samedi 2 mai 2020
Autres figures athonites du XXe siècle. Archimandrite Chérubim Karampelas.
ARCHIMANDRITE
CHERUBIM KARAMPELAS
AUTRES
FIGURES
ATHONITES
DU
DEBUT DU XXème SIECLE
Traduction
de Maurice-Jean Monsaingeon
l
EDITIONS L'AGE D'HOMME
Collection
GRANDS SPIRITUELS ORTHODOXES
DU
XXe SIECLE
2014
by Jean-Claude Larchet et Editions L'Age d'Homme, Lausanne, Suisse
Catalogue et informations :
écrire à L'Age d'Homme, CP 5076
INTRODUCTION
Ce volume
est la suite de celui, paru dans la même collection, intitulé
Figures athonites du début du XXe siècle. Il rassemble les Vies de
trois autres grandes figures athonites de la fin du XIXe siècle et
de la première moitié du XXe siècle : l'Ancien Sabbas le
Confesseur (1821-1908), l'Ancien Ignace le Confesseur (1827-1927) et
l'Ancien Codrat de Karakallou (1859-1940). Ces Vies, comme les
précédentes, ont été rédigées par l'archimandrite Chérubim
(Karampélas), un ancien moine athonite qui a fondé le monastère
bien connu du Paraclet à Oropos, près d'Athènes, et elles ont été
publiées en grec, par ce monastère, dans des fascicules séparés
formant une ésrie intitulée Figures aghiorites contemporaines; ces
fascicules ont eu un grand succès puiqu'ils ont connu plus de dix
éditions en Grèce et ont été traduits en plusieurs langues.
Ces Vies
ont été rédigées dans le même esprit et dans le même style - à
la fois sobre, frais et vivant -, qui caractérisaient le volume
précédent et qui ont été grandement appréciés des lecteurs.
Le premier
tome a présenté des modes de vie monastique variés - érémitique,
cénobitique, collectif en petite communauté, et idiorythmique - et
a montré comment la sainteté, dans l'Eglise orthodoxe, peut se
réliser, s'épanouir et s'exprimer dans des contextes variés et
sous des formes multiples. Ce second tome nous présente un nouveau
type de moine : celui du confesseur et du père spirituel.
En
principe, tout prêtre est confesseur, puisque la confession est un
sacrement ( ou un "mystère", selon la terminologie
orientale) et que tout prêtre est habilité à dispenser tous les
sacrements ( excepté celui d el'ordination, réservé aux seuls
évêques); et tel est le cas dans la plupart des Eglises locales.
Dans l'Eglise grecque, cependant, seuls sont habilité à confesser
ceux des prêtres qui, en raison de leurs qualités spirituelles et
psychologiques, ainsi que de leur expérience, sont jugés par
l'évêque à être en même temps des pères spirituels,
c'est-à-dire à soutenir et à guider spirituellement ceux qui se
confessent (1).
(1)
: ( Sur les fondements et la nature de la paternité spirituelle dans
l'Eglise orthodoxe, voir l'étude classique du P.I. Hausherr,
Paternité spirituelle en Orient autrefois, Rome, 1955; sur la nature
de la paternité spirituelle et sa fonction thérapeutique, voir
J.-C. Larchet, Thérapeutique des maladies spirituelles, 6e éd.,
2013, p. 469-495).
C'est
par un décret spécial de l'évêque que sont institués ceux que
l'on appelle pneumatikoi ( singulier : pneumatikos). Dans les
monastères, la situation est un peu différente : les confesseurs
sont choisis par l'higoumène parmi les hiéromoines du monastère
qui ont pour cela les aptitudes requises (2), mais leur fonction se
borne en général à écouter les confessions et à donner
l'absolution et éventuellement une épitimie ( exercice ascétique
sous forme de prière, de jeûne ou de prosternations, ayant pour but
d'aider le pénitent à s'amender), tandis que la paternité
spirituelle est exercée par l'higoumène, à qui les moines
manifestent leurs "pensées" régulièrement ( c'est-à-dire
au moins chaque soir, parfois plusieurs fois par jour).
(2)
: ( Dans une skite, le choix est fait par l'higoumène dont il
dépend. Dans tous les cas, le confesseur est "institué",
avec une prière spéciale, par un évêque venu de l'extérieur).
Bien
que le rôle de père spirituel reste dans tous les cas dévolu à
l'higoumène, il arrive que celui-ci fasse appel à un hiéromoine
extérieur au monastère, mais particulièrement renommé pour ses
qualités spirituelles pour y exercer périodiquement la double
fonction de confesseur et de père spirituel, comme on le verra dans
ce livre. Parfois, au Mont-Athos, ce sont des hiéromoines vivant
dans des kalyves qui, ayant des charismes particuliers pour
l'exercice conjoint de la confession et d ela paternité spirituelle,
reçoivent à cette fin des moines venus de différents monastères (
sur la recommandation ou avec la bénédiction de leur higoumène) ou
de kalyves isolées, ainsi que des pèlerins, clercs ou laïcs (3).
(3)
: ( Ce livre présente trois cas de confesseurs/pères spirituels.
Mais il faut savoir que parfois les deux fonctions sont dissociées :
1) dans le sens indiqué précédemment où l'higoumène délègue la
confession, mais exerce lui-même la paternité spirituelle; 2) dans
le cas de simples moines, qui ne sont pas habilités à confesser du
fait qu'ils ne sont pas prêtres, mais exercent néanmoins une
fonction de paternité spirituelle : c'était le cas de certains
startsi ( pluriel de staretz) en Russie, ou de certains spirituels en
Grèce ou au Mont-Athos ( comme le Père Païssios). Dans les deux
cas c'est ordinairement la pratique de la "manifestation des
pensées" qui permet au père spirituel de connaître l'état
intérieur - les passions, mais aussi les désirs, les sentiments,
les tendances-, l'évolution et les problèmes particuliers de ses
enfants spirituels, et d'apporter le soutien et les conseils adaptés.
Sur la nature de la "manifestation des pensées" et sa
différence avec la confession, voir : I. Hausherr, op. cit., p.
212-229; J.-C. Larchet, op. cit., p. 497-509).
Ce livre
présente trois confesseurs/pères spirituels éminents : les deux
premiers, le Père Sabbas et le Père Ignace vivaient, entourés de
quelques disciples, dans des kalyves situées dans des skites; le
troisième, le Père Codrat, était l'higoumène d'un grand monastère
cénobitique. On verra que leur activité et leurs charismes (
notamment de discernement, de cardiognosie, de clairvoyance et d
epré-voyance) les apparentent aux grands startsi qui vivaient à la
même époque en Russie, à Optino en particulier. Mais avant cela
l'auteur fait bien apparaître leurs qualités spirituelles plus
ordinaires - leur sens de l'accueil, la finesse dont ils font preuve
dans les relations avec les personnes, leur absence de jugement à
l'égard du prochain, leur compassion profonde, mais aussi leur sens
de la mesure et leur sagesse dans les conseils donnés aux pénitents
pour les iader à s'améliorer -, toutes ces qualités étant
conditionnées par trois vertus qu'ils possèdent à un haut degré :
la pénitence ( qui les amène à se reconnaîtres eux-mêmes
pécheurs aux côtés de ceux qu'ils confessent), l'humilité et
l'amour, soutenus par une ascèse personnelle rigoureuse menée dans
la prière continuelle.
On
voit bien dans ce livre comment s'exerce normalement, dans l'Eglise
orthodoxe, du point de vue du confesseur, la pratique de la
confession et de la direction spirituelle, qui se révèle être, au
fond, loin de toute approche juridique, une thérapeutique, un moyen
de progresser spirituellement et un soutien paternel, lesquels
s'accomplissent dans une relation de confiance et d'amour mutuels.
Les récits
que contient ce livre sont très concrets. Les saints pères qu'ils
présentent nous instruisent spirituellement moins par leurs paroles
que par leur mode de vie et leur façon d'être, qui nous sont
dévoilés par des ancdotes édifiantes, souvent pittoresques,
rapportées par des personnes qui les ont connus et fréquentés.
Nous sommes
plongés dans le monde merveilleux du "Jardin de la Mère de
Dieu (1)", mais ce monde n'est éloigné de nous ni dans le
temps ni dans l'espace.
(1)
: ( Nom couramment donné au Mont-Athos, sur la base d'une légende
selon laquelle la Mère de Dieu allant à Chypre, accompagnée du
saint apôtre Jean, pour rendre visite à saint Lazare, aurait échoué
à la suite d'une tempête non loin de l'actuel monastère d'Iviron,
et aurait prié le Christ de lui donner cette montagne. Le Christ lui
aurait alors répondu : " Que ce lieu soit ton lot, ton jardin
et ton paradis, un havre de salut pour ceux qui veulent être
sauvés.").
Grâce
à la continuité qu'assure la fidélité à une tradition
ininterrompue, qui se transmet de père en fils spirituels, de
nombreux moines, aujourd'hui, au Mont-Athos, s'efforcent de suivre
les traces de ces illustres prédécesseurs, et quelques-uns
parviennent à atteindre la même sainteté et à bénéficier des
mêmes dons de l'Esprit. Il y a en particulier quelques confesseurs/
pères spirituels charismatiques qui, comme les Anciens dont nous
parle ce livre, savent accueillir et écouter les pécheurs avec
compassion, les consoler, les fortifier, et leur donner avec
discernement et sagesse les conseils permettant leur guérison et
leur progrès spirituels.
Les valeurs
dont témoignent ces figures saintes - en particulier celles de
l'humilité et de l'amour de Dieu et du prochain dans le renoncement
complet à soi-même - ne sont autres que celles de l'Evangile que
tous les chrétiens sont appelés à incarner. Leurs combats
intérieurs sont - bien que menés ici de manière maximaliste- ceux
que tout chrétien doit mener pour faire mourir en lui le "vieil
homme" issu du péché et de la chute, "qui va se
corrompant au fil des convoitises décevantes" ( Eph 4, 22), et
faire vivre en lui "l'homme nouveau qui a été créé selon
Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité" ( Eph 4,
24) à la ressemblance du Christ. Les progrès qu'ils accomplissent
ne sont autres que ceux que tout chrétien doit accomplir pour être
transformé par la grâce et "constituer cet homme parfait, dans
la force de l'âge, qui réalise la plénitude du Christ" ( Eph
4, 13). Leur sainteté témoigne que la grâce du Christ est donnée
en abondance par l'Esprit à ceux qui font l'effort de s'ouvrir à
elle, et nous confirme dans la foi que les promesses du Christ à
l'égard de ceux qui s'unissent à Lui ne sont pas vaines.
Jean-Claude
Larchet
Je
remercie le Père Placide Deseille de m'avoir confié, pour la
publication dans la collection " Grands spirituels orthodoxes du
XXe siècle", la traduction de ces textes, que lui a léguée
Maurice-Jean Monsaingeon avant son décès. Je remercie aussi les
soeurs du monastère de Solan qui ont contribué à améliorer cette
traduction. Ma reconnaissance va également à l'archimandrite
Timothéos Sakkas, higoumène du monastère du Paraclet d'Oropos, qui
a généreusement cédé l'exclusivité des droits de traduction
française à la collection "Grands spirituels orthodoxes du XXe
siècle". Comme pour les autres volumes de la collection, la
révision et une partie des notes ont été réalisées par mes
soins.
J.-C.
L
I
SABBAS
LE CONFESSEUR
Je
me suis fait tout à tous,
afin
d'en sauver à tout prix quelques-uns.
(1
Co 9, 21)
Prologue.
Nous
avons la grande satisfaction de publier ce sixième fascicule de la
série Figures hagiorites contemporaines, pour que la figure
exceptionnelle du hiéromoine Sabbas le Confesseur ( 1821-1908) ne
tombe pas dans la mer de l'oubli. Cela aurait ét un grand dommage
que cet astre lumineux du ciel athonite restât dans l'obscurité.
Je
me souviens que quand je suis venu à la Sainte Montagne à l'âge de
dix-huit ans, l'atmosphère était encore chargée de sa sainte
présence, alors qu'il s'était endormi depuis trente années.
J'entendais continuellement dire : " Là-bas, sur la colline,
dans la calyve de la Résurrection, vivait le célèbre Père Sabbas
le Confesseur", "Père Sabbas disait ceci...", "
Père Sabbas faisait cela..., " Il commémorait tant de noms,
c'est ainsi qu'il célébrait la Liturgie, c'est ainsi qu'il
guérissait les possédés...", " Sur ce sentier, montait
une foule qui allait se confesser au Père Sabbas", etc. Et dans
mon jeune esprit, le Père Sabbas apparaissait comme un héros
merveilleux, un aigle aux ailes immenses s'élevant à des attitudes
spirituelles hors de portée.
Si la
biographie du Père Sabbas avait été encore repoussée, cela aurait
été trop tard parce que beaucoup de vieux moines qui l'ont connu
personnellement disparaissent les uns après les autres; Glorifions
Dieu qui nous a permis d'entreprendre à temps cette biographie et d
erassembler un tel trésor dans les pages de ce volume. Ce trésor
enrichira beaucoup d'âmes qui, plongées au sein de l'indigence
spirituelle actuelle, recherchent des nourritures solides et sont en
quête "des choses de l'Esprit".
Le Père
Sabbas était considéré comme un grand ascète, un liturge
angélique, un confesseur incomparable, et un guide pour les âmes.
Sa paternité spirituelle connaissant une renommée sans précédent,
elle était surprenante et faisait penser à celle des startsi
théophores de l'Orthodoxie russe. En des temps difficiles et
troublés, de nombreuses âmes douloureuses trouvaient auprès de lui
le havre du salut, le chemin d ela vie et l'eau du rafraîchissement.
Nous avons
consacré les premières pages de ce livre à la présentation de son
Ancien, le hiéromoine Hilarion d'Iviron, une figure prodigieuse, une
tige bienheureuse, d'où sortit une fleur sacrée, un Elie le
Thesbite qui donna le grand Elisée.
Pour
rédiger cette biographie, nous avons recueilli des informations
auprès de très nombreux moines âgés de l'Athos, dont beaucoup
eurent des liens très proches avec le Père Sabbas. Nous avons aussi
consulté les livres Histoire lausiaque de la Sainte Montagne et Le
Nouvel Evergétinos par l'archimandrite Gabriel de Dionysiou. Nous
nous sommes aussi beaucoup servi du livre remarquable du regrétté
archimandrite athonite Joachim Spétsiéris, docteur en théologie et
prédicateur de l'Etat : Mémoires, vol. I, Sainte
Montagne-Jérusalem, publié à Athènes en 1931.
A la
fin de ce livre, tout à fait spontanément, nous formulons le voeu
que l'Eglise range le Père Sabbas dans le choeur de ses saints.
L'autorité ecclésiastique compétente constaterait que dans la
conscience de tous les moines athonites, il existait et il existe une
croyance incontestée et irréfutée en la sainteté de l'Ancien.
Nous éprouverions une grande joie si l'on honorait dignement celui
qui a honoré Dieu, a illuminé l'Athos, a désaltéré une multitude
de personnes, afait revenir tant de coeurs de fils vers le Père, et
qui a été un confesseur pneumatophore, un torrent dans une région
aride (Is. 32, 2), un lys parfumé et inégalé dans le jardin sacré
de la Mère de Dieu.
Archimandrite
Chérubim
Oropos
en Attique, 1er juillet 1972
I.
LES ENFANTS DU DESERT
1.
Le modèle.
C'était
le soir. Dans l'enseinte de la calyve de la Petite Sainte-Anne, près
d'une colline aride et desséchée, deux moines conversaient : un
Ancien et son disciple. Le calme du soir était rehaussé par le
grondement de la mer qui léchait le pied de la colline - un
accompagnement idéal aux prières des ascètes qui, de leurs mains
levées, soutiennent le monde. Les deux moines se parlèrent jusqu'à
ce que le plus jeune se levât. Il fit une métanie et partit vers la
calyve, où un autre moine attendait.
"
Tu as fini, père Onuphre?
-
Oui, j'ai fini, père Hilarion.
-
Alors, j'y vais moi aussi."
D'un pas
alerte, le jeune moine s'approcha de l'Ancien.
"
Bénis, Géronda.
- Bon,
Hilarion! Bon, mon petit ange! Assieds-toi ici."
Il ne
s'était passé que peu de jours depuis sa tonsure. Son amour pour
Dieu l'avait retiré de sa terre et de sa famille à Vriola de Smyrne
et l'avait conduit sur la terre des ascètes. Pendant trois ans (
1879-1882), il avait été novice. Dès le moment où il revêtit
l'habit angélique, il se sentit complètement changé. Dorénavant,
il n'était plus Georges Hadjitasou, il était Père Hilarion de la
Petite Sainte-Anne. Il n'appartenait plus aux hommes mais à Dieu, et
il débordait d'une joie divine; Ce jour-là, il prolongea son
échange avec l'Ancien, se réjouissant de ses paroles pleines de
grâce.
Un peu d
etemps passa dans la confession des pensées.
"
Hilarion, mon enfant, aimes-tu le nom que je t'ai donné?
- Beaucoup,
Géronda.
- Sais-tu
pourquoi je 'ai choisi?
- Comment
ne le saurais-je pas, Tu m'as donné le nom du "grand-père",
ton bienheureux Ancien le Père Hilarion."
Ce
n'était pas la première fois que les yeux du Père Sabbas
s'embuaient de larmes lorsqu'il évoquait son vénérable Père
spirituel.
"
Que ses prières nous soutiennent; que nous ayons ses prières. Et
pour toi, mon enfant, je prie de tout mon coeur pour que tu hérites
de sa grâce. En général, les petits-fils ressemblent à leurs
grands-pères. Veille à imiter ses vertus. Puisses-tu me faire me
souvenir de lui à la fois par ton nom et par ta vie.
- Que
Dieu accorde cela par ta bénédiction, Gréonda."
Un petit
silence s'ensuivit.
-
Puisses-tu lui ressembler, Hilarion, mon enfant, dans la pureté de
sa vie. Toute son âme, ses pensées, ses désirs, ses décisions
brilaient d ela lumière. Dans la douceur et la joie de son visage,
tu voyais se réfléchir le visage du Seigneur. Dans son regard, tu
voyais la lumière du Paradis. Et quel regard il avait! Souvent, je
n'osais pas le regarder en face. Ses yeux rayonnaient de lumière. Il
avait les yeux d'un prophète!
-
Géronda, tu nous as dit qu'il avait le don de clairvoyance.
-
Oui, mon enfant. C'est normal. Ceux qui ont le coeur pur acquièrent
des yeux prophétiques. Qu'écrit notre maître saint Basile le
Grand? " Le don de prophétie croît en ceux dont les âmes sont
immaculées et pures de toute souillure." Là où il y a un
coeur pur, là réside le Saint-Esprit qui "parle à travers les
prophètes".
- Il
semble, Géronda, qu'il avait un amour immense pour le Seigneur.
- Mon
enfant, son coeur brûlait de la joie divine. Comment aurait-il pu
autrement quitter son lointain Caucase pour venir dans le désert de
la Sainte Montagne? Sans la pensée du Christ, il ne pouvait pas
vivre. Oh, si tu l'avais vu quand il célébrait la Liturgie, quand
il recevait la communion! Il ne passait pas un seul jour sans la
sainte communion. "Le Christ est ma vie", disait-il. Et le
vendredi, chaque vendredi, avec la Mère de Dieu et saint Jean, il
souffrait aux pieds de la Croix avec tellement d'intensité qu'il
participait à la Passion du Christ. Et jamais ce jour-là, dans sa
ferveur pour la Passion du Sauveur, il ne mangeait ni ne buvait quoi
que ce soit."
L'Ancien
continuait, droulant devant les yeux de son disciple les vertus et
les dons de son Ancien béni. Et le jeune moine écoutait sans se
rassasier. Son âme était gonflée de désirs divins comme une mer
battue par un vent fort.
"Ton
"grand-père" était un saint véritable, mon enfant
Hilarion. Prends-le pour modèle."
Ce
soir-là, dès que ce moine nouvellement tonsuré eût fermé les
yeux, l'Ancien Hilarion vint le saluer dans une vision angélique.
Maintenant
il est temps de rencontrer cet ange dans la chair, cet "arbre au
fruit merveilleux", qui produisit la figure sainte et unique du
Père Sabbas le Confesseur.
2.
Hilarion, l'Ibère.
Au sud
des montagnes du Caucase, au-dessus de l'Arménie, s'étend l'Ibérie,
la Géorgie moderne. C'est là que les Argonautes de la mythologie
allèrent à la recherche de la Toison d'Or, dans cette région
montagneuse, pittoresque et fertile, et riche également par son
sous-sol. Elle est habitée depuis des siècles par les Ibères,
l'une des plus belles races du monde.
Ce
peuple, sensible aux appels spirituels, embrassa de bonne heure le
christianisme, dès la fin du IIIème siècle. Et jusqu'à
aujourd'hui, il n'a jamais trahi le trésor de l'Orthodoxie (1),
malgré les difficultés et les changements.
(1)
: ( En 1439, le représentant de l'Eglise d'Ibérie au concile de
Florence fit preve de s afidélité envers l'Orthodoxie et ne céda
pas aux pressions des partisans de l'"Union". Il feignit
même la folie pour parvenir à éviter de signer les "clauses
d'union", tout à fait inadmissibles).
Ce
peuple a toujours été très ouvert au monachisme. Leur première
missionnaire et illuminatrice est sainte Nina, une moniale. Leur
amour pour la vie monastique s'étendit à des monastères aussi
éloignés que ceux de la Palestine, du Sinaï et du Mont-Athos. Le
troisième monastère athonite en ancienneté et en importance fut
construit par les Ibères, comme l'indique son nom : " Iviron".
Qui sait combien de saints vécurent dans les établissements
monastiques des Ibères! Une multitude de fleurs rares s'y
épanouirent, apportant leur parfum céleste "sur les montagnes
embaumées" ( Cant 8, 14). La sainte âme d'Hilarion l'Ibère
nous enchante par son parfum merveilleux.
Plus de
cent ans se sont écoulés depuis sa dormition, et les habitants de
la Sainte Montagne n'ont toujours pas oublié le Père Hilarion, le
Géorgien. Son surnom "le Géorgien" se réfère à sa
nationalité, car l'Ibérie est aussi appelée la Géorgie. Il était
reconnu par tous pour être "un homme vénérable, un parfait
gardien des valeurs de la vie monastique", et un père
confesseur merveilleux et renommé, qui était arrivé au sommet de
la vertu.
Nous
savons très peu de choses sur sa vie en Ibérie. Qu'est-ce qui le
poussa à quitter sa terre natale? C'était certainement son
aspiration aux hautes envolées spirituelles, auxquelles est consacré
tout spécialement le paisible et ascétique Mont-Athos, où s'écoule
une vie loin du monde. C'était peut-être aussi le climat politique
de sa patrie : lorsqu'en 1807, le tsar Alexandre Ier annexa de force
la Géorgie à la Russie, il s'ensuivit une situation troublée et
agitée. Peut-être enfin quitta-t-il la Géorgie pour échapper aux
honneurs qui lui étaient rendus pour sa vertu. Il apparaît que sa
renommée s'était répandue sur toute la Géorgie; le roi lui-même
allait vers lui pour se confesser.
Se
rendant à la Sainte Montagne; le Père Hilarion s'orienta
naturellement vers le monastère d'Iviron. Fervent de l'hésychasme,
il tourna son attention vers les kathisma (1) situés aux environs du
monastère, et alla vivre dans une cellule géorgienne dédicacée à
saint Jean le Théologien. C'était une condition idéale. Hilarion,
le disciple ardent du Christ, venait se mettre sous la protection de
l'apôtre de l'Amour. Et, très rapidement, il fut rejoint par un
jeune disciple, Sabbas.
Le Père
Sabbas venait de la Thrace anatolienne. Il était né en 1821, à
Athyra, une ville importante sur la côte de la mer de Marmara.
Certaisn endroits semblent propices à donner des saints, car, dans
le village tout voisin, dans la région de Silvyria, devait naître
vingt-cinq ans plus tard, le saint de notre temps, Nectaire de la
Pentapole.
Le
Père Hilarion, divinement inspiré, vit à l'avance les futurs
progrès du jeune Sabbas et le prit sans hésiter sous sa protection
spirituelle. Il avait d'ailleurs désiré avoir un disciple grec pour
l'aider à maîtriser la langue grecque, car bien qu'"affable
envers tous, il ne cachait pas sa préférence pour tout ce qui était
grec, désirant converser et vivre avec les Grecs, prier, lire et
lélébrer la Liturgie dans leur langue (2)".
(2)
: ( Archimandrite Gabriel de Dionysiou, Histoires lausiaques de la
Sainte Montagne, p.35).
Le
rayonnement de sa vertu et sa renommée ne lui permirent pas de vivre
en hésychaste dans sa nouvelle demeure. Les abeilles découvrent
toujours les fleurs aux nectars cachés. Beaucoup cherchaient à le
rencontrer, émerveillés par sa grandeur spirituelle. Tous étaient
touchés par l'histoire de sa vie. Lui qui avait connu une existence
aisée en Géorgie, n'acceptait aucun argent pour lui. Alors qu'il
était le confesseur du roi de Géorgie et qu'il portait, comme le
prescrivait le cérémonial de la cour, une splendide mandya,
rutilante de rubis, de perles et de cent cinquante diamants, il était
maintenant revêtu d'habits monastiques les plus pauvres. Il était
impossible que tout cela ne fît pas impression sur tous les pères
de la Sainte Montagne.
Les Russes
le sollicitaient beaucoup. Il connaissait leur langue et il pouvait
les aider dans leurs attentes spirituelles. Ils lui demandèrent de
venir au monastère de Saint-Pantéléimon pour confesser les pères.
Finalement ils le considéraient comme le père confesseur permanent
du monastère et l'honoraient comme un saint.
Le kathisma
du Théologien ne lui procurait évidemment pas l'hésychasme auquel
il aspirait. Les paroles du psaume : " Je me suis enfui au loin
et j'ai demeuré dans les déserts" stimulaient le zèle de
l'Ancien et de son disciple; Le Père Sabbas, alors encore très
jeune, soulevait régulièrement la question avec enthousiasme : "
Géronda, partons, allons au loin, allons demeurer dans le désert et
vivre dans la sainte hésychia."
C'est ainsi
qu'ils s'enfuirent du kathisma d'un apôtre pour celui d'un autre
apôtre. Le Théologien les conduisit au Frère du Seigneur. Dans le
désert, le kathisma de Dionysiou dédié à saint Jacques, le Frère
du Seigneur, leur offrait la solitude qu'ils désiraient. Selon une
note écrite de la main du Père Sabbas, ils s'y installèrent en
1843, et une merveilleuse période allait commencer pour eux. "
Certains d'entre eux laissèrent un nom qu'on cite encore avec éloge"
(Si 44, 8).
3.
La poursuite de Dieu.
L'Histoire
des moines de Syrie (1) rapporte le récit d'un certain général qui
chassait dans les montagnes avec son cheval, ses chiens, ses armes et
sa suite.
(1)
: ( C'est un livre semblable à l'Histoire lausiaque, écrit par
Théodoret (349-460), évêque de Cyr, près de la rivière Euphratès
en Syrie. Il raconte de merveileux récits à propos des exloits de
beaucoup d'ascètes de Syrie et de Mésopotamie).
Soudain
apparut devant lui un ascète.
"
Que fais-tu là, Abba? demanda le général.
-
Et toi qu'est-ce que tu viens faire ici?
-
Moi? Je suis venu chasser. Je chasse.
-
Je fais la même chose.
-
Comment? Tu chasses aussi?
-
Bien sûr! Je poursuis mon Dieu; Je poursuis Dieu jour et nuit,
désirant ardemment Le voir, Le saisir, et L'enfermer dans mon
coeur."
Le général
fut émerveillé par ces mots, et dit : " Je vois là un
véritable ascète."
Selon
l'assentiment général, le désert est l'endroit le plus adapté
pour la recherche de Dieu. Pour cette raison, nos deux ascètes
bondissaient de joie. eur nouvelle demeure était un vrai Mont
Carmel, ils étaient Elie et Elisée, c'est-à-dire deux âmes
brûlant d'amour pour Dieu.
Le kathisma
du Frère du Seigneur est situé à quelque distance au-dessus du
monastère de Dionysiou dans un lieu de calme, de solitude et
d'isolement. Sur la droite de celui-ci, ce sont des collines
couvertes de buissons avec aussi le ravin redoutable de
l'Aéropotamou, où les vents de l'hiver gémissent et rugissent. Sur
la gauche, où l'eau est abondante, c'est une forêt dense avec des
arbres immenses. La calyve est surmontée d'une barre rocheuse
élevée. La cellule était manifestement très vieille. Qui sait
combien d'ermites y avaient trouvé refuge?
Personne ne
passe jamais par cet endroit. Ici, les deux ascètes n'avaient pas
affaire avec les hommes, mais avec le désert : le soleil et le vent,
les arbres et les buissons, les oiseaux et les reptiles, les démons
et les anges, avec saint Jacques, avec la Dame de la Sainte Montagne,
et avec Dieu - Dieu avant tout, car c'était Lui qu'ils
poursuivaient. Durant vingt-et-un ans, ils gravirent l'échelle de
Jacob sans jamais fléchir ni perdre espoir. La voix du Prophète
interpellait leurs coeurs : " Venez, montons à la montagne du
Seigneur, allons au Temple du Dieu de Jacob" ( Is, 2, 3).
Ils avaient
leurs armes pour la chasse : l'ascèse, qui mortifie la chair - la
tempérance, le jeûne et les veilles. Et comme épée à double
tranchant, ils avaient l'étude de la Parole de Dieu et les textes
patristiques, qui renferment une richesse inestimable d'expérience
spirituelle. D'autres armes étaient l'invocation incessante du Nom
de Jésus avec la prière : " Seigneur Jésus, Fils de Dieu, aie
pitié de moi", et la communion presque quotidienne à la Coupe
de la Vie et à la Manne du Ciel. Tout cela était rendu possible par
le silence saint et sacré qui les conduisait vers les hauteurs. Au
silence, saint Basile le Grand a dédié ces mots immortels : "
Le silence est le début de la purification de l'âme. La langue ne
parle pas des uns et des autres, ni les yeux ne se tournent vers la
beauté corporelle, ni les oreilles n'affaiblissent la vigueur de
l'âme par des mélodies sensuelles ou des bavardages oiseux d'hommes
légers et amusants. L'esprit, quand il n'est pas éparpillé par des
affaires extérieures ni plongé dans le monde par les sens, retourne
vers lui-même. En s'orientant vers Dieu, l'esprit reçoit
abondamment l'illumination de la beauté divine et s'oublie lui-même
(1)."
(1)
: ( Lettre à Grégoire).
Et avec une
précision scientifique, ce Père saint décrit l'ascension que
permet l'hésychia. Le tout dernier échelon conduit à Dieu, le Bien
le plus radieux. L'esprit ainsi illuminé en oublie sa nature propre.
Enchanté, transporté, ravi, l'esprit se trouve hors du temps et d
el'espace et s eperd lui-même.
Bénies et
trois fois bénies les âmes qui ont été rendues dignes de telles
ascensions célestes. Béni es-tu aussi, Père Hilarion, ainsi que
ton disciple : âmes bénies, vous élevant, toujours plus épurées
et purifiées, à la recherche de Dieu, dans l'hésychia. Nous
pressentons que vous L'avez saisi, que vous L'avez goûté, et que
vous nous L'offrez, même à nous, si misérables et qui sommes si
"extrêmement appauvris".
4.
Leur vie dans le désert.
Pendant
vingt-et-une années, le Père Hilarion et son disciple Sabbas
combattirent dans le désert. La frugalité et la tempérance
régnaient en tout. Le monastère de Dionysiou et quelques pères de
leur connaissance pourvoyaient à leur nourriture. Il est inutile de
le préciser, lits confortables, draps, matelas et choses semblables
étaient absents de la vie des deux ascètes. Dans la forêt, l'eau
était abondante; régulièrement, le Père Sabbas en transportait
pour leur ermitage.
Bien que
l'essentiel ait été leur vie contemplative, ils ne manquaient pas
pour autant de nombreuses tâches matérielles : le nettoyage des
cellules et tout spécialement de l'église, l'entretien du terrain
environnant, le soin de quelques oliviers et autres arbres, la
limitation de l'extension des broussailles, la construction de petits
murs de pierre, le ramssage du bois pour les hivers rudes, etc.
Ils
passaient beaucoup d etemps à étudier : les livres sont les grands
amis des ermites. Le disciple aidait son Ancien à apprendre le grec,
à la fois le grec parlé et le grec byzantin des livres sacrés. De
si nombreux textes sacrés sont écrits en grec que c'est un péché
de ne pas connaître cette langue. Bien sûr, il est difficile de
l'apprendre et cela demande beaucoup de peine, mais par sa constance
le Père Hilarion devint un familier de cette langue.
Ce n'est
que très rarement qu'ils quittaient leur ermitage. Quelquefois
l'Ancien allait au monastère de Saint-Pantéléimon pour confesser
les moines. Alors le Père Sabbas, laissé tout seul, expérimentait
intensément la grandeur de l'hésychia. Il ne craignait pas les
démons du désert qui se plaisaient à produire des bruits étranges
et des tapages singuliers au moment d ela prière. Il s'y était
habitué, et il avait aussi un grand protecteur à côté de lui en
la personne de saint Jacques.
Episodiquement,
à Noël, à Pâques, à la Pentecôte et à d'autres grandes fêtes,
le Frère du Seigneur était laissé à lui-même. Ils se rendaient
au monastère pour les vigiles de toute la nuit, apportant avec eux
le souffle du désert. Le Père Hilarion, majestueux, magnifique,
comme tous les Ibères, grand avec sa barbe vénérable, s etenait
dans une des stalles réservées aux Anciens. Il restait debout toute
la nuit. On ne l'a jamais vu s'asseoir ou quitter l'église même
pour un court instant. Même durant l'interruption avant que la
Divine Liturgie ne commence, il restait dans le narthex. Et son fils
spirituel l'imitait infailliblement.
Au
début de leur séjour dans cet ermitage, leur silence fut un peu
perturbé pour un temps par des ouvriers qui le reconstruisaient
totalement. Il était dans un état misérable et se serait
complètement effondré au cours d'un hiver, si le Père Hilarion
n'avait pas suggéré à l'higoumène du monastère de le
reconstruire. Le kathisma fut ainsi très bien reconstruit. A l'est,
se trouvait la petite église, sur le côté ouest, la cellule de
l'Ancien, et en dessous celle de son disciple. Un peu plus tard,
l'église fut consacrée.
Ensuite, le
silence revint. Quelquefois, on pouvait entendre le bruit d'une scie
hydraulique fonctionnant dans la forêt voisine. Elle faisait un
bruit rythmé, agréable, et qui s emélangeait aux divers bruits du
désert.
Chaque
année, le 22 octobre, lorsque le jour tombait, de douces mélodies
provenaient de partout. Les belles voix des moines de la Sainte
Montagne chantaient les louanges de saint Jacques : " Par le
sang du martyre tu as orné ton sacerdoce, ô saint apôtre et
hiéromartyr!"
Leur saint
Patron qui était ainsi célébré n'était pas seulement le Frère
du Seigneur, il était aussi un grand ascète, un hiérarque et un
martyr.
Saint
Jacques était un grand soutien pour les deux ermites. un "pilier",
comme on l'appelait dans l'Eglise chrétienne primitive. Il aida tout
spécialement le jeune disciple et le fortifia dans son combat pour
la prière. Pus ce dernier était attaqué par l'ennemi, plus le
Frère du Seigneur, ce géant de la prière, venait à son secours.
L'histoire de l'Eglise ancienne nous rapporte que les enoux de saint
Jacques s'étaient durcis comme ceux des chameaux à cause de ses
prières sans fin et de ses prosternations innombrables. Il les
pliait constamment pour adorer Dieu, et lui demander son pardon pour
le peuple.
5.
Entre ciel et terre.
La vie au
désert de ces deux ermites se déploie devant nous comme un rameau
fleuri, où chaque fleur éclose et odorante est un épisode béni de
leur vie. Nous y voyons les miracles de la sainte obéissance, des
prophéties, des révélations vivantes du monde surnaturel, qui nous
assurent que dans l'hésychia les rideaux d'ombres sont tirés et que
les portes du ciel sont ouvertes.
*
Leurs
coeurs ressentaient les frémissements les plus célestes lors du
mystère pascal de la Divine Liturgie. Le Père Sabbas revêtit
bientôt l'habit sacerdotal, et le rythme liturgique s'intensifia.
Quelques épisodes de leur vie, qui nous ont été rapportés, nous
permettent de comprendre que "planant au-dessus de toutes les
choses créées", ils concélébraient avec les ministres de
l'autel céleste. Nous raconterons cela par la suite.
*
C'est une
expérience terrifiante de se trouver face à un chien enragé, dont
les yeux lancent des lueurs sauvages, et dont la gueule met tout en
pièces sur son passage. Et comme un tel chien vagabonde partout, il
est possible de le rencontrer en tout lieu, même dans un endroit
aussi improbable que celui d ela calyve d'un ermite.
Or il
arriva qu'un tel visiteur indésirable vint au kathisma du Frère du
Seigneur. Et que décida de faire le Père Hilarion? " Père
Sabbas, appela-t-il. Vois-tu ce chien? Attrape-le vite et apporte-le
moi."
Là, la
vertu de la docilité à son Ancien, de la sainte obéissance, était
soumise à un test rigoureux. " L'athlète" allait-il
reculer? Un autre l'aurait peut-être fait, mais pas le Père Sabbas.
"Par
tes prières, Géronda. Bénis."
Sans
crainte, armé de sa foi dans les miracles de l'obéissance, i fit le
signe de la Croix, demanda la bénédiction de son Ancien, et marcha
vers le chien. " L'obéissance peut même dompter les fauvres"
ont écrit les Pères. Et en vérité, non seulement le Père Sabbas
ne subit aucun mal, mais le chien enragé fut guéri.
*
Il
arriva que le Père Sabbas tombât gravement malade. Durant des jours
et des jours, il souffrit d'une très forte fièvre, et son état ne
s'améliorait pas. L'Ancien décida de recourir à l'arme des saints
solitaires : le chapelet. Il était intérieurement assuré que le
Seigneur ne rejetterait pas sa requête. Cependant, il voulait aussi
que "la vertu de la docilité" contribuât à la guérison.
Il
y avait dans leur ermitage des olives, des oignons, des fèves et
d'autres légumes. Il en prit quelques-uns et s'approcha du malade :
" Père Sabbas, lui dit-il, mange ce que je te donne et tu te
sentiras bien." Le Père Sabbas se moqua presque de ce
"médicament", mais i comprit rapidement le sens de cet
acte, et en parfait enfant d el'obéissance, consomma tous ces
légumes. Non seulement il n'en souffrit pas ( un médecin, informe
plus tard de cet incident, n'en crut pas ses yeux), mais il fut
totaement guéri de sa maladie.
*
Jean
Rémoundos, un jeune étudiant de l'Ecole Polytechnique, originaire
d'Andros, vint avec son frère Georges au monastère de Dionysiou
pour y devenir moine. Après quelques jours, il y fut accepté, mais
l'on dit à son frère de chercher un autre monastère. Le jour
d'après cette séparation douloureuse, Jean, alors qu'il allait
travailler à la minoterie dans la forêt, pensa à aller voir les
deux ermites pour les connaître et recevoir leur bénédiction pour
sa nouvelle vie.
"Viens
ici, mon enfant", entendit-il lui dire une voix inconnue.
C'était le
Père Hilarion, qui était assis devant la porte.
"
Sois le bienvenu." Et il continua : " Tu dois être patient
et obéissant. Ne t'attriste pas de la séparation d'avec ton frère.
Aujourd'hui, il va aller vivre la vie cénobitique dans le saint
monastère de Xénophontos, dont il deviendra plus tard l'higoumène.
Le jeune
novice fut rempli d'étonnement devant ces paroles singulières qu'il
entendait. Il lui semblait être face à quelque prophète de la
Bible.
"
Viens ici, mon enfant, et vénère saint Jacques. Fais trois
prosternations et embrasse sa sainte icône."
Et
lui donnant une tape paternelle sur l'épaule, le Père Hilarion lui
dit :
"
Tu dois aimer cet Apôtre dont tu portes le nom. Il sera ton meilleur
protecteur.
-
Mais, Père saint, je ne m'appelle pas Jacques.
-
Oui, mon fils Jean, mais tu deviendras Jacques. Et jusqu'à ce que tu
reçoives la tonsure, prends soin que personne ne sache ce qu'un
Ancien un peu extravagant t'a dit aujourd'hui."
Quand Jean
fut nommé : " Père Jacques", et quand son frère devint
higoumène du monastère de Xénophountos, le Père Hilarion n'était
pas en danger de vaine gloire, car les morts ne sont pas exposés à
de telles tentations.
*
Pour la
Russie, l'année 1854 fut une année de peines et de troubles. Ayant
provoqué l'Empire ottoman à la guerre, elle essuyait maintenant des
revers. Elle avait à combattre non seulement les Turcs, mais aussi
les Anglais et les Français - une nombreuse armée ennemie. La
péninsule de la Crimée était devenu le théâtre de terribles
batailles. La ville de Sébastopol subissait un siège cruel.
L'avenir s'annonçait très sombre.
Dans de
telles situations, les tsars de Russie n'oubliaient pas les saints
moines. Ils recouraient à eux comme le faisaient, en d'autres temps,
les rois d'Israël envers leurs prophètes; C'est ainsi qu'un voilier
avec des dignitaires du tsar Nicolas Ier partit à la recherche d'un
homme de Dieu. Il fit voile vers l'Athos et jeta l'ancre devant le
monastère de Dionysiou. Ils cherchaient le Père Hilarion. Quand les
dignitaires vinrent vers lui, ils lui demandèrent de leur dire
quelle serait l'issue de la guerre. L'Ancien, un enfant de
l'humilité, ne voulait pas être honoré comme prophète. Mais ces
derniers, connaissant le pouvoir spirituel de l'homme,
n'abandonnèrent pas la partie. Et plus il refusait de leur dire quoi
que ce soit, plus ils l'imploraient. Pendant trois jours, le bateau
resta sur le quai du monastère. Finalement le Père Hilarion se
laissa fléchir. Prenant en ses mains son chapelet, réalisateur de
merveilles, il se tourna vers Dieu, le Seigneur du temps et de
l'éternité, et le pria à ce sujet.
"
La Russie va souffrir, elle sera vaincue pour finir, mais elle ne
supportera aucune perte de territoires."
C'est ce
que le Tsar apprit au sujet de l'issue de cette guerre de Crimée
(1854-1855), et l'avenir justifia les prévisions du "starets"
du désert athonite.
6.
La séparation.
Tandis
qu'il avançait en âge, le Père Hilarion blanchissait de corps et
d'âme. Il avait les cheveux blancs, et était doux dans ses manières
et ses paroles, aimable avec chacun, débordant de grâce, sainte et
angélique. Ses cheveux et sa barbe de neige ainsi que son âme
blanche et pure évoquaient un des passages de l'Evangile : "
Levez les yeux et voyez : les champs sont blancs pour la moisson"
( Jn 4, 35).
Il avait
combattu pendant tant d'années, illuminant son propre esprit, et par
son oeuvre de confesseur, les esprits des autres. Il avait conduit
son disciple aux sommets de la vertu, il avait glorifié le nom de
Dieu et affermi le monde par ses prières. Il exhalait une odeur
spirituelle "comme la cinnamome et l'aspalathe" ( Si 24,
&5); Maintenant, la grappe mûre n'attendait que d'être
moissonnée et placée au coeur de l'Eglise Triomphante.
Au
commencement du Grand Carême, il partit au monastère de
Saint-Pantéléimon ( le monastère russe) pour confesser les pères.
C'est là qu'il trouva la mort le 14 février 1864, et que son âme
partit dans le pays de l'au-delà, le pays d ela lumière et de la
joie.
Mais la
séparation est toujours douloureuse. Une grande peine s'abattit sur
l'âme du Père Sabbas, qui était présent au monastère russe,
ainsi que sur tous les moines du monastère. Ils avaient perdu leur
père. La mort d'un tel père spirituel crée un vide difficile à
combler. C'est un événement qui apporte non seulement du chagrin,
mais aussi de la détresse.
"Pourquoi
as-tu abandonné tes enfants, Père, toi qui nous as toujours montré
tant d'amour et de compassion paternelle?"
Comme tous
les hommes porteurs de Dieu, le Père Hilarion avait vu à l'avance
sa fin. Il avait aussi prévu que les Russes l'honoreraient comme un
saint, et mettraient ses restes mortels parmi les saintes reliques. A
cause de sa profonde humilité, il s'arrangea pour éviter une telle
chose. Il avait demandé au Père Sabbas d'empêcher qu'il soit
enterré au monastère russe. Il lui demanda de l'enterrer dans le
premier lieu de sa repentance, la cellule ibère du Théologien.
L'Ancien,
comme il l'avait prédit, s'endormit au monastère Saint-Pantéléimon,
et le Père Sabbas ne savait pas comment exécuter ses dernières
volontés. Les pères du monastère étaient inflexibles. Ne sachant
comment s'y prendre autrement, il prit le corps de son Ancien, une
nuit, alors que tout était calme, l'emporta du monastère sans être
vu, et l'enterra dans la paisible cellule Ibère de
Saint-Jean-le-Théologien. Désormais la grâce du disciple bien-aimé
du Christ protégeait les saints restes du bienheureux Hilarion. Il
reposait paisiblement dans cette arène ascétique dont il avait
arrosé le sol par ses durs labeurs d'ascèse, et maintenant celui-ci
était trempé par les larmes irrépressibles de son disciple.
En
1867, trois ans après son repos, tout le monastère de Dionysiou
connut une grande émotion. Dans une cérémonie grandiose, les
reliques du Père Hilarion d'éternelle mémoire furent déposées
dans le cimetière du monastère. Ce dernier avait commandé au Père
Sabbas : " Quand mes ossements seront exhumés, mets-les dans le
cimetière du monastère de Dionysiou en les mêlant à ceux des
autres pères." Le serviteur de l'humilité ne voulait pas que
ses ossements fussent exposés et honorés. Il avait voulu qu'ils
soient mélangés avec ceux des autres, et non mis à part. Ainsi les
reliques des saints pères accueillirent parmi elles ce précieux
trésor. Là, toutes ensemble avec celles des combattants plus
récents, elles attendent le temps où s efera entendre la trompette
de l'Archange de la résurrection. " Et leurs ossements
fleuriront comme l'herbe" ( Is 66, 14).
*
Pour
conclure notre présentation de cette merveilleuse vie du Père
Hilarion, nous devons signaler quela tradition athonite entoure s
amémoire de beaucoup de gloire. Les pères âgés racontent de
telles anecdotes que l'on se demande si elles appartiennent à
l'histoire ou à la légende. L'une d'entre elles, que nous allons
relater, témoigne de l'intensité de ses combats ascétiques.
A une
époque, le Père Hilarion s'était enfermé dans une tour, une d
ecelles qui sont construites à la Sainte Montagne en protection
contre les incursions des pirates. Il voulait s'exclure complètement
du monde extérieurbpour se consacrer à la seule vie intérieure. Il
s'était donné pour règle de ne jamais lever les yeux ni regarder
par la fenêtre. Aucune chose extérieure ne devait le distraire de
la prière et de l'hésychia.
Mais les
noirs démons, les ennemis mortels des ascètes, trouvèrent le moyen
de lui faire briser s arègle. Tandis que l'ascète était transporté
au Ciel, dans les sphères spirituelles, ils se réunirent au pied de
la tour, devant la porte, et soudainement l'assaillirent avec des
cris : " Où es-tu, Ancien Hilarion?"
Ils
criaient, tapaient à la porte et faisaient tout un tapage infernal.
Alors,
involontairement l'ascète, pensant qu'il y avait quelque urgence,
interrompit sa prière et, inquiet, regarda par la fenêtre.
Aussitôt, les démons firent entendre une acclamation démoniaque et
crièrent : " Nous t'avons vaincu, Ancien Hilarion! Nous t'avons
vaincu!"
En fait,
leur but n'était pas d ele vaincre, mais de l'anéantir
définitivement. Ce qu'ils ne réussirent jamais à faire. Ce qui
arriva, c'est que c'est le Père Hilarion qui les vainquit, et il en
fut de même pour son digne disciple.
II.
L'ASCENSION
1.
Vers la lumière.
Après le
repos de son Ancien, beaucoup de choses changèrent dans la vie du
Père Sabbas. D'abord il fut obligé de quitter son ermitage
bien-aimé pour aller vivre au monastère de Dionysiou. On ne sait
pas s'il agit ainsi selon sa propre volonté, ou par obéissance aux
pères du monastère, ou sur la demande de son défunt père
Hilarion.
L'âme en
peine, il rassembla le peu qu'il possédait. Et avec vénération, il
recueillit les objets laissés par son Ancien. Il mit de côté une
grande et lourde croix en métal qu'il avait portée sur la poitrine,
et aussi un très beau crucifix en bois qu'il avait apporté de
Géorgie, l'oeuvre d'un ancien artiste géorgien.
Les yeux
pleins de larmes, il priait son protecteur, saint Jacques, lui
demandant de bénir son départ. Ayant dit adieu au désert, il
descendit vers le monastère, brisé par l'émotion.
Il est dit
que saint Jacques lui parla, et que résonnèrent à ses oreilles les
derniers mots de son épître : " Celui qui ramène un pécheur
de son égarement sauvera son âme de la mort et couvrira une
multitude de péchés." Le Père Sabbas ne pouvait pas encore
savoir quelle sainte vie de travail s'ouvrait devant lui, et combien
d'âmes il mettrait sur la voie de la conversion. Beaucoup, beaucoup
d'âmes perdues trouveraient le salut à travers lui.
Pour le
monastère de Dionysiou, le Père Sabbas était une bénédiction
divine, une source de parfum spirituel, une fleur de la grâce
divine, emplie du nectar céleste. Chacun voulait l'approcher et
recevoir de lui ses richesses spirituelles. Mais, pour lui, les
choses étaient différentes. Habitué à l'hésychia depuis
toujours, il ne trouvait pas le repos au sein de la nombreuse
communauté du monastère. L'atmosphère l'oppressait, et il était
consumé par son désir de silence. Son âme avait soif d'être dans
un ermitage du désert.
Lorsqu'il
révéla à l'higoumène son désir, il rencontra une réelle
opposition, à la fois de la part d ece dernier ainsi que de tous les
pères. Car ils le révéraient et l'aimaient, et ils ne voulaient
pas être privés de sa présence. Mais, pour finir, ils reconnurent
qu'il fallait lui permettre d'étancher sa soif d'hésychia. Dieu
avait d'autres plans sur lui, et les moines ne pouvaient pas les
emp^cher de se réaliser.
Tout
au-dessus de la skite de la Petite-Sainte-Anne, vis-à-vis de la
skite de la Grand-mère de Dieu, se trouvait une calyve abandonnée,
dédiée aux deux grands saints Onuphre et Pierre de l'Athos ( elle
fut plus tard dédiée à la Résurrection du Seigneur). C'était
exactement ce que recherchait le Père Sabbas. Toute la région
l'enchantait. Chaque calyve, chaque rocher, chaque grotte avait sa
propre histoire, merveilleuse et sainte. En dessous de sa calyve, se
trouvait une grotte qui abrita pendant un certain temps, au XVIIème
siècle, l'ascète Agapios Landos, un moine renommé de Crète et
grand évangélisateur de la nation grecque asservie. C'est dans
cette grotte qu'il parvint à la sainteté, et qu'il écrivit son
célèbre livre, connu de tous, Le salut des pécheurs.
Un peu plus
loin se trouvait une autre grotte où, à la fin du XVIème siècle,
combattirent dans l'ascèse les premiers habitants de la skite de la
Petite-Sainte-Anne : saint Denys le Rhéteur, moine stoudite, et son
disciple Mitrophane. Le père Gérasime, hymnographe de la skite, les
appellent "des lampes lumineuses illuminant toutes les solitudes
de l'Athos par l'éclat de leur vie angélique".
Et au
temps même du Père Sabbas, beaucoup de moines vertueux vivaient
dans le skite de la Petite-Sainte-Anne. Ainsi, dans la calyve de la
Dormition-de-la-Mère-de-Dieu, vivait le renommé confesseur, le Père
Grégoire de Messolonghi, le "Basile le Grand du désert",
comme on l'appelait. Il fut le confesseur de l'éminent et
infatigable patriarche Joachim III durant les douze années (
1889-1901) où il fut hésychaste à la Sainte Montagne, dans le
pittoresque Milopotamou (1).
(1)
: ( Le patriarche eut aussi pour confesseur le fameux père Abraham
de Kavsokalyvia; il semble que cela eut lieu après la dormition du
Père Grégoire).
Il
est superflu de dire combien une telle atmosphère spirituelle
remplissait de joie l'âme du Père Sabbas. Mais bien qu'il imaginât
que sa nouvelle demeure serait un Mont Carmel, calme et isolé, le
Seigneur se proposa de la changer en une piscine de Siloé très
fréquentée. Ainsi la providence du Bon Pasteur, qui sait comment se
servir de Ses luminaires les plus brillants, dirige toutes choses
selon Sa volonté.
2.
La communauté du Père Sabbas.
Les âmes
attirées par la vie monastique sont à la recherche d'un bon père
spirituel, et quand elles l'ont trouvé, elles courent vers lui avec
ardeur. Ainsi beaucoup d'âmes assoiffées vinrent vers le Père
Sabbas pour trouver auprès de lui un rafraîchissement spirituel.
Une communauté ne tarda pas alors à se former autour de lui.
C'était aussi quelque chose qu'il désirait, parce que, quand il
était seul, il ne pouvait pas célébrer la Divine Liturgie (2).
(2)
: ( Les canons n'autorisent pas un prêtre à céllébrer seul la
Liturgie. La présence d'une autre personne au moins est
indispensable. La Liturgie est une synaxe, une célébration
communautaire, non un acte individuel (NdE)).
Il
eut au total cinq disciples : Onuphre, Hilarion, Pierre, Anastase et
Sabbas.
Le
premier d'entre eux, le Père Onuphre, venait des environs de
Constantinople. Il reçut le nom de l'un des deux patrons de la
calyve pour le prendre comme modèle dans ses combats ascétiques. En
vérité, il lui ressembla beaucoup par son ascèse. La seule chose
en quoi il ne ressemblait pas à saint Onuphre, c'était sa barbe,
petite et peu fournie. Mais cela était sans importance. Ce qui
comptait, c'était sa grande vertu, sa piété, ses combats, et aussi
son éducation, son intelligence et ses nombreux talents, allant de
l'art culinaire à l'art artistique. Il apprit l'art de
l'iconographie, et, de cette façon, il apportait des revenus pour la
subsistance de la communauté. Il était la main droite de l'Ancien,
l'intendant des affaires de la calyve, et plus tard, quand le Père
Sabbas fut complètement absorbé par les travaux purement
spirituels, il devint le second Ancien. Ce premier disciple fut, pour
le Père Sabbas, une bénédiction de Dieu.
L'arrivée
du second disciple sur la Sainte Montagne est liée à une histoire
émouvante; En 1879, vingt hommes venant de Vrioula de Smyrne, et
aspirant aux ascensions spirituelles, prirent une courageuse
décision. Une nuit, sans le faire savoir, ils dirent adieu aux
vanités du monde et firent voile vers le Jardin de la Mère de Dieu,
afin de grossir le srangs des anges dans la chair. Le futur Père
Hilarion avait alors vingt-cinq ans. Dans ce groupe, se trouvait
aussi le futur et renommé higoumène du monastère de Karakallou, le
Père Codratos.
Le
développement spirituel du Père Hilarion fut aussi remarquable que
son départ vers l'Athos. Revivait en lui non seulement le nom de
l'Ancien du Père Sabbas, mais aussi ses vertus. Il était grand,
élancé, plutôt blond, et son visage reflétait la joie, la douceur
et la paix. Sa grande simplicité et sa bonté, l'expression de son
visage et son regard évoquaient le monde angélique - immatériel et
empli de grâce. Son dévouement envers son Ancien ne connaissait pas
de limites, et par amour pour lui, il était prêt à tous les
sacrifices. A tous moments, on le voyait avec un sac sur le dos,
transportant ce qui était nécessaire pour la Divine Liturgie, la
nourriture, et tout ce dont on avait besoin dans la calyve.
Le
Père Anastase, qui était le frère de sang du Père Sabbas, vint
tardivement à la Sainte Montagne, et il s'endormit avant son frère.
Les deux
autres disciples, Pierre et Sabbas, ne progressèrent pas très loin
dans la vie monastique. Nous savons que le premier mourut
prématurément, le 14 février 1907, d'une grave maladie. Le second,
pour qui le Père Sabbas montra un amour particulier, lui donnant
même son propre nom, quitta la Sainte Montagne, et aboutit dans un
autre monastère.
On
sentait très fortement dans la communauté la présence du Père
Hilarion d'éternelle mémoire. Le Père Sabbas en parlait si souvent
et le dépeignait de manière si vivante, qu'il semblait présent aux
yeux de ses disciples. Elisée n'avait pu oublier Elie le Thesbite,
de même le Père Sabbas ne pouvait oublier son Ancien. Toute la
calyve était imprégnée de s aprésence, par son héritage, ses
recommandations et s arègle de vie. Et beaucoup d'années après sa
dormition, sa présence se faisait toujours fortement sentir.
Quand fut
accompli, au cimetière de Dionysiou, l'office de l'exhumation des
reliques du Père Hilarion, le Père Sabbas demanda avec ferveur une
faveur à l'higoumène, celle d'emporter son crâne vénérable. Il
ne lui fit aucune objection, et c'est avec une joie incommensurable
qu'il la transporta à la calyve. Et depuis, quels tressaillements de
joie, quelles prières et quelles larmes l'entouraient chaque jour!
La calyve était alors enrichie et embellie, emplie de parfum
spirituel.
3.
Nourriture spirituelle.
Ce
n'est pas suffisant pour un homme de gagner des biens spirituels, de
faire des études en théologie. Il doit sans cesse combattre contre
"le vieil homme" qui vit en lui, se battre contre les
forces des ténèbres qui se cachent en lui. C'est seulement ainsi
que se distinguent les vrais guides spirituels et les maîtres selon
Dieu.
Il
y a quelque temps, un hiéromoine de mes amis m'écrivait au sujet
d'hommes inexpérimentés, mais qui se mêlent de profondes questions
spirituelles. Ses paroles méritent d'être rapportées :
"
Je crois humblement que leurs oeuvres n'aboutirent pas parce qu'ils
n'avaient pas mené le combat de la sobriété ni ne connaissaient la
tradition ascétique. Tu vois, mon très cher, la science est une
chose et l'ascèse traditionnelle en est une autre. Autre la
connaissance et autre l'expérience vivante. Le bureau de l'étudiant
est une chose et l'obédience en est une autre. La tradition, je le
pense humblement, c'est la présence de l'Esprit Saint, la
transmission de l'Esprit."
Il n'est
guère difficile de concevoir la profondeur de ces vues. Celui qui
"étudie les choses divines" se trouve à un degré
inférieur. L'étudiant et l'amoureux de la divinité sont au sommet
de la pyramide. Si le Père Sabbas eut une grande fécondité
spirituelle, cela vint de sa grande expérience spirituelle qu'il
obtint par ses combats spirituels et ses sueurs. Pendant vingt-et-une
années, il combattit comme disciple au kathisma du Frère du
Seigneur, et avant cela, pendant plusieurs années à la skite Ibère
sous la conduite d'un père spirituel expérimenté, vivant porteur
et continuateur de la tradition. Il pouvait ainsi devenir "un
honorable maître de la loi pour tout le peuple", riche en
expériences spirituelles.
Nous
pouvons imaginer les trésors de sagesse ascétiques qui surgissaient
de ses lèvres durant ses échanges avec ses disciples, les
descriptions merveilleuses qu'il leur donnait de ses combats, de ses
périls, de ses ascensions et de ses illuminations. Il leur disait :
"
Mes enfants, méfiez-vous des tentations de droite. Elles nous
attirent par une ascèse excessive, des jeûnes très sévères, une
vie contemplative très élevée, une réclusion et un isolement
absolus. Ecrasez ces loups ravisseurs vêtus de pensées de justice.
Ne vous laissez pas prendre par eux, car ils cherchent notre
destruction; La grâce de Dieu ne produit pas de tels fruits
prématurés. J'ai eu une expérience amère du démon qui vient de
la droite.
Un
jour, j'ai dit à mon binheureux Ancien Hilarion, quand nous vivions
l'hésychia dans le kathisma de Dionysiou : " Je désire
beaucoup avoir une totale solitude sans la réclusion. Je veux être
seul avec Dieu, seul devant le Seul. Donne-moi la bénédiction pour
que je trouve plus haut une grotte dans la montagne, et que j'y vive
dans l'ascèse."
Je
l'assiégeais avec de telles requêtes en pendant que mes aspirations
plaisaient beaucoup à Dieu. Lui, cependant, étant expérimenté et
éclairé par Dieu, voyait en cela une tromperie; il comprit que
c'était une fascination dangereuse due à un enthousiasme juvénile,
et que c'était prématuré et inopportun. Il me dit : " Tu peux
aller, mon enfant. Puisque tu le désires tant, tu peux partir. Le
Christ te montrera Sa volonté."
Ce soir-là,
installé dans une grotte retirée sur la pente dénudée de la
colline, je me mis à prier et à remercier le ciel. Je pensais : "
Cette nuit, je vais savourer la prière." Mais en dessous, dans
le kathisma du Frère du Seigneur, mon Ancien priait avec son
chapelet pour que Dieu me donna^t une bonne leçon, proportionnée à
ma présomption et à ma hâte juvénile.
La nuit
tomba; Immergé dans la prière, je goûtais le calme. Mais cela ne
dura pas longtemps, parce qu'une tempête inattendue éclata. Des
pierres tombaient de partout, le vent rugissait - on aurait dit que
c'était la fin du monde (1).
(1)
: ( Dans la vie des ermites, les démons causent souvent de telles
épreuves. Pour ceux qui ont des doutes à ce sujet, nous
recommandons de lire la Vie de saint Antoine le Grand, écrite de la
main authentique et divinement inspirée de saint Athanase le Grand).
Terrorisé,
j'étais en danger d eperdre la raison. Je ne savais si je pourrais
jamais retourner à la cellule de saint Jacques, vers mon père
spirituel. Que s'éloigne de moi une telle hésychia!
Heureusement
que Dieu entendit les prières de mon Ancien et permit aux démons de
me terroriser, car si j'étais resté là, j'aurais souffert de maux
beaucoup plus graves. Ce fut une expérience inoubliable et une
leçon!"
Ainsi
ses disciples étaient nourris par les richesses de son expérience
spirituelle. Et quand il fut élevé à la digne position de père
confesseur (1), plus nombreux, encore, étaient ceux qui goûtaient
aux fruits de sa sagesse. Le vide, que le Père Hilarion avait
laissé, était maintenant largement comblé.
Même si
le silence de la calyve était continuellement perturbé par beaucoup
de visiteurs qui avaient besoin que l'on s'occupe d'eux, même si le
Père Onuphre était dans l'obligation de travailler intensivement à
sa peinture d'icônes pour répondre aux besoins économiques de la
communauté, même s'il y avait beaucoup de travail et de soucis,
cela n'avait pas d'importance. Par-dessus tout cela, se vivait : "
Que la volonté de Dieu soit faite". Les disciples du Seigneur
étaient-ils fatigués de nourrir les cinq mille personnes?
Et nous
verrons un peu plus loin comment le Père Sabbas devint père
confesseur et comment, comme un autre Joseph, il "ouvrit tous
les magasins à blé et vendit du grain aux Egyptiens" ( Gn 41,
56).
4.
Un pilier vivant de vertu.
Même si
le Père Sabbas n'avait jamais dit un mot au sujet de la vie
spirituelle, et s'il avait gardé un silence absolu, sa vie
quotidienne aurait très éloquemment parlé. En lui, comme sur un
pilier vivant, étaient gravées toutes les vertus des saints.
Il
cultivait avec assiduité la tempérance et la maîtrise de soi.
Souvent il se fixait une "règle de tempérance" selon
l'expression du langage ascétique, et il l'observait fidèlement et
sérieusement. Et il est remarquable de voir qu'il n'abandonna jamais
ces exercices ascétiques même lorsqu'il arriva à un grand âge.
Il y a
trois ans, un moine très âgé de la Nouvelle-Skite, l'Ancien
Syméon, qui s'est maintenant endormi dans le Seigneur, nous raconta
la chose suivante :
"
Il est arrivé que le Père confesseur se donnât comme règle de
laisser un petit peu de nourriture de celle qu'on lui apportait pour
en faire un cadeau d'abstinence "pour le Seigneur", pour
l'amour de Dieu. Mais que fit l'ennemi, avec la permission de Dieu?
Le Père Onuphre, son disciple, voyant que son Ancien laissait de la
nourriture et du pain, pensa qu'il ne pouvait pas manger plus et il
diminua les portions. L'Ancien, ne voulant pas briser sa règle,
continua à laisser un peu d enourriture. Le Père Onuphre diminua
encore les portions, risquant ainsi de faire mourir son Ancien de
faim. Celui-ci, cependant, ne dit rien à personne. Un jour, je suis
allé voir le Père confesseur, et comme il me considérait plus que
les autres et m'aimait bien, il me confia : " Maintenant , mon
enfant Syméon, je suis près de la mort." Il me dit en secret
ce qui se passait, m'enjoignant de ne rien dire à personne. J'ai
cependant pensé qu'il était bon que j'en informasse quelqu'un, et
en partant j'ai révélé la chose au Père Onuphre, qui corrigea
alors son erreur. Et le Père confesseur vécut jusqu'à sa mort
naturelle."
Grâce à
de tels exploits ascétiques, le Père Sabbas acquit une maîtrise
impériale de lui-même. Il était toujours en paix; aucune vague de
colère, d'agitation, de tristesse ou d emélancolie ne pouvait le
troubler. Ceux qui le connurent affirment ne l'avoir jamais vu ni en
colère ni agité ni contrarié ou abattu. Il était arrivé au
sommet de l'impassibilité.
S'il
arrivait que quelqu'un lui fasse du tort, le froisse ou l'afflige,
cela ne le troublait pas, ni ne diminuait son amour.
Un
jour, des marchands arrivèrent à sa calyve, et lui dirent :
"
Nous sommes de Sikia, en Chalcidique. En bas, près de la plage, nous
avons un chargement de miel de très haute qualité. En voici un
échantillon. Voulez-vous en acheter?"
Le
miel sur du pain séché était une nourriture de jeûne, utilisée
dans leur calyve. Alors le Père Hilarion se décida à acheter une
cruche de ce miel de choix. Mais en l'ouvrant, il constata qu'elle
était remplie d'un épais sirop, sans goût, qui ne ressemblait en
rien à du miel.
"Allons
à l'église, dit le Père Sabbas calmement, et disons un chapelet
pour eux, que Dieu ait pitié d'eux."
Après
quelque temps, les escrocs remplacèrent la cruche parune cruche de
bon miel. Ils avaient eu de grandes difficultés en mer, et ils
attribuèrent celles-ci à leur escroquerie envers le saint Ancien.
Ils décidèrent alors de réparer leur péché.
Le
Père Sabbas était très prudent dans ses jugements sur les autres.
Il évitait systématiquement tout blâme, et en parlant des
personnes, il prenait soin de faire leur éloge et de les louer.
Si
on lui demandait : " Quelle sorte d'homme est celui-ci?",
il répondait : " C'est une bonne personne, une très bonne
personne. Une sainte personne."
Et
pour donner des aumônes, il était aussi insurpassable. Comme nous
le verrons plus loin, les nombreux moines ou laïcs, qui venaient à
lui pour se confesser, le quittaient avec beaucoup de cadeaux, même
s'ils voulaient les refuser. Il donnait presque tout. Il agissait
ainsi même quand il fallait faire quelques réparations et
arrangements dans l'église et qu'il n'avait pas d'argent pour le
faire. Beaucoup s'étonnaient de son désintérêt pour l'argent.
5.
Le charisme de prophétie.
A
l'âge de quatorze ans, l'histoire suivante m'impressionna beaucoup.
Une jeune
femme pieuse, habitant au Pirée dans une maison voisine d ela nôtre,
quitta le tumulte du monde pour la vie monastique. Ses parents, et
ses frères et soeurs, avec, à leur tête, le frère aîné,
Dionysios, la cherchèrent partout. Très agités et en colère, ils
étaient feu et flamme contre elle, et aussi contre le monastère qui
l'avait accueillie. Pendant un long moment, cependant, ils ne purent
découvrir où elle se trouvait, jusqu'à ce qu'ils se tournent vers
la région de Parnithos. Ils apprirent alors que leur soeur était
dans le saint monastère de Sainte-Parascève, et ils s'y rendirent.
Ils
franchirent la porte d'entrée. Sur un balcon, devant eux, se
trouvait un vieux moine. Bien sûr, ils ne l'avaient jamais vu
auparavant et ne le connaissaient pas. Ils ne savaient pas qu'il
s'appelait Jérôme ni qu'il était le Père confesseur du monastère,
ni qu'il était aveugle. Se levant de son siège, il se tourna vers
eux et leur souhaita la bienvenue : " Sois le bienvenu,
Dionysios. Viens, viens ici, vers moi. C'est bien que vous soyez
venus. Nous avons votre soeur ici."
Leur
étonnement était grand, et encore plus grand quand ils découvrirent
que l'Ancien était complètement aveugle. Ils étaient abasourdis et
ne savaient que penser. Ils ressentaient un frisson sacré devant un
saint mystère. Non seulement l'aveugle les avait vus, mais il avait
su qui ils étaient, et les avait appelés par leur nom! Leur âme
était emplie de piété et de crainte, car ils réalisaient qu'ils
étaient en présence d'un prophète.
Et
qu'en résulta-t-il? Non seulement ils n'importunèrent pas leur
soeur et ne créèrent aucun incident dans le monastère, mais
d'implacables ennemis qu'ils étaient de la vie monastique, ils en
devinrent de fervents défenseurs. Ils n'avaient pas de mots
suffisants pour chanter les louanges de cet homme de Dieu, si
prodigieux.
Je me
souviens comment chacun, dans le voisinage, parlait de ce
retournement inattendu. Quant à moi, j'étais complètement
transporté par cet événement, et d ehautes aspirations s'étaient
éveillées en moi. Mon admiration pour le Père Jérôme, aveugle,
n'avait pas de bornes. C'est alors que j'appris, pour la première
fois, qu'il existait des hommes qui avaient le don de clairvoyance.
Le
Père Sabbas reçut ce don à un très haut degré. Beaucoup de ceux
qui l'approchaient pour un échange, pour un avis, ou pour la
confession, étaient remplis d'étonnement en voyant combien son
regard spirituel pénétrait les prrofondeurs de leurs coeurs et y
lisait leurs pensées secrètes. Il mettait en lumière les péchés
cachés, rappelait les transgressions oubliées, révélait les
pièges venimeux, et voyait à l'avance ce que le futur leur
réservait. Il dit un jour au Père Grégoire de Grigoriou : "
Tu quitteras la Sainte Montagne, mais tu y reviendras. Cela
recommencera et finalement tu repartiras."
Et en fait,
le Père Grégoire vit les dires du Père Sabbas se vérifier à la
lettre. La dernière fois qu'il quitta la Sainte Montagne, il finit
sa vie dans le saint monastère de Bulkanou en Messinie.
Jamais les
prévisions du Père sabbas ne manquèrent leur but. Jamais ses
paroles ne tombèrent à côté. Comme le grand Samuel, "le
Seigneur était avec lui et ne laissa rien tomber à terre de tout ce
qu'il lui avait dit" ( 1 S 3, 19).
Que se
passe-t-il dans l'esprit d'un prophète? Les vérités et les
révélations apparaissent-elles d'une manière mystique? Ses yeux
spirituels ont-ils été purifiés et fortifiés par sa vie sainte?
Jusqu'à quel point est-ce la pureté naturelle qui agit ou bien
l'illumination surnaturelle? Celui qui prophétise peut-il avoir des
liens avec ses prédictions?
Pour parler
simplement, je pense que celui qui jouit du charisme de prophétie
est comme un homme qui a fait l'ascension d'une montagne, et de son
sommet : il peut naturellement voir beaucoup plus loin que les
autres. Et quand il parle de ce qu'il voit, il s'exprime avec
beaucoup de naturel et de certitude, sans hésitations. Le grand
luminaire de l'Eglise orthodoxe, saint Grégoire Palamas, exprime
merveilleusement cela : " Dans la mesure où il est devenu la
demeure du pouvoir de l'Esprit Saint, il voit avec les yeux de
l'Esprit (1)."
(1)
: ( Triades pour la Défense des saints hésychastes, I, 3).
Ces
dons sont donnés à ceux qui combattent pour purifier et mettre en
ordre la demeure de leur âme.
Puisque le
Père Sabbas avait atteint les plus hauts sommets spirituels, non
seulement il était illuminé par "les rayons abondants et
brillants du rayonnement divin", mais il expérimentait aussi
des états de joie inexprimable. Il était réchauffé par une divine
chaleur inextinguible, et rafraîchi par les brises légères et les
souffles suaves de l'Esprit Saint. Il était transporté par des
mélodies surnaturelles, et était enivré par une beauté
indescriptible, par la vision des hiérarchies angéliques, par des
parfums célestes, par des visions mystiques et inaccessibles de ce
qui réside " derrière le voile", et enfin par l'éclat
super essentiel de la lumière du Thabor. Ainsi illuminé et inondé
de lumière divine, il pouvait briller lui-même, et éclairer les
aveugles, les conduisant de l'obscurité à la lumière, et d ela
lumière à une lumière encore plus grande. " Celui qui est
illuminé peut, comme le soleil, illuminer tous ceux qui s'approchent
de lui (2)."
(2)
: ( Saint Syméon le Nouveau Théologien).
III.
LE PERE SPIRITUEL RENOMME
Lorsqu'on
donne à un arbre un sol fertile, de la lumière et de l'humidité,
il grandit et porte des fruits; il devient "un arbre au riche
feuillage sous lequel beaucoup viennent s'abriter".
Cela est
une image de ce qui se passe avec un saint confesseur. Les âmes
tourmentées par le feu brûlant du mal accourent vers lui pour
obtenir leur rafraîchissement. Elles sont alors lavées, nettoyées,
et leurs vêtements sont blanchis. Et quand le confesseur est un
Ancien, porteur de Dieu, ayant atteint le sommet des vertus et
débordant de grâce divine, illuminant chacun, alors les jours et
les nuits ne sont pas assez longs pour confesser tous ceux qui
viennent en foule vers lui. Ils connaîtront la fatigue, attendant
des heures et même des jours pour passer à leur tour. Et si
l'Ancien est l'higoumène d'une communauté, ses disciples doivent
abandonner tout espoir de calme et de repos. Ils auront aussi à
faire face à un passage constant des messagers du courrier apportant
des montagnes de correspondance.
C'est tout
cela qui arriva au Père Sabbas, dont grandissait chaque jour la
renommée d'être un excellent médecin des âmes. Ceux qui venaient
vers lui pour la confession ne cessaient de le recommander à tous
avec enthousiasme. Sa réputation ne tarda pas à atteindre les
confins du monde orthodoxe.
Sa
miésricorde, sa patience et sa sympathie, son adresse pour
diagnostiquer les maladies spirituelles et pour aider ses patients à
révéler leurs blessures, sa façon de les consoler, de les
encourager et de les instruire, tout cela, ajouté à la sainteté de
sa vie, faisait de lui un père spirituel incomparable.
L'higoumène
Gabriel de Dionysiou écrivit en 1953 : " Beaucoup d emoines et
de laïcs, qui allaient vers lui pour se confesser, sont encore
vivants. Ils révèrent tous le souvenir de sa douceur, de son amour
paternel, de sa compassion, et tout spécialement aussi, de sa bonté
envers les pénitents, chargés de lourds péchés. Personne ne
quittait sans consolation la petite pièce, ressemblant à une
crypte, où confessait ce doux père spirituel (1)."
(1)
: ( Histoires lausiaques de la Sainte Montagne, p. 36).
Si
nous comparons les confesseurs de la Sainte Montagne aux grands
saints hiérarques, le Père Sabbas correspondrait à saint Jean
Chrysostome. Les Pères de la Sainte Montagne, si réservés dans
leurs louanges, n'avaient pas hésité à l'appeler "le
Chrysostome des confesseurs".
Présentant
les oeuvres de cet éminent père spirituel, nous nous sentons
impuissants à les décrire comme il le mériterait. Nous craignons
de le faire paraître moins grand qu'il n'était.
Mais
les merveilles que Dieu accomplit par lui ne doivent pas tomber dans
l'oubli. Nous les rapporterons d'une façon trop pauvre et brève, et
nous laisserons l'esprit du lecteur faire le reste. Nous parlerons
d'abord de ses méthodes, et nous présenterons ensuite quelques
anecdotes caractéristiques dont on parle encore sur la Sainte
Montagne, et qui démontrent combien le Père Sabbas savait prendre
soin des âmes.
1.
" Je me suis fait tout à tous."
L'âme
christophore du Père Sabbas vibrait d'un amour infini pour tout
chrétien. Toute personne, qui venait à lui pour se confesser, était
la personne pour laquelle le Christ, mû d'un amour infini, avait
versé Son sang. Cet amour était la force conductrice et le guide de
l'âme de ce père spirituel aimant.
Aucun
sacrifice n'était assez grand pour sauver des loups et des voleurs
la brebis du Christ, perdue, égarée, blessée, affaiblie, ou
malade. " Je chercherai celle qui est perdue, je ramènerai
celle qui est égarée, je panserai celle qui est blessée, je
guérirai celle qui est malade" ( Ez 34, 16); ces paroles de
l'Ecriture étaient toujours dans son coeur lorsqu'il confessait.
Le
plus dur au monde est peut-être de quitter la voie large et
confortable du péché pour retourner, dans l'humilité et le
repentir, sur le chemin de Dieu. Il faut combattre contre soi-même,
contre le monde, et contre ces puissances de l'ombre qui empêchent
les âmes d'atteindre la lumière. Et cela rend très difficile la
tâche du confesseur, et peut parfois le conduire au désespoir.
Le
Père Sabbas savait très bien combien il est difficile de confesser
ses fautes, de découvrir ses blessures intérieures, de révéler
ses abcès, er d'exprimer sa culpabilité. Il savait aussi qu'il ne
pouvait pas y avoir de guérison, d erepentir ou d'absolution sans la
révélation de ses propres péchés. Et pour arriver à cela, son
amour et sa compassion pour ses frères blessés le conduisaient à
de merveilleuses inventions. Aux premiers instants de sa rencontre
avec son visiteur, sans tenir compte du jour ou de l'heure où il
arrivait, il le désarmait par un assaut de bonté, d etendresse et
de joie. Il ne faut pas beaucoup d eréflexion pour comprendre qu'un
visage sombre et renfrogné ne convient pas à un médecin des âmes.
Lorsqu'il écoutait les confessions, il ne précipitait rien, ni ne
prenait aucun compte de lui-même et de sa fatigue. Tout ce qui le
concernait, c'était son travail de confession - le diagnostic d ela
maladie et son traitement, le repentir du pénitent et s arésolution
à corriger sa vie. Les mots de l'Evangile "ne pèche plus"
étaient toujours ce sur quoi il insistait le plus.
Souvent, on
le voyait quitter la pièce où il écoutait les confessions, et
sortir. A ce même moment, quelqu'un marchait autour de la calyve,
hésitant à prendre une décision pour sauver son âme. Pour l'aider
à cet instant critique, il devait lui inspirer de la confiance, le
persuader et l'encourager, et le guider au port du salut.
Quand il
voyait que quelqu'un avait des difficultés à révéler ses péchés,
il recourait à toutes sortes d etrouvailles pour lui donner du
courage. Nous décrirons quelques-unes de celles-ci dans les pages
suivantes. Et même lorsque certains coeurs étaient fermés à
double tour, il s'arrangeait pour, en fin de compte, arriver à les
ouvrir.
Il
n'hésitait pas à se mettre lui-même au même niveau que le
pénitent le plus garvement pécheur. Afin de donner au pénitent le
courage de dévoiler ses blessures profondes, il lui faisait croire
que lui aussi était tombé dans des péchés semblables. Ainsi, il
pouvait dire avec l'Apôtre : " Je me suis fait un sans-loi avec
les sans-loi. Je me suis fait faible avec les faibles, afin de gagner
les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d'en sauver à tout
prix quelques-uns" ( 1 Co 9, 21-22).
S'il savait
s'abaisser aux yeux de ses pénitents, il savait aussi révéler sa
grandeur spirituelle quand cela était nécessaire. Il était porteur
du Saint-Esprit, et, pour le salut des âmes, il recourait à ses
dons de clairvoyance et de prophéties. Le pénitent se trouvait
alors confronté aux flammes de la Pentecôte. Devant une telle
force, aucun artifice de l'ennemi ne pouvait tenir, et le pénitent,
plein d'admiration, s'écriait : " Cet Ancien est-il un homme ou
un ange?"
2.
Les artifices de l'amour.
Il
y a quelques années, nous avons visité l'Ancien Syméon, qui vivait
à la calyve de la Sainte Rencontre, dans la très belle
Nouvelle-Skite, près du saint monastère de Saint-Paul. Âgé de
quatre-vingt-quinze ans, il était cloué au lit et attendait à
chaque instant la mort, qui devait le conduire à Dieu. Il avait à
ses côtés son disciple, le Père Pantéléimon, un fils plein
d'amour pour lui, son ange gardien.
"
Géronda, vous souvenez-vous du Père Sabbas le Confesseur?
-
Oh, le confesseur! Le saint Père Sabbas! Puisions-nous avoir ses
prières! Comment ne pourrais-je pas m'en souvenir? Je me confessais
à lui, j'étais toujours dans sa calyve. Souvent, très souvent, je
l'aidais à la Liturgie en chantant dans le choeur.
-
Dis-nous quelque chose à son sujet. Nous avons beaucoup entendu
parler d elui et nous voudrions écrire sa Vie. A ce qu'on dit, il
était un éminent père spirituel.
-Il
avait une grande grâce en lui. Il pouvait donner du courage à tous,
tout spécialement aux jeunes moines. A peine entraient-ils dans la
pièce, où il entendait les confessions, qu'il leur souriait et leur
disait : " Bienvenue, mes petits anges. C'est bien, c'est bien,
mes anges sont là. Je regarde ces jeunes moines comme s'ils étaient
des anges, car ils ont quitté les vanités du monde, et sont venus
ici au désert pour l'amour de notre Très-Doux Christ". Il
donnait aussi du courage à tous ceux qui perdaient coeur. "
N'entraînez personne au désespoir", disait-il constamment.
-
Géronda, on dit qu'il avait un grand art de confesseur.
-
Un grand art et un grand amour. Il ne voulait pas qu'on lui cache des
péchés. " N'hésite pas à me dire tes péchés, mon enfant.
Je suis un homme âgé et je suis susceptible de m'endormir, mais
toi, continue, le Christ est présent et il entend tout. Confesse
tout sans crainte, et tu purifieras ainsi ton âme, et la rendras
blanche comme neige." Le moine commençait sa confession et le
confesseur semblait s'assoupir. Puis il inclinait la tête et
ronflait. Quand le moine confessait ses péchés les plus importants,
il disait : " Mon enfant, arrête-toi un moment. Tu viens de
dire un certain péché. Qu'as-tu dit? Je n'ai pas bien entendu.
Dis-le plus clairement et nettoie ton âme." Le moine reprenait
courage et parlait clairement. Son âme était délivrée. Dieu se
réjouissait et le démon était vaincu.
-
Oh, Géronda, merci. Vous nous avez donné une précieuse
information. Nous sommes stupéfaits par l'art de ce si grand père
spirituel. Quel artifice a-t-il imaginé! Nous n'avons jamais rien
entendu de semblable.
-
Je vous l'ai dit, il faisait preuve d'un grand art et d'un grand
amour. Aujourd'hui, il n'y a pas de père spirituel comme lui."
*
Dans
une calyve de la skite de Sainte-Anne vivait un hiéromoine, qui
était aussi confesseur, mais qui n'avait pas l'expérience ni le
discernement du Père Sabbas. Un jour, un homme qui avait commis de
terribles péchés, vint se confesser à lui. Le prêtre n'avait
jamais rencontré quelqu'un comme cet homme. C'était un vrai "roseau
brisé". Il commença à se confesser. En l'entendant, le
confesseur fut horrifié à en être malade. " Mon Dieu, quelles
atrocités! Qu'est-ce que j'entends! Quelle sorte de démon est cet
homme?"
Avant que
l'infortuné n'ait pu finir, le confesseur l'interrompit, tout agité
:
"
Arrête-toi, je suis horrifié! J'en perds mes esprits! Ce ne sont
pas des péchés humains, ils sont sataniques. Va-t-en, je ne te
donne pas l'absolution. Je ne veux pas en entendre plus! Va-t-en!"
La
seule chose au monde qui restait à cet homme, c'était la
miséricorde de Dieu. Et du moment que cette porte lui était fermée,
il ne lui restait plus rien. Voyant la mer à ses pieds, il pensa
qu'il n'avait plus que la solution de s'y noyer, afin de mettre fin à
la tragédie de sa vie.
Mais Dieu
est grand. A ce moment-là, une de ses connaissances, qui vivait à
la skite de Sainte-Anne, le vit.
"Comment
vas-tu? Que s epasse-t-il? Qu'as-tu?"
Avec grande
difficulté, il réussit à savoir ce qui s'était passé. Il en
était désarmé et très peiné. Comment pouvait-il le secourir? Il
ne vit qu'une seule solution : le conduire à tout prix chez le Père
Sabbas. Après des efforts infinis, il réussit à le convaincre.
Dès que le
Père Sabbas le vit, il comprit tout très clairement : " Mon
frère est au fond de l'abîme. Pour l'en sortir, je dois descendre
vers lui."
"
Père, y a-t-il un salut pour moi?
-
Pour toi, mon frère? Mais il y a le salut pour tous. La miséricorde
de Dieu est plus grande que les cieux et plus profonde que l'abîme
sans fond.
-
Mais non, il n'y a pas de salut pour moi! Un pécheur comme moi ne
peut pas être sauvé. C'est impossible!
-
Tu ne peux pas être sauvé? Quelle bêtise! Tu sembles croire que,
moi, je peux être sauvé!
-
Quels péchés as-tu pu commettre?
-
De grands péchés, de très grands péchés.
-
Quels grands péchés? Tu ne peux pas être aussi coupable devant
Dieu que je ne le suis, moi.
-
Cependant si!
-
Il m'est arrivé d'être insouciant. Je me suis égaré, et je suis
tombé dans de nombreux péchés. ( Là, le Père Sabbas cita un
certain péché très grave).
-
Oh, Père, c'est exactement ce que j'ai fait!
-
Tois aussi? Ne t'inquiète pas, Dieu te pardonnera puisque tu l'as
confessé."
Et
le Père sabbas continua ainsi de cette façon. Son artifice avait
réussi. L'homme infortuné prit courage, et, avec sincérité, il
confessa la liste de tous ses péchés graves. Le Père Sabbas lui
dit :
"
Je me suis repenti et j'ai amèrement pleuré. Cela fait deux ans que
j'ai changé de vie. On m'a donné l'obédience d'entendre les
confessions. Je l'ai fait. Je fais aussi des aumônes et je jeûne,
je suis devenu un autre homme.
-
Je me repens aussi de toute mon âme, Père; Je vais jeûner et faire
aussi tout ce que tu me demanderas.
-
Puisque tu as décidé de changer de vie, incline-toi et je vais lire
les prières d el'absolution. Dieu va te remettre tous tes péchés."
Quand il le
quitta, l'homme volait presque de joie, car il était délivré d'un
insupportable fardeau. Rencontrant son ami dans la skite de
Sainte-Anne, il lui dit :
"
Tu m'as sauvé. Je suis un autre homme!
-
Rends gloire à Dieu.
-
Ce Père Sabbas est un bon père confesseur, bon, avec un coeur
tendre. Ce pauvre homme est le seul qui a fait dans sa vie des choses
pires que les miennes."
Son
ami comprit tout de suite :
-
Des choses pires que celles que tu as faites? Laisse-moi rire.
Christian, mon frère, il vit sur la Sainte Montagne depuis son
enfance, et c'est un ange. C'est pour cela qu'il a été digne de
devenir prêtre."
L'homme fut
abasourdi - que s'était-il passé? Son ami lui expliqua alors tout,
et il comprit l'artifice d el'amour. Son étonnement fut grand. En
vérité, après le coup que le confesseur précédent lui avait
porté, il n'y aurait pas eu d'autre moyen pour le sauver du bord de
l'abîme. A partir de ce moment, il fut rempli d'une grande
admiration et d'un grand amour pour ce médecin et guérisseur des
âmes, si excellent.
Nous devons
noter ici que quelques-uns des pères de la Sainte Montagne
n'approuvaient pas ces "artifices". Ils n'avaient pas
raison cependant, car le Père Sabbas, par son discernement, savait
comment et quand y recourir, et jamais d etels artifices ne firent le
moindre mal ou scandale.
3.
Les remèdes qui guérissent.
Le Père
Sabbas savait bien quand il devait être indulgent ou modéré, ou
sévère et exigeant. Quand les âmes étaient affligées et
humiliées, il les encourageait avec douceur et indulgence. Mais
quand il voyait une personne obstinée, opposnt une résistance
spirituelle, il ne faisiat pas de concessions. Il donnait des
épitimies (1) quand c'était nécessaire, mais toujours avec
douceur, et elles étaient ainsi bien acceptées.
(1)
: ( Epitimie: Exercices spirituels ( prières, lectures,
prosternations, jeûnes...) à faire en vue de la guérison).
Comme
un chamelier plein d'expérience, il savait exactement quelle charge
chaque chameau pouvait supporter.
Il se
montrait sévère envers tous ceux qui causaient des torts à leur
prochain.
Un
jour, un pèlerin lui dit :
"
Père, il y a a encore quelque chose que je dois vous dire. Alors que
je passais près de la calyve d'un Ancien, que je connais et qui
était absent, j'ai osé prendre quelques oranges dans son jardin.
-
Ah, mon enfant, fais attention! Tous tes autres péchés Dieu te les
a pardonnés à travers moi, mais tu dois restituer les oranges.
Autrement tu ne seras pas pardonné, et tes autres péchés ne seront
pas absous."
Il était
aussi strict et sans compromission dans les domaines touchant à la
prêtrise. Si un candidat à la prêtrise était gêné par un
certain péché, pour rien au monde il ne lui aurait donné une
autorisation ou une approbation. Et encore, si un clerc était tombé
gravement dans le péché, il lui disait : " Père, pour ne pas
charger ton âme encore plus, tu dois déposer ton épitrachélion
(ton étole)".
Au début
de son ministère de confesseur, il voyageait de monastère en
monastère, chaque Grand carême, pour entendre les confessions. Au
monastère d'Iviron, il arriva qu'il dut punir sévèrement deux
prêtres qui s'étaient égarés, et ceci eut des conséquences
néfastes. Il fut très affecté par l'attitude de ces prêtres, et à
partir de ce moment, il ne fit plus de déplacements. Il s elimita à
entendre les confessions dans sa propre calyve. En aucun cas, il ne
voulait compromettre la dignité de la prêtrise.
*
Il savait
qu'une épitimie appropriée et bien choisie a de grandes vertus, à
la fois pour éduquer et pour guérir. Comme nous allons le voir par
le récit suivant, il était sans égal dans le choix de ses
épitimies.
Il y a
déjà de nombreuses années, durant le calme mois d'octobre, nous
nous mîmes en route pour la Sainte Montagne. Nous sommes arrivés en
quelques jours à la skite inoubliable de Sainte-Anne, le lieu de
notre naissance spirituelle. Dans cette sainte atmosphère, nous
pouvions rencontrer de saints moines, qui, sous la protection de la
Grand-mère de Dieu, préservaient le flambeau d el'ascétisme
orthodoxe. Un jour, un des moines, qui était notre ami, nous dit : "
Regardez, voici l'Ancien Antoine. Il est là, un peu plus bas, à
ramasser les olives. Il a quatre-vingt-dix ans. Profitez-en pour
parler avec lui, car il a beaucoup de souvenirs au sujet des anciens
pères."
C'est tout
à fait ce que nous désirions, et nous nous sommes approchés de lui
sans attendre. Il était grand et maigre. Il portait des vêtements
râpés, et, à cause de son âge, il ne voyait pas bien. Il était
joyeux comme un petit enfant.
Est-ce que
tu as des souvenirs du Père confesseur Sabbas?
-
Le Père Sabbas! Comment ne pourrais-je pas me souvenir de ce saint
père confesseur? J'avais l'habitude de me confesser à lui.
-
Alors tu as beaucoup de choses à nous raconter.
-
Oui, je peux vous raconter quelque chose qui vous fera une grande
impression! Car cela fait une grande impression sur cette langue qui
vous parle!"
Nous nous
demandions ce que cela pouvait être. Comment cela avait-il pu faire
une impression sur s alangue? Mais il nous donna la clef de l'énigme.
"
J'étais un jeune moine et je n'avais pas perdu les mauvaises
habitudes du monde. J'avais aussi un caractère un peu bouillant. Un
jour, dans le jardin de la calyve, j'ai eu un différend avec un
voisin. C'était une tentation. Il me dit quelque chose de cinglant,
qui me fit m'emporter. J'ai ouvert la bouche et sans penser je lui
dis ..."
Simple et
humble comme un petit enfant, l'Ancien nous dit la vraiment mauvaise
expression qui lui avait échappé.
"
Un peu plus tard, je montais à la Petite-Sainte- Anne. Mon ANcien
m'avait envoyé au frèrs Sabbas pour confesser mon péché. Aussitôt
qu'il me vit, le père confesseur comprit mon trouble intérieur.
"
Père, je viens te confesser un grand péché.
-
Tu dois le confesser - c'est bon que tu le confesses. Mais prends ton
temps. Assieds-toi et prends un petit gâteau. " Hilarion! - il
appelait son disciple -, apporte un rafraîchissement!"
Il
me demanda des nouvelles de mon Ancien, de nos travaux manuels, et de
notre calyve. Il voulait calmer mon anxiété avant de recevoir ma
confession. Il était nécessaire que le sacrement fût accompli dans
une atmosphère de paix.
Je
me calmai, et nous allâmes dans la pièce où il écoutait les
confessions. C'était une toute petite pièce, petite comme une
crypte. Là, je lui confessai mon grand péché. Je me souviens qu'il
me dit des paroles sages et paternelles. Il fit partir de mon âme
les noirs nuages qui l'assombrissaient.
Enfin, il
me dit en souriant : " Nous devons mettre une petite épitimie
sur ta langue, mon enfant. - Oui, saint Père. - Pas une grande
chose. Ecoute! Quand tu retourneras à Sainte-Anne, va au kyriakon
(1).
(1)
( Dans les skites, en dehors des petites chapelles de chaque calyve,
il y a aussi une grand église centrale, le kyriakon. Tous les moines
de la skite s'y réunissent pour la célébration de la Divine
Liturgie, principalement les dimanches et les jours de grande fête).
Tu
tireras la langue et tu la passeras sur le sol de la porte d'entrée
jusqu'à l'icône du Christ, en lui demandant de te pardonner. C'est
entendu? - C'est entendu." Sur le moment, cela ne me parut pas
une épitimie très dure.
Quelques
heures plus tard, j'étais à nouveau dans la calyve du Père Sabbas.
"Père, lui dis-je, regarde comme est devenue ma langue avec la
pénitence que tu m'as donnée. Elle est toute parcheminée, gonflée,
et rouge comme une chaussure de paysan, une tsarouchi."
Je
la lui montrai, et il sourit un peu. " Eh, mon enfant, que
peut-on y faire? Une langue comme cela, c'est ce qui était
nécessaire."
Et
depuis lors, je ne me souviens pas que d evilains mots soient de
nouveau sortis de ma bouche."
4.
Transformations.
Pour
arriver à la skite de la Petite-Sainte-Anne, on doit débarquer sur
le port de la skite de Sainte-Anne, puis prendre un étroit sentier
montant fort. Du temps du Père Sabbas, ce sentier était très
utilisé. Spécialmenet pendant le Grand carême, il s etransformait
en une interminable chaîne de chrétiens se rendant à un bain
spirituel.
Les moines
de la skite de Sainte6anne nous dirent :
"C'était
une interminable chaîne humaine. Il y avait des gens venant de
partout - des moines de tous les coins de la Sainte Montagne et
d'autres monastères de l'extérieur, des prêtres, des laïcs, des
employés de Karyès et de Daphni, des gens venant de la Chalcidique
voisine. Aucun pèlerin de la Sainte Montagne ne manquait
l'opportunité de venir se confesser au Père Sabbas. Et le temps
manquait pour eux tous! Tous les soirs, le Dikaios de la skite de
Sainte-Anne, le moine administrateur de la skite, permettait à tous
ceux qui devaient attendre leur tour au jour suivant, de s'abriter
dans le kyriakon.
Une chose
étonnante était l'expression du visage de ceux qui sortaient de la
confession. C'était tout à fait surprenant. Et l'on se demandait
ce qui s'y passait et quelles sortes de transformations y
survenaient.
Deux pères
de la skite de Sainte-Anne, qui étaient aussi des frères de sang,
nous racontèrent quelque chose à ce sujet. Leur vieux père vint
les voir de Arfara de Messénie. Quand ils se mirent à parler de la
confession, ils lui recommandèrent d'aller voir le Père Sabbas et
de faire une confession générale de sa vie, afin de rafraîchir son
âme par la grâce divine.
Leur père
ne pouvait pas manquer cette occasion de se plonger dans une telle
fontaine baptismale, si rare. Il alla voir le Père Sabbas et resta
avec lui un long moment. Après leur entretien, il sautait de joie.
Une paix lumineuse transparaissait sur son visage et il sentait en
lui-même toute une transformation mystique, "un étrange et
glorieux cganhement" pour utiliser l'expression de
l'hymnographe. Il inspira profondément et s'exclama : " Ô mes
enfants, comme mon âme se sent légère! Je ne marche plus sur
terre, je vole. Le monde entier me semble changé. Gloire à Toi, mon
Christ!"
Dieu
seulement sait combien de semblables soupirs de soulagement, d
elarmes joyeuses, et d'exclamations d'actions de grâce, retentirent
auprès de cette piscine de Siloé."
*
A
Athènes, en 1896, l'archimandrite Joachim Spétsiéris, le recteur
du métochion du Saint-Sépulcre, parlait avec son ami, Théophane
Troungas, qui possédait une usine.
"
Très cher Théophane, je pense aller au Mont-Athos. Je dois aller
respirer un peu les parfums du jardin de la Mère de Dieu.
-
Je serais très heureux, père Joachim, si je pouvais t'y
accompagner.
-
Pourquoi pas? " Deux valent mieux qu'un", dit la sainte
Ecriture."
Ils
arrivèrent bientôt à la Sainte Montagne comme de simples pèlerins.
Une de leurs priorités était de visiter le saint confesseur Sabbas.
Le Père Joachim s'était confessé à lui en terre Sainte, sept ans
auparavant, et il ne trouvait pas d'éloges suffisants pour le vanter
auprès de son ami. Il espérait persuader M. Troungas de s'approcher
de ce bain spirituel.
Quand ils
arrivèrent à la calyve de la Résurrection, dans la skite de la
Petite-Sainte-Anne, ils furent surpris - tout spécialement le
propriétaire d'usine - par la foule qu'ils y virent.
Le Père
Joachim observa :
" Ils
attendent tous pour se confesser. Le Père Sabbas est un grand guide
pour les âmes. C'est un pasteur éclairé par Dieu, et les brebis du
Christ accourent vers lui pour trouver un bon pâturage et d el'eau
rafraîchissante. Je ne sais pas quand arrivera mon tour pour laver
mon âme de tous les poisons nuisibles. Mon esprit est accablé par
l'atmosphère d'Athènes.
Tout ce
que voyait et entendait M. Troungas le poussait à prendre une
résolution, celle de voir clairement sa situation envers Dieu, de
demander Son pardon et de trouver la paix. Sa conscience fut
soudainement révoltée par sa façon de vivre. C'était pour lui le
moment de s'approcher d'un confesseur et d erecevoir la communion.
Il était
aussi fortement tenté par des pensées contraires qui essayaient de
le dissuader de sa décision salutaire. Cependant, aidé par la grâce
de Dieu, il vainquit ses hésitations et se rendit sans crainte dans
la petite pièce des confessions. Son ami, le Père Joachim, était
allé auprès du Père confesseur juste avant lui.
M. Troungas
resta un long moment dans cet hôpital spirituel. Il avait beaucoup d
eplaies à guérir. Que lui arriva-t-il? Il avait déjà connu des
émerveillements durant sa vie, mais jamais comme cette fois-ci, où
il fut tout ébloui et comme frappé par le tonnerre. " Mon
Dieu, se disait-il, où suis-je? Qu'est-ce que j'entends? Mes
oreilles me trompent-elles?""
Plus tard
le Père Joachim écrivit ceci :
"Je
suis allé me confesser le premier, puis ce fut le tour de mon ami
Théophane... Il resta avec le Père Sabbas un long moment. Quand il
est sorti, nous sommes partis pour Katounakia, et mon ami me dit : "
Qu'est donc ce Père Sabbas? Est-ce un ange?" Je lui demandai ce
qui s'était passé. " Eh bien, me répondit-il, pendant la
confession, il m'a dit tout ce que j'avais fait depuis vingt ans et
plus, sans que je lui aie rien dit. Il m'a raconté des faits très
anciens, que je ne me rappelais plus moi-même. Comment pouvait-il
savoir tout ce que j'avais fait?
-
Mon cher Théophane, n'en sois pas étonné, lui dis-je, le Père
Sabbas est clairvoyant!
-
Que signifie être clairvoyant (1)?"
(1)
: ( Archimandrite Joachim Spétsiéris, Mémoires, vol. I, p. 21-22).
Le
Père Joachim leva sa perplexité. A partir de ce jour, l'âme de M.
Troungas fut transformée.
Voilà ce
qu'était Père Sabbas le Confesseur!
IV.
LE PELERIN
1.
Les joies et les afflictions de Sion.
La Passion
et la Résurrection du Seigneur étaient la nourriture quotidienne du
Père Sabbas. Il n'y avait pas pour lui, sur la terre, de lieux plus
chers que ceux du Golgotha et du Très Saint Sépulcre. Si seulement
Dieu voulait lui faire la grâce d ele laisser s'y rendre en humble
pèlerin! Ce serait un grand rafraîchissement pour son âme,
fatiguée par les labeurs de père confesseur.
Une
occasion favorable pour ce pèlerinage en terre Sainte se présenta,
et son grand désir put se réaliser. Et les orthodoxes de là-bas se
réjouirent de la venue de cet Ancien de la Sainte Montagne. Les
temps étaient difficiles en Terre Sainte, et les fidèles avaient
besoin de recevoir de telles visites.
Il
arriva dans la ville de Jérusalem en 1889. Par ses contacts avec les
fidèles orthodoxes, il apprit bien vite la situation qui s'y
trouvait. Et cela le rendit très riste. Jérusalem! Une ville de
sainteté et de joie, mais aussi de péché et de souffrances.
Depuis six
années, Nicodème de Cysique était le patriarche de Jérusalem. Il
avait beaucoup d evertus : il était d'une haute moralité, d'une
droiture parfaite, d'une justice exemplaire, et était un homme
généreux. Il était aussi imposant, énergique, et un habile
administrateur. Cependant les temps étaient difficiles. Quelques
années auparavant, la barque d el'Orthodoxie avait été secouée
par le schisme bulgare. En ces jours, la conscience des Arabes
orthodoxes était troublée par ce que l'on appelait "la
question arabe", et la "Confédération palestinienne"
se développait très rapidement.
Le
Patriarche, qui avait été auparavant exarque du Très Saint
Sépulcre à Moscou, était accusé de russophilie. Les finances du
patriarcat étaient dans un état critique. Pour la seconde fois,
l'Ecole théologique de la Sainte-Croix dut fermer. Et pour montrer
combien l'atmosphère était confuse et tendue, nous devons
mentionner que l'année précédente, en mars 1888, le patriarche
échappa de justesse à un tir de quatre coups de feu, destiné à le
tuer.
Dans ces
conditions, l'arrivée de cet Ancien, porteur de l'Esprit, était une
grande consolation pour les fidèles Grecs orthodoxes. Leurs âmes
fatiguées et scandalisées virent en lui un age de consolation,
envoyé par Dieu, comme "la rosée de l'Hermon". Voici les
mots mêmes d'un témoin oculaire, le Père Joachim Spétsiéris,
qui, à cette époque, était au monastère de Saint-Sabbas :
"Archiprêtres,
prêtres, moines, monailes, et des gens de toutes conditions,
venaient à lui pour se confesser. Et selon les paroles Celui qui
vient à moi, je ne le jetterai pas dehors, il recevait tout le
monde.
"
Ils ont besoin d'un père confesseur, lui dis-je.
-
Oui, je le vois bien, me répondit-il, mais dans peu de temps je
repartirai.
-
Aujourd'hui, lui dis-je, ils ont trouvé un médecin et veulent être
guéris de leurs blessures. Quand celui-ci partira, le Dieu très bon
leur en enverra un autre pour continuer à s'occuper d'eux."
A ce
moment, son visage s'éclaira de reconnaissance et il me dit :
"
Sûrement, mon fils, Dieu n'abandonnera pas Sa création en proie aux
tourments et aux désappointements (1).""
(1)
: ( Mémoires, vol. I, p. 19).
Maintenant
qu'il lui avait été accordé de venir en pèlerinage sur les lieux
d'où était sortie la Rédemption, le Père Sabbas expérimentait
d'une façon encore plus ardente le mystère d ela confession.
Quels
sentiments d'une tendresse indescriptible n'éprouva-t-il pas, quand
il s'approcha de la colline du Golgotha, arrosée du Précieux Sang!
En ce lieu, le péché de l'homme avait offert à son Seigneur
bien-aimé le breuvage le plus amer. A peine pouvait-il prononcer
cette prière : "...cloué à la Croix et percé par la lance,
Tu as donné l'immortalité aux hommes, ô notre Sauveur, gloire à
Toi!"
A
nouveau, quels sentiments célestes n'inondèrent-ils pas son coeur
quand il se prosterna sur le Sépulcre du Donateur de Vie! C'est de
là que surgit la victoire sur les trois forces du mal - le démon,
le péché et la mort. C'est d elà que se leva un nouveau monde,
inondé de lumière divine et d'alléluias triomphants. En souvenir
de son pèlerinage au Saint-Sépulcre, il dédia la chapelle de sa
calyve à la Résurrection du Seigneur.
2.
Saint Sabbas le Sanctifié.
Parmi
toutes les autres figures de saints illustres et glorieux, celle de
saint Sabbas le Sanctifié brillait comme une étoile dans le vie du
Père Sabbas. Ce héros et cet enseignant du désert, cet ornement
des moines, ce luminaire d ela terre habitée, était son saint le
plus cher. Non seulement celui-ci lui avait donné son nom, mais
jusqu'à la toute fin de sa vie, il l'entoura d'une protection et de
faveurs toutes particulières.
"
Mon saint Sabbas, implorait-il alors, je désire tant venir en
pèlerinage dans ton saint lieu d eméditation, sanctifié par tes
prières et tes labeurs."
La
célèbre laure de Saint-Sabbas est à trois heures de marche de
Jérusalem. On doit aller en direction du sud-est, suivre la vallée
de Josaphat, qui commence à Gethsémani et aboutit à la mer Morte.
Ce chemin se fait dans un désert désespérant, sous un vent brûlant
et sous un ciel de plomb. Et plus on avance, plus la vallée se
transforme en un gorge profonde aux parois verticales.
Le
monastère, situé sur la hauteur, sur la rive droite de la gorge,
remplit de stupeur tous ceux qui l'approchent. Dans une nature
sauvage et majestueuse, on découvre d'immenses bâtiments très
anciens, des remparts et des tours, des grottes et des ermitages
innombrables. L'air est rempli de la senteur du soufre, du parfum de
l'encens, du chant des oiseaux, et du son des cloches. Le monastère
de Saint-Sabbas règne majestueusement sur ce royaume désertique.
En
s'approchant de ce lieu sacré, le Père Sabbas s'écria avec les
hymnographes : "Ô Sabbas à l'esprit divin, égal aux anges,
citoyen du désert, vase très pur rempli du Saint-Esprit..."
Les
pères du monastère l'accueillirent avec joie.
"
Bénis-nous, Père saint! Il est bon que tu sois venu voir le saint,
et nous apporter la bénédiction du Mont-Athos."
Il
resta au monastère pendant deux jours, pour le découvrir un peu,
s'en émerveiller et en faire ses délices.
L'higoumène
lui dit : " Saint père confesseur, les pères désirent se
confesser à toi. Ne les prive pas de cette grâce."
Comment
pouvait-il refuser cet hommage d'amour? Les soixante pères du
monastère vinrent se confesser et se rafraîchir sous
l'épitrachélion de l'Ancien, porteur de Dieu.
Il
passa le temps qui lui restait à découvrir la laure. Il y avait
beaucoup de choses à voir - la tombe du saint, la cellule de saint
Jean Damascène à la plume d'or, les reliques des pères massacrés
par les Sarrasins. Tout l'endroit était embaumé par les indicibles
parfums des saintes reliques. Que de lys au doux parfum Dieu n'a-t-il
pas plantés au milieu de ces rochers!
Dans la
belle église de l'Annonociation se trouvait l'admirable icône
ancienne du saint. Et sur les rochers, tout-au-dessus, s'élançait
la tour construite par l'empereur Justinien. Et tout au fond de la
gorge, la source bénie du saint faisait jaillir l'eau du rocher.
Plus au nord, se trouvent la cellule de sa mère, et aussi un palmier
planté par lui. Vers le sud, on voit la grotte du grand et admirable
Jean l'Hésychaste (VIème siècle). Mais une chose essentielle
manquait, c'étaient les reliques de saint Sabbas lui-même. A cette
époque, elles se trouvaient loin, à Venise. Grâce à Dieu, elles
sont revenues au monastère, le 30 octobre 1965!
3.
Les oiseaux du désert.
Dieu
console ses serviteurs fidèles de différentes façons. Dans ce lieu
sec et chaud, Il a pourvu les moines d'une distraction étonnante :
une multitude d'oiseaux merveilleux.
Selon
toutes probabilités, le Père Sabbas fit son pèlerinage à la laure
de Saint-Sabbas à la fin du Grand carême, et c'était la bonne
époque pour découvrir cette merveille. En fait, ce n'était pas la
seule. Il y avait beaucoup d'autres phénomènes extraordinaires à
voir en ce saint lieu, mais cela étendrait trop notre propos d'en
parler. Il est reporté dans les chroniques du monastère, que plus
de deux cents oiseaux sauvages, noirs au bec jaune, comme les
corbeaux, vivaient avec les moines de septembre à avril. A peine une
fenêtre s'ouvrait-elle qu'ils s'envolaient dans les cellules des
moines, y apportant joie et allégresse. Le matin, quand les pères
prenaient leur café, ils se perchaient sur leur rasso - soutane- ou
sur leurs pieds, à la recherche de quelques miettes. Quand un moine
les appelait, ils venaient et se posaient sur sa tête ou sur ses
épaules, et, avec une audace peu commune, ils picoraient du pain ou
des raisins dans leurs mains. Cependant, ils ne s'approchaient jamais
des hommes venant du monde, ou de moines et prêtres étrangers - ils
ne s'approchaient que des pères du monastère. Mais, apparemment
ils faisaient preuve de discernement. Si un moine était très pieux,
comme le Père Sabbas, ils s'approchaient de lui, même s'il était
étranger au monastère.
Le
Père Philothée Zervakos, qui était au monastère de Saint-Sabbas
le 28 avril 1924, rapporte cette anecdote :
"
Lorsque je m'apprêtais à boire le café que l'on m'avait donné,
sept ou huit oiseaux arrivèrent subitement. Quelques-uns se posèrent
sur mes épaules, d'autres sur mes mains, et les autres se tenaient
en cercle autour de moi, criant et chantant. Et ceci arriva si
soudainement que j'en fus tout surpris, mais je m'en remis bien vite.
Les pères étaient tout stupéfaits que les oiseaux fussent ainsi
venus à moi, et ils me dirent en souriant : " Voilà les
oieseaux que tu désirais voir."
Etonné et
heureux de cette situation, je posai mon café et pris un peu de pain
que j'offris aux oiseaux. Les pères m'apportèrent des figues que je
coupai en petits morceaux pour les leur donner. Ces oiseaux bénis
venaient manger dans ma main, et quand ils eurent tout dévoré, ils
me remercièrent avec de doux pépiements, et s'envolèrent (1)."
(1)
: ( Un grand et merveilleux pèlerinage en Palestine et au Sinaï,
Sirus, 1935, pp. 142-143).
Or les
moines ne sont-ils pas les oiseaux du désert aux chants harmonieux?
Plus ils grandissent en sainteté, plus leurs chants deviennent
mélodieux. Parmi ces oiseaux doués de raison, se faisaient
remarquer à cette époque trois saints pères, qui, par leur
présence, rafraîchirent l'âme du Père Sabbas.
L'un
d'entre eux était le vénérable Ancien Barnabas de Madytos (
Chersonèse de Thrace), âge de soixante-quinze ans. Après des
combats ascétiques au Mont-Athos et dans le désert du Jourdain, il
était venu au monastère de Saint-Sabbas. En sa personne, on pouvait
voir revivre les anachrètes des temps anciens.
"En
regardant son visage, on éprouvait une grande vénération car son
expression manifestait une vertu éminente. Il mourut à un très
grand âge, en ayant prévu sa fin beaucoup de jours à l'avance.
(2)."
(2)
: ( Mémoires, vol. I, p. 57-58. Le Père Joachim Spétsiéris écrit
ce qui suit à propos de l'Ancien Barnabé : " Dans sa cellule,
il n'avait même pas une natte en paille, mais seulement un vieux
tapis grossier, un petit pichet pour l'eau, et quelques vêtements
très usés. Il n'avait ni matelas, ni livre, ni mobilier. Il ne
dormait pas la nuit, mais restait éveillé, priant et conversant
avec Dieu. La nuit, on l'entendait crier : " Fuyez, esprit
mauvais, le Christ vous chasse!" On l'entendait souvent se
disputer avec quelqu'un. Le moine Cornélios avait une cellule près
de la sienne, et il lui demanda un jour ce qui s'était passé pour
qu'il crie et se dispute ainsi. " Les esprits du mal me
harassaient", lui dit l'Ancien Barnabé, et il leur répondait
comme le faisaient les grands Pères du désert, comme on le lit dans
le Patérikon."
Le
deuxième était le Père Callistrate du Péloponnèse, un artisan
zélé de la vertu, très sage et doué de clairvoyance. Dans le
passé, il avait mené de grands combats ascétiques durant trois
années ( le Patriarche ne le lui avait pas permis plus longtemps)
dans une grotte située dans une falaise vertigineuse, sous le mont
Nébo, la montagne où fut enseveli Moïse. Les fidèles arabes
orthodoxes de la petite ville de Koriakon lui descendaient avec une
corde du pain et de l'eau, et lui, en échange, il leur cousait des
vêtements. De lèvres et de coeur, il entonnait sans cesse le chant
divin : " Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi."
Le
troisième était le hiéromoine Germain, âgé de cinquante ans; il
était de Corfou. Il est décrit comme "simple, innocent, sans
malice, bon et humble - l'exemple du véritable moine". Quand il
célébrait la Divine Liturgie, il était transporté par la grâce,
et son visage devenait angélique. Il avait l'habitude de dire : "
Si nous savions quelle gloire et quelle joie spirituelle la communion
aux Saints Mystères nous donne, nous sacrifierions tout, jusqu'à
notre propre vie, pour communier dignement."
4.
Pèlerinage au Jourdain.
Le Père
Sabbas avait aussi le projet de se rendre au saint fleuve du
Jourdain, le lieu où "s'est manifestée l'adoration de la
Sainte Trinité".
A
cette époque, il n'y avait pas de moyens de transport comme
maintenant, et il fallait entreprendre un voyage laborieux pour
arriver à cet endroit où eut lieu le baptême du Christ. De
Jérusalem, il fallait compter une marche de cinq à six heures, en
allant vers l'est, et légèrement au nord, vers la hauteur de
Jéricho. Le paysage était sauvage, entaillé par de sravins
profonds et des torrents. Cependant les pieux pèlerins ne tenaient
aucun compte de la peine qu'ils devaient prendre.
Le
monastère de Saint-Gérasime, ce grand ascète qui apprivoisait les
bêtes sauvages du désert, offrait une pause bienvenue pour les
marcheurs fatigués. Approchant d ece lieu saint, à la fin du
voyage, l'higoumène Anthime du monastère Saint-Sabbas, qui, avec
quelques autres pères accompagnait l'Ancien Sabbas, expliquait ce
qu'étaient ces ruines, qu'ils voyaient tout près d'eux.
Tu vois là,
Père saint, l'ancien monastère du Saint-Précurseur, construit par
sainte Hélène et doté par Justinien. prie pour qu'on puisse
bientôt le restaurer.
-
Que le Saint Précurseur nous l'accorde!
Que Dieu en
soit glorifié, ce monastère a été rénové ces dernières années
par le patriarcat. Aujourd'hui, on y célèbre des Liturgies, et cela
comble les pèlerins.
Cinq
minutes après être passé par le monastère en ruines, on pouvait
entendre le grondement du Jourdain.
Un
frisson s'empara de l'âme du Père Sabbas. Il avait été jugé
digne de vivre dnas le monastère de son saint patron, saint Sabbas,
fût-cepour un temps très court. Et maintenant il était là où
avait vécu le grand et unique ascète, protecteur de tous les
moines, le saint Précurseur. Il lui semblait presque qu'il allait le
rencontrer avec son visage immatériel et son brûlant regard
prophétique.
Involontairement,
de ses lèvres tremblant d'une tendre émotion, il balbutiait : "
Ô Saint Précurseur, ne cesse pas d'intercéder pour nous."
Et
lui vint à l'esprit le vivant récit de l'Evangile : " Alors
s'en allaient vers lui Jérusalem, et toute la Judée, et toute la
région du Jourdain, et ils se faisaient baptiser par lui dans les
eaux du Jourdain, en confessant leurs péchés ( Mt 3, 5-6).
Ce
lieu est vraiment saint. Là, s'est élevée la chaire de la
prophétie. Là, fut préparé le chemin du Seigneur. Là, fut établi
le saint lieu de la confession, où furent remis les péchés. Là,
fut accompli "le bain de la régénération". Et là, un
jour, humble parmi les humbles, vint le Fils de Dieu, et Il fut
baptisé par Jean dans le Jourdain (Mc 1, 9).
Se
tenant à la branche d'un saule afin de ne pas être emporté par la
force du courant, le Père Sabbas reçut le baptême du Jourdain.
ALors il vit comme une colombe et entendit une voix comme le tonnerre
: Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toute ma
complaisance. Et, de sa poitrine, des torrents de prières montèrent
vers la Très Sainte Trinité, dont l'adoration avait été révélée
dans ce lieu saint.
Tous les
alentours du fleuve du Jourdain ont toujours été consacrés à la
prière. Ils ont toujours été habités par de saints ascètes du
désert, les successeurs du Précurseur. Quelle ne fut pas la joie du
Père Sabbas quand il apprit que dans le désert transjordanien, au
milieu d'étendues sans fin de buissons et de roseaux, avait vécu
dans l'ascèse, sa vie durant, l'ermite Photinie (1).
(1)
: ( Dans le livre de l'archimandrite Joachim Spétsiéris, L'ermite
Photinie du désert du Jourdain, Volos, 1955 ( Trad. fr. par le Père
Ambroise Fontrier, Sainte Photinie l'Ermite, L'Age d'Homme, Lausanne,
1992), on peut connaître cette figure éminente de sainteté et son
histoire extraordinaire).
Elle
y était restée durant cinq années sans que personne ne le sût,
parfumant l'air de sa prière incessante.
"
Le Père Sabbas le Confesseur fut grandement comblé. Dans un acte
d'adoration, il s'agenouilla devant le Père céleste et bénit Son
très saint Nom. Il retourna alors au monastère et, d elà, il
rentra à Jérusalem (1)."
(1)
: ( J. Spétsiéris, Mémoires).
Puis, avec
la bénédiction du patriarche Nicodème, il s emit en route pour
retourner au Jardin de la Mère de Dieu, la Sainte Montagne. Il ne
sentit pas la douleur des Israélites partant vers l'exil, quand il
quitta Jérusalem pour retourner dans sa propre terre. Au saint autel
de la chapelle de sa calyve, l'attendaient la lumière et la gloire
de la Nouvelle Jérusalem. Il y était entouré par les prières des
saints, et la bénédiction de la Mère de Dieu, la reine de la
Sainte Montagne.
V. LA
LUTTE CONTRE LES DEMONS
1.
La grâce de vaincre les démons.
Par toute
Son économie de l'incarnation, le Seigneur a vaincu le péché et la
mort, et il a anéanti l'empire du diable. A ses disciples, il a
accordé le pouvoir de fouler aux pieds serpents, scorpions, et toute
puissance de l'Ennemi (Lc 10, 19). Et ce pouvoir appartient à tous
ceux qui suivent le Seigneur en étant vraiment des disciples,
porteurs de Dieu.
Et
cela s'observe souvent dans les vies des saints. Ils sont comblés de
dons spirituels ceux qui combattent et terrassent le viel homme avec
les armes de la lumière, ceux qui sont crucifiés avec le Christ et
ressuscités avec Lui. Ils font alors trembler les ennemis
invisibles. Ils peuvent défaire les oeuvres de Satan et guérir ceux
qui sont liés par lui.
Dans Le Pré
spirituel, on peut lire à propos d'un certain moine : " Ô
chrétiens, le démon est vraiment grand et terrible. Cependant, ceux
qui étaient tourmentés par un esprit impur obtenaient par lui la
guérison."
Ces paroles
s'appliquent parfaitement au Père Sabbas. Par ses labeurs
ascétiques, ses jeûnes , ses veilles et ses prières, par sa vie
sacramentelle intense, par ses études, sa sobriété et sa vie
contemplative, et enfin par le pouvoir de la prière de son Ancien,
il vainquait toujours le pouvoir du démon. Il sortait toujours
victorieux de ses combats contre les esprits du mal.
Par des
confidences que fit le Père Sabbas au Père Joachim Spétsiéris, on
peut entrevoir son combat contre les puissances des ténèbres. "
Plusieurs fois, il me dit qu'il voyait de ses yeux les esprits du mal
qui venaient à lui pour le troubler. Et dès qu'il percevait leur
importunité, aussitôt il s emettait à genoux et priait. Et toutes
les tentatives des esprits du mal disparaissaient (1)."
(1)
: ( J. Spétsiéris, Souvenirs, vol. I, p.19).
Il
fouettait les ennemis par ses prières, et ils étaient brûlés par
les paroles enflammées du psaume qui sortaient de ses lèvres : Fais
justice, Seigneur, de ceux qui me traitent injustement; combats ceux
qui me combattent. Qu'ils soient comme la poussière que le vent
emporte, et que l'ange du Seigneur leur apporte la tribulation (Ps
34, 1 et 5).
Ce
n'était pas seulement lui-même qu'il sauvait des attaques sauvages
des démons, mais une multitude de personnes, malheureuses, sous
l'emprise du diable, étaient délivrées par lui. On les voyait
souvent venir à sa calyve pour qu'il fasse sur elles le signe de la
Croix et leur lise l'office des exorcismes, et il chassait d'elles
les esprits impurs. Souvent aussi, quand une personne ainsi affligée
ne pouvait pas venir jusqu'à la Sainte Montagne, il lisait pour elle
les exorcismes à distance. Et toujours, il répandait la grâce de
la guérison : ceux qui étaient liés par les démons sautaient de
joie en sentant tomber leurs terribles chaînes.
2.
Le livre de magie.
Quelque
part en Chalcidique, les relations entre un homme et sa femme étaient
devenues très difficiles. Le mari ne menait pas une vie normale,
mais vivait d'une manière étrange et ténébreuse. Son visage avait
pris une expression repoussante. Il avait perdu tout lien avec
l'Eglise, il ne voulait plus entendre parler ni d ece qui touchait à
l'Eglise, ni surtout d ela vie sacramentelle. Sa malheureuse épouse
essayait par tous les moyens possibles de le ramener vers Dieu, mais
il était inflexible. Elle finit par comprendre qu'il lui fallait
prendre les grands moyens.
"
Ecoute-moi. Tu m'as rendu la vie insupportable. Si, à Pâques, tu ne
viens pas recevoir la communion, il faudra que je me sépare de toi.
Ce sera impossible de continuer à vivre ensemble. Je désire que ce
soit le Christ qui règne dans notre famille."
La
persistance, la pression, les menaces et les prières ferventes de
cette bonne épouse chrétienne ne furent pas vaines. Le mari se
rendit compte qu'avec sa conduite, il risquait de détruire
irrémédiablement son foyer, sa propre vie et celle de ses enfants.
L'âme bouleversée, il décida de retourner vers la lumière.
Grandes
étaient les ténèbres qui s'étaient cachées en lui, car le pauvre
homme en était arrivé à coopérer avec les démons. Il s'était
exercé aux arts de la magie. Et c'est cela qui l'avait conduit à s
etenir, avec obstination, éloigné de l'Eglise. Il comprit que la
première chose qu'il devait faire était de trouver un confesseur.
La Sainte Montagne n'était pas loin; il s'y rendit à la recherche
de la personne qui lui conviendrait. Il trouva le Père Sabbas.
Comme il
était différend à son retour! Il était renouvelé intérieurement.
Au lieu de la confusion, du chaos et de l'obscurité, il voyait un
nouveau monde, régénéré. Le soulagement et des larmes de joie
brillèrent sur son visage à la fin de sa confession. Quelle paix
trouvait-il et quel allègement de son fardeau! Mais il y avait
encore quelque chose dont il fallait qu'il se débarrasse. Il tendit
un livre qu'il tenait dans la main : " Prends aussi ce livre,
Père. Il est la cause de ma chute catastrophique."
C'était un
livre de magie, le manuel indispensable pour tous ceux qui s'adonnent
à la magie.
"
Pourquoi me donnes-tu ce livre? Il doit être brûlé. Prends-le et
brûle-le quelque part loin d'ici."
Sur
sa route, entre la calyve et la skyte Sainte-Anne, il vit une grand
ecavité dans le rocher. C'est là que le livre fut bientôt réduit
en cendres. L'Evangéliste Luc écrivit au sujet d'un incident
semblable : Bon nombre de ceux qui s'étaient adonnés à la magie
apportaient leurs livres et les brûlaient en présence de tous ( Ac
19, 19). De tels feux sont une joie pour les anges, et une blessure
pour les démons. De tels livres de ténèbres et de puanteurs ne
devraient pas circuler parmi nous.
Et
l'homme continua son chemin, encore plus soulagé. Il rencontra le
Père Hilarion, un disciple du Père Sabbas.
"Transmets
à ce grand père confesseur toute ma vénération et mon immense
reconnaissance. Et dis-lui que le livre a été brûlé dans la
grotte au-dessus d'ici."
Le père
Hilarion continua tranquillement sa route vers la calyve. Mais quand
il parvint près de la grotte, des jets de grosses pierres tombèrent
autour de lui, faisant un bruit de tonnerre et dévalant le versant
de la colline. Terrifié, il arriva à la calyve et raconta à son
Ancien ce qui s'était passé.
"
C'était l'oeuvre de Satan, mon fils."
Quand il se
fut remis de sa frayeur, il pensa à rapporter à l'Ancien les
paroles de l'homme rencontré sur sa route. Et il lui dit aussi que
cet homme avait brûlé un livre. Quand le Père Sabbas lui expliqua
qui était cet homme et quel était le livre qu'il avait brûlé, il
comprit ce qui était arrivé.
Ces jets de
pierres n'affectèrent pas seulement le Père Hilarion, mais tous
ceux qui passaient par cet endroit éprouvaient le même sort.
Finalement la route devint impraticable, et personne n'osait
s'approcher de ce lieu. Troublés, les pères cherchèrent recours
auprès du Père Sabbas. Il jeûna, pria et aspergea la grotte d'eau
bénite, et les esprits du mal se retirèrent. Il recommanda aux
pères de mettre dans la grotte une icône de la Mère de Dieu avec
une veilleuse. Et la route redevint paisible comme auparavant.
AUjourd'hui, tous ceux qui passent par là s'arrêtent souvent et
chantent le "Il est digne et juste de Te célébrer" à la
Mère de Dieu, et ne courent aucun danger. Cependant quelques pères
nous ont dit qu'il arrive qu'il y ait encore une activité démoniaque
en ce lieu, surtout quand passe un disciple qui a transgressé le
principe de l'obéissance.
3.
Les étranges jets de pierres.
Un
jeune pâtissier de Thessalonique, Athanase, désirant quitter la vie
du monde, résolut de prendre l'habit monastique et de vivre dans le
saint monastère de Dionysiou. En tant que novice à Dionysiou, il
fut envoyé à Monoxilitis, un métochion du monastère, situé à la
Sainte Montagne, afin d'y recevoir une formation monastique. Sur ces
entrefaites, à Thessalonique, ses parents étaient emplis d'amertume
par la décision de leur unique et très cher enfant. Ils remuèrent
ciel et terre pour le "sauver" et le ramener dans le monde.
Et pour arriver à leurs fins, ils n'hésitèrent pas à se faire
aider de Satan, recourant à la magie et à la sorcellerie.
Soudainement
Athanase commença à sentir une certaine oppression, comme si un
poids pesait lourdement sur lui. Lui-même, dans sa vie pécheresse,
avait pratiqué la magie, et n'était pas profane dans ce genre de
choses. Il comprit ce que ses parents étaient en train de faire. Une
angoisse le saisit, qui devint de plus en plus forte. Il sentait
qu'il était sous l'emprise de procédés très dangereux. Poussé
par une nécessité intérieure, il priait plus fréquemment, et,
avec douleur, il insistait sur ces mots de la prière du Seigneur : "
Délivre-nous du Malin."
Les
autres frères à Monoxilitis ne soupçonnaient pas la moindre chose.
Un matin, après l'office, alors qu'ils se préparaient à aller
travailler, ils reçurent soudainement, depuis le bois d'en haut, une
volée de pierres. Heureusement ils n'en subirent aucun mal; les
bâtiments du métochion ne furent pas non plus touchés. Ils
attendirent un instant. Quelques passants, qui s etrouvaient là, se
montrèrent amusés et firent des plaisanteries. Mais quand ils
partirent pour travailler, des volées de pierres recommencèrent à
tomber derrière eux. Alors ils comprirent que quelque chose de
sérieux se passait et ils se réfugièrent dans l'église. Mais ils
n'osèrent plus en sortir, car à chaque fois qu'ils tentaient d ele
faire, la volée de pierres recommençait. Des tabourets, des formes
en bois pour les skoufas, et d'autres objets étaient lancés en
l'air. Leur chien fut aussi projeté à trois mètres de là où il
était allongé.
Les
gendarmes de Karyès ne tardèrent pas à venir, à la suite des
informations reçues. Ils firent des recherches dans toute la zone,
ils tirèrent des coups de feu sur l'endroit d'où venaient les
pierres. Ils réalisèrent ensuite que ce qui s'était passé n'était
pas dû à des hommes, mais était l'oeuvre d'ennemis invisibles.
Alors le
novice Athanase s'avança et exposa l'origine du mal. Et pour finir
il dit : " Pour vous convaincre, laissez-moi aller tout seul
jusqu'à la petite chapelle de saint Artème, et vous verrez que les
jets de pierres me suivront."
C'est ce
qui arriva. Les pierres tombèrent tout autour de lui, mais sans le
toucher.
Après
cette démonstration, il fut isolé dans l'église. L'économe du
monastère, le Père Porphyre, demanda par lettre au monastère
d'envoyer un bateau. A partir du moment où le Père Athanase quitta
l'église jusqu'à ce qu'il débarque au port du monastère, de
terribles phénomènes se passèrent. " Les volées de pierres
n'arrêtèrent pas sur la mer, même quand le bateau était loin de
la côte. Les pierres tombaient inlassablement, mais heureusement
elles tombaient tout autour du bateau, sans faire aucun dommage (1)."
(1)
: ( Gabriel de Dionysiou, Nouvel Evergétinos, p. 65).
Depuis le
débarcadère jusqu'à la cour du monastère, tout se passa
calmement. Cela en incita certains à parler d'illusions. Mais une
volée de pierres, projetées du haut d'une tour voisine, les incita
à se taire.
Le
Conseil des Anciens se tint sans tarder, et la décision fut prise
"d'envoyer le novice à l'Ancien, porteur de Dieu, le Père
Sabbas, afin qu'il le délivre." La conviction des pères était
que les prières du Père Sabbas pouvaient énéantir les esprits du
mal.
La
calyve de la Résurrection traversa une semaine d'épreuves très
pénibles dans une atmosphère de guerre - une guerre ouverte entre
les forces de la lumière et les forces du mal. Il y avait
continuellement des fracas étourdissants. Des énormes blocs de
pierre se détachaient de la falaise et volaient au-dessus d ela
calyve en la frôlant, et dans un bruit terrible se fracassaient dans
le précipice voisin et dévalaient jusqu'à la mer. Des voix
sauvages proférant des paroles blasphématoires bouleversaient et
souillaient l'atmosphère. Et s efaisaient entendre des insultes, des
insultes insupportables contre les moines, et tout spécialement
contre le confesseur. Toute la puanteur de l'Enfer se révélait.
L'homme de
Dieu, sans tenir compte de son très grand âge - il était alors
dans ses dernières années de vie -, se livra à de très grands
combats. Pendant toute la semaine, il se soumit à un jeûne complet
et pria continuellement. " Quant à cette espèce de démons, on
ne la fait sortir que par la prière et par le jeûne" ( Mt 17,
20). Son coeur compatissant ne pouvait pas supporter de voir une
créature de Dieu soumise à une telle tyrannie.
A
la fin de la semaine, l'Ancien, avec une foi inébranlable dans le
Seigneur ressuscité, s'approcha de celui qui était en souffrances.
L'esprit du mal fut troublé.
"
Je te bannis, ô esprit impur, par Dieu qui a tout créé par sa
Parole, et par notre Seigneur Jésus-Christ. Tremble, va-t'en,
enfuis-toi, retire-toi du serviteur de Dieu, Athanase. Fuis dans des
terres sans eau, désertes et incultes."
Et
c'est ce qui arriva. Il sembla que quelque chose sortit de la bouche
d'Athanase. L'indésirable occupant disparut comme se dissipe la
fumée. Les paroles prononcées par la bouche du Père Sabbas,
porteuse de l'Esprit, terrassa le démon comme par une épée
flamboyante. Aussitôt le novice devint calme et paisible, soupirant
de soulagement. Dans une joie sans bornes et plein de reconnaissance,
il tomba aux pieds du confesseur, les embrassant et les mouillant de
ses larmes.
"
Ô saint de Dieu, tu m'as sauvé, tu m'as retiré cet horrible poids.
Oh, comment te remercier! Tu m'as sauvé de ce terrible serpent.
Gloire à Toi, mon Dieu!
Athanase
resta encore quelques jours auprès de son médecin. Conformément à
sa recommandation, il s erendit à la skite de Koutloumousiou, où il
resta. A sa tonsure, il y reçut le nom de Habaquq. Il se distingua
parmi les pères par sa vie ascétique austère. Et jamais il
n'oublia cet Ancien d'éternelle mémoire, qui l'avait sauvé du
pouvoir du mal.
4.
Le faux ange.
Parmi les
enfants spirituels du Père Sabbas, se trouvait un diacre roumain. Il
était encore jeune, et vivait dans l'hésychia dans le désert,
autour de la skite de la Petite-Sainte-Anne. Il vint un jour dire au
Père Sabbas, avec beaucoup de tristesse : " Père, je te prie
de ne pas oublier de commémorer ma mère durant la Liturgie de
demain. Elle s'est endormie, il y a trois jours."
Pour le
Père Sabbas, ces paroles semblaient une victoire du démon. Elles
troublèrent l'Ancien plein de discernement. Il pensait que
manifestement l'ennemi agissait d'une façon dangereuse. Le rusé!
Rien ne l'arrête pour égarer et plonger dans les ténèbres les
créatures de Dieu.
Sans
rien montrer de son inquiétude, il tenta d'approfondir le sujet un
peu plus.
"
Dis-m'en un peu plus, mon fils. Demain, c'est le troisième jour
après le repos de ta mère. Elle est morte en Roumanie. Comment
as-tu pu apprendre sa mort en seulement deux jours?"
Un
bref silence s'établit. Et le diacre commença timidement :
"
Comment l'ai-je appris? Eh bien, il me l'a dit...
-
Qui te l'a dit?
-
C'est mon ange gardien, qui me l'a dit.
-
Ton ange gardien? Tu as vu ton ange gardien?
-
J'ai été jugé digne de le voir, non pas seulement une ou deux
fois. Cela fait maintenant deux ans que je le vois. Il m'apparaît et
m'accompagne dans ma prière. Nous chantons ensemble l'Acathiste et
faisons les métanies, et nous avons des échanges spirituels."
Ces mots,
"deux ans", peinèrent beaucoup le Père Sabbas. Deux
années d'illusions démoniaques, ce n'est pas une chose
insignifiante. C'est en effet grave de laisser l'ennemi
imperturbablement à notre destruction pendant deux ans.
"
Et pourquoi, mon fils, ne m'as-tu jamais rien dit de cela, durant
tout ce temps?
-
L'ange m'a dit que ce n'était pas nécessaire."
Le
Père Sabbas comprit qu'il aurait à livrer un grand combat. D'abord,
il devait persuader ce malheureuse diacre que ce n'était pas un ange
qui lui apparaissait, et qu'il devait se préparer à affronter la
colère du démon. "Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie
pitié de nous et sauve-nous!", priait-il secrètement et avec
ferveur.
"Mon
fils, es-tu sûr que c'est un ange qui t'apparaissait?
-
J'en suis absolument sûr, Géronda! Oui, nous prions ensemble et
nous faisons mille métanies par jour. Nous parlons de la vie future
et du paradis. Il est mon ange gardien!"
Le
diacre semblait convaincu de ce qu'il disait. Il avait cependant une
totale confiance en son Ancien, éclairé par Dieu. Et cela le fit
réfléchir. Il dit : " Comment un démon pourrait-il
m'encourager à prier? Le démon combat ceux qui prient."
Alors, ils
s'accordèrent pour tester "l'ange gardien". Le Père
Sabbas lui dit : " La prochaine fois qu'il viendra, demande-lui
aussitôt de dire "Très Sainte Mère de Dieu, réjouis-toi..."
et d efaire le signe de la Croix."
Mais les
choses n'étaient pas aussi simples. Quand le démon vous a égaré
pendant deux années, alors même vos yeux et vos oreilles sont
abusés. Il peut vous faire croire que vous entendez le "Très
Sainte Mère de Dieu réjouis-toi..." et que vous voyez le signe
de la Croix.
Lors de sa
visite suivante, le diacre, avec une certaine satisfaction
intérieure, dit au confesseur : " Mon Ancien, j'ai tout fait
comme tu me l'as dit. Il est bien un ange de Dieu; c'est mon ange
gardien. Nous avons dit ensemble le "Très Sainte Mère de Dieu,
réjouis-toi...", et nous avons fait le signe de la Croix."
Le
Père Sabbas comprit bien ce qu'il en était : deux années au
service de l'ennemi rusé ne peuvent pas aisément se laisser
effacer. Mais bien que le démon connaisse beaucoup de tours, il ne
pouvait pas prévaloir contre la sagese de Dieu, qui brillait dans
l'Ancien, porteur de Dieu. Il répondit aussitôt au diacre :
"
Ecoute bien, mon fils. Fais attention, nous allons procéder à un
dernier test, par lequel nous allons éclaircir la question. Les
anges de Dieu peuvent tout connaître, parce que Dieu le leur révèle.
Mais les démons ne le peuvent pas, et beaucoup de choses leur sont
cachées. Tu es de cet avis?
-
Oui, je suis de cet avis.
-
Alors, fais attention à ce que ns devons faire. Juste à l'instant,
je pense à quelque chose - et il pensa à quelque chose à charge du
démon - et je le garde caché dans mon esprit. Ce soir, demande à
l'ange ce que j'ai pensé. S'il trouve, c'est qu'il vient de Dieu,
sans aucun doute. Donc, viens vite m'informer de sa réponse."
En
retournant à sa calyve, le diacre sentit une certaine anxiété, un
pressentiment désagréable. Mais en même temps, il s'émerveillait
de l'excellente idée de son Ancien. L'affaire allait maintenant
rentrer dans sa phase critique.
Quand,
cette nuit-là, le diacre demanda à l'ange de résoudre le problème
qu'il lui posait, un léger trouble parcourut sa face brillante. Il
semblait être déconcerté.
"
Mais, Père bien-aimé, pourquoi, toi, un homme supérieur,
t'intéresser aux pensées d'un mortel? Tu t'abaisses toi-même.
C'est un désir indigne de toi. Ne préfères-tu pas que je te
montre, cette nuit, l'enfer, le paradis, la gloire de la Mère de
Dieu?"
Mais le
diacre, qui commençait à suspecter quelque chose, insista : "
J'obéis à mon père spirituel. Dis-moi ce qu'il a pensé."
L'ange, par
divers détours habiles s'efforça de détourner la conversation.
Mais le diacre le ramenait obstinément sur le sujet. D'ailleurs ce
sruses et ces dérobades ne lui faisaient pas une bonne impression.
"Tu
dois me dire ce à quoi pensait mon père spirituel. Ce n'est pas
difficile. Ne le sais-tu donc pas.
-
Prends garde, petit diacre. Avec cette manière mesquine dont tu te
comportes avec moi, tu risques de perdre mes bonnes grâces.
-
Je ne sais pas; je te demande quelque chose de facile. Pour la
dernière fois, dis-moi si tu sais ou si tu ne sais pas ce que
pensait le Père Sabbas."
A
ce moment, l'apparence brillante s'évapora, révélant une forme
terrifiante. Elle grinçait des dents, et avec le timbre d'une bête
sauvage enragée, elle cria : " Tu es perdu, malheureux! Demain,
à cette heure, tu seras dans le feu de l'enfer! Nous te brûlerons,
nous te détruirons!"
Là-dessus,
le diacre se retrouva seul; seul et totalement défait. Toute la
douceur de ces deux années de visions ne compensait pas la douleur
présente. S'il n'avait pas été soutenu par les prières de son
père spirituel, qui, à ce moment, veillait et suppliait Dieu pour
lui, il aurait rendu l'âme. Plusieurs heures passèrent avant qu'il
ne puisse se ressaisir et se tenir sur ses pieds. Il ne pouvait pas
rester dans sa calyve. Il ne voyait aucune sécurité en dehors de
celle de se trouver en la présence de son père spirituel. Tout le
temps, les cris menaçants hurlaient à ses oreilles : " Demain,
à cette heure, tu seras en enfer!" La terreur le transperçait
jusqu'à la moelle.
Il
arriva comme il le put à la calyve de la Résurrection. Il saisit
fortement le manteau de l'Ancien, et ne le lâcha plus. Même quand
l'Ancien dut dormir un peu, le diacre terrifié resta tout près de
lui!
"
N'aie pas peur, mon fils. Calme-toi.
-
Comment n'aurais-je pas peur, Père, quand je vois l'heure approcher?
Oh! L'heure vient, où ils vont venir me prendre. Ô mon Christ,
sauve-moi!"
Et,
réellement, à l'heure dite, se fit une violente attaque des esprits
du mal. Le diacre poussait des cris de terreur et de désespoir : "
Sauve-moi, Père! Je suis perdu, ils sont en train d eme prendre!
Sauve-moi!"
Le Père
Sabbas s'agenouilla, et, avec douleur et larmes, il pria le Seigneur
de prendre en pitié Son serviteur et de repousser les démons. Ses
supplications furent entendues, et le malheureux diacre fut sauvé
"de la gueule du lion".
Ainsi prit
fin le drame - un drame très instructif. En vérité, les visions et
les apparitions cachent beaucoup de dangers! Lorsqu'on ne révèle
pas entièrement son monde intérieur en confession, l'ennemi peut
faire avec nous tout ce qui lui plaît. Comme est précieux un
confesseur avisé!
Mais
l'histoire n'est pas encore tout à fait terminée. Avec le temps et
sous la conduite du Père Sabbas, le diacre retrouva la paix. Sa vie
spirituelle évoluait bien. Il fut plus tard ordonné prêtre, et
l'on reconnaissait sa piété. Néanmoins, ces années d'illusions
démoniaques lui laissèrent des traces douloureuses. Le diable,
voyez-vous, avait acquis des droits sur lui. Etait-ce gratuitement
qu'il lui avait donné ces visions réjouissantes? Aussi, bien que ce
diacre soit venu à la Sainte Montagne dès sa jeunesse, et ait
grandi dans un entourage "angélique", comme cela se dit,
il fut tourmenté tout le restant de sa vie par des tentations
diverses et inopportunes. Tous les pères clairvoyants voyaient en
cela la suite de ces deux années de coopération avec l'ange qui
n'était pas un ange.
VI. "
FAIS-MOI CONNAÎTRE LES CHEMINS DE LA VIE"
1.
A la source de la vie.
Comme la
terre débordante d'herbes et de fruits, l'âme féconde du Père
Sabbas était arrosée par des sources d'eau jaillissantes. Par s
aprière continuelle et sa vie intense d'adoration, il attirait les
eaux de la grâce, et devint comme "l'arbre planté près des
eaux courantes" (Ps 1, 3).
Il
restait éveillé presque toute la nuit, sacrifiant son sommeil sur
l'autel de la prière. Il restait debout comme une colonne
inébranlable, et tenant en ses mains un chapelet de trois-cents
noeuds, il élevait son esprit au ciel, chantant la Très Sainte
Trinité avec les anges, porteurs de lumière. Si la faible chair
protestait, étant prête à tomber et à céder au sommeil, elle
était réprimée par des courroies, que le Père Sabbas passait sous
ses aisselles, et qui étaient attachées à des cordes suspendues au
plafond de sa cellule. Cette méthode fut inventée par ls grands
mystiques de Dieu, pour rester debout et éveillés dans le combat de
la prière.
Quels
moments célestes vivait-il quand son esprit était "captivé
par des pensées qui l'emportaient vers les réalités divines,
célestes, infinies et insaisissables, vers des choses merveilleuses
que les lèvres humaines ne peuvent exprimer", selon les mots de
saint Macaire le Grand dans sa merveilleuse huitième homélie (1)?
(1)
: ( Pour ceux qui sont intéressés à vivre une vie spirituelle
supérieure et à goûter le "pain des anges", nous
recommandons les merveilleuses Homélies spirituelles de saint
Macaire d'Egypte ( trad. fr. éd. de Bellefontaine,
Bégrolles-en-Mauges, 1984). Tout le texte est pénétré du parfum
du Saint-Esprit).
La
vie liturgique du Père Sabbas était tout aussi intense. Le Mystère
Pascal était accompli chaque jour dans la calyve de la Résurrection.
A ces Liturgies, assistaient ses nombreux enfants spirituels, très
fidèles, ainsi que des moines, qui désiraient communier
fréquemment.
Beaucoup de
témoignages attestent de la hauteur à laquelle le Père Sabbas
portait la vie de prière dans son église. Il y préservait un ordre
complet, de l'attention et de la solennité. A titre d'exemple, nous
donnerons ce détail : il ne portait jamais ses chaussures
habituelles dans l'église, mais il mettait une paire spéciale de
mules, ou de chaussons monastiques, qui lui servaient uniquement pour
l'église. Il était aussi très attentionné pour le saint autel,
évitant même d ele toucher. " Comme ce lieu est redoutable!",
s'exclamait-il.
"
Quand on le voyait dans sa cellule, nous a-t-on dit, il apparaissait
comme un pauvre moine insignifiant, parce qu'il était de toute
petite taille. Mais quand il célébrait la Liturgie, il apparaissait
majestueux, et son visage brillait comme celui d'un ange."
Le
Père Onuphre, qui avait une très belle voix, contribuait aussi à
cette atmosphère liturgique solennelle. Le Père Hilarion, tout
illettré qu'il fût, disposait d'une grande mémoire, et il avait
appris par coeur, par l'oreille, beaucoup d'hymnes et de psaumes.
Que
pouvons-nous dire à propose des frémissements célestes et
indescriptibles que le Père Sabbas ressentait devant le saint autel?
Il nous suffit de rappeler qu'il était le disciple du Père Joachim
l'Ibère, et l'héritier de son esprit liturgique. Le Père Joachim
écrit : " Le Père Hilarion s'appliquait à des combats
ascétiques extraordinaires, et quand il célébrait la Liturgie seul
ou avec le Père Sabbas, au moment où il chantait le "Saint,
Saint, Saint est le Seigneur Sabaoth", il se frappait violemment
la poitrine et pleurait." Qui peut dire ce que son regard
clairvoyant contemplait à ce moment? IL voyait certainement les
anges célébrant la Liturgie céleste avec crainte devant l'Agneau
immolé. Que pouvait-il faire si ce n'était se frapper la poitrine
et fondre en larmes?
Nous allons
rapporter ici un fait analogue. Il y a quelques années, vivait dans
l'ascèse, près du monastère de Stavronikita, le Père Tikhon,
ermite. On raconte que, lorsqu'il célébrait la Liturgie, il tombait
souvent en extase durant l'Hymne des chérubins, fixant son regard
sur les chérubins et entendant leur hymne du Trisagion. Le chantre,
pris d'une crainte divine, attendait durant une demi-heure ou une
heure que le célébrant revînt de son ravissement divin. Quelles
heures angéliques et paradisiaques de la vie liturgique!
La
vie liturgique du Père Sabbas atteignait ces degrés. Avec les
séraphins aux six ailes, il chantait : "Digne est l'Agneau
égorgé de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la force,
l'honneur, la gloire et la louange (Ap 5, 12). Chaque jour le
Seigneur crucifié et ressuscité le nourrissait de Son Corps et de
Son Sang, et Il devenait pour lui "paradis, arbre de vie, perle
précieuse, couronne, architecte, cultivateur, souffrant, impassible,
homme, Dieu, vin, eau vive, brebis, époux, combattant, armure, le
Christ tout en tous (1)."
(1)
: ( S. Macaire d'Egypte, Homélies spirituelles, XXXI, 4).
Ainsi, par
la prière et la Liturgie quotidienne, il était continuellement
irrigué par les sources de la vie et de l'immortalité, et il devint
"un arbre planté au bord de l'eau" (Jr 17, 8), produisant
des rameaux fleuris et les doux fruits de la justice.
Dans le
chapitre suivant, nous allons présenter un autre aspect de la vie
liturgique du Père Sabbas, qui montre clairement l'élévation de
son amour du prochain.
2.
" Souviens-toi, ô Seigneur"
Les fleuves
de grâces qui jaillissent du sacrifice non sanglant se répandent
non seulement sur les vivants mais aussi sur les morts. C'est
pourquoi les célébrants au saint autel ne cessent d'implorer : "
Souviens-toi Seigneur de Ton serviteur..."; "pour la santé
de Ton serviteur..."; "pour le repos de l'âme de Ton
serviteur...". Plus grands sont leur foi et leur amour, plus
longue est la liste de ceux pour lesquels ils prient.
Le
Père Sabbas commémorait des noms innombrables. Il commençait seul
la proscomidie, et pendant deux ou trois heures, il découpait dans
les prosphores des parcelles en commémorant sans cesse des noms. Il
utilisait un très large diskos qui portait aussi une représentation
de la Nativité.
Des
pères lui disaient :
"
Père saint, tu es très fatigué. Pourquoi lis-tu tant de noms et
restes-tu si longtemps debout?
-
Je ne suis pas fatigué, leur répondait-il. Au contraire, je suis
très heureux. Ceux que je commémore reçoivent de grands bienfaits
et c'est toute ma joie."
Et
il lui arrivait de ne pas leur cacher la révélation que Dieu lui
avait donnée du grand bénéfice que les âmes recevaient lorsqu'on
en fait mémoire. Un jour, alors qu'il était encore un jeune prêtre
au kathisma de Saint-Jacques, il avait vu un ange sous la forme d'un
prêtre qui lavait et effaçait les péchés "dans le sang de
l'Agneau". Il n'en dit cependant rien à personne et tous
demandaient : Que peut avoir bien vu le confesseur? Qu'est-ce qui le
pousse à commémorer tant de noms?
Juste avant
son repos, il jugea qu'il n'était pas bon de garder plus longtemps
sa révélation mystique, et il la rapporta dans un manuscrit. En
1925, le Père Joachim Spétsiéris la trouva alors qu'il compulsait
ce que le Père Sabbas lui avait laissé. Il la recopia. Le texte est
le suivant :
"
Pour ceux qui se demandent pourquoi je fus inspiré de commémorer de
nombreux noms tout en découpant des parcelles à la proscomidie (1)
de la Liturgie quotidienne.
(1)
: ( Partie préparatoire).
En
1843, nous sommes venus d'Iviron au monastère de Dionysiou. Nous
vivions dans l'hésychia au-dessus du monastère dans un kathisma
dont l'église était dédiée à saint Jacques, le frère du
Seigneur. C'est cette église que mon Ancien demanda à l'higoumène
de reconstruire depuis ses fondations. L'évêque vint pour la
consacrer, et le soir un hiéromoine du monastère vint pour coudre
les nappes de l'autel et les tables de la Proscomidie, et pour
préparer l'huile pour la consécration.
Le
matin, après la consécration et la Liturgie, l'évêque dit à mon
Ancien : " Je te prie de me laisser donner quelques noms au Père
Sabbas pour la commémoration, puisqu'il va célébrer la Liturgie
pendant quarante jours. Mon Ancien lui dit : " Donne-lui autant
de noms que tu désires." Et l'évêque écrivit soixante-deux
noms sur un papier, et donna ensuite des offrandes au Père Stéphane.
Quand j'ai
eu commémoré ces noms durant trente-neuf jours, le quarantième
jour, alors que j'étais appuyé sur l'ambon en attendant que mon
Ancien arrive pour que je puisse célébrer la Liturgie, je me suis
endormi. Dans mon sommeil, je me vis portant les vêtements du prêtre
et me tenant devant la table de l'autel, sur lequel était le calice,
rempli du Sang du Christ. Je vis aussi le Père Stéphane venir et
prendre de la table d ela proscomidie le papier sur lequel étaient
inscrits les noms, et les pincettes. Il se rendit à la sainte table
et, tenant le papier avec les pincettes, il le plongea et le
replongea dans le calice contenant le Sang du Christ. A chaque fois
qu'il l'y trempait, un nom s'effaçait; il agit ainsi jusqu'à ce que
le papier fût tout blanc.
Je
me réveillai. Mon ancien arrivait, et je lui dis ce que j'avais vu.
Il me dit : " Ne t'ai-je pas dit de ne pas tenir compte des
rêves?"
Et
après la Liturgie, il me dit : " Ce n'est pas par ta dignité
que les péchés de toutes ces personnes sont pardonnés. C'est par
la foi que nous recevons le pardon des péchés. Voilà pourquoi je
commémore tant de noms."
Avec
le temps, s'accrut le nombre de ses fidèles. Il avait de plus en
plus d'enfants spirituels, et beaucoup de personnes lui demandaient
de prier pour elles. Alors sa liste de noms devint de plus en plus
longue, jusqu'à ce qu'il y ait des milliers de noms. Comment
pouvait-il trouver le temps de tous les commémorer? Il trouva une
solution : il les divisa en trois parties. Il les copia d'une belle
écriture soignée dans trois livres, et il en lisait un chaque jour.
Les pères du monastère de Koutloumousiou, qui vénéraient
énormément le vieux confesseur, eurent le privilège d'obtenir l'un
de ces trois livres, et ils le gardent comme un texte sacré.
Que
cet exemple du Père Sabbas nous encourage à réfléchir sur les
dons abondants qui jaillissent du sacrifice du Golgotha par
l'intermédiaire de la Divine Liturgie. Beaucoup de choses sur ce
thème nous ont été dites par saint Cyrille de Jérusalem (IVème
siècle) dans la cinquième de ses Catéchèses mystagogiques.
3.
Celui qui aide et qui conseille.
Un
moine, le Père Arsénios, venu d'un monastère de Chio à la skite
de Sainte-Anne, se rendit un jour auprès du Père Sabbas pour un
conseil :
"
Père, que dois-je faire? Je ressens fortement la nécessité de
recevoir fréquemment la communion, mais certains pères m'ont dit de
ne communier que tous les quarante jours. Dis-moi ce que je dois
faire.
-
Viens ici dans notre calyve, je te donnerai la communion
fréquemment", lui répondit le Père Sabbas.
Et
plus tard, pour une solution plus durable, il lui recommanda de
changer de résidence : " Va vivre dans la skite de
Kavsokalyvia. Là, personne ne te dira quoi que ce soit."
*
D'autres
moines, qui avaient une grande soif spirituelle, implorèrent le Père
Sabbas de les initier à la prière du coeur. Et il répondait à
leur désir s'il était assuré qu'ils étaient suffisamment avancés
spirituellement pour maîtriser ce vin fort et enivrant.
Beaucoup de
moines cultivaient la prière du coeur sous sa surveillance et son
contrôle. Nous savons que se trouvait parmi eux le fol en Christ
Théophylacte de Kavsokalyvia (1), qui mourut en 1927, à l'âge de
soixante-douze ans.
(1)
: ( Il y a différentes pratiques ascétiques dans le monachisme.
Dans la pratique ancienne de la "folie pour le Christ", le
moine feint la folie, et ainsi il parvient aux sommets de l'humilité,
de la sagesse et de l'impassibilité. Parmi les fols en Christ les
plus connus sont saint Syméon ( Syrie, VIème siècle), saint André
de Constantinople (IXème-Xème siècle), sainte Isidora
(Haute-Egypte, IVème siècle).
*
Il
arriva au Père Sabbas ce qui arriva aussi aux saints startsi de
l'Orthodoxie russe. Il ne se limitait pas à donner son aide pour les
eules questions spirituelles, mais il donnait aussi des conseils pour
tous les problèmes, nombreux et variés, que les personnes lui
confiaient. Cela apparaît clairement dans l'épisode suivant.
Au temps du
Père Sabbas, la Sainte Montagne était sous la domination turque. Et
il n'était pas rare que de sérieux problèmes surgissent entre les
monastères et le gouvernement turc.
Un jour,
quelques moines du monastère de Koutloumousiou vinrent à lui, très
inquiets.
"
Père saint, nous sommes dans une situation difficile. Nous sommes en
conflit avec le kaïmakami ( le gouverneur turc). Notre monastère
est menacé de destruction. Que devons-nous faire? Sauve-nous!"
En
cette circonstance critique, le Père Sabbas leur donna un conseil
surprenant.
"
Mettez en place, en face de la porte du monastère la couronne
anglaise, et à chaque coin des murs et des tours des drapeaux
anglais. Les Turcs n'oseront pas mettre le feu au monastère s'ils
pensent qu'il abrite des ambassadeurs anglais."
Les
pères suivirent son conseil. Et, en fait, la furie des Turcs fut
ébranlée à la vue de ce spectacle imprévu. Ils grincèrent des
dents, mais ils n'osèrent rien faire. Ils finirent pas se retirer
car ils ne voulaient pas créer un incident diplomatique et affronter
la Grande-Bretagne.
*
Le Père
Sabbas recevait beaucoup de lettres de ceux qui avaient entendu
parler de lui mais qui ne pouvaient se rendre au Mont Athos. Au fil
des années, il recevait de plus en plus de lettres, quelques-unes
venaient de très loin - de Jérusalem, des pères du monastère
Saint-Sabbas, de Russie, et même encore d'orthodoxes vivant en
Amérique. Les gens qui visitaient la calyve de la Résurrection
étaient étonnés de voir que son buffet était rempli de lettres.
Pour
répondre à tout ce courrier, le Père Sabbas devait rester éveillé
la nuit. Que pouvait-il faire d'autre? Etre père spirituel, cela
signifie se donner à ses enfants. Dans ses lettres merveilleuses -
il avait aussi une très jolie écriture -, il offrait au peuple de
Dieu la consolation, la joie, la paix et la sagesse divine. Il ne
tenait pas compte de sa fatigue. Son seul souci était d'écouter la
voix du Grand Pasteur : " Sabbas, fils d'Hilarion, m'aimes-tu?
Pais mes brebis!"
4.
Une lettre précieuse.
Parmi les
affaires laissées par le Père Sabbas, se trouve une lettre très
importante. Elle est datée du 12 décembre 1907, et adressée "
En Russie, à Catherine." Nous ne savons pas qui est cette
Catherine. Il est possible que ce soit Catherine Dolgoruki, l'épouse
du tsar Alexandre II. Ce qui est certain, c'est que cette
Catherine-là avait des liens très étroits avec la famille
impériale.
A
l'époque où cette lettre fut écrite, le tsar russe traversait des
heures tragiques. Son pays connaissait un climat troublé et agité
par de nombreux maux : l'athéisme, le nihilisme, de sproblèmes
sociaux non résolus, des protestations populaires, des mouvements
révolutionnaires, des conspirations, des assassinats politiques,
l'anarchie. Dans de tels moments difficiles, on recherche du soutien.
C'est ainsi que nous voyons le pieux tsar Alexandre III (1891-1894),
soutenu dans ses heures de tribulations par le saint prêtre Jean de
Cronstadt.
A
cette époque, la renommée de notre confesseur de la Sainte Montagne
avait atteint le palais impérial russe, et un membre de la famille
royale, la Catherine ci-dessus mentionnée, lui écrivait pour lui
demander ses prières. En vérité, les âmes sont attirées par le
rayonnement de la vertu, indépendemment de leur position, de leur
rang, de leur nationalité ou de leur éloignement! renons
connaissance de la réponse du Père Sabbas, envoyé à "la très
honorable et pieuse Catherine".
IC
XC
NI
KA
(IESOUS
CHRISTOS
NIKA
:
JESUS
CHRIST
VAINQUEUR)
En
Russie, à Catherine.
Au
nom du Père et du Fils et du Saint Esprit.
Très
aimée! J'ai reçu votre très honorable lettre avec le vingt-cinq
carovoulas, et je me suis réjoui de vous savoir en bonne santé, ce
que je désire beaucoup pour vous. Je prie pour cela jour et nuit, à
la fois dans nos offices journaliers et dans mes vigiles nocturnes,
et en union avec toute ma communauté, mes enfants spirituels : le
moine Onuphre, un peintre d'icônes, le moine Hilarion, et le moine
Sabbas, qui vous aiment comme des frères. Et je vous dis avec
l'apôtre Paul : Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur, et je
vous le redis, réjouissez-vous. Réjouissez-vous, chère Catherine,
car Dieu vous a jugée digne de Lui offrir, de votre chaste sein, en
dons de choix, vos deux enfants bien-aimés.
Et vous
recevrez une grande récompense du Christ dans Son Royaume céleste,
parce que vos enfants bien-aimés ne servent pas un roi corruptible
et temporel, mais le Roi du Ciel, le Seigneur des Seigneurs, dont le
représentant est le Seigneur Nicolas (1), le monarque le plus
orthodoxe et le plus chrétien de la sainte Russie et de toute la
chrétienté.
(1)
: ( Dans les années 1894-1917, l'empereur de Russie était Nicolas
II, le dernier des Tsars. En 1918, il fut assassiné avec toute sa
famille par les bolchéviks à Ekaterinburg, une ville de l'Oural).
Aujourd'hui,
seul le Seigneur Nicolas - lui seul, et personne d'autre sous le
soleil, est l'empereur de notre foi orthodoxe, oint par l'Esprit
Saint du sceau du Christ. Celui qui ne prie pas pour lui, jour et
nuit, et pour tous ceux du Palais et pour son armée, croit en vain
qu'il est chrétien. Très chère, chaque jour, je célèbre la
redoutable et sainte Liturgie, et jamais, je n'officie sans prier
Dieu pour le Saint Sang de notre sauveur Jésus-Christ, et je prie
aussi toujours pour le Palais et sa garde. Je dois vous écrire cela,
mon enfant, non pas parce que je désire que tous le sachent, mais
parce que vous m'avez écrit une première fois, puis à deux et à
trois reprises, pour que je prie Dieu pour vos enfants bien-aimés,
qui sont en mesure de mourir pour la foi orthodoxe et pour l'amour de
Jésus-Christ. Pour cette raison, ne désirant pas vous peiner, je
vous ai écrit plus qu'à mon habitude. C'est pourquoi je supplie
Dieu pour vous tous, pour que vous soyez dignes du Royaume des Cieux
et de vous réjouir éternellement dans la très douce lumière et la
beauté de la sainte et vivifiante Trinité, devant la Face de
Jésus-Christ et avec tous les saints. Amen.
12
décembre 1907
L'humble
hiéromoine Sabbas
Confesseur
à la skite Sainte-Anne
Eglise
de la Sainte Résurrection du Christ.
Je vous
prends dans mes bras, mes enfants spirituels.
La
phrase finale " pour que vous soyez dignes du Royaume des Cieux
et de vous réjouir éternellement dans la très douce lumière et la
beauté de la sainte et vivifiante Trinité, devant la face de
jésus-Christ et avec tous les saints", constitue un résumé,
juste et concis, de tout le trésor de la théologie mystique!
5.
Pâques au Ciel.
Le
Père Sabbas, fort âgé, était très faible lors du Grand carême
1908. Ses forces corporelles l'abandonnaient, sa demeure d echair
s'effondrait. La seule chose qui le gardait en vie, c'était le Saint
AUtel. L'archimandrite Gabriel de Dionysiou rapporte qu'il continuait
à célébrer la Liturgie chaque jour " jusqu'à un âge très
avancé, ne mangeant qu'une fois par jour du pain et de la nourriture
carêmique. Dans les quatre ou cinq dernières années de sa vie, il
ne subsistait qu'avec de l'eau bénite et une tasse de café le
soir." Néanmoins, son "homme intérieur" était
vigoureux, et la bonté et la douceur qui brillaient sur son visage
impressionnaient tous ceux qui l'approchaient.
La
fête de sa calyve était celle de la Résurrection. Et beaucoup de
ceux qui venaient se confesser à lui durant la Grande semaine
restaient pour célébrer Pâques avec lui. Purifiés par le mystère
de l'absolution, ils étaient prêts à rencontrer le Christ se
levant du tombeau. Dans cette pauvre calyve, ils pouvaient ressentir
toute la grandeur éclatante de la fête de Pâques.
L'année
1908, Pâques tombait le 23 avril. Ce jour-là, le Père Sabbas
célébra Pâques au Ciel. Il avait porté quatre-vingt-sept années
de labeurs ascétiques, et le temps était venu pour lui de prendre
du repos.
Dieu
rappelle souvent Ses saints à des jours significatifs. Le 14 avril,
la veille de la résurrection de Lazare, le vieux confesseur
rassemblait toutes ses faibles forces pour célébrer la Liturgie des
Présanctifiés. Il savait que c'était la dernière Liturgie qu'il
célébrait, et son émotion était grande. Son attendrissement fut
augmenté encore par les lectures faites aux Vêpres, qui parlaient
de la mort des saints du Seigneur : Lecture du livre de la Genèse.
"Et Jacob ramena ses pieds sur le lit, il expira...Enfin Joseph
dit à ses frères : " je vais mourir"... (Gn 50)."
C'était l'heure de son départ. Le Père Sabbas n'avait-il pas
combattu comme Jacob pour gagner Dieu? Et comme Joseph, n'avait-il
pas nourri le peuple de Dieu affamé?
"
Après la Divine Liturgie, il s'assit, comme le fait quelqu'un de
fatigué, et il dit à ses deux disciples, Onuphre et Hilarion :
"Venez et lisez pour moi les prières de l'absolution, car, dans
peu de temps, je vais mourir.""
Il les
bénit, leur dit adieu, leur donna ses dernières recommandations et
leur parla de leur réunion dans la Cité céleste. C'était un
moment sacré, chargé de tristesse, de silence et d emystère. Avec
une paix infinie sur le visage, il attendait la venue des anges,
tandis que ses lèvres glorifiaient inlassablement le Seigneur de la
vie et de la mort.
A la
neuvième heure byzantine, trois heures avant que le soleil ne se
couchât derrière le mont Athos, au milieu des larmes de ses
disciples, du parfum des fleurs d'avril, des chants printanniers des
oiseaux du désert et de l'encens de la prière du soir, l'âme de
l'Ancien s'envola vers les demeures célestes, dans le monde de
l'incorruptibilité. Il partait tout comblé de l'espérance de la
résurrection, tandis que l'Eglise glorifiait Celui qui a vaincu la
mort et ressuscita Lazare le quatrième jour après sa mort.
Le Seigneur
Jésus attendait son âme aimante au bord du lac céleste de
Tibériade pour lui offrir "le palais de la beauté et le
diadème de la grâce". Il l'accueillit avec ces paroles du
Cantique : " Tu es belle, mon amie, comme Tirça, charmante
comme Jérusalem (...) Dans ton élan, tu ressembles au palmier (Ct
6, 4 et 7, 8).
Beaucoup
d'âmes furent très affligées par le repos de ce saint et fécond
palmier. Une puissance, une personnalité irremplaçable avait quitté
"les armées d'Israël".
*
Le
sentier qui monte à la Petite Sainte-Anne n'est plus frayé, le
postier n'apporte plus d elettres, la calyve de la Résurrection est
plongée dans le silence. Seulement quelques pieux pélerins y
viennent quelquefois pour asperger de leurs pleurs la tombe du
Confesseur et pour demander à un prêtre de célébrer une
pannychide (1).
(1)
: ( Office en commémoration des défunts).
L'Ancien
Arsène d ela communauté du Père Charalampos nous raconta ce qui
suit : " En 1909, je quittai les montagnes du Caucase, traversai
la Palestine et l'Egypte, et arrivai à la Sainte Montagne. A
Alexandrie, mon patriarche me donna un peu d'argent en me disant : "
Va à la skite de la Petite Sainte-Anne et fais une pannychide sur la
tombe du Père Sabbas. C'était un homme porteur de l'Esprit et je
l'ai eu comme confesseur. Je l'ai connu à Jérusalem.""
Le
patriarche s'inclinait encore devant le Père Sabbas! C'était le
Patriarche Photios originaire de Tinos. C'était un homme vertueux,
un bon et grand prêcheur. Il venait de l'évêché du patriarche de
Jérusalem.
Dans la
suite du temps, l'Ancien Onuphre partit pour l'étenité, et le Père
Hilarion devint l'Ancien de la calyve. Il avait un disciple choisi,
Emmanuel Papadovasilakis, de Crète, auquel il donna le nom
d'Onuphre. Tous deux dessinaient et gravaient des sceaux pour les
prosphores et ils parlaient continuellement de leur confesseur
d'éternelle mémoire, le "grand-père" du jeune moine.
Aux
visiteurs qui venaient à la calyve, l'Ancien Hilarion évoquait sans
cesse la grandeur du bienheureux Ancien. A leurs demandes, il leur
montrait ses oeuvres manuscrites. Mais il n'avait pas de
photographies à leur présenter, car "le célèbre ascète
ermite d'éternelle mémoire fuyait les photographes", rapporte
Paul de la Grande Lavra. Il leur permettait aussi de vénérer son
vénérable crâne, qu'il gardait dans l'église comme la prunelle de
ses yeux.
A
ce sujet, le Père Joachim Spétsiéris écrit : " Dans la
calyve de la Petite-Sainte-Anne où vécut le Père Sabbas, son crâne
était conservé. Quand je l'ai embrassé, j'ai senti que c'était le
crâne d'un homme saint (2)."
(2)
: ( Mémoires, vol. 1, p.22).
Quand on
lit sa vie, comment ne pas penser qu'il était un saint homme? Les
multitudes qui venaient à sa calyve en témoignaient de cette façon
: " Nous allons nous confesser au Père Sabbas."
Maintenant, il faudrait que sa sainteté fût reconnue officiellement
par l'Eglise. Nous le désirons de tout notre coeur. En effet, le
Père Sabbas a été, selon les dires de tous, une éblouissante
étoile de vertu, un cep florissant de la Vigne du Seigneur,
compatissant et consolateur, "fort dans les combats",
clairvoyant, reconnu comme saint, béni, homme de Dieu, aimé de Dieu
et des hommes.
II
IGNACE
LE CONFESSEUR
Une
bénédiction envoyée par Dieu...
un
océan d'amour et de patience.
(Un moine âgé du Mont-Athos)
Prologue
Dans les
premières décennies du vingtième siècle, aux Katounakia de la
Sainte Montagne, se distinguèrent de brillantes figures d'ascètes,
dont celle que nous allons maintenant présenter.
Selon
l'opinion unanime des pères du Mont-Athos, le Père Ignace le
Confesseur, que nous allons présenter, appartient aux personnalités
du désert les plus vénérables et les plus agréables.
Quatre-vingts ans de vie d'ascèse à l'Athos en ont fait la demeure
des charismes de l'Esprit.
Il
se peut que vous n'appréciiez pas la haute sagesse de l'Ancien
Daniel, ni la vigueur spirituelle de l'Ancien Sabbas. Mais vous
apprécierez une extraordinaire grâce mystique, que nous rencontrons
chez un petit nombre d'illustres pères de l'Athos. Le coeur du Père
Ignace était un jardin sacré empli de fleurs et de fruits les plus
savoureux. En lui abondait "tout ce qu'il y a de vrai, de noble,
de juste, de pur, d'aimable, d'honorable" (Ph 4,8).
Pendant
soixante-dix ans, il fut confesseur (1) et répandit dans des âmes
innombrables la lumière joyeuse de la grâce.
(1)
: ( C'est-à-dire aussi, comme cela a été dit dans l'Introduction,
père spirituel (NdE).).
Le
lieu où il confessait était un endroit sanctifié d'où émanaient
des brises de paix et de consolation.
Quand nous
nous sommes trouvés sur la Sainte Montagne, le Père Ignace n'était
plus en vie. Mais nous avons entendu beaucoup de choses sur sa
personne et nous avons eu la chance de connaître l'un de ses
disciples de choix, son homonyme, le Père Ignace, ascète à la
Nouvelle Skite. Les vertus du disciple ont confirmé la grande
réputation de l'Ancien.
La
figure de l'Ancien Ignace est entourée, comme nous le verrons, des
personnalités de ses ancêtres et de ses descendants spirituels.
C'est ainsi que nous présentons en avant-scène le grand ascète
Hadji-Géorgis, qui illustra le monachisme athonite au XIXème
siècle.
La
présentation de ces figures a pour objet d'édifier le lecteur et de
mettre davantage en lumière l'itinéraire spirituel du Père Ignace.
Nous
avons rassemblé les éléments de sa vie d'après de nombreux
témoignages des pères des Katounakia et des régions voisines. Nous
citons notamment l'hymnographe connu, le Père Gérasime de la
Petite-Sainte-Anne, qui écrivait : " L'Abba Ignace le
Confesseur fut une extraordinaire figure du désert. C'était un
homme de foi et de simplicité profondes. Le modèle du spirituel
vertueux, doué d'un jugement sûr, d'une perspicacité aiguë dans
sa simplicité, d'un esprit d'édification et de consolation. Sa mort
créa un vide difficile à combler et une grande douleur chez tous
les pères alentour..." Mais nous citons avant tout, le moine
Eustrate, qui se trouve aujourd'hui au monastère de Simonos-Pétra,
et qui nous a aidé en tant que petit-fils spirituel du Père Ignace.
En
présentant cette septième figure des Figures athonites aux pieux
chrétiens, nous désirons à nouveau proclamer que le vieil Athos
n'a pas cessé d'offrir à l'Eglise orthodoxe de lumineux anges
terrestres, qui, de leur vivant, comme après leur mort, ont illuminé
et dirigé le peuple de Dieu.
I. SA
FORMATION SPIRITUELLE
1.
Un sacrifice offert à Dieu.
L'emplacement
monastique des Katounakia est situé au pied sud du Mont Athos. A peu
près trente calyves sont éparpillées dans cette région rocheuse
et escarpée, coupée en deux par un profond ravin. Sur la hauteur, à
l'est, près d'une immense falaise, la calyve de la Dormition domine
la région comme la tour de guetteur du prophète Habaquq. Toute la
région, dénudée et parsemée de galets, éclairée seulement par
quelques chênes toujours verts, est marquée d'une grandeur d'un
autre monde.
Si
vous vous asseyez quelques instants sur le mur bas clôturant la cour
de la calyve et regardez six cents mètres plus bas, vous voyez la
mer produisant son grondement incessant. Vers l'est, votre regard est
arrêté par une falais massive, qui fait penser à un morceau de la
Grande muraille de Chine. C'est à cause de celle-ci que le soleil
arrive tard sur la calyve. Cependant cette falaise a sa propre
majesté enchanteresse. Chaque matin, dans la profondeur de l'aube,
les oiseaux du désert, qui nichent en elle, emplissent l'air de
leurs gazouillements et de leurs chants.
La
calyve de la Dormition est donc dans un endroit superbe. Si les
Katounakia étaient un royaume, c'est sûrement là que le roi aurait
construit son palais, à la fois pour jouir de cette vue magnifique
et pour surveiller ses sujets.
En
cette calyve, qui est encore très bien préservée de nos jours, des
Liturgies sont régulièrement célébrées. Elle brillait comme un
phare dans les premières décennies du vingtième siècle, et
précédemment aussi. La présence du hiéromoine Ignace le
Confesseur en fit une merveilleuse ruche spirituelle, où les âmes
trouvaient le nectar du Saint-Esprit.
*
Le Père
Ignace est né en 1827 à Serrès, de parents orthodoxes. Son père
était bulgare et s amère grecque. Son nom d ebaptême était Jean.
Il grandit "en se remplissant de sagesse" (cf. Lc 2, 40).
Jeune, il se distinguait par sa beauté physique, et plus encore par
la beauté de son âme. Courtois, sincère, sérieux, rempli de
sagesse, d'amour, et d'empressement au travail, il était le seul
enfant de ses parents, et leur fierté secrète. Et ils formaient
pour lui, ce qui était bien naturel, les rêves les plus beaux.
Son Père
du Ciel avait cependant d'autres desseins pour lui, encore plus
élevés et plus beaux. Il lui avait préparé l'habit angélique, la
robe de la prêtrise, la grâce des prophètes et des bienheureux
solitaires.
Le
moment venu, la voix de Dieu chuchota dans son coeur comme une brise
légère, l'appelalnt pour sa haute destinée. Et il se montra digne
de cet appel céleste, répondant avec empressement : " Voici le
serviteur du Seigneur!"
Nous ne
devons cependant pas penser que cette réponse fut facile pour Jean.
Il eut beaucoup d'obstacles à franchir. Si ses parents avaient eu
d'autres enfants, cela aurait été plus simple. Mais il était leur
seul enfant, leur seul espoir, leur soutien et leur joie. Pour Jean,
c'était un martyre terrible de penser qu'il abandonnait ses parents
et les faisait sombrer dans une douleur insupportable. La sensibilité
et la délicatesse de son tempérament rendaient ce martyre d'autant
plus douloureux.
Dans ce
combat cruel, il fut rendu invulnérable par la cuirasse de la foi.
Que lui annoncèrent les trompettes de la foi? La grandeur de l'amour
de Dieu. Elles l'assurèrent que Dieu Lui-même prendrait soin de ses
parents. Il verserait sur eux le baume de la consolation et les
pacifierait. Il changerait la tempête en beau temps, et répondrait
à tous leurs besoins. De cette façon, Jean triompha de ces
difficultés et, comme le grand patriarche Abraham, quitta sa terre
et sa famille. " Telle est la victoire qui a triomphé du monde
: notre foi." (1 Jn 5,4).
Son envol
pour la Sainte Montagne dut se faire secrètement. Chacun peut
imaginer les lamentations de ses parents et de ses proches quand ils
découvriront son départ.
C'est ainsi
que Jean, âgé de vingt ans, s'engagea courageusement sur la voie
d'une vie consacrée à Dieu. Toute inclination charnelle et désir
étaient sacrifiés sur l'autel de l'Esprit. Il offrit tout amour
humain pour l'amour de Dieu. De tels sacrifices sont inconcevables
pour la plupart, tout spécialement pour ceux qui sont chair (Gn 6,
3).
Saint
Syméon le Nouveau Théologien, la gloire des grands spirituels
orthodoxes, dit que ces sacrifices sont inconcevables "pour ceux
qui aiment le monde, pour ceux qui aiment leur propre vie, pour ceux
qui aiment la gloire, la chair, les plaisirs et les richesses (1)".
Mais Jean vivait dans l'Esprit.
Son
sacrifice monta devant le trône de Dieu comme "le doux parfum
de l'esprit". Son offrande fut acceptée comme celle d'Abel, et
aussitôt, comme première récompense, Dieu lui donna un cadeau
exceptionnel : un guide spirituel de choix. Il guida ses pas vers un
ermite de grande vertu, l'Ancien Néophyte, le "Hadji-Georgite",
le disciple de Hadji-Géorgis (2).
(2)
: ( Sur cette grande figure athonite du XXème siècle, voir le livre
du Père Païssios, Le vénérable Georges (Hadji-Géorgis), moine du
Mont-Athos (1809-1886), trad. fr., Souroti, 1996).
Il
était hésychaste aux Katounakia, dans cette haute tour de garde
isolée, que nous venons de décrire.
Le
nom même de "Hadji-Géorgite" était une indication de la
grandeur de cet Ancien. La quarantaine de disciples de Hadji-Géorgis,
ses rejetons spirituels, étaient les diamants spirituels les plus
brillants de toute la Sainte Montagne.
L'Ancien
Néophyte venait de la région de l'Olympe, et était un modèle de
pure ascèse. Un chapelet et le livre de saint Isaac le Syrien
étaient ses seules possessions. Il était indifférent aux choses de
la terre et il brûlait pour le Ciel. Son esprit demeurait
continuellement dans le Ciel et dans le Ciel des Cieux. Comme le dit
l'hymnographe, il était "un homme céleste et un ange
terrestre". Il chantait sans cesse la gloire de Dieu, offrant
des sacrifices de louanges, et chacune de ses prières était comme
une flamme de feu.
En
vivant auprès de cet ermite, Jean trouva toutes les conditions dont
il avait besoin pour gravir la montagne des vertus, "comme
Moïse, celui qui a vu Dieu au Sinaï".
2.
Le mépris de Mammon.
Quand Jean
fut installé dans sa nouvelle demeure, il avait quelque chose de
particulier à confier à son père spirituel.
"
Géronda, dit-il, avant de quitter le monde, par mon travail et mes
économies, j'ai réuni une certaine somme d'argent que j'ai pensé
devoir prendre avec moi. Je dois vous la donner. C'est une assez
grosse somme : trois cents livres!"
L'Ancien
Néophyte n'eut vraiment pas envie de rire en entendant une telle
chose.
"
Trois cents livres!... A quoi serviront-elles ici? Tu veux devenir
moine? Si vraiment tu le veux, il faut te débarrasser de ce fardeau.
Fais bien attention à ce que tu dois faire! Prends l'argent et pars
voyager à travers la Sainte Montagne. Quand tu rencontreras des
moines dans le besoin, donne-leur de cet argent et demande-leur un
reçu. Quand tu reviendras, tu devras me montrer les reçus -
autrement, je ne t'accepterai pas à nouveau."
Jean
n'était pas encore entré à l'école de l'ascétisme. Il recevait
là une bonne leçon, qui était en même temps une sérieuse
épreuve. A partir de là, il apprendrait ce que signifie le
sacrifice de soi, l'obéissance et le mépris de l'argent. Il
apprendrait que le mot "moine" signifie celui qui n'est pas
encombré par les charges matérielles. " Un moine qui ne
possède rien est un aigle au hot vol", dit saint Nil. S'il
sortait victorieux de ce combat, il ferait de grands progrès dans la
vie monastique.
Enflammé
par l'amour du Christ, le jeune novice entra bravement dans l'arène.
L'argent serait-il un frein dans son élan, alors qu'il ne s'était
pas laissé retenir par l'amour de ses parents? Il savait qu'il
sacrifierait des choses beaucoup plus importantes que l'argent.
ALors, sans crainte, il se mit en route. Y a-t-il jamais eu un
candisat à la vie monastique à avoir reçu une telle tâche - celle
d'aller partout pour distribuer de l'argent? Il avait imaginé qu'une
telle mission serait aisée, mais il réalisa bien vite combien cela
était difficile. Beaucoup de moines, en dépit de leur pauvreté, ne
voulaient pas accepter d'argent. Il fallait que Jean se fît éloquent
et persuasif. Il leur disait : " Prends un peu d'argent, Père.
Tu es pauvre et tu pourras l'utiliser pour tes besoins. Prends-en un
peu et fais une bonne action pour moi, pour que je puisse terminer
rapidement ma distribution. Si je ne distribue pas tout cet argent,
je ne peux pas revenir au monastère. S'il te plaît, aie pitié de
moi, et accepte de prendre un peu d'argent."
Cette
affaire l'occupa pendant quatre mois. Mais que pouvait-il faire?
L'obéissance est au-dessus de tout. Et parce qu'il fut obéissant,
Dieu lui donna une grande bénédiction, car il eut l'opportunité de
rencontrer les moines les plus vertueux de la Sainte Montagne. Plus
les calyves qu'il visitait étaient pauvres, plus leurs habitants se
distinguaient par leurs richesses spirituelles. Il donnait aux moines
de l'or périssable, et il en recevait de l'or impérissable. Non
ceulement leurs paroles spirituelles, mais auss leurs visages
lumineux, l'encourageaient et lui donnaient de la force.
Enfin! avec
les reçus en main, il retourna aux Katounakia. Les trois mille
livres avaient été distribuées. Il avait seulement gardé une
petite somme et acheté un livre, celui de saint Isaac le Syrien, et
aussi un manteau chaud pour l'hiver. L'Ancien le réprimanda pour
cela et lui demanda de les rendre, mais il consentit ensuite à le
laisser les garder.
Maintenant
qu'il était libéré du poids de l'argent, il pouvait se consacrer
paisiblement et sans distraction à l'étude de la vie monastique.
les affaires d'argent ne l'encombreraient plus, pensait-il.
Cependant, après un certain temps, Mammon vint encore troubler sa
paix.
A
Serrès, il avait une tante, extrêmement riche. Ses biens étaient
estimés à huit millions de drachmes or. Elle était sans enfants et
âgée, et elle ne pouvait pas supporter l'idée que cette immense
fortune puisse tomber dans les mains d'étrangers. Pour elle, son
héritier désigné était son neveu bien-aimé. Ayant appris qu'il
était sur la Sainte Montagne, elle envoya des hommes pour le
rencontrer. Ils vinrent aux Katounakia et lui décrivirent d'une
façon dramatique la situation de sa tante. Ils lui dirent : "
Ta tante va en perdre la tête! Elle a tant de richesses, tant
d'argent et personne à qui transmettre ses biens! Retourne dans le
monde et hérite de ses biens et de ceux de tes parents. Tu pourras
faire ensuite tout ce que tu veux. Tu dois revenir sinon ta tante va
devenir folle, en proie à une grande détresse. Huit millions de
drachmes or, complètement perdus!"
Et
ils en rajoutèrent encore pour pousser le neveu à avoir pitié de
sa tante. Et en même temps l'ennemi invisible chuchotait à Jean
tout le bien qu'il pourrait faire avec un tel héritage. L'attaque
était féroce, mais il n'était pas seul. Le bouclier de son Ancien
l'aida à repousser les flèches. Car le sage conseil que l'Ancien
Néophyte donna à Jean, arrangea l'affaire de façon satisfaisante.
"
Je comprends la situation de ta tante, lui dit-il. On doit en effet
agir d'une façon responsable devant une pareille fortune. Tu dois
donc lui écrire pour la remercier du grand amour qu'elle te porte et
pour lui suggérer la chose suivante, qui serait de diviser ses biens
en trois parts, et de donner la première part à ceux de ses proches
qui sont pauvres, la seconde part aux veuves et aux orphelins, et la
troisième part à différentes églises. Ainsi, ses parents pauvres
seront secourus, les veuves et les orphelins la béniront, et dans
les églises, on fera constamment mémoire de son nom."
La
suggesstion de l'Ancien résolut la difficulté. Aucune autre
solution plus agréable à Dieu ne pouvait être trouvée. Nous
aussi, nous confessons notre admiration sans réserve pour la sagesse
de cet ermite simple et sans instruction.
Ce
dénouement rappelle aussi un fait de la vie de saint Antoine le
Grand. Il y avait à Alexandrie un cordonnier qui vivait très
vertueusement. Il avait atteint les sommets de l'humilité et se
voyait comme le pire de tous les habitants de la ville. Il n'était
vraiment pas très riche, mais le peu qu'il gagnait par son travail
quotidien, il l'utilisit d'une façon très agréable à Dieu. Il le
divisait en trois parts, l'une pour ses besoins propres, la deuxième
pour les pauvres et la troisième, il la consacrait à l'Eglise. Et
un jour, Dieu révéla à saint ANtoine le Grand que ce cordonnier
était plus avancé que lui en vertu. " Antoine, lui dit-Il, tu
n'as pas encore atteint la mesure de ce cordonnier d'Alexandrie."
Prions pour
que se trouvent des chrétiens qui disposent ainsi de leur fortune.
Dieu les bénira et leur conscience sera en paix.
3.
Travaux ascétiques.
Ce
n'était pas une petite chose que de devenir disciple de l'Ancien
Néophyte. D'habitude ceux qui venaient vers lui étaient obligés de
rechercher un autre Ancien. Pour pouvoir rester avec lui, il fallait
faire une totale abstraction de ses propres idées, avoir des
lettres, faire de très durs travaux manuels, être un homme de
sacrifice et, par-dessus tout, avoir une patience infinie. Dès les
premiers jours, il leur donnait de dures épreuves qui décidaient de
leur avenir. Nous avons vu que l'épreuve pour Jean fut de voyager
dans toute la Sainte Montagne, distribuant son argent et obtenant des
reçus.
L'endurance
de Jean signifia à l'Ancien que ce jeune candidat était capable des
essors spirituels les plus hauts. Les autres pères de Katounakia,
qui connaissaient bien sa méthode, pressentirent aussi cet avenir
pour Jean.
La
vie ascétique de l'Ancien était extrêmement dure. Il suivait
fidèlement la règle de Hadji Géorgis sans aucune déviation ni
adoucissement. Sa table ne connut jamais l'huile, les oeufs ou le
poisson, même à Päques. Sa petite embarcation traversait la mer du
Grand carême avec, pour seules provisions, du sel, du pain séché
et des olives.. Les olives, il ne fallait pas en manger plus de dix
par jour, et, selon le typikon, elles étaient mangées avec les
noyaux.
Il
n'y avait pas de temps pour s'occuper du corps, pour se baigner, se
laver, se coiffer, etc. Les autres moines ascètes observaient cette
même règle comme nous l'avons vu avec l'Ancien Callinique
l'Hésychaste.
Pour le
vêtement, l'Ancien suivait aussi la règle de son Ancien. Etre "
Hadji- Géorgite" signifiait aller pieds nus en ayant une seule
tunique, sans avoir affaire avec le cordonnier. Si les pieds
n'étaient pas entraînés, ils portaient des chaussettes de laine.
L'unique tunique était teinte en noir une fois par an.
Avec
ces brèves indications, nous pouvons voir quel dur joug Jean avait
placé sur sa nuque. L'Ancien Néophyte lui décrivait les
difficultés et les duretés de sa vie, mais Jean était déterminé
à tout supporter. Dans son esprit revenaient sans cesse les mots de
son Ancien empruntés à Abba Longin : " Donne ton sang et tu
recevras l'Esprit".
Autour de
la calyve se trouvaient quarante ares d'oliviers qui appartenaient à
l'Ancien, et cela demandait beaucoup de travail pour s'en occuper.
Songeons à tout ce qu'exigent ces arbres, surtout les petits, qui
étaient nouvellement plantés. Le sol aussi demandait beaucoup d
etravail. La terre, infertile et en pente, devait être enrichie avec
de la bonne terre et retenue avec des petits murs de pierre. Et ce
n'était pas tout, car ils devaient aussi aider d'autres ascètes
âgés et faibles, qui étaient incapables de construire leurs
propres murets de pierres sèches. Ensuite, nous allons le voir, il
fallut construire une église. Tout cela, ajouté au manque d'eau,
aux jeûnes, aux veilles, à la règle de prière, et aux tentations
de l'ennemi, constituait "la fosse du malheur" (Ps 39, 3),
de laquelle seule la force de Dieu pouvait les tirer, à condition
qu'ils fissent preuve d'une invincible patience.
Bien
souvent, à la suite d'une fatigue extrême, ils ne se réveillaient
pas exactement à minuit pour l'Office de minuit. APrès l'office,
ils devaient prier individuellement dans leurs cellules, à ce moment
où il fait encore nuit, même en été. Le novice pensait que
c'était un grave péché quand il dormait trop et, troublé et
inquiet, s'en confessa à l'Ancien. Mais celui-ci le rassura : "
Mon enfant, il n'y apas de raison de t'inquiéter. Ferme les
fenêtres, et ce sera de nouveau la nuit. L'obscurité de la nuit et
la lumière du jour sont l'oeuvre de Dieu. Que dit le psalmiste? "Le
jour est à Toi, et la nuit T'appartient" ( Ps 73, 16)."
Au
sein de ses peines, l'Ancien Néophyte gardait à l'esprit un passage
de l'Ecriture que son Ancien lui citait souvent : " Tout athlète
se prive de tout; mais eux, c'est pour obtenir une couronne
périssable, nous, une impérissable. Je meurtris mon corps et le
traîne en esclavage" ( 1 Co 9, 25 et 27).
Les
offices quotidiens étaient accomplis selon la règle érémitique,
c'est-à-dire sans livres, mais avec les chapelets (1).
(1)
: ( Cela était aussi la pratique de la communauté de l'Ancien
Joseph l'Hésychaste, comme nous l'avons vu dans plusieurs volumes de
cette collection, en particulier Père Joseph de Dionysiou, L'Ancien
Charalampos, L'Age d'Homme, Lausanne, 2012 ( NdE).).
Par
exemple, pour l'office de nuit, ils disaient chacun cinq à six
chapelets (2), l'un après l'autre.
(2)
: ( Il s'agit de chapelets de 300 grains).
Et
au bout de trois heures de temps, bien précises, un réveil sonnait,
et l'Ancien achevait l'office en disant : " Par les prières de
nos saints Pères...".
L'Ancien
Néophyte n'était pas un aigle n'ayant qu'une seule aile. Il ne s
elimitait pas seulement aux travaux physiques et à la règle de
prière, mais il joignait à l'action la contemplation. Il cultivait
jalousement la vie contemplative, et son esprit se retirait pour
pêcher des perles dans les profondeurs de la sainte contemplation.
La lecture continuelle de saint Isaac l'aidait en cela, ainsi que la
prière de Jésus. Très heureusement, quelques dizaines d'années
auparavant, le sage clerc Nicéphore Théotokis avait publié les
Discours ascétiques, de saint Isaac le Syrien (1).
(1)
: ( Traduction française par le P. Placide Deseille,
Saint-Laurent-en-Royans et Solan, 2006).
Et
cela était inestimable pour tous les combattants du désert. Pour un
ermite, il n'existe pas de compagnon, de guide et de consolateur plus
précieux que ce merveilleux livre, "la règle la plus exacte de
la vie hésychaste".
L'Ancien et
son disciple avaient chacun leur livre de saint Isaac - Jean avait
pris soin de s'en acheter un lorsqu'il distribuait son argent, comme
nous l'avons mentionné précédemment. Ainsi, tous les deux
pouvaient refraîchir leur âme avec la brise spirituelle et
vivifiante de ce livre saint. Saint Isaac les armait d'une foi et
d'un courage invincibles dans les moments de grande fatigue,
d'afflictions, d'attaques et d etentations cruelles de la part de
l'ennemi, que les hommes dans le monde ne peuvent même pas
soupçonner.
"
Ainsi donc, dans toute la mesure du possible, ne tenons aucun compte
du corps, confions notre âme à Dieu, et, au nom du Seigneur,
entrons dans l'arène des épreuves. Et celui qui a sauvé Joseph
dans la terre d'Egypte et en a fait une image et un modèle de la
chasteté; Celui qui a gardé saufs Daniel dans la fosse aux lions,
les trois jeunes gens dans la fournaise de feu, et Jérémie dans la
fosse pleine de boue, l'en a délivré, puis lui a accordé sa
miséricorde au milieu du camp des Chaldéens; Celui qui a fait
sortir Pierre de la prison, toutes portes closes et a sauvé Paul de
la synagogue des Juifs, et, en un mot, qui est toujours, en tout lieu
et en tout pays, avec Ses serviteurs, et manifeste en eux Sa
puissance victorieuse, les garde par de nombreux prodiges et leur
montre Son salut dans toutes leurs tribulations - Celui-là nous
remplira de force, nous aussi, et nous sauvera des flots déchaînés
qui nous environnent (2)."
(2)
: ( Discours, XLV, 3).
Lentement
et sûrement, Jean progressait dans l'étude de saint Isaac. Avant
qu'il ne puisse suivre les leçons les plus difficiles, son Ancien
lui enseignait les plus simples - l'éducation monastique
élémentaire, dirions-nous. Selon l'Apôtre, le lait vient en
premier, puis les légumes et enfin la nourriture solide de la viande
(cf. He 5, 12; Rm 14,2).
4.
Le mystère de l'obéissance.
Quand un
homme arrive pour la première fois dans une ville inconnue d'un pays
étranger, son premier souci est d etrouver un guide et un
interprète; autrement, il errerait sans but, ne sachant où aller.
Il en est de même dans la vie monastique. Ceux qui entrent dans la
terre vaste et sans fins du monachisme ont avant tout besoin d'un
guide spirituel. L'état monastique est une contrée remplie de
mystères cachés, dans laquelle il convient qu'un guide introduise
progressivement son disciple. Fondamentalement, et premièrement en
importance, se trouve le mystère de l'obéissance. Si le moine ne le
réalise pas dès le départ, il signe son propre naufrage spirituel.
L'Ancien
Néophyte devait sans tarder initier Jean dans ce mystère
fondamental. Il commença donc à guider son disciple dans le Saint
des Saints du mystère de l'obéissance. Imaginons-nous que nous
entendons sa voix dans le silence retiré des Katounakia, au milieu
de l'encens de la prière, des larmes de componction et du murmure
incessant de la mer, six cent mètres plus bas.
"
Mon enfant! L'obéissance est la voie sainte qui conduit le moine au
salut. L'obéissance est la porte du Paradis. Le moine qui l'acquiert
goûte le Paradis. Il a déjà atteint l'état angélique. Les anges
dans le Ciel sont remplis d'humilité, tandis que Satan et ses
cohortes ont perdu l gloire du Ciel par leur orgueil. En perdant
l'humilité, ils ont aussi perdu leur place dans le pays de la
lumière. Ô l'humilité! Elle nous met dans le Paradis! Comment
peut-on l'obtenir? C'est seulement par l'obéissance que tu trouveras
l'humilité d'une façon sûre. C'est la seule obéissance qui
t'assure la félicité du Paradis. Par leur désobéissance, nos
premiers parents ont perdu le Paradis, alors que le Christ, "étant
obéissant jusqu'à la mort", nous rouvrit le Paradis.
"Obéissant jusqu'à la mort" : ces mots cachent toute
l'étendue du mystère de l'obéissance. L'obéissance apporte la
vie, la désobéissance, la mort."
Ces paroles
de l'Ancien, ces saintes vérités, étaient comme un vent musical
porté par le souffle de la tradition toujours vivante.
Il
transmettait au jeune habitant du désert ce qu'il avait lui-même
reçu de son propre Ancien, Hadji-Géorgis, par ses paroles, mais
surtout par sa vie. Et Hadji-Géorgis avait reçu cette tradition de
son Ancien, le hiéromoine Néophyte de Kavsokalyvia. Et le
hiéromoine Néophyte l'avait reçue de son Ancien. Et ainsi de
suite. On remonte ainsi aux pères du désert égyptien, des premiers
siècles du christianisme, quand le Saint-Esprit commençait à
donner à l'Eglise le trésor de la vie monastique. Cette tradition,
son développement de génération en génération, son
enrichissement et son unité sont dus à l'activité secrète du
Saint-Esprit.
L'Ancien
Néophyte retourna en pensée vers son Ancien, le chaînon précédent
de la tradition de l'Esprit.
"
Jean, mon enfant, continua-t-il, mon Ancien excellait dans les
combats spirituels, et pour l'obéissance, il était insurpassable.
Avant leur désobéissance, Adam et Eve apprivoisaient les bêtes
sauvages. Mon Ancien atteignit aussi cette mesure - au nom de
l'obéissance, il pouvait aussi apprivoiser les bêtes sauvages."
L'Ancien
Néophyte en profita pour mentionner un événement émouvant dans la
vie de son père spirituel. Avant qu'il ait pu finir son récit, il
versait des larmes, alors que dans l'âme de son disciple se
révélaient la beauté paradisiaque et le pouvoir de la bienheureuse
obéissance. Aujourd'hui, un demi-siècle plus tard, les Pères de la
Sainte Montagne racontent encore cette histoire. Ecoutons-là nous
aussi.
Au
sud de la skite de Kavsokalyvia, s'étend un endroit âpre et
désertique, tout près de la mer, où se trouve la grotte de
l'ascète, semblable aux anges, saint Niphon (XIVe siècle). Dans ce
lieu, vivait en solitude au début du XIXe siècle le Père Néophyte,
l'Ancien de Hadji-Géorgis. Il devait être très avancé dans la
vertu, si l'on juge l'arbre par ses fruits. Le père Géorgis, ( qui
fut appelé plus tard Hadji-Géorgis parce qu'il était allé en
Terre Sainte et y avait reçu le baptême du Jourdain), devint un
merveilleux moine, exemplaire pour l'obéissance.
Pour se
nourrir dans ce lieu dénudé, ils cultivèrent un petit jardin,
arrosé par l'eau de pluie qu'ils récoltaient dans une petite
citerne. Mais dans la forêt sauvage et impénétrable, au-dessus de
leur calyve, vivaient des sangliers, et l'un d'entre eux venait
occasionnellement mettre à sac le jardin.
Ce
sanglier était une grande épreuve! Comment pourrait-il jamais
profiter des fruits de leur jardin? Beaucoup de pensées traversèrent
l'esprit du Père Néophyte. Puis il comprit que cette épreuve avait
un certain sens. " Dieu utilise ce sanglier, pensa-t-il, pour me
donner l'opportunité d'éprouver mon disciple dans mon enseignement
de l'obéissance. Il pourra me montrer ce qu'il a appris." Avant
cette entreprise audacieuse, il pria longuement, cherchant une
confirmation intérieure à son projet. Et une voix l'encouragea à
aller de l'avant. Le moment crucial était arrivé.
"
Géorgis, dit-il avec autorité à son disciple, tu surveilleras les
alentours cette nuit. Et quand tu verras le sanglier venir vers le
jardin, conduis-le moi, lié avec ta ceinture."
Le
Père Géorgis comprit aussitôt la signification spirituelle de cet
ordre, et sans crainte sortit pour le combat. Il savait que par les
prières de son Ancien, il ne serait pas en danger.
Dans
de nombreuses vies de saints, nous lisons de shistoires à propos de
disciples criant : " Par les prières de mon Ancien...", et
domptant des animaux sauvages. Et aujourd'hui encore allait se
réaliser ce miracle de l'obéissance. Cette nuit, le sanglier
sauvage, lié et apprivoisé comme un agneau, était conduit à
l'Ancien. Il fit sur lui le signe de la croix et lui donna une
bénédiction sacerdotale, lui enjoignant de partir et d ene jamais
revenir.
Examinons
cette scène avec attention. Le Père Géorgis conduisit la bête
sauvage à l'Ancien. A cet instant, le démon les combattit
furieusement afin de jeter le disciple et son Ancien dans les abîmes
de l'orgueil. Mais tous les deux le confondirent. Le disciple dit :
"Moi, je n'y suis pour rien. Ce qui s'est passé est dû aux
prières de mon Ancien."
Quant à
l'Ancien, il dit : "Moi, je n'ai rien fait. L'humilité et
l'obéissance de mon disciple ont attiré la grâce de Dieu."
Ô
sainte obéissance! Tu conduis un moine vers les hauteurs, et tu le
préserves des précipices. Tu conquiers la grâce divine et tu
assures son maintien. Quelle profonde sagesse tu caches en toi! Comme
sont bénis ceux qui goûtent tes fruits sacrés. Tu as en vérité
une force invincible, tu es "l'affranchissement de la crainte d
ela mort, une navigation sans danger, un voyage fait en dormant (1)."
5.
L'obéissance et la prêtrise.
Aujourd'hui,
on peut encore visiter l'église de la Dormition dans les Katounakia,
car elle a été préservée dans de très bonnes conditions malgré
les attaques du temps, ce grand destructeur. C'est une construction
solide avec sa façade nord accolée au rocher. Elle n'est pas aussi
pauvre que les églises des autres calyves, elle n'est cependant ni
riche ni fastueuse. Sa pénombre invite à la componction et à la
prière. Des deux fenêtres du mur sud, on peut voir au moin les
rochers et le mer Egée toujours en mouvement.
L'iconostase
est décorée de simples sculptures en bois. Elle présente cinq
icônes, les quatre habituelles, et une cinquième qui représente la
Transfiguration. Bien qu'elles soient peintes dans le style populaire
occidental, elles sont chargées de grâce et de beauté sacrée.
Elles sont dominées par une oeuvre d'un art exceptionnel
représentant la Crucifixion, la Mère de Dieu et le Théologien. La
peinture en est magnifique, de riches dorures et un très beau
travail de bois sculpté la rehaussent. Une inscription, sous la
Crucifixion, nous dit exactement la date de sa création : "
l'année 1862, après le Christ, septembre."
Le narthex,
plus clair et relativement spacieux, peut facilement accueillir dix
personnes. Plus tard, à l'époque où le Père Ignace était devenu
un confesseur renommé, les personnes attendaient en ce lieu pour se
confesser.
Si nous
regardons vers le passé, au temps où cette église a été
construite dans un tel endroit rocheux, aride et dur, nous pouvons
imaginer les grands labeurs qu'endurèrent les constructeurs ainsi
que l'Ancien Néophyte et ses disciples.
Jusqu'à
cette époque, il n'y avait pas eu d'église dans les Katounakia, et
la Grande Lavra encouragea donc l'Ancien Néophyte à entreprendre ce
travail (1).
(1)
: ( La région des Katounakia est placée sous l'autorité de la
Grande Lavra ( NdE).).
Une
église était indispensable dans cet endroit du désert pour
répondre aux besoins spirituels des ascètes y séjournant. Elle fut
consacrée et dédiée à la Dormition de la Mère de Dieu. Cela
plaisait beaucoup à Jean, car l'église de sa paroisse à Serrès
était aussi dédiée à la Dormition. Et secondairement, l'église
était dédiée à la Transfiguration, une fête très aimée par
l'Ancien Néophyte.
Cette
église nécessitait la présence d'un prêtre, et ce ne serait
personne d'autre que Jean. A sa tonsure monastique, il reçut le nom
du Père Ignace, porteur de Dieu, le saint qui sentit perceptiblement
en son coeur la grâce du Saint-Esprit. Ce nom était aussi une
récompense pour la pureté morale de sa vie.
Le moine
Ignace était un modèle et un exemple en tout. Dans se srelations
avec son ANcien, il faisait très attention à confesser très
exactement ses penséées, et à observer une parfaite obéissance.
On nous a raconté à ce propos qu'il observait l'obéissance à un
cheveu près, alors que son Ancien était très sévère. La façon
dont il est devenu prêtre en témoigne largement.
Le Père
Ignace avait été tonsuré depuis six ans. En toute cette période,
il avait observé très fidèlement la règle stricte de son Ancien.
Ainsi, entre autres choses, il n'avait jamais pris soin de son corps,
évitant de le laver, de le baigner, et de peigner ses cheveux (1).
(1)
: ( Jusqu'à une époque récente (on pouvait encore observer le
phénomène il y a une quarantaine d'années), beaucoup de moines
avaient des membres de couleur noire, du fait qu'ils ne les lavaient
pas pour des raisons ascétiques. Aujourd'hui encore, dans la plupart
des monastères, les miroirs sont proscrits des salles de bain, car
s'y regarder est une marque d'amour propre (NdE).).
Il
s'était habitué à cette règle, il ne la trouvait pas difficile ni
n'imaginait qu'il pourrait l'enfreindre.
Un
matin, son Ancien lui dit, à son rand étonnement : " Père
Ignace! Aujourd'hui tu dois te laver et te peigner les cheveux et te
faire propre autant que tu le peux."
Bien
qu'étonné par un tel ordre inhabituel, en enfant de l'obéissance
il ne fit pas la moindre objection. Un grand combat commença. Il s
emit en quête de lessive et prit les choses en main. Et surtout ses
cheveux lui causèrent bien du souci avant d'être lavés, démêlés
et assujettis à un peigne en bois.
Le
jour d'après, sans aucune explication, son Ancien lui annonça
qu'ils allaient à la Grande Lavra. Ils y arrivèrent après deux ou
trois heures de marche. L'Ancien Néophyte entra dans le monastère
tandis que le Père Ignace attendait dehors. Après un petit moment,
lui aussi fut conduit à l'intérieur pour faire une métanie aux
Anciens. Alors sa perplexité disparut.
"
Maintenant, quand tu auras reçu la grâce de la prêtrise, tu devras
te souvenir de nous et nous commémorer à la proscomidie (1)",
lui dirent les Anciens de la Grande Lavra.
Le
Père Ignace était complètement bouleversé. Abasourdi, il ne
pouvait rien dire. Son Ancien avait tout arrangé, comme les Indiens
arrangent le mariage de leurs enfants sans qu'ils en sachent rien.
Naturellement, il ressentait des états d'âme contradictoires à
propos de tout cela, mais puisque c'était la volonté de son Ancien
et la volonté de Dieu, il était rassuré.
L'église
nouvellement construite avec son prêtre nouvellement ordonné
donnait une autre couleur à la vie du désert. AInsi était créé
un petit havre où le dimanche et les jours de fête, les ermites
venaient pour célébrer ensemble le culte divin. Ils attendraient
encore des décades avant que n'existe un autre centre spirituel. La
belle église des Daniélites serait construite quarante ans plus
tard. Ainsi, l'église de la Dormition était la première en cet
endroit, et le Père Ignace bénissait tous les enfants du désert.
L'écrivain
Moraïtidis, de Skiathos, dans son livre Les vagues du vent du Nord,
mentionne comment les ermites de cette région allaient à l'église.
" Etant donné que la calyve de l'Ancien Daniel n'avait pas
d'église, ils allaient à pied et s erendaient à la calyve
érémitique du grand confesseur, le Père Grégoire. Ils faisaient
cela chaque matin. C'est-à-dire qu'ils allaient écouter la Divine
Liturgie tantôt dans une calyve, tantôt dans une autre... AInsi,
ils s erendirent fréquemment à la calyve du confesseur, le Père
Ignace."
A la
calyve de la Dormition, on pouvait donc rencontrer le sage Ancien
Daniel et Moraïtidis, mais d'autres personnalités bien connues. On
pouvait y rencontrer l'Ancien Gérasime, un grand enseignant d ela
prière du coeur, l'hésychaste Callinique (2), avant qu'il ne soit
reclus, un merveilleux ascète russe des Karoulia, le silencieux
Christophe le Vigilant, et bien d'autres.
(2)
: ( Voir sa Vie dans le précédent volume des Figures athonites).
Quand
ces Pères saints se rencontraient pour adorer leur Seigneur, les
anges remplissaient leurs coupes de parfums, les prières des saints
(Ap 5, 8).
Le
Père Ignace ne célébrait pas la Liturgie seulement à l'église de
la Dormition. Il était envoyé aussi loin qu'à Kérasia pour dire
les offices, célébrer la Liturgie, et donner les sacrements, tout
spécialement quand une église célébrait sa fête patronale. Ces
sorties, comme prêtre, en dehors de sa calyve, lui occasionnèrent
un problème délicat. Après la liturgie, on lui demandait de venir
au réfectoire, mais puisqu'il observait la règle de Hadji-Géorgis,
il ne pouvait manger aucune nourriture préparée avec de l'huile.
C'était embarrassant pour les Pères, et ils implorèrent l'Ancien
Néophyte de trouver une solution. Il dit à son disciple : "
Ici, dans notre calyve, tant que je vis, nous ne prendrons pas
d'huile. Mais quand tu sors pour célébrer la Liturgie et que tu
restes au réfectoire, tu as la bénédiction pour prendre de
l'huile."
Ainsi,
cette petite épreuve fut résolue par la discrétion de l'Ancien. De
telles concessions sont parfois inévitables.
*
Leur
abstinence d'huile non seulement renforçait leur tempérance, mais
elle leur permettait aussi de donner des aumônes. De l'huile qu'ils
récoltaient de leurs olives, nos deux ascètes en gardaient une
certaine quantité pour les veilleuses de leur église, et le reste,
ils le distribuaient en aumônes. C'était bien connu que la calyve
de la dormition donnait son huile, soit en petite quantité soit en
grande quantité, à ceux qui en avaient besoin.
A
une époque où la calyve se trouvait dans une situation économique
difficile, quelques pauvres personnes venant du monde demandèrent de
l'huile. L'Ancien Néophyte dit à son disciple d'aller en chercher
dans le récipient où ils la gardaient. Mais ce dernier lui expliqua
que les jarres étaient vides, et les pauvres repartirent, les mains
vides.
Cinq ou dix
minutes après qu'ils fussent repartis, un moine inconnu rencontra le
Père Ignace à l'extérieur de la calyve. Sans beaucoup lui parler,
il lui donna cinq cents drachmes, en lui demandant de célébrer la
Liturgie pendant quarante jours, et il partit. L'Ancien, qui en fut
aussitôt informé, demanda à son disciple :
"
Et qui a-t-il dit de commémorer?
-
Oh! J'ai oublié de le lui demander. Mais je vais le rattraper, il ne
peut pas être encore allé très loin."
Il
courut dehors, l'appela et le chercha, mais le moine avait disparu.
L'Ancien se mit alors à penser profondément : " L'argent vint
à nous quand nous avions besoin. Il est arrivé aussitôt après que
les pauvres soient partis. Tu ne connaissais pas ce moine, il devait
donc venir de loin. Mais n'y avait-il pas là-bas des prêtres pour
célébrer quarante Liturgies? Et en outre, comment a-t-il pu
disparaître en deux minutes?"
Après
ses réflexions, il fit part de ses conclusions à son disciple :
"
Ce n'est pas impossible que ce moine soit un ange. De toute façon,
il était un envoyé de Dieu. Dieu veut nous dire quelque chose. Il
nous fait un reproche; C'est vrai! Ne t'avais-je pas dit d'aller là
où se trouve la réserve d'huile pour apporter de l'huile?
-
Oui, mon Ancien, c'est ce que tu m'as dit.
-
Mais toi, tu n'y es pas allé, me disant qu'il n'y avait plus
d'huile. Or, je ne t'avais pas demandé si l'huile était finie ou
non. En tant que ton Ancien, je t'ai donné un ordre, et tu n'as pas
obéi. Si tu avais été obéissant, tu serais parti et tu aurais
trouvé de l'huile dans les jarres, miraculeusement, comme
miraculeuselement nous sont arrivées les cinq cents drachmes. Nous
aurions pu alors faire l'aumône à ces personnes pauvres, comme Dieu
nous a fait miséricorde. A cause de ta désobéissance, nous les
avons laissés partir les mains vides, et nous, nous avons aussi
perdu la récompense donnée à ceux qui font la charité. Tous les
deux nous devons faire une pénitence pour être pardonnés."
Après
cette épreuve, le disciple entra encore plus profondément dans le
mystère de l'obéissance, désirant être encore plus attentif aux
paroles de son Ancien. Il convenait de considérer les choses non
avec les lunettes de la logique humaine, mais avec le télescope
mystique de la foi.
II.
PERES ET FILS
1.
Le grand Ancien.
Nous allons
quitter pour un moment l'Ancien Néophyte et le Père Ignace,
nouvellement ordonné, afin de regarder dans le passé et de
présenter brièvement leur aïeul spirituel. Nous devons connaître
l'ascète réputé qu'était Hadji-Géorgis, le grand Ancien de
l'Ancien Néophyte. Il est nécessaire de connaître le petit-fils.
La souche, les racines, et le sol nous renseignent beaucoup sur la
fructification de l'arbre.
Malheureusement,
nous n'avons pas pu recueillir beaucoup de détails à propose de ce
grand ascète du Mont-Athos, et notre présentation sera pauvre et
indigne de lui.
La
parole et l'élocution de Hadji-Géorgis révélaient tout de suite
qu'il était de l'Est. Il devait être venu de la région de Césarée
en Cappadoce, ou même d eplus loin, de ces terres que l'Empire russe
gardait sous sa domination (1).
(1)
: (L'Ancien Hadji-Géorgis naquit dans le village de Kermira à
Césarée de Cappadoce).
Il
parlait très bien le russe.
Il
est né entre 1805 et 1810. Vers 1828, il est déjà un jeune moine
du Grand Habit, auprès du Père Néophyte qui menait une vie
ascétique dans les solitudes des Kavsokalyvia. Nous le retrouvons
plus tard, à Kérasia, à la tête d'une large communauté à la
calyve des saints Ménas-et-Dimitrios. Kérasia, situé au-dessus des
Kavsokalyvia, est un lieu de passage où circule beaucoup de monde.
C'était la volonté de Dieu que les vertus de ce grand ascète
brillent pour tous dans un tel lieu remarquable. Dans les solitudes
désolées des kavsokalyvia, il avait combattu pour trouver la
lumière, et dans ce lieu plus peuplé il la distribuait aux âmes
qui venaient vers lui.
En
général, les différentes kalyves à Kérasia comptaient seulement
trois ou quatre moines chacune. Cependant dans la calyve de
Hadji-Géorgis, leur nombre était significativement supérieur. Elle
compta plusieurs jeunes benjamins. C'étaient des jeunes garçons
âgés de quinze à dix-huit ans, qui, du fait de leur âge,
n'étaient pas admis dans des monastères ou des skites, et qui
trouvaient refuge dans la communauté de Hadji-Géorgis. Rempli
d'amour et de tendresse paternelle, il les accueillait et les menait
en toute sécurité sur les sommets de la vertu.
Si
nous disons simplement que la règle de sa communauté était sévère,
nous ne disons rien. Elle surpassait même celle d'ermites très
austères. Par leur abstinence en nourriture, en sommeil, et en
vêtements, les moines combattaient comme les ascètes héroïques
des temps anciens. Le jeûne était particulièrement sévère. Etre
un "Hadji-Géorgite" signifiait être un jeûneur. Ils
s'abstenaient non seulement d'oeufs et de poissons, mais aussi
d'huile, aussi bien lors de la semaine des Laitages (1) qu'à Noël
ou à Pâques.
(1)
: ( Semaine précédant le Grand Carême où tous les aliments sont
autorisés tous les jours de la semaine, à l'exception de la viande
(NdE).).
Et
leurs oeufs de Pâques étaient des pommes de terre bouillies qu'ils
teignaient en rouge, et avec lesquelles ils se saluaient en se disant
: " le Christ est ressuscité!"
Cette règle
sévère était appliquée à tous, grands et petits, inflexiblement.
Et ce qui est surprenant, c'est que plus grande était l'austérité
et plus nombreux arrivaient les aspirants moines. Il apparaît que
les âmes recherchent le pur esprit monastique, et non pas un
monachisme altéré par de nombreuses condescendances.
Ce
grand Ancien était un aimant envoyé par Dieu, attirant les âmes
assoiffées. Son autorité et s aréputation étaient étendues, et
ceux qui l'approchaient se tenaient devant lui avec crainte et
admiration. Et ce n'était pas seulement à cause de sa grande vertu,
mais c'était aussi pour son caractère fort et dynamique. Il avait
l'esprit vif. Chacun se trouvait confondu devant son intelligence et
sa finesse. Il était insurpassable dans les discussions,
spécialement quand il s'agissait de défendre les principes
ascétiques, et cela, bien qu'il ne reçût que peu d'instruction. Il
était aussi fin psychologue. Au premier regard et aux quelques mots
échangés, il pouvait sonder et jauger son interlocuteur. Personne
ne pouvait le tromper par des artifices et des hypocrisies, son
regard pénétrant ne se laissait pas duper.
Hadji-Géorgis
était aussi doué en médecine. Il pouvait guérir beaucoup de
maladies par différents traitements populaires, des onguents, des
herbes, des massages, des bains chauds, etc. Il soignait spécialement
bien les rhumes et les engelures qui affligeaient tout
particulièrement les moines de cette région. Il chauffait un peu le
four à pain, ajustait la température et plaçait le moine malade à
l'intérieur. Quand il l'en ressortait, toute trace d erhume s'en
était allée avec la transpiration. Un traitement rapide et
particulier! Mais une fois, il ne fit pas assez attention à la
température du four; il le chauffa plus que nécessaire. Et quand le
moine en sortit, au lieu d'être guéri de son rhume, il avait des
brûlures!
Beaucoup d
emoines lui étaient reconnaissants de leur avoir redonné la santé,
et beaucoup, qui enduraient misère et indigence, louaient sa
charité. Etre un " Hadji-Géorgite" signifiait non
seulement être jeûneur mais aussi être miséricordieux. Son
intégrité et son honnêteté étaient admirables. Il ne flattait
pas les grands personnages connus ni ne se laissait intimider par des
menaces injustes. Il ne craignait que Dieu et Sa Loi et le Jour du
Jugement. Quand la vérité et la justice le demandaient, il
n'hésitait pas à recourir à de sévères paroles de reproches.
Quand c'était nécessaire de parler, il ne gardait pas le silence,
et il n'était pas effrayé par "les attaques de la part des
méchants" ( Pr 3, 25). Dieu et sa conscience étaient au-dessus
de tout.
Son zèle
pour les travaux spirituels était sans comparaison. Comme disciple,
il avait déjà atteint les grands sommets de la vertu, et il était
la fierté secrète de son Ancien. La lumière divine avait
rapidement habité dans son coeur. Et même l'esprit de prophétie ne
tarda pas à le visiter. L'on rapporte que ses prophéties relatives
à l'avenir de l'Empire ottoman, furent exactement vérifiées. Sa
prière était très puissante, et ce qui était impossible lui était
possible, car il avait été rendu digne du don de faire des
miracles. Alors qu'il était encore vivant, des Russes dévots firent
venir son portrait dans leur pays, et là, il accomplit des miracles.
Beaucoup de dons matériels provenant de Russie furent envoyés au
pauvre ascète de Kérasia, ce qui facilita sa charité et la
construction de nouvelles cellules, si nécessaires à cause de
l'augmentation incessante de la communauté.
Comme les
vrais serviteurs du Seigneur, Hadji-Géorgis dut aussi passer par la
fournaise ardente de la souffrance. Dans les dernières années de sa
vie, il but la coupe amère de la calomnie, d ela persécution et de
l'exil. Ainsi sa vie se conforma à la vie du Christ crucifié. Les
auteurs responsables de ces souffrances étaient certains moines
russes qui lui portaient rancune parce que sa communauté avait
attiré beaucoup de leurs compatriotes. Au moyen d'accusations
injustes et calomnieuses, ils réussirent à égarer la Sainte
Epistasie de Karyès (1), qui signa l'ordre de son exil.
(1)
: ( Conseil formé par des représentants des grands monastères, qui
dirige administrativement le Mont-Athos).
Hadji-Géorgis
dut, dans la douleur, quitter ses nombreux enfants spirituels, les
laissant orphelins, et il passa le reste de sa vie exilé à
Constantinople, bien loin de sa Sainte Montagne si chère à son
coeur.
Mais le
Dieu Très-Sage peut faire sortir le meilleur du pire. Ses disciples
se dispersèrent sur la Sainte Montagne, et partout où ils
s'installaient, ils plantaient les fleurs de la vertu et répandaient
le parfum de la sainteté. Son exil fut aussi une bénédcition du
Ciel pour les chrétiens de Constantinople en cette période
troublée. La situation explosive créée par le Sultan Abdoul Khamit
II avait semé le désarroi parmi les chrétiens et avait conduit le
patriarche au désespoir. Le grand patriarche Joachim III subissait
une dure épreuve avec ce que l'on appelait "la querelle des
privilèges" ( 1883-1884). L'Ancien de la Sainte Montagne avait
beaucoup à offrir à ces chrétiens troublés et tourmentés, par sa
sainteté, son pouvoir prophétique et son don de guérison. Ainsi,
sont rapportés beaucoup de miracles, de guérisons accomplis par ses
prières. Une femme chrétienne souffrait grandement durant son
accouchement, et elle était en danger de mort. On lui donna la
ceinture de Hadji-Géorgis, qui avait ceint le corps d ece grand
jeûneur, et immédiatement - ô merveille! - elle fut délivrée de
ses douleurs.
Il
endura patiemment la croix d el'exil, loin de son cher Athos, et
répandant ses bénédictions sur la multitude des chrétiens de
Constantinople, il s'endormit dans le Seigneur aux environs de 1885
ou 1890, rempli de sainteté et chargé d'épreuves et d elabeurs
ascétiques. Et dans ses reliques se manifesta encore sa sainteté,
car, lors de leur translation, elles apparurent brillantes, jaunes
comme un citron, et très parfumées (1).
(1)
: ( Les reliques des saints ont une couleur jaunâtre et il est
habituel qu'elles exhalent une bonne odeur (NdE).).
Tel
était le fameux Hadji-Géorgis, le jeûneur aux pieds nus, qui ne
possédait qu'une seule tunique, le grand Ancien de Kérasia et
l'ascète renommé de l'Athos. Mais nous ne le quittons pas encore
parce que nous allons présenter l'un de ses écrits, qui a été
conservé jusqu'à nous.
2.
Une controverse à propos du jeûne.
A
la fin du XIXe siècle, l'île de Chios produisit des ascètes
renommés, comme le célèbre Parthène, fondateur du monastère de
Saint-Marc (2), Pachôme, un ancien brigand (3), et beaucoup
d'autres, des hommes et des femmes, connus ou inconnus.
(2)
: ( Ce serait une grave omission de ne pas dire quelques mots de la
vie sainte et héroïque de saint Parthène. Sans doute une telle
étoile lumineuse ne réapparaîtra jamais dans le ciel de Chio. Il
avait un grand don de prophétie. Il prédit et prévint les
habitants du terrible tremblement de terre de mars 1881, qui ravagea
l'île).
(3)
: ( Pachôme fut délivré miraculeusement de son enfermement dans la
prison de Rhodes, où il attendait la peine capitale, et il vint à
Chypre. Il devint ensuite moine et fonda le monastère des
Saints-Pères à Chios. Il ne cessait de répéter à ses disciples :
" Combattez, mes enfants, pour hériter du Royaume des Cieux. Il
m'a été donné de l'entrevoir, sa beauté est au-delà de toute
description."
Certains
de ces grands combattants étaient entrés en relation avec le grand
Ancien de Kérasia, tels les ascètes Hiérothée et Macaire dont
nous allons parler maintenant.
Ces
deux moines pratiquaient l'hésychia dans une calyve isolée. Soit
ils avaient été disciples de Hadji-Géorgis à la Sainte Montagne,
soit ils avaient, dès le début de leur vie monastique, pratiqué la
vie du désert sur lîle de Chios, en suivant fidélement son typikon
et ses instructions.
En
ces années-là, le métropolite de Chios était Grégoire le
Byzantin (1860-1877), qui semblait ignorer les formes particulières
de la vie ascétique. Incapable d'en comprendre l'esprit, il entra en
conflit avec les deux moines. Ceux-ci avaient une règle inviolable,
celle d ene jamais prendre d'huile ou d'assaisonnements. Le
Métropolite pensait qu'il était inacceptable de jeûner ainsi,
surtout les samedis, les dimanches et les grandes fêtes du Seigneur
et de la Mère de Dieu. Il les pressa d'abandonner leur règle/ Mais
les deux moines, voyant l'ignorance du métropolite à propos des
questions d'ascèse, n'entendirent pas céder, étant donné qu'ils
étaient fermement résolus à ne jamais enfreindre leur règle. Dans
cette situation difficile, ils demandèrent l'aide de Hadji-Géorgis,
qui envoya une lettre au métropolite pour lui demander d'être
compréhensif et conciliant envers ces deux moines, assidus à leurs
combats ascétiques.
Cette
lettre remarquable nous a été préservée et nous la reproduisons
ici :
Au
très-révérend et saint métropolite de Chios, Monseigneur
Grégoire, devant qui je me prosterne.
Très-révérend
et saint Monseigneur, je baise humblement votre main.
Je
vous assure avec fortes supplications que les moines, l'Ancien
Hiérothée et Macaire, qui mènent la vie hésychaste dans une
calyve de votre éparchie, ont aimé et choisi la bonne part. Palise
à Dieu qu'ils persévèrent dans une telle vie! Jusqu'à présent,
ils en avaient fait eux-mêmes le voeu, ce qui est de l'orgueil§ A
partir d'aujourd'hui, qu'ils le fassent avec votre bénédiction et
qu'ils puissent garder leur règle de ne pas prendre d'huile. En
effet, celui qui jeûne humblement, en se considérant pécheur, ou
encore par ascèse ou amour de Dieu, n'est pas en opposition avec les
canons des Saints Pères. Nous en avons des témoignages provenant de
nombreux endroits. Bien des saints ont passé toute leur vie en se
nourrissant d'herbes et de légumes secs, comme saint Jean
Chrysostome. Saint Jacques le Frère du Seigneur, n'a pas mangé gras
ni goûté de nourriture animale sa vie durant. De nombreux ermites
ont fait de même, et moi aussi, le plus petit de tous! Nous sommes
environ trente frères dans un kellion et tous nous menons une telle
vie. Je la mène, moi, depuis quarante ans. Nous ne mangeons jamais
gras ni pour Pâques ni les jours où la consommation d'huile est
permise. Beaucoup d'autres ascètes vivent ainsi, certains par deux,
d'autres par trois, et eux aussi passent toute leur vie dans le
jeûne.
Si
l'on jeûne de façon dogmatique, on est lié par les règles, mais
pour les "lutteurs", il est écrit : " Pour le juste,
il n'est point de loi" ( 1 Tm 1, 9) et "Le lutteur
s'abstient en permanence" (Co 9, 25). Que ces moines
accomplissent maintenant leur jeûne avec la prière et la
bénédiction de Votre Sainteté, afin que leur conscience ne les
accuse pas de désobéissance. Le moine doit être un bon exemple
pour le peuple : " Que votre lumière luise devant les hommes"
( Mt 5, 16).
D'autant
plus qu'aujourd'hui, il vous est grandement nécessaire, en tant que
pasteur, d'avoir le souci de lutter contre ceux qui combattent le
jeûne, car les chrétiens ont bien dévié du droit chemin. Tantôt
par des menaces, tantôt par des conseils, apprenez-leur à ne pas
transgresser les lois des Saints Pères et des saints conciles de
notre Eglise. il est écrit, en effet, que quiconque ne garde pas le
jeûne des mercredis et vendredis, du Grand carême et les autres
jeûnes prescritsne doit pas être autorisé à communier. Aussi ne
devons-nous pas, autant que possible, craindre de présenter des
choses difficiles aux hommes pour les empêcher de transgresser les
lois de Dieu et de faire des oeuvres absurdes. De tels
transgresseurs, vous devez les pourchasser! Mais ne détournez pas
les frères qui veulent jeûner sans mauvais eintention.
Réjouissez-vous, au contraire, de les voir pratiquer l'ascèse!
Réjouissez-vous d'avoir de tels hommes dans votre éparchie, et
qu'ils soient votre fierté! S'ils en ont besoin, aidez-les! J'espère
que votre récompense sera grande pour avoir pris soin de tels
hommes!
Prenez bien
garde, Monseigneur! La mort, le jour du Jugement, nous attendent, et
Dieu jugera alors chacun selon l'ordre auquel il appartient.
Pardonnez-moi
mon audace, moi le plus petit de tous, qui ne suis pas digne d'ouvrir
la bouche pour vous dire une seule parole. Que vos saintes prières
soient toujours avec nous! Amen.
Hadji-Géorgis,
moine
Sainte
Montagne de l'Athos
15
avril 1872
Nous ne
savons pas quel fut le retentissement de cette lettre sur le
métropolite, mais nous admirons le caractère viril de
Hadji-Géorgis. Il n'hésite pas à dire : " Prenez bien garde,
Monseigneur! La mort, le jour du Jugement, nous attendent." Il
s'efforce d'orienter la pensée du métropolite vers le Juste Juge,
qui ne lui demandera sans doute pas de comptes pour ces deux ascètes
qui jeûnent au-delà des règles, mais plutôt pour ces nombreux
chrétiens qui méprisent les règles du jeûne et de la tempérance.
3.
Le premier disciple du Père Ignace.
Il
y aurait encore beaucoup à dire à propos de ce grand Ancien
Hadji-Géorgis, et nous prions pour que quelqu'un nous donne un
témoignage plus complet de sa vie ascétique (1).
(1)
: ( Cela a été fait par le Père Païssios : Le Vénérable Georges
( Hadji-Géorgis), Moine du Mont-Athos (1809-1886), éd.fr., Souroti,
1986).
Maintenant
retournons à nos deux ascètes aux Katounakia.
L'Ancien et
son disciple, au cours des années, partageaient les joies et les
peines du joug léger du Seigneur. Ils accomplirent ensemble
trente-neuf années de travaux ascétiques, et durant la quarantième
année, l'Ancien Néophyte termina son combat. Fidèle jusqu'à son
dernier souffle à ses voeux monastiques et à la tradition de
Hadji-Géorgis, paisible et calme, il échangea la modicité de la
vie aux Katounakia contre les espaces infinis de la Jérusalem
céleste.
En
vrai fils rempli d'amour, le Père Ignace, avec sa nature délicate
et sensible, eut beaucoup de mal à supporter la douleur de la
séparation. La calyve était devenue déserte, et les paroles de
lamentation du psalmiste montaient spontanément à ses lèvres : "
J'ai été flétri comme l'herbe, et mon coeur s'est desséché... Je
suis devenu semblable au pélican du désert, je ressemble au hibou
des ruines" ( Ps 101, 5 et 7). Mais sa solitude ne dura pas
longtemps. Au quarantième jour, durant la pannychide célébrée
pour l'Ancien Néophyte, arriva le disciple Néophyte. La jeunesse
venait à la place de l'Ancien.
Agé d'à
peu près vingt-cinq ans, il était grand, fin, délicat et courtois.
Il venait d'une famille fortunée de Pyrgos, à l'ouest du
Péloponnèse. Dans le monde, il s'appelait Ioannis Kaladzopoulos.
Son aspect était celui d'un homme d elettres. Il avait fait du
journalisme et avait étudié à l'Ecole Polytechnique. Mais brûlant
du désir de la vie monastique, il avait abandonné ses études, en
deuxième année, et était parti pour le Mont-Athos.
Il
arriva aux Katounakia par un chemin détourné. Il avait d'abord été
novice au monastère de Dionysiou, et avait servi deux ans au
métochion de Cassandra. On voulait le tonsurer moine et le renvoyer
dans ce métochion, mai sil protesta, car il y avait en ce lieu de
graves dangers moraux pour un jeune moine. Nous devons hélas
reconnaître que les saints monastères n'étaient pas prudents en ce
domaine. Ils envoyaient de jeunes moines sans défense dans les
métochia en les exposant à d'innombrables dangers.
La
présence du Père Sabbas, comme confesseur des moines de Dionysiou,
délivra le jeune moine de ses difficultés. Après qu'ils eussent
bien parlé ensemble du problème, le confesseur en conclut ceci :
"
Dans le désert des Katounakia, il y a un hiéromoine vertueux, le
Père Ignace. Si tu vas à lui, tu trouveras le repos de ton âme.
Mais sa vie est austère.
-
Qu'il soit austère, mon Père saint! J'ai besoin d'un Ancien sévère,
parce que je suis souvent emporté par ma langue, et il me faut
quelqu'un pour me contenir."
Ainsi
évoluèrent les choses, et la calyve d ela Dormition eut à nouveau
un Père Néophyte. Ayant été malheureux au métochion, où les
moines se mélangeaient aux ouvriers, il ressentait un grand
soulagement dans la sainte atmosphère du désert. Intelligent et
perspicace qu'il était, il eut vite fait de découvrir que son
Ancien était un homme d'une haute spiritualité.
Au
début, comme cela arrive souvent aux commençants, il fit preuve
d'un zèle excessif dans les combats ascétiques et fut même en
danger de tomber à cause de son inexpérience. Nous en reparlerons
par la suite.
En
fait le caractère du Père Néophyte n'était ni facile ni paisible.
Il présentait des aspérités qui le fatiguaient, lui et les autres.
Apparemment certains types de personnes ne sont pas faits pour la vie
monastique, à moins qu'ils ne luttent vigoureusement pour s'y
adapter. Le Père Néophyte appartenait à cette sorte d'hommes qui,
s'ils s'investissent dans la politique, la diplomatie ou le
journalisme, deviennent infailliblement célèbres. Il disposait
d'aptitudes et d'habiletés qui lui permettaient d'ouvrir toutes les
portes. Avec l'agilité de son esprit et sa facilité de parole, il
pouvait, comme on dit, faire voir blanc ce qui est noir, et noir ce
qui est blanc.
Une
fois, pour une certaine affaire, il alla au monastère russe, qui
donnait beaucoup d'aumônes aux ermites. Le portier lui dit que
l'higoumène lui avait commandé de n'ouvrir à personne ce jour-là.
Le Père Néophyte, qui, avec ses talents, avait bien appris le
russe, se lança dans une habile rhétorique. Le résultat en fut
qu'on lui ouvrit la porte avec le plus grand empressement et qu'on le
présenta avec déférence à l'higoumène.
S'il
percevait un état d'abattement, il pouvait rapidement le changer en
joie. C'était une personne agréable qui créait à son contact une
atmosphère joyeuse. Un jour qu'il avait vu son Ancien soucieux, il
lui parla de choses et d'autres jusqu'à lui faire oublier ses
difficultés.
Il
était remarquable quand des gens du monde, pour se rendre
intéressants, posaient des questions ironiques. Des gens de Skya de
Chalkis lui demandèrent :
"
Père Néophyte, notre région est si près de la Sainte Montagne, et
la tienne si éloignée. Pourquoi des gens de ta région
deviennent-ils moines, alors qu'il n'y a pas de moines de la nôtre?
-Très
chers, leur dit-il, un roi terrestre choisit pour s agarde royale la
crème de ses soldats; le Roi du Ciel, Lui, choisit aussi Ses
serviteurs parmi les meilleurs des chrétiens. Qui aurait-Il pu
trouver parmi vous?"
Dans des
moments de faiblesse et de difficultés, son intervention pouvait
cependant faire beaucoup de mal. Mais il avait la sagesse de le
reconnaître et de corriger ses erreurs. Il se repentait toujours et
demandait pardon pour ses paroles déplacées, avec ses nombreuses
tentations et sa grande curiosité pour les nouvelles de la politique
du moment.
Le
Père Néophyte avait ses imperfections mais aussi ses vertus. Il
était très sérieux dans ses obligations monastiques. Il montrait
beaucoup d'amour et de dévotion envers son Ancien. Il le traitait
avec de grands égards, et, par respect, il l'appelait toujours "mon
saint Père Confesseur". Sa foi en Dieu était très grande.
Plus tard, nous le verrons même chasser un démon. Sa piété
transparaissait dans sa façon de lire les textes sacrés. Il avait
été nommé lecteur pour son éducation et sa bonne diction. Quand
les pères se réunissaient les jours de fête dans l'église de la
Dormition, ou plus tard dans l'église des Daniélites, "Néophyte
du Père Ignace" ( c'est ainsi qu'on l'appelait) lisait le
sermon du jour. Le Grand samedi, sortait de ses lèvres
l'incomparables sermon de saint Epiphane, Sur la mise au tombeau du
divin corps du Seigneur. Le Père Téophane commençait : " Quel
est ce jour? La terre est silencieuse, silencieuse et calme,
silencieuse parce que le Roi dort."
Vers la fin
du sermon, l'émotion atteignaitson point culminant. Le Seigneur,
tenant Adam par la main, le tire hors des profondes ténèbres de
l'Hadès : " Lève-toi, ma création; lève-toi, ma
configuration; lève-toi qui as été fait à mon image. Lève-toi.
Je vais te conduire de la mort vers la vie, de la corruption vers
l'incorruption, des ténèbres vers la lumière éternelle, de la
souffrance vers la joie, de l'esclavage vers la liberté, de la
prison vers la Jérusalem d'en-haut."
Un lecteur,
dont la voix est expressive, peut présenter aux pères rassemblés
la compassion infinie de Dieu comme la percevait saint Epiphane dans
sa méditation. Tous ceux qui ont été présents au monastère le
Grand Samedi savent combien ce moment peut être émouvant. En cette
circonstance, les âmes des moines sont inondées par les vagues les
plus puissantes de la grâce. Les yeux sont remplis des larmes
joyeuses de la componction, et le Psalmiste mystique chante : "
Le cours impétueux d'un fleuve réjouit la cité de Dieu" (Ps
45, 5).
4.
Le second disciple.
La
vie du Père Ignace et du Père Néophyte se déroulait selon sa
règle quotidienne. L'Ancien était souvent obligé de parler à son
disciple de la valeur du silence et du recueillement intérieur pour
la vie spirituelle. Mais, en plus des affaires d'ordre spirituel, ils
devaient aussi affronter celles d'ordre pratique afin de faire face
aux besoins nouveaux de leur communauté.
L'Ancien,
étant prêtre, devait souvent s'absenter de la calyve. Quand il
commença à entendre les confessions, il eut encore plus de
responsabilités. Son ministère lui demandait beaucoup de temps. Il
avait le don de diriger les âmes, et beaucoup venaient à lui pour
se confesser, et parmi eux, beaucoup de moines slaves, car il
connaissait leur langue. Nous voyons ainsi qu'il portait un lourd
fardeau sur ses épaules.
Sa
calyve avait aussi ses propres besoins. Il fallait donner
l'hospitalité aux pères qui y venaient pour se confesser. Beaucoup
d'entre eux arrivaient de loin et étaient fatigués de leur voyage.
Le Père Néophyte travaillait dur mais comment pouvait-il subvenir à
tout en étant seul? La grande fatigue s'installait comme une
compagne de tous les jours. Le disciple et, plus encore, l'Ancien
avaient besoin d'aide. Et Dieu, comme un Père aimant, leur montra
bientôt sa sollicitude.
Le
premier disciple, le Père Néophyte, était à la calyve de la
Dormition depuis douze ans quand un deuxième disciple se présenta.
C'était un jeune de dix-sept ans, originaire de Smyrne, et qui
s'appelait Aristide Karidas. Elégant, de taille moyenne, bien bâti,
et d'un caractère agréable, il faisait penser au Père Ignace quand
il était jeune. Il n'y avait aucun doute que ce jeune homme était
un don de l'amour divin. Lors de sa tonsure, pour parfaire les points
qu'il avait en commun avec son Ancien, son nom d'Aristide fut changé
en Ignace. Ainsi, l'Ancien, porteur de Dieu, avait maintenant deux
disciples dans sa communauté.
Afin
d'améliorer la situation matérielle de la calyve, le jeune Père
Ignace vécut pour un moment à la skite Sainte-Anne voisine. A son
retour, il avait appris l'art de peindre des icônes -un travail
manuel habituel et bien adapté aux moines de la Sainte Montagne.
Il
dut porter sur ses jeunes épaules une bonne partie de la charge de
son Ancien. En dépit de son jeune âge, et alors qu'il n'avait pas
encore passé quatre ans à la calyve, il fut ordonné prêtre. Le
jeune prêtre pouvait ainsi célébrer la Liturgie aussi le jour de
leurs fêtes patronales, et répondre à toute autre demande.
Le
grand nombre de Liturgies qu'il devait célébrer n'émoussait pas en
lui le sens du Mystère. Bien au contraire, car plus il célébrait
la Liturgie, plus il devenait réceptif aux visites de la grâce. Il
versait toujours des larmes de componction quand il officiait. Les
vertus sacerdotales de l'Ancien avaient été données à son
disciple, et le Père Ignace glorifiait Dieu et le remerciait.
Plus tard,
après plusieurs années, il devint aussi confesseur. Ainsi, la
calyve de la Dormition comptait deux pères Ignace confesseurs, le
plus jeune apportant ses mains secourables au plus âgé. Affable,
gracieux, avec toujours un sourire aux lèvres, tout en gardant une
grande rectitude dans les principes de la vie spirituelle, il
dirigeait les âmes à la façon d'un père spirituel expérimenté.
Dans son
ministère de confesseur, il était très prudent et rempli de la
crainte de Dieu, comme va le montrer le fait suivant. Un matin, un
nouveau novice de la skite de Sainte6anne fit auprès de lui sa
première confession, et il reçut une épitimie assez lourde.
L'après-midi, le Père Ignace alla à la skite de Sainte-Anne, à la
recherche de la calyve du novice. Dès qu'il le vit, celui-ci prit
peur : " Que se passe-t-il? Le prêtre est-il venu pour me
donner une autre épitimie?"
Mais il
advint tout autre chose. Le prêtre lui dit : " Mon enfant, je
t'ai donné comme épitimie de t'abstenir pendant deux ans de la
Sainte Communion, mais j'ai oublié de te dire quelque chose. S'il
arrivait, à Dieu ne plaise, que tu sois malade ou que ta vie soit en
danger, tu aurais le droit de communier. C'est ce que disent les
ca,ons de l'Eglise. Je devais te donner cet éclaircissement, car si
tu devais quitter cette vie sans le secours de la Sainte Communion,
c'est moi qui porterais le péché."
Par la
suite, pour ne pas se retrouver avec la même angoisse, quand il
donnait de telles épitimies, il ajoutait toujours les mêmes paroles
: " Cependant, si tu es en danger, tu as le droit de recevoir la
Communion."
*
Dans la vie
du Père Ignace le jeune, il y eut un événement merveilleux et
singulier, que nous devons présenter au lecteur.
Il
était allé à Karyès pour quelque affaire, et ayant raté le
bateau, il dut rentrer à pied. Ce qui signifiait qu'il devait
marcher non seulement durant sept heures mais aussi en portant un sac
très lourd. Lorsque le soleil cacha ses rayons derrière le sommet
de l'Athos, il arriva enfin à la calyve. Epuisé, il tomba
inconscient sur son lit. Dans l'état où il était, il ne pouvait se
lever pour aucun motif. Six heures plus tard, la cloche sonnait pour
l'office de minuit, qui dure trois heures. Le Père Néophyte tenta
de le réveiller, mais sans y parvenir. Il rapporta la situation à
l'Ancien, qui réfléchit silencieusement à ce qu'il convenait de
faire.
Il
trouva vite une solution. Il fit face à la situation d'une façon
qui peut paraître curieuse à beaucoup, mais dans la vie monastique,
où la frontière entre le naturel et le surnaturel n'est pas
nettement définie, de telles façons de faire ne sont pas
inhabituelles. Il dit quelque chose au Père Néophyte qui en fit
part à son frère exténué.
"
L'Ancien te commande de te lever immédiatement, de t'oindre avec
l'huile de la veilleuse, et de venir à l'office."
Et
que s epassa-t-il? Il fallait obéir, il se leva, commença à
s'oindre avec l'huile, et attendit le résultat. Et, ô merveille, un
changement stupéfiant advint en son corps. Toute trace d efatigue
avait disparu. Il se sentait reposé comme jamais auparavant; il
était léger comme un oiseau.
"
Comme c'est merveilleux! dit-il. Comment toute ma fatigue a-t-elle
disparu? Comment se fait-il que je me sente si léger?"
En
essayant de comprendre ce phénomène, il fut devant un grand
dilemme. Il ne savait pas à quoi attribuer ce miracle, à l'huile d
ela veilleuse ou à l'obéissance, ou aux deux? Ainsi la fatigue le
quitta, mais il lui restait cette petite perplexité. Et en même
temps s'était renforcée en lui son idée que son Ancien était
vraiment un homme de Dieu.
III.
LE PORT DU SALUT
1.
La science de guider les âmes.
L'Ancien
Ignace n'avait pas beaucoup de lettres, n'ayant pas étudié à
l'université. En dépit de cela, ses progrès dans la vie monastique
étaient merveilleux. Il acquit la purification intérieure, rendant
son âme réceptive à la lumière du Saint-Esprit, et le
Saint-Esprit, la source de la sagesse, lui enseigna tout ce qu'il
avait besoin de savoir. Il lui enseigna la pédagogie, la
psychologie, la science pastorale, et toutes les autres sciences
utiles à son ministère de confesseur. Le Père Ignace se montra
ainsi un père spirituel de premier ordre : les âmes trouvaient
auprès de lui la guérison, les conseils et la paix. Son
confessionnal était pour beaucoup le port du salut.
Dans sa
direction spirituelle, il suivait la voie moyenne et royale, évitant
à la fois une trop grande sévérité et une indulgencee excessive.
Il savait coment user convenablement du bâton de berger et de la
flûte pastorale.
La
plupart du temps, il inclinait vers la miséricorde, prenant toujours
soin de ne conduire personne au désespoir. Il savait comment se
montrer compréhensif et comment être indulgent face aux
imperfections et aux faiblesses de ses enfants spirituels, dans un
esprit d'édification et d'amour paternel. Son visage, ses paroles et
sa façon d'être avaient une grâce particulière qui inspirait à
tous le respect et une totale confiance.
Dans
la célébration des sacrements, il avait reçu un charisme rare, qui
surprenait ses enfants spirituels. Il faisait une impression
inoubliable à ceux qui venaient à lui pour la première fois. Il
émanait de lui une atmosphère particulière, où Dieu faisait
sentir Sa présence. L'Ancien Thomas, un moine âgé de la skite de
la Petite Sainte-Anne, nous parla tout spécialmenet de cela. Parmi
d'autres choses, il nous dit ceci : " La première fois qu'on se
confessait au Père Ignace, le Saint-Esprit parlait à travers lui.
Le Saint-Esprit illuminait tout ce qu'il disait."
L'Eglise
primitive perdit le lumineux diacre Etienne, mais elle gagna ensuite
l'apôtre Paul, encore plus lumineux. Israël perdit Elie, mais gagna
Elisée. Une chose analogue arriva aux moines de la Sainte Montagne.
En 1908, ils pleurèrent la mort du bienheureux confesseur, le Père
Sabbas, et la providence de Dieu leur envoya le Père Ignace. Les
vagues de ceux qui cherchaient à se confesser quittèrent la skite
de la Petite Sainte-Anne pour se rendre à la calyve de la
Résurrection, et maintenant ils allaient encore plus loin, à la
calyve de la Dormition, aux Katounakia.
L'Ancien
Pantéléimon, un moine de la Nouvelle-Skite, nous dit : " Il y
avait aussi d'autres bons confesseurs. Ici, à la Nouvelle-Skite,
nous avions le Père Cyrille et le Père Séraphim. Plus loin, à
Sainte-Anne, il y avait le Père Nathanaël, le Père Césaire, le
Père Ephrem, le Père Denis et d'autres. Tous étaient de bons et
saints confesseurs. Cependant nous les laissions pour aller voir le
Père Ignace. Et après la mort du Père Sabbas, il n'y avait
personne d'autre comme lui. C'était un merveilleux et extraordinaire
confesseur!"
A
cette époque une multitude de vertueux orthodoxes slaves
s'exerçaient à la vie ascétique sur la Sainte Montagne. Dans les
monastères russe, bulgare et serbe et dans de nombreuses skites et
kellia on pouvait rencontrer beaucoup de moines slaves. Et pour eux,
le Père Ignace était une bénédiction du Ciel, parce qu'il
connaissait très bien le russe et le bulgare. Les ermites russes des
Karoulia, qui comptaient parmi eux d'anciens princes et généraux de
l'armée du Tsar, le révéraient énormément. Et comme il ne se
trouvait pas trop loin d'eux, ils le choisirent comme confesseur.
Deux ou trois fois l'an, un petit vapeur russe venait le prendre pour
l'emmener au monastère russe, et aussi au monastère bulgare de
Zographou, pour confesser les pères. Les moines des monastères, des
skites ou du désert, qu'ils fussent grecs, russes ou bulgares,
étaient tous rafraîchis par la grâce du Père Ignace, porteur de
Dieu. Il continua ce ministère jusqu'à un âge très avancé et
bien après qu'il eut perdu la vue. Nombreuses étaient les âmes
qu'il soulageait et éclairait.
Pour
entendre les confessions, il s'asseyait dans une stalle de l'église,
et portait toujours un rasso tout propre. Par respect pour le mystère
d ela confession, il portait aussi la mandya, un grand manteau noir
plissé, et il apparaissait ainsi encore plus vénérable. Quand il
fut très âgé, il confessait dans sa cellule, assis sur une chaise
à côté d'un proskynétaire portant la Déisis - l'icône du
Seigneur entouré de la Mère de Dieu et du Précurseur. Beaucoup de
pères âgés se souviennent de lui, confessant dans sa cellule, avec
sa barbe toute blanche, ses cheveux tombant sur sa poitrine, et son
visage lumineux, irradiant la paix.
"
Viens, mon enfant, disait-il, viens mon petit Gérasime. Assieds-toi
et parlons un peu. Comment vont les choses? Satan nous a-t-il jetés
à terre, ou est-ce nous qui l'avons renversé?
-
Il nous a renversés, Père saint, j'ai souvent négligé ma règle...
-
Eh, allons de l'avant maintenant et foulons aux pieds Satan! La
prière peut le faire. Commençons dès aujourd'hui. N'abandonnons
pas notre règle. Sommes-nous incapables de la faire? Au moins,
faisons-en une partie. Ne l'abandonnons pas complètement. Foulons
aux pieds Satan."
Il
parlait ainsi et fortifiait les âmes par son grand amour et sa
simplicité.
"
Mon Père saint, je tombe souvent dans l'esprit de contradiction, lui
confessait le Père Z. de la skite Sainte-Anne; les frères ou
l'Ancien me disent quelque chose, et je les contredis.
-
Ah, mon enfant, c'est un grand péché. Avec l'esprit de
contradiction, nous e pouvons pas progresser. Nous tomberons hors de
la voie. Ne prends pas cette habitude, et j'en prendrai la
responsabilité pour toi. Tu dois arrêter net avec la
contradiction."
Son amour
paternel le faisait paraître pointilleux et sévère dans des cas
sérieux, mais il n'était jamais dur ni impitoyable. Quand la
situation le permettait, il se montrait toujours miséricordieux
devant la faiblesse humaine : " C'est bon, c'est bon, mon
enfant, disait-il, puisque tu ne peux pas... Nous ne te disons pas de
te mettre une pierre dans la gorge pour que tu t'étouffes!"
Dans les
situations difficiles et obscures, il parlait avec autorité, sans
hésiter le moins du monde.
"
Dans ce cas, disait-il, tu dois agir de cette façon. Sinon, de très
mauvaises conséquences s'ensuivront."
Et
le moine était immédiatement assuré que telle était la volonté
de Dieu.
Quand, un
jour, un moine lui demanda de l'initier à la prière du coeur, il le
regarda, attendit un instant, et lui dit, lentement et fermement : "
Ce n'est pas encore le moment, mon enfant."
*
Avant de
clore ce chapitre, nous allons mentionner une de ses habitudes. Après
que le pénitent eut confessé ses péchés, il lui faisait lire à
genoux une prière de saint Ephrem, adaptée à la circonstance :
"
Seigneur Jésus-Christ, mon Dieu... Je Te demande de ma pardonner,
moi, Ton indigne serviteur, tous les péchés que j'ai commis comme
homme ou plutôt comme étant en dessous de l'animal, de me pardonner
mes fautes volontaires et involontaires, commises par connaissance ou
par ignorance, par passion, inattention, paresse ou négligence; si
j'ai juré par Ton saint Nome... ou volé ou menti, ou si j'ai
gravement lésé mon frère, ou si j'ai ri de façon insensée ou
recherché la vaine gloire, ou me suis enorgueilli, ou si j'ai
considéré la beauté frivole, ou si j'ai examiné avec curiosité
la faute de mon frère... si j'ai négligé la prière, ou si j'ai
fait tout autre mal. Pour tous ces péchés et tous ceux dont je ne
me souviens pas, car j'ai fait tout cela, et plus encore,
pardonne-moi, ô mon Dieu, moi, Ton indigne serviteur, et aie pitié
de moi car tu es bon et Ami des hommes (1)."
(1)
: ( Cette prière fait partie des prières du soir. ( NdE).).
Puis,
suivait la prière de l'absolution, et le pénitent embrassait la
main vénérable du confesseur, le quittant alors avec une âme
lumineuse et blanche, couronnée de paix.
2.
" Fils de consolation".
L'âme du
Père Ignace était comme un bouquet spirituel avec beaucoup de
fleurs de vertu et de grâce, colorées et odorantes. Nous parlerons
de cela plus tard; Mais ici nous allons examiner une fleur
particulière parce qu'elle ets étroitement liée à son art d
epasteur. Il pourrait être appelé "le Barnabé de la Sainte
Montagne" parce qu'il était comme l'apôtre un "fils de
consolation".
La
grâce de consolation jaillissait purement et gratuitement de son
coeur, qui était un océan d'amour. Tous ceux qui ont connu cette
grâce l'évoquent avec des larmes. A ce propos, l'archimandrite
Gabriel de Dionysiou a écrit ceci : " Cet homme, merveilleux et
béni de Dieu, avait la grande vertu de bonté et de pur amour
paternel envers tous, et particulièrement envers ceux qui venaient
se confesser."
Tous
ceux qui venaient se confesser à la calyve de la Dormition goûtaient
son amour généreux. Il leur était donné d'abord le repos du
corps. L'Ancien avait demandé à ses disciples d'offrir
rafraîchissements et hospitalité à tous leurs visiteurs. Mais il
s'agissait là d'un pauvre prologue à la consolation spirituelle qui
allait suivre. D'après les récits qui vont suivre nous verrons
comment les âmes qui s'approchaient de l'Ancien trouvaient le repos
et le rafraîchissement.
*
Le jeune
père Christodule, disciple du grand hésychaste Callinique, fut
blessé par les flèches de l'ennemi lors de son combat spirituel. Il
fut affligé par une grande tentation. Quand il parla de sa situation
à son Ancien, celui-ci l'envoya aussitôt au Père Ignace : "
La chose est sérieuse, dit-il. Tu dois te confesser à un prêtre.
Va voir le Père Ignace pour qu'il te donne une épitimie."
Le
coeur lourd, le Père Christodule monta à la calyve de la Dormition,
et, rempli de confusion et de tristesse, il exposa sa situation à
l'Ancien. Et lui, le sourire aux lèvres, le rassura doucement : "
Ne sois pas si tourmenté par cette tentation, mon Christodule. Il
semble que tu as prié un peu plus que d'habitude, et l'ennemi en a
été blessé; et pour cette raison, il t'a attaqué avec rage. Ne
t'inquiète pas. Sois calme et la tentation passera. C'est cela, le
combat invisible."
En
quittant l'église, le jeune combattant sentit que l'agitation de son
âme était remplacée par la paix. Les vagues déchaînées
s'étaient estompées.
*
C'était le
vendredi de la cinquième semaine du Grand carême, et tombait ce
jour-là la fête de l'Annonciation, le 25 mars 1911. Au monastère
de Dionysiou, à la fin de la vigile de la fête, le jeune novice
devait revêtir l'habit angélique. Le Père Ignace, alors bien
avancé en âge, se trouvait là, car il était aussi le confesseur
de ce monastère et avait décidé d'y fêter l'Annonciation et la
fête de l'Acathiste. Il désirait aussi assister le novice qui
devait être tonsuré, car il éprouvait pour lui beaucoup d'amour.
Les Matines
de l'Annonciation touchaient à leur fin, et la lecture de la
Première Heure commença. Rien n'indiquait qu'une tonsure allait
avoir lieu. Aucun préparatif ne se faisait.
-
Saint Higoumène, demanda le Père Ignace, n'y a-t-il pas la tonsure
aujourd'hui?
-
Non, Père saint, elle a été repoussée à la vigile de
l'Acathiste, demain.
-
Pourquoi a-t-elle été repoussée?
-
Je vais vous l'expliquer. Le novice m'a confessé qu'hier, à midi,
alors qu'il se trouvait au réfectoire du monastère russe, il avait
mangé des olives. Or, à sa tonsure, il va recevoir la Communion, et
selon le typikon, il ne lui est pas permis de manger des olives la
veille. Alors je lui ai dit de jeûner aujourd'hui pour que nous le
tonsurions demain."
En
entendant cela, le Père Ignace ressentit une vive tristesse pour le
jeune novice. Remettre la tonsure parce qu'il s'était oublié à
manger deux ou trois olives! Et devoir jeûner le jour de
l'Annonciation, un jour de joie!
"
Son coeur paternel était si tendre, écrit l'archimandrite Gabriel (
l'ancien novice Georges), qu'il vint à moi à l'heure de la
Liturgie, m'embrassa avec des larmes et me dit pour me consoler : "
Je vais aussi jeûner et veiller avec toi, mon enfant." Et en ce
jour de l'Annonciation, le seul jour du Grand carêmeoù le poisson
est permis, il n'alla pas à la table commune et partagea avec moi
une petite prosphore (1). "
(1)
: ( Archimandrite Gabriel de Dionysiou, Histoires lausiaques de la
Sainte Montagne, Volos, 1953, p. 26-27).
Dans
l'après-midi, il alla de nouveau trouver le novice et lui demanda où
il voulait veiller jusqu'à sa tonsure. Celui-ci lui dit que
l'endroit le plus tranquille était la chapelle de
Saint-Jean-Chrysostome.
Allant
après les Complies à cette chapelle, Georges y trouva le vénérable
Ancien, qui l'y attendait. Il voulait l'assister dans sa préparation
spirituelle. Peu de moines eurent le bonheur d'être préparés à
leur tonsure comme le fut Georges. Le Père Ignace le bénit et lui
proposa d elire trois fois le canon de la tonsure du Grand Habit.
Après cela, il entendit des lèvres de l'Ancien des conseils et des
méditations sublimes sur la vie monastique. Et pour finir, ils
n'oublièrent pas saint Jean Chrysostome qui leur avait donné
l'hospitalité dans sa chapelle.
"
Georges, mon enfant, prends ce petit livre et lis l'Acathiste à
saint Jean Chrysostome. Que ses intercessions te soutiennent dans ta
nouvelle vie."
Ce
qui s'est passé après l'Acathiste, le novice n'en eut pas la
moindre idée. Il semble que le saint à la bouche d'or ait répondu
immédiatement à sa prière. Nous dirons par la suite ce que vit
Georges à ce moment.
A
propos de tout ce qui était arrivé ce jour-là, l'archiandrite
Gabriel écrivit plus tard : " Dans ma vie, resteront
inoubliables ces événements précédant ma tonsure. Ils sont une
preuve irréfutable de la grande sainteté de cet homme."
*
Une autre
fois, l'ennemi déclara une guerre féroce contre un moine qui avait
récemment renoncé au monde. Il montrait à son imagination les
plaisirs de la vie du monde, sous des couleurs éclatantes. Les
attaques étaient si violentes que le combattant devait verser son
sang pour les repousser. Mais plus le Bélial l'abreuvait de son
venin, plus son saint confesseur, le Père Ignace, lui apportait
consolation et encouragements.
"
Mon enfant, lui disait-il, le monde passager est vain. Ne sois pas
effrayé par ce combat. Une petite résistance apporte de belles
couronnes. Pense au Ciel où tu vas aller et à ce qui t'y attend. La
joie et la jubilation indicible! Patiente seulement, et sois attentif
à toi-même, tiens-toi prêt. Donne ton coeur au Christ. Aime-Le,
Lui qui nous a aimés."
Par ces
simples mots, dus au saint amour paternel, le brouillard épais
s'évanouissait. Ce simple avertissement : " Aime-Le, Lui qui
nous a aimés" touchait les plus fines cordes de son coeur. Et
ce moine, aujourd'hui âgé, se rappelle toujours ces mots si
puissants; et les larmes aux yeux, il s'exclama :
"
Comme il m'a consolé! Combien il m'a soutenu! Cet homme était une
bénédiction de Dieu. Comme il connaissait trois ou quatre langues,
il pouvait réconforter chacun, des Grecs, des Russes, des
Bulgares..., d'innombrables moines des monastères, des skites, des
cellules : il rafraîchissait chacun. Il était une bénédiction
divine pour tous, un océan d'amour et de patience. Puissions-nous
avoir ses prières!"
Le
véritable confesseur ne pouvait pas être autrement, car il était
la demeure du Paraclet, le Consolateur. Le Saint-Esprit l'avait sacré
comme messager de l'amour et "fils de consolation".
3.
La tentation d'un ermite.
Depuis que
saint Antoine le Grand a officiellement ouvert la voie de la vie
ascétique, le diable a perdu la paix. Il use toutes ses forces dans
sa guerre contre les moines. Il combat contre eux avec rage, parce
qu'ils iront compléter l'ordre angélique et prendre la place qu'il
a autrefois perdue. Il arecours aux artifices les plus sophistiqués
: quand il juge difficile de faire tomber un moine par la gauche, il
essaie de le faire par la droite (1) :
(1)
: ( Les tentations de droite sont celles liées aux vertus et aux
bonnes actions, dont le diable prend prétexte pour tenter de
susciter de la vanité et de l'orgueil (NdE).).
Dans
les attaques "de la droite", l'ascète est en danger, entre
autres choses, de tomber dans l'illusion.
Quand le
Père Ignace était au couchant de sa vie, un hiver il reçut la
visite d'un ermite en grande difficulté. On voyait sur son visage
qu'il avait traversé une terrible expérience. D'une voix
tremblante, il exposa à l'Ancien son aventure horrible. A la fin de
son récit, il poussa un soupir de soulagement : " Gloire à
Toi, mon Dieu! Tu m'as sauvé des dents de la mort. J'étais sur le
point de périr tout-à-fait."
Qu'était-il
donc arrivé à ce moine? Voici son histoire.
Plein
d'ardeur pour la vie monastique, il vivait en ermite près des
Katounakia. Sans avoir été suivi, comme il convient, par un père
spirituel, il s'était lancé dans une ascèse démesurée. Il
pensait ainsi arriver rapidement aux sommets de la sainteté. Sans
s'en rendre compte, il commença à surestimer ses forces et à se
confier en lui-même. Il détermina par lui-même ses objectifs
ascétiques, et les accomplissait, pensait-il, par ses propres
forces, se décernant des récompenses.
Mais
en fait, il n'agissait pas seul. L'Ennemi, le prince des ténèbres,
le surveillait nuit et jour, préparant une fosse pour sa chute. En
fait, comme on peut le prévoir, ce moine était tombé dans
l'illusion. Les sages paroles d'un hésychaste contemporain pour de
tels cas sont fortes : " Là où les démons malfaisants voient
que l'esprit s'oriente vers un désir de pouvoir, un esprit
correspondant lui est envoyé par leur chef, et, résidant en
permanence en lui, il lui fournit les moyens de s'égarer; et avec
une grande subtilité, il entretient en lui ce désir de pouvoir
pendant très longtemps (1)."
(1)
: ( Joseph l'Hésychaste : Lettres spirituelles. Ed. L'Age d'Homme).
L'esprit
d'égarement fournit les moyens pour s'illusionner, et il creuse
patiemment la fosse de la perdition. Le coeur de l'ermite, peu à peu
et insensiblement, commença à s'assombrir. Et plus il
s'assombrissait, plus les pensées d'orgueil augmentaient. Et plus
celles-ci augmentaient, plus s'assombrissait son coeur.
Le
temps passait, et l'ascète, enthousiasmé par ses jeûnes, ses
veilles et ses mortifications, se disait : " De la façon où
j'avance, je vais atteindre la vertu d'Antoine le Grand. Mais je
m'étonne seulement que malgré mes progrès, je n'aie encore eu
aucune vision...!"
Et
son désir de vision fut bientôt comblé. Un ange lumineux luia
pparut, venant lui confirmer tout ce qu'il imaginait depuis
longtemps. " Ta vie, lui dit-il, a plu au Christ, plus que celle
de tout autre ascète sur la Sainte Montagne."
Et
l'ange disparut, le laissant comme flottant sur un océan de
félicité. Il avait la confirmation de ce qu'il imaginait depuis
longtemps. Sa vie ascétique fit même se réjouir les Cieux. Il
avait même été digne de voir un ange. Et ce n'était pas tout! Un
soir, comme il s'y attendait, l'ange céleste lui apparut à nouveau,
et quel joyeux message ne lui apporta-t-il pas?
"
Ta vertu est grande, mon frère, lui dit-il. Une magnifique couronne
est préparée pour toi. Une grande gloire t'attend. Demain soir,
sois sur le sommet de l'Athos, où le Christ viendra pour que tu
l'adores."
La
joie d el'ascète était sans bornes - c'était une joie
indescriptible! Que ses yeux allaient-ils voir demain! Il allait
goûter l'allégresse du Thabor. Il n'avait même pas remarqué que
le jour commençait à se lever. Alors il entreprit la montée. En
dépit de la neige et du froid glacial d el'hiver, il ne sentait rien
car les anges le réchauffaient. Il avançait donc facilement, ne
sentant ni le froid, ni la fatigue.
Comme il
approchait du sommet sa joie était à son comble. La nuit était
tombée. Et soudainement - ô quelle vision surnaturelle et
splendide! - que virent ses yeux? Des lumières, des illuminations,
des encensements, des prêtres, des hiérarques... Un accueil
merveilleux! Et encore plus extraordinaire, un trône de gloire, où
était assis le Christ, entouré de hiérarques vénérables et
d'autres saints. Parmi les hiérarques, il distingua saint Spyridon,
le saint bien-aimé des ermites.
Cher
lecteur, c'est une chose terrible que le pouvoir du diable sur nous.
Alors notre imagination et nos sens lui sont soumis, et il peut nous
faire imaginer, voir et entendre tout ce qu'il veut. Seul Dieu peut
nous en délivrer.
Mais
continuons le récit de cette machination satanique. Après un
moment, se fit entendre la voix majestueuse du Roi : " Spyridon,
amène-moi ici mon serviteur choisi, afin qu'il m'adore."
Et
saint Spyridon, obéissant, et d'un pas lent et solennel, s'approcha
du moine en extase.
Et
arrive alors le moment critique. Si l'ermite avait adoré le faux
Christ, soit il serait devenu démoniaque, ce qui est arrivé dans
d'autres cas, soit il serait tombé et aurait été écrasé, car
probablement sous le trône imaginaire se trouvait un terrible
gouffre. Mais il semble que le coeur du malheureux ascète avait une
place ouverte pour la miséricorde de Dieu. Au dernier moment, la
miséricorde divine le sauva.
Tandis que
le faux Spyridon s'approchait d elui, il observa qu'il ne portait pas
sur la tête son petit chapeau habituel en forme d epanier renversé.
Cela n'était pas très important. Mais quelque chose d'autre
semblait plus grave. Grâce à la miséricorde de Dieu, il paerçut,
à la place du "petit panier", deux cornes diaboliques!
A
cet instant même, il poussa un cri à rendre l'âme : "
Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, sauve-moi!"
Et
ce fut tout. La grandiose illusion satanique disparut, "comme se
dissipe la fumée" ( Ps 67, 3). Et, sur le sommet de l'Athos,
seul dans la nuit, au milieu d ela neige et du désert, se tenait un
ascète solitaire...
Ce
fut ainsi qu'il relata son aventure dramatique au Père Ignace.
"
Maintenant, lui dit le confesseur, rends gloire à Dieu qui t'a sauvé
d'une telle malveillance satanique. A partir de maintenant, ne reste
pas seul dans ta calyve isolée. Va vivre au monastère de Dionysiou,
tu y seras en sécurité."
Ainsi, ce
moine fut sauvé. L'ennemi aurait pu gagner la partie si l'égarement
était arrivé à un stade encore plus avancé, comme cela était
arrivé quelques années auparavant à un moine d ela skite de la
Petite-Sainte-Anne. Il s'atait imaginé que la Mère de Dieu lui
parlait, et qu'il avait atteint les sommets de l'humilité; il
embrassait même les pieds des autres pères. Ce malheureux moine
finit par être possédé par le démon. Il sauta du toit de sa
calyve, imaginant qu'il pouvait voler comme un ange, et se cassa les
jambes. Plus tard, il commit même un crime au monastère de
Xéropotamou, et finit dan sune prison de l'Etat. Cet homme
misérable, avant qu'il ne fût possédé, se livrait à une ascèse
extrêmement dure. Pour mentionner un détail caractéristique, au
début du Grand carême, quand les moines restent trois jours sans
manger, lui, il s'abstenait ostensiblement de nourriture pendant six
jours.
Que
de pièges terribles le diable tend aux combattants! Et même avec
les ascèses, les jeûnes, les veilles et les prières, ces moyens de
sanctification, il est capable d enous détruire. C'est don cune
bénédiction de Dieu qu'il existe des pères spirituels qui
détruisent les oeuvres de l'ennemi. La nécessité des saints
Anciens et la misère de ceux qui tompent dan sles griffes crochues
du daible, nous allons le voir dans les récits des trois chapitres
suivants.
4.
La veilleuse.
Dans
l'Orthodoxie, il se trouve une merveilleuse harmonie entre le
spirituel et le matériel. Les vérités spirituelles ont des
expressions sensibles correspondantes. Ceci est confirmé par le
dogme. Selon les définitions, inspirées par Dieu, du IVe Concile
oecuménique, le caractère humain et le caractère divin sont tous
les deux parfaitement préservés dans le Christ. Il est homme
parfait et Dieu parfait : invisible, immatériel, et sans limites,
mais aussi visible et circonscrit. Cette vérité se reflète dans
tous les aspects de la vie de l'Eglise.
Au
baptême, nos âme sont purifiées par la grâce spirituelle
invisible, et en même temps nos corps sont baignés dans l'eau
sainte de la fontaine baptismale. Quand nous prions, notre prière
monte, chargée d'agréable odeur, jusqu'au trône céleste, et en
même temps s'élève le parfum de l'encens odoriférant. Quand nous
passons la nuit dans une église orthodoxe, les visages des saints
sont illuminés par les veilleuses qui brûlent devant eux. La
lumière matériellesymbolise la lumière spirituelle que les saints
irradient, et qui est "le résultat de leur illumination
permanente par le Saint-Esprit (1)".
(1)
: ( Saint Syméon de Thessalonique).
De
combien de prières contrites et de larmes saintes ont été témoins
ces petites lampes aux joyeuses lumières! Dans la petite église de
l'ermitage de la Dormition, la douce lumière des veilleuses vacille
toutes les nuits devant les saintes icônes. C'était une joie divine
de prier la nuit devant l'icône de la Dormition, en étant attentif
aux regards attristés des apôtres et au visage paisible de la
Vierge endormie.
Jusque là,
tout est bon et béni. Mais, même là, le serpent venimeux tente de
distiller son poison. Il essaya de prendre au piège le moine qui
était en charge de l'allumage des veilleuses. Son plan perfide
devait réussir, sans pouvoir échouer. Il y avait un seul danger :
Le Père Ignace.
"
Ah, ce Père Ignace, se disait le démon, combien d emes plans
n'a-t-il pas détruits! Il me rend furibond. Il est donc nécessaire
qu'il ne sache absolument rien de ce plan. Je vais chuchoter à
l'oreille de son disciple de ne rien dire à son Ancien, sous aucun
prétexte. Pour arriver à cela, je vais obscurcir son âme en le
rendnat orgueilleux. Et comment? C'est très facile; je vais le
couvrir d'éloges. Tout l'arbre de son être, les feuilles, les
branches, le tronc et les racines, je vais les animer avec le vent de
la louange. Je vais lui rappeler les sacrifices qu'il a faits pour
quitter le monde, ses parents et ses études; je lui parlerai aussi
de ses qualités d'ermite, de ses talents, de ses vertus, réelles ou
non, de ses dons. Et si je peux trouver un moine, un d eceux qui
m'appartiennent, pour lui tresser cette couronne de louanges, tout
ira bien!"
L'Ennemi
commença donc à noircir et à obscurcir l'esprit du moine avec
l'esprit d'orgueil. Puis, ayant préparé le terrain, il mit en
oeuvre un plan.
La
nuit était avancée. Le Père Néophyte dormait et - qui sait?-
peut-être avait-il des songes angéliques. Mais que se passa-t-il?
Il entendit un coup léger frappé à la porte de sa cellule, qui
était à l'étage supérieur et une voix suave lui dire : "
Lève-toi, mon enfant. Descends à l'église. Ma veilleuse s'est
éteinte."
Il
se leva aussitôt et descendit avec angoisse à l'église, où il
trouva la veilleuse de la Mère de Dieu éteinte. Très ému, il la
ralluma, pria avec ferveur et retourna dans sa cellule.
"
J'ai fait des progrès, pensa-t-il. Je suis monté haut. La Reine du
Ciel et de la terre m'a visité, j'ai entendu sa douce voix
angélique. J'ai rallumé sa veilleuse éteinte. Comme je me sens
heureux!"
Plusieurs
fois ensuite il entendit en son coeur une voix douce et calme qui lui
conseillait de parler de cela à son Ancien. Mais il repoussa cette
pensée.
"
Pourquoi en parlerais-je à mon Ancien? Est-ce un péché que je dois
confesser? C'est un événement saint, et plus je le garderai pour
moi, plus sera préservé son caractère saint."
C'est ainsi
qu'il pensait. Avec de telles pensées, comment le Christ pouvait-il
frapper à la porte de son coeur? Cependant son Ancien veillait. Il
avait suspecté quelque chose.
Mon
enfant, prends garde. Tu dois me dire tout ce qui t'arrive dans ta
vie spirituelle."
Un
jour, en confession, il l'obligea à lui raconter toute l'affaire
avec tous les détails. Et il lui démontre que le beau tissu avait
été tissé sur le métier du diable.
"
Quels sentiments dominaient en toi quand tu rallumas la veilleuse
éteinte? lui demanda-t-il.
-
La joie et la reconnaissance d'avoir été rendu digne d'une telle
bénédiction.
-
Rien d'autre?
-
Oui, une autre chose. J'avais une gêne secrète et un malaise de ne
pas t'en parler.
-
Cela témoigne clairement de la présence du diable."
L'Ancien
lui parla longuement des pièges de l'ennemi, puis il lui fit très
énergiquement des reproches : "Ô toi, celui qui s'est laissé
abuser! Le diable t'a trompé. La Mère de Dieu a-t-elle besoin de
moi ou de toi? A-t-elle besoin de ton assistance? Prends garde! Si tu
entends encore un coup à ta porte, ne te lève pas pour allumer la
veilleuse. J'en prends la responsabilité."
Pauvre Père
Néophyte! Ses ailes étaient coupées. Jamais il ne s'était attendu
à une fin si peu glorieuse de cette affaire sublime. Bien sûr, il
fut ensuite reconnaissant à son Ancien, qui l'avait sauvé des
pièges d el'ennemi. Mais, sur le moment, il était très attristé.
Il avait même un doute : serait-il possible que l'on frappe encore à
sa porte? Mais dès que les plans du diable sont mis au jour, ils se
dissipent comme la fumée. Les oeufs qui ne sont pas couvés, ne
peuvent éclore, parce qu'ils ont été exposés à l'air frais.
Dans une
circonstance semblable relatée par l'Abba Cassien, l'Ancien de
l'Abba Sérapion lui dit : " Ô mon enfant, ta confession t'a
sauvé! aussi longtemps que tu n'en disais rien, le démon te
blessait. Maintenant que tu as parlé, c'est toi qui massacres le
démon. Maintenant il n'a plus d eplace en toi, parce que ses
desseins sont mis à la lumière. Ô mon enfant, ta confession t'a
délivré de lui!"
Pour que
les plans perfides de l'ennemi réussissent, ils doivent rester dans
l'obscurité. Et quel malheur pour les moines et les chrétiens qui
ne révèlent pas leurs états à leurs pères spirituels. Le prince
des ténèbres les conduira à la ruine et se réjouira de leur
perdition.
5.
L'étrange maladie.
C'est une
chose très triste que beaucoup de Grecs, loin de leur pays, tombent
victimes, sans en prendre garde, des idées anti-chrétiennes et des
hérésies, et perdent ainsi le trésor sans prix de la foi
orthodoxe. C'est ce qui arrriva à un homme appelé Angélis Kiousa.
Il
avait quité sa terre natale, Léondarios près de Thèbes, pour la
lointaine Amérique, espérant y faire une belle carrière. Comme il
était talentueux et très entreprenant, il réussit très bien
professionnellement et devint très riche. A l'âge de quarante ans,
il chercha quelque chose de nouveau pour se divertir. Aveuglé par sa
richesse et enténébré par son arrogance, il se fit prendre dans
les filets d'une secte satanique. Son âme fut tant empoisonnée
qu'il abjura le christianisme dans une cérémonie solennelle, et
foula aux pieds les icônes du Christ et de la Mère de Dieu.
D'autres avaient commis cette profanation, et rien ne leur était
arrivé.
Mais Dieu,
qui patiente et se tait, juge bon parfois de rompre son silence.
C'est ce qui est arrivé dans le cas d'Angélis : le chêtiment tomba
au moment où il sortait de la pièce où avait eu lieu cette
abominable cérémonie. Dieu concéda qu'il fût livré à la
puissance du mal. Extérieurement, il semblait avoir été frappé
d'une démence subite.
"
Angélis, l'homme riche, est malade. Il ne sait pas ce qu'il dit ni
ce qu'il fait; il est atteint d'une grave maladie mentale!"
Telle était la rumeur qui se répandait parmi les émigrants grecs.
Ses frères avaient la responsabilité ingrate de le mener d'un
médecin à un autre et d'un psychiatre à un autre. Par bonheur, ils
disposaient d'une fortune surabondante. Il fut examiné par les
psychiatres les plus éminents, reçut les médicaments les
meilleurs, fut soigné dans les cliniques les plus modernes, mais
rien n'y faisait. Plusieurs médecins pensaient : " C'est une
maladie étrange! Elle n'est pas habituelle. Ce cas est particulier.
Que ouvons-nous faire?"
Ses
proches commencèrent à comprendre que la maladie d'Angélis ne
relevait pas du domaine de la science médicale; Ils se souvinrent de
la foi, si méprisée, et le ramenèrent dans sa patrie pour avoir
recours à l'Eglise et à l'aide des prêtres. Alors, au lieu de
prendre des drogues, il recevait les exorcismes de saint Basile le
Grand. Et tout cela aboutit à ce que l"on conduise cet homme
possédé à la Sainte Montagne. Certaisn avaient en effet recommandé
: " Pourquoi ne le conduisez-vous pas à la Sainte Montagne pour
qu'un saint hiéromoine prie pour lui?"
Cette
suggestion fut aussitôt adoptée, et Angélis, accompagné de ses
frères, se retrouva à la Nouvelle Skite où ils avaient quelques
connaissances.
Il
y a quelque temps, nous avons rencontré le moine qui les avait reçus
dans sa calyve, le Père Eustrate, hagiographe. A notre demande, il
nous raconta toute leur histoire en détails. Il nous décrivit aussi
les agissements de l'homme possédé. Il prenait dans ses mains
quatre ou cinq balles rondes grosses comme des oranges, et il
s'amusait à les lancer en l'air une à une avec une grande rapidité,
puis il les rattrapait et les relançait sans n'en laisser jamais
tomber aucune. Les plus habiles jongleurs l'auraient envié!
Les démons
qui tourmentent les démoniaques sont variés. Les uns agissent au
milieu du jour, d'autres la nuit, et d'autres une fois par mois.
Certains sont sourds ou muets, d'autres sont des bavards impudents,
etc. Le démon d'Angélis se caractérisait par sa façon "d'altérer
et de déranger l'esprit" et par sa "prolixité verbale".
Sous son influence, le malheureux ne cessait de jacasser et de se
parler à lui-même, produisant un discours décousu sur toutes
sortes de sujets. Sa langue était toujours en mouvement.
Les
pères de la Nouvelle Skite luttèrent beaucoup pour chasser ce
démon, mais ils n'y réussirent pas. Ce démon était
particulièrement dur. " Son cou était un nerf d'acier."
Ils s'avisèrent de trouver un Ancien "puissant dans les
combats". Tel était le Père Ignace, qui avait guéri beaucoup
de possédés.
Angélis
fut alors conduit aux Katounakia, où les pères rencontrèrent le
Père Ignace, et fut dressé le plan du combat. Le confesseur pensait
qu'il faudrait beaucoup de labeurs pour expulser cet esprit. Son
disciple du même nom l'assisterait dans ce combat, dans les
Liturgies et les exorcismes. Ils allaient jeûner durant quarante
jours, célébrer la Divine Liturgie quotidiennement, lire les
exorcismes et implorer la miséricorde de Dieu. Angélis,
conformément à l'ordre du Père Ignace, devait se confesser chaque
jour et lui dire ses pensées les plus secrètes, et tout ce que lui
disiat le démon.
Durant
trente-neuf jours, ils livrèrent ce rude combat, et le quarantième
jour, le malade respira l'air de la liberté. Furent enfin brisées
les chaînes qui le tenaient captif depuis de si nombreuses années.
Son soulagement était au-dessus de toute description. Tout à sa
joie, il repartit dans sa terre natale, puis en Amérique, où,
"correctement vêtu et dans son bon sens", il reprit sa
vie. Et jamais il n'oublia la Sainte Montagne et le vénérable
Ancien Ignace qui l'avait libéré de la tyrannie du démon.
6.
Le moine orgueilleux qui devint possédé.
L'Ancien
Silouane du Mont-Athos (1866-1938), qui goûta par la grâce du
Saint-Esprit la douceur céleste de l'humilité, écrivit ceci : "
Ô humilité du Christ! Je te connais mais ne puis t'atteindre. Tes
fruits sont doux, car ils ne sont pas de la terre... Ô âme humble!
Tu es semblable à un jardin en fleurs au fond duquel se trouve une
magnifique maison où le Seigneur aime demeurer (1)."
(1)
: ( Archimandrite Sophrony, L'Ancien Silouane du Mont-Athos, p.
309-310. Je n'ai pas de mots suffisants pour faire l'éloge de ce
livre, un sommet de théologie, un puits de la mystique, et original
dans son expression. C'est un texte incomparable de la spiritualité
orthodoxe. ( NdA).).
Dans les
lignes qui suivent, nous n'allons pas directement louer l'humilité,
car nous n'allons pas raconter l'histoire d'un moine humble. Mais au
contraire, nous allons présenter le moine Hilarion, qui fut dominé
par l'esprit d'orgueil. Néanmoins, par antithèse, nous allons
montrer la grandeur de l'humilité. Ceci se passa aux Katounakia en
1914, dans la calyve du Père Macaire, la calyve de la Nativité, qui
se trouvait un peu en dessous de celle du Père Ignace. En ces
jours-là, la communauté du Père Macaire était très affairée,
car les moines construisaient le deuxième étage de leur calyve. Ils
avaient bien avancé et en étaient au montage d ela toiture.
L'Ancien
leur dit : " Mes enfants, rendons gloire à Dieu que tout se
soit bien passé. Maintenant il faut mettre en place les poutres pour
le toit. Soyez prudents, les poutres sont lourdes. Soyez patients et
portez-les, une par une. N'allez pas trop vite."
Et
chacun commença à porter les poutres. Le Père Hilarion, le nouveau
de la communauté, ne pouvait pas supporter de les porter une par
une. Jeune et ayant beaucoup de force dans les bras, il commença par
en prendre trois à la fois.
Les
autres pères lui dirent : " Père Hilarion, les poutres sont
lourdes. N'en prends pas autant, tu vas te faire mal."
Mais
il ne prêta pas la moindre attention à leur avertissement. "
Qu'ils s'occupent de leurs affaires, se dit-il, je sais combien je
peux en porter."
L'Ancien
fut mis au courant de son attitude, et la lui reprocha, mais il ne
fit pas non plus attention aux conseils de son ANcien. Par cette
conduite rebelle et qui ne convient pas à un disciple, il fâcha son
Ancien. C'était un cas d'orgueil diabolique et de désobéissance.
Conformément
à la tradition monastique, des peines sévères attendent le
disciple qui fâche son Ancien. Pour Hilarion, l'heure de la punition
était proche. Le moine orgueilleux, qui voulait toujours faire sa
volonté propre, grimpait donc sur le toit de la calyve avec trois
poutres sur son dos. A l'instant où il les posait par terre, il
reçut le coup fatal - il fut livré au pouvoir de Satan et possédé
par le démon! Toute la région fut agitée par sa colère
démoniaque. Des paroles abominables sortaient de sa bouche et ses
actions horrifiaient tous ceux qui le rencontraient.
"
Que s'était-il passé? Quel est le problème? demandaient,
perplexes, les pères des calyves environnantes. Hilarion de l'Ancien
Macaire est possédé! Hilarion est possédé Un démon sauvage
réside en lui! Dieu l'a puni!"
Le
Père Ignace, qui était aussi leur voisin, fut informé de la chose.
Expérimenté comme il l'était en ce domaine, il comprit qu'un grand
combat serait nécessaire pour expulser ce démon féroce. Aussitôt
il commanda que plusieurs pères et hiéromoines se rassemblent dans
la calyve de la Nativité pour unir leurs prières et célébrer la
Sainte Onction (1) sur le patient.
(1)
: ( Le sacrement des malades.( NdE).).
Sept
hiéromoines prirent part à la célébration du sacrement. Cette
cérémonie avait quelque chose d'exceptionnel. Son atmosphère
vibrait d'une émotion particulière. Le spectacle qui s'y présentait
fendait le coeur. Au milieu de l'église était allongé Hilarion
possédé par le diable, qui n'avait pas voulu n'en porter qu'une
seule mais trois, était maintenant porté sur une planche en y étant
lié. Plusieurs moines forts se tenaient près d elui, parce que le
démoniaque avait une force terrifiante, capable de briser les
cordes.
On
commença à lire les prières sur un ton de supplication instante,
tandis que la cérémonie sacrée était régulièrement troublée
par des cris et des invectives diaboliques.
"
Ô Toi, qui es sans commencement, éternel, le Saint des Saints,
suppliait, la voix tremblante d'émotion, le Père Ignace qui
présidait la cérémonie. Que cette huile devienne l'huile
d'allégresse, l'huile de la sanctification, une parure royale, le
bouclier de la vertu, la dissuasion de toute puissance diabolique..."
Par
les prières et les larmes des pères, l'intercession des prêtres et
le pouvoir du Mystère sacré, le miracle arriva : le terrible
occupant se retira d'Hilarion. Se terminait cette terrible épreuve,
mais le moine orgueilleux avait reçu une bonne leçon, qui bénéficia
aussi à tous les autres moines. Chacun en retira quelque chose.
Même
le Père Néophyte, le disciple du Père Ignace, avait profité de
cette expérience. Il surveillait le moine possédé avant le service
de l'onction. Sachant que Dieu avait une raison très précise pour
avoir envoyé au moine une telle punition, il demanda :
"
Démon malfaisant, pourquoi es-tu entré en Hilarion?
-
Tu peux toujours attendre que je t'en donne la raison, lui répondit
le démon.
-
Je t'ordonne au nom de la Sainte Trinité de m'en dire la raison.
-
Ah! Comment oses-tu me faire prêter serment! Qui es-tu? Tu n'es même
pas un prêtre! Je l'ai possédé parce que... parce qu'il était
orgueilleux.
-
A nouveau, je t'ordonne au nom de la Sainte Trinité, dis-moi ce
qu'est un orgueilleux."
Affaibli
par l'ordre et contre sa volonté, le démon fit une confession
remarquable.
"
Ce qu'est un orgueilleux? Voici ce que c'est : c'est celui qui,
durant les vingt-quatre heures du jour, ne s emet pas une seule fois
dans l'esprit qu'il est pécheur, il est f-i-e-r." Et il cria
ces derniers mots d'une voix déchirante."
Ces paroles
résonnèrent longtemps dans les oreilles du Père Néophyte. "
Mon Dieu, disait-il régulièrement, sauve-moi d el'orgueil." Et
jamais il n'oublia ce que le démon lui avait appris.
"
Le Seigneur résiste aux orgueilleux." Cette sentence inspirée
est répétée à trois reprises dans la Sainte Ecriture ( Pr 3, 34;
Jc 4, 6; 1 P 5, 5). L'Echelle sainte insiste aussi : " L'orgueil
est l'ennemi de Dieu (1)."
(1)
: ( Degré XXIV).
Cela
nous a été maintes fois enseigné, et se trouve bien confirmé par
les souffrances de l'orgueilleux Hilarion qui s'attendait à recevoir
de la gloire en portant deux poutres supplémentaires, mais qui en
fut bien humilié.
IV.
LA LUMIERE DE LA GRACE
1.
Une fleur qui embaume.
Ceux qui
progressent dans la vie spirituelle acquièrent simultanément toutes
les vertus. Nous observons cependant que parfois certaines vertus
brillent plus que d'autres. Chez le Père Ignace, on remarque plus
spécialement la vertu de la discipline. Dans toutes ses affaires,
tout particulièrement dans ses obligations monastiques, il faisait
preuve d'une grande régularité, d'une justesse exemplaire et de
discipline. Et il en fut ainsi jusqu'à son grand âge.
Le
commandement de l'Ecriture, " Prends garde à toi" (Dt 15,
9), il l'avait inscrit en grand sur l'étendard de son combat
spirituel. Il était toujours réservé, retenu en paroles, mesuré
dans ses actions, le coeur constamment orienté vers le haut. Sur son
visage apparaissait son recueillement; on pouvait voir qu'il ne
laissait pas son esprit errer dans les quatre coins de l'horizon. Il
était toujours vigilant et attentif, comme l'enseignent les paroles
des Anciens : " Un moine doit, comme les chérubins et les
séraphins, être tout oeil (2)."
(2)
: ( Abba Bessarion).
La
vertu de l'abstinence tint aussi une place proéminente dans sa vie.
Son grand-père spirituel, Hadji-Géorgis avait l'habitude de répéter
: " Tout athlète se prive de tout" ( 1 Co 9, 25).
Pendant des
dizzaines d'années, il suivit fidèlement le sévère typikon de
Hadji-Géorgis. C'est seulement à la fin de sa vie, quand ses forces
diminuaient, qu'il fut obligé, par obéissance à son père
spirituel, de manger de la nourriture assaisonnée. Mais, même
alors, l'esprit d'abstinence prévalait : il ne s'est jamais permis
de se laisser emporter par le plaisir d ela bouche.
Alors qu'il
avait quatre-vingt-huit ans, un jour de fête, le Père Néophyte,
excellent cuisinier, avait préparé une soupe délicieuse. Etait
assis à la table le jeune Eustrate, le dernier arrivé à la
communauté. Etonné par une action de l'Ancien, il lui demanda :
"
Grand-père, pourquoi verses-tu du vinaigre dans ta nourriture?
-
Pour qu'elle ne soit pas si bonne, mon Eustrate. Un moine ne doit pas
manger de plats délicieux."
Il
avait aussi la vertu de la simplicité à un très haut degré. Les
pères de la Sainte Montagne nous ont raconté beaucoup de choses à
propos de sa simplicité. Il était simple comme le trosi fois béni
Paul le Simple, le "modèle de la bienheureuse simplicité",
comme Adam avant la chute, comme les enfants innocents. Le ciel de
son âme n'était jamais assombri par la ruse, la suspicion,
l'hypocrisie, la flatterie ou les mauvaises pensées. Si vous lui
disiez quelque chose, il recevait la chose comme vous le lui aviez
dit, sans ajouter ou retrancher quoi que ce soit, et sans suspicions
ni critiques. Parce qu'il n'y avait pas de mal en lui, il n'en
suspectait aucun chez les autres.
La
simplicité donnait de la beauté à son âme, car le beau, dans sa
plus haute expression, marche de front avec la simplicité. Dieu,
dont la beauté est indescriptible, est au plus haut point "simple
et non composé". Cette simplicité faisiat que les pères
l'aimaient énormément. Il se conduisait avec eux "simplement,
sans hypocrisie ni duplicité ou artifices (1)", et il attirait
les âmes.
(1)
: ( L'Echelle sainte, XXIV).
Et
la beauté de son âme venait aussi de la vertu de "la chasteté
toute pure" au sujet de laquelle il convient de parler.
L'Ecriture
définit l'homme qui s'est consacré à Dieu et qui est orné de la
chasteté virginale, comme "un lys parmi les épines". Et
ceci parce que le lys se distingue "par sa pureté, son parfum,
sa douceur et sa gaieté", comme l'explique saint Méthode
d'Olympe. La virginité est une fleur de printemps dans laquelle
s'épanouit la corolle de l'incorruptibilité (1).
(1)
: ( Le Banquet des dix vierges, 7, 1. Le hiéromartyr Méthode,
évêque d'Olympie de Lycie, était un théologien distingué, un
écrivain et un docteur de l'Eglise primitive. Son merveilleux texte,
Le Banquet des dix vierges exalte la beauté de la virginité. Dix
vierges dînent dans un jardin à l'ombre d'un saule, et chantent
tour à tour pour exalter " l'astre brillant de beauté de la
virginité. ( NdA).).
Le Père
Ignace se distinguait aussi par la pureté morale de sa vie, et par
"la pureté, le parfum, la douceur et la gaieté" de sa
charité. Depuis sa tendre enfance, il garda sa lampe allumée,
blanche sa corolle, et sans tache sa tunique de pureté. Intact et
blanc comme la neige sur les cimes non foulées, il fut digne de
revêtir la robe divinement tissée de la prêtrise. Sa chasteté lui
donna la prêtrise, et la prêtrise sanctifia sa chasteté. Le jour
de son ordination, les flots de la grâce du Saint-Esprit se
déversèrent sur lui et embellirent son corps d'une pureté morale,
permanente et inaliénable.
Soyons
encore plus clairs. Entre le jour de son ordination et son repos,
soixante-dix années s'écoulèrent. Durant tout ce temps, il ne fut
jamais troublé par rien de charnel. Aucune note dissonante ne
troubla le chant mélodieux de la chasteté. Et même durant le
sommeil, il ne connut pas en son corps le moindre désordre. La
présence du Saint-Esprit avait accompli la vivifiante mortification
d ela chair, et avait sauvegardé le don de "la très pure
chasteté". Cette condition admirable et enviable est due à la
grâce. Le grand saint orthodoxe du Nord, Séraphim de Sarov,
l'appelait la sainteté du corps.
La sainteté
du corps est accompagnée de la grâce du parfum, de l'odeur de
sainteté. A plusieurs reprises, on remarqua qu'une bonne odeur
émanait du saint confesseur. L'Ancien Arsène, un compagnon d'ascèse
de l'Ancien Joseph l'Hésychaste, nous rapporta ce qui suit :
"
Quand nous étions de jeunes moines, nous allâmes avec le Père
Joseph voir le Père Ignace pour un entretien spirituel. Il nous
donnait toujours de sages conseils paternels. Entre autres choses, je
me souviens qu'il me disait : " Celui qui travaille dans son
jeune âge aura de la nourriture dans sa vieillesse. Maintenant que
vous êtes jeunes, vous devez prier, jeûner, entreprendre des
oeuvres ascétiques, faire des métanies, pour avoir à manger quand
vous serez devenus vieux." Ses recommandations nous étaient
précieuses. Et quelque chose de merveilleux se passait : avec ses
paroles sortait de sa bouche une délicieuse odeur. Quand il parlait,
sa bouche embaumait."
Cette
information importante concorde avec les témoignages d'autres moines
âgés qui vivaient du temps du saint confesseur. L'Ancien Chrysanthe
de la skite de Sainte-Anne nous rapporta ceci : " Il était mon
confesseur, et j'allais le voir très régulièrement. Pas seulement
ses paroles, mais même ses vêtements et sa sueur répandaient une
odeur suave."
A
la fin de sa biographie, nous verrons que ses ossements aussi
embaumaient. C'est cela le fruit de la chasteté. Le
Très-Saint-Esprit donne en abondance ses dons aux purs parce qu'il
se complaît en eux. " Comme l'encens réjouit les sens, le
Saint-Esprit est réjoui par la pureté (1)."
(1)
: ( Saint Ephrem le Syrien).
Il
faut aussi noter ceci : plus grande est la sainteté du corps, plus
grand est le don de la suave odeur. A cette forme supérieure de la
virginité, appartiennent aussi les corps de saint myroblites. La
production du myron manifeste leur éblouissante chasteté. C'est
pour cela que saint Grégoire Palamas, dans son homélie en l'honneur
de saint Démètre le Myroblite, appelle ce dernier "le vierge
et très pur".
Béni
es-tu, Père Ignace, pour ta chasteté à l'odeur suave, ô lys
odorant de l'Athos, prie avec les saints myroblites pour que, même à
notre époque si difficile, troublée et pervertie, les fleurs
parfumées de la modestie, de la tempérance et de la pureté
puissent s'épanouir. Que la présence du Père Ignace, dans la
pestilence de notre monde contemporain, soit un embellissement
parfumé avec la myrrhe de l'Esprit, lui qui est "vêtu de lin
d'une blancheur parfaite" ( Ap 19, 14).
2.
Sa clairvoyance.
L'esprit du
Père Ignace brillait par sa clarté; Ses idées, ses pensées et ses
observations étaient claires comme du cristal et très lumineuses.
Durant les discussions sur des sujets graves, ou durant les
confessions, les manifestations de pensées, etc., ses paroles
étaient stupéfiantes. On se croyait en face d'un prophète. Nous
serons plus explicites en relatant quelques faits relatifs à sa
clairvoyance.
*
Un Ancien
d'une calyve, près du monastère de Xénophontos, se mit en route
avec son disciple pour les Katounakia, afin de pouvoir se confesser
au Père Ignace. Lorsque le disciple se confessa, vint le temps de la
prière de l'absolution. Le confesseur connaissait le nom de l'Ancien
mais pas celui du disciple. Mais au lieu de le lui demander, il le
mentionna de lui-même.
En
revenant de la confession le disciple dit à son Ancien en
s'exclamant :
"
Tu sais ce qui est arrivé, Ancien? Tu ne lui as pas dit mon nom, et
cependant il l'a trouvé tout seul. Il doit être un saint qui parle
à Dieu. Et Dieu doit tout lui dire.
-
Oui, il a un don de clairvoyance, mon enfant. Dieu est prêt à nous
conférer les dons les plus rares quand nous L'aimons et gardons Ses
commandements."
*
Dans
une communauté des Katounakia, il se trouvait deux postulants venant
d'Athènes. Lors d'un échange à propos d'eux, le Père Ignace dit à
l'higoumène de la communauté : " Vous ne devriez pas accepter
ces deux-là, Père Néophyte, ils ne sont pas faits pour la vie
monastique, et ils ne progresseront pas."
Mais
l'higoumène ne tint pas compte des paroles du Père Ignace. Il garda
les deux hommes et les tonsura moines. Mais il s'en repentit plus
tard amèrement; Très régulièrement, ils créaient des troubles
dans la communauté. Et pour finir, ils renoncèrent à leur habit
monastique et retournèrent dans le monde. Très peiné, l'higoumène
Néophyte se disait : " Le Père Ignace savait ce qu'il disait
lorsqu'il me dit de ne pas les accepter."
*
Un
moine d'une calyve voisine venait souvent voir le confesseur,
trouvant une grande consolation dans ses conseils. Mais un jour, les
paroles du Père Ignace lui causèrent de l'inquiétude. A partir de
ce jour, il commença à ressentir une certaine crainte, comme la
Sainte Vierge lorsqu'elle entendit les paroles du Vieillard Syméon
lui annonçant qu'un glaive transpercerait son coeur. Que lui dit
donc le confesseur?
"
Pendant vingt-huit ans, tu vas vivre en paix ta vie monastique. Mais
ensuite, beaucoup d'épreuves t'assailliront et tu devras t'armer de
la patience de Job. Pour recevoir la couronne, tu dois pratiquer la
patience."
Naturellement,
le moine commença à se demander quelles épreuves l'avenir lui
réservait. Il ne pouvait mettre en doute l'autorité du confesseur,
il savait que ses paroles étaient toujours justes.
Au
bout des vingt-huit années indiquées, la prophétie commença à se
réaliser. Les malheurs, les souffrances et les impasses financières,
dus à la maladie de son disciple, suffirent à l'accomplir. Celui-ci
avait la tuberculose, qui, à cette époque, ne pouvait se guérir. "
Nombreuses sont les afflictions du juste." Tout cela avit été
prévu par le Père Ignace, car le lui avait dévoilé Celui qui
permet les afflictions, donne la patience, et distribue les
couronnes.
*
Comme bien
d'autres fois, le jeune moine de la skite Sainte-Anne, le Père
Chrysanthe, âgé de vingt-quatre ans, marchait sur l'étroit
sentier, conduisant à la calyve retirée du Père Ignace. Toutes les
fois qu'il allait le voir, il se sentait fatigué à cause du dur
combat que l'ennemi livrait contre lui à cette époque. Mais quand
il quittait son père spirituel, son âme, toujours consolée et
fortifiée par l'homme de Dieu, était comme une mer calme débordante
de paix.
Il
marchait. " Mon père spirituel, pensait-il, est un vrai homme
de Dieu. C'est l'Esprit Saint qui parle par sa bouche." Il était
midi, exactement midi, et ce n'était pas une heure pour marcher avec
crainte ou méfiance. Mais soudain il y eut un bruit effrayant, un
sifflement et une vision terrible! Il vit un horrible dragon prêt à
le mettre en pièces.
Devant
cette attaque imprévue, la prière intérieure, toujours présente
en son coeur, s'intensifia fortement. Et alors se dissipa la vision
démoniaque, "le démon de midi", dont parle le psalmiste.
Aussi
courageux qu'on soit, une telle attaque rend l'âme tendue et agitée.
Sous le coup de l'émotion et tout en priant, il arriva chez le Père
Ignace.
"
Bénis, Père saint. Prie pour moi!"
Le
confesseur, comme s'il lui avait déjà tout raconté en détails,
lui dit avec son amour paternel : " Eh, mon petit Chrysanthe -
c'était son habitudede l'appeler ainsi dans son grand amour - ne
perds pas coeur, "ne crains pas ceux qui peuvent tuer le corps,
mais n'ont aucun pouvoir sur l'âme.""
Ces paroles
étonnèrent le Père Chrysanthe. L'Ancien aveugle ( cela se passa en
1922, quand il avait déjà perdu la vue) avait tout vu! Les yeux de
son âme étaient aussi pénétrants que ceux d'un prophète. Il
savait ce qui s'était passé avant qu'on ne le lui dise, parce que
le Saint-Esprit, qui aimait résider en son coeur, lui disait tout ce
qu'il avait besoin de savoir.
3.
Comme le visage d'un ange.
Saint
Grégoire Palamas, le héraut du mysticisme orthodoxe, parlant de "la
lumière, d ela divine illumination et de la sainte félicité",
écrit entre autres choses :
"
Même le corps participe, en quelque manière, aux actions de la
grâce présente dans l'esprit; Le corps même ressent le mystère
indescriptible qui se produit dans l'âme...
C'est ainsi
que resplenditle visage de Moïse. La lumière intérieure de
l'esprit se répandait aussi sur son corps, qui rayonnait tellement
que ceux qui le voyaient de leurs yeux de chair, ne pouvaient
supporter la profusion de cette lumière. de la même façon, le
visage du diacre Etienne apparut "semblable au visage d'un
ange", car l'esprit, d'une manière angélique, entre dan sun
eunion mystique avec la lumière de l'autre monde, et devient comme
un ange."
Le
Père Ignace appartenait à cette race de saints hommes, qui, comme
Moïse, montent "des ténèbres vers la lumière", et sont
immergés dans la lumière de Dieu. La lumière incréée illuminait
non seulement son homme intérieur mais aussi son corps, en faisant
briller son visage "comme le visage d'un ange".
Nous devons
nos remerciements au hiéromoine P. ( il nous a demandé de ne pas
révéler son nom) qui a eu la bonté de nous relater un merveilleux
épisode de la vie du saint confesseur. Nous avons rencontré
récemment ce hiéromoine. Bien qu'âgé - ayant dépassé les
soixante-dix ans - sa mémoire est fraîche, et il se souvient, avec
une précision remarquable, des événements du début de sa vie
monastique. Et il nous raconta :
"
C'était le jour de la fête de saint Constantin, le 21 mai 1916, à
la skite de la Petite-Sainte-Anne. Le Père Théodose célébrait une
pannychide pour son Ancien, le Père Stéphane. Tous les moines des
environs s'étaient réunis pour concélébrer avec lui et prier
ensemble pour le bienheureux défunt. A cette époque, j'avais
dix-sept ans, et n'étais pas encore moine. J'étais imberbe, et je
suivais la Divine Liturgie de ma kavia, à travers les fissures du
mur.
-
Géronda- nous l'interrompîmes -, que veut dire le mot kavia?
-
Une kavia est une petite cellule. Les moines des anciens temps
tendaient une corde épaisse au miliue de la cellule, et se penchant
sur elle, ils veillaient toute la nuit. Dans le langage des marins,
une corde épaisse s'appelle une haussière (en grec kavos), et c'est
pour cela que la cellule fut appelée une kavia.
-
Donc, de ma kavia, qui était contiguë à la petite église, je
suivais la Liturgie très recueillie, célébrée par les ermites
hiéromoines. Commença l'Hymne des chérubins, et le Père Ignace
sortit pour encenser. Et qu'ai-je vu! Ô Seigneur, quelle merveille
je vis! Un visage rayonnant apparut à mes yeux. Son visage était
transfiguré, illuminé, glorieux d'une grâce divine, brillant comme
le visage d'un ange!
-
En était-il ainsi pour les autres hiéromoines qui célébraient?
-
Non, c'était seulement le Père Ignace.
-
Et que ressentis-tu, Ancien, devant une telle vision si
extraordinaire?
-
Je ressentis une grande joie, une très grande allégresse. C'était
la première fois de ma vie que je voyais un visage si lumineux et
glorieux."
En
entendant le Père P. nous raconter cet événement miraculeux, notre
croyance, selon laquelle le Père Ignace était réellement le temple
vivant de la lumière sainte, fut grandement affermie.
*
Nous
avons raconté précédemment comment le Père Ignace accompagna le
Père Gabriel de Dionysiou la veille de sa tonsure, mais nous n'avons
pas fini l'histoire. C'est le bon moment pour le faire maintenant. Le
novice chantait donc avec ferveur l'Acathiste à saint Jean
Chrysostome, ce grand Père de l'Eglise. Ayant fini l'Acathiste, il
fit avec piété une métanie à sa sainte icône. Il se retourna
ensuite vers son Ancien pour prendre sa bénédiction. Mais que
vit-il? Secoué, terrifié par un extraordinaire éclat, il tremblait
devant la gloire de la Transfiguration. Le visage du Père Ignace
était illuminé par la lumière du Thabor, brillant comme le visage
d'un ange céleste. Il tomba aussitôt à ses pieds, aux pieds de cet
ange terrestre, et le supplia d'une voix tremblante : "
Bénis-moi, Père, bénis-moi."
Posant sa
sainte main droite sur sa tête, il y fit le signe de la Croix,
s'exclamant : " Que Ton nom soit béni, Ô Maître de toutes
choses!"
*
Nous
avons relaté seulement deux faits d'illumination divine du Père
Ignace. Qui sait combien de fois encore le visage du saint confesseur
brilla de la gloire surnaturelle? Combien de fois, enfermé dans sa
cellule d'ermite, ne fut-il pas immergé dans les vagues de la
lumière incréée, immatérielle?
Mais
qui peut voir et décrire de tels événements sacrés? Avec quel
oeil percer "l'obscurité du silence du ystère caché (1)"
et voir le flambeau de la grâce, porteur de lumière?
(1)
: ( Saint Denys l'Aréopagite).
La
perle est cachée dans le coquillage, et le coquillage est plongé
tout au fond de l'océan. Il s'agit de " la vie cachée en
Christ", selon l'expression de l'Apôtre Paul, le père de la
mystique chrétienne. Et cela nous conduit à voir le Père Ignace
comme un bateau voguant continuellement sur une mer illuminée par la
lumière suressentielle, ses voiles toutes blanches gonflées par les
brises lumineuses de l'Esprit Saint.
Dans
les deux événements présentés ci-dessus, nous ne voyons que
quelques rayons de la gloire et de la lumière intérieure de ce
saint homme, dont le visage apparut "comme le visage d'un ange".
4.
Durant la Divine Liturgie.
En
règle générale, le silence renforce la vie spirituelle. Plus
grands sont le silence et la réclusion, plus est facile pour l'âme
l'union à Dieu. Mais les règles ont aussi des exceptions, car
"l'Esprit souffle où il veut" ( Jn 3, 8). Saint Jean de
Cronstadt, le brillant luminaire de sainteté de l'Eglise orthodoxe
du Nord, est un exemple frappant de cette exception. En dépit de ses
innobrables tâches pastorales, il vécut si intensément la présence
de Dieu en lui qu'il surpassa même de nombreux ermites, parmi les
plus austères et les plus reclus.
Et
cette exception se rencontre aussi dans la vie du Père Ignace. Il
avait de nombreuses sollicitations : des devoirs sacerdotaux
continuels, un très grand travail de confesseur, des assemblées de
prières dans sa calyve, etc. Et malgré tout cela, son état
spirituel était si haut que les hésyschastes les plus isolés de la
Sainte Montagne s'émerveillaient à son sujet. La grâce du
Saint-Esprit remplaçait le silence, " elle suppléait à la
déficience." La droiture de son coeur, sa sainte simplicité,
sa pureté virginale, et son grand amour lui valaient d'abondantes
grâces.
Il
ne cessait cependant de monter vers les hauteurs, accomplissant "
des ascensions dans son coeur". Les admonitions de l'Apôtre,
"soyez assidus à la prière" ( Cl 4, 2) et "priez
sans cesse" ( 1 Th 5, 17) enflammaient son âme. Sa persévérance
dans la prière était merveilleuse. Dans sa cellule, il avait le lit
habituel. Mais au lieu de s'y étendre, il se soutenait avec des
cordes suspendues à des crochets de son ramoire, afin de chasser le
sommeil. C'est ainsi que son armoire devint un lieu saint, où son
âme rencontrait son Seigneur.
Un
autre endroit saint fut une chaise basse sur laquelle il s'asseyait
durant les heures calmes de la nuit pour se livrer à un
recueillement intense. Avec la grâce divine, il faisait descendre
son esprit dans son coeur, prononçant sans cesse de Nom de jésus,
et obtenant ainsi les bénédictions indicibles de la prière du
coeur, bénédictions qui sont à leur point culminant quand
surviennent les visites de la Lumière immatérielle, qui n'est pas
de ce monde.
L'église,
durant la Divine Liturgie, était à la fois un lieu sacré et
redoutable, un vrai "Béthel" (Gn 28, 10-19), où, comme le
Patriarche Jacob, il rencontrait l'inaccessible et indescriptible
grandeur de Dieu. Durant les innombrables Liturgies qu'il y célébra
pendant cinquante-six années, il expérimenta des états spirituels
indicibles marchant "sur les ailes du vent" ( Ps 103, 3)
liturgique. Quand il lisait l'Evangile durant la Liturgie, il
entraînait tous les participants à la componction; en fait, sa
lecture était plus un service divin qu'une simple lecture. Il vivait
si intensément les événements de lapéricope évangélique qu'il
était toujours en larmes. Et quand il lisait le récit de la Passion
du Seigneur, c'était seulement avec l'aide de Dieu qu'il pouvait
arriver jusqu'à la fin.
Si ceci se
passait pour la lecture de l'Evangile, que dirons-nous de l'Hymne des
Chérubins? Nous avons vu, dans le chapitre précédent, une faible
image de son exaltation liturgique, à ce moment-là, avec son visage
illuminé d'une gloire angélique. Et que lui arrivait-il au moment
du redoutable Sacrifice? Alors qu'il pleurait aux paroles du Christ
en lisant l'Evangile, que ressentait-il devant le supplice du
Golgotha, devant l'humiliation insupportable, la douleur et la
souffrance du "Fils de l'Homme"?
Mais, lui,
qui expérimentait la souffrance du Golgotha en célébrant le
Sacrifice non sanglant, goûtait aussi la gloire inexprimable de la
Résurrection. Tout le mystère du christianisme - un mystère
d'humiliation et de douleur infinies, et d'exultation et de joie
infinies - est présent dans la célébration de la Divine Liturgie.
Le célébrant, qui vit ces événements, vibre de saisissements
spirituels intenses.
Quand le
Père Ignace célébrait, l'atmosphère de l'église était chargée
de tous ces saisissements spirituels intenses.
Quand le
Père Ignace célébrait, l'atmosphère de l'église était chargée
de tous ces saisissements spirituels. Un hiéromoine de notre
connaissance, qui l'avait vu célébrer, nous dit :
"
Le Père Ignace célébrait admirablement, de façon solennelle et
très belle. Il avait une voix superbe, et tous ses mouvements
étaient dignes. Toute une siritualité émanait de lui. On ne
pouvait le comparer à aucun autre célébrant. Aucun n'était comme
lui."
Cette
phrase simple : " de lui, émanait toute une spiritualité quand
il célébrait", si elle était bien analysée, nous dit
beaucoup de choses sur ses vertus sacerdotales.
Aux
Liturgies des jours de fêtes ainsi qu'aux célébrations où
prenaient part de nombreux prêtres, comme le service de l'Onction
(1), le Père Ignace, qui était l'Ancien, avait la première place,
et était en vue.
(1)
: ( Le sacrement des malades).
On
pouvait voir en lui une certaine grâce mystique qui n'apparaissait
pas chez les autres prêtres.
Son
apparence physique donnait aussi une certaine tonalité à sa
célébration. Il était d etaille moyenne, de large stature, de
tempérament sanguin, avec une barbe très blanche, un visage
enfantin tout rond, et des sourcils épais qui cachaient ses yeux
bleus, très brillants. Sa voix, pure et belle, relevait et mettait
en valeur les si riches significations des textes liturgiques.
Mais la
vraie raison de la splendeur de ses célébrations, c'était son
amour pour le Christ. C'est cet amour qui le faisait frémir et
fondre en sanglots depuis la lecture de l'Evangile jusqu'à la fin de
la Divine Liturgie.
Il
aimait le Christ parce que le Christ l'avait aimé le premier. "
Nous L'aimons parce qu'il nous a aimés le premier" ( 1 Jn 4,
19). Ceci explique aussi ces mots, qui lui étaient chers et qu'il
disait souvent à ses enfants spirituels : " Mon enfant,
aime-Le, Lui qui t'a aimé."
5.
Vers la lumière.
L'une des
lectures de l'Evangile que le Père Ignace aimait plus
particulièrement était celle du quatorzième dimanche de Luc (1) (
Lc 18, 35-43).
(1)
: ( Selon la numérotation de l'évangéliaire liturgique).
Il
était toujours ému et inspiré par l'intense supplication de
l'aveugle de Jéricho pour obtenir la lumière, et par ses cris : "
Jésus, fils de David, aie pitié de moi!" et "Seigneur,
fais que je voie." Pour le moine, qui cultive la prière du
coeur, il n'y a pas de plus beau passage évangélique.
Quand le
Père Ignace eut dépassé sa quatre-vingt-cinquième année, il
découvrit cet aspect de la cécité plus intimement encore. Ses yeux
étaient touchés par la cataracte, et avec le temps, il perdit
totalement la vue. Privé de la lumière du jour, il ne cessait pas
de distribuer la lumière immatérielle et d'illuminer les voyageurs,
qui marchaient vers la lumière sans déclin. Le Seigneur lui donna
encore quelques années de vie, et les brebis du troupeau de la
Sainte Montagne continuaient à trouver auprès de lui "un lieu
de vert pâturage" et "l'eau du repos". Tous ceux qui
cherchaient un père confesseur expérimenté étaient envoyés aux
Katounakia, chez le Père Ignace l'Aveugle, comme on l'appelait. Ils
trouvaient en lui un berger irremplaçable, un excellent médecin, un
guid einfaillible, une banque au capital spirituel inestimable. Ils
trouvaient un vénérable Ancien, petit, aveugle, affaibli, courbé
par les années, qui offrait à ceux qui étaient attentifs, paix,
consolation et de sages instructions. Jusqu'à la fin, il garda ses
vigoureuses forces intellectuelles et ne ralentit en rien son travail
de conducteur des âmes.
Il
restait habituellement dans sa cellule. Il lui était difficile de
descendre à l'église, et il n'y allait que pour la Divine Liturgie.
Quand, rarement, il marchait un peu autour de la calyve, son disciple
aimant et respectueux le surveillait et retirait les pierres sur son
passage afin qu'il ne trébuche pas.
Comme
toutes les personnes âgées, il avait ses problèmes de santé. Il
souffrait de rhumatisme, et durant de nombreuses nuits, il devait
continuellement taper des pieds pour lutter contre la douleur. Il
endurait cependant son état en silence et sans se plaindre, ne
réclamant jamais de remèdes ni d'attention spéciale.
Sa
grandeur spirituelle était aussi manifeste en matière d
enourriture. Ce qu'on lui apportait dans sa cellule, il le mangeait.
Et si on lui apportait son repas en retard, ou si on l'oubliait, il
ne disait rien. Son esprit était ravi dans les Cieux, et il ne se
souciait pas des choses terrestres.
Ce
qui l'intéressait par-dessus tout, c'était son voyage vers
l'éternité. Il avait dépassé quatre-vingt-dix ans,
quatre-vingt-quinze ans, et atteignait les cent ans. Cent années de
vie terrestre, vingt dans le monde et quatre-vingts sur l'Athos,
c'était suffisant. Le bateau, qui avait traversé les mers de la
terre pendant tout un siècle, arrivait enfin pour jeter l'ancre dans
le port céleste.
Octobre
1927 fut le mois de son départ. Il semble que le vénérable Ancien
avait eu le pressentiment de sa fin, et pendant quinze jours, il
jeûna totalement. Il voulait être aussi léger que possible pour ce
grand voyage.
Le
27 octobre, un peu avant le lever du soleil, un ermite russe des
Karoulia, le PèreBarthélémy, fut jugé digne de voir comment
meurent les saints. Il monta à la calyve de la Dormition, et alla à
la cellule de l'Ancien.
"
Bonjour, Grand-Père. Bénis-moi.
-
Qui es-tu?
-
Je suis le diacre Barthélémy.
-
Comment vas-tu mon enfant?
-
Je vais bien, Grand-Père.
-
Tu vas bien. J'attends quelqu'un qui va venir."
Qui
le grand-père attendait-il? Personne d'autre que l'ange qui
recevrait son âme. Et le minsitre céleste arriva, prit l'âme du
Père confesseur aveugle, et la conduisit dans la lumière du Ciel,
"dans un lieu de lumière et de verdure". Le grand-père
"mourut comme un petit oiseau". C'est ainsi qu'on nous l'a
rapporté. Le Père Barthélémy n'assista plus jamais à une mort
aussi paisible.
Le
lendemain, le jour de la fête de saint Démètre, eurent lieu ses
funérailles solennelles sous la grâce du saint Myroblite. On ne vit
jamais une aussi grande peine parmi les habitants de la Sainte
Montagne que ce jour-là. Le Père Gérasime de la
Petite-Sainte-Anne, l'hymnographe, nous parla beaucoup de la douleur
et du vide immense créés par le repos du bienheureux père
confesseur.
Après
plusieurs années, ses saintes reliques furent exhumées. Tous les
pères ont bondi d'une grande joie spirituelle, parce qu'un
merveilleux parfum se dégageait des ossements de l'Ancien, tant
béni. De cette façon, Dieu confirmait et scellait la sainteté de
l'homme.
*
Dix
années plus tard, j'étais à la Sainte Montagne, et il me fut
accordé de rencontrer les disciples du Père Ignace. Son second
disciple, nommé lui aussi Ignace, une personne remplie de grâce, me
parla d'une manière frappante de la sainteté de l'Ancien.
L'excellence de l'arbre était révélée par son fruit.
Je
ne suis pas arrivé à temps pour rencontrer ce père confesseur
inoubliable. Que par ses saintes prières, nous puissions le voir,
célébrant, en vêtements sacerdotaux divinement tissés, dans "le
saint et céleste sanctuaire de Dieu". Amen.
III
CODRAT
DE KARAKALLOU
Le Père
Codrat était un pêcheur expérimenté.
Avec
un art incomparable, il réussissait à attraper les âmes.
Comme
filet, il avait la componction.
Comme
canne à pêche, la lumière de Dieu.
Et
comme appât, il avait l'amour.
(
Hiéromoine Athnase d'Iviron)
Prologue
Le
présent chapitre est consacré à la personnalité dynamique du
hiéromoine Codrat (1859-1940), qui brilla comme higoumène du saint
monastère de Karakallou et comme confesseur et père spirituel de
beaucoup d'âmes.
Ses
nombreux dons naturels, son esprit brillant, sa force ascétique, le
placèrent à part comme un modèle de guide spirituel. Son habileté,
tand dans l'administration du monastère que dans la pastorale des
âmes, une association rare, constituait la caractéristique
essentielle de sa personnalité. Les vingt-six années de son
higouménat (1914-1940) furent une période de haute vie spirituelle
pour le monastère de Karakallou, malgré les nombreuses vicissitudes
qui ne manquèrent pas d'entraver son action, si excellente.
Par sa
grandeur spirituelle, le Père Codrat s'imposait partout et
produisait une inoubliable impression. Aux Kavsokalyvia vivait un
personnage unique, un vieux marin, Charalampos de Kastellorizo. C'est
là qu'il passa les dernières années de sa vie. Photios Kontoglou
(1), qui, à cette même époque, étudiait l'iconographie du
catholicon des Kavsokalyvia, le connut bien et le définit comme "un
génie de la mer, qui navigua sur des bateaux à voiles et qui, selon
les dires, voyagea sur le fleuve Jaune de Chine". Ce loup de mer
était tellement impressionné par la personne du Père Codrat qu'il
avait coutume de dire : " Celui qui vient à la Sainte Montagne
et ne monte pas à l'Athos pour rencontrer le Père Codrat, n'a rien
vu." Et cette phrase est devenue proverbiale.
(1)
: ( Photios Kontoglou est le plus célèbre iconographe grec du XXe
siècle. Ami de Léonide Ouspensky, il fut avec lui le principal
auteur du retour à la pure Tradition de l'iconographie orthodoxe,
qui connaissait alors depuis trois siècles, en raison des influences
de la peinture occidentale, une profonde décadence (NdE).).
C'est cette
grandee figure athonite que nous présentons au lecteur. Nous devons
avouer que les éléments biographiques que nous avons rassemblés ne
réussissent pas à rendre toute s agrandeur spirituelle; Nous devons
des remerciements chaleureux au Père Jacques, un disciple du Père
Codrat, au Père Maxime, le confesseur d'Iviron, à l'Ancien Eudocime
de Philotéou, à l'archimandrite André du monastère de Saint-Paul,
aux moines âgés de Karakallou que nous avons rencontrés à
l'infirmerie du monastère, et enfin à tous ceux qui nous ont aidé
à composer le présent document.
Toutes ces
personnes nous ont parlé avec beaucoup d'enthousiasme de la valeur
de cet homme, dont nous retraçons la vie, et d el'état florissant
que connut le monastère sous son higouménat.
Que par ses
prières ce saint monastère recouvre son ancienne prospérité, pour
la gloire de Dieu et la sanctification de nos âmes!
I.
SON LIEU DE SANCTIFICATION ET D'ASCESE
1.
Le saint monastère de Karakallou.
Le
saint monastère de Karakallou, au riche passé historique, est un
des grands monastères athonites, le onzième dans l'ordre
hiérarchique. Il est situé sur le côté nord-est de la péninsule
athonite, sur un versant boisé et pittoresque, dominant l'immensité
de la mer Egée, dont le rivage est à une demi-journée de marche du
monastère. Un peu au-dessus de celui-ci s'élève le monastère de
Philothéou, et au sud-est, à une distance de quatre heures de
marche, le monastère de la Grande Lavra.
Lorsque le
visiteur regarde depuis l'hôtellerie les environs du monastère, il
ne peut manquer d'être impressionné. " A l'est, s'étend la
mer Egée immobile, une mer immense et paisible, qui se confond au
loin avec le ciel. A l'ouest, s'ouvrent les précipices sauvages qui
descendent des cimes de l'Athos et apportent jusqu'à nous le chant
du vent du Nord, ininterrompu dans ses bruissements variés. La
simandre nous appelle à la Liturgie au premier sourire de l'aurore,
quand la lumière se répand sur les eaux frissonnantes de la mer (1)
..."
(1)
: ( N. Louvaris, L'Athos, la porte du Ciel, p. 49).
Telles
sont les impressions de quiconque se trouve au monastère de
Karakallou, un matin d'été.
Les
premières pages de l'histoire du monastère se perdent dans la nuit
des légendes. L'opinion selon laquelle il est lié à l'empereur
romain Aurélius Antoninus Caracalla (IIIe siècle) n'est pas
confirmée par les historiens modernes. Ce qui est certain, c'est que
le monastère existait avant le XIe siècle, comme en témoigne le
chrysobulle de l'empereur de Byzance, Romanos IV Diogène
(1068-1071).
A
l'instar des autres monastères athonites, il a connu beaucoup de
vicissitudes au cours de son histoire. Avec la chute de Byzance, il
connut un sévère déclin et fut presque entièrement détruit. Mais
grâce à l'intérêt que lui manifestèrent le prince de Moldavie,
Jean-Pierre Rarès ( 1527-1546) et sa fille Rosandra, épouse d'un
prince de Moldovlalchie, il fut restauré et enrichi.
Entre le
monastère et la mer se dresse une haute et magnifique tour, qui fut
construite au XVIe siècle avec les fonds du prohigoumène moldave,
le prince Rarès.
La
vie et le développement du monastère demeurent sous la vigilance et
la protection des coryphées des apôtres, Pierre et Paul. L'église
centrale, le catholicon, leur est dédiée, et le jour de leur fête,
le 29 juin, s'y déroule une grande célébration. Les paroles des
hymnes de ces deux saints patrons viennent souvent sur les lèvres
des moines de Karakallou : " Par quelles beautés des hymnes
allons-nous chanter Pierre et Paul, les ailes de la connaissance
divine?"
Toute
l'église est peinte de merveilleux chefs-d'oeuvre iconographiques du
XVIIIe siècle. Parmi ceux-ci, se trouve une icône de grande
qualité, oeuvre de Constantin Palaiokapas, représentant, dans un
style byzantin austère, les apôtres Pierre et Paul se donnant le
baiser de paix (2).
(2)
: ( Il s'agit du type d'icône des deux apôtres dit "de la
réconciliation", qui fait référence au différend qu'ils
avaient eu au sujet de la circoncision (NdE).).
Très
exceptionnelle aussi est l'icône des douze apôtres, une oeuvre du
célèbre iconographe, le hiéromoine Denys de Phourna d'Agrapha (1).
(1)
: ( Celui-ci, qui vécut de 1670 à 1715, est aussi l'auteur du
célèbre Manuel d'iconographie chrétienne, dont une traduction
française - que l'on peut télécharger sur Internet - a été
publiée par M. Didron à Paris en 1845 ( NdE).).
Dans les
situations difficiles et dans leurs besoins, les moines recourent à
l'icône de la Mère de Dieu, "Celle qui entend nos demandes",
qui est une icône miraculeuse. " Aucun de ceux qui accourent
vers elle ne se retire couvert de confusion."
La
belle iconostase du catholicon, peinte en 1562 par Théophanès, est
considérée comme une oeuvre de grande valeur artistique.
La
bibliothèque du monastère contient, en dehors des livres récents,
des codes anciens, sur papier ou sur parchemin, remarquables tant par
leur nombre que par leur qualité.
Parmi les
reliques des saints, "plus vénérables que les pierres
précieuses et plus estimables que l'or", qui sont conservées
au monastère, il est important de noter le chef de l'apôtre
Barthélémy, celui de saint Christophe, et des fragments du
mégalomartyr Mercure. Un honneur particulier est accordé aux
reliques du saint néomartyr Gédéon, moine du monastère. Un
fragment de la Sainte Croix est gardée dans un reliquaire d'argent.
Le casque et l'épée du mégalomartyr Mercure sont aussi conservées
en ce lieu.
Dans
une telle atmosphère, avec la présence vivante de tant de saints et
de saintes figures, et parmi tant d'icônes, de reliques, de
souvenirs, comment la vie de sainteté pourrait-elle manquer de
s'épanouir?
Et
l'environnement du monastère aussi est approprié à l'élévation
des âmes. La région comprise entre Lavra, Karakallou et Philothéou,
a toujours hébergé des âmes saintes, qui, dans de pauvres calyves
d'ermites, au milieu de bois touffus, cultivent la prière du coeur.
Dans ces lieux, la solitude soutient la prière, et l'hésychia le
jeûne. Un prêtre fervent venu de Larissa en pèlerinage à
la Sainte Montagne en 1950, fut étonné de voir, en ces lieux sacrés
autour du monastère de Karakallou, un moine qui priait en état de
lévitation un mètre au-dessus du sol (2).
(2)
: ( Archimandrite Chrysostome Moustaka, La Sainte Montagne de
l'Athos, Athènes, 1957, p. 40). Parmi les excellents moines
de Karakallou de ces derniers temps, on cite Païssios et Galaction.
Le premier fut réputé pour son dévouement et son amour auprès des
malades à l'infirmerie, et le second pour son ascétisme héroïque.
En ce lieu vécut aussi l'Ancien André dans une componction
continuelle. Ses larmes, qu'il acquit après une certaine maladie,
l'accompagnaient constamment et adoucissaient son coeur en fontaine
de joie. Il tenait en ses mains un mouchoir, qu'il trempait jour et
nuit des abondantes larmes de sa componction.
C'est dans
un tel environnement - naturel, architectural et spirituel -
exceptionnel que vécut le grand athlète de l'esprit dont nous
allons tracer la vie : l'higoumène du saint monastère de
Karakallou, le Père Codrat.
2.
Ses origines et son appel monastique.
Le
Père Codrat était de Vrioula en Asie Mineure. Cette petite ville
semble avoir été une pépinière de familles chrétiennes,
craignant Dieu, car de nombreux pères de la Sainte Montagne en
venaient.
Dans
la vie civile, il s'appelait Kyriakos Vamvakas. Son père était
marchand de bois et travaillait beaucoup avec les capitaines qui
transportaient du bois par mer, d'Asie Mineure à la Sainte Montagne.
Le petit Kyriakos entendit beaucoup de récits et de descriptions du
Jardin de la Mère de Dieu, et son désir prit des ailes. Lui aussi
voulait vénérer ce lieu saint, unique au monde, et se rendre digne
de devenir un soldat du Christ, enrôlé dans Son armée spirituelle.
Dès le plus jeune âge, il fut strict et attentif à sa façon de
vivre. Il semble que son essor fût resplendissant; le cours de sa
vie paraissait lumineux.
Quand il
vint sur la Sainte Montagne, il avait vingt ans, la fleur de la
jeunesse. A tous les âges, les jeunes gens ont leurs recherches. Ils
considèrent avec des yeux différents le sens de la vie, l'existence
humaine, le futur, les combats et les vicissitudes du monde. Une
jeune âme est facilement séduite par les vaines illusions du monde,
mais elle prend aussi des décisions héroïques quand elle connaît
le Christ. Aucun autre amour sur terre ne peut dépasser en
profondeur et en joie l'amour divin d'une jeune âme pour Jésus. Il
semble que quelques-uns de ces rayons de l'amour divin illuminèrent
Kyriakos. Une certaine douce flèche d'amour divin blesssa son coeur
harassé par les tentations, et il courut "comme le cerf
assoiffé jusqu'aux sources d'eaux vives..." Le Père Codrat se
souvient :
Quand ils
apprirent, à la maison, que j'étais parti définitivement à la
Sainte Montagne, ils se lamentèrent. Ma mère tout spécialement se
lamentait. Cependant, mon père était un homme plus calme et même
plus spirituel." Pourquoi pleures-tu, ma chère? lui dit-il.
Est-ce que notre garçon est parti pour devenir escroc? Non. Est-il
parti pour devenir meurtrier? Non. Est-il parti pour devenir un
mauvais garnement? Non. Est-il parti pour devenir voleur? Non. Est-il
parti comme un prodigue dans les mauvais lieux et les tavernes? Non.
Il est parti pour devenir moine, pour donner sa jeunesse au Christ et
non à Satan. Tu devrais te réjouir et ne pas pleurer!"
Ces paroles
la consolèrent. Elles la conduisirent à penser d'une façon plus
saine, plus sage et plus chrétienne, et à glorifier Dieu pour avoir
dorénavant parmi ses enfants un moine, un médiateur pour son salut
en ce monde et sa gloire éternelle dans l'autre.
3.
" Voyez comme il est bon d'habiter en frères tous ensemble."
Nous
ne savons pas ce qui conduisit le Père Codrat au monastère de
Karakallou après qu'il eut vécu quelques années à la Nouvelle
Skite.
A
cette époque, le monastère de Karakallou comptait plus de soixante
moines. Quand il y arriva, les moines lui dirent :
"
Ici, nous sommes un petit monastère, mais c'est un monastère
cénobitique."
"
Dès que j'ai entendu que c'était un monastère cénobitique, j'ai
été très heureux, dira-t-il plus tard. Un monastère cénobitique,
c'est ce que je cherchais, et c'est un monastère cénobitique que
j'ai trouvé. les moines me donnèrent les principes de la vie en ce
lieu. J'écoutais tout très attentivement, et tout me faisait
impression."
Ne
voyons-nous pas la même chose aujourd'hui? Les jeunes, dont le coeur
est noble, et qui savent chercher la vérité évangélique et la
pure vie monastique inaltérée, ont soif de la vie cénobitique. Ils
rejettent le système idiorrythmique, qui causa mille maux au
monachisme. Les jeunes moines, qui accourent aujourd'hui vers les
monastères cénobitiques, témoignent contre le système
idiorrythmique.
"
Voyez comme il est bon, comme il est doux d'habiter en frères, tous
ensemble dans l'unité." Telle est l'hymne du monastère
cénobitique, qui est aussi devenue l'hymne du jeune moine novice.
Son coeur la chantait avec un doux enthousiasme, elle enveloppait le
monastère " d'une flamme aussi grande que l'Athos". Non
seulement une table commune, une caisse commune, une nourriture
commune, un typikon commun (1), mais aussi un seul esprit, une seule
volonté, une seule peine, une seule joie, une seule vie. Tout en
commun dans le Christ.
(1)
: ( Il n'y a pas seulement un typikon pour définir l'ordre dans les
services liturgiques. Il y a aussi, dans chaque monastère, un
typikon qui définit son organisation et ses règles de vie. (
NdE).).
Dès le
premier instant où le Père Codrat se trouva dans le monastère, il
se donna tout entier à l'higoumène et à la communauté. Il
travaillait dans l'obéissance infatigablement et avec un esprit
créateur. Toutes ses obédiences, il les remplissait avec ordre et
organisation, avec la disposition de servir et de contribuer au
progrès de sa famille spirituelle.
Pendant
plusieurs années, il fut économe dans un métochion du monastère
qui s etrouvait à Kassandra. Il est rapporté que sa rigueur et sa
tempérance ne se relâchèrent en rien alors qu'il vivait là.
Quelquefois, des visiteurs turcs venaient au métochion. Il leur
servait de la viande, mais il jetait les restes. Au monastère, on ne
mangeait pas de viande, et il voulait que lui-même et les autres
moines du métochion gardent la règle commune du monastère.
Peendant
une longue période, il fut aussi cellérier de Karakallou, et il
allait régulièrement à Constantinople pour y acheter du blé pour
le monastère. C'est après cette obédience qu'il fut nommé
higoumène.
Il
devint higoumène en 1914. Il fut ordonné par le Très Révérend
Nil, qui avait été aussi son maître en Asie Mineure. Lors de son
ordination, il fit son éloge : " Il a été mon élève à
l'école. Je connais bien ses capacités et ses dons depuis qu'il
était encore un enfant."
Avec cette
élection comme higoumène (2), la lampe de la vertu fut placée "sur
un chandelier" afin que sa lumière brillât, de telle façon
que tous "virent ses bonnes oeuvres et rendirent gloire au Père
qui est dans les Cieux."
(2)
: ( Dans les monastères athonites, l'higoumène est élu par la
communauté. (NdE).).
4.
" Tout pour la gloire de Dieu."
Dieu
distribue Ses dons aux hommes. Chaque homme a reçu des mains de Dieu
certaines aptitudes. Néanmoins, certains n'ont pas encore découvert
Ses bienfaits envers eux, et d'autres sont indifférents et ne
cultivent pas Ses dons le moins du monde.
Plus une
âme se rapproche de Dieu, plus se déploient ses potentialités. Et
quand elle devient encore plus proche de Lui, ses dons bien
développés portent du fruit.
Le
Père Codrat, à la fois comme simple moine et plus tard comme
higoumène, consacra toutes ses forces au service de Dieu. "
Tout pour la gloire de Dieu..." Il fut, certes, gratifié par
Dieu de nombreux dons naturels et spirituels.
Etant
né et ayant grandi en Asie Mineure, il connaissait parfaitementle
turc. Il avait compris la psychologie, la mentalité et le caractère
de ce peuple. Ainsi, avec l'aide de Dieu, il avait réussi à
manoeuvrer et à sauver, d'une merveilleuse façon, des chrétiens
d'une mort certaine et d'autres grands châtiments et condamnations.
Et pour cela, les kaimakamidès ( les députés de l'Empire turc) le
révéraient et l'estimaient beaucoup. Ils l'admiraient, et souvent
ils l'appelaient "Efendi Codrat".
Quand les
Anglais et les Français vinrent à la Sainte Montagne ( durant la
guerre 1914-1918), ils la spolièrent énormément. Or, l'ingéniosité
du Père Codrat sauva le monastère du pillage de son bois et de ses
biens. Ainsi, le jour où l'officier français monta au saint
monastère de Karakallou, il lui fit donner une très brillante
réception. Il ordonna à tous les moines de sortir pour
l'accueillir, de sonner les cloches et d elui chanter à l'église
"Beaucoup d'années (1)", de bien le traiter au réfectoire,
etc.
(1)
: ( En latin : Ad multos annos! En grec : Chronia polla! En russe :
Mnogaja ljeta!).
L'officier
fut enthousiasmé par un tel accueil, et il commanda de couper les
forêts des autres monastères, mais que Karakallou fût épargné en
tout.
Le
Père Codrat savait comment gérer sagement et correctement les
diverses affaires du monastère comme il savait aussi bien s'occuper
de la communauté et de tous les détails de la vie cénobitique. Il
avait placé tout son être et ses talents naturels et spirituels
sous la grâce et l'illumination de Dieu. C'est ainsi qu'il est
devenu un homme porteur de Dieu, aux pensées lumineuses et pures.
5.
Un modèle d'assiduité au travail.
Une
caractéristique de la vie athonite est la peine que chaque moine
assume dans le travail manuel et le sacrifice de soi, dans
l'obéissance. Beaucoup de personnes ignorantes accusent les moines
d'oisiveté et de paresse. Quelle grande erreur et quelle illusion!
Tous ceux qui voudraient connaître la vérité devraient faire un
voyage à la Sainte Montagne. Et là, ils verront les moines
constamment au travail, dans toutes sortes de tâches et de labeurs.
Leurs principales activités sont la peinture d'icônes, la sculpture
sur bois, la couture et le tressage. Ils doivent souvent travailler
sans s'arrêter, des heures entières. Il faut aussi réaliser que
leur temps est coupé par de longs offices et de longues vigiles dans
l'église. Et s'ajoutent à cela les autres tâches habituelles :
cuisiner, faire la vaisselle, nettoyer, jardiner, accueillir les
visiteurs, transporter les fournitures à leur monastère ou dans
leurs calyves, ramasser les olives, etc.
Quand le
blé arrivait au port du monastère - des centaines de kilos pour
toute l'année - c'était alors " le travail en commun".
Toute la communauté descendait au port pour transporter le blé
jusqu'à la réserve du monastère. Et l'higoumène, le Père Codrat,
accourait le premier, descendant avec empressement le sentier avec un
sac accroché aux épaules. Il portait ensuite ce sac chargé de blé,
travaillant avec les autres moines comme un simple moine. Si vous ne
le connaissiez pas, vous ne pouviez pas savoir que c'était
l'higoumène de Karakallou.
Il
donnait l'exemple dans les corvées de toute la communauté en
transportant non seulement le blé, mais aussi toutes les fournitures
et matériaux qui arrivaient au port.
Le
Père Codrat était le type même du moine athonite, travailleur :
toujours bien disposé, joyeux, toujours en mouvements, infatigable,
plein de vie. En vérité, ce qui frappe à la Sainte Montagne, c'est
de voir comment tout le travail, même quand il est dur et pénible,
se fait dans l'empressement et l'enthousiasme, et jamais dans la
contrainte et à contrecoeur. Ce qui permet cela c'est que chaque
ouvrage et chaque service se fait à la gloire de Dieu, et constitue
une prière.
Saint
Basile le Grand ne manque pas d'insister sur la valeur du travail
pour le moine; Dans ses Règles, il écrit entre autre choses :
Quand au
démon de l'oisiveté, pourquoi en parler puisque les apôtres ont
clairement affirmé que celui qui ne travaille pas ne doit pas
manger? Et comme chacun a besoin de sa nourriture journalière,
ainsi, chacun a besoin de travailler selon ses forces. Ce n'est pas
en vain que Salomon écrivit ceci : " L'homme oisif n'a pas
mangé d epain." Et encore, l'Apôtre écrivit de lui-même
qu'il n'avait pas mangé le pain d'autrui, sans le gagner, mais qu'il
avait travaillé avec effort et peine nuit et jour, bien que,
prêchant l'Evangile, il eusse le droit de vivre de l'Evangile.
*
Il y avait
un confesseur renommé à la skite de Koutloumousiou, vers qui
beaucoup de pères de la Sainte Montagne venaient se confesser t
recevoir des conseils. Un jour, vint vers lui un Ancien, qui avait
dans sa calyve un disciple, qui était brisé par l'acédie. La
tristesse et la mélancolie le saisissaient, le rongeaient comme un
ver, et le conduisaient fréquemment au désespoir. Le danger était
grand, car si le disciple ne trouvait pas le moyen de sortir des
tentacules de l'acédie, il pourrait succomber à la tentation de
partir.
L'Ancien de
ce disciple blessé alla donc auprès de ce confesseur éclairé. "
Père, lui dit-il, dis-moi ce que je dois faire avec mon disciple. Il
est en train de se perdre. Son esprit s'est obscurci, il ne
s'intéresse à rien. Il a des idées noires, et ses pensées
vagabondent dangereusement. Il a tout ce qu'il faut dans notre
calyve. Je ne le surcharge pas de travail physique, car tout ce qu'il
a à faire est de lire les offices.
Le
vieux confesseur l'écoutait attentivement, puis réfléchit un
moment, et, d'une manière naturelle et douce, lui dit : "
Marie-le!"
L'Ancien
fut abasourdi. Il pensait : " Qu'est-ce qui ne va pas avec le
confesseur. Est-il devenu fou?"
"
Je t'ai dit de le marier, répéta-t-il fermement.
-
Mais, Père, que voulez-vous dire? dit l'Ancien d'une voix
tremblante.
-
Marie-le au travail! Jette-le dans le travail! Comprends-tu? Pour
femme, le moine doit avoir le travail, afin d'échapper à l'acédie
et à toutes les autres tentations."
Quand
l'Ancien appliqua cet ordre, et donna du travail chaque jour à son
disciple, il comprit combien le confesseur avait eu raison. L'acédie
disparut, l'intérêt revint, et la joie brilla à nouveau dans la
calyve. Le travail avait offert sa bénédiction.
Le
Père Codrat connaissait bien cette histoire, et il la racontait
quand c'était nécessaire. Mais, plus important encore, il avait
expérimenté lui-même les principes de base du monachisme, qui,
depuis ses origines, a insisté sur la grande importance du travail
physique, tout spécialement pour les moines des skites et des
monastères.
*
Un
jour, l'higoumène du saint monastère de Saint-Paul vint visiter le
Père Codrat.
"
Où est l'Ancien? demanda-t-il à un moine.
-
Il est en bas dans la réserve ( là où sont entreposés le vin, le
fromage, le poisson, etc.)."
Ce jour-là,
les moines salaient les sardines pour les garder toute l'année. Et
naturellement, pour ce travail comme pour tous les autres, l'Ancien
était le premier à donner l'exemple.
"
Géronda, tu es ici? lui dit l'higoumène, arrivé à la réserve.
-
Que puis-je faire, mon frère? répondit le Père Codrat. Ne sais-tu
pas que le poisson pourrit par la tête?"
Tout en
parlant, il continuait à placer les sardines bien en ordre, en
jetant des poignées de gros sel sur chaque couche. Ses paroles
étaient significatives. Il voulait dire que l'higoumène est obligé
d'être un exemple d'ardeur au travail et de service, qu'il doit être
conscient de la grande responsabilité de sa position, et qu'il lui
revient d'enseigner ses disciples par son exemple vivant. Il est la
tête, qui dirige tout dans le monastère. Si la tête quitte le bon
chemin, alors tout dans le monastère ira à sa perdition et à sa
déchéance.
Le
Père Codrat savait que le travail humilie, adoucit et sanctifie le
corps et l'âme; Quand il est uni à la prière, il devient une hymne
de louange pour Celui qui "travaille jusqu'à maintenant",
en continuité avec le culte divin, en union harmonieuse avec la
glorification silencieuse que toute la création offre au Seigneur de
gloire.
II. UN
MODELE D'HIGOUMENE
1.
Le bon pasteur.
Ils
sont peu nombreux les higoumènes de la Sainte Montagne à ressembler
au Père Codrat. Cet homme avait la grâce du bon pasteur. On
pourrait même dire qu'il était né pour être un guide spirituel.
Dès le moment où il prit en main la direction du monastère, il
gouverna les pères d'une manière parfaite, et conduisit le
monastère à être une vraie communauté avec une haute vie
spirituelle.
"
L'amour prouve le véritable pasteur, car c'est par amour que le
Pasteur a été crucifié (1)."
(1)
: ( Saint Jean Climaque, L'Echelle sainte).
Le
bon pasteur donne sa vie pour ses brebis, dit le Seigneur, le premier
pasteur et le grand Pasteur de l'Eglise; Et le Père Codrat était,
en vérité, un bon pasteur; il avait une grande conscience de son
devoir pastoral, de la compassion et de l'amour pour ses enfants
spirituels, il était tout sacrifice et abnégation pour ses brebis.
Ses propres besoins et ses désirs étaient secondaires. Le temps et
le soin qu'il prenait pour lui-même étaient juste pour se garder en
vie. Du matin au soir, jour et nuit, tout son travail, son zèle et
son amour effectifs étaient orientés vers son troupeau.
Il
dormait très peu. Il ne passait que très peu de temps dans sa
cellule ascétique et, durant ce temps, il recevait ses enfants
spirituels qui pouvaient venir, quand ils le désiraient, pour parler
avec lui de sujets spirituels, ou résoudre des difficultés, ou lui
demander des conseils.
Le
Père Codrat avait entendu clairement la voix de ce grand père
spirituel qu'est saint Syméon le Nouveau Théologien : " Nuit
et jour, dépense-toi pour le soin des âmes qui ont placé leur
confiance en toi, qu'aucune d'entre elles ne soit prise par les bêtes
sauvages ou dévorée par l'ours de la luxure ou consumée par le
dragon de la colère ou dépecée par le vautour aux pensées
arrogantes... Que tu puisses conduire ton troupeau, en sûreté, et
avec de nombreux enfants, vers le Grand Pasteur, le Christ Dieu."
L'Ancien
connaissait les nombreux combats que doit livrer un moine. Il
connaissait les tentations, les démons et les passions qui
bataillent jour et nuit pour faire tomber et jeter dans la confusion
une âme. Le bon pasteur savait que régulièrement les démons sont
avides de créer des imaginations, des rêves et de simages dans le
but de séduire l'athlète spirituel fatigué, quand il octroie un
peu de sommeil à sa chair épuisée. Il connaissait aussi très bien
la faiblesse de la nature humaine, ses inclinations et se spassions,
et ses changements variés. Il ne voulait pas seulement être appelé
"père spirituel", mais être un père spirituel,
c'est-à-dire être pour ses disciples un appui, celui qui stimule la
vie, un guide, une consolation, un espoir, un encouragement, un
enthousiasme. Et si ces derniers étaient blessés par quelque chose,
se tenait près d'eux un docteur, un ami, un bon Samaritain, pour
élever leurs âmes et rendre compte pour elles.
"Il
vaut mieux, dit saint Jean Climaque, te séparer de Dieu que de ton
Ancien." En effet, dans la première circonstance, l'Ancien
viendra à ton aide, le chaînon de jonction te réconciliera à
nouceau avec le Seigneur. Mais si tu te sépares en ton âme de ton
Ancien, qui te réconciliera avec Dieu quand tu tomberas?
Le
lien du Père Codrat avec ses disciples était ainsi très
évangélique et paternel. Il ne tenait pas la position d'un
higoumène, seulement formellement, et sur le papier. Il n'est pas
devenu higoumène par soif de la gloire et des honneurs. Il est
devenu higoumène pour être un monistre et un serviteur des frères,
suivant en cela le Christ Lui-même. " Je suis venu parmi vous
comme un serviteur", pouvait-il dire aussi à ses disciples.
"
Durant les vingt-six ans de mon higouménat, mon enfant, je n'ai
jamais dormi en dehors du monastère, par la grâce de Dieu",
dit-il un jour.
En
fait, une fois seulement, il sortit jusqu'à une haute montagne pour
examiner la forêt et les arbres, et il revint immédiatement au
monastère.
*
Dans le
temps de repos après le repas de midi, le Père Codrat ne se
retirait pas dans sa cellule. Il avait l'habitude d'aller s'asseoir
sur un banc, situé dans la cour intérieure, près de la chapelle de
Saint-Gédéon. Là, incliné sur son bâton d'higoumène, il priait
intérieurement. Ou parfois, il mettait ses lunettes et lisait
quelque ouvrage patristique.
Souvent
aussi, il s'asseyait sur une chaise au seuil de l'escalier en bois
qui conduit à la cour du monastère, la tête inclinée sur son
bâton d'higoumène.
"
Que fais-tu là, Géronda? lui demandait-on.
-
Eh bien, je dors, mon enfant.
-
Tu dors sur une chaise?
-
Eh! le pasteur doit rester éveillé. Et quand il se repose, le
sommeil le prend sur son bâton."
La
conscience aiguë de sa fonction d'higoumène et de protecteur de ses
brebis raisonnables faisait que, même lorsqu'il dormait, "son
coeur veillait".
2.
Le culte divin : sa vie.
"
Comme les anges se tiennent devant le Créateur en chantant des
hymnes, ainsi nous devons nous tenir durant la psalmodie", dit
saint Ephrem le Syrien.
Le
Père Codrat voulait que, dans le catholicon du monastère, soient
angéliques l'attitude de la communauté, l'attention et la
psalmodie. Il désirait que tous les frères sans exception, à part
ceux qui étaient sérieusement malades, assistent aux offices divins
et participent au culte divin. Il s'était lui-même donné, corps et
âme, à la prière. Il avait " les yeux et l'âme toujours
élevés pour suivre la psalmodie et les lectures, et pour ressentir
la force des paroles chantées et parlées de la Sainte Ecriture,
afin que rien ne soit perdu pour cause de paresse, mais pour que son
âme, nourrie par toutes ces choses, puisse parvenir à la
componction, à l'humilité et à la divine illumination du
Saint-Esprit."
A
la Sainte Montagne, dans quelques monastères, une cloche sonne, aux
environs de onze heures du soir, pour que les moines se lèvent pour
l'Office de minuit; dans d'autres monastères, la cloche sonne un peu
plus tard. Les pères font leur "règle" en cellule,
c'est-à-dire leurs métanies et la Prière de Jésus (1), et vont
ensuite à l'office des Matines au catholicon du monastère.
(1)
: ( Les moines ont quotidiennement, en dehors de la participation aux
services liturgiques, un certain nombre de chapelets à faire, et
aussi un certain nombre de grandes prosternations ( en général au
moins 200), ce nombre pouvant varier selon les besoins et les
capacités de chacun, évaluées par le père spirituel (NdE).).
Le
moment de l'Office de minuit est le moment le plus sacré de la
journée. Au milieu de la paix infinie de la nuit, toute la Sainte
Montagne prie "pour la paix du monde et le salut de nos âmes".
D'un bout à l'autre, la Montagne devient un grand enscensement qui
fait monter vers le Seigneur Sabaoth, "comme un encens
d'agréable odeur", sa prière continuelle.
"
Considère comment, dan sla nuit profonde, les hommes, les bêtes et
les créatures sont tous endormis. C'est un profond silence, et toi
seul, tu veilles et converses librement avec le Seigneur de tous. Le
sommeil n'est-il pas doux, Mais la prière, n'est-elle pas plus douce
encore?" dit saint Jean Chrysostome.
"
Rien n'est plus doux que la prière" était aussi une parole du
Père Codrat. C'est pourquoi il ne perdait aucun temps ni ne
regardait le mal qu'il se donnait pour nourrir son troupeau spirituel
avec les paroles de l'office divin, "plus douces que le miel et
le rayon de miel".
Durant la
lecture du premier cathisme du psautier, aux Matines journalières,
il existe une coutume à la Sainte Montagne, selon laquelle chaque
higoumène fait le tour des stalles des moines, une par une, en
tenant en main un cierge allumé. Cela dans l'attention de s'assurer
que tous les moines sont bien à leur place. Le Père Codrat n'avait
pas un moment déterminé pour passer en revue son armée
spirituelle. Il l'inspectait quand il le jugeait utile et souvent
bien plus tôt que le moment de la lecture du psautier.
"
Un jour, nous raconta le Père Cyriaque, j'étais un peu en retard
pour me rendre à l'église. J'y suis arrivé au milieu de l'Office
de minuit. A la fin de l'office, l'Ancien m'attrapa et me réprimanda
: " Pourquoi étais-tu en retard, Père? Ne recommence pas. Tu
dois arriver à l'église avant que ne commence l'Office de minuit.
Maintenant, dis un chapelet sous le polyéléos ( le grand lustre
central dans l'église) et, la prochaine fois, tu auras une plus
grande pénitence. Les remèdes sont amers, mais ils sont le salut
des hommes.""
A
la Première Heure, après la fin des Matines, l'Ancien plaçait
toujours une lecture des Catéchèses de saint Théodore Stoudite
(1), ce grand maître de la vie cénobitique.
(1)
: (Traduction française : Les Grandes catéchèses, éd. de l'Abbaye
de Bellefontaine, Bégrolles-en-Mauge, 2002; Petites catéchèses,
éd. Migne, Paris, 1993).
Il
voulait ainsi affermir le combat quotidien de ses disciples avec les
sources de la sagesse patristique du saint.
La
lecture régulière de textes patristiques apporte une assistance
sans prix au combat du moine, et ce sage berger ne l'ignorait pas.
Il
faisait souvent le tour des cellules de ses disciples, allant
doucement de porte en porte. S'il entendait une conversation venant
de l'intérieur, il adjurait : " Chapelets, Pères, prière!",
et il s'en allait.
Avec
deux mots, il rétablissait les moines dans leur attitude normale,
dont l'oeuvre principale, croyait-il, était la prière continuelle.
Il était dans l'inquiétude au sujet de l'étt spirituel de ses
enfants, comme si, chaque jour, il voyait le Jugement dernier lui
demandant compte de leurs âmes.
"
Il arriva, une fois, que j'étais en froid avec un frère, nous
raconta le Père Jacques. Nous étions deux lecteurs dans l'église.
Et l'Ancien me dit : " Va lire."
Je
lui répliquai que ce n'était pas mon tour. Et sans rien dire, il
quitta sa stalle d'higoumène, mit une mandya, et commença à lire
lui-même. Son humilité et la façon dont il m'enseignait par son
exemple me couvrirent de honte. J'étais tout confus. Et rapidement
j'allai vers lui, lui faire une métanie :
"
Bénis, Géronda, pardonne-moi, lui ai-je dit.
-
Dieu te pardonne, mon enfant. Mais je t'ai fait moine pour servir à
l'église et au choeur, et non pas pour rester assis dans une
stalle"".
Un
jour, le Père Basile revint très fatigué de son obédience et, le
lendemain matin, il ne réussit pas à se lever pour l'office. Dès
que l'Ancien s'en rendit compte, il courut frapper à la porte de sa
cellule, comme il le faisait toujours en de telles situations.
"
Par les prières de nos saints Pères (1)...Père Basile, les pères
sont en bas à lire l'office, et tu dors encore?"
(1)
: ( Dans les monastères, celui qui veut dire quelque chose à un
moine qui est dans sa cellule dit d'abord, en frappant à sa porte :
" Par les prières de nos saints Pères, Seigneur Jésus-Christ,
notre Dieu aie pitié de nous", et l'autre témoigne de sa
présence et de son accord en répondant : " Amen!"
(NdE).).
Et
il ne quittait la cellule que quand il était assuré que le frère
s'était levé et se préparait. Et toujours il exhortait et
conseillait les frères avec des paroles aussi sages que celle de
saint Ephrem le Syrien : " Ô Moine, ne vois-tu pas que tu
causes un préjudice à toi-même? Dis-toi, pour ton compte : s'il
s'agissait d'un cadeau d'or ou de tout autre chose matérielle, ne
t'empresserais-tu pas de répondre avant tous? Et si pour les
affaires du monde tu montres un si grand empressement, combien plus
grand encore, tu devrais en avoir pour les choses spirituelles!"
Tous les
pères qui y survécurent, se rappellent ce terrible tremblement de
terre de 1932, qui détruisit Iérissos, la cité voisine de la
Sainte Montagne, où il se fit fortement sentir aussi, en y effrayant
chacun. Dans le monastère de Karakallou, comme sur toute la Sainte
Montagne, les Vigiles se déroulaient dans l'église. C'était la
veille de la fête de la Sainte Croix, et l'on était en train de
chanter les tropaires des Vêpres quand le séisme fit tout trembler.
A
ce moment, le Père Codrat ordonna que l'on arrêtât l'office et que
l'on prît les chapelets pour prier : " Seigneur Jésus-Christ,
aie pitié de nous", sans que personne sortît de l'église.
Après
avoir prié ainsi un bon moment, il demanda que l'on continuât les
Vêpres selon la règle.
Sa
foi en la prière, et tout spécialement en la Prière du coeur (1),
était profonde et inébranlable.
(1)
: (Autre nom de la Prière de Jésus (NdE).).
Il
voulait que le Nom, sauveur et tout puissant, de Jésus, ne quitte
jamais les lèvres et le coeur de ses disciples. " Par le nom de
Jésus, fustige tes ennemis" et "Garde le Nom de Jésus
attaché à ta respiration", tels étaient ses mots d'ordre.
3.
L'art pastoral.
Pour le
Père Codrat, il était impensable qu'un moine fût absent au
réfectoire, qui, sur la Sainte Montagne, est une seconde église. Il
demandait que chacun observe cette règle très strictement, la seule
exception concernant ceux qui étaient malades et soignés à
l'infirmerie.
Son
ingéniosité, liée à son sens pastoral, trouvait mille manières
pour faire le bien, pour rectifier une erreur, pour redonner du
courage ou pour guider une âme.
Un
moine nous raconta:
"
Un jour que nous étions au réfectoire, le lecteur, comme à
l'habitude, lisait un texte patristique. A un passage, le Père
Codrat l'arrêta : " S'il te plaît, Père, lis à nouveau ce
passage."
Il
voulait réentendre ce passage, qui concernait les intendants du
monastère. Le lecteur obéit et répéta le passage avec emphase,
tandis que l'Ancien jeta un regard aux intendants, qui étaient assis
en face de lui. La réponse patristique les éclaira à propos de
certaines divergences qu'ils avaient eues avec leur higoumène. Mais,
ils furent encore plus éclairés par ce regard à la fois paternel
et réprobateur, qui transperça en profondeur leur conscience de
moines."
La
façon dont il s'occupait des novices était à la fois paternelle et
monastique. Avec un amour sincère, il avait à coeur de les conduire
pleinement dans l'esprit de la vie monastique.
Les
novices ressemblent à de jeunes pousses, qui sont transplantées
dans la serre du monastère. " Les meilleurs cultivateurs, quand
ils voient une plante mal poussée et faible, l'arrosent
généreusement, et lui prodiguent beaucoup de soin pour la faire
grandir. Mais, par contre, quand ils voient dans une plante une
pousse prématurée, ils coupent les feuilles superflues puisqu'elles
se dessécheraient", dit sainte Synclétique.
Le
Père Codrat était un cultivateur expérimenté, dans le domaine des
âmes. Par illumination divine, il savait comment cultiver chaque âme
pour qu'elle développe et porte des fruits à "cent pour cent".
Son but principal pour tous, et spécialement pour les novices, était
d'orienter leur esprit et leur coeur vers le Soleil de Justice,
source de vie, le Christ Sauveur, et d'unir ces jeunes existences à
Sa vie divine, en déracinant leur volonté propre et en élaguant
tout lien qui pourrait entraver cette sainte union. Adonnés à la
prière ininterrompue et à l'ascèse, ses enfants spirituels
produiraient de bons fruits. Car le Christ lui-même a dit : "
Qui demeure en moi, comme moi en lui, porte beaucoup de fruits; car
hors de moi vous ne pouvez rien faire (Jn 15, 5).
Ainsi donc,
l'Ancien ne permettait pas aux novices de sortir du monastère ou
d'avoir des relations et des conversations avec les visiteurs. De
cette façon, il sauvegardait leur vie intérieure, les gardant de
"la mauvaise liberté de langage", des distractions, des
bavardages oiseux et des critiques, et il fortifiait en eux l'esprit
de silence et la douce paix des pensées.
Lui-même
cultivait le silence et l'hésychia, et il les stimulait chez les
autres. Le silence et l'hésychia sont le cadre naturel pour tout
monastère, qui veut être un vrai atelier pour les âmes; Pour cette
raison, quand un certain moine, le Père I., visita le monastère de
Karakallou et, durant un long moment, se mit à crier et à rire au
milieu de la cour, le Père Codrat, le gardien vigilant du silence,
sortit dans la cour couverte et lui dit à travers la grille : "
Père, nous te remercions pour ta visite à notre monastère. Cela a
assez duré. Maintenant va donc dans le monastère voisin."
"Abondance
de paroles ne va pas sans faute", lit-on dans les Proverbes (Pr
10, 19), et saint Nil l'Ascète dit : " Celui qui n'est pas
calme ne peut connaître Dieu."
*
Avec
le silence, l'hésychia et la prière, qui maîtrisent l'esprit, le
Père Codrat entraînait les novices à la tempérance, qui maîtrise
le ventre.
Un
jour, les novices lui proposèrent de nettoyer sa cellule. Quand ils
étaient sur le point de finir, le Père Codrat y monta et leur dit :
"
C'est très bien. Alors maintenant, qu'est-ce que vous aimeriez que
je vous offre?
-
Un loukoum et du cognac! s'empressa de dire l'un d'eux, le plus vif.
-
Un loukoum, oui. Mais du cognac, non!" leur dit-il.
Et
il leur expliqua l'importance de la tempérance pour mettre un frein
aux indomptables désirs du jeune âge.
Lorsqu'il
arrivait à un frère de casser l'un des ustentsiles du monastère,
le Père Codrat lui demandait de rester à la porte du réfectoire,
en tenant les morceaux de l'ustensile, à côté du moine chargé de
la table et du lecteur, qui toujours se tiennent agenouillés après
le repas, pour demander pardon, à ceux qui sortent, de leurs
éventuelles négligences.
Il
portait une attention méticuleuse aux biens communs du monastère,
et il voulait inspirer cette attention et ce respect à tous les
frères. un jour, il trouva par terre un haricot à l'extérieur de
la cuisine, un de ceux que les pères venaient d'éplucher un peu
plus tôt. Il se baissa, le ramassa et l'apporta au cuisinier : "
Prends-le aussi. Ne le dédaigne pas. Economie et attention pour les
biens communs du monastère."
L'Ancien ne
perdait jamais une opportunité de donner une instruction sur la
bonne présentation extérieure d'un moine cénobitique. Voyant un
jour un moine porter un skoufos (1) rigide, considéré comme plus
élégant et plus moderne, il l'interpella de loin : " Eh, Père,
que portes-tu là? Pour un moine, il n'y a qu'une sorte de skoufos :
celui en laine!"
(1)
: ( Coiffe monastique ( NdT).).
Le
Père Codrat n'était pas excessivement attaché aux formes. Mais il
pouvait discerner quand le fond devait aussi s'accompagner de la
forme, ce qui aide toujours et permet de se protéger de la
corruption et d emauvaises influences.
A
un moine qui avait commis un péché, le Père B., il donna comme
pénitence de rester plusieurs années à la porte du monastère et
de demander pardon à tous ceux qui entraient et sortaient. L'Echelle
Sainte mentionne un fait semblable. Le sge berger savait comment
utiliser le bon remède dans chaque situation.
Il
ne voulait pas de journaux au monastère. Les journaux apportent de
la distraction aux moines. Ils les éloignent de leur but principal,
produisent de la confusion, et apportent les vents tempêtueux du
monde dans le havre tranquille de la vie monastique.
Un
jour, un moine trouva beaucoup de pastèques au métochion du
monastère; il les transporta sur l'âne, et les apporta au
monastère, sans avoir demandé la bénédiction pour cela. Un
visiteur était là, ce jour-là. L'Ancien appela le moine qui avait
apporté les pastèques, et lui dit :
"
Mon enfant, apporte une pastèque pour l'offrir à notre hôte."
Mais
le moine, désobéissant et insolent, partit en murmurant :
"Je
n'ai pas de pastèques pour les visiteurs. J'en ai seulement pour les
frères."
Le
Père Codrat lui avait donné une chance d'obéir, ce qui lui aurait
permis d'être pardonné pour sa première faute. Mais par son
orgueil, il tomba dans une faute plus grande encore.
Et
le Père Codrat lui répliqua : " Ainsi, tu as des pastèques
pour les frères?"
Et
sans perdre de temps, pour lui donner une bonne leçon, il jeta les
pastèques par terre, un epar une, et les écrasa sur le sol. Dans la
vie monastique, la désobéissance équivaut à l'expulsion du "
Paradis des délices" et à la mort spirituelle; elle est donc
combattue implacablement.
Il
avait un bon moine, appelé le Père M., et il désiarit l'ordonner
diacre. Il fit cette proposition au conseil des Anciens (1) pour
qu'ils puissent donner leur approbation, mais il n'en fut rien.
(1)
: ( Le conseil des Anciens, avec à sa tête l'higoumène, dirige le
monastère).
Ils
refusèrent en disant qu'il n'avait pas de voix. Et il leur répliqua
:
"
Pères, prenons le Gouvernail (2), et voyons les canons de l'Eglise.
(2)
: (Le Gouvernail, ou Pidalion, en grec, est un recueil des canons de
l'Eglise, compilé et commenté par saint Nicodème l'Hagiorite.
C'est le texte de référence dans l'Eglise grecque pour tout ce qui
concerne les canons (NdE).).
Est-il
dit quelque part que celui qui n'a pas une bonne voix, ne peut pas
être ordonné?"
Alors le
Conseil trouva une autre excuse, à savoir son pays d'origine : "
Nous ne voulons pas l'ordonner parce qu'il vient de Morée ( dans le
Péloponnèse)."
Ils
voulaient signifier que, dans le monastère de Karakallou, la plupart
des pères étaient d'Asie Mineure.
En
vérité, quand manque la lumière de Dieu, les critères humains
deviennent terre à terre et bas. Et s'il ya de l'égoïsme dans
l'âme, nos réactions deviennent insensées et nuisibles. Nous
jugeons alorsun homme sur l'apparence - sa voix, sa stature, ses
origines - et nous ne voyons pas la grâce de Dieu qui régénère le
coeur le plus endurci et fruste, c'éant "l'homme nouveau en
Christ".
Le
Père Codrat était vigilant jour et nuit. Il était tout oeil et
toute oreille parce qu'il était tout amour - un amour vrai pour ses
enfants spirituels. Son amour ne lui permettait pas de prendre du
repos, mais le faisait être attentif à tout : au travail, à la
prière, et plus généralement au progrès spirituel de chacun.
Un jour, il
vit un moine, le Père Pierre, assis, oisif à la porte du monastère
après le repas de midi. Le Père Pierre était un moine de très
grande taille, et il était l'adminsitrateur du monastère. L'Ancien
l'aperçut de loin, et s'approcha de lui avec une attention toute
paternelle.
"
Père Pierre, que fais-tu ici?
-
Oui, Géronda, je suis venu pour prendre un peu l'air frais.
-
Va dans ta cellule, Père Pierre. Ce dont nous avons besoin, c'est du
chapelet et d el'étude.
-
Bénis, Géronda", dit-il.
Et
il obéit.
Ainsi le
Père Codrat appliquait la méthode de saint Pachôme, à qui l'ange
de Dieu avait commandé : " Réchauffe ceux qui sont auprès de
toi, au feu que Dieu allume en toi."
4.
Détaché de tout, ascète, et compatissant.
Jeureusement,
pour le monastère de karakallou, il était et il reste un monastère
cénobitique. Le Père Codrat combattit de toutes ses forces non
seulement pour préserver l'institution du cénobistisme, mais pour
élever la vie cénobitique à son idéal le plus haut, à sa propre
grandeur. C'est pour cette raison qu'à cette époque, le monastère
de Karakallou tenait une position d'avant-garde, au sein d ela
communauté athonite, pour son austérité, sa rigueur et sa vie
spirituelle en général.
"
Il n'est permis à aucun frère de posséder des objets ou des
vêtements personnels, de l'argent ou un héritage, en dehors de
l'accord de l'higoumène, car cela est tout à fait interdit par nos
saints Pères et saint Basile le Grand" disait saint Athanase
l'Athonite (1).
(1)
: ( Le fondateur, au Xe siècle, du premier monastère de l'Athos, la
Grande Lavra. ( NdE).).
Le Père
Codrat avait très à coeur d'inculquer à ses moines le principe d
ela pauvreté - un des trois principes fondamentaux de la vie
cénobitique. Il était, lui-même, plus pauvre que tout autre dans
le monastère. Il portait la plupart du temps un vieux vêtement. Sa
cellule était dépouillée, du plus grand ascétisme, elle ne
contenait rien de superflu. La nuit, il ne dormait pas dans son lit.
Dans un coin de sa chambre, il posait une planche avec tout autour de
grands oreillers campagnards, qui formaient un mur. Et s aplace pour
dormir ressemblait à une tombe. C'est là qu'il s'allongeait.
Ô,
quel vénérable combattant tu es, Père Codrat! Tu as assujetti ton
corps et maîtrisé la chair, en parfait soldat et athlète du
Christ. Tu pratiquais le détachement de tout avec le souvenir de la
mort, et la pauvreté, avec la perception de la vanité du monde. Tu
"n'as pas accordé de sommeil à tes yeux ni d erepos à tes
tempes" jusqu'à ce que tu aies fait de toi un pur réceptacle
de la grâce.
Le
souvenir de la mort, son compagnon de tous les jours, l'incitait avec
zèle à dormir sur la dure, à veiller, à jeûner et à accomplir
de grandes privations. En voyant son pauvre lit et en s'étendant
dessus, il pensait sûrement à sa descente dans la tombe, à la
séparation de son âme d'avec son corps, au redoutable Tribunal et à
la défense qu'il présenteriat devant lui...
*
En 1938, un
moine des Kavsokalyvia, le Père Séraphim, avait des problèmes de
santé - il souffrait d'une hernie; Quand un moine porte des sacs
pesant soixnate à soixante-dix kilos de la mer jusqu'à sa kalyve,
située en hauteur, et reste ensuite debout dans l'église pendant
des heures, il n'est pas inhabituel ni improbable qu'il souffre de
hernie. Un jour qu'il passait par le monastère de Karakallou, le
Père Séraphim se réjouit grandement de pouvoir ainsi voir le
célèbre Père Codrat et bénéficier de sa prière et de sa
bénédiction.
L'accueil
chaleureux que lui donna l'higoumène le poussa à oser parler des
difficultés de sa vie, d ela maladie qui le tourmentait, et il alla
même jusqu'à lui demander s'il avait un bandage pour hernie. Le
Père Codrat le consola, l'encouragea et lui donna le bandage qu'il
demandait. Et puis survint une chose qui laissa le Père Séraphim
abasourdi. L'Ancien, à un moment précise de leur échange, se leva,
mit les mains au bas de son propre abdomen et les bougea sur son
corps, et l'on entendit comme un gargouillement dans son ventre. Il
dit alors : " Tu vois, mon enfant. J'ai aussi une hernie, et
même en deux endroits, sur le côté droit et sur le côté gauche.
Je les ai depuis longtemps. Cependant je célèbre la Divine Liturgie
et j'assiste aux Vigiles. Je pratique la patience pour l'amour du
Christ. Nous devons tous être patients."
Depuis
lors, le moine des Kavsokalyvia n'osa plus se plaindre de son mal.
Le
fait que le Père Codrat avait une hernie aux deux côtés signifiait
qu'il avait supporté beaucoup de labeurs, de peines, de souffrances,
qu'il avait soulevé de lourdes charges et fait beaucoup de stations
debout. En vérité, les pères ne le virent jamais s'asseoir dans sa
stalle d'higoumène. Il était toujours debout, droit comme une
colonne inébranlable. Et quand il souffrait de ses hernies, tous
étaient étonnés par la grandeur de s apatience et de son
endurance. En fait, il soumettait la faiblesse de la chair à la
grandeur de l'esprit.
Quelqu'un
lui demanda un jour :
"
Géronda, comment définir un moine?
-
Un moine, répondit-il, est celui qui désire dormir et qui ne dort
pas, qui désire manger et qui ne mange pas, qui désire boire et ne
boit pas. Un moine se définit comme "une violence continuelle
faite à la nature." "
Sa
réponse exprimait sa propre expérience ascétique. Tous les
habitants de la Sainte Montagne disaient de lui que c'était un grand
combattant, un parfait ascète. Son esprit régnait en maître sur
toutes les expressions de son existence, sans se laisser en rien
dominer par les faiblesses ou les exigences de la chair.
L'amour, la
compassion, la charité et l'attention aux étrangers étaient les
ornements caractéristiques de son âme. Jusqu'à aujourd'hui, le
monastère de Karakallou pratique grandement la vertu de
l'hospitalité, comme un héritage précieux de sa paternité.
"
Si on lui donnait une pomme, me dit l'un de ses disciples survivants,
il la coupait en quatre et la partageait."
Et
le Père Arsène de Bourazéri (1) nous raconta :
(1)
: ( Le compagnon d'ascèse de l'Ancien Joseph l'Hésychaste (NdE).).
"
Il était facile à approcher, plein d'amour paternel et de charité
pour le pauvre et les habitants du désert. Il ne permettait à
personne de repartir du monastère les mains vides. Il traitait
chacun de la même façon, les plus grands comme les plus petits.
Nous sommes allés à Karakallou avec le Père Joseph de la Caverne,
qui était pieds nus, en haillons, et il nous accueillit avec joie et
amour. Nous avons beaucoup apprécié les cadeaux de son
hospitalité."
Le
coeur du Père Codrat, comme tous les véritables serviteurs de Dieu,
était un soleil vivifiant, qui répandait autour de lui les doux
rayons lumineux de la bonté. Que de tels coeurs sont bénéfiques au
sein de notre société, harassée et désorientée, pitoyable dans
son apstasie!
III.
UN PERE SPIRITUEL MODELE
1.
Un médecin des âmes.
Le Père
Codrat était une des rares personnalités détenant en même temps
une compétence administrative et le grand art d ela paternité
spirituelle. Ceux qui étaient proches de lui s'émerveillaient de
son jugement et de son coeur paternel. Il était toujours plein de
miséricorde pour la personne brisée et de compassion pour le
pécheur repentant.
"
C'était un vrai pécheur, nous raconta le père Athanase; il
arrivait à prendre les âmes avec une incomparable dextérité.
Autant il
était strict quant aux règlements et typikon du monastère, autant
il était doux et réconfortant quand ses enfants spirituels se
confessaient à lui. Ses paroles exprimaient la douceur et la bonté,
la componction profonde et la grâce. Il adoucissait les âmes,
brisait les forteresses de l'égoïsme, libérait les âmes de leurs
chaînes des passions. Il encourageait le pénitent à lui parler, à
confesser ses péchés, à ouvrir son coeur fermé par la crainte et
la honte. Il consolait et rendait espoir, et, avant tout, il
souffrait avec le pénitent. Le mot de l'Apôtre, "se réjouir
avec ceux qui se réjouissent et pleurer avec ceux qui pleurent",
était le fondement de son oeuvre pastorale.
Le
Père Codrat pleurait pour les péchés des autres comme si c'étaient
les siens. C'était un père. Et souvent il priait spécialement pour
celui qu'il avait confessé, pour que Dieu lui accorde la
consolation, le fortifie pour ne pas retomber et pour faire
l'épitimie qu'il lui avait donnée. Parfois, à la fin de la sainte
confession, il disait : " Viens, mon enfant, faisons plusieurs
métanies pour supplier le Christ de te protéger.""
Et
le moine Athanase d'Iviron nous raconta :
"J'allai
un jour me confesser. Mon âme était fatiguée et découragée à un
point que vous ne pouvez imaginer. Je me confessais et il m'écoutait
attentivement. Subitement, il prit ma main et la plaça sur sa nuque;
et, s'inclinant devant moi, il dit : " Là, mon enfant, là,
jette tous tes péchés. Là! Sur ma tête!"
A
ce moment-là, par son acte spontané, je reçus aussitôt des
ailes... Quelque chose se passa en moi. Une force surnaturelle et une
émotion irrépressible montèrent en mon âme. C'était l'amour du
Père Codrat, qui avait attiré la grâce de Dieu, et l'avait
communiquée aussi à mon être.
Cet
homme attrapait les âmes, comme avec un filet, de la façon la plus
douce, et leur permettait spontanément de aire sortir leurs
mauvaises pensées et leurs péchés, et de mettre à nu leurs
blessures...
C'était un
bon berger, qui, à l'heure de la confession, laissait tout pour
aller chercher la brebis perdue et la conduire vers le salut."
Un
autre de ses enfants spirituels, le Père Jacques, qui le connut très
bien, nous raconta avec une grande émotion :
"Il
pleurait presque toujours quand il écoutait les confessions, et cela
rendait le pénitent tout contrit.
"
Viens, mon enfant; viens, moine, nous allons faire trois métanies
ensemble, pour que Dieu te pardonne tes péchés.""
Le
lieu où il écoutait les confessions était la petite chapelle de
Saint-Gédéon, qui incitait à la componction.
Sa
renommée comme confesseur se répandit partout. En dehors de ses
enfants spirituels du monastère, durant beaucoup d'années, les
pères du monastère de Philothéou, de nombreux pères d'Iviron, de
la Grande Lavra, et d'autres monastères, venaient à lui pour se
confesser.
Une
multitude de laïcs venaient du monde à la Sainte Montagne pour le
rencontrer, recevoir sa bénédiction et se confesser. Il mettait
dans des sacs les nombreuses lettres qu'il recevait chaque jour et
qui contenaient les confessions de ses enfants spirituels et leurs
demandes de conseils. Et beaucoup d'années après, il appela un jour
le jardinier et lui dit : " Prends ces sacs, et, sans rien
regarder, brûle-les et enterre-les dans un coin du jardin."
Dans ces
lettres, combien d'âmes déposèrent le lourd fardeau de leurs
péchés, et toutes déchargées, trouvèrent le chemin du Paradis!
A
cette époque, le métropolite Chrysostome de Pélagonie vécut un
moment dans une grande cellule près de la mer, dans une région
appelée Mylopotamos, un peu au-delà de Karakallou. Il venait
souvent voir le Père Codrat avec le futur patriarche Athénagoras,
alors diacre. Quand celui-ci alla aux Etats-Unis, il envoya beaucoup
de Grecs américains à la Sainte Montagne pour rencontrer le Père
Codrat et se confesser à lui.
*
Le Père
Codrat était comme une poule, qui rassemble ses poussins sous ses
ailes avec l'amour et la tendresse d'une mère. Il était plutôt
comme une nourrice. " Comme une mère nourrit ses enfants et
prend soin d'eux, telle était notre tendresse pour vous que nous
aurions voulu vous livrer, en même temps que l'Evangile de Dieu,
notre propre vie, tant vous nous étiez devenus chers" ( 1 Th 2,
7-8).
Le Père
André, l'higoumène du monastère Saint-Paul, connaissait très bien
le Père Codrat, en tant que père spirituel. Il nous a raconté :
"
Il m'est arrivé une grande tentation, si grande qu'elle me fit
quitter le monastère. Je partis et restai dans une cellule près du
monastère de Karakallou. Au bout de deux ou trois jours, j'allai
trouver le Père Codrat pour me confesser. Je lui ai ouvert mon coeur
et lui ai tout raconté. Cependant, j'étais visiblement agité. Il
m'écouta patiemment et, à la fin, il sembla être d'accord avec moi
: " Tu as bien fait, tu as eu raison. Mais reviens dans une
semaine, mon enfant, nous en reparlerons."
Je
le remerciai et le quittai. Cependant, ce qu'il pensait m'était
caché, et j'étais curieux de connaître ce qu'il voulait de moi,
une semaine plus tard. J'allai donc le voir à nouveau, et après que
nous eûmes parlé cordialement pendant un moment, il me dit à la
fin sur un ton très joyeux :
"
Obéiras-tu à ce que je te dirai?
- Géronda,
tout ce que tu me diras, je le ferai.
- Tu le
feras? Alors, écoute! Tu vas mettre sur ton âne la bride et la
couverture et tu retourneras au monastère. C'est parfait!
-
Mais, Géronda, lui dis-je étonné, avant, tu m'as dit que j'avais
eu raison et maintenant...
-
Oui, mais alors tu étais en colère. Si je t'avais dit, à ce
moment-là, ce que je te dis maintenant, la blessure n'aurait pas été
soignée ni la tentation chassée."
J'étais
émerveillé de sa façon magistrale de guider les âmes, et je
glorifiai Dieu d'avoir trouvé un tel père spirituel. Je retournai
au monastère, joyeux et repentant."
Un
moine avait la passion de manger en secret. Un jour, vint un visiteur
dont l'Ancien savait qu'il souffrait d ela même passion. Et il
l'envoaya prendre conseil auprès de ce moine : " Va voir le
Père Untel. Il a de l'expérience spirituelle et il t'aidera."
Il en
résulta un double bien. Le moine eut honte et réalisa son péché,
et le visiteur bénéficia de ses conseils.
En plus de
la grâce du discernement, l'incomparable Père Codrat avait aussi le
don de clairvoyance.
Un
disciple d el'exceptionnel Ancien Daniel des Katounakia était
tourmenté par des pensées critiques envers son Ancien. Il quitta
alors la communauté, étant sous l'emprise du mal. Dieu, cependant,
ne l'abandonna pas, mais lui donna la bonne pensée d'aller voir le
Père Codrat : il serait capable de le conseiller et de lui
recommander un autre Ancien vertueux. Quand le Père Damascène -
c'était son nom - eut fini d eparler, le Père Codrat, éclairé par
Dieu, lui dit : " Pourquoi me dis-tu, à moi, tout cela, Père
Damascène? Ecoute. Si tu désires vraiment être aidé, va aux
Katounakia et va voir un certain Ancien Daniel, très sage. Tout ce
qu'il te dira, fais-le."
Le Père
Damascène en fut tout abasourdi! Il s'attendait à tout, sauf à cel
: " Sûrement, pensa-t-il, Dieu a éclairé le confesseur pour
me dire de retourner à mon Ancien, puisque je ne lui avais pas dit à
quelle communauté j'appartenais, ni qui était mon Ancien."
En
1930, le métropolite de Kassandra l'invita pour venir confesser dans
son diocèse. C'était une habitude, merveilleuse et féconde, de
certains évêques de faire venir des hiéromoines athonites, ascètes
et porteurs de charismes, pour assurer le mystère de la confession
dans leurs diocèses.
Dans un
village, le Père Codrat fut attaqué par des hommes qui n'étaient
pas habitués à observer les règles de la morale familiale, alors
qu'en confesseur consciencieux, il exposait la volonté de Dieu,
clairement et sans crainte. Son discernement le faisait être
indulgent quand l'indulgence était nécessaire, mais il était
strict aussi quand il le fallait.
Les
hommes de ce village l'exclurent donc de partout et ne le reçurent
pas. Le maire du village ordonna que personne ne n'accueillît.
Inébranlable, le Père Codrat exerça son ingéniosité, éclairée
par Dieu, et décida de s'enfermer dans l'église du village. Il
envoya au maire le billet suivant : " Monsieur le Maire, je ne
vous ai rien demandé. Un morceau de pain et quelques olives me
suffiront pour ne pas mourir de faim. Vous ne pouvez pas me chasser
d'ici. L'église est à moi."
Ainsi, les
âmes, assoiffées du mystère de la divine confession, pouvaient
venir à lui dans l'église.
En
l'année 1936 arriva au monastère un aspirant à la vie monastique,
qui était assez peu décidé, et avait l'esprit partagé vis-à-vis
de la vie monastique. L'Ancien fit tout pour l'aider à se désengager
du monde et à s'affermir. Il lui montra amour et bonté, mais
celui-ci ne pouvait se détacher des vanités mondaines. Ainsi, il
lisait des périodiques du monde, qu'il avai apportés au monastère.
Quand le
Père Codrat découvrit cela, il l'appela et lui dit : " Mon
enfant, tu ne seras pas moine. Tu es venu pour mener une vie
monastique et tu lis encore des journaux du monde? Pars donc et va
faire ta vie dans le monde. Va avec la bénédiction de Dieu!"
Dans de
telles situations, résonnaient dans l'esprit du Père Codrat les
paroles du Seigneur : " Qui de vous en effet, s'il veut bâtir
une tour, ne commence pas par s'asseoir pour calculer la dépense et
voir s'il a de quoi aller jusqu'au bout" ( Lc 14, 28).
2.
Dans la chapelle de Saint-Gédéon.
La chapelle
du saint moine martyr Gédéon était l'enfant favori du Père
Codrat, à la fois parce que la figure du saint y était vivante, et
aussi parce qu'il y régnait une atmosphère de componction profonde.
Dans cette chapelle silencieuse, embaumant l'odeur de l'encens et
doucement éclairée par les veilleuses des icônes, il avait
l'habitude de recevoir ses enfants spirituels, pour la confession.
Il
aimait dire à ses disciples à propos de saint Gédéon :
"
C'était un héros. Il avait renié le Christ en paroles, mais il Le
confessa par son sang."
Et
quand les plus jeunes, qui ne connaissaient pas bien sa vie, lui
demandaient avec curiosité :
"
Géronda, pourquoi dis-tu qu'il avait renié le Christ en paroles,
mais qu'il Le confessa par son sang?
-
Voici pourquoi. Quan dil était petit, le saint renia la foi
chrétienne, et, sous la pression des Turcs, devint musulman. Plus
tard, il comprit qu'il avait commis un crime de trahison. Il se
confessa et vint à la Sainte Montagne.
Durant
trente-cinq ans, il fut un moine modèle dans le saint monastère de
Karakallou. Cependant, le désir du martyre brûlait en lui. Il
désirait laver la honte de la trahison. Il demanda la béndiction de
l'higoumène et des pères, et après avoir fait sa métanie partit à
Valestino, où il simula la folie pour provoquer les Turcs afin
qu'ils l'arrêtent. après des défis, répétés à plusieurs
reprises, il fut arrêté. Conduit devant la juge, il confessa sa foi
avec courage et supporta un terrible martyre. On coupa un par un
chaque membre de son corps, les mains et les pieds.
Il
endura son martyre non seulement avec une patience inimaginable, mais
aussi avec une joie indicible.
Je
vous ai donc dit : il renia le Christ en paroles, mais il Le confessa
par son sang. Alors, mes enfants, faisons attention, car un moine
peut inversement confesser le Christ en paroles, mais le renier par
son sang.
-
Mais aujourd'hui, le Christ ne nous demande pas notre sang?
-
Au contraire, Il vous le demande. " Donne ton sang et tu
recevras l'Esprit", disent les Pères. Un vrai moine se sacrifie
chaque jour, il retranche sa volonté propre, obéit, il est crucifié
pour les passions et pour le monde. C'est cela son martyre! Le vrai
moine est un martyr du Christ, et il doit confesser le Christ à la
fois en paroles et par son sang.
-
Et comment, Géronda, un moine peut-il renier le Christ par son sang?
-
Comment? Quand un moine confesse à sa tonsure qu'il "renonce au
monde et aux choses du monde selon le commandement du Christ",
et qu'il "restera dans le monastère et dans l'ascèse jusqu'à
son dernier souffle", qu'il "gardera jusqu'à la mort
obéissance à son higoumène et à toute la communauté en Christ",
et qu'il supportera "toutes les afflictions et privations de la
vie solitaire pour le Royaume des cieux", mais ne garde pas
l'engagement qu'il a pris avec le Christ et le Seigneur, alors il Le
renie. Quand un moine promet, dans l'engagement qu'il prend auprès
du Christ, de chasser "désobéissance, contestation, orgueil,
discorde, jalousie, envie, colère, cris, blasphème, vol de
nourriture, vantardise, querelle, murmures, racontars..., par
lesquels la colère de Dieu arrive et par lesquels le destructeur des
âmes commence à s'enraciner en elles", mais ne tient pas sa
promesse, ni ne se repent pour cela, alors il renie le Christ...
Comme c'est
terrible, mon enfant! Nous nous préparons à servir le Christ, à
devenir ses soldats, et si nous n'y prenons pas garde, nous pouvons,
dans nos actions et dans notre vie, devenir ceux qui L'ont renié...
Mais, vous, aimez le Christ! Alors le martyre non sangalnt de vos
combats monastiques sera aux yeux de Dieu plus grand que toute autre
chose. Et si vous persévérez avec joie et reconnaissance, votre
couronne sera d'autant plus brillante et belle."
Combien de
larmes le Père Codrat ne versa-t-il pas dans cette chapelle
silencieuse et aimée. Derrière le choeur, il y a une petite cour
avec un siège, d'où l'on peut voir au loin la mer Egée sans
limites, qui s'étend, large et vaste, aussi loin que les yeux
peuvent voir. Toutes les fois qu'il contemplait cette mer, il pensait
au mystère de l'amour de Dieu, et était profondément ému. Le
mystère de l'amour éternel, qui ressemble à une mer sans limites,
sans fin... Et cependant un de ses rivages, une de ses vagues,
caressaient cette chapelle de saint Gédéon chaque fois que le grand
coeur empli de l'amour de Dieu, le Père Codrat, y confessait ou
célébrait la Liturgie.
3.
Comment fut sauvé un homme désespéré.
Durant
l'higouménat du Père Codrat, un pèlerin laïc visita la Sainte
Montagne, désirant confesser ses grands péchés. Il alla à Karyès,
vers le Père Averkios, qui faisait des chapelets, pour lui demander
instamment de se confesser.
Le Père
Averkios pensa qu'il était bien de l'envoyer à un confesseur dans
le saint monastère de Koutloumousiou, qui est près de Karyès. Ce
confesseur était un bon confesseur, mais observant strictement les
canons, qu'il appliquait sans indulgence.
L'homme
alla à Koutloumousiou et se confessa. Et il revint comme "un
roseau brisé", accablé, rempli de tristesse et de
découragement.
"
Que s'est-il passé? T'es-tu confessé? lui demanda le Père
Averkios.
-
Oui, Père, mais..."
Le
Père Averkios le regarda. Il était ravagé, tout pâle, avec une
tristesse qui n'était pas selon Dieu, mais qui venait du démon,
afin de prendre les âmes dans ses filets mortels.
"Qu'est-ce
qui t'est arrivé? Dis-moi.
-
Père, pour moi la vie ne vaut plus la peine d'être vécue. Il
vaudrait mieux que je me noie, dit-il avec une douleur immense.
-
Mais pourquoi? Ne t'es-tu pas confessé,
-
Je suis allé me confesser, mais le confesseur m'a dit que mes péchés
étaient très graves. Je ne sais pas. Que puis-je dire, Il m'a
conduit au désespoir."
Quand le
Père Averkios entendit cela et vit combien l'âme de cet homme
troublé était recouverte d'un voile de chagrin et de désespoir, il
prit une feuille de papier et écrivit une lettre à Son Eminence le
métropolite Hiérothée, qui vivait alors en ascète à Milopotamou.
Celui-ci pourrait secourir cet homme et trouver une issue pour son
âme.
Il
lui remit la lettre, en lui disant des paroles paternelles et
encourageantes, et lui montra le chemin qui conduisait à la cellule
érémitique de Son Eminence.
L'évêque
était dans son jardin quand le pélerin arriva. Il portait un simple
skoufos, et était en train de sarcler.
"
Que veux-tu, mon frère?" dit-il à l'homme désespéré, qui
arrivait jusqu'à lui avec sa lettre à la main.
-
Je veux me confesser, Eminence."
-
Ecoute, mon enfant. Moi, je ne confesse pas. Mais je vais t'envoyer
chez un confesseur renommé au monastère de Karakallou. Il s'appelle
Père Codrat.
Il
prit un papier et un crayon, écrivit une lettre au Père Codrat, et
envoya l'homme à ce médecin des âmes, si expérimenté.
L'homme
grimpa le sentier raide qui conduit au monastère, et y arriva
rapidement. Comme ils le faisaient pour chaque visiteur, les pères
prirent soin de lui, avec beaucoup d'amour et de joie. Ils prévinrent
ensuite l'Ancien, qui leur dit : " Faites-le venir au bureau de
l'higoumène."
Là,
il le reçut comme s'il le connaissait depuis des années, avec
amour, comme un père. Et l'homme se précipita pour se décharger du
poids qui l'oppressait, avec une grande crainte, comme il n'en avait
jamais connu auparavant, sans doute à cause de sa première
confession. Il était comme un oiseau pourchassé, grandement blessé,
et complètement terrorisé. Le démon l'avait lié, mais il ne
pourrait plus se réjouir à son sujet, car son âme était
maintenant dans les mains du Christ, dans les mains du Père Codrat,
qui possédait l'art et la force de briser les liens du péché et du
désespoir. Le pèlerin était entre les mains d'un médecin, qui
opérerait et traiterait sa blessure avec la grâce et l'illumination
du Très-Saint-Esprit.
Le pénitent
regarda le visage du confesseur, l'homme de Dieu et tressaillit de
joie.
Saint Jean
Climaque note : " C'est une particularité, dont le bon Seigneur
a doté notre nature, que le malade, à la seule vue du médecin,
ressent de la joie, même s'il n'en reçoit aucun soulagement. Toi
aussi, vénéré Père, procure-toi des potions, des poudres, des
collyres, des éponges, des lancettes, des cautères, des onguents,
des somnifères, un bistouri, des bandes, et ce qu'on appelle de
l'antinausée. Si nous manquons de tout cela, comment montrerons-nous
notre science (1)?"
(1)
: ( Lettre au Pasteur, 13-14).
Le
Père Codrat possédait bien tous ces instruments spirituels qui
constituent la science du pasteur.
Le
pèlerin malade voulait que le traitement fût rapide, mais le Père
Codrat prenait son temps. Il s'assit à côté de lui et essaya de
créer une atmosphère d'intimité, d'amitié et de confiance avec le
pénitent, en dépit du désir de celui-ci d'être rapidement guidé.
"
Je suis pécheur, Père.
-
Bon. Mais moi, je te vois comme un envoyé de Dieu. Dis-moi, as-tu
des enfants? Quand es-tu arrivé à la Sainte Montagne? Que fais-tu
comme travail?"
Ils
conversèrent ainsi pendant un moment, puis il mit son épitrachélion.
"
Viens, mon enfant, lui dit-il. Tu vois cette icône du Christ. Ne
cache rien. Le Seigneur sait tout, voit tout, entend tout. Et je suis
un homme, sujet aux passions, comme toi. Prends courage."
Sans
effort et naturellement, et avec contrition, toute l'amertume et
toute la douleur du coeur de cet homme s'évacuèrent et se
déversèrent, sans aucun doute, dans la miséricorde de Dieu, qu'il
voyait transparaître sur le visage et sous l'épitrachélion du
vieux confesseur. Il se confessa convenablement et se repentit
sincèrement. Il pleurait. Son âme, ses paroles, son attitude, tout
en lui exprimait le psaume 50 de David, le psaume du repentir : "
Car je connais mon iniquité, et mon péché est toujours devant
moi".
Le Dieu,
qui aime l'homme, demande-t-il quelque chose de plus, à tout homme?
Le
repentir. La conversion. C'est là le seul chemin du Paradis, le
chemin que prirent le publicain, la courtisane et le larron. Cette
route, en Sa sagesse et Sa prévoyance paternelle, le Seigneur
l'ouvrait aussi à cette âme blessée, grâce au mystère sacré de
l'absolution.
Cela se
passa durant la Grande Semaine Sainte. Quand le Père Codrat eut
écouté le pénitent, pleuré avec lui, comme à son habitude, et
lui eut donné des conseils, il lui dit, se penchant vers lui avec
compassion :
"Dieu
voit ton repentir et tes larmes, mon enfant. Alors, écoute.
Aujourd'hui, c'est le Grand Jeudi (1).
(1)
: ( Le jeudi de la Grande Semaine ou Semaine Sainte ( NdE).).
Tous
les pères jeûnent pour recevoir la communion. Toi aussi, reste ici
ces jours-ci. Dans ce lieu pur et saint du monastère, tu te verras
meilleur. Tu prieras avec nous, tu jeûneras er tu recevras la
Communion. Je célébrerai moi-même la Liturgie et te donnerai la
communion. " Tes péchés te sont pardonnés. Ne pèche plus.""
A
la fin de sa confession, la joie de cet homme fut indescriptible.
Tout autour de lui rayonnait de la paix, du pardon et de la
miséricorde de Dieu. Il était sauvé. Le Père Codrat, une fois
encore, fut la bouée de sauvetage pour un naufragé de la vie; sa
joie était celle de la joie du Christ quand il retrouva sa "brebis
perdue", et aussi celle des puissances célestes pour qui "il
y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent (
Lc 15, 7).
4.
Un héritage spirituel.
L'expérience
et les conseils de chaque combattant dans la vie monastique, et
encore plus, chaque guide des âmes, constituent un trésor, un
héritage spirituel très précieux pour les générations des moines
à venir.
Plusieurs
pères de la Sainte Montagne se rappellent avec gratitude les
paroles, sages et vivifiantes, du Père Codrat. Et ils ont eu la
bonté de nous transmettre ce que leur mémoire avait retenu, afin
que nous puissions le rapporter ici :
"
Mon enfant, sacrifie-toi. N'abandonne jamais tes offices et ta règle.
Jeûne les lundis (1), mercredis et vendredis, car, grâce au jeûne,
le coeur de l'homme se brise."
(1)
: ( Dans les monastères, on jeûne le lundi, parce que c'est le jour
des anges, en plus du mercredi et du vendredi (NdE).).
"
Quelques-uns nous disent que les Saintes Ecritures ne disent rien à
propos du jeûne. Au contraire! Le premier commandement au sujet du
jeûne et de la tempérance fut donné au Paradis. Moïse jeûné
pour recevoir les tables de la Loi. Et nous aussi nous devons jeûner
si nous voulons que se révèle à nous la loi de Dieu. Le prophète
Elie jeûna. Le Seigneur lui-même jeûna pendant quarante jours dans
le désert."
"
Tu dois prier. Plus on se consacre à la prière, au "Seigneur
Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi (2)", plus on
s'attache aux choses célestes et se détache des terrestres."
(2)
: ( Formule de la Prière de Jésus dans un certain nombre de
communautés du Mont-Athos. La formule utilisée en Russie est plus
longue : " Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de
moi pécheur" ( NdE).).
"
Frères, restez vigilants. Nous, les moines, nous imitons les anges,
et les anges veillent et glorifient Dieu."
"
Fais ton canon quotidien, conseillait-il à un moine. Monte chaque
jour, ne serait-ce que de la pointe d'une aiguille, mais ne descends
pas."
"
Sois attentif à ton service au kyriakon ( l'église centrale du
monastère). Et sois le premier à l'église. N'accuse personne. Fais
ton travail sans t"occuper de la façon dont les autres se
conduisent."
"
Celui qui vient à la vie monastique doit être tout feu, tout
enthousiasme, tout zèle, afin de tenir jusqu'au bout."
Ceci, il le
disait souvent pour montrer deux choses : d'abord qu'au début de la
vie monastique, nous avons besoin d'un amour ardent et d'une
résolution héroïque; et qu'ensuite, plus tard, lorsque le moine
seera combattu douloureusement par l'ennemi, il aura besoin de
trouver du soutien en se rappelant son zèle initial et les désirs
que Dieu avait allumés en lui.
"
Si un jeune homme a des tentations, il doit les arrêter à partir de
là." Et il montrait sa bouche, ce qui signifiait qu'il fallait
se dissocier de la nourriture et pratiquer la tempérance.
"Un
jeune homme, qui est dans la force de l'âge, devrait faire mille
métanies, s'il le peut. Quand il vieillira et ne pourra plus en
faire, il sera nourri par la réserve de sa jeunesse."
"
La Prière, le "Seigneur Jésus-Christ..."! Dis la Prière
(1).
(1)
: ( Il s'agit de la Prière de Jésus : " Seigneur Jésus-Christ,
Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur!" (NdE).).
C'est
l'unique remède du moine."
"
Plus tu t'humilieras, plus tu seras exalté. Si tu es ordonné ou
reçois une dignité, ne sois pas fier. Notre qualification n'est pas
due à nous-mêmes, mais c'est un don de Dieu."
"
Sais-tu comment devrait être le moine? Comme un mort. Si on
l'insulte, si on le félicite, si on le frappe, il ne dit rien."
"
Pères, disait-il souvent, l'obéissance est une grande humilité.
Celui qui obéit entre au Paradis; celui qui désobéit est expulsé
du Paradis."
Saint
Syméon le Nouveau Théologien écrit que celui qui a acquis "une
foi suffisante" en son père sîrituel, en le voyant, sait qu'il
voit le Christ lui-même, en le suivant, croit qu'il suit le Christ
Lui-même. " Qu'y a-t-il de plus grand et de plus utile, en
cette vie présente ou dans la vie future, que d'être avec le
Christ?" Et lorsqu'il entend les paroles de son père spirituel,
c'est comme s'il entendait le Christ Lui-même. " Et si lui sont
accordées de telles paroles, il en tirera la vie éternelle."
Donc, les paroles de notre père spirituel ont une valeur
irremplaçable. Elles sont l'écho de la voix du Christ.
IV.
"C'EST BIEN, SERVITEUR BON ET FIDELE"
1.
Epreuves.
C'est dans
les plans de Dieu que son élu soit éprouvé, "comme l'or passé
au feu."
"
Une petite affliction supportée pour l'amour de Dieu est meilleure
qu'une grande oeuvre accomplie dans la tribulation... Mais toi, ô
combattant et imitateur de la passion du Christ, combats-tu au point
de pouvoir être rendu digne de goûter à Sa gloire? Si, en vérité,
nous souffrons avec Lui, alors nous serons glorifiés avec Lui.
L'amour des saints pour le Christ est prouvé par l'affliction, et
non par le repos", écrit saint Isaac le Syrien.
Avec une
patience merveilleuse et une grande longanimité, le Père Codrat
supporta deux épreuves dues à certains de ses disciples qui, comme
il le semble, n'avaient compris ni le principe de l'obéissance ni la
grâce de la vie angélique cénobitique. L'Ancien leur pardonna,
mais ils troublèrent, d'une façon inimaginable, la bonne marche du
monastère, qui avait atteint un niveau excellent et béni. Nous
allons brièvement mentionner ces épreuves.
Il
n'est pas étonnant qu'il arrive que des faiblesses humaines et
l'égoïsme survivent chez certains moines, quand se relâchent
l'attention et le travail spirituel. Et aussi, le démon mène une
lutte acharnée contre le moine. Ainsi, contre un millier de laïcs,
un seul démon est à l'oeuvre, alors que contre un moine, mille
démons peuvent être à l'oeuvre...!
Le
Père Pilippe remplit pendant des années les fonctions de délégué
du monastère auprès du Conseil de la Sainte Montagne à Karyès
(1).
(1)
: ( La république monastique du Mont-Athos est dirigée par un
conseil, appelé la Sainte Epistasie, constitué des représentants
des grands monastères et présidé par un Protos élu pour une durée
de deux ans (NdE).).
C'était
un homme qui avait de l'ascendant sur les personnes et les choses, et
il en vint à demander de l'argent au monastère pour certaines
affaires. L'Ancien le lui refusa pour des raisons sérieuses et bien
fondées.
"
Père Philippe, tu es un moine cénobitique. Il ne t'est pas permis
de demander de l'argent", lui dit-il.
Mais le
Père Philippe n'écoutait personne. Il s'arrangea pour persuader la
Sainte Epistasie, le commissaire de police et d'autres, d'aller au
monastère pour faire pression sur l'higoumène et le forcer à
céder.
Le
Père Codrat convoqua alors toute la communauté et s'enferma avec
les moines dans le réfectoire. Il ne céda pas à la pression. La
sainte Epistasie se rendit à l'hôtellerie. Après y avoir été
accueilli, il demanda à voir l'higoumène. L'hôtelier vint au
réfectoire, et l'Ancien, très naturellement, lui enjoignit de dire
aux membres de la Sainte Epistasie qui attendaient à l'hôtellerie,
que l'higoumène était avec les frères et que, s'ils le désiraient,
ils pouvaient venir au réfectoire, où ils trouveraient toute la
communauté réunie.
Bien
évidemment, personne ne s'y rendit, car s'ils étaient venus au
réfectoire, ils y auraient trouvé tous les frères, autour de leur
Ancien, et unis à lui. La partie était donc perdue. Et ils
repartirent, bredouilles et confus, et aussi assagis et repentants,
car ils comprirent combien ils avaient été égarés par le rebelle
Père Philippe. Celui-ci finalement quitta le monastère.
La
seconde grande épreuve fut la mainmise sur le monastère par les
membres du Conseil, qui s'étient entendus entre eux pour retirer au
Père Codrat ses fonctions d'higoumène. (1).
(1)
: ( Il s'agit ici du Conseil du monastère. Dans les monastères
athonites, il y a un conseil des Anciens qui participe, en
collaboration avec l'higoumène, à l'administration du monastère.
ce conseil peut, à la majorité des deux tiers, décider de démettre
l'higoumène de ses fonctions (NdE).).
Un
jour qu'il revenait du port du monastère, ils l'avertirent qu'il
n'était plus l'higoumène du monastère.
"
Que cela soit béni", dit-il clamement, et il s'en alla.
Il
fit face à cette épreuve avec hauteur et impassibilité. Il ne
protesta en rien. Il considérait la charge d'higoumène comme un
service que Dieu lui avait assigné, et qu'Il lui retirait alors,
selon Sa volonté.
Il
vécut dans l'hésychia pendant un petit moment dans le cathisma de
la skite du Prophète-Elie. Il y resta dans la patience, louant Dieu
et ayant l'opportunité de pratiquer la prière du coeur. Il venait
au monastère et célébrait la Liturgie quand c'était son tour. A
cette époque, il y avait seulement deux prêtres, le Père Maxime et
le Père Macaire.
Mais
au bout de deux mois, le nouvel higoumène tomba de son mulet alors
qu'il se rendait à la cérémonie de la fête de la Grande Lavra; à
la suite de cet accident, il fut gravement malade et mourut.
Le
Père Codrat fut alors à nouveau assigné à l'higouménat. Les
membres du Conseil comprirent leur faute, et virent clairement la
volonté de Dieu. Ils demandèrent pardon au Père Codrat, qui leur
pardonna. Il reprit sa charge d'higoumène avec la même humilité,
avec laquelle il avait accepté de la quitter.
Le
Père Codrat avait la crainte de Dieu. Et plus encore, il avait
l'amour de Dieu, et il croyait toujours que "tout contribue au
bien de ceux qui aiment Dieu".
2.
Les signes de la grâce.
Beeaucoup
de faits merveilleux sont racontés à la Sainte Montagne, à propos
de la vie du Père Codrat, et tout spécialement des faits touchant à
sa prière et à ses célébrations liturgiques.
Son
monde spirituel était très intense et vivant - le fruit de ses
combats surhumains pour soumettre la matière à l'esprit et libérer
son homme intérieur.
Ainsi sont
relatés des faits extraordinaires qui se sont passés un jour qu'il
était allé célébrer une Liturgie à une calyve, et qu'il n'y
avait pas de chantre. Nous n'avons toutefois pas réussi à savoir et
à préciser ce qu'il advint et comment la grâce divine S'était
manifestée.
"Sur
les âmes immaculées et purifiées de toute souillure brille la
grâce prophétique", dit saint Basile le Grand.
On
sait que le Père Codrat fut jugé digne du charisme spécial de la
clairvoyance, comme nous le montre un fait bien connu et dont on
parle souvent sur la Sainte Montagne.
Cela se
passa durant une agrypnie au monastère de Karakallou. L'higoumène,
le Père Codrat était assis dans sa stalle - l'une des rares fois où
il était assis - et le sommeil le saisit un court moment. Et,
soudainement, il se dressa debout comme s'il voyait quelque chose ou
comme si quelqu'un lui avait parlé.
"
Pères, à vos chapelets! Nos frères sont en train de subir une
épreuve en mer! Ils sont en danger de se noyer! " Seigneur
Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de tes serviteurs",
commença-t-il à dire le premier.
Et
véritablement, juste à ce moment-là, des frères qui voyageaient
par bateau au métochion du monastère à Kassandra, étaient en
danger. Le bateau, qui ne marchait qu'à la voile, était pris dans
une grande tourmente. Les frères arrivèrent cependant au mouillage,
épuisés. Malgré tous leurs efforts, un frère se retrouva dans
l'eau jusqu'à la poitrine; ils ne réussissaient pas à amarrer leur
bateau.
La
prière fervente du Père Codrat et des pères fut entendue; les
frères furent raffermis et sauvés du danger. " Le Seigneur
m'entend quand je crie vers lui."
Toute la
vie du Père Codrat dépendait de la prière. Il ne décidait rien,
ne pensait rien, ne faisait rien sans la prière. La prière était
pour lui, comme le dit saint Isaac le Syrien, "un refuge pour le
secours, une source de salut, un trésor de confiance, le port de la
délivrance, le soutien des faibles, une protection au moment de la
tentation, l'assistance au plus fort d ela maladie, un bouclier de
délivrance dans le combat, et une flèche lancée contre l'ennemi".
3.
" J'ai fini ma course."
Les moines
sont les vrais philosophes de la vie et de la mort. Le Père Codrat
était un pur philosophe de la philosophie selon Dieu. Il ne cessa,
pas même un jour, de méditer sur le mystère de la vie et de la
mort, à la lumière divine de la Résurrection du Seigneur.
"
Quand il approchait de sa fin, je le visitais pour la dernière fois,
nous raconta le Père Evdokimos, du monastère de Philothéou; il
pouvait à peine bouger la langue.
"
Bienvenue, Père Evdokimos. Comment vas-tu? Comment vont les pères?
-
Bien, par vos prières, père. Et toi? Comment vas-tu?
-
Comment je vais, mon enfant? L'heure est venue. " Nos années
sont comme une poussière. Le temps de nos années fait soixante-dix
ans, pour les plus robustes quatre-vingts, et le surplus n'est que
peine et douleur."
Un
autre jour, mon Ancien, le Père Dionysios, le visita. Il allait le
voir pour un conseil au sujet d'une affaire pressante; il se
demandait s'il devait garder ou renvoyer un de ses disciples, qui
avait un caractère rude et difficile. " Prie la Vierge de
Tendresse, réussit-il à dire lentement et avec difficulté. Prie et
garde-le. Sois patient avec ses imperfections, et Dieu le sauvera.""
*
Le
Père Codrat était un moine de quatre-vingt-cinq ans. Pendant
cinquante-huit ans, il fut un vaillant athlète de l'esprit, dans la
grande et éternelle arène de la Sainte Montagne. Il arriva sur la
Montagne en 1879, fut tonsuré moine en 1882, et s'endormit du
sommeil du juste le 31 janvier 1940, après s'être volontairement
retiré de l'higouménat le premier jour de ce mois. Il semble qu'il
avait pressenti sa fin. Il ne souffrait pas de maladie; sa mort fut
due à son grand âge.
Avec sa
mort, un astre du monachisme et d enotre Eglise disparut du ciel
athonite, mais il laissait derrière lui un sillage éternellement
lumineux de peines et d'ascèse.
Les
cinquante-huit ans de sa vie monastique furent entièrement donnés à
Dieu et à ses enfants spirituels, à la prière et à la pratique
des vertus. Jusqu' à son dernier moment, ce père d'éternelle
mémoire ne cessa pas de conseiller et de guider les pères et les
frères sur le chemin du Seigneur. Jusqu'à la dernière heure, il
fit fructifier le talent que le Seigneur lui avait confié, avec
zèle, avec empressement, et avec la conscience de sa vocation et de
sa responsabilité, en honnête ouvrier du Christ.
Ainsi, le
jour où il ferma les yeux et finit la course de sa vie ascétique,
son travail de cinquante-huit ans dans le monastère de Karakallou,
il pouvait dire au Seigneur : " Seigneur, tu m'as confié cinq
talents : voici cinq autres que j'ai gagnés."
Et
le Seigneur lui répondra : " C'est bien, serviteur bon et
fidèle! En peu de choses, tu as été fidèle, sur beaucoup, je
t'établirai; entre dans la joie de ton Seigneur ( Mt 25, 20-21).
FIN
TABLE
DES MATIERES
INTRODUCTION
I
SABBAS
LE CONFESSEUR
PROLOGUE
I.
LES ENFANTS DU DESERT
1.
Le modèle.
2.
Hilarion, l'Ibère.
3.
La poursuite de Dieu.
4.
Leur vie dans le désert.
5.
Entre ciel et terre.
6.
La séparation.
II.
L'ASCENSION
1.
Vers la lumière.
2.
La communauté du Père Sabbas.
3.
Nourriture spirituelle.
4.
Un pilier vivant de vertu.
5.
Le charisme de prophétie.
III.
LE PERE SPIRITUEL RENOMME.
1.
"Je me suis fait tout à tous."
2.
Les artifices de l'amour.
3.
Les remèdes qui guérissent.
4.
Transformations.
IV.
LE PELERIN
1.
Les joies et les afflictions de Sion.
2.
Saint Sabbas le Sanctifié.
3.
Les oiseaux du désert.
4.
Pèlerinage au Jourdain.
V.
La lutte contre les démons.
1.
La grâce de vaincre les démons.
2.
Le livre de magie.
3.
Les étranges jets de pierre.
4.
Le faux ange.
VI.
"FAIS-MOI CONNAITRE LES CHEMINS DE LA VIE".
1.
A la source de la vie.
2.
" Souviens-toi, ô Seigneur".
3.
Celui qui aide et qui conseille.
4.
Une lettre précieuse.
5.
Pâques au Ciel.
II
IGNACE
LE CONFESSEUR
PROLOGUE
I.
SA FORMATION SPIRITUELLE
1.
Un sacrifice offert à Dieu.
2.
Le mépris de Mammon.
3.
Travaux ascétiques.
4.
Le mystère de l'obéissance.
5.
L'obéissance et la prêtrise.
II.
PERE ET FILS.
1.
Le grand Ancien.
2.
Une controverse à propos du jeûne.
3.
Le premier disciple du Père Ignace.
4.
Le second disciple.
III.
LE PORT DU SALUT.
1.
La science de guider les âmes.
2.
" Fils de consolation".
3.
La tentation d'un ermite.
4.
La veilleuse.
5.
L'étrange maladie.
6.
Le moine orgueilleux qui devient possédé.
IV.
LA LUMIERE DE LA GRACE.
1
Une fleur qui embaume.
2.
Sa clairvoyance.
3.
Comme le visage d'un ange.
4.
Durant la Divine Liturgie.
5.
Vers la lumière.
III
CODRAT
DE KARAKALLOU
PROLOGUE
I.
SON LIEU DE SANCTIFICATION ET D'ASCESE.
1.
Le saint monastère de Karakallou.
2.
Ses origines et son appel monastique.
3.
" Voyez comme il est bon d'habiter en frères tous ensemble."
4.
"Tout pour la gloire de Dieu."
5.
Un modèle d'assiduité au travail.
II.
UN MODELE D'HIGOUMENE
1.
Le bon pasteur.
2.
Le culte divin : sa vie.
3.
L'art pastoral.
4.
Détaché de tout, ascète, et compatissant.
III.
UN PERE SPIRITUEL MODELE
1.
Un médecin des âmes.
2.
Dans la chapelle de Saint-Gédéon.
3.
Comment fut sauvé un homme désespéré.
4.
Un héritahe spirituel.
IV.
" C'EST BIEN, SERVITEUR BON ET FIDELE".
1.
Epreuves.
2.
Les signes de la grâce.
3.
" J'ai fini ma course."
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