samedi 2 mai 2020

Autres figures athonites du XXe siècle. Archimandrite Chérubim Karampelas.












ARCHIMANDRITE CHERUBIM KARAMPELAS






AUTRES FIGURES
ATHONITES
DU DEBUT DU XXème SIECLE




Traduction de Maurice-Jean Monsaingeon




l EDITIONS L'AGE D'HOMME


Collection GRANDS SPIRITUELS ORTHODOXES
DU XXe SIECLE








2014 by Jean-Claude Larchet et Editions L'Age d'Homme, Lausanne, Suisse
Catalogue et informations : écrire à L'Age d'Homme, CP 5076








INTRODUCTION


Ce volume est la suite de celui, paru dans la même collection, intitulé Figures athonites du début du XXe siècle. Il rassemble les Vies de trois autres grandes figures athonites de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle : l'Ancien Sabbas le Confesseur (1821-1908), l'Ancien Ignace le Confesseur (1827-1927) et l'Ancien Codrat de Karakallou (1859-1940). Ces Vies, comme les précédentes, ont été rédigées par l'archimandrite Chérubim (Karampélas), un ancien moine athonite qui a fondé le monastère bien connu du Paraclet à Oropos, près d'Athènes, et elles ont été publiées en grec, par ce monastère, dans des fascicules séparés formant une ésrie intitulée Figures aghiorites contemporaines; ces fascicules ont eu un grand succès puiqu'ils ont connu plus de dix éditions en Grèce et ont été traduits en plusieurs langues.
Ces Vies ont été rédigées dans le même esprit et dans le même style - à la fois sobre, frais et vivant -, qui caractérisaient le volume précédent et qui ont été grandement appréciés des lecteurs.
Le premier tome a présenté des modes de vie monastique variés - érémitique, cénobitique, collectif en petite communauté, et idiorythmique - et a montré comment la sainteté, dans l'Eglise orthodoxe, peut se réliser, s'épanouir et s'exprimer dans des contextes variés et sous des formes multiples. Ce second tome nous présente un nouveau type de moine : celui du confesseur et du père spirituel.
En principe, tout prêtre est confesseur, puisque la confession est un sacrement ( ou un "mystère", selon la terminologie orientale) et que tout prêtre est habilité à dispenser tous les sacrements ( excepté celui d el'ordination, réservé aux seuls évêques); et tel est le cas dans la plupart des Eglises locales. Dans l'Eglise grecque, cependant, seuls sont habilité à confesser ceux des prêtres qui, en raison de leurs qualités spirituelles et psychologiques, ainsi que de leur expérience, sont jugés par l'évêque à être en même temps des pères spirituels, c'est-à-dire à soutenir et à guider spirituellement ceux qui se confessent (1).
(1) : ( Sur les fondements et la nature de la paternité spirituelle dans l'Eglise orthodoxe, voir l'étude classique du P.I. Hausherr, Paternité spirituelle en Orient autrefois, Rome, 1955; sur la nature de la paternité spirituelle et sa fonction thérapeutique, voir J.-C. Larchet, Thérapeutique des maladies spirituelles, 6e éd., 2013, p. 469-495).
C'est par un décret spécial de l'évêque que sont institués ceux que l'on appelle pneumatikoi ( singulier : pneumatikos). Dans les monastères, la situation est un peu différente : les confesseurs sont choisis par l'higoumène parmi les hiéromoines du monastère qui ont pour cela les aptitudes requises (2), mais leur fonction se borne en général à écouter les confessions et à donner l'absolution et éventuellement une épitimie ( exercice ascétique sous forme de prière, de jeûne ou de prosternations, ayant pour but d'aider le pénitent à s'amender), tandis que la paternité spirituelle est exercée par l'higoumène, à qui les moines manifestent leurs "pensées" régulièrement ( c'est-à-dire au moins chaque soir, parfois plusieurs fois par jour).
(2) : ( Dans une skite, le choix est fait par l'higoumène dont il dépend. Dans tous les cas, le confesseur est "institué", avec une prière spéciale, par un évêque venu de l'extérieur).
Bien que le rôle de père spirituel reste dans tous les cas dévolu à l'higoumène, il arrive que celui-ci fasse appel à un hiéromoine extérieur au monastère, mais particulièrement renommé pour ses qualités spirituelles pour y exercer périodiquement la double fonction de confesseur et de père spirituel, comme on le verra dans ce livre. Parfois, au Mont-Athos, ce sont des hiéromoines vivant dans des kalyves qui, ayant des charismes particuliers pour l'exercice conjoint de la confession et d ela paternité spirituelle, reçoivent à cette fin des moines venus de différents monastères ( sur la recommandation ou avec la bénédiction de leur higoumène) ou de kalyves isolées, ainsi que des pèlerins, clercs ou laïcs (3).
(3) : ( Ce livre présente trois cas de confesseurs/pères spirituels. Mais il faut savoir que parfois les deux fonctions sont dissociées : 1) dans le sens indiqué précédemment où l'higoumène délègue la confession, mais exerce lui-même la paternité spirituelle; 2) dans le cas de simples moines, qui ne sont pas habilités à confesser du fait qu'ils ne sont pas prêtres, mais exercent néanmoins une fonction de paternité spirituelle : c'était le cas de certains startsi ( pluriel de staretz) en Russie, ou de certains spirituels en Grèce ou au Mont-Athos ( comme le Père Païssios). Dans les deux cas c'est ordinairement la pratique de la "manifestation des pensées" qui permet au père spirituel de connaître l'état intérieur - les passions, mais aussi les désirs, les sentiments, les tendances-, l'évolution et les problèmes particuliers de ses enfants spirituels, et d'apporter le soutien et les conseils adaptés. Sur la nature de la "manifestation des pensées" et sa différence avec la confession, voir : I. Hausherr, op. cit., p. 212-229; J.-C. Larchet, op. cit., p. 497-509).
Ce livre présente trois confesseurs/pères spirituels éminents : les deux premiers, le Père Sabbas et le Père Ignace vivaient, entourés de quelques disciples, dans des kalyves situées dans des skites; le troisième, le Père Codrat, était l'higoumène d'un grand monastère cénobitique. On verra que leur activité et leurs charismes ( notamment de discernement, de cardiognosie, de clairvoyance et d epré-voyance) les apparentent aux grands startsi qui vivaient à la même époque en Russie, à Optino en particulier. Mais avant cela l'auteur fait bien apparaître leurs qualités spirituelles plus ordinaires - leur sens de l'accueil, la finesse dont ils font preuve dans les relations avec les personnes, leur absence de jugement à l'égard du prochain, leur compassion profonde, mais aussi leur sens de la mesure et leur sagesse dans les conseils donnés aux pénitents pour les iader à s'améliorer -, toutes ces qualités étant conditionnées par trois vertus qu'ils possèdent à un haut degré : la pénitence ( qui les amène à se reconnaîtres eux-mêmes pécheurs aux côtés de ceux qu'ils confessent), l'humilité et l'amour, soutenus par une ascèse personnelle rigoureuse menée dans la prière continuelle.
On voit bien dans ce livre comment s'exerce normalement, dans l'Eglise orthodoxe, du point de vue du confesseur, la pratique de la confession et de la direction spirituelle, qui se révèle être, au fond, loin de toute approche juridique, une thérapeutique, un moyen de progresser spirituellement et un soutien paternel, lesquels s'accomplissent dans une relation de confiance et d'amour mutuels.
Les récits que contient ce livre sont très concrets. Les saints pères qu'ils présentent nous instruisent spirituellement moins par leurs paroles que par leur mode de vie et leur façon d'être, qui nous sont dévoilés par des ancdotes édifiantes, souvent pittoresques, rapportées par des personnes qui les ont connus et fréquentés.
Nous sommes plongés dans le monde merveilleux du "Jardin de la Mère de Dieu (1)", mais ce monde n'est éloigné de nous ni dans le temps ni dans l'espace.
(1) : ( Nom couramment donné au Mont-Athos, sur la base d'une légende selon laquelle la Mère de Dieu allant à Chypre, accompagnée du saint apôtre Jean, pour rendre visite à saint Lazare, aurait échoué à la suite d'une tempête non loin de l'actuel monastère d'Iviron, et aurait prié le Christ de lui donner cette montagne. Le Christ lui aurait alors répondu : " Que ce lieu soit ton lot, ton jardin et ton paradis, un havre de salut pour ceux qui veulent être sauvés.").
Grâce à la continuité qu'assure la fidélité à une tradition ininterrompue, qui se transmet de père en fils spirituels, de nombreux moines, aujourd'hui, au Mont-Athos, s'efforcent de suivre les traces de ces illustres prédécesseurs, et quelques-uns parviennent à atteindre la même sainteté et à bénéficier des mêmes dons de l'Esprit. Il y a en particulier quelques confesseurs/ pères spirituels charismatiques qui, comme les Anciens dont nous parle ce livre, savent accueillir et écouter les pécheurs avec compassion, les consoler, les fortifier, et leur donner avec discernement et sagesse les conseils permettant leur guérison et leur progrès spirituels.
Les valeurs dont témoignent ces figures saintes - en particulier celles de l'humilité et de l'amour de Dieu et du prochain dans le renoncement complet à soi-même - ne sont autres que celles de l'Evangile que tous les chrétiens sont appelés à incarner. Leurs combats intérieurs sont - bien que menés ici de manière maximaliste- ceux que tout chrétien doit mener pour faire mourir en lui le "vieil homme" issu du péché et de la chute, "qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes" ( Eph 4, 22), et faire vivre en lui "l'homme nouveau qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité" ( Eph 4, 24) à la ressemblance du Christ. Les progrès qu'ils accomplissent ne sont autres que ceux que tout chrétien doit accomplir pour être transformé par la grâce et "constituer cet homme parfait, dans la force de l'âge, qui réalise la plénitude du Christ" ( Eph 4, 13). Leur sainteté témoigne que la grâce du Christ est donnée en abondance par l'Esprit à ceux qui font l'effort de s'ouvrir à elle, et nous confirme dans la foi que les promesses du Christ à l'égard de ceux qui s'unissent à Lui ne sont pas vaines.


Jean-Claude Larchet


Je remercie le Père Placide Deseille de m'avoir confié, pour la publication dans la collection " Grands spirituels orthodoxes du XXe siècle", la traduction de ces textes, que lui a léguée Maurice-Jean Monsaingeon avant son décès. Je remercie aussi les soeurs du monastère de Solan qui ont contribué à améliorer cette traduction. Ma reconnaissance va également à l'archimandrite Timothéos Sakkas, higoumène du monastère du Paraclet d'Oropos, qui a généreusement cédé l'exclusivité des droits de traduction française à la collection "Grands spirituels orthodoxes du XXe siècle". Comme pour les autres volumes de la collection, la révision et une partie des notes ont été réalisées par mes soins.
J.-C. L










I
SABBAS LE CONFESSEUR


Je me suis fait tout à tous,
afin d'en sauver à tout prix quelques-uns.
(1 Co 9, 21)


Prologue.
Nous avons la grande satisfaction de publier ce sixième fascicule de la série Figures hagiorites contemporaines, pour que la figure exceptionnelle du hiéromoine Sabbas le Confesseur ( 1821-1908) ne tombe pas dans la mer de l'oubli. Cela aurait ét un grand dommage que cet astre lumineux du ciel athonite restât dans l'obscurité.
Je me souviens que quand je suis venu à la Sainte Montagne à l'âge de dix-huit ans, l'atmosphère était encore chargée de sa sainte présence, alors qu'il s'était endormi depuis trente années. J'entendais continuellement dire : " Là-bas, sur la colline, dans la calyve de la Résurrection, vivait le célèbre Père Sabbas le Confesseur", "Père Sabbas disait ceci...", " Père Sabbas faisait cela..., " Il commémorait tant de noms, c'est ainsi qu'il célébrait la Liturgie, c'est ainsi qu'il guérissait les possédés...", " Sur ce sentier, montait une foule qui allait se confesser au Père Sabbas", etc. Et dans mon jeune esprit, le Père Sabbas apparaissait comme un héros merveilleux, un aigle aux ailes immenses s'élevant à des attitudes spirituelles hors de portée.
Si la biographie du Père Sabbas avait été encore repoussée, cela aurait été trop tard parce que beaucoup de vieux moines qui l'ont connu personnellement disparaissent les uns après les autres; Glorifions Dieu qui nous a permis d'entreprendre à temps cette biographie et d erassembler un tel trésor dans les pages de ce volume. Ce trésor enrichira beaucoup d'âmes qui, plongées au sein de l'indigence spirituelle actuelle, recherchent des nourritures solides et sont en quête "des choses de l'Esprit".
Le Père Sabbas était considéré comme un grand ascète, un liturge angélique, un confesseur incomparable, et un guide pour les âmes. Sa paternité spirituelle connaissant une renommée sans précédent, elle était surprenante et faisait penser à celle des startsi théophores de l'Orthodoxie russe. En des temps difficiles et troublés, de nombreuses âmes douloureuses trouvaient auprès de lui le havre du salut, le chemin d ela vie et l'eau du rafraîchissement.
Nous avons consacré les premières pages de ce livre à la présentation de son Ancien, le hiéromoine Hilarion d'Iviron, une figure prodigieuse, une tige bienheureuse, d'où sortit une fleur sacrée, un Elie le Thesbite qui donna le grand Elisée.
Pour rédiger cette biographie, nous avons recueilli des informations auprès de très nombreux moines âgés de l'Athos, dont beaucoup eurent des liens très proches avec le Père Sabbas. Nous avons aussi consulté les livres Histoire lausiaque de la Sainte Montagne et Le Nouvel Evergétinos par l'archimandrite Gabriel de Dionysiou. Nous nous sommes aussi beaucoup servi du livre remarquable du regrétté archimandrite athonite Joachim Spétsiéris, docteur en théologie et prédicateur de l'Etat : Mémoires, vol. I, Sainte Montagne-Jérusalem, publié à Athènes en 1931.
A la fin de ce livre, tout à fait spontanément, nous formulons le voeu que l'Eglise range le Père Sabbas dans le choeur de ses saints. L'autorité ecclésiastique compétente constaterait que dans la conscience de tous les moines athonites, il existait et il existe une croyance incontestée et irréfutée en la sainteté de l'Ancien. Nous éprouverions une grande joie si l'on honorait dignement celui qui a honoré Dieu, a illuminé l'Athos, a désaltéré une multitude de personnes, afait revenir tant de coeurs de fils vers le Père, et qui a été un confesseur pneumatophore, un torrent dans une région aride (Is. 32, 2), un lys parfumé et inégalé dans le jardin sacré de la Mère de Dieu.


Archimandrite Chérubim
Oropos en Attique, 1er juillet 1972






I. LES ENFANTS DU DESERT


1. Le modèle.


C'était le soir. Dans l'enseinte de la calyve de la Petite Sainte-Anne, près d'une colline aride et desséchée, deux moines conversaient : un Ancien et son disciple. Le calme du soir était rehaussé par le grondement de la mer qui léchait le pied de la colline - un accompagnement idéal aux prières des ascètes qui, de leurs mains levées, soutiennent le monde. Les deux moines se parlèrent jusqu'à ce que le plus jeune se levât. Il fit une métanie et partit vers la calyve, où un autre moine attendait.
" Tu as fini, père Onuphre?
- Oui, j'ai fini, père Hilarion.
- Alors, j'y vais moi aussi."
D'un pas alerte, le jeune moine s'approcha de l'Ancien.
" Bénis, Géronda.
- Bon, Hilarion! Bon, mon petit ange! Assieds-toi ici."
Il ne s'était passé que peu de jours depuis sa tonsure. Son amour pour Dieu l'avait retiré de sa terre et de sa famille à Vriola de Smyrne et l'avait conduit sur la terre des ascètes. Pendant trois ans ( 1879-1882), il avait été novice. Dès le moment où il revêtit l'habit angélique, il se sentit complètement changé. Dorénavant, il n'était plus Georges Hadjitasou, il était Père Hilarion de la Petite Sainte-Anne. Il n'appartenait plus aux hommes mais à Dieu, et il débordait d'une joie divine; Ce jour-là, il prolongea son échange avec l'Ancien, se réjouissant de ses paroles pleines de grâce.
Un peu d etemps passa dans la confession des pensées.
" Hilarion, mon enfant, aimes-tu le nom que je t'ai donné?
- Beaucoup, Géronda.
- Sais-tu pourquoi je 'ai choisi?
- Comment ne le saurais-je pas, Tu m'as donné le nom du "grand-père", ton bienheureux Ancien le Père Hilarion."
Ce n'était pas la première fois que les yeux du Père Sabbas s'embuaient de larmes lorsqu'il évoquait son vénérable Père spirituel.
" Que ses prières nous soutiennent; que nous ayons ses prières. Et pour toi, mon enfant, je prie de tout mon coeur pour que tu hérites de sa grâce. En général, les petits-fils ressemblent à leurs grands-pères. Veille à imiter ses vertus. Puisses-tu me faire me souvenir de lui à la fois par ton nom et par ta vie.
- Que Dieu accorde cela par ta bénédiction, Gréonda."
Un petit silence s'ensuivit.
- Puisses-tu lui ressembler, Hilarion, mon enfant, dans la pureté de sa vie. Toute son âme, ses pensées, ses désirs, ses décisions brilaient d ela lumière. Dans la douceur et la joie de son visage, tu voyais se réfléchir le visage du Seigneur. Dans son regard, tu voyais la lumière du Paradis. Et quel regard il avait! Souvent, je n'osais pas le regarder en face. Ses yeux rayonnaient de lumière. Il avait les yeux d'un prophète!
- Géronda, tu nous as dit qu'il avait le don de clairvoyance.
- Oui, mon enfant. C'est normal. Ceux qui ont le coeur pur acquièrent des yeux prophétiques. Qu'écrit notre maître saint Basile le Grand? " Le don de prophétie croît en ceux dont les âmes sont immaculées et pures de toute souillure." Là où il y a un coeur pur, là réside le Saint-Esprit qui "parle à travers les prophètes".
- Il semble, Géronda, qu'il avait un amour immense pour le Seigneur.
- Mon enfant, son coeur brûlait de la joie divine. Comment aurait-il pu autrement quitter son lointain Caucase pour venir dans le désert de la Sainte Montagne? Sans la pensée du Christ, il ne pouvait pas vivre. Oh, si tu l'avais vu quand il célébrait la Liturgie, quand il recevait la communion! Il ne passait pas un seul jour sans la sainte communion. "Le Christ est ma vie", disait-il. Et le vendredi, chaque vendredi, avec la Mère de Dieu et saint Jean, il souffrait aux pieds de la Croix avec tellement d'intensité qu'il participait à la Passion du Christ. Et jamais ce jour-là, dans sa ferveur pour la Passion du Sauveur, il ne mangeait ni ne buvait quoi que ce soit."
L'Ancien continuait, droulant devant les yeux de son disciple les vertus et les dons de son Ancien béni. Et le jeune moine écoutait sans se rassasier. Son âme était gonflée de désirs divins comme une mer battue par un vent fort.
"Ton "grand-père" était un saint véritable, mon enfant Hilarion. Prends-le pour modèle."
Ce soir-là, dès que ce moine nouvellement tonsuré eût fermé les yeux, l'Ancien Hilarion vint le saluer dans une vision angélique.
Maintenant il est temps de rencontrer cet ange dans la chair, cet "arbre au fruit merveilleux", qui produisit la figure sainte et unique du Père Sabbas le Confesseur.


2. Hilarion, l'Ibère.
Au sud des montagnes du Caucase, au-dessus de l'Arménie, s'étend l'Ibérie, la Géorgie moderne. C'est là que les Argonautes de la mythologie allèrent à la recherche de la Toison d'Or, dans cette région montagneuse, pittoresque et fertile, et riche également par son sous-sol. Elle est habitée depuis des siècles par les Ibères, l'une des plus belles races du monde.
Ce peuple, sensible aux appels spirituels, embrassa de bonne heure le christianisme, dès la fin du IIIème siècle. Et jusqu'à aujourd'hui, il n'a jamais trahi le trésor de l'Orthodoxie (1), malgré les difficultés et les changements.
(1) : ( En 1439, le représentant de l'Eglise d'Ibérie au concile de Florence fit preve de s afidélité envers l'Orthodoxie et ne céda pas aux pressions des partisans de l'"Union". Il feignit même la folie pour parvenir à éviter de signer les "clauses d'union", tout à fait inadmissibles).
Ce peuple a toujours été très ouvert au monachisme. Leur première missionnaire et illuminatrice est sainte Nina, une moniale. Leur amour pour la vie monastique s'étendit à des monastères aussi éloignés que ceux de la Palestine, du Sinaï et du Mont-Athos. Le troisième monastère athonite en ancienneté et en importance fut construit par les Ibères, comme l'indique son nom : " Iviron". Qui sait combien de saints vécurent dans les établissements monastiques des Ibères! Une multitude de fleurs rares s'y épanouirent, apportant leur parfum céleste "sur les montagnes embaumées" ( Cant 8, 14). La sainte âme d'Hilarion l'Ibère nous enchante par son parfum merveilleux.
Plus de cent ans se sont écoulés depuis sa dormition, et les habitants de la Sainte Montagne n'ont toujours pas oublié le Père Hilarion, le Géorgien. Son surnom "le Géorgien" se réfère à sa nationalité, car l'Ibérie est aussi appelée la Géorgie. Il était reconnu par tous pour être "un homme vénérable, un parfait gardien des valeurs de la vie monastique", et un père confesseur merveilleux et renommé, qui était arrivé au sommet de la vertu.
Nous savons très peu de choses sur sa vie en Ibérie. Qu'est-ce qui le poussa à quitter sa terre natale? C'était certainement son aspiration aux hautes envolées spirituelles, auxquelles est consacré tout spécialement le paisible et ascétique Mont-Athos, où s'écoule une vie loin du monde. C'était peut-être aussi le climat politique de sa patrie : lorsqu'en 1807, le tsar Alexandre Ier annexa de force la Géorgie à la Russie, il s'ensuivit une situation troublée et agitée. Peut-être enfin quitta-t-il la Géorgie pour échapper aux honneurs qui lui étaient rendus pour sa vertu. Il apparaît que sa renommée s'était répandue sur toute la Géorgie; le roi lui-même allait vers lui pour se confesser.
Se rendant à la Sainte Montagne; le Père Hilarion s'orienta naturellement vers le monastère d'Iviron. Fervent de l'hésychasme, il tourna son attention vers les kathisma (1) situés aux environs du monastère, et alla vivre dans une cellule géorgienne dédicacée à saint Jean le Théologien. C'était une condition idéale. Hilarion, le disciple ardent du Christ, venait se mettre sous la protection de l'apôtre de l'Amour. Et, très rapidement, il fut rejoint par un jeune disciple, Sabbas.
Le Père Sabbas venait de la Thrace anatolienne. Il était né en 1821, à Athyra, une ville importante sur la côte de la mer de Marmara. Certaisn endroits semblent propices à donner des saints, car, dans le village tout voisin, dans la région de Silvyria, devait naître vingt-cinq ans plus tard, le saint de notre temps, Nectaire de la Pentapole.
Le Père Hilarion, divinement inspiré, vit à l'avance les futurs progrès du jeune Sabbas et le prit sans hésiter sous sa protection spirituelle. Il avait d'ailleurs désiré avoir un disciple grec pour l'aider à maîtriser la langue grecque, car bien qu'"affable envers tous, il ne cachait pas sa préférence pour tout ce qui était grec, désirant converser et vivre avec les Grecs, prier, lire et lélébrer la Liturgie dans leur langue (2)".
(2) : ( Archimandrite Gabriel de Dionysiou, Histoires lausiaques de la Sainte Montagne, p.35).
Le rayonnement de sa vertu et sa renommée ne lui permirent pas de vivre en hésychaste dans sa nouvelle demeure. Les abeilles découvrent toujours les fleurs aux nectars cachés. Beaucoup cherchaient à le rencontrer, émerveillés par sa grandeur spirituelle. Tous étaient touchés par l'histoire de sa vie. Lui qui avait connu une existence aisée en Géorgie, n'acceptait aucun argent pour lui. Alors qu'il était le confesseur du roi de Géorgie et qu'il portait, comme le prescrivait le cérémonial de la cour, une splendide mandya, rutilante de rubis, de perles et de cent cinquante diamants, il était maintenant revêtu d'habits monastiques les plus pauvres. Il était impossible que tout cela ne fît pas impression sur tous les pères de la Sainte Montagne.
Les Russes le sollicitaient beaucoup. Il connaissait leur langue et il pouvait les aider dans leurs attentes spirituelles. Ils lui demandèrent de venir au monastère de Saint-Pantéléimon pour confesser les pères. Finalement ils le considéraient comme le père confesseur permanent du monastère et l'honoraient comme un saint.
Le kathisma du Théologien ne lui procurait évidemment pas l'hésychasme auquel il aspirait. Les paroles du psaume : " Je me suis enfui au loin et j'ai demeuré dans les déserts" stimulaient le zèle de l'Ancien et de son disciple; Le Père Sabbas, alors encore très jeune, soulevait régulièrement la question avec enthousiasme : " Géronda, partons, allons au loin, allons demeurer dans le désert et vivre dans la sainte hésychia."
C'est ainsi qu'ils s'enfuirent du kathisma d'un apôtre pour celui d'un autre apôtre. Le Théologien les conduisit au Frère du Seigneur. Dans le désert, le kathisma de Dionysiou dédié à saint Jacques, le Frère du Seigneur, leur offrait la solitude qu'ils désiraient. Selon une note écrite de la main du Père Sabbas, ils s'y installèrent en 1843, et une merveilleuse période allait commencer pour eux. " Certains d'entre eux laissèrent un nom qu'on cite encore avec éloge" (Si 44, 8).


3. La poursuite de Dieu.
L'Histoire des moines de Syrie (1) rapporte le récit d'un certain général qui chassait dans les montagnes avec son cheval, ses chiens, ses armes et sa suite.
(1) : ( C'est un livre semblable à l'Histoire lausiaque, écrit par Théodoret (349-460), évêque de Cyr, près de la rivière Euphratès en Syrie. Il raconte de merveileux récits à propos des exloits de beaucoup d'ascètes de Syrie et de Mésopotamie).
Soudain apparut devant lui un ascète.
" Que fais-tu là, Abba? demanda le général.
- Et toi qu'est-ce que tu viens faire ici?
- Moi? Je suis venu chasser. Je chasse.
- Je fais la même chose.
- Comment? Tu chasses aussi?
- Bien sûr! Je poursuis mon Dieu; Je poursuis Dieu jour et nuit, désirant ardemment Le voir, Le saisir, et L'enfermer dans mon coeur."
Le général fut émerveillé par ces mots, et dit : " Je vois là un véritable ascète."
Selon l'assentiment général, le désert est l'endroit le plus adapté pour la recherche de Dieu. Pour cette raison, nos deux ascètes bondissaient de joie. eur nouvelle demeure était un vrai Mont Carmel, ils étaient Elie et Elisée, c'est-à-dire deux âmes brûlant d'amour pour Dieu.
Le kathisma du Frère du Seigneur est situé à quelque distance au-dessus du monastère de Dionysiou dans un lieu de calme, de solitude et d'isolement. Sur la droite de celui-ci, ce sont des collines couvertes de buissons avec aussi le ravin redoutable de l'Aéropotamou, où les vents de l'hiver gémissent et rugissent. Sur la gauche, où l'eau est abondante, c'est une forêt dense avec des arbres immenses. La calyve est surmontée d'une barre rocheuse élevée. La cellule était manifestement très vieille. Qui sait combien d'ermites y avaient trouvé refuge?
Personne ne passe jamais par cet endroit. Ici, les deux ascètes n'avaient pas affaire avec les hommes, mais avec le désert : le soleil et le vent, les arbres et les buissons, les oiseaux et les reptiles, les démons et les anges, avec saint Jacques, avec la Dame de la Sainte Montagne, et avec Dieu - Dieu avant tout, car c'était Lui qu'ils poursuivaient. Durant vingt-et-un ans, ils gravirent l'échelle de Jacob sans jamais fléchir ni perdre espoir. La voix du Prophète interpellait leurs coeurs : " Venez, montons à la montagne du Seigneur, allons au Temple du Dieu de Jacob" ( Is, 2, 3).
Ils avaient leurs armes pour la chasse : l'ascèse, qui mortifie la chair - la tempérance, le jeûne et les veilles. Et comme épée à double tranchant, ils avaient l'étude de la Parole de Dieu et les textes patristiques, qui renferment une richesse inestimable d'expérience spirituelle. D'autres armes étaient l'invocation incessante du Nom de Jésus avec la prière : " Seigneur Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi", et la communion presque quotidienne à la Coupe de la Vie et à la Manne du Ciel. Tout cela était rendu possible par le silence saint et sacré qui les conduisait vers les hauteurs. Au silence, saint Basile le Grand a dédié ces mots immortels : " Le silence est le début de la purification de l'âme. La langue ne parle pas des uns et des autres, ni les yeux ne se tournent vers la beauté corporelle, ni les oreilles n'affaiblissent la vigueur de l'âme par des mélodies sensuelles ou des bavardages oiseux d'hommes légers et amusants. L'esprit, quand il n'est pas éparpillé par des affaires extérieures ni plongé dans le monde par les sens, retourne vers lui-même. En s'orientant vers Dieu, l'esprit reçoit abondamment l'illumination de la beauté divine et s'oublie lui-même (1)."
(1) : ( Lettre à Grégoire).
Et avec une précision scientifique, ce Père saint décrit l'ascension que permet l'hésychia. Le tout dernier échelon conduit à Dieu, le Bien le plus radieux. L'esprit ainsi illuminé en oublie sa nature propre. Enchanté, transporté, ravi, l'esprit se trouve hors du temps et d el'espace et s eperd lui-même.
Bénies et trois fois bénies les âmes qui ont été rendues dignes de telles ascensions célestes. Béni es-tu aussi, Père Hilarion, ainsi que ton disciple : âmes bénies, vous élevant, toujours plus épurées et purifiées, à la recherche de Dieu, dans l'hésychia. Nous pressentons que vous L'avez saisi, que vous L'avez goûté, et que vous nous L'offrez, même à nous, si misérables et qui sommes si "extrêmement appauvris".


4. Leur vie dans le désert.
Pendant vingt-et-une années, le Père Hilarion et son disciple Sabbas combattirent dans le désert. La frugalité et la tempérance régnaient en tout. Le monastère de Dionysiou et quelques pères de leur connaissance pourvoyaient à leur nourriture. Il est inutile de le préciser, lits confortables, draps, matelas et choses semblables étaient absents de la vie des deux ascètes. Dans la forêt, l'eau était abondante; régulièrement, le Père Sabbas en transportait pour leur ermitage.
Bien que l'essentiel ait été leur vie contemplative, ils ne manquaient pas pour autant de nombreuses tâches matérielles : le nettoyage des cellules et tout spécialement de l'église, l'entretien du terrain environnant, le soin de quelques oliviers et autres arbres, la limitation de l'extension des broussailles, la construction de petits murs de pierre, le ramssage du bois pour les hivers rudes, etc.
Ils passaient beaucoup d etemps à étudier : les livres sont les grands amis des ermites. Le disciple aidait son Ancien à apprendre le grec, à la fois le grec parlé et le grec byzantin des livres sacrés. De si nombreux textes sacrés sont écrits en grec que c'est un péché de ne pas connaître cette langue. Bien sûr, il est difficile de l'apprendre et cela demande beaucoup de peine, mais par sa constance le Père Hilarion devint un familier de cette langue.
Ce n'est que très rarement qu'ils quittaient leur ermitage. Quelquefois l'Ancien allait au monastère de Saint-Pantéléimon pour confesser les moines. Alors le Père Sabbas, laissé tout seul, expérimentait intensément la grandeur de l'hésychia. Il ne craignait pas les démons du désert qui se plaisaient à produire des bruits étranges et des tapages singuliers au moment d ela prière. Il s'y était habitué, et il avait aussi un grand protecteur à côté de lui en la personne de saint Jacques.
Episodiquement, à Noël, à Pâques, à la Pentecôte et à d'autres grandes fêtes, le Frère du Seigneur était laissé à lui-même. Ils se rendaient au monastère pour les vigiles de toute la nuit, apportant avec eux le souffle du désert. Le Père Hilarion, majestueux, magnifique, comme tous les Ibères, grand avec sa barbe vénérable, s etenait dans une des stalles réservées aux Anciens. Il restait debout toute la nuit. On ne l'a jamais vu s'asseoir ou quitter l'église même pour un court instant. Même durant l'interruption avant que la Divine Liturgie ne commence, il restait dans le narthex. Et son fils spirituel l'imitait infailliblement.
Au début de leur séjour dans cet ermitage, leur silence fut un peu perturbé pour un temps par des ouvriers qui le reconstruisaient totalement. Il était dans un état misérable et se serait complètement effondré au cours d'un hiver, si le Père Hilarion n'avait pas suggéré à l'higoumène du monastère de le reconstruire. Le kathisma fut ainsi très bien reconstruit. A l'est, se trouvait la petite église, sur le côté ouest, la cellule de l'Ancien, et en dessous celle de son disciple. Un peu plus tard, l'église fut consacrée.
Ensuite, le silence revint. Quelquefois, on pouvait entendre le bruit d'une scie hydraulique fonctionnant dans la forêt voisine. Elle faisait un bruit rythmé, agréable, et qui s emélangeait aux divers bruits du désert.
Chaque année, le 22 octobre, lorsque le jour tombait, de douces mélodies provenaient de partout. Les belles voix des moines de la Sainte Montagne chantaient les louanges de saint Jacques : " Par le sang du martyre tu as orné ton sacerdoce, ô saint apôtre et hiéromartyr!"
Leur saint Patron qui était ainsi célébré n'était pas seulement le Frère du Seigneur, il était aussi un grand ascète, un hiérarque et un martyr.
Saint Jacques était un grand soutien pour les deux ermites. un "pilier", comme on l'appelait dans l'Eglise chrétienne primitive. Il aida tout spécialement le jeune disciple et le fortifia dans son combat pour la prière. Pus ce dernier était attaqué par l'ennemi, plus le Frère du Seigneur, ce géant de la prière, venait à son secours. L'histoire de l'Eglise ancienne nous rapporte que les enoux de saint Jacques s'étaient durcis comme ceux des chameaux à cause de ses prières sans fin et de ses prosternations innombrables. Il les pliait constamment pour adorer Dieu, et lui demander son pardon pour le peuple.


5. Entre ciel et terre.
La vie au désert de ces deux ermites se déploie devant nous comme un rameau fleuri, où chaque fleur éclose et odorante est un épisode béni de leur vie. Nous y voyons les miracles de la sainte obéissance, des prophéties, des révélations vivantes du monde surnaturel, qui nous assurent que dans l'hésychia les rideaux d'ombres sont tirés et que les portes du ciel sont ouvertes.


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Leurs coeurs ressentaient les frémissements les plus célestes lors du mystère pascal de la Divine Liturgie. Le Père Sabbas revêtit bientôt l'habit sacerdotal, et le rythme liturgique s'intensifia. Quelques épisodes de leur vie, qui nous ont été rapportés, nous permettent de comprendre que "planant au-dessus de toutes les choses créées", ils concélébraient avec les ministres de l'autel céleste. Nous raconterons cela par la suite.


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C'est une expérience terrifiante de se trouver face à un chien enragé, dont les yeux lancent des lueurs sauvages, et dont la gueule met tout en pièces sur son passage. Et comme un tel chien vagabonde partout, il est possible de le rencontrer en tout lieu, même dans un endroit aussi improbable que celui d ela calyve d'un ermite.
Or il arriva qu'un tel visiteur indésirable vint au kathisma du Frère du Seigneur. Et que décida de faire le Père Hilarion? " Père Sabbas, appela-t-il. Vois-tu ce chien? Attrape-le vite et apporte-le moi."
Là, la vertu de la docilité à son Ancien, de la sainte obéissance, était soumise à un test rigoureux. " L'athlète" allait-il reculer? Un autre l'aurait peut-être fait, mais pas le Père Sabbas.
"Par tes prières, Géronda. Bénis."
Sans crainte, armé de sa foi dans les miracles de l'obéissance, i fit le signe de la Croix, demanda la bénédiction de son Ancien, et marcha vers le chien. " L'obéissance peut même dompter les fauvres" ont écrit les Pères. Et en vérité, non seulement le Père Sabbas ne subit aucun mal, mais le chien enragé fut guéri.


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Il arriva que le Père Sabbas tombât gravement malade. Durant des jours et des jours, il souffrit d'une très forte fièvre, et son état ne s'améliorait pas. L'Ancien décida de recourir à l'arme des saints solitaires : le chapelet. Il était intérieurement assuré que le Seigneur ne rejetterait pas sa requête. Cependant, il voulait aussi que "la vertu de la docilité" contribuât à la guérison.
Il y avait dans leur ermitage des olives, des oignons, des fèves et d'autres légumes. Il en prit quelques-uns et s'approcha du malade : " Père Sabbas, lui dit-il, mange ce que je te donne et tu te sentiras bien." Le Père Sabbas se moqua presque de ce "médicament", mais i comprit rapidement le sens de cet acte, et en parfait enfant d el'obéissance, consomma tous ces légumes. Non seulement il n'en souffrit pas ( un médecin, informe plus tard de cet incident, n'en crut pas ses yeux), mais il fut totaement guéri de sa maladie.


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Jean Rémoundos, un jeune étudiant de l'Ecole Polytechnique, originaire d'Andros, vint avec son frère Georges au monastère de Dionysiou pour y devenir moine. Après quelques jours, il y fut accepté, mais l'on dit à son frère de chercher un autre monastère. Le jour d'après cette séparation douloureuse, Jean, alors qu'il allait travailler à la minoterie dans la forêt, pensa à aller voir les deux ermites pour les connaître et recevoir leur bénédiction pour sa nouvelle vie.
"Viens ici, mon enfant", entendit-il lui dire une voix inconnue.
C'était le Père Hilarion, qui était assis devant la porte.
" Sois le bienvenu." Et il continua : " Tu dois être patient et obéissant. Ne t'attriste pas de la séparation d'avec ton frère. Aujourd'hui, il va aller vivre la vie cénobitique dans le saint monastère de Xénophontos, dont il deviendra plus tard l'higoumène.
Le jeune novice fut rempli d'étonnement devant ces paroles singulières qu'il entendait. Il lui semblait être face à quelque prophète de la Bible.
" Viens ici, mon enfant, et vénère saint Jacques. Fais trois prosternations et embrasse sa sainte icône."
Et lui donnant une tape paternelle sur l'épaule, le Père Hilarion lui dit :
" Tu dois aimer cet Apôtre dont tu portes le nom. Il sera ton meilleur protecteur.
- Mais, Père saint, je ne m'appelle pas Jacques.
- Oui, mon fils Jean, mais tu deviendras Jacques. Et jusqu'à ce que tu reçoives la tonsure, prends soin que personne ne sache ce qu'un Ancien un peu extravagant t'a dit aujourd'hui."
Quand Jean fut nommé : " Père Jacques", et quand son frère devint higoumène du monastère de Xénophountos, le Père Hilarion n'était pas en danger de vaine gloire, car les morts ne sont pas exposés à de telles tentations.


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Pour la Russie, l'année 1854 fut une année de peines et de troubles. Ayant provoqué l'Empire ottoman à la guerre, elle essuyait maintenant des revers. Elle avait à combattre non seulement les Turcs, mais aussi les Anglais et les Français - une nombreuse armée ennemie. La péninsule de la Crimée était devenu le théâtre de terribles batailles. La ville de Sébastopol subissait un siège cruel. L'avenir s'annonçait très sombre.
Dans de telles situations, les tsars de Russie n'oubliaient pas les saints moines. Ils recouraient à eux comme le faisaient, en d'autres temps, les rois d'Israël envers leurs prophètes; C'est ainsi qu'un voilier avec des dignitaires du tsar Nicolas Ier partit à la recherche d'un homme de Dieu. Il fit voile vers l'Athos et jeta l'ancre devant le monastère de Dionysiou. Ils cherchaient le Père Hilarion. Quand les dignitaires vinrent vers lui, ils lui demandèrent de leur dire quelle serait l'issue de la guerre. L'Ancien, un enfant de l'humilité, ne voulait pas être honoré comme prophète. Mais ces derniers, connaissant le pouvoir spirituel de l'homme, n'abandonnèrent pas la partie. Et plus il refusait de leur dire quoi que ce soit, plus ils l'imploraient. Pendant trois jours, le bateau resta sur le quai du monastère. Finalement le Père Hilarion se laissa fléchir. Prenant en ses mains son chapelet, réalisateur de merveilles, il se tourna vers Dieu, le Seigneur du temps et de l'éternité, et le pria à ce sujet.
" La Russie va souffrir, elle sera vaincue pour finir, mais elle ne supportera aucune perte de territoires."
C'est ce que le Tsar apprit au sujet de l'issue de cette guerre de Crimée (1854-1855), et l'avenir justifia les prévisions du "starets" du désert athonite.


6. La séparation.
Tandis qu'il avançait en âge, le Père Hilarion blanchissait de corps et d'âme. Il avait les cheveux blancs, et était doux dans ses manières et ses paroles, aimable avec chacun, débordant de grâce, sainte et angélique. Ses cheveux et sa barbe de neige ainsi que son âme blanche et pure évoquaient un des passages de l'Evangile : " Levez les yeux et voyez : les champs sont blancs pour la moisson" ( Jn 4, 35).
Il avait combattu pendant tant d'années, illuminant son propre esprit, et par son oeuvre de confesseur, les esprits des autres. Il avait conduit son disciple aux sommets de la vertu, il avait glorifié le nom de Dieu et affermi le monde par ses prières. Il exhalait une odeur spirituelle "comme la cinnamome et l'aspalathe" ( Si 24, &5); Maintenant, la grappe mûre n'attendait que d'être moissonnée et placée au coeur de l'Eglise Triomphante.
Au commencement du Grand Carême, il partit au monastère de Saint-Pantéléimon ( le monastère russe) pour confesser les pères. C'est là qu'il trouva la mort le 14 février 1864, et que son âme partit dans le pays de l'au-delà, le pays d ela lumière et de la joie.
Mais la séparation est toujours douloureuse. Une grande peine s'abattit sur l'âme du Père Sabbas, qui était présent au monastère russe, ainsi que sur tous les moines du monastère. Ils avaient perdu leur père. La mort d'un tel père spirituel crée un vide difficile à combler. C'est un événement qui apporte non seulement du chagrin, mais aussi de la détresse.
"Pourquoi as-tu abandonné tes enfants, Père, toi qui nous as toujours montré tant d'amour et de compassion paternelle?"
Comme tous les hommes porteurs de Dieu, le Père Hilarion avait vu à l'avance sa fin. Il avait aussi prévu que les Russes l'honoreraient comme un saint, et mettraient ses restes mortels parmi les saintes reliques. A cause de sa profonde humilité, il s'arrangea pour éviter une telle chose. Il avait demandé au Père Sabbas d'empêcher qu'il soit enterré au monastère russe. Il lui demanda de l'enterrer dans le premier lieu de sa repentance, la cellule ibère du Théologien.
L'Ancien, comme il l'avait prédit, s'endormit au monastère Saint-Pantéléimon, et le Père Sabbas ne savait pas comment exécuter ses dernières volontés. Les pères du monastère étaient inflexibles. Ne sachant comment s'y prendre autrement, il prit le corps de son Ancien, une nuit, alors que tout était calme, l'emporta du monastère sans être vu, et l'enterra dans la paisible cellule Ibère de Saint-Jean-le-Théologien. Désormais la grâce du disciple bien-aimé du Christ protégeait les saints restes du bienheureux Hilarion. Il reposait paisiblement dans cette arène ascétique dont il avait arrosé le sol par ses durs labeurs d'ascèse, et maintenant celui-ci était trempé par les larmes irrépressibles de son disciple.
En 1867, trois ans après son repos, tout le monastère de Dionysiou connut une grande émotion. Dans une cérémonie grandiose, les reliques du Père Hilarion d'éternelle mémoire furent déposées dans le cimetière du monastère. Ce dernier avait commandé au Père Sabbas : " Quand mes ossements seront exhumés, mets-les dans le cimetière du monastère de Dionysiou en les mêlant à ceux des autres pères." Le serviteur de l'humilité ne voulait pas que ses ossements fussent exposés et honorés. Il avait voulu qu'ils soient mélangés avec ceux des autres, et non mis à part. Ainsi les reliques des saints pères accueillirent parmi elles ce précieux trésor. Là, toutes ensemble avec celles des combattants plus récents, elles attendent le temps où s efera entendre la trompette de l'Archange de la résurrection. " Et leurs ossements fleuriront comme l'herbe" ( Is 66, 14).


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Pour conclure notre présentation de cette merveilleuse vie du Père Hilarion, nous devons signaler quela tradition athonite entoure s amémoire de beaucoup de gloire. Les pères âgés racontent de telles anecdotes que l'on se demande si elles appartiennent à l'histoire ou à la légende. L'une d'entre elles, que nous allons relater, témoigne de l'intensité de ses combats ascétiques.
A une époque, le Père Hilarion s'était enfermé dans une tour, une d ecelles qui sont construites à la Sainte Montagne en protection contre les incursions des pirates. Il voulait s'exclure complètement du monde extérieurbpour se consacrer à la seule vie intérieure. Il s'était donné pour règle de ne jamais lever les yeux ni regarder par la fenêtre. Aucune chose extérieure ne devait le distraire de la prière et de l'hésychia.
Mais les noirs démons, les ennemis mortels des ascètes, trouvèrent le moyen de lui faire briser s arègle. Tandis que l'ascète était transporté au Ciel, dans les sphères spirituelles, ils se réunirent au pied de la tour, devant la porte, et soudainement l'assaillirent avec des cris : " Où es-tu, Ancien Hilarion?"
Ils criaient, tapaient à la porte et faisaient tout un tapage infernal.
Alors, involontairement l'ascète, pensant qu'il y avait quelque urgence, interrompit sa prière et, inquiet, regarda par la fenêtre. Aussitôt, les démons firent entendre une acclamation démoniaque et crièrent : " Nous t'avons vaincu, Ancien Hilarion! Nous t'avons vaincu!"
En fait, leur but n'était pas d ele vaincre, mais de l'anéantir définitivement. Ce qu'ils ne réussirent jamais à faire. Ce qui arriva, c'est que c'est le Père Hilarion qui les vainquit, et il en fut de même pour son digne disciple.




II. L'ASCENSION


1. Vers la lumière.
Après le repos de son Ancien, beaucoup de choses changèrent dans la vie du Père Sabbas. D'abord il fut obligé de quitter son ermitage bien-aimé pour aller vivre au monastère de Dionysiou. On ne sait pas s'il agit ainsi selon sa propre volonté, ou par obéissance aux pères du monastère, ou sur la demande de son défunt père Hilarion.
L'âme en peine, il rassembla le peu qu'il possédait. Et avec vénération, il recueillit les objets laissés par son Ancien. Il mit de côté une grande et lourde croix en métal qu'il avait portée sur la poitrine, et aussi un très beau crucifix en bois qu'il avait apporté de Géorgie, l'oeuvre d'un ancien artiste géorgien.
Les yeux pleins de larmes, il priait son protecteur, saint Jacques, lui demandant de bénir son départ. Ayant dit adieu au désert, il descendit vers le monastère, brisé par l'émotion.
Il est dit que saint Jacques lui parla, et que résonnèrent à ses oreilles les derniers mots de son épître : " Celui qui ramène un pécheur de son égarement sauvera son âme de la mort et couvrira une multitude de péchés." Le Père Sabbas ne pouvait pas encore savoir quelle sainte vie de travail s'ouvrait devant lui, et combien d'âmes il mettrait sur la voie de la conversion. Beaucoup, beaucoup d'âmes perdues trouveraient le salut à travers lui.
Pour le monastère de Dionysiou, le Père Sabbas était une bénédiction divine, une source de parfum spirituel, une fleur de la grâce divine, emplie du nectar céleste. Chacun voulait l'approcher et recevoir de lui ses richesses spirituelles. Mais, pour lui, les choses étaient différentes. Habitué à l'hésychia depuis toujours, il ne trouvait pas le repos au sein de la nombreuse communauté du monastère. L'atmosphère l'oppressait, et il était consumé par son désir de silence. Son âme avait soif d'être dans un ermitage du désert.
Lorsqu'il révéla à l'higoumène son désir, il rencontra une réelle opposition, à la fois de la part d ece dernier ainsi que de tous les pères. Car ils le révéraient et l'aimaient, et ils ne voulaient pas être privés de sa présence. Mais, pour finir, ils reconnurent qu'il fallait lui permettre d'étancher sa soif d'hésychia. Dieu avait d'autres plans sur lui, et les moines ne pouvaient pas les emp^cher de se réaliser.
Tout au-dessus de la skite de la Petite-Sainte-Anne, vis-à-vis de la skite de la Grand-mère de Dieu, se trouvait une calyve abandonnée, dédiée aux deux grands saints Onuphre et Pierre de l'Athos ( elle fut plus tard dédiée à la Résurrection du Seigneur). C'était exactement ce que recherchait le Père Sabbas. Toute la région l'enchantait. Chaque calyve, chaque rocher, chaque grotte avait sa propre histoire, merveilleuse et sainte. En dessous de sa calyve, se trouvait une grotte qui abrita pendant un certain temps, au XVIIème siècle, l'ascète Agapios Landos, un moine renommé de Crète et grand évangélisateur de la nation grecque asservie. C'est dans cette grotte qu'il parvint à la sainteté, et qu'il écrivit son célèbre livre, connu de tous, Le salut des pécheurs.
Un peu plus loin se trouvait une autre grotte où, à la fin du XVIème siècle, combattirent dans l'ascèse les premiers habitants de la skite de la Petite-Sainte-Anne : saint Denys le Rhéteur, moine stoudite, et son disciple Mitrophane. Le père Gérasime, hymnographe de la skite, les appellent "des lampes lumineuses illuminant toutes les solitudes de l'Athos par l'éclat de leur vie angélique".
Et au temps même du Père Sabbas, beaucoup de moines vertueux vivaient dans le skite de la Petite-Sainte-Anne. Ainsi, dans la calyve de la Dormition-de-la-Mère-de-Dieu, vivait le renommé confesseur, le Père Grégoire de Messolonghi, le "Basile le Grand du désert", comme on l'appelait. Il fut le confesseur de l'éminent et infatigable patriarche Joachim III durant les douze années ( 1889-1901) où il fut hésychaste à la Sainte Montagne, dans le pittoresque Milopotamou (1).
(1) : ( Le patriarche eut aussi pour confesseur le fameux père Abraham de Kavsokalyvia; il semble que cela eut lieu après la dormition du Père Grégoire).
Il est superflu de dire combien une telle atmosphère spirituelle remplissait de joie l'âme du Père Sabbas. Mais bien qu'il imaginât que sa nouvelle demeure serait un Mont Carmel, calme et isolé, le Seigneur se proposa de la changer en une piscine de Siloé très fréquentée. Ainsi la providence du Bon Pasteur, qui sait comment se servir de Ses luminaires les plus brillants, dirige toutes choses selon Sa volonté.


2. La communauté du Père Sabbas.
Les âmes attirées par la vie monastique sont à la recherche d'un bon père spirituel, et quand elles l'ont trouvé, elles courent vers lui avec ardeur. Ainsi beaucoup d'âmes assoiffées vinrent vers le Père Sabbas pour trouver auprès de lui un rafraîchissement spirituel. Une communauté ne tarda pas alors à se former autour de lui. C'était aussi quelque chose qu'il désirait, parce que, quand il était seul, il ne pouvait pas célébrer la Divine Liturgie (2).
(2) : ( Les canons n'autorisent pas un prêtre à céllébrer seul la Liturgie. La présence d'une autre personne au moins est indispensable. La Liturgie est une synaxe, une célébration communautaire, non un acte individuel (NdE)).
Il eut au total cinq disciples : Onuphre, Hilarion, Pierre, Anastase et Sabbas.
Le premier d'entre eux, le Père Onuphre, venait des environs de Constantinople. Il reçut le nom de l'un des deux patrons de la calyve pour le prendre comme modèle dans ses combats ascétiques. En vérité, il lui ressembla beaucoup par son ascèse. La seule chose en quoi il ne ressemblait pas à saint Onuphre, c'était sa barbe, petite et peu fournie. Mais cela était sans importance. Ce qui comptait, c'était sa grande vertu, sa piété, ses combats, et aussi son éducation, son intelligence et ses nombreux talents, allant de l'art culinaire à l'art artistique. Il apprit l'art de l'iconographie, et, de cette façon, il apportait des revenus pour la subsistance de la communauté. Il était la main droite de l'Ancien, l'intendant des affaires de la calyve, et plus tard, quand le Père Sabbas fut complètement absorbé par les travaux purement spirituels, il devint le second Ancien. Ce premier disciple fut, pour le Père Sabbas, une bénédiction de Dieu.
L'arrivée du second disciple sur la Sainte Montagne est liée à une histoire émouvante; En 1879, vingt hommes venant de Vrioula de Smyrne, et aspirant aux ascensions spirituelles, prirent une courageuse décision. Une nuit, sans le faire savoir, ils dirent adieu aux vanités du monde et firent voile vers le Jardin de la Mère de Dieu, afin de grossir le srangs des anges dans la chair. Le futur Père Hilarion avait alors vingt-cinq ans. Dans ce groupe, se trouvait aussi le futur et renommé higoumène du monastère de Karakallou, le Père Codratos.
Le développement spirituel du Père Hilarion fut aussi remarquable que son départ vers l'Athos. Revivait en lui non seulement le nom de l'Ancien du Père Sabbas, mais aussi ses vertus. Il était grand, élancé, plutôt blond, et son visage reflétait la joie, la douceur et la paix. Sa grande simplicité et sa bonté, l'expression de son visage et son regard évoquaient le monde angélique - immatériel et empli de grâce. Son dévouement envers son Ancien ne connaissait pas de limites, et par amour pour lui, il était prêt à tous les sacrifices. A tous moments, on le voyait avec un sac sur le dos, transportant ce qui était nécessaire pour la Divine Liturgie, la nourriture, et tout ce dont on avait besoin dans la calyve.
Le Père Anastase, qui était le frère de sang du Père Sabbas, vint tardivement à la Sainte Montagne, et il s'endormit avant son frère.
Les deux autres disciples, Pierre et Sabbas, ne progressèrent pas très loin dans la vie monastique. Nous savons que le premier mourut prématurément, le 14 février 1907, d'une grave maladie. Le second, pour qui le Père Sabbas montra un amour particulier, lui donnant même son propre nom, quitta la Sainte Montagne, et aboutit dans un autre monastère.
On sentait très fortement dans la communauté la présence du Père Hilarion d'éternelle mémoire. Le Père Sabbas en parlait si souvent et le dépeignait de manière si vivante, qu'il semblait présent aux yeux de ses disciples. Elisée n'avait pu oublier Elie le Thesbite, de même le Père Sabbas ne pouvait oublier son Ancien. Toute la calyve était imprégnée de s aprésence, par son héritage, ses recommandations et s arègle de vie. Et beaucoup d'années après sa dormition, sa présence se faisait toujours fortement sentir.
Quand fut accompli, au cimetière de Dionysiou, l'office de l'exhumation des reliques du Père Hilarion, le Père Sabbas demanda avec ferveur une faveur à l'higoumène, celle d'emporter son crâne vénérable. Il ne lui fit aucune objection, et c'est avec une joie incommensurable qu'il la transporta à la calyve. Et depuis, quels tressaillements de joie, quelles prières et quelles larmes l'entouraient chaque jour! La calyve était alors enrichie et embellie, emplie de parfum spirituel.


3. Nourriture spirituelle.
Ce n'est pas suffisant pour un homme de gagner des biens spirituels, de faire des études en théologie. Il doit sans cesse combattre contre "le vieil homme" qui vit en lui, se battre contre les forces des ténèbres qui se cachent en lui. C'est seulement ainsi que se distinguent les vrais guides spirituels et les maîtres selon Dieu.
Il y a quelque temps, un hiéromoine de mes amis m'écrivait au sujet d'hommes inexpérimentés, mais qui se mêlent de profondes questions spirituelles. Ses paroles méritent d'être rapportées :
" Je crois humblement que leurs oeuvres n'aboutirent pas parce qu'ils n'avaient pas mené le combat de la sobriété ni ne connaissaient la tradition ascétique. Tu vois, mon très cher, la science est une chose et l'ascèse traditionnelle en est une autre. Autre la connaissance et autre l'expérience vivante. Le bureau de l'étudiant est une chose et l'obédience en est une autre. La tradition, je le pense humblement, c'est la présence de l'Esprit Saint, la transmission de l'Esprit."
Il n'est guère difficile de concevoir la profondeur de ces vues. Celui qui "étudie les choses divines" se trouve à un degré inférieur. L'étudiant et l'amoureux de la divinité sont au sommet de la pyramide. Si le Père Sabbas eut une grande fécondité spirituelle, cela vint de sa grande expérience spirituelle qu'il obtint par ses combats spirituels et ses sueurs. Pendant vingt-et-une années, il combattit comme disciple au kathisma du Frère du Seigneur, et avant cela, pendant plusieurs années à la skite Ibère sous la conduite d'un père spirituel expérimenté, vivant porteur et continuateur de la tradition. Il pouvait ainsi devenir "un honorable maître de la loi pour tout le peuple", riche en expériences spirituelles.
Nous pouvons imaginer les trésors de sagesse ascétiques qui surgissaient de ses lèvres durant ses échanges avec ses disciples, les descriptions merveilleuses qu'il leur donnait de ses combats, de ses périls, de ses ascensions et de ses illuminations. Il leur disait :
" Mes enfants, méfiez-vous des tentations de droite. Elles nous attirent par une ascèse excessive, des jeûnes très sévères, une vie contemplative très élevée, une réclusion et un isolement absolus. Ecrasez ces loups ravisseurs vêtus de pensées de justice. Ne vous laissez pas prendre par eux, car ils cherchent notre destruction; La grâce de Dieu ne produit pas de tels fruits prématurés. J'ai eu une expérience amère du démon qui vient de la droite.
Un jour, j'ai dit à mon binheureux Ancien Hilarion, quand nous vivions l'hésychia dans le kathisma de Dionysiou : " Je désire beaucoup avoir une totale solitude sans la réclusion. Je veux être seul avec Dieu, seul devant le Seul. Donne-moi la bénédiction pour que je trouve plus haut une grotte dans la montagne, et que j'y vive dans l'ascèse."
Je l'assiégeais avec de telles requêtes en pendant que mes aspirations plaisaient beaucoup à Dieu. Lui, cependant, étant expérimenté et éclairé par Dieu, voyait en cela une tromperie; il comprit que c'était une fascination dangereuse due à un enthousiasme juvénile, et que c'était prématuré et inopportun. Il me dit : " Tu peux aller, mon enfant. Puisque tu le désires tant, tu peux partir. Le Christ te montrera Sa volonté."
Ce soir-là, installé dans une grotte retirée sur la pente dénudée de la colline, je me mis à prier et à remercier le ciel. Je pensais : " Cette nuit, je vais savourer la prière." Mais en dessous, dans le kathisma du Frère du Seigneur, mon Ancien priait avec son chapelet pour que Dieu me donna^t une bonne leçon, proportionnée à ma présomption et à ma hâte juvénile.
La nuit tomba; Immergé dans la prière, je goûtais le calme. Mais cela ne dura pas longtemps, parce qu'une tempête inattendue éclata. Des pierres tombaient de partout, le vent rugissait - on aurait dit que c'était la fin du monde (1).
(1) : ( Dans la vie des ermites, les démons causent souvent de telles épreuves. Pour ceux qui ont des doutes à ce sujet, nous recommandons de lire la Vie de saint Antoine le Grand, écrite de la main authentique et divinement inspirée de saint Athanase le Grand).
Terrorisé, j'étais en danger d eperdre la raison. Je ne savais si je pourrais jamais retourner à la cellule de saint Jacques, vers mon père spirituel. Que s'éloigne de moi une telle hésychia!
Heureusement que Dieu entendit les prières de mon Ancien et permit aux démons de me terroriser, car si j'étais resté là, j'aurais souffert de maux beaucoup plus graves. Ce fut une expérience inoubliable et une leçon!"
Ainsi ses disciples étaient nourris par les richesses de son expérience spirituelle. Et quand il fut élevé à la digne position de père confesseur (1), plus nombreux, encore, étaient ceux qui goûtaient aux fruits de sa sagesse. Le vide, que le Père Hilarion avait laissé, était maintenant largement comblé.
Même si le silence de la calyve était continuellement perturbé par beaucoup de visiteurs qui avaient besoin que l'on s'occupe d'eux, même si le Père Onuphre était dans l'obligation de travailler intensivement à sa peinture d'icônes pour répondre aux besoins économiques de la communauté, même s'il y avait beaucoup de travail et de soucis, cela n'avait pas d'importance. Par-dessus tout cela, se vivait : " Que la volonté de Dieu soit faite". Les disciples du Seigneur étaient-ils fatigués de nourrir les cinq mille personnes?
Et nous verrons un peu plus loin comment le Père Sabbas devint père confesseur et comment, comme un autre Joseph, il "ouvrit tous les magasins à blé et vendit du grain aux Egyptiens" ( Gn 41, 56).


4. Un pilier vivant de vertu.
Même si le Père Sabbas n'avait jamais dit un mot au sujet de la vie spirituelle, et s'il avait gardé un silence absolu, sa vie quotidienne aurait très éloquemment parlé. En lui, comme sur un pilier vivant, étaient gravées toutes les vertus des saints.
Il cultivait avec assiduité la tempérance et la maîtrise de soi. Souvent il se fixait une "règle de tempérance" selon l'expression du langage ascétique, et il l'observait fidèlement et sérieusement. Et il est remarquable de voir qu'il n'abandonna jamais ces exercices ascétiques même lorsqu'il arriva à un grand âge.
Il y a trois ans, un moine très âgé de la Nouvelle-Skite, l'Ancien Syméon, qui s'est maintenant endormi dans le Seigneur, nous raconta la chose suivante :
" Il est arrivé que le Père confesseur se donnât comme règle de laisser un petit peu de nourriture de celle qu'on lui apportait pour en faire un cadeau d'abstinence "pour le Seigneur", pour l'amour de Dieu. Mais que fit l'ennemi, avec la permission de Dieu? Le Père Onuphre, son disciple, voyant que son Ancien laissait de la nourriture et du pain, pensa qu'il ne pouvait pas manger plus et il diminua les portions. L'Ancien, ne voulant pas briser sa règle, continua à laisser un peu d enourriture. Le Père Onuphre diminua encore les portions, risquant ainsi de faire mourir son Ancien de faim. Celui-ci, cependant, ne dit rien à personne. Un jour, je suis allé voir le Père confesseur, et comme il me considérait plus que les autres et m'aimait bien, il me confia : " Maintenant , mon enfant Syméon, je suis près de la mort." Il me dit en secret ce qui se passait, m'enjoignant de ne rien dire à personne. J'ai cependant pensé qu'il était bon que j'en informasse quelqu'un, et en partant j'ai révélé la chose au Père Onuphre, qui corrigea alors son erreur. Et le Père confesseur vécut jusqu'à sa mort naturelle."
Grâce à de tels exploits ascétiques, le Père Sabbas acquit une maîtrise impériale de lui-même. Il était toujours en paix; aucune vague de colère, d'agitation, de tristesse ou d emélancolie ne pouvait le troubler. Ceux qui le connurent affirment ne l'avoir jamais vu ni en colère ni agité ni contrarié ou abattu. Il était arrivé au sommet de l'impassibilité.
S'il arrivait que quelqu'un lui fasse du tort, le froisse ou l'afflige, cela ne le troublait pas, ni ne diminuait son amour.
Un jour, des marchands arrivèrent à sa calyve, et lui dirent :
" Nous sommes de Sikia, en Chalcidique. En bas, près de la plage, nous avons un chargement de miel de très haute qualité. En voici un échantillon. Voulez-vous en acheter?"
Le miel sur du pain séché était une nourriture de jeûne, utilisée dans leur calyve. Alors le Père Hilarion se décida à acheter une cruche de ce miel de choix. Mais en l'ouvrant, il constata qu'elle était remplie d'un épais sirop, sans goût, qui ne ressemblait en rien à du miel.
"Allons à l'église, dit le Père Sabbas calmement, et disons un chapelet pour eux, que Dieu ait pitié d'eux."
Après quelque temps, les escrocs remplacèrent la cruche parune cruche de bon miel. Ils avaient eu de grandes difficultés en mer, et ils attribuèrent celles-ci à leur escroquerie envers le saint Ancien. Ils décidèrent alors de réparer leur péché.
Le Père Sabbas était très prudent dans ses jugements sur les autres. Il évitait systématiquement tout blâme, et en parlant des personnes, il prenait soin de faire leur éloge et de les louer.
Si on lui demandait : " Quelle sorte d'homme est celui-ci?", il répondait : " C'est une bonne personne, une très bonne personne. Une sainte personne."
Et pour donner des aumônes, il était aussi insurpassable. Comme nous le verrons plus loin, les nombreux moines ou laïcs, qui venaient à lui pour se confesser, le quittaient avec beaucoup de cadeaux, même s'ils voulaient les refuser. Il donnait presque tout. Il agissait ainsi même quand il fallait faire quelques réparations et arrangements dans l'église et qu'il n'avait pas d'argent pour le faire. Beaucoup s'étonnaient de son désintérêt pour l'argent.


5. Le charisme de prophétie.
A l'âge de quatorze ans, l'histoire suivante m'impressionna beaucoup.
Une jeune femme pieuse, habitant au Pirée dans une maison voisine d ela nôtre, quitta le tumulte du monde pour la vie monastique. Ses parents, et ses frères et soeurs, avec, à leur tête, le frère aîné, Dionysios, la cherchèrent partout. Très agités et en colère, ils étaient feu et flamme contre elle, et aussi contre le monastère qui l'avait accueillie. Pendant un long moment, cependant, ils ne purent découvrir où elle se trouvait, jusqu'à ce qu'ils se tournent vers la région de Parnithos. Ils apprirent alors que leur soeur était dans le saint monastère de Sainte-Parascève, et ils s'y rendirent.
Ils franchirent la porte d'entrée. Sur un balcon, devant eux, se trouvait un vieux moine. Bien sûr, ils ne l'avaient jamais vu auparavant et ne le connaissaient pas. Ils ne savaient pas qu'il s'appelait Jérôme ni qu'il était le Père confesseur du monastère, ni qu'il était aveugle. Se levant de son siège, il se tourna vers eux et leur souhaita la bienvenue : " Sois le bienvenu, Dionysios. Viens, viens ici, vers moi. C'est bien que vous soyez venus. Nous avons votre soeur ici."
Leur étonnement était grand, et encore plus grand quand ils découvrirent que l'Ancien était complètement aveugle. Ils étaient abasourdis et ne savaient que penser. Ils ressentaient un frisson sacré devant un saint mystère. Non seulement l'aveugle les avait vus, mais il avait su qui ils étaient, et les avait appelés par leur nom! Leur âme était emplie de piété et de crainte, car ils réalisaient qu'ils étaient en présence d'un prophète.
Et qu'en résulta-t-il? Non seulement ils n'importunèrent pas leur soeur et ne créèrent aucun incident dans le monastère, mais d'implacables ennemis qu'ils étaient de la vie monastique, ils en devinrent de fervents défenseurs. Ils n'avaient pas de mots suffisants pour chanter les louanges de cet homme de Dieu, si prodigieux.
Je me souviens comment chacun, dans le voisinage, parlait de ce retournement inattendu. Quant à moi, j'étais complètement transporté par cet événement, et d ehautes aspirations s'étaient éveillées en moi. Mon admiration pour le Père Jérôme, aveugle, n'avait pas de bornes. C'est alors que j'appris, pour la première fois, qu'il existait des hommes qui avaient le don de clairvoyance.
Le Père Sabbas reçut ce don à un très haut degré. Beaucoup de ceux qui l'approchaient pour un échange, pour un avis, ou pour la confession, étaient remplis d'étonnement en voyant combien son regard spirituel pénétrait les prrofondeurs de leurs coeurs et y lisait leurs pensées secrètes. Il mettait en lumière les péchés cachés, rappelait les transgressions oubliées, révélait les pièges venimeux, et voyait à l'avance ce que le futur leur réservait. Il dit un jour au Père Grégoire de Grigoriou : " Tu quitteras la Sainte Montagne, mais tu y reviendras. Cela recommencera et finalement tu repartiras."
Et en fait, le Père Grégoire vit les dires du Père Sabbas se vérifier à la lettre. La dernière fois qu'il quitta la Sainte Montagne, il finit sa vie dans le saint monastère de Bulkanou en Messinie.
Jamais les prévisions du Père sabbas ne manquèrent leur but. Jamais ses paroles ne tombèrent à côté. Comme le grand Samuel, "le Seigneur était avec lui et ne laissa rien tomber à terre de tout ce qu'il lui avait dit" ( 1 S 3, 19).
Que se passe-t-il dans l'esprit d'un prophète? Les vérités et les révélations apparaissent-elles d'une manière mystique? Ses yeux spirituels ont-ils été purifiés et fortifiés par sa vie sainte? Jusqu'à quel point est-ce la pureté naturelle qui agit ou bien l'illumination surnaturelle? Celui qui prophétise peut-il avoir des liens avec ses prédictions?
Pour parler simplement, je pense que celui qui jouit du charisme de prophétie est comme un homme qui a fait l'ascension d'une montagne, et de son sommet : il peut naturellement voir beaucoup plus loin que les autres. Et quand il parle de ce qu'il voit, il s'exprime avec beaucoup de naturel et de certitude, sans hésitations. Le grand luminaire de l'Eglise orthodoxe, saint Grégoire Palamas, exprime merveilleusement cela : " Dans la mesure où il est devenu la demeure du pouvoir de l'Esprit Saint, il voit avec les yeux de l'Esprit (1)."
(1) : ( Triades pour la Défense des saints hésychastes, I, 3).
Ces dons sont donnés à ceux qui combattent pour purifier et mettre en ordre la demeure de leur âme.
Puisque le Père Sabbas avait atteint les plus hauts sommets spirituels, non seulement il était illuminé par "les rayons abondants et brillants du rayonnement divin", mais il expérimentait aussi des états de joie inexprimable. Il était réchauffé par une divine chaleur inextinguible, et rafraîchi par les brises légères et les souffles suaves de l'Esprit Saint. Il était transporté par des mélodies surnaturelles, et était enivré par une beauté indescriptible, par la vision des hiérarchies angéliques, par des parfums célestes, par des visions mystiques et inaccessibles de ce qui réside " derrière le voile", et enfin par l'éclat super essentiel de la lumière du Thabor. Ainsi illuminé et inondé de lumière divine, il pouvait briller lui-même, et éclairer les aveugles, les conduisant de l'obscurité à la lumière, et d ela lumière à une lumière encore plus grande. " Celui qui est illuminé peut, comme le soleil, illuminer tous ceux qui s'approchent de lui (2)."
(2) : ( Saint Syméon le Nouveau Théologien).


III. LE PERE SPIRITUEL RENOMME


Lorsqu'on donne à un arbre un sol fertile, de la lumière et de l'humidité, il grandit et porte des fruits; il devient "un arbre au riche feuillage sous lequel beaucoup viennent s'abriter".
Cela est une image de ce qui se passe avec un saint confesseur. Les âmes tourmentées par le feu brûlant du mal accourent vers lui pour obtenir leur rafraîchissement. Elles sont alors lavées, nettoyées, et leurs vêtements sont blanchis. Et quand le confesseur est un Ancien, porteur de Dieu, ayant atteint le sommet des vertus et débordant de grâce divine, illuminant chacun, alors les jours et les nuits ne sont pas assez longs pour confesser tous ceux qui viennent en foule vers lui. Ils connaîtront la fatigue, attendant des heures et même des jours pour passer à leur tour. Et si l'Ancien est l'higoumène d'une communauté, ses disciples doivent abandonner tout espoir de calme et de repos. Ils auront aussi à faire face à un passage constant des messagers du courrier apportant des montagnes de correspondance.
C'est tout cela qui arriva au Père Sabbas, dont grandissait chaque jour la renommée d'être un excellent médecin des âmes. Ceux qui venaient vers lui pour la confession ne cessaient de le recommander à tous avec enthousiasme. Sa réputation ne tarda pas à atteindre les confins du monde orthodoxe.
Sa miésricorde, sa patience et sa sympathie, son adresse pour diagnostiquer les maladies spirituelles et pour aider ses patients à révéler leurs blessures, sa façon de les consoler, de les encourager et de les instruire, tout cela, ajouté à la sainteté de sa vie, faisait de lui un père spirituel incomparable.
L'higoumène Gabriel de Dionysiou écrivit en 1953 : " Beaucoup d emoines et de laïcs, qui allaient vers lui pour se confesser, sont encore vivants. Ils révèrent tous le souvenir de sa douceur, de son amour paternel, de sa compassion, et tout spécialement aussi, de sa bonté envers les pénitents, chargés de lourds péchés. Personne ne quittait sans consolation la petite pièce, ressemblant à une crypte, où confessait ce doux père spirituel (1)."
(1) : ( Histoires lausiaques de la Sainte Montagne, p. 36).
Si nous comparons les confesseurs de la Sainte Montagne aux grands saints hiérarques, le Père Sabbas correspondrait à saint Jean Chrysostome. Les Pères de la Sainte Montagne, si réservés dans leurs louanges, n'avaient pas hésité à l'appeler "le Chrysostome des confesseurs".
Présentant les oeuvres de cet éminent père spirituel, nous nous sentons impuissants à les décrire comme il le mériterait. Nous craignons de le faire paraître moins grand qu'il n'était.
Mais les merveilles que Dieu accomplit par lui ne doivent pas tomber dans l'oubli. Nous les rapporterons d'une façon trop pauvre et brève, et nous laisserons l'esprit du lecteur faire le reste. Nous parlerons d'abord de ses méthodes, et nous présenterons ensuite quelques anecdotes caractéristiques dont on parle encore sur la Sainte Montagne, et qui démontrent combien le Père Sabbas savait prendre soin des âmes.


1. " Je me suis fait tout à tous."
L'âme christophore du Père Sabbas vibrait d'un amour infini pour tout chrétien. Toute personne, qui venait à lui pour se confesser, était la personne pour laquelle le Christ, mû d'un amour infini, avait versé Son sang. Cet amour était la force conductrice et le guide de l'âme de ce père spirituel aimant.
Aucun sacrifice n'était assez grand pour sauver des loups et des voleurs la brebis du Christ, perdue, égarée, blessée, affaiblie, ou malade. " Je chercherai celle qui est perdue, je ramènerai celle qui est égarée, je panserai celle qui est blessée, je guérirai celle qui est malade" ( Ez 34, 16); ces paroles de l'Ecriture étaient toujours dans son coeur lorsqu'il confessait.
Le plus dur au monde est peut-être de quitter la voie large et confortable du péché pour retourner, dans l'humilité et le repentir, sur le chemin de Dieu. Il faut combattre contre soi-même, contre le monde, et contre ces puissances de l'ombre qui empêchent les âmes d'atteindre la lumière. Et cela rend très difficile la tâche du confesseur, et peut parfois le conduire au désespoir.
Le Père Sabbas savait très bien combien il est difficile de confesser ses fautes, de découvrir ses blessures intérieures, de révéler ses abcès, er d'exprimer sa culpabilité. Il savait aussi qu'il ne pouvait pas y avoir de guérison, d erepentir ou d'absolution sans la révélation de ses propres péchés. Et pour arriver à cela, son amour et sa compassion pour ses frères blessés le conduisaient à de merveilleuses inventions. Aux premiers instants de sa rencontre avec son visiteur, sans tenir compte du jour ou de l'heure où il arrivait, il le désarmait par un assaut de bonté, d etendresse et de joie. Il ne faut pas beaucoup d eréflexion pour comprendre qu'un visage sombre et renfrogné ne convient pas à un médecin des âmes. Lorsqu'il écoutait les confessions, il ne précipitait rien, ni ne prenait aucun compte de lui-même et de sa fatigue. Tout ce qui le concernait, c'était son travail de confession - le diagnostic d ela maladie et son traitement, le repentir du pénitent et s arésolution à corriger sa vie. Les mots de l'Evangile "ne pèche plus" étaient toujours ce sur quoi il insistait le plus.
Souvent, on le voyait quitter la pièce où il écoutait les confessions, et sortir. A ce même moment, quelqu'un marchait autour de la calyve, hésitant à prendre une décision pour sauver son âme. Pour l'aider à cet instant critique, il devait lui inspirer de la confiance, le persuader et l'encourager, et le guider au port du salut.
Quand il voyait que quelqu'un avait des difficultés à révéler ses péchés, il recourait à toutes sortes d etrouvailles pour lui donner du courage. Nous décrirons quelques-unes de celles-ci dans les pages suivantes. Et même lorsque certains coeurs étaient fermés à double tour, il s'arrangeait pour, en fin de compte, arriver à les ouvrir.
Il n'hésitait pas à se mettre lui-même au même niveau que le pénitent le plus garvement pécheur. Afin de donner au pénitent le courage de dévoiler ses blessures profondes, il lui faisait croire que lui aussi était tombé dans des péchés semblables. Ainsi, il pouvait dire avec l'Apôtre : " Je me suis fait un sans-loi avec les sans-loi. Je me suis fait faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d'en sauver à tout prix quelques-uns" ( 1 Co 9, 21-22).
S'il savait s'abaisser aux yeux de ses pénitents, il savait aussi révéler sa grandeur spirituelle quand cela était nécessaire. Il était porteur du Saint-Esprit, et, pour le salut des âmes, il recourait à ses dons de clairvoyance et de prophéties. Le pénitent se trouvait alors confronté aux flammes de la Pentecôte. Devant une telle force, aucun artifice de l'ennemi ne pouvait tenir, et le pénitent, plein d'admiration, s'écriait : " Cet Ancien est-il un homme ou un ange?"


2. Les artifices de l'amour.
Il y a quelques années, nous avons visité l'Ancien Syméon, qui vivait à la calyve de la Sainte Rencontre, dans la très belle Nouvelle-Skite, près du saint monastère de Saint-Paul. Âgé de quatre-vingt-quinze ans, il était cloué au lit et attendait à chaque instant la mort, qui devait le conduire à Dieu. Il avait à ses côtés son disciple, le Père Pantéléimon, un fils plein d'amour pour lui, son ange gardien.
" Géronda, vous souvenez-vous du Père Sabbas le Confesseur?
- Oh, le confesseur! Le saint Père Sabbas! Puisions-nous avoir ses prières! Comment ne pourrais-je pas m'en souvenir? Je me confessais à lui, j'étais toujours dans sa calyve. Souvent, très souvent, je l'aidais à la Liturgie en chantant dans le choeur.
- Dis-nous quelque chose à son sujet. Nous avons beaucoup entendu parler d elui et nous voudrions écrire sa Vie. A ce qu'on dit, il était un éminent père spirituel.
-Il avait une grande grâce en lui. Il pouvait donner du courage à tous, tout spécialement aux jeunes moines. A peine entraient-ils dans la pièce, où il entendait les confessions, qu'il leur souriait et leur disait : " Bienvenue, mes petits anges. C'est bien, c'est bien, mes anges sont là. Je regarde ces jeunes moines comme s'ils étaient des anges, car ils ont quitté les vanités du monde, et sont venus ici au désert pour l'amour de notre Très-Doux Christ". Il donnait aussi du courage à tous ceux qui perdaient coeur. " N'entraînez personne au désespoir", disait-il constamment.
- Géronda, on dit qu'il avait un grand art de confesseur.
- Un grand art et un grand amour. Il ne voulait pas qu'on lui cache des péchés. " N'hésite pas à me dire tes péchés, mon enfant. Je suis un homme âgé et je suis susceptible de m'endormir, mais toi, continue, le Christ est présent et il entend tout. Confesse tout sans crainte, et tu purifieras ainsi ton âme, et la rendras blanche comme neige." Le moine commençait sa confession et le confesseur semblait s'assoupir. Puis il inclinait la tête et ronflait. Quand le moine confessait ses péchés les plus importants, il disait : " Mon enfant, arrête-toi un moment. Tu viens de dire un certain péché. Qu'as-tu dit? Je n'ai pas bien entendu. Dis-le plus clairement et nettoie ton âme." Le moine reprenait courage et parlait clairement. Son âme était délivrée. Dieu se réjouissait et le démon était vaincu.
- Oh, Géronda, merci. Vous nous avez donné une précieuse information. Nous sommes stupéfaits par l'art de ce si grand père spirituel. Quel artifice a-t-il imaginé! Nous n'avons jamais rien entendu de semblable.
- Je vous l'ai dit, il faisait preuve d'un grand art et d'un grand amour. Aujourd'hui, il n'y a pas de père spirituel comme lui."


*
Dans une calyve de la skite de Sainte-Anne vivait un hiéromoine, qui était aussi confesseur, mais qui n'avait pas l'expérience ni le discernement du Père Sabbas. Un jour, un homme qui avait commis de terribles péchés, vint se confesser à lui. Le prêtre n'avait jamais rencontré quelqu'un comme cet homme. C'était un vrai "roseau brisé". Il commença à se confesser. En l'entendant, le confesseur fut horrifié à en être malade. " Mon Dieu, quelles atrocités! Qu'est-ce que j'entends! Quelle sorte de démon est cet homme?"
Avant que l'infortuné n'ait pu finir, le confesseur l'interrompit, tout agité :
" Arrête-toi, je suis horrifié! J'en perds mes esprits! Ce ne sont pas des péchés humains, ils sont sataniques. Va-t-en, je ne te donne pas l'absolution. Je ne veux pas en entendre plus! Va-t-en!"
La seule chose au monde qui restait à cet homme, c'était la miséricorde de Dieu. Et du moment que cette porte lui était fermée, il ne lui restait plus rien. Voyant la mer à ses pieds, il pensa qu'il n'avait plus que la solution de s'y noyer, afin de mettre fin à la tragédie de sa vie.
Mais Dieu est grand. A ce moment-là, une de ses connaissances, qui vivait à la skite de Sainte-Anne, le vit.
"Comment vas-tu? Que s epasse-t-il? Qu'as-tu?"
Avec grande difficulté, il réussit à savoir ce qui s'était passé. Il en était désarmé et très peiné. Comment pouvait-il le secourir? Il ne vit qu'une seule solution : le conduire à tout prix chez le Père Sabbas. Après des efforts infinis, il réussit à le convaincre.
Dès que le Père Sabbas le vit, il comprit tout très clairement : " Mon frère est au fond de l'abîme. Pour l'en sortir, je dois descendre vers lui."
" Père, y a-t-il un salut pour moi?
- Pour toi, mon frère? Mais il y a le salut pour tous. La miséricorde de Dieu est plus grande que les cieux et plus profonde que l'abîme sans fond.
- Mais non, il n'y a pas de salut pour moi! Un pécheur comme moi ne peut pas être sauvé. C'est impossible!
- Tu ne peux pas être sauvé? Quelle bêtise! Tu sembles croire que, moi, je peux être sauvé!
- Quels péchés as-tu pu commettre?
- De grands péchés, de très grands péchés.
- Quels grands péchés? Tu ne peux pas être aussi coupable devant Dieu que je ne le suis, moi.
- Cependant si!
- Il m'est arrivé d'être insouciant. Je me suis égaré, et je suis tombé dans de nombreux péchés. ( Là, le Père Sabbas cita un certain péché très grave).
- Oh, Père, c'est exactement ce que j'ai fait!
- Tois aussi? Ne t'inquiète pas, Dieu te pardonnera puisque tu l'as confessé."
Et le Père sabbas continua ainsi de cette façon. Son artifice avait réussi. L'homme infortuné prit courage, et, avec sincérité, il confessa la liste de tous ses péchés graves. Le Père Sabbas lui dit :
" Je me suis repenti et j'ai amèrement pleuré. Cela fait deux ans que j'ai changé de vie. On m'a donné l'obédience d'entendre les confessions. Je l'ai fait. Je fais aussi des aumônes et je jeûne, je suis devenu un autre homme.
- Je me repens aussi de toute mon âme, Père; Je vais jeûner et faire aussi tout ce que tu me demanderas.
- Puisque tu as décidé de changer de vie, incline-toi et je vais lire les prières d el'absolution. Dieu va te remettre tous tes péchés."
Quand il le quitta, l'homme volait presque de joie, car il était délivré d'un insupportable fardeau. Rencontrant son ami dans la skite de Sainte-Anne, il lui dit :
" Tu m'as sauvé. Je suis un autre homme!
- Rends gloire à Dieu.
- Ce Père Sabbas est un bon père confesseur, bon, avec un coeur tendre. Ce pauvre homme est le seul qui a fait dans sa vie des choses pires que les miennes."
Son ami comprit tout de suite :
- Des choses pires que celles que tu as faites? Laisse-moi rire. Christian, mon frère, il vit sur la Sainte Montagne depuis son enfance, et c'est un ange. C'est pour cela qu'il a été digne de devenir prêtre."
L'homme fut abasourdi - que s'était-il passé? Son ami lui expliqua alors tout, et il comprit l'artifice d el'amour. Son étonnement fut grand. En vérité, après le coup que le confesseur précédent lui avait porté, il n'y aurait pas eu d'autre moyen pour le sauver du bord de l'abîme. A partir de ce moment, il fut rempli d'une grande admiration et d'un grand amour pour ce médecin et guérisseur des âmes, si excellent.
Nous devons noter ici que quelques-uns des pères de la Sainte Montagne n'approuvaient pas ces "artifices". Ils n'avaient pas raison cependant, car le Père Sabbas, par son discernement, savait comment et quand y recourir, et jamais d etels artifices ne firent le moindre mal ou scandale.


3. Les remèdes qui guérissent.
Le Père Sabbas savait bien quand il devait être indulgent ou modéré, ou sévère et exigeant. Quand les âmes étaient affligées et humiliées, il les encourageait avec douceur et indulgence. Mais quand il voyait une personne obstinée, opposnt une résistance spirituelle, il ne faisiat pas de concessions. Il donnait des épitimies (1) quand c'était nécessaire, mais toujours avec douceur, et elles étaient ainsi bien acceptées.
(1) : ( Epitimie: Exercices spirituels ( prières, lectures, prosternations, jeûnes...) à faire en vue de la guérison).
Comme un chamelier plein d'expérience, il savait exactement quelle charge chaque chameau pouvait supporter.
Il se montrait sévère envers tous ceux qui causaient des torts à leur prochain.
Un jour, un pèlerin lui dit :
" Père, il y a a encore quelque chose que je dois vous dire. Alors que je passais près de la calyve d'un Ancien, que je connais et qui était absent, j'ai osé prendre quelques oranges dans son jardin.
- Ah, mon enfant, fais attention! Tous tes autres péchés Dieu te les a pardonnés à travers moi, mais tu dois restituer les oranges. Autrement tu ne seras pas pardonné, et tes autres péchés ne seront pas absous."
Il était aussi strict et sans compromission dans les domaines touchant à la prêtrise. Si un candidat à la prêtrise était gêné par un certain péché, pour rien au monde il ne lui aurait donné une autorisation ou une approbation. Et encore, si un clerc était tombé gravement dans le péché, il lui disait : " Père, pour ne pas charger ton âme encore plus, tu dois déposer ton épitrachélion (ton étole)".
Au début de son ministère de confesseur, il voyageait de monastère en monastère, chaque Grand carême, pour entendre les confessions. Au monastère d'Iviron, il arriva qu'il dut punir sévèrement deux prêtres qui s'étaient égarés, et ceci eut des conséquences néfastes. Il fut très affecté par l'attitude de ces prêtres, et à partir de ce moment, il ne fit plus de déplacements. Il s elimita à entendre les confessions dans sa propre calyve. En aucun cas, il ne voulait compromettre la dignité de la prêtrise.


*
Il savait qu'une épitimie appropriée et bien choisie a de grandes vertus, à la fois pour éduquer et pour guérir. Comme nous allons le voir par le récit suivant, il était sans égal dans le choix de ses épitimies.
Il y a déjà de nombreuses années, durant le calme mois d'octobre, nous nous mîmes en route pour la Sainte Montagne. Nous sommes arrivés en quelques jours à la skite inoubliable de Sainte-Anne, le lieu de notre naissance spirituelle. Dans cette sainte atmosphère, nous pouvions rencontrer de saints moines, qui, sous la protection de la Grand-mère de Dieu, préservaient le flambeau d el'ascétisme orthodoxe. Un jour, un des moines, qui était notre ami, nous dit : " Regardez, voici l'Ancien Antoine. Il est là, un peu plus bas, à ramasser les olives. Il a quatre-vingt-dix ans. Profitez-en pour parler avec lui, car il a beaucoup de souvenirs au sujet des anciens pères."
C'est tout à fait ce que nous désirions, et nous nous sommes approchés de lui sans attendre. Il était grand et maigre. Il portait des vêtements râpés, et, à cause de son âge, il ne voyait pas bien. Il était joyeux comme un petit enfant.
Est-ce que tu as des souvenirs du Père confesseur Sabbas?
- Le Père Sabbas! Comment ne pourrais-je pas me souvenir de ce saint père confesseur? J'avais l'habitude de me confesser à lui.
- Alors tu as beaucoup de choses à nous raconter.
- Oui, je peux vous raconter quelque chose qui vous fera une grande impression! Car cela fait une grande impression sur cette langue qui vous parle!"
Nous nous demandions ce que cela pouvait être. Comment cela avait-il pu faire une impression sur s alangue? Mais il nous donna la clef de l'énigme.
" J'étais un jeune moine et je n'avais pas perdu les mauvaises habitudes du monde. J'avais aussi un caractère un peu bouillant. Un jour, dans le jardin de la calyve, j'ai eu un différend avec un voisin. C'était une tentation. Il me dit quelque chose de cinglant, qui me fit m'emporter. J'ai ouvert la bouche et sans penser je lui dis ..."
Simple et humble comme un petit enfant, l'Ancien nous dit la vraiment mauvaise expression qui lui avait échappé.
" Un peu plus tard, je montais à la Petite-Sainte- Anne. Mon ANcien m'avait envoyé au frèrs Sabbas pour confesser mon péché. Aussitôt qu'il me vit, le père confesseur comprit mon trouble intérieur.
" Père, je viens te confesser un grand péché.
- Tu dois le confesser - c'est bon que tu le confesses. Mais prends ton temps. Assieds-toi et prends un petit gâteau. " Hilarion! - il appelait son disciple -, apporte un rafraîchissement!"
Il me demanda des nouvelles de mon Ancien, de nos travaux manuels, et de notre calyve. Il voulait calmer mon anxiété avant de recevoir ma confession. Il était nécessaire que le sacrement fût accompli dans une atmosphère de paix.
Je me calmai, et nous allâmes dans la pièce où il écoutait les confessions. C'était une toute petite pièce, petite comme une crypte. Là, je lui confessai mon grand péché. Je me souviens qu'il me dit des paroles sages et paternelles. Il fit partir de mon âme les noirs nuages qui l'assombrissaient.
Enfin, il me dit en souriant : " Nous devons mettre une petite épitimie sur ta langue, mon enfant. - Oui, saint Père. - Pas une grande chose. Ecoute! Quand tu retourneras à Sainte-Anne, va au kyriakon (1).
(1) ( Dans les skites, en dehors des petites chapelles de chaque calyve, il y a aussi une grand église centrale, le kyriakon. Tous les moines de la skite s'y réunissent pour la célébration de la Divine Liturgie, principalement les dimanches et les jours de grande fête).
Tu tireras la langue et tu la passeras sur le sol de la porte d'entrée jusqu'à l'icône du Christ, en lui demandant de te pardonner. C'est entendu? - C'est entendu." Sur le moment, cela ne me parut pas une épitimie très dure.
Quelques heures plus tard, j'étais à nouveau dans la calyve du Père Sabbas. "Père, lui dis-je, regarde comme est devenue ma langue avec la pénitence que tu m'as donnée. Elle est toute parcheminée, gonflée, et rouge comme une chaussure de paysan, une tsarouchi."
Je la lui montrai, et il sourit un peu. " Eh, mon enfant, que peut-on y faire? Une langue comme cela, c'est ce qui était nécessaire."
Et depuis lors, je ne me souviens pas que d evilains mots soient de nouveau sortis de ma bouche."


4. Transformations.
Pour arriver à la skite de la Petite-Sainte-Anne, on doit débarquer sur le port de la skite de Sainte-Anne, puis prendre un étroit sentier montant fort. Du temps du Père Sabbas, ce sentier était très utilisé. Spécialmenet pendant le Grand carême, il s etransformait en une interminable chaîne de chrétiens se rendant à un bain spirituel.
Les moines de la skite de Sainte6anne nous dirent :
"C'était une interminable chaîne humaine. Il y avait des gens venant de partout - des moines de tous les coins de la Sainte Montagne et d'autres monastères de l'extérieur, des prêtres, des laïcs, des employés de Karyès et de Daphni, des gens venant de la Chalcidique voisine. Aucun pèlerin de la Sainte Montagne ne manquait l'opportunité de venir se confesser au Père Sabbas. Et le temps manquait pour eux tous! Tous les soirs, le Dikaios de la skite de Sainte-Anne, le moine administrateur de la skite, permettait à tous ceux qui devaient attendre leur tour au jour suivant, de s'abriter dans le kyriakon.
Une chose étonnante était l'expression du visage de ceux qui sortaient de la confession. C'était tout à fait surprenant. Et l'on se demandait ce qui s'y passait et quelles sortes de transformations y survenaient.
Deux pères de la skite de Sainte-Anne, qui étaient aussi des frères de sang, nous racontèrent quelque chose à ce sujet. Leur vieux père vint les voir de Arfara de Messénie. Quand ils se mirent à parler de la confession, ils lui recommandèrent d'aller voir le Père Sabbas et de faire une confession générale de sa vie, afin de rafraîchir son âme par la grâce divine.
Leur père ne pouvait pas manquer cette occasion de se plonger dans une telle fontaine baptismale, si rare. Il alla voir le Père Sabbas et resta avec lui un long moment. Après leur entretien, il sautait de joie. Une paix lumineuse transparaissait sur son visage et il sentait en lui-même toute une transformation mystique, "un étrange et glorieux cganhement" pour utiliser l'expression de l'hymnographe. Il inspira profondément et s'exclama : " Ô mes enfants, comme mon âme se sent légère! Je ne marche plus sur terre, je vole. Le monde entier me semble changé. Gloire à Toi, mon Christ!"
Dieu seulement sait combien de semblables soupirs de soulagement, d elarmes joyeuses, et d'exclamations d'actions de grâce, retentirent auprès de cette piscine de Siloé."


*
A Athènes, en 1896, l'archimandrite Joachim Spétsiéris, le recteur du métochion du Saint-Sépulcre, parlait avec son ami, Théophane Troungas, qui possédait une usine.
" Très cher Théophane, je pense aller au Mont-Athos. Je dois aller respirer un peu les parfums du jardin de la Mère de Dieu.
- Je serais très heureux, père Joachim, si je pouvais t'y accompagner.
- Pourquoi pas? " Deux valent mieux qu'un", dit la sainte Ecriture."
Ils arrivèrent bientôt à la Sainte Montagne comme de simples pèlerins. Une de leurs priorités était de visiter le saint confesseur Sabbas. Le Père Joachim s'était confessé à lui en terre Sainte, sept ans auparavant, et il ne trouvait pas d'éloges suffisants pour le vanter auprès de son ami. Il espérait persuader M. Troungas de s'approcher de ce bain spirituel.
Quand ils arrivèrent à la calyve de la Résurrection, dans la skite de la Petite-Sainte-Anne, ils furent surpris - tout spécialement le propriétaire d'usine - par la foule qu'ils y virent.
Le Père Joachim observa :
" Ils attendent tous pour se confesser. Le Père Sabbas est un grand guide pour les âmes. C'est un pasteur éclairé par Dieu, et les brebis du Christ accourent vers lui pour trouver un bon pâturage et d el'eau rafraîchissante. Je ne sais pas quand arrivera mon tour pour laver mon âme de tous les poisons nuisibles. Mon esprit est accablé par l'atmosphère d'Athènes.
Tout ce que voyait et entendait M. Troungas le poussait à prendre une résolution, celle de voir clairement sa situation envers Dieu, de demander Son pardon et de trouver la paix. Sa conscience fut soudainement révoltée par sa façon de vivre. C'était pour lui le moment de s'approcher d'un confesseur et d erecevoir la communion.
Il était aussi fortement tenté par des pensées contraires qui essayaient de le dissuader de sa décision salutaire. Cependant, aidé par la grâce de Dieu, il vainquit ses hésitations et se rendit sans crainte dans la petite pièce des confessions. Son ami, le Père Joachim, était allé auprès du Père confesseur juste avant lui.
M. Troungas resta un long moment dans cet hôpital spirituel. Il avait beaucoup d eplaies à guérir. Que lui arriva-t-il? Il avait déjà connu des émerveillements durant sa vie, mais jamais comme cette fois-ci, où il fut tout ébloui et comme frappé par le tonnerre. " Mon Dieu, se disait-il, où suis-je? Qu'est-ce que j'entends? Mes oreilles me trompent-elles?""
Plus tard le Père Joachim écrivit ceci :
"Je suis allé me confesser le premier, puis ce fut le tour de mon ami Théophane... Il resta avec le Père Sabbas un long moment. Quand il est sorti, nous sommes partis pour Katounakia, et mon ami me dit : " Qu'est donc ce Père Sabbas? Est-ce un ange?" Je lui demandai ce qui s'était passé. " Eh bien, me répondit-il, pendant la confession, il m'a dit tout ce que j'avais fait depuis vingt ans et plus, sans que je lui aie rien dit. Il m'a raconté des faits très anciens, que je ne me rappelais plus moi-même. Comment pouvait-il savoir tout ce que j'avais fait?
- Mon cher Théophane, n'en sois pas étonné, lui dis-je, le Père Sabbas est clairvoyant!
- Que signifie être clairvoyant (1)?"
(1) : ( Archimandrite Joachim Spétsiéris, Mémoires, vol. I, p. 21-22).
Le Père Joachim leva sa perplexité. A partir de ce jour, l'âme de M. Troungas fut transformée.
Voilà ce qu'était Père Sabbas le Confesseur!




IV. LE PELERIN


1. Les joies et les afflictions de Sion.
La Passion et la Résurrection du Seigneur étaient la nourriture quotidienne du Père Sabbas. Il n'y avait pas pour lui, sur la terre, de lieux plus chers que ceux du Golgotha et du Très Saint Sépulcre. Si seulement Dieu voulait lui faire la grâce d ele laisser s'y rendre en humble pèlerin! Ce serait un grand rafraîchissement pour son âme, fatiguée par les labeurs de père confesseur.
Une occasion favorable pour ce pèlerinage en terre Sainte se présenta, et son grand désir put se réaliser. Et les orthodoxes de là-bas se réjouirent de la venue de cet Ancien de la Sainte Montagne. Les temps étaient difficiles en Terre Sainte, et les fidèles avaient besoin de recevoir de telles visites.
Il arriva dans la ville de Jérusalem en 1889. Par ses contacts avec les fidèles orthodoxes, il apprit bien vite la situation qui s'y trouvait. Et cela le rendit très riste. Jérusalem! Une ville de sainteté et de joie, mais aussi de péché et de souffrances.
Depuis six années, Nicodème de Cysique était le patriarche de Jérusalem. Il avait beaucoup d evertus : il était d'une haute moralité, d'une droiture parfaite, d'une justice exemplaire, et était un homme généreux. Il était aussi imposant, énergique, et un habile administrateur. Cependant les temps étaient difficiles. Quelques années auparavant, la barque d el'Orthodoxie avait été secouée par le schisme bulgare. En ces jours, la conscience des Arabes orthodoxes était troublée par ce que l'on appelait "la question arabe", et la "Confédération palestinienne" se développait très rapidement.
Le Patriarche, qui avait été auparavant exarque du Très Saint Sépulcre à Moscou, était accusé de russophilie. Les finances du patriarcat étaient dans un état critique. Pour la seconde fois, l'Ecole théologique de la Sainte-Croix dut fermer. Et pour montrer combien l'atmosphère était confuse et tendue, nous devons mentionner que l'année précédente, en mars 1888, le patriarche échappa de justesse à un tir de quatre coups de feu, destiné à le tuer.
Dans ces conditions, l'arrivée de cet Ancien, porteur de l'Esprit, était une grande consolation pour les fidèles Grecs orthodoxes. Leurs âmes fatiguées et scandalisées virent en lui un age de consolation, envoyé par Dieu, comme "la rosée de l'Hermon". Voici les mots mêmes d'un témoin oculaire, le Père Joachim Spétsiéris, qui, à cette époque, était au monastère de Saint-Sabbas :
"Archiprêtres, prêtres, moines, monailes, et des gens de toutes conditions, venaient à lui pour se confesser. Et selon les paroles Celui qui vient à moi, je ne le jetterai pas dehors, il recevait tout le monde.
" Ils ont besoin d'un père confesseur, lui dis-je.
- Oui, je le vois bien, me répondit-il, mais dans peu de temps je repartirai.
- Aujourd'hui, lui dis-je, ils ont trouvé un médecin et veulent être guéris de leurs blessures. Quand celui-ci partira, le Dieu très bon leur en enverra un autre pour continuer à s'occuper d'eux."
A ce moment, son visage s'éclaira de reconnaissance et il me dit :
" Sûrement, mon fils, Dieu n'abandonnera pas Sa création en proie aux tourments et aux désappointements (1).""
(1) : ( Mémoires, vol. I, p. 19).


Maintenant qu'il lui avait été accordé de venir en pèlerinage sur les lieux d'où était sortie la Rédemption, le Père Sabbas expérimentait d'une façon encore plus ardente le mystère d ela confession.
Quels sentiments d'une tendresse indescriptible n'éprouva-t-il pas, quand il s'approcha de la colline du Golgotha, arrosée du Précieux Sang! En ce lieu, le péché de l'homme avait offert à son Seigneur bien-aimé le breuvage le plus amer. A peine pouvait-il prononcer cette prière : "...cloué à la Croix et percé par la lance, Tu as donné l'immortalité aux hommes, ô notre Sauveur, gloire à Toi!"
A nouveau, quels sentiments célestes n'inondèrent-ils pas son coeur quand il se prosterna sur le Sépulcre du Donateur de Vie! C'est de là que surgit la victoire sur les trois forces du mal - le démon, le péché et la mort. C'est d elà que se leva un nouveau monde, inondé de lumière divine et d'alléluias triomphants. En souvenir de son pèlerinage au Saint-Sépulcre, il dédia la chapelle de sa calyve à la Résurrection du Seigneur.


2. Saint Sabbas le Sanctifié.
Parmi toutes les autres figures de saints illustres et glorieux, celle de saint Sabbas le Sanctifié brillait comme une étoile dans le vie du Père Sabbas. Ce héros et cet enseignant du désert, cet ornement des moines, ce luminaire d ela terre habitée, était son saint le plus cher. Non seulement celui-ci lui avait donné son nom, mais jusqu'à la toute fin de sa vie, il l'entoura d'une protection et de faveurs toutes particulières.
" Mon saint Sabbas, implorait-il alors, je désire tant venir en pèlerinage dans ton saint lieu d eméditation, sanctifié par tes prières et tes labeurs."
La célèbre laure de Saint-Sabbas est à trois heures de marche de Jérusalem. On doit aller en direction du sud-est, suivre la vallée de Josaphat, qui commence à Gethsémani et aboutit à la mer Morte. Ce chemin se fait dans un désert désespérant, sous un vent brûlant et sous un ciel de plomb. Et plus on avance, plus la vallée se transforme en un gorge profonde aux parois verticales.
Le monastère, situé sur la hauteur, sur la rive droite de la gorge, remplit de stupeur tous ceux qui l'approchent. Dans une nature sauvage et majestueuse, on découvre d'immenses bâtiments très anciens, des remparts et des tours, des grottes et des ermitages innombrables. L'air est rempli de la senteur du soufre, du parfum de l'encens, du chant des oiseaux, et du son des cloches. Le monastère de Saint-Sabbas règne majestueusement sur ce royaume désertique.
En s'approchant de ce lieu sacré, le Père Sabbas s'écria avec les hymnographes : "Ô Sabbas à l'esprit divin, égal aux anges, citoyen du désert, vase très pur rempli du Saint-Esprit..."
Les pères du monastère l'accueillirent avec joie.
" Bénis-nous, Père saint! Il est bon que tu sois venu voir le saint, et nous apporter la bénédiction du Mont-Athos."
Il resta au monastère pendant deux jours, pour le découvrir un peu, s'en émerveiller et en faire ses délices.
L'higoumène lui dit : " Saint père confesseur, les pères désirent se confesser à toi. Ne les prive pas de cette grâce."
Comment pouvait-il refuser cet hommage d'amour? Les soixante pères du monastère vinrent se confesser et se rafraîchir sous l'épitrachélion de l'Ancien, porteur de Dieu.
Il passa le temps qui lui restait à découvrir la laure. Il y avait beaucoup de choses à voir - la tombe du saint, la cellule de saint Jean Damascène à la plume d'or, les reliques des pères massacrés par les Sarrasins. Tout l'endroit était embaumé par les indicibles parfums des saintes reliques. Que de lys au doux parfum Dieu n'a-t-il pas plantés au milieu de ces rochers!
Dans la belle église de l'Annonociation se trouvait l'admirable icône ancienne du saint. Et sur les rochers, tout-au-dessus, s'élançait la tour construite par l'empereur Justinien. Et tout au fond de la gorge, la source bénie du saint faisait jaillir l'eau du rocher. Plus au nord, se trouvent la cellule de sa mère, et aussi un palmier planté par lui. Vers le sud, on voit la grotte du grand et admirable Jean l'Hésychaste (VIème siècle). Mais une chose essentielle manquait, c'étaient les reliques de saint Sabbas lui-même. A cette époque, elles se trouvaient loin, à Venise. Grâce à Dieu, elles sont revenues au monastère, le 30 octobre 1965!


3. Les oiseaux du désert.
Dieu console ses serviteurs fidèles de différentes façons. Dans ce lieu sec et chaud, Il a pourvu les moines d'une distraction étonnante : une multitude d'oiseaux merveilleux.
Selon toutes probabilités, le Père Sabbas fit son pèlerinage à la laure de Saint-Sabbas à la fin du Grand carême, et c'était la bonne époque pour découvrir cette merveille. En fait, ce n'était pas la seule. Il y avait beaucoup d'autres phénomènes extraordinaires à voir en ce saint lieu, mais cela étendrait trop notre propos d'en parler. Il est reporté dans les chroniques du monastère, que plus de deux cents oiseaux sauvages, noirs au bec jaune, comme les corbeaux, vivaient avec les moines de septembre à avril. A peine une fenêtre s'ouvrait-elle qu'ils s'envolaient dans les cellules des moines, y apportant joie et allégresse. Le matin, quand les pères prenaient leur café, ils se perchaient sur leur rasso - soutane- ou sur leurs pieds, à la recherche de quelques miettes. Quand un moine les appelait, ils venaient et se posaient sur sa tête ou sur ses épaules, et, avec une audace peu commune, ils picoraient du pain ou des raisins dans leurs mains. Cependant, ils ne s'approchaient jamais des hommes venant du monde, ou de moines et prêtres étrangers - ils ne s'approchaient que des pères du monastère. Mais, apparemment ils faisaient preuve de discernement. Si un moine était très pieux, comme le Père Sabbas, ils s'approchaient de lui, même s'il était étranger au monastère.
Le Père Philothée Zervakos, qui était au monastère de Saint-Sabbas le 28 avril 1924, rapporte cette anecdote :
" Lorsque je m'apprêtais à boire le café que l'on m'avait donné, sept ou huit oiseaux arrivèrent subitement. Quelques-uns se posèrent sur mes épaules, d'autres sur mes mains, et les autres se tenaient en cercle autour de moi, criant et chantant. Et ceci arriva si soudainement que j'en fus tout surpris, mais je m'en remis bien vite. Les pères étaient tout stupéfaits que les oiseaux fussent ainsi venus à moi, et ils me dirent en souriant : " Voilà les oieseaux que tu désirais voir."
Etonné et heureux de cette situation, je posai mon café et pris un peu de pain que j'offris aux oiseaux. Les pères m'apportèrent des figues que je coupai en petits morceaux pour les leur donner. Ces oiseaux bénis venaient manger dans ma main, et quand ils eurent tout dévoré, ils me remercièrent avec de doux pépiements, et s'envolèrent (1)."
(1) : ( Un grand et merveilleux pèlerinage en Palestine et au Sinaï, Sirus, 1935, pp. 142-143).


Or les moines ne sont-ils pas les oiseaux du désert aux chants harmonieux? Plus ils grandissent en sainteté, plus leurs chants deviennent mélodieux. Parmi ces oiseaux doués de raison, se faisaient remarquer à cette époque trois saints pères, qui, par leur présence, rafraîchirent l'âme du Père Sabbas.
L'un d'entre eux était le vénérable Ancien Barnabas de Madytos ( Chersonèse de Thrace), âge de soixante-quinze ans. Après des combats ascétiques au Mont-Athos et dans le désert du Jourdain, il était venu au monastère de Saint-Sabbas. En sa personne, on pouvait voir revivre les anachrètes des temps anciens.
"En regardant son visage, on éprouvait une grande vénération car son expression manifestait une vertu éminente. Il mourut à un très grand âge, en ayant prévu sa fin beaucoup de jours à l'avance. (2)."
(2) : ( Mémoires, vol. I, p. 57-58. Le Père Joachim Spétsiéris écrit ce qui suit à propos de l'Ancien Barnabé : " Dans sa cellule, il n'avait même pas une natte en paille, mais seulement un vieux tapis grossier, un petit pichet pour l'eau, et quelques vêtements très usés. Il n'avait ni matelas, ni livre, ni mobilier. Il ne dormait pas la nuit, mais restait éveillé, priant et conversant avec Dieu. La nuit, on l'entendait crier : " Fuyez, esprit mauvais, le Christ vous chasse!" On l'entendait souvent se disputer avec quelqu'un. Le moine Cornélios avait une cellule près de la sienne, et il lui demanda un jour ce qui s'était passé pour qu'il crie et se dispute ainsi. " Les esprits du mal me harassaient", lui dit l'Ancien Barnabé, et il leur répondait comme le faisaient les grands Pères du désert, comme on le lit dans le Patérikon."
Le deuxième était le Père Callistrate du Péloponnèse, un artisan zélé de la vertu, très sage et doué de clairvoyance. Dans le passé, il avait mené de grands combats ascétiques durant trois années ( le Patriarche ne le lui avait pas permis plus longtemps) dans une grotte située dans une falaise vertigineuse, sous le mont Nébo, la montagne où fut enseveli Moïse. Les fidèles arabes orthodoxes de la petite ville de Koriakon lui descendaient avec une corde du pain et de l'eau, et lui, en échange, il leur cousait des vêtements. De lèvres et de coeur, il entonnait sans cesse le chant divin : " Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi."
Le troisième était le hiéromoine Germain, âgé de cinquante ans; il était de Corfou. Il est décrit comme "simple, innocent, sans malice, bon et humble - l'exemple du véritable moine". Quand il célébrait la Divine Liturgie, il était transporté par la grâce, et son visage devenait angélique. Il avait l'habitude de dire : " Si nous savions quelle gloire et quelle joie spirituelle la communion aux Saints Mystères nous donne, nous sacrifierions tout, jusqu'à notre propre vie, pour communier dignement."


4. Pèlerinage au Jourdain.
Le Père Sabbas avait aussi le projet de se rendre au saint fleuve du Jourdain, le lieu où "s'est manifestée l'adoration de la Sainte Trinité".
A cette époque, il n'y avait pas de moyens de transport comme maintenant, et il fallait entreprendre un voyage laborieux pour arriver à cet endroit où eut lieu le baptême du Christ. De Jérusalem, il fallait compter une marche de cinq à six heures, en allant vers l'est, et légèrement au nord, vers la hauteur de Jéricho. Le paysage était sauvage, entaillé par de sravins profonds et des torrents. Cependant les pieux pèlerins ne tenaient aucun compte de la peine qu'ils devaient prendre.
Le monastère de Saint-Gérasime, ce grand ascète qui apprivoisait les bêtes sauvages du désert, offrait une pause bienvenue pour les marcheurs fatigués. Approchant d ece lieu saint, à la fin du voyage, l'higoumène Anthime du monastère Saint-Sabbas, qui, avec quelques autres pères accompagnait l'Ancien Sabbas, expliquait ce qu'étaient ces ruines, qu'ils voyaient tout près d'eux.
Tu vois là, Père saint, l'ancien monastère du Saint-Précurseur, construit par sainte Hélène et doté par Justinien. prie pour qu'on puisse bientôt le restaurer.
- Que le Saint Précurseur nous l'accorde!
Que Dieu en soit glorifié, ce monastère a été rénové ces dernières années par le patriarcat. Aujourd'hui, on y célèbre des Liturgies, et cela comble les pèlerins.
Cinq minutes après être passé par le monastère en ruines, on pouvait entendre le grondement du Jourdain.
Un frisson s'empara de l'âme du Père Sabbas. Il avait été jugé digne de vivre dnas le monastère de son saint patron, saint Sabbas, fût-cepour un temps très court. Et maintenant il était là où avait vécu le grand et unique ascète, protecteur de tous les moines, le saint Précurseur. Il lui semblait presque qu'il allait le rencontrer avec son visage immatériel et son brûlant regard prophétique.
Involontairement, de ses lèvres tremblant d'une tendre émotion, il balbutiait : " Ô Saint Précurseur, ne cesse pas d'intercéder pour nous."
Et lui vint à l'esprit le vivant récit de l'Evangile : " Alors s'en allaient vers lui Jérusalem, et toute la Judée, et toute la région du Jourdain, et ils se faisaient baptiser par lui dans les eaux du Jourdain, en confessant leurs péchés ( Mt 3, 5-6).
Ce lieu est vraiment saint. Là, s'est élevée la chaire de la prophétie. Là, fut préparé le chemin du Seigneur. Là, fut établi le saint lieu de la confession, où furent remis les péchés. Là, fut accompli "le bain de la régénération". Et là, un jour, humble parmi les humbles, vint le Fils de Dieu, et Il fut baptisé par Jean dans le Jourdain (Mc 1, 9).
Se tenant à la branche d'un saule afin de ne pas être emporté par la force du courant, le Père Sabbas reçut le baptême du Jourdain. ALors il vit comme une colombe et entendit une voix comme le tonnerre : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toute ma complaisance. Et, de sa poitrine, des torrents de prières montèrent vers la Très Sainte Trinité, dont l'adoration avait été révélée dans ce lieu saint.
Tous les alentours du fleuve du Jourdain ont toujours été consacrés à la prière. Ils ont toujours été habités par de saints ascètes du désert, les successeurs du Précurseur. Quelle ne fut pas la joie du Père Sabbas quand il apprit que dans le désert transjordanien, au milieu d'étendues sans fin de buissons et de roseaux, avait vécu dans l'ascèse, sa vie durant, l'ermite Photinie (1).
(1) : ( Dans le livre de l'archimandrite Joachim Spétsiéris, L'ermite Photinie du désert du Jourdain, Volos, 1955 ( Trad. fr. par le Père Ambroise Fontrier, Sainte Photinie l'Ermite, L'Age d'Homme, Lausanne, 1992), on peut connaître cette figure éminente de sainteté et son histoire extraordinaire).
Elle y était restée durant cinq années sans que personne ne le sût, parfumant l'air de sa prière incessante.
" Le Père Sabbas le Confesseur fut grandement comblé. Dans un acte d'adoration, il s'agenouilla devant le Père céleste et bénit Son très saint Nom. Il retourna alors au monastère et, d elà, il rentra à Jérusalem (1)."
(1) : ( J. Spétsiéris, Mémoires).
Puis, avec la bénédiction du patriarche Nicodème, il s emit en route pour retourner au Jardin de la Mère de Dieu, la Sainte Montagne. Il ne sentit pas la douleur des Israélites partant vers l'exil, quand il quitta Jérusalem pour retourner dans sa propre terre. Au saint autel de la chapelle de sa calyve, l'attendaient la lumière et la gloire de la Nouvelle Jérusalem. Il y était entouré par les prières des saints, et la bénédiction de la Mère de Dieu, la reine de la Sainte Montagne.




V. LA LUTTE CONTRE LES DEMONS


1. La grâce de vaincre les démons.
Par toute Son économie de l'incarnation, le Seigneur a vaincu le péché et la mort, et il a anéanti l'empire du diable. A ses disciples, il a accordé le pouvoir de fouler aux pieds serpents, scorpions, et toute puissance de l'Ennemi (Lc 10, 19). Et ce pouvoir appartient à tous ceux qui suivent le Seigneur en étant vraiment des disciples, porteurs de Dieu.
Et cela s'observe souvent dans les vies des saints. Ils sont comblés de dons spirituels ceux qui combattent et terrassent le viel homme avec les armes de la lumière, ceux qui sont crucifiés avec le Christ et ressuscités avec Lui. Ils font alors trembler les ennemis invisibles. Ils peuvent défaire les oeuvres de Satan et guérir ceux qui sont liés par lui.
Dans Le Pré spirituel, on peut lire à propos d'un certain moine : " Ô chrétiens, le démon est vraiment grand et terrible. Cependant, ceux qui étaient tourmentés par un esprit impur obtenaient par lui la guérison."
Ces paroles s'appliquent parfaitement au Père Sabbas. Par ses labeurs ascétiques, ses jeûnes , ses veilles et ses prières, par sa vie sacramentelle intense, par ses études, sa sobriété et sa vie contemplative, et enfin par le pouvoir de la prière de son Ancien, il vainquait toujours le pouvoir du démon. Il sortait toujours victorieux de ses combats contre les esprits du mal.
Par des confidences que fit le Père Sabbas au Père Joachim Spétsiéris, on peut entrevoir son combat contre les puissances des ténèbres. " Plusieurs fois, il me dit qu'il voyait de ses yeux les esprits du mal qui venaient à lui pour le troubler. Et dès qu'il percevait leur importunité, aussitôt il s emettait à genoux et priait. Et toutes les tentatives des esprits du mal disparaissaient (1)."
(1) : ( J. Spétsiéris, Souvenirs, vol. I, p.19).
Il fouettait les ennemis par ses prières, et ils étaient brûlés par les paroles enflammées du psaume qui sortaient de ses lèvres : Fais justice, Seigneur, de ceux qui me traitent injustement; combats ceux qui me combattent. Qu'ils soient comme la poussière que le vent emporte, et que l'ange du Seigneur leur apporte la tribulation (Ps 34, 1 et 5).
Ce n'était pas seulement lui-même qu'il sauvait des attaques sauvages des démons, mais une multitude de personnes, malheureuses, sous l'emprise du diable, étaient délivrées par lui. On les voyait souvent venir à sa calyve pour qu'il fasse sur elles le signe de la Croix et leur lise l'office des exorcismes, et il chassait d'elles les esprits impurs. Souvent aussi, quand une personne ainsi affligée ne pouvait pas venir jusqu'à la Sainte Montagne, il lisait pour elle les exorcismes à distance. Et toujours, il répandait la grâce de la guérison : ceux qui étaient liés par les démons sautaient de joie en sentant tomber leurs terribles chaînes.


2. Le livre de magie.
Quelque part en Chalcidique, les relations entre un homme et sa femme étaient devenues très difficiles. Le mari ne menait pas une vie normale, mais vivait d'une manière étrange et ténébreuse. Son visage avait pris une expression repoussante. Il avait perdu tout lien avec l'Eglise, il ne voulait plus entendre parler ni d ece qui touchait à l'Eglise, ni surtout d ela vie sacramentelle. Sa malheureuse épouse essayait par tous les moyens possibles de le ramener vers Dieu, mais il était inflexible. Elle finit par comprendre qu'il lui fallait prendre les grands moyens.
" Ecoute-moi. Tu m'as rendu la vie insupportable. Si, à Pâques, tu ne viens pas recevoir la communion, il faudra que je me sépare de toi. Ce sera impossible de continuer à vivre ensemble. Je désire que ce soit le Christ qui règne dans notre famille."
La persistance, la pression, les menaces et les prières ferventes de cette bonne épouse chrétienne ne furent pas vaines. Le mari se rendit compte qu'avec sa conduite, il risquait de détruire irrémédiablement son foyer, sa propre vie et celle de ses enfants. L'âme bouleversée, il décida de retourner vers la lumière.
Grandes étaient les ténèbres qui s'étaient cachées en lui, car le pauvre homme en était arrivé à coopérer avec les démons. Il s'était exercé aux arts de la magie. Et c'est cela qui l'avait conduit à s etenir, avec obstination, éloigné de l'Eglise. Il comprit que la première chose qu'il devait faire était de trouver un confesseur. La Sainte Montagne n'était pas loin; il s'y rendit à la recherche de la personne qui lui conviendrait. Il trouva le Père Sabbas.
Comme il était différend à son retour! Il était renouvelé intérieurement. Au lieu de la confusion, du chaos et de l'obscurité, il voyait un nouveau monde, régénéré. Le soulagement et des larmes de joie brillèrent sur son visage à la fin de sa confession. Quelle paix trouvait-il et quel allègement de son fardeau! Mais il y avait encore quelque chose dont il fallait qu'il se débarrasse. Il tendit un livre qu'il tenait dans la main : " Prends aussi ce livre, Père. Il est la cause de ma chute catastrophique."
C'était un livre de magie, le manuel indispensable pour tous ceux qui s'adonnent à la magie.
" Pourquoi me donnes-tu ce livre? Il doit être brûlé. Prends-le et brûle-le quelque part loin d'ici."
Sur sa route, entre la calyve et la skyte Sainte-Anne, il vit une grand ecavité dans le rocher. C'est là que le livre fut bientôt réduit en cendres. L'Evangéliste Luc écrivit au sujet d'un incident semblable : Bon nombre de ceux qui s'étaient adonnés à la magie apportaient leurs livres et les brûlaient en présence de tous ( Ac 19, 19). De tels feux sont une joie pour les anges, et une blessure pour les démons. De tels livres de ténèbres et de puanteurs ne devraient pas circuler parmi nous.
Et l'homme continua son chemin, encore plus soulagé. Il rencontra le Père Hilarion, un disciple du Père Sabbas.
"Transmets à ce grand père confesseur toute ma vénération et mon immense reconnaissance. Et dis-lui que le livre a été brûlé dans la grotte au-dessus d'ici."
Le père Hilarion continua tranquillement sa route vers la calyve. Mais quand il parvint près de la grotte, des jets de grosses pierres tombèrent autour de lui, faisant un bruit de tonnerre et dévalant le versant de la colline. Terrifié, il arriva à la calyve et raconta à son Ancien ce qui s'était passé.
" C'était l'oeuvre de Satan, mon fils."
Quand il se fut remis de sa frayeur, il pensa à rapporter à l'Ancien les paroles de l'homme rencontré sur sa route. Et il lui dit aussi que cet homme avait brûlé un livre. Quand le Père Sabbas lui expliqua qui était cet homme et quel était le livre qu'il avait brûlé, il comprit ce qui était arrivé.
Ces jets de pierres n'affectèrent pas seulement le Père Hilarion, mais tous ceux qui passaient par cet endroit éprouvaient le même sort. Finalement la route devint impraticable, et personne n'osait s'approcher de ce lieu. Troublés, les pères cherchèrent recours auprès du Père Sabbas. Il jeûna, pria et aspergea la grotte d'eau bénite, et les esprits du mal se retirèrent. Il recommanda aux pères de mettre dans la grotte une icône de la Mère de Dieu avec une veilleuse. Et la route redevint paisible comme auparavant. AUjourd'hui, tous ceux qui passent par là s'arrêtent souvent et chantent le "Il est digne et juste de Te célébrer" à la Mère de Dieu, et ne courent aucun danger. Cependant quelques pères nous ont dit qu'il arrive qu'il y ait encore une activité démoniaque en ce lieu, surtout quand passe un disciple qui a transgressé le principe de l'obéissance.


3. Les étranges jets de pierres.
Un jeune pâtissier de Thessalonique, Athanase, désirant quitter la vie du monde, résolut de prendre l'habit monastique et de vivre dans le saint monastère de Dionysiou. En tant que novice à Dionysiou, il fut envoyé à Monoxilitis, un métochion du monastère, situé à la Sainte Montagne, afin d'y recevoir une formation monastique. Sur ces entrefaites, à Thessalonique, ses parents étaient emplis d'amertume par la décision de leur unique et très cher enfant. Ils remuèrent ciel et terre pour le "sauver" et le ramener dans le monde. Et pour arriver à leurs fins, ils n'hésitèrent pas à se faire aider de Satan, recourant à la magie et à la sorcellerie.
Soudainement Athanase commença à sentir une certaine oppression, comme si un poids pesait lourdement sur lui. Lui-même, dans sa vie pécheresse, avait pratiqué la magie, et n'était pas profane dans ce genre de choses. Il comprit ce que ses parents étaient en train de faire. Une angoisse le saisit, qui devint de plus en plus forte. Il sentait qu'il était sous l'emprise de procédés très dangereux. Poussé par une nécessité intérieure, il priait plus fréquemment, et, avec douleur, il insistait sur ces mots de la prière du Seigneur : " Délivre-nous du Malin."
Les autres frères à Monoxilitis ne soupçonnaient pas la moindre chose. Un matin, après l'office, alors qu'ils se préparaient à aller travailler, ils reçurent soudainement, depuis le bois d'en haut, une volée de pierres. Heureusement ils n'en subirent aucun mal; les bâtiments du métochion ne furent pas non plus touchés. Ils attendirent un instant. Quelques passants, qui s etrouvaient là, se montrèrent amusés et firent des plaisanteries. Mais quand ils partirent pour travailler, des volées de pierres recommencèrent à tomber derrière eux. Alors ils comprirent que quelque chose de sérieux se passait et ils se réfugièrent dans l'église. Mais ils n'osèrent plus en sortir, car à chaque fois qu'ils tentaient d ele faire, la volée de pierres recommençait. Des tabourets, des formes en bois pour les skoufas, et d'autres objets étaient lancés en l'air. Leur chien fut aussi projeté à trois mètres de là où il était allongé.
Les gendarmes de Karyès ne tardèrent pas à venir, à la suite des informations reçues. Ils firent des recherches dans toute la zone, ils tirèrent des coups de feu sur l'endroit d'où venaient les pierres. Ils réalisèrent ensuite que ce qui s'était passé n'était pas dû à des hommes, mais était l'oeuvre d'ennemis invisibles.
Alors le novice Athanase s'avança et exposa l'origine du mal. Et pour finir il dit : " Pour vous convaincre, laissez-moi aller tout seul jusqu'à la petite chapelle de saint Artème, et vous verrez que les jets de pierres me suivront."
C'est ce qui arriva. Les pierres tombèrent tout autour de lui, mais sans le toucher.
Après cette démonstration, il fut isolé dans l'église. L'économe du monastère, le Père Porphyre, demanda par lettre au monastère d'envoyer un bateau. A partir du moment où le Père Athanase quitta l'église jusqu'à ce qu'il débarque au port du monastère, de terribles phénomènes se passèrent. " Les volées de pierres n'arrêtèrent pas sur la mer, même quand le bateau était loin de la côte. Les pierres tombaient inlassablement, mais heureusement elles tombaient tout autour du bateau, sans faire aucun dommage (1)."
(1) : ( Gabriel de Dionysiou, Nouvel Evergétinos, p. 65).
Depuis le débarcadère jusqu'à la cour du monastère, tout se passa calmement. Cela en incita certains à parler d'illusions. Mais une volée de pierres, projetées du haut d'une tour voisine, les incita à se taire.
Le Conseil des Anciens se tint sans tarder, et la décision fut prise "d'envoyer le novice à l'Ancien, porteur de Dieu, le Père Sabbas, afin qu'il le délivre." La conviction des pères était que les prières du Père Sabbas pouvaient énéantir les esprits du mal.
La calyve de la Résurrection traversa une semaine d'épreuves très pénibles dans une atmosphère de guerre - une guerre ouverte entre les forces de la lumière et les forces du mal. Il y avait continuellement des fracas étourdissants. Des énormes blocs de pierre se détachaient de la falaise et volaient au-dessus d ela calyve en la frôlant, et dans un bruit terrible se fracassaient dans le précipice voisin et dévalaient jusqu'à la mer. Des voix sauvages proférant des paroles blasphématoires bouleversaient et souillaient l'atmosphère. Et s efaisaient entendre des insultes, des insultes insupportables contre les moines, et tout spécialement contre le confesseur. Toute la puanteur de l'Enfer se révélait.
L'homme de Dieu, sans tenir compte de son très grand âge - il était alors dans ses dernières années de vie -, se livra à de très grands combats. Pendant toute la semaine, il se soumit à un jeûne complet et pria continuellement. " Quant à cette espèce de démons, on ne la fait sortir que par la prière et par le jeûne" ( Mt 17, 20). Son coeur compatissant ne pouvait pas supporter de voir une créature de Dieu soumise à une telle tyrannie.
A la fin de la semaine, l'Ancien, avec une foi inébranlable dans le Seigneur ressuscité, s'approcha de celui qui était en souffrances. L'esprit du mal fut troublé.
" Je te bannis, ô esprit impur, par Dieu qui a tout créé par sa Parole, et par notre Seigneur Jésus-Christ. Tremble, va-t'en, enfuis-toi, retire-toi du serviteur de Dieu, Athanase. Fuis dans des terres sans eau, désertes et incultes."
Et c'est ce qui arriva. Il sembla que quelque chose sortit de la bouche d'Athanase. L'indésirable occupant disparut comme se dissipe la fumée. Les paroles prononcées par la bouche du Père Sabbas, porteuse de l'Esprit, terrassa le démon comme par une épée flamboyante. Aussitôt le novice devint calme et paisible, soupirant de soulagement. Dans une joie sans bornes et plein de reconnaissance, il tomba aux pieds du confesseur, les embrassant et les mouillant de ses larmes.
" Ô saint de Dieu, tu m'as sauvé, tu m'as retiré cet horrible poids. Oh, comment te remercier! Tu m'as sauvé de ce terrible serpent. Gloire à Toi, mon Dieu!
Athanase resta encore quelques jours auprès de son médecin. Conformément à sa recommandation, il s erendit à la skite de Koutloumousiou, où il resta. A sa tonsure, il y reçut le nom de Habaquq. Il se distingua parmi les pères par sa vie ascétique austère. Et jamais il n'oublia cet Ancien d'éternelle mémoire, qui l'avait sauvé du pouvoir du mal.


4. Le faux ange.
Parmi les enfants spirituels du Père Sabbas, se trouvait un diacre roumain. Il était encore jeune, et vivait dans l'hésychia dans le désert, autour de la skite de la Petite-Sainte-Anne. Il vint un jour dire au Père Sabbas, avec beaucoup de tristesse : " Père, je te prie de ne pas oublier de commémorer ma mère durant la Liturgie de demain. Elle s'est endormie, il y a trois jours."
Pour le Père Sabbas, ces paroles semblaient une victoire du démon. Elles troublèrent l'Ancien plein de discernement. Il pensait que manifestement l'ennemi agissait d'une façon dangereuse. Le rusé! Rien ne l'arrête pour égarer et plonger dans les ténèbres les créatures de Dieu.
Sans rien montrer de son inquiétude, il tenta d'approfondir le sujet un peu plus.
" Dis-m'en un peu plus, mon fils. Demain, c'est le troisième jour après le repos de ta mère. Elle est morte en Roumanie. Comment as-tu pu apprendre sa mort en seulement deux jours?"
Un bref silence s'établit. Et le diacre commença timidement :
" Comment l'ai-je appris? Eh bien, il me l'a dit...
- Qui te l'a dit?
- C'est mon ange gardien, qui me l'a dit.
- Ton ange gardien? Tu as vu ton ange gardien?
- J'ai été jugé digne de le voir, non pas seulement une ou deux fois. Cela fait maintenant deux ans que je le vois. Il m'apparaît et m'accompagne dans ma prière. Nous chantons ensemble l'Acathiste et faisons les métanies, et nous avons des échanges spirituels."
Ces mots, "deux ans", peinèrent beaucoup le Père Sabbas. Deux années d'illusions démoniaques, ce n'est pas une chose insignifiante. C'est en effet grave de laisser l'ennemi imperturbablement à notre destruction pendant deux ans.
" Et pourquoi, mon fils, ne m'as-tu jamais rien dit de cela, durant tout ce temps?
- L'ange m'a dit que ce n'était pas nécessaire."
Le Père Sabbas comprit qu'il aurait à livrer un grand combat. D'abord, il devait persuader ce malheureuse diacre que ce n'était pas un ange qui lui apparaissait, et qu'il devait se préparer à affronter la colère du démon. "Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de nous et sauve-nous!", priait-il secrètement et avec ferveur.
"Mon fils, es-tu sûr que c'est un ange qui t'apparaissait?
- J'en suis absolument sûr, Géronda! Oui, nous prions ensemble et nous faisons mille métanies par jour. Nous parlons de la vie future et du paradis. Il est mon ange gardien!"
Le diacre semblait convaincu de ce qu'il disait. Il avait cependant une totale confiance en son Ancien, éclairé par Dieu. Et cela le fit réfléchir. Il dit : " Comment un démon pourrait-il m'encourager à prier? Le démon combat ceux qui prient."
Alors, ils s'accordèrent pour tester "l'ange gardien". Le Père Sabbas lui dit : " La prochaine fois qu'il viendra, demande-lui aussitôt de dire "Très Sainte Mère de Dieu, réjouis-toi..." et d efaire le signe de la Croix."
Mais les choses n'étaient pas aussi simples. Quand le démon vous a égaré pendant deux années, alors même vos yeux et vos oreilles sont abusés. Il peut vous faire croire que vous entendez le "Très Sainte Mère de Dieu réjouis-toi..." et que vous voyez le signe de la Croix.
Lors de sa visite suivante, le diacre, avec une certaine satisfaction intérieure, dit au confesseur : " Mon Ancien, j'ai tout fait comme tu me l'as dit. Il est bien un ange de Dieu; c'est mon ange gardien. Nous avons dit ensemble le "Très Sainte Mère de Dieu, réjouis-toi...", et nous avons fait le signe de la Croix."
Le Père Sabbas comprit bien ce qu'il en était : deux années au service de l'ennemi rusé ne peuvent pas aisément se laisser effacer. Mais bien que le démon connaisse beaucoup de tours, il ne pouvait pas prévaloir contre la sagese de Dieu, qui brillait dans l'Ancien, porteur de Dieu. Il répondit aussitôt au diacre :
" Ecoute bien, mon fils. Fais attention, nous allons procéder à un dernier test, par lequel nous allons éclaircir la question. Les anges de Dieu peuvent tout connaître, parce que Dieu le leur révèle. Mais les démons ne le peuvent pas, et beaucoup de choses leur sont cachées. Tu es de cet avis?
- Oui, je suis de cet avis.
- Alors, fais attention à ce que ns devons faire. Juste à l'instant, je pense à quelque chose - et il pensa à quelque chose à charge du démon - et je le garde caché dans mon esprit. Ce soir, demande à l'ange ce que j'ai pensé. S'il trouve, c'est qu'il vient de Dieu, sans aucun doute. Donc, viens vite m'informer de sa réponse."
En retournant à sa calyve, le diacre sentit une certaine anxiété, un pressentiment désagréable. Mais en même temps, il s'émerveillait de l'excellente idée de son Ancien. L'affaire allait maintenant rentrer dans sa phase critique.
Quand, cette nuit-là, le diacre demanda à l'ange de résoudre le problème qu'il lui posait, un léger trouble parcourut sa face brillante. Il semblait être déconcerté.
" Mais, Père bien-aimé, pourquoi, toi, un homme supérieur, t'intéresser aux pensées d'un mortel? Tu t'abaisses toi-même. C'est un désir indigne de toi. Ne préfères-tu pas que je te montre, cette nuit, l'enfer, le paradis, la gloire de la Mère de Dieu?"
Mais le diacre, qui commençait à suspecter quelque chose, insista : " J'obéis à mon père spirituel. Dis-moi ce qu'il a pensé."
L'ange, par divers détours habiles s'efforça de détourner la conversation. Mais le diacre le ramenait obstinément sur le sujet. D'ailleurs ce sruses et ces dérobades ne lui faisaient pas une bonne impression.
"Tu dois me dire ce à quoi pensait mon père spirituel. Ce n'est pas difficile. Ne le sais-tu donc pas.
- Prends garde, petit diacre. Avec cette manière mesquine dont tu te comportes avec moi, tu risques de perdre mes bonnes grâces.
- Je ne sais pas; je te demande quelque chose de facile. Pour la dernière fois, dis-moi si tu sais ou si tu ne sais pas ce que pensait le Père Sabbas."
A ce moment, l'apparence brillante s'évapora, révélant une forme terrifiante. Elle grinçait des dents, et avec le timbre d'une bête sauvage enragée, elle cria : " Tu es perdu, malheureux! Demain, à cette heure, tu seras dans le feu de l'enfer! Nous te brûlerons, nous te détruirons!"
Là-dessus, le diacre se retrouva seul; seul et totalement défait. Toute la douceur de ces deux années de visions ne compensait pas la douleur présente. S'il n'avait pas été soutenu par les prières de son père spirituel, qui, à ce moment, veillait et suppliait Dieu pour lui, il aurait rendu l'âme. Plusieurs heures passèrent avant qu'il ne puisse se ressaisir et se tenir sur ses pieds. Il ne pouvait pas rester dans sa calyve. Il ne voyait aucune sécurité en dehors de celle de se trouver en la présence de son père spirituel. Tout le temps, les cris menaçants hurlaient à ses oreilles : " Demain, à cette heure, tu seras en enfer!" La terreur le transperçait jusqu'à la moelle.
Il arriva comme il le put à la calyve de la Résurrection. Il saisit fortement le manteau de l'Ancien, et ne le lâcha plus. Même quand l'Ancien dut dormir un peu, le diacre terrifié resta tout près de lui!
" N'aie pas peur, mon fils. Calme-toi.
- Comment n'aurais-je pas peur, Père, quand je vois l'heure approcher? Oh! L'heure vient, où ils vont venir me prendre. Ô mon Christ, sauve-moi!"
Et, réellement, à l'heure dite, se fit une violente attaque des esprits du mal. Le diacre poussait des cris de terreur et de désespoir : " Sauve-moi, Père! Je suis perdu, ils sont en train d eme prendre! Sauve-moi!"
Le Père Sabbas s'agenouilla, et, avec douleur et larmes, il pria le Seigneur de prendre en pitié Son serviteur et de repousser les démons. Ses supplications furent entendues, et le malheureux diacre fut sauvé "de la gueule du lion".
Ainsi prit fin le drame - un drame très instructif. En vérité, les visions et les apparitions cachent beaucoup de dangers! Lorsqu'on ne révèle pas entièrement son monde intérieur en confession, l'ennemi peut faire avec nous tout ce qui lui plaît. Comme est précieux un confesseur avisé!
Mais l'histoire n'est pas encore tout à fait terminée. Avec le temps et sous la conduite du Père Sabbas, le diacre retrouva la paix. Sa vie spirituelle évoluait bien. Il fut plus tard ordonné prêtre, et l'on reconnaissait sa piété. Néanmoins, ces années d'illusions démoniaques lui laissèrent des traces douloureuses. Le diable, voyez-vous, avait acquis des droits sur lui. Etait-ce gratuitement qu'il lui avait donné ces visions réjouissantes? Aussi, bien que ce diacre soit venu à la Sainte Montagne dès sa jeunesse, et ait grandi dans un entourage "angélique", comme cela se dit, il fut tourmenté tout le restant de sa vie par des tentations diverses et inopportunes. Tous les pères clairvoyants voyaient en cela la suite de ces deux années de coopération avec l'ange qui n'était pas un ange.




VI. " FAIS-MOI CONNAÎTRE LES CHEMINS DE LA VIE"


1. A la source de la vie.
Comme la terre débordante d'herbes et de fruits, l'âme féconde du Père Sabbas était arrosée par des sources d'eau jaillissantes. Par s aprière continuelle et sa vie intense d'adoration, il attirait les eaux de la grâce, et devint comme "l'arbre planté près des eaux courantes" (Ps 1, 3).
Il restait éveillé presque toute la nuit, sacrifiant son sommeil sur l'autel de la prière. Il restait debout comme une colonne inébranlable, et tenant en ses mains un chapelet de trois-cents noeuds, il élevait son esprit au ciel, chantant la Très Sainte Trinité avec les anges, porteurs de lumière. Si la faible chair protestait, étant prête à tomber et à céder au sommeil, elle était réprimée par des courroies, que le Père Sabbas passait sous ses aisselles, et qui étaient attachées à des cordes suspendues au plafond de sa cellule. Cette méthode fut inventée par ls grands mystiques de Dieu, pour rester debout et éveillés dans le combat de la prière.
Quels moments célestes vivait-il quand son esprit était "captivé par des pensées qui l'emportaient vers les réalités divines, célestes, infinies et insaisissables, vers des choses merveilleuses que les lèvres humaines ne peuvent exprimer", selon les mots de saint Macaire le Grand dans sa merveilleuse huitième homélie (1)?
(1) : ( Pour ceux qui sont intéressés à vivre une vie spirituelle supérieure et à goûter le "pain des anges", nous recommandons les merveilleuses Homélies spirituelles de saint Macaire d'Egypte ( trad. fr. éd. de Bellefontaine, Bégrolles-en-Mauges, 1984). Tout le texte est pénétré du parfum du Saint-Esprit).
La vie liturgique du Père Sabbas était tout aussi intense. Le Mystère Pascal était accompli chaque jour dans la calyve de la Résurrection. A ces Liturgies, assistaient ses nombreux enfants spirituels, très fidèles, ainsi que des moines, qui désiraient communier fréquemment.
Beaucoup de témoignages attestent de la hauteur à laquelle le Père Sabbas portait la vie de prière dans son église. Il y préservait un ordre complet, de l'attention et de la solennité. A titre d'exemple, nous donnerons ce détail : il ne portait jamais ses chaussures habituelles dans l'église, mais il mettait une paire spéciale de mules, ou de chaussons monastiques, qui lui servaient uniquement pour l'église. Il était aussi très attentionné pour le saint autel, évitant même d ele toucher. " Comme ce lieu est redoutable!", s'exclamait-il.
" Quand on le voyait dans sa cellule, nous a-t-on dit, il apparaissait comme un pauvre moine insignifiant, parce qu'il était de toute petite taille. Mais quand il célébrait la Liturgie, il apparaissait majestueux, et son visage brillait comme celui d'un ange."
Le Père Onuphre, qui avait une très belle voix, contribuait aussi à cette atmosphère liturgique solennelle. Le Père Hilarion, tout illettré qu'il fût, disposait d'une grande mémoire, et il avait appris par coeur, par l'oreille, beaucoup d'hymnes et de psaumes.
Que pouvons-nous dire à propose des frémissements célestes et indescriptibles que le Père Sabbas ressentait devant le saint autel? Il nous suffit de rappeler qu'il était le disciple du Père Joachim l'Ibère, et l'héritier de son esprit liturgique. Le Père Joachim écrit : " Le Père Hilarion s'appliquait à des combats ascétiques extraordinaires, et quand il célébrait la Liturgie seul ou avec le Père Sabbas, au moment où il chantait le "Saint, Saint, Saint est le Seigneur Sabaoth", il se frappait violemment la poitrine et pleurait." Qui peut dire ce que son regard clairvoyant contemplait à ce moment? IL voyait certainement les anges célébrant la Liturgie céleste avec crainte devant l'Agneau immolé. Que pouvait-il faire si ce n'était se frapper la poitrine et fondre en larmes?
Nous allons rapporter ici un fait analogue. Il y a quelques années, vivait dans l'ascèse, près du monastère de Stavronikita, le Père Tikhon, ermite. On raconte que, lorsqu'il célébrait la Liturgie, il tombait souvent en extase durant l'Hymne des chérubins, fixant son regard sur les chérubins et entendant leur hymne du Trisagion. Le chantre, pris d'une crainte divine, attendait durant une demi-heure ou une heure que le célébrant revînt de son ravissement divin. Quelles heures angéliques et paradisiaques de la vie liturgique!
La vie liturgique du Père Sabbas atteignait ces degrés. Avec les séraphins aux six ailes, il chantait : "Digne est l'Agneau égorgé de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la force, l'honneur, la gloire et la louange (Ap 5, 12). Chaque jour le Seigneur crucifié et ressuscité le nourrissait de Son Corps et de Son Sang, et Il devenait pour lui "paradis, arbre de vie, perle précieuse, couronne, architecte, cultivateur, souffrant, impassible, homme, Dieu, vin, eau vive, brebis, époux, combattant, armure, le Christ tout en tous (1)."
(1) : ( S. Macaire d'Egypte, Homélies spirituelles, XXXI, 4).
Ainsi, par la prière et la Liturgie quotidienne, il était continuellement irrigué par les sources de la vie et de l'immortalité, et il devint "un arbre planté au bord de l'eau" (Jr 17, 8), produisant des rameaux fleuris et les doux fruits de la justice.
Dans le chapitre suivant, nous allons présenter un autre aspect de la vie liturgique du Père Sabbas, qui montre clairement l'élévation de son amour du prochain.


2. " Souviens-toi, ô Seigneur"
Les fleuves de grâces qui jaillissent du sacrifice non sanglant se répandent non seulement sur les vivants mais aussi sur les morts. C'est pourquoi les célébrants au saint autel ne cessent d'implorer : " Souviens-toi Seigneur de Ton serviteur..."; "pour la santé de Ton serviteur..."; "pour le repos de l'âme de Ton serviteur...". Plus grands sont leur foi et leur amour, plus longue est la liste de ceux pour lesquels ils prient.
Le Père Sabbas commémorait des noms innombrables. Il commençait seul la proscomidie, et pendant deux ou trois heures, il découpait dans les prosphores des parcelles en commémorant sans cesse des noms. Il utilisait un très large diskos qui portait aussi une représentation de la Nativité.
Des pères lui disaient :
" Père saint, tu es très fatigué. Pourquoi lis-tu tant de noms et restes-tu si longtemps debout?
- Je ne suis pas fatigué, leur répondait-il. Au contraire, je suis très heureux. Ceux que je commémore reçoivent de grands bienfaits et c'est toute ma joie."
Et il lui arrivait de ne pas leur cacher la révélation que Dieu lui avait donnée du grand bénéfice que les âmes recevaient lorsqu'on en fait mémoire. Un jour, alors qu'il était encore un jeune prêtre au kathisma de Saint-Jacques, il avait vu un ange sous la forme d'un prêtre qui lavait et effaçait les péchés "dans le sang de l'Agneau". Il n'en dit cependant rien à personne et tous demandaient : Que peut avoir bien vu le confesseur? Qu'est-ce qui le pousse à commémorer tant de noms?
Juste avant son repos, il jugea qu'il n'était pas bon de garder plus longtemps sa révélation mystique, et il la rapporta dans un manuscrit. En 1925, le Père Joachim Spétsiéris la trouva alors qu'il compulsait ce que le Père Sabbas lui avait laissé. Il la recopia. Le texte est le suivant :


" Pour ceux qui se demandent pourquoi je fus inspiré de commémorer de nombreux noms tout en découpant des parcelles à la proscomidie (1) de la Liturgie quotidienne.
(1) : ( Partie préparatoire).
En 1843, nous sommes venus d'Iviron au monastère de Dionysiou. Nous vivions dans l'hésychia au-dessus du monastère dans un kathisma dont l'église était dédiée à saint Jacques, le frère du Seigneur. C'est cette église que mon Ancien demanda à l'higoumène de reconstruire depuis ses fondations. L'évêque vint pour la consacrer, et le soir un hiéromoine du monastère vint pour coudre les nappes de l'autel et les tables de la Proscomidie, et pour préparer l'huile pour la consécration.
Le matin, après la consécration et la Liturgie, l'évêque dit à mon Ancien : " Je te prie de me laisser donner quelques noms au Père Sabbas pour la commémoration, puisqu'il va célébrer la Liturgie pendant quarante jours. Mon Ancien lui dit : " Donne-lui autant de noms que tu désires." Et l'évêque écrivit soixante-deux noms sur un papier, et donna ensuite des offrandes au Père Stéphane.
Quand j'ai eu commémoré ces noms durant trente-neuf jours, le quarantième jour, alors que j'étais appuyé sur l'ambon en attendant que mon Ancien arrive pour que je puisse célébrer la Liturgie, je me suis endormi. Dans mon sommeil, je me vis portant les vêtements du prêtre et me tenant devant la table de l'autel, sur lequel était le calice, rempli du Sang du Christ. Je vis aussi le Père Stéphane venir et prendre de la table d ela proscomidie le papier sur lequel étaient inscrits les noms, et les pincettes. Il se rendit à la sainte table et, tenant le papier avec les pincettes, il le plongea et le replongea dans le calice contenant le Sang du Christ. A chaque fois qu'il l'y trempait, un nom s'effaçait; il agit ainsi jusqu'à ce que le papier fût tout blanc.
Je me réveillai. Mon ancien arrivait, et je lui dis ce que j'avais vu. Il me dit : " Ne t'ai-je pas dit de ne pas tenir compte des rêves?"
Et après la Liturgie, il me dit : " Ce n'est pas par ta dignité que les péchés de toutes ces personnes sont pardonnés. C'est par la foi que nous recevons le pardon des péchés. Voilà pourquoi je commémore tant de noms."
Avec le temps, s'accrut le nombre de ses fidèles. Il avait de plus en plus d'enfants spirituels, et beaucoup de personnes lui demandaient de prier pour elles. Alors sa liste de noms devint de plus en plus longue, jusqu'à ce qu'il y ait des milliers de noms. Comment pouvait-il trouver le temps de tous les commémorer? Il trouva une solution : il les divisa en trois parties. Il les copia d'une belle écriture soignée dans trois livres, et il en lisait un chaque jour. Les pères du monastère de Koutloumousiou, qui vénéraient énormément le vieux confesseur, eurent le privilège d'obtenir l'un de ces trois livres, et ils le gardent comme un texte sacré.
Que cet exemple du Père Sabbas nous encourage à réfléchir sur les dons abondants qui jaillissent du sacrifice du Golgotha par l'intermédiaire de la Divine Liturgie. Beaucoup de choses sur ce thème nous ont été dites par saint Cyrille de Jérusalem (IVème siècle) dans la cinquième de ses Catéchèses mystagogiques.


3. Celui qui aide et qui conseille.
Un moine, le Père Arsénios, venu d'un monastère de Chio à la skite de Sainte-Anne, se rendit un jour auprès du Père Sabbas pour un conseil :
" Père, que dois-je faire? Je ressens fortement la nécessité de recevoir fréquemment la communion, mais certains pères m'ont dit de ne communier que tous les quarante jours. Dis-moi ce que je dois faire.
- Viens ici dans notre calyve, je te donnerai la communion fréquemment", lui répondit le Père Sabbas.
Et plus tard, pour une solution plus durable, il lui recommanda de changer de résidence : " Va vivre dans la skite de Kavsokalyvia. Là, personne ne te dira quoi que ce soit."


*
D'autres moines, qui avaient une grande soif spirituelle, implorèrent le Père Sabbas de les initier à la prière du coeur. Et il répondait à leur désir s'il était assuré qu'ils étaient suffisamment avancés spirituellement pour maîtriser ce vin fort et enivrant.
Beaucoup de moines cultivaient la prière du coeur sous sa surveillance et son contrôle. Nous savons que se trouvait parmi eux le fol en Christ Théophylacte de Kavsokalyvia (1), qui mourut en 1927, à l'âge de soixante-douze ans.
(1) : ( Il y a différentes pratiques ascétiques dans le monachisme. Dans la pratique ancienne de la "folie pour le Christ", le moine feint la folie, et ainsi il parvient aux sommets de l'humilité, de la sagesse et de l'impassibilité. Parmi les fols en Christ les plus connus sont saint Syméon ( Syrie, VIème siècle), saint André de Constantinople (IXème-Xème siècle), sainte Isidora (Haute-Egypte, IVème siècle).


*
Il arriva au Père Sabbas ce qui arriva aussi aux saints startsi de l'Orthodoxie russe. Il ne se limitait pas à donner son aide pour les eules questions spirituelles, mais il donnait aussi des conseils pour tous les problèmes, nombreux et variés, que les personnes lui confiaient. Cela apparaît clairement dans l'épisode suivant.
Au temps du Père Sabbas, la Sainte Montagne était sous la domination turque. Et il n'était pas rare que de sérieux problèmes surgissent entre les monastères et le gouvernement turc.
Un jour, quelques moines du monastère de Koutloumousiou vinrent à lui, très inquiets.
" Père saint, nous sommes dans une situation difficile. Nous sommes en conflit avec le kaïmakami ( le gouverneur turc). Notre monastère est menacé de destruction. Que devons-nous faire? Sauve-nous!"
En cette circonstance critique, le Père Sabbas leur donna un conseil surprenant.
" Mettez en place, en face de la porte du monastère la couronne anglaise, et à chaque coin des murs et des tours des drapeaux anglais. Les Turcs n'oseront pas mettre le feu au monastère s'ils pensent qu'il abrite des ambassadeurs anglais."
Les pères suivirent son conseil. Et, en fait, la furie des Turcs fut ébranlée à la vue de ce spectacle imprévu. Ils grincèrent des dents, mais ils n'osèrent rien faire. Ils finirent pas se retirer car ils ne voulaient pas créer un incident diplomatique et affronter la Grande-Bretagne.
*
Le Père Sabbas recevait beaucoup de lettres de ceux qui avaient entendu parler de lui mais qui ne pouvaient se rendre au Mont Athos. Au fil des années, il recevait de plus en plus de lettres, quelques-unes venaient de très loin - de Jérusalem, des pères du monastère Saint-Sabbas, de Russie, et même encore d'orthodoxes vivant en Amérique. Les gens qui visitaient la calyve de la Résurrection étaient étonnés de voir que son buffet était rempli de lettres.
Pour répondre à tout ce courrier, le Père Sabbas devait rester éveillé la nuit. Que pouvait-il faire d'autre? Etre père spirituel, cela signifie se donner à ses enfants. Dans ses lettres merveilleuses - il avait aussi une très jolie écriture -, il offrait au peuple de Dieu la consolation, la joie, la paix et la sagesse divine. Il ne tenait pas compte de sa fatigue. Son seul souci était d'écouter la voix du Grand Pasteur : " Sabbas, fils d'Hilarion, m'aimes-tu? Pais mes brebis!"


4. Une lettre précieuse.
Parmi les affaires laissées par le Père Sabbas, se trouve une lettre très importante. Elle est datée du 12 décembre 1907, et adressée " En Russie, à Catherine." Nous ne savons pas qui est cette Catherine. Il est possible que ce soit Catherine Dolgoruki, l'épouse du tsar Alexandre II. Ce qui est certain, c'est que cette Catherine-là avait des liens très étroits avec la famille impériale.
A l'époque où cette lettre fut écrite, le tsar russe traversait des heures tragiques. Son pays connaissait un climat troublé et agité par de nombreux maux : l'athéisme, le nihilisme, de sproblèmes sociaux non résolus, des protestations populaires, des mouvements révolutionnaires, des conspirations, des assassinats politiques, l'anarchie. Dans de tels moments difficiles, on recherche du soutien. C'est ainsi que nous voyons le pieux tsar Alexandre III (1891-1894), soutenu dans ses heures de tribulations par le saint prêtre Jean de Cronstadt.
A cette époque, la renommée de notre confesseur de la Sainte Montagne avait atteint le palais impérial russe, et un membre de la famille royale, la Catherine ci-dessus mentionnée, lui écrivait pour lui demander ses prières. En vérité, les âmes sont attirées par le rayonnement de la vertu, indépendemment de leur position, de leur rang, de leur nationalité ou de leur éloignement! renons connaissance de la réponse du Père Sabbas, envoyé à "la très honorable et pieuse Catherine".


IC XC
NI KA
(IESOUS CHRISTOS
NIKA :
JESUS CHRIST
VAINQUEUR)


En Russie, à Catherine.
Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit.
Très aimée! J'ai reçu votre très honorable lettre avec le vingt-cinq carovoulas, et je me suis réjoui de vous savoir en bonne santé, ce que je désire beaucoup pour vous. Je prie pour cela jour et nuit, à la fois dans nos offices journaliers et dans mes vigiles nocturnes, et en union avec toute ma communauté, mes enfants spirituels : le moine Onuphre, un peintre d'icônes, le moine Hilarion, et le moine Sabbas, qui vous aiment comme des frères. Et je vous dis avec l'apôtre Paul : Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur, et je vous le redis, réjouissez-vous. Réjouissez-vous, chère Catherine, car Dieu vous a jugée digne de Lui offrir, de votre chaste sein, en dons de choix, vos deux enfants bien-aimés.
Et vous recevrez une grande récompense du Christ dans Son Royaume céleste, parce que vos enfants bien-aimés ne servent pas un roi corruptible et temporel, mais le Roi du Ciel, le Seigneur des Seigneurs, dont le représentant est le Seigneur Nicolas (1), le monarque le plus orthodoxe et le plus chrétien de la sainte Russie et de toute la chrétienté.
(1) : ( Dans les années 1894-1917, l'empereur de Russie était Nicolas II, le dernier des Tsars. En 1918, il fut assassiné avec toute sa famille par les bolchéviks à Ekaterinburg, une ville de l'Oural).
Aujourd'hui, seul le Seigneur Nicolas - lui seul, et personne d'autre sous le soleil, est l'empereur de notre foi orthodoxe, oint par l'Esprit Saint du sceau du Christ. Celui qui ne prie pas pour lui, jour et nuit, et pour tous ceux du Palais et pour son armée, croit en vain qu'il est chrétien. Très chère, chaque jour, je célèbre la redoutable et sainte Liturgie, et jamais, je n'officie sans prier Dieu pour le Saint Sang de notre sauveur Jésus-Christ, et je prie aussi toujours pour le Palais et sa garde. Je dois vous écrire cela, mon enfant, non pas parce que je désire que tous le sachent, mais parce que vous m'avez écrit une première fois, puis à deux et à trois reprises, pour que je prie Dieu pour vos enfants bien-aimés, qui sont en mesure de mourir pour la foi orthodoxe et pour l'amour de Jésus-Christ. Pour cette raison, ne désirant pas vous peiner, je vous ai écrit plus qu'à mon habitude. C'est pourquoi je supplie Dieu pour vous tous, pour que vous soyez dignes du Royaume des Cieux et de vous réjouir éternellement dans la très douce lumière et la beauté de la sainte et vivifiante Trinité, devant la Face de Jésus-Christ et avec tous les saints. Amen.
12 décembre 1907
L'humble hiéromoine Sabbas
Confesseur à la skite Sainte-Anne
Eglise de la Sainte Résurrection du Christ.
Je vous prends dans mes bras, mes enfants spirituels.
La phrase finale " pour que vous soyez dignes du Royaume des Cieux et de vous réjouir éternellement dans la très douce lumière et la beauté de la sainte et vivifiante Trinité, devant la face de jésus-Christ et avec tous les saints", constitue un résumé, juste et concis, de tout le trésor de la théologie mystique!


5. Pâques au Ciel.
Le Père Sabbas, fort âgé, était très faible lors du Grand carême 1908. Ses forces corporelles l'abandonnaient, sa demeure d echair s'effondrait. La seule chose qui le gardait en vie, c'était le Saint AUtel. L'archimandrite Gabriel de Dionysiou rapporte qu'il continuait à célébrer la Liturgie chaque jour " jusqu'à un âge très avancé, ne mangeant qu'une fois par jour du pain et de la nourriture carêmique. Dans les quatre ou cinq dernières années de sa vie, il ne subsistait qu'avec de l'eau bénite et une tasse de café le soir." Néanmoins, son "homme intérieur" était vigoureux, et la bonté et la douceur qui brillaient sur son visage impressionnaient tous ceux qui l'approchaient.
La fête de sa calyve était celle de la Résurrection. Et beaucoup de ceux qui venaient se confesser à lui durant la Grande semaine restaient pour célébrer Pâques avec lui. Purifiés par le mystère de l'absolution, ils étaient prêts à rencontrer le Christ se levant du tombeau. Dans cette pauvre calyve, ils pouvaient ressentir toute la grandeur éclatante de la fête de Pâques.
L'année 1908, Pâques tombait le 23 avril. Ce jour-là, le Père Sabbas célébra Pâques au Ciel. Il avait porté quatre-vingt-sept années de labeurs ascétiques, et le temps était venu pour lui de prendre du repos.
Dieu rappelle souvent Ses saints à des jours significatifs. Le 14 avril, la veille de la résurrection de Lazare, le vieux confesseur rassemblait toutes ses faibles forces pour célébrer la Liturgie des Présanctifiés. Il savait que c'était la dernière Liturgie qu'il célébrait, et son émotion était grande. Son attendrissement fut augmenté encore par les lectures faites aux Vêpres, qui parlaient de la mort des saints du Seigneur : Lecture du livre de la Genèse. "Et Jacob ramena ses pieds sur le lit, il expira...Enfin Joseph dit à ses frères : " je vais mourir"... (Gn 50)." C'était l'heure de son départ. Le Père Sabbas n'avait-il pas combattu comme Jacob pour gagner Dieu? Et comme Joseph, n'avait-il pas nourri le peuple de Dieu affamé?
" Après la Divine Liturgie, il s'assit, comme le fait quelqu'un de fatigué, et il dit à ses deux disciples, Onuphre et Hilarion : "Venez et lisez pour moi les prières de l'absolution, car, dans peu de temps, je vais mourir.""
Il les bénit, leur dit adieu, leur donna ses dernières recommandations et leur parla de leur réunion dans la Cité céleste. C'était un moment sacré, chargé de tristesse, de silence et d emystère. Avec une paix infinie sur le visage, il attendait la venue des anges, tandis que ses lèvres glorifiaient inlassablement le Seigneur de la vie et de la mort.
A la neuvième heure byzantine, trois heures avant que le soleil ne se couchât derrière le mont Athos, au milieu des larmes de ses disciples, du parfum des fleurs d'avril, des chants printanniers des oiseaux du désert et de l'encens de la prière du soir, l'âme de l'Ancien s'envola vers les demeures célestes, dans le monde de l'incorruptibilité. Il partait tout comblé de l'espérance de la résurrection, tandis que l'Eglise glorifiait Celui qui a vaincu la mort et ressuscita Lazare le quatrième jour après sa mort.
Le Seigneur Jésus attendait son âme aimante au bord du lac céleste de Tibériade pour lui offrir "le palais de la beauté et le diadème de la grâce". Il l'accueillit avec ces paroles du Cantique : " Tu es belle, mon amie, comme Tirça, charmante comme Jérusalem (...) Dans ton élan, tu ressembles au palmier (Ct 6, 4 et 7, 8).
Beaucoup d'âmes furent très affligées par le repos de ce saint et fécond palmier. Une puissance, une personnalité irremplaçable avait quitté "les armées d'Israël".


*
Le sentier qui monte à la Petite Sainte-Anne n'est plus frayé, le postier n'apporte plus d elettres, la calyve de la Résurrection est plongée dans le silence. Seulement quelques pieux pélerins y viennent quelquefois pour asperger de leurs pleurs la tombe du Confesseur et pour demander à un prêtre de célébrer une pannychide (1).
(1) : ( Office en commémoration des défunts).
L'Ancien Arsène d ela communauté du Père Charalampos nous raconta ce qui suit : " En 1909, je quittai les montagnes du Caucase, traversai la Palestine et l'Egypte, et arrivai à la Sainte Montagne. A Alexandrie, mon patriarche me donna un peu d'argent en me disant : " Va à la skite de la Petite Sainte-Anne et fais une pannychide sur la tombe du Père Sabbas. C'était un homme porteur de l'Esprit et je l'ai eu comme confesseur. Je l'ai connu à Jérusalem.""
Le patriarche s'inclinait encore devant le Père Sabbas! C'était le Patriarche Photios originaire de Tinos. C'était un homme vertueux, un bon et grand prêcheur. Il venait de l'évêché du patriarche de Jérusalem.
Dans la suite du temps, l'Ancien Onuphre partit pour l'étenité, et le Père Hilarion devint l'Ancien de la calyve. Il avait un disciple choisi, Emmanuel Papadovasilakis, de Crète, auquel il donna le nom d'Onuphre. Tous deux dessinaient et gravaient des sceaux pour les prosphores et ils parlaient continuellement de leur confesseur d'éternelle mémoire, le "grand-père" du jeune moine.
Aux visiteurs qui venaient à la calyve, l'Ancien Hilarion évoquait sans cesse la grandeur du bienheureux Ancien. A leurs demandes, il leur montrait ses oeuvres manuscrites. Mais il n'avait pas de photographies à leur présenter, car "le célèbre ascète ermite d'éternelle mémoire fuyait les photographes", rapporte Paul de la Grande Lavra. Il leur permettait aussi de vénérer son vénérable crâne, qu'il gardait dans l'église comme la prunelle de ses yeux.
A ce sujet, le Père Joachim Spétsiéris écrit : " Dans la calyve de la Petite-Sainte-Anne où vécut le Père Sabbas, son crâne était conservé. Quand je l'ai embrassé, j'ai senti que c'était le crâne d'un homme saint (2)."
(2) : ( Mémoires, vol. 1, p.22).
Quand on lit sa vie, comment ne pas penser qu'il était un saint homme? Les multitudes qui venaient à sa calyve en témoignaient de cette façon : " Nous allons nous confesser au Père Sabbas." Maintenant, il faudrait que sa sainteté fût reconnue officiellement par l'Eglise. Nous le désirons de tout notre coeur. En effet, le Père Sabbas a été, selon les dires de tous, une éblouissante étoile de vertu, un cep florissant de la Vigne du Seigneur, compatissant et consolateur, "fort dans les combats", clairvoyant, reconnu comme saint, béni, homme de Dieu, aimé de Dieu et des hommes.








II
IGNACE LE CONFESSEUR




Une bénédiction envoyée par Dieu...
un océan d'amour et de patience. (Un moine âgé du Mont-Athos)


Prologue
Dans les premières décennies du vingtième siècle, aux Katounakia de la Sainte Montagne, se distinguèrent de brillantes figures d'ascètes, dont celle que nous allons maintenant présenter.
Selon l'opinion unanime des pères du Mont-Athos, le Père Ignace le Confesseur, que nous allons présenter, appartient aux personnalités du désert les plus vénérables et les plus agréables. Quatre-vingts ans de vie d'ascèse à l'Athos en ont fait la demeure des charismes de l'Esprit.
Il se peut que vous n'appréciiez pas la haute sagesse de l'Ancien Daniel, ni la vigueur spirituelle de l'Ancien Sabbas. Mais vous apprécierez une extraordinaire grâce mystique, que nous rencontrons chez un petit nombre d'illustres pères de l'Athos. Le coeur du Père Ignace était un jardin sacré empli de fleurs et de fruits les plus savoureux. En lui abondait "tout ce qu'il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d'aimable, d'honorable" (Ph 4,8).
Pendant soixante-dix ans, il fut confesseur (1) et répandit dans des âmes innombrables la lumière joyeuse de la grâce.
(1) : ( C'est-à-dire aussi, comme cela a été dit dans l'Introduction, père spirituel (NdE).).
Le lieu où il confessait était un endroit sanctifié d'où émanaient des brises de paix et de consolation.
Quand nous nous sommes trouvés sur la Sainte Montagne, le Père Ignace n'était plus en vie. Mais nous avons entendu beaucoup de choses sur sa personne et nous avons eu la chance de connaître l'un de ses disciples de choix, son homonyme, le Père Ignace, ascète à la Nouvelle Skite. Les vertus du disciple ont confirmé la grande réputation de l'Ancien.
La figure de l'Ancien Ignace est entourée, comme nous le verrons, des personnalités de ses ancêtres et de ses descendants spirituels. C'est ainsi que nous présentons en avant-scène le grand ascète Hadji-Géorgis, qui illustra le monachisme athonite au XIXème siècle.
La présentation de ces figures a pour objet d'édifier le lecteur et de mettre davantage en lumière l'itinéraire spirituel du Père Ignace.
Nous avons rassemblé les éléments de sa vie d'après de nombreux témoignages des pères des Katounakia et des régions voisines. Nous citons notamment l'hymnographe connu, le Père Gérasime de la Petite-Sainte-Anne, qui écrivait : " L'Abba Ignace le Confesseur fut une extraordinaire figure du désert. C'était un homme de foi et de simplicité profondes. Le modèle du spirituel vertueux, doué d'un jugement sûr, d'une perspicacité aiguë dans sa simplicité, d'un esprit d'édification et de consolation. Sa mort créa un vide difficile à combler et une grande douleur chez tous les pères alentour..." Mais nous citons avant tout, le moine Eustrate, qui se trouve aujourd'hui au monastère de Simonos-Pétra, et qui nous a aidé en tant que petit-fils spirituel du Père Ignace.
En présentant cette septième figure des Figures athonites aux pieux chrétiens, nous désirons à nouveau proclamer que le vieil Athos n'a pas cessé d'offrir à l'Eglise orthodoxe de lumineux anges terrestres, qui, de leur vivant, comme après leur mort, ont illuminé et dirigé le peuple de Dieu.
I. SA FORMATION SPIRITUELLE


1. Un sacrifice offert à Dieu.
L'emplacement monastique des Katounakia est situé au pied sud du Mont Athos. A peu près trente calyves sont éparpillées dans cette région rocheuse et escarpée, coupée en deux par un profond ravin. Sur la hauteur, à l'est, près d'une immense falaise, la calyve de la Dormition domine la région comme la tour de guetteur du prophète Habaquq. Toute la région, dénudée et parsemée de galets, éclairée seulement par quelques chênes toujours verts, est marquée d'une grandeur d'un autre monde.
Si vous vous asseyez quelques instants sur le mur bas clôturant la cour de la calyve et regardez six cents mètres plus bas, vous voyez la mer produisant son grondement incessant. Vers l'est, votre regard est arrêté par une falais massive, qui fait penser à un morceau de la Grande muraille de Chine. C'est à cause de celle-ci que le soleil arrive tard sur la calyve. Cependant cette falaise a sa propre majesté enchanteresse. Chaque matin, dans la profondeur de l'aube, les oiseaux du désert, qui nichent en elle, emplissent l'air de leurs gazouillements et de leurs chants.
La calyve de la Dormition est donc dans un endroit superbe. Si les Katounakia étaient un royaume, c'est sûrement là que le roi aurait construit son palais, à la fois pour jouir de cette vue magnifique et pour surveiller ses sujets.
En cette calyve, qui est encore très bien préservée de nos jours, des Liturgies sont régulièrement célébrées. Elle brillait comme un phare dans les premières décennies du vingtième siècle, et précédemment aussi. La présence du hiéromoine Ignace le Confesseur en fit une merveilleuse ruche spirituelle, où les âmes trouvaient le nectar du Saint-Esprit.


*
Le Père Ignace est né en 1827 à Serrès, de parents orthodoxes. Son père était bulgare et s amère grecque. Son nom d ebaptême était Jean. Il grandit "en se remplissant de sagesse" (cf. Lc 2, 40). Jeune, il se distinguait par sa beauté physique, et plus encore par la beauté de son âme. Courtois, sincère, sérieux, rempli de sagesse, d'amour, et d'empressement au travail, il était le seul enfant de ses parents, et leur fierté secrète. Et ils formaient pour lui, ce qui était bien naturel, les rêves les plus beaux.
Son Père du Ciel avait cependant d'autres desseins pour lui, encore plus élevés et plus beaux. Il lui avait préparé l'habit angélique, la robe de la prêtrise, la grâce des prophètes et des bienheureux solitaires.
Le moment venu, la voix de Dieu chuchota dans son coeur comme une brise légère, l'appelalnt pour sa haute destinée. Et il se montra digne de cet appel céleste, répondant avec empressement : " Voici le serviteur du Seigneur!"
Nous ne devons cependant pas penser que cette réponse fut facile pour Jean. Il eut beaucoup d'obstacles à franchir. Si ses parents avaient eu d'autres enfants, cela aurait été plus simple. Mais il était leur seul enfant, leur seul espoir, leur soutien et leur joie. Pour Jean, c'était un martyre terrible de penser qu'il abandonnait ses parents et les faisait sombrer dans une douleur insupportable. La sensibilité et la délicatesse de son tempérament rendaient ce martyre d'autant plus douloureux.
Dans ce combat cruel, il fut rendu invulnérable par la cuirasse de la foi. Que lui annoncèrent les trompettes de la foi? La grandeur de l'amour de Dieu. Elles l'assurèrent que Dieu Lui-même prendrait soin de ses parents. Il verserait sur eux le baume de la consolation et les pacifierait. Il changerait la tempête en beau temps, et répondrait à tous leurs besoins. De cette façon, Jean triompha de ces difficultés et, comme le grand patriarche Abraham, quitta sa terre et sa famille. " Telle est la victoire qui a triomphé du monde : notre foi." (1 Jn 5,4).
Son envol pour la Sainte Montagne dut se faire secrètement. Chacun peut imaginer les lamentations de ses parents et de ses proches quand ils découvriront son départ.
C'est ainsi que Jean, âgé de vingt ans, s'engagea courageusement sur la voie d'une vie consacrée à Dieu. Toute inclination charnelle et désir étaient sacrifiés sur l'autel de l'Esprit. Il offrit tout amour humain pour l'amour de Dieu. De tels sacrifices sont inconcevables pour la plupart, tout spécialement pour ceux qui sont chair (Gn 6, 3).
Saint Syméon le Nouveau Théologien, la gloire des grands spirituels orthodoxes, dit que ces sacrifices sont inconcevables "pour ceux qui aiment le monde, pour ceux qui aiment leur propre vie, pour ceux qui aiment la gloire, la chair, les plaisirs et les richesses (1)". Mais Jean vivait dans l'Esprit.
Son sacrifice monta devant le trône de Dieu comme "le doux parfum de l'esprit". Son offrande fut acceptée comme celle d'Abel, et aussitôt, comme première récompense, Dieu lui donna un cadeau exceptionnel : un guide spirituel de choix. Il guida ses pas vers un ermite de grande vertu, l'Ancien Néophyte, le "Hadji-Georgite", le disciple de Hadji-Géorgis (2).
(2) : ( Sur cette grande figure athonite du XXème siècle, voir le livre du Père Païssios, Le vénérable Georges (Hadji-Géorgis), moine du Mont-Athos (1809-1886), trad. fr., Souroti, 1996).
Il était hésychaste aux Katounakia, dans cette haute tour de garde isolée, que nous venons de décrire.
Le nom même de "Hadji-Géorgite" était une indication de la grandeur de cet Ancien. La quarantaine de disciples de Hadji-Géorgis, ses rejetons spirituels, étaient les diamants spirituels les plus brillants de toute la Sainte Montagne.
L'Ancien Néophyte venait de la région de l'Olympe, et était un modèle de pure ascèse. Un chapelet et le livre de saint Isaac le Syrien étaient ses seules possessions. Il était indifférent aux choses de la terre et il brûlait pour le Ciel. Son esprit demeurait continuellement dans le Ciel et dans le Ciel des Cieux. Comme le dit l'hymnographe, il était "un homme céleste et un ange terrestre". Il chantait sans cesse la gloire de Dieu, offrant des sacrifices de louanges, et chacune de ses prières était comme une flamme de feu.
En vivant auprès de cet ermite, Jean trouva toutes les conditions dont il avait besoin pour gravir la montagne des vertus, "comme Moïse, celui qui a vu Dieu au Sinaï".


2. Le mépris de Mammon.
Quand Jean fut installé dans sa nouvelle demeure, il avait quelque chose de particulier à confier à son père spirituel.
" Géronda, dit-il, avant de quitter le monde, par mon travail et mes économies, j'ai réuni une certaine somme d'argent que j'ai pensé devoir prendre avec moi. Je dois vous la donner. C'est une assez grosse somme : trois cents livres!"
L'Ancien Néophyte n'eut vraiment pas envie de rire en entendant une telle chose.
" Trois cents livres!... A quoi serviront-elles ici? Tu veux devenir moine? Si vraiment tu le veux, il faut te débarrasser de ce fardeau. Fais bien attention à ce que tu dois faire! Prends l'argent et pars voyager à travers la Sainte Montagne. Quand tu rencontreras des moines dans le besoin, donne-leur de cet argent et demande-leur un reçu. Quand tu reviendras, tu devras me montrer les reçus - autrement, je ne t'accepterai pas à nouveau."
Jean n'était pas encore entré à l'école de l'ascétisme. Il recevait là une bonne leçon, qui était en même temps une sérieuse épreuve. A partir de là, il apprendrait ce que signifie le sacrifice de soi, l'obéissance et le mépris de l'argent. Il apprendrait que le mot "moine" signifie celui qui n'est pas encombré par les charges matérielles. " Un moine qui ne possède rien est un aigle au hot vol", dit saint Nil. S'il sortait victorieux de ce combat, il ferait de grands progrès dans la vie monastique.
Enflammé par l'amour du Christ, le jeune novice entra bravement dans l'arène. L'argent serait-il un frein dans son élan, alors qu'il ne s'était pas laissé retenir par l'amour de ses parents? Il savait qu'il sacrifierait des choses beaucoup plus importantes que l'argent. ALors, sans crainte, il se mit en route. Y a-t-il jamais eu un candisat à la vie monastique à avoir reçu une telle tâche - celle d'aller partout pour distribuer de l'argent? Il avait imaginé qu'une telle mission serait aisée, mais il réalisa bien vite combien cela était difficile. Beaucoup de moines, en dépit de leur pauvreté, ne voulaient pas accepter d'argent. Il fallait que Jean se fît éloquent et persuasif. Il leur disait : " Prends un peu d'argent, Père. Tu es pauvre et tu pourras l'utiliser pour tes besoins. Prends-en un peu et fais une bonne action pour moi, pour que je puisse terminer rapidement ma distribution. Si je ne distribue pas tout cet argent, je ne peux pas revenir au monastère. S'il te plaît, aie pitié de moi, et accepte de prendre un peu d'argent."
Cette affaire l'occupa pendant quatre mois. Mais que pouvait-il faire? L'obéissance est au-dessus de tout. Et parce qu'il fut obéissant, Dieu lui donna une grande bénédiction, car il eut l'opportunité de rencontrer les moines les plus vertueux de la Sainte Montagne. Plus les calyves qu'il visitait étaient pauvres, plus leurs habitants se distinguaient par leurs richesses spirituelles. Il donnait aux moines de l'or périssable, et il en recevait de l'or impérissable. Non ceulement leurs paroles spirituelles, mais auss leurs visages lumineux, l'encourageaient et lui donnaient de la force.
Enfin! avec les reçus en main, il retourna aux Katounakia. Les trois mille livres avaient été distribuées. Il avait seulement gardé une petite somme et acheté un livre, celui de saint Isaac le Syrien, et aussi un manteau chaud pour l'hiver. L'Ancien le réprimanda pour cela et lui demanda de les rendre, mais il consentit ensuite à le laisser les garder.
Maintenant qu'il était libéré du poids de l'argent, il pouvait se consacrer paisiblement et sans distraction à l'étude de la vie monastique. les affaires d'argent ne l'encombreraient plus, pensait-il. Cependant, après un certain temps, Mammon vint encore troubler sa paix.
A Serrès, il avait une tante, extrêmement riche. Ses biens étaient estimés à huit millions de drachmes or. Elle était sans enfants et âgée, et elle ne pouvait pas supporter l'idée que cette immense fortune puisse tomber dans les mains d'étrangers. Pour elle, son héritier désigné était son neveu bien-aimé. Ayant appris qu'il était sur la Sainte Montagne, elle envoya des hommes pour le rencontrer. Ils vinrent aux Katounakia et lui décrivirent d'une façon dramatique la situation de sa tante. Ils lui dirent : " Ta tante va en perdre la tête! Elle a tant de richesses, tant d'argent et personne à qui transmettre ses biens! Retourne dans le monde et hérite de ses biens et de ceux de tes parents. Tu pourras faire ensuite tout ce que tu veux. Tu dois revenir sinon ta tante va devenir folle, en proie à une grande détresse. Huit millions de drachmes or, complètement perdus!"
Et ils en rajoutèrent encore pour pousser le neveu à avoir pitié de sa tante. Et en même temps l'ennemi invisible chuchotait à Jean tout le bien qu'il pourrait faire avec un tel héritage. L'attaque était féroce, mais il n'était pas seul. Le bouclier de son Ancien l'aida à repousser les flèches. Car le sage conseil que l'Ancien Néophyte donna à Jean, arrangea l'affaire de façon satisfaisante.
" Je comprends la situation de ta tante, lui dit-il. On doit en effet agir d'une façon responsable devant une pareille fortune. Tu dois donc lui écrire pour la remercier du grand amour qu'elle te porte et pour lui suggérer la chose suivante, qui serait de diviser ses biens en trois parts, et de donner la première part à ceux de ses proches qui sont pauvres, la seconde part aux veuves et aux orphelins, et la troisième part à différentes églises. Ainsi, ses parents pauvres seront secourus, les veuves et les orphelins la béniront, et dans les églises, on fera constamment mémoire de son nom."
La suggesstion de l'Ancien résolut la difficulté. Aucune autre solution plus agréable à Dieu ne pouvait être trouvée. Nous aussi, nous confessons notre admiration sans réserve pour la sagesse de cet ermite simple et sans instruction.
Ce dénouement rappelle aussi un fait de la vie de saint Antoine le Grand. Il y avait à Alexandrie un cordonnier qui vivait très vertueusement. Il avait atteint les sommets de l'humilité et se voyait comme le pire de tous les habitants de la ville. Il n'était vraiment pas très riche, mais le peu qu'il gagnait par son travail quotidien, il l'utilisit d'une façon très agréable à Dieu. Il le divisait en trois parts, l'une pour ses besoins propres, la deuxième pour les pauvres et la troisième, il la consacrait à l'Eglise. Et un jour, Dieu révéla à saint ANtoine le Grand que ce cordonnier était plus avancé que lui en vertu. " Antoine, lui dit-Il, tu n'as pas encore atteint la mesure de ce cordonnier d'Alexandrie."
Prions pour que se trouvent des chrétiens qui disposent ainsi de leur fortune. Dieu les bénira et leur conscience sera en paix.


3. Travaux ascétiques.
Ce n'était pas une petite chose que de devenir disciple de l'Ancien Néophyte. D'habitude ceux qui venaient vers lui étaient obligés de rechercher un autre Ancien. Pour pouvoir rester avec lui, il fallait faire une totale abstraction de ses propres idées, avoir des lettres, faire de très durs travaux manuels, être un homme de sacrifice et, par-dessus tout, avoir une patience infinie. Dès les premiers jours, il leur donnait de dures épreuves qui décidaient de leur avenir. Nous avons vu que l'épreuve pour Jean fut de voyager dans toute la Sainte Montagne, distribuant son argent et obtenant des reçus.
L'endurance de Jean signifia à l'Ancien que ce jeune candidat était capable des essors spirituels les plus hauts. Les autres pères de Katounakia, qui connaissaient bien sa méthode, pressentirent aussi cet avenir pour Jean.
La vie ascétique de l'Ancien était extrêmement dure. Il suivait fidèlement la règle de Hadji Géorgis sans aucune déviation ni adoucissement. Sa table ne connut jamais l'huile, les oeufs ou le poisson, même à Päques. Sa petite embarcation traversait la mer du Grand carême avec, pour seules provisions, du sel, du pain séché et des olives.. Les olives, il ne fallait pas en manger plus de dix par jour, et, selon le typikon, elles étaient mangées avec les noyaux.
Il n'y avait pas de temps pour s'occuper du corps, pour se baigner, se laver, se coiffer, etc. Les autres moines ascètes observaient cette même règle comme nous l'avons vu avec l'Ancien Callinique l'Hésychaste.
Pour le vêtement, l'Ancien suivait aussi la règle de son Ancien. Etre " Hadji- Géorgite" signifiait aller pieds nus en ayant une seule tunique, sans avoir affaire avec le cordonnier. Si les pieds n'étaient pas entraînés, ils portaient des chaussettes de laine. L'unique tunique était teinte en noir une fois par an.
Avec ces brèves indications, nous pouvons voir quel dur joug Jean avait placé sur sa nuque. L'Ancien Néophyte lui décrivait les difficultés et les duretés de sa vie, mais Jean était déterminé à tout supporter. Dans son esprit revenaient sans cesse les mots de son Ancien empruntés à Abba Longin : " Donne ton sang et tu recevras l'Esprit".
Autour de la calyve se trouvaient quarante ares d'oliviers qui appartenaient à l'Ancien, et cela demandait beaucoup de travail pour s'en occuper. Songeons à tout ce qu'exigent ces arbres, surtout les petits, qui étaient nouvellement plantés. Le sol aussi demandait beaucoup d etravail. La terre, infertile et en pente, devait être enrichie avec de la bonne terre et retenue avec des petits murs de pierre. Et ce n'était pas tout, car ils devaient aussi aider d'autres ascètes âgés et faibles, qui étaient incapables de construire leurs propres murets de pierres sèches. Ensuite, nous allons le voir, il fallut construire une église. Tout cela, ajouté au manque d'eau, aux jeûnes, aux veilles, à la règle de prière, et aux tentations de l'ennemi, constituait "la fosse du malheur" (Ps 39, 3), de laquelle seule la force de Dieu pouvait les tirer, à condition qu'ils fissent preuve d'une invincible patience.
Bien souvent, à la suite d'une fatigue extrême, ils ne se réveillaient pas exactement à minuit pour l'Office de minuit. APrès l'office, ils devaient prier individuellement dans leurs cellules, à ce moment où il fait encore nuit, même en été. Le novice pensait que c'était un grave péché quand il dormait trop et, troublé et inquiet, s'en confessa à l'Ancien. Mais celui-ci le rassura : " Mon enfant, il n'y apas de raison de t'inquiéter. Ferme les fenêtres, et ce sera de nouveau la nuit. L'obscurité de la nuit et la lumière du jour sont l'oeuvre de Dieu. Que dit le psalmiste? "Le jour est à Toi, et la nuit T'appartient" ( Ps 73, 16)."
Au sein de ses peines, l'Ancien Néophyte gardait à l'esprit un passage de l'Ecriture que son Ancien lui citait souvent : " Tout athlète se prive de tout; mais eux, c'est pour obtenir une couronne périssable, nous, une impérissable. Je meurtris mon corps et le traîne en esclavage" ( 1 Co 9, 25 et 27).
Les offices quotidiens étaient accomplis selon la règle érémitique, c'est-à-dire sans livres, mais avec les chapelets (1).
(1) : ( Cela était aussi la pratique de la communauté de l'Ancien Joseph l'Hésychaste, comme nous l'avons vu dans plusieurs volumes de cette collection, en particulier Père Joseph de Dionysiou, L'Ancien Charalampos, L'Age d'Homme, Lausanne, 2012 ( NdE).).
Par exemple, pour l'office de nuit, ils disaient chacun cinq à six chapelets (2), l'un après l'autre.
(2) : ( Il s'agit de chapelets de 300 grains).
Et au bout de trois heures de temps, bien précises, un réveil sonnait, et l'Ancien achevait l'office en disant : " Par les prières de nos saints Pères...".
L'Ancien Néophyte n'était pas un aigle n'ayant qu'une seule aile. Il ne s elimitait pas seulement aux travaux physiques et à la règle de prière, mais il joignait à l'action la contemplation. Il cultivait jalousement la vie contemplative, et son esprit se retirait pour pêcher des perles dans les profondeurs de la sainte contemplation. La lecture continuelle de saint Isaac l'aidait en cela, ainsi que la prière de Jésus. Très heureusement, quelques dizaines d'années auparavant, le sage clerc Nicéphore Théotokis avait publié les Discours ascétiques, de saint Isaac le Syrien (1).
(1) : ( Traduction française par le P. Placide Deseille, Saint-Laurent-en-Royans et Solan, 2006).
Et cela était inestimable pour tous les combattants du désert. Pour un ermite, il n'existe pas de compagnon, de guide et de consolateur plus précieux que ce merveilleux livre, "la règle la plus exacte de la vie hésychaste".
L'Ancien et son disciple avaient chacun leur livre de saint Isaac - Jean avait pris soin de s'en acheter un lorsqu'il distribuait son argent, comme nous l'avons mentionné précédemment. Ainsi, tous les deux pouvaient refraîchir leur âme avec la brise spirituelle et vivifiante de ce livre saint. Saint Isaac les armait d'une foi et d'un courage invincibles dans les moments de grande fatigue, d'afflictions, d'attaques et d etentations cruelles de la part de l'ennemi, que les hommes dans le monde ne peuvent même pas soupçonner.


" Ainsi donc, dans toute la mesure du possible, ne tenons aucun compte du corps, confions notre âme à Dieu, et, au nom du Seigneur, entrons dans l'arène des épreuves. Et celui qui a sauvé Joseph dans la terre d'Egypte et en a fait une image et un modèle de la chasteté; Celui qui a gardé saufs Daniel dans la fosse aux lions, les trois jeunes gens dans la fournaise de feu, et Jérémie dans la fosse pleine de boue, l'en a délivré, puis lui a accordé sa miséricorde au milieu du camp des Chaldéens; Celui qui a fait sortir Pierre de la prison, toutes portes closes et a sauvé Paul de la synagogue des Juifs, et, en un mot, qui est toujours, en tout lieu et en tout pays, avec Ses serviteurs, et manifeste en eux Sa puissance victorieuse, les garde par de nombreux prodiges et leur montre Son salut dans toutes leurs tribulations - Celui-là nous remplira de force, nous aussi, et nous sauvera des flots déchaînés qui nous environnent (2)."
(2) : ( Discours, XLV, 3).
Lentement et sûrement, Jean progressait dans l'étude de saint Isaac. Avant qu'il ne puisse suivre les leçons les plus difficiles, son Ancien lui enseignait les plus simples - l'éducation monastique élémentaire, dirions-nous. Selon l'Apôtre, le lait vient en premier, puis les légumes et enfin la nourriture solide de la viande (cf. He 5, 12; Rm 14,2).


4. Le mystère de l'obéissance.
Quand un homme arrive pour la première fois dans une ville inconnue d'un pays étranger, son premier souci est d etrouver un guide et un interprète; autrement, il errerait sans but, ne sachant où aller. Il en est de même dans la vie monastique. Ceux qui entrent dans la terre vaste et sans fins du monachisme ont avant tout besoin d'un guide spirituel. L'état monastique est une contrée remplie de mystères cachés, dans laquelle il convient qu'un guide introduise progressivement son disciple. Fondamentalement, et premièrement en importance, se trouve le mystère de l'obéissance. Si le moine ne le réalise pas dès le départ, il signe son propre naufrage spirituel.
L'Ancien Néophyte devait sans tarder initier Jean dans ce mystère fondamental. Il commença donc à guider son disciple dans le Saint des Saints du mystère de l'obéissance. Imaginons-nous que nous entendons sa voix dans le silence retiré des Katounakia, au milieu de l'encens de la prière, des larmes de componction et du murmure incessant de la mer, six cent mètres plus bas.
" Mon enfant! L'obéissance est la voie sainte qui conduit le moine au salut. L'obéissance est la porte du Paradis. Le moine qui l'acquiert goûte le Paradis. Il a déjà atteint l'état angélique. Les anges dans le Ciel sont remplis d'humilité, tandis que Satan et ses cohortes ont perdu l gloire du Ciel par leur orgueil. En perdant l'humilité, ils ont aussi perdu leur place dans le pays de la lumière. Ô l'humilité! Elle nous met dans le Paradis! Comment peut-on l'obtenir? C'est seulement par l'obéissance que tu trouveras l'humilité d'une façon sûre. C'est la seule obéissance qui t'assure la félicité du Paradis. Par leur désobéissance, nos premiers parents ont perdu le Paradis, alors que le Christ, "étant obéissant jusqu'à la mort", nous rouvrit le Paradis. "Obéissant jusqu'à la mort" : ces mots cachent toute l'étendue du mystère de l'obéissance. L'obéissance apporte la vie, la désobéissance, la mort."
Ces paroles de l'Ancien, ces saintes vérités, étaient comme un vent musical porté par le souffle de la tradition toujours vivante.
Il transmettait au jeune habitant du désert ce qu'il avait lui-même reçu de son propre Ancien, Hadji-Géorgis, par ses paroles, mais surtout par sa vie. Et Hadji-Géorgis avait reçu cette tradition de son Ancien, le hiéromoine Néophyte de Kavsokalyvia. Et le hiéromoine Néophyte l'avait reçue de son Ancien. Et ainsi de suite. On remonte ainsi aux pères du désert égyptien, des premiers siècles du christianisme, quand le Saint-Esprit commençait à donner à l'Eglise le trésor de la vie monastique. Cette tradition, son développement de génération en génération, son enrichissement et son unité sont dus à l'activité secrète du Saint-Esprit.
L'Ancien Néophyte retourna en pensée vers son Ancien, le chaînon précédent de la tradition de l'Esprit.
" Jean, mon enfant, continua-t-il, mon Ancien excellait dans les combats spirituels, et pour l'obéissance, il était insurpassable. Avant leur désobéissance, Adam et Eve apprivoisaient les bêtes sauvages. Mon Ancien atteignit aussi cette mesure - au nom de l'obéissance, il pouvait aussi apprivoiser les bêtes sauvages."
L'Ancien Néophyte en profita pour mentionner un événement émouvant dans la vie de son père spirituel. Avant qu'il ait pu finir son récit, il versait des larmes, alors que dans l'âme de son disciple se révélaient la beauté paradisiaque et le pouvoir de la bienheureuse obéissance. Aujourd'hui, un demi-siècle plus tard, les Pères de la Sainte Montagne racontent encore cette histoire. Ecoutons-là nous aussi.
Au sud de la skite de Kavsokalyvia, s'étend un endroit âpre et désertique, tout près de la mer, où se trouve la grotte de l'ascète, semblable aux anges, saint Niphon (XIVe siècle). Dans ce lieu, vivait en solitude au début du XIXe siècle le Père Néophyte, l'Ancien de Hadji-Géorgis. Il devait être très avancé dans la vertu, si l'on juge l'arbre par ses fruits. Le père Géorgis, ( qui fut appelé plus tard Hadji-Géorgis parce qu'il était allé en Terre Sainte et y avait reçu le baptême du Jourdain), devint un merveilleux moine, exemplaire pour l'obéissance.
Pour se nourrir dans ce lieu dénudé, ils cultivèrent un petit jardin, arrosé par l'eau de pluie qu'ils récoltaient dans une petite citerne. Mais dans la forêt sauvage et impénétrable, au-dessus de leur calyve, vivaient des sangliers, et l'un d'entre eux venait occasionnellement mettre à sac le jardin.
Ce sanglier était une grande épreuve! Comment pourrait-il jamais profiter des fruits de leur jardin? Beaucoup de pensées traversèrent l'esprit du Père Néophyte. Puis il comprit que cette épreuve avait un certain sens. " Dieu utilise ce sanglier, pensa-t-il, pour me donner l'opportunité d'éprouver mon disciple dans mon enseignement de l'obéissance. Il pourra me montrer ce qu'il a appris." Avant cette entreprise audacieuse, il pria longuement, cherchant une confirmation intérieure à son projet. Et une voix l'encouragea à aller de l'avant. Le moment crucial était arrivé.
" Géorgis, dit-il avec autorité à son disciple, tu surveilleras les alentours cette nuit. Et quand tu verras le sanglier venir vers le jardin, conduis-le moi, lié avec ta ceinture."
Le Père Géorgis comprit aussitôt la signification spirituelle de cet ordre, et sans crainte sortit pour le combat. Il savait que par les prières de son Ancien, il ne serait pas en danger.
Dans de nombreuses vies de saints, nous lisons de shistoires à propos de disciples criant : " Par les prières de mon Ancien...", et domptant des animaux sauvages. Et aujourd'hui encore allait se réaliser ce miracle de l'obéissance. Cette nuit, le sanglier sauvage, lié et apprivoisé comme un agneau, était conduit à l'Ancien. Il fit sur lui le signe de la croix et lui donna une bénédiction sacerdotale, lui enjoignant de partir et d ene jamais revenir.
Examinons cette scène avec attention. Le Père Géorgis conduisit la bête sauvage à l'Ancien. A cet instant, le démon les combattit furieusement afin de jeter le disciple et son Ancien dans les abîmes de l'orgueil. Mais tous les deux le confondirent. Le disciple dit : "Moi, je n'y suis pour rien. Ce qui s'est passé est dû aux prières de mon Ancien."
Quant à l'Ancien, il dit : "Moi, je n'ai rien fait. L'humilité et l'obéissance de mon disciple ont attiré la grâce de Dieu."
Ô sainte obéissance! Tu conduis un moine vers les hauteurs, et tu le préserves des précipices. Tu conquiers la grâce divine et tu assures son maintien. Quelle profonde sagesse tu caches en toi! Comme sont bénis ceux qui goûtent tes fruits sacrés. Tu as en vérité une force invincible, tu es "l'affranchissement de la crainte d ela mort, une navigation sans danger, un voyage fait en dormant (1)."


5. L'obéissance et la prêtrise.
Aujourd'hui, on peut encore visiter l'église de la Dormition dans les Katounakia, car elle a été préservée dans de très bonnes conditions malgré les attaques du temps, ce grand destructeur. C'est une construction solide avec sa façade nord accolée au rocher. Elle n'est pas aussi pauvre que les églises des autres calyves, elle n'est cependant ni riche ni fastueuse. Sa pénombre invite à la componction et à la prière. Des deux fenêtres du mur sud, on peut voir au moin les rochers et le mer Egée toujours en mouvement.
L'iconostase est décorée de simples sculptures en bois. Elle présente cinq icônes, les quatre habituelles, et une cinquième qui représente la Transfiguration. Bien qu'elles soient peintes dans le style populaire occidental, elles sont chargées de grâce et de beauté sacrée. Elles sont dominées par une oeuvre d'un art exceptionnel représentant la Crucifixion, la Mère de Dieu et le Théologien. La peinture en est magnifique, de riches dorures et un très beau travail de bois sculpté la rehaussent. Une inscription, sous la Crucifixion, nous dit exactement la date de sa création : " l'année 1862, après le Christ, septembre."
Le narthex, plus clair et relativement spacieux, peut facilement accueillir dix personnes. Plus tard, à l'époque où le Père Ignace était devenu un confesseur renommé, les personnes attendaient en ce lieu pour se confesser.
Si nous regardons vers le passé, au temps où cette église a été construite dans un tel endroit rocheux, aride et dur, nous pouvons imaginer les grands labeurs qu'endurèrent les constructeurs ainsi que l'Ancien Néophyte et ses disciples.
Jusqu'à cette époque, il n'y avait pas eu d'église dans les Katounakia, et la Grande Lavra encouragea donc l'Ancien Néophyte à entreprendre ce travail (1).
(1) : ( La région des Katounakia est placée sous l'autorité de la Grande Lavra ( NdE).).
Une église était indispensable dans cet endroit du désert pour répondre aux besoins spirituels des ascètes y séjournant. Elle fut consacrée et dédiée à la Dormition de la Mère de Dieu. Cela plaisait beaucoup à Jean, car l'église de sa paroisse à Serrès était aussi dédiée à la Dormition. Et secondairement, l'église était dédiée à la Transfiguration, une fête très aimée par l'Ancien Néophyte.
Cette église nécessitait la présence d'un prêtre, et ce ne serait personne d'autre que Jean. A sa tonsure monastique, il reçut le nom du Père Ignace, porteur de Dieu, le saint qui sentit perceptiblement en son coeur la grâce du Saint-Esprit. Ce nom était aussi une récompense pour la pureté morale de sa vie.
Le moine Ignace était un modèle et un exemple en tout. Dans se srelations avec son ANcien, il faisait très attention à confesser très exactement ses penséées, et à observer une parfaite obéissance. On nous a raconté à ce propos qu'il observait l'obéissance à un cheveu près, alors que son Ancien était très sévère. La façon dont il est devenu prêtre en témoigne largement.
Le Père Ignace avait été tonsuré depuis six ans. En toute cette période, il avait observé très fidèlement la règle stricte de son Ancien. Ainsi, entre autres choses, il n'avait jamais pris soin de son corps, évitant de le laver, de le baigner, et de peigner ses cheveux (1).
(1) : ( Jusqu'à une époque récente (on pouvait encore observer le phénomène il y a une quarantaine d'années), beaucoup de moines avaient des membres de couleur noire, du fait qu'ils ne les lavaient pas pour des raisons ascétiques. Aujourd'hui encore, dans la plupart des monastères, les miroirs sont proscrits des salles de bain, car s'y regarder est une marque d'amour propre (NdE).).
Il s'était habitué à cette règle, il ne la trouvait pas difficile ni n'imaginait qu'il pourrait l'enfreindre.
Un matin, son Ancien lui dit, à son rand étonnement : " Père Ignace! Aujourd'hui tu dois te laver et te peigner les cheveux et te faire propre autant que tu le peux."
Bien qu'étonné par un tel ordre inhabituel, en enfant de l'obéissance il ne fit pas la moindre objection. Un grand combat commença. Il s emit en quête de lessive et prit les choses en main. Et surtout ses cheveux lui causèrent bien du souci avant d'être lavés, démêlés et assujettis à un peigne en bois.
Le jour d'après, sans aucune explication, son Ancien lui annonça qu'ils allaient à la Grande Lavra. Ils y arrivèrent après deux ou trois heures de marche. L'Ancien Néophyte entra dans le monastère tandis que le Père Ignace attendait dehors. Après un petit moment, lui aussi fut conduit à l'intérieur pour faire une métanie aux Anciens. Alors sa perplexité disparut.
" Maintenant, quand tu auras reçu la grâce de la prêtrise, tu devras te souvenir de nous et nous commémorer à la proscomidie (1)", lui dirent les Anciens de la Grande Lavra.
Le Père Ignace était complètement bouleversé. Abasourdi, il ne pouvait rien dire. Son Ancien avait tout arrangé, comme les Indiens arrangent le mariage de leurs enfants sans qu'ils en sachent rien. Naturellement, il ressentait des états d'âme contradictoires à propos de tout cela, mais puisque c'était la volonté de son Ancien et la volonté de Dieu, il était rassuré.
L'église nouvellement construite avec son prêtre nouvellement ordonné donnait une autre couleur à la vie du désert. AInsi était créé un petit havre où le dimanche et les jours de fête, les ermites venaient pour célébrer ensemble le culte divin. Ils attendraient encore des décades avant que n'existe un autre centre spirituel. La belle église des Daniélites serait construite quarante ans plus tard. Ainsi, l'église de la Dormition était la première en cet endroit, et le Père Ignace bénissait tous les enfants du désert.
L'écrivain Moraïtidis, de Skiathos, dans son livre Les vagues du vent du Nord, mentionne comment les ermites de cette région allaient à l'église. " Etant donné que la calyve de l'Ancien Daniel n'avait pas d'église, ils allaient à pied et s erendaient à la calyve érémitique du grand confesseur, le Père Grégoire. Ils faisaient cela chaque matin. C'est-à-dire qu'ils allaient écouter la Divine Liturgie tantôt dans une calyve, tantôt dans une autre... AInsi, ils s erendirent fréquemment à la calyve du confesseur, le Père Ignace."
A la calyve de la Dormition, on pouvait donc rencontrer le sage Ancien Daniel et Moraïtidis, mais d'autres personnalités bien connues. On pouvait y rencontrer l'Ancien Gérasime, un grand enseignant d ela prière du coeur, l'hésychaste Callinique (2), avant qu'il ne soit reclus, un merveilleux ascète russe des Karoulia, le silencieux Christophe le Vigilant, et bien d'autres.
(2) : ( Voir sa Vie dans le précédent volume des Figures athonites).
Quand ces Pères saints se rencontraient pour adorer leur Seigneur, les anges remplissaient leurs coupes de parfums, les prières des saints (Ap 5, 8).
Le Père Ignace ne célébrait pas la Liturgie seulement à l'église de la Dormition. Il était envoyé aussi loin qu'à Kérasia pour dire les offices, célébrer la Liturgie, et donner les sacrements, tout spécialement quand une église célébrait sa fête patronale. Ces sorties, comme prêtre, en dehors de sa calyve, lui occasionnèrent un problème délicat. Après la liturgie, on lui demandait de venir au réfectoire, mais puisqu'il observait la règle de Hadji-Géorgis, il ne pouvait manger aucune nourriture préparée avec de l'huile. C'était embarrassant pour les Pères, et ils implorèrent l'Ancien Néophyte de trouver une solution. Il dit à son disciple : " Ici, dans notre calyve, tant que je vis, nous ne prendrons pas d'huile. Mais quand tu sors pour célébrer la Liturgie et que tu restes au réfectoire, tu as la bénédiction pour prendre de l'huile."
Ainsi, cette petite épreuve fut résolue par la discrétion de l'Ancien. De telles concessions sont parfois inévitables.


*
Leur abstinence d'huile non seulement renforçait leur tempérance, mais elle leur permettait aussi de donner des aumônes. De l'huile qu'ils récoltaient de leurs olives, nos deux ascètes en gardaient une certaine quantité pour les veilleuses de leur église, et le reste, ils le distribuaient en aumônes. C'était bien connu que la calyve de la dormition donnait son huile, soit en petite quantité soit en grande quantité, à ceux qui en avaient besoin.
A une époque où la calyve se trouvait dans une situation économique difficile, quelques pauvres personnes venant du monde demandèrent de l'huile. L'Ancien Néophyte dit à son disciple d'aller en chercher dans le récipient où ils la gardaient. Mais ce dernier lui expliqua que les jarres étaient vides, et les pauvres repartirent, les mains vides.
Cinq ou dix minutes après qu'ils fussent repartis, un moine inconnu rencontra le Père Ignace à l'extérieur de la calyve. Sans beaucoup lui parler, il lui donna cinq cents drachmes, en lui demandant de célébrer la Liturgie pendant quarante jours, et il partit. L'Ancien, qui en fut aussitôt informé, demanda à son disciple :
" Et qui a-t-il dit de commémorer?
- Oh! J'ai oublié de le lui demander. Mais je vais le rattraper, il ne peut pas être encore allé très loin."
Il courut dehors, l'appela et le chercha, mais le moine avait disparu. L'Ancien se mit alors à penser profondément : " L'argent vint à nous quand nous avions besoin. Il est arrivé aussitôt après que les pauvres soient partis. Tu ne connaissais pas ce moine, il devait donc venir de loin. Mais n'y avait-il pas là-bas des prêtres pour célébrer quarante Liturgies? Et en outre, comment a-t-il pu disparaître en deux minutes?"
Après ses réflexions, il fit part de ses conclusions à son disciple :
" Ce n'est pas impossible que ce moine soit un ange. De toute façon, il était un envoyé de Dieu. Dieu veut nous dire quelque chose. Il nous fait un reproche; C'est vrai! Ne t'avais-je pas dit d'aller là où se trouve la réserve d'huile pour apporter de l'huile?
- Oui, mon Ancien, c'est ce que tu m'as dit.
- Mais toi, tu n'y es pas allé, me disant qu'il n'y avait plus d'huile. Or, je ne t'avais pas demandé si l'huile était finie ou non. En tant que ton Ancien, je t'ai donné un ordre, et tu n'as pas obéi. Si tu avais été obéissant, tu serais parti et tu aurais trouvé de l'huile dans les jarres, miraculeusement, comme miraculeuselement nous sont arrivées les cinq cents drachmes. Nous aurions pu alors faire l'aumône à ces personnes pauvres, comme Dieu nous a fait miséricorde. A cause de ta désobéissance, nous les avons laissés partir les mains vides, et nous, nous avons aussi perdu la récompense donnée à ceux qui font la charité. Tous les deux nous devons faire une pénitence pour être pardonnés."
Après cette épreuve, le disciple entra encore plus profondément dans le mystère de l'obéissance, désirant être encore plus attentif aux paroles de son Ancien. Il convenait de considérer les choses non avec les lunettes de la logique humaine, mais avec le télescope mystique de la foi.




II. PERES ET FILS


1. Le grand Ancien.
Nous allons quitter pour un moment l'Ancien Néophyte et le Père Ignace, nouvellement ordonné, afin de regarder dans le passé et de présenter brièvement leur aïeul spirituel. Nous devons connaître l'ascète réputé qu'était Hadji-Géorgis, le grand Ancien de l'Ancien Néophyte. Il est nécessaire de connaître le petit-fils. La souche, les racines, et le sol nous renseignent beaucoup sur la fructification de l'arbre.
Malheureusement, nous n'avons pas pu recueillir beaucoup de détails à propose de ce grand ascète du Mont-Athos, et notre présentation sera pauvre et indigne de lui.
La parole et l'élocution de Hadji-Géorgis révélaient tout de suite qu'il était de l'Est. Il devait être venu de la région de Césarée en Cappadoce, ou même d eplus loin, de ces terres que l'Empire russe gardait sous sa domination (1).
(1) : (L'Ancien Hadji-Géorgis naquit dans le village de Kermira à Césarée de Cappadoce).
Il parlait très bien le russe.
Il est né entre 1805 et 1810. Vers 1828, il est déjà un jeune moine du Grand Habit, auprès du Père Néophyte qui menait une vie ascétique dans les solitudes des Kavsokalyvia. Nous le retrouvons plus tard, à Kérasia, à la tête d'une large communauté à la calyve des saints Ménas-et-Dimitrios. Kérasia, situé au-dessus des Kavsokalyvia, est un lieu de passage où circule beaucoup de monde. C'était la volonté de Dieu que les vertus de ce grand ascète brillent pour tous dans un tel lieu remarquable. Dans les solitudes désolées des kavsokalyvia, il avait combattu pour trouver la lumière, et dans ce lieu plus peuplé il la distribuait aux âmes qui venaient vers lui.
En général, les différentes kalyves à Kérasia comptaient seulement trois ou quatre moines chacune. Cependant dans la calyve de Hadji-Géorgis, leur nombre était significativement supérieur. Elle compta plusieurs jeunes benjamins. C'étaient des jeunes garçons âgés de quinze à dix-huit ans, qui, du fait de leur âge, n'étaient pas admis dans des monastères ou des skites, et qui trouvaient refuge dans la communauté de Hadji-Géorgis. Rempli d'amour et de tendresse paternelle, il les accueillait et les menait en toute sécurité sur les sommets de la vertu.
Si nous disons simplement que la règle de sa communauté était sévère, nous ne disons rien. Elle surpassait même celle d'ermites très austères. Par leur abstinence en nourriture, en sommeil, et en vêtements, les moines combattaient comme les ascètes héroïques des temps anciens. Le jeûne était particulièrement sévère. Etre un "Hadji-Géorgite" signifiait être un jeûneur. Ils s'abstenaient non seulement d'oeufs et de poissons, mais aussi d'huile, aussi bien lors de la semaine des Laitages (1) qu'à Noël ou à Pâques.
(1) : ( Semaine précédant le Grand Carême où tous les aliments sont autorisés tous les jours de la semaine, à l'exception de la viande (NdE).).
Et leurs oeufs de Pâques étaient des pommes de terre bouillies qu'ils teignaient en rouge, et avec lesquelles ils se saluaient en se disant : " le Christ est ressuscité!"
Cette règle sévère était appliquée à tous, grands et petits, inflexiblement. Et ce qui est surprenant, c'est que plus grande était l'austérité et plus nombreux arrivaient les aspirants moines. Il apparaît que les âmes recherchent le pur esprit monastique, et non pas un monachisme altéré par de nombreuses condescendances.
Ce grand Ancien était un aimant envoyé par Dieu, attirant les âmes assoiffées. Son autorité et s aréputation étaient étendues, et ceux qui l'approchaient se tenaient devant lui avec crainte et admiration. Et ce n'était pas seulement à cause de sa grande vertu, mais c'était aussi pour son caractère fort et dynamique. Il avait l'esprit vif. Chacun se trouvait confondu devant son intelligence et sa finesse. Il était insurpassable dans les discussions, spécialement quand il s'agissait de défendre les principes ascétiques, et cela, bien qu'il ne reçût que peu d'instruction. Il était aussi fin psychologue. Au premier regard et aux quelques mots échangés, il pouvait sonder et jauger son interlocuteur. Personne ne pouvait le tromper par des artifices et des hypocrisies, son regard pénétrant ne se laissait pas duper.
Hadji-Géorgis était aussi doué en médecine. Il pouvait guérir beaucoup de maladies par différents traitements populaires, des onguents, des herbes, des massages, des bains chauds, etc. Il soignait spécialement bien les rhumes et les engelures qui affligeaient tout particulièrement les moines de cette région. Il chauffait un peu le four à pain, ajustait la température et plaçait le moine malade à l'intérieur. Quand il l'en ressortait, toute trace d erhume s'en était allée avec la transpiration. Un traitement rapide et particulier! Mais une fois, il ne fit pas assez attention à la température du four; il le chauffa plus que nécessaire. Et quand le moine en sortit, au lieu d'être guéri de son rhume, il avait des brûlures!
Beaucoup d emoines lui étaient reconnaissants de leur avoir redonné la santé, et beaucoup, qui enduraient misère et indigence, louaient sa charité. Etre un " Hadji-Géorgite" signifiait non seulement être jeûneur mais aussi être miséricordieux. Son intégrité et son honnêteté étaient admirables. Il ne flattait pas les grands personnages connus ni ne se laissait intimider par des menaces injustes. Il ne craignait que Dieu et Sa Loi et le Jour du Jugement. Quand la vérité et la justice le demandaient, il n'hésitait pas à recourir à de sévères paroles de reproches. Quand c'était nécessaire de parler, il ne gardait pas le silence, et il n'était pas effrayé par "les attaques de la part des méchants" ( Pr 3, 25). Dieu et sa conscience étaient au-dessus de tout.
Son zèle pour les travaux spirituels était sans comparaison. Comme disciple, il avait déjà atteint les grands sommets de la vertu, et il était la fierté secrète de son Ancien. La lumière divine avait rapidement habité dans son coeur. Et même l'esprit de prophétie ne tarda pas à le visiter. L'on rapporte que ses prophéties relatives à l'avenir de l'Empire ottoman, furent exactement vérifiées. Sa prière était très puissante, et ce qui était impossible lui était possible, car il avait été rendu digne du don de faire des miracles. Alors qu'il était encore vivant, des Russes dévots firent venir son portrait dans leur pays, et là, il accomplit des miracles. Beaucoup de dons matériels provenant de Russie furent envoyés au pauvre ascète de Kérasia, ce qui facilita sa charité et la construction de nouvelles cellules, si nécessaires à cause de l'augmentation incessante de la communauté.
Comme les vrais serviteurs du Seigneur, Hadji-Géorgis dut aussi passer par la fournaise ardente de la souffrance. Dans les dernières années de sa vie, il but la coupe amère de la calomnie, d ela persécution et de l'exil. Ainsi sa vie se conforma à la vie du Christ crucifié. Les auteurs responsables de ces souffrances étaient certains moines russes qui lui portaient rancune parce que sa communauté avait attiré beaucoup de leurs compatriotes. Au moyen d'accusations injustes et calomnieuses, ils réussirent à égarer la Sainte Epistasie de Karyès (1), qui signa l'ordre de son exil.
(1) : ( Conseil formé par des représentants des grands monastères, qui dirige administrativement le Mont-Athos).
Hadji-Géorgis dut, dans la douleur, quitter ses nombreux enfants spirituels, les laissant orphelins, et il passa le reste de sa vie exilé à Constantinople, bien loin de sa Sainte Montagne si chère à son coeur.
Mais le Dieu Très-Sage peut faire sortir le meilleur du pire. Ses disciples se dispersèrent sur la Sainte Montagne, et partout où ils s'installaient, ils plantaient les fleurs de la vertu et répandaient le parfum de la sainteté. Son exil fut aussi une bénédcition du Ciel pour les chrétiens de Constantinople en cette période troublée. La situation explosive créée par le Sultan Abdoul Khamit II avait semé le désarroi parmi les chrétiens et avait conduit le patriarche au désespoir. Le grand patriarche Joachim III subissait une dure épreuve avec ce que l'on appelait "la querelle des privilèges" ( 1883-1884). L'Ancien de la Sainte Montagne avait beaucoup à offrir à ces chrétiens troublés et tourmentés, par sa sainteté, son pouvoir prophétique et son don de guérison. Ainsi, sont rapportés beaucoup de miracles, de guérisons accomplis par ses prières. Une femme chrétienne souffrait grandement durant son accouchement, et elle était en danger de mort. On lui donna la ceinture de Hadji-Géorgis, qui avait ceint le corps d ece grand jeûneur, et immédiatement - ô merveille! - elle fut délivrée de ses douleurs.
Il endura patiemment la croix d el'exil, loin de son cher Athos, et répandant ses bénédictions sur la multitude des chrétiens de Constantinople, il s'endormit dans le Seigneur aux environs de 1885 ou 1890, rempli de sainteté et chargé d'épreuves et d elabeurs ascétiques. Et dans ses reliques se manifesta encore sa sainteté, car, lors de leur translation, elles apparurent brillantes, jaunes comme un citron, et très parfumées (1).
(1) : ( Les reliques des saints ont une couleur jaunâtre et il est habituel qu'elles exhalent une bonne odeur (NdE).).
Tel était le fameux Hadji-Géorgis, le jeûneur aux pieds nus, qui ne possédait qu'une seule tunique, le grand Ancien de Kérasia et l'ascète renommé de l'Athos. Mais nous ne le quittons pas encore parce que nous allons présenter l'un de ses écrits, qui a été conservé jusqu'à nous.


2. Une controverse à propos du jeûne.
A la fin du XIXe siècle, l'île de Chios produisit des ascètes renommés, comme le célèbre Parthène, fondateur du monastère de Saint-Marc (2), Pachôme, un ancien brigand (3), et beaucoup d'autres, des hommes et des femmes, connus ou inconnus.
(2) : ( Ce serait une grave omission de ne pas dire quelques mots de la vie sainte et héroïque de saint Parthène. Sans doute une telle étoile lumineuse ne réapparaîtra jamais dans le ciel de Chio. Il avait un grand don de prophétie. Il prédit et prévint les habitants du terrible tremblement de terre de mars 1881, qui ravagea l'île).
(3) : ( Pachôme fut délivré miraculeusement de son enfermement dans la prison de Rhodes, où il attendait la peine capitale, et il vint à Chypre. Il devint ensuite moine et fonda le monastère des Saints-Pères à Chios. Il ne cessait de répéter à ses disciples : " Combattez, mes enfants, pour hériter du Royaume des Cieux. Il m'a été donné de l'entrevoir, sa beauté est au-delà de toute description."
Certains de ces grands combattants étaient entrés en relation avec le grand Ancien de Kérasia, tels les ascètes Hiérothée et Macaire dont nous allons parler maintenant.
Ces deux moines pratiquaient l'hésychia dans une calyve isolée. Soit ils avaient été disciples de Hadji-Géorgis à la Sainte Montagne, soit ils avaient, dès le début de leur vie monastique, pratiqué la vie du désert sur lîle de Chios, en suivant fidélement son typikon et ses instructions.
En ces années-là, le métropolite de Chios était Grégoire le Byzantin (1860-1877), qui semblait ignorer les formes particulières de la vie ascétique. Incapable d'en comprendre l'esprit, il entra en conflit avec les deux moines. Ceux-ci avaient une règle inviolable, celle d ene jamais prendre d'huile ou d'assaisonnements. Le Métropolite pensait qu'il était inacceptable de jeûner ainsi, surtout les samedis, les dimanches et les grandes fêtes du Seigneur et de la Mère de Dieu. Il les pressa d'abandonner leur règle/ Mais les deux moines, voyant l'ignorance du métropolite à propos des questions d'ascèse, n'entendirent pas céder, étant donné qu'ils étaient fermement résolus à ne jamais enfreindre leur règle. Dans cette situation difficile, ils demandèrent l'aide de Hadji-Géorgis, qui envoya une lettre au métropolite pour lui demander d'être compréhensif et conciliant envers ces deux moines, assidus à leurs combats ascétiques.
Cette lettre remarquable nous a été préservée et nous la reproduisons ici :


Au très-révérend et saint métropolite de Chios, Monseigneur Grégoire, devant qui je me prosterne.
Très-révérend et saint Monseigneur, je baise humblement votre main.
Je vous assure avec fortes supplications que les moines, l'Ancien Hiérothée et Macaire, qui mènent la vie hésychaste dans une calyve de votre éparchie, ont aimé et choisi la bonne part. Palise à Dieu qu'ils persévèrent dans une telle vie! Jusqu'à présent, ils en avaient fait eux-mêmes le voeu, ce qui est de l'orgueil§ A partir d'aujourd'hui, qu'ils le fassent avec votre bénédiction et qu'ils puissent garder leur règle de ne pas prendre d'huile. En effet, celui qui jeûne humblement, en se considérant pécheur, ou encore par ascèse ou amour de Dieu, n'est pas en opposition avec les canons des Saints Pères. Nous en avons des témoignages provenant de nombreux endroits. Bien des saints ont passé toute leur vie en se nourrissant d'herbes et de légumes secs, comme saint Jean Chrysostome. Saint Jacques le Frère du Seigneur, n'a pas mangé gras ni goûté de nourriture animale sa vie durant. De nombreux ermites ont fait de même, et moi aussi, le plus petit de tous! Nous sommes environ trente frères dans un kellion et tous nous menons une telle vie. Je la mène, moi, depuis quarante ans. Nous ne mangeons jamais gras ni pour Pâques ni les jours où la consommation d'huile est permise. Beaucoup d'autres ascètes vivent ainsi, certains par deux, d'autres par trois, et eux aussi passent toute leur vie dans le jeûne.
Si l'on jeûne de façon dogmatique, on est lié par les règles, mais pour les "lutteurs", il est écrit : " Pour le juste, il n'est point de loi" ( 1 Tm 1, 9) et "Le lutteur s'abstient en permanence" (Co 9, 25). Que ces moines accomplissent maintenant leur jeûne avec la prière et la bénédiction de Votre Sainteté, afin que leur conscience ne les accuse pas de désobéissance. Le moine doit être un bon exemple pour le peuple : " Que votre lumière luise devant les hommes" ( Mt 5, 16).
D'autant plus qu'aujourd'hui, il vous est grandement nécessaire, en tant que pasteur, d'avoir le souci de lutter contre ceux qui combattent le jeûne, car les chrétiens ont bien dévié du droit chemin. Tantôt par des menaces, tantôt par des conseils, apprenez-leur à ne pas transgresser les lois des Saints Pères et des saints conciles de notre Eglise. il est écrit, en effet, que quiconque ne garde pas le jeûne des mercredis et vendredis, du Grand carême et les autres jeûnes prescritsne doit pas être autorisé à communier. Aussi ne devons-nous pas, autant que possible, craindre de présenter des choses difficiles aux hommes pour les empêcher de transgresser les lois de Dieu et de faire des oeuvres absurdes. De tels transgresseurs, vous devez les pourchasser! Mais ne détournez pas les frères qui veulent jeûner sans mauvais eintention. Réjouissez-vous, au contraire, de les voir pratiquer l'ascèse! Réjouissez-vous d'avoir de tels hommes dans votre éparchie, et qu'ils soient votre fierté! S'ils en ont besoin, aidez-les! J'espère que votre récompense sera grande pour avoir pris soin de tels hommes!
Prenez bien garde, Monseigneur! La mort, le jour du Jugement, nous attendent, et Dieu jugera alors chacun selon l'ordre auquel il appartient.
Pardonnez-moi mon audace, moi le plus petit de tous, qui ne suis pas digne d'ouvrir la bouche pour vous dire une seule parole. Que vos saintes prières soient toujours avec nous! Amen.
Hadji-Géorgis, moine
Sainte Montagne de l'Athos
15 avril 1872


Nous ne savons pas quel fut le retentissement de cette lettre sur le métropolite, mais nous admirons le caractère viril de Hadji-Géorgis. Il n'hésite pas à dire : " Prenez bien garde, Monseigneur! La mort, le jour du Jugement, nous attendent." Il s'efforce d'orienter la pensée du métropolite vers le Juste Juge, qui ne lui demandera sans doute pas de comptes pour ces deux ascètes qui jeûnent au-delà des règles, mais plutôt pour ces nombreux chrétiens qui méprisent les règles du jeûne et de la tempérance.


3. Le premier disciple du Père Ignace.
Il y aurait encore beaucoup à dire à propos de ce grand Ancien Hadji-Géorgis, et nous prions pour que quelqu'un nous donne un témoignage plus complet de sa vie ascétique (1).
(1) : ( Cela a été fait par le Père Païssios : Le Vénérable Georges ( Hadji-Géorgis), Moine du Mont-Athos (1809-1886), éd.fr., Souroti, 1986).
Maintenant retournons à nos deux ascètes aux Katounakia.
L'Ancien et son disciple, au cours des années, partageaient les joies et les peines du joug léger du Seigneur. Ils accomplirent ensemble trente-neuf années de travaux ascétiques, et durant la quarantième année, l'Ancien Néophyte termina son combat. Fidèle jusqu'à son dernier souffle à ses voeux monastiques et à la tradition de Hadji-Géorgis, paisible et calme, il échangea la modicité de la vie aux Katounakia contre les espaces infinis de la Jérusalem céleste.
En vrai fils rempli d'amour, le Père Ignace, avec sa nature délicate et sensible, eut beaucoup de mal à supporter la douleur de la séparation. La calyve était devenue déserte, et les paroles de lamentation du psalmiste montaient spontanément à ses lèvres : " J'ai été flétri comme l'herbe, et mon coeur s'est desséché... Je suis devenu semblable au pélican du désert, je ressemble au hibou des ruines" ( Ps 101, 5 et 7). Mais sa solitude ne dura pas longtemps. Au quarantième jour, durant la pannychide célébrée pour l'Ancien Néophyte, arriva le disciple Néophyte. La jeunesse venait à la place de l'Ancien.
Agé d'à peu près vingt-cinq ans, il était grand, fin, délicat et courtois. Il venait d'une famille fortunée de Pyrgos, à l'ouest du Péloponnèse. Dans le monde, il s'appelait Ioannis Kaladzopoulos. Son aspect était celui d'un homme d elettres. Il avait fait du journalisme et avait étudié à l'Ecole Polytechnique. Mais brûlant du désir de la vie monastique, il avait abandonné ses études, en deuxième année, et était parti pour le Mont-Athos.
Il arriva aux Katounakia par un chemin détourné. Il avait d'abord été novice au monastère de Dionysiou, et avait servi deux ans au métochion de Cassandra. On voulait le tonsurer moine et le renvoyer dans ce métochion, mai sil protesta, car il y avait en ce lieu de graves dangers moraux pour un jeune moine. Nous devons hélas reconnaître que les saints monastères n'étaient pas prudents en ce domaine. Ils envoyaient de jeunes moines sans défense dans les métochia en les exposant à d'innombrables dangers.
La présence du Père Sabbas, comme confesseur des moines de Dionysiou, délivra le jeune moine de ses difficultés. Après qu'ils eussent bien parlé ensemble du problème, le confesseur en conclut ceci :
" Dans le désert des Katounakia, il y a un hiéromoine vertueux, le Père Ignace. Si tu vas à lui, tu trouveras le repos de ton âme. Mais sa vie est austère.
- Qu'il soit austère, mon Père saint! J'ai besoin d'un Ancien sévère, parce que je suis souvent emporté par ma langue, et il me faut quelqu'un pour me contenir."
Ainsi évoluèrent les choses, et la calyve d ela Dormition eut à nouveau un Père Néophyte. Ayant été malheureux au métochion, où les moines se mélangeaient aux ouvriers, il ressentait un grand soulagement dans la sainte atmosphère du désert. Intelligent et perspicace qu'il était, il eut vite fait de découvrir que son Ancien était un homme d'une haute spiritualité.
Au début, comme cela arrive souvent aux commençants, il fit preuve d'un zèle excessif dans les combats ascétiques et fut même en danger de tomber à cause de son inexpérience. Nous en reparlerons par la suite.
En fait le caractère du Père Néophyte n'était ni facile ni paisible. Il présentait des aspérités qui le fatiguaient, lui et les autres. Apparemment certains types de personnes ne sont pas faits pour la vie monastique, à moins qu'ils ne luttent vigoureusement pour s'y adapter. Le Père Néophyte appartenait à cette sorte d'hommes qui, s'ils s'investissent dans la politique, la diplomatie ou le journalisme, deviennent infailliblement célèbres. Il disposait d'aptitudes et d'habiletés qui lui permettaient d'ouvrir toutes les portes. Avec l'agilité de son esprit et sa facilité de parole, il pouvait, comme on dit, faire voir blanc ce qui est noir, et noir ce qui est blanc.
Une fois, pour une certaine affaire, il alla au monastère russe, qui donnait beaucoup d'aumônes aux ermites. Le portier lui dit que l'higoumène lui avait commandé de n'ouvrir à personne ce jour-là. Le Père Néophyte, qui, avec ses talents, avait bien appris le russe, se lança dans une habile rhétorique. Le résultat en fut qu'on lui ouvrit la porte avec le plus grand empressement et qu'on le présenta avec déférence à l'higoumène.
S'il percevait un état d'abattement, il pouvait rapidement le changer en joie. C'était une personne agréable qui créait à son contact une atmosphère joyeuse. Un jour qu'il avait vu son Ancien soucieux, il lui parla de choses et d'autres jusqu'à lui faire oublier ses difficultés.
Il était remarquable quand des gens du monde, pour se rendre intéressants, posaient des questions ironiques. Des gens de Skya de Chalkis lui demandèrent :
" Père Néophyte, notre région est si près de la Sainte Montagne, et la tienne si éloignée. Pourquoi des gens de ta région deviennent-ils moines, alors qu'il n'y a pas de moines de la nôtre?
-Très chers, leur dit-il, un roi terrestre choisit pour s agarde royale la crème de ses soldats; le Roi du Ciel, Lui, choisit aussi Ses serviteurs parmi les meilleurs des chrétiens. Qui aurait-Il pu trouver parmi vous?"
Dans des moments de faiblesse et de difficultés, son intervention pouvait cependant faire beaucoup de mal. Mais il avait la sagesse de le reconnaître et de corriger ses erreurs. Il se repentait toujours et demandait pardon pour ses paroles déplacées, avec ses nombreuses tentations et sa grande curiosité pour les nouvelles de la politique du moment.
Le Père Néophyte avait ses imperfections mais aussi ses vertus. Il était très sérieux dans ses obligations monastiques. Il montrait beaucoup d'amour et de dévotion envers son Ancien. Il le traitait avec de grands égards, et, par respect, il l'appelait toujours "mon saint Père Confesseur". Sa foi en Dieu était très grande. Plus tard, nous le verrons même chasser un démon. Sa piété transparaissait dans sa façon de lire les textes sacrés. Il avait été nommé lecteur pour son éducation et sa bonne diction. Quand les pères se réunissaient les jours de fête dans l'église de la Dormition, ou plus tard dans l'église des Daniélites, "Néophyte du Père Ignace" ( c'est ainsi qu'on l'appelait) lisait le sermon du jour. Le Grand samedi, sortait de ses lèvres l'incomparables sermon de saint Epiphane, Sur la mise au tombeau du divin corps du Seigneur. Le Père Téophane commençait : " Quel est ce jour? La terre est silencieuse, silencieuse et calme, silencieuse parce que le Roi dort."
Vers la fin du sermon, l'émotion atteignaitson point culminant. Le Seigneur, tenant Adam par la main, le tire hors des profondes ténèbres de l'Hadès : " Lève-toi, ma création; lève-toi, ma configuration; lève-toi qui as été fait à mon image. Lève-toi. Je vais te conduire de la mort vers la vie, de la corruption vers l'incorruption, des ténèbres vers la lumière éternelle, de la souffrance vers la joie, de l'esclavage vers la liberté, de la prison vers la Jérusalem d'en-haut."
Un lecteur, dont la voix est expressive, peut présenter aux pères rassemblés la compassion infinie de Dieu comme la percevait saint Epiphane dans sa méditation. Tous ceux qui ont été présents au monastère le Grand Samedi savent combien ce moment peut être émouvant. En cette circonstance, les âmes des moines sont inondées par les vagues les plus puissantes de la grâce. Les yeux sont remplis des larmes joyeuses de la componction, et le Psalmiste mystique chante : " Le cours impétueux d'un fleuve réjouit la cité de Dieu" (Ps 45, 5).


4. Le second disciple.
La vie du Père Ignace et du Père Néophyte se déroulait selon sa règle quotidienne. L'Ancien était souvent obligé de parler à son disciple de la valeur du silence et du recueillement intérieur pour la vie spirituelle. Mais, en plus des affaires d'ordre spirituel, ils devaient aussi affronter celles d'ordre pratique afin de faire face aux besoins nouveaux de leur communauté.
L'Ancien, étant prêtre, devait souvent s'absenter de la calyve. Quand il commença à entendre les confessions, il eut encore plus de responsabilités. Son ministère lui demandait beaucoup de temps. Il avait le don de diriger les âmes, et beaucoup venaient à lui pour se confesser, et parmi eux, beaucoup de moines slaves, car il connaissait leur langue. Nous voyons ainsi qu'il portait un lourd fardeau sur ses épaules.
Sa calyve avait aussi ses propres besoins. Il fallait donner l'hospitalité aux pères qui y venaient pour se confesser. Beaucoup d'entre eux arrivaient de loin et étaient fatigués de leur voyage. Le Père Néophyte travaillait dur mais comment pouvait-il subvenir à tout en étant seul? La grande fatigue s'installait comme une compagne de tous les jours. Le disciple et, plus encore, l'Ancien avaient besoin d'aide. Et Dieu, comme un Père aimant, leur montra bientôt sa sollicitude.
Le premier disciple, le Père Néophyte, était à la calyve de la Dormition depuis douze ans quand un deuxième disciple se présenta. C'était un jeune de dix-sept ans, originaire de Smyrne, et qui s'appelait Aristide Karidas. Elégant, de taille moyenne, bien bâti, et d'un caractère agréable, il faisait penser au Père Ignace quand il était jeune. Il n'y avait aucun doute que ce jeune homme était un don de l'amour divin. Lors de sa tonsure, pour parfaire les points qu'il avait en commun avec son Ancien, son nom d'Aristide fut changé en Ignace. Ainsi, l'Ancien, porteur de Dieu, avait maintenant deux disciples dans sa communauté.
Afin d'améliorer la situation matérielle de la calyve, le jeune Père Ignace vécut pour un moment à la skite Sainte-Anne voisine. A son retour, il avait appris l'art de peindre des icônes -un travail manuel habituel et bien adapté aux moines de la Sainte Montagne.
Il dut porter sur ses jeunes épaules une bonne partie de la charge de son Ancien. En dépit de son jeune âge, et alors qu'il n'avait pas encore passé quatre ans à la calyve, il fut ordonné prêtre. Le jeune prêtre pouvait ainsi célébrer la Liturgie aussi le jour de leurs fêtes patronales, et répondre à toute autre demande.
Le grand nombre de Liturgies qu'il devait célébrer n'émoussait pas en lui le sens du Mystère. Bien au contraire, car plus il célébrait la Liturgie, plus il devenait réceptif aux visites de la grâce. Il versait toujours des larmes de componction quand il officiait. Les vertus sacerdotales de l'Ancien avaient été données à son disciple, et le Père Ignace glorifiait Dieu et le remerciait.
Plus tard, après plusieurs années, il devint aussi confesseur. Ainsi, la calyve de la Dormition comptait deux pères Ignace confesseurs, le plus jeune apportant ses mains secourables au plus âgé. Affable, gracieux, avec toujours un sourire aux lèvres, tout en gardant une grande rectitude dans les principes de la vie spirituelle, il dirigeait les âmes à la façon d'un père spirituel expérimenté.
Dans son ministère de confesseur, il était très prudent et rempli de la crainte de Dieu, comme va le montrer le fait suivant. Un matin, un nouveau novice de la skite de Sainte6anne fit auprès de lui sa première confession, et il reçut une épitimie assez lourde. L'après-midi, le Père Ignace alla à la skite de Sainte-Anne, à la recherche de la calyve du novice. Dès qu'il le vit, celui-ci prit peur : " Que se passe-t-il? Le prêtre est-il venu pour me donner une autre épitimie?"
Mais il advint tout autre chose. Le prêtre lui dit : " Mon enfant, je t'ai donné comme épitimie de t'abstenir pendant deux ans de la Sainte Communion, mais j'ai oublié de te dire quelque chose. S'il arrivait, à Dieu ne plaise, que tu sois malade ou que ta vie soit en danger, tu aurais le droit de communier. C'est ce que disent les ca,ons de l'Eglise. Je devais te donner cet éclaircissement, car si tu devais quitter cette vie sans le secours de la Sainte Communion, c'est moi qui porterais le péché."
Par la suite, pour ne pas se retrouver avec la même angoisse, quand il donnait de telles épitimies, il ajoutait toujours les mêmes paroles : " Cependant, si tu es en danger, tu as le droit de recevoir la Communion."


*
Dans la vie du Père Ignace le jeune, il y eut un événement merveilleux et singulier, que nous devons présenter au lecteur.
Il était allé à Karyès pour quelque affaire, et ayant raté le bateau, il dut rentrer à pied. Ce qui signifiait qu'il devait marcher non seulement durant sept heures mais aussi en portant un sac très lourd. Lorsque le soleil cacha ses rayons derrière le sommet de l'Athos, il arriva enfin à la calyve. Epuisé, il tomba inconscient sur son lit. Dans l'état où il était, il ne pouvait se lever pour aucun motif. Six heures plus tard, la cloche sonnait pour l'office de minuit, qui dure trois heures. Le Père Néophyte tenta de le réveiller, mais sans y parvenir. Il rapporta la situation à l'Ancien, qui réfléchit silencieusement à ce qu'il convenait de faire.
Il trouva vite une solution. Il fit face à la situation d'une façon qui peut paraître curieuse à beaucoup, mais dans la vie monastique, où la frontière entre le naturel et le surnaturel n'est pas nettement définie, de telles façons de faire ne sont pas inhabituelles. Il dit quelque chose au Père Néophyte qui en fit part à son frère exténué.
" L'Ancien te commande de te lever immédiatement, de t'oindre avec l'huile de la veilleuse, et de venir à l'office."
Et que s epassa-t-il? Il fallait obéir, il se leva, commença à s'oindre avec l'huile, et attendit le résultat. Et, ô merveille, un changement stupéfiant advint en son corps. Toute trace d efatigue avait disparu. Il se sentait reposé comme jamais auparavant; il était léger comme un oiseau.
" Comme c'est merveilleux! dit-il. Comment toute ma fatigue a-t-elle disparu? Comment se fait-il que je me sente si léger?"
En essayant de comprendre ce phénomène, il fut devant un grand dilemme. Il ne savait pas à quoi attribuer ce miracle, à l'huile d ela veilleuse ou à l'obéissance, ou aux deux? Ainsi la fatigue le quitta, mais il lui restait cette petite perplexité. Et en même temps s'était renforcée en lui son idée que son Ancien était vraiment un homme de Dieu.




III. LE PORT DU SALUT


1. La science de guider les âmes.
L'Ancien Ignace n'avait pas beaucoup de lettres, n'ayant pas étudié à l'université. En dépit de cela, ses progrès dans la vie monastique étaient merveilleux. Il acquit la purification intérieure, rendant son âme réceptive à la lumière du Saint-Esprit, et le Saint-Esprit, la source de la sagesse, lui enseigna tout ce qu'il avait besoin de savoir. Il lui enseigna la pédagogie, la psychologie, la science pastorale, et toutes les autres sciences utiles à son ministère de confesseur. Le Père Ignace se montra ainsi un père spirituel de premier ordre : les âmes trouvaient auprès de lui la guérison, les conseils et la paix. Son confessionnal était pour beaucoup le port du salut.
Dans sa direction spirituelle, il suivait la voie moyenne et royale, évitant à la fois une trop grande sévérité et une indulgencee excessive. Il savait coment user convenablement du bâton de berger et de la flûte pastorale.
La plupart du temps, il inclinait vers la miséricorde, prenant toujours soin de ne conduire personne au désespoir. Il savait comment se montrer compréhensif et comment être indulgent face aux imperfections et aux faiblesses de ses enfants spirituels, dans un esprit d'édification et d'amour paternel. Son visage, ses paroles et sa façon d'être avaient une grâce particulière qui inspirait à tous le respect et une totale confiance.
Dans la célébration des sacrements, il avait reçu un charisme rare, qui surprenait ses enfants spirituels. Il faisait une impression inoubliable à ceux qui venaient à lui pour la première fois. Il émanait de lui une atmosphère particulière, où Dieu faisait sentir Sa présence. L'Ancien Thomas, un moine âgé de la skite de la Petite Sainte-Anne, nous parla tout spécialmenet de cela. Parmi d'autres choses, il nous dit ceci : " La première fois qu'on se confessait au Père Ignace, le Saint-Esprit parlait à travers lui. Le Saint-Esprit illuminait tout ce qu'il disait."
L'Eglise primitive perdit le lumineux diacre Etienne, mais elle gagna ensuite l'apôtre Paul, encore plus lumineux. Israël perdit Elie, mais gagna Elisée. Une chose analogue arriva aux moines de la Sainte Montagne. En 1908, ils pleurèrent la mort du bienheureux confesseur, le Père Sabbas, et la providence de Dieu leur envoya le Père Ignace. Les vagues de ceux qui cherchaient à se confesser quittèrent la skite de la Petite Sainte-Anne pour se rendre à la calyve de la Résurrection, et maintenant ils allaient encore plus loin, à la calyve de la Dormition, aux Katounakia.
L'Ancien Pantéléimon, un moine de la Nouvelle-Skite, nous dit : " Il y avait aussi d'autres bons confesseurs. Ici, à la Nouvelle-Skite, nous avions le Père Cyrille et le Père Séraphim. Plus loin, à Sainte-Anne, il y avait le Père Nathanaël, le Père Césaire, le Père Ephrem, le Père Denis et d'autres. Tous étaient de bons et saints confesseurs. Cependant nous les laissions pour aller voir le Père Ignace. Et après la mort du Père Sabbas, il n'y avait personne d'autre comme lui. C'était un merveilleux et extraordinaire confesseur!"
A cette époque une multitude de vertueux orthodoxes slaves s'exerçaient à la vie ascétique sur la Sainte Montagne. Dans les monastères russe, bulgare et serbe et dans de nombreuses skites et kellia on pouvait rencontrer beaucoup de moines slaves. Et pour eux, le Père Ignace était une bénédiction du Ciel, parce qu'il connaissait très bien le russe et le bulgare. Les ermites russes des Karoulia, qui comptaient parmi eux d'anciens princes et généraux de l'armée du Tsar, le révéraient énormément. Et comme il ne se trouvait pas trop loin d'eux, ils le choisirent comme confesseur. Deux ou trois fois l'an, un petit vapeur russe venait le prendre pour l'emmener au monastère russe, et aussi au monastère bulgare de Zographou, pour confesser les pères. Les moines des monastères, des skites ou du désert, qu'ils fussent grecs, russes ou bulgares, étaient tous rafraîchis par la grâce du Père Ignace, porteur de Dieu. Il continua ce ministère jusqu'à un âge très avancé et bien après qu'il eut perdu la vue. Nombreuses étaient les âmes qu'il soulageait et éclairait.
Pour entendre les confessions, il s'asseyait dans une stalle de l'église, et portait toujours un rasso tout propre. Par respect pour le mystère d ela confession, il portait aussi la mandya, un grand manteau noir plissé, et il apparaissait ainsi encore plus vénérable. Quand il fut très âgé, il confessait dans sa cellule, assis sur une chaise à côté d'un proskynétaire portant la Déisis - l'icône du Seigneur entouré de la Mère de Dieu et du Précurseur. Beaucoup de pères âgés se souviennent de lui, confessant dans sa cellule, avec sa barbe toute blanche, ses cheveux tombant sur sa poitrine, et son visage lumineux, irradiant la paix.
" Viens, mon enfant, disait-il, viens mon petit Gérasime. Assieds-toi et parlons un peu. Comment vont les choses? Satan nous a-t-il jetés à terre, ou est-ce nous qui l'avons renversé?
- Il nous a renversés, Père saint, j'ai souvent négligé ma règle...
- Eh, allons de l'avant maintenant et foulons aux pieds Satan! La prière peut le faire. Commençons dès aujourd'hui. N'abandonnons pas notre règle. Sommes-nous incapables de la faire? Au moins, faisons-en une partie. Ne l'abandonnons pas complètement. Foulons aux pieds Satan."
Il parlait ainsi et fortifiait les âmes par son grand amour et sa simplicité.
" Mon Père saint, je tombe souvent dans l'esprit de contradiction, lui confessait le Père Z. de la skite Sainte-Anne; les frères ou l'Ancien me disent quelque chose, et je les contredis.
- Ah, mon enfant, c'est un grand péché. Avec l'esprit de contradiction, nous e pouvons pas progresser. Nous tomberons hors de la voie. Ne prends pas cette habitude, et j'en prendrai la responsabilité pour toi. Tu dois arrêter net avec la contradiction."
Son amour paternel le faisait paraître pointilleux et sévère dans des cas sérieux, mais il n'était jamais dur ni impitoyable. Quand la situation le permettait, il se montrait toujours miséricordieux devant la faiblesse humaine : " C'est bon, c'est bon, mon enfant, disait-il, puisque tu ne peux pas... Nous ne te disons pas de te mettre une pierre dans la gorge pour que tu t'étouffes!"
Dans les situations difficiles et obscures, il parlait avec autorité, sans hésiter le moins du monde.
" Dans ce cas, disait-il, tu dois agir de cette façon. Sinon, de très mauvaises conséquences s'ensuivront."
Et le moine était immédiatement assuré que telle était la volonté de Dieu.
Quand, un jour, un moine lui demanda de l'initier à la prière du coeur, il le regarda, attendit un instant, et lui dit, lentement et fermement : " Ce n'est pas encore le moment, mon enfant."


*
Avant de clore ce chapitre, nous allons mentionner une de ses habitudes. Après que le pénitent eut confessé ses péchés, il lui faisait lire à genoux une prière de saint Ephrem, adaptée à la circonstance :
" Seigneur Jésus-Christ, mon Dieu... Je Te demande de ma pardonner, moi, Ton indigne serviteur, tous les péchés que j'ai commis comme homme ou plutôt comme étant en dessous de l'animal, de me pardonner mes fautes volontaires et involontaires, commises par connaissance ou par ignorance, par passion, inattention, paresse ou négligence; si j'ai juré par Ton saint Nome... ou volé ou menti, ou si j'ai gravement lésé mon frère, ou si j'ai ri de façon insensée ou recherché la vaine gloire, ou me suis enorgueilli, ou si j'ai considéré la beauté frivole, ou si j'ai examiné avec curiosité la faute de mon frère... si j'ai négligé la prière, ou si j'ai fait tout autre mal. Pour tous ces péchés et tous ceux dont je ne me souviens pas, car j'ai fait tout cela, et plus encore, pardonne-moi, ô mon Dieu, moi, Ton indigne serviteur, et aie pitié de moi car tu es bon et Ami des hommes (1)."
(1) : ( Cette prière fait partie des prières du soir. ( NdE).).
Puis, suivait la prière de l'absolution, et le pénitent embrassait la main vénérable du confesseur, le quittant alors avec une âme lumineuse et blanche, couronnée de paix.


2. " Fils de consolation".
L'âme du Père Ignace était comme un bouquet spirituel avec beaucoup de fleurs de vertu et de grâce, colorées et odorantes. Nous parlerons de cela plus tard; Mais ici nous allons examiner une fleur particulière parce qu'elle ets étroitement liée à son art d epasteur. Il pourrait être appelé "le Barnabé de la Sainte Montagne" parce qu'il était comme l'apôtre un "fils de consolation".
La grâce de consolation jaillissait purement et gratuitement de son coeur, qui était un océan d'amour. Tous ceux qui ont connu cette grâce l'évoquent avec des larmes. A ce propos, l'archimandrite Gabriel de Dionysiou a écrit ceci : " Cet homme, merveilleux et béni de Dieu, avait la grande vertu de bonté et de pur amour paternel envers tous, et particulièrement envers ceux qui venaient se confesser."
Tous ceux qui venaient se confesser à la calyve de la Dormition goûtaient son amour généreux. Il leur était donné d'abord le repos du corps. L'Ancien avait demandé à ses disciples d'offrir rafraîchissements et hospitalité à tous leurs visiteurs. Mais il s'agissait là d'un pauvre prologue à la consolation spirituelle qui allait suivre. D'après les récits qui vont suivre nous verrons comment les âmes qui s'approchaient de l'Ancien trouvaient le repos et le rafraîchissement.


*
Le jeune père Christodule, disciple du grand hésychaste Callinique, fut blessé par les flèches de l'ennemi lors de son combat spirituel. Il fut affligé par une grande tentation. Quand il parla de sa situation à son Ancien, celui-ci l'envoya aussitôt au Père Ignace : " La chose est sérieuse, dit-il. Tu dois te confesser à un prêtre. Va voir le Père Ignace pour qu'il te donne une épitimie."
Le coeur lourd, le Père Christodule monta à la calyve de la Dormition, et, rempli de confusion et de tristesse, il exposa sa situation à l'Ancien. Et lui, le sourire aux lèvres, le rassura doucement : " Ne sois pas si tourmenté par cette tentation, mon Christodule. Il semble que tu as prié un peu plus que d'habitude, et l'ennemi en a été blessé; et pour cette raison, il t'a attaqué avec rage. Ne t'inquiète pas. Sois calme et la tentation passera. C'est cela, le combat invisible."
En quittant l'église, le jeune combattant sentit que l'agitation de son âme était remplacée par la paix. Les vagues déchaînées s'étaient estompées.


*
C'était le vendredi de la cinquième semaine du Grand carême, et tombait ce jour-là la fête de l'Annonciation, le 25 mars 1911. Au monastère de Dionysiou, à la fin de la vigile de la fête, le jeune novice devait revêtir l'habit angélique. Le Père Ignace, alors bien avancé en âge, se trouvait là, car il était aussi le confesseur de ce monastère et avait décidé d'y fêter l'Annonciation et la fête de l'Acathiste. Il désirait aussi assister le novice qui devait être tonsuré, car il éprouvait pour lui beaucoup d'amour.
Les Matines de l'Annonciation touchaient à leur fin, et la lecture de la Première Heure commença. Rien n'indiquait qu'une tonsure allait avoir lieu. Aucun préparatif ne se faisait.
- Saint Higoumène, demanda le Père Ignace, n'y a-t-il pas la tonsure aujourd'hui?
- Non, Père saint, elle a été repoussée à la vigile de l'Acathiste, demain.
- Pourquoi a-t-elle été repoussée?
- Je vais vous l'expliquer. Le novice m'a confessé qu'hier, à midi, alors qu'il se trouvait au réfectoire du monastère russe, il avait mangé des olives. Or, à sa tonsure, il va recevoir la Communion, et selon le typikon, il ne lui est pas permis de manger des olives la veille. Alors je lui ai dit de jeûner aujourd'hui pour que nous le tonsurions demain."
En entendant cela, le Père Ignace ressentit une vive tristesse pour le jeune novice. Remettre la tonsure parce qu'il s'était oublié à manger deux ou trois olives! Et devoir jeûner le jour de l'Annonciation, un jour de joie!
" Son coeur paternel était si tendre, écrit l'archimandrite Gabriel ( l'ancien novice Georges), qu'il vint à moi à l'heure de la Liturgie, m'embrassa avec des larmes et me dit pour me consoler : " Je vais aussi jeûner et veiller avec toi, mon enfant." Et en ce jour de l'Annonciation, le seul jour du Grand carêmeoù le poisson est permis, il n'alla pas à la table commune et partagea avec moi une petite prosphore (1). "
(1) : ( Archimandrite Gabriel de Dionysiou, Histoires lausiaques de la Sainte Montagne, Volos, 1953, p. 26-27).
Dans l'après-midi, il alla de nouveau trouver le novice et lui demanda où il voulait veiller jusqu'à sa tonsure. Celui-ci lui dit que l'endroit le plus tranquille était la chapelle de Saint-Jean-Chrysostome.
Allant après les Complies à cette chapelle, Georges y trouva le vénérable Ancien, qui l'y attendait. Il voulait l'assister dans sa préparation spirituelle. Peu de moines eurent le bonheur d'être préparés à leur tonsure comme le fut Georges. Le Père Ignace le bénit et lui proposa d elire trois fois le canon de la tonsure du Grand Habit. Après cela, il entendit des lèvres de l'Ancien des conseils et des méditations sublimes sur la vie monastique. Et pour finir, ils n'oublièrent pas saint Jean Chrysostome qui leur avait donné l'hospitalité dans sa chapelle.
" Georges, mon enfant, prends ce petit livre et lis l'Acathiste à saint Jean Chrysostome. Que ses intercessions te soutiennent dans ta nouvelle vie."
Ce qui s'est passé après l'Acathiste, le novice n'en eut pas la moindre idée. Il semble que le saint à la bouche d'or ait répondu immédiatement à sa prière. Nous dirons par la suite ce que vit Georges à ce moment.
A propos de tout ce qui était arrivé ce jour-là, l'archiandrite Gabriel écrivit plus tard : " Dans ma vie, resteront inoubliables ces événements précédant ma tonsure. Ils sont une preuve irréfutable de la grande sainteté de cet homme."


*
Une autre fois, l'ennemi déclara une guerre féroce contre un moine qui avait récemment renoncé au monde. Il montrait à son imagination les plaisirs de la vie du monde, sous des couleurs éclatantes. Les attaques étaient si violentes que le combattant devait verser son sang pour les repousser. Mais plus le Bélial l'abreuvait de son venin, plus son saint confesseur, le Père Ignace, lui apportait consolation et encouragements.
" Mon enfant, lui disait-il, le monde passager est vain. Ne sois pas effrayé par ce combat. Une petite résistance apporte de belles couronnes. Pense au Ciel où tu vas aller et à ce qui t'y attend. La joie et la jubilation indicible! Patiente seulement, et sois attentif à toi-même, tiens-toi prêt. Donne ton coeur au Christ. Aime-Le, Lui qui nous a aimés."
Par ces simples mots, dus au saint amour paternel, le brouillard épais s'évanouissait. Ce simple avertissement : " Aime-Le, Lui qui nous a aimés" touchait les plus fines cordes de son coeur. Et ce moine, aujourd'hui âgé, se rappelle toujours ces mots si puissants; et les larmes aux yeux, il s'exclama :
" Comme il m'a consolé! Combien il m'a soutenu! Cet homme était une bénédiction de Dieu. Comme il connaissait trois ou quatre langues, il pouvait réconforter chacun, des Grecs, des Russes, des Bulgares..., d'innombrables moines des monastères, des skites, des cellules : il rafraîchissait chacun. Il était une bénédiction divine pour tous, un océan d'amour et de patience. Puissions-nous avoir ses prières!"
Le véritable confesseur ne pouvait pas être autrement, car il était la demeure du Paraclet, le Consolateur. Le Saint-Esprit l'avait sacré comme messager de l'amour et "fils de consolation".


3. La tentation d'un ermite.
Depuis que saint Antoine le Grand a officiellement ouvert la voie de la vie ascétique, le diable a perdu la paix. Il use toutes ses forces dans sa guerre contre les moines. Il combat contre eux avec rage, parce qu'ils iront compléter l'ordre angélique et prendre la place qu'il a autrefois perdue. Il arecours aux artifices les plus sophistiqués : quand il juge difficile de faire tomber un moine par la gauche, il essaie de le faire par la droite (1) :
(1) : ( Les tentations de droite sont celles liées aux vertus et aux bonnes actions, dont le diable prend prétexte pour tenter de susciter de la vanité et de l'orgueil (NdE).).
Dans les attaques "de la droite", l'ascète est en danger, entre autres choses, de tomber dans l'illusion.
Quand le Père Ignace était au couchant de sa vie, un hiver il reçut la visite d'un ermite en grande difficulté. On voyait sur son visage qu'il avait traversé une terrible expérience. D'une voix tremblante, il exposa à l'Ancien son aventure horrible. A la fin de son récit, il poussa un soupir de soulagement : " Gloire à Toi, mon Dieu! Tu m'as sauvé des dents de la mort. J'étais sur le point de périr tout-à-fait."
Qu'était-il donc arrivé à ce moine? Voici son histoire.
Plein d'ardeur pour la vie monastique, il vivait en ermite près des Katounakia. Sans avoir été suivi, comme il convient, par un père spirituel, il s'était lancé dans une ascèse démesurée. Il pensait ainsi arriver rapidement aux sommets de la sainteté. Sans s'en rendre compte, il commença à surestimer ses forces et à se confier en lui-même. Il détermina par lui-même ses objectifs ascétiques, et les accomplissait, pensait-il, par ses propres forces, se décernant des récompenses.
Mais en fait, il n'agissait pas seul. L'Ennemi, le prince des ténèbres, le surveillait nuit et jour, préparant une fosse pour sa chute. En fait, comme on peut le prévoir, ce moine était tombé dans l'illusion. Les sages paroles d'un hésychaste contemporain pour de tels cas sont fortes : " Là où les démons malfaisants voient que l'esprit s'oriente vers un désir de pouvoir, un esprit correspondant lui est envoyé par leur chef, et, résidant en permanence en lui, il lui fournit les moyens de s'égarer; et avec une grande subtilité, il entretient en lui ce désir de pouvoir pendant très longtemps (1)."
(1) : ( Joseph l'Hésychaste : Lettres spirituelles. Ed. L'Age d'Homme).
L'esprit d'égarement fournit les moyens pour s'illusionner, et il creuse patiemment la fosse de la perdition. Le coeur de l'ermite, peu à peu et insensiblement, commença à s'assombrir. Et plus il s'assombrissait, plus les pensées d'orgueil augmentaient. Et plus celles-ci augmentaient, plus s'assombrissait son coeur.
Le temps passait, et l'ascète, enthousiasmé par ses jeûnes, ses veilles et ses mortifications, se disait : " De la façon où j'avance, je vais atteindre la vertu d'Antoine le Grand. Mais je m'étonne seulement que malgré mes progrès, je n'aie encore eu aucune vision...!"
Et son désir de vision fut bientôt comblé. Un ange lumineux luia pparut, venant lui confirmer tout ce qu'il imaginait depuis longtemps. " Ta vie, lui dit-il, a plu au Christ, plus que celle de tout autre ascète sur la Sainte Montagne."
Et l'ange disparut, le laissant comme flottant sur un océan de félicité. Il avait la confirmation de ce qu'il imaginait depuis longtemps. Sa vie ascétique fit même se réjouir les Cieux. Il avait même été digne de voir un ange. Et ce n'était pas tout! Un soir, comme il s'y attendait, l'ange céleste lui apparut à nouveau, et quel joyeux message ne lui apporta-t-il pas?
" Ta vertu est grande, mon frère, lui dit-il. Une magnifique couronne est préparée pour toi. Une grande gloire t'attend. Demain soir, sois sur le sommet de l'Athos, où le Christ viendra pour que tu l'adores."
La joie d el'ascète était sans bornes - c'était une joie indescriptible! Que ses yeux allaient-ils voir demain! Il allait goûter l'allégresse du Thabor. Il n'avait même pas remarqué que le jour commençait à se lever. Alors il entreprit la montée. En dépit de la neige et du froid glacial d el'hiver, il ne sentait rien car les anges le réchauffaient. Il avançait donc facilement, ne sentant ni le froid, ni la fatigue.
Comme il approchait du sommet sa joie était à son comble. La nuit était tombée. Et soudainement - ô quelle vision surnaturelle et splendide! - que virent ses yeux? Des lumières, des illuminations, des encensements, des prêtres, des hiérarques... Un accueil merveilleux! Et encore plus extraordinaire, un trône de gloire, où était assis le Christ, entouré de hiérarques vénérables et d'autres saints. Parmi les hiérarques, il distingua saint Spyridon, le saint bien-aimé des ermites.
Cher lecteur, c'est une chose terrible que le pouvoir du diable sur nous. Alors notre imagination et nos sens lui sont soumis, et il peut nous faire imaginer, voir et entendre tout ce qu'il veut. Seul Dieu peut nous en délivrer.
Mais continuons le récit de cette machination satanique. Après un moment, se fit entendre la voix majestueuse du Roi : " Spyridon, amène-moi ici mon serviteur choisi, afin qu'il m'adore."
Et saint Spyridon, obéissant, et d'un pas lent et solennel, s'approcha du moine en extase.
Et arrive alors le moment critique. Si l'ermite avait adoré le faux Christ, soit il serait devenu démoniaque, ce qui est arrivé dans d'autres cas, soit il serait tombé et aurait été écrasé, car probablement sous le trône imaginaire se trouvait un terrible gouffre. Mais il semble que le coeur du malheureux ascète avait une place ouverte pour la miséricorde de Dieu. Au dernier moment, la miséricorde divine le sauva.
Tandis que le faux Spyridon s'approchait d elui, il observa qu'il ne portait pas sur la tête son petit chapeau habituel en forme d epanier renversé. Cela n'était pas très important. Mais quelque chose d'autre semblait plus grave. Grâce à la miséricorde de Dieu, il paerçut, à la place du "petit panier", deux cornes diaboliques!
A cet instant même, il poussa un cri à rendre l'âme : " Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, sauve-moi!"
Et ce fut tout. La grandiose illusion satanique disparut, "comme se dissipe la fumée" ( Ps 67, 3). Et, sur le sommet de l'Athos, seul dans la nuit, au milieu d ela neige et du désert, se tenait un ascète solitaire...
Ce fut ainsi qu'il relata son aventure dramatique au Père Ignace.
" Maintenant, lui dit le confesseur, rends gloire à Dieu qui t'a sauvé d'une telle malveillance satanique. A partir de maintenant, ne reste pas seul dans ta calyve isolée. Va vivre au monastère de Dionysiou, tu y seras en sécurité."
Ainsi, ce moine fut sauvé. L'ennemi aurait pu gagner la partie si l'égarement était arrivé à un stade encore plus avancé, comme cela était arrivé quelques années auparavant à un moine d ela skite de la Petite-Sainte-Anne. Il s'atait imaginé que la Mère de Dieu lui parlait, et qu'il avait atteint les sommets de l'humilité; il embrassait même les pieds des autres pères. Ce malheureux moine finit par être possédé par le démon. Il sauta du toit de sa calyve, imaginant qu'il pouvait voler comme un ange, et se cassa les jambes. Plus tard, il commit même un crime au monastère de Xéropotamou, et finit dan sune prison de l'Etat. Cet homme misérable, avant qu'il ne fût possédé, se livrait à une ascèse extrêmement dure. Pour mentionner un détail caractéristique, au début du Grand carême, quand les moines restent trois jours sans manger, lui, il s'abstenait ostensiblement de nourriture pendant six jours.
Que de pièges terribles le diable tend aux combattants! Et même avec les ascèses, les jeûnes, les veilles et les prières, ces moyens de sanctification, il est capable d enous détruire. C'est don cune bénédiction de Dieu qu'il existe des pères spirituels qui détruisent les oeuvres de l'ennemi. La nécessité des saints Anciens et la misère de ceux qui tompent dan sles griffes crochues du daible, nous allons le voir dans les récits des trois chapitres suivants.


4. La veilleuse.
Dans l'Orthodoxie, il se trouve une merveilleuse harmonie entre le spirituel et le matériel. Les vérités spirituelles ont des expressions sensibles correspondantes. Ceci est confirmé par le dogme. Selon les définitions, inspirées par Dieu, du IVe Concile oecuménique, le caractère humain et le caractère divin sont tous les deux parfaitement préservés dans le Christ. Il est homme parfait et Dieu parfait : invisible, immatériel, et sans limites, mais aussi visible et circonscrit. Cette vérité se reflète dans tous les aspects de la vie de l'Eglise.
Au baptême, nos âme sont purifiées par la grâce spirituelle invisible, et en même temps nos corps sont baignés dans l'eau sainte de la fontaine baptismale. Quand nous prions, notre prière monte, chargée d'agréable odeur, jusqu'au trône céleste, et en même temps s'élève le parfum de l'encens odoriférant. Quand nous passons la nuit dans une église orthodoxe, les visages des saints sont illuminés par les veilleuses qui brûlent devant eux. La lumière matériellesymbolise la lumière spirituelle que les saints irradient, et qui est "le résultat de leur illumination permanente par le Saint-Esprit (1)".
(1) : ( Saint Syméon de Thessalonique).
De combien de prières contrites et de larmes saintes ont été témoins ces petites lampes aux joyeuses lumières! Dans la petite église de l'ermitage de la Dormition, la douce lumière des veilleuses vacille toutes les nuits devant les saintes icônes. C'était une joie divine de prier la nuit devant l'icône de la Dormition, en étant attentif aux regards attristés des apôtres et au visage paisible de la Vierge endormie.
Jusque là, tout est bon et béni. Mais, même là, le serpent venimeux tente de distiller son poison. Il essaya de prendre au piège le moine qui était en charge de l'allumage des veilleuses. Son plan perfide devait réussir, sans pouvoir échouer. Il y avait un seul danger : Le Père Ignace.
" Ah, ce Père Ignace, se disait le démon, combien d emes plans n'a-t-il pas détruits! Il me rend furibond. Il est donc nécessaire qu'il ne sache absolument rien de ce plan. Je vais chuchoter à l'oreille de son disciple de ne rien dire à son Ancien, sous aucun prétexte. Pour arriver à cela, je vais obscurcir son âme en le rendnat orgueilleux. Et comment? C'est très facile; je vais le couvrir d'éloges. Tout l'arbre de son être, les feuilles, les branches, le tronc et les racines, je vais les animer avec le vent de la louange. Je vais lui rappeler les sacrifices qu'il a faits pour quitter le monde, ses parents et ses études; je lui parlerai aussi de ses qualités d'ermite, de ses talents, de ses vertus, réelles ou non, de ses dons. Et si je peux trouver un moine, un d eceux qui m'appartiennent, pour lui tresser cette couronne de louanges, tout ira bien!"
L'Ennemi commença donc à noircir et à obscurcir l'esprit du moine avec l'esprit d'orgueil. Puis, ayant préparé le terrain, il mit en oeuvre un plan.
La nuit était avancée. Le Père Néophyte dormait et - qui sait?- peut-être avait-il des songes angéliques. Mais que se passa-t-il? Il entendit un coup léger frappé à la porte de sa cellule, qui était à l'étage supérieur et une voix suave lui dire : " Lève-toi, mon enfant. Descends à l'église. Ma veilleuse s'est éteinte."
Il se leva aussitôt et descendit avec angoisse à l'église, où il trouva la veilleuse de la Mère de Dieu éteinte. Très ému, il la ralluma, pria avec ferveur et retourna dans sa cellule.
" J'ai fait des progrès, pensa-t-il. Je suis monté haut. La Reine du Ciel et de la terre m'a visité, j'ai entendu sa douce voix angélique. J'ai rallumé sa veilleuse éteinte. Comme je me sens heureux!"
Plusieurs fois ensuite il entendit en son coeur une voix douce et calme qui lui conseillait de parler de cela à son Ancien. Mais il repoussa cette pensée.
" Pourquoi en parlerais-je à mon Ancien? Est-ce un péché que je dois confesser? C'est un événement saint, et plus je le garderai pour moi, plus sera préservé son caractère saint."
C'est ainsi qu'il pensait. Avec de telles pensées, comment le Christ pouvait-il frapper à la porte de son coeur? Cependant son Ancien veillait. Il avait suspecté quelque chose.
Mon enfant, prends garde. Tu dois me dire tout ce qui t'arrive dans ta vie spirituelle."
Un jour, en confession, il l'obligea à lui raconter toute l'affaire avec tous les détails. Et il lui démontre que le beau tissu avait été tissé sur le métier du diable.
" Quels sentiments dominaient en toi quand tu rallumas la veilleuse éteinte? lui demanda-t-il.
- La joie et la reconnaissance d'avoir été rendu digne d'une telle bénédiction.
- Rien d'autre?
- Oui, une autre chose. J'avais une gêne secrète et un malaise de ne pas t'en parler.
- Cela témoigne clairement de la présence du diable."
L'Ancien lui parla longuement des pièges de l'ennemi, puis il lui fit très énergiquement des reproches : "Ô toi, celui qui s'est laissé abuser! Le diable t'a trompé. La Mère de Dieu a-t-elle besoin de moi ou de toi? A-t-elle besoin de ton assistance? Prends garde! Si tu entends encore un coup à ta porte, ne te lève pas pour allumer la veilleuse. J'en prends la responsabilité."
Pauvre Père Néophyte! Ses ailes étaient coupées. Jamais il ne s'était attendu à une fin si peu glorieuse de cette affaire sublime. Bien sûr, il fut ensuite reconnaissant à son Ancien, qui l'avait sauvé des pièges d el'ennemi. Mais, sur le moment, il était très attristé. Il avait même un doute : serait-il possible que l'on frappe encore à sa porte? Mais dès que les plans du diable sont mis au jour, ils se dissipent comme la fumée. Les oeufs qui ne sont pas couvés, ne peuvent éclore, parce qu'ils ont été exposés à l'air frais.
Dans une circonstance semblable relatée par l'Abba Cassien, l'Ancien de l'Abba Sérapion lui dit : " Ô mon enfant, ta confession t'a sauvé! aussi longtemps que tu n'en disais rien, le démon te blessait. Maintenant que tu as parlé, c'est toi qui massacres le démon. Maintenant il n'a plus d eplace en toi, parce que ses desseins sont mis à la lumière. Ô mon enfant, ta confession t'a délivré de lui!"
Pour que les plans perfides de l'ennemi réussissent, ils doivent rester dans l'obscurité. Et quel malheur pour les moines et les chrétiens qui ne révèlent pas leurs états à leurs pères spirituels. Le prince des ténèbres les conduira à la ruine et se réjouira de leur perdition.


5. L'étrange maladie.
C'est une chose très triste que beaucoup de Grecs, loin de leur pays, tombent victimes, sans en prendre garde, des idées anti-chrétiennes et des hérésies, et perdent ainsi le trésor sans prix de la foi orthodoxe. C'est ce qui arrriva à un homme appelé Angélis Kiousa.
Il avait quité sa terre natale, Léondarios près de Thèbes, pour la lointaine Amérique, espérant y faire une belle carrière. Comme il était talentueux et très entreprenant, il réussit très bien professionnellement et devint très riche. A l'âge de quarante ans, il chercha quelque chose de nouveau pour se divertir. Aveuglé par sa richesse et enténébré par son arrogance, il se fit prendre dans les filets d'une secte satanique. Son âme fut tant empoisonnée qu'il abjura le christianisme dans une cérémonie solennelle, et foula aux pieds les icônes du Christ et de la Mère de Dieu. D'autres avaient commis cette profanation, et rien ne leur était arrivé.
Mais Dieu, qui patiente et se tait, juge bon parfois de rompre son silence. C'est ce qui est arrivé dans le cas d'Angélis : le chêtiment tomba au moment où il sortait de la pièce où avait eu lieu cette abominable cérémonie. Dieu concéda qu'il fût livré à la puissance du mal. Extérieurement, il semblait avoir été frappé d'une démence subite.
" Angélis, l'homme riche, est malade. Il ne sait pas ce qu'il dit ni ce qu'il fait; il est atteint d'une grave maladie mentale!" Telle était la rumeur qui se répandait parmi les émigrants grecs. Ses frères avaient la responsabilité ingrate de le mener d'un médecin à un autre et d'un psychiatre à un autre. Par bonheur, ils disposaient d'une fortune surabondante. Il fut examiné par les psychiatres les plus éminents, reçut les médicaments les meilleurs, fut soigné dans les cliniques les plus modernes, mais rien n'y faisait. Plusieurs médecins pensaient : " C'est une maladie étrange! Elle n'est pas habituelle. Ce cas est particulier. Que ouvons-nous faire?"
Ses proches commencèrent à comprendre que la maladie d'Angélis ne relevait pas du domaine de la science médicale; Ils se souvinrent de la foi, si méprisée, et le ramenèrent dans sa patrie pour avoir recours à l'Eglise et à l'aide des prêtres. Alors, au lieu de prendre des drogues, il recevait les exorcismes de saint Basile le Grand. Et tout cela aboutit à ce que l"on conduise cet homme possédé à la Sainte Montagne. Certaisn avaient en effet recommandé : " Pourquoi ne le conduisez-vous pas à la Sainte Montagne pour qu'un saint hiéromoine prie pour lui?"
Cette suggestion fut aussitôt adoptée, et Angélis, accompagné de ses frères, se retrouva à la Nouvelle Skite où ils avaient quelques connaissances.
Il y a quelque temps, nous avons rencontré le moine qui les avait reçus dans sa calyve, le Père Eustrate, hagiographe. A notre demande, il nous raconta toute leur histoire en détails. Il nous décrivit aussi les agissements de l'homme possédé. Il prenait dans ses mains quatre ou cinq balles rondes grosses comme des oranges, et il s'amusait à les lancer en l'air une à une avec une grande rapidité, puis il les rattrapait et les relançait sans n'en laisser jamais tomber aucune. Les plus habiles jongleurs l'auraient envié!
Les démons qui tourmentent les démoniaques sont variés. Les uns agissent au milieu du jour, d'autres la nuit, et d'autres une fois par mois. Certains sont sourds ou muets, d'autres sont des bavards impudents, etc. Le démon d'Angélis se caractérisait par sa façon "d'altérer et de déranger l'esprit" et par sa "prolixité verbale". Sous son influence, le malheureux ne cessait de jacasser et de se parler à lui-même, produisant un discours décousu sur toutes sortes de sujets. Sa langue était toujours en mouvement.
Les pères de la Nouvelle Skite luttèrent beaucoup pour chasser ce démon, mais ils n'y réussirent pas. Ce démon était particulièrement dur. " Son cou était un nerf d'acier." Ils s'avisèrent de trouver un Ancien "puissant dans les combats". Tel était le Père Ignace, qui avait guéri beaucoup de possédés.
Angélis fut alors conduit aux Katounakia, où les pères rencontrèrent le Père Ignace, et fut dressé le plan du combat. Le confesseur pensait qu'il faudrait beaucoup de labeurs pour expulser cet esprit. Son disciple du même nom l'assisterait dans ce combat, dans les Liturgies et les exorcismes. Ils allaient jeûner durant quarante jours, célébrer la Divine Liturgie quotidiennement, lire les exorcismes et implorer la miséricorde de Dieu. Angélis, conformément à l'ordre du Père Ignace, devait se confesser chaque jour et lui dire ses pensées les plus secrètes, et tout ce que lui disiat le démon.
Durant trente-neuf jours, ils livrèrent ce rude combat, et le quarantième jour, le malade respira l'air de la liberté. Furent enfin brisées les chaînes qui le tenaient captif depuis de si nombreuses années. Son soulagement était au-dessus de toute description. Tout à sa joie, il repartit dans sa terre natale, puis en Amérique, où, "correctement vêtu et dans son bon sens", il reprit sa vie. Et jamais il n'oublia la Sainte Montagne et le vénérable Ancien Ignace qui l'avait libéré de la tyrannie du démon.


6. Le moine orgueilleux qui devint possédé.
L'Ancien Silouane du Mont-Athos (1866-1938), qui goûta par la grâce du Saint-Esprit la douceur céleste de l'humilité, écrivit ceci : " Ô humilité du Christ! Je te connais mais ne puis t'atteindre. Tes fruits sont doux, car ils ne sont pas de la terre... Ô âme humble! Tu es semblable à un jardin en fleurs au fond duquel se trouve une magnifique maison où le Seigneur aime demeurer (1)."
(1) : ( Archimandrite Sophrony, L'Ancien Silouane du Mont-Athos, p. 309-310. Je n'ai pas de mots suffisants pour faire l'éloge de ce livre, un sommet de théologie, un puits de la mystique, et original dans son expression. C'est un texte incomparable de la spiritualité orthodoxe. ( NdA).).
Dans les lignes qui suivent, nous n'allons pas directement louer l'humilité, car nous n'allons pas raconter l'histoire d'un moine humble. Mais au contraire, nous allons présenter le moine Hilarion, qui fut dominé par l'esprit d'orgueil. Néanmoins, par antithèse, nous allons montrer la grandeur de l'humilité. Ceci se passa aux Katounakia en 1914, dans la calyve du Père Macaire, la calyve de la Nativité, qui se trouvait un peu en dessous de celle du Père Ignace. En ces jours-là, la communauté du Père Macaire était très affairée, car les moines construisaient le deuxième étage de leur calyve. Ils avaient bien avancé et en étaient au montage d ela toiture.
L'Ancien leur dit : " Mes enfants, rendons gloire à Dieu que tout se soit bien passé. Maintenant il faut mettre en place les poutres pour le toit. Soyez prudents, les poutres sont lourdes. Soyez patients et portez-les, une par une. N'allez pas trop vite."
Et chacun commença à porter les poutres. Le Père Hilarion, le nouveau de la communauté, ne pouvait pas supporter de les porter une par une. Jeune et ayant beaucoup de force dans les bras, il commença par en prendre trois à la fois.
Les autres pères lui dirent : " Père Hilarion, les poutres sont lourdes. N'en prends pas autant, tu vas te faire mal."
Mais il ne prêta pas la moindre attention à leur avertissement. " Qu'ils s'occupent de leurs affaires, se dit-il, je sais combien je peux en porter."
L'Ancien fut mis au courant de son attitude, et la lui reprocha, mais il ne fit pas non plus attention aux conseils de son ANcien. Par cette conduite rebelle et qui ne convient pas à un disciple, il fâcha son Ancien. C'était un cas d'orgueil diabolique et de désobéissance.
Conformément à la tradition monastique, des peines sévères attendent le disciple qui fâche son Ancien. Pour Hilarion, l'heure de la punition était proche. Le moine orgueilleux, qui voulait toujours faire sa volonté propre, grimpait donc sur le toit de la calyve avec trois poutres sur son dos. A l'instant où il les posait par terre, il reçut le coup fatal - il fut livré au pouvoir de Satan et possédé par le démon! Toute la région fut agitée par sa colère démoniaque. Des paroles abominables sortaient de sa bouche et ses actions horrifiaient tous ceux qui le rencontraient.
" Que s'était-il passé? Quel est le problème? demandaient, perplexes, les pères des calyves environnantes. Hilarion de l'Ancien Macaire est possédé! Hilarion est possédé Un démon sauvage réside en lui! Dieu l'a puni!"
Le Père Ignace, qui était aussi leur voisin, fut informé de la chose. Expérimenté comme il l'était en ce domaine, il comprit qu'un grand combat serait nécessaire pour expulser ce démon féroce. Aussitôt il commanda que plusieurs pères et hiéromoines se rassemblent dans la calyve de la Nativité pour unir leurs prières et célébrer la Sainte Onction (1) sur le patient.
(1) : ( Le sacrement des malades.( NdE).).
Sept hiéromoines prirent part à la célébration du sacrement. Cette cérémonie avait quelque chose d'exceptionnel. Son atmosphère vibrait d'une émotion particulière. Le spectacle qui s'y présentait fendait le coeur. Au milieu de l'église était allongé Hilarion possédé par le diable, qui n'avait pas voulu n'en porter qu'une seule mais trois, était maintenant porté sur une planche en y étant lié. Plusieurs moines forts se tenaient près d elui, parce que le démoniaque avait une force terrifiante, capable de briser les cordes.
On commença à lire les prières sur un ton de supplication instante, tandis que la cérémonie sacrée était régulièrement troublée par des cris et des invectives diaboliques.
" Ô Toi, qui es sans commencement, éternel, le Saint des Saints, suppliait, la voix tremblante d'émotion, le Père Ignace qui présidait la cérémonie. Que cette huile devienne l'huile d'allégresse, l'huile de la sanctification, une parure royale, le bouclier de la vertu, la dissuasion de toute puissance diabolique..."
Par les prières et les larmes des pères, l'intercession des prêtres et le pouvoir du Mystère sacré, le miracle arriva : le terrible occupant se retira d'Hilarion. Se terminait cette terrible épreuve, mais le moine orgueilleux avait reçu une bonne leçon, qui bénéficia aussi à tous les autres moines. Chacun en retira quelque chose.
Même le Père Néophyte, le disciple du Père Ignace, avait profité de cette expérience. Il surveillait le moine possédé avant le service de l'onction. Sachant que Dieu avait une raison très précise pour avoir envoyé au moine une telle punition, il demanda :
" Démon malfaisant, pourquoi es-tu entré en Hilarion?
- Tu peux toujours attendre que je t'en donne la raison, lui répondit le démon.
- Je t'ordonne au nom de la Sainte Trinité de m'en dire la raison.
- Ah! Comment oses-tu me faire prêter serment! Qui es-tu? Tu n'es même pas un prêtre! Je l'ai possédé parce que... parce qu'il était orgueilleux.
- A nouveau, je t'ordonne au nom de la Sainte Trinité, dis-moi ce qu'est un orgueilleux."
Affaibli par l'ordre et contre sa volonté, le démon fit une confession remarquable.
" Ce qu'est un orgueilleux? Voici ce que c'est : c'est celui qui, durant les vingt-quatre heures du jour, ne s emet pas une seule fois dans l'esprit qu'il est pécheur, il est f-i-e-r." Et il cria ces derniers mots d'une voix déchirante."
Ces paroles résonnèrent longtemps dans les oreilles du Père Néophyte. " Mon Dieu, disait-il régulièrement, sauve-moi d el'orgueil." Et jamais il n'oublia ce que le démon lui avait appris.
" Le Seigneur résiste aux orgueilleux." Cette sentence inspirée est répétée à trois reprises dans la Sainte Ecriture ( Pr 3, 34; Jc 4, 6; 1 P 5, 5). L'Echelle sainte insiste aussi : " L'orgueil est l'ennemi de Dieu (1)."
(1) : ( Degré XXIV).
Cela nous a été maintes fois enseigné, et se trouve bien confirmé par les souffrances de l'orgueilleux Hilarion qui s'attendait à recevoir de la gloire en portant deux poutres supplémentaires, mais qui en fut bien humilié.


IV. LA LUMIERE DE LA GRACE


1. Une fleur qui embaume.
Ceux qui progressent dans la vie spirituelle acquièrent simultanément toutes les vertus. Nous observons cependant que parfois certaines vertus brillent plus que d'autres. Chez le Père Ignace, on remarque plus spécialement la vertu de la discipline. Dans toutes ses affaires, tout particulièrement dans ses obligations monastiques, il faisait preuve d'une grande régularité, d'une justesse exemplaire et de discipline. Et il en fut ainsi jusqu'à son grand âge.
Le commandement de l'Ecriture, " Prends garde à toi" (Dt 15, 9), il l'avait inscrit en grand sur l'étendard de son combat spirituel. Il était toujours réservé, retenu en paroles, mesuré dans ses actions, le coeur constamment orienté vers le haut. Sur son visage apparaissait son recueillement; on pouvait voir qu'il ne laissait pas son esprit errer dans les quatre coins de l'horizon. Il était toujours vigilant et attentif, comme l'enseignent les paroles des Anciens : " Un moine doit, comme les chérubins et les séraphins, être tout oeil (2)."
(2) : ( Abba Bessarion).
La vertu de l'abstinence tint aussi une place proéminente dans sa vie. Son grand-père spirituel, Hadji-Géorgis avait l'habitude de répéter : " Tout athlète se prive de tout" ( 1 Co 9, 25).
Pendant des dizzaines d'années, il suivit fidèlement le sévère typikon de Hadji-Géorgis. C'est seulement à la fin de sa vie, quand ses forces diminuaient, qu'il fut obligé, par obéissance à son père spirituel, de manger de la nourriture assaisonnée. Mais, même alors, l'esprit d'abstinence prévalait : il ne s'est jamais permis de se laisser emporter par le plaisir d ela bouche.
Alors qu'il avait quatre-vingt-huit ans, un jour de fête, le Père Néophyte, excellent cuisinier, avait préparé une soupe délicieuse. Etait assis à la table le jeune Eustrate, le dernier arrivé à la communauté. Etonné par une action de l'Ancien, il lui demanda :
" Grand-père, pourquoi verses-tu du vinaigre dans ta nourriture?
- Pour qu'elle ne soit pas si bonne, mon Eustrate. Un moine ne doit pas manger de plats délicieux."
Il avait aussi la vertu de la simplicité à un très haut degré. Les pères de la Sainte Montagne nous ont raconté beaucoup de choses à propos de sa simplicité. Il était simple comme le trosi fois béni Paul le Simple, le "modèle de la bienheureuse simplicité", comme Adam avant la chute, comme les enfants innocents. Le ciel de son âme n'était jamais assombri par la ruse, la suspicion, l'hypocrisie, la flatterie ou les mauvaises pensées. Si vous lui disiez quelque chose, il recevait la chose comme vous le lui aviez dit, sans ajouter ou retrancher quoi que ce soit, et sans suspicions ni critiques. Parce qu'il n'y avait pas de mal en lui, il n'en suspectait aucun chez les autres.
La simplicité donnait de la beauté à son âme, car le beau, dans sa plus haute expression, marche de front avec la simplicité. Dieu, dont la beauté est indescriptible, est au plus haut point "simple et non composé". Cette simplicité faisiat que les pères l'aimaient énormément. Il se conduisait avec eux "simplement, sans hypocrisie ni duplicité ou artifices (1)", et il attirait les âmes.
(1) : ( L'Echelle sainte, XXIV).
Et la beauté de son âme venait aussi de la vertu de "la chasteté toute pure" au sujet de laquelle il convient de parler.
L'Ecriture définit l'homme qui s'est consacré à Dieu et qui est orné de la chasteté virginale, comme "un lys parmi les épines". Et ceci parce que le lys se distingue "par sa pureté, son parfum, sa douceur et sa gaieté", comme l'explique saint Méthode d'Olympe. La virginité est une fleur de printemps dans laquelle s'épanouit la corolle de l'incorruptibilité (1).
(1) : ( Le Banquet des dix vierges, 7, 1. Le hiéromartyr Méthode, évêque d'Olympie de Lycie, était un théologien distingué, un écrivain et un docteur de l'Eglise primitive. Son merveilleux texte, Le Banquet des dix vierges exalte la beauté de la virginité. Dix vierges dînent dans un jardin à l'ombre d'un saule, et chantent tour à tour pour exalter " l'astre brillant de beauté de la virginité. ( NdA).).
Le Père Ignace se distinguait aussi par la pureté morale de sa vie, et par "la pureté, le parfum, la douceur et la gaieté" de sa charité. Depuis sa tendre enfance, il garda sa lampe allumée, blanche sa corolle, et sans tache sa tunique de pureté. Intact et blanc comme la neige sur les cimes non foulées, il fut digne de revêtir la robe divinement tissée de la prêtrise. Sa chasteté lui donna la prêtrise, et la prêtrise sanctifia sa chasteté. Le jour de son ordination, les flots de la grâce du Saint-Esprit se déversèrent sur lui et embellirent son corps d'une pureté morale, permanente et inaliénable.
Soyons encore plus clairs. Entre le jour de son ordination et son repos, soixante-dix années s'écoulèrent. Durant tout ce temps, il ne fut jamais troublé par rien de charnel. Aucune note dissonante ne troubla le chant mélodieux de la chasteté. Et même durant le sommeil, il ne connut pas en son corps le moindre désordre. La présence du Saint-Esprit avait accompli la vivifiante mortification d ela chair, et avait sauvegardé le don de "la très pure chasteté". Cette condition admirable et enviable est due à la grâce. Le grand saint orthodoxe du Nord, Séraphim de Sarov, l'appelait la sainteté du corps.
La sainteté du corps est accompagnée de la grâce du parfum, de l'odeur de sainteté. A plusieurs reprises, on remarqua qu'une bonne odeur émanait du saint confesseur. L'Ancien Arsène, un compagnon d'ascèse de l'Ancien Joseph l'Hésychaste, nous rapporta ce qui suit :
" Quand nous étions de jeunes moines, nous allâmes avec le Père Joseph voir le Père Ignace pour un entretien spirituel. Il nous donnait toujours de sages conseils paternels. Entre autres choses, je me souviens qu'il me disait : " Celui qui travaille dans son jeune âge aura de la nourriture dans sa vieillesse. Maintenant que vous êtes jeunes, vous devez prier, jeûner, entreprendre des oeuvres ascétiques, faire des métanies, pour avoir à manger quand vous serez devenus vieux." Ses recommandations nous étaient précieuses. Et quelque chose de merveilleux se passait : avec ses paroles sortait de sa bouche une délicieuse odeur. Quand il parlait, sa bouche embaumait."
Cette information importante concorde avec les témoignages d'autres moines âgés qui vivaient du temps du saint confesseur. L'Ancien Chrysanthe de la skite de Sainte-Anne nous rapporta ceci : " Il était mon confesseur, et j'allais le voir très régulièrement. Pas seulement ses paroles, mais même ses vêtements et sa sueur répandaient une odeur suave."
A la fin de sa biographie, nous verrons que ses ossements aussi embaumaient. C'est cela le fruit de la chasteté. Le Très-Saint-Esprit donne en abondance ses dons aux purs parce qu'il se complaît en eux. " Comme l'encens réjouit les sens, le Saint-Esprit est réjoui par la pureté (1)."
(1) : ( Saint Ephrem le Syrien).
Il faut aussi noter ceci : plus grande est la sainteté du corps, plus grand est le don de la suave odeur. A cette forme supérieure de la virginité, appartiennent aussi les corps de saint myroblites. La production du myron manifeste leur éblouissante chasteté. C'est pour cela que saint Grégoire Palamas, dans son homélie en l'honneur de saint Démètre le Myroblite, appelle ce dernier "le vierge et très pur".
Béni es-tu, Père Ignace, pour ta chasteté à l'odeur suave, ô lys odorant de l'Athos, prie avec les saints myroblites pour que, même à notre époque si difficile, troublée et pervertie, les fleurs parfumées de la modestie, de la tempérance et de la pureté puissent s'épanouir. Que la présence du Père Ignace, dans la pestilence de notre monde contemporain, soit un embellissement parfumé avec la myrrhe de l'Esprit, lui qui est "vêtu de lin d'une blancheur parfaite" ( Ap 19, 14).


2. Sa clairvoyance.
L'esprit du Père Ignace brillait par sa clarté; Ses idées, ses pensées et ses observations étaient claires comme du cristal et très lumineuses. Durant les discussions sur des sujets graves, ou durant les confessions, les manifestations de pensées, etc., ses paroles étaient stupéfiantes. On se croyait en face d'un prophète. Nous serons plus explicites en relatant quelques faits relatifs à sa clairvoyance.


*
Un Ancien d'une calyve, près du monastère de Xénophontos, se mit en route avec son disciple pour les Katounakia, afin de pouvoir se confesser au Père Ignace. Lorsque le disciple se confessa, vint le temps de la prière de l'absolution. Le confesseur connaissait le nom de l'Ancien mais pas celui du disciple. Mais au lieu de le lui demander, il le mentionna de lui-même.
En revenant de la confession le disciple dit à son Ancien en s'exclamant :
" Tu sais ce qui est arrivé, Ancien? Tu ne lui as pas dit mon nom, et cependant il l'a trouvé tout seul. Il doit être un saint qui parle à Dieu. Et Dieu doit tout lui dire.
- Oui, il a un don de clairvoyance, mon enfant. Dieu est prêt à nous conférer les dons les plus rares quand nous L'aimons et gardons Ses commandements."


*
Dans une communauté des Katounakia, il se trouvait deux postulants venant d'Athènes. Lors d'un échange à propos d'eux, le Père Ignace dit à l'higoumène de la communauté : " Vous ne devriez pas accepter ces deux-là, Père Néophyte, ils ne sont pas faits pour la vie monastique, et ils ne progresseront pas."
Mais l'higoumène ne tint pas compte des paroles du Père Ignace. Il garda les deux hommes et les tonsura moines. Mais il s'en repentit plus tard amèrement; Très régulièrement, ils créaient des troubles dans la communauté. Et pour finir, ils renoncèrent à leur habit monastique et retournèrent dans le monde. Très peiné, l'higoumène Néophyte se disait : " Le Père Ignace savait ce qu'il disait lorsqu'il me dit de ne pas les accepter."


*
Un moine d'une calyve voisine venait souvent voir le confesseur, trouvant une grande consolation dans ses conseils. Mais un jour, les paroles du Père Ignace lui causèrent de l'inquiétude. A partir de ce jour, il commença à ressentir une certaine crainte, comme la Sainte Vierge lorsqu'elle entendit les paroles du Vieillard Syméon lui annonçant qu'un glaive transpercerait son coeur. Que lui dit donc le confesseur?
" Pendant vingt-huit ans, tu vas vivre en paix ta vie monastique. Mais ensuite, beaucoup d'épreuves t'assailliront et tu devras t'armer de la patience de Job. Pour recevoir la couronne, tu dois pratiquer la patience."
Naturellement, le moine commença à se demander quelles épreuves l'avenir lui réservait. Il ne pouvait mettre en doute l'autorité du confesseur, il savait que ses paroles étaient toujours justes.
Au bout des vingt-huit années indiquées, la prophétie commença à se réaliser. Les malheurs, les souffrances et les impasses financières, dus à la maladie de son disciple, suffirent à l'accomplir. Celui-ci avait la tuberculose, qui, à cette époque, ne pouvait se guérir. " Nombreuses sont les afflictions du juste." Tout cela avit été prévu par le Père Ignace, car le lui avait dévoilé Celui qui permet les afflictions, donne la patience, et distribue les couronnes.


*
Comme bien d'autres fois, le jeune moine de la skite Sainte-Anne, le Père Chrysanthe, âgé de vingt-quatre ans, marchait sur l'étroit sentier, conduisant à la calyve retirée du Père Ignace. Toutes les fois qu'il allait le voir, il se sentait fatigué à cause du dur combat que l'ennemi livrait contre lui à cette époque. Mais quand il quittait son père spirituel, son âme, toujours consolée et fortifiée par l'homme de Dieu, était comme une mer calme débordante de paix.
Il marchait. " Mon père spirituel, pensait-il, est un vrai homme de Dieu. C'est l'Esprit Saint qui parle par sa bouche." Il était midi, exactement midi, et ce n'était pas une heure pour marcher avec crainte ou méfiance. Mais soudain il y eut un bruit effrayant, un sifflement et une vision terrible! Il vit un horrible dragon prêt à le mettre en pièces.
Devant cette attaque imprévue, la prière intérieure, toujours présente en son coeur, s'intensifia fortement. Et alors se dissipa la vision démoniaque, "le démon de midi", dont parle le psalmiste.
Aussi courageux qu'on soit, une telle attaque rend l'âme tendue et agitée. Sous le coup de l'émotion et tout en priant, il arriva chez le Père Ignace.
" Bénis, Père saint. Prie pour moi!"
Le confesseur, comme s'il lui avait déjà tout raconté en détails, lui dit avec son amour paternel : " Eh, mon petit Chrysanthe - c'était son habitudede l'appeler ainsi dans son grand amour - ne perds pas coeur, "ne crains pas ceux qui peuvent tuer le corps, mais n'ont aucun pouvoir sur l'âme.""
Ces paroles étonnèrent le Père Chrysanthe. L'Ancien aveugle ( cela se passa en 1922, quand il avait déjà perdu la vue) avait tout vu! Les yeux de son âme étaient aussi pénétrants que ceux d'un prophète. Il savait ce qui s'était passé avant qu'on ne le lui dise, parce que le Saint-Esprit, qui aimait résider en son coeur, lui disait tout ce qu'il avait besoin de savoir.


3. Comme le visage d'un ange.
Saint Grégoire Palamas, le héraut du mysticisme orthodoxe, parlant de "la lumière, d ela divine illumination et de la sainte félicité", écrit entre autres choses :
" Même le corps participe, en quelque manière, aux actions de la grâce présente dans l'esprit; Le corps même ressent le mystère indescriptible qui se produit dans l'âme...
C'est ainsi que resplenditle visage de Moïse. La lumière intérieure de l'esprit se répandait aussi sur son corps, qui rayonnait tellement que ceux qui le voyaient de leurs yeux de chair, ne pouvaient supporter la profusion de cette lumière. de la même façon, le visage du diacre Etienne apparut "semblable au visage d'un ange", car l'esprit, d'une manière angélique, entre dan sun eunion mystique avec la lumière de l'autre monde, et devient comme un ange."
Le Père Ignace appartenait à cette race de saints hommes, qui, comme Moïse, montent "des ténèbres vers la lumière", et sont immergés dans la lumière de Dieu. La lumière incréée illuminait non seulement son homme intérieur mais aussi son corps, en faisant briller son visage "comme le visage d'un ange".
Nous devons nos remerciements au hiéromoine P. ( il nous a demandé de ne pas révéler son nom) qui a eu la bonté de nous relater un merveilleux épisode de la vie du saint confesseur. Nous avons rencontré récemment ce hiéromoine. Bien qu'âgé - ayant dépassé les soixante-dix ans - sa mémoire est fraîche, et il se souvient, avec une précision remarquable, des événements du début de sa vie monastique. Et il nous raconta :
" C'était le jour de la fête de saint Constantin, le 21 mai 1916, à la skite de la Petite-Sainte-Anne. Le Père Théodose célébrait une pannychide pour son Ancien, le Père Stéphane. Tous les moines des environs s'étaient réunis pour concélébrer avec lui et prier ensemble pour le bienheureux défunt. A cette époque, j'avais dix-sept ans, et n'étais pas encore moine. J'étais imberbe, et je suivais la Divine Liturgie de ma kavia, à travers les fissures du mur.
- Géronda- nous l'interrompîmes -, que veut dire le mot kavia?
- Une kavia est une petite cellule. Les moines des anciens temps tendaient une corde épaisse au miliue de la cellule, et se penchant sur elle, ils veillaient toute la nuit. Dans le langage des marins, une corde épaisse s'appelle une haussière (en grec kavos), et c'est pour cela que la cellule fut appelée une kavia.
- Donc, de ma kavia, qui était contiguë à la petite église, je suivais la Liturgie très recueillie, célébrée par les ermites hiéromoines. Commença l'Hymne des chérubins, et le Père Ignace sortit pour encenser. Et qu'ai-je vu! Ô Seigneur, quelle merveille je vis! Un visage rayonnant apparut à mes yeux. Son visage était transfiguré, illuminé, glorieux d'une grâce divine, brillant comme le visage d'un ange!
- En était-il ainsi pour les autres hiéromoines qui célébraient?
- Non, c'était seulement le Père Ignace.
- Et que ressentis-tu, Ancien, devant une telle vision si extraordinaire?
- Je ressentis une grande joie, une très grande allégresse. C'était la première fois de ma vie que je voyais un visage si lumineux et glorieux."
En entendant le Père P. nous raconter cet événement miraculeux, notre croyance, selon laquelle le Père Ignace était réellement le temple vivant de la lumière sainte, fut grandement affermie.


*
Nous avons raconté précédemment comment le Père Ignace accompagna le Père Gabriel de Dionysiou la veille de sa tonsure, mais nous n'avons pas fini l'histoire. C'est le bon moment pour le faire maintenant. Le novice chantait donc avec ferveur l'Acathiste à saint Jean Chrysostome, ce grand Père de l'Eglise. Ayant fini l'Acathiste, il fit avec piété une métanie à sa sainte icône. Il se retourna ensuite vers son Ancien pour prendre sa bénédiction. Mais que vit-il? Secoué, terrifié par un extraordinaire éclat, il tremblait devant la gloire de la Transfiguration. Le visage du Père Ignace était illuminé par la lumière du Thabor, brillant comme le visage d'un ange céleste. Il tomba aussitôt à ses pieds, aux pieds de cet ange terrestre, et le supplia d'une voix tremblante : " Bénis-moi, Père, bénis-moi."
Posant sa sainte main droite sur sa tête, il y fit le signe de la Croix, s'exclamant : " Que Ton nom soit béni, Ô Maître de toutes choses!"


*
Nous avons relaté seulement deux faits d'illumination divine du Père Ignace. Qui sait combien de fois encore le visage du saint confesseur brilla de la gloire surnaturelle? Combien de fois, enfermé dans sa cellule d'ermite, ne fut-il pas immergé dans les vagues de la lumière incréée, immatérielle?
Mais qui peut voir et décrire de tels événements sacrés? Avec quel oeil percer "l'obscurité du silence du ystère caché (1)" et voir le flambeau de la grâce, porteur de lumière?
(1) : ( Saint Denys l'Aréopagite).
La perle est cachée dans le coquillage, et le coquillage est plongé tout au fond de l'océan. Il s'agit de " la vie cachée en Christ", selon l'expression de l'Apôtre Paul, le père de la mystique chrétienne. Et cela nous conduit à voir le Père Ignace comme un bateau voguant continuellement sur une mer illuminée par la lumière suressentielle, ses voiles toutes blanches gonflées par les brises lumineuses de l'Esprit Saint.
Dans les deux événements présentés ci-dessus, nous ne voyons que quelques rayons de la gloire et de la lumière intérieure de ce saint homme, dont le visage apparut "comme le visage d'un ange".


4. Durant la Divine Liturgie.
En règle générale, le silence renforce la vie spirituelle. Plus grands sont le silence et la réclusion, plus est facile pour l'âme l'union à Dieu. Mais les règles ont aussi des exceptions, car "l'Esprit souffle où il veut" ( Jn 3, 8). Saint Jean de Cronstadt, le brillant luminaire de sainteté de l'Eglise orthodoxe du Nord, est un exemple frappant de cette exception. En dépit de ses innobrables tâches pastorales, il vécut si intensément la présence de Dieu en lui qu'il surpassa même de nombreux ermites, parmi les plus austères et les plus reclus.
Et cette exception se rencontre aussi dans la vie du Père Ignace. Il avait de nombreuses sollicitations : des devoirs sacerdotaux continuels, un très grand travail de confesseur, des assemblées de prières dans sa calyve, etc. Et malgré tout cela, son état spirituel était si haut que les hésyschastes les plus isolés de la Sainte Montagne s'émerveillaient à son sujet. La grâce du Saint-Esprit remplaçait le silence, " elle suppléait à la déficience." La droiture de son coeur, sa sainte simplicité, sa pureté virginale, et son grand amour lui valaient d'abondantes grâces.
Il ne cessait cependant de monter vers les hauteurs, accomplissant " des ascensions dans son coeur". Les admonitions de l'Apôtre, "soyez assidus à la prière" ( Cl 4, 2) et "priez sans cesse" ( 1 Th 5, 17) enflammaient son âme. Sa persévérance dans la prière était merveilleuse. Dans sa cellule, il avait le lit habituel. Mais au lieu de s'y étendre, il se soutenait avec des cordes suspendues à des crochets de son ramoire, afin de chasser le sommeil. C'est ainsi que son armoire devint un lieu saint, où son âme rencontrait son Seigneur.
Un autre endroit saint fut une chaise basse sur laquelle il s'asseyait durant les heures calmes de la nuit pour se livrer à un recueillement intense. Avec la grâce divine, il faisait descendre son esprit dans son coeur, prononçant sans cesse de Nom de jésus, et obtenant ainsi les bénédictions indicibles de la prière du coeur, bénédictions qui sont à leur point culminant quand surviennent les visites de la Lumière immatérielle, qui n'est pas de ce monde.
L'église, durant la Divine Liturgie, était à la fois un lieu sacré et redoutable, un vrai "Béthel" (Gn 28, 10-19), où, comme le Patriarche Jacob, il rencontrait l'inaccessible et indescriptible grandeur de Dieu. Durant les innombrables Liturgies qu'il y célébra pendant cinquante-six années, il expérimenta des états spirituels indicibles marchant "sur les ailes du vent" ( Ps 103, 3) liturgique. Quand il lisait l'Evangile durant la Liturgie, il entraînait tous les participants à la componction; en fait, sa lecture était plus un service divin qu'une simple lecture. Il vivait si intensément les événements de lapéricope évangélique qu'il était toujours en larmes. Et quand il lisait le récit de la Passion du Seigneur, c'était seulement avec l'aide de Dieu qu'il pouvait arriver jusqu'à la fin.
Si ceci se passait pour la lecture de l'Evangile, que dirons-nous de l'Hymne des Chérubins? Nous avons vu, dans le chapitre précédent, une faible image de son exaltation liturgique, à ce moment-là, avec son visage illuminé d'une gloire angélique. Et que lui arrivait-il au moment du redoutable Sacrifice? Alors qu'il pleurait aux paroles du Christ en lisant l'Evangile, que ressentait-il devant le supplice du Golgotha, devant l'humiliation insupportable, la douleur et la souffrance du "Fils de l'Homme"?
Mais, lui, qui expérimentait la souffrance du Golgotha en célébrant le Sacrifice non sanglant, goûtait aussi la gloire inexprimable de la Résurrection. Tout le mystère du christianisme - un mystère d'humiliation et de douleur infinies, et d'exultation et de joie infinies - est présent dans la célébration de la Divine Liturgie. Le célébrant, qui vit ces événements, vibre de saisissements spirituels intenses.
Quand le Père Ignace célébrait, l'atmosphère de l'église était chargée de tous ces saisissements spirituels intenses.
Quand le Père Ignace célébrait, l'atmosphère de l'église était chargée de tous ces saisissements spirituels. Un hiéromoine de notre connaissance, qui l'avait vu célébrer, nous dit :
" Le Père Ignace célébrait admirablement, de façon solennelle et très belle. Il avait une voix superbe, et tous ses mouvements étaient dignes. Toute une siritualité émanait de lui. On ne pouvait le comparer à aucun autre célébrant. Aucun n'était comme lui."
Cette phrase simple : " de lui, émanait toute une spiritualité quand il célébrait", si elle était bien analysée, nous dit beaucoup de choses sur ses vertus sacerdotales.
Aux Liturgies des jours de fêtes ainsi qu'aux célébrations où prenaient part de nombreux prêtres, comme le service de l'Onction (1), le Père Ignace, qui était l'Ancien, avait la première place, et était en vue.
(1) : ( Le sacrement des malades).
On pouvait voir en lui une certaine grâce mystique qui n'apparaissait pas chez les autres prêtres.
Son apparence physique donnait aussi une certaine tonalité à sa célébration. Il était d etaille moyenne, de large stature, de tempérament sanguin, avec une barbe très blanche, un visage enfantin tout rond, et des sourcils épais qui cachaient ses yeux bleus, très brillants. Sa voix, pure et belle, relevait et mettait en valeur les si riches significations des textes liturgiques.
Mais la vraie raison de la splendeur de ses célébrations, c'était son amour pour le Christ. C'est cet amour qui le faisait frémir et fondre en sanglots depuis la lecture de l'Evangile jusqu'à la fin de la Divine Liturgie.
Il aimait le Christ parce que le Christ l'avait aimé le premier. " Nous L'aimons parce qu'il nous a aimés le premier" ( 1 Jn 4, 19). Ceci explique aussi ces mots, qui lui étaient chers et qu'il disait souvent à ses enfants spirituels : " Mon enfant, aime-Le, Lui qui t'a aimé."


5. Vers la lumière.
L'une des lectures de l'Evangile que le Père Ignace aimait plus particulièrement était celle du quatorzième dimanche de Luc (1) ( Lc 18, 35-43).
(1) : ( Selon la numérotation de l'évangéliaire liturgique).
Il était toujours ému et inspiré par l'intense supplication de l'aveugle de Jéricho pour obtenir la lumière, et par ses cris : " Jésus, fils de David, aie pitié de moi!" et "Seigneur, fais que je voie." Pour le moine, qui cultive la prière du coeur, il n'y a pas de plus beau passage évangélique.
Quand le Père Ignace eut dépassé sa quatre-vingt-cinquième année, il découvrit cet aspect de la cécité plus intimement encore. Ses yeux étaient touchés par la cataracte, et avec le temps, il perdit totalement la vue. Privé de la lumière du jour, il ne cessait pas de distribuer la lumière immatérielle et d'illuminer les voyageurs, qui marchaient vers la lumière sans déclin. Le Seigneur lui donna encore quelques années de vie, et les brebis du troupeau de la Sainte Montagne continuaient à trouver auprès de lui "un lieu de vert pâturage" et "l'eau du repos". Tous ceux qui cherchaient un père confesseur expérimenté étaient envoyés aux Katounakia, chez le Père Ignace l'Aveugle, comme on l'appelait. Ils trouvaient en lui un berger irremplaçable, un excellent médecin, un guid einfaillible, une banque au capital spirituel inestimable. Ils trouvaient un vénérable Ancien, petit, aveugle, affaibli, courbé par les années, qui offrait à ceux qui étaient attentifs, paix, consolation et de sages instructions. Jusqu'à la fin, il garda ses vigoureuses forces intellectuelles et ne ralentit en rien son travail de conducteur des âmes.
Il restait habituellement dans sa cellule. Il lui était difficile de descendre à l'église, et il n'y allait que pour la Divine Liturgie. Quand, rarement, il marchait un peu autour de la calyve, son disciple aimant et respectueux le surveillait et retirait les pierres sur son passage afin qu'il ne trébuche pas.
Comme toutes les personnes âgées, il avait ses problèmes de santé. Il souffrait de rhumatisme, et durant de nombreuses nuits, il devait continuellement taper des pieds pour lutter contre la douleur. Il endurait cependant son état en silence et sans se plaindre, ne réclamant jamais de remèdes ni d'attention spéciale.
Sa grandeur spirituelle était aussi manifeste en matière d enourriture. Ce qu'on lui apportait dans sa cellule, il le mangeait. Et si on lui apportait son repas en retard, ou si on l'oubliait, il ne disait rien. Son esprit était ravi dans les Cieux, et il ne se souciait pas des choses terrestres.
Ce qui l'intéressait par-dessus tout, c'était son voyage vers l'éternité. Il avait dépassé quatre-vingt-dix ans, quatre-vingt-quinze ans, et atteignait les cent ans. Cent années de vie terrestre, vingt dans le monde et quatre-vingts sur l'Athos, c'était suffisant. Le bateau, qui avait traversé les mers de la terre pendant tout un siècle, arrivait enfin pour jeter l'ancre dans le port céleste.
Octobre 1927 fut le mois de son départ. Il semble que le vénérable Ancien avait eu le pressentiment de sa fin, et pendant quinze jours, il jeûna totalement. Il voulait être aussi léger que possible pour ce grand voyage.
Le 27 octobre, un peu avant le lever du soleil, un ermite russe des Karoulia, le PèreBarthélémy, fut jugé digne de voir comment meurent les saints. Il monta à la calyve de la Dormition, et alla à la cellule de l'Ancien.
" Bonjour, Grand-Père. Bénis-moi.
- Qui es-tu?
- Je suis le diacre Barthélémy.
- Comment vas-tu mon enfant?
- Je vais bien, Grand-Père.
- Tu vas bien. J'attends quelqu'un qui va venir."
Qui le grand-père attendait-il? Personne d'autre que l'ange qui recevrait son âme. Et le minsitre céleste arriva, prit l'âme du Père confesseur aveugle, et la conduisit dans la lumière du Ciel, "dans un lieu de lumière et de verdure". Le grand-père "mourut comme un petit oiseau". C'est ainsi qu'on nous l'a rapporté. Le Père Barthélémy n'assista plus jamais à une mort aussi paisible.
Le lendemain, le jour de la fête de saint Démètre, eurent lieu ses funérailles solennelles sous la grâce du saint Myroblite. On ne vit jamais une aussi grande peine parmi les habitants de la Sainte Montagne que ce jour-là. Le Père Gérasime de la Petite-Sainte-Anne, l'hymnographe, nous parla beaucoup de la douleur et du vide immense créés par le repos du bienheureux père confesseur.
Après plusieurs années, ses saintes reliques furent exhumées. Tous les pères ont bondi d'une grande joie spirituelle, parce qu'un merveilleux parfum se dégageait des ossements de l'Ancien, tant béni. De cette façon, Dieu confirmait et scellait la sainteté de l'homme.


*
Dix années plus tard, j'étais à la Sainte Montagne, et il me fut accordé de rencontrer les disciples du Père Ignace. Son second disciple, nommé lui aussi Ignace, une personne remplie de grâce, me parla d'une manière frappante de la sainteté de l'Ancien. L'excellence de l'arbre était révélée par son fruit.
Je ne suis pas arrivé à temps pour rencontrer ce père confesseur inoubliable. Que par ses saintes prières, nous puissions le voir, célébrant, en vêtements sacerdotaux divinement tissés, dans "le saint et céleste sanctuaire de Dieu". Amen.


III
CODRAT DE KARAKALLOU


Le Père Codrat était un pêcheur expérimenté.
Avec un art incomparable, il réussissait à attraper les âmes.
Comme filet, il avait la componction.
Comme canne à pêche, la lumière de Dieu.
Et comme appât, il avait l'amour.
( Hiéromoine Athnase d'Iviron)
Prologue
Le présent chapitre est consacré à la personnalité dynamique du hiéromoine Codrat (1859-1940), qui brilla comme higoumène du saint monastère de Karakallou et comme confesseur et père spirituel de beaucoup d'âmes.
Ses nombreux dons naturels, son esprit brillant, sa force ascétique, le placèrent à part comme un modèle de guide spirituel. Son habileté, tand dans l'administration du monastère que dans la pastorale des âmes, une association rare, constituait la caractéristique essentielle de sa personnalité. Les vingt-six années de son higouménat (1914-1940) furent une période de haute vie spirituelle pour le monastère de Karakallou, malgré les nombreuses vicissitudes qui ne manquèrent pas d'entraver son action, si excellente.
Par sa grandeur spirituelle, le Père Codrat s'imposait partout et produisait une inoubliable impression. Aux Kavsokalyvia vivait un personnage unique, un vieux marin, Charalampos de Kastellorizo. C'est là qu'il passa les dernières années de sa vie. Photios Kontoglou (1), qui, à cette même époque, étudiait l'iconographie du catholicon des Kavsokalyvia, le connut bien et le définit comme "un génie de la mer, qui navigua sur des bateaux à voiles et qui, selon les dires, voyagea sur le fleuve Jaune de Chine". Ce loup de mer était tellement impressionné par la personne du Père Codrat qu'il avait coutume de dire : " Celui qui vient à la Sainte Montagne et ne monte pas à l'Athos pour rencontrer le Père Codrat, n'a rien vu." Et cette phrase est devenue proverbiale.
(1) : ( Photios Kontoglou est le plus célèbre iconographe grec du XXe siècle. Ami de Léonide Ouspensky, il fut avec lui le principal auteur du retour à la pure Tradition de l'iconographie orthodoxe, qui connaissait alors depuis trois siècles, en raison des influences de la peinture occidentale, une profonde décadence (NdE).).
C'est cette grandee figure athonite que nous présentons au lecteur. Nous devons avouer que les éléments biographiques que nous avons rassemblés ne réussissent pas à rendre toute s agrandeur spirituelle; Nous devons des remerciements chaleureux au Père Jacques, un disciple du Père Codrat, au Père Maxime, le confesseur d'Iviron, à l'Ancien Eudocime de Philotéou, à l'archimandrite André du monastère de Saint-Paul, aux moines âgés de Karakallou que nous avons rencontrés à l'infirmerie du monastère, et enfin à tous ceux qui nous ont aidé à composer le présent document.
Toutes ces personnes nous ont parlé avec beaucoup d'enthousiasme de la valeur de cet homme, dont nous retraçons la vie, et d el'état florissant que connut le monastère sous son higouménat.
Que par ses prières ce saint monastère recouvre son ancienne prospérité, pour la gloire de Dieu et la sanctification de nos âmes!




I. SON LIEU DE SANCTIFICATION ET D'ASCESE
1. Le saint monastère de Karakallou.
Le saint monastère de Karakallou, au riche passé historique, est un des grands monastères athonites, le onzième dans l'ordre hiérarchique. Il est situé sur le côté nord-est de la péninsule athonite, sur un versant boisé et pittoresque, dominant l'immensité de la mer Egée, dont le rivage est à une demi-journée de marche du monastère. Un peu au-dessus de celui-ci s'élève le monastère de Philothéou, et au sud-est, à une distance de quatre heures de marche, le monastère de la Grande Lavra.
Lorsque le visiteur regarde depuis l'hôtellerie les environs du monastère, il ne peut manquer d'être impressionné. " A l'est, s'étend la mer Egée immobile, une mer immense et paisible, qui se confond au loin avec le ciel. A l'ouest, s'ouvrent les précipices sauvages qui descendent des cimes de l'Athos et apportent jusqu'à nous le chant du vent du Nord, ininterrompu dans ses bruissements variés. La simandre nous appelle à la Liturgie au premier sourire de l'aurore, quand la lumière se répand sur les eaux frissonnantes de la mer (1) ..."
(1) : ( N. Louvaris, L'Athos, la porte du Ciel, p. 49).
Telles sont les impressions de quiconque se trouve au monastère de Karakallou, un matin d'été.
Les premières pages de l'histoire du monastère se perdent dans la nuit des légendes. L'opinion selon laquelle il est lié à l'empereur romain Aurélius Antoninus Caracalla (IIIe siècle) n'est pas confirmée par les historiens modernes. Ce qui est certain, c'est que le monastère existait avant le XIe siècle, comme en témoigne le chrysobulle de l'empereur de Byzance, Romanos IV Diogène (1068-1071).
A l'instar des autres monastères athonites, il a connu beaucoup de vicissitudes au cours de son histoire. Avec la chute de Byzance, il connut un sévère déclin et fut presque entièrement détruit. Mais grâce à l'intérêt que lui manifestèrent le prince de Moldavie, Jean-Pierre Rarès ( 1527-1546) et sa fille Rosandra, épouse d'un prince de Moldovlalchie, il fut restauré et enrichi.
Entre le monastère et la mer se dresse une haute et magnifique tour, qui fut construite au XVIe siècle avec les fonds du prohigoumène moldave, le prince Rarès.
La vie et le développement du monastère demeurent sous la vigilance et la protection des coryphées des apôtres, Pierre et Paul. L'église centrale, le catholicon, leur est dédiée, et le jour de leur fête, le 29 juin, s'y déroule une grande célébration. Les paroles des hymnes de ces deux saints patrons viennent souvent sur les lèvres des moines de Karakallou : " Par quelles beautés des hymnes allons-nous chanter Pierre et Paul, les ailes de la connaissance divine?"
Toute l'église est peinte de merveilleux chefs-d'oeuvre iconographiques du XVIIIe siècle. Parmi ceux-ci, se trouve une icône de grande qualité, oeuvre de Constantin Palaiokapas, représentant, dans un style byzantin austère, les apôtres Pierre et Paul se donnant le baiser de paix (2).
(2) : ( Il s'agit du type d'icône des deux apôtres dit "de la réconciliation", qui fait référence au différend qu'ils avaient eu au sujet de la circoncision (NdE).).
Très exceptionnelle aussi est l'icône des douze apôtres, une oeuvre du célèbre iconographe, le hiéromoine Denys de Phourna d'Agrapha (1).
(1) : ( Celui-ci, qui vécut de 1670 à 1715, est aussi l'auteur du célèbre Manuel d'iconographie chrétienne, dont une traduction française - que l'on peut télécharger sur Internet - a été publiée par M. Didron à Paris en 1845 ( NdE).).
Dans les situations difficiles et dans leurs besoins, les moines recourent à l'icône de la Mère de Dieu, "Celle qui entend nos demandes", qui est une icône miraculeuse. " Aucun de ceux qui accourent vers elle ne se retire couvert de confusion."
La belle iconostase du catholicon, peinte en 1562 par Théophanès, est considérée comme une oeuvre de grande valeur artistique.
La bibliothèque du monastère contient, en dehors des livres récents, des codes anciens, sur papier ou sur parchemin, remarquables tant par leur nombre que par leur qualité.
Parmi les reliques des saints, "plus vénérables que les pierres précieuses et plus estimables que l'or", qui sont conservées au monastère, il est important de noter le chef de l'apôtre Barthélémy, celui de saint Christophe, et des fragments du mégalomartyr Mercure. Un honneur particulier est accordé aux reliques du saint néomartyr Gédéon, moine du monastère. Un fragment de la Sainte Croix est gardée dans un reliquaire d'argent. Le casque et l'épée du mégalomartyr Mercure sont aussi conservées en ce lieu.
Dans une telle atmosphère, avec la présence vivante de tant de saints et de saintes figures, et parmi tant d'icônes, de reliques, de souvenirs, comment la vie de sainteté pourrait-elle manquer de s'épanouir?
Et l'environnement du monastère aussi est approprié à l'élévation des âmes. La région comprise entre Lavra, Karakallou et Philothéou, a toujours hébergé des âmes saintes, qui, dans de pauvres calyves d'ermites, au milieu de bois touffus, cultivent la prière du coeur. Dans ces lieux, la solitude soutient la prière, et l'hésychia le jeûne. Un prêtre fervent venu de Larissa en pèlerinage à la Sainte Montagne en 1950, fut étonné de voir, en ces lieux sacrés autour du monastère de Karakallou, un moine qui priait en état de lévitation un mètre au-dessus du sol (2).
(2) : ( Archimandrite Chrysostome Moustaka, La Sainte Montagne de l'Athos, Athènes, 1957, p. 40). Parmi les excellents moines de Karakallou de ces derniers temps, on cite Païssios et Galaction. Le premier fut réputé pour son dévouement et son amour auprès des malades à l'infirmerie, et le second pour son ascétisme héroïque. En ce lieu vécut aussi l'Ancien André dans une componction continuelle. Ses larmes, qu'il acquit après une certaine maladie, l'accompagnaient constamment et adoucissaient son coeur en fontaine de joie. Il tenait en ses mains un mouchoir, qu'il trempait jour et nuit des abondantes larmes de sa componction.
C'est dans un tel environnement - naturel, architectural et spirituel - exceptionnel que vécut le grand athlète de l'esprit dont nous allons tracer la vie : l'higoumène du saint monastère de Karakallou, le Père Codrat.


2. Ses origines et son appel monastique.
Le Père Codrat était de Vrioula en Asie Mineure. Cette petite ville semble avoir été une pépinière de familles chrétiennes, craignant Dieu, car de nombreux pères de la Sainte Montagne en venaient.
Dans la vie civile, il s'appelait Kyriakos Vamvakas. Son père était marchand de bois et travaillait beaucoup avec les capitaines qui transportaient du bois par mer, d'Asie Mineure à la Sainte Montagne. Le petit Kyriakos entendit beaucoup de récits et de descriptions du Jardin de la Mère de Dieu, et son désir prit des ailes. Lui aussi voulait vénérer ce lieu saint, unique au monde, et se rendre digne de devenir un soldat du Christ, enrôlé dans Son armée spirituelle. Dès le plus jeune âge, il fut strict et attentif à sa façon de vivre. Il semble que son essor fût resplendissant; le cours de sa vie paraissait lumineux.
Quand il vint sur la Sainte Montagne, il avait vingt ans, la fleur de la jeunesse. A tous les âges, les jeunes gens ont leurs recherches. Ils considèrent avec des yeux différents le sens de la vie, l'existence humaine, le futur, les combats et les vicissitudes du monde. Une jeune âme est facilement séduite par les vaines illusions du monde, mais elle prend aussi des décisions héroïques quand elle connaît le Christ. Aucun autre amour sur terre ne peut dépasser en profondeur et en joie l'amour divin d'une jeune âme pour Jésus. Il semble que quelques-uns de ces rayons de l'amour divin illuminèrent Kyriakos. Une certaine douce flèche d'amour divin blesssa son coeur harassé par les tentations, et il courut "comme le cerf assoiffé jusqu'aux sources d'eaux vives..." Le Père Codrat se souvient :
Quand ils apprirent, à la maison, que j'étais parti définitivement à la Sainte Montagne, ils se lamentèrent. Ma mère tout spécialement se lamentait. Cependant, mon père était un homme plus calme et même plus spirituel." Pourquoi pleures-tu, ma chère? lui dit-il. Est-ce que notre garçon est parti pour devenir escroc? Non. Est-il parti pour devenir meurtrier? Non. Est-il parti pour devenir un mauvais garnement? Non. Est-il parti pour devenir voleur? Non. Est-il parti comme un prodigue dans les mauvais lieux et les tavernes? Non. Il est parti pour devenir moine, pour donner sa jeunesse au Christ et non à Satan. Tu devrais te réjouir et ne pas pleurer!"
Ces paroles la consolèrent. Elles la conduisirent à penser d'une façon plus saine, plus sage et plus chrétienne, et à glorifier Dieu pour avoir dorénavant parmi ses enfants un moine, un médiateur pour son salut en ce monde et sa gloire éternelle dans l'autre.


3. " Voyez comme il est bon d'habiter en frères tous ensemble."
Nous ne savons pas ce qui conduisit le Père Codrat au monastère de Karakallou après qu'il eut vécu quelques années à la Nouvelle Skite.
A cette époque, le monastère de Karakallou comptait plus de soixante moines. Quand il y arriva, les moines lui dirent :
" Ici, nous sommes un petit monastère, mais c'est un monastère cénobitique."
" Dès que j'ai entendu que c'était un monastère cénobitique, j'ai été très heureux, dira-t-il plus tard. Un monastère cénobitique, c'est ce que je cherchais, et c'est un monastère cénobitique que j'ai trouvé. les moines me donnèrent les principes de la vie en ce lieu. J'écoutais tout très attentivement, et tout me faisait impression."
Ne voyons-nous pas la même chose aujourd'hui? Les jeunes, dont le coeur est noble, et qui savent chercher la vérité évangélique et la pure vie monastique inaltérée, ont soif de la vie cénobitique. Ils rejettent le système idiorrythmique, qui causa mille maux au monachisme. Les jeunes moines, qui accourent aujourd'hui vers les monastères cénobitiques, témoignent contre le système idiorrythmique.
" Voyez comme il est bon, comme il est doux d'habiter en frères, tous ensemble dans l'unité." Telle est l'hymne du monastère cénobitique, qui est aussi devenue l'hymne du jeune moine novice. Son coeur la chantait avec un doux enthousiasme, elle enveloppait le monastère " d'une flamme aussi grande que l'Athos". Non seulement une table commune, une caisse commune, une nourriture commune, un typikon commun (1), mais aussi un seul esprit, une seule volonté, une seule peine, une seule joie, une seule vie. Tout en commun dans le Christ.
(1) : ( Il n'y a pas seulement un typikon pour définir l'ordre dans les services liturgiques. Il y a aussi, dans chaque monastère, un typikon qui définit son organisation et ses règles de vie. ( NdE).).
Dès le premier instant où le Père Codrat se trouva dans le monastère, il se donna tout entier à l'higoumène et à la communauté. Il travaillait dans l'obéissance infatigablement et avec un esprit créateur. Toutes ses obédiences, il les remplissait avec ordre et organisation, avec la disposition de servir et de contribuer au progrès de sa famille spirituelle.
Pendant plusieurs années, il fut économe dans un métochion du monastère qui s etrouvait à Kassandra. Il est rapporté que sa rigueur et sa tempérance ne se relâchèrent en rien alors qu'il vivait là. Quelquefois, des visiteurs turcs venaient au métochion. Il leur servait de la viande, mais il jetait les restes. Au monastère, on ne mangeait pas de viande, et il voulait que lui-même et les autres moines du métochion gardent la règle commune du monastère.
Peendant une longue période, il fut aussi cellérier de Karakallou, et il allait régulièrement à Constantinople pour y acheter du blé pour le monastère. C'est après cette obédience qu'il fut nommé higoumène.
Il devint higoumène en 1914. Il fut ordonné par le Très Révérend Nil, qui avait été aussi son maître en Asie Mineure. Lors de son ordination, il fit son éloge : " Il a été mon élève à l'école. Je connais bien ses capacités et ses dons depuis qu'il était encore un enfant."
Avec cette élection comme higoumène (2), la lampe de la vertu fut placée "sur un chandelier" afin que sa lumière brillât, de telle façon que tous "virent ses bonnes oeuvres et rendirent gloire au Père qui est dans les Cieux."
(2) : ( Dans les monastères athonites, l'higoumène est élu par la communauté. (NdE).).


4. " Tout pour la gloire de Dieu."
Dieu distribue Ses dons aux hommes. Chaque homme a reçu des mains de Dieu certaines aptitudes. Néanmoins, certains n'ont pas encore découvert Ses bienfaits envers eux, et d'autres sont indifférents et ne cultivent pas Ses dons le moins du monde.
Plus une âme se rapproche de Dieu, plus se déploient ses potentialités. Et quand elle devient encore plus proche de Lui, ses dons bien développés portent du fruit.
Le Père Codrat, à la fois comme simple moine et plus tard comme higoumène, consacra toutes ses forces au service de Dieu. " Tout pour la gloire de Dieu..." Il fut, certes, gratifié par Dieu de nombreux dons naturels et spirituels.
Etant né et ayant grandi en Asie Mineure, il connaissait parfaitementle turc. Il avait compris la psychologie, la mentalité et le caractère de ce peuple. Ainsi, avec l'aide de Dieu, il avait réussi à manoeuvrer et à sauver, d'une merveilleuse façon, des chrétiens d'une mort certaine et d'autres grands châtiments et condamnations. Et pour cela, les kaimakamidès ( les députés de l'Empire turc) le révéraient et l'estimaient beaucoup. Ils l'admiraient, et souvent ils l'appelaient "Efendi Codrat".
Quand les Anglais et les Français vinrent à la Sainte Montagne ( durant la guerre 1914-1918), ils la spolièrent énormément. Or, l'ingéniosité du Père Codrat sauva le monastère du pillage de son bois et de ses biens. Ainsi, le jour où l'officier français monta au saint monastère de Karakallou, il lui fit donner une très brillante réception. Il ordonna à tous les moines de sortir pour l'accueillir, de sonner les cloches et d elui chanter à l'église "Beaucoup d'années (1)", de bien le traiter au réfectoire, etc.
(1) : ( En latin : Ad multos annos! En grec : Chronia polla! En russe : Mnogaja ljeta!).
L'officier fut enthousiasmé par un tel accueil, et il commanda de couper les forêts des autres monastères, mais que Karakallou fût épargné en tout.
Le Père Codrat savait comment gérer sagement et correctement les diverses affaires du monastère comme il savait aussi bien s'occuper de la communauté et de tous les détails de la vie cénobitique. Il avait placé tout son être et ses talents naturels et spirituels sous la grâce et l'illumination de Dieu. C'est ainsi qu'il est devenu un homme porteur de Dieu, aux pensées lumineuses et pures.


5. Un modèle d'assiduité au travail.
Une caractéristique de la vie athonite est la peine que chaque moine assume dans le travail manuel et le sacrifice de soi, dans l'obéissance. Beaucoup de personnes ignorantes accusent les moines d'oisiveté et de paresse. Quelle grande erreur et quelle illusion! Tous ceux qui voudraient connaître la vérité devraient faire un voyage à la Sainte Montagne. Et là, ils verront les moines constamment au travail, dans toutes sortes de tâches et de labeurs. Leurs principales activités sont la peinture d'icônes, la sculpture sur bois, la couture et le tressage. Ils doivent souvent travailler sans s'arrêter, des heures entières. Il faut aussi réaliser que leur temps est coupé par de longs offices et de longues vigiles dans l'église. Et s'ajoutent à cela les autres tâches habituelles : cuisiner, faire la vaisselle, nettoyer, jardiner, accueillir les visiteurs, transporter les fournitures à leur monastère ou dans leurs calyves, ramasser les olives, etc.
Quand le blé arrivait au port du monastère - des centaines de kilos pour toute l'année - c'était alors " le travail en commun". Toute la communauté descendait au port pour transporter le blé jusqu'à la réserve du monastère. Et l'higoumène, le Père Codrat, accourait le premier, descendant avec empressement le sentier avec un sac accroché aux épaules. Il portait ensuite ce sac chargé de blé, travaillant avec les autres moines comme un simple moine. Si vous ne le connaissiez pas, vous ne pouviez pas savoir que c'était l'higoumène de Karakallou.
Il donnait l'exemple dans les corvées de toute la communauté en transportant non seulement le blé, mais aussi toutes les fournitures et matériaux qui arrivaient au port.
Le Père Codrat était le type même du moine athonite, travailleur : toujours bien disposé, joyeux, toujours en mouvements, infatigable, plein de vie. En vérité, ce qui frappe à la Sainte Montagne, c'est de voir comment tout le travail, même quand il est dur et pénible, se fait dans l'empressement et l'enthousiasme, et jamais dans la contrainte et à contrecoeur. Ce qui permet cela c'est que chaque ouvrage et chaque service se fait à la gloire de Dieu, et constitue une prière.
Saint Basile le Grand ne manque pas d'insister sur la valeur du travail pour le moine; Dans ses Règles, il écrit entre autre choses :
Quand au démon de l'oisiveté, pourquoi en parler puisque les apôtres ont clairement affirmé que celui qui ne travaille pas ne doit pas manger? Et comme chacun a besoin de sa nourriture journalière, ainsi, chacun a besoin de travailler selon ses forces. Ce n'est pas en vain que Salomon écrivit ceci : " L'homme oisif n'a pas mangé d epain." Et encore, l'Apôtre écrivit de lui-même qu'il n'avait pas mangé le pain d'autrui, sans le gagner, mais qu'il avait travaillé avec effort et peine nuit et jour, bien que, prêchant l'Evangile, il eusse le droit de vivre de l'Evangile.


*
Il y avait un confesseur renommé à la skite de Koutloumousiou, vers qui beaucoup de pères de la Sainte Montagne venaient se confesser t recevoir des conseils. Un jour, vint vers lui un Ancien, qui avait dans sa calyve un disciple, qui était brisé par l'acédie. La tristesse et la mélancolie le saisissaient, le rongeaient comme un ver, et le conduisaient fréquemment au désespoir. Le danger était grand, car si le disciple ne trouvait pas le moyen de sortir des tentacules de l'acédie, il pourrait succomber à la tentation de partir.
L'Ancien de ce disciple blessé alla donc auprès de ce confesseur éclairé. " Père, lui dit-il, dis-moi ce que je dois faire avec mon disciple. Il est en train de se perdre. Son esprit s'est obscurci, il ne s'intéresse à rien. Il a des idées noires, et ses pensées vagabondent dangereusement. Il a tout ce qu'il faut dans notre calyve. Je ne le surcharge pas de travail physique, car tout ce qu'il a à faire est de lire les offices.
Le vieux confesseur l'écoutait attentivement, puis réfléchit un moment, et, d'une manière naturelle et douce, lui dit : " Marie-le!"
L'Ancien fut abasourdi. Il pensait : " Qu'est-ce qui ne va pas avec le confesseur. Est-il devenu fou?"
" Je t'ai dit de le marier, répéta-t-il fermement.
- Mais, Père, que voulez-vous dire? dit l'Ancien d'une voix tremblante.
- Marie-le au travail! Jette-le dans le travail! Comprends-tu? Pour femme, le moine doit avoir le travail, afin d'échapper à l'acédie et à toutes les autres tentations."
Quand l'Ancien appliqua cet ordre, et donna du travail chaque jour à son disciple, il comprit combien le confesseur avait eu raison. L'acédie disparut, l'intérêt revint, et la joie brilla à nouveau dans la calyve. Le travail avait offert sa bénédiction.
Le Père Codrat connaissait bien cette histoire, et il la racontait quand c'était nécessaire. Mais, plus important encore, il avait expérimenté lui-même les principes de base du monachisme, qui, depuis ses origines, a insisté sur la grande importance du travail physique, tout spécialement pour les moines des skites et des monastères.


*
Un jour, l'higoumène du saint monastère de Saint-Paul vint visiter le Père Codrat.
" Où est l'Ancien? demanda-t-il à un moine.
- Il est en bas dans la réserve ( là où sont entreposés le vin, le fromage, le poisson, etc.)."
Ce jour-là, les moines salaient les sardines pour les garder toute l'année. Et naturellement, pour ce travail comme pour tous les autres, l'Ancien était le premier à donner l'exemple.
" Géronda, tu es ici? lui dit l'higoumène, arrivé à la réserve.
- Que puis-je faire, mon frère? répondit le Père Codrat. Ne sais-tu pas que le poisson pourrit par la tête?"
Tout en parlant, il continuait à placer les sardines bien en ordre, en jetant des poignées de gros sel sur chaque couche. Ses paroles étaient significatives. Il voulait dire que l'higoumène est obligé d'être un exemple d'ardeur au travail et de service, qu'il doit être conscient de la grande responsabilité de sa position, et qu'il lui revient d'enseigner ses disciples par son exemple vivant. Il est la tête, qui dirige tout dans le monastère. Si la tête quitte le bon chemin, alors tout dans le monastère ira à sa perdition et à sa déchéance.
Le Père Codrat savait que le travail humilie, adoucit et sanctifie le corps et l'âme; Quand il est uni à la prière, il devient une hymne de louange pour Celui qui "travaille jusqu'à maintenant", en continuité avec le culte divin, en union harmonieuse avec la glorification silencieuse que toute la création offre au Seigneur de gloire.


II. UN MODELE D'HIGOUMENE


1. Le bon pasteur.
Ils sont peu nombreux les higoumènes de la Sainte Montagne à ressembler au Père Codrat. Cet homme avait la grâce du bon pasteur. On pourrait même dire qu'il était né pour être un guide spirituel. Dès le moment où il prit en main la direction du monastère, il gouverna les pères d'une manière parfaite, et conduisit le monastère à être une vraie communauté avec une haute vie spirituelle.
" L'amour prouve le véritable pasteur, car c'est par amour que le Pasteur a été crucifié (1)."
(1) : ( Saint Jean Climaque, L'Echelle sainte).
Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis, dit le Seigneur, le premier pasteur et le grand Pasteur de l'Eglise; Et le Père Codrat était, en vérité, un bon pasteur; il avait une grande conscience de son devoir pastoral, de la compassion et de l'amour pour ses enfants spirituels, il était tout sacrifice et abnégation pour ses brebis. Ses propres besoins et ses désirs étaient secondaires. Le temps et le soin qu'il prenait pour lui-même étaient juste pour se garder en vie. Du matin au soir, jour et nuit, tout son travail, son zèle et son amour effectifs étaient orientés vers son troupeau.
Il dormait très peu. Il ne passait que très peu de temps dans sa cellule ascétique et, durant ce temps, il recevait ses enfants spirituels qui pouvaient venir, quand ils le désiraient, pour parler avec lui de sujets spirituels, ou résoudre des difficultés, ou lui demander des conseils.
Le Père Codrat avait entendu clairement la voix de ce grand père spirituel qu'est saint Syméon le Nouveau Théologien : " Nuit et jour, dépense-toi pour le soin des âmes qui ont placé leur confiance en toi, qu'aucune d'entre elles ne soit prise par les bêtes sauvages ou dévorée par l'ours de la luxure ou consumée par le dragon de la colère ou dépecée par le vautour aux pensées arrogantes... Que tu puisses conduire ton troupeau, en sûreté, et avec de nombreux enfants, vers le Grand Pasteur, le Christ Dieu."
L'Ancien connaissait les nombreux combats que doit livrer un moine. Il connaissait les tentations, les démons et les passions qui bataillent jour et nuit pour faire tomber et jeter dans la confusion une âme. Le bon pasteur savait que régulièrement les démons sont avides de créer des imaginations, des rêves et de simages dans le but de séduire l'athlète spirituel fatigué, quand il octroie un peu de sommeil à sa chair épuisée. Il connaissait aussi très bien la faiblesse de la nature humaine, ses inclinations et se spassions, et ses changements variés. Il ne voulait pas seulement être appelé "père spirituel", mais être un père spirituel, c'est-à-dire être pour ses disciples un appui, celui qui stimule la vie, un guide, une consolation, un espoir, un encouragement, un enthousiasme. Et si ces derniers étaient blessés par quelque chose, se tenait près d'eux un docteur, un ami, un bon Samaritain, pour élever leurs âmes et rendre compte pour elles.
"Il vaut mieux, dit saint Jean Climaque, te séparer de Dieu que de ton Ancien." En effet, dans la première circonstance, l'Ancien viendra à ton aide, le chaînon de jonction te réconciliera à nouceau avec le Seigneur. Mais si tu te sépares en ton âme de ton Ancien, qui te réconciliera avec Dieu quand tu tomberas?
Le lien du Père Codrat avec ses disciples était ainsi très évangélique et paternel. Il ne tenait pas la position d'un higoumène, seulement formellement, et sur le papier. Il n'est pas devenu higoumène par soif de la gloire et des honneurs. Il est devenu higoumène pour être un monistre et un serviteur des frères, suivant en cela le Christ Lui-même. " Je suis venu parmi vous comme un serviteur", pouvait-il dire aussi à ses disciples.
" Durant les vingt-six ans de mon higouménat, mon enfant, je n'ai jamais dormi en dehors du monastère, par la grâce de Dieu", dit-il un jour.
En fait, une fois seulement, il sortit jusqu'à une haute montagne pour examiner la forêt et les arbres, et il revint immédiatement au monastère.


*
Dans le temps de repos après le repas de midi, le Père Codrat ne se retirait pas dans sa cellule. Il avait l'habitude d'aller s'asseoir sur un banc, situé dans la cour intérieure, près de la chapelle de Saint-Gédéon. Là, incliné sur son bâton d'higoumène, il priait intérieurement. Ou parfois, il mettait ses lunettes et lisait quelque ouvrage patristique.
Souvent aussi, il s'asseyait sur une chaise au seuil de l'escalier en bois qui conduit à la cour du monastère, la tête inclinée sur son bâton d'higoumène.
" Que fais-tu là, Géronda? lui demandait-on.
- Eh bien, je dors, mon enfant.
- Tu dors sur une chaise?
- Eh! le pasteur doit rester éveillé. Et quand il se repose, le sommeil le prend sur son bâton."
La conscience aiguë de sa fonction d'higoumène et de protecteur de ses brebis raisonnables faisait que, même lorsqu'il dormait, "son coeur veillait".


2. Le culte divin : sa vie.
" Comme les anges se tiennent devant le Créateur en chantant des hymnes, ainsi nous devons nous tenir durant la psalmodie", dit saint Ephrem le Syrien.
Le Père Codrat voulait que, dans le catholicon du monastère, soient angéliques l'attitude de la communauté, l'attention et la psalmodie. Il désirait que tous les frères sans exception, à part ceux qui étaient sérieusement malades, assistent aux offices divins et participent au culte divin. Il s'était lui-même donné, corps et âme, à la prière. Il avait " les yeux et l'âme toujours élevés pour suivre la psalmodie et les lectures, et pour ressentir la force des paroles chantées et parlées de la Sainte Ecriture, afin que rien ne soit perdu pour cause de paresse, mais pour que son âme, nourrie par toutes ces choses, puisse parvenir à la componction, à l'humilité et à la divine illumination du Saint-Esprit."
A la Sainte Montagne, dans quelques monastères, une cloche sonne, aux environs de onze heures du soir, pour que les moines se lèvent pour l'Office de minuit; dans d'autres monastères, la cloche sonne un peu plus tard. Les pères font leur "règle" en cellule, c'est-à-dire leurs métanies et la Prière de Jésus (1), et vont ensuite à l'office des Matines au catholicon du monastère.
(1) : ( Les moines ont quotidiennement, en dehors de la participation aux services liturgiques, un certain nombre de chapelets à faire, et aussi un certain nombre de grandes prosternations ( en général au moins 200), ce nombre pouvant varier selon les besoins et les capacités de chacun, évaluées par le père spirituel (NdE).).
Le moment de l'Office de minuit est le moment le plus sacré de la journée. Au milieu de la paix infinie de la nuit, toute la Sainte Montagne prie "pour la paix du monde et le salut de nos âmes". D'un bout à l'autre, la Montagne devient un grand enscensement qui fait monter vers le Seigneur Sabaoth, "comme un encens d'agréable odeur", sa prière continuelle.
" Considère comment, dan sla nuit profonde, les hommes, les bêtes et les créatures sont tous endormis. C'est un profond silence, et toi seul, tu veilles et converses librement avec le Seigneur de tous. Le sommeil n'est-il pas doux, Mais la prière, n'est-elle pas plus douce encore?" dit saint Jean Chrysostome.
" Rien n'est plus doux que la prière" était aussi une parole du Père Codrat. C'est pourquoi il ne perdait aucun temps ni ne regardait le mal qu'il se donnait pour nourrir son troupeau spirituel avec les paroles de l'office divin, "plus douces que le miel et le rayon de miel".
Durant la lecture du premier cathisme du psautier, aux Matines journalières, il existe une coutume à la Sainte Montagne, selon laquelle chaque higoumène fait le tour des stalles des moines, une par une, en tenant en main un cierge allumé. Cela dans l'attention de s'assurer que tous les moines sont bien à leur place. Le Père Codrat n'avait pas un moment déterminé pour passer en revue son armée spirituelle. Il l'inspectait quand il le jugeait utile et souvent bien plus tôt que le moment de la lecture du psautier.
" Un jour, nous raconta le Père Cyriaque, j'étais un peu en retard pour me rendre à l'église. J'y suis arrivé au milieu de l'Office de minuit. A la fin de l'office, l'Ancien m'attrapa et me réprimanda : " Pourquoi étais-tu en retard, Père? Ne recommence pas. Tu dois arriver à l'église avant que ne commence l'Office de minuit. Maintenant, dis un chapelet sous le polyéléos ( le grand lustre central dans l'église) et, la prochaine fois, tu auras une plus grande pénitence. Les remèdes sont amers, mais ils sont le salut des hommes.""
A la Première Heure, après la fin des Matines, l'Ancien plaçait toujours une lecture des Catéchèses de saint Théodore Stoudite (1), ce grand maître de la vie cénobitique.
(1) : (Traduction française : Les Grandes catéchèses, éd. de l'Abbaye de Bellefontaine, Bégrolles-en-Mauge, 2002; Petites catéchèses, éd. Migne, Paris, 1993).
Il voulait ainsi affermir le combat quotidien de ses disciples avec les sources de la sagesse patristique du saint.
La lecture régulière de textes patristiques apporte une assistance sans prix au combat du moine, et ce sage berger ne l'ignorait pas.
Il faisait souvent le tour des cellules de ses disciples, allant doucement de porte en porte. S'il entendait une conversation venant de l'intérieur, il adjurait : " Chapelets, Pères, prière!", et il s'en allait.
Avec deux mots, il rétablissait les moines dans leur attitude normale, dont l'oeuvre principale, croyait-il, était la prière continuelle. Il était dans l'inquiétude au sujet de l'étt spirituel de ses enfants, comme si, chaque jour, il voyait le Jugement dernier lui demandant compte de leurs âmes.
" Il arriva, une fois, que j'étais en froid avec un frère, nous raconta le Père Jacques. Nous étions deux lecteurs dans l'église. Et l'Ancien me dit : " Va lire."
Je lui répliquai que ce n'était pas mon tour. Et sans rien dire, il quitta sa stalle d'higoumène, mit une mandya, et commença à lire lui-même. Son humilité et la façon dont il m'enseignait par son exemple me couvrirent de honte. J'étais tout confus. Et rapidement j'allai vers lui, lui faire une métanie :
" Bénis, Géronda, pardonne-moi, lui ai-je dit.
- Dieu te pardonne, mon enfant. Mais je t'ai fait moine pour servir à l'église et au choeur, et non pas pour rester assis dans une stalle"".
Un jour, le Père Basile revint très fatigué de son obédience et, le lendemain matin, il ne réussit pas à se lever pour l'office. Dès que l'Ancien s'en rendit compte, il courut frapper à la porte de sa cellule, comme il le faisait toujours en de telles situations.
" Par les prières de nos saints Pères (1)...Père Basile, les pères sont en bas à lire l'office, et tu dors encore?"
(1) : ( Dans les monastères, celui qui veut dire quelque chose à un moine qui est dans sa cellule dit d'abord, en frappant à sa porte : " Par les prières de nos saints Pères, Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu aie pitié de nous", et l'autre témoigne de sa présence et de son accord en répondant : " Amen!" (NdE).).
Et il ne quittait la cellule que quand il était assuré que le frère s'était levé et se préparait. Et toujours il exhortait et conseillait les frères avec des paroles aussi sages que celle de saint Ephrem le Syrien : " Ô Moine, ne vois-tu pas que tu causes un préjudice à toi-même? Dis-toi, pour ton compte : s'il s'agissait d'un cadeau d'or ou de tout autre chose matérielle, ne t'empresserais-tu pas de répondre avant tous? Et si pour les affaires du monde tu montres un si grand empressement, combien plus grand encore, tu devrais en avoir pour les choses spirituelles!"
Tous les pères qui y survécurent, se rappellent ce terrible tremblement de terre de 1932, qui détruisit Iérissos, la cité voisine de la Sainte Montagne, où il se fit fortement sentir aussi, en y effrayant chacun. Dans le monastère de Karakallou, comme sur toute la Sainte Montagne, les Vigiles se déroulaient dans l'église. C'était la veille de la fête de la Sainte Croix, et l'on était en train de chanter les tropaires des Vêpres quand le séisme fit tout trembler.
A ce moment, le Père Codrat ordonna que l'on arrêtât l'office et que l'on prît les chapelets pour prier : " Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous", sans que personne sortît de l'église.
Après avoir prié ainsi un bon moment, il demanda que l'on continuât les Vêpres selon la règle.
Sa foi en la prière, et tout spécialement en la Prière du coeur (1), était profonde et inébranlable.
(1) : (Autre nom de la Prière de Jésus (NdE).).
Il voulait que le Nom, sauveur et tout puissant, de Jésus, ne quitte jamais les lèvres et le coeur de ses disciples. " Par le nom de Jésus, fustige tes ennemis" et "Garde le Nom de Jésus attaché à ta respiration", tels étaient ses mots d'ordre.


3. L'art pastoral.
Pour le Père Codrat, il était impensable qu'un moine fût absent au réfectoire, qui, sur la Sainte Montagne, est une seconde église. Il demandait que chacun observe cette règle très strictement, la seule exception concernant ceux qui étaient malades et soignés à l'infirmerie.
Son ingéniosité, liée à son sens pastoral, trouvait mille manières pour faire le bien, pour rectifier une erreur, pour redonner du courage ou pour guider une âme.
Un moine nous raconta:
" Un jour que nous étions au réfectoire, le lecteur, comme à l'habitude, lisait un texte patristique. A un passage, le Père Codrat l'arrêta : " S'il te plaît, Père, lis à nouveau ce passage."
Il voulait réentendre ce passage, qui concernait les intendants du monastère. Le lecteur obéit et répéta le passage avec emphase, tandis que l'Ancien jeta un regard aux intendants, qui étaient assis en face de lui. La réponse patristique les éclaira à propos de certaines divergences qu'ils avaient eues avec leur higoumène. Mais, ils furent encore plus éclairés par ce regard à la fois paternel et réprobateur, qui transperça en profondeur leur conscience de moines."
La façon dont il s'occupait des novices était à la fois paternelle et monastique. Avec un amour sincère, il avait à coeur de les conduire pleinement dans l'esprit de la vie monastique.
Les novices ressemblent à de jeunes pousses, qui sont transplantées dans la serre du monastère. " Les meilleurs cultivateurs, quand ils voient une plante mal poussée et faible, l'arrosent généreusement, et lui prodiguent beaucoup de soin pour la faire grandir. Mais, par contre, quand ils voient dans une plante une pousse prématurée, ils coupent les feuilles superflues puisqu'elles se dessécheraient", dit sainte Synclétique.
Le Père Codrat était un cultivateur expérimenté, dans le domaine des âmes. Par illumination divine, il savait comment cultiver chaque âme pour qu'elle développe et porte des fruits à "cent pour cent". Son but principal pour tous, et spécialement pour les novices, était d'orienter leur esprit et leur coeur vers le Soleil de Justice, source de vie, le Christ Sauveur, et d'unir ces jeunes existences à Sa vie divine, en déracinant leur volonté propre et en élaguant tout lien qui pourrait entraver cette sainte union. Adonnés à la prière ininterrompue et à l'ascèse, ses enfants spirituels produiraient de bons fruits. Car le Christ lui-même a dit : " Qui demeure en moi, comme moi en lui, porte beaucoup de fruits; car hors de moi vous ne pouvez rien faire (Jn 15, 5).
Ainsi donc, l'Ancien ne permettait pas aux novices de sortir du monastère ou d'avoir des relations et des conversations avec les visiteurs. De cette façon, il sauvegardait leur vie intérieure, les gardant de "la mauvaise liberté de langage", des distractions, des bavardages oiseux et des critiques, et il fortifiait en eux l'esprit de silence et la douce paix des pensées.
Lui-même cultivait le silence et l'hésychia, et il les stimulait chez les autres. Le silence et l'hésychia sont le cadre naturel pour tout monastère, qui veut être un vrai atelier pour les âmes; Pour cette raison, quand un certain moine, le Père I., visita le monastère de Karakallou et, durant un long moment, se mit à crier et à rire au milieu de la cour, le Père Codrat, le gardien vigilant du silence, sortit dans la cour couverte et lui dit à travers la grille : " Père, nous te remercions pour ta visite à notre monastère. Cela a assez duré. Maintenant va donc dans le monastère voisin."
"Abondance de paroles ne va pas sans faute", lit-on dans les Proverbes (Pr 10, 19), et saint Nil l'Ascète dit : " Celui qui n'est pas calme ne peut connaître Dieu."


*
Avec le silence, l'hésychia et la prière, qui maîtrisent l'esprit, le Père Codrat entraînait les novices à la tempérance, qui maîtrise le ventre.
Un jour, les novices lui proposèrent de nettoyer sa cellule. Quand ils étaient sur le point de finir, le Père Codrat y monta et leur dit :
" C'est très bien. Alors maintenant, qu'est-ce que vous aimeriez que je vous offre?
- Un loukoum et du cognac! s'empressa de dire l'un d'eux, le plus vif.
- Un loukoum, oui. Mais du cognac, non!" leur dit-il.
Et il leur expliqua l'importance de la tempérance pour mettre un frein aux indomptables désirs du jeune âge.
Lorsqu'il arrivait à un frère de casser l'un des ustentsiles du monastère, le Père Codrat lui demandait de rester à la porte du réfectoire, en tenant les morceaux de l'ustensile, à côté du moine chargé de la table et du lecteur, qui toujours se tiennent agenouillés après le repas, pour demander pardon, à ceux qui sortent, de leurs éventuelles négligences.
Il portait une attention méticuleuse aux biens communs du monastère, et il voulait inspirer cette attention et ce respect à tous les frères. un jour, il trouva par terre un haricot à l'extérieur de la cuisine, un de ceux que les pères venaient d'éplucher un peu plus tôt. Il se baissa, le ramassa et l'apporta au cuisinier : " Prends-le aussi. Ne le dédaigne pas. Economie et attention pour les biens communs du monastère."
L'Ancien ne perdait jamais une opportunité de donner une instruction sur la bonne présentation extérieure d'un moine cénobitique. Voyant un jour un moine porter un skoufos (1) rigide, considéré comme plus élégant et plus moderne, il l'interpella de loin : " Eh, Père, que portes-tu là? Pour un moine, il n'y a qu'une sorte de skoufos : celui en laine!"
(1) : ( Coiffe monastique ( NdT).).
Le Père Codrat n'était pas excessivement attaché aux formes. Mais il pouvait discerner quand le fond devait aussi s'accompagner de la forme, ce qui aide toujours et permet de se protéger de la corruption et d emauvaises influences.
A un moine qui avait commis un péché, le Père B., il donna comme pénitence de rester plusieurs années à la porte du monastère et de demander pardon à tous ceux qui entraient et sortaient. L'Echelle Sainte mentionne un fait semblable. Le sge berger savait comment utiliser le bon remède dans chaque situation.
Il ne voulait pas de journaux au monastère. Les journaux apportent de la distraction aux moines. Ils les éloignent de leur but principal, produisent de la confusion, et apportent les vents tempêtueux du monde dans le havre tranquille de la vie monastique.
Un jour, un moine trouva beaucoup de pastèques au métochion du monastère; il les transporta sur l'âne, et les apporta au monastère, sans avoir demandé la bénédiction pour cela. Un visiteur était là, ce jour-là. L'Ancien appela le moine qui avait apporté les pastèques, et lui dit :
" Mon enfant, apporte une pastèque pour l'offrir à notre hôte."
Mais le moine, désobéissant et insolent, partit en murmurant :
"Je n'ai pas de pastèques pour les visiteurs. J'en ai seulement pour les frères."
Le Père Codrat lui avait donné une chance d'obéir, ce qui lui aurait permis d'être pardonné pour sa première faute. Mais par son orgueil, il tomba dans une faute plus grande encore.
Et le Père Codrat lui répliqua : " Ainsi, tu as des pastèques pour les frères?"
Et sans perdre de temps, pour lui donner une bonne leçon, il jeta les pastèques par terre, un epar une, et les écrasa sur le sol. Dans la vie monastique, la désobéissance équivaut à l'expulsion du " Paradis des délices" et à la mort spirituelle; elle est donc combattue implacablement.
Il avait un bon moine, appelé le Père M., et il désiarit l'ordonner diacre. Il fit cette proposition au conseil des Anciens (1) pour qu'ils puissent donner leur approbation, mais il n'en fut rien.
(1) : ( Le conseil des Anciens, avec à sa tête l'higoumène, dirige le monastère).
Ils refusèrent en disant qu'il n'avait pas de voix. Et il leur répliqua :
" Pères, prenons le Gouvernail (2), et voyons les canons de l'Eglise.
(2) : (Le Gouvernail, ou Pidalion, en grec, est un recueil des canons de l'Eglise, compilé et commenté par saint Nicodème l'Hagiorite. C'est le texte de référence dans l'Eglise grecque pour tout ce qui concerne les canons (NdE).).
Est-il dit quelque part que celui qui n'a pas une bonne voix, ne peut pas être ordonné?"
Alors le Conseil trouva une autre excuse, à savoir son pays d'origine : " Nous ne voulons pas l'ordonner parce qu'il vient de Morée ( dans le Péloponnèse)."
Ils voulaient signifier que, dans le monastère de Karakallou, la plupart des pères étaient d'Asie Mineure.
En vérité, quand manque la lumière de Dieu, les critères humains deviennent terre à terre et bas. Et s'il ya de l'égoïsme dans l'âme, nos réactions deviennent insensées et nuisibles. Nous jugeons alorsun homme sur l'apparence - sa voix, sa stature, ses origines - et nous ne voyons pas la grâce de Dieu qui régénère le coeur le plus endurci et fruste, c'éant "l'homme nouveau en Christ".
Le Père Codrat était vigilant jour et nuit. Il était tout oeil et toute oreille parce qu'il était tout amour - un amour vrai pour ses enfants spirituels. Son amour ne lui permettait pas de prendre du repos, mais le faisait être attentif à tout : au travail, à la prière, et plus généralement au progrès spirituel de chacun.
Un jour, il vit un moine, le Père Pierre, assis, oisif à la porte du monastère après le repas de midi. Le Père Pierre était un moine de très grande taille, et il était l'adminsitrateur du monastère. L'Ancien l'aperçut de loin, et s'approcha de lui avec une attention toute paternelle.
" Père Pierre, que fais-tu ici?
- Oui, Géronda, je suis venu pour prendre un peu l'air frais.
- Va dans ta cellule, Père Pierre. Ce dont nous avons besoin, c'est du chapelet et d el'étude.
- Bénis, Géronda", dit-il.
Et il obéit.
Ainsi le Père Codrat appliquait la méthode de saint Pachôme, à qui l'ange de Dieu avait commandé : " Réchauffe ceux qui sont auprès de toi, au feu que Dieu allume en toi."


4. Détaché de tout, ascète, et compatissant.
Jeureusement, pour le monastère de karakallou, il était et il reste un monastère cénobitique. Le Père Codrat combattit de toutes ses forces non seulement pour préserver l'institution du cénobistisme, mais pour élever la vie cénobitique à son idéal le plus haut, à sa propre grandeur. C'est pour cette raison qu'à cette époque, le monastère de Karakallou tenait une position d'avant-garde, au sein d ela communauté athonite, pour son austérité, sa rigueur et sa vie spirituelle en général.
" Il n'est permis à aucun frère de posséder des objets ou des vêtements personnels, de l'argent ou un héritage, en dehors de l'accord de l'higoumène, car cela est tout à fait interdit par nos saints Pères et saint Basile le Grand" disait saint Athanase l'Athonite (1).
(1) : ( Le fondateur, au Xe siècle, du premier monastère de l'Athos, la Grande Lavra. ( NdE).).
Le Père Codrat avait très à coeur d'inculquer à ses moines le principe d ela pauvreté - un des trois principes fondamentaux de la vie cénobitique. Il était, lui-même, plus pauvre que tout autre dans le monastère. Il portait la plupart du temps un vieux vêtement. Sa cellule était dépouillée, du plus grand ascétisme, elle ne contenait rien de superflu. La nuit, il ne dormait pas dans son lit. Dans un coin de sa chambre, il posait une planche avec tout autour de grands oreillers campagnards, qui formaient un mur. Et s aplace pour dormir ressemblait à une tombe. C'est là qu'il s'allongeait.
Ô, quel vénérable combattant tu es, Père Codrat! Tu as assujetti ton corps et maîtrisé la chair, en parfait soldat et athlète du Christ. Tu pratiquais le détachement de tout avec le souvenir de la mort, et la pauvreté, avec la perception de la vanité du monde. Tu "n'as pas accordé de sommeil à tes yeux ni d erepos à tes tempes" jusqu'à ce que tu aies fait de toi un pur réceptacle de la grâce.
Le souvenir de la mort, son compagnon de tous les jours, l'incitait avec zèle à dormir sur la dure, à veiller, à jeûner et à accomplir de grandes privations. En voyant son pauvre lit et en s'étendant dessus, il pensait sûrement à sa descente dans la tombe, à la séparation de son âme d'avec son corps, au redoutable Tribunal et à la défense qu'il présenteriat devant lui...


*
En 1938, un moine des Kavsokalyvia, le Père Séraphim, avait des problèmes de santé - il souffrait d'une hernie; Quand un moine porte des sacs pesant soixnate à soixante-dix kilos de la mer jusqu'à sa kalyve, située en hauteur, et reste ensuite debout dans l'église pendant des heures, il n'est pas inhabituel ni improbable qu'il souffre de hernie. Un jour qu'il passait par le monastère de Karakallou, le Père Séraphim se réjouit grandement de pouvoir ainsi voir le célèbre Père Codrat et bénéficier de sa prière et de sa bénédiction.
L'accueil chaleureux que lui donna l'higoumène le poussa à oser parler des difficultés de sa vie, d ela maladie qui le tourmentait, et il alla même jusqu'à lui demander s'il avait un bandage pour hernie. Le Père Codrat le consola, l'encouragea et lui donna le bandage qu'il demandait. Et puis survint une chose qui laissa le Père Séraphim abasourdi. L'Ancien, à un moment précise de leur échange, se leva, mit les mains au bas de son propre abdomen et les bougea sur son corps, et l'on entendit comme un gargouillement dans son ventre. Il dit alors : " Tu vois, mon enfant. J'ai aussi une hernie, et même en deux endroits, sur le côté droit et sur le côté gauche. Je les ai depuis longtemps. Cependant je célèbre la Divine Liturgie et j'assiste aux Vigiles. Je pratique la patience pour l'amour du Christ. Nous devons tous être patients."
Depuis lors, le moine des Kavsokalyvia n'osa plus se plaindre de son mal.
Le fait que le Père Codrat avait une hernie aux deux côtés signifiait qu'il avait supporté beaucoup de labeurs, de peines, de souffrances, qu'il avait soulevé de lourdes charges et fait beaucoup de stations debout. En vérité, les pères ne le virent jamais s'asseoir dans sa stalle d'higoumène. Il était toujours debout, droit comme une colonne inébranlable. Et quand il souffrait de ses hernies, tous étaient étonnés par la grandeur de s apatience et de son endurance. En fait, il soumettait la faiblesse de la chair à la grandeur de l'esprit.
Quelqu'un lui demanda un jour :
" Géronda, comment définir un moine?
- Un moine, répondit-il, est celui qui désire dormir et qui ne dort pas, qui désire manger et qui ne mange pas, qui désire boire et ne boit pas. Un moine se définit comme "une violence continuelle faite à la nature." "
Sa réponse exprimait sa propre expérience ascétique. Tous les habitants de la Sainte Montagne disaient de lui que c'était un grand combattant, un parfait ascète. Son esprit régnait en maître sur toutes les expressions de son existence, sans se laisser en rien dominer par les faiblesses ou les exigences de la chair.
L'amour, la compassion, la charité et l'attention aux étrangers étaient les ornements caractéristiques de son âme. Jusqu'à aujourd'hui, le monastère de Karakallou pratique grandement la vertu de l'hospitalité, comme un héritage précieux de sa paternité.
" Si on lui donnait une pomme, me dit l'un de ses disciples survivants, il la coupait en quatre et la partageait."
Et le Père Arsène de Bourazéri (1) nous raconta :
(1) : ( Le compagnon d'ascèse de l'Ancien Joseph l'Hésychaste (NdE).).
" Il était facile à approcher, plein d'amour paternel et de charité pour le pauvre et les habitants du désert. Il ne permettait à personne de repartir du monastère les mains vides. Il traitait chacun de la même façon, les plus grands comme les plus petits. Nous sommes allés à Karakallou avec le Père Joseph de la Caverne, qui était pieds nus, en haillons, et il nous accueillit avec joie et amour. Nous avons beaucoup apprécié les cadeaux de son hospitalité."
Le coeur du Père Codrat, comme tous les véritables serviteurs de Dieu, était un soleil vivifiant, qui répandait autour de lui les doux rayons lumineux de la bonté. Que de tels coeurs sont bénéfiques au sein de notre société, harassée et désorientée, pitoyable dans son apstasie!




III. UN PERE SPIRITUEL MODELE


1. Un médecin des âmes.
Le Père Codrat était une des rares personnalités détenant en même temps une compétence administrative et le grand art d ela paternité spirituelle. Ceux qui étaient proches de lui s'émerveillaient de son jugement et de son coeur paternel. Il était toujours plein de miséricorde pour la personne brisée et de compassion pour le pécheur repentant.
" C'était un vrai pécheur, nous raconta le père Athanase; il arrivait à prendre les âmes avec une incomparable dextérité.
Autant il était strict quant aux règlements et typikon du monastère, autant il était doux et réconfortant quand ses enfants spirituels se confessaient à lui. Ses paroles exprimaient la douceur et la bonté, la componction profonde et la grâce. Il adoucissait les âmes, brisait les forteresses de l'égoïsme, libérait les âmes de leurs chaînes des passions. Il encourageait le pénitent à lui parler, à confesser ses péchés, à ouvrir son coeur fermé par la crainte et la honte. Il consolait et rendait espoir, et, avant tout, il souffrait avec le pénitent. Le mot de l'Apôtre, "se réjouir avec ceux qui se réjouissent et pleurer avec ceux qui pleurent", était le fondement de son oeuvre pastorale.
Le Père Codrat pleurait pour les péchés des autres comme si c'étaient les siens. C'était un père. Et souvent il priait spécialement pour celui qu'il avait confessé, pour que Dieu lui accorde la consolation, le fortifie pour ne pas retomber et pour faire l'épitimie qu'il lui avait donnée. Parfois, à la fin de la sainte confession, il disait : " Viens, mon enfant, faisons plusieurs métanies pour supplier le Christ de te protéger.""
Et le moine Athanase d'Iviron nous raconta :
"J'allai un jour me confesser. Mon âme était fatiguée et découragée à un point que vous ne pouvez imaginer. Je me confessais et il m'écoutait attentivement. Subitement, il prit ma main et la plaça sur sa nuque; et, s'inclinant devant moi, il dit : " Là, mon enfant, là, jette tous tes péchés. Là! Sur ma tête!"
A ce moment-là, par son acte spontané, je reçus aussitôt des ailes... Quelque chose se passa en moi. Une force surnaturelle et une émotion irrépressible montèrent en mon âme. C'était l'amour du Père Codrat, qui avait attiré la grâce de Dieu, et l'avait communiquée aussi à mon être.
Cet homme attrapait les âmes, comme avec un filet, de la façon la plus douce, et leur permettait spontanément de aire sortir leurs mauvaises pensées et leurs péchés, et de mettre à nu leurs blessures...
C'était un bon berger, qui, à l'heure de la confession, laissait tout pour aller chercher la brebis perdue et la conduire vers le salut."
Un autre de ses enfants spirituels, le Père Jacques, qui le connut très bien, nous raconta avec une grande émotion :
"Il pleurait presque toujours quand il écoutait les confessions, et cela rendait le pénitent tout contrit.
" Viens, mon enfant; viens, moine, nous allons faire trois métanies ensemble, pour que Dieu te pardonne tes péchés.""
Le lieu où il écoutait les confessions était la petite chapelle de Saint-Gédéon, qui incitait à la componction.
Sa renommée comme confesseur se répandit partout. En dehors de ses enfants spirituels du monastère, durant beaucoup d'années, les pères du monastère de Philothéou, de nombreux pères d'Iviron, de la Grande Lavra, et d'autres monastères, venaient à lui pour se confesser.
Une multitude de laïcs venaient du monde à la Sainte Montagne pour le rencontrer, recevoir sa bénédiction et se confesser. Il mettait dans des sacs les nombreuses lettres qu'il recevait chaque jour et qui contenaient les confessions de ses enfants spirituels et leurs demandes de conseils. Et beaucoup d'années après, il appela un jour le jardinier et lui dit : " Prends ces sacs, et, sans rien regarder, brûle-les et enterre-les dans un coin du jardin."
Dans ces lettres, combien d'âmes déposèrent le lourd fardeau de leurs péchés, et toutes déchargées, trouvèrent le chemin du Paradis!
A cette époque, le métropolite Chrysostome de Pélagonie vécut un moment dans une grande cellule près de la mer, dans une région appelée Mylopotamos, un peu au-delà de Karakallou. Il venait souvent voir le Père Codrat avec le futur patriarche Athénagoras, alors diacre. Quand celui-ci alla aux Etats-Unis, il envoya beaucoup de Grecs américains à la Sainte Montagne pour rencontrer le Père Codrat et se confesser à lui.


*


Le Père Codrat était comme une poule, qui rassemble ses poussins sous ses ailes avec l'amour et la tendresse d'une mère. Il était plutôt comme une nourrice. " Comme une mère nourrit ses enfants et prend soin d'eux, telle était notre tendresse pour vous que nous aurions voulu vous livrer, en même temps que l'Evangile de Dieu, notre propre vie, tant vous nous étiez devenus chers" ( 1 Th 2, 7-8).
Le Père André, l'higoumène du monastère Saint-Paul, connaissait très bien le Père Codrat, en tant que père spirituel. Il nous a raconté :
" Il m'est arrivé une grande tentation, si grande qu'elle me fit quitter le monastère. Je partis et restai dans une cellule près du monastère de Karakallou. Au bout de deux ou trois jours, j'allai trouver le Père Codrat pour me confesser. Je lui ai ouvert mon coeur et lui ai tout raconté. Cependant, j'étais visiblement agité. Il m'écouta patiemment et, à la fin, il sembla être d'accord avec moi : " Tu as bien fait, tu as eu raison. Mais reviens dans une semaine, mon enfant, nous en reparlerons."
Je le remerciai et le quittai. Cependant, ce qu'il pensait m'était caché, et j'étais curieux de connaître ce qu'il voulait de moi, une semaine plus tard. J'allai donc le voir à nouveau, et après que nous eûmes parlé cordialement pendant un moment, il me dit à la fin sur un ton très joyeux :
" Obéiras-tu à ce que je te dirai?
- Géronda, tout ce que tu me diras, je le ferai.
- Tu le feras? Alors, écoute! Tu vas mettre sur ton âne la bride et la couverture et tu retourneras au monastère. C'est parfait!
- Mais, Géronda, lui dis-je étonné, avant, tu m'as dit que j'avais eu raison et maintenant...
- Oui, mais alors tu étais en colère. Si je t'avais dit, à ce moment-là, ce que je te dis maintenant, la blessure n'aurait pas été soignée ni la tentation chassée."
J'étais émerveillé de sa façon magistrale de guider les âmes, et je glorifiai Dieu d'avoir trouvé un tel père spirituel. Je retournai au monastère, joyeux et repentant."
Un moine avait la passion de manger en secret. Un jour, vint un visiteur dont l'Ancien savait qu'il souffrait d ela même passion. Et il l'envoaya prendre conseil auprès de ce moine : " Va voir le Père Untel. Il a de l'expérience spirituelle et il t'aidera."
Il en résulta un double bien. Le moine eut honte et réalisa son péché, et le visiteur bénéficia de ses conseils.
En plus de la grâce du discernement, l'incomparable Père Codrat avait aussi le don de clairvoyance.
Un disciple d el'exceptionnel Ancien Daniel des Katounakia était tourmenté par des pensées critiques envers son Ancien. Il quitta alors la communauté, étant sous l'emprise du mal. Dieu, cependant, ne l'abandonna pas, mais lui donna la bonne pensée d'aller voir le Père Codrat : il serait capable de le conseiller et de lui recommander un autre Ancien vertueux. Quand le Père Damascène - c'était son nom - eut fini d eparler, le Père Codrat, éclairé par Dieu, lui dit : " Pourquoi me dis-tu, à moi, tout cela, Père Damascène? Ecoute. Si tu désires vraiment être aidé, va aux Katounakia et va voir un certain Ancien Daniel, très sage. Tout ce qu'il te dira, fais-le."
Le Père Damascène en fut tout abasourdi! Il s'attendait à tout, sauf à cel : " Sûrement, pensa-t-il, Dieu a éclairé le confesseur pour me dire de retourner à mon Ancien, puisque je ne lui avais pas dit à quelle communauté j'appartenais, ni qui était mon Ancien."
En 1930, le métropolite de Kassandra l'invita pour venir confesser dans son diocèse. C'était une habitude, merveilleuse et féconde, de certains évêques de faire venir des hiéromoines athonites, ascètes et porteurs de charismes, pour assurer le mystère de la confession dans leurs diocèses.
Dans un village, le Père Codrat fut attaqué par des hommes qui n'étaient pas habitués à observer les règles de la morale familiale, alors qu'en confesseur consciencieux, il exposait la volonté de Dieu, clairement et sans crainte. Son discernement le faisait être indulgent quand l'indulgence était nécessaire, mais il était strict aussi quand il le fallait.
Les hommes de ce village l'exclurent donc de partout et ne le reçurent pas. Le maire du village ordonna que personne ne n'accueillît. Inébranlable, le Père Codrat exerça son ingéniosité, éclairée par Dieu, et décida de s'enfermer dans l'église du village. Il envoya au maire le billet suivant : " Monsieur le Maire, je ne vous ai rien demandé. Un morceau de pain et quelques olives me suffiront pour ne pas mourir de faim. Vous ne pouvez pas me chasser d'ici. L'église est à moi."
Ainsi, les âmes, assoiffées du mystère de la divine confession, pouvaient venir à lui dans l'église.
En l'année 1936 arriva au monastère un aspirant à la vie monastique, qui était assez peu décidé, et avait l'esprit partagé vis-à-vis de la vie monastique. L'Ancien fit tout pour l'aider à se désengager du monde et à s'affermir. Il lui montra amour et bonté, mais celui-ci ne pouvait se détacher des vanités mondaines. Ainsi, il lisait des périodiques du monde, qu'il avai apportés au monastère.
Quand le Père Codrat découvrit cela, il l'appela et lui dit : " Mon enfant, tu ne seras pas moine. Tu es venu pour mener une vie monastique et tu lis encore des journaux du monde? Pars donc et va faire ta vie dans le monde. Va avec la bénédiction de Dieu!"
Dans de telles situations, résonnaient dans l'esprit du Père Codrat les paroles du Seigneur : " Qui de vous en effet, s'il veut bâtir une tour, ne commence pas par s'asseoir pour calculer la dépense et voir s'il a de quoi aller jusqu'au bout" ( Lc 14, 28).


2. Dans la chapelle de Saint-Gédéon.
La chapelle du saint moine martyr Gédéon était l'enfant favori du Père Codrat, à la fois parce que la figure du saint y était vivante, et aussi parce qu'il y régnait une atmosphère de componction profonde. Dans cette chapelle silencieuse, embaumant l'odeur de l'encens et doucement éclairée par les veilleuses des icônes, il avait l'habitude de recevoir ses enfants spirituels, pour la confession.
Il aimait dire à ses disciples à propos de saint Gédéon :
" C'était un héros. Il avait renié le Christ en paroles, mais il Le confessa par son sang."
Et quand les plus jeunes, qui ne connaissaient pas bien sa vie, lui demandaient avec curiosité :
" Géronda, pourquoi dis-tu qu'il avait renié le Christ en paroles, mais qu'il Le confessa par son sang?
- Voici pourquoi. Quan dil était petit, le saint renia la foi chrétienne, et, sous la pression des Turcs, devint musulman. Plus tard, il comprit qu'il avait commis un crime de trahison. Il se confessa et vint à la Sainte Montagne.
Durant trente-cinq ans, il fut un moine modèle dans le saint monastère de Karakallou. Cependant, le désir du martyre brûlait en lui. Il désirait laver la honte de la trahison. Il demanda la béndiction de l'higoumène et des pères, et après avoir fait sa métanie partit à Valestino, où il simula la folie pour provoquer les Turcs afin qu'ils l'arrêtent. après des défis, répétés à plusieurs reprises, il fut arrêté. Conduit devant la juge, il confessa sa foi avec courage et supporta un terrible martyre. On coupa un par un chaque membre de son corps, les mains et les pieds.
Il endura son martyre non seulement avec une patience inimaginable, mais aussi avec une joie indicible.
Je vous ai donc dit : il renia le Christ en paroles, mais il Le confessa par son sang. Alors, mes enfants, faisons attention, car un moine peut inversement confesser le Christ en paroles, mais le renier par son sang.
- Mais aujourd'hui, le Christ ne nous demande pas notre sang?
- Au contraire, Il vous le demande. " Donne ton sang et tu recevras l'Esprit", disent les Pères. Un vrai moine se sacrifie chaque jour, il retranche sa volonté propre, obéit, il est crucifié pour les passions et pour le monde. C'est cela son martyre! Le vrai moine est un martyr du Christ, et il doit confesser le Christ à la fois en paroles et par son sang.
- Et comment, Géronda, un moine peut-il renier le Christ par son sang?
- Comment? Quand un moine confesse à sa tonsure qu'il "renonce au monde et aux choses du monde selon le commandement du Christ", et qu'il "restera dans le monastère et dans l'ascèse jusqu'à son dernier souffle", qu'il "gardera jusqu'à la mort obéissance à son higoumène et à toute la communauté en Christ", et qu'il supportera "toutes les afflictions et privations de la vie solitaire pour le Royaume des cieux", mais ne garde pas l'engagement qu'il a pris avec le Christ et le Seigneur, alors il Le renie. Quand un moine promet, dans l'engagement qu'il prend auprès du Christ, de chasser "désobéissance, contestation, orgueil, discorde, jalousie, envie, colère, cris, blasphème, vol de nourriture, vantardise, querelle, murmures, racontars..., par lesquels la colère de Dieu arrive et par lesquels le destructeur des âmes commence à s'enraciner en elles", mais ne tient pas sa promesse, ni ne se repent pour cela, alors il renie le Christ...
Comme c'est terrible, mon enfant! Nous nous préparons à servir le Christ, à devenir ses soldats, et si nous n'y prenons pas garde, nous pouvons, dans nos actions et dans notre vie, devenir ceux qui L'ont renié... Mais, vous, aimez le Christ! Alors le martyre non sangalnt de vos combats monastiques sera aux yeux de Dieu plus grand que toute autre chose. Et si vous persévérez avec joie et reconnaissance, votre couronne sera d'autant plus brillante et belle."
Combien de larmes le Père Codrat ne versa-t-il pas dans cette chapelle silencieuse et aimée. Derrière le choeur, il y a une petite cour avec un siège, d'où l'on peut voir au loin la mer Egée sans limites, qui s'étend, large et vaste, aussi loin que les yeux peuvent voir. Toutes les fois qu'il contemplait cette mer, il pensait au mystère de l'amour de Dieu, et était profondément ému. Le mystère de l'amour éternel, qui ressemble à une mer sans limites, sans fin... Et cependant un de ses rivages, une de ses vagues, caressaient cette chapelle de saint Gédéon chaque fois que le grand coeur empli de l'amour de Dieu, le Père Codrat, y confessait ou célébrait la Liturgie.


3. Comment fut sauvé un homme désespéré.
Durant l'higouménat du Père Codrat, un pèlerin laïc visita la Sainte Montagne, désirant confesser ses grands péchés. Il alla à Karyès, vers le Père Averkios, qui faisait des chapelets, pour lui demander instamment de se confesser.
Le Père Averkios pensa qu'il était bien de l'envoyer à un confesseur dans le saint monastère de Koutloumousiou, qui est près de Karyès. Ce confesseur était un bon confesseur, mais observant strictement les canons, qu'il appliquait sans indulgence.
L'homme alla à Koutloumousiou et se confessa. Et il revint comme "un roseau brisé", accablé, rempli de tristesse et de découragement.
" Que s'est-il passé? T'es-tu confessé? lui demanda le Père Averkios.
- Oui, Père, mais..."
Le Père Averkios le regarda. Il était ravagé, tout pâle, avec une tristesse qui n'était pas selon Dieu, mais qui venait du démon, afin de prendre les âmes dans ses filets mortels.
"Qu'est-ce qui t'est arrivé? Dis-moi.
- Père, pour moi la vie ne vaut plus la peine d'être vécue. Il vaudrait mieux que je me noie, dit-il avec une douleur immense.
- Mais pourquoi? Ne t'es-tu pas confessé,
- Je suis allé me confesser, mais le confesseur m'a dit que mes péchés étaient très graves. Je ne sais pas. Que puis-je dire, Il m'a conduit au désespoir."
Quand le Père Averkios entendit cela et vit combien l'âme de cet homme troublé était recouverte d'un voile de chagrin et de désespoir, il prit une feuille de papier et écrivit une lettre à Son Eminence le métropolite Hiérothée, qui vivait alors en ascète à Milopotamou. Celui-ci pourrait secourir cet homme et trouver une issue pour son âme.
Il lui remit la lettre, en lui disant des paroles paternelles et encourageantes, et lui montra le chemin qui conduisait à la cellule érémitique de Son Eminence.
L'évêque était dans son jardin quand le pélerin arriva. Il portait un simple skoufos, et était en train de sarcler.
" Que veux-tu, mon frère?" dit-il à l'homme désespéré, qui arrivait jusqu'à lui avec sa lettre à la main.
- Je veux me confesser, Eminence."
- Ecoute, mon enfant. Moi, je ne confesse pas. Mais je vais t'envoyer chez un confesseur renommé au monastère de Karakallou. Il s'appelle Père Codrat.
Il prit un papier et un crayon, écrivit une lettre au Père Codrat, et envoya l'homme à ce médecin des âmes, si expérimenté.
L'homme grimpa le sentier raide qui conduit au monastère, et y arriva rapidement. Comme ils le faisaient pour chaque visiteur, les pères prirent soin de lui, avec beaucoup d'amour et de joie. Ils prévinrent ensuite l'Ancien, qui leur dit : " Faites-le venir au bureau de l'higoumène."
Là, il le reçut comme s'il le connaissait depuis des années, avec amour, comme un père. Et l'homme se précipita pour se décharger du poids qui l'oppressait, avec une grande crainte, comme il n'en avait jamais connu auparavant, sans doute à cause de sa première confession. Il était comme un oiseau pourchassé, grandement blessé, et complètement terrorisé. Le démon l'avait lié, mais il ne pourrait plus se réjouir à son sujet, car son âme était maintenant dans les mains du Christ, dans les mains du Père Codrat, qui possédait l'art et la force de briser les liens du péché et du désespoir. Le pèlerin était entre les mains d'un médecin, qui opérerait et traiterait sa blessure avec la grâce et l'illumination du Très-Saint-Esprit.
Le pénitent regarda le visage du confesseur, l'homme de Dieu et tressaillit de joie.
Saint Jean Climaque note : " C'est une particularité, dont le bon Seigneur a doté notre nature, que le malade, à la seule vue du médecin, ressent de la joie, même s'il n'en reçoit aucun soulagement. Toi aussi, vénéré Père, procure-toi des potions, des poudres, des collyres, des éponges, des lancettes, des cautères, des onguents, des somnifères, un bistouri, des bandes, et ce qu'on appelle de l'antinausée. Si nous manquons de tout cela, comment montrerons-nous notre science (1)?"
(1) : ( Lettre au Pasteur, 13-14).
Le Père Codrat possédait bien tous ces instruments spirituels qui constituent la science du pasteur.
Le pèlerin malade voulait que le traitement fût rapide, mais le Père Codrat prenait son temps. Il s'assit à côté de lui et essaya de créer une atmosphère d'intimité, d'amitié et de confiance avec le pénitent, en dépit du désir de celui-ci d'être rapidement guidé.
" Je suis pécheur, Père.
- Bon. Mais moi, je te vois comme un envoyé de Dieu. Dis-moi, as-tu des enfants? Quand es-tu arrivé à la Sainte Montagne? Que fais-tu comme travail?"
Ils conversèrent ainsi pendant un moment, puis il mit son épitrachélion.
" Viens, mon enfant, lui dit-il. Tu vois cette icône du Christ. Ne cache rien. Le Seigneur sait tout, voit tout, entend tout. Et je suis un homme, sujet aux passions, comme toi. Prends courage."
Sans effort et naturellement, et avec contrition, toute l'amertume et toute la douleur du coeur de cet homme s'évacuèrent et se déversèrent, sans aucun doute, dans la miséricorde de Dieu, qu'il voyait transparaître sur le visage et sous l'épitrachélion du vieux confesseur. Il se confessa convenablement et se repentit sincèrement. Il pleurait. Son âme, ses paroles, son attitude, tout en lui exprimait le psaume 50 de David, le psaume du repentir : " Car je connais mon iniquité, et mon péché est toujours devant moi".
Le Dieu, qui aime l'homme, demande-t-il quelque chose de plus, à tout homme?
Le repentir. La conversion. C'est là le seul chemin du Paradis, le chemin que prirent le publicain, la courtisane et le larron. Cette route, en Sa sagesse et Sa prévoyance paternelle, le Seigneur l'ouvrait aussi à cette âme blessée, grâce au mystère sacré de l'absolution.
Cela se passa durant la Grande Semaine Sainte. Quand le Père Codrat eut écouté le pénitent, pleuré avec lui, comme à son habitude, et lui eut donné des conseils, il lui dit, se penchant vers lui avec compassion :
"Dieu voit ton repentir et tes larmes, mon enfant. Alors, écoute. Aujourd'hui, c'est le Grand Jeudi (1).
(1) : ( Le jeudi de la Grande Semaine ou Semaine Sainte ( NdE).).
Tous les pères jeûnent pour recevoir la communion. Toi aussi, reste ici ces jours-ci. Dans ce lieu pur et saint du monastère, tu te verras meilleur. Tu prieras avec nous, tu jeûneras er tu recevras la Communion. Je célébrerai moi-même la Liturgie et te donnerai la communion. " Tes péchés te sont pardonnés. Ne pèche plus.""
A la fin de sa confession, la joie de cet homme fut indescriptible. Tout autour de lui rayonnait de la paix, du pardon et de la miséricorde de Dieu. Il était sauvé. Le Père Codrat, une fois encore, fut la bouée de sauvetage pour un naufragé de la vie; sa joie était celle de la joie du Christ quand il retrouva sa "brebis perdue", et aussi celle des puissances célestes pour qui "il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent ( Lc 15, 7).


4. Un héritage spirituel.
L'expérience et les conseils de chaque combattant dans la vie monastique, et encore plus, chaque guide des âmes, constituent un trésor, un héritage spirituel très précieux pour les générations des moines à venir.
Plusieurs pères de la Sainte Montagne se rappellent avec gratitude les paroles, sages et vivifiantes, du Père Codrat. Et ils ont eu la bonté de nous transmettre ce que leur mémoire avait retenu, afin que nous puissions le rapporter ici :
" Mon enfant, sacrifie-toi. N'abandonne jamais tes offices et ta règle. Jeûne les lundis (1), mercredis et vendredis, car, grâce au jeûne, le coeur de l'homme se brise."
(1) : ( Dans les monastères, on jeûne le lundi, parce que c'est le jour des anges, en plus du mercredi et du vendredi (NdE).).
" Quelques-uns nous disent que les Saintes Ecritures ne disent rien à propos du jeûne. Au contraire! Le premier commandement au sujet du jeûne et de la tempérance fut donné au Paradis. Moïse jeûné pour recevoir les tables de la Loi. Et nous aussi nous devons jeûner si nous voulons que se révèle à nous la loi de Dieu. Le prophète Elie jeûna. Le Seigneur lui-même jeûna pendant quarante jours dans le désert."
" Tu dois prier. Plus on se consacre à la prière, au "Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi (2)", plus on s'attache aux choses célestes et se détache des terrestres."
(2) : ( Formule de la Prière de Jésus dans un certain nombre de communautés du Mont-Athos. La formule utilisée en Russie est plus longue : " Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur" ( NdE).).
" Frères, restez vigilants. Nous, les moines, nous imitons les anges, et les anges veillent et glorifient Dieu."
" Fais ton canon quotidien, conseillait-il à un moine. Monte chaque jour, ne serait-ce que de la pointe d'une aiguille, mais ne descends pas."
" Sois attentif à ton service au kyriakon ( l'église centrale du monastère). Et sois le premier à l'église. N'accuse personne. Fais ton travail sans t"occuper de la façon dont les autres se conduisent."
" Celui qui vient à la vie monastique doit être tout feu, tout enthousiasme, tout zèle, afin de tenir jusqu'au bout."
Ceci, il le disait souvent pour montrer deux choses : d'abord qu'au début de la vie monastique, nous avons besoin d'un amour ardent et d'une résolution héroïque; et qu'ensuite, plus tard, lorsque le moine seera combattu douloureusement par l'ennemi, il aura besoin de trouver du soutien en se rappelant son zèle initial et les désirs que Dieu avait allumés en lui.
" Si un jeune homme a des tentations, il doit les arrêter à partir de là." Et il montrait sa bouche, ce qui signifiait qu'il fallait se dissocier de la nourriture et pratiquer la tempérance.
"Un jeune homme, qui est dans la force de l'âge, devrait faire mille métanies, s'il le peut. Quand il vieillira et ne pourra plus en faire, il sera nourri par la réserve de sa jeunesse."
" La Prière, le "Seigneur Jésus-Christ..."! Dis la Prière (1).
(1) : ( Il s'agit de la Prière de Jésus : " Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur!" (NdE).).
C'est l'unique remède du moine."
" Plus tu t'humilieras, plus tu seras exalté. Si tu es ordonné ou reçois une dignité, ne sois pas fier. Notre qualification n'est pas due à nous-mêmes, mais c'est un don de Dieu."
" Sais-tu comment devrait être le moine? Comme un mort. Si on l'insulte, si on le félicite, si on le frappe, il ne dit rien."
" Pères, disait-il souvent, l'obéissance est une grande humilité. Celui qui obéit entre au Paradis; celui qui désobéit est expulsé du Paradis."
Saint Syméon le Nouveau Théologien écrit que celui qui a acquis "une foi suffisante" en son père sîrituel, en le voyant, sait qu'il voit le Christ lui-même, en le suivant, croit qu'il suit le Christ Lui-même. " Qu'y a-t-il de plus grand et de plus utile, en cette vie présente ou dans la vie future, que d'être avec le Christ?" Et lorsqu'il entend les paroles de son père spirituel, c'est comme s'il entendait le Christ Lui-même. " Et si lui sont accordées de telles paroles, il en tirera la vie éternelle." Donc, les paroles de notre père spirituel ont une valeur irremplaçable. Elles sont l'écho de la voix du Christ.




IV. "C'EST BIEN, SERVITEUR BON ET FIDELE"


1. Epreuves.
C'est dans les plans de Dieu que son élu soit éprouvé, "comme l'or passé au feu."
" Une petite affliction supportée pour l'amour de Dieu est meilleure qu'une grande oeuvre accomplie dans la tribulation... Mais toi, ô combattant et imitateur de la passion du Christ, combats-tu au point de pouvoir être rendu digne de goûter à Sa gloire? Si, en vérité, nous souffrons avec Lui, alors nous serons glorifiés avec Lui. L'amour des saints pour le Christ est prouvé par l'affliction, et non par le repos", écrit saint Isaac le Syrien.
Avec une patience merveilleuse et une grande longanimité, le Père Codrat supporta deux épreuves dues à certains de ses disciples qui, comme il le semble, n'avaient compris ni le principe de l'obéissance ni la grâce de la vie angélique cénobitique. L'Ancien leur pardonna, mais ils troublèrent, d'une façon inimaginable, la bonne marche du monastère, qui avait atteint un niveau excellent et béni. Nous allons brièvement mentionner ces épreuves.
Il n'est pas étonnant qu'il arrive que des faiblesses humaines et l'égoïsme survivent chez certains moines, quand se relâchent l'attention et le travail spirituel. Et aussi, le démon mène une lutte acharnée contre le moine. Ainsi, contre un millier de laïcs, un seul démon est à l'oeuvre, alors que contre un moine, mille démons peuvent être à l'oeuvre...!
Le Père Pilippe remplit pendant des années les fonctions de délégué du monastère auprès du Conseil de la Sainte Montagne à Karyès (1).
(1) : ( La république monastique du Mont-Athos est dirigée par un conseil, appelé la Sainte Epistasie, constitué des représentants des grands monastères et présidé par un Protos élu pour une durée de deux ans (NdE).).
C'était un homme qui avait de l'ascendant sur les personnes et les choses, et il en vint à demander de l'argent au monastère pour certaines affaires. L'Ancien le lui refusa pour des raisons sérieuses et bien fondées.
" Père Philippe, tu es un moine cénobitique. Il ne t'est pas permis de demander de l'argent", lui dit-il.
Mais le Père Philippe n'écoutait personne. Il s'arrangea pour persuader la Sainte Epistasie, le commissaire de police et d'autres, d'aller au monastère pour faire pression sur l'higoumène et le forcer à céder.
Le Père Codrat convoqua alors toute la communauté et s'enferma avec les moines dans le réfectoire. Il ne céda pas à la pression. La sainte Epistasie se rendit à l'hôtellerie. Après y avoir été accueilli, il demanda à voir l'higoumène. L'hôtelier vint au réfectoire, et l'Ancien, très naturellement, lui enjoignit de dire aux membres de la Sainte Epistasie qui attendaient à l'hôtellerie, que l'higoumène était avec les frères et que, s'ils le désiraient, ils pouvaient venir au réfectoire, où ils trouveraient toute la communauté réunie.
Bien évidemment, personne ne s'y rendit, car s'ils étaient venus au réfectoire, ils y auraient trouvé tous les frères, autour de leur Ancien, et unis à lui. La partie était donc perdue. Et ils repartirent, bredouilles et confus, et aussi assagis et repentants, car ils comprirent combien ils avaient été égarés par le rebelle Père Philippe. Celui-ci finalement quitta le monastère.
La seconde grande épreuve fut la mainmise sur le monastère par les membres du Conseil, qui s'étient entendus entre eux pour retirer au Père Codrat ses fonctions d'higoumène. (1).
(1) : ( Il s'agit ici du Conseil du monastère. Dans les monastères athonites, il y a un conseil des Anciens qui participe, en collaboration avec l'higoumène, à l'administration du monastère. ce conseil peut, à la majorité des deux tiers, décider de démettre l'higoumène de ses fonctions (NdE).).
Un jour qu'il revenait du port du monastère, ils l'avertirent qu'il n'était plus l'higoumène du monastère.
" Que cela soit béni", dit-il clamement, et il s'en alla.
Il fit face à cette épreuve avec hauteur et impassibilité. Il ne protesta en rien. Il considérait la charge d'higoumène comme un service que Dieu lui avait assigné, et qu'Il lui retirait alors, selon Sa volonté.
Il vécut dans l'hésychia pendant un petit moment dans le cathisma de la skite du Prophète-Elie. Il y resta dans la patience, louant Dieu et ayant l'opportunité de pratiquer la prière du coeur. Il venait au monastère et célébrait la Liturgie quand c'était son tour. A cette époque, il y avait seulement deux prêtres, le Père Maxime et le Père Macaire.
Mais au bout de deux mois, le nouvel higoumène tomba de son mulet alors qu'il se rendait à la cérémonie de la fête de la Grande Lavra; à la suite de cet accident, il fut gravement malade et mourut.
Le Père Codrat fut alors à nouveau assigné à l'higouménat. Les membres du Conseil comprirent leur faute, et virent clairement la volonté de Dieu. Ils demandèrent pardon au Père Codrat, qui leur pardonna. Il reprit sa charge d'higoumène avec la même humilité, avec laquelle il avait accepté de la quitter.
Le Père Codrat avait la crainte de Dieu. Et plus encore, il avait l'amour de Dieu, et il croyait toujours que "tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu".


2. Les signes de la grâce.
Beeaucoup de faits merveilleux sont racontés à la Sainte Montagne, à propos de la vie du Père Codrat, et tout spécialement des faits touchant à sa prière et à ses célébrations liturgiques.
Son monde spirituel était très intense et vivant - le fruit de ses combats surhumains pour soumettre la matière à l'esprit et libérer son homme intérieur.
Ainsi sont relatés des faits extraordinaires qui se sont passés un jour qu'il était allé célébrer une Liturgie à une calyve, et qu'il n'y avait pas de chantre. Nous n'avons toutefois pas réussi à savoir et à préciser ce qu'il advint et comment la grâce divine S'était manifestée.
"Sur les âmes immaculées et purifiées de toute souillure brille la grâce prophétique", dit saint Basile le Grand.
On sait que le Père Codrat fut jugé digne du charisme spécial de la clairvoyance, comme nous le montre un fait bien connu et dont on parle souvent sur la Sainte Montagne.
Cela se passa durant une agrypnie au monastère de Karakallou. L'higoumène, le Père Codrat était assis dans sa stalle - l'une des rares fois où il était assis - et le sommeil le saisit un court moment. Et, soudainement, il se dressa debout comme s'il voyait quelque chose ou comme si quelqu'un lui avait parlé.
" Pères, à vos chapelets! Nos frères sont en train de subir une épreuve en mer! Ils sont en danger de se noyer! " Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de tes serviteurs", commença-t-il à dire le premier.
Et véritablement, juste à ce moment-là, des frères qui voyageaient par bateau au métochion du monastère à Kassandra, étaient en danger. Le bateau, qui ne marchait qu'à la voile, était pris dans une grande tourmente. Les frères arrivèrent cependant au mouillage, épuisés. Malgré tous leurs efforts, un frère se retrouva dans l'eau jusqu'à la poitrine; ils ne réussissaient pas à amarrer leur bateau.
La prière fervente du Père Codrat et des pères fut entendue; les frères furent raffermis et sauvés du danger. " Le Seigneur m'entend quand je crie vers lui."
Toute la vie du Père Codrat dépendait de la prière. Il ne décidait rien, ne pensait rien, ne faisait rien sans la prière. La prière était pour lui, comme le dit saint Isaac le Syrien, "un refuge pour le secours, une source de salut, un trésor de confiance, le port de la délivrance, le soutien des faibles, une protection au moment de la tentation, l'assistance au plus fort d ela maladie, un bouclier de délivrance dans le combat, et une flèche lancée contre l'ennemi".


3. " J'ai fini ma course."
Les moines sont les vrais philosophes de la vie et de la mort. Le Père Codrat était un pur philosophe de la philosophie selon Dieu. Il ne cessa, pas même un jour, de méditer sur le mystère de la vie et de la mort, à la lumière divine de la Résurrection du Seigneur.
" Quand il approchait de sa fin, je le visitais pour la dernière fois, nous raconta le Père Evdokimos, du monastère de Philothéou; il pouvait à peine bouger la langue.
" Bienvenue, Père Evdokimos. Comment vas-tu? Comment vont les pères?
- Bien, par vos prières, père. Et toi? Comment vas-tu?
- Comment je vais, mon enfant? L'heure est venue. " Nos années sont comme une poussière. Le temps de nos années fait soixante-dix ans, pour les plus robustes quatre-vingts, et le surplus n'est que peine et douleur."
Un autre jour, mon Ancien, le Père Dionysios, le visita. Il allait le voir pour un conseil au sujet d'une affaire pressante; il se demandait s'il devait garder ou renvoyer un de ses disciples, qui avait un caractère rude et difficile. " Prie la Vierge de Tendresse, réussit-il à dire lentement et avec difficulté. Prie et garde-le. Sois patient avec ses imperfections, et Dieu le sauvera.""


*
Le Père Codrat était un moine de quatre-vingt-cinq ans. Pendant cinquante-huit ans, il fut un vaillant athlète de l'esprit, dans la grande et éternelle arène de la Sainte Montagne. Il arriva sur la Montagne en 1879, fut tonsuré moine en 1882, et s'endormit du sommeil du juste le 31 janvier 1940, après s'être volontairement retiré de l'higouménat le premier jour de ce mois. Il semble qu'il avait pressenti sa fin. Il ne souffrait pas de maladie; sa mort fut due à son grand âge.
Avec sa mort, un astre du monachisme et d enotre Eglise disparut du ciel athonite, mais il laissait derrière lui un sillage éternellement lumineux de peines et d'ascèse.
Les cinquante-huit ans de sa vie monastique furent entièrement donnés à Dieu et à ses enfants spirituels, à la prière et à la pratique des vertus. Jusqu' à son dernier moment, ce père d'éternelle mémoire ne cessa pas de conseiller et de guider les pères et les frères sur le chemin du Seigneur. Jusqu'à la dernière heure, il fit fructifier le talent que le Seigneur lui avait confié, avec zèle, avec empressement, et avec la conscience de sa vocation et de sa responsabilité, en honnête ouvrier du Christ.
Ainsi, le jour où il ferma les yeux et finit la course de sa vie ascétique, son travail de cinquante-huit ans dans le monastère de Karakallou, il pouvait dire au Seigneur : " Seigneur, tu m'as confié cinq talents : voici cinq autres que j'ai gagnés."
Et le Seigneur lui répondra : " C'est bien, serviteur bon et fidèle! En peu de choses, tu as été fidèle, sur beaucoup, je t'établirai; entre dans la joie de ton Seigneur ( Mt 25, 20-21).


FIN




TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION




I
SABBAS LE CONFESSEUR


PROLOGUE




I. LES ENFANTS DU DESERT
1. Le modèle.
2. Hilarion, l'Ibère.
3. La poursuite de Dieu.
4. Leur vie dans le désert.
5. Entre ciel et terre.
6. La séparation.


II. L'ASCENSION
1. Vers la lumière.
2. La communauté du Père Sabbas.
3. Nourriture spirituelle.
4. Un pilier vivant de vertu.
5. Le charisme de prophétie.


III. LE PERE SPIRITUEL RENOMME.
1. "Je me suis fait tout à tous."
2. Les artifices de l'amour.
3. Les remèdes qui guérissent.
4. Transformations.


IV. LE PELERIN
1. Les joies et les afflictions de Sion.
2. Saint Sabbas le Sanctifié.
3. Les oiseaux du désert.
4. Pèlerinage au Jourdain.


V. La lutte contre les démons.
1. La grâce de vaincre les démons.
2. Le livre de magie.
3. Les étranges jets de pierre.
4. Le faux ange.


VI. "FAIS-MOI CONNAITRE LES CHEMINS DE LA VIE".
1. A la source de la vie.
2. " Souviens-toi, ô Seigneur".
3. Celui qui aide et qui conseille.
4. Une lettre précieuse.
5. Pâques au Ciel.






II
IGNACE LE CONFESSEUR


PROLOGUE


I. SA FORMATION SPIRITUELLE
1. Un sacrifice offert à Dieu.
2. Le mépris de Mammon.
3. Travaux ascétiques.
4. Le mystère de l'obéissance.
5. L'obéissance et la prêtrise.


II. PERE ET FILS.
1. Le grand Ancien.
2. Une controverse à propos du jeûne.
3. Le premier disciple du Père Ignace.
4. Le second disciple.


III. LE PORT DU SALUT.
1. La science de guider les âmes.
2. " Fils de consolation".
3. La tentation d'un ermite.
4. La veilleuse.
5. L'étrange maladie.
6. Le moine orgueilleux qui devient possédé.


IV. LA LUMIERE DE LA GRACE.
1 Une fleur qui embaume.
2. Sa clairvoyance.
3. Comme le visage d'un ange.
4. Durant la Divine Liturgie.
5. Vers la lumière.




III
CODRAT DE KARAKALLOU


PROLOGUE


I. SON LIEU DE SANCTIFICATION ET D'ASCESE.
1. Le saint monastère de Karakallou.
2. Ses origines et son appel monastique.
3. " Voyez comme il est bon d'habiter en frères tous ensemble."
4. "Tout pour la gloire de Dieu."
5. Un modèle d'assiduité au travail.


II. UN MODELE D'HIGOUMENE
1. Le bon pasteur.
2. Le culte divin : sa vie.
3. L'art pastoral.
4. Détaché de tout, ascète, et compatissant.


III. UN PERE SPIRITUEL MODELE
1. Un médecin des âmes.
2. Dans la chapelle de Saint-Gédéon.
3. Comment fut sauvé un homme désespéré.
4. Un héritahe spirituel.


IV. " C'EST BIEN, SERVITEUR BON ET FIDELE".
1. Epreuves.
2. Les signes de la grâce.
3. " J'ai fini ma course."

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