alexandre Soutzo, nommé par la Porte hospodar de cette province après le départ de Caradja, en octobre, passait pour favorable à la cause des Grecs, ainsi que Michel Sourzo, nommé peu de temps après lui hospodar de Moldavie. Aristide Pélopidas et Perrévos furent députés en Bessarabie, en Moldavie, et allèrent jusqu'à Odessa et Taïganrock. A mesure que l'association se développait, on sentait le besoin de la centraliser. Cette même année 1818, on créa des éphories dans les principales villes. Chaque éphorie était le centre d'une circonscrition, avait sa caisse à part, dont les trésoriers devaient être pris parmi les négociants les plus considérables, et correspondait directement avec Constantinople, d'où émanaient les décisions d'intérêt général. Smyrne, Chios, Samos, Calamata, Misolonghi, Janina, Bucarest, Jassy, Trieste, Moscou, Pesth, plusieurs autres villes eurent chacun leur éphorie; et parmi les principaux initiés, on nomma Marc Botzaris, georges l'Olympien, Kyriakoulis, Pierre Mavromichalis, Antoine Criesis, Lazare Coudouriotis, Savas, des archevêques, des armatoles et des chefs de klephtes, des négociants et des membres de la noblesse du Phanar. Le gouvernement turc, habitué à ne pas se mêler des affaires intérieures des chrétiens, n'empêchait rien. Son aveuglement doit moins étonner si l'on songe que, dénué des moyens que la centralisation fournit à la police des Etats, embarrassé encore dans la surveillance de ses sujets par la différence des langues, distrait d'ailleurs par des agitations plus voisines du centre et la rébellion sans cesse menaçante des gouverneurs, il était souvent réduit à punir ou à subir les complots au lieu de les prévenir. Cependant, les Grecs n'abandonnaient pas les intérêts de leur commerce. L'année 1818 amena en France une disette générale. Les vaisseaux des îles de l'archipel apportèrent à Marseille les blés de la Morée, qui furent achetés à de hauts prix. L'année suivante, le 24 avril 1819, la Porte reconnut l'indépendance des Iles Ioniennes, dont la constitution, publiée depuis le 29 décembre 1817, acceptait le protectorat perpétuel du roi d'Angleterre, représenté par un lord haut commissaire, gouverneur général. En échange de cette reconnaissance, Mahmoud II demanda la restitution de Parga. Ce fut un triste expédient de la politique que ce marché qui faisait changer de maître, sans la consulter, comme si elle eût été esclave, une ville florissante, et livrait à des mahométans des chrétiens par la main d'autres chrétiens. On dressa l'inventaire de Parga, de ses églises, de ses monuments, de ses maisons, des vases de ses autels. Elle fut évaluée à cinq cent mille livres sterling. Moyennant ce prix, Ali-Pacha prit possession de cette ville, qui lui avait toujours échappé. Les habitants étaient placés dans l'alternative de devenir des sujets, ou de se retirer, dépouillés de tous leurs biens, à Corfou. Ils ouvrirent les tombeaux, en retirèrent les restes de leurs pères, les brûlèrent sur la place publique, et se retirèrent sur le territoire de refuge qui leur avait été assigné. L'indemnité insuffisante qui leur avait été promise par les Anglais fut marchandée, et réduite par les agents d'Ali-Pacha, à cent cinquante mille livres sterling. Ils furent obligés de profiter des secours que leur offrirent les Grecs de l'île et le comte Capodistria, qui vint les visiter dans leur campement. Il y eut dans l'Europe un mouvement d'indignation (10 mai 1819). Cependant l'Hétairie grandissait toujours; mais il fallait se rattacher enfin à son origine imaginaire. Une réunion des principaux membres eut lieu à Tripolitza, au commencement de 1820. L'enthousiasme, l'espérance, la fraternité y présida. Il n'y avait encore aucun nuage devant l'avenir, aucune défiance, aucune division. Le sentiment religieux couvrait les nuances politiques. Le grand objet de la réunion fut d'envoyer à la cour de Russie un commissaire chargé de lui demander sa protection et ses conseils. Le choix tomba sur Jean Paparrigopoulo, qui reçut les instructions suivantes : il devait demander à la Puissance Suprême, comme on l'appelait : 1° De former une éphorie de frères dans le Péloponnèse, pour agir sous sa direction en vue du but commun, et la consulter sur toute chose. 2° D'engager tous les frères à obéir en tout à l'éphorie, et à ne rien faire sans son consentement, sous peine d'exclusion de l'Hétairie. 3° De donner son consentement et ses conseils pour la formation d'une caisse commune dans le Péloponnèse, sous la garde d'hommes recommandables, destinée à recueillir les souscriptions de tous les frères du Péloponnèse, et des Iles Ioniennes, s'il était possible, avec ordre de ne faire aucune dépense sans l'avis d'un conseil choisi de frères et l'agrément de la Suprême Puissance. 4° De charger un des frères d'Hydra de veiller à la sûrteté des correspondances entre le Suprême Puissance et l'éphorie du Péloponnèse". Ali-Pacha eut connaissance de la mission de Paparigopoulo, qu'il avait connu pendant qu'il résidait à Patras. Il voulut saisir cette occasion de se recommander à l'alliance de la Russie comme ennemi de la Porte, et appela Paprigopoulo auprès de lui à Prévéza. Celui-ci commença par se montrer défiant, et évita de communiquer sa mission; puis, sur le conseil de l'archevêque de Patras, Germanos, il lui dévoila le but de son voyage, le remplit de joie par cette nouvelle, qui lui faisait espérer des auxiliaires dans ses projets d'indépendance, et se trouva ainsi chargé d'une double commission auprès de l'Empereur de Russie. Le même Ali-Pacha poursuivait depuis longtemps d'une haine implacable un homme qui avait été son ami et son confident, Ismaïl-Bey. Celui-ci fut réduit, pour échapper à sa vengeance, à se réfugier jusque dans Constantinople. Là il eut le bonheur d'entrer dans les conseils de la Porte comme Kapoudji-Pacha et de se concilier l'amitié du tout-puissant Khalet-Effendi. Ali-Pacha fut d'autant plus irrité de cette élévation inattendue de son ennemi, que son second fils, Véli-Pacha, fut transféré de l'important gouvernement de Larisse au gouvernement secondaire de Naupacte, par l'influence de Khalet-Effendi et les suggestions d'Ismaïl. Toujours prompt à la vengeance, il soudoie trois Albanais, qu'il charge d'aller assassiner ce dernier; mais leur coup manque, et, arrêtés, ils s'avouent les instruments d'Ali-Pacha. Ils furent pendus, et le Pacha de Janina fut mandé à Constantinople pour répondre devant le Sultan. Il refusa de comparaître, et fut déclaré fermanli, c'est-à-dire mis au ban de l'Empire. Ismaïl fut nommé à sa place pacha de Janina et de Delvino, et nommé généralissime de l'expédition envoyée contre lui. Cette proscription, et surtout l'anathème prononcé par le grand-muphti au nom du prophète, isolait Ali-Pacha de tout bon musulman. Aussi fut-il obligé de chercher un appui en dehors de ses coreligionnaires. Déjà depuis longtemps, en prévision d'un semblable évènement, il avait cherché à gagner les pallicares, fort nombreux dans les montagnes de l'Epire. Tandis que son armée et sa propre famille l'abandonnaient, le 23 mars 1820, de son château de l'Achérusie, il fit appel aux Hellènes, et se proclama leur libérateur. On vit alors de singuliers rapprochements. Ce cruel Pacha, qui faisait sceller des hommes vivants dans les murs de son palais et se plaisait à crever avec un fer brûlant les yeux de ses victimes, cet ennemi implacable des chrétiens, qui leur avait fait à plusieurs reprises une guerre d'extermination, organisa pour sa défense les milices des klephtes, et les distribua en Livadie, aux Thermopyles, au passage de l'Achéloüs et dans les gorges du Mont Olympe. En même temps d'autres chefs des monts Agrapha, du Pinde et de l'Oeta étaient sollicités par la Porte et enrôlés par leurs maîtres contre leur vieil ennemi. Ainsi les Grecs recevaient des deux côtés les instruments de leur délivrance. Cependant, Ali de Tébélen, battu par les Souliotes que Marc Botzaris avait reconstitués, trahi par ses agas, délaissé par ses fils, était assiégé dans sa forteresse de l'Achérusie par les Albanais. A la tête de ses guègues, monté sur un cheval arabe, ou, au milieu des douleurs de la vieillesse, porté sur un brancard, mais toujours énergique, et brandissant tantôt un mousquet de Charles XII, tantôt un fusil de Napoléon, il s'écriait : " L'ours du Pinde vit encore", et ralliait ses soldats. Mais, pressé de plus en plus par les Albanais, qui continuaient le siège malgré l'hiver, il compta sur une dernière ressource, le soulèvement des hétairistes. Il chercha à l'activer en répandant parmi les Souliotes une lettre interceptée de Khalet-Effendi au séraskier Ismaïl-Pacha, qui révélait un projet de massacre de tous les Grecs pour le commencement de 1821. L'alarme de cette nouvelle se répandit partout. Les embarras de la Porte, l'impatience des affiliés portés à environ 200 000, l'espérance d'une diversion du côté de la Serbie, mille raisons pressaient les chefs de l'hétairie de donner enfin le signal de l'action. La pression de la multitude fut l'inconvénient inévitable d'une association si nombreuse. Tous les préparatifs n'étaient pas faits. Cependant, le secours de la Russie était loin d'être assuré. La faveur des autres puissances n'était rien moins que probable, en ce temps où la Sainte-Alliance, effrayée des progrès du carbaonarisme en Italie, ne voyait partout que le spectre de la Révolution, et considérait les peuples comme autant d'ennemis naturels. Mais les plus prudents étaient entraînés : on chercha un général en chef. Déjà le conseil de l'Hétairie avait député à Saint-Pétersbourg Emmanuel Xanthos pour sonder Jean Capodistria. Celui-ci non seulement l'avait éconduit, mais lui avait durement reproché de préparer la ruine de sa nation. Il fallut tourner ses vues ailleurs. On songea à Alexandre Hypsilantis, jeune prince grec, major général au service de la Russie et aide de camp du tsar Alexandre. Il appartenait à une famille riche et distinguée d'hospodars de Valachie. Il était connu pour son courage militaire, et avait perdu un bras à la bataille de Dresde. On était assuré de ses sentiments pour la liberté de sa patrie. Xanthos l'initia à l'Hétairie en qualité de chef ou de stratège, le 20 juin 1820, mais sans lui remettre encore les pleins pouvoirs de généralissime, déposés entre les mains de Paparigopoulo. Celui-ci était encore à Constantinople; de là il envoyait à Ali-Pacha l'assurance qu'il serait soutenu contre la Porte, et le conseil de tenir bon. Puis il se rendit à Saint Pétersbourg, à la rencontre d'Hypsilantis. Ce dernier ne s'y trouvait plus. M. Al Soutzo raconte qu'il était violemment tourmenté d'inquiétude au sujet des évènements qui se préparaient, et qu'avant de savoir s'il devait en prendre sa part de responsabilité, il voulut connaître les intentions d'Alexandre. " Le Tzar jouissait alors de l'air de la campagne dans les vastes jardins de Tzarki-Célo; il y méditait sur les voyages qu'il allait entreprendre pour se rendre à l'ouverture de la diète de Varsovie et de là à Laybach. Hypsilantis s'y présenta, sous prétexte de lui demander un congé illimité, mais en effet pour lui glisser quelques paroles sur la situation malheureuse de la Grèce. Un soir, épiant le moment de le trouver à l'écart, il se promenait rêveur dans une allée de Tsarki-Célo; tout-à-coup, il s'entend appeler, se retourne, et voit l'empereur qui vient seul à lui; son coeur palpite. Le souverain, l'abordant d'un air amical : " Que faites-vous ici? lui dit-il. Vous me paraissez triste". Hypsilantis, en lui montrant une feuille qu'il tenait par hasard dans sa main, lui récite une élégie de M. Arnault, qui commence ainsi : De ta tige détachée, Pauvre feuille desséchée, Où vas-tu?... "De qui sont ces vers? lui demanda Sa Majesté. - Sire, ils sont d'un Français; mais ils peuvent être appliqués à tous ces Grecs infortunés, errant de pays en pays, et mourant sur un sol étranger. -Ah! toujours exalté! toujours ne rêvant que patrie! Eh bien! Vous en aurez un jour! Je ne mourrai pas content si je ne fais rien pour mes pauvres Grecs. Je n'attends qu'un signe du ciel pour cela : je saurai le discerner, ou ils me l'indiqueront eux-mêmes. Mais avant tout, il faut qu'ils soient dignes d'être heureux. Il faut que je puisse dire : Les voyez-vous? Ils demandent la liberté. - Ils la demandent, sire. Interprète de leurs voeux, j'ose les déposer à vos pieds. -Il faut que j'y pense, moi : un boulet tiré sur le Danube mettrait toute l'Europe en feu". Hypsilantis appliqua sa bouche sur l'épaule de l'empereur, et, les larmes aux yeux, lui dit : " Ah! si un de vos regards tombait sur mon pays..." Il voulut continuer; l'agitation lui coupa la voix. Alexandre, ému, laissa échapper ces mots : " Qu'une levée de boucliers se montre en Grèce, et mes cosaques iront la seconder". Nous avons besoin d'ajouter que nous laissons à M. Soutzo la responsabilité de ce récit. Peu de temps après, Alexandre Hypsilantis rencontrait à Odessa Paparrigopoulo, chargé des pleins pouvoirs des Péloponnésiens, et toujours se faisant fort de l'appui de la mystérieuse puissance. Hypsilantis était hésitant. Il demandait où étaient les armées, les finances, les munitions de guerre. Paparrigopoulo, qui avait reçu des hétairistes en partant, outre le brevet de sa mission, un blanc seing revêtu des signatures du conseil de Tripolitza qu'il pouvait remplir à son gré, s'en servit pour y inscrire toutes les prétendues ressources de la Grèce, et lever les scrupules du généralissime. A l'automne de 1820, il revint à Patras, rapportant les instructions d'Hypsilantis relativement aux demandes qu'avait posées le conseil de l'Hétairie. Paparrigopoulo les présentait comme dictées par la Suprême Puissance et transmises par son organe à Hypsilantis. Il ajouta ses exhortations véhémentes, et pressa de constituer l'éphorie centrale. Elle fut composée de six membres, du président Jean Vlasapoulos et des deux trésoriers, Jean Papadiamantopoulos et Panayoti Aovali. Mais ce choix fit des mécontents. Une opposition se forma, et paralysa l'action de l'éphorie à peine née. Cependant Hypsilantis obtint de la Russie un congé, sous prétexte d'aller prendre les bains, et se rendit en Bessarabie, où se groupèrent autour de lui un grand nombre d'hétairistes. Ils échauffaient son zèle, trompaient ses défiances, et finirent par le persuader que tout était prêt. Trop soigneusement entretenu dans ces illusions, il envoya en Morée, dans les îles et dans la Grèce continentale des émissaires chargés d'annoncer samarche prochaine sur la Turquie. Il comptait d'abord partir pour Trieste, où un vaisseau grec annonçait qu'il l'attendrait vers le 20 novembre, et débarquer secrètement dans le Magne, d'où il commencerait les opérations, à une date qui symboliserait la régénération de la Grèce, le 25 mars, jour de la fête de l'Annonciation. Mais on lui conseillait instamment d'entrer par la Moldo-Valachie. On lui représentait que les deux principautés étaient une autre Grèce, que les habitants suivaient la religion grecque, que l'hospodar de Maoldavie, Michel Soutzo, était favorable à l'hétairie, que l'hospodarat de Valachie, vacant depuis le mois de janvier 1821, par la mort d'Alexandre Soutzo, laissait la province ouverte, que partout il rencontrerait des affiliés, jusque dans les milices étrangères, et que la fertilité du pays offrirait des vivres en abondance. La forteresse d'Ibraïlow en Valachie n'était défendue que par trois cents Turcs, mal armés. Les forteresses riveraines du Danube étaient dépourvues de garnison. La guerre d'Ali-Pacha avait dégarni de soldats la Thrace et la Bulgarie. D'autres raisons décidèrent Hypsilantis : deux armatoles fameux, Georges ou Georgakis l'Olympien et Savas Caminaris de Patmos l'assuraient de leur concours, puissant dans ces contrées. Enfin, les traités défendaient à la Turquie de faire entrer des troupes dans les principautés sans le consentement de la Russie. Ou bien elle passerait au-dessus des conventions, et donnerait alors à la Russie un sujet légitime de guerre contre elle, et l'occasion d'une embarrassante diversion, ou elle les respecterait, et laisserait alors le champ libre à l'armée de l'insurrection, qui traverserait la Macédoine et l'Illyrie et viendrait tomber en Grèce, au coeur de l'empire. Hypsilantis, réfugié de bonne heure en Russie avec sa famille, connaissait mal la Grèce. Il croyait que 25 000 hommes étaient sous les armes dans le Péloponnèse, que Tripolitza, ville toute turque, siège du gouvernement dans la Morée, était prête à éclater la première. Il était trompé surtout par son agent l'archimandrite Dicée, qui lui assurait que des amas d'armes étaient préparés à Hydra par les soins du gouvernement russe. Dicée lui communiqua, dans une entrevue qu'il eut avec lui sur un îlot du Danube, son dessein d'incendier les principaux quartiers à Constantinople, l'arsenal et les magasins de Topchana. Pendant que, de nuit, les Grecs de la capitale exécuteraient ce projet, dix bricks hydriotes tireraient sur le sérail, et forceraient le Sultan à sortir de son palais et à tomber entre les mains des insurgés...Homme ardent et peu scrupuleux sur les moyens, Dicée, pour hâter les moyens de l'exécution, affirmait tout ce que l'on désirait, et rassurait en trompant. Des chefs hétairistes du Pélponnèse commencèrent à se méfier de lui, et le mandèrent à Vostitza le 26 janvier 1821. Ils lurent les lettres de créance par lesquelles Hypsilantis le déclarait son alter ego, et furent frappés des illusions dangereuses dans lesquelles il l'avait fait tomber. Ils enjoignirent à Dicée de se retirer dans son pays et de s'y tenir tranquille. Ils décidèrent que des commissaires seraient envoyés pour convoquer une assemblée des représentants de l'Hétairie auprès de l'éphorie de Patras, que le Péloponnèse ne remuerait pas avant qu'on eût reçu un chargé des pleins pouvoirs du général en chef, que l'on s'adresserait de nouveau à l'empereur Alexandre pour savoir ses sentiments et le secours qu'on pouvait attendre de lui. Mais Hypsilantis n'était plus maître de tarder davantage. La Porte ne pouvait plus ignorer les dangers qui la menaçaient. Dans le mois de janvier 1821, deux agents envoyés par Hypsilantis, l'un en Serbie, l'autre à Thessalonique, avaient été saisis avec le plan de l'Hétairie et ses papiers, portant la signature du général en chef. Si le divan le dénonçait au gouvernement russe, il allait être rappelé en Bessarabie. Il savait d'ailleurs qu'un Péloponnésien avait révélé le complot au Sultan, qu'Ali-Pacha en avait fait autant, dans l'espoir de rentrer en grâce auprès de lui. De tous côtés des lettres lui annonçaient que l'Hétairie n'était plus un secret pour personne, que la nation était mise par ses lenteurs au bord de l'abîme. Il ne crut même plus pouvoir attendre la date primitivement fixée. Dans la nuit du 6 mars 1821, il passa le Pruth, et entra en Moldavie. Le Rubicon était franchi. *** Jean Pharmakès apporta à Grégoire des nouvelles de l'Hétairie. Le Patriarche manifesta tout l'intérêt qu'il portait à la société, et souhaita de toute son âme et de tout son coeur la réalisation de tous ses projets. Cependant, il refusa de prêter le serment de sociétaire, et recommanda à Pharmakès la prudence, afin de ne pas nuire au lieu de servir, car à ses yeux, l'insurrection était prématurée et pas au point. En décembre 1818, Cyrille VI démissionna et Grégoire fut élu pour la troisième fois. Rappelé de la Sainte Montagne, le 14 janvier 1819, il reprit sa charge et toutes les activités qu'elle impliquait. Grâce à des Phanariotes qui exerçaient des fonctions de tout premier plan dans l'Etat Ottoman, les Grecs obtinrent la faveur d'ouvrir des écoles. Le saint Patriarche en profita, et une fois encore, exhorta ses concitoyens à ouvrir des écoles pour enseigner la langue grecque. A cette époque, les jeunes gens lisaient plus volontiers les modernes et étudiaient les idées nouvelles et délaissaient l'étude approfondie de la langue de leurs pères. Pour venir en aide aux élèves pauvres et aux nécessiteux, le divin Grégoire créa le "Tronc de la Miséricorde", que les évêques, les notables et les riches alimentaient. Mais sa débordante et bienfaisante activité sociale allait prendre fin. Les évènements, écrit encore Brunet, que nous venons de rapporter plus haut, avaient à Constantinople un terrible contre-coup. Nous avons vu combien la surveillance de la police musulmane avait été endormie. Le gouvernement turc n'avait eu que des soupçons sur les projets de l'Hétairie, jusqu'au jour où il découvrit un complot pour le bouleversement de Constantinople. C'est alors, dans le courant de mars, qu'on ordonna à tous les Grecs qui n'y étaient pas domiciliés de quitter la ville. Des visites domiciliaires furent faites pour découvrir les armes et les munitions qu'on supposait cachées. Le 13 mars, on reçut la nouvelle des affaires des principautés. Le 15, le grand-interprète Mourousi communiqua au Synode un firman pour l'inviter à faire rentrer par ses exhortations pastorales les révoltés dans le devoir. Le Synode répandit aussitôt une lettre encyclique qui excommuniait nommément Hypsilantis et Soutzo, exhortait les Moldaves et les Valaques à la soumission, et relevait les Amis du serment prêté à l'Hétairie. La Porte s'engageait, à son tour, à amnistier tous les sociétaires de l'Hétairie. L'excommunication fut signée sur le saint Autel par Grégoire, Polycarpe de Jérusalem et les évêques présents, et lue dans toutes les églises le 23 mars. Le Patriarche Grégoire a été sévèrement critiqué pour cet acte. En vérité, il n'a pas excommunié les insurgés et leurs idées. Il a fait cela 1° pour éviter un massacre; 2° parce qu'il était opposé au démantèlement de l'empire Ottoman qui aurait été celui de la Romanité. L'idée d'un Empire Ottoman, civilisé sous l'influence des Grecs dont les services lui étaient indispensables, et qui ne garderait plus que le nom d'Ottoman, fut longtemps caressée par les Phanariotes. Dans son livre : " La Romanité affligée", Photios Kondoglou cite le poète cypriote Basile Michaïlidès. Dans son poème sur la mort, survenue en 1821, de l'archevêque Cyprien de Chypre, Michaïlidès met dnas la bouche du martyr ces paroles qu'il adresse au juge turc qui allait le livrer à la mort : "La Romanité est une race "contemporaine du monde. " Personne n'a pu l'exterminer, " Personne, parce que Dieu la couvre "du haut des cieux. " Quel grand poète, ajoute Kondoglou, de ces nations riches et heureuses, qui ont dominé le monde, a prononcé de telles paroles pour sa nation, comme l'a fait ce pauvre et insignifiant "roumi"? Sa voix est faite de myriades de voix, celles de cette race des Hellènes maltraitée qui parle et dont la voix est comme la foudre qui frappe de son feu les puissants de la terre...Cete Romanité maltraitée est cependant parée de la tunique ensanglantée et incorruptible..." Mais les avertissements patriarcaux commandés par le gouvernement turc eurent peu d'effet contre l'exaltation des esprits et les résolutions prises. Les Phanariotes commencèrent à quitter la ville et à se réfugier à Odessa. Le 20 fut publié le firman qui ordonnait à tous les sujets fidèles de veiller à leur défense, de préparer leurs armes, d'en acheter s'ils n'en possédaient pas, en vendant, s'il le fallait, leurs édredons. Ce firman fut lu dans les mosquées. Sept archevêques furent demandés par un autre firman au Patriarche et gardés en otages. Des milices asiatiques furent appelées, et le 26 tous les Ottomans de Constantinople reçurent l'ordre de se mettre sous les armes. C'était donner le signal des massacres. " Aussitôt, dit M. Tricoupi, que le gouvernement eut établi partout des postes, il appesantit sa main meurtrière sur tous les Grecs sans choix et sans distinction. Leurs maisons et les appartements de leurs femmes furent envahis; les prisons regorgèrent de suspects; les sanguinaires Asiatiques, frémissant et brandisssant leurs épées nues, parcouraient en foule les routes et les places publiques, immolant ou relâchant à leur gré tous ceux qu'ils rencontraient, sans l'aveu du gouvernement, mais aussi sans en être empêchés. La rage politique conspirait avec le fanatisme religieux contre des hommes que l'on regardait en même temps comme des rebelles et des infidèles. Sans preuves ou même sans indices, sur simple soupçon et sur l'ordre de l'autorité, les Turcs livraient ceux que l'on connaissait pour être chrétiens à l'épée ou à la corde. Les uns, ils les égorgeaient sur les routes, les autres, ils les pendaient à la porte des particuliers. C'était une loi des Turcs que les Grecs devaient payer en outre une redevance toutes les fois qu'une exécution semblable avait été faite, pour effacer la souillure et avoir le droit d'enlever le cadavre. Lorsque leurs tribunaux condamnaient un Grec à la peine capitale, ils n'avaient pas de lieu fixe pour l'exécution. Elle se faisait dans le premier endroit favorable. Eh bien, quand un malheureux a la tête tranchée, tous les Grces du voisinage doivent contribuer à la formation d'une somme qui s'élève quelquefois à plusieurs milliers de francs pour qu'on les débarrasse au bout de trois jours de l'affreux spectacle d'un cadavre. On va même plus loin : un coupable condamné à la corde est supplicié à la porte d'une boutique quelconque. On choisit de préférence celle des bakals (épiciers), parce qu'elles sont plus fréquentées. Ainsi, le malheureux propriétaire est d'abord réduit à l'horreur de passer trois jours sous les pieds d'un cadavre livide, et ensuite il doit payer ceux qui lui ont fait un si horrible présent. Les Turcs souillaient et dépouillaient les églises, démolissaient les maisons, confisquaient les biens, ravissaient les femmes et les jeunes filles, visitaient les navires portant pavillon européen, et en faisaient descendre à terre, sous les yeux mêmes des ambassadeurs, les Grecs qui s'y étaient réfugiés. En un mot, le sultan considérait tous les Grecs, clercs ou laïcs, comme conjurés et comme également dignes de la mort. Les exécutions juridiques commencèrent le 3 avril, et tombèrent sur les Phanariotes alliés aux princes moldaves. Elles se continuèrent les jours suivants, et redoublèrent le 15 avril, à la nouvelle apportée d'Athènes par un courrier, du soulèvement de Calavryta et du Péloponnèse. Alors fut décapité le grand-interprète Mourousi, qui ayant reçu, contre toute attente de sa part, une lettre d'Hypsilantis, où celui-ci lui dévoilait ses projets, l'avait remise au reïss-effendi et se croyait à l'abri de tout soupçon. M. Al. Soutzo raconte que le sultan le fit amener dans son palais pour assister à son supplice, et qu'il donna lui-même le signal aux janissaires. Le même jour commençaient les massacres qui ensanglantèrent Bouïouk-Déré, village populeux et paisible, situé à trois lieues de Constantinople. Les jours suivants, à Constantinople, furent exécutés coup sur coup des Grecs attachés pour la plupart à d'anciens hospodars, parmi lesquels Dimitri Paparrigopoulo et Georges Mavrocordato. On eut soin que tous les condamnés fussent soient décapités, soit pendus, devant la porte de leur maison. Une condamnation inique qui a exaspéré toute la nation grecque et révolté l'Europe couronna toutes les précédentes. Le Samdi Saint, il fut ordonné au Pariarche de conseiller aux chrétiens d'aller à l'église pour la Pâque, puis de revenir chez eux, sans se saluer ni se visiter selon la coutume. Cette interdiction prévenait d'éventuels complots. Le divin Grégoire, qui pressentait tout le drame, dit alors aux évêques présents : " Maintenant s'accomplit pour nous aussi la parole du prophète : je changerai vos fêtes en deuil" (Amos 8, 10). Le dénouement était imminent. Calme et tranquille, il dit encore à son entourage : " Quelle mort préférer, l'épée ou la corde?" L'ambassadeur de Russie, des amis sûrs et influents, suppliaient Grégoire de se sauver, de fuir. " Ne me poussez pasà la fuite. Comment abandonnerais-je mon troupeau?...Je suis Patriarche pour sauver mon peuple et non pour le livrer au glaive des janissaires. Ma mort sera plus utile que ma vie. Les princes chrétiens ne verront pas, indifférents, l'insulte qui leur est faite dans ma personne. Les Hellènes armés lutteront avec le désespoir qui souvent apporte la victoire. Non, je ne veux pas être ridiculisé par le monde, ni être montré du doigt, dans les rues d'Odessa, de Corfou ou d'Ancône; ni entendre dire : voici le patriarche lâche et meurtrier. J'irai là où me conduit le sort de ma nation et le Dieu Bon qui juge les choses divines et humaines". Tout ce que Grégoire avait pressenti s'accomplissait maintenant, avec une sauvagerie, une cruauté inconnues jusqu'ici. Le 21 avril, le soir du Samedi Saint, on remarquait autour du palais patriarcal, au-dedans et au-dehors du Phanar, une affluence inusitée de janissaires armés. A minuit, quand selon l'usage le crieur de l'église appela à la prière, les chrétiens se précipitèrent en foule dans l'église patriarcale. Le Patriarche lui-même officiait, assisté de douze évêques. Il était calme et serein. Seules l'émotion et les larmes interrompaient sa prière. Pour la dernière fois il donnait le baiser de paix aux douze évêques qui concélébraient avec lui. Le jour se levait quand il rentra chez lui; et, à peine était-il rentré qu'il fut appelé dans la salle du Synode, où l'attendait le grand interprète, successeur du malheureux Mourousi, et un Ottoman, secrétaire du reïss-effendi. Le premier déclara qu'il avait à communiquer un firman qui devait être lu en présence des évêques et des autres dignitaires du Synode. On les réunit, et devant eux fut lu le firman suivant : " Attendu que le Patriarche Grégoire s'est rendu indigne du trône patriarcal en se montrant à l'égard de la Porte ingrat, déloyal et traître, il est déchu de sa dignité, et il lui est assigné pour résidence Kaddi-Kij jusqu'à nouvel ordre"; Aussitôt Grégoire, accompagné de son fidèle diacre Nicéphore, sortit, et sans doute par un ordre secret fut conduit dans la prison du Bostandji-Pacha, où d'autres évêques étaient enfermés. A peine était-il sorti qu'on donna lecture d'un autre firman, qui prescrivait le choix d'un autre patriarche : " La Sublime Porte ne voulant pas priver ses fidèles sujets de la sollicitude spirituelle de leur Père commun, leur ordonne d'élire un patriarche selon la coutume". Après délibération, les évêques décidèrent de rappeler au trône patriarcal l'ex-patriarche Cyrille qui se trouvait à Andrinople. Reïss-effendi n'approuva pas ce choix. Il était urgent dans les circonstances présentes de ne pas laisser vacant le trône patriarcal. Il fallut choisir un des membres présents, et les suffrages s'arrêtèrent sur Eugène de Pisidie, qui fut immédiatement présenté, selon l'usage, au divan, - qui le reçut avec de grands honneurs - et quelques heures plus tard ramené dans le Synode revêtu des insignes de sa nouvelle dignité. On était habitué à Constantinople aux installations et aux destitutions des patriarches qui étaient choses courantes, et on croyait Grégoire en prison en attendant un nouvel exil. Dans les sous-sols de la prison de Bostandji-Pacha, il y avait une salle de torture où les Turcs torturaient les malheureux condamnés. Les portes s'ouvraient avec fracas, et celui qui entrait pouvait voir, à la lueur des torches, les instruments de torture les plus variés : des carcans, des chaînes, des anneaux que l'on passait au cou, aux mains, aux pieds des condamnés, des ceps, des verges de fer, des marteaux, des tenailles, des pinces, des ongles de fer, etc...Les condamnés étaient suivis d'hommes féroces, cruels, terribles à voir, qui s'asseyaient près d'eux, sans rien dire. Un oulema, docteur de la loi coranique s'adressait aux condamnés et leur conseillait d'abjurer leur foi, s'ils voulaient échapper aux tortures et à la mort. Il feignait la pitié et exhortait ceux qui allaient mourir à avoir pitié d'eux-mêmes. Les condamnés qui restaient inébranlables, courageux, et se déclaraient prêts à mourir pour leur foi, étaient couverts de crachats et battus. C'est dans cette salle obscure de torture que les évêques avaient été enfermés. Dans cette prison les chrétiens étaient entassés comme des bêtes. Dans la prison le divin Grégoire fut pressé d'abjurer, mais, comme un roc, il resta ferme et inébranlable. " Ne vous fatiguez pas, dit-il à ses bourreaux. Le patriarche des chrétiens est né chrétien et meurt chrétien". Quelques heures après, tiré de sa prison, le divin Grégoire fut placé sur une barque et conduit sur le rivage du Phanar. Là, attendant la mort, il se mit à genoux, prononça une prière, et tendit au bourreau sa tête dépouillée. Celui-ci lui répondit que ce n'était pas encore la place de son exécution. On le conduisit jusqu'au palais patriarcal, et, à l'heure de midi de la fête de la Pâque, pendant que les chrétiens remplissaient les églises de leurs chants, cet inoffensif et charitable vieillard qui s'était consacré à son Dieu et à son peuple, fut pendu à la porte de la maison qu'il laissait toute pleine du souvenir de ses vertus. Avant sa pendaison, le bienheureux Patriarche leva la main, bénit sa ville et ses fidèles, et prononça une ultime prière : " Seigneur Jésus-Christ, reçois mon esprit". Depuis sa pendaison, la porte du palais patriarcal qui servit de potence est restée fermée. Ceux qui venaient d'installer son successeur, et croyaient Grégoire en route pour l'exil, aperçurent, en sortant du palais, son cadavre. La Porte fit afficher l'arrêt de sa condamnation. Il portait en substance que le Patriarche était coupable de n'avoir pas fait usage de ses armes spirituelles contre la révolte et d'avoir été complice des révoltés. Rien n'était plus inique, écrit encore M. Brunet, que cette condamnation, et plus faux que ces griefs. Pour ce qui concerne le premier, nous avons pu voir avec quelle docilité, dès l'époque de la mort de Rhigas, et plus récemment à la première nouvelle des évènements de Modavie, le malheureux Grégoire avait mis ses armes spirituelles au service de la Porte. Quant au second, quelles déplorables raisons que celles qu'énonçait l'arrêt de la Porte, que "par tout ce qui paraissait" il s'était montré le complice de la rébellion, que le gouvernement "avait été plus d'une fois averti" de sa culpabilité, qu'enfin "il était né dans le Péloponnèse où avait éclaté le soulèvement"! Quel argument que ces apparences! Quelle preuve de complicité que le hasard de la naissance, et quel nouveau moyen d'établir la communauté du crime que de rappeler la communauté d'origine! Enfin, si le divan avait reçu plus d'une fois des témoignages de sa culpabilité, pourquoi ne les communiquait-il pas, et pourquoi ne put-il jamais les produire? Non, le Patriarche n'avait jamais trempé dans la conspiration des hétairistes. Il en avait eu connaissance : qui pouvait l'ignorer alors? Mais il l'avait toujours condamnée. Il n'avait pas voulu révéler au gouvernement ce qu'il n'avait appris que par son ministère spirituel : sa conscience le lui défendait impérieusement. Mais il n'avait cessé de réprouver l'entreprise, comme funeste et téméraire. D'affreuses circonstances achevaient l'odieux de cette condamnation. Le soir, le vizir Beterli-Ali Pacha traversa le phanar avec un seul garde, se fit placer une chaise à cinq ou six minutes de chemin en face du cadavre, et le contempla quelque temps. Une heure après, le Sultan lui-même passa par là, et jeta un coup d'oeil sur ces tristes restes. Le corps resta exposé trois jours. Le quatrième jour, le bourreau vint le détacher pour le jeter dans la mer, seule sépulture réservée aux condamnés. Mais des impies se le firent céder, probablement à prix d'argent, huit cents piastres turques dit le synaxariste, et, le tirant par les pieds, le traînèrent contre terre jusqu'à l'extrémité de la rive du Phanar, puis le jetèrent dans les flots, en l'insultant. Le bourreau tenait le bout de la corde. Il monta dans un bateau, traîna derrière lui le cadavre jusqu'au milieu du port de la Corne-d'Or, lui attacha au cou plusieurs pierres, et pour le mieux submerger en y faisant pénétrer l'eau, le transperça deux ou trois fois, puis l'abandonna. Cependant, le corps, se trouvant encore trop léger, remonta à la surface, et vint échouer contre les navires qui stationnaient auprès du quartier de Galata pour le passage du port. Le Christ qui distribue les couronnes, voulant glorifier le saint Patriarche, remplit de grâce son corps, qui flotta à la surface des eaux, malgré le poids de la pierre. Les vagues le poussèrent jusqu'à un navire grec qui naviguait sous pavillon russe. Le capitaine le recueillit pendant la nuit et fut averti, par les chrétiens, que cette dépouille était celle du Patriarche Grégoire. Et Marinos Sclavos - tel était le nom du capitaine originaire de Céphalonie -, le transporta à Odessa. La sainte dépouille y resta exposée pendant quarante jours, intacte et embaumant. Aucun signe de décomposition ne fut constaté, comme l'affirment les procès-verbaux des autorités russes. Par ordre du gouvernement russe, la dépouille du saint Patriarche fut ensevelie avec les plus grands honneurs, comme celle d'un martyr. " Ainsi, dit le journal semi-officiel de Saint -Pétersbourg, par ordre du pieux autocrate de toutes les Russies Alexandre Ier, furent rendus les honneurs de la foi et de la fraternité chrétienne à Grégoire, le saint Patriarche de l'Eglise d'Orient orthodoxe des Grces, mort en martyr". Le célèbre théologien Constantin Oeconome, lui aussi réfugié, en ces jours-là, à Odessa, disait dans son oraison funèbre : " Beaucoup de villes et de pays furent jadis bénis d'En-Haut, pour avoir été les demeures des reliques de saints étrangers à eux. L'Apôtre Bartholomée choisit les Lipares, pour demeure provisoire de ses reliques sacrées. Saint Spyridon le Théophore prit le chemin de la mer pour aller à Corfou. Et toi, Grégoire le sacré, tu as choisi Odessa...Sois donc glorifié, inoubliable Grégoire, sur la terre et dans les cieux. Repose-toi à Odessa, dans tes saintes reliques, et dans le Royaume des Cieux avec ton âme, en compagnie du Patriarche Abraham, des saints hiérarques, devant le trône de l'Agneau, vêtu de la tunique blanche, purifié par le Sang de l'Agneau et celui du martyre. Et maintenant, palmes de la victoire en mains, glorifie le Seigneur de gloire..." Le même jour de la Pâque furent pendus trois des évêques retenus en otage; l'un d'eux, qui était de grand âge, mourut en marchant au supplice, et fut pendu tout mort qu'il était. Les Turcs continuaient à massacrer impunément tous les chrétiens qu'ils rencontraient, et se plaisaient à prendre pour cibles les corps des pendus et à frapper ceux qui gisaient à terre. Des employés du gouvernement parcouraient les rues, exigeant une redevance pour enlever ces cadavres. Les Grecs n'osaient plus franchir la porte de leurs maisons. On estime que dans la capitale seule, il en périt dix mille; d'autres furent exilés, d'autres, enfin, s'enfuirent, la plupart sans ressources, sur le territoire de la Russie, où ils furent accueillis et protégés. Le 4 mai la populace commença à piller les églises, renversant les objets sacrés, se disputant les vases de prix et les vêtements sacerdotaux. La garde turque veillait à la porte des églises, et laissait faire. Dès que la foule s'enhardit, le pillage devint général. L'église patriarcale était fermée par des portes de fer; on ne put les enfoncer. Mais on se précipita sur le palais patriarcal, dont les habitants eurent à peine le temps de se sauver par les toits sur les maisons voisines. Le nouveau patriarche fut également obligé de fuir. Menacé par les uns, protégé par les autres, il finit par être mis en sécurité dans un poste de police. Ces scènes de violence qui avaient commencé dès le point du jour ne cessèrent que vers quatre heures de l'après-midi, du fait de l'arrivée de l'aga des janissaires. La Porte tolérait ces excès, et ne punit aucun de ceux qui s'en rendirent coupables. Tandis que l'Europe murmurait d'indignation, la Porte destitua son grand vizir sur ce grief, énoncé dans son arrêt de déposition, "qu'il épargnait le sang des Grecs", et le remplaça par Salec-Pacha. Les supplices redoublèrent. Le 15 mai, on décapita l'évêque de Myriopouli, plus que centenaire. Ceux qui restaient des évêques gardés en otages furent promenés en bateau le long des différents quartiers de la ville, et pendus tous, les uns après les autres, sur divers points, aux portes des boutiques. Tous moururent en martyrs. D'autres clercs, parmi lesquels le fidèle archidiacre du Patriarche Grégoire, subirent le même sort. Les chrétiens continuaient de chercher à fuir leur sort. Le 20 mai parut un firman qui rendait le patriarche responsable de leur évasion. Ils étaient responsables les uns des autres, par groupes de cinq, de sorte que si l'un des cinq s'échappait, les quatre aures étaient passibles de la peine capitale. Les malheureux se trouvèrent ainsi également exposés à la mort, qu'ils restassent ou qu'ils ne restassent pas. Dans ces cruelles épreuves, les prêtres grecs furent plus d'une fois pressés de renier le christianisme pour conserver leur vie : pas un ne faiblit et n'apostasia sous les tortures... *** La dépouille sacrée de saint Grégoire V a été transférée d'Odessa à Athènes, et déposée dans la cathédrale de cette ville, lors des fêtes du cinquantenaire de la libération de la Nation Hellénique, en 1871. A l'occasion du centenaire, célébré en 1921, le Saint Synode de l'Eglise de Grèce, par un acte officiel, a reconnu la sainteté de Grégoire V et a inscrit son nom sur la liste des saints. Sa mémoire est fêtée le 10 avril, jour de son martyre. Avant de quitter la terre russe, sur la demande du Saint Synode, la sainte relique de Grégoire V fut exposée dans la cathédrale d'Odessa et vénérée par les fidèles. Dans le rapport adressé au Ministère de Grèce, l'on pouvait lire : " ...il faut savoir que dès 1821 et surtout depuis 1848, le saint martyr, Grégoire le Patriarche, a été honoré comme martyr. Des ex-voto étaient offerts, des cierges, des veilleuses, des prières et des offices célébrés devant son icône..." A Athènes, la réception de la sainte dépouille fut un événement historique. C'était le 25 avril 1871. Tout le peuple d'Athènes, des fidèles venus des villes et des villages voisins, se trouvèrent sur la place de la gare d'Athènes. Le roi Georges Ier en tête, l'archevêque d'Athènes, le saint synode, tout le clergé, des détachements des forces armées pour rendre les honneurs. A l'arrivée de la dépouille sacrée, une grande émotion s'empara de tous. De la gare à la Cathédrale, un immense cortège l'accompagna au chant du canon de la fête de Pâque. Les cérémonies s'achevèrent à la Cathédrale, où un métropolite clôtura l'office par ces mots : " Réjouis-toi, terre du martyr, car maintenant se trouve dans ton sein le plus glorieux des nouveaux martyrs de la foi..." *** La vie du saint et grand Patriarche Grégoire V de Constantinople est intimement liée aux événements historiques de la fin du XVIII° siècle et du commencement du XIX° siècle, qui ont préparé la guerre pour l'indépendance de la nation hellénique actuelle et ont contribué à la formation des nouveaux états balkaniques. Dieu seul sait pourquoi les provinces orientales de l'Empire Chrétien de saint Constantin le Grand égal aux Apôtres sont restées, jusqu'à nos jours, sous le joug de l'empire ottoman. LE SAINT PATRIARCHE TYKHON En 1988, la Russie fêtera le Milléniare de son baptême et de la conversion du prince Vladimir. Ceux qui, en Russie, présideront les cérémonies religieuses de cette commémoration du Baptême, personnages pourtant reconnus par toutes les Eglises orthodoxes "officielles" comme les légitimes représentants de l'Eglise russe, resteront silencieux sur le Second baptême de la Russie, reçu à notre époque : celui du martyre. Pourtant, dans le coeur de quelques fidèles, et dans la véritable continuation de l'Eglise russe - l' Eglise des Catacombes -, la confession de foi des Nouveaux Martyrs, vainqueurs en Christ de la mort, apparaît comme la seule fête véritable et divine digne d'un tel événement : de la multitude des saints nés, baptisés et glorifiés sur la terre russe, les Nouveaux Martyrs sont la couronne et l'achèvement. A la tête des Nouveaux-Martyrs russes, tel un archipasteur, premier Patriarche remonté sur un siège vide depuis trois siècles, tête glorieuse de son peuple, se trouve le Patriarche Tykhon de Moscou. La vie du Patriarche Tykhon ressemble en de nombreux points à celle du Patriarche Grégoire V de Constantinople. L'un et l'autre ont vécu à une époque de troubles, de tourmente, où les règles comme les actes des hommes semblent emportés par l'histoire et la tragédie. Nous en connaissons seulement quelques autres exemples : celui du pape orthodoxe Jean VIII, lorsque les franco-germains voulaient s'emparer et usurper la papauté orthodoxe pour la remplacer par la papauté franque et hérétique : celui du Patriarche Gennade Scholarios, lorsque les Turcs prirent Consrantinople et semblaient décidés à anéantir le siège patriarcal de la Nouvelle Rome. Autre trait énigmatique commun aux deux Patriarches : ils ont dû l'un et l'autre condamner une partie des leurs et de ceux qui se réclamaient d'eux : Grégoire V excommunia l'hétairie et le Patriarche Tykhon refusa sa bénédiction aux armées blanches. L'un et l'autre président la foule des martyrs de leur temps; l'un et l'autre marquent la fin d'une époque glorieuse de leur Eglise: Après la mort du Patriarche Tykhon, l'Eglise russe "officielle" entra dans le sergianisme et dans tous les compromis politiques et religieux... Enfin, l'un et l'autre, bien des années après leur martyre, ont vu leur rôle historique, leur influence s'accroître aux yeux de la posétrité : le courageux anathème contre le communisme, promulgué par le Patriarche Tykhon est connu, aujourd'hui encore, en Russie. Et la petite Eglise des Catacombes, véritable Eglise martyre, se fondant sur cet anathème, témoigne aujourd'hui encore que "les portes de l'enfer" et toutes les persécutions n'ont pu prévaloir contre l'Eglise russe véritable. En Grèce la condamnation de l'hétairie conduit maintenant certaines figures importantes de l'Eglise grecque à se demander si le soulèvement de 1821 n'a pas été une erreur, une action peématurée, brisant la conscience supranationale, celle de l'Empire et de la Romanité. Aujourd'hui, dans certaines paroisses orthodoxes, leurs noms se trouvent associés dans la prière, en particulier à la fin de la liturgie. Bientôt, sans doute, ils seront réunis sur les icônes, car au Paradis, où les nations n'existent pas, la gloire de tous les Nouveaux Martyrs, nés de Dieu, est la même dans la lumière du Christ. LA VIE D'UN HIERARQUE RUSSE Le Patriarche Tykhon, né Vassili Ivanovitch Bellamin le 19 janvier 1805 à Toropets, était le fils d'un prêtre de cette ville de province, connue par la multitude de ses églises. Là, dans cette ville provinciale et isolée, l'ancienne Russie restait préservée, protégée par la piété ancestrale. Le jeune Vassili fut éduqué à Toropets, puis au séminaire ecclésiastique de Pskov, où sa modestie et son intelligence le firent apprécier. A l'âge de dix-neuf ans, il entre à l'Académie ecclésiastique de Saint Pétersbourg où, aimé de tous, il fut nommé par les élèves, habitués à donner des surnoms, " le Patriarche". Bien des années plus tard, en 1917, Antoine Khrapovitsky y verra un signe prophétique : " On doit vraiment parler de votre élection comme d'un acte de la Providence divine, et en particulier parce qu'elle fut prédite par les amis de votre jeunesse, vos collègues à l'Académie Ecclésiastique, qui vous surnommaient "le Patriarche", alors que vous étiez un jeune laïc..." En 1888, Vassili Bellamin reçut le diplôme de l'Académie et fut nommé professeur au séminaire de Pskov. En 1891, il devint moine et reçut le nom de Tykhon. Et en 1898, à l'âge de trente-trois ans seulement, il fut consacré évêque. Un an plus tard, il reçut le diocèse d'Amérique du Nord, celui d'Alaska et des Iles Aléoutiennes. L'histoire de la fondation de ce diocèse est l'une des plus glorieuses de l'histoire de l'Eglise en Russie et les noms de deux grands saints y sont attachés : saint Germain d'Alaska et saint Innocent d'Alaska. A une époque où l'Eglise russe était dominée par une forme ultranationaliste d'organisation voulue par Pierre le Grand, quelques évêques : saint Germain et saint Innocent en Amérique du Nord, saint Nicolas au Japon eurent une activité missionnaire héroïque, baptisant une multitude de païens, fondant des Eglises, traduisant les Ecritures et les offices dans les langues des peuples nouveaux venus à l'Evangile. Ces hiérarques, confessant ainsi que le Saint Esprit a parlé toutes les langues le jour de la Pentecôte, et que la foi orthodoxe est universelle, furent véritablement "égaux aux Apôtres". Aussi furent-ils les premiers que le Seigneur manifesta comme saints dans la Russie du XIX° siècle, les honorant en particulier du don des miracles. Dans le diocèse américain, l'évêque Tykhon fut digne de ses glorieux prédécesseurs, développant les activités missionnaires et établissant le statut légal de l'Eglise Orthodoxe en Amérique. Soucieux de fonder sur la tradition ascétique de l'Eglise orthodoxe la vie spirituelle de son diocèse, il fonda le monastère de Saint Tykhon, qui subsiste aujourd'hui encore. En 1905, il retourna quelques semaines à Moscou, pour soutenir le projet de rétablissement du Patriarcat dont on commençait alors à débattre au Saint Synode. Le dernier acte de son activité pastorale outre-atlantique fut la réunion en 1907 du premier concile local de la jeune Eglise d'Amérique. L'évêque Tykhon, dans son discours d'ouverture, donna comme thème du Concile la question suivante : " Comment développer la mission?" La question des particularités liturgiques de chaque communauté orthodoxe en Amérique fut abordée et les membres du Concile s'accordèrent pour dire que, tant que la foi n'était pas engagée, les différences de rites étaient acceptables. La fin du Concile coïncida avec les adieux de l'évêque Tykhon à l'Amérique; lors de son dîner d'adieu, il s'adressa au clergé dans ces termes : "Pères et frères! Ce repas est un repas d'adieu, mais le chagrin que j'ai d'être séparé de mes brebis est adouci par le spectacle que j'ai aujourd'hui sous les yeux, de tous mes compagnons de tâche, présents dans les Etats de l'Union. Je profite donc de cette réunion pour vous exprimer ma reconnaissance pour notre commun labeur... Adieu à toi, cher pays! Tu es, pour certains d'entre nous, la patrie, la terre natale; aux autres, tu as offert un refuge, du travail, le bien-être; d'autres encore, sur ton sol libre, ont trouvé la liberté de confesser la vraie Foi. Autrefois, Dieu a dit par son prophète : " Recherchez la prospérité du pays dans lequel je vous ai conduit et priez pour lui, car dans son bonheur vous trouverez la paix" (Jérémie 29, 7). Ainsi, nous prions le Seigneur, afin qu'Il envoie à ce pays-ci l'abondance des fruits de la terre, la bonne distribution des airs, des pluies et des vents au temps convenable, et pour qu'Il le protège de la terreur, du déluge, du feu, du glaive, de l'invasion étrangère et de la guerre civile. Que soient bénis ce pays, cette ville, le temple que voici, et que la bénédiction du Seigneur descende sur vous, par Sa Grâce et Son amour des hommes, en tout temps, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen." METROPOLITE DE MOSCOU... Quittant l'Amérique, l'évêque Tykhon fut d'abord nommé dans l'un des diocèses les plus anciens et les plus importants de Russie, celui de Yaroslavl. Il y développa la vie pastorale et spirituelle, acceptant d'aller célébrer dans toutes les paroisses. Et il y fut aimé de tous. En 1914, il fut envoyé dans le diocèse de Vilno, où, là aussi, il put développer son activité missionnaire, car la population lithuanienne était surtout composée d'hétérodoxes. Mais ce diocèse fut rapidement coupé par le front de la guerre : l'Archevêque Tykhon prit alors une part active à toutes les actions humanitaires destinées à aider les soldats, visitant les malades, les consolant... Lorsque Vilno fut occupé, l'Archevêque Tykhon fut évacué, emportant avec lui les reliques des martyrs de Vilno et de précieuses icônes. Il continua à soutenir les soldats, allant même sous le feu de l'ennemi. Vers 1916, il fut nommé membre permanent du Saint Synode à Moscou, et il prit part aux sessions jusqu'à la Révolution. En 1917, le Procureur Général Lvov supprima ces sessions, et démit de son siège le Métropolite Macaire, qui n'accepta jamais cette décision. Lvov décida que le nouveau Métropolite de Moscou serait élu, et c'est ainsi que l'Archevêque Tykhon, qui résidait à Moscou depuis peu, fut élu. LE GRAND CONCILE PAN-RUSSE Après la chute de l'empereur Nicolas II, le peuple russe s'est trouvé privé de toute autorité majeure et reconnue pour le conduire dans la tourmente. le Saint Synode, d'ailleurs à moitié dissous, n'était qu'une autorité abstraite et partiellemnt compromise avec la monarchie. La Révolution a donc accéléré - mais non provoqué- la séparation de l'Eglise et de l'Etat et la restauration du Patriarcat que de nombreux évêques souhaitaient depuis longtemps. Antoine Khrapovitsky est le premier à avoir dénoncé la réforme de Pierre le Grand - qui avait, sur le modèle de l'anglicanisme, supprimé le Patriarcat et soumis le Synode de l'Eglise au Procureur Impérial et à l'Empereur. Dès 1885, Khrapovitsky avait osé dire que seule la restauration du Patriarcat rétablirait l'Eglise russe sur ses bases canoniques et apostoliques. Il pensait en outre que c'est la soumission de l'Eglise au Tsar qui empêchait de résoudre le problème de l'uniatisme et celui des vieux-croyants, les premiers opposants à "l'hérésie de Pierre". Pour ces raisons, le Métropolite Antoine Khrapovitsky fut persécuté par un certain nombre de personnalités importantes : ainsi l'évêque Arsène Briantsev (1839-1914) l'exila de Saint-Pétersbourg à Kholm; puis le recteur de l'Académie Théologique de Moscou, Serge Liapidevskii (1828- 1898) dénonça Khrapovitsky comme un crypto-papiste. Partout où il passait, cependant, l'évêque Antoine Khrapovitsky prêchait ses idées de restauration du Patriarcat et de réforme de l'enseignement théologique en Russie. Il eut ainsi quelques disciples célèbres qui devinrent évêques et défendirent les mêmes idées : l'Archevêque Hilarion Troïtsky et le futur Serge de Moscou sont les plus célèbres. L'Evêque Tykhon penchait lui aussi en faveur de la restauration du Patriarcat, tant il était évident que l'Eglise russe était alors malade de son désordre canonique et théologique. En effet, outre l'institution, contraire aux Canons de l'Eglise, d'un Saint Synode sans "tête", sans "premier", le transfert continuel des évêques d'un siège à l'autre était également anticanonique. Le rôle de l'évêque, de surcroît, avait été profondément modifié et altéré sous Pierre le Grand : au lieu d'être choisi parmi les êtres déifiés, sanctifiés, ou à tout le moins parmi les moines expérimentés et spirituels, les évêques, serviteurs de l'Etat, devaient surtout avoir des qualités d'administrateurs, et se voyaient privés du droit de visiter leurs diocèses sans l'accord du Procureur Impérial. Le monachisme authentique connut d'ailleurs la persécution en Russie après la réforme de Pierre le Grand et durant le XVIII° siècle : la prière du coeur fut interdite, considérée comme entachée de Messalianisme. Enfin, l'enseignement théologique des séminaires lui-même subissait l'influence de la scolastique, de la théologie anselmienne de la Rédemption et de l'ecclésiologie augustinienne. Ainsi, la dogmatique de l'évêque Macaire Boulgakov, manuel de base, apparaissait à beaucoup comme pleine d'erreurs. Khomiakov, par exemple, en critique "la sécheresse scolastique du style" et ajoute : " Il n'y a pas chez nous de Théologie satisfaisante". De cette théologie officielle de l'époque, le Père Georges Florovsky dira justement dans l'émigration : " La dogmatique de Macaire a toutes les apparences d'un livre théologique, mais ce n'est pas de la théologie, c'est seulement un livre". Sur tous les plans, la restauration du Patriarcat s'imposait donc, comme un retour à la vie pour l'ensemble du corps ecclésiastique. Le malheur fut sans doute que ce renouveau, préparé théologiquement par quelques hiérarques remarquables, soutenu spirituellement par les starets d'Optina, eut lieu dans les conditions difficiles de la Révolution. Aussi, les trois candidats choisis par un vote attendaient-ils paisiblement l'élection définitive par tirage au sort, non comme une joie, mais comme "une sentence de condamnation", selon les mots du Métropolite Antoine Khrapovistsky. En août 1917, la Providence désigna le moins connu des trois, qui avait eu moins de voix que le Métropolite Antoine. C' était aussi le plus réservé : l'évêque Tykhon. Ayant servi un très bref office d'action de grâce (moleben), le Patriarche exprima sa gratitude en ces termes : " La nouvelle de mon élection patriarcale est pour moi comme un parchemin sur lequel était écrit : " Lamentations, plaintes et gémissements", et que le Prophète Ezéchiel dut manger. Combien de larmes aurai-je à avaler, combien de plaintes vais-je soupirer dans ce ministère pastoral qui est désormais devant moi..." Les communistes n'ayant pas encore fermé le Kremlin, la cérémonie d'intronisation patriarcale eut lieu le 21 novembre 1917 dans la Cathédrale de la Dormition de la Mère de Dieu où, vide depuis 217 années, le trône patriarcal était toujours présent. Des processions religieuses se formèrent dans tout Moscou, convergeant vers la Place Rouge, où le Métropolite Tykhon était conduit vers son trône patriarcal. Après la Liturgie, le Nouveau Patriarche fit le tour de Moscou, entouré d'icônes et bénissant la ville entière avec de l'eau bénite. Les soldats communistes assistaient, moqueurs, aux processions. Mais, lorsque le Patriarche, portant les ornements bleu sombre du Patriarche Nikon, apparut avec son bâton épiscopal devant eux, la plupart s'inclinèrent, ôtant leur casquette et croisant les mains, comme pour demander la bénédiction... Après son intronisation, le Patriarche Tykhon continua, avec le Concile Pan-Russe, la restauration canonique de l'Eglise russe : l'élection des évêques était rétablie, le transfert d'un siège à l'autre interdit, la réunion de conciles provinciaux prescrite; le travail pastoral devait être développé : des sermons seraient prononcés à chaque liturgie, les diacres, les psaltes et certains laïcs recevant le droit de prêcher dans l'Eglise; on réorganiserait les séminaires; les monastères retrouveraient leur autonomie et leur indépendance; les soi-disant "moines intellectuels" seraient contraints, pour rester, à une vie monastique réelle...A la fin du Concile, les évêques adoptèrent deux mesures extraordinaires : ils donnèrent au Patriarche un pouvoir illimité au cas où le gouvernement soviétique empêcherait le synode de se réunir; ils autorisèrent le Patriarche à choisir trois "locum tenens", pour le cas où il disparaîtrait brutalement. L'ANATHEME CONTRE LE COMMUNISME Les historiens se demandent si le Concile Pan-russe avait mesuré exactement l'attitude des "soviétiques" à l'égard de l'Orthodoxie. Pour Marx et pour Lénine, en effet, la religion était le modèle de toute aliénation : la détruire constitue l'un des premiers buts du communisme. Dès les premiers jours de la Révolution, Lénine fit un décret confisquant tous les biens de l'Eglise et les décrétant illégaux; complétant ce décret fin janvier 1918, il privait l'Eglise de tout statut légal, autorisant la confiscation des églises et des monastères. Plus tard, on fit fermer les églises par les fidèles eux-mêmes, en leur proposant un marché terrible : " Vous pouvez utiliser vos églises le dimanche, mais, en semaine, elles serviront comme boîtes de nuit et dancings". Quoiqu'il en soit, le projet de Lénine, puis celui de Staline, était la destruction totale de l'Eglise Orthodoxe en Russie. Pourtant, avec courage, la voix du Patriarche Tykhon, dès le 19 janvier 1918, s'éleva pour condamner et pour anathématiser les activités des communistes et la persécution du clergé : " Réveillez-vous, hommes insensés, mettez un terme à votre lutte sanglante. Vos actes ne sont pas seulement cruels, mais ce sont vraiment les oeuvres de Satan qui vous condamnent aux flammes de la Géhenne dans le monde à venir et, dans ce monde, laissera à vos héritiers une terrible malédiction. Par le pouvoir (de lier et de délier) qui nous a été donné par Dieu, nous vous interdisons d'approcher des sacrements; nous vous anathématisons, si vous avez encore gardé vos noms chrétiens et si vous appartenez toujours, ne fût-ce que par le baptême, à l'Eglise orthodoxe russe. Nous engageons aussi tous les vrais enfants de l'Eglise du Christ à se tenir loin de tels monstres de la nature humaine : " Tenez l'homme méchant loin de vous-mêmes" (1 Cor.5, 13). Les ennemis de l'Eglise essayent de la dominer et de se saisir de ses biens par la force des fusils; résistez-leur par la force de votre foi et joignez vos voix aux clameurs de protestations qui s'élèvent de la nation toute entière. Si nous devons subir le martyre par amour de la vérité, nous vous appelons, bien-aimés enfants de la véritable Eglise, à souffrir ce martyre ensemble avec nous." Quelques mois plus tard, dans sa lettre aux Commissaires du Peuple pour le premier anniversaire de la Révolution, le Patriarche Tykhon écrivait : " Depuis que vous vous êtes emparés du pouvoir, vous avez demandé au peuple de vous faire confiance et vous lui avez fait des promesses. Mais les promesses ont-elles été tenues? Vous lui avez donné une pierre en guise de pain et un serpent en guise de poisson (Matthieu 7, 9-10)...Vous avez divisé le peuple en camps ennemis et vous l'avez plongé dans une guerre fratricide d'une cruauté sans précédent; vous avez ouvertement remplacé l'amour du Christ par la haine en poussant les différentes classes de la société à se haïr...Vous avez fermé de nombreux monastères et des chapelles, vous avez interdit l'entrée du Kremlin de Moscou, héritage sacré de tous les Russes pieux..." Vers la même époque, de nombreuses processions eurent lieu pour soutenir la foi de la population, et, à chaque fois, le patriarche Tykhon y prit part. Mais s'il défendait énergiquement la piété, le Patriarche Tykhon refusait de rentrer dans la politique de la guerre civile et de bénir les armées blanches; de même, plus tard, il n'approuva pas le tour trop politique pris par certains groupements monarchistes : la lutte véritable d'un chrétien orthodoxe est seulement, par l'ascèse et la prière, dirigée contre le diable, le péché et la mort. Cependant, le gouvernement soviétique ne voyait pas les choses du même oeil et préparait un coup d'état dans l'Eglise. Au début, la popularité du Patriarche Tykhon était si grande qu'ils ne purent rien faire contre lui : en particulier, le voyage à Pétrograd fut triomphal et même les autorités soviétiques furent obligées d'accueillir le Patriarche Tykhon. Vers cette même époque, ses amis lui proposèrent d'émigrer secrètement. Il refusa, en disant que "la fuite du Patriarche réjouirait ses ennemis et qu'ils s'en serviraient pour leurs desseins pervers..." Les communistes tentèrent alors de faire entrer le Patriarche dans le compromis avec eux au moment où la famine et la maladie dévastaient le pays, et où les évêques, les prêtres, les fidèles orthodoxes étaient déportés en masse. N'ayant pu obtenir tout ce qu'ils souhaitaient, ils organisèrent alors un schisme dans l'Eglise pour en usurper l'autorité légitime. L'EGLISE VIVANTE DES RENOVATIONISTES En mai 1922, lorsque le Patriarche Tykhon fut arrêté, aucun membre du synode ne se trouvait à Moscou. L'administration de l'Eglise avait quasiment disparu. Le Patriarche eut à peine le temps de charger le Métropolite Agathangel de gouverner l'Eglise. Mais ce dernier ne put rejoindre Moscou. Alors apparut un groupe de prêtres qui rendit visite au Patriarche, et, se disant enfants fidèles de l'Eglise, se plaignit de l'absence d'organisation administrative. Ce groupe demanda enfin au Patriarche de les laisser s'occuper d'une telle administration. Le Patriarche, trompé, confirma par écrit sa délégation au Métropolite Agathangel et désigna comme secrétariat le groupe de prêtres, en attendant l'arrivée du métropolite - qui fut empêchée par les communistes. On assistait à une véritable tentative d'usurpation de l'Eglise russe par ce groupe des "rénovationistes" qui se constitua lui-même en Haute Administration Ecclésiastique et qui prétendait soumettre tout le monde. Le Métropolite Benjamin excommunia alors immédiatement les rebelles qui se tournèrent davantage encore vers le pouvoir civil, lequel les aida à former une nouvelle organisation, "l'Eglise vivante", prête à collaborer avec le gouvernement soviétique. Les idées des rénovationistes, loin de sentir l'improvisation, couvaient depuis longtemps dans une portion moderniste de l'Eglise russe. Déjà, lors des grandes réformes de 1860, était apparu un mouvement anti-monastique et moderniste favorable à un épiscopat marié. En 1905, trente-deux prêtres de Saint-Pétersbourg reprenaient cette idée d'origine protestante. Ce mouvement réformiste avait la faveur de la plus grande partie de l'intelligentsia néophyte, comme le note le Père Georges Florzovsky : " L'intelligentsia revenait à l'Eglise pleine de projets de réforme...Et c'est là la cause de l'échec de ce "renouveau de la conscience religieuse"... Il n'était qu'une forme nouvelle et typique de la tentation utopique propre à l'intelligentsia ignorante de l'histoire..." Toujours est-il que le programme du groupe des Trente-Deux annonce, dans son ensemble, celui de l'Eglise Vivante : introduction d'une forme démocratique d'organisation de l'Eglise, utilisation du russe au lieu du slavon comme langue liturgique, adoption du calendrier grégorien, transformation de l'épiscopat; certains affirmaient aussi qu'il était du devoir de l'Eglise de protéger les ouvriers contre l'exploitation des capitalistes...Plusieurs futures personnalités de l'émigration, comme Boulgakov, Berdiaev...étaient alors proches de ce mouvement. Après la Révolution d'Octobre, d'autres groupes similaires apparurent, comme la Ligue Démocratique pan-russe du clergé et des laïcs orthodoxes, qui soutenait le programme et la politique des socialistes révolutionnaires. Parmi ses adhérents figurait le Professeur Titlinov, de l'Académie Théologique de Pétrograd, l'un des futurs rénovationistes. Lorsqu'en 1923 le rénovationisme se constitua en Eglise, certains évêques, comme le futur Métropolite Serge de Moscou, s'y joignirent. Le mouvement reçut aussi un appui de taille avec sa reconnaissance comme Eglise russe par le Patriarcat de Constantinople qui, à ce moment-là, évoluait lui-même vers des réformes similaires, comme on le voit dans son Encyclique de 1920. Cette reconnaissance officielle durera d'ailleurs jusqu'en 1939. L'Eglise vivante tint un grand concile en mai 1923, décidant de soutenir officiellement le système social soviétique, envoyant ses félicitations à Lénine, appelé "combattant pour la grande vérité sociale", déposant le Pariarche Tykhon et déclarant nul et non avenu l'anathème lancé contre le communisme. Ce fut principalement le peuple, - dépositaire, selon la tradition orthodoxe, de la vérité, au même titre que la hiérarchie-, qui rejeta l'Eglise Vivante, refusant de fréquenter les églises de ce shisme. Désespérant de trouver le soutien populaire, les Rénovationistes se tournèrent alors vers le Patriarcat de Constantinople, qui demanda au Patriarche Tykhon de se retirer et de reconnaître "l'Eglise Vivante". En prison, le Patriarche Tykhon n'était pas informé de la situation réelle, et les communistes lui faisaient croire que toute l'Eglise russe avait suivi l'Eglise Vivante et adopté le calendrier grégorien. D'autre part, la pression internationale demandait la libération du chef de l'Eglise russe. Acceptant de ne pas combattre les décisions du gouvernement, le Patriarche Tykhon fut libéré et l'on assista à une scène admirable : le vieillard sortit de sa prison, triste et malade, croyant à peine retrouver l'orthodoxie en Russie. Mais une grande foule qui avait appris sa libération l'attendait, l'acclamant. Alors il se redressa et avec joie, de ses deux mains épiscopales, il bénit les orthodoxes fidèles à la foi. LES DEUX DERNIERES ANNEES... De 1922 à 1925, le Patriarche Tykhon ne jouit jamais d'une liberté réelle, tant la pression du gouvernement et de la police politique, qui avait délégué Tuchkov auprès du Patriarche, s'exerça sans discontinuer. Tristement, le Patriarche disait : " Mieux vaut encore la prison que la liberté sans pouvoir rien faire : j'envoie un évêque dans le Sud, il finit dans le Nord; j'en envoie un dans l'Ouest, ils le transportent à l'Est". Tuchkov fit pression pour obtenir le plus grand nombre de concessions possibles, usant de mensonges et d'informations controuvées. Ainsi, il voulut imposer le Nouveau Calendrier au Patriarche Tykhon - qui y était opposé-, lui faisant croire que toutes les Eglises orthodoxes avaient adopté la réforme du calendrier. Mais, un télégramme du Métropolite Anastase, alors à Constantinople, vint persuader le Patriarche Tykhon que toutes les Eglises n'étaient pas devenues nouvelles-calendaristes. C'est dans un tel climat de pression que Tuchkov avait arraché à sa victime la condamnation du premier concile des évêques de l'émigration à Karlovits, sans que l'on sache la position réelle du Patriarche Tykhon, qui essayait désespérément de protéger et de sauver son troupeau en Russie. En privé, cependant, parlant du Métropolite Antoine et des évêques émigrés, le Patriarche pleurait et disait : " Ils comprendront bien tout ce qui arrive et ne me jugeront pas". Tant que ce fut possible, le Patriarche Tykhon célébra dans toutes les églises, encourageant et consolant son peuple. Mais il refusa le texte de soumission absolue au régime que Tuchkov attendait de lui et que le Métropolite Serge, deux années plus tard, donnerait. Plusieurs tentatives d'assassinat furent alors organisées. Dans l'une d'elles, le syncelle du Patriarche fut tué. Malade, menacé sans cesse par Tuchkov, le Patriarche Tykhon prit alors une décision capitale pour l'avenir de l'Eglise russe. Il expliqua au Docteur Zhizhilenko, son ami et son confident, que "l'issue de l'Eglise russe, dans un tout proche avenir, serait d'entrer dans les Catacombes". Alors il donna sa bénédiction au Docteur Zhizhilenko pour devenir secrètement moine, puis, dans l'hypothèse où la hiérarchie céderait au pouvoir soviétique, pour être ordonné secrètement évêque. En 1927, lorsque le Métropolite Serge publia sa célèbre déclaration de soumission au pouvoir soviétique, le médecin béni par le Patriarche Tykhon devint l'évêque Maxime de l'Eglise des Catacombes, et joua un grand rôle dans le rejet de l'Eglise Officielle soviétique par une partie de la hiérarchie et des fidèles. Lors de la fête de l'Annonciation de 1925, la santé du Patriarche Tykhon empira quelque peu, et il fut transporté dans une clinique, sous le contrôle de Tuchkov. Là, une dernière fois, il refusa de signer la déclaration que lui soumettait Tuchkov. Les derniers instants de sa vie ont cependant été très contestés : pour l'évêque Maxime, qui avait longtemps été son médecin, il ne fait aucun doute que le Patriarche Tykhon a été empoisonné. Pour les soviétiques, au contraire, c'est librement qu'il a signé le fameux "Testament", qui reconnaissait le régime et condamnait les évêques russes. Mais ce "Testament", selon l'évêque Maxime et d'autres proches du Patriarche, ne porte pas réellement une signature de sa main : c'est, à l'évidence, un faux. Quoi qu'il en soit, on ne juge pas un homme sur un instant de sa vie, fût-il le dernier. Comme le dit saint Basile : " Croyez-vous que Dieu considère un péché qu'on a commis, et qu'il ne soit point touché de mille bonnes oeuvres qu'on a faites? Combien de Martyrs, après avoir renié Jésus-Christ, ont souffert généreusement la mort? Ils ne le reniaient que de bouche, tandis qu'ils l'adoraient dans le coeur, mais la chair est faible...Pensez-vous que Dieu nous veuille punir pour une parole qui nous échappe malgré nous, et qu'il ne se mette point en peine des tourments que nous aurons soufferts? Dieu est notre Juge; nous ne serons pas condamnés sur les faux préjugés des hommes." Le martyre du Patriarche Tykhon, confesseur de la Vérité, sans cesse menacé, sans cesse abusé par les mensonges de Tuchkov et des autorités, fut une évidence glorieuse pour toute l'Eglise russe. Au jour de ses funérailles, une foule immense de plusieurs milliers de fidèles se rassembla dans Moscou, au Monastère Donskoy, pour saluer une dernière fois la dépouille mortelle de leur père et protecteur, le saint Patriarche. Lorsque la procession s'ébranla, les cloches de toutes les églises de Moscou sonnèrent, la foule unit sa voix au choeur de la Cathédrale pour chanter au saint Patriarche "Mémoire Eternelle". Le corps du grand hiérarque repose dans l'une des églises du monastère. Sur sa tombe, une Croix de chêne porte ces mots : "Tykhon, saint Patriarche de Moscou et de toute la Russie, 25 mars 1925". Deux ans plus tard, la véritable Eglise de Russie, - que les soviétiques nomment justement "Tykhoniste" - entra dans les catacombes où, telle une ville invisible, telle une Kitège spirituelle, elle demeure cachée et réservée pour le jour où le Seigneur voudra la révéler. VLADIMIR DE KIEV CORYPHEE DES NOUVEAUX-MARTYRS Lors du Concile de 1917-1918, la Nouvelle du martyre glorieux du Métropolite Vladimir de Kiev fit comprendre aux hiérarques et aux délégués présents que l'Eglise russe entrait dans une nouvelle époque de son histoire. La vie du Métropolite Vladimir ainsi couronnée est celle d'un hiérarque modèle de l'Eglise Russe à la fin du XIX° siècle. Né le 1er janvier 1848, dans une famille pieuse et pauvre de Tombousk, - celle d'un prêtre qui devait être lui aussi sauvagement assassiné -, il suivit la voie de l'éducation ecclésiastique à Tombousk, puis à Kiev, d'où il sortit diplômé de l'Académie ecclésiastique. Après quoi il enseigna durant sept ans au séminaire de Tombousk, où il devint prêtre. En 1886, il fut durement éprouvé, perdant sa femme, puis son fils unique. Aussitôt, le jeune prêtre se retira dans un monastère, et devint moine sous le nom de Vladimir. En 1888, aimé et estimé de tous, il fut consacré évêque. Et, en 1891, le Saint Synode lui attribua le diocèse de Samara, où il révéla ses qualités pastorales : il y arriva en effet au moment où le grand fléau du choléra touchait tout le diocèse, et il se donna entièrement au soin et à la consolation des malades. Son exemple encouragea le clergé, d'abord paralysé par la peur de la contagion. Il fut ainsi connu dans toute la Russie comme un hiérarque héroïque et plein d'amour pour son troupeau. Le déplacement anticanonique des évêques étant alors une règle en Russie, l'évêque Vladimir fut transféré en 1892 comme archevêque de Kartalyn et Kahetyn où il devait demeurer cinq ans. En 1898, il fut nommé Métropolite de Moscou et de Kolomna, où, de nouveau, ses qualités de pasteur en firent un hiérarque aimé du peuple. Il aidait financièrement et moralement les jeunes, les malades, les veuves, les enfants des écoles, qu'il engageait à suivre la voie de la prêtrise. En 1912, il dut quitter Moscou pour Pétrograd, dont il demeura l'évêque pendant trois ans. Mais en 1915, il fut l'un des rares évêques à oser parler contre Raspoutine au Tsar Nicolas II, qui n'accepta pas cette critique, et qui envoya le Métropolite Vladimir en disgrâce à Kiev. La Révolution le trouva donc comme Métropolite de Kiev, la capitale de l'Ukraine, qu'un violent mouvement séparatiste agitait. Un concile local fut réuni, qui demanda l'autoécphalie de l'Eglise ukrainienne. Le Métropolite Vladimir, alors âgé de soixante-dix ans, s'opposant à cette mesure purement politique, subit alors des critiques violentes et des insultes qui ne modifièrent pas son comportement : " Je n'ai peur de rien ni de personne, disait-il alors; à tout moment je suis prêt à donner ma vie pour la vraie foi et pour l'Eglise de Jésus-Christ, plutôt que de laisser les ennemis de l'Eglise la ridiculiser. Pour préserver l'Eglise russe à Kiev - qui fut son berceau - je souffrirai jusqu'à la fin". En 1918, la guerre civile atteignit Kiev, avec la menace de la destruction, du pillage des églises par les Révolutionnaires bolchéviques; ainsi le célèbre monastère des Grottes de Kiev, où les corps intacts, non décomposés, des saints, attendent paisiblement la Résurrection universelle, fut intensivement bombardé, puis envahi par les armées communistes qui chassèrent et frappèrent la plupart des moines. Durant ce combat violent pour le contrôle de Kiev, le Métropolite Vladimir ne cessa de prier dans l'église ou dans sa cellule. Le 21 janvier, dans la grande église du monastère, il célébra la liturgie pour la dernière fois, et, le 24, ses dernières vêpres : " Maintenant Seigneur, tu laisses ton serviteur s'en aller en paix..." La nuit du 25 janvier, les premiers soldats communistes arrivés - quatre hommes et une femme- pénétrèrent dans les appartements de l'Higoumène du monastère, confisquant tous les objets de valeur. Le même jour, les appartements du Métropolite Vladimir furent perquisitionnés. Le soir, cinq "soldats" entrèrent à nouveau, réclamant "Vladimir le Métropolite". Le Métropolite vint à leur rencontre, mais il fut enfermé dans sa chambre, torturé et blessé avec la chaîne de sa croix pendant une vingtaine de minutes. Ces étranges soldats demandèrent surtout où était caché l'argent. Puis, ne trouvant rien, ils sortirent, entraînant le Métropolite, qui put dire adieu avec larmes à son syncelle, Philippe. Selon les témoins, lorsqu'il sortit du monastère, le Métropolite Vladimir était calme et solennel, avec le même air que lorsqu'il s'apprêtait à célébrer la liturgie : il faisait le signe de la Croix et chantait un tropaire. Il fut alors conduit jusqu'au lieu choisi pour son exécution par les cinq hommes. Il leur demanda si c'était là l'endroit où ils avaient décidé de le fusiller. Ils répondirent : " Pourquoi pas? Crois-tu que nous allons te réserver toute une cérémonie?" Le Métropolite Vladimir leur demanda alors la permission de faire une prière. Ils répondirent : " Sois bref". Le saint Martyr dit alors à haute voix : " Seigneur, pardonne mes péchés volontaires et involontaires et reçois mon esprit en paix". Puis il bénit ses meurtriers avec ses deux mains, ajoutant : " Que Dieu vous pardonne". Dans le soir silencieux, de nombreux coups de fusil furent entendus jusqu'au monastère où les moines restants comprirent que l'on tuait le Métropolite. D'autres groupes armés vinrent ce jour-là au monastère vérifier que le Métropolite avait bien été enlevé, et menacer les moines. Mais le calme revint dans la nuit. Le lendemain, des pèlerins arrivèrent au monastère et apprirent aux moines qu'ils avaient trouvé le corps mutilé du Métropolite Vladimir de Kiev. L'Archimandrite Anfin obtint l'autorisation de ramener, au péril de sa vie, le corps du bienheureux martyr jusqu'à l'église de la Lavra de Kiev. La procession fut encerclée par des fanatiques qui insultèrent encore les fidèles et le corps du Métropolite. A Moscou, le Patriarche Tykhon célébra le service solennel des défunts à la Mémoire du Métropolite Vladimir, en présence des hiérarques réunis et de tout le clergé de la ville. Peu après, les membres du Concile, anticipant sur la glorification des Nouveaux Martyrs, décidèrent que le 25 janvier, jour de la mort du premier martyr de la Révolution, serait dédié à tous ceux qui souffriraient les mêmes épreuves pour la foi dans la tourmente communiste. Que la Mémoire du Métropolite Vladimir soit éternelle! BENJAMIN DE PETROGRAD NOUVEAU-MARTYR En 1917, après la chute de la monarchie impériale russe, une démocratisation soudaine de la vie religieuse provoqua l'élection des évêques par le peuple des fidèles. AInsi, le vicaire du diocèse de Pétrograd, le Métropolite Benjamin, fut élu Métropolite par la grande majorité du peuple. Aimé de tous, en cette période de troubles redoutables, le Métropolite Benjamin apparaissait surtout comme un hiérarque spirituel qui ne s'intéressait d'aucune façon à la question politique. Les fidèles savaient en particulier qu'il ne traiterait pas politiquement la requête de confiscation des biens ecclésiastiques décidée par Lénine en 1918 - mais qui ne fut appliquée à Pétrograd qu'en mars 1922. La faim et les épidémies frappant alors les populations, le principe d'une telle confiscation fut pleinement accepté par le Métropolite Benjamin. La famine justifiait tous les sacrifices, et le Patriarche Tykhon lui-même l'avait reconnu. Cependant le Métropolite Benjamin pensait légitimement que le peuple devait avoir un certain contrôle sur l'usage de ces donations, pour qu'elles fussent effectivement utilisées à la lutte contre la famine et la maladie. Le bruit courait, en effet, que les communistes cherchaient surtout à se constituer le trésor de guerre nécessaire à leur maintien au pouvoir. Le Métropolite Benjamin ne pouvait non plus donner sa bénédiction à la distribution des objets sacrés de la liturgie, calices, patènes... Ce qu'il acceptait, c'était de donner volontairement, dans la paix et la concorde communes. Au début, les communistes de Pétrograd acceptèrent volontiers une telle position conciliatrice. De premières listes furent dressées. Le Métropolite bénissait tout le monde, affirmant les larmes aux yeux qu'il était prêt, pour aider ses frères affamés, à ôter de ses propres mains le revêtement d'argent de l'icône de la Mère de Dieu de Kazan. La presse - même les Isvestia de Moscou- publia le récit de cet accord remarquable entre la population de Petrograd et les autorités communistes. Mais le centre politique de Moscou désavoua l'initiative des communistes de Petrograd qui, visiblement, ne comprenaient pas l'utilité véritable de la confiscation des biens ecclésiastiques. Aucune collaboration avec le clergé n'était souhaitée, et encore moins un contrôle sur l'utilisation des fonds ainsi réunis. Aussi, lorsque la confiscation autoritaire des biens commença, le climat général se modifia. Les fidèles se réunissaient autour des églises, protestant contre ces actions illégales et contre les prêtres qui les acceptaient. Mettant la situation à profit, les autorités soviétiques provoquèrent une division dans le clergé de Pétrograd. Le 24 mars 1922, la Pravda de Petrograd publiait une lettre, portant douze signatures, qui accusait le clergé de jouer un rôle contre-révolutionnaire et le tenait pour responsable de la famine. La lettre insistait aussi sur la nécessité de donner immédiatement tous les biens de l'Eglise aux autorités. Cette lettre provoqua la colère du clergé et des fidèles et une tension accrue avec les autorités s'ensuivit. Pour éviter toute effusion de sang, le Métroplite Benjamin décida de faire une dernière tentative auprès des soviétiques. Il demanda à deux signataires de la lettre, Vvdensky et Boyarsky, de proposer aux autorités un arrangement : les objets sacrés du culte resteraient la propriété de l'Eglise, qui donnerait en échange d'autres biens. Ce compromis fut accepté et le Métropolite demanda au peuple de ne pas résister aux confiscations. AInsi, tout se déroula dans l'ordre. De plus grandes difficultés vinrent de la collaboration de Vvedensky et et des "douze" avec le gouvernement soviétique. L'idée de Vvedensky était en effet de s'emparer de l'Eglise, en se couvrant de la protection des communistes. AInsi, au début de mai, on fit courir le bruit à Pétrograd qu'une révolution s'était produite dans l'Eglise, et que le Patriarche Tykhon s'était retiré. Là-dessus, Vvedensky arrive à Pétrograd, et vient rendre visite au Métropolite, lui disant qu'une nouvelle organisation ecclésiastique a été formée, dont il est le délégué officiel pour Pétrograd. Autant le Métropolite Bejamin était accommodant dans la question des biens ecclésiastiques, autant il ne pouvait admettre l'idée d'une usurpation de l'Eglise par l'"Eglise vivante". Aussi, le lendemain de cette visite, fit-il paraître un décret plaçant Vvedensky "hors de l'Eglise Orthodoxe russe". Expliquant les raisons de sa décision, il précisait que l'excommunication durerait jusqu'à ce que Vvedensky comprenne son erreur et y renonce de lui-même. Le décret du Métropolite fut aussitôt publié dans tous les journaux, provoquant la colère des soviétiques. Quelques jours plus tard, Vvedensky vint poser un ultimatum au Métropolite : ou il suspendait le décret, ou bien il s'apprêtait à passer en jugement avec une partie du clergé, pour répondre de sa position lors des confiscations. Quoiqu'effrayé d'entraîner ses proches dans une éventuelle condamnation, le Métropolite Benjamin refusa de se soumettre. Il savait pourtant que la formation d'une Eglise Révolutionnaire à Pétrograd impliquait sa condamnation à mort. Il s'y prépara en donnant les derniers ordres pour l'adminsitration du diocèse et en encourageant spirituellement tous ceux qu'il put rencontrer. Très vite, les agents de la police - la tcheka- vinrent chez lui, l'accusant de s'être opposé aux confiscations, et l'arrêtèrent pour le conduire en prison. L'arrestation du Métropolite provoqua une immense protestation de la ville de Petrograd, qui décida d'organiser sa défense : diverses associations souhaitaient confier sa défense à l'avocat populaire J.S. Gurovich, qui n'était pas compromis avec les communistes. D'origine juive, Gurovich craignait de son côté de n'être pas agréé par tous et hésitait à s'engager dans une si périlleuse défense. Mais toutes ses hésitations tombèrent lorsque le Métropolite Benjamin demanda lui-même à Gurovich d'être son avocat, précisant qu'il avait une confiance absolue en lui. Quand le Métropolite entra dans la salle du procès, en habit épiscopal, avec son bâton pastoral à la main, suivi par l'évêque Benoît, et par d'autres membres du clergé, tous ceux qui étaient là se levèrent, et regardèrent en silence. Le Métropolite Benjamin les bénit tous. Les juges commencèrent leur interrogatoire, cherchant à faire tomber le Métropolite dans un piège. Ils voulaient l'obliger, pour sauver sa vie, à dénoncer lui-même les propositions accommodantes faites aux autorités, à les renier et à en accuser ses proches. A chaque question, le Métropolite prenait la pleine responsabilité de ses actes. "J'ai décidé cela tout seul". "C'est moi qui ai signé tel document..."."Je n'ai jamais autorisé quiconque à participer à des décisions réservées aux évêques..." Tous ceux qui étaient présents admiraient le courage du Métropolite Benjamin, qui, à chaque instant, couvrait ses proches. Cette attitude noble n'empêchait pas le procureur du gouvernement d'insulter grossièrement le Métropolite. Gurovich, l'avocat, protesta contre le ton agressif du procureur. Parmi les témoins, un membre de l'Eglise Vivante, vêtu en ecclésiastique, Kranitsky, eut le rôle de dénonciateur, de Judas, faisant tout pour déconsidérer le Métropolite Benjamin, mentant et falsifiant la vérité. En revanche, l'un des douze, le prêtre Boyarsky, revenant en lui-même, dénonça le procès et fit l'apologie du Métropolite. Un autre témoin, Egorov, fit le récit des négociations avec les autorités, montrant que le Métropolite n'était pas coupable. Le procureur reprocha immédiatement à Egorov d'être un partisan du hiérarque et le fit porter du banc des témoins au banc des accusés. Concluant son réquisitoire, dans cette parodie de procès, le Procureur demanda "seize têtes". Prenant alors la parole, Gurovich défendit admirabmement le Métropolite Benjamin, récusant tout argument politique : " Vous pouvez détruire, dit-il, le Métropolite, mais vous n'avez pas le pouvoir de détruire sa force spirituelle, sa noblesse et l'élévation de ses pensées et de ses actions...Pour vous, seule compte la politique, et tout verdict doit favoriser votre action politique...Mais ne faites pas du Métropolite un Martyr. Le peuple russe le vénère, et s'il est tué pour sa foi et pour sa fidélité au peuple, voilà qui sera dangereux pour le pouvoir soviétique..." La plaidoierie de Gurovich fut longtemps applaudie par le peuple présent. Enfin, le Métropolite Benjamin put parler et dire sa tristesse de s'entendre appeler "ennemi du peuple" : "Je suis, dit-il, un enfant authetique de mon peuple. J'aime et j'ai toujours aimé mon peuple. Je lui ai consacré toute ma vie, et j'ai toujours eu la joie de voir que j'en étais constamment aimé en retour. C'est le peuple qui m'a élevé à la position élevée que j'occupe maintenant dans notre Eglise russe". Ce fut tout ce qu'il dit sur lui-même, préférant défendre de nouveau ses proches. Les juges lui reprochèrent de ne pas parler suffisamment de lui-même. Il répondit : " De moi? Mais qu'est-ce que je peux vous dire sur moi-même? Une seule chose peut-être : Quoi que vous décidiez, de ma vie ou de ma mort, je me tournerai vers le Seigneur, faisant le signe de la Croix, et je dirai : " Gloire à toi, Seigneur, gloire à toi en toutes choses". Tels furent les derniers mots du Métropolite Benjamin. Le 5 juillet, le Tribunal prononça son verdict : dix personnes, dont le Métropolite, étaient condamnées à être fusillées. Aucune pétition ne put favoriser la libération des prisonniers. Et, le 14 août, on apprit leur transfert à Moscou - ce qui signifiait, en réalité, dans le langage à mots couverts des autorités communistes, leur exécution. On apprit plus tard qu'ils avaient été tués non loin de Pétrograd. Le Métropolite Benjamin alla clamement à la mort, murmurant une prière et faisant le signe de la Croix, victorieuse de la mort. Longtemps le peuple russe refusa de croire à sa mort, l'imaginant prisonnier dans un endroit secret, espérant son retour... FIN

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