dimanche 1 mars 2020

Père Patric, La Doctrine des Néo-Orthodoxes sur l'Amour.

Père PATRIC
La Doctrine des Néo-orthodoxes sur l'Amour
FRATERNITE ORTHODOXE SAINT GREGOIRE PALAMAS
Le Seigneur Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit. Genèse, 2, 21.
Vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus-Christ; vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. Galates, 3, 26-28.
Le désir de la chair a té donné à l'homme par Dieu. Dieu nous a faits pour avoir faim, soif, désirer la femme, etc...Toutes ces choses sont naturelles et ne peuvent nuire à l'homme quand elles demeurent dans les limites de leur affectation. Elles deviennent dangereuses, quand l'âme est vide, quand elle n'est pas remplie de la présence de Dieu, quand elle remplit son vide de plaisirs corporels. Si la place destinée à Dieu dans le coeur est occupée par les plaisirs de la chair, le coeur ne peut alors accueillir Dieu et l'avoir comme hôte. Voilà comment la chair désire contre l'esprit et l'esprit contre la chair. Alexandre Kalomiros, "La Gloire de la Matière", La Lumière du Thabor, n°5.
La nature humaine a été créée dès l'origine en vue de l'homme nouveau; l'intelligence et le désir de l'homme sont créés pour le Christ : nous avons reçu l'intelligence pour connaître le Christ, le désir pour que nous soyons attirés vers lui et la mémoire pour le porter en nous. Et ce, d'autant qu'il a servi de modèle à notre création. En effet, ce n'est pas le vieil Adam qui a été le modèle du Nouveau, mais le Nouveau de l'ancien ( Rom.5, 14). Pour nous qui le reconnaissons comme notre ancêtre, le premier Adam passe pour être l'archétype de la nature humaine; mais pour celui qui a devant les yeux tous les êtres, avant mêm qu'ils n'existent, l'ancêtre n'est que l'imitation du Nouvel Adam. Il a été créé à l'image et à la ressemblance de ce dernier.
Nicolas Cabasilas +
TABLE DES MATIERES PREFACE Mgr Photios, évêque de Lyon
INTRODUCTION
Chapitre I LA DOCTRINE DE YANNARAS
Chapitre II LES THEORIES DE PAUL EVDOKIMOV
Chapitre III LES THEORIES DE VLADIMIR SOLOVIEV
Chapitre IV DE SOLOVIEV A YANNARAS
Chapitre V LA THEOLOGIE PATRISTIQUE SUR L'IMAGE ET LA RESSEMBLANCE DE DIEU
CONCLUSION
Appendice
COMMENT DEFINIR LES NEO-ORTHODOXES
PREFACE
La Tradition n'est pas, dans l'Eglise Orthodoxe, le dépôt ancien de dogmes inanimés et de règles désuètes qu'il appartiendrait à chaque époque de dépasser pour laisser le Saint Esprit libre de souffler où Il veut. On ne saurait parler d'orthodoxie ancienne ou de néo-orthoodxie ( d'orthodoxie nouvelle), sans référence à une conception philosophique du progrès de la Foi dans l'Histoire qui est totalement étrangère à la révélation chrétienne. La Tradition vivante est la chaîne des êtres spirituels qui, d'âge en âge, ont fait l'expérience de l'union à Dieu et qui, en raison de cette déification, sont appelés à être les seuls véritables Pédagogues. La condition, pour les Pères, de la véritable théologie, est donc la vie ascétique, la vie de prière, la pratique des commandements qui font habiter l'Esprit en nous, comme dit l'Apôtre Paul. Il convient, avant de parler de Dieu, de se purifier pour Dieu : faute de cette méthode, on s'expose à faire de la théologie à l'aide du savoir humain, ici inopérant comme l'enseigne saint Grégoire de Nysse : " Beaucoup, qui ont encore besoin de se purifier eux-mêmes de leurs actions passées...osent aborder la montée vers Dieu, avec la seule protection de la connaissance sensible. Il s'ensuit qu'ils sont lapidés par leurs propres pensées : les opinions hérétiques en effet sont des sortes de pierres qui accablent leur propre inventeur" ( Vie de Moïse, II, 161). Nul donc ne saurait être uni à Dieu s'il ne s'est d'abord libéré des chaînes du péché et des passions qui asservissent l'âme au corps de la mort et à la loi de la chair. Or, celle-ci est ennemie de Dieu, soumise à la convoitise de la chair, à la convoitise des yeux, et à l'orgueil de la vie. Contester la nécessité pour le chrétien d emener le combat contre ses passions et de crucifier sa chair pour l'amour du Christ, c'est nier tout l'enseignement des Ecritures et des Pères et fermer ainsi l'accès ici-bas au Royaume de Dieu. C'est pourtant une des conséqences les plus funestes de la doctrine des "néo-orthodoxes", en particulier de Christos Yannaras, qui voient danns la relation érotique entre l'homme et la femme une analogie de la relation des Personnes de la Sainte Trinité, et ce qui nous fait à "l'image de Dieu". Le plus étrange est que cette "théologie de l'éros" soit donnée pour être celle-là même des Ecritures et des Pères de l'Eglise ( l'auteur cite saint Maxime le Confesseur, saint Jean Climaque, par exemple)! En vérité, elle se fonde sur des traditions gnostiques très anciennes, qui n'ont cependant cessé d'exercer leur influence, notamment dans la pensée de certains "théologiens" russes des XIXème et XXème siècles. Le petit livre ci-dessous a le mérite de montrer cette filiation gnostique dans la doctrine des "néo-orthodoxes" grecs d'aujourd'hui et d'étudier l'origine ou les sources de la pensée de Christos Yannaras. Père Patric s'efforce, dans un premier chapitre, de présenter les idées de C. Yannaras en s'appuyant sur de nombreuses citations de l'auteur. Il montre ensuite qu'elles rejoignent celles de Paul Evdokimov, qui apparaît comme "l'un des maîtres de Yannaras", doctrines qu'ils héritent tous deux du sophiologue russe V. Soloviev. Nous faisons nôtre cette conclusion : " Ainsi, les néo-orthodoxes ont introduit dans l'Eglise orthodoxe - qu'ils prétendent servir en prêchant la "bonne parole" aux intellectuels de la gauche chrétienne - des thèses issues de la cabale, du sophianisme et qui veulent "réformer l'ascèse" et la remplacer par "la grâce paradisiaque de l'éros". L'intérêt de cet ouvrage n'est pas de nature intellectuelle; il ne s'agit pas de présenter un corpus d'idées qui s'opposerait à l'enseignement patristique, lequel serait lui-même un autre système d'idées. C'est l'essence même de la foi et de la vie chrétienne qui est en jeu : la négation de l'ascèse, le mépris de la vie monastique, la recherche de la perfection de la vie en Christ. Qu'on en juge par les conséquences qu'impliquent une telle affirmation : " D'abord et avant tout, la distinction des sexes chez l'homme et l'attrait érotique entre existences de sexes opposés conduisent à sa fin "naturelle" et à son but l'élan érotique universel déposé dans la nature; (...) ils ont finalement pour but l'union déifiante de l'homme avec Dieu" ( C. Yannaras, La Foi vivante de l'Eglise, Paris, 1989, p. 96). Comment peut-on affirmer sans honte que c'est dans l'union charnelle entre les êtres que s'accomplit l'union à Dieu? Comment peut-on prétendre que cette absurdité est l'enseignement des Pères ascétiques, comme Jean le Sinaïte? Se peut-il que Yannaras croie réellement que telle est la doctrine chrétienne? Qu'en est-il alors des saints qui se sont faits "eunuques pour le Royaume"? Dieu leur fut-il caché parce qu'ils n'avaient pas connu les extases de l'union des corps? C'est folie sans équivalent que d'en arriver à poser de semblables questions. Et cette folie qui renverse tous les commandements de l'Eglise est devenue une monnaie tout-à-fait courante. Que Dieu ait pitié des bouches que souillent de tels blasphèmes, et qu'il mette une grade sur les nôtres. Le plus désolant est aujourd'hui le silence des instances ecclésiastiques officielles en Grèce et ailleurs. Seuls le Père Théoclète et le Père Maxime de la Grande Laure de l'Athos se sont élevés contre ces hérésies et ces souillures qui ont grand succès auprès du public. L'ouvrage de Yannaras s'est vendu à plus de 60 000 exemplaires en Grèce - et nul évêque pour le dénoncer! Il a même reçu l'accueil le plus favorable en France dans la revue Contacts. C'est pourquoi nous saluons le travail de Père Patric, qui est lui-même un prêtre marié, père de quatre enfants. Qu'il permette à tous ceux qu'angoisse l'évolution actuelle des églises officielles de comprendre qu'on ne saurait vouloir corriger les dogmes fondamentaux de la Foi orthodoxe sans graves dangers et qu'une hérésie n'en entraîne une autre : avec l'oecuménisme s'installent maintenant les vieilles traditions païennes sous le manteau de l'orthodoxie. Que tous ceux qui veulent demeurer fidèles au bon dépôt de la foi ( 2 Timothée 1, 14) confessent le Synodicon du VIIème Concile Oecuménique qui anathématise à l'avance toutes les nouvelles hérésies, dont celle des néo-orthodoxes. Suivons l'exhortation de l'Apôtre : " Ô Timothée, garde le dépôt, en évitant les discours vains et profanes, et les disputes de la fausse science. Quelques-uns, pour en avoir fait profession ont, en ce qui concerne la foi, manqué le but" ( 1 Timothée 6, 20-21). Que Dieu nous donne des yeux pour voir et des oreilles pour entendre! Amen. + Mgr Photios, Evêque orthodoxe de Lyon. INTRODUCTION En Grèce, depuis quelques années, est apparu un mouvement philosohique et culturel, qui a pris le nom de "néo-orthodoxie". Ce nom même indique l'ambiguïté du mouvement, qui est considéré par les uns comme l'occasion inespérée de rendre "nouvelle" l'orthodoxie dans des milieux qui la considéraient jusque là comme "ancienne" et "dépassée", et par les autres comme l'invention d'une nouvelle "orthodoxie", sans grand rapport avec celle de l'Eglise Orthodoxe. L'une des personnalités majeures de ce mouvement est le philosophe Christos Yannaras qui, après s'être formé en Europe - en France et en Allemagne surtout - enseigne aujourd'hui à l'Ecole supérieure des sciences politiques d'Athènes. Son oeuvre abondante est partiellement traduite en anglais, en italien, en allemand et en français. Elle a été relayée en Grèce par la revue des néo-orthodoxes, Synaxis, et en France par la revue Contacts, qui a publié plusieurs de ses articles et qui a rendu compte de ses principaux livres. (1). (1) : ( A lire la collection de Contacts, on voit que C. Yannaras est un collaborateur régulier de cette revue, à laquelle la revue Synaxis, fondée par P. Nellas, a beaucoup emprunté. Pour les articles de Yannaras dans Contacts, voir, par exemple, le n°84 (&973), le n° 95 (1983), le n°103 (1978), le n°29 (1985). Dans le n°97, on lira une recension du livre La Personne et l'Eros, où O. Clément dépeint Yannaras comme "notre ami et collaborateur". Dans le n°128, on peut lire aussi une étude générale sur le mouvement néo-orthodoxe, p.331-358). Dans la collection Perspective Orthodoxe, qu'il dirige à Genève, chez Labor et Fides, Yannaras a publié La Liberté de la Morale et Philosophie sans rupture (2). (2) : ( Le premier livre a été publié en 1983, le second en 1986. D'autres ouvrages des "néo-orthodoxes" ont été traduits dans la même collection, comme ceux du Père Basile de Stavronikita et de l'évêque Jean Zizoulias). Plus récemment, c'est aux éditions du Cerf que son Abécédaire de la foi, paru à Athènes en 1983, a été traduit par Michel Stavrou sous le titre La Foi vivante de l'Eglise, Introduction à la Théologie orthodoxe (3). (3) : ( Ce livre est paru en septembre 1989. On y trouvera une liste des ouvrages de Yannaras). Dans son Liminaire, Michel Stavrou rappelle que C. Yannaras "s'est peu à peu révélé comme l'un des chefs de file du mouvement néo-orthodoxe, groupe informel rassemblant de jeunes intellectuels de la gauche chrétienne grecque, désireux de retrouver en profondeur les racines vivantes de l'orthodoxie. Il participe activement, à travers la presse et la télévision notamment, à la vie intellectuelle de son pays, et par la forme originale voire contestataire qu'emprunte son témoignage de théologien et de philosophe chrétien, il a à plusieurs reprises suscité autour de ses interventions et de ses ouvrages l'attention des média et de la vie publique hellénique (4)". (4) : ( La Foi vivante de l'Eglise, p. 9. Cité ci-après : La Foi vivante...) Ce que son traducteur ne dit pas ici, c'est que l'oeuvre de Yannaras a suscité les réactions extrêmement vives d'un certain nombre de théologiens et de moines orthodoxes, avec, à leur tête, le Père Théoclète, du monastère de Saint-Denys du Mont Athos, qui ont écrit et prêché contre les nouvelles doctrines introduites par les néo-orthodoxes et par Yannaras en particulier (5). (5) : C'est dans le journal athénien Orthodoxos Typos que sont parus les principaux articles du Père Théoclète sur Yannaras. Le Père Maxime, du monastère de la Grande Lavra du Mont Athos, a lui aussi publié dans le même périodique des articles sur la théologie des néo-orthodoxes. Selon nos informations, le célèbre professeur Constantin Mouratidès, président de l'Union Panhellénique des Théologiens et fondateur de la revue Koinonia, prépare lui aussi une critique de la doctrine de C. Yannaras). Le Père Théoclète a notamment publié deux livres, Le Néo-nicolaïsme des Néo-orthodoxes et L'Hérésie des Néo-orthodoxes (6), et accusé Yannaras devant le Saint Synode de l'Eglise d'Etat grecque qui, à ce jour, n'a pas soutenu le moine du Mont Athos contre le philosophe athénien(7). (6) : ( Publiée en 1989 par les éditions d'Orthodoxos Typos. Les nicolaïtes formaient une secte judaïco-chrétienne, quoique leur caractère principal fût une opposition absolue aux prescriptions judaïques. Son chef, d'après saint Irénée de Lyon, fut Nicolas, un des sept diacres de la communauté chrétienne de Jérusalem, prosélyte d'Antioche. Il semble s'être opposé à la décision du Concile de Jérusalem ( Actes 15) et il enseignait qu'il était indifférent d'user de telle ou telle nourriture et que la fornication n'était pas un mal. Cette première opposition le jeta dans des écarts plus graves au point d'autoriser les désordres contre nature. Il fut le père d'une foule de sectes que l'on a désignées sous le titre de gnostiques. Saint Jean mentionne les nicolaïtes ( Apoc. 2,6 et 14-15). (7) : ( Il ne semble pas que les évêques grecs de l'Eglise d'Etat veuillent se mêler de ces questions dogmatiques. Il n'y avait guère eu plus de réactions lorsque l'archevêque grec d'Australie avait été dénoncé, un an auparavant, par le même Père Théoclète, pour ses opinions néo-nestoriennes. Sur cette question, voir La Lumière du Thabor, n°21, 22, 23, où les articles du Père Théoclète sur l'évêque Stylianos ont été en grande partie traduits. La même revue prépare la traduction des articles du Père Théoclète sur Yannaras ( à partir du n°27).). La question se pose donc de savoir si ce n'est pas un faux procès qui est fait à Yannaras et si ce débat "passionné" ou, pour le moins, "virulent", a une véritable importance dogmatique. Le fait que la traduction du livre de Yannaras en français, La Foi vivante de l'Eglise, porte en sous-titre Introduction à la Théologie orthodoxe tend évidemment à donner l'impression que son auteur lui-même lui accorde cette portée dogmatique : ce n'est pas comme "penseur", ni comme "philosophe" qu'il écrit, mais comme théologien, comme orthodoxe. Il considère son ouvrage comme profondément fidèle à la tradition orthodoxe : " ...La foi qui y est exposée est celle de l'Eglise orthodoxe, ce ne sont pas simplement des idées propres à l'auteur (8)". (8) : ( La Foi vivante...; op. cit., p. 16). Cette volonté, chez Yannaras, de représenter la foi orthodoxe, ou de parler en son nom; oblige donc le lecteur de son oeuvre à aller à l'essentiel : nous ne discuterons ici ni la philosophie (9) de Yannaras, ni sa méthode métaphysico-théologique (10), ni son opposition à l'oecuménisme et à la théorie des branches - que son traducteur minimise volontairement (11) - mais seulement le point précis de son enseignement qui est critiqué par le Père Théoclète de Saint-Denys, à savoir la doctrine des "néo-orthodoxes" sur l'image de Dieu et la réalisation de cette image dans l'amour sexuel. 1) Cette doctrine est-elle effectivement chez Yannaras? 2) Si elle s'y trouve, quelle est son origine? Vient-elle des Pères de l'Eglise, ou a-t-elle une autre source assignable? (9) : ( Il y aurait beaucoup à dire sur la conception de l'histoire de la philosophie développée par Yannaras dans son livre Philosophie sans rupture ( Genève, 1986). Yannaras, cherchant "une vue hellénique de la philosophie et de ses problèmes", pose une unité très discutable entre la philosophie grecque païenne et la patristique). (10) : ( Les frontières entre la théologie et la philosophie sont mal définies par Yannaras, qui emploie volontiers le vocabulaire technique ou jargonnant des philosophes contemporains (Sartre ou Heidegger dont il parle souvent).). (11) : ( Publiant chez un éditeur catholique (Le Cerf), le traducteur de Yannaras, p. 11 sq, tente de justifier Yannaras de son "anti-occidentalisme" : "Dans la langue de Christos Yannaras, il est clair que le mot "Occident" n'a pas un sens strictement géographique, mais désigne la civilisation moderne qui s'est progressivement imposée au monde entier à partir de l'Europe occidentale... son propos n'est pas de donner des leçons à l'Occident, se faisant le héraut d'un Orient orthodoxe triomphaliste - une telle attitude est évidemment dépassée. Dans ce livre, le mot "orthodoxe" n'est pas utilisé dans un sens confessionnel étroit, mais dans le sens d'une référence constante à la foi universelle, "catholique", de l'Eglise Indivise". Le traducteur, M. Stavrou, est certainement très honnête ici, et cela parce qu'il ignore sans aucun doute que Yannaras est aussi l'auteur d'un petit livre Vérité et Unité de l'Eglise, traduit en français par Jean-Louis Palierne et paru chez un éditeur belge, Axios, en 1989. Yannaras y critique notamment la théorie des branches et définit catholicisme et protestantisme comme des hérésies. Par exemple, page 83, il écrit : " Lorsque le 16 juillet 1054, le Cardinal Humbert, chef de la délégation du Pape, déposa sur l'autel de la Sagesse de Dieu ( Sainte Sophie) à Constantinople l'acte d'excommunication de tout l'Orient chrétien, par ce geste la chrétienté occidentale s'excommunia elle-même et se plaça hors des limites de l'Eglise Une, Sainte, Catholique et Apostolique". Même si Yannaras atténue ensuite cette affirmation, je n'entends pas par orthodoxie autre chose que l'Eglise orthodoxe, avant et après le schisme, et non une "catholicité" d'avant le schisme). I LA DOCTRINE DE YANNARAS La Doctrine de Yannaras sur l'image de Dieu est clairement développée dans le chapitre 7 de son livre La Foi vivante de l'Eglise, principalement à partir du § 8 sur "La distinction des sexes" (12). (12) : ( La foi vivante..., p. 90 à 114). Se fondant sur le verset 27 du chapitre un de la Genèse : " Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa", Yannaras affirme que "l'interprétation ecclésiale a vu dans cette phrase la jonction entre le "selon l'image" et la "puissance amoureuse" de l'homme, la puissance qui le pousse à réaliser la vie comme une communion avec l'autre sexe" (13). (13) : ( Ibid., p. 90). Tout d'abord, remarquons que Yannaras ne donne aucune référence à ce qu'il appelle "l'interprétation ecclésiale". On pourrait lui demander : quand et où l'Eglise orthodoxe a-t-elle enseigné qu'il y a une "jonction" entre l'image de Dieu en l'homme et l'éros ou l'érotisme? Nous verrons ci-dessous (14) que ni pour les Pères Apostoliques, ni pour saint Irénée, ni pour les grands Cappadociens, ni pour saint Jean Chrysostome, ni pour la tradition liturgique de l'Eglise orthodoxe - notamment l'Office du mariage - une telle conception de l'image de Dieu n'est même imaginable. C'est donc ailleurs qu'il faudra chercher l'interprétation ecclésiale dont parle ici Yannaras. (14) : ( Voir notre chapitre cinq. Pour les interprétations de l'image de Dieu en l'homme dans l'Orient ancien, dont certaines ont manifestement inspiré les néo-orthodoxes, voir le recueil d'Oswald Loretz, Die Gottebendbildlichkeit des Menschen, Schriften des Deut. Instit. fûr wissenschaftl. Pädagogik, München 1967). Voyons maintenant ce qu'il faut entendre ici par cette réalisation érotique de l'image de Dieu. Pour Yannaras, la différenciation sexuelle fait prendre conscience à l'homme de lui-même et est une image de la vie trinitaire : " Le modèle trinitaire de la vie est l'unité en tant que communion d'amour, communion d'hypostases libres et distinctes, non point unité donnée au plan naturel. Aussi sommes-nous ramenés à la nécessité de la distinction des sexes pour que soit réalisée dans les limites du créé l'image manifestation de la vie de l'incréé" (15). (15) : ( La Foi vivante...p. 91). En termes plus clairs, pour Yannaras, l'homme et la femme découvrent qu'ils sont des personnes dans la relation sexuelle qui établit une "co-existence", une "unité de vie" (16) et c'est en même temps sous ce mode "qu'est réalisé, dans les limites de la nature créée, le modèle trinitaire de la vie" (17). (16) : ( Ibid., p.92). (17) : ( "L'unité naturelle" est le but de la distinction des sexes : " Dans la prophétie d'Adam, qui esplique la raison-finalité de la distinction des sexes, la finalité naturelle de la reproduction n'apparaît nullement, l'unique but défini est l'unité naturelle " dans une seule chair", à laquelle aboutit "l'attachement" libre à la personne de l'autre sexe", ibid., p.92. Yannaras commente ici Gen.2, 23-24, en oubliant que Dieu a dit plus haut en bénissant l'homme et la femme : " Croissez et multipliez-vous..." (Gen. 1, 28).). Cette curieuse théorie est une analogie bien maladroite cependant : on peut imaginer l'étrange relation avec la Sainte Trinité que Yannaras établit entre " la coexistence du couple qui devient dans la vie commune unité et en même temps reste personne ou hypostase" - mais on voit mal où est le troisième terme de cette "triade" (18) familiale : est-ce les enfants, ou l'amour qui unit l'un à l'autre, comme dans la Trinité augustinienne? Il semble plutôt que ce soit la puissance amoureuse elle-même, qui est l'image de Dieu : " ...la puissance amoureuse qui, en tant qu'image de Dieu (19)..." (18) : ( Par respect pour la Sainte Trinité, nous nous abstenons de nommer Trinités les "fausses trinités", c'est-à-dire les concepts philosophiques de la Trinité, et nous les nommons "triades". Ce qui caractérise ces triades, c'est qu'en général elles établissent une relation analogique entre le créé et l'incréé. Ici, nous ne voyons pas vraiment comment Yannaras peut oser comparer la "coexistence", "l'union sexuelle", avec l'unité consubstantielle de la Sainte Trinité. Son analogie, sa métaphore, n'a d'ailleurs guère de sens, si on la prend au sérieux). (19) : ( La Foi vivante..., p. 95). C'est en tout cas la puissance érotique qui permet une véritable genèse de la personne dans la relation à l'être aimé : " Le lien existant entre la distinction des sexes et la création de l'homme à l'image de Dieu n'est donc ni fortuit, ni simplement métaphorique, ni analogique (20). (20) : ( Car, si un lien existant, une relation, n'est ni fortuite, ni métaphysique, ni analogiqye, c'est qu'elle est réelle ou absolue! Or, on ne voit pas bien quel lien réel il peut exister entre Dieu qui est impassible, éternel, sans corps et sans différenciation masculin/féminin, et cette distinction en l'homme. C'est là introduire les catégories créées dans l'incréé). L'homme figure Dieu du fait qu'il est une personne, une existence personnelle (21). (21) : ( Pour Yannaras, la personne, en l'homme, n'est pas donnée, elle se construit, elle est constituée par la relation sexuelle. Or, en Dieu, l'hypostase du Père, celle du Fils, celle du Saint Esprit, un seul Dieu, sont éternelles, incréées, et ne sont pas constituées par leur altérité. A moins que Yannaras ne veuille constituer sa Triade par des relations d'altérité - à la façon des Triades hégéliennes). Mais la personne diffère de l'individu biologique parce que son existence même n'est pas donnée d'une façon naturelle : elle se réalise, en effet, comme un évènement de relation et de communion érotiques. La distinction des sexes permet alors à l'homme de fournir une hypostase naturelle (hypostase de nature) à son existence personnelle, pour que soit mise en oeuvre la référence personnelle qui est un événement constitutif de l'hypostase et unificateur pour la nature de l'homme (22)". (22) : ( La Foi vivante..., op. cit., p. 93-94). Si cette dernière phrase - passablement obscure - a un sens, il faut comprendre que le caractère hypostatique de l'homme s'accomplit, ou devient tel dans la relation sexuelle - qui est aussi, pour Yannaras, le modèle de tout amour : " Dans la littérature ascétique, le modèle de l'amour de Dieu pour l'homme et de l'amour de l'homme envers Dieu sera aussi recherché dans les formes de l'éros humain, même de l'éros corporel, et non pas dans les figures idéalistes issues de la nostalgie platonicienne (23)". (23) : ( Contrairement à ce qu'il pense, Yannaras est plus proche du Banquet de Platon que de l'Evangile. D'une part, le Banquet pose une unité de l'éros charnel et intellectuel, alors que l'amour évangélique parfait est purifié de tout caractère sensuel ou charnel. D'autre part, la conception d'une unité masculin/féminin en l'homme pour qu'il soit pleinement image de Dieu, n'est pas sans rappeler quelque peu le discours d'Aristophane dans le Banquet, et son mythe des êtres-doubles et androgynes primitifs). On est bien loin ici de l'avertissement que donne saint Grégoire de Nysse à ceux qui veulent lire le Cantique des Cantiques, à savoir de s'être purifiés de tout ce qui a rapport "à la chair et aux sens" : " Vous qui, sur le conseil de Paul, vous êtes dépouillés, comme d'un vêtement misérable, du vieil homme avec ses oeuvres et ses convoitises, et qui avez revêtu par la pureté de votre vie les vêtements éblouissants que le Seigneur montra au jour de Sa Transfiguration sur la montagne, ou plutôt, qui avez revêtu Notre Seigneur Jésus Christ Lui-même, avec sa Sainte Tunique, et qui avez été transfigurés avec Lui pour devenir libres de passion et divins, apprenez les mystères du Cantique des Cantiques. Entrez dans l'incorruptible chambre nuptiale, ayant revêtu la robe blanche des pensées pures et sans taches. Que nul, apportant avec soi des sentiments inspirés par la chair et les sens et ne portant pas le vêtement de l'âme qui convient aux noces divines, ne se laisse prendre dans les liens de ses propres pensées en rabaissant les paroles pures de l'époux et de l'épouse au niveau des passions irrationnelles et bestiales et devenu captif, à cause d'elles, d'images honteuses, ne se fasse rejeter de l'allégresse des noces pour échanger la joie de la chambre nuptiale contre les pleurs et les grincements de dents. Voilà l'avertissement que je dois donner au seuil de cette interprétation mystique du Cantique des Cantiques (24)". (24) : ( Nous utilisons l'édition et traduction française Canévet-Daniélou, Paris 1967, La Colombe et la Ténèbre, textes extraits des Homélies sur le Cantique des Cantiques de Grégoire de Nysse, p. 21). Yannaras, au lieu de comprendre spirituellement le langage d'amour de la créature et de son créateur dans le Cantique, transporte en Dieu et dans toute la création la différenciation des sexes : " Dans le langage des archétypes de vie qu'utilise l'Ecriture ( langage des images archétypes bien plus significatives que les concepts) la femme est l'image de la nature, par opposition à l'homme qui est le symbole du verbe ( logos). Cette confrontation de la nature et du verbe, du féminin et du masculin ne représente pas une distinction axiologique, mais l'expérience que fait l'homme du mode selon lequel la vie naturelle se réalise : la nature possède une disponibilité "féminine" à incarner l'événement de la vie, mais il lui faut la semence du verbe pour que cette incarnation se réalise. Sans l'accouplement du masculin et du féminin, la vie ne peut exister. Sans l'intervention du verbe, la nature est seulement une potentialité, non pas un événement existentiel; et sans son incarnation dans la nature, le verbe n'est qu'un concept abstrait, sans réalité hypostatique (25)". (25) : ( La Foi vivante..., op. cit., p. 103-104). Ici, le registre métaphysique de Yannaras est pour le moins inquiétant : d'une part, il reprend la thèse selon laquelleil n'y a pas de réalisation de l'hypostase sans union du masculin et du féminin et, d'autre part, prenant le modèle de l'Incarnation, il y introduit l'union du masculin et du féminin, le premier étant le Verbe, le second la Nature. Ce passage de Yannaras est bien obscur, car il écrit le verbe avec une minuscule, non sans sous-entendre une analogie avec le Verbe, le Fils unique de Dieu. Or, ou bien il n'y a pas d'analogie ici et l'on ne voit pas bien ce que c'est que ce logos qui s'incarne dans la nature; ou bien il y a une analogie et alors on tombe dans la plus redoutable erreur dogmatique, qui est d'affirmer que le Verbe - co-éternel au Père pour la théologie orthodoxe - serait, sans l'Incarantion, un "concept abstrait sans réalité hypostatique". Or, comment affirmer qu'avant l'Incarnation, l'hypostase du Verbe asarkos ("sans la chair"), Seconde Personne de la Sainte Trinité, Fils de Dieu, coéternel au Père, n'était qu'un "concept abstrait", Lui, le Dieu Vivant, qui s'est manifesté aux Prophètes et aux Patriarches de l'Ancien Testament avant de revêtir la chair dans le sein de la Vierge Marie et Mère de Dieu (26)? (26) : ( A force d'être métaphysico-métaphorique, la pensée de Yannaras cesse totalement d'être biblique). On voit comment l'abus des métaphysiques et leur application à la théologie et à la christologie peut conduire, volens nolens, à des doctrines manifestement hétérodoxes (27). (27) : ( Nous ne faisons pas le procès à Yannaras de croire comme certains hérétiques que le Verbe n'était pas une hypostase avant son Incarnation - mais nous constatons seulement que c'est ce qu'il écrit, poussé par le jeu spéculatif de ses métaphores sur le masculin (logos) et le féminin ( la Nature).). Pour s'en tenir cependant à la doctrine de Yannaras sur l'image de Dieu, résumons les thèses principales de ce qu'il appelle son anthropologie : 1) La " puissance amoureuse", l'amour sexuel, est en l'homme l'image de Dieu. 2) C'est par la différenciation sexuelle que l'homme se découvre ou se reconnaît comme personne ou hypostase. 3) C'est par l'union charnelle que l'homme, dans le créé, réalise le modèle trinitaire incréé. 4) Dieu aime l'humanité de ce même amour érotique. 5) Le monachisme, qui anticipe sur le type de communion de l'au-delà, exprime autrement ce même érotisme, qu'il sublime en quelque sorte en Dieu (28). (28) : ( " Il faut qu'une mort intervienne pour que " ce qui est mortel soit absorbé par la vie" ( 2 Cor. 5, 4). C'est à cette mort que se risquent volontairement les moines de l'Eglise. Ils renoncent au mariage, mode naturel de l'auto-dépassement de l'individualité dans l'éros, et s'efforcent d'hypostasier l'éros et le corps selon le mode du Royaume pour exister seulement à travers l'obéissance et l'ascèse, le renoncement à la nature, pour ne tirer existence et vie que de l'appel d'amour que Dieu adresse à l'homme (...) Quant à nous autres, les plus nombreux, nous avons besoin d'une "aide" de l'autre sexe ( Gn 2, 18) pour atteindre, à l'exemple de la Croix du Christ, la mort et la résurrection auxquelles parviennent les moines à travers une brusque transition" ( La Foi vivante, p. 98).). 6) Le véritable érotisme ( libre et sans péché?) est donc accompli dans l'Eglise par le chrétien qui comprend le sens véritable (trinitaire) de cet érotisme. 7) Le christianisme est une religion personnaliste, mais ce caractère personnel trouve sa genèse dans la sexualité qui, en l'homme, est plus que naturelle ("supranaturelle, surnaturelle"). Acceptons ce que nous dit Yannaras lorsqu'il parle " d'interprétation ecclésiale", c'est-à-dire que ces thèses ne lui sont pas propres. D'où viennent-elles donc? II LES THEORIES DE PAUL EVDOKIMOV Christos Yannaras a longtemps séjourné en France, où il a fait un travail universitaire à la Sorbonne sur saint Jean le Climaque, et où il a enseigné à l'Institut Saint-Serge et à l'Institut d'Etudes Oecuméniques - si l'on en croit la notice d'un de ses livres (29). (29) : (On lira cette notice sur la quatrième page de couverture de Philosophie sans rupture (v. note 9). Yannaras a aussi enseigné à la faculté de théologie protestante de Genève). Dans ce milieu de l'émigration russe à Paris et autour de la revue Contacts, il a sans doute connu - et surtout il a très bien lu - le philosophe russe Paul Evdokimov, dont O. Clément a montré l'influence, dans un livre publié précisément dans la collection dirigée par Yannaras à Genève (30). (30) : ( Ce livre s'intitule : Orient-Occident, deux Passeurs, Vladimir Lossky, Paul Evdokimov, Genève 1985. Clément insiste sur le caractère complémentaire selon lui de Lossky et d'Evdokimov; le lecteur est plutôt frappé par les différences radicales entre ces deux auteurs - le premier, Lossky, fidèle à la tradition patristique, le second aux "penseurs russes" du XIXème siècle). De nombreux rapprochements seraient à établir entre Yannaras et Evdokimov, notamment de méthode, l'un et l'autre spéculant sur la théologie sans la distinguer de la philosophie (31). (31) : ( Pour Evdokimov, ce qui caractérise la pensée russe, qui rompt avec la patristique ou qui est supposée la dépasser, c'est cette unité de la réflexion philosophique et théologique. Rappelons que, dans son liminaire, Stavrou définit Yannaras comme "théologien et philosophe chrétien"). Evdokimov peut être considéré comme l'un des maîtres de Yannaras, puisqu'il lui emprunte ses grandes thèses de sa philosophie de l'amour. Paul Evdokimov est, en effet, l'auteur de deux livres sur cette question : La Femme et le Salut du Monde, qui porte en sous-titre : Etude d'anthropologie chrétienne sur les charismes de la femme (32), et Le mariage, sacrement de l'amour (33), qui a été repris sous d'autres formes. (32) : ( Paris-Tournai, 1958). (33) : ( Lyon, 1944). Pour Evdokimov, le premier homme a été créé androgyne à l'image de Dieu, et la différenciation sexuelle a été la séparation de cet état masculin-féminin, qui ne redevient "image de Dieu" que lorsqu'il est réuni à nouveau : " La distinction actuelle masculin-féminin en tant que deux individualités désormais isolées l'une de l'autre est en-deça de la vérité initiale. Bien au contraire, il se dégage clairement du récit biblique que ces deux aspects de l'homme sont à ce point inséparables qu'un être humain masculin ou féminin pris isolément et considéré en soi, n'est pas parfaitement un homme. Il n'y a pour ainsi dire qu'une moitié d'homme dans un être isolé de son élément complémentaire. La naissance d'Eve apparaît donc comme le grand mystère de la consubstantialité des principes complémentaires de l'être humain : homme-femme, l'archétype premier de tout humain (34)". (34) : ( La Femme et le Salut du Monde, op. cit., p. 135-136. Voir aussi Le Mariage Sacrement de l'Amour, op. cit., p. 87-88). C'est la chute, pour Evdokimov, qui a fait d ela différenciation sexuelle une opposition que le christianisme doit supprimer. La fin de l'opposition du masculin et du féminin doit précéder et annoncer la venue du Royaume : " La chute a sécrété les poisons d'une conscience malheureuse. Le féminin et le masculin sont entrés dans un conflit d'opposition et d epolarité mauvaise qui ira jusqu'à la désespérance et la crispation des contradictoires. Or, un agraphon (dans la deuxième lettre de Clément) cite la parole du Seigneur au sujet des temps derniers : " Le royaume viendra quand deux seront un et que le masculin ne sera plus le même par rapport au féminin (35)". (35) : ( Remarquons qu'ici Paul Evdokimov, non seulement ne précise pas qu'il s'agit, en fait, du texte gnostique de l'Evangile selon les Egyptiens, mais qu'avec une certaine malhonnêteté intellectuelle, il fausse le texte grec même. Le texte dit en effet : la mort cessera hotan to tês aischunes enduma patésete, kai hotan génétai ta duo hen, kai to arren meta tês theleias, oute arren, oute thêlu, ce qu'il faut traduire par : lorsque vous foulerez aux pieds le vêtement de la honte, et que les deux deviendront un, et que le mâle sera avec la femelle, ni masculin ni féminin". Paul Evdokimov a carrément fait changer la fin du texte, ce qui en change le sens). C'est le temps de l'intégration ultime et d el'harmonie des composants : " Voici, je fais toutes choses nouvelles" (Ap. 21, 5). Cela est plus précis encore dans un autre agraphon (épître de Barnabé) : " Voici, je fais le dernier comme le premier". Les "contradictoires" se muent en "contraires" et s'élèvent jusqu'à leur coïncidence ( la coïncidentia oppositorum définit le divin chez Nicolas de Cues). Finis amoris ut duo unum fiant ("le terme de l'amour est que les deux deviennent un"), à la lumière de la fin cette parole s'applique à la totalité du masculin et du féminin et s'érige en signe eschatologique du destin humain, en signe de l'approche du Royaume dont il fait déjà voir la Figure (36)". (36) : ( La Femme et le Salut du Monde, op. cit., p. 22-23). Se fondant sur des Apocryphes considérés généralement comme influencés par le gnosticisme (37), Evdokimov pose donc que la différenciation sexuelle, vécue comme opposition depuis la chute (38), doit être réintégrée dans l'unité androgyne du premier homme - et cela, avant la fin des temps. (37) : ( On ne sait pas pourquoi Evdokimov va chercher un agraphon, non reçu par l'Eglise, alors que l'Ecriture indique clairement que, dans le Royaume, il n'y aura plus ni masculin, ni féminin ( voir par exemple Matthieu 22, 30).). (38) : ( Pour Evdokimov, il existe une sexualité originaire hermaphrodite et c'est la différenciation sexuelle à partir de l'androgyne primordial qui a eu lieu en prévision de la chute, alors que pour les Pères, c'est la sexualité elle-même qui est surajoutée à la nature humaine en vue de la reproduction de l'humanité dans l'état déchu). Retrouver l'unité du masculin et du féminin, c'est retrouver le premier homme Adam; Dans l'union des sexes, c'est un retour à une situation d'avant la chute qui s'opère. Le commentateur et disciple d'Evdokimov, O; Clément, ose même affirmer que le Christ est venu restaurer l'union du premier homme avec la première femme : " La rencontre du premier homme et de la première femme dans une plénitude et une innocence dont la nostalgie marque jusqu'aux recherches désespérées de l'érotisme, ce "grand mystère" restauré par le Christ, il semble que des générations d'écrivains ecclésiastiques, célibataires par vocation ou par conditionnement, l'aient ignoré, voire rejeté. L'éros originel s'est trouvé sans autre (39) identifié à la génitalité et étroitement lié à la chute : pour certains pères, Dieu n'aurait-il pas créé la femme en prévision de la chute, pour assurer la sauvegarde de l'espèce, le mariage n'ayant d'autre justification, ajoutait ironiquement Evdokimov, que d'engendrer de temps à autre un moine? (39) : ( Il semble qu'il manque ici un mot dans le texte édité de Clément. Il faut lire probablement : sans autre examen). Les pires calomniateurs de l'amour, disait-il encore, sont les moines qui n'ont pas réussi leur ascèse, qui brûlent d'inassouvissement et s'imaginent que les gens mariés passent leur temps dans la débauche. Nous évoquions un jour une connaissance commune, un moine qui se piquait de théologie : " Que peut-on attendre de lui, disait Paul Evdokimov, il n'a vu ni la beauté de Dieu, ni la beauté d'une femme". Un moine "réussi", par contre, accède à la source et au centre de tout amour. Comme le rapporte saint Jean Climaque, il peut célébrer la gloire de Dieu dans la vision d'un beau corps de femme. Paul Evdokimov insistait sur l'évolution de saint Jean Chrysostome qui, mûri par l'ascèse et par son expérience de pasteur, avait fini par célébrer dans le mariage "le sacrement de l'amour", l'amour pneumatophore qui change la substance même des choses (40) ". (40) : ( O. Clément, Orient - Occident, deux Passeurs..., op. cit., p. 165-166. Le thème d'une vie sexuelle innocente antérieure à la chute peut aussi venir de la cabale ( cf. F. Secret, Les Kabbalistes Chrétiens de la Renaissance, réed. Neuilly 1985, p. 91-92). A la vue d'un tel texte, le lecteur le mieux prévenu sera surpris de cette conception quasi "hippie" appliquée aux Pères de l'Eglise : n'y lit-on pas l'utopie d'une sexualité d'avant la chute faite de "plénitude" et d'"innocence" que le Christ serait venu "restaurer"? Ici, la "transfiguartion" s'accomplit dnas le mariage : ..." Pour Evdokimov, l'existence transfigurée est une existence nuptiale (41)". (41) : ( Ibid., p. 165). Pour suivre cet auteur, ne doit-on pas admettre qu'Adam et Eve ont partagé une telle existence de "transfiguration" dans le Paradis, et donc qu'ils s'y sont connus sexuellement? Toujours est-il que O. Clément en conclut qu'il faut "rectifier l'ascèse traditionnelle en retrouvant la grâce paradisiaque de l'éros (42)". (42) : ( Ibid., p. 165. Théologiquement, la théorie d'une sexualité d'avant la chute et transfigurée ne saurait être qu'une erreur grossière. Adam et Eve avaient été créés enfants, selon saint Irénée de Lyon. C'est après la chute et la sortie hors du Paradis et de la "transfiguration" qu'Adam et Eve se connurent sexuellement (Gen. 4, 1). Le monachisme s'est égaré et les Pères de l'Eglise - sauf saint Jean Chrysostome qui a su "évoluer" - se sont trompés parce qu'ils n'ont rien compris au "mystère de l'amour" : " Les docteurs de l'époque patristique centrent leur intérêt sur les questions dogmatiques; moines eux-mêmes, et pour la plupart vierges, ils n'avaient ni l'expérience nécessaire, ni assez d'intérêt pour une théologie de l'amour. Très riche en Traités ascétiques, cette époque passe à côté du mystère transphysiologique des sexes et d ela situation réciproque de l'homme et de la femme. L'anthropologie chrétienne n'est pas suffisamment élaborée et le mariage et l'amour ne sont le plus souvent étudiés que du point de vue sociologique. L'héroïsme magnifique des ascètes a livré une bataille décisive à l'intérieur même de l'homme et l'a exorcisé des puissances démoniaques, mais à un prix qui frise la déshumanisation des rapports entre l'homme et la femme, et c'est la femme qui paie (43)". (43) : ( La Femme et le Salut du Monde, op. cit., p. 165-166. Que les exploits des ascètes ont libéré l'humanité des démons qui la tyrannisent et l'ont purifiée de ses maladies, cela se comprend. Mais comment cette guéris²²on aurait-elle déshumanisé les rapports homme/femme? Pourquoi la femme paierait-elle le prix de l'expulsion des démons, Evdokimov se faisait des "charismes de la femme" une singulière idée s'il pensait qu'elle se portait mieux quand les démons étaient présents, L'Eglise chante : " Femmes qui avez combattu vaillamment Et vécu avec joie dans l'ascèse, Vous qui avez vaincu l'ennemi, Priez pour que nous recevions en partage La gloire sans déclin Et la félicité dont vous avez été dignes" ( Canon de Joseph l'Hymnographe, aux Puissances célestes et à tous les saints). Un tel passage d'Evdokimov pourrait être commenté et critiqué longuement. Tout d'abord, on s'étonnera de l'affirmation que les Pères de l'Eglise n'ont pas établi "d'anthropologie" élaborée - bien sûr, par politesse, ils ont attendu Paul Evdokimov. Les Pères de l'Eglise n'étaient pas des penseurs ou des philosophes, ils n'avaient aucune raison de créer un système métaphysique dont l'anthropologie aurait été une partie. En revanche, d'autre part, les Pères n'ont cessé de parler de ce que nous appelons "anthropologie" : ils ont décrit avec minutie le mécanisme des passions humaines, comme elles s'engendrent les unes les autres, et comment l'homme peut, par la vie de prière et d'ascèse, sous la direction d'un bon thérapeute ( père spirituel), guérir le dysfonctionnement de notre nature, lié à la chute, pour retrouver en Christ, dans les trois étapes spirituelles de la purification, de l'illumination et de la glorification, l'état normal de l'homme. Dans cet état de l'homme guéri et libéré en Christ de ses trois ennemis, le diable, le péché et la mort, qui le retenaient asservi par la maladie de la nature déchue, il n'y a plus, comme l'indique nettement l'Ecriture, ni masculin, ni féminin - la différenciation sexuelle étant une catégorie relative, pour ce monde et non pour le royaume à venir : " A la résurrection les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges de Dieu dans le Ciel" ( Matthieu, 22, 30) (44). (44) : ( Le monachisme n'a d'autre but que le Royaume. L'Evangile parle ( Matthieu 19, 22) de ceux qui se font eunuques pour le Royaume de Dieu. Tous les Pères de l'Eglise, après l'Apôtre Paul, ont indiqué clairement que le monachisme était une voie difficile mais plus parfaite pour parvenir au paradis et à l'amour désintéressé). Au contraire, pour Evdokimov, le masculin et le féminin sont des catégories absolues, des structures de la réalité, des archétypes qui, même dans le royaume, ne disparaîtront pas, mais seront "intégrés" en Christ : " Un être masculin et un être féminin, les multiples formes de l'unité dans l'histoire ne sont que des images de l'Un, du masculin-féminin du Royaume (45)". (45) : ( La Femme et le Salut du Monde, op. Cit., p. 229). C'est à la lettre même de l'Ecriture que s'oppose ici la doctrine d'Evdokimov. Comme les sadducéens de l'Evangile, il projette le siècle présent sur le siècle à venir. Il transpose même la différenciation des sexes à l'intérieur de la Sainte Trinité : " En suivant la distinction hypostatique, le masculin est en rapport avec le Verbe et le féminin est en rapport ontique avec l'Esprit Saint. L'unidualité du Fils et de l'Esprit traduit le Père (46)". (46) : ( Ibid., p. 26). Et "le Père, le monarchos, se révèle source et but de l'unité trinitaire et c'est pourquoi il est aussi le troisième terme de tout amour (47)". (47) : ( Ibid., p. 26. Cette conception, quelque peu augustinienne dans sa forme, se différencie de celle de l'évêque d'Hippone par le fait qu'ici c'est le Père qui est le lien d'amour du Fils et de l'Esprit). Cette introduction du masculin et du féminin en Dieu permet à Evdokimov de développer toute une conception des charismes propres à la femme, le Saint Esprit étant féminin. Il y intègre la sophiologie boulgakovienne, la Sophia - comme les énergies divines - étant féminine : " Jung présente un choix très riche de textes sophianiques ( Proverbes, la Sagesse de Jésus Sirach (l'Ecclésiastique), la Sagesse de Salomon). Sophia fait son entrée comme la joie de Dieu et des enfants de l'homme ( cf. Sag. 8, 30-31); plasmatrice des mondes, elle s epose en leur entéléchie (48) suprême. (48) : ( Energie agissante et efficace). Mais surtout, elle révèle l'aspect féminin des énergies divines, qui ne touche point l'essence de Dieu, mais exprime une certaine tonalité intérieure de ses manifestations dans le monde (49). (49) : ( Ibid., p. 199). Cette féminité sophianique prend même un tour païen, la Mère de Dieu devenant la nature, la terre-mère : " Quand la vieille religieuse, dans les Possédés de Dostoïevsky, dit que la Théotokos est la "terre humide", elle ne fait que désigner cet élément de maternité sous son aspect cosmique de terre nourricière, sous l'aspect de l'âme cosmique qui engendre les mondes (50)". (50) : ( Ibid., p. 217). Arrêtons-nous ici; nous ne faisons pas une étude sur Paul Evdokimov, mais nous voulions montrer tout ce que Yannaras lui emprunte - même si le philosophe russe n'est qu'un maillon de la chaîne. Nous pouvons donc résumer ainsi les principales thèses d'Evdokimov : 1) Adam était androgyne. Le Royaume viendra quand cet état d'androgynéité sera restauré. 2) La Trinité est archétypalement masculine (le Verbe) et féminine ( le Saint Esprit) et l'unité des deux a pour but le Père. 3) La différence sexuelle subsistera dans le Royaume, mais en union, non en opposition. 4) Les Pères n'ont pas fait d'anthropologie élaborée. Comme ils étaient des moines, ils n'ont pas compris la théologie de l'amour. 5) Il faut "corriger" l'ascèse et "retrouver la grâce paradisiaque. III LES THEORIES DE VLADIMIR SOLOVIEV Paul Evdokimov n'a pas inventé ces thèses que nous venons d'étudier. Selon O. Clément, il fut l'élève de Berdiaev et - en matière de sophiologie surtout - du Père Serge Boulgakov (51). (51) : ( Voir Orient-Occident, deux Passeurs..., op. cit., p. 109. O. Clément parle des "rencontres décisives avec Nicolas Berdiaev et le P. Serge Boulgakov" et plus loin, p. 110 : " Berdiaev, type prophétique issu de la race des fols en Christ, écrit-il. Il y aura de cela chez Paul Evdokimov, mais il sera plus ecclésial, comme Serge Boulgakov : déjà dans la dualité de ses maîtres, son génie du dépassement et de la synthèse"). Berdiaev écrit notamment que "Soloviev est le premier penseur chrétien à avoir considéré l'amour physique non pas comme un facteur de reproduction, mais en lui donnant un sens personnel...Soloviev relie l'éros mystique et l'ascétisme (53)". (53) : ( N. Berdiaev, L'Idée russe, Paris, 196ç, p. 184). Voilà donc le premier penseur chrétien à avoir fait une théologie de l'amour, alors que les Pères de l'Eglise, critiqués par Berdiaev et Soloviev, n'ont pu y parvenir. Evdokimov rend d'ailleurs un hommage appuyé à Soloviev : " La vérité révélée aux Pères s'est transmise en héritage aux théologiens byzantins. La théologie russe l'a reçue à son tour et, avec Soloviev, a témoigné de sa fidélité à la Grande Tradition (54)". (54) : ( Paul Evdokimov, Le Christ dans la Pensée russe, Paris, 1986, p. 110. On remarquera le flou artistique sur la Grande Tradition - vocabulaire très guénonien). Soloviev est présenté dans Le Christ dans la Pensée russe comme un "ascète", possédant "le don de clairvoyance (55)", ayant des "apartés et des visions mystiques (56)". (55) : (Ibid., p. 108). (56) : (Ibid., p. 113). On imagine mal que C. Yannaras n'ait pas lu Le Sens de l'Amour de Soloviev auquel son maître Evdokimov doit tant (57). (57) : ( Yannaras a très bien pu lire Le Sens de l'Amour dans sa première traduction française, parue en 1946, chez Aubier). Les textes parlant par eux-mêmes, nous allons essayer de dégager brièvement cette " théologie de l'amour" de Soloviev. Pour Soloviev, l'amour sexuel est l'épanouissement suprême de la vie individuelle : " Chez les animaux, aussi bien que chez l'homme, l'amour sexuel est l'épanouissement suprême de la vie individuelle (58)". (58) : ( Le Sens de l'Amour, op. cit., p. 31). La personnalité humaine s'accomplit dans l'amour sexuel plus que dans les autres formes de sympathie : " Les autres formes de sympathie peuvent encore moins prétendre remplacer l'amour sexuel (59)". (59) : ( Ibid., p. 43). Ce qui lui donne une telle importance, c'est qu'en tant que masculin ou féminin l'homme ne peut atteindre l'absolu; il ne le peut qu'en atteignant l'état "androgyne" dans et par l'amour sexuel : " L'amour a donc pour tâche de justifier en fait le sens de l'amour qui, initialement, n'est donné que dans le sentiment. Ce qui est requis, c'est l'union de deux êtres limités donnés, pour faire d'eux une seule et même personne idéale absolue. Non seulement pareille tâche ne comporte en elle-même ni contradiction interne ni disparité avec le sens du monde, mais elle est une donnée directe de notre nature spirituelle, dont la particularité consiste précisément en ce que l'homme peut, tout en restant lui-même, comprendre en sa forme un contenu absolu, devenir une personne absolue. Mais pour remplir un contenu absolu ( lequel, en langage religieux s'appelle vie éternelle ou Royaume de Dieu), la forme humaine doit être rétablie dans son intégrité. Dans la réalité empirique, l'homme en tant que tel n'existe absolument pas; il n'existe que dans un état d elimitation unilatérale, comme individualité masculine ou féminine ( et c'est sur cette base que se développent toutes les autres différences). Or l'homme véritable, l'homme dans la plénitude de sa personnalité idéale ne peut évidemment pas n'être qu'homme ou femme; il doit être l'unité supérieure de l'un et l'autre sexes. La tâche propre et immédiate de l'amour consiste à réaliser cette unité, à fonder l'homme véritable comme unité libre des principes masculin et féminin qui gardent leur individualité formelle mais qui ont surmonté leur désaccordement et leur désintégration (60)". (60) : ( Ibid., p. 48-49). Ici nous trouvons l'origine de la thèse que nous avons déjà étudiée chez Evdokimov et qui sous-tend l'explication de l'image chez Yannaras : l'hypostase humaine ( absolue) n'est pas donnée dans la réalité empirique mais elle est à réaliser, à accomplir dans l'union amoureuse du masculin et du féminin. Dimitri Strémooukhoff, dans son livre Vladimir Soloviev et son oeuvre messianique (61), définit cette "théologie d el'amour" et tente d'en cerner les origines : " L'idée centrale des articles sur "le Sens de l'Amour " est inspirée par la Genèse et certains passages des épîtres de l'apôtre Paul. (61) : ( Paru à l'Age d'Homme, s.d. Une première édition de cette thèse est parue en 1935 dans les Publications de la Faculté des Lettres de Strasbourg). Le mystérieux verset ( Gen.1, 27) de la Genèse, d'après lequel Dieu créa l'homme selon son image et les créa mâle et femelle, a suscité divers commentaires. Certains Pères de l'Eglise, saint Jean Chrysostome, par exemple, y voient une anticipation de la création de la femme. La Cabale par contre considère l'homme primordial comme androgyne, le mâle ne méritant pas le nom d'homme, qui ne lui appartient qu'en tant qu'il est uni à la femelle. De là toute l'importance de l'union sexuelle dans la sotériologie cabalistique qui, comme nous le savons, n'est pas étrangère à Soloviev (62). (62) : ( Voir pages 41 et 76 du livre de Strémooukhoff. A Londres, au British Museum, Soloviev était "plongé des heures entières dans un livre cabalistique curieusement illustré"). Selon J. Boehme, les sexes ont leurs racines dans le Gottes oder Jungfraubild ( " l'image de Dieu ou de la vierge") qui existait dans l'homme avant sa chute. En l'interprétant, F. von Baader, que Soloviev cite dans son article encyclopédique, définissait la fin ultime de l'amour comme une restauration de cette image dans les deux amants, restauration qui en fait des enfants de Dieu. Soloviev émettra des opinions très semblables à celles que nous venons de mentionner (63)". (63) : ( Ibid., p. 274). Ici, nous trouvons la source pleine et entière de la doctrine de Yannaras laquelle, venant de la cabale et de Boehme, lui a été transmise par Soloviev d'une part et par Evdokimov de l'autre : l'amant qui s'unit à l'amante devient l'homme (androgyne) créé par Dieu et la restauration de l'image divine s'opère dnas le mariage (64). (64) : ( De telles idées traversent les religions à mystères du paganisme et trouvent leur expression la plus nette dans le dialogue hermétique intitulé Asclépius, ou Discours Parfait, qui remonte au moins au IVème siècle ap. J.C. Hermès Trismégiste enseigne ceci : " Dieu, étant tout à lui seul, infiniment rempli de la fécondité des deux sexes, toujours gros de sa propre volonté, enfante toujours tout ce qu'il veut procréer. Et sa volonté est toute bonté (...) - Quoi, tu dis que Dieu possède les deux sexes, ô Trismégiste? - Oui, Asclépius, et non pas Dieu seulement, mais tous les êtres animés et inanimés. Il ne se peut en effet qu'aucun des êtres qui existent soit infécond (...) En effet, l'un et l'autre sexes sont pleins de procréativité et leur conjonction, ou pour parler plus vrai, leur unité, est incompréhensible, qui peut se nommer justement Amour, Vénus, ou les deux ensemble. (...) Si tu veux voir la réalité de ce mystère, alors regarde l'image merveilleuse de l'union consommée par l'homme et la femme : une fois arrivée à son terme, la semence jaillit. A ce moment la femme reçoit la puissance de l'homme et l'homme, lui aussi, reçoit sur lui la puissance de la femme, car tel est l'effet de la semence. C'est pourquoi le mystère de l'union s'accomplit en secret, de crainte que les deux sexes ne paraissent indécents devant le vulgaire non initié à cette oeuvre. Car chacun des deux sexes transmet son principe générateur". ( Op. cit. c.20, éd. A. Festugière et A.D. NOck, Corpus Hermeticum, t. 2, coll. Budé, Paris, rééd. 1967 et éd. J.P. Mahé, Hermès en Haute-Egypte II, Québec, 1982, p. 152). Le monachisme, lui, est considéré par Soloviev comme inférieur au mariage. D. Strémooukhoff explique comment le mariage vient ici remplacer l'ascèse monastique telle que la concevaient les Pères de l'Eglise. Pour Soloviev, explique son commentateur (65), (65) : ( Toujours Strémooukhoff). "l'ascétisme comporte en quelque sorte deux degrés : 1) l'ascétisme négatif, monacal, et 2) l'ascétisme positif, le mariage véritable. Soloviev considère le second comme supérieur : l'ascétisme du moine ne mène qu'à l'angélosis (angélification), tandis que le mariage véritable est la voie divino-humaine de la théosis (déification) et il tâche d'appuyer cette conception par le texte de l'Apôtre Paul, qui déclare que les chrétiens jugeront les anges. Au fond Soloviev donne une curieuse interprétation de la théosis. Il indique lui-même que ce terme est fréquemment employé chez saint Macaire, chez saint Athanase le Grand, chez saint Grégoire le Théologien et chez d'autres Pères de l'Eglise. Dans les philocalies byzantines l'ascèse est un art qui mène à ce but. Seulement, du point de vue chrétien, cet art est conçu comme l'abstinence; par contre il est qualifié par Soloviev d'ascétisme négatif. Le philosophe y superpose un autre plan : celui du mariage dans la conception cabalistique. La Cabale place les hommes au-dessus des anges, parce qu'ils sont considérés comme le centre de la création. L'état monacal a souvent été qualifié du nom d'angélique. Soloviev dira donc en transportant la conception patristique de la théosis dans le plan du mariage, que celui-ci est au-dessus de l'ascétisme ordinaire, qui ne mène qu'à l'angélosis. L'ascétisme ordinaire sert à soumettre la chair à l'esprit, mais la conservation de l'homme particulier ne peut encore être le Bien absolu, car sa réalisation exige avant tout que l'intégrité de l'homme divisé en deux sexes soit restaurée (66)". (66) : ( Ibid., p. 279). Comme on le voit, Soloviev s'inscrit dans la longue lignée de l'antimonachisme qui était courant en Russie aux XVIIIème et XIXème siècles (67). (67) : ( A partir du XVIIIème siècle en Russie, le monachisme a été persécuté par l'Etat qui a soumis l'Eglise toute entière à son autorité, sur le modèle anglican. Sur ce point, voir le livre de James Cracraft, The Church Reform of Peter the Great, Stanford, 1971). Comme nous l'avons fait pour Yabbaras et pour Evdokimov, résumons les thèses contestables que nous avons relevées chez Soloviev : 1) L'amour sexuel est l'épanouissement suprême de la vie individuelle. 2) Le sens de cet amour vient de l'origine androgyne de l'homme - unité de l'image divine en l'homme qui a été perdue avec la différenciation des sexes. 3) La restauration de l'image de l'homme premier et androgyne - le seul à être pleinement homme - se fait dans le mariage qui est la plus haute forme d'union avec Dieu, la seule théosis (divinisation) que l'homme puisse vivre en ce monde. 4) L'ascèse monastique ne peut atteindre à la théosis; le monachisme est inférieur au mariage car il n'atteint qu'à l'angélosis (l'angélification ou l'angélisme) qui est moins parfaite. A ces théories sur l'amour, il faudrait ajouter celles qui sont propres à la sophiologie de Soloviev, que nous avons déjà rencontrées chez Evdokimov, et dont la principale suppose que la Sophia, ou Sagesse de Dieu, est de nature féminine (68). (68) : ( Nous renvoyons ici à l'article du moine Benjamin Frumkin, " L'hérésie sophianiste", paru dans le recueil qui porte le titre W. Guettée, Lettre à Soloviev, Paris, 1990, p. 87 sq. La doctrine d'une part féminine en Dieu peut provenir, à travers l'hermétisme, de la théologie païenne de l'Ancienne Egypte. La déesse Hathor, par exemple, qui symbolise la joie que le Créateur prend à créer, fait partie intégrante de son être : " La présence d'une déesse auprès du démiurge n'altère en rien le principe de sa solitude... Hathor exprime seulement la source de l'activité créatrice. Et que pourrait être celle-ci sinon l'éros sous forme de femme quand le mécanisme entier de la création est décrit à Héliopolis comme activité sexuelle? (...) Constamment, Hathor est l'oeil du démiurge, et cet oeil quitte le crâne du Dieu. Ou elle est sa fille, issue de lui. Comme dans le passage cité du Papyrus Bremner- Rhind, la cause première - -coeur - imagination ou oeil - fille -éros - - est à chercher dans le créateur lui-même. Elle est un de ses organes qui s'objective et se réalise", écrit Philippe Derchain dans Hathor Quadrifons, Istanbul, 1972). Il semble que Soloviev, ou certains membres de son cercle théosophique, soient aussi à l'origine d'une théorie sur le Saint Esprit comme être féminin, voire "fille de Dieu (69)". (69) : (Anna Schmidt, amie de Soloviev, écrivit un traité mystique où elle disait que le Saint Esprit était "fille" de Dieu). Ces thèses sont aujourd'hui soutenues par des groupes de protestants américains. IV DE SOLOVIEV A YANNARAS Si l'on ne relie pas la doctrine de Yannaras à celle de ses prédécesseurs, le sens en demeure partiellement caché : quelle est cette idée curieuse d'avoir ainsi identifié l'image de Dieu en l'homme et l'union érotique, se demande-t-on alors légitimement. Or, si l'on en vient à considérer Yannaras dans la lignée des penseurs russes, c'est toute une école de pensée que l'on peut décrire, commençant avec Soloviev et conduisant à la thèse anthropologique essentielle des néo-orthodoxes. En féminisant la "Sophia", en introduisant le vocabulaire de la "théologie mystique" dans ses rêveries érotiques, Soloviev a réellement introduit en Russie et dans les milieux proches de l'orthodoxie une nouvelle "école de pensée (70)". (70) : ( Sur l'histoire de la théologie et de la pensée russe, voir le grand livre du Père Georges Florovsky : Les Voies de la Théologie russe. En anglais : Collected Works of G. Florovsky, Vaduz, 1987, tome VI, Ways of Russian Theology). Le Père Georges Florovsky décrit cette école à propos de la "Société Religieuse et Philosophique" formée à Moscou en 1907 par un groupe de philosophes religieux inspirés directement ou indirectement de Soloviev : " Cette nouvelle société avait une approche religieuse des questions philosophiques, ce qui la distinguait de l'ancienne Société Psychologique, au sein de laquelle les mêmes membres avaient discuté aussi de sujets religieux. La nouvelle Société comptait parmi ses membres S.N. Boulgakov et N.A. Berdiaev - de retour d'un passage récent dans le marxisme -, V.F. Ern, V. SVentsitsky, P. A. Florensky, et des représentants de l'ancienne génération, tels que le Prince Eugène Troubetskoï, le plus fidèle appui de la tradition inaugurée par Soloviev. ANdréi Biély et d'autres écrivains et philosophes moscovites y prirent aussi part (71) ". (71) : ( Traduction française du texte des Voies de la Théologie russe sur Boulgakov : voir La Lumière du Thabor, n°23, 1989, p. 79). Florovsky note aussi l'influence de Soloviev sur la genèse de l'oeuvre du Père Serge Boulgakov et de celle du Père Paul Florensky. " Vladimir Soloviev a eu une influence décisive sur le développement spirituel de Boulgakov, lequel acceptait la doctrine solovienne de la Sophia, qui devint l'idée mère de tout son système. La même chose vaut pour Florensky (72)". (72) : ( Ibid., p. 80; voir aussi le "Colloque Serge Boulgakov" dans le Messager Orthodoxe, n°98, 1985, p. 138). Modifiée, adaptée, intégrée à un système philosophique et théologique plus vaste, la doctrine de Soloviev sur la Sophia s'est donc, dans l'oeuvre de Boulgakov, transmise à l'émigration où de très nombreux étudiants en théologie ont pu en recevoir les principes. Par les livres, les cours ou les traductions de ses élèves, l'oeuvre du Père Serge Boulgakov a eu une influence immense sur toute la pensée russe de la diaspora (73). (73) : (Voir dans le Colloque cité à la note précédente, p. 3, l'article de Nikita Struve, "Une Destinée exemplaire". Noter que dans l'adresse aux lecteurs, N. Struve classe le Père Serge Boulgakov parmi "les plus grands théologiens de tous les temps"). Elle n'en a pas moins été contestée et même, du vivant du Père Serge Boulgakov, condamnée par deux juridictions russes dont, à vrai dire, il ne dépendanit pas (74). (74) : ( Le Patriarcat de Moscou et le Synode de l'Eglise russe à l'Etranger. Le Métropolite Euloge, dont dépendait Boulgakov, s'était alors séparé des autres évêques russes et s'était rattaché au Patriarcat de Constantinople). Notons seulement ici que le décret du Métropolite Serge de Moscou, daté de septembre 1935, qui condamne Boulgakov, mentionne la théorie de l'image de Dieu que nous avons déjà rencontrée chez Soloviev et chez Evdokimov : " Cette attribution de la Sophia, en tant que gloire de Dieu, au saint Esprit est inattendue pour la conscience orthodoxe ( en effet, le Fils de Dieu n'est-Il pas également appelé "le rayonnement de la gloire" du Père?); inattendu aussi le fait que l'Esprit Saint, Celui qui accomplit l'oeuvre du Christ, cette "puissance souveraine qui procède librement " dans le monde ( liturgie de la Pentecôte), qui a parlé par les prophètes, qui agit dans les sacrements de l'Eglise, est considérée comme un principe passif ou féminin en Dieu. Il est en général difficile de dire en quoi cette distinction inattendue de deux principes - masculin et féminin - dans l'essence simple de Dieu, peut être concrètement utile pour nous faire connaître le mystère de la vie du Dieu inconcevable. Par contre, le caractère risqué et réellement scandaleux de tels raisonnements concernant Dieu est souligné par le fait que Boulgakov veut voir l'image divine dans l'homme précisément dans la dualité des sexes. Nous ne sommes pas très loin de la divinisation de la vie sexuelle, comme cela a été le cas chez certains gnostiques ou chez les soi-disant "chrétiens spirituels" ou encore chez certains de nos écrivains profanes dans le genre de V.V. Rozanov. Nous ne voulons nullement dire que c'est là ce qu'enseigne Boulgakov. Mais c'est un fait que toute doctrine a son développement : ce que le maître n'a pas énoncé jusqu'au bout peut être précisé par un disciple qui risque d'en arriver à des conclusions dont le maître se serait détourné avec horreur. C'est cela qui cause scandale (75)". (75) : ( Spor o Sofii ( La controverse sur la Sophia), Paris, Confrérie Saint Photius, 1936. Il y eut deux décrets du Patriarcat de Moscou, signés du Métropolite Serge : celui du 7 septembre 1935 et celui du 27 décembre 1935. Contre ces deux décisions, le Père Serge Boulgakov avait présenté au Métropolite Euloge un Mémoire de défense. Vladimir Lossky, très hostile aux thèses de Boulgakov, publia en 1936 une véritable étude : La controverse sur la Sophia - Le Mémoire de l'archiprêtre Serge Boulgakov et le sens du décret du Patriarcat de Moscou). Il est difficile de dire ce qu'aurait pensé le Père Serge Boulgakov des thèses de son élève Paul Evdokimov, et à quel point il aurait été scandalisé par la suppression de l'ascèse et le "retour de la grâce paradisiaque de l'éros". Il est, en revanche, possible, depuis peu, de lire en français, traduit par Constantin Andronikof, le grand livre philosophique de Boulgakov, La Lumière sans Déclin (76), où le thème de l'image de Dieu en l'homme est traité en rapport avec la différenciation sexuelle (77). (76) : ( L'Age d'Homme, 1990). (77) : ( La Lumière sans Déclin, op. cit., p. 262). Boulgakov mêle de façon très complexe sa propre réflexion et les thèses historiques qu'il étudie; nous n'allons ici qu'indiquer brièvement certains aspects du chapitre consacré à ce sujet. Ce qui est tout d'abord évident, c'est que le Père Serge Boulgakov admet une thèse voisine de Soloviev sur l'image de Dieu : " Dieu créa l'homme à son image, il le créa à son image, il le créa mâle et femelle" (Gen. 1, 27). En un certain sens, la plénitude de l'image de Dieu se trouve ici liée à la bisexualité de l'homme (78)". (78) : (Ibid. Boulgakov compare ensuite deux conceptions - celle qui affirmerait que, dès l'origine, l'homme est créé mâle et femelle, et celle qui soutiendrait que la création de la femme était déjà une conséquence de la chute). Boulgakov précise un peu plus loin ce caractère bisexuel de l'image : " Vir et mulier, aner et gyné, en union pneumo-somatique, constituent la figure intégrale de l'homme, anthropos. Chacun pour sa part est une moitié d'homme, encore qu'avec sa personne indépendante, son hypostase et sa destinée spirituelle (79). (79) : ( Ibid., op. cit., p. 274). Ici, la thèse de la moitié d'homme androgyne est atténuée par rapport à Soloviev - même si l'image première est bien conçue comme androgyne (80) - en ce sens que chaque individu existant, homme ou femme, est aussi bi-sexuel. (80) : (Chez Yannaras, "l'altérité personnelle constitue l'image de Dieu en l'homme". Soloviev se contentait de parler de moitié. Boulgakov précise que chaque moitié a son hypostase propre, elle-même marquée par cette dualité de la bisexualité). Et cette bisexualité intérieure est à la source de l'activité artistique, intellectuelle ou religieuse (81). (81) : ( La Lumière sans Déclin, op. cit., p. 275). On notera aussi les remarques de Boulgakov dans lesquelles le choix du monachisme est relié au fait que certaines âmes ne trouvent pas leur "complément sexuel (82)". (82) : (Ibid., p. 273. " Il n'y a cependant pas chez tous les individus une égale plénitude sexuelle, cet appariement donné à nos premiers ancêtres. Il existe, semble-t-il, des êtres "impairs", non pas privés de sexe, mais sans leur complément sexuel". Toute cette théorie sur les conjoints comme "moitiés" complémentaires, avec l'idée que certains êtres ne trouvent pas cette moitié d'eux-mêmes, se rencontre dans la cabale. Le Zohar envisage le cas où un homme peut s'emparer de la moitié prédestinée à un autre : " Au moment où le Saint, béni soit-Il, projette les âmes dans le monde, ces âmes et ces souffles sont à la fois masculins et féminins, car ils sont confondus. Ils sont remis entre les mains d'un Intendant qui est l'émissaire chargé de la conception des hommes, et qui a pour nom " Nuit". Dès qu'ils sont descendus et pris en charge par ce dernier, ils se scindent en deux et parfois l'un précède l'autre en arrivant dans les hommes. Lorsque vient le moment de leur accouplement le Saint, béni soit-Il, qui reconnaît ces souffles et ces âmes, les réunit comme à l'origine et leur fait la déclaration précitée. En se rejoignant ils deviennent un seul corps et une seule âme(...) Si tu allègues qu'une tradition enseigne qu'il n'est de mariage qu'en fonction des oeuvres et des voies de l'homme, tu auras raison, mais sache que c'est seulemnt si l'individu en est digne et si ses actions sont droites qu'il mérite d'être réuni à sa propre compagne comme il l'était à l'heure de sa venue au monde. (...) Celui dont l'âme est une seconde fois sur terre peut grâce à des prières épouser la femme destinée à un autre homme en le devançant. C'est pourquoi les compagnons ont proclamé qu'il était permis à quiconque de se fiancer à une femme les jours de fête, de peur que quelqu'un d'autre lui prenne sa place par la prière et ils ont bien parlé. (...). ( Une version précise : ...Bien que j'aie dit qu'il pourrait le précéder par des prières, il ne le peut en fait que si l'époux est coupable et si lui est méritant.) Rabbi Juda s'écria : Sans conteste, les questions de mariage sont difficiles pour le Saint, béni soit-Il" ( Le Zohar, trad. de Ch. Mopsik, éd. Verdier 1981, t.I, Lekh Lekha, 91 b-92a).). Ce qui est une curieuse façon de présenter le choix volontaire, que fait le moine, d'être libre de tout souci, de toute attache avec le monde, pour pouvoir lutter plus parfaitement contre le diable, le péché et la mort, qui sont les trois seuls ennemis de l'homme (83)... (83) : ( Le plus scandaleux, c'est que Boulgakov donne comme exemple Saint Séraphim de Sarov). Très curieuse aussi - et reprise par Evdokimov - est la théorie développée par Boulgakov selon laquelle, dans le Paradis, le principe féminin, inclus en Adam, comme le sentiment de "la sensualité pure du monde", devait en quelque sorte passer à l'existence (84). (84) : ( Ibid., p. 268 : " Eve ne devait pas demeurer à l'état d'une simple possibilité idéale à l'intérieur d'Adam, car il ne l'aurait pas alors ressentie comme corporéité et n'aurait pas ainsi connu son propre corps; Or la personne d'Eve, la sensualité pure du monde, s'est présentée à Adam, laquelle ne lui apparaissait jusqu'ici que comme un tableau, comme quelque chose d'extérieur à lui, d'étranger, et dans une certaine mesure d'irréel"). Paradoxalement, Boulgakov donne lui-même les armes pour le critiquer, puisqu'il cite des textes de saint Grégoire de Nysse peu favorables à sa thèse - et des textes de la cabale qui pourraient bien être à l'origine des conceptions de Soloviev sur l'androgynie originelle (85). (85) : ( Ibid., p. 267. Voir le Zohar, II, 996). Selon le Zohar, les âmes et les esprits intellectuels qui émanent de deux arbres plantés dans le paradis sont "lumière" lorsqu'ils sont unis ensemble : " L'âme et l'esprit, voilà le mâle et la femelle (86)". (86) : ( Ibid., p. 267-268). Dans le monde, l'homme a la Présence ou la gloire divine sur lui, lorsqu'il ne se sépare pas de sa femme : " L'homme a la schekina en sa femme. Plus exactement, il a deux compagnes : la céleste et la terrestre. Cette union est décrite de la manière la plus réaliste : " Que l'on ne pense pas que dès que l'homme part en voyage et se trouve ainsi séparé de sa femme, la schekina se sépare de lui... Quiconque part en voyage doit adresser sa prière au Saint, béni soit-Il, afin de s'attirer la schekina du Maître avant de se mettre en route; de cette façon, le mâle sera toujours uni à la femelle... Lorsque l'homme revient à la maison, il doit procurer du plaisir à sa femme, attendu que c'est elle qui lui a valu l'union avec la compagne d'en haut... Quand l'homme a en vue la schekina au moment de ses relations conjugales, le plaisir qu'il en éprouve est une oeuvre méritoire (87)". (87) : (Ibid. Se libérant du piétisme de "Zoï", Yannaras semble avoir cherché une philosophie qui lui permette de fuir la froideur de cette confrérie grecque influencée par le protestantisme et où régnait le "refoulement". Bien avant Soloviev, dont la conception demeure assez idéale, la cabale semble avoir fait des synthèses entre la gnose et l'érotisme. Pour le Père Théoclète, le destin personnel de Yannaras l'a conduit comme par la main à accepter comme orthodoxe la doctrine des penseurs russes). Ici, sous une forme allégorique, nous retrouvons les thèses de Yannaras, particulièrement celles que lui reproche le Père Théoclète de Saint-Denys : le néo-nicolaïsme (88) qui, sous prétexte de vivre une vie spirituelle et de retrouver l'image perdue, conduit à justifier les plaisirs des sens. (88) : (Voir note (6) ci-dessus). Quoi qu'il en soit des conséquences morales de la doctrine de Yannaras, il est clair que sa théorie a pour origine les penseurs russes qui ont atténué quelque peu des thèses plus scandaleuses encore que les leurs, et qui viennent de plus loin, de la cabale et de la gnose. Théologiquement, même atténuée, même réduite à l'interprétation androgynique du verset 27 du chapitre premier de la Genèse et à l'idée que la puissance amoureuse qui réunit le masculin et le féminin restaure l'image, la thèse de Yannaras est contraire à l'Ecriture et à l'enseignement apostolique et patristique : A) C'est tout d'abord un anthropomorphisme absurde qui inclut des catégories créées - et créées en vue de la chute - en Dieu, dans la Sainte Trinité. B) C'est toute la théologie chrétienne de la Rédemption qui est ainsi supprimée et transformée. Si, en effet, la restauration de l'image de Dieu est accomplie dans la puissance amoureuse, on ne voit pas bien pourquoi le Verbe s'est incarné, pourquoi le Christ est mort sur la Croix et est ressuscité d'entre les morts, libérant l'homme de l'empire du démon qui le retenait prisonnier; Par l'oeuvre rédemptrice, le Christ a restauré l'image qui avait été souillée, défigurée par le péché. En Christ, en suivant ses commandements, en s'unissant à lui par la prière et l'amour désintéressé, spirituel, dans le baptême et dans la vie de l'Eglise, l'homme est régénéré, et peut accomplir vraiment cette image et cette ressemblance qui lui fut donnée à l'origine. Ici, nous trouvons la doctrine patristique et orthodoxe de l'image et de la ressemblance avec Dieu et nous allons l'étudier brièvement, pour montrer à quel point celle d eYannaras est différente. V LA THEOLOGIE PATRISTIQUE SUR L'IMAGE ET LA RESSEMBLANCE DE DIEU. Les Pères de l'Eglise n'ont jamais commenté le verset de la Genèse 1,27 comme l'ont fait les penseurs russes ou grecs du XIXème et du XXème siècle. A) Le verset 27 du chapitre 1 de la Genèse. a) Saint Basile Ouvrons le traité de saint Basile le Grand sur L'Origine de l'Homme (89); (89) : ( Texte grec et traduction française, coll. Sources Chrétiennes, 1970). pour saint Basile, l'Ecriture ajoute : " Homme et femme il les créa" pour bien souligner que la femme aussi est à l'image de Dieu : " Et Dieu créa l'homme à son image; - L'homme, dit la femme, en quoi cela me concerne-t-il? C'est le mari qui a été créé (à l'image), car, dit-elle, Il n'a pas dit "celle" qui est homme, mais par le qualificatif "homme", il a montré qu'il s'agissait de l'être masculin. - Eh non! pour que personne par ignorance ne prenne l'expression "homme" pour le seul sexe masculin, l'Ecriture a ajouté : "Homme et femme il les créa" - la femme aussi possède, comme le mari, le privilège d'avoir été créée à l'image de Dieu (90)". (90) : ( De l'Origine de l'Homme, op. cit., p. 213). Autrement dit, la distinction des sexes ne va pas crééer une seconde nature, différente de celle d el'homme, inférieure; et saint Basile invite les femmes à la même ascèse parce que c'est "dans l'âme que réside la force (91)". (91) : ( Ibid., p. 213 -214). b) Saint Jean Chrysostome Saint Jean Chrysostome exclut que l'image soit corporelle car "alors nous leur dirons que Dieu n'est pas seulement homme mais femme aussi puisque la forme humaine se retrouve dans les deux sexes, mais ce serait vraiment trop absurde (92)". (92) : ( Voir Homélies sur la Genèse, Huitième Homélie. Traduction française dans Saint Jean Chrysostome, Oeuvres complètes, traduites sous la direction de M. Jeannin, Arras, 1888, tome V, pp. 42 sq). Et saint Jean Chrysostome place l'image de Dieu dans le pouvoir qu'a l'homme de gouverner sur toute la création. c) Saint Grégoire de Nysse Mais c'est saint Grégoire de Nysse qui explique de façon précise pourquoi l'Ecriture a ajouté à la suite de la création de l'homme à l'image de Dieu la différenciation des deux sexes - et seulement à la suite : " Examinons avec précision les mots employés. Nous découvrirons qu'autre chose est la création de l'homme à l'image de Dieu, autre chose la misère où on le voit maintenant : " Dieu créa l'homme, à l'image de Dieu il le créa"; c'est la fin du récit de la création de l'homme à l'image de Dieu. Ensuite, le texte reprend le récit de la création, et il dit "homme et femme il les créa". Chacun est capable de comprendre, je pense, que cela n'appartient pas au modèle : " Dans le Christ Jésus, comme dit l'Apôtre (Ga. 3, 28), il n'y a ni homme ni femme". Il reste que cette distinction est donnée par le texte à propos de l'homme. Il y a donc un double caractère dans la nature que nous donne le créateur, la ressemblance avec Dieu et la division des sexes suggérée par cette distinction. C'est bien une telle interprétation que suggère l'enchaînement même du texte : il commence par dire " Dieu créa l'homme, à l'image de Dieu il le créa", et c'est ensuite qu'il ajoute "homme et femme il les créa", ce qui est étranger aux attributs (premiers) (93)". (93) : ( Il existe deux traductions françaises du traité de Grégoire de Nysse sur la création de l'homme, celle de J. La Place, Sources Chrétiennes, Paris, 1943, et celle, plus récente, que nous utilisons, de J.Y. Guillaumin, Paris, 1982. Ici, p. 95). Ici, en quelques mots, écrits par un Père inspiré, c'est la possibilité de concevoir un lien quelconque entre l'image et la différenciation des sexes qui est supprimée : les sexes ont été surajoutés à notre nature : " Si l'espèce est divisée en homme et femme, cela ne vient qu'en dernier lieu, et surajouté à la créature (94)". (94) : ( Ibid., p. 100). C'est parce que Dieu voyait, dans sa prescience, la chute, que la sexualité a été surajoutée pour que l'homme puisse "croître et se multiplier" selon un mode propre à la nature déchue, et différent de celui des anges : " Si donc une fois rétablis dans notre état premier, notre vie s'apparentera à celle des anges, il est évident que la vie d'avant la faute était en quelque sorte angélique : et voilà pourquoi ce retour à la vie de l'origine nous rend semblables aux anges. Or, comme on l'a dit, ceux-ci ne se marient pas, et pourtant leurs armées sont des myriades infinies : c'est ainsi que les décrivent les visions de Daniel ( Dn 7, 10). Il s'ensuit que, de la même façon, dans le cas où le péché ne nous aurait pas détournés et fait dévier de notre égalité avec les anges, nous n'aurions pas eu besoin, nous non plus, du mariage pour nous multiplier... Celui qui amène tout à l'existence... a fait à l'humanité l'honneur de la rendre égale aux anges, mais comme il voit d'avance, grâce à la puissance de sa prévoyance, que l'homme ne choisit pas la droite route du bien, et qu'ainsi il est déchu de sa vie angélique, pour éviter que la multiplication d genre humain ne soit tronquée, après la chute qui le prive du mode d'accroissement de l'espèce angélique, Dieu, après la faute où tombent Adam et Eve, met dans la nature humaine un mode d'accroissement mieux approprié : il ne s'agit plus de la noblesse des anges; mais nous nous transmettons la vie à la manière des bêtes privées de raison : voilà ce que Dieu établit pour l'humanité (95)". (95) : ( Ibid., p. 102-103). La chute devant entraîner la perte du mode mystérieux de multiplication angélique, Dieu, dans sa sollicitude, a donné à l'homme un autre moyen de se multiplier, propre à la nature déchue, et commun avec le monde animal. Aussi l'homme participe du divin, dont il est l'image, et de l'animalité, par différents caractères (96), entre autres la sexualité : (96) : ( Ibid., p. 105-106. " Les instincts qui permettent aux animaux d'assurer la conservation de leur vie deviennent chez l'homme des passions. C'est la colère qui permet la conservation des carnivores, et leur lascivité, celle des animaux les plus féconds. Le faible a le secours de sa lâcheté, celui qui fait une proie facile pour les plus forts est sauvé par sa peur, et le gros peut compter sur sa gloutonnerie. Et si le plaisir leur échappe, les animaux en souffrent. Le caractère animal de notre mode de génération a introduit tous ces instincts, et tous ceux du même ordre, dans la constitution de l'homme". B) L'image de Dieu. Les Pères n'ont pas tous donné la même définition de l'image de Dieu en l'homme comme le remarque justement V. Lossky : " Lorsqu'on veut trouver dans les écrits des Pères une définition nette de ce qui correspond en nous à l'image divine, on risque de se perdre au milieu d'affirmations diverses qui, sans être discordantes, ne peuvent être ramenées à une partie quelconque de l'être humain. En effet, tantôt on attribue le caractère d'image de Dieu à la dignité royale de l'homme, à sa supériorité dans le cosmos sensible (98), tantôt on veut la voir dans sa nature spirituelle, dans l'âme, ou bien dans la partie principale, gouvernante ( hegemonikon), de son être, dans l'esprit (noûs), dans les facultés supérieures, telles que l'intelligence, la raison (logos) (99), ou bien dans la liberté propre à l'homme, faculté de se déterminer du dedans - autexousia - en vertu de laquelle l'homme est le principe propre de ses actes (100). (100) : ( Ici, on peut lire le Traité sur l'Origine de l'Homme de saint Basile, op. cit., p. 194-195). Parfois, l'image de Dieu est assimilée à une qualité de l'âme, à sa simplicité, à son immortalité, ou bien on l'identifie avec la faculté de connaître Dieu, de vivre en communion avec Lui, avec la possibilité de participer à Dieu, avec l'habitation du Saint Esprit dans l'âme (101)..." (101) : (V. Lossky, Théologie mystique de l'Eglise d'orient, Paris, 1944, p. 110 sq. Voir, sur le dernier point, la Dogmatique du Père Justin Popovitch, traduite par J.L. Palierne, à paraître à L'Age d'Homme en 1991). Certains Pères, comme saint Epiphane de Chypre, insistent sur le fait que c'est l'homme tout entier - et non pas uniquement l'âme - qui a été créé à l'image de Dieu (102); (102) : ( Cité par V. Lossky, Ibid. Voir aussi le recueil de V. Lossky, A l'image et à la ressemblance de Dieu, Paris, 1967, surtout p. 123 sq.). de même saint Grégoire Palamas : " Le nom d'homme n'est pas appliqué à l'âme ou au corps séparément, mais à tous les deux ensemble, car ensemble ils ont été créés à l'image de Dieu". Ces différentes aproches - qui excluent en tout cas celle des néo-orthodoxes (103) - sont dues, selon saint Grégoire de Nysse, au caractère incompréhensible de la nature divine : (103) : ( Notons cependant que P. Nellas, dans le Vivant divinisé, trad. française de J.L. Palierne, Paris, 1989, ne suit pas les thèses de Yannaras). "Puisque l'un des traits de la nature divine consiste dans son caractère insaisissable, il faut qu'en cela aussi son image soit à l'imitation du modèle. Car si l'on pouvait saisir la nature de l'image, alors que le modèle plus haut placé est insaisissable, l'opposition de ces caractères ferait éclater l'échec de l'image; Mais en réalité, puisque l'intelligence ne peut saisir la nature de notre esprit, qui est fait à l'image de son créateur, cela manifeste sa ressemblance exacte avec le modèle qui est au-dessus de lui, car, étant inconnaissable, notre esprit porte l'empreinte de la nature insaisissable (104)". (104) : ( Saint Grégoire de Nysse, La Création de l'Homme, op. cit., p. 67). Ce mystère, ce caractère insaisissable de l'Image de Dieu en l'homme dès qu'on veut lui assigner une partie, cache une vérité que les Pères ont abordé comme en filigrane (105), pour qu'elle ne soit pas mal comprise par les hérétiques ou les gnostiques : (105) : ( Ici, c'est contre l'anthropomorphisme que les Pères ont lutté affirmant, comme saint Basile, que le corps ne pouvait être à l'image de Dieu. Par exemple, la philosophie d'Epicure enseignait que les dieux avaient forme humaine, parce qu'ils avaient la raison et qu'on n'avait jamais vu celle-ci briller que dans le visage humain). l'Image parfaite de Dieu, c'est le Verbe Incarné, le Christ divino-humain. C'est Lui qui est au centre de la création, et c'est à son Image et selon sa Ressemblance que Dieu a fait à l'avance l'homme qui est à l'image de l'Image parfaite de Dieu le Père. C'est cet enseignement de l'Eglise orthodoxe qui est bien exprimé par Nicolas Cabasilas : " La nature humaine a été créée dès l'origine en vue de l'homme nouveau; l'intelligence et le désir de l'homme sont créés pour le Christ : nous avons reçu l'intelligence pour connaître le Christ, le désir pour que nous soyons attirés vers lui et la mémoire pour le porter en nous. Et ce, d'autant qu'il a servi de modèle à notre création; En effet, ce n'est pas le vieil Adam qui a été le modèle du Nouveau, mais le Nouveau de l'ancien ( Rom.5, 14). Pour nous qui le reconnaissons comme notre ancêtre, le premier Adam passe pour être l'archétype de la nature humaine; mais pour Celui qui a devant les yeux tous les êtres, avant même qu'ils n'existent, l'ancêtre n'est que l'imitation du Nouvel Adam. Il a été créé à l'image et à la ressemblance de ce dernier (106)". (106) : ( Nicolas Cabasilas, La Vie en Christ, Migne, PG 150, 680 A. Traduction récente : Sources Chrétiennes, Paris, 1989-1990, deux volumes). C'est dans le Christ que convergent toutes les interprétations patristiques : c'est dans le Christ que l'homme est vraiment le roi et le maître de la création, c'est en Christ qu'il est raisonnable, que ses pensées ne sont pas obscurcies, c'est en Christ que l'homme trouve la véritable liberté spirituelle, en lui encore que l'homme tout entier est restauré pleinement à l'image de Dieu. Mais, en Christ, contrairement à ce que veulent les néo-orthodoxes, la différenciation des sexes, surajoutés à notre nature, a disparu : " En Christ, il n'y a plus ni homme ni femme"... C) Ressembler au Christ. L'Apôtre Paul et les premiers Pères ont insisté sur le fait que la perfection et l'immortalité consistaient dans la restauration de la ressemblance avec l'image de Dieu. Ainsi, dans l'Epître aux Romains, le saint Apôtre écrit que ceux qui sont sauvés, "ceux que Dieu a connus d'avance", ceux-là, "il les a prédestinés à être semblables à l'image de son Fils (107), qui est "l'image du Dieu invisible (108)". (107) : ( Rom. 8, 29). (108) : (2 Cor. 4, 4; Col. 1, 15). Et saint Irénée précise que c'est à l'image du Seigneur qu'Adam a été modelé : " Il était donc indispensable que, venant vers la brebis perdue, récapitulant une si grande "économie" et recherchant son propre ouvrage par lui modelé, le Seigneur sauvât cet homme-là même qui avait été fait à son image et à sa ressemblance (109)". (109) : ( Saint Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, traduction française de A. Rousseau, Paris, 1984, III, 23, 2, p. 386). En s'incarnant, le Verbe a rendu visible l'Image qui, jusque là, demeurait cachée : " Dans les temps antérieurs, en effet, on disait bien que l'homme avait été fait à l'image de Dieu, mais cela n'apparaissait pas, car le Verbe était encore invisible, lui à l'image de qui l'homme avait été fait; c'est d'ailleurs pour ce motif que la ressemblance s'était facilement perdue. Mais lorsque le Verbe de Dieu se fit chair, il confirma l'une et l'autre (110)..." (110) : (Ibid., V, 16, 2, p. 617-618). Cet homme à l'image et à la ressemblance de Dieu, c'est celui qui a acquis le Saint Esprit : " Grâce à l'effusion de l'Esprit se trouve réalisé l'homme spirituel et parfait, et c'est celui-là même qui a été fait à l'image et à la ressemblance de Dieu. Quand au contraire l'Esprit fait défaut à l'âme, un tel homme, restant, en toute vérité, psychique et charnel, sera imparfait, possédant bien l'image de Dieu dans l'ouvrage modelé (111), mais n'ayant pas reçu la ressemblance par le moyen de l'Esprit (112)". (111) : ( Selon J. Romanidès, Le Péché Ancestral, 2ème éd. Athènes, 1989, saint Irénée, à la suite de certains pères apostoliques, ne distingue pas nettement Image et Ressemblance. Pour saint Jean Damascène, " "selon l'image" signifie le caractère noétique et libre; "selon la ressemblance", le fait de ressembler à Dieu dans la mesure du possible" (De la Foi orthodoxe, II, 12). (112) : ( Saint Irénée de Lyon, op. cit., V, 6, 1, p. 582-583). L'image et la ressemblance de Dieu, c'est donc la communion avec l'énergie incréée du Saint Esprit. Et c'est dans le Saint Esprit que l'homme, âme et corps, reçoit la vie et l'incorruptibilité et participe à l'immortalité (113). (113) : ( Sur ce point, voir le livre du Père Michael Azkoul, The Teachings of the Holy Orthodox Church, Buena Vista, 1986, p. 91 sq.). Séparé de l'énergie vivifiante du Saint Esprit, l'homme meurt, il connaît la mort spirituelle avant de connaître celle du corps - et pour cette raison, les Pères ont commenté la chute d'Adam en disant qu'il avait connu la mort lorsqu'il avait perdu la grâce divine (114). (114) : ( Voir Alexandre Kalomiros, Le Fleuve de Feu, Toronto, 1984). Retrouver en Christ par l'acquisition du Saint Esprit la ressemblance divine se fait, selon les Pères, par la vie ascétique, par la "vie en Christ" (115), qui conduit à la perfection. (115) : ( La "vie en Christ" a pour modèle le monachisme, vie entièrement et volontairement consacrée au Christ). Cet état de perfection ou de sanctification n'est pas à la façon aristotélicienne, un état de bien suprême, de bonheur "intéressé" satisfait, mais l'amour désintéressé, libre de tout intérêt de ce monde, et même de tout souci de notre propre salut lorsqu'il s'agit du salut des autres. Moïse et l'Apôtre Paul en ont donné l'exemple (116). (116) : ( A propos de la menace de desctruction de son peuple faite à Moïse, saint Clément de Rome écrit : " Moïse dit : " Non pas, Seigneur, pardonne le péché de ce peuple ou bien efface-moi du livre de la vie". O amour immense! O perfection indépassable! Le serviteur se présente avec audace devant le Seigneur et demande pardon pour la foule, sino qu'il soit lui aussi rejeté" (Aux Corinthiens, 1, 53). De même, l'Apôtre Paul veut être anathème et séparé du Christ pour ses frères et ses parents selon la chair (Rom 9, 3).). Mais cet amour libre et désintéressé en Christ, fruit de l'ascèse et de l'acquisition du Saint Esprit, n'a rien à voir ni avec l'instinct de conservation, ni avec la reconnaissance psychique de l'altérité personnelle : " Si tu entends parler d'amour, dit saint Syméon le Nouveau Théologien, ne va pas croire que cela soit facile à atteindre (117)". (117) : ( Saint Syméon le Nouveau Théologien, Discours 20). C'est pour obtenir cet amour spirituel que les Pères ont lutté et ont usé les dalles des églises par les longues prières, qu'ils ont jeûné, qu'ils ont quitté le monde et fui dans les déserts où ils sont devenus non seulement les serviteurs, mais aussi les amis de Dieu. L'amour spirituel, désintéressé, libre auquel ils ont élevé des hymnes (118) n'a rien à voir avec le psychisme érotico-métaphysique des néo-orthodoxes qui, comme Yannaras, parlent de l'image de Dieu, sans parler un seul instant de la communion avec la grâce incréée, donnée par le saint Esprit, en laquelle réside la ressemblance avec Dieu. De telles spéculations métaphysiques sont inutiles à la vie spirituelle et dangereuses pour les fidèles qui abandonnent l'ascèse conduisant à l'acquisition de l'image et de la ressemblance dans le Saint Esprit, pour l'accouplement de la "puissance amoureuse", réalisation, selon Yannaras, du modèle trinitaire dans le champ du créé. Lisons plutôt, parmi les modernes, quelques-unes des Centuries de l'enseignement sur l'amour divin écrites par l'évêque Nicolas Vélimirovitch dans Cassienne (119) : (119) : ( Livre paru en 1988 à L'Age d'Homme, coll. La Lumière du Thabor). Centuries sur l'amour divin " Dans tous les livres du Nouveau Testament, l'amour prend place au-dessus de toutes les autres vertus et de tous les commandements, puisqu'il contient tout. Tout le monde connaît les paroles de l'Apôtre Paul sur l'amour : " Quand je parlerais les langues des anges et des hommes, si je n'ai pas l'amour, je suis de bronze qui résonne, ou une cymbale qui retentit. Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas l'amour, cela ne me sert de rien. L'amour est patient, l'amour est serviable, il n'est pas envieux, l'amour ne se vante pas, il ne s'enfle pas d'orgueil, il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche pas son intérêt, il ne s'irrite pas, il ne médite pas le mal, il ne se réjouit pas de l'injustice, mais il se réjouit de la vérité, il pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout, (...). Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance, l'amour; mais la plus grande, c'est l'amour" ( 1 Cor. 13, 1-7 et 13). Jamais on n'a entendu sortir de bouche humaine de plus bel hymne à l'amour. Lorsque l'amour divin, ma fille, entre dans le coeur humain, avec lui entre tout : et la sagesse et la force, et la pureté et la miséricorde, et la justice et le courage, et la tempérance et la lucidité, et la paix et la joie, et toute bonne chose, et cela est tout à fait naturel. Car Dieu qui, dans son amour pour nous, "n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous, comment ne donnera-t-il pas aussi tout avec lui, par grâce?" (Rom.8, 32). Toute l'histoire de l'Eglise en témoigne : illuminés par l'amour du Christ, les hommes simples deviennent sages, les faibles martyrs, les sots intelligents, les prostituées saintes, les cupides généreux, les rois et les princes serviteurs du Christ, les loups brebis et les brebis des lions. La force miraculeuse de l'amour du Christ ne s'est pas tarie à son ascension, au contraire elle s'est multipliée. + Le Christ a donné tout son amour aux hommes. C'est pourquoi il attend de leur part tout leur amour. Et ton amour aussi, ma fille bien aimée. Quant à lui, non seulement il ne supporte pas le partage du coeur de l'homme entre Dieu et Mammon, mais il exige quelque chose qui semble tout à fait contraire à la nature humaine : " Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi" ( Matt. 10, 37). En outre, "si quelqu'un vient à moi, et qu'il ne haïsse pas son père et sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses soeurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple" ( Luc 14, 26). Naturellement, il n'est pas possible à chacun d'entre nous de faire cela. N'en devient capable que celui qui a ouvert son coeur à Dieu. Alors le Tout Puissant rend possible l'impossible. "L'amour n'a en réalité rien d'autre que Dieu. Car Dieu est l'amour", dit saint Nil le Sinaïte. Tant qu'un homme ne hait pas son vieux vêtement il ne peut pas en désirer un nouveau. Comment pourrions-nous devenir "nouvelle création en Christ", "nouvel homme", "fils de lumière", si nous ne haïssons pas notre âme pécheresse, qui est devenue plutôt chair qu'esprit à cause de l'esclavage de la chair? Le vieil homme ne peut que craindre Dieu. La crainte est son début et sa fin. Dans l'homme nouveau, la crainte est un début, l'amour est la fin. La mort pour l'amour du Christ garantit la vie éternelle. Celui qui s'est éloigné de l'amour du Christ tombe dans la folie des désirs charnels, qu'on ne peut ni compter ni mesurer. Chez ceux qui sont illuminés par l'amour, les désirs charnels ne règnent pas. Ils sont indifférents pour toutes les beautés de ce monde éphémère. " Ils usent de ce monde comme s'ils n'en usaient pas réellement, car la figure d ece monde passe" ( 1 Cor. 7, 31). Ils voient les choses invisibles et non les choses visibles. Leur regard est continuellement tourné au-delà du tombeau, vers celui qui les aime, et qui leur a préparé "ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, et ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme" (1 Cor.2, 9). Là se trouve le terme final de nos chemins et de nos peines; Les perspectives immédiates sont trompeuses. + L'homme ne peut avoir un amour réel et stable envers Dieu s'il n'a pas préalablement acquis l'amour pour le Christ. Il ne peut pas non plus avoir l'homme pour le prochain sans avoir l'amour pour le Christ. Nous le répétons et nous le répéterons encore, ainsi qu'il est dit : " Dans ta lumière nous verrons la lumière". On pourrait dire de même : " dans ton amour nous aimons", car c'est seulement par l'amour de Dieu, qui a pris chair dans l'amour du Christ, que nous pouvons aimer véritablement, et Dieu, et nous-mêmes, et notre prochain, et même nos ennemis. Car le Christ est mort aussi pour nos ennemis, et c'est justement à cause du grand prix que le Christ a payé pour racheter nos ennemis, qu'il nous est possible de les aimer, de les bénir et d eprier pour eux, et tout cela à cause de l'amour du Christ et non pas à cause de nos ennemis. Le divin Maxime le Confesseur écrit que : " Celui qui aime Dieu, inévitablement aime aussi son prochain". Ajoutons : Celui qui n'aime pas le Christ, le Fils de Dieu incarné, n'aime pas non plus Dieu. Dans le Nouveau Testament sont révélés les deux dogmes fondamentaux : la Sainte Trinité, et l'Incarnation du Fils de Dieu. L'amour est fondé sur ces deux dogmes". CONCLUSION Chacun en philosophie est libre d'écrire ce qu'il veut : il sera jugé sur la cohérence du système qu'il construit à partir des principes qu'il a pris soin d'établir par lui-même. Il n'en va pas exactement de même pour la théologie, du moins lorsqu'on prend soin de la distinguer des différentes tentatives ayant pour but de la réduire à un modèle historique de philosophie, comme celles qu'ont faites, à des titres divers, les scolastiques et les penseurs russes. La théologie orthodoxe patristique a pour caractère unique, en effet, de n'être pas le produit d'une spéculation, mais d'une expérience, et donc d'exclure la méthode philosophique, particulièrement la métaphysique, comme inutile à son objet propre. La théologie traite des dogmes, mais les dogmes ne sont pas des vérités conceptuelles abstraites, ils sont l'expression vivante, reçue par l'Eglise, des vérités supra-intelligibles, supra-discursives, expérimentées ineffablement par les Prophètes, les Apôtres et les Saints, qui n'ont pu parler de Dieu que parce qu'ils s'étaient purifiés pour Dieu, qu'ils avaient été illuminés et glorifiés par lui, unis à lui comme la boule de fer qui, dans le feu, est feu tout en gardant sa nature propre de fer (120). (120) : (L'image est nettement de saint Syméon le Nouveau Théologien. Dieu par la grâce, l'être sanctifié ou déifié ne devient pas Dieu par essence. La grâce divine, étant incréée, communique une énergie incréée). Schématiques dans leur forme, les dogmes, avec des mots créés, ont pour but de protéger cette expérience, de dénoncer les doctrines qui la rendent impossible. Ils ne peuvent pas se substituer à elle. La philosophie, surtout lorsqu'elle n'est pas une métaphysique, c'est-à-dire une spéculation abstraite sur des vérités non expérimentées (121), peut être un instrument de mesure, plus ou moins parfait, des connaissances humaines sur les sciences, sur le langage, sur les coutumes des différents peuples. (121) : ( Lorsqu'elle se définit comme la science de ce qui est au-delà de la nature, c'est-à-dire des concepts ou des idées innées, la métaphysique s'oppose d'elle-même à l'expérimentation qui caractérise la physique). Il est absurde de vouloir appliquer un tel instrument de mesure à des réalités nouvelles, que les hommes n'ont pu imaginer, mais qui leur ont été révélées dans le Saint Esprit, et qui peuvent leur être révélées à nouveau à chaque fois qu'ils appliquent la méthode ascétique propre à la théologie et qu'ils passent par la porte étroite de la purification et reçoivent de Dieu l'illumination et la glorification : "Les éternelles vérités dogmatiques, écrit le bienheureux Père Justin Popovitch, ne sont pas des concepts abstraits - conclusions de syllogismes ou hypothèses logiques - ce sont des événements vécus dans leur propre immédiateté et réalité historiques, car elles sont manifestées, révélées, vues, perçues, réalisées dans l'espace et le temps - parmi les hommes... Par leur nature même, elles ne peuvent venir ni de l'homme ni par l'homme - là, l'homme ne crée pas - car les hommes n'ont en eux ni pouvoir ni force pour crééer des vérités éternelles et illimitées : ils les reçoivent toutes prêtes de Dieu. Dans ce domaine, en quoi peut consister leur part? A adopter les vérités dogmatiques éternelles par la foi et à les transformer, par les exploits évangéliques bénis de l'ascèse, en leur vie, en leur pensée, en leur expérience. Qu'ainsi ils atteignent la sainteté et la perfection (122)". (122) : (Dogmatique du Père Justin. Traduction de J.L. Palierne. L'Age d'Homme). Cette différence radicale de nature et de méthode entre la métaphysique et la théologie (123) a été au coeur de la lutte des Pères de l'Eglise contre les doctrines des païens, Celse, Proclus, Jamblique et contre celles des "penseurs" comme Arius, Eunomius ou plus tard Psellos ou Barlaam. (123) : (A Constantinople, où l'on cultivait toutes les disciplines, la distinction entre philosophie et théologie était nette. Ainsi, dans l'académie que saint Photios, au IXème siècle, illustra, et qui dépendait du Palais impérial, toutes les matières étaient enseignées - sciences, histoire, philosophie etc - à l'exception de la seule théologie, réservée aux monastères). Les "hérétiques" de l'Histoire ont généralement spéculé métaphysiquement - s'appuyant sur l'aristotélisme ou, plus souvent, sur le platonisme (124). (124) : ( Le Synodicon de l'Orthodoxie, texte dogmatique lu dans les églises le premier dimanche du Carême, condamne explicitement la théorie des idées archétypes et le platonisme; ce que les Pères ont condamné dans les différentes influences métaphysiques sur la théologie, c'est autant la méthode que les doctrines elles-mêmes. Le Père Justin Popovitch écrit : " ... l'Apôtre Paul résume toutes les philosophies du genre humain à deux : la philosophie selon l'homme et la philosophie selon le Dieu Homme (Col. 2, 8)". Deux méthodes qui s'excluent). Malheureusement, ni l'interdit patristique sur la métaphysique, tant de fois répété, ni le destin propre de la métaphysique occidentale qui s'est radicalement éloignée de Dieu et d el'Evangile, se séparant elle-même des philosophies religieuses (125), n'ont été suffisants pour retenir les "néo-orthodoxes" de spéculer sur l'image de Dieu. Ils sont allés se munir non chez les Pères mais chez des penseurs russes, lesquels n'avaient pas suivi la doctrine de Pères qu'ils jugeaient, en général, "dépassés", mais étaient allés emprunter des doctrines ésotériques tenant le milieu entre la théosophie et l'idéalisme allemand. Ainsi les "néo-orthodoxes" ont introduit dans l'Eglise Orthodoxe - qu'ils prétendent servir en prêchant la "bonne parole" aux intellectuels de la gauche chrétienne - des thèses issues de la cabale ou du sophianisme et qui veulent "réformer l'ascèse" et la remplacer par "la grâce paradisiaque de l'éros". Très justement, le Père Théoclète a parlé d'hérésie et a appelé la conscience orthodoxe - devant le silence de l'épiscopat de l'Eglise d'Etat grecque - à les condamner (126). (126) : ( En Grèce aujourd'hui, dans l'Eglise d'Etat, les évêques sont de hauts fonctionnaires et des administrateurs. Comme ils le furent en Russie sous les Tsars à partir de Pierre le Grand et encore davantage sous le gouvernement soviétique. Leur souci principal ne semble guère être de s'occuper de théologie). APPENDICE COMMENT DEFINIR LES NEO-ORTHODOXES ? Les thèses de Yannaras sont partie intégrante d'un mouvement qui, pour être dit "informel", n'en est pas moins assez vaste et assez cohérent. Il s'agit, en réalité, d'une très banale réduction de l'orthodoxie aux doctrines du monde intellectuel et politique grec. La foi orthodoxe devient l'une des conceptions politico-philosophique de la société grecque, une idéologie parmi les autres. Très brièvement, nous donnons ci-dessous trois caractères essentiels de ce mouvement. A) Interventionisme médiatique. Tout d'abord, les "néo-orthodoxes" pensent que l'orthodoxie doit prendre position sur les grands problèmes politiques et sociaux de notre époque. Cela a conduit certains monastères athonites infiltrés par ces néo-orthodoxes formés en Occident et issus des "fraternités" protestantisantes, à publier des textes sur les problèmes d'éducation, d'avortement, etc... Certains néo-orthodoxes se réfèrent à la "théologie de la libération", dont ils empruntent parfois la phraséologie "gauchise" : ainsi, l'higoumène de Stavronikita va faire à Thessalonique une conférence sur "Orthodoxie et anarchisme". Ainsi Nellas interviewait le communiste Costas Zouraris sur la véritable nature du pouvoir et lui faisait dire des phrases absurdes et creuses comme : " La pensée politique de Cabasilas est une pensée révolutionnaire, dans l'acception actuelle du terme. C'est-à-dire qu'elle croise la grande tradition révolutionnaire qui propose à la communauté de dépasser les discriminations pour parvenir à une identification entre moi et autrui" ( Cf Contacts n°132, p. 267-268). Ainsi encore, tel moine de Simonos Petra, oubliant sans doute qu'il est rentré au monastère pour sauver, par la pénitence, son âme, déclare au même K. Zouraris : " Kostas, l'orthodoxie ne s'intéresse pas à ton salut, l'orthodoxie s'intéresse à ta liberté". En France, on se souvient qu'un certain service d'information demanda son avis à une moniale orthodoxe vivant en Nouvelle Calédonie sur les événements calédoniens de ces dernières années. Pour Monseigneur Dan-Ilie Ciobotea, théologien roumain, qui appartient au même courant de pensée, "la tâche de la théologie orthodoxe aujourd'hui est d'aider l'Eglise à faire face à la sécularisation, à interpréter le sens de son existence dans une culture sécularisée et à élaborer une théologie du monde qui aide les Eglises à développer leur diaconie et leur mission... La théologie orthodoxe ne peut pas ignorer les problèmes en bio-éthique ( expérimentation sur l'homme, ccontraception, avortement, stérilisation, transplantation d'organes, euthanasie). Comment l'Eglise doit-elle réagir à l'alcoolisme, au suicide, aux problèmes concernant la sexualité tels qu'ils se posent aux jeunes dans un monde scolaire sécularisé, voire proprement agnostique?" (Contacts, n° 138, &987, p. 97). Cet activisme sociologique, quelle que soit sa tendance politique, qui nous importe peu, a des modèles catholiques et protestants tout trouvés. Voir La Lumière du Thabor, n° 26 et 27. B) Une théologie métaphysique. Les néo-orthodoxes se caractérisent plus généralement par le fait qu'ils font de la théologie une doctrine de nature métaphysique, un système de pensée se référant plus ou moins aux Pères, mais en réalité héritier des penseurs russes, de Soloviev à Berdiaev et à Paul Evdokimov, etc... Cette influence n'est pas d'ailleurs exclusive (127) : Yannaras reconnaît volontiers sa dette envers Balthazar, de Lubac, Daniélou ou même Heidegger dont il a suivi les cours. (127) : ( Dans la revue Contact n°128, Claudio Mesoniat publia un article sur le mouvement néo-orthodoxe ( p. 331 et suiv). Il y écrit (p. 339), citant Yannaras : " De longues années d'études passées en Occident, en Allemagne entre 1964 et 1967, en France après 1968, ont mis Yannaras en contact direct avec les recherches et les angoisses de l'Occident qui, déjà, avaient fécondé la pensée des théologiens de la Diaspora orthodoxe : " Il y a une autre dette fondamentale que je dois reconnaître, celle que j'ai contractée envers les théologiens catholiques qui ont rénové l'étude des Pères - un Daniélou, un de Lubac, un von Balthazar. Je m'en suis pénétré" "). Zizoulias, évêque de Pergame du patriarcat de Constantinople, admet avoir subi d'autres influences comme celle des philosophes juifs Buber et Lévinas : " La philosophie occidentale de notre temps, surtout en dehors de l'Eglise, a franchi pour nous quelques étapes importantes vers l'ontologie relationnelle - par exemple E. Lévinas, M. Buber" ( cité dans Contacts n°145, page 21). L. Agoras, dans un article intitulé "L'anthropologie théologique de Jean Zizoulias", définit bien le projet de Zizoulias comme métaphysique : " Zizoulias se range - à la suite de Gilson mais d'une autre manière - du côté de la légitimité et d ela nécessité d'une philosophie chrétienne". Selon Agoras, Zizoulias veut faire "une justification théologique de l'ontologie". La même méthode et le même projet philosophique domine chez Yannaras, dans son livre Philosophie sans rupture. Chez d'autres néo-orthodoxes ou chez certains de leurs disciples, à la conception métaphysique classique s'oppose une conception psychanalytique; pour nos lecteurs, nous avons seulement relevé deux titres d'articles : celui de Costis Bendaly : " Jeûne et oralité; aspects psychologiques du jeûne orthodoxe et suggestion pour une éventuelle réforme", Contacts n°131; et celui de Lila J. Kalinich, "The logos in Lacan" ( Le logos chez J. Lacan), Saint Vladimir's Theological Quarterly, vol. 32, 4, 1988; etc... Quoi qu'il en soit, ce retour à la métaphysqiue apparaît à beaucoup d'orthodoxes comme une régression, à une époque - la nôtre - où la pensée occidentale elle-même s'est libérée, après plusieurs siècles de lutte, de la métaphysique scolastique. C) Le monachisme à réformer. Enfin, l'un des aspects essentiels de la pensée des néo-orthodoxes, est la transformation du monachisme traditionnel dont ils modifient totalement l'esprit - en particulier au Mont Athos, où ils sont établis majoritairement dans quelques-uns des principaux monastèress ( Stavronikita, Gregoriou, Simonopetra etc...). Le monachisme devient pour eux une sorte de vie collective idéale, sociologiquement, intellectuellement, voire politiquement essentielle. Reprenons encore l'article de Claudio Mesoniat sur les néo-orthodoxes ( p. 338) : " Ces petits noyaux de chrétiens, dans les universités, engagent le combat sur tous les grands problèmes de la vie politique et de la culture. Ils le font dans une perspective créatrice... Beaucoup vont au mont Athos, en restent frappés, puis lisent les textes de théologiens comme Yannaras, Nellas ou le Père Basile de Stavronikita". A propos de l'Athos, Mesoniat interroge Zouraris : " J'y vais depuis 1957. Je n'étais pas croyant alors. Mais de ce lieu émane une spiritualité qui impose le respect à quiconque... Pour moi, c'était aussi le spectacle d'une réalisation communiste, d'un vécu communiste. Je suis né communiste, mon père fut l'un des premiers communistes grecs. Or là je voyais quelque chose de semblable à nos idéaux". Là aussi, quelle que soit l'utopie, les monastères néo-orthodoxes deviennent des cités parfaites, infaillibles, ayant le droit de juger de tout, sans être jugés par personne. Ceux qui ne se soumettent pas à leur impérialisme doivent quitter le Mont Athos ou renoncer à rien publier. D) Les réactions aux néo-orthodoxes. Les néo-orthodoxes, formés hors de Grèce, ont eu droit à une grande publicité dans la diaspora. En France, diverses revues - dont, surtout, Contacts - ont essayé de les faire passer pour les seuls théologiens grecs contemporains, les cousins hellènes de Berdiaev, P. Evdokimov, O; Clément, etc... C'est en Grèce pourtant qu'ils suscitent depuis quelques années les réactions les plus vives, certains même n'hésitant pas à les accuser d'hérésie. Le très célèbre Père Théoclète de Saint-Denys, connu pour ses nombreux travaux théologiques sur saint Grégoire Palamas et saint Nicodème de l'Athos, a accusé publiquement, et devant le Saint Synode de Grèce, Christos Yannaras de "néo-nicolaïsme", dans un rapport qui a été publié par le journal Orthodoxos Typos. Plus jeune, mais non moins savant ni moins zélé, le Père Maxime de la Grande Lavra a critiqué, il y a de cela trois ans, les textes des "néo-athonites" sur l'éducation et la culture. Vivement combattu par les moines néo-orthodoxes bien représentés à la Sainte Communauté de l'Athos, le Père Maxime reçut alors le soutien de plusieurs théologiens de l'Université de Thessalonique, en particluier du Professeur J. Romanidès. Egalement soutenu par le journal Orthodoxos Typos, le Père Maxime a entrepris maintenant une véritable analyse de fond des néo-orthodoxes, des origines de ce mouvement, de son étendue, de sa doctrine. Il a récemment publié un petit livre en anglais qui s'intitule Les Droits de l'Homme au Mont Athos, où il dénonce nettement la façon dont les néo-orthodoxes se sont emparés des grands monastères de l'Athos avec, sous la dictature des colonels, l'appui de l'Etat grec (128). (128) : ( Fr. Maximos, Monk of Great Lavra, Human Rights on Mount Athos, Stylite Publishing Ltd., Welshpool, Powys, 1990. On peut se le procurer en écrivant à la Fraternité Saint-Grégoire-Palamas, 30 bd de Sébastopol, 75004 Paris). FIN Fraternité Orthodoxe Saint Grégoire Palamas LISTE DES PUBLICATIONS La vie des saints 1. Saint Marc l'Anachorète. 2. Avvakoum le Zélote aux pieds nus. 3. Joachim l'Athonite. 4. Le Starets Zacharie. 5. Le Saint Prêtre Nicolas Planas. 6. Les Nouveaux Martyrs I. 7. Saint Onuphre l'Ascète. 8. Saint Philarète. 9. Saint Syméon le Fol-en-Christ. 10. Callinique l'Hésychaste. 11. Isaac de Saint-Denys. Histoire et Dogme de l'Eglise 1. Lettre à Soloviev. (La Russie et son Eglise). R.P. Wladimir Guettée. 2. Lettre sur l'Unité de l'Eglise. Nouveau-Martyr Hilarion Troïtsky. 3. Encycliques des Patriarches Orthodoxes de 1848 et 1895. 4. Protestations Orthodoxes à la suite de la visite du Patriarche de Constantinople au pape en Déc. 1987. 5. Témoignage du Diacre Vladimir Roussac sur l'Eglise Soviétique. André Miller. 6. Oeuvres Trinitaires I. Saint Photios; 7. La Doctrine des Néo-orthodoxes sur l'Amour. Père Patric. Enseignements spirituels 1. Nostalgie de la Vie Spirituelle. Mère Xénie. Hors Collection : Livre de Prière 1. Heures. Livre de Prière 2. Hymne acathiste à la Mère de Dieu et autres prières. Offices Orthodoxes, texte et musique, envoi de la liste complète sur simple demande. Collection " La Lumière du Thabor" aux Editions l'Age d'Homme 1. Saint Nectaire d'Egine. Père Ambroise Fontrier. 2. La Mystification fatale. Cyriaque Lampryllos. 3. Cassienne. Nicolas Vélimirovitch. 4. L'homme et le Dieu-homme. Père Justin Popovitch. 5. Richard Simon ou du Caractère illégitime de l'Augustinisme en Théologie. Patric Ranson. 6. Dossier Kossovo. Père Athanase Jevtitch. Hors Collection : Dossier H. Augustin. Revues Orthodoxes 1. La Lumière du Thabor, revue internationale de théologie orthodoxe. Trimestrielle.120p., illustrée. Ed. L'Age d'Homme. 2. La Bretagne Orthodoxe. Revue trimestrielle illustrée. Pour recevoir les titres ci-dessus adresser commande à : Fraternité Orthodoxe Saint GREGOIRE PALAMAS 30, boulevard de Sébastopol 75004 PARIS

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