mardi 10 mars 2020

Wladimir Guettée, De la Papauté (I).

Wladimir Guettée
DE LA PAPAUTE
TEXTES CHOISIS ET PRESENTES PAR PATRIC RANSON
L'AGE D'HOMME COLLECTION LA LUMIERE DU THABOR DE LA PAPAUTE
Collection La Lumière du Thabor dirigée par Laurent MOTTE et Patric RANSON "La Lumière du Thabor" est le nom d'une revue orthodoxe publiée par la Fraternité Orthodoxe Saint-Grégoire-Palamas 30, boulevard de Sébastopol 75004 PARIS
Déjà paru dans la collection
P. AMBROISE FONTRIER, Saint Nectaire d'Egine, 1985. CYRIAQUE LAMPRYLLOS, La Mystification Fatale, Etude sur le Filioque. 1987. EVEQUE NICOLAS VELIMIROVITCH, Cassienne, L'enseignement sur l'amour chrétien. 1988. P. JUSTIN POPOVITCH, L'Homme et le Dieu-Homme. 1989. PATRIC RANSON, Richard Simon ou du caractère illégitime de l'augustinisme en théologie. 1990.
Père WLADIMIR GUETTEE
DE LA PAPAUTE
TEXTES CHOISIS ET PRESENTES PAR PATRIC RANSON
L'AGE D'HOMME COLLECTION LA LUMIERE DU THABOR
INTRODUCTION
GUETTEE OU
OU LE RETOUR A L'ORTHODOXIE
J'étudiai la Papauté non dans les livres de ses adversaires, mais dans ceux de ses adversaires, les Bellarmin, les Zaccharia et tant d'autres. Comme ils prétendent que la papauté a pour fondement la tradition catholique, je contrôlai tous les textes des Pères et des Conciles qu'ils ont cités. Je trouvai que tous les textes cités par eux étaient faux, tronqués, détournés de leur vrai sens. Je dus en conclure que la papauté n'était qu'une institution fondée sur le mensonge" (1). (1) : ( Souvenirs d'un prêtre Romain devenu prêtre Orthodoxe, 1889, p. 409. Abrégé ci-après en : Souvenirs). Ainsi, dans ses Souvenirs, Guettée résume-t-il son oeuvre et sa vie, celle d'un prêtre catholique, d'un savant historien gallican conduit par ses recherches sur l'Eglise de France à une critique méthodique de l'institution et des dogmes de la papauté. Héritier de la protestation gallicane contre l'extension du pouvoir des papes sur les Eglises locales, Guettée lui donne une force nouvelle en remontant aux causes profondes de l'institution de la papauté : l'introduction de dogmes nouveaux et inconnus jusque là dans l'Eglise. Après avoir réuni ses recherches en plus de quarante volumes historiques, et pour rester fidèle à la tradition catholique universelle de l'Eglise, Guettée devint orthodoxe et fut prêtre de l'Eglise russe à Paris (2) pendant presque trente ans. (2) : ( L'église que desservait le Père Wladimir Guettée était la chapelle de l'ambassade de Russie, rue de Grenelle). Ce cheminement et la rigueur, voire l'intransigeance en matière de dogmes qu'il implique, lui valut une multitude d'ennemis, surtout dans les milieux alors triomphants de l'ultramontanisme. Les historiens catholiques, longtemps influencés par les polémiques qui entourèrent le Concile de Vatican I, ont dédaigné ses ouvrages; d'autre part, le manichéisme qui régnait sur les questions religieuses durant la Troisième République a empêché qu'un historien laïc ou indépendant s'intéressât à notre auteur. Pourtant l'oeuvre du premier grand écrivain orthodoxe d'Occident qui ait fleuri depuis le Xe siècle a exercé, dans sa solitude, une influence directe ou indirecte sur des courants de pensée aussi divers que le gallicanisme, le jansénisme, le vieux-catholicisme, le christianisme libéral et même l'oecuménisme. Comme historien, il devance bien des prétendues découvertes de notre siècle, en particulier celles de Dvornick sur Photios (3). (3) : ( L'originalité de Dvornik dans son livre Le Schisme de Photius, vient, dit-on, principalement du fait qu'il s'attache à montrer que la seconde condamnation de Photius par Jean VIII est une légende. Or Guettée, dans le tome VI de son histoire de l'Eglise, précédait sur ce point Dvornik de plus d'un demi-siècle). Littérairement, il est probable qu'il ait inspiré Dostoïevsky pour sa légende du Grand Inquisiteur. Pour ces raisons diverses, une réédition choisie de son oeuvre s'imposait qui puisse encourager théologiens et universitaires à relire un de nos plus grands historiens, dont nous esquissons brièvement la vie et la pensée. I LA VIE DE L'ABBE GUETTEE René-François Guettée naquit le 1er décembre 1816 à Blois, où moins de vingt ans auparavant l'avaient précédé Augustin Thierry et Honoré de Balzac, destiné comme eux à une vie d etravail acharné. Dans ses Souvenirs d'un prêtre Romain devenu Orthodoxe, il tente de définir par le terme de "jansénisme" la droiture, la conscience morale, l'hostilité à la casuistique qu'il tient de sa famille, et particulièrement de sa mère : " Comme elle, je fus donc, dès mon enfance, janséniste sans le savoir. Je prie de croire qu'il n'y avait dans ce jansénisme, rien des cinq propositions, ni du silence respectueux, ni de la Bulle Unigenitus. On ne pourrait y trouver qu'un instinct chrétien, une opposition innée à tout ce qu'on appelle aujourd'hui jésuitisme" (4). (4) : ( Souvenirs, p. 7-8). Son enfance ressemble à celle des clercs d'Ancien Régime; il est confié, pour son instruction religieuse, à un "bon prêtre", Léon Garapin, puis entre au petit séminaire de Blois, qu'il quitte pour le grand séminaire. Dès le petit séminaire il se passionne pour les livres historiques les plus arides qu'il dépouille littéralement. " Je lisais sérieusement, je faisais des analyses de mes lectures, et même des tableaux synoptiques des événements et des dates que me fournissaient les livres que je lisais" (5). (5) : (Ibid., p. 9-10). Son supérieur tente de le décourager, il lui donne un livre rempli de notes en hébreu : il apprend à déchiffrer l'hébreu! Au grand séminaire, il découvre Descartes, Malebranche, Bonald, aussi bien que Kant, Herder et Cousin; il rejette la dogmatique des scolastiques en matière philosophique : " J'étais éclectique, et j'admettais ce qui me convenait dans les divers systèmes. Je commis alors un gros crime. On ne m'en aurait pas donné l'absolution si je l'eusse confessé. Je sus me procurer quelques ouvrages de Herder, de Kant, de Cousin, de Damiron. Je lus même quelques ouvrages de Voltaire, de Diderot, de J.J. Rousseau..." (6). (6) : ( Ibid., p. 13). L'état des études religieuses en France après la Révolution et l'Empire étant inexistant, le cours d ethéologie fut une grande déception. " Je dois dire que j'abordais la théologie avec une haute idée de cette science. Je m'étais formé à moi-même cette idée, car personne jusqu'alors n'avait songé à me l'inspirer. L'enseignement qu'on avait prétendu me donner était détestable et ne m'aurait certes pas préparé à la théologie, but suprême cependant de la science ecclésiastique...Lorsque j'abordai l'enseignement théologique, quelle déception!... On suivait la méthode strictement scolastique, et l'on y parlait un latin qui eût bien fait rire Cicéron s'il l'eût compris" (7). (7): ( Ibid., p. 15). Laissant l'enseignement du séminaire, c'est à la bibliothèque de Blois que Guettée poursuit, quand il le peut, ses recherches. En 1839, il est ordonné prêtre, et son indépendance ayant déplu, il est nommé vicaire dans le petit village de Saint-Aignan-sur-Cher, puis à Fresnes dans le Loir-et-Cher où il fonde une petite école. Malgré une vie pauvre et difficile, il conçoit le projet d'une Histoire de l'Eglise de France : " Je prenais des notes, je faisais des plans. Je n'avais pas l'intention d epublier plus tard le résultat de mes études; je ne me serais jamais flatté alors de pouvoir devenir un auteur. Je ne travaillais que pour ma satisfaction personnelle. Deux fois par semaine je disais la messe de grand matin, et je partais pour Blois, qui était distant de vingt kilomètres... Je me rendais à la BIbliothèque de la ville où je restais jusqu'à quatre heures. Je m'étais muni de mes notes, j'étudiais les ouvrages qui pouvaient me fournir des renseignements, je me familiarisais avec les grandes collections bénédictines, où je pouvais trouver les documents dont j'avais besoin. La bibliothèque était très riche en ouvrages de ce genre. Après avoir travaillé six heures, je reprenais le chemin de ma paroisse. Je faisais ainsi quarante kilomètres dans ma journée. J'étais si heureux des recherches que j'avais faites que je ne songeais même pas à la fatigue" (8). (8) : ( Ibid., p. 38-39). Son travail finit par le faire remarquer de Monseigneur Fabre-des-Essarts, l'évêque de Blois, plutôt gallican de doctrine, qui le fit nommer à la cure de Saint-Denis-sur-Loire, proche de la bibliothèque de Blois et qui fit imprimer le premier volume de l'Histoire de l'Eglise de France (9). (9) : ( En 1847, Guettée a 31 ans). Ce premier tome fut suivi de onze autres. Lors de la révolution de 48, comme la grande majorité du clergé, Guettée participa au mouvement et bénit les arbres de la liberté. Il fut même un temps directeur du Républicain du Loir-et-Cher, tâche qu'il abandonna pour se rendre à Paris afin de continuer ses recherches historiques. Il part pour Paris au moment où meurt Monseigneur Fabre-des-Essarts, son principal protecteur. A Paris, l'évêque est alors Monseigneur Sibour, prélat ambitieux, mais d'éducation plus gallicane qu'ultramontaine. Sans l'avoir recherché, l'auteur de l'Histoire de l'Eglise de France est invité à fréquenter le salon du jeune évêque (10), où se retrouvaient Lamartine, le comte de Montalembert, le futur Napoléon III, alors président de la République, et tant d'autres, comme l'abbé Darboy (11) et l'abbé Lequeux (12). (10) : ( Cf. Souvenirs, p. 38. Guettée n'est pas tendre pour Sibour : " Il était radieux de se trouver au milieu d'un monde distingué...il me fit l'effet d'une vieille marquise coquette"). (11) : ( Cf. Souvenirs, p. 59 : " L'abbé Darboy, depuis lors archevêque de Paris, m'aborda, me fit mille compliments et me demanda mon amitié". Darboy, non moins ambitieux que Sibour, mourut lors de la Commune de Paris en 1870. Jusqu'à sa mort, il poursuivit Guettée d'une haine absolue). (12) : ( L'Abbé Lequeux, gallican tiède, fut mis à l'Index très peu de temps avant Guettée pour son traité de Droit Canonique. Il polémiqua contre Guettée à propos du jansénisme. La brochure Jansénisme et jésuitisme est une réponse de Guettée à Lequeux). Mais, alors que Mgr Sibour veut donner à Guettée une place importante dans son clergé, commence la persécution contre l'Histoire de l'Eglise de France. Dans son ouvrage, Guettée avait pris une position gallicane modérée; mais on lui reprochait principalement d'avoir écrit que l'Eglise n'était pas une monarchie (13) et d en'avoir pas défendu ou justifié les dragonnades contre les protestants et la Saint-Barthélémy. (13) : ( Guettée avait écrit exactement, à la page XXIV du tome 1 de son Histoire de l'Eglise de France : " Selon J. de Maistre, l'Eglise est une monarchie ou n'est rien. Nous ne croyons pas l'Eglise une monarchie, et nous la croyons quelque chose. Beaucoup d'autres seront de notre avis"). Le cardinal de Paris, Thomas Gousset, l'évêque Pallu de Blois et les Jésuites - auxquels par deux fois Guettée avait refusé d'appartenir - étaient à la tête de cette cabale. Guettée répondit sans concession sur le second point : " Vous me faites un crime de mon opinion sur les peines infligées aux hérétiques... votre Grandeur voudrait donc que je fusse partisant des tortures et des bûchers? Je ne pourrai jamais, Monseigneur, accepter une telle opinion. Elle répugne à ma conscience de chrétien" (14) et sur le premier : " Dès qu'un pape se présente dans l'histoire, les ultramontains se prononcent d'une manière absolue pour ce pape en toute circonstance. J'ai le droit de croire, Monseigneur, qu'un pape peut se tromper. Il y a eu des papes débauchés, violents, immondes. Suis-je obligé de m'incliner devant leurs vices lorsque je les rencontre dans l'histoire? Suis-je obligé de reconnaître aux papes le droit de l'infaillibilité? Non, Monseigneur; ce don de l'infaillibilité, j'ai le droit de ne le reconnaître ni au pape ni au siège de Rome. Je le reconnais à l'Eglise Catholique, c'est tout ce que je suis obligé de croire, et votre Grandeur n'a pas le droit de m'en demander davantage" (15). (14) : ( Souvenirs, p. 81). (15) : ( Ibid., p. 82). On imagine sans peine qu'à une époque où l'ultramontanisme devenait une grande force politique, de tels propos condamnaient Guettée. L'Histoire de l'Eglise de France fut mise à l'index, sans jugement, et sans même notification à son auteur, en même temps que les écrits de l'abbé Lequeux. Mgr Sibour engagea Guettée à lutter contre l'index, puis l'abandonna pour devenir tout aussi ultramontain que le reste de l'épiscopat catholique. La vie de Guettée fut alors à Paris celle d'un prêtre désavoué sans être totalement condamné, persécuté sans que son hérésie fût nommée. C'est vers cette époque que Guettée connut le célèbre Abbé Migne, gallican devenu ultramontain, dont le revirement et les conseils résument l'époque : " Votre intérêt, dit-il, demande que vous vous soumettiez; au fond, qu'est-ce que ecela vous fait? C'est une pure formalité. Faites comme moi. Je suis gallican comme vous, mais je fais l'ultramontain parce que cela est nécessaire au succès de mas publications. Vous avez de l'avenir dans cette voie; dans l'autre vous serez brisé" (16). (16) : ( Ibid., p. 118. Le plus intéressant est que Guettée doutait de la qualité scientifique de Migne : " Il ne put donner à ses publications le soin qu'elles réclamaient. Il employait un grand nombre de prêtres interdits qui n'étaient pas capables de travailler à la publication d'ouvrages de grande érudition comme ceux qu'il publiait. C'est pourquoi ces ouvrages sont criblés de fautes. Un Grec fort instruit vérifia les textes de plusieurs manuscrits grecs de la Bibliothèque Nationale imprimés dans la Patrologie Grecque à laquelle travaillait le fameux Pitra, bénédictin de Solesmes qui est devenu cardinal. Ce Grec s'aperçut que les passages des manuscrits qui étaient défavorables au Latinisme avaient été supprimés..." Souvenirs, p. 117). La "théorie de l'intérêt" ne plut guère à l'abbé Guettée et la querelle autour de la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception l'orienta d efaçon définitive dans l'opposition à Rome. Pour trois raisons au moins, la proclamation par le pape Pie IX de ce dogme en 1854 scandalisa l'abbé Guettée et une partie savante du clergé français, en particulier les abbés Laborde et Prompsault (17). (17) : ( L'abbé Prompsault soutint le combat de l'Observateur Catholique sur l'Immaculée Conception. Il est surtout connu par ses écrits savants contre Dom Guéranger, le liturgiste ultramontain, et aussi par un petit livre, Du pouvoir ecclésiastique dans l'Eglise de Jésus-Christ (Paris, 1853), où il écrivit notammeent : " Je marche avec les gallicans, parce que je les crois mieux instruits de la discipline apostolique que ne le sont les ultramontains". L'Abbé Laborde écrivit en 1854 un livre savant : " La croyance à l'immaculée Conception ne peut devenir dogme de foi, où l'origine du nouveau dogme est étudiée avec précision. Dans sa relation et mémoire des opposants au nouveau dogme de l'Immaculée Conception et à la Bulle Ineffabilis (1855), il en appelait à un Concile général contre le Nouveau Dogme). Tout d'abord le pape proclamait ce dogme indépendamment du consentement de l'Eglise, ce qui ne s'était jamais vu jusqu'alors. Ensuite une grande partie de la tradition catholique l'avait combattu - et non les moindres : Bernard de Clairvaux, Thomas d'Aquin... Enfin l'ignorance des évêques et des prêtres était telle que l'on justifia ce dogme nouveau sur le témoignage de l'Eglise d'orient - c'est-à-dire Orthodoxe - qui l'avait toujours rejeté et le tenait pour faux : " Ce projet, dit Guettée, était une chose absolument insolite, même dans l'Eglise romaine". La revue L'Observateur Catholique, dirigée et rédigée pendant douze ans par Guettée fut fondée en 1855 pour lutter contre le nouveau dogme sur l'Immaculée Conception. C'ets dans l'Observateur Catholique que Guettée commença son immense travail de relecture des textes patristiques : " J'envisageai de plus près cette papauté qui voulait se donner comme infaillible, même dans les questions historiques, et qui essayait de comprimer la science et l'intelligence. Bientôt je la vis sous son vrai jour ... Je lus les ouvrages des plus savants défenseurs de la papauté... Je fus convaincu... que la papauté n'était appuyée ni sur l'Ecriture sainte, ni sur la Tradition Catholique, que l'évêque de Rome n'avait reçu que des Conciles de l'Eglise primitive son titre de premier patriarche; que la papauté n'existait que depuis le neuvième siècle, et n'était qu'une usurpation sacrilège sur les droits de l'Eglise représentée par l'épiscopat" ( Voir Appendice 1). La chance de Guettée fut de rencontrer le prêtre orthodoxe Joseph Wassilieff qui, étant abonné à L'Observateur Catholique, connaissait ses travaux sur la papauté et sur les Pères de l'Eglise (18). (18) : ( L'Archiprêtre Wassilieff était le chapelain de l'Eglise de l'Ambassade russe à Paris. Il écrivit un grand nombre d'articles dans l'Union Chrétienne, tous revus par Guettée. wassilieff signa aussi les Lettres à l'évêque de Nantes). Le Père J. Wassilieff l'engagea à devenir orthodoxe, et très vite fut envisagé le projet d'une revue orthodoxe, L'Union Chrétienne, qui complèterait positivement L'Observateur Catholique : " Dans la nouvelle revue, on ne se bornerait pas à attaquer les erreurs occidentales, l'Eglise Catholique d'Orient se ferait entendre et opposerait ses doctrines apostoliques aux erreurs de la papauté et de ses adhérents" (19). (19) : ( Souvenirs, p. 355). Peu après la fondation de l'Union Chrétienne, Guettée rencontra à Paris Monseigneur Léontius de Novgorod : quelques mois plus tard, il était orthodoxe. Dès lors, la vie du Père Wladimir Guettée sera toute entière consacrée à la défense de l'orthodoxie. Il écrit alors ses deux grands livres, La Papauté Schismatique et La Papauté Hérétique, en prenant pour mesure les Conciles Oecuméniques et les dogmes des Pères, tels qu'ils sont confessés encore et toujours par les Eglises Orthodoxes. Ainsi il devient un pionnier de ce retour aux Pères de l'Eglise dont certains catholiques, près d'un siècle plus tard, ont compris la nécessité. A partir de 1865, il polémique avec les Russes occidentalisés, influencés par les Jésuites, émules malheureux de Madame Swetchine : le Père Gagarin, W. Soloview - contre lequel il écrit une petite brochure La Russie et son Eglise. Guettée, dans la même période, s'attache à réfuter les livres occidentaux dirigés contre l'orthodoxie, comme ceux de Tilloy et du Père Tondini. Inversement, dans l'Union Chrétienne, il met en valeur les grands hiérarques orthodoxes, en particulier le Métropolite Philarète de Moscou (20) qu'il tient pour un prédicateur digne des Pères. (20) : ( Le Dialogue entre un sceptique et un croyant du Métropolite Philarète de Moscou fut publié dans l'Union Chrétienne). En 1865, il se rend en Russie et découvre un pays enraciné dans la foi orthodoxe : " J'ai été frappé du caractère religieux des solennités auxquelles j'ai pris part. Tout était grand, pompeux, magnifique dans les rites et dans les chants; mais il n'y avait rien de théâtral, et c'est en cela surtout que j'ai remarqué la différence qui existe entre l'Eglise Orthodoxe et l'Eglise Romaine, quant au culte extérieur. Comme j'aime les chants si harmonieux de l'Eglise Russe dans la bouche des clercs et sans mélange d'instruments... Les rites, dans leur grave simplicité, reportent tout naturellement l'esprit vers les âges primitifs, où évêques, prêtres et fidèles se réunissaient ensemble pour chanter les louanges de Dieu, célébrer sa gloire et ses bienfaits, implorer sa miséricorde" (21). (21) : (Union Chrétienne, volume VI, p. 263). A l'occasion de ce voyage, le Père Wladimir Guettée fut reçu amicalement par le Tsar Alexandre II, qui avait lu certains de ses ouvrages, et par toute la société russe de Moscou, heureuse de voir un occidental devenu orthodoxe. Peu après ce voyage, Guettée, encouragé par le Saint Synode de Russie, commença la grande oeuvre de sa vie : L'Histoire de l'Eglise, dont sept volumes - sur les dix prévus - parurent. C'est toute l'oeuvre de Guettée qui s'y trouve résumée : " Notre ouvrage est la démonstration de cette vérité : que l'Eglise Orthodoxe est l'héritière de l'Eglise primitive, qu'elle en est l'héritière fidèle, qu'elle n'a rien ajouté à ses doctrines, qu'elle n'en a rien retranché, qu'elle est, par conséquent, la véritable Eglise du Christ et des Apôtres" (22). (22) : (Souvenirs, p. 405). Pour achever son ouvrage, Guettée se retira à Ehnen, au Grand Duché de Luxembourg, où il mourut le 10/22 mars 1892. Son corps fut rapatrié en France où le service funèbre fut célébré en l'église russe de la rue Daru. Il est enterré au Cimetière des Batignolles où il attend une glorieuse résurrection. II L'OEUVRE DU PERE GUETTEE Si ses ennemis ne l'avaient pas obligé à se défendre et à se justifier, la vie de l'abbé Guettée se confondrait presque totalement avec son oeuvre, qui renouvelle, en lui donnant une signification positive, l'ancienne résistance de l'Eglise des Gaules à la papauté et à l'ultramontanisme. En ce sens Guettée a été à la fois le dernier grand écrivain gallican et le premier historien orthodoxe en Occident. Ses études sur la Papauté sont le point d'aboutissement, la "récapitulation" de toute une tradition parfois souterraine, toujours inachevée, de critique à l'égard de la papauté dont l'autorité dogmatique avait été imposée à l'Europe par la force entre le IXe et le XIe siècle. Richer et le Gallicanisme, Launoy, le premier jansénisme, le P. Pinel, Prompsault, Dollinger, et tant d'autres (23), toute l'érudition non protestante dénonciatrice de la papauté, trouve son sens dans le retour de Guettée à l'Eglise Orthodoxe désolée depuis des siècles en Occident. (23) : ( Une analyse comparée des différents écrits sur la papauté serait souhaitable. On pourrait surtout mettre en parallèle les contemporains, Doellinger, Guettée, Michaud). Or, vers le milieu du XIXe siècle, quand l'ultramontanisme, forme religieuse de l'absolutisme, s'isole totalement des aspirations des peuples de l'Europe, pour sauver les privilèges de Rome, le besoin se fait sentir d'une meilleure connaissance de l'Eglise Orthodoxe, apostolique et patristique aux yeux de tous. Dès 184&, le catholique Franz von Baader (24) dit que la véritable Eglise universelle se trouve en Orient. (24) : (Cf. Irène Economidès, Différences entre l'Eglise Orthodoxe et le Catholicisme Romain, 1983, p. 45. Réédition 1987). En 1858, un protestant, D. Lenoir remarque que "L'Eglise grecque a été jusqu'à ces derniers temps entièrement inconnue à plusieurs personnes; d'autres la confondent avec le papisme; d'autres enfin ne lui donnent de place que dans l'histoire et croient que son influence est tout-à-fait éteinte"; et le même pasteur Lenoir déplore : " L'absence complète, dans notre littérature chrétienne française, de documents formant un ensemble relativement aux importantes Eglises d'Orient" (25). (25) : ( Dans la préface de sa traduction d'un petit livre anonyme : L'Eglise Grecque et les Eglises d'Orient, Bruxelles, 1858). Effectivement, avant 1850, la littérature orthodoxe en français est quasiment inexistante : à peine peut-on citer le catéchisme du Métropolite Platon et les oeuvres d'Alexandre de Sturdza (26). (26) : ( A. de Sturdza publia cinq volumes d'oeuvres consacrées à l'orthodoxie. Il était minsitre d'Alexandre Ier. Il fut aussi l'ami de Capo d'Istria, premier gouverneur de la Grèce Libérée du Joug Turc. Sur Capo d'Istria, et la réforme de l'Eglise Grecque au XIXe siècle, voir l'article d'A. Delembase paru dans "la Lumière du Thabor" n°11 : Aux origines de l'oecuménisme dans l'Eglise de Grèce). Même la passion des français pour la régénération de la Grèce en 1821 n'a pas développé de courant favorable à l'orthodoxie. C'est avec Guettée, autour d elui, que commence à s edévelopper une importante oeuvre orthodoxe : Khomiakoff publie ses écrits en français, les Sermons du Métropolite Philarète de Moscou, ceux de Mgr Innocent, la Dogmatique de Mgr Macaire, sont traduits. Plus tard, le remarquable Cyriaque Lampryllos écrit en français. Le savant Overbeck imite Guettée et se convertit; l'abbé Michaud, sans devenir orthodoxe, entre en relations amicales avec de nombreux théologiens russes; le pasteur Boissard publie une étude inégalée en français sur l'Eglise russe; même le procureur du Saint Synode, le comte Dimitri Tolstoy, fait paraître en français son oeuvre principale, relue et corrigée préalablement par Guettée (27). (27) : ( Cyriaque Lampryllos, La Mystification Fatale, Rééd. l'Age d'Homme, Lausanne, 1987, livre consacré au Filioque. - J. Overbeck (1821-1905) était un prêtre catholique allemand professeur à la faculté théologique de Bonn; après sa conversion à l'orthodoxie, il partit pour l'Angleterre. Il fonda une revue orthodoxe, et fut partisan d'un rite orthodoxe occidental. Son projet fut mal accueilli à la fois par les Anglicans favorables à une union avec l'Orient et par le chapelain de l'église russe de Londres, le père Eugène Smirnov. - Le comte Dimitri Tolstoy était le procureur du Saint Synode. C'est lui qui chaque année faisait le rapport sur la situation générale de l'Eglise russe. Ces rapports furent plusieurs fois publiés par l'Union Chrétienne. Il soutint activement Guettée comme son disciple E. Michaud, la grande figure théologique du mouvement vieux-catholique. Son remarquable livre Le Catholicisme romain en Russie fut, semble-t-il, rédigé en français; il bénéficia des soins de Guettée, qui le relut entièrement. Il connut aussi les honneurs d'une traduction en anglais. Nous espérons publier prochainement une bibliographie des principaux livres orthodoxes parus en français au XIXe siècle). Peu à peu aussi, le monde orthodoxe découvre l'intérêt d'une mission en Occident, et le petit livre de Guettée - mineur dans son oeuvre - L'exposition de la doctrine de l'Eglise Orthodoxe, eut un très grand succès : il fut traduit dans toutes les langues des nations orthodoxes, russe, grec, roumain, arabe : plus de vingt mille exemplaires furent vendus; Dans les pays protestants, Angleterre et Amérique, l'oeuvre de Guettée fut également très appréciée : outre cette petite Exposition, La Papauté Schismatique fut traduite et rééditée jusqu'à nos jours (28). (28) : ( Nous avons vu chez de nombreux orthodoxes américains cette réédition sous le titre The Papacy. Elle comporte une introduction de A.C. Coxe, évêque de New York, et une notice biographique sur Guettée). Malgré ce succès, à la fois à cause de l'immense effort fait par la machine ultramontaine pour faire oublier cette oeuvre et à cause de la chute de l' Empire russe, la bibliographie de Guettée n'est pas toujours très facile à établir; Elle peut cependant être divisée en quatre grandes parties. 1. Les écrits historiques proprement dits : - L'Histoire de l'Eglise de France, composée sur les documents originaux et authentiques. 12 tomes, Paris, Masson-Renouard, 1847-1856. - Mémoires pour servir à l'histoire de l'Eglise de France pendant le XIXe siècle. T 1, Paris, Fischbacher, 1881. ( En réalité, forme la suite inachevée de l'Histoire de l'Eglise de France). - Histoire de l'Eglise depuis la Naissance de N.S.J.C. jusqu'à nos jours, composée sur les documents originaux et authentiques. 10 tomes prévus, 7 parus, Paris, Cherbuliez puis Sandoz et Fischbacher, 1869net suiv. T 1 : NS à 200 T 2 : 200 à 324 T 3 : 325 à 381 T 4 : 382 à 431 T 5 : 431 à 754 T 6 : 754 à 1054 T 7 : 1054 à 1204, ce dernier tome paru après la mort de Guettée. - Histoire des Jésuites composée sur des documents authentiques en partie inédits. 3 tomes, Paris, Huet, 1858-1859. - Les souvenirs d'un prêtre Romain devenu prêtre Orthodoxe, Paris, Fischbacher, 1889. Les souvenirs de Guettée sont une véritable description de la montée de l'ultramontanisme dans l'Eglise de France au XIXe siècle. A ces livres, il faut ajouter un certain nombre d'études historiques parues dans l'Union Chrétienne ou dans l'Observateur Catholique, sur les Conciles de Lyon et de Florence, sur l'activité des Jésuites en Orient etc... écrites ou corrigées par Guettée. -L'Observateur Catholique. Revue de Sciences écclésiastiques et des faits religieux. Parut de 1855 à 1866, 12 volumes; - L'Union Chrétienne, journal orthodoxe, parut de 1859 à 1891, mais changea de périodicité en 1869 ( hebdomadaire puis mensuel). Enfin, citons le petit travail de jeunesse : - Notice historique, et archéologique sur l'église de Saint-Lubin à Sèvres. Blois, Morard, 1850. 2. Les écritsconsacrés à la papauté, tant dogmatiques que polémiques, ainsi que les écrits où Guettée défend son Histoire de l'Eglise de France contre les critiques dont elle était l'objet. - La Papauté schismatique, ou Rome dans ses rapports avec l'Eglise orientale, Paris, Union Chrétienne, 1863. Rééd. 1874. - La Papauté hérétique, exposé des hérésies, erreurs et innovations de l'Eglise romaine depuis la séparation de l'Eglise catholique au XIe siècle. Paris, Sandoz et Fischbacher, 1874. - Histoire de l'Eglise de France, ou Histoire du Christianisme en France depuis son origine jusqu'à nos jours ( réponse à la mise à l'index). Paris, l'Auteur, 1855. - Supplément aux décrets du concile de la province de Bordeaux, célébré à la Rochelle en 1853 et publiés en 1855, ou Défense de "l'Histoire de l'Eglise de France" contre les imputations contenues dans ces décrets. Paris, l'Auteur, 1855. - Obesrvations d'un théologien sur la bulle de Pie IX relative à la conception de la Sainte Vierge. Paris, 1855. - Le Nouveau Dogme en présence de l'Ecriture Sainte et d ela Tradition catholique, ou Lettres à Mgr Malou, évêque de Bruges, sur son livre intitulé : " l'Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie comme dogme de foi". Paris, Johanneau, 1859. - La Papauté moderne condamnée par saint Grégoire-le--Grand; extraits des ouvrages de St Grégoire-le-Grand traduits et commentés. Paris, Dentu, 1861. - Lettres à quelques évêques * à Mgr Pallu-Duparc, évêque de Blois, contre la liturgie romaine. * à Mgr Baillès, évêque de Luçon, contre l'index de Rome. * à Mgr de Bonald, cardinal-archevêque de Lyon, contre l'autocratie papale. Paris, l'Auteur, 1853-1854. - Très Humble Remontrance à Mgr l'Archevêque de Paris, à propos de son mandement sur l'Immaculée Conception. Paris, l'Auteur, 1855. - Observations touchant le mandement de Mgr l'Archevêque de Paris (Mgr Sibour) sur le retour à la liturgie romaine. Paris, l'Auteur, 1856. - Première Lettre à Mgr Sibour, archevêque de Paris, à propos d'une mesure qu'il a cru prendre contre l'abbé Guettée. Paris, l'Auteur, 1856. - Jansénisme et jésuitisme, ou Examen des accusations de jansénisme soulevées par M. Lequeux contre l'abbé Guettée. Paris, Huet, 1857. - Acte d'appel adressé au Pape, d'une décision de M. François Nicolas Morlot, cardinal-archevêque de Paris. Paris, Dubuisson, 31. 12. 1857. - Mémoire à consulter touchant une décision anti-canonique de M. Morlot à l'encontre de l'Abbé Guettée. Paris, Dubuisson, 01. 02. 1858. -Requête et mémoire adressés à S.E. le Ministre des Cultes, en appel comme d'abus d'une décision de M. Morlot. Paris, Dubuisson, 01. 02. 1858. - Requête à S.E. le Cardinal Morlot, contre le rétablissement de la Liturgie romaine. - Mémoire soumis à l'Empereur Napoléon III sur la restauration de l'Eglise gallicane. Paris, l'Auteur, 1861. - Liturgie et Catéchisme à l'usage des fidèles de l'Eglise Catholique Gallicane. - Lettres au R. P. Gagarin, de la Cie de Jésus, touchant l'Eglise Catholique Orthodoxe et l'Eglise romaine, ou Défense de la "Papauté schismatique" contre les calomnies et les erreurs du parti jésuitique, caché sous le pseudonyme de Boulgak. Paris, Union Chrétienne, 1867. - La Russie et son Eglise : lettre à M.V. Soloviev, à propos de sa brochure intitulée " l'Idée russe". Paris, Fischbacher, 1888. Rééd. de cet ouvrage avec introduction et éclaircissements, par la Fraternité Orthodoxe Saint-Grégoire-Palamas, Paris, 1983. - Lettres à Mr le Prince Augustin Galitzin. Paris, Union Chrétienne, 1862. - De l'Encyclique du 8 décembre 1964. Paris, Dentu, 1865. - Lettre à M. Dupanloup, évêque d'Orléans, à propos de sa pastorale au clergé et aux fidèles de son diocèse, à l'occasion des fêtes de Rome, et pour leur annoncer le futur Concile oecuménique. Paris, Lebigre-Duquesne, 1868. - Une injustice. Appel à l'opinion publique d'une décision prise par le Conseil de la Légion d'Honneur, sur un avis illégal et calomnieux de M. Bathie. Bruxelles Combe Vande Weghe, 1874. - L'Infaillibilité papale, en présence de la Sainte Ecriture, de la Tradition catholique et de la raison. ( Nous n'avons pu retrouver ce livre et nous en ignorons l'éditeur). A cela il faut ajouter : - L'exposition de la doctrine de l'Eglise Catholique Orthodoxe, accompagnée des différences qui se rencontrent dans les autres Eglises chrétiennes. Paris, Union Chrétienne, 1866. Ainsi que les deux traductions de Guettée : - Celle des Quatre Evangiles; - Celle de la Divine Liturgie de notre Père Jean Chrysostome. Traduction à l'usage des fidèles, accompagnée de notes. Paris, 1883. 3. Une troisième série d'écrits est celle qui traite du rationalisme du XIXe siècle; en particulier, la réfutation quasiment littérale de la Vie de Jésus apparaît comme un monument d'apologétique chrétienne au XIXe siècle. - Du discours d'ouverture ( du cours des langues hébraïque, chaldaïque et syriaque, au Collège de Frnce) de M. Renan. Paris, Dentu, 1862. -Réfutation de la prétendue "Vie de Jésus" de E. Renan au triple point de vue de l'exégèse biblique, de la critique historique et de la philosophie. Paris, Union Chrétienne, 1864. - Deux prétendus savants en présence de la science et de la religion, ou Réponse à MM G. Wyrouboff et E. Goubert. Paris. Union Chrétienne, 1865. - Réflexions intitulées : A propos d'un article inséré dans le "Courrier des Sciences" de Grigori Wyrouboff : la science vis-à-vis de la religion. Paris, Union Chrétienne, 1865. 4. Enfin, Guettée peut être compté comme un spécialiste du XVIIe siècle et de l'histoire du jansénisme; de nos jours, on dirait un "dix-septiémiste". Il édita en particulier les Mémoires de l'Abbé Le Dieu, le secrétaire de Bossuet et l'Histoire littéraire de Port Royal de Dom Clemencet. Ses travaux sur le XVIIe siècle devraient un jour faire l'objet de recherches universitaires. Ce sont : - Essai bibliographique sur l'ouvrage de Bossuet intitulé : " Avertissement sur le livre des réflexions morales", ou Réfutation des assertions de m. Poujoulat relatives à cet ouvrage, avec un appendice sur quelques réflexions de M. Dulac, de l'Univers. Paris, Renouard, 1854. - Mémoires et journal sur la vie et les ouvrages de Bossuet, de l'Abbé François Le Dieu. Préface de l'Abbé Guettée. 4 tomes. Paris, 1857. - Introduction de la Vie de M. Henri Arnauld, évêque d'Angers par Jérôme Besoigne. Anger, Lemerle, 1863. - Histoire Littéraire de Port-Royal de Dom Charles Clemencet. Préface de l'abbé Guettée. Paris, Union Chrétienne, 1868. Signalons aussi que les papiers de Guettée ont été dispersés et que ses notes et ses inédits semblent définitivement perdus. A notre connaissance, seules existent, dans les Archives Eugène Michaud à Berne, 70 lettres de Guettée à Michaud. Cf. sur ce point Raoul Dederen : Eugène Michaud, un réformateur catholique au XIXe siècle. Droz, 1963. Si l'on cherche l'unité de l'oeuvre de Guettée, on peut dire que deux grandes intuitions orthodoxes, dès l'origine, la traversent. La première idée orthodoxe de Guettée, c'est que l'Eglise est locale, qu'elle est fondée sur le principe territorial autour de l'évêque, en communion avec l'Eglise universelle : " Partout où paraît l'évêque, que là aussi soit la communauté, de même que partout où est le Christ Jésus, là est l'Eglise universelle", dit saint Ignace d'Antioche. C'est ce principe territorial que suivent les canons apostoliques et les règles des Conciles Oecuméniques. Aucun évêque ne peut empiéter sur le territoire ou diocèse d'un autre évêque : le Métropolite même doit, pour agir dans un évêché de sa Métropole autre que le sien propre, obtenir l'accord et l'autorisation du synode de l'ensemble des évêques. D'où un équilibre entre l'autorité hiérarchique et la conciliarité. On rattache à cette idée toutes les oeuvres de Guettée sur l'Eglise de France, ses études sur les anciennes traditions gallicanes, vestiges de l'ecclésiologie orthodoxe en Gaule, ses luttes contre l'ultramontanisme et les Jésuites et la démonstration que les prétentions à l'universalité de la papauté ne datent que du IXe siècle ou du XIe siècle ( Nicolas Ier et Grégoire VII). Le second principe orthodoxe qui gouverne tout l'oeuvre de Guettée, c'est celui de saint Vincent de Lérins selon lequel la vérité d'un dogme dépend de son apostolicité et de sa catholicité - de ce qui a été cru toujours et partout dans l'Eglise. Guettée le résume ainsi : " Pour éviter l'erreur et persévérer dans la vérité, il ne faut admettre que ce qui a été cru universellement dans tous les temps" et "les premiers conciles oecuméniques n'ont eu d'autre souci que de suivre cette règle, en proclamant, pour répondre aux hérétiques, ce que toutes les Eglises avaient cru comme révélé depuis les temps apostoliques" (29). (29) : ( Sur saint Vincent de Lérins, voir La papauté hérétique, p. 15 et suiv. et Le Nouveau Dogme en présence de l'Ecriture Sainte et de la Tradition Catholique, p. XLI et suiv.). A ce principe on peut rattacher la lutte de Guettée contre les dogmes introduits tardivement par la papauté, sans fondements patristiques ou contre ces fondements, comme le Filioque, l'Immaculée Conception, le Sacré Coeur, la fausse piété... : " J'avais acquis la certitude, écrit-il, que les textes cités en faveur de la papauté étaient faux, tronqués, détournés de leur vrai sens, que l'on avait fabriqué avec eux une tradition fausse, absolument opposée à la vraie" (30). (30) : ( Souvenirs, p. 354). Ainsi, grâce à la règle de saint Vincent de Lérins, reconnue par l'Eglise Orthodoxe, le travail de l'historien vient aider celui du théologien : tout historien qui cherche la vérité peut, sur les documents originaux, retrouver la véritable constitution apostolique de l'Eglise et répondre à la question : de toutes les confessions chrétiennes existant actuellement sur terre, quelle est celle qui représente en effet l'Eglise indivise des premiers siècles? L'Occident fut orthodoxe pendant huit, neuf ou dix siècles selon les régions, avant d'être victime d'une grande "usurpation" de l'Eglise, qui fut soutenue par les formes politiques de la féodalité et des monarchies médiévales et classiques; La Révolution Française en a aboli les cadres politiques, sans revenir à la religion première de la "Gaule-romaine". Devenir orthodoxe, c'est donc, pour le Père Wladimir Guettée, achever ce mouvement, secouer une chape de plomb spirituelle, retrouver la foi des grands évêques et des saints qui ont évangélisé la France : on ne se convertit pas à l'Orthodoxie, on revient à l'Orthodoxie; Tel fut le message de liberté et l'enseignement principal de l'Abbé Guettée. III LA POSTERITE DE GUETTEE Parler de l'influence et de la postérité de Guettée ne va pas sans paradoxe, tant il a été haï et calomnié; de son vivant, il est victime de la censure et de l'index romain, des jésuites, des insinuations continuelles de l'Univers, le journal ultramontain de Veuillot, de l'ambition des Pallu, des Sibour, des Darboy; après sa conversion à l'orthodoxie, la pression catholique sur l'Etat se fait telle qu'il doit prendre la nationalité russe; après sa mort un "pieux silence" couvre son oeuvre, la cache, s'efforce de la faire oublier, au point que seul le Grand Larousse du XIXe siècle lui consacre une notice; L'auteur, alors catholique, des souze volumes de l'Histoire de l'Eglise de France et le spécialiste de Bossuet ne recueille que bien peu d'attention : le Dictionnaire de Théologie Catholique ne lui consacre à proprement parler aucun article; dans les volumes de Tables figure son nom, avec un renvoi à quelques articles - sur l'Immaculée Conception en particulier; Dans l'Histoire de l'Eglise de Fliche et Martin, au volume 21, il n'est mentionné qu'à propos de la condamnation par Rome de l'Histoire de l'Eglise de France! (31). (31) : ( Le titre du volume 21 de cette Histoire de l'Eglise est d'ailleurs significatif : Le Pontificat de Pie IX par R. Aubert). Les spécialistes des rapports entre l'Orthodoxie et l'Occident, les adeptes de soloviev notamment, ne le mentionnent que pour le calomnier; ainsi Mgr d'Herbigny écrit de Guettée : " Ce malheureux apostat, subsidié par le Saint Synode, avait été célébré avec enthousiasme par tout un clan semi-officiel de la presse ecclésiastique russe... sa morale était indulgente... tout semblait légitime à sa haine contre l'Eglise Romaine, à ses rancunes d'où il s'était évadé par un prétendu mariage et par l'apostasie" (32). (32) : ( Mgr d'Herbigny, Un Newman russe, Wladimir Soloviev, p. 158-159. L'accusation de d'Herbigny est une pure calomnie, même si elle repose sur une base historique : Guettée contracta un mariage légal à la fin de sa vie pour résider au Luxembourg). Même ton chez Jean Rupp qui parle d'"imposture" et du "pauvre Guettée", ou aujourd'hui, chez les rares intégristes catholiques qui le connaissent (33). (33) : ( Le livre de Rupp sur Soloviev, Le message ecclésial de Soloviev, Bruxelle, 1976, est écrit dans un style étrange, mélange d'Emmanuel Mounier et de l'abbé de Nantes. Sur Soloviev, nous préférons renvoyer à D. Strémooukhoff, Vladimir Soloviev et son oeuvre messianique, L'Age d'homme). Si un tel jugement n'étonne pas dans ces auteurs, on est, en revanche, plus surpris de rencontrer les mêmes calomnies chez le P.Y. Congar qui, dans son dictionnaire Catholicisme, assigne un motif bien subjectif au choix que fit Guettée de l'orthodoxie : " Ayant eu des difficultés avec l'archevêque de Paris, il passa à l'Eglise Orthodoxe". Un très léger progrès s'est opéré dans les dernières années : la Nouvelle Histoire de l'Eglise fait preuve d'une plus grande objectivité : " Le prêtre français Guettée, nommé à un poste de confiance à la chapelle de l'ambassade russe à Paris, publie de nombreux ouvrages en vue de démontrer l'erreur du catholiscisme romain, taxé de schisme et d'hérésie à l'égard de la Tradition commune du premier millénaire chrétien, notamment La Papauté schismatique ou Rome dans ses rapports avec l'Eglise Orientale, qui s'appuyait sur des textes patristiques mal connus ou oubliés de la science occidentale, et sa revue L'Union Chrétienne répandit en Occident une atmosphère pro-orthodoxe dans certains milieux désorientés par les vicissitudes du premier concile du Vatican" (34). (34) : ( Nouvelle Histoire de l'Eglise ( dirigée à l'origine par J. Daniélou et H.I. Marrou), tome 5, p. 522). Pourtant, du côté catholique, on ne note à ce jour aucun travail, aucun article détaillant cette oeuvre nécessaire à l'intelligence de l'histoire de l'Eglise au XIXe siècle. Guettée et l'orthodoxie française Si Guettée, comme écrivain et comme historien, a tenu à justifier son combat avec dignité, en revanche, comme chrétien orthodoxe, il eût sans doute jugé absurde l'idée d'une postérité propre à son oeuvre. Sa postérité, c'est ce qu'il avait reçu de l'Eglise Orthodoxe, la foi véritable, enracinée dans la théologie des Pères de l'Eglise et des Conciles Oecuméniques, qu'il n'a jamais cessé d'étudier et de faire connaître. Dans ce travail, il n'a jamais eu le sentiment de faire une oeuvre personnelle, mais seulement de favoriser, dans certains cas, le retour aux grands documents symboliques et théologiques de la Tradition patristique que l'historiographie orthodoxe, sous l'influence protestante, avait parfois tendance à négliger : " Nous devons avouer que jusqu'à nos jours, les orthodoxes n'ont pas assez fouillé cette mine : les ouvrages publiés par eux n'ont pas de valeur scientifique, sans en excepter celui du docte Contogoni, qui n'est qu'un pâle résumé d'un ouvrage occidental" (35). (35) : ( Union Chrétienne, mars 1882). Ainsi, avant le Père Georges Florovski, Guettée sentait qu'au XIXe siècle, la théologie russe - et la grecque, sous l'influence russe - avait subi une décadence très grande, au moins dans sa forme officielle et scolaire. Une telle exigence intellectuelle était chez Guettée la contrepartie de sa conscience du caractère universel du message des Pères et de l'Eglise Orthodoxe. A une époque où le Patriarcat de Contantinople condamne à juste titre - en 1872 (36) - le phylétisme ou nationalisme religieux, comme portant atteinte à la catholicité (universalité) de l'Eglise, nul n'est moins phylétiste que Guettée. Inversement, c'est parce qu'il vit cette universalité que Guettée oeuvre pour la conversion de plusieurs de ses amis à l'orthodoxie - parmi lesquels on pourrait citer Emile Mopinot - (37), qu'il traduit en français la liturgie de saint Jean Chrysostome et qu'il se félicite de la construction d'églises orthodoxes à Paris, à Genève, à Pau... Il lance même un appel à une orthodoxie "française" que ses écrits doivent contribuer à édifier car, alors, "une chose est certaine, c'est qu'un grand nombre de Français s'uniraient aux orthodoxes d'Orient pour chanter avec eux la louange de Dieu et entreraient dans la véritable Eglise. Nous savons même que plusieurs prêtres, des plus instruits et des plus honorables de France n'attendent que cette occasion pour quitter le romanisme. Une Eglise Orthodoxe de rite français serait un événement d'une immense importance" (38). (36) : (Il s'agit du Concile réuni à Constantinople et condamnant le schisme bulgare. Le nationalisme religieux ou phylétisme y est anathématisé). (37) : ( Nous aimerions avoir de plus amples renseignements sur ce disciple orthodoxe de Guettée, qui avait fondé un petit ermitage, le prieuré de Saint-Gilles et qui publia en 1892 la brochure Le spirituel et le temporel devant le parlement. Les trois théories sur la papauté. Il cite Guettée et s eréclame de la théorie apostolique et orthodoxe distinguée de la théorie gallicane et de la théorie ultramontaine). (38) : ( Cf. Union Chrétienne, tome VII, p. 79 et tome VIII). Lors de son voyage en Russie, son appel se fait de plus en plus zélé et pressant : " Oh si l'Eglise Orthodoxe pouvait se faire mieux connaître en France! Si elle pouvait se manifester plus clairement! Tous retrouveraient en elle l'Eglise de leurs pères si étrangement défigurée par le romanisme et s'y réfugieraient comme dans l'arche sainte du salut..." (39). (39) : ( Union Chrétienne, tome XI (1865), Lettres de Russie, cf. p. 263, 275 et 282). Ce rêve, Guettée ne le verra pas réalisé, mais tous les Orthodoxes rançais, tous les Français redevenus orthodoxes, qui ont retrouvé la tradition "romaïque" (40) de leurs pères, sont sa postérité spirituelle. (40) : ( Le terme de "français" est gênant; il vient des francs, c'est-à-dire précisément de ceux qui, à partir des VIIe-VIIIe siècles, imposèrent aux Gallo-romains de nouvelles doctrines comme le filioque... De même au XIe siècle, ce sont les Germano-francs qui usurpèrent la papauté et créèrent ainsi la papauté moderne. Il vaut mieux dire romain, romanité, Gallo-romains, pour désigner l'Eglise Orthodoxe qui a existé sur le sol de France autrefois; mais à cause d'une éventuelle confusion avec le "romanisme" des papes, nous préférons l'adjectif "romaïque" à romain. Romaïque est ainsi employé aujourd'hui par les théologiens grecs, conscients aussi de leur propre dépendance historique à l'égard de l'Empire chrétien, par opposition à l'allégeance à la papauté franque). Et ce n'est nullement un hasard, si ce sont des orthodoxes français qui ont été les seuls à célébrer, quatre-vingt-dix ans après la mort du serviteur de Dieu Wladimir, un office sur sa tombe au cimetière des Batignolles, fleurie et restaurée par leurs soins. Guettée et l'Oecuménisme Si l'on comprend fort bien que les historiens catholiques n'aient pas mis en avant Guettée, leur adversaire dogmatique, il est plus surprenant que les spécialistes ou les promoteurs divers de l'oecuménisme se soient si peu intéressés à son oeuvre; ils y auraient trouvé un esprit ouvert et surtout précurseur de certaines de leurs idées les plus généreuses. Tout d'abord, Guettée n'a cessé de dénoncer la tradition la plus rigide, la plus intolérante, la plus "féodale" de l'Occident et dont l'ultramontanisme n'est que l'expression dogmatique. Contre Maistre, Bonald, Veuillot,... Guettée se fait le champion de la tolérance religieuse et combat la persécution physique et morale des hérétiques : " Une doctrine qui n'était soutenue, avant le neuvième siècle, que par un certain nombre de hauts personnages, devint, en pays romain, une doctrine presque universellement admise, voilà la vérité... nous opposons à l'Eglise romaine, toute couverte du sang d'hérétiques vrais ou prétendus, l'Eglise d'Orient toute couverte de son propre sang. Nous préférons l'Eglise martyre à l'Eglise intolérante et persécutrice" (41). (41) : ( Lettre de Guettée "sur la tolérance", citée par G. Michaud dans La Théologie de Guettée, Revue Internationale de Théologie, 1892). Guettée a, en outre, dénoncé l'antisémitisme des milieux ultramontains de l'époque et le lourd héritage de la papauté en ce domaine : " Le concile de Latran de 1215, présidé par le pape et regardé comme oecuménique par l'Eglise romaine, décida que les Juifs devraient porter sur leur habit une marque particulière qui les ferait distinguer des chrétiens... Tel fut de tout temps la politique du clergé romain à l'égard des Juifs : les laisser vivre, mais les tenir dans l'esclavage, sans droits politiques ni civils, leur fixer des quartiers particuliers dans les villes et les marquer d'infamie. L'Eglise Orientale qui ne s'occupe pas de politique, n'a jamais enseigné, touchant les Juifs, de semblables théories, elle n'a pas plus approuvé les massacres dont ils ont été victimes que le système d'humiliation et d'esclavage suivi de tout temps et encore aujourd'hui par la papauté" (42). (42) : ( Union Chrétienne, tome IV, p. 261). On le voit, Guettée peut être considéré comme un précurseur du catholicisme libéral, anti-réactionnaire, qui s'est développé depuis le début du XXe siècle. Sur la question du "dialogue" entre les Eglises, le titre du journal de Guettée, L'Union Chrétienne, n'était pas trompeur : c'est un véritable rapprochement dogmatique entre les chrétiens que propose Guettée dès les premiers numéros, où il plaide activement en faveur de la "théorie des branches" : " Les fondateurs de l'Union Chrétienne appartiennent à des communions différentes, mais ils sont unis dans une même adoration pour le Verbe de Dieu et un même amour pour l'Eglise de Jésus-Christ. Profondément affligés de la scission qui existe entre les différentes branches de cette Eglise, des malentendus, des erreurs et des préjugés qui entretiennent la division, nous nous proposons de travailler à détruire ces erreurs, ces préjugés et ces malentendus, et à préparer les voies vers une sainte union entre tous ceux qui portent le titre de chrétien" ( 43). (43) : ( le texte est extrait de prospectus annonçant l'Union Chrétienne, en 1859. Alors, Guettée n'était pas encore orthodoxe). Et, effectivement, il ouvre les colonnes de l'Union Chrétienne à des catholiques divers - non ultramontains - à des gallicans, des anglicans, des protestants américains, des pasteurs français comme le pasteur Boissard, des vieux-catholiques comme Michaud et à des orthodoxes aussi différents que Khomiakoff et Makrakis (44). (44) : ( A. Makrakis a été condamné en 1878 par l'Eglise Orthodoxe pour sa doctrine anthropologique trichotomiste. Il écrivit plusieurs livres en français, dont l'un propose une très curieuse critique de Descartes envisagé du point d evue de l'orthodoxie : L'Arbre de la vie et l'Arbre de la Science du Bien et du Mal ou la Philosophie Chrétienne et la philosophie moderne, Paris, 1864). Dans cette oeuvre de l'Union Chrétienne, Guettée fut activement soutenu par la hiérarchie, par le Saint Synode russe, par les patriarcats de Constantinople, d'Antioche, de Jérusalem, par l'Eglise de Grèce. La revue était d'ailleurs diffusée en Russie ( Moscou- Saint- Pétersbourg), en Angleterre, en Amérique, à Corfou, Athènes, Smyrne, Constantinople et Jérusalem, où elle offrait une sorte de chronique de la vie chrétienne dans le monde et un commentaire orthodoxe de toute l'actualité religieuse du XIXe siècle. Si l'on doit admettre que l'Union Chrétienne fut la première revue "oecuméniste" en Europe, cet oecuménisme du Guettée des années 1860-1870 est très différent de l'oecuménisme moderne. Pour Guettée, l'union des chrétiens dans la vérité doit se faire, en dehors, indépendamment de la papauté dont la nature même, selon lui, fait obstacle à l'union des Eglises. En trente-deux ans cependant, à mesure que Guettée approfondissait la Vérité et l'histoire authentique de l'Eglise, l'Union Chrétienne modifia son projet originel, s'éloigna de la théorie des branches et devint un journal essentiellement orthodoxe. Favorable d'abord à l'anglicanisme, Guettée condidéra vingt ans après que l'union des anglicans et des orthodoxes était quasiment impossible. Dès 1869, dans sa lettre à Mgr Dupanloup, il nie "l'ecclésialité" de l'Eglise de Rome : " Non seulement l'Eglise romaine n'est pas l'Eglise, mais elle ne fait pas partie de la vraie Eglise" parce que la véritable Eglise est fondée sur l'unité de foi : " Monseigneur, vous ne formez qu'une réunion d'hommes décorés du titre d'évêques; non seulement vous n'êtes pas l'Eglise, mais vous ne représentez pas même l'Eglise romaine, car vous ne vous réunissez pas pour parler au nom de la foi primitive et permanente de vos Eglises, mais pour enregistrer au nom du pape et au vôtre, les doctrines qui vous conviennent. Vous pourrez former une assemblée religieuse, politique, scientifique si vous voulez; vous ne serez pas un concile; surtout vous ne formerez pas un concile oecuménique. Jésus-Christ ne sera pas au milieu de vous et l'Esprit Saint ne vous dirigera pas" (45). (45) : ( Lettre à Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans. Paris 1868, p. 5-6. Ce point de vue de Guettée annonce celui de l'Assemblée des Théologiens grecs qui, officiellement, en 1980 refusa toute ecclésialité à l'Eglise Romaine, Koinonia n°2 p. 121). Ainsi, bien après la fondation de l'Union Chrétienne, Guettée s'est rangé peu à peu à l'avis de A. Khomiakoff qui lui reprochait en 1859 le titre de sa revue (46), car " le christinaisme n'est que dans l'Eglise" et "la vérité n'a pas besoin de mendier le charitable concours de l'erreur". (46) : ( L'Eglise latine et le Protestantisme au point de vue de l'Eglise d'Orient. Lausanne, p. 311-313. Khomiakoff écrivit dans l'Union Chrétienne sous le nom d'Ignotus. La lettre de Khomiakoff à Guettée relative à ce sujet a été republiée dans La Lumière du Thabor, n°17, Paris, 1er trim. 1988). Guettée à l'origine du mouvement vieux-catholique : l'Abbé Michaud A travers l'oeuvre de son disciple Eugène Michaud, Guettée peut être considéré, autant que Dollinger, comme l'inspirateur du mouvement vieux-catholique, constitué des opposants au dogme de l'infaillibilité papale qui rompirent en 1871 avec Rome. Michaud qui fonda en 1891 avec des orthodoxes la Revue Internationale de Théologie fut un des rares écrivains à rendre hommage à Guettée après sa mort : " Il faut se résigner à cette douloureuse vérité et contempler béant le vide qu'il laisse après lui et qui ne sera pas comblé. Il était en effet le dernier représentant d'une génération qui n'est déjà plus, le dernier membre de cet ancien clergé gallican qui savait tenir tête au jésuitisme, et qui ne craignait pas de dire à la papauté elle-même ce qu'elle a été autrefois et ce qu'elle n'a cessé d'être, dont il a écrit une histoire devenue malheureusement trop rare le craignaient comme un de leurs plus redoutables adversaires, et se gardaient bien, depuis longtemps déjà, de soulever la moindre polémique contre ses publications toujours si claires, si substantielles, si terribles. Mais elles étaient néanmoins connues, appréciées et recherchées de tous les chrétiens sérieux et indépendants qui, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Hommande, en Russie, en Grèce et ailleurs, suivent de près les débats théologiques... C'est toute une bibliothèque, dans laquelle nous, anciens catholiques, nous avons puisé largement et que nous conserverons précieusement " (47). (47) : ( Revue Internationale de Théologie, 1892. Article cité ci-dessus). C'est sous l'influence de Guettée que Michaud orienta les Vieux-Catholiques vers une réflexion sur les origines de l'absolutisme papal en Occident, et vers un dialogue avec l'Eglise Orthodoxe. Dès 1870, Guettée présente à Michaud le Général Kireef qui jouera un grand rôle dans les relations des Vieux-Catholiques avec l'Eglise russe (48). (48) : ( L'oeuvre du général Kireeff est connue par le livre de sa soeur Olga Novikoff, Le général Alexandre Kireeff et l'Ancien Catholicisme, Berne, 1914). Ainsi, dès le Congrès de Munich en 1871, les Vieux-Catholiques purent déclarer officiellement : " Nous espérons le rétablissement de l'union avec l'Eglise gréco-orientale et russe dont la séparation a eu lieu sans motif décisif et n'est fondée sur aucune divergence dogmatique qui ne puisse être aplanie" (49). (49) : (Cf. R. Dederen, C. Michaud... sur les rapports du vieux-catholicisme et de l'orthodoxie, p. 108 et sq., p. 174 et sq., p. 226 à 245). Michaud croit alors à cette union : " Dès que nous serons en communion de foi officielle avec cette Eglise... ce sera vraiment la résurrection de l'Eglise primitive en Occident" (50). (50) : (Op. cit. ci-dessus, p. 231). Malgré tous les efforts de Michaud, la hiérarchie des vieux-catholiques restait influencée par la théologie scolastique ou classique de l'Occident et le mirage anglican fut plus fort. Il n'en demeura pas moins que la Revue Internationale de Théologie, tant qu'elle fut dirigée par Michaud, s'offrit comme un lieu de dialogue entre orthodoxes et occidentaux, étape importante dans l'histoire du "dialogue oecuménique". Guettée inspirateur de Dostoïevsky et de la légende du Grand Inquisiteur La connaissance du rôle de Guettée comme source de la légende du Grand Inquisiteur devrait permettre de rendre au célèbre récit de Dostoïevsky son éclairage originel : nombreux sont les critiques qui ont, en effet, voulu lui donner une signification purement mythique et nullement historique. Dans cette parabole de Dostoïevsky, le Christ venant visiter les siens dans les temps brillants de l'Inquisition, est arrêté comme hérétique et reçoit d ela bouche du Grand Inquisiteur, au nom des progrès nécessaires de l'humanisme et de la religion, sa condamnation : " Tu sera brûlé demain". Promotrice du bonheur de l'humanité, la religion du Grand Inquisiteur n'a que faire de l'Evangile. Or, beaucoup interprètent cette histoire du point d evue de Sirius. par exemple, Paul Evdokimov, dans Le Christ dans la pensée russe, écrit : " Les cadres historiques de la légende ne sont qu'un signe conventionnel afin de signaler les réalités transcendantes de l'histoire. La légende ne se rapporte pas au Moyen-Age, mais à l'histoire de Demain... Dostoïevsky dit clairement que l'Inquisition ne représente nullement l'Eglise de Rome" (51). (51) : ( P. Evdokimov, Le Christ dans la pensée russe, Le Cerf, 1986, p. 96). On trouve la même idée chez N. Berdiaev, dans l'Idée Russe : " Il n'est pas toujours compris que c'est surtout dans la légende du Grand Inquisiteur que se révèle le fondement religieux et métaphysique de l'anarchisme. Certains s'y sont même trompés, comme Pobedonostsev qui admirait beaucoup cette oeuvre n'y voyant qu'un pamphlet à l'adresse du catholicisme" (52). (52) : ( N. Berdiaev, L'Idée Russe, Mame, 1969). De telles interprétations sont relativement surprenantes car elles semblent mettre entre parenthèses tout ce que Dostoïevsky, dans son Journal d'un Ecrivain, écrit sur la papauté, dont il dénonce explicitement la tentation totalitaire : " L'Eglise romaine, ramenée à l'aspect qui est maintenant le sien, ne peut pas exister. Elle l'a elle-même proclamé bien haut, manifestant que son royaume est de ce monde, et que son Christ " ne peut se maintenir ici-bas sans empire terrestre". L'idée d'hégémonie temporelle de Rome, l'Eglise Catholique l'a haussée au-dessus de la Vérité et de Dieu; c'est dans ce même dessein qu'elle a proclamé aussi l'infaillibilité de son chef" (53). (53) : ( Dostoïevsky, Le Journal d'un écrivain, Edition de la Pléiade, p. 303. Janvier 1874). Faux christianisme qui a accepté la troisième tentation du désert, celle des royaumes de ce monde, la papauté est un christinaisme sans Christ : " A l'Occident on a perdu le Christ, par la faute du catholicisme, et l'Occident tombe à cause de cela". Dostoïevsky écrit encore : " La vérité fut peut-être à Rome, mais le Christ n'y est plus" (54). (54) : ( Cité par P. Morand dans son livre peu connu L'Europe russe, Paris, 1948, p. 26). Une telle interprétation de la papauté comme parodie de l'Eglise, il y a toute probabilité que Dostoïevsky l'ait, en partie, empruntée à Guettée et à ses divers écrits sur cette question. Il y a de cela plusieurs raisons. Tout d'abord, les deux hommes sont exactement contemporains, Dostoïevsky ayant à paeine cinq ans de moins que Guettée et, entre 1862 et 1871, Dostoïevsky vient de nombreuses fois en Europe, et en particulier à Paris. Or, c'est précisément à cette époque que l'Union Chrétienne est le mieux diffusée dans les milieux russes et l'on imagine que Dostoïevsky a dû lire quelques exemplaires de ce journal de la Russie en Europe. D'autre part, après 1870, quand il prépare les Frères Karamazov, Dostoïevsky est lié avec le jeune Soloviev, qui a fait deux voyages en France avant 1880, au cours desquels il a rencontré plusieurs fois W. Guettée. Par Soloviev encore, Dostoïevsky a pu lire l'Union Chrétienne ou consulter les ouvrages de Guettée sur la papauté. Soloviev est d'ailleurs cité généralement comme une source probable de la Légende du Grand Inquisiteur et d'Herbigny comme Rupp n'excluent pas l'influence de Guettée sur Soloviev (55). (55) : ( La thèse souvent admise, c'est que Dostoïevsky suivit les leçons de Soloviev sur la Théandrie. Or, dans ces leçons, Soloviev aurait rapporté les paroles d'un jésuite qui disait qu'on ne pouvait plus croire de nos jours aux dogmes chrétiens, par exemple à la divinité du Christ, mais que, cependant, fortement hiérarchisée et organisée, l'Eglise catholique devait être adoptée par les personnes cultivées et instruites. Cf. p. 280 du livre de Rupp. Ce raisonnement n'a rien d'improbable dans la bouche d'un jésuite d'alors. Le même thème a été repris par des personnes aussi différentes que le philosophe A. Comte et le poète G. Apollinaire; Mais d'Herbigny et Rupp, pressés de laver les jésuites, accusent Guettée de calomnie : il aurait inventé ce mot du jésuite. Leur zèle un peu trop voyant ne fait que confirmer notre thèse d'une influence de Guettée sur Soloviev et Dostoïevsky et l'on ne voit pas, par ailleurs, qu'une simple anecdote ait suffi à faire concevoir la légende du Grand Inquisiteur, à moins qu'elle n'ait symbolisé toute une philosophie). Enfin, lorsqu'on sait qu'aux yeux de Dostoïevsky, la tentation totalitaire de la papauté est incarnée par les jésuites, on peut imaginer que le travail de Guettée sur les jésuites ne lui était pas inconnu. Ici l'intermédiaire fut peut-être le slavophile Samarine qui publia Les jésuites et leur rapport avec la Russie (56), où Guettée est très largement cité et utilisé. Ce livre fut d'ailleurs traduit en français par le colonel Boutourlin, un ami de Guettée et collaborateur de l'Union Chrétienne (57). (56) : ( Samarine, Les jésuites et leurs rapports avec la Russie, Paris, 1867). (57) : ( Boutourlin, traducteur de ce livre, est l'auteur d'une petite étude sur le calendrier ecclésiastique). Sur le fond, Dostoïevsky peut très bien s'être inspiré de certains thèmes que Guettée développe avant lui : la papauté est une usurpation; elle s'appelle Eglise, mais Jésus-Christ n'y est pas présent : "Vous vous appelez fièrement l'Eglise, Monseigneur, parce que vous êtes 500 avec le pape. Mais ceux qui ont appris dans les sources pures de la foi ce que c'est que l'Eglise de Jésus-Christ, vous répondent : vous n'êtes pas l'Eglise, et vous n'appartenez pas à la vraie Eglise" (58). (58) : ( Lettre à Mgr Dupanloup, Paris, 1868, p. 6). Pour Guettée, enfin, donnant à un homme l'infaillibilité, la papauté, loin de s'universaliser, se particularise, elle cesse d'être catholique : " Catholique et papiste sont deux mots qui s'excluent mutuellement" (59). (59) : ( C'est la conclusion de la papauté schismatique). Quant au thème de l'Inquisiteur et de l'inquisition, il est souvent traité par l'Union Chrétienne, par exemple en 1869, à propos de l'éloge qu'en fait Dom Guéranger, ou en 1870, à propos du livre de Janus Le Concile et le Pape (60). (60) : ( Janus était en réalité Doellinger). Ajoutons quelques raisons internes au projet de Dostoïevsky dans les Karamazov. Le thème intérieur, si l'on en croit ses carnets, en est l'athéisme. Or, pour Guettée, la papauté, caricature du Christinaisme, est responsable de l'athéisme en Occident; ainsi, c'est parce que la papauté est une institution infidèle au dépôt apostolique et patristique, qu'un Renan peut ébranler la foi de beaucoup. Or, chez Dostoïevsky aussi, la religion du Grand Inquisiteur est un christianisme athée, producteur d'athéisme. On marquera pourtant les différences, en disant que le Grand Inquisiteur, dans les Karamazov, est partie prenante d'une réflexion tragique, inquiète de Dostoïevsky sur le problème du mal et de la souffrance. Ce n'est pourtant pas que la différence tienne précisément à ce point : pour Guettée comme pour Dostoïevsky, l'Inquisition, la Papauté, constitue une réponse mensongère au problème du mal, qu'elle tente d erésoudre par les faux dogmes, par le purgatoire, par les indulgences, sortes d'adoucissements aux angoisses qu'elle a elle-même provoquées, lesquels ne servent qu'à en resserrer les noeuds, en masquant le sens plénier de la rédemption; mais la réponse authentique, et non illusoire ou temporelle, Dostoïevsky la trouve dans la figure du staretz, de l'être déifié qui aime tous les hommes et prie pour tous les hommes. Cette réponse-là, Guettée, qui ne connut pas de tels personnages, ne pouvait pas la donner (61). (61) : ( On remarquera que le staretz de Dostoïevsky apparut à beaucoup comme une caricature du vrai staretz. Le plus sévère sur ce point fut Léontiev). Il est certain, par contre, que tous deux seraient tombés d'accord pour dire que la papauté allait façonner un modèle humain singulier, configuré à l'image du "pape", un type d'homme infaillible. Cette maladie spirituelle, l'un et l'autre en ont donné une description, l'un comme historien, l'autre comme romancier. Mais pour la comprendre pleinement, et pour éclairer en même temps le message de ces deux vigilants du XIXe siècle, il fallait un théologien de la stature du Père Justin Popovic qui, dans un article intitulé " Pensées sur l'infaillibilité de l'homme européen", décrit le nouveau dogme comme un symptôme, l'infaillibilité du pape comme l'annonce de la prolifération d'une multitude de petits papes et d'infaillibles au petit pied : " Par le dogme de l'infaillibilité l'homme de l'Europe a proclamé de façon décisive et dogmatique sa suffisance, son autarcie, a définitivement proclamé qu'il n'avait pas besoin du Dieu-Homme, qu'il n'y avait pas sur la terre de place pour lui. Le viacaire du Christ le remplace pleinement... Le Dieu-Homme est remplacé par l'homme; sur tous les trônes européens monte l'homme de l'humanisme européen. On voit alors non pas un, mais une foule de vicaires du Christ, que seul leur uniforme différencie. Par le dogme de l'infaillibilité, c'est l'homme en général qui a été proclamé infaillible; d'om les innombrables papes de toute l'Europe..." (62). (62) : ( P. Justin Popovic, L'Homme et le Dieu-Homme, Athènes, 1974. Traduction du P. Ambroise Fontrier dans la "Catéchèse Orthodoxe". Voir maintenant l'édition française : P. Justin Popovitch, L'Homme et le Dieu-Homme, l'Age d'Homme, 1989, trad. J.L. Palierne, p. 154). IV LES LIMITES DE L'OEUVRE DE GUETTEE Si Guettée est un grand historien de l'Eglise, ses connaissances théologiques, toutefois, peuvent décevoir l'orthodoxe contemporain, qui est surpris de le voir ignorer tant les plus éminents des Pères de l'Eglise après saint Jean Damascène, que les plus grandes figures spirituelles du XVIIIe-XIXe siècle. De saint Syméon le Nouveau Théologien, de saint Grégoire Palamas, de saint Nicodème de l'Athos, Guettée ne connaît même pas les noms; Sa tâche colossale et, par certains côtés, héroïque, de redécouverte de la Tradition orthodoxe n'a pu suffire à dissiper l'ombre et le préjugé tenace qui occultait encore la mémoire de ces saints. De même, à une époque où la prière hésychaste était persécutée et interdite en Russie, aucun Russe ne semble lui avoir parlé de Païssius Vélichkovsky ou des staretz d'Optina, ses contemporains, circonstnace qui l'a privé de toute connaissance directe de l'enseignement des anciens, des déifiés, des saints qui ont fait l'expérience d ela gloire divine. A examiner les choses en profondeur, tant l'augustinisme de Guettée que la décadence de la théologie académique dans l'Eglise russe au XVIIIe-XIXe siècle, sont responsables de ces limitations. L'augustinisme de Guettée Fondamentalement, par sa formation janséniste, Guettée est augustinien. Il admire la Défense de la Tradition des Saints Pères de Bossuet, qui ne défend, en réalité, que la doctrine la plus dure d'Augustin et, avec les érudits du XVIIe siècle, il admet la fable d'une hérésie semi-pélagienne naissant au Ve siècle en Gaule du Sud. Or, ce sprétendus hérétiques longtemps nommés "marseillais" et bien plus tard "semi-pélagiens" étaient d'authentiques Pères de l'Eglise, défenseurs du dogme patristique de la coopération de la volonté humaine avec la volonté divine dans l'oeuvre du salut, et adversaires de la doctrine augustinienne de la prédestination qui venait alors d'apparaître en Provence; ces moines orthodoxes sont saint Jean Cassien, saint Vincent de Lérins, saint Fauste de Riez et les principaux évêques des Gaules de cette époque. Dans le même ordre d'idée, Guettée, sous l'influence de certains protestants, cite plusieurs fois avec faveur le Patriarche de Constantinople Cyrille Loukaris. Or, il est manifeste aujourd'hui que la condamnation portée par les conciles orthodoxes de Béthléem et de Jassey à l'encontre de la Confession de foi de Loukaris, visait la théologie augustinienne de la rédemption adoptée par Loukaris (63). (63) : ( On trouvera sur ce point une excellente mise au point dans les pages 199-206 de l'ouvrage remarquable du P. Michel Azkoul, The Teachings of the Holy Orthodox Church, Buena Vista (USA), 1986). Faute d'avoir rompu totalement avec l'augustinisme, père de la plupart des erreurs occidentales, Guettée se trouva privé de la base dogmatique qui lui aurait permis d'achever sa critique de la théologie de la papauté et d'en faire un corps bien lié. Donnons un exemple de ce défaut. Guettée démontra parfaitement, avec toute la rigueur souhaitable, que l'Immaculée Conception n'était qu'une idée récente, soutenue surtout au XVe siècle par Duns Scot, et longtemps mal acceptée à l'intérieur même de l'Eglise Catholique; elle ne pouvait donc constituer un dogme apostolique. Mais Guettée ne remonta pas jusqu'à la source : il put retrancher le mal, non l'extirper; Il n'avait pas compris que le faux dogme de l'Immaculée Conception n'a de sens que dans le cadre de la doctrine augustinienne de la Rédemption, innovation première qui ne pouvait manquer d' en entraîner à sa suite une infinité d'autres. En effet, pour Augustin, inventeur du "péché originel", tous les hommes naissent personnellement coupables de la faute d'Adam. La culpabilité se transmet et la colère divine pèse en toute justice sur chaque nouveau-né. On conçoit qu'une théologie qui pose de telles prémisses ait voulu excepter la Mère de Dieu de la loi générale, plutôt que de la constituer coupable envers son Fils : il faut, logiquement, la dire préservée de la tache originelle pour qu'elle demeure "toute pure et sns tache". Le dogme de l'Immaculée Conception tente, on le voit, d'apporter la réponse indispensable à une aporie issue de la théorie augustinienne du péché originel. Au contraire, pour les Pères de l'Eglise, qu'ils soient d'Orient ou d'Occident, le dilemme n'existe pas. Ils refusent, en effet, l'idée d'une culpabilité transmise : ce que le premier Père, Adam, a transmis à se sdescendants, ce n'est pas son péché personnel, mais sa nature, tombée malade à la suite de la transgression. Dès lors, la vue d'aucun nouveau-né ne réveille le courroux de Dieu, aucun ne s'éveille coupable à la vie : et la Mère de Dieu non plus. Celle-ci, avec la nature humaine, hérite, si l'on veut, le "péché" des ancêtres, c'est-à-dire la faiblesse et la mortalité de la nature adamique, usée par le péché; mais, victorieuse personnellement de tout péché, elle fait un usage agréable à Dieu des "potentialités" toujours présentes de cette nature humaine. L'Incarnation manifeste alors la coopération des volontés divine et humaine : la Mère de Dieu accepte l'Annonce de l'Ange. Et le Verbe de Dieu s'incarne dans le sein d'une créature pure et sans tache, mais non créée d'emblée consentante par un décret suprahistorique et plein d'un merveilleux étranger à la Tradition Biblique. Il n'y a donc pas lieu de la "préserver" d'une culpabilité inexistante, ni de lui ôter, avec la possibilité du péché, la gloire d'en avoir triomphé. On voit donc que si l'on supprime la théologie augustinienne, on supprime du même coup le problème posé par le dogme de l'Immaculée Conception. On pourrait faire des remarques identiques pour le filioque, l'ecclésiologie, les sacrements... et regretter ainsi que Guettée n'ait pas enterré définitivement "le vieil homme augustinien". Son échec, du moins, montre combien un tel effort, fait pour se détacher d'une "idéologie" qui arempli, comme un air ambiant, toutes les sphères de la pensée, peut comporter de risque et de difficulté. L'influence de la théologie académique russe Pour justifier quelque peu Guettée, on peut dire qu'il ne fut guère enseigné très pieusement sur ces différents points dogmatiques capitaux par les prêtres et les évêques de l'Eglise russe qu'il put rencontrer. En effet, si l'Eglise russe transmettait correctement, sur le filioque et la papauté, les doctrines et les critiques orthodoxes, au rebours, l'ecclésiologie et la théologie de la Rédemption étaient infiltrées par le protestantisme ou par le catholicisme tridentin. Par exemple, sur la Rédemption, Guettée accepta de confiance ce qu'en disaient à la fois le Métropolite Philarète de Moscou et l'évêque Macaire Boulgakov dans sa Dogmatique. Or, Monseigneur Philarète de Moscou, dans son Catéchisme, suit Anselme de Canterbury et le Concile de Trente et emploie les termes non patristiques de "satisfaction" et de "mérite" : les souffrances et la mort du Christ "sont une satisfaction surabondante offerte à la justice divine qui nous avait condamnés à mort pour le péché. En même temps cette mort est pour le rédempteur un mérite infini..." (64). (64) : ( Cf. Ladomersky, Histoire Orthodoxe du dogme de la Rédemption : Orfanitsky, p. 22 et suiv). Cette doctrine n'apparaît nulle part chez les Pères : pour eux, le Christ ne vient pas satisfaire à une justice offensée, mais combattre et vaincre le diable, le péché et la mort. De même Macaire Boulgakov enseigne que "le mystère de la Rédemption consiste en ce que le Christ a payé notre dette à notre place et satisfait à la justice divine pour nos péchés, dette que nous étions incapables de payer nous-mêmes." (65). (65) : ( Idem, p. 27). Inévitablement, la même conception - hérétique, du point de vue orthodoxe - se retrouve chez Guettée : " La rédemption est appliquée à chaque homme en particulier par les mérites du médiateur". A propos des peines canoniques, il parle aussi de "satisfaction" (66). (66) : ( La Papauté hérétique, p. 85 et p. 208). Ainsi, toute la signification patristique de l'histoire du salut : la victoire remportée par la Croix et la Résurrection du Christ sur le diable, le péché et la mort, seuls véritables ennemis de l'homme; l'amour désintéressé de Dieu pour sa créature; la régénération en Christ de la nature humaine, tout autre que la simple suppression du péché originel - tout cela s'obscurcit dans la théologie académique russe que Guettée suit le plus souvent. Cependant, de cet aspect négatif même de l'oeuvre de Guettée, nous pouvons tirer une leçon : l'orthodoxie ne se résume pas dans le rejet de fausses doctrines étrangères à la tradition apostolique comme la papauté et le filioque, mais doit comporter la volonté d'une conscience dogmatique enracinée dans la vie de l'Eglise, où les dogmes ne flottent pas dans l'abstrait, mais nourrissent la vie spirituelle. L'orthodoxie, en un mot, n'est pas seulement un catalogue de vérités, c'est la vie dans le Seigneur Jésus-Christ qui révèle à ses saints, dans l'expérience de la gloire incréée, les dogmes nécessaires au salut de tous. Soyons néanmoins reconnaissants à Guettée, qui a essayé, autant qu'il le pouvait, de se guider sur la tradition des Pères de l'Eglise. On dit parfois qu'il faut plus d'un siècle à une oeuvre, après la mort de son auteur, pour s'imposer dans les esprits. N'en doutons pas, si un pape vient, au début du XXIe siècle, lancer à peu près cet appel : " France, qu'as-tu fait de ton baptême?", un jeune lecteur de Guettée saura répondre : " Et toi, pape, qu'as-tu fait de la foi orthodoxe de tes pères, les papes des neuf premiers siècles?" P. RANSON PREMIERE PARTIE LA PAPAUTE SCHISMATIQUE I L'AUTORITE PAPALE CONDAMNEE PAR LA PAROLE DE DIEU L'évêque de Rome n'a point possédé, pendant les huit premiers siècles, l'autorité de droit divin qu'il a voulu exercer depuis. Ce sont les prétentions de l'évêque de Rome à la souveraineté de droit divin sur toute l'Eglise qui ont été la vraie cause de la division. Nous allons exposer les preuves à l'appui de ces conclusions. Mais avant de les présenter, nous croyons utile d'interroger la sainte Ecriture, et d'examiner si les prétentions de l'évêque de Rome à la souveraineté de droit divin sur toute l'Eglise ont, comme il l'affirme, leur fondement dans la parole de Dieu. L'Eglise, selon saint Paul, est un temple, un édifice religieux, dont tous les fidèles sont les pierres. " Vous êtes, dit-il aux fidèles d'Ephèse (II, 20; X, 22), vous êtes construits sur le fondement des apôtres et des prophètes; et c'est Jésus-Christ qui est la pierre angulaire de l'édifice; c'est sur lui que l'édifice entier repose et s'élève, pour devenir un temple consacré au Seigneur; c'est sur lui que vous êtes élevés comme un édifice spirituel que Dieu habite." Ainsi, d'après saint Paul, l'Eglise est la société de tous les fidèles de l'Ancien comme du Nouveau Testament; les premiers, instruits par les prophètes, et les seconds, instruits par les apôtres, forment ensemble un édifice spitituel, ayant pour base Jésus-Christ, attendu par les uns comme le Messie, adoré par les autres comme le Verbe divin revêtu de l'humanité. Les prophètes et les apôtres forment les premières assises de l'édifice mystique; les fidèles s'élèvent sur ces bases et forment l'édifice lui-même; enfin, Jésus-Christ est la pierre principale, la pierre de l'angle, qui donne au monument sa solidité. Il n'y a pas d'autre pierre fondamentale ou principale que Jésus-Christ. " Personne, écrit saint Paul aux Corinthiens ( I ad Corinth. III, 11), personne ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été posé, lequel est Jésus-Christ." Paul donnait aux Corinthiens cette leçon, parce que, parmi eux, plusieurs s'attachaient aux prédicateurs de l'Evangile comme s'ils eussent été la pierre de l'Eglise. L'un dit : " Je suis à Paul"; l'autre : " Je suis à Apollo"; un troisième : " Je suis à Pierre"; un autre : " Je suis au Christ". Est-ce que le Christ est divisé? Est-ce que Paul a été crucifié pour vous?" Pierre lui-même ne pouvait être, selon saint Paul, regardé comme la pierre fondamentale de l'Eglise, comme le premier vicaire de Jésus-Christ, non plus que lui-même, ni Apollo. Pierre et tous les autres apôtres ou hommes apostoliques n'étaient, à ses yeux, que des ministres de Jésus-Christ, les premières assises de l'édifice mystique. Saint Paul compare encore l'Eglise à un corps dont Jésus-Christ est la tête, et dont les membres sont les pasteurs et les fidèles. " Le Christ, dit-il (Eph., IV, 11-16), a établi, les uns apôtres, les autres prophètes, les autres évangélistes, les autres pasteurs ou docteurs, afin que, par l'oeuvre du ministère, ils travaillent à la construction du corps de Jésus-Christ, jusqu'à ce que nous parvenions tous à l'unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme parfait, c'est-à-dire à la taille et à l'âge où le Christ sera pleinement formé en nous; afins que nous ne soyons plus, comme des enfants, flottants, ballottés par tout vent de doctrine et par les artifices qu'emploient les hommes mauvais pour entraîner dans l'erreur, mais que nous agissions, au contraire, selon la vérité, dans la charité, et que nous grandissions, sous tous les rapports, dans le Christ, qui est la tête d'où le corps entier, dont les membres sont liés et unis avec de si justes proportions, reçoit le principe de vie, lequel Christ donne à chaque membre la force qui lui est nécessaire pour la fonction qui lui est propre, et au corps entier un accroissement qui a sa perfection dans la charité." Il n'y a donc qu'une Eglise dont Jésus-Christ est le chef, qui est composée des fidèles aussi bien que des pasteurs, et au sein d elaquelle les pasteurs travaillent à développer la vie chrétienne, ou la charité qui en est le résumé, par les divers ministères qui leur sont confiés. Aperçoit-on, dans ces notions de l'Eglise, une monarchie gouvernée par un pontife-souverain, absolu et infaillible? Or, c'est l'Eglise, ainsi entendue dans son unité et son universalité, que saint Paul regarde comme dépositaire de l'enseignement divin; c'est elle qu'il appelle la colonne et le fondement de la vérité. ( I ad Timoth., III, 15). Saint Pierre, dont les théologiens romains veulent faire le premier souverain absolu de l'Eglise, n'a pas eu la moindre idée des hautes prérogatives dont ils le gratifient, et qu'ils accordent si libéralement aux évêques de Rome, comme à ses successeurs. En s'adressant aux chefs de l'Eglise, il s'exprime ainsi ( I Epist. V, 1 et sq.) : " Je m'adresse à vous, qui êtes prêtres, moi qui suis votre collègue dans le sacerdoce, et témoin des souffrances du Christ, et qui ai été confident de la gloire qui sera un jour manifestée; paissez le troupeau de Dieu qui est avec vous, le conduisant, non avec violence, mais sans intérêt; non pas en dominant sur l'héritage du Seigneur, mais en vous rendant le modèle du troupeau par votre vertu sincère; alors, lorsque le Prince des pasteurs apparaîtra, vous recevrez une couronne de gloire qui ne se flétrira jamais." Saint Pierre ne connaissait qu'un prince des pasteurs, Jésus-Christ. Quant à lui, il était le collègue des autres prêtres par son sacerdoce; il ne parle ni de sa primauté, ni de sa souveraineté. Il ne s'élève pas au-dessus des autres pasteurs de l'Eglise, auxquels il s'adresse, au contraire, comme à ses frères et à ses égaux, ne s'appuyant, pour leur donner des conseils, que sur son titre de témoin des souffrances de Jésus-Christ et de sa gloire future, qui lui avait été révélée sur le Thabor. Nous n'avons rencontré, dans les saintes Ecritures, aucun texte relatif au sujet qui nous occupe, où Jésus-Christ ne soit considéré comme l'unique chef de toute l'Eglise, et où l'Eglise ne soit pas envisagée comme un tout, un et identique, composé des fidèles aussi bien que des pasteurs. Ces pasteurs ont reçu de Jésus-Christ les pouvoirs nécessaires pour le bon gouvernement de l'Eglise, on ne peut le contester; on ne peut nier non plus que les pouvoirs donnés aux apôtres ne l'aient été à leurs légitimes successeurs; car l'Eglise et le corps des pasteurs devaient, dan sla pensée de Jésus-Christ, se perpétuer dans tous les siècles. AVant de quitter la terre, Jésus-Christ dit à ses apôtres : " Alles, enseignez toutes les nations; baptisez-les, au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit; apprenez-leur à observer tous mes commandements. Voici que je suis avec vous jusqu'à la fin de monde." (Matth., XXVIII, 19-20). Jésus-Christ est donc perpétuellement avec le corps des pasteurs de l'Eglise. C'est à eux qu'il a dit, dan sla personne des apôtres : " Qui vous écoute, m'écoute; qui vous méprise me méprise." C'est encore à eux qu'il a dit : " Recevez le Saint Esprit; les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez; ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez." (Joann., XX, 22-23). Ce pouvoir, donné d'une manière générale aux apôtres, Jéus-Christ l'avait promis à saint Pierre en particulier, et dans les mêmes termes. C'est une des preuves que les papes apportent à l'appui de leur théorie d'un pouvoir spécial et supérieur que Pierre aurait reçu de Jésus-Christ, et qu'il leur aurait transmis; mais ils ne remarquent pas que ce pouvoir fut donné à tous, qu'il ne fut pas promis à Pierre personnellement, mais à tous les apôtres dans sa personne : c'est l'observation de saint Cyprien et de la plupart des Pères de l'Eglise. Ils citent encore d'autres textes à l'appui de cette théorie. Nous allons les discuter. Voici le premier : " Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle." (Matth., XVI, 18-19). Si nous en croyons les papes, ce texte prouve que saint Pierre, et les évêques de Rome ses successeurs, ont été établis par Jésus-Christ comme la pierre fondamentale de l'Eglise, et que l'erreur, figurée par les portes de l'enfer, ne prévaudra jamais contre cette pierre. De là, ils tirent cette conséquence : qu'ils sont les chefs souverains de l'Eglise. Pour que ce raisonnement fût exact, il faudrait que saint Pierre eût été, à l'exclusion des autres apôtres, établi pierre fondamentale de l'Eglise, et que ce privilège ne lui eût pas été personnel, mais qu'il eût passé aux évêques de Rome. Il n'en est point ainsi. D'abord, saint Pierre n'a pas été nommé pierre de l'Eglise à l'exlusion des autres apôtres. Il n'en a pas été institué le chef absolu. Nous en voyons une preuve dans le texte de saint Paul cité plus haut, et dans lequel cet apôtre affirme positivement que les pierres fondamentales de l'Eglise sont les prophètes et les apôtres, joints ensemble par la pierre angulaire, qui est Jésus-Christ. On ne peut donner à saint Pierre le titre de pierre de l'Eglise, sans forcer le sens des saintes Ecritures, sans détruire l'économie d el'Eglise, et sans abandonner la tradition catholique. Jésus-Christ a déclaré qu'il était lui-même cette pierre, désignée par les prophètes. (Matth., XXI, 42; Luc, XX, 17-18). Saint Paul dit que "Jésus-Christ était la pierre" ( I ad Corinth., X, 4). Saint Pierre enseigne la même vérité (I Ep., II, 7, 8). Ainsi la plupart des Pères de l'Eglise n'ont-ils point admis le jeu de mots que nos ultramontains prêtent à Jésus-Christ, et n'ont-ils point appliqué à saint Pierre ces paroles : " Et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise (1)". (1) : ( Launoy, docteur de Sorbonne, connu par un grand nombre d'ouvrages de théologie et dont personne ne peut contester la vaste érudition, a fait le dépouillement de la tradition catholique sur cette question. Il a démontré, par de stextes clairs et authentiques, qu'un très petit nombre de Pères ou docteurs de l'Eglise ont appliqué à saint Pierre le titre de pierre sur laquelle l'Eglise devait être bâtie; tandis que la plupart ne le lui appliquent point et entendent les paroles de Jésus-Christ d'une tout autre manière. On peut consulter la collection de ses Lettres, qui sont autant de traités dignes d'un savant de premier ordre). Pour être convaincu que leur interprétation est la plus vraie, il suffit de se rappeler les circonstances dans lesquelles Jésus-Christ a adressé à saint Pierre les paroles dont les théologiens romains abusent. Il avait dit à ses disciples : " Que dit-on du fils de l'homme?" Les disciples avaient répondu : " Les uns disent qu'il est Jean-Baptiste, les autres Elie, d'autres Jérémie, ou un autre prophète. - Et vous, repartit Jésus, qui croyez-vous que je sois?" Simon-Pierre, prenant la parole dit : " Tu es le Christ, fils du Dieu vivant." Jésus lui répondit : " Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas; car ce n'est ni la chair, ni le sang qui t'a révélé cela, mais mon Père, qui est dans les cieux; je te dis donc, parce que tu es Pierre, que sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, etc.". Ces paroles ne signifient autre chose que ceci : Je te dis donc à toi, que j'ai surnommé Pierre à cause d ela fermeté de ta foi, je te dis que la vérité que tu viens de professer est la pierre fondamentale de l'Eglise, et que l'erreur ne prévaudra jamais contre elle. Comme le fait remarquer saint Augustin, il n'a pas été dit à Simon, fils de Jean : Tu es la pierre, mais tu es pierre. Les paroles de saint Augustin méritent de fixer l'attention : " Ce n'est pas, dit-il, sur toi qui es pierre, mais sur la pierre que tu as confessée... tu es pierre, et sur cette pierre que tu as confessée, sur cette pierre que tu as reconnue en disant : tu es le Christ fils du Dieu vivant, sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. Je te construirai sur moi, je ne serai pas construit sur toi. Ceux qui voulaient être construits sur des hommes disaient : Moi, je suis à Paul, moi à Apollo, moi à Céphas, c'est-à-dire à Pierre; mais ceux qui ne voulaient pas être construits sur Pierre, mais sur la pierre, disaient : Moi je suis au Christ". Dans la langue française, le nom donné à l'homme ayant la même désinence que celui de la chose, il y a une amphibologie qui ne se trouve ni dans le grec, ni dans le latin. Dans ces langues, le nom de l'homme a la désinence masculine, tandis que le nom de la chose a la désinence féminine, ce qui rend plus facile la distinction des deux objets que Jésus-Christ avait en vue; de plus il est facile de remarquer, dans ces deux langues, à l'aide du pronom et d el'article féminins qui précèdent le mot la pierre, que ces mots ne s erapportent point au substantif masculin qui désigne l'homme, mais à un autre objet. On n'a pas assez remarqué, en outre, le mot grec hoti, que le latin a rendu fort exactement par le mot quia et qui signifie parce que. En le traduisant ainsi en français, on évite l'amphibologie sur laquelle porte tout le raisonnement des papes et de leurs partisans. Il est plusieurs fois parlé, dans les saintes Ecritures, de la pierre, d'une manière figurative. Ce mot désigne toujours Jésus-Christ, et jamais, ni de près ni de loin, saint Pierre. Le meilleur interprète de l'Ecriture est l'Ecriture elle-même. C'est donc avec raison que l'immense majorité des Pères et des anciens Docteurs ont donné au passage en question l'interprétation que nous avons exposée, en faisant rapporter, soit à Jésus-Christ, soit à la foi en sa divinité, le mot d epierre dont le Sauveur s'est servi; Cette interprétation a le triple avantage d'être plus conforme au texte, de mieux s'accorder avec les autres passages de l'Ecriture sainte, et d ene point attribuer à Jésus-Christ un jeu d emots peu digne de lui (2). (2) : (Parmi les Pères qui ont donné cette interprétation au fameux passage : " Tu es Petrus", nous nommerons : saint Hilaire de Poitiers, de la Trinité, liv. 6; saint Grégoire de Nysse, de l'Avènement de N.-S.; saint Ambroise, liv. 6 sur le chap. IX de saint Luc et sur le chap. II de l'Epître aux Ephésiens; saint Jérôme sur le vers. 18 du chap. XVI de Saint Matthieu; saint Jean Chrysostome, Homélies 55 et 83 sur saint Matthieu, et sur le chap. I de l'Epître aux Galates; saint Augustin, Traités 7 et 123 sur saint Jean, sermon XIII sur les paroles du Seigneur tirées de saint Matthieu, liv.I des Rétractations; Acace, homélie prononcée au concile d'Ephèse; saint Cyrille d'Alexandrie, liv.IV sur Isaïe, liv. IV de la Trinité; saint Léon Ier, sermon 2 et 3 sur son élévation à l'épiscopat, sermon sur la transfiguration de N.S., sermon 2 sur la nativité des apôtres Pierre et Paul, saint Grégoire le Grand, liv.3, épit. 33; saint Jean Damascène, discours sur la transfiguaration de N.S.). Quant au petit nombre d'anciens écrivains qui admettent ce jeu de mots, il faut reconnaître qu'aucun d'entre eux n'a interprété le texte d'uen manière favorable à la souveraineté papale, et n'en a tiré les conséquences exagérées de ce système. Ces conséquences sont diamétralement opposées à l'ensemble de leur doctrine. Il est vrai que Jésus-Christ s'est adressé à Pierre directement; mais il suffit de lire le texte en entier pour voir qu'il ne lui a pas donné pour cela un titre à l'exclusion des autres apôtres. En effet, après avoir pronconcé les paroles citées plus haut, Jésus-Christ, s'adressant toujours à Pierre, ajouta : "Je te donnerai les clefs du royaume des cieux; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel." Dans les deux parties du texte, Jésus-Christ ne fit à Pierre que deux promesses : la première, que l'Eglise serait si solidement établie dans la croyance à la divinité de sa personne, que l'erreur ne peévaudrait jamais contre cette vérité; la seconde, qu'il donnerait à Pierre un ministère important dans l'Eglise. On ne peut soutenir que le pouvoir des clefs ait été accordé à Pierre à l'exclusion des autres apôtres, car Jésus-Christ le leur donna à tous, dans le même temps, et en employant les mêmes termes dont il s'était servi en le promettant à Pierre ( Matth., XVIII, 18); de plus, il a promis à tous les apôtres collectivement, et non pas seulement à Pierre, d'être avec eux jusqu'à la fin du monde. " Jésus, dit saint Matthieu ( Matth., XXVIII, 18 et sq.), s'approchant de ses apôtres, leur dit : " Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre; allez donc, instruisez toutes les nations, leur apprenant à observer ce que je vous ai ordonné. Voici que je suis avec vous, tous les jours, jusqu'à la consommation des siècles." Nous lisons dans saint Jean ( Joan., XX, 21 et sq.) : " Comme mon père m'a envoyé, je vous envoie." Après avoir dit ces paroles, il souffla sur eux et leur dit : " Recevez le Saint6Esprit; les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, et ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez." Evidemment, Jésus-Christ a donné à ses apôtres collectivement les prérogatives qu'il avait promises à Pierre. La promesse faite à Pierre a été rélaisée à l'égard du corps des pasteurs, ce qui prouve que Jésus-Christ ne parlait à Pierre que comme représentant ses collègues, comme étant la figure du corps apostolique (3). (3) : ( C'est ainsi qu'ont interprété ce texte : Origène, sur saint Matthieu; saint Cyprien, De l'unité de l'Eglise; saint Augustin, traités 50 et 118 sur saint Jean; sermon 205 sur la nativité des apôtres Pierre et Paul; saint Ambroise, sur le psaume 38; saint Pacien, lettre III à Sempronius). Mais de ce qu'il s'est adressé à lui seul dans une circonstance solennelle, ne doit-on pas conclure qu'il lui a donné des prérogatives d'une manière spéciale et supérieure? Il faut remarquer que l'on ne voit pas dans l'Evangile qu'il ait réalisé, à l'égard de saint Pierre seul, la promesse qu'il lui avait faite. Pierre n'a reçu ce pouvoir qu'avec les autres apôtres. Cependant, si, dans les desseins de Jésus-Christ, il devait y avaoir, dans son Eglise, un chef suprême, absolu, cette institution eût été assez importante pour qu'il fût fait, dans les saints livres, une mention particulière du moment où Jésus-Christ aurait délégué à ce chef suprême des pouvoirs supérieurs. On voit, au contraire, que l'assistance spéciale pour la conservation de la vérité révélée, aussi bien que le pouvoir des clefs, n'ont été donnés à Pierre que collectivement avec ses collègues dans l'apostolat. Saint Paul n'a pas plu connu que les évangélistes les pouvoirs suprêmes qui auraient été donnés à saint Pierre. Outre les textes que nous avons déjà cités, nous lisons dans l'épître aux Galates (XI, 7, 8, 9) que Paul s'attribue à lui-même, parmi les gentils, le même pouvoir qu'avait Pierre parmi les Juifs, et qu'il ne regardait pas Pierre comme supérieur à Jacques et à Jean, qu'il appelle, comme lui, les colonnes de l'Eglise; il nomme même Jacques, évêque de Jérusalem, avant Pierre lorsqu'il leur donne ce titre de colonnes de l'Eglise; il croyait si peu à l'autorité de Pierre, qu'il le reprit en face parce que, dit-il, il était répréhensible ( Ibid., 11 et suiv.). Lorsque les apôtres s'assemblèrent à Jérusalem, Pierre ne parla dans le concile que comme un simple membre de l'assemblée, non pas le premier, mais après plusieurs autres. Il se crut obligé de renoncer publiquement, en présence des autres apôtres, des anciens et des fidèles, à son opinion sur la nécessité de la circoncision et des cérémonies judaïques. Jacques, évêque de Jérusalem, fit le résumé de la discussion, décréta la résolution qui fut adoptée, et agit en véritable président de l'assemblée. ( Act. apost., XV, 7 et sq.). Les apôtres n'ont donc point considéré saint Pierre comme la pierre fondamentale de l'Eglise. Par conséquent, l'interprétation papale du fameux texte : Tu es Petrus, est aussi contraire à l'Ecriture sainte qu'à la tradition catholique. Nous ne voyons aucune objection sérieuse à faire à al manière dont nous l'avons entendu. Notre interprétation ressort nécessairement de la comparaison des divesr textes de l'Ecriture relatifs au même sujet. AU point de vue catholique ou traditionnel, elle présente toutes les garanties; enfin, le texte, considéré en lui-même, ne peut recevoir d'autre sens légitime. De la simple lecture du passage, il résulte que le Sauveur avait pour but principal de concentrer sur lui et sur s amission divine toute l'attention de ses disciples; sa divinité est l'idée à laquelle se rapportent évidemment ses questions et la réponse de Pierre : la conclusion devait donc se rapporter à cette idée; l'on ne peut appliquer à saint Pierre, comme chef de l'Eglise, cette conclusion sans prétendre que Jésus-Christ, après avoir parlé de sa divinité, en tirerait pour conséquence le pouvoir pontifical, qui est une idée essentiellement différente. Voyons maintenant si les autres textes cités par le sthéologiens romains en faveur d el'autorité papale prouvent que Jésus-Christ a véritablement établi cette autorité dans son Eglise. Ils s'appuient sur ce passage de l'évangile de saint Luc : " Simon, Simon, Satan a demandé à vous cribler, comme on crible le froment; mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point : lors donc que tu seras converti, fortifie tes frères" ( Luc, XXII, 31 et sq.). Jésus-Christ s'adresse aux apôtres dans la personne de Simon, surnommé Pierre. Il dit que Satan a demandé la permission d eles cribler, c'est-à-dire de soumettre leur foi à de rudes épreuves. Il faut remarquer dans le texte le terme vous, en latin vos, en grec humas. Satan n'a pas obtenu la permission qu'il demandait. Les apôtres ne perdront pas la foi en présence des tentations que leur feront éprouver les souffrances et la mort ignominieuse de leur maître; Pierre seul, en punition de sa présomption, succombera et reniera son maître par trois fois. Mais, grâce à une prière spéciale du Sauveur, il reviendra à résipiscence; il aura alors un grand devoir à remplir à l'égard de ses frères scandalisés de sa chute : celui de les fortifier, et de réparer, par son zèle et sa foi, la faute qu'il aura commise. On ne conçoit vraiment pas comment les papes ont pu avoir recours à ce passage de saint Luc pour établir leur système. Il faut remarquer que les paroles citées ont été adressées par Jésus-Christ à saint Pierre le jour même où il devait le renier, et qu'elles ne contiennent que la prédiction de sa chute. Saint Pierre le comprit bien ainsi, puisqu'il répondit aussitôt à Jésus-Christ : " Seigneur, je suis tout prêt à aller avec toi en prison et même à la mort." Mais Jésus ajouta : " Pierre, je te le déclare, aujourd'hui même le coq ne chantera pas que tu ne m'aies renié trois fois." Le texte de l'évangile de saint Luc prouverait plutôt contre la fermeté de la foi de saint Pierre qu'en faveur de cette fermeté; à plus forte raison ne peut-on en tirer aucune conséquence en faveur de sa supériorité en matière de doctrine ou de gouvernement. AUssi, les Pères de l'Eglise et les plus doctes interprètes des saintes Ecritures n'ont-ils jamais songé à lui donner une pareille interprétation; à part les papes modernes et leurs partisans, qui veulent à tout prix se procurer des preuves, bonnes ou mauvaises, personne n'a vu dans les paroles citées ci-dessus qu'un avertissement donné à Pierre de réparer par sa foi le scandale de sa chute et d'affermir les autres apôtres, que cette chute ne pouvait qu'ébranler (4). (4) : ( On ne trouve, jusqu'au neuvième siècle, aucun Père ni écrivain ecclésiastique qui ait admis l'interprétation ultramontaine). L'obligation d'affermir découlait de ce scandale; les mots confirma fratres ne sont que la conséquence du mot conversus; si on veut donner aux premiers un sens général, pourquoi ne le donne-t-on pas aussi au second? Il en résulterait que, si les successeurs de Pierre ont hérité de la prérogative de confirmer leurs frères dans la foi, ils auraient aussi hérité de celle d'avoir besoin de conversion, après avoir renié Jésus-Christ; nous ne voyons pas ce que l'autorité pontificale pourrait y gagner. Les papes, qui ont trouvé une si singulière preuve à l'appui de leurs prétentions dans les versets 31 et 32 du chapitre XXII de saint Luc, se sont bien gardés de citer les versets qui les précèdent. L'évangéliste y raconte qu'il s'éleva entre les apôtres une discussion pour savoir lequel d'entre eux devait être considéré comme le plus grand. Les fameuses paroles : Tu es Petrus étaient déjà prononcées alors, ce qui prouverait que les apôtres ne les avaient point comprises comme les papes modernes. La veille même de la mort de Jésus-Christ, ils ignoraient qu'il eût choisi Pierre pour être le premier d'entre eux et la pierre fondamentale de l'Eglise. Jésus-Christ intervient dans la discussion. C'était pour lui une excellente occasion de relever le pouvoir de Pierre; il était temps qu'il le fît, puisqu'il allait être mis à mort. L'a-t-il fait? Non seulement le Sauveur ne reconnut pas la supériorité qu'il aurait promise à Pierre, mais il donna à ses apôtres une leçon toute contraire, en disant : " Les rois des nations dominent sur elles, et ceux qui exercent sur elles le pouvoir sont appelés leurs bienfaiteurs. Qu'il n'en soit pas ainsi parmi vous; mais que celui qui est le plus grand parmi vous soit comme le plus petit, et que celui qui gouverne soit comme celui qui sert." En rapprochant le récit de saint Luc de celui de saint Matthieu, on voit que la discussion élevée entre les apôtres avait été occasionnée par une demande que la mère des apôtres Jacques et Jean avait adressée à Jésus-Christ en faveur de ses enfants. Elle avit sollicité pour eux les deux premières places dans son royaume. Jésus-Christ ne lui répondit point qu'il avait donné la première place à Pierre. Cette réponse eût été cependant bien naturelle, et même nécessaire, si saint Pierre eût en effet été revêtu d'une autorité supérieure. Les dix autres apôtres furent indignés de la demande ambitieuse que Jacques et Jean avaient faite par l'entremise de leur mère; ils agitèrent entre eux la question de supériorité; Jésus-Christ leur donna alors la leçon que nous avons rapportée, et qui précède immédiatement le texte sur lequel les théologiens romains prétendent appuyer leur système (Matth;, XX, 20 et sq.). On peut apprécier, d'après le contexte, la valeur de leur prétendue preuve. Ils citent encore en leur faveur ce passage de l'Evangile de saint Jean ( XXI, 15 et sq) : " Jésus dit à Simon Pierre : " Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci?" Il lui répondit : " Oui, Seigneur, Tu sais que je t'aime." Jésus lui dit : " Pais mes agneaux." Il lui demanda une seconde fois : " Simon, fils de Jean, m'aimes-tu?" Il lui répondit : " Oui, Seigneur, Tu sais que je t'aime." Jésus lui dit : " Pais mes agneaux." Il lui demanda pour la troisième fois : " Simon, fils de Jean, m'aimes-tu?" et il lui répondit : " Seigneur, tu sais tout; tu sais que je t'aime." Jésus lui dit : " Pais mes brebis." Les théologiens romains raisonnent ainsi d'après ce texte : "Jésus-Christ a donné à saint Pierre, d'une manière générale, le soin de paître ses agneaux et ses brebis; or, les agneaux sont les fidèles, et les brebis sont les pasteurs; donc Pierre et, en sa personne, ses successeurs ont reçu un pouvoir suprême sur les pasteurs et sur les fidèles." Pour que ce raisonnement fût juste, il faudrait prouver : 1° que la fonction confiée à Pierre ne l'a pas été aussi aux autres pasteurs de l'Eglise; 2° que les agneaux désignent les fidèles et les brebis les pasteurs. Or, saint Pierre lui-même nous apprend que tous les pasteurs de l'Eglise ont reçu le ministère de paître le troupeau du Seigneur. Nous avons déjà cité le passage de s apremière épître, dans lequel il dit à tous ceux qui étaient à la tête des différentes Eglises : " Paissez le troupeau de Dieu qui vous a été confié." (I, Pet., V, 2). La solennité avec laquelle jésus-Christ donne cette fonction à Pierre ne signifie-t-elle pas qu'il la posséda d'une manière supérieure? Rien ne le prouve. Les Pères de l'Eglise et les plus savants commentateurs n'ont jamais vu dans la triple attestation d'amour que Jésus-Christ exigea de Pierre que l'expiation de son triple reniement. Pierre lui-même n'y vit pas autre chose, puisqu'il en fut attristé. S'il eût compris que Jésus-Christ lui concédait des pouvoirs supérieurs, il s efût plutôt réjoui qu'attristé des paroles qui lui étaient adressées; mais il fut convaincu que le Sauveur lui demandait une triple déclaration publique de sa fidélité avant de le réhabiliter parmi les pasteurs de son troupeau, parce qu'il avait donné lieu à de légitimes soupçons en reniant son maître. Jésus-Christ ne devait s'adresser qu'à lui, puisqu'il était le seul qui se fût rendu coupable de ce crime. Maintenant, les agneaux désignent-ils les fidèles et les brebis les pasteurs? Cette interprétation est tout arbitraire; on ne trouve rien dans la tradition catholique qui puisse la confirmer; au contraire, la tradition la contredit formellement, et il serait impossible de citer à l'appui un seul Père de l'Eglise. De plus, cette interprétation n'est point conforme à l'Ecriture. Les mots agneaux et brebis sont employés indifféremment dans les saints Livres pour désigner le même objet. AInsi, nous lisons en saint Matthieu : " Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups." ( Matth., X, 16). Et en saint Luc : " Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups." ( Luc, X, 3). Le mot de brebis, dans l'Ecriture, désigne les fidèles. On lit dans Ezéchiel : " Mes brebis ont été dispersées parce qu'il n'y avait pas de pasteur." (Ezech., XXXIV, 5). Jésus-Christ donne le nom de brebis aux fidèles : " J'ai d'autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie." Saint Pierre, en s'adressant aux fidèles du Pont, de la Galatie, de Cappadoce, d'Asie et de Bithynie, leur dit : " Vous étiez comme des brebis errantes, mais vous êtes revenus maintenant au pasteur et à l'évêque de vos âmes." (I Epist. Pet., II, 25). On ne peut donc être fondé ni à donner un sens différent aux mots brebis et agneaux, ni à interpréter le mot brebis dans le sens de pasteurs. Si l'on tenait à donner aux deux expressions un sens différent, ne serait-il pas plus naturel d'entendre par agneaux les jeunes fidèles qui ont bseoin de soins plus tendres, et par brebis ceux qui sont dans la maturité de l'âge viril, selon la foi? L'interprétation papale de brebis et d'agneaux est tellement dénuée de fondement, qu'un commentateur des évangiles, qui ne peut être suspect aux théologiens romains, le jésuite Maldonat, en parle en ces termes : " Il ne faut pas disputer subtilement pour savoir pourquoi Jésus-Christ s'est servi du mot agneaux plutôt que du mot brebis. Celui qui voudrait le faire doit observer avec beaucoup d'attention qu'il apprêtera par là à rire aux hommes doctes; car il est incontestable que ceux que Jésus-Christ appele ses agneaux sont les mêmes que ceux qu'il appelle ses brebis." ( Comment. in cap. XXI, Joann., § 30). Saint Pierre n'a donc été institué ni pierre fondamentale de l'Eglise, ni son pasteur suprême. On ne peut nier cependant qu'une certaine primauté n'ait été accordée à cet apôtre. Quoiqu'il n'ait pas été le premier, par ordre de date, des disciples choisis par Jésus-Christ pour apôtres, il est appelé le premier par saint Matthieu : cet évangéliste, voulant nommer les douze apôtres, s'exprime ainsi : " Le premier fut Simon, surnommé Pierre, puis André son frère, etc." ( Matth. X, 2 et suiv.). Saint Luc et saint Marc nomment aussi saint Pierre le premier, quoiqu'ils ne suivent pas le même ordre en désignant les autres. ( Luc, VI, 13 et suiv.; Marc, III, 16 et suiv.). En plusieurs occasions, Jésus-Christ donna à Pierre des marques d'une considération toute particulière; son surnom de Pierre, sans avoir toute l'importance qu'y attachent les théologiens romains, ne lui fut cependant donné que pour désigner la fermeté de sa foi et dans le but de l'honorer. Ordinairement, Pierre était le premier qui prenait la parole pour interroger Jésu-Christ et pour lui répondre au nom des apôtres; les évangélistes se servent de cette expression : " Pierre et ceux qui étaient avec lui", pour désigner le corps apostolique ( Marc, I, 36; Luc, VIII, 45; IX, 32). De ces faits, peut-on conclure, comme le Docteur de La Chambre, "que Jésus-Christ avait accordé à saint Pierre, au-dessus de tous ses collègues dans l'apostolat, une primauté de juridiction et d'autorité dans le gouvernement de l'Eglise?" (Traité de l'Eglise, t. Ier). Cette conséquence n'est pas logique : d'abord on peut être le premier dans un corps quelconque sans avoir pour cela juridiction et autorité; on peut y être, comme on dit, primus inter pares, premier entre égaux. Ensuite saint Pierre n'est pas toujours nommé le premier dans les saintes Ecritures; ainsi saint Jean nomme André avant lui (I, 44); saint Paul ne le nomme qu'après Jacques ( Galat., II, 9); il le nomme même après les autres apôtres et les frères du Seigneur ( I. Corinth., IX, 5). "Pierre n'a donc été le premier parmi les apôtres que comme Etienne le fut parmi les diacres." Ces paroles sont de saint Augustin ( sermon 316). Origène ( sur saint Jean), saint Cyprien ( lettre 71 à Quint), sont du même sentiment que saint Augustin. On peut affirmer qu'aucun Père de l'Eglise n'a vu dans la primauté de Pierre un titre à la juridiction, à l'autorité dans le gouvernement de l'Eglise. Ils n'auraient pu tirer cette conséquence sans contredire l'Ecriture elle-même. Jésus-Christ a défendu à ses apôtres de prendre, à l'égard les uns des autres, les titres de maître, de docteur et même de père ou pape. Ses paroles sont formelles ( Matth., XXIII, 7 et suiv.) : " Ne vous faites point appeler rabbi, car vous n'avez qu'un maître, et vous êtes tous frères; ne donnez à personne sur la terre le nom de père : vous n'avez qu'un père, qui est dans les cieux; ne vous faites point appeler docteurs, car vous n'avez qu'un docteur, qui est le Christ; le plus grand d'entre vous sera votre serviteur." Que l'on rapproche ces paroles de l'Evangile des tableaux que font les théologiens romains des prérogatives de l'évêque de Rome, et l'on verra sans peine que ces théologiens ne sont pas dans la vérité. Saint Matthieu rapporte que Pierre, ayant interrogé Jésus-Christ touchant les prérogatives des apôtres, Jésus lui répondit : " Je vous dis, en vérité, que vous qui m'avez suivi à l'époque de la régénération, lorsque le fils de l'homme sera sur le siège de sa majesté, vous serez assis, vous aussi, sur douze sièges, jugeant les douze tribus d'Israël." Si Jésus-Christ eût destiné à Pierre un siège supérieur à ceux des autres, s'il lui eût accordé une plus haute puissance, aurait-il dit à Pierre lui-même que les douze apôtres seraient assis sur douze sièges, sans distinction? La conclusion de tout ceci est qu'il n'y a dans l'Eglise qu'un maître, qu'un seigneur, qu'un seul pasteur suprême. " C'est moi, dit Jésus Christ, qui suis le bon pasteur; vous m'appelez Maître et Seigneur, et vous avez raison; car je le suis" ( Joann., X, 11 et suiv.). " Vous n'avez qu'un seul amître, le Christ" ( Matth., XXXIII, 10). Il est assis seul sur le trône de sa majesté, dans la cité sainte " dont la muraille repose sur douze fondements où sont les noms des douze apôtres de l'Agneau"; les premiers pasteurs y sont assis sur leurs chaires, jugeant les tribus du nouveau peuple de Dieu ( Apocalypse, XXI); s'il s'y élève des discussions que l'on ne puisse apaiser charitablement, il faut les porter à leur tribunal; non pas au tribunal d'un seul, mais de toute l'Eglise, représentée par ceux qui sont institués pour la gouverner. Il n'y a donc rien dans les écritures du Nouveau Testament qui soit favorable, même de loin, à l'autorité souveraine que les théologiens romains accordent à saint Pierre et aux évêques de Rome, qu'ils considèrent comme ses successeurs. On peut même dire que cette autorité y est formellement condamnée; Nous avons cité plus haut des paroles assez formelles de Jésus-Christ. Le livre des Actes et les Epîtres contiennent des faits qui démontrent évidemment que saint Pierre ne jouit d'aucune supériorité dans le collège apostolique. On lit, en effet, dans les Actes (VIII, 14) : " Les apôtres qui étaient à Jérusalem ayant appris que ceux de Samarie avaient reçu la parole de Dieu, ils leur envoyèrent Pierre et Jean." Pierre était donc subordonné, non seulement au collège apostolique dans son ensemble, mais à plusieurs apôtres formant une réunion à Jérusalem, puisqu'il en reçut une mission. Dans le même livre (XI, 2-3), on lit que les fidèles circoncis firent des reproches à Pierre de ce qu'il était allé chez les infidèles, et que Pierre s'en excusa en racontant qu'il avait obéi à un ordre exprès de Dieu. Est-ce ainsi qu'on en agit envers un chef souverain, et que ce chef en agit à l'égard de subordonnés? AU concile de Jérusalem ( Act., XV, 7 et suiv.), Pierre ne présida point; c'est Jacques qui prononça ce mot : Je juge. Pierre ne parla qu'à son tour, comme un simple membre; cependant la présidence lui eût appartenu de droit s'il eût été chef revêtu d'autorité et de juridiction sur tout le corps apostolique; Saint Paul ( Epît. aux Galat., II, 7, 8, 9, 14) nie la primauté de Pierre; il affirme qu'il est son égal, il le place après Jacques, et raconte qu'il lui fit une réprimande parce qu'il ne marchait pas selon la vérité de l'Evangile. Il la nie encore ( I Corinth., III, 4-5) lorsqu'il affirme formellement que Pierre n'est qu'un simple ministre, comme lui-même, comme Apollo, et qu'il ne faut pas plus s'attacher à l'un qu'à l'autre comme maître, mais uniquement à Jésus-Christ. Enfin saint Pierre lui-même nie la primauté dont on voudrait le gratifier, puisqu'en s'adressant aux pasteurs des Eglises qu'il avait fondées, il ne se donne que comme leur collègue ( 1er Epît. de saint Pierre, V, 1). II LES REGLES DE LA TRADITION SAINT CYPRIEN SAINT VINCENT DE LERINS Quelle a été la doctrine suivie pendant les huit premiers siècles par les Eglises occidentales sur la constitution divine de l'Eglise? Pour répondre à cette question, nous devons interroger les ouvrages des Pères que ces Eglise ont reconnus comme orthodoxes. Exposons leur doctrine. 1. SAINT CYPRIEN Dans son traité de l'Unité de l'Eglise, saint Cyprien s'exprime ainsi : Le Seigneur dit à Pierre : " Je te dis que tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise et les portes de l'enfer ne la vaincront pas, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux; et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel." Il lui dit de nouveau après sa résurrection : " Pais mes brebis"; il édifie son Eglise sur lui seul et il lui confie ses brebis pour les paître. Quoique, après sa résurrection, il ait donné à tous les apôtres le même pouvoir et qu'il leur ait dit : " Comme mon père m'a envoyé, je vous envoie : recevez le Saint-Esprit; si vous remettez les péchés de quelqu'un, ils lui seront remis; si vous les retenez, ils seront retenus"; cependant, pour attester l'unité, il établit une seule chaire (5), et, par son autorité, il établit que cette unité, à son origine, commencerait par un seul. (5) : ( Le texte de saint Cyprien a été interpolé en plusieurs endroits et les manuscrits ne s'accordent pas entre eux; On a cherché à y insérer des phrases favorables aux théories papales. C'est ainsi que, dans le texte que nous traduisons, on a intercalé ces mots : La primauté est donnée à Pierre. Ces mots sont évidemment ajoutés au texte et ils rompent le sens de la phrase de ssaint Cyprien. Les meilleurs manuscrits ne contiennent pas non plus les mots : il établit une seule chaire. Nous consentons cependant à les admettre comme authentiques, parce qu'ils peuvent rentrer dans le sens général de la phrase du saint docteur). Certainement les autres apôtres étaient ce que fut Pierre et partagèrent avec lui le même honneur et le même pouvoir; mais ce pouvoir commun apparaît au début dans une unité, afin que l'Eglise du Christ parût une, et que la chaire parût une. Ainsi, tous sont pasteurs, et le troupeau paraît un, lequel est nourri par tous les apôtres d'un commun accord, de sorte que l'Eglise du Christ apparaît dans son unité." Ainsi, selon saint Cyprien, l'autorité e la dignité furent les mêmes dans tous les apôtres; tous ensemble ne forment qu'une seule autorité, ou une seule chaire, et saint Pierre ne fut pas plus que les autres dans l'Eglise. Si son apostolat eût été différent, il y eût eu deux chaires : la sienne et celle des autres apôtres; mais il n'y en eut qu'une à laquelle Pierre et les autres apôtres participaient également; et c'est par cette chiare unique qu'apparaît l'unité du troupeau de l'Eglise. Les paroles adressées à Pierre avant la résurrection n'ont pas été prononcées pour lui donner une autorité particulière, encore moins une autorité supérieure; mais elles lui furent adressées à lui seul, afin qu'elles fussent un symbole de l'unité qui devait exister dans la chaire unique occupée au même titre par Pierre et les autres apôtres. Saint Cyprien a donc donné aux paroles évangéliques relatives à saint Pierre une interprétation entièrement opposée à celle qui fut adoptée depuis par la papauté. C'est dans le sens qui vient d'être exposé qu'il ajoute : "Cette Eglise une est désignée par le Saint-Esprit dans ces paroles du Cantique des Cantiques que le Seigneur prononce : Ma colombe est une, ma parfaite est l'unique de sa mère, elle est sa privilégiée. Celui qui n'appartient pas à cette unité de l'Eglise, croit-il posséder la foi? Celui qui renie l'Eglise et lui résiste, qui abandonne la chaire de Pierre sur laquelle l'Eglise est fondée, peut-il espérer être dans l'Eglise?" L'expression chaire de Pierre ne peut présenter aucune obscurité, après l'explication donnée auparavant par saint Cyprien lui-même. Il est bien évident aussi qu'il ne la donne comme fondement de l'Eglise qu'en ce sens que l'unité de la chaire apostolique, qui en est la base véritable, a été d'abord symbolisée dans la personne de ierre. L'auteur résume ces considérations en précisant, d'après saint Paul, en quoi consiste l'unité : " Un seul corps, un seul Esprit, une seule espérance, un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu." Il ne songe point à une unité résultant de l'union avec un pasteur souverain et universel; il exclut même formellement l'idée d'un tel pontificat, en faisant de tous les apôtres une seule chaire, un corps unique investi d'un pouvoir commun, d'une dignité commune. L'apostolat dans son unité s'est perpétué dans un épiscopat un. Saint Cyprien expose ainsi cette doctrine (6) : (6) : (Cyp. ibid. § 5). "Nous devons retenir fermement et venger cette unité, nous surtout qui sommes évêques, qui présidons dans l'Eglise, afin de prouver que l'épiscopat aussi est un et indivisé. Que personne ne trompe par le mensonge la société fraternelle, que personne ne corrompe la vérité de la foi par une perfide prévarication! L'épiscopat est un, et chacun en possède solidairement une partie. L'Eglise aussi est une, quelque éloigné que soit le pays où l'ait portée le progrès de sa fécondité, semblable au soleil dont les rayons sont multiples et la lumière une, à l'arbre dont les rameaux sont nombreux et qui n'a qu'un tronc sur lequel il s'appuie, à une source dont les ruisseaux qui en découlent conservent l'unité en elle, malgré leur nombre et leur abondance. Retranche un rayon du corps du soleil, ce rayon ne participera plus à l'unité de la lumière; coupe une branche d'un arbre, elle ne poussera plus; sépare un ruisseau de sa source, il se desséchera. Ainsi l'Eglise de Dieu, foyer de lumière, envoie ses rayons dans tout l'univers; mais c'est une seule lumière qui est répandue de toutes parts, et l'unité du corps lumineux n'est pas divisée. Dans sa fécondité, elle étend ses rameaux sur toute la terre, et d'elle coulent au loin des ruisseaux abondants; mais la source est une et le tronc est un; elle est une mère féconde; nous naissons d'elle; nous sommes nourris de son lait; nous vivons de son esprit." Pour saint Cyprien, l'Eglise est une, sous la présidence d'un épiscopat un. Au lieu de reconnaître dans l'épiscopat quelque degré hiérarchique, il affirme que l'épiscopat est possédé à un degré égal par tous ceux qui en ont été investis. Ainsi, unité et égalité dans l'apostolat; unité et égalité dans l'épiscopat, telle est la doctrine exposée par saint Cyprien et admise, de son temps, par toute l'Eglise occidentale qui l'a reconnu pour un docteur très orthodoxe, et qui a vénéré ses ouvrages aussi bien que sa personne. Si quelque réclamation s'est élevée contre son opinion touchant le baptême des hérétiques, jamais on n'a fait la moindre objection contre sa doctrine sur l'Eglise. Des copistes, sentant combien cette doctrine était contraire à la papauté, et ne pouvant en contester la valeur, ont falsifié l'oeuvre de Cyprien; mais l'érudition a découvert et signalé leurs fraudes. Du reste, les fausssaires n'avaient pas été habiles, car leurs intercalations ou gloses font un effet tellement disparate dans l'ensemble des raisonnements du saint docteur, qu'il est impossible de ne pas en apercevoir, au premier coup d'oeil, la fausseté. Malgré les efforts de certains théologiens, on comprend que la doctrine de l'égalité dans l'apostolat et dans l'épiscopat exclut nécessairement toute distinction entre les apôtres et les évêques. Il est bien évident que saint Cyprien ne voulait point parler des distinctions honorifiques ou des prérogatives que l'Eglise pouvait établir parmi les évêques. Il n'avait en vue que l'apostolat et l'épiscopat dans leur constitution divine. Si saint Pierre eût joui d'un honneur et d'une autorité supérieure parmi les apôtres, Cyprien l'eût dit en citant les textes évangéliques qui se rapportent à lui. Au lieu d'en déduire une telle idée, il affirme l'égalité des apôtres. Si, dans l'épiscopat, l'évêque de Rome eût joui d'une supériorité quelconque, saint Cyprien l'aurait mentionnée en parlant de l'épiscopat. or, il affirme le contraire en enseignant l'égalité des évêques. L'illustre docteur, s'appuyant sur les textes : Tu es Pierre et Pais mes brebis, nie que saint Pierre ait possédé des prérogatives supérieures à celles des autres apôtres. Il nie par conséquent que ces prérogatives prétendues aient été transmises à un évêque en particulier; il nie, en affirmant l'égalité des évêques, les prérogatives réclamées en faveur d'un évêque quelconque. Dans le reste de son ouvrage, Cyprien s'attache à faire comprendre les conditions et la nécessité de l'unité dans l'Eglise. C'était bien le cas d'indiquer le centre visible de cette unité si, en effet il eût reconnu un tel centre. Mais il n'était pas inventé de son temps. Il ne mentionne donc pas plus l'évêque de Rome que l'Eglise romaine. Le centre d el'unité de l'Eglise est, selon le saint docteur, l'union de tous les membres dans la confession de la même foi, toujours conservée dans les Eglises. Tous ceux qui se séparent de cette foi deviennent hérétiques et schismatiques, et n'appartiennent plus à l'Eglise. L'épiscopat qui préside dans l'Eglise a pour devoir de maintenir cette unité et de la venger si elle est attaquée, en maintenant et en vengeant la foi antique et apostolique de l'Eglise. Si l'on conservait quelque doute sur l'interprétation que saint Cyprien a donnée aux textes évangéliques relatifs à saint Pierre, et sur les interpolations dont son livre a été l'objet, il suffirait de lire ce passage de sa lettre vingt-septième : " Notre-Seigneur, dont nous devons observer les préceptes et les avertissements, fondant l'honneur de l'évêque et la base ( ou raison ratio) de son Eglise, s'exprime ainsi dans l'Evangile, en s'adressant à Pierre : " Je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne la vaincront pas; et je te donnerai les clefs du royaume des cieux; et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux; et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux." De là, à travers les vicissitudes des temps et des successions, ont découlé : et l'ordination des évêques, et la base (ratio) de l'Eglise, de telle sorte que l'Eglise soit établie sur les évêques et que tout acte de l'Eglise soit gouverné par les mêmes préposés." Ce texte est tiré d'une lettre dans laquelle Cyprien revendique les droits de l'épiscopat pour le gouvernement de l'Eglise. Il ne pouvait déclarer plus ouvertement que, dans les textes évangéliques relatifs à saint Pierre, il n'y avait rien d epersonnel pour cet apôtre, que les paroles qui lui étaient adressées étaient pour ses collègues aussi bien que pour lui. Saint Cyprien explique ainsi lui-même son traité de l'unité et rejette les interpolations romaines. Telle était la doctrine de saint Cyprien et d etoute l'Eglise occidentale au troisième siècle. Au siècle précédent, Tertullien, le premier père de l'Eglise occidentale, n'en professait pas d'autre. Quoiqu'il n'ait pas fait d'ouvrage spécial sur l'Eglise, on ne peut lire ses livres et particulièrement celui qu'il intitula : Des Prescriptions, sans y rencontrer des passages qui confirment la doctrine enseignée ex professo par saint Cyprien. 2. Saint Vincent de Lérins L'ouvrage de Vincent, moine de Lérins, au cinquième siècle, a toujours joui d'une haute réputation en Occident, et le cardinal Baronius lui-même l'appelait un livre d'or. Le but que l'auteur s'y était proposé était d'établir ce que l'on appelle le critérium de la foi catholique, c'est-à-dire la règle qui doit diriger les membres de l'Eglise pour rester dans la pure vérité révélée et éviter toute erreur. L'ouvrage entier est consacré à établir : 1° que, pour éviter l'erreur et persévérer dans la vérité, il ne faut admettre que ce qui a été cru universellement dans tous les temps; 2° que les premiers conciles oecuméniques n'ont eu d'autre souci que de suivre cette règle, en proclamant pour répondre aux hérétiques, ce que toutes les Eglises avaient cru comme révélé depuis les temps apostoliques. Citons quelques extraits de cet ouvrage si important. L'auteur commence ainsi: "L'Ecriture nous donne cet avis : Interroge les pères et ils te parleront, les ancêtres et ils te répondront. Mon fils, prête l'oreille aux paroles des hommes sages. Mon fils, n'oublie pas ces discours, et conserve mes paroles dans ton coeur (7). (7) : ( Deut. XXXIII, 7; XXII; 17; III, 1). " Il m'a donc semblé, à moi, pauvre pélerin en ce monde, et le plus petit des serviteurs de Dieu, il m'a semblé qu'il me serait très utile d'écrire, avec l'aide du Seigneur, ce que j'ai appris dans les livres des saints Pères. Ce travail est bien nécessaire à ma faiblesse, et, en le relisant souvent, je suppléerai à mon peu de mémoire. " Non seulement l'utilité que je tirerai de ce livre me détermine à l'entreprendre, mais aussi la pensée du temps qui s'envole avec rapidité, et la facilité que me procure la solitude où j'ai fixé ma demeure. Le temps! il emporte si vite toutes les choses humaines! ne devons-nous pas lui ravir quelques-uns de ses instants afin de les utiliser pour la vie éternelle? aujourd'hui surtout, que le jugement de Dieu qui approche demande de nous plus de zèle, et que l'artificieuse subtilité des nouveaux hérétiques nous impose l'obligation d'avoir plus de soin et de vigilance. " Où trouverai-je plus de facilité, pour écrire, que dans ce village où n'arrive jamais le bruit des cités; que dans ce monastère, cette silencieuse demeure où l'on se trouve dans l'état que veut le Psalmiste : Placez-vous à l'écart et voyez que je suis le Seigneur (8). (8) : ( Psalm., XLV, 10). C'est un avantage de la vie nouvelle que j'ai embrassée. Quelque temps, je fus ballotté au mieux des tourbillons tristes et changeants de la vie du monde; mais, enfin, par l'inspiration du Christ, je me suis réfugié dans le port de la religion, qui offre à tous un si sûr asile. Là, j'ai déposé les inspirations de la vanité et de l'orgueil, je cherche à me rendre Dieu favorable par le sacrifice de l'humilité, et à éviter, non seulement le naufrage de la vie présente, mais aussi les feux du siècle futur." Voici comment Vincent expose la raison de la foi catholique : " Souvent (9), et avec zèle et sollicitude, j'ai demandé à des hommes éminents en science et en sainteté, comment je pourrais, à l'aide d'une règle générale, distinguer la vérité de la foi catholique, des erreurs de l'hérésie. Tous m'ont répondu que si, moi ou tout autre, voulions découvrir les pièges des hérétiques, éviter les erreurs et conserver notre foi pure et dans toute son intégrité, il fallait, avec l'aide du Seigneur, affermir notre croyance de deux manières : d'abord par l'autorité de la loi divine, ensuite par la tradition de l'Eglise catholique. " Quelqu'un me dira peut-être : Puisque la règle des Ecritures est parfaite et qu'elle est, par elle-même, plus que suffisante, pourquoi y joindre l'autorité de l'intelligence de l'Eglise? Parce que l'Ecriture, à cause de sa profondeur, ne peut être interprétée, par tous, d'une manière identique. Ses paroles sont diversement entendues par les uns et par les autres, au point qu'on peut dire : autant d'hommes, autant d'hommes, autant de sentiments. Autre est l'interprétation de Novatien, autre celle d ePhotin, de Sabellius, de Donat, d'Arius, d'Eunomius, de Macedonius, d'Apollinaris, de Priscillien, de Jovinien, de Pélage, de Celestius et enfin de Nestorius. Il est donc absolument nécessaire, à cause de ces graves et nombreuses erreurs, d'interpréter les livres prophétiques et apostoliques, selon le sens ecclésiastique et catholique; et dans l'Eglise catholique elle-même, on doit avoir un soin extrême de ne s'attacher qu'à ce qui a été cru en tout lieu, toujours et par tous." C'est là, en effet, la seule règle qu'il soit raisonnable de suivre dans l'examen des vérités chrétiennes; la seule qui soit en rapport avec la nature du christianisme. Les dogmes chrétiens nous ayant été donnés par Dieu lui-même, on ne peut évidemment, dan sle doute, que s efaire cette question de fait : Tel dogme a-t-il été révélé de Dieu? Et on ne peut résoudre cette question que par le témoignage des saintes Ecritures qui contiennent la parole divine, ou par le témoignage des saintes Ecritures qui contiennent la parole divine, ou par le témoignage universel et permanent de l'Eglise. Quand, à l'aide d'un tel témoignage, nous suivons un dogme jusqu'aux temps apostoliques, nous devons nécessairement conclure qu'il a toujours été regardé dans la société chrétienne comme révélé, et qu'elle l'a reçu de son divin fondateur. Après avoir clairement exposé que le témoignage de l'Ecriture sainte, interprétée suivant la tradition catholique, est la raison de notre foi et la seule règle à suivre pour ne pas tombe dans l'erreur, Vincent démontre que toujours, dans l'Eglise, on a suivi cette règle, dans la condamnation des hérétiques. Il fait voir l'autorité de l'Eglise, n'inventant aucun nouveau dogme; gardant scrupuleusement le dépôt que lui a confié J.C.; se contentant de définir clairement sa foi, de formuler la croyance universelle. Il la surprend à l'oeuvre dans la condamnation de Donat, d'Arius, et des Rebaptisants; et prouve qu'en dehors de la règle catholique, on ne peut que tomber dans l'erreur. La science même ne peut en garantir; ainsi Nestorius, Photin, Apollinaris le vainqueur de Porphyre, étaient des hommes remarquables et sont pourtant devenus hérétiques; ainsi Tertullien et Origène, deux puissants génies, ont perdu l'antique foi, parce qu'ils se sont éloignés de la tradition catholique. L'exemple de ces grands hommes, qui ont erré, ne doit pas être pour nous une tentation. Dieu a permis, ajoute Vincent, qu'ils se soient trompés, pour nous faire comprendre combien nous devons être fidèles à cette règle en dehors de laquelle il n'y a qu'hésitation et erreur. Appuyés sur elle, les vrais chrétiens sont en paix, sont fermes en J.C.; les autres, au contraire, ressemblent à des pailles légères, emportées au gré des vents. "Que leur état est déplorable, s'écrie Vincent (10); (10) : ( Vincent. Lirin. Comm., § 20). quels soucis, quelles tempêtes les agitent! Tantôt poussés au gré du vent impétueux de l'erreur, tantôt refoulés sur eux-mêmes, ils se choquent et se brisent commes des vagues opposées. Aujourd'hui, avec une téméraire et étrange présomption, ils adoptent des choses incertaines; demain, sous l'impression d'une folle défiance, ils refusent de croire ce qu'il y a de plus certain. Ils ne savent pas où marcher, par quel chemin revenir, ce qu'ils doivent chercher ou fuir, admettre ou rejeter. " Ce malheur d'un coeur qui doute et hésite entre la vérité et l'erreur doit être, pour eux, un remède de la divine miséricorde, s'ils ont un peu de sagesse. Si, en dehors du port assuré de la foi catholique, ils sont agités, bouleversés, presque engloutis par les orages de leurs pensées, c'est afin qu'ils abaissent les voiles de l'orgueil, qu'ils avaient imprudemment déployées aux vents des nouveautés; qu'ils se réfugient dans l'asile assuré que leur offre leur bonne et douce mère; qu'ils vomissent les flots troubles et amers de l'erreur, pour boire les eaux vives et pures de la vérité; c'est afin qu'ils désapprennent bien ce qu'ils avaient mal appris, et que, dans la doctrine de l'Eglise, ils se contentent de comprendre ce qui peut être compris, et croient ce qui passe l'intelligence. " Quand j'y réfléchis (11), je m'étonne toujours davantage de la folie de certains hommes, de leur impiété, de leur passion pour l'erreur, qui les porte à ne s epas contenter d'une règle de foi donnée et reçue anciennement; à chercher sans cesse du nouveau; à vouloir toujours ajouter, changer, retrancher dans la religion. (11) : ( Ibid. § 21). Comme si elle n'était pas une doctrine céleste, comme s'il ne suffisait pas qu'elle ait été révélée une fois, comme si elle était une institution humaine qui ne pût arriver à sa perfection que par des réformes et des corrections continuelles. " Quelqu'un (12) dit, peut-être : Ne peut-il donc y avoir aucun progrès religieux dans l'Eglise du Christ? Je souhaite qu'il y en ait un, et un très grand. Pourrait-il y avoir quelqu'un assez ennemi de Dieu et des hommes pour le comprimer, pour l'arrêter? Mais il faut que ce soit un vrai progrès et non un changement. Ce qui constitue le progrès d'une chose quelconque, c'est qu'elle croisse en elle-même et sans changer d'essence. Ce qui constitue son changement, c'est qu'elle passe d'une nature à une autre. Qu'elles croissent donc et avec force et vigueur, l'intelligence, la science, la sagesse de chacun et de tous, de l'individu comme de l'Eglise; qu'elles croissent en raison des âges et des siècles, mais qu'elles ne sortent pas de leur être; que toujours le dogme soit le même, que le sens du dogme ne change pas de nature. " Le progrès religieux dans les âmes doit se modeler sur celui des corps, qui, en grandissant avec les années, restent cependant les mêmes. Il y a une différnce immense entre la fleur de la jeunesse et la maturité de la vieillesse. Cependant ceux qui aujourd'hui sont vieillards, sont les mêmes qui furent jadis adolescents; et le même homme, en changeant d'état et de manière d'être, conserve toujours sa même nature, reste la même personne. " Que la religion suive ces mêmes lois de progrès; qu'avec les années elle devienne plus forte, qu'elle se développe avec le temps, qu'elle grandisse avec l'âge, mais qu'elle se maintienne pure et sans tache, qu'elle reste en pleine et parfaite possession de toutes ses parties qui sont comme ses membres et ses sens, qu'elle ne souffre aucun changement, ne perde rien de sa nature, ne subisse aucune variation dans sa doctrine. Nos pères ont semé dans l'Eglise le pur froment d ela foi; que la culture donne à cette semence une nouvelle beauté, mais n'en changeons pas l'espèce; que les rosiers du sens catholique ne deviennent pas des ronces et des épines; que jamais, dans ce paradis spirituel, l'ivraie et les plantes vénéneuses ne sortent des racines du baume et du cynnamome! Ce qui a été semé par nos pères, il faut le cultiver, l'entretenir, il faut que, par nos soins, il fleurisse, croisse et arrive à maturité. Il est permis de soigner, de polir, de limer avec le temps ces dogmes antiques d'une philosophie qui nous est venue du Ciel; mais il est défendu de les changer, de les tronquer, deles mutiler. Qu'o, les entoure d'évidence, de lumière, de clarté, mais qu'ils gardent leur plénitude, leur intégrité, leur essence. Si une fois on se permet une fraude impie, je frémis du péril que courra la religion. Une partie quelconque du dogme catholique rejetée, on en rejettera une autre, puis une autre et encore une autre, ce sera bientôt chose licite et habituelle. Or, en rejetant les unes après les autres toutes les parties, où arrivera-t-on enfin? A rejeter le tout. " D'un autre côté, si aux dogmes anciens on mêle des opinions nouvelles, aux choses sacrées des choses profanes, on comprend que, de toute nécessité, s'établira la coutume générale de ne rien laisser, dans l'Eglise, d'intact, d'inviolable, d'intègre, de pur. On n'aura plus qu'un cloaque d'erreurs honteuses et impies, au lieu d'un sanctuaire de chaste et pure vérité. L' Eglise du Christ, gardienne vigilante et soigneuse des dogmes qui lui ont été confiés, n'y change rien, n'en retranche rien, n'y ajoute rien; elle ne tronque pas les choses nécessaires, n'en introduit pas de superflues; elle ne laisse rien perdre de ce qui est à elle et n'usurpe rien d'autrui. Elle met toute son industrie à conserver avec sagesse les choses anciennes, à façonner et polir ce qui fut autrefois commencé, ébauché; à consolider et affermir ce qui fut exprimé, éclairci; à garder ce qui fut confirmé et défini. Quel fut le but de ses efforts dans les conciles? De faire croire plus fermement ce qui auparavant était prêché plus paisiblement; de faire vénérer avec plus de soin ce qui déjà était l'objet d'une vénération non contestée. L'unique but que l'Eglise, troublée par les nouveautés hérétiques, s'est proposé dans les décrets de ses conciles, a été de transmettre par écrit à la postérité ce qu'elle avait reçu des anciens par la seule tradition, en renfermant beaucoup de choses en peu de mots, et désignant sous un nom nouveau une vérité qui n'éatit pas nouvelle; et cela, pour aider l'intelligence." Après une exhortation pathétique à éviter toute nouveauté profane (13), à garder fidèlement le dépôt sacré des vérités que nous donna J.C., à éviter les faux prophètes qui viennent à nous couverts de peaux de brebis et sous des dehors hypocrites, Vincent termine son premier avertissement en nous donnant les moyens d'éviter leurs pièges. Pour les vérités définies, on doit s'en tenir scrupuleusement aux décisions des conciles universels de l'Eglise catholique; pour les questions non encore définies, au sentiment commun des Pères qui sont morts dans la foi. Les Pères sont, en effet, les plus sûrs témoins de la foi de leur temps, et, en suivant leur sentiment unanime, on ne peut s'éloigner de la vérité catholique. Dans le second avertissemnt (14), dont nous n'avons plus qu'un résumé, Vincent avait pour but de démontrer que l'Eglise, dans la condamnation de Nestorius, à Ephèse, avait suivi la règle de foi expliquée dans le premier avertissement. (14) : (Vincent. Lirin., § 29 usque ad finem). Dans cet ouvrage, Vincent de Lérins n'a pas même mentionné l'Eglise de Rome. Nous le demandons à tout homme de bonne foi : pouvait-il ne pas parler de l'autorité doctrinale de l'évêque de cette Eglise, s'il en eût possédé? Si cet évêque eût été regardé, au cinquième siècle, comme le centre d'unité, l'interprète infaillible de la doctrine, l'écho de la parole divine, le chef des Eglises et des conciles, Vincent de Lérins aurait-il gardé à son sujet un silence aussi absolu? Non seulement ce silence équivaut à une négation, mais tous les développements donnés par le docte et profond écrivain sont la réfutation péremptoire de tous les systèmes sur les prérogatives de la papauté, par rapport à la doctrine. " L'unique source de la vérité, dit-il, c'est la parole de Dieu, écrite ou conservée par tradition; l'unique moyen d'être dans la vérité révélée, c'est d'être en communion de foi avec toutes les Eglises apostoliques." Il nie l'existence de toute autre règle catholique. Que devient l'autorité doctrinale du pape ou des évêques de telle ou telle époque en présence de cet enseignement si précis? Une seule autorité existe, celle de l'Eglise entière professant sa foi depuis les apôtres. Nous pouvons donc résumer ainsi la doctrine de l'Occident chrétien, pendant les cinq premiers siècles, au sujet de l'Eglise : 1° Il n'y a dans l'Eglise qu'un seul épiscopat, comme il n'y eut au commencement qu'un seul apostolat; il est le même dans tous les évêques, et il est possédé solidairement par tous, sans distinction; 2° De même que les apôtres possédèrent une seule et unique dignité ou autorité, de même tous les évêques possèdent une seule et unique dignité ou autorité; 3° Aucun évêque en particulier ne possède de prérogative divine sur les autres évêques; 4° L'unité de l'épiscopat est le signe de l'unité de l'Eglise; 5° L'Eglise seule conserve infailliblement les vérités qui lui ont été confiées dès le commencement par les prédications et par les écrits apostoliques; 6° Les évêques n'ont que le devoir de veiller à ce que ces vérités ne soient point altérées dans les Eglises qui sont confiées à leur surveillance; 7° Dans les conciles, ils ne peuvent que constater la foi toujours admise par leurs églises respectives; 8° Aucune Eglise particulière, à plus forte raison aucun évêque, ne possède d'autorité doctrinale; 9° La seule condition pour être membre de l'Eglise catholique, c'est d'être en communion avec toutes les Eglises apostoliques qui n'ont point innové dans la doctrine. Nous pourrions citer, en dehors des écrivains dont nous avons examiné les ouvrages, un grand nombre d etextes à l'appui de ces neuf affirmations; nous pourrions également réfuter les assertions des théologiens romains qui ont abusé de textes isolés de quelques auteurs en faveur du système papal. Mais il semble qu'il vaut mieux nous en tenir à ce que nous avons établi d'après des ouvarges dans lesquels des écrivains d'une orthodoxie et d'un mérite incontestés avaient l'intention de traiter ex professo les questions de l'Eglise, de l'épiscopat et de l'autorité doctrinale. Cette doctrine ancienne des Eglises occidentales, est-elle celle que professe aujourd'hui l'Eglise romaine? Non. Elle en professe une toute contraire. 3. CONCLUSION : LE TEMOIGNAGE DES MONUMENTS DOGMATIQUES Lorsque, sans prévention et sans préjugés, on a fait une étude approfondie et comparative des monuments historiques et dogmatiques des premiers siècles de l'Eglise, on ne peut lire qu'avec un sentiment pénible le stravaux des théologiens romains en faveur de l'autorité papale. nous avons eu la patience de lire la plupart de ceux qui font autorité, tels que Bellarmin, Rocaberti, André Duval, Zaccaria, et plusieurs des théologiens modernes les plus en renom qui les ont pris pour guides, tel que Gerdil, Perrone, Passaglia; Nous avons lu les principaux ouvrages des gallicans modernes, c'est-à-dire des dix-septième et dix-huitième siècles, en particulier ceux de Bossuet, de Nicole, de Tournely, de La Chambre. Nous avons été convaincu que ces derniers ont emprunté aux ultramontains leurs textes, les plus forts en apparence, en restreignant à la primauté de droit divin et à l'autorité limitée du pape, le sens que les autres étendent jusqu'à l'autorité absolue et à l'infaillibilité. Chez tous, nous avons remarqué : 1° une foule de textes tronqués, dénaturés, détournés de leur véritable sens, isolés du contexte tout exprès pour leur donner une fausse interprétation. Nous avons remarqué : 2° que les textes d'un Père en particulier sont isolés des autres textes du même Père touchant le même point de doctrine, quoique les derniers modifient ou détruisent absolument le sens attribué aux premiers. Nous avons remarqué : 3° que ces écrivains tirent, des textes, des conséquences d'une fausseté évidente et qui n'en découlent pas logiquement. Le docteur Launoy, comme nous l'avons dit, a fait le dépouillement d ela tradition catholique touchant l'interprétation du texte de l'évangile : Tu es Pierre, etc. Il n'a trouvé que dix-sept Pères ou Docteurs de l'Eglise qui aient appliqué à saint Pierre le mot la pierre; il en a indiqué plus de quarante qui l'ont entendu de la confession de foi faite par saint Pierre, c'est-à-dire de la divinité de Jésus-Christ. Les ultramontains ne peuvent le contester; mais ils prétendent que, en donnant pour base à l'Eglise la foi de Pierre, le Seigneur a nécessairement accordé à cet apôtre non seulement une foi indéfectible, mais l'infaillibilité, privilèges qui auraient passé à ses successeurs. Or, tous les Pères de l'Eglise, cités pour la seconde interprétation, n'ont entendu par la confession de saint Pierre que la croyance qu'il avait confessée, sa foi objective ou l'objet de cette foi, et non la foi subjective ou l'adhésion personnelle, qu'il y aurait donnée. La croyance confessée par saint Pierre étnat la divinité de Jésus-Christ, les Pères dont il est parlé ont interprété le texte tu es Pierre, etc., en ce sens : que la divinité de Jésus-Christ est le rocher sur lequel l'Eglise entière repose. Tous parlent en ce sens de la manière la plus explicite. Aucun d'eux ne parle d'un privilège quelconque accordé à saint Pierre lui-même personnellement; à plus forte raison ne parlent-ils pas d'un privilège qui aurait passé en héritage aux évêques de Rome comme à ses successeurs. III L'histoire va nous démontrer que les Pères et les évêques, pendant les huit premiers siècles de l'Eglise, ont donné à la sainte Ecriture le sens que nous venons d'exposer. Si l'évêque de Rome eût joui de droit divin d'une autorité universelle dans l'Eglise, s'il eût été, à titre de successeur de saint Pierre, le vicaire et le représentant de Jésus-Christ, le centre nécessaire de l'Eglise, nul doute que ces prérogatives n'eussent été reconnues par l'antiquité chrétienne, gardienne fidèle de la foi et des divines institutions. Si l'Eglise subit, avec les siècles, quelque décadence dans ce qu'elle a d'humain, c'est-à-dire dans les hommes qui la gouvernent ou qui en font partie, on ne peut soutenir que cette décadence se soit manifestée à l'origine. Il est naturel et logique de remonter aux commencements d'une institution pour en connaître le vrai caractère; c'est là le point de départ nécessaire pour apprécier ses développements, ses progrès ou ses déchéances ans la suite des siècles. Si nous prouvons que l'Eglise primitive n'a pas reconnu à l'évêque de Rome l'autorité qu'il s'attribue aujourd'hui; que cette autorité n'est qu'une usurpation qui ne date que du neuvième siècle, on devra nécessairement en conclure que cette autorité n'a pas une origine divine, que c'est un devoir par conséquent pour toutes les Eglises et pour tous les fidèles de protester contre elle et d ela combattre. Or, nous pouvons affirmer, après l'étude approfondie et consciencieuse que nous avons faite des monuments historiques et doctrinaux des huit premiers siècles de l'Eglise, que l'évêque de Rome n'est point fondé à réclamer une autorité universelle; que cette autorité n'a de fondement ni dans la parole de Dieu, ni dans les lois de l'Eglise. 1. SAINT CLEMENT Le premier acte dont les partisans de la souveraineté papale se sont autorisés, c'est la lettre écrite par saint Clément au nom de l'Eglise de Rome à l'Eglise de Corinthe. Ils ont prétendu qu'il l'avait écrite en vertu d'une autorité supérieure attachée à son titre d'évêque de Rome. Or, il est constant 1° que saint Clément n'était pas évêque de Rome, lorsqu'il écrivit aux Corinthiens; 2° qu'il n'agit point, en cette circonstance, avec une autorité qui lui fût propre, mais au nom de l'Eglise de Rome et par charité. La lettre signée par saint Clément a été écrite l'an 69 de Jésus-Christ, aussitôt après la persécution de Néron, qui eut lieu entre les années 64 et 68, comme tous les érudits en conviennent. Plusieurs savants, acceptant comme un fait indubitable que la lettre aux Corinthiens fut écrite lorsque Clément était évêque de Rome, en reculent la date jusqu'au règne de Domitien. En effet, Clément ne succéda à Anaclet sur le siège de Rome que la douzième année du règne de Domitien, c'est-à-dire l'an 93 de lère vulgaire, et tint ce siège jusqu'à l'an 102. Le témoignage d'Eusèbe ne peut laisser aucun doute sur ce point (15). (15) : ( Eusèbe, Hist. Eccl., liv. III, chap.II; XIV; XXIV). On voit par la lettre elle-même qu'elle fut écrite après une persécution; si l'on prétend que cette persécution est celle de Domitien, il faut reculer la lettre jusqu'aux dernières années du premier siècle, puisque ce fut surtout dans les années 95 et 96 que la persécution de Domitien eut lieu. Or, il est facile de voir, par la lettre elle-même, qu'elle fut écrite avant cette époque, car on y parle des sacrificaes judaïques comme existant encore dans le temple de Jérusalem. Or, le temple fut détruit avec la ville de Jérusalem par Titus, l'an 70 de l'ère vulgaire. La lettre fut donc écrite avant cette année. D'un autre côté, elle le fut après une persécution dans laquelle il y eut à Rome des martyrs très illustres. Or, il n'y en eut pas de cette sorte dans la persécution de Domitien. La persécution de Néron dura de l'année 64 à l'année 68. Il en résulte que la lettre aux Corinthiens ne put être écrite que l'an 69, c'est-à-dire VINGT- QUATRE ANS avant que saint Clément fût évêque de Rome. En présence de ce simple calcul, que deviennent les considérations des partisans de la souveeraineté papale sur l'importance de l'acte émanant du pape saint Clément? Quand on soutiendrait que la lettre de saint Clément fut écrite pendant son épiscopat, on ne pourrait rien en conclure, car cette lettre ne fut point écrite par lui en vertu d'une autorité supérieure et personnelle qu'il aurait possédée, mais par charité et au nom de l'Eglise de Rome. Ecoutons à ce sujet Eusèbe : " Il existe de Clément une lettre admise unanimement; elle est excellente et admirable; il l'écrivit au nom de l'Eglise des Romains à l'Eglise des Corinthiens, parmi lesquelles une grave discussion s'était élevée. Nous avons trouvé que, dans la plupart des Eglises comme dans la nôtre, on avait coutume, de temps immémorial, de la lire. Hégésippe est un témoin très complet de cette dissension qui s'était élevée, chez les Corinthiens, du temps de Clément (16)." (16) : ( Eusèbe, Hist. Eccl., liv. III, chap. XVI). Eusèbe revient plus loin sur la lettre de Clément et remarque encore qu'elle a été écrite au nom de l'Eglise des Romains (17). (17) : (Ibid., chap; XXXVIII). Il ne pouvait dire d'une manière plus explicite que Clément n'avait pas agi en cette circonstance de s apropre autorité, en vertu d'un pouvoir qu'il aurait possédé individuellement. Rien dans cette lettre ne laisse soupçonner une telle autorité. Elle commence par ces mots : " L'Eglise de Dieu qui est à Rome à l'Eglise de Dieu qui est à Corinthe." L'auteur parle du ministère ecclésiastique à l'occasion de plusieurs prêtres que les Corinthiens avaient rejetés contre toute justice; il envisage ce ministère comme venant, en son entier, de la succession apostolique, et il n'attribue ni à lui ni à d'autres aucune primauté dans ce ministère. On a tout lieu de croire que saint Clément fut le rédacteur de la lettre aux Corinthiens. Dès les premiers siècles, elle a été considérée comme son oeuvre. Ce ne fut point à titre d'évêque de Rome qu'il l'écrivit, mais bien à titre de disciple des apôtres. Sans être chargé de gouverner l'Eglise de Rome, il avait été ordonné évêque par saint Pierre, et il avait été le compagnon de saint Paul dans plusieurs de ses courses apostoliques. Peut-être avait-il travaillé avec ce dernier apôtre à la conversion des Corinthiens. Il était donc naturel qu'il fût chargé de rédiger la lettre de l'Eglise de Rome à une Eglise dont il avait été un des fondateurs. Aussi Clément leur parle-t-il au nom des apôtres et surtout de saint Paul qui les avait enfantés à la foi. Alors même qu'il aurait écrit à titre d'évêque de Rome, on ne pourrait rien en inférer en faveur de son autorité. Saint Ignace d'Antioche, saint Irénée de Lyon, saint Denys d'Alexandrie, ont écrit des lettres à plusieurs Eglises, et même à celle de Rome, sans prétendre pour cela à une autre autorité que celle qu'ils possédaient, comme évêque, de travailler partout à l'oeuvre de Dieu. On ne peut inférer, ni de la lettre elle-même, ni des circonstances dans lesquelles elle a été écrite, rien qui puisse faire considérer la démarche des Corinthiens comme une reconnaissance d'une autorité supérieure dans l'évêque ou dans l'Eglise de Rome, ni la réponse comme un acte d'autorité. Les Corinthiens s'adressaient à une Eglise où résidaient les collaborateurs de saint Paul, leur père dans la foi; et cette Eglise, par l'organe de Clément, l'engageait à la paix et à la concorde, sans la plus légère prétention à une autorité quelconque. On ne peut donc voir dans l'intervention de Clément aucune preuve en faveur de l'autorité prétendue des évêques de Rome. Clément a été le délégué du clergé de Rome en cette affaire, à cause de sa capacité, de la liaison qu'il avait eue avec les Corinthiens, de ses relations avec les apôtres et de l'influence qu'il avait à ces divers titres. Mais il n'agit point comme évêque de Rome, encore moins comme ayant autorité sur l'Eglise de Corinthe. 2. LA QUESTION DE LA PAQUE Au deuxième siècle, la question de la Pâque fut agitée avec beaucoup de vivacité. Plusieurs Eglises orientales voulaient suivre les traditions judaïques conservées par plusieurs apôtres pour la célébration de cette fête, et la fixer au quatorzième jour de la lune de mars; d'autres Eglises orientales, d'accord avec les Eglises occidentales, selon une tradition également apostolique, célébraient la fête de Pâques le dimanche qui suit le quatorzième jour de la lune de mars. Au fond, la question n'était pas d'une haute importance; cependant on pensait généralement que toutes les Eglises devaient célébrer ensemble la grande fête chrétienne, et que les uns ne devaient pas être dans la joie de la résurrection du Sauveur, tandis que les autres méditeraient les mystères de sa mort. Comment la question fut-elle résolue? Vit-on l'évêque de Rome interposer son autorité et dominer la discussion comme il l'aurait fait dans le cas où il aurait joui d'une autorité suprême? Ecoutons le témoignage de l'histoire. La question ayant été agitée, "des synodes et des assemblées d'évêques eurent lieu, dit Eusèbe (18), et tous, d'un consentement unanime, donnèrent, par des lettres, la règle ecclésiastique à tous les fidèles... Nous avons encore aujourd'hui la lettre de ceux qui s'assemblèrent en Palestine, sous la présidence de Théophile, évêque de Césarée en Palestine, et de Narcisse, évêque de Jérusalem. Il existe aussi une lettre du synode romain sur laquelle on lit le nom de l'évêque Victor. On possède encore celle des évêques du Pont, qui furent présidées par Irénée; celle des Eglises de Gaule, qui furent présidés par Palma, à titre de plus ancien; celle des Eglises de Gaule, qui furent présidées par Irénée; celle des Eglises établies dans les provinces d'Osrhoène et dans les villes de ce pays; celle de Bacchyle, évêque des Corinthiens, et plusieurs autres. Tous, professant la même foi et la même doctrine, rendirent une sentence semblable." Il est évident qu'Eusèbe parle de la lettre du synode romain au même titre que des autres; il ne l'attribue pas à l'évêque Victor, mais à l'assemblée du clergé romain; enfin il ne la mentionne que la seconde, après celle des évêques de la Palestine. Voilà déjà un point incontestablement établi : c'est que, dans la question de la Pâque, l'Eglise de Rome discuta et jugea au même titre que les autres Eglises, et que son évêque ne signa la lettre qu'aun nom du synode qui représentait cette Eglise. Les partisans de l'autorité papale affirment que ce fut Victor qui ordonna d'assembler des conciles. Cette assertion est de toute fausseté (19). (19) : ( Parmi les théologiens romains qui émettent cette fausse assertion, nous nommerons particulièrement Barruel, dans son ouvrage intitulé : Du Pape et de ses doits; ce livre est le résumé de toutes les erreurs et de toutes les exagérations des théologiens romains). Plusieurs évêques orientaux ne se conformèrent pas à la décision des autres. Polycrate, d'Ephèse, se déclara surtout contre cette décision (20). (20) : ( Eusèbe, Hist. Eccl., liv. V, chap. XXIV). Alors une discussion vive s'éleva entre lui et Victor, évêque de Rome, qui parut croire que l'évêque d'Ephèse serait seul de son opinion, et l'engagea en conséquence à demander l'avis des autres évêques de sa province. Polycrate y consentit, et ces évêques se déclarèrent pour son opinion; il l'écrivit à Victor, qui menaça de les séparer de sa communion. Polycrate ne s'en émut pas; il lui répondit avec vigueur et lui dit en particulier : " J'ai appris de ceux qui étaient plus grands que moi : qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes." Victor ayant reçu cette lettre essaye, dit Eusèbe (21), de retrancher de la communion toutes les Eglises d'Asie et des provinces voisines, comme ayant des sentiments contraires à la foi; il écrit à ce sujet des lettres dans lesquelles il condamne tous les frères qui sont dans ce pays et prononce qu'ils sont séparés de l'unité." On aurait peine à croire que les partisans des prétentions romaines aient trouvé dans ces paroles d'Eusèbe et dans la conduite de Victor une preuve en faveur de leur système. Ils auraient pu sans effort y trouver une preuve contraire; On doit remarquer d'abord cette expression d'Eusèbe, que Victor essaya de faire retrancher les Eglises d'Asie de la communion des autres Eglises; il est clair que celui qui essaye n'a pas en lui le pouvoir de faire ce qu'il a en vue; autrement l'acte suivrait la volonté. Victor cependant fait tout ce qu'il peut pour que cette excommunication soit reconnue; il la prononce même; mais cet acte ne reste qu'une tentative et doit être ratifié par les autres Eglises pour qu'il ait quelque valeur. Victor n'avait donc pas, comme évêque de Rome, le pouvoir d'excommunier d'autres Eglises, puisque l'effet ne suivit pas la sentence qu'il se croyait en droit de porter au nom des Eglises d'Occident, à cause de l'importance de son siège. Les évêques qui se seraient soumis à sa sentence s'ils l'eussent reconnu pour le chef de l'Eglise et investi d'une autorité universelle, non seulement ne lui obéirent pas, mais blâmèrent fortement sa conduite. " Cette conduite, dit Eusèbe (22), ne plaisait pas à tous les évêques; (22) : ( Eusèbe, Hist. Eccl., liv.V, chap. XXIV). c'est pourquoi ils exhortèrent Victor à agir autrement et à se pénétrer de sentiments plus pacifiques, plus conformes à l'unité et à la charité que l'on doit au prochain." Ainsi, au lieu de croire que l'unité consiste dans l'union avec Victor, les évêques l'exhortent lui-même à mieux observer les vraies notions de l'unité. Plusieurs même allèrent plus loin : " Il existe, continue Eusèbe, des lettres dans lesquelles ils le reprennent avec plus d'énergie. Dans ce nombre est Irénée, qui lui écrivit au nom des frères de la Gaule qu'il avait présidés; dans sa lettre, tout en se montrant partisan de la décision qui fixait la célébration de la Pâque au jour de la résurrection du Seigneur, il avertit cependant Victor, en termes convenables, qu'il ne doit pas séparer de la communion des Eglises de Dieu qui conservent les traditions de leurs anciens." Irénée chercha dans sa lettre à faire comprendre à Victor que les divergences dans la discipline ne nuisaient pas à l'unité, et il lui rappela que telle avait été la doctrine de ses prédécesseurs; il lui dit en particulier : " Lorsque le bienheureux Polycarpe vint à Rome du temps d'Anicet, et qu'une légère discussion se fut élevée entre eux sur certaines questions, ils se donnèrent aussitôt le baiser de paix. Anicet n'avait pu persuader à Polycarpe d'abandonner un usage qu'il avait observé avec Jean, le disciple de Notre-Seigneur, et avec les autres apôtres dans l'intimité desquels il avait vécu. Polycarpe, de son côté, n'avait pu persuader à Anicet d'obseerver cet usage, parce que, disait-il, il devait maintenir celui qu'il avait reçu des anciens qui avaient été avant lui. Les choses étant en cet état, ils communiquèrent l'un avec l'autre. Anicet céda même à Polycarpe l'honneur de célébrer les saints mystères, et tous ceux qui suivaient des usages différents restèrent dans la communion de toute l'Eglise... Irénée n'écrivit pas seulement à Victor, mais il envoya à beaucoup d'autres évêques des lettres conçues dans le même esprit." Donc, Victor ne put, de son autorité, retrancher véritablement de l'Eglise ceux qu'il avait déclarés excommuniés; les autres évêques lui résistèrent avec énergie, et saint Irénée, le grand docteur de l'époque, combattit par ses lettres celles qu'il avait écrites pour provoquer le schisme. Cette discussion, qu'invoquent les partisans des prétentions papales en leur faveur, retombe donc sur eux de tout son poids avec une force qui ne peut être contestée de bonne foi. Anicet n'invoqua point son autorité contre Polycarpe; Victor ne l'invoqua pas plus contre Irénée et les autres évêques. Polycarpe et Irénée raisonnaient et écrivaient comme égaux de l'évêque de Rome en autorité épiscopale, et ne reconnaissaient qu'une règle : l'ancienne tradition. Comment les Eglises se réunirent-elles dans une pratique commune? Eusèbe rapporte ainsi cet heureux résultat, qui ne fut certes pas dû à l'autorité de l'évêque de Rome (23). (23) : ( Eusèbe, Hist. Eccl., liv. V, chap.XXV). " Les évêques de la Palestine, dont nous avons parlé plus haut, c'est-à-dire Narcisse et Théophile; Cassius, de Tyr; Clarus, de Ptolémaïde, et ceux qui s'étaient assemblés avec eux, après avoir parlé de la tradition du jour de Pâques, telle qu'elle était venue jusqu'à leur temps par une succession non interrompue, traitèrent beaucoup d'autres questions, et terminèrent leur lettre par ces paroles : " Ayez soin que des exemplaires de notre lettre soient envoyés à toutes les Eglises, dans la crainte que nous ne soyons incriminés par ceux qui détournent facilement leurs âmes du droit sentier de la vérité. Nous vous faisons connaître en même temps qu'à Alexandrie la fête de Pâques est célébrée le même jour que chez nous. Nous nous adressons mutuellement, les évêques de ces contrées et nous; nos lettres, de sorte que nous célébrons ensemble le saint jour." Plusieurs Eglises conservèrent cependant la tradition des Eglises de Smyrne et d'Ephèse, et ne furent pas regardées pour cela comme schismatiques, quoique Victor se fût séparé de leur communion. Les partisans du système papal attachent beaucoup d'importance à l'influence exercée par l'évêque de Rome dans la question de la Pâque et dans quelques autres circonstances; ils transforment cette influence en autorité. C'est là un paralogisme insoutenable. Il n'est point étonnant que l'évêque de Rome ait joui dès le commencement d'une haute influence dans les questions religieuses; car il occupait le premier siège de l'Occident, et, à titre d'évêque de la capitale de l'empire, il était l'intermédiaire naturel entre l'Orient et l'Occident. On comprenait alors que l'Eglise catholique n'était exclusivement dans aucune contrée; que l'Orient ne jouissait pas plus que l'Occident d'une autorité universelle; voilà pourquoi certains hérétiques nés et condamnés en Orient cherchaient de l'appui en Occident et surtout à Rome qui le représentait; voilà pourquoi encore des saints, comme Polycarpe de Smyrne, se rendaient à Rome pour conférer avec l'évêque de cette ville sur les questions religieuses. Mais on ne peut étudier conscieusement ces faits, d'après les documents certains, sans qu'il en ressorte cette vérité : que l'influence de l'évêque de Rome ne venait point d'une autorité universelle; qu'elle n'avait même pas sa source dans une autorité reconnue par toutes les Eglises occidentales, mais qu'elle dérivait uniquement de l'importance de l'importance de son siège épiscopal. 3. SAINT IRENEE. Rome était le centre de toutes les communications entre les différentes parties de l'empire. Les fidèles y affluaient de toutes parts, soit pour les affaires politiques, soit pour leurs intérêts particuliers; c'est pourquoi son témoignage d'Eglise apostolique se trouvait fortifié par les fidèles qui s'y rendaient de toutes parts et qui y apportaient le témoignage de toutes les Eglises auxquelles ils appartenaient. Tel est le sens d'un passage de saint Irénée dont les théologiens romains ont fait le plus étrange abus. Ce grand docteur, s'adressant aux hérétiques qui cherchaient à corrompre les fidèles de Rome, établit contre eux la règle catholique de la foi conservée partout et toujours; " mais, ajoute-t-il (24), comme il serait très long d'énumérer dans cet ouvrage les successions de toutes les Eglises, nous indiquerons celle de l'Eglise très grande et très ancienne et connue de tous, qui fut fondée et établie à Rome par les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul, laquelle possède une tradition qui vient des apôtres ainsi que la foi annoncée aux hommes, et qui nous l'a transmise par la succession de ses évêques; par là nous confondons tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, ou par aveuglement, ou par mauvaise intention, ne recueillent pas où il le faudrait; car toute Eglise, c'est-à-dire les fidèles qui sont de partout, sont obligés de se rendre vers cette Eglise, à cause de la plus puissante principauté; dans cette Eglise, la tradition qui vient des apôtres a été conservée par ceux qui sont de partout". Les théologiens romains affectent de mal traduire ce passage pour y trouver un argument en faveur de la souveraineté papale. Au lieu de dire que les fidèles du monde entier étaient obligés de se rendre à Rome, parce qu'elle était la capitale de l'empire, le siège du gouvernement et le centre des affaires politiques et civiles, ils traduisent les mots convenire ad par ces mots s'accorder avec, ce qui est un contre-sens; ils font rapporter potentiorem principalitatem à l'Eglise de Rome, et ils y voient sa primauté, tandis que ces mots ne sont dits que d'une manière générale, et que rien n'indique qu'ils ne désignent pas uniquement la ville capitale et principale de l'empire; ils traduisent maximae, antiquissimae par : la plus grande, la plus ancienne, sans réfléchir qu'ils attribuent à saint Irénée une assertion d'une évidente fausseté; car si l'on veut que l'Eglise de Rome ait été la plus grande de son temps, elle ne pouvait du moins être la plus ancienne, tout le monde savait qu'un grand nombre d'églises avaient été fondées, en Orient, avant celle de Rome. Ils ne traduisent pas non plus de manière à faire dire à l'auteur, comme conclusion : que la tradition apostolique a été conservée à Rome par ceux qui sont de partout, Ab his, etc., comme l'exige le texte; mais ils traduisent, comme Pie IX dans son Encyclique aux chrétiens d'Orient : " En tout ce que les fidèles croient"; et ils ne réfléchissent pas qu'ils font ainsi un contre-sens, et qu'ils attribuent un non-sens au saint docteur. Tout se tient dans le texte tel que nous l'avons traduit : saint Irénée, après avoir établi que l'on ne doit admettre que la foi universelle, indique l'Eglise de Rome aux hérétiques de cette ville, comme leur offrant un témoignage d'autant plus fort que la tradition apostolique y avait été conservée par les fidèles du monde entier. Comment saint Irénée, qui s'applique à donner la foi universelle comme règle de la croyance particulière et qui s'étend précisément sur ce point dans le chapitre d'où le texte ci-dessus est tiré, aurait-il pu logiquement dire ce que les papes et leurs théologiens lui attribuent? Il eût alors ainsi raisonné : Il est nécessaire de prendre pour règle la croyance de laquelle on doit se rattacher et se soumettre à cause de sa primauté. Saint Irénée n'a pas émis une opinion aussi peu raisonnable. Il pose en principe la foi universelle comme règle; et il indique la foi de l'Eglise de Rome comme vraie, grâce au concours des fidèles qui s'y rendaient de toutes parts et qui y conservaient ainsi la tradition apostolique. Comment la conservaient-ils? Parce qu'ils auraient protesté contre tout changement aux traditions de leurs propres Eglises dont ils étaient à Rome les témoins. Saint Irénée ne donne pas la prétendue autorité divine de l'évêque de Rome comme le principe de la conservation de la tradition dans l'Eglise de cette ville; mais il attribue logiquement cette conservation aux fidèles des autres Eglises qui contrôlaient ses traditions par celles de leurs propres Eglises et qui formaient ainsi un obstacle invincible à toute innovation. Il était naturel que l'évêque de la capitale de l'empire, précisément à cause des fidèles qui s'y rendaient de toutes parts, acquit une grande influence dans les choses religieuses, et prit même parfois l'initiative. Mais tous les monuments, comme les circonstances des faits dans lesquels il se trouve mêlé, attestent qu'il ne jouit pas d'une autorité supérieure à celle des autres évêques. On voit qu'au fond toute la discussion relative au texte de saint Irénée roule sur le sens que l'on doit attacher au mot convenire. Si ce mot signifie être en accord, il faut en conclure que le vénérable écrivain pensait qu'il faut, de toute nécessité, s'accorder avec l'Eglise romaine, et qu'on ne peut sans cela être dans l'unité. Si ce mot signifie aller, tout l'échafaudage ultramontain tombera de lui-même; car on ne peut raisonnablement affirmer que tous les fidèles doivent de toute nécessité aller à Rome, alors même que l'Eglise établie dans cette ville serait l'Eglise principale et première, le centre de l'unité. Il faut donc déterminer le sens de ce mot d'une manière tellement évidente qu'il ne reste aucun doute à cet égard. Nous avons déjà remarqué que la proposition ad en fixait le sens; nous pouvons à cette preuve déjà péremptoire en ajouter d'autres. Si l'on possédait le texte grec du passage en question, nul doute que l'amphibologie qui résulte du mot latin n'existerait pas. Mais Eusèbe et Nicéphore nous ont conservé d'autres fragments du texte primitif. Or, dans ces fragments, le saint docteur s'est servi précisément d'expressions que le traducteur latin a rendues par le mot convenire, et qui n'ont pas d'autre sens que celui d'aller, soit ensemble, soit séparément. Au livre II, ch. XXII ( édit. Migne, col. 785), saint Irénée dit : " Tous les prêtres qui sont allés en Asie, auprès de Jean, disciple du Seigneur, en rendent témoignage." Texte grec : kai pantes hoi presbuteroi martyrousin, hoi kata te-n Asian Io-ann-i tôi toû kyriou mathe-têi sumbeble-kotes. Traduction latine : " Omnes seniores testantur qui in Asia, apud Joannem discipulum Domini convenerunt." Au livre III, ch. XXI ( édit. Migne, col. 947), parlant des Septante interprètes de l'Ecriture, saint Irénée dit d'eux : " S'étant réunis chez Ptolémée." En grec : " Sunelthonto-n dè autôn epi to hauto para tôi Ptolemaio-i." Le traducteur latin a rendu ces mots par ceux-ci : " Convenientibus autem ipsis in unum apud Ptolemaeum." Le bénédictin dom Massuet, éditeur des oeuvres de saint Irénée, prétend que le saint docteur a dû se servir dans le texte en question des mots Sumbainein pros tèn tôn Ro-maîonEkkle-sian. Puis il prétend que sumbainein pros tina est la même chose que sumbainein tini. Quand cette opinion serait inattaquable, cette érudition ne servirait de rien; car on se contente de supposer que le saint docteur s'est servi du mot sumbainein. Il nous semblerait plus naturel et plus logique de chercher le mot inconnu par les mots connus que le traducteur a rendus par le mot convenire. Or, de cette étude il résulte que saint Irénée ne se serait pas servi du mot sumbainein, mais de sumbeble-kotes, qui a le sens de concours cers un lieu, ou de sunelthontes, qui a une signification analogue, puisque, dans les textes grecs qui ont été conservés, il s'est servi de ces mots pour exprimer l'idée que le traducteur a rendue par convenire. En général, le traducteur latin de saint Irénée donne au mot convenire le sens de aller et non celui de s'accorder. Pourquoi donc lui donner ce sens dans le fameux texte en question, lorsque, dans ce texte lui-même, la préposition ad donne l'idée d'une direction vers un lieu, et que l'adverbe undique donne celle d'un départ de tous les lieux différents de Rome où se trouvaient des fidèles. Rien ne manque pour prouver qu'il n'est pas permis de donner aux paroles de saint Irénée le sens que lui attribuent les théologiens romains. Le saint docteur a donc dit simplement que le concours des fidèles de toutes les contrées, attirés à Rome par la nécessité de leurs affaires, parce que cette ville était la première et la plus puissante de l'empire, contribuait à y conserver la tradition apostolique, parce que ces fidèles y apportaient la foi des Eglises auxquelles ils appartenaient. Il est certain que Rome, en qualité d'Eglise apostolique, avait une très grande autorité pendant les premiers siècles, et c'est avec raison que Tertullien en appelait à son témoignage contre l'hérétique auquel il disait : " Tu as Rome, dont l'autorité est près de nous. Heureuse Eglise à laquelle des apôtres ont donné toute la doctrine avec leur sang!" (De praescript., c. XXXVI). Mais une Eglise apostolique ne peut-elle rendre témoignage de la foi contre l'hérésie sans jouir d'une autorité universlle et divine? Saint Cyprien avait raison d'appeler l'Eglise de Rome "chaire de Pierre, Eglise principale, d'où l'unité sacerdotale est sortie." ( Saint Cyp;, épit.55 à Corneille); Mais pour cela prétendait-il qu'elle jouissait d'une autorité de droit divin, Il le croyait si peu que, dans son Traité de l'unité de l'Eglise, il entend par chaire de Pierre l'épiscopat tout entier; qu'il regarde saint Pierre comme l'égal des autres apôtres et qu'il nie sa primauté; qu'il fait de saint Pierre la simple figure de l'unité du collège apostolique (25). (25) : ( Nous donnerons plus bas en entier les textes de saint Cyprien et de Tertullien). C'est donc dans un sens restreint qu'il appelle l'Eglise de Rome chaire de Pierre; il en fait l'Eglise principale; mais cette principalité était un fait résultant de son importance extérieure. Elle était la source de l'unité sacerdotale, en ce sens que Pierre était le signe et la figure de l'unité du collège paostolique; Donner un autre sens au teste tiré de la lettre de saint Cyprien à Corneille, ce serait contredire le Traité de l'unité de l'Eglise, attribuer à saint Cyprien deux doctrines contradictoires, et lui enlever par conséquent toute logique et toute autorité. Ceux qui ont attaché une si haute importance au texte de saint Cyprien, tiré de la lettre à Corneille, en ont oublié un autre qui l'explique si bien qu'on a peine à comprendre qu'ils l'aient omis, c'est celui où il déclare que " Rome doit précéder Carthage, à cause de sa grandeur", pro magnitudine sui (26). (26) : ( Saint Cyprien, lettre 59 à Corneille). Cette doctrine est conforme à celle de saint Irénée et des autres Pères qui n'ont jamais parlé d'aucune prérogative divine dont l'Eglise de Rome aurait été favorisée. Saint Optat, saint Jérôme, saint Augustin et plusieurs autres Pères occidentaux ont loué l'Eglise de Rome comme Eglise apostolique, et ont attaché une haute valeur à son témoignage dans les questions de foi. Mais aucun ne lui a attribué d'autorité doctrinale en ce sens que son témoignage suffirait pour terminer les discussions; On doit même remarquer que saint Augustin oppose aux donatistes l'autorité des Eglises orientales et ne leur parle point de celle de Rome, quoiqu'elle fût l'Eglise apostolique de l'Occident. Saint Irénée serait le seul qui l'aurait soutenu, si l'on interprétait son texte comme les théologiens romains. Mais nous avons vu que cette interprétation est fausse et qu'il n'a attribué au témoignage de l'Eglise de Rome une grande autorité qu'en ce sens qu'elle avait reçu la tradition apostolique, et que, grâce aux fidèles qui s'y rendaient de toutes parts, cette tradition s'y était conservée pure jusqu'à son temps; Ce n'était donc point parce que l'Eglise de Rome était la principale, la première, la plus puissante de la chrétienté, que son témoignage avait surtout de la valeur, mais à cause des fidèles des autres Eglises, qui le fortifiaient par leur adhésion. Lorsque Constantinople fut devenue la capitale de l'empire romain, saint Grégoire de Nazianze dit de cette Eglise ce que saint Irénée avait dit de celle de Rome, et avec des expressions plus formelles encore : " Cette cité, dit-il, est l'oeil du monde, les nations les plus reculées se rendent vers elle de toutes parts, et elles tirent d'elle, comme d'une source, les principes de la foi." ( Grég. Naz;, discours 42, § 10, col. 470, édit. Migne); Le traducteur latin de saint Grégoire de Nazianze s'est servi, comme celui d'Irénée, du mot convenire pour exprimer le concours des peuples à Constantinople. Faut-il lui donner le sens de s'accorder avec, parce que le saint docteur appelle Constantinople non seulement Eglise principale et puissante, mais oeil du monde, source de la foi? Le IXe canon du concile d'Antioche, tenu en 341, suffirait, à lui seul, pour déterminer le sens du texte de saint Irénée. Voici ce canon : " Il faut que les évêques qui sont établis dans chaque province sachent que l'évêque de la ville métropole est chargé du soin de toute la province, parce que tous ceux qui ont des affaires viennent de toutes parts à la métropole. C'est pourquoi il a paru convenable de lui accorder un honneur supérieur." Si une simple métropole attirait les fidèles pour leurs affaires, à plus forte raison la capitale de l'empire, qui était un centre nécessaire pour eux, et dans laquelle ils devaient se rencontrer de toutes les parties de l'empire. Tel est le fait constaté par saint Irénée, et dont il conclut que le témoignage de l'Eglise romaine pouvait suffire pour confondre les hérétiques. Remarquons enfin qu'il ne s'agissait dans le chapitre du saint docteur que des hérétiques de Rome, auxquels il destinait son livre, et l'on sera convaincu que c'est abuser étrangement de ses paroles que de leur donner un sens absolu, se rapportant à tous les hérétiques en général et à tous les temps, car il a affirmé seulement que l'Eglise romaine avait conservé jusqu'à son temps la tradition apostolique, et non qu'elle la conserverait toujours. 4. SAINT HILAIRE DE POITIERS ET SAINT EPIPHANE Un fait certain, c'est que les Pères qui semblent avoir entendu de la personne de Pierre les mots : sur cette pierre, ne l'ont en réalité entendu que d el'objet de sa foi, c'est-à-dire de Jésus-Christ Dieu-Homme. Nous citerons pour exemple saint Hilaire de Poitiers. Ce Père, dans ses commentaires sur saint Matthieu et sur les Psaumes, applique à saint Pierre le mot de pierre de l'Eglise et il l'en considère comme le fondement (27). (27) : ( S. Hil. de Poit., Comment. sur le ch.XVI de S. Matth. et sur le psaume CXXXI, § 4). Mais dans son livre sur la Trinité, il reconnaît que c'est sur la pierre de sa confession, c'est-à-dire sur la divinité de Jésus-Christ que l'Eglise est bâtie (28). (28) : ( S. Hil. de Poit., de la Trinité, liv.VI, ch. XXXVI). "Il n'y a, ajoute-t-il (29), qu'un fondement immuable, c'est cette unique pierre confessée par la bouche de Pierre : Tu es le Fils du Dieu vivant; elle soutient sur elle autant d'arguments de la vérité que la perversité pourra agiter de questions, et l'infidélité de calomnies." Il est évident que le saint docteur n'attend ici que l'objet de la confession de foi de saint Pierre, c'est-à-dire la divinité de Jésus-Christ. Si l'on prétendait qu'il a entendu sa foi subjective, c'est-à-dire son adhésion, et que les évêques de Rome auraient hérité de cette foi indéfectible, il suffirait de rappeler cet anathème du même Père à l'adresse du pape Libère qui avait faibli dans la confession de la divinité de Jésus-Christ : " Je t'ai dit anathème, à toi Libère et à tes complices. Je te dis de nouveau anathème; je te le dis une troisième fois, à toi, Libère, prévaricateur" (30). (30) : ( S. Hil. de Poit., Fragm). Donc, d'après saint Hilaire de Poitiers, si saint Pierre peut être considéré comme la pierre de l'Eglise, ce n'est qu'au moyen de la confession de foi qu'il a faite au nom de tout le collège apostolique, et par l'objet même de cette foi qui est la divinité de Jésus-Christ. Sa doctrine est ainsi conforme à celle de Tertullien et des autres Pères qui n'ont appliqué qu'en ce sens à saint Pierre lui-même le titre de la pierre d el'Eglise; Si l'on ajoute : que ce Père et les autres ne donnent même pas à entendre que ce titre appartienne aux évêques de Rome, et que leur enseignement est même tout à fait opposé à cette opinion, on conviendra que ce n'est que par un étrange abus de quelques-unes de leurs paroles, prises isolément et à contre-sens, que les théologiens romains ont cherché à étayer l'autocratie papale sur leur témoignage. Saint Epiphane n'a pas enseigné une autre doctrine que saint Hilaire de Poitiers (31) : (31) : ( Epiph;, Haeres;, 59). " Pierre, prince des apôtres, dit-il, a été pour nous comme une pierre solide sur laquelle la foi du Seigneur est appuyée comme sur un fondement, sur laquelle l'Eglise a été construite de toutes manières; ce fut surtout parce qu'il confessa le Christ fils du Dieu vivant, qu'il entendit à son tour : sur cette pierre de foi solide j'édifierai mon Eglise." L'apôtre Pierre n'est point isolé du dogme qu'il a professé, et c'est ce dogme lui-même qui est la base de l'Eglise. Saint Epiphane appelle Pierre prince des apôtres, nous ne le contestons pas; mais en quel sens entend-il ce mot? Les Romains citent ce texte en leur faveur : " André a le premier rencontré le Seigneur, parce que Pierre était le plus jeune. Mais ensuite, lorsqu'ils eurent renoncé à tout, c'est Pierre qui se trouva le premier; il prend alors le pas sur son frère. Ajoutez à cela que Dieu connaît les inclinations des coeurs, et il sait qui est digne de la première place. C'est pour cela qu'il a choisi Pierre pour l'établir prince de ses disciples, comme cela est très clairement déclaré (32)." (32) : ( S. Epiph., Haeres., 51). Saint Epiphane a-t-il prétendu par là que Pierre était le chef et le fondement de l'Eglise, ou bien que l'Eglise a été fondée sur la foi objective de cet apôtre, c'est-à-dire sur la divinité du Christ à laquelle il avait rendu hommage? Il répond ainsi lui-même, comme nous l'avons vu plus haut : " Sur Pierre, dit-il, est bâtie l'Eglise, parce qu'il a confessé le Christ comme le fils du Dieu vivant, et qu'il a entendu cette parole : sur cette pierre de foi solide je bâtirai mon Eglise." Au même endroit, saint Epiphane enseigne que les paroles : " Pais mes brebis", ne furent pas dites par le Seigneur, pour confier à Pierre la conduite supérieure de l'Eglise, mais pour le réhabiliter dans la dignité de l'apostolat qu'il avait perdue en abjurant le Christ : " Le Seigneur, dit-il, APPELLE DE NOUVEAU Pierre après son reniement, et POUR EFFACER les trois reniements, il l'appelle trois fois à la confession." Ailleurs (33) : (33) : ( S. Epiph., Haeres., 27). il fait de saint Paul l'égal de saint Pierre à Rome, en disant : " Pierre et Paul, les premiers de tous les apôtres, furent également évêques de Rome." Il parle ainsi de saint Jacques de Jérusalem : " Il ( Jacques) reçut le premier la chaire épiscopale ( de Jérusalem); c'est à lui le premier que LE SEIGNEUR CONFIA SON TRONE SUR LA TERRE (34)." (34) : ( S. Epiph., Haeres., 78). Il ne croyait donc pas que c'était Pierre qui avait hérité du trône du Seigneur en ce monde. Il croyait donc que la primauté accordée à saint Pierre n'était qu'une priorité. 5. LE PAPE SAINT LEON LE GRAND Comme l'explique le pape saint Léon dans ce passage : " La disposition de la vérité demeure, dit-il ( 35), et le bienheureux Pierre a persévéré dans la ttt-yre force de la pierre qu'il avait reçue; (35) : ( S. Léon, Serm.2, sur l'anniversaire de son élévation au pontificat). il n'abandonna pas les rênes de l'Eglise qui lui avaient été confiées; il a reçu l'ordination avant les autres, afin que, lorsqu'il est appelé Pierre et fondement... nous connaissions, par les mystères de ces titres, quelle union existe entre lui et le Christ." Ce texte prouve que saint Léon ne voyait dans saint Pierre qu'une priorité d'ordination, il croyait que c'est par l'ordination qui l'unissait à Jésus-Christ qu'il était Pierre et fondement de l'Eglise. Il entend d'une manière aussi orthodoxe le pouvoir de lire et de délier qui a été confié à saint Pierre. " Ce pouvoir lui est confié, dit-il (36), d'une manière spéciale, parce que la forme de Pierre est proposée à tous les recteurs de l'Eglise; Donc, LE PRIVILEGE DE PIERRE DEMEURE PARTOUT OU L'ON PORTE UN JUGEMENT AVEC SON EQUITE." (36) : ( Id. Serm.3). Il conclut de là que cela seulement sera remis ou retenu, ce qui le sera conformément à une sentence juste ou digne de Pierre. On comprend difficilement que les théologiens romains aient osé citer les deux textes qui précèdent à l'appui de l'autocratie papale, lorsqu'il est évident que saint Léon n'attribue à saint Pierre qu'une primauté ou plutôt une priorité d'ordiantion, et qu'au lieu d'attribuer à l'évêque de Rome seul le pouvoir de Pierre, il n'envisage cet apôtre que comme la forme ou la figure du pouvoir apostolique qui est exercé réellement partout où il l'est avec équité. Après cela il ne reste aucune difficulté touchant le sens de ces autres paroles de saint Léon (37) : (37) : ( S. Léon, ibid.). " De tout le monde, Pierre est choisi pour être préposé à la vocation de toutes les nations, et à tous les apôtres, et à tous les Pères de l'Eglise; de sorte que, quoiqu'il y ait beaucoup de prêtres et beaucoup de pasteurs, Pierre cependant gouverne tous ceux que le Christ gouverne principalement. C'est une chose grande et admirable, bien-aimés, que Dieu ait daigné faire entrer cet homme en participation de sa puissance; s'il avoulu qu'il y eût quelque chose de commun entre lui et les autres princes, il ne lui donna jamais que par lui-même ce qu'il n'a pas refusé aux autres!" De telles phrases qui sentent le panégyrique doivent être interprétées doctrinalement d'après l'enseignement positif qui ressort des autres textes du même Père. Saint Léon ne prétend point que la puissance de saint Pierre, quelle qu'elle fût, ait passé aux évêques de Rome; sa lettre au concile de Chalcédoine le prouve suffisamment. Quant à cette puissance du premier apôtre, elle n'en a pas fait le maître des autres; elle a passé à tous les évêques qui l'exercent légitimement; Pierre n'a été distingué que par la priorité de son ordination. 6. SAINT JEAN CHRYSOSTOME Les théologiens romains ont abusé des éloges que saint Léon et d'autres Pères ont adressés à saint Pierre d'une manière oratoire, sans vouloir réfléchir que, alors même que ces éloges devraient être pris à la lettre, ils ne constitueraient pas des privilèges dont les évêques de Rome auraient hérité, puisque aucun de ces Pères ne les leur a reconnus; mais, pour tout homme initié à la lecture des Pères, ces éloges ne peuvent être pris à la lettre. Nous le prouverons par les oeuvres de saint Jean Chrysostome qui est le Père dont les ultramontains ont le plus abusé, et qu'ils citent de préférence à l'appui de leur système. Ils ont accumulé les textes pour prouver que le grand évêque de Constantinople a donné à saint Pierre les noms de premier, de grand apôtre, de coryphée, de prince, de chef, de bouche des apôtres. Mais s'il a donné aux autres apôtres les mêmes titres, que pourra-t-on en conclure en faveur de saint Pierre? Dans plusieurs endroits de ses écrits, il dit de tous les apôtres qu'ils furent les fondements, les colonnes, les chefs, les docteurs, les pilotes, les pasteurs de l'Eglise. Il nomme Pierre et Jean, au même titre, prince des apôtres (38). (38) : ( Sur S. Matth., hom. 32). Il dit de Pierre, de Jacques et de Jean collectivement, qu'ils étaient "les premiers en dignité parmi les apôtres, les fondements de l'Eglise, les premiers appelés et les princes des disciples (39)." (39) : ( Sur le 1er ch. de l'épit. aux Galat.). S'il dit de saint Pierre : " Pierre a lavé son reniement de telle sorte qu'il devint le premier des apôtres et que l'univers entier lui fut confié (40)", il dit ailleurs également de Pierre et de Jean, que l'univers leur fut confié (41); (40) : ( Contre les Juifs, discours 8). (41) : ( Sur S. Jean, hom. 88). il dit de saint Paul : " Des anges reçoivent souvent la mission de s'occuper du soin des nations, mais aucun d'eux ne gouverna le peuple qui lui fut confié comme Paul gouverna l'univers entier... Le peuple hébreu a été confié à l'archange Michel, et à Paul furent confiés la terre, la mer, les habitants de tout l'univers, même le désert (42)." (42) : ( Panég. de S. Paul, hom. 2). Dans le royaume du ciel, dit-il, "personne ne sera avant Paul, c'est là une chose évidente (43)." (43) : ( Sur. S. Matth., hom. 65). Il le nomme encore le pilote de l'Eglise (44), le vase d'élection, la trompette céleste, le conducteur de l'épouse du Christ ( c'est-à-dire de l'Eglise) ( 45). (44) : ( Sermon sur les douze apôtres). (45) : ( Hom. sur ces paroles : Plaise à Dieu que vous patientiez un peu). Dans le passage suivant, il le place évidemment au-dessus de saint Pierre : " Dans le lieu où les chérubins sont couverts de gloire et où planent les séraphins, là nous verrons Paul avec Pierre; ( Paul) qui est le prince et le président ( prostates) du choeur des saints (46)." (46) : ( Hom. 32 sur l'épître aux Rom.). Il est surtout important de remarquer que saint Chrysostome attribue une égale dignité à ces deux apôtres, quand il parle de tous les deux ensemble; nous allons en citer plusieurs exemples. Dans le second sermon sur la prière, il dit que la prière possède une telle force que : " elle a délivré des dangers Pierre et Paul, colonnes de l'Eglise, princes des apôtres, les plus glorieux au ciel, les murs de l'univers, les gardiens de la terre et de la mer (47)." (47) : ( De la Prière, disc. 2). En parlant de la circonstance dans laquelle Paul reprit Pierre à Antioche, il s'exprime ainsi : " Quelqu'un serait-il troublé en entendant que Paul a résisté à Pierre, c'est-à-dire que les colonnes de l'Eglise se sont heurtées et qu'elles sont tombées l'une sur l'autre? Car ils sont les colonnes qui soutiennent et portent le toit de la foi; et non seulement les colonnes, mais encore les boucliers et les yeux du corps de l'Eglise, les sources et les trésors de tous les biens; et si quelqu'un disait d'eux tout ce qu'il pourrait imaginer, il ne saurait exprimer suffisamment leur dignité (48)." (48) : (Hom. sur les paroles : J'ai résisté en face). Plus loin il compare ces deux apôtres à deux coursiers traînant ensemble le char de l'Eglise, en faisant remarquer que l'un d'eux, Pierre, paraissait boiter (49). (49) : ( Ibid). C'était une allusion à sa chute. Il ajoute enfin : " Comment toi, Paul, qui as été si doux et si bon avec tes disciples, es-tu devenu inhumain avec ton coapôtre (50)?" (50) : ( Ibid.). Est-il possible de dire plus clairement que Paul était égal à Pierre en dignité? Cette vérité résulte encore du passage suivant, qui mérite une attention toute particulière : " Le Christ confia les Juifs à Pierre et préposa Paul aux Gentils; je ne le dis pas de moi-même, mais il faut écouter Paul qui dit : " Celui qui a agi efficacement en Pierre pour le rendre apôtre des circoncis a aussi agi efficacement en moi pour me rendre apôtre des incirconcis." ( Galat., II, 8). Car, comme un sage général ( Basileus), qui, après avoir reconnu soigneusement les capacités, commet le pouvoir à l'un sur la cavalerie et à l'autre sur l'infanterie, aussi certainement le Christ partagea son armée en deux parties, et confia à Pierre les Juifs et à Paul les Gentils. Les deux corps d'armée sont différents, MAIS LE GENERAL EST UNIQUE (51)." (51) : (Ibid.) Voilà donc la vraie doctrine de saint Jean Chrysostome : Les apôtres furent égaux en dignité : Pierre et Paul ont été également les premiers parmi eux, l'un pour les Juifs, l'autre pour les Gentils; Pierre n'a jamais reçu aucune suprématie exclusive sur toute la chrétienté; le seul chef de l'Eglise a été, est et sera éternellement Jésus-Christ lui-même. Remarquons bien ces paroles de saint Chrysostome : " Je ne le dis pas de moi-même". Ce qui signifie : ce n'est pas là une opinion personnelle, c'est une vérité que l'Esprit-Saint nous a enseignée par l'apôtre saint Paul. Saint Jean Chrysostome n'a reconnu, dans l'Eglise, aucune dignité supérieure à l'apostolat entendu d'une manière générale : " De toutes les magistratures spirituelles, dit-il, la plus grande est l'apostolat. D'où constatons-nous cela? de ce que l'apôtre précède les autres. Comme un consul est le premier des magistrats civils, de même l'apôtre est le premier des magistrats spirituels. Ecoutons Paul lui-même faisant l'énumération de ces dignités, et plaçant à leur sommet les prérogatives de l'apostolat. Que dit-il? " Dieu a établi dans son Eglise : premièrement, des apôtres; secondement, des prophètes; troisièmement, des docteurs et des pasteurs." Voyez-vous ici le faîte des dignités? Voyez-vous que l'apôtre est au sommet de la hiérarchie, que personne n'est avant lui ni plus haut que lui? Car il dit : " Premièrement, les apôtres." Et non seulement l'apostolat ets la première de toutes les dignités, mais elle en est aussi la racine et le fondement (52)." (52) : ( Hom., de l'Utilité de la lecture des Ecritures). Saint Chrysostome ne reconnaissait aucune suprématie dans l'apostolat. S'il eût supposé que Jésus-Christ avait établi l'un des apôtres au-dessus des autres, pour être son représentant sur la terre et le chef visible de son Eglise, il l'aurait déclaré certainement, car il est manifeste que c'était le cas ou jamais d'en parler. On peut donc apprécier à sa juste valeur l'impudence avec laquelle les Romains osent avancer que, selon saint Chrysostome, "l'autorité de Pierre était ce qu'il y avait de plus fondamental et de plus essentiel dans l'organisation de la hiérarchie que l'Eglise tient de Jésus-Christ. " Le saint et grand patriarche se charge lui-même de répondre aux falsificateurs de sa doctrine, en leur disant que l'apostolat premier appartient à tous les apôtres également : " QU'IL EST LA PREMIERE DE TOUTES LES DIGNITES, QUE L'APOTRE EST AU SOMMET DE LA HIERARCHIE, QUE PERSONNE N'EST AVANT LUI NI PLUS HAUT QUE LUI." Les théologiens romains s'appuient principalement sur ce texte relatif à l'élection de saint Mathias : " Pierre prend toujours le premier la parole, parce qu'il est plein de zèle, parce que c'est à lui que Jésus-Christ a confié le soin du troupeau, et parce qu'il est le premier parmi les apôtres." - Et un peu plus loin, en se demandant si Pierre ne pouvait pas lui-même désigner celui qui devait prendre la place de Judas, il ajoute : " Sans doute il le pouvait, mais il s'en abstint pour ne pas avoir l'air de faire une faveur à celui qu'il aurait nommé (53)." (53) : ( Sur S. Matth., hom. 77). Commençons par observer que ces expressions : " Pierre prend toujours le premier la parole, parce qu'il était plein de zèle, parce qu'il était le premier parmi les apôtres", prouvent déjà d'elles-mêmes que saint Chrysostome n'a pu avoir l'intention de dire : parce qu'il était le chef de l'Eglise. Aussi, placé entre ces deux parce que, le troisième : " Parce que c'est à lui que Jésus-Christ a confié le soin du troupeau", ne peut-il plus avoir le sens que voudraient lui attribuer les Romains; ce serait mettre le saint docteur en contradiction avec lui-même, non seulement dans ce passage, mais encore avec tous ses écrits. Ce que nous affirmons est pleinement confirmé par l'explication que le grand patriarche donne des paroles : " Pais mes agneaux, pais mes brebis", sur lesquelles s'appuient précisément nos adversaires pour soutenir que c'est à Pierre seul qu'elles furent adressées, que c'est à lui seul que fut confié le soin du troupeau : " Cela n'a pas été dit seulement aux apôtres et aux évêques, écrit saint Chrysostome, mais encore à chacun de nous, quelque petit qu'il soit, qui a été chargé du soin du troupeau (54)." (54) : ( Sur S. Matth., hom. 77). Ainsi, selon saint Chrysostome, ces paroles ne furent pas dites à Pierre seul et pour lui seul, elles ne lui conférèrent pas la dignité de pasteur suprême des apôtres et de l'Eglise, mais elles ont été adressées à tous les apôtres en commun, et à tous les évêques et pasteurs qui sont également les successeurs des apôtres; D'ailleurs, saint Chrysostome n'aperçoit ni un honneur ni une autorité dans ces paroles, mais une recommandation de zèle et de sollicitude : " Trois fois, dit-il, le Seigneur interroge Pierre, et trois fois il lui donne l'ordre, pour lui montrer combien de soin il faut prendre du salut des brebis (55)." (55) : ( Sur S. Jean, hom. 88). Le saint docteur a répondu lui-même aux insinuations que les Romains voudraient tirer du reste de son texte : " Voyez, dit-il, comme Pierre fait tout d'un accord commun et ne décide rien par sa propre autorité et par son propre pouvoir... (56). (56) : ( Sur les Actes des Apôtres, hom. 3). Ce ne fut pas Pierre qui les présenta (Matthias et Joseph), mais tous ( les apôtres). Ainsi, Pierre ne fit que donner un conseil, en montrant qu'il ne venait pas de lui, mais qu'il avait été annoncé anciennement dans les prophéties; par conséquent, il fut l'interprète, mais non pas le maître." Et plus loin : " Remarquez la modestie de Jacques : quoiqu'il ait reçu l'épiscopat de Jérusalem, il ne dit rien dans cette circonstance; considérez aussi la grande modestie des autres disciples, qui, après avoir accordé unanimement le trône à Jacques, ne disputent plus entre eux. Car cette Eglise était comme dans le ciel, n'ayant rien de terrestre, ne brillant ni par ses murs ni par des marbres, mais par la ferveur pieuse et unanime de ses membres." Les théologiens romains citent la première partie du texte de saint Jean Chrysostome, mais se gardent bien de citer la dernière; telle est leur méthode habituelle. D'après le saint Docteur, les apôtres agirent donc d'un accord commun; ils choisirent tous ensemble les candisats à l'élection; Pierre ne parla pas en maître, mais en interprète des prophéties; Jacques qui était le premier en dignité et les autres apôtres le laissèrent parler seul par modestie, et non parce qu'ils ne possédaient pas le même pouvoir que lui. Si saint Jean Chrysostome a reconnu une dignité supérieure à un des apôtres, on peut dire que c'est à saint Jacques de Jérusalem. En effet, outre le texte cité plus haut, nous trouvons encore le suivant dans ses écrits : " Voyez : après Pierre, c'est Paul qui parle, et personne n'y trouve à redire; Jacques attend et reste paisible, car la primauté lui avait été confiée. Jean et les autres apôtres ne parlent pas et se taisent sans aucun dépit, parce que leur âme était pure de toute vaine gloire... Après qu'ils ( Barnabé et Paul) se furent tus, Jacques prit la parole et dit : " Simon vous a raconté comment Dieu jeta son regard sur les Gentils..." Le langage de Pierre avait été plus véhément, celui de Jacques est plus modéré. C'est toujours ainsi que doit agir celui qui possède un grand pouvoir : il laisse aux autres la sévérité et se réserve pour lui-même la modération." Et plus loin, en analysant les paroles de saint Jacques, il fait le raisonnement suivant : " Que veut dire : Je juge? Cela veut dire : J'affirme avec autorité que la chose est ainsi... Jacques a donc décidé de toute la question (57)." (57) : ( Sur les Actes des Apôtres, hom. 33). Si ce passage n'a aucune valeur aux yeux des Romains en faveur de la primauté de Jacques, il n'en prouve pas moins contre la primauté de Pierre, entendue dans le sens d'autorité. Les théologiens romains citent encore, à l'appui de leur système, les paroles suivantes de saint Chrysostome relatives à la chute de saint Pierre : " Dieu a permis qu'il succombât, parce qu'il voulait l'établir prince d el'univers entier, afin que, se souvenant de ses propres fautes, il pardonnât à ceux qui tomberaient." Nous avons vu déjà plus haut que saint Chrysostome n'attachait pas au titre de prince de l'univers le sens que Rome s'efforce de lui attribuer; cette supposition écartée, le passage cité ne présente plus rien en faveur de la thèse papale. Quant à ce que pensait saint Chrysostome de la chute de saint Pierre, il s echarge lui-même de l'expliquer ainsi (58) : (58) : ( Sur le chapitre I de l'épître aux Galates). " Voulant corriger en Pierre ce défaut de la contradiction, le Christ permit que cet apôtre le reniât... Ecoutez ce qu'il lui dit : " J'ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille point". Il lui tient ce langage pour le toucher avec plus de force, et lui montrer que sa chute serait plus lourde que celle des autres, et qu'elle exigerait un plus grand secours. Car il y avait un double crime : celui d'avoir contredit, et celui de s'être élevé au-dessus des autres. Il y en avait même un troisième plus grave, celui de compter entièrement sur ses propres forces. Pour guérir Pierre, le Sauveur le laisse tomber, et, mettant de côté les autres disciples, il lui dit : " Simon, Simon, Satan a demandé de vous cribler tous comme le froment, c'est-à-dire de vous troubler, de vous tenter, mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point." Pourquoi, si Satan a demandé de cribler tous les apôtres, pourquoi le Seigneur ne dit-il pas à tous : J'ai prié pour vous? N'est-ce point évidemment pour le motif que j'ai indiqué plus haut? N'est-ce point pour le toucher et lui montrer que sa chute sera plus lourde que celle des autres, qu'il adresse la parole à Pierre seul?... Comment donc Pierre a-t-il pu renier le Christ? C'est que le Christ ne lui a pas dit: Afin que tu ne me renies point; mais "Afin que ta foi ne défaille point, afin qu'elle n epérisse pas entièrement (59)." (59) : ( Sur S. Matth., homel. 82). Comment découvrir sous ce langage la moindre allusion à une suprématie d'autorité donnée à saint Pierre à l'occasion de sa chute? Quelle hardiesse singulière est celle d enos Romains qui osent soutenir que le Seigneur eut l'intention d'établir une distinction en faveur de Pierre et de lui indiquer son élévation sur les autres apôtres, précisément au moment où il lui annonçait sa chute et son reniement! Les paroles suivantes établissent d'une manière évidente le sens que le saint docteur attribuait à la primauté de saint Pierre. Il dit d'abord que cet apôtre était "le premier dans l'Eglise". Or, le premier, dans une société, ne veut pas dire : le chef de cette société. Et plus loin il ajoute : " Quand je dis Pierre, je dis la pierre solide, la base inébranlable, le grand apôtre, le premier des apôtres, le premier appelé, le premier obéissant (60)." (60) : ( De l'Aumône, hom.3). On voit qu'il loue Pierre pour la solidité de la foi qu'il avait confessée; il lui donne le titre de premier des apôtres, parce qu'il fut appelé le premier à l'apostolat; il ne dit pas le premier en autorité, mais le premier obéissant. Saint Pierre a donc eu la gloire d'être aooelé le premier à l'apostolat et d'être aussi le premier serviteur de Jésus-Christ. Quant à la succession prétendue que les évêques de Rome auraient reçue de saint Pierre, les théologiens romains résument ainsi la doctrine de saint Jean Chrysostome : " L'Eglise d'Antioche a eu le bonheur de posséder Pierre quelque temps; elle le reconnaît pour son fondateur, mais elle ne l'a pas gardé. C'est à Rome qu'il a transporté son siège; c'est à Rome qu'il a reçu la palme du martyre. C'est à Rome qu'est son tombeau, à Rome, dans la ville royale par excellence." Voici les paroles du saint docteur : " Une des prérogatives de notre ville (Antioche) est d'avoir eu pour docteur Pierre, le coryphée des apôtres; Il était juste que la ville qui, de l'univers entier, a eu, la première, l'avantage d'être ornée du nom de chrétien, eût pour pasteur le premier des apôtres. Mais l'ayant reçu pour docteur, nous ne l'avons pas retenu toujours, nous l'avons concédé à la ville impériale de Rome; ou plutôt, nous l'avons toujours retenu, car si nous n'avons pas le corps de Pierre, nous retenons la foi de Pierre, comme Pierre, puisqu'en tenant la foi de Pierre, c'est comme si nous tenions Pierre lui-même (61)." (61) : ( 2e homélie sur le titre des Actes des Apôtres). Pierre n'est donc quelque chose que par la vérité à laquelle il a rendu témoignage. Saint Chrysostome le dit expressément dans le même discours. Il ajoute : " Dès que j'ai fait mention de Pierre, il s'est présenté à ma mémoire un autre Pierre (Flavien, évêque d'Antioche, à l'époque où ce discours fut écrit), un Père et un docteur commun à nous tous, qui a hérité de la vertu de saint Pierre, et qui a reçu sa chaire en héritage." Ensuite dans l'éloge de saint Ignace, évêque d'Antioche, nous lisons ce qui suit : " Saint Ignace a été le successeur de Pierre dans son principat (62)." (62) : ( Eloge de S. Ignace). Le traducteur latin a dit : " Saint Ignace a succédé à ( saint Pierre) dans la dignité de l'épiscopat." C'est une incorrection. Le principat, dans le style des Pères, c'est l'apostolat, qui est bien la source de l'épiscopat, mais qui le surpasse en dignité et en puissance. Du reste, que l'on traduise par principat ou par épiscopat, le témoignage de saint Chrysostome n'en est pas moins opposé à la doctrine romaine d'après laquelle l'évêque de Rome serait l'unique héritier de saint Pierre. Selon saint Chrysostome, saint Pierre n'a pu occuper réellement le siège d'une ville quelconque; il fut également, et dans un sens général, l'évêque-apôtre de toutes les Eglises où il a prêché l'Evangile et qui conservent son enseignement. Dans ce même discours, saint Chrysostome nomme saint Ignace d'Antioche " docteur de Rome dans la foi", et il explique ainsi la raison pour laquelle Pierre, Paul et Ignace moururent à Rome : " Vous ( habitants d'Antioche), par la grâce de Dieu, n'avez plus besoin d'instruction, car vous avez été enracinés dans la religion; mais les habitants de Rome, à cause de la grande impiété qui y régnait, avaient besoin d'un secours plus puissant; c'est pour cela que Pierre et Paul, et avec eux Ignace, tous les trois y furent mis à mort (63)." (63) : ( Eloge de S. Ignace). En développant ce sujet il ajoute : " que la mort de ces apôtres et d'Ignace fut une preuve visible et une prédication en action de la résurrection de Jésus-Christ." Dans un de ses autres discours, saint Chrysostome témoigne, avec la même précision, qu'il n'attachait aucun droit de supériorité à la ville de Rome, quoique Pierre et Paul y fussent morts; il s'exprime ainsi : " J'aime Rome pour sa magnificence, pour son antiquité, pour sa beauté, pour la multitude de ses habitants, pour sa puissance, pour sa richesse, pour ses exploits guerriers, mais surtout je nomme cette ville bienheureuse parce que Paul écrivit aux Romains durant sa vie, parce qu'il les a aimés, qu'il a parlé avec eux pendant son séjour parmi eux, et qu'il a fini sa vie chez eux ( 64)." (64) : ( Homélie 32, sur l'Epit. aux Rom.). Le saint docteur exprime simplement son sentiment personnel d'affection pour la ville de Rome; les éloges qu'il lui donne sont terrestres, temporels; il dit simplement : " J'aime Rome", mais il ne dit pas qu'il reconnaît l'Eglise de cette ville comme la reine des Eglises, comme la mère et la maîtresse des autres. Il ne lui attribue aucun privilège à cause de saint Pierre. Il s'ensuit que les théologiens romains ont abusé de ses ouvrages en cherchant à abriter sous le nom d'un si grand docteur les prérogatives qu'ils attribuent à la papauté. 7. LES CAPPADOCIENS : SAINT GREGOIRE DE NAZIANZE, SAINT GREGOIRE DE NYSSE ET SAINT BASILE DE CESAREE Ils n'ont pas moins abusé de la doctrine de saint Grégoire de Nazianze, qui peut être résumée tout entière dans ce texte, par rapport à saint Pierre : " Tu vois, dit-il (65), comment, d'entre les disciples du Christ, tous également grands et élevés et dignes d'élection, celui-ci est appelé la pierre, pour qu'il reçoive sur sa foi le fondement de l'Eglise." (65) : S. Greg. Nazian., Disc.26. Le saint docteur ne dit pas que c'était sur la personne de Pierre que l'Eglise devait être bâtie, mais sur sa foi; non pas sur sa foi subjective, qui devait si tristement faiblir au moment de son triple reniement, mais sur sa foi objective, cette foi en la divinité de Jésus-Christ qu'il avait confessée. Les Romains invoquent le témoignage de saint Grégoire de Nysse, qui s'exprime ainsi (66) : (66) : ( Greg. Nyss., Panégyr. de S. Etienne). " On célèbre la mémoire de saint Pierre, qui est le chef des apôtres, et en lui on honore les autres membres de l'Eglise; car c'est sur lui que l'Eglise de Dieu s'appuie, puisqu'il est, en vertu de la prérogative qu'il tient du Seigneur, la pierre ferme et solide sur laquelle le Sauveur a bâti son Eglise." Cette traduction appartient aux théologiens romains; voici la traduction littérale du grec : " On célèbre la mémoire de Pierre, qui est le chef des apôtres; et ensemble avec lui sont glorifiés les autres membres de l'Eglise; et l'Eglise de Dieu est affermie, puisqu'en vertu du DON qui lui a été fait par le Seigneur, il est la ferme et la plus solide pierre sur laquelle le Sauveur a édifié l'Eglise (67)." (67) : ( Mnemonéuetai Pétros kephaté ton Apostolon, kai sundoxazeti mèn autô ta loipa méle tês ekklesias, episterizetai dé he ékklesia toû Theoû. Houtos gar esti kata ten dotheisan autô para toû kuriou dorean he arrages hai ochyrotate pétra eph'hen ten ekklêsian ho Soter okodomese. ( Greg. Nyss PG 46, 733).). Par leur traduction, les théologiens romains essayent de donner l'idée que Pierre reçut une prérogative exceptionnelle qui l'aurait rendu le fondement unique de l'Eglise. Saint Grégoire nie positivement les erreurs qu'ils voudraient lui attribuer, par les passages suivants, extraits du même discours qu'ils ont cité en le dénaturant : " Nous faisons principalement aujourd'hui mémoire de ceux qui ont brillé par une grande et éclatante splendeur de piété; je veux dire : Pierre, Jacques et Jean, qui sont les princes de l'ordre apostolique... Les apôtres du Seigneur furent des astres qui éclairèrent tout ce qui se trouve sous le ciel. Leurs princes et chefs, Pierre, Jacques et Jean, dont nous célébrons aujourd'hui le martyre, souffrirent de différentes manières... Il est juste de célébrer le même jour la mémoire de ces hommes que nous venons de nommer, non pas seulement parce qu'ils furent unanimes dans leur prédication, mais à cause de l'EGALITE DE LEUR DIGNITE ( ton homotimon)..." " Celui ( Pierre) qui tient la première place ( pro-tostatès) et qui est le chef du collège apostolique, reçut la faveur d'une gloire qui convenait à sa dignité, ayant été honoré d'une passion semblable à celle du Sauveur... Mais Jacques a eu la tête tranchée, en aspirant à la possession du Christ qui est REELLEMENT ( ontos) SON CHEF, car le chef de l'homme est le Christ, et il est en même temps LE CHEF DE TOUTE L'EGLISE... " Ils sont ( les apôtres), les fondements de l'Eglise, les colonnes et les piliers de la vérité. Ils sont des sources constantes du salut, desquelles découlent des torrents abondants de la doctrine divine." Après avoir donné les mêmes titres à Pierre, à Jacques et à Jean, saint Grégoire ajoute : " Du reste, nous n'avons pas dit tout cela pour rabaisser les autres apôtres, mais pour témoigner de la vertu de ceux dont nous parlons, ou, pour dire encore mieux, afin de faire l'éloge commun de tous les apôtres." Ainsi, tous ces titres, tous ces éloges que saint Grégoire donne à Pierre, à Jacques et à Jean, ne se rapportent pas à la dignité de leur apostolat, cette dignité étant la même pour tous les apôtres, mais seulement à leur vertu personnelle. Il met un soin particulier à ne laisser aucun doute sur la valeur véritable de ces éloges et sur la doctrine de l'égalité réelle des apôtres, car il ajoute : " QUANT A LA VERITE DU DOGME, semblables aux membres, ils ( les apôtres) représentent un même corps, et si un membre est glorifié, comme dit l'apôtre ( I, Cor., XII, 26), tous les autres sont glorifiés avec lui. De même que leurs travaux pour la religion leur furent communs, de même les honneurs qui leur reviennent pour la prédication de la foi leur sont communs." " Pourquoi, dit encore le saint docteur, aurions-nous la témérité de vouloir exprimer ce qui est au-dessus de notre pouvoir, et de faire des efforts pour célébrer dignement la vertu des apôtres? Nos éloges ne se rapportent pas à Simon ( Pierre), connu pour avoir été pêcheur, mais A SA FOI FERME, QUI SERT D'APPUI A L'EGLISE. Nous n'exaltons pas non plus les fils de Zébédée (Jacques et Jean), mais les Boanerges, ce qui veut dire les enfants du tonnerre." Ce n'est donc pas la personne de Pierre qui est la pierre de l'Eglise, mais la foi qu'il a confessée, c'est-à-dire Jésus-Christ, Fils de Dieu, ou la divinité du Christ, à laquelle il avait rendu témoignage. Parmi les Pères grecs, il n'en est pas un seul qui ait enseigné une doctrine différente de celle des Chrysostome et des Grégoire de Nysse. Nous en dirons autant de celle de saint Basile de Césarée. C'est en vain que les romains ont voulu s'appuyer sur son autorité; il suffit de le lire pour acquérir la preuve qu'il n'a point fait de l'apôtre Pierre la pierre de l'Eglise, comme les partisans de la papauté le prétendent. " La maison du Seigneur, dit-il (68), bâtie sur le sommet des montagnes, est l'Eglise, selon le sentiment de l'Apôtre qui dit : Il faut savoir comment on doit se conduire dans la maison de Dieu qui est l'Eglise du Dieu vivant; (68) : (S. Basil., sur le chap. II d'Isaïe). ses fondements sont sur les saintes montagnes, car elle est bâtie sur le fondement des apôtres et des prophètes. Une de ces montagnes était Pierre, sur laquelle pierre le Seigneur avait promis de bâtir son Eglise. C'est avec raison que des âmes sublimes, élevées au-dessus des choses terrestres, sont appelées des montagnes. Or, l'âme du bienheureux Pierre fut appelée une pierre sublime, parce qu'elle eut de fermes racines dans la foi et qu'elle supporta constamment et avec courage les coups qui lui furent portés dans l'épreuve." Saint Basile en conclut qu'en imitant cette foi et ce courage, nous serons aussi des montagnes sur lesquelles la maison de Dieu sera élevée. 8. LE TEMOIGNAGE DES OCCIDENTAUX : SAINT AMBROISE ET SAINT JERÔME Saint Ambroise Quelques Pères occidentaux des quatrième et cinquième siècles semblent être plus favorables à l'autorité papale que les Pères orientaux. Cependant, au fond, il n'en est rien. Déjà nous avons présenté la doctrine de Tertullien, de saint Cyprien, de saint Hilaire de Poitiers, de saint Léon. Celle des saints Ambroise, Augustin, Optat, Jérôme, est la même. D'après le témoignage de saint Augustin, saint AMbroise avait fait rapporter, dans ses hymnes, le mot la pierre à la personne de l'apôtre Pierre, ce qui avait été pour lui un motif d'admettre d'abord cette interprétation. Cependant saint AMbroise s'est expliqué lui-même en d'autres endroits de ses écrits, comme dans celui-ci (69) : (69) : ( S. Ambros., de Incarnat.). " La foi est le fondement de l'Eglise, car ce n'est point de la personne mais de la foi de Pierre qu'il a été dit : que les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle; c'est la confession de la foi qui a vaincu l'enfer." La vérité confessée par saint Pierre est donc le fondement de l'Eglise; et aucune promesse n'a été faite à sa personne, ni par conséquent à sa foi subjective. Parmi les textes de saint AMbroise, Rome s'appuie principalement sur le suivant (70) : (70) : ( S. Ambr., in Luc. et passim). " Le Seigneur qui interrogeait ne doutait pas; il interrogeait, non pour apprendre, mais pour enseigner quel était celui qu'il laisserait, avant d emonter au ciel, comme le vicaire de son amour... Parce que seul de tous il confesse, il est préféré à tous... Pour la troisième fois le Seigneur ne lui demande plus : m'affectionnes-tu? mais, m'aimes-tu? Et alors il ne lui confie pas, comme la première fois, les agneaux qui ont besoin d'être nourris de lait; ni les petites brebis, comme la seconde fois; mais il lui ordonne de les paître toutes, afin qu'étant plus parfait il gouvernât les plus parfaites." Or, disent gravement les théologiens romains, après avoir cité ce texte : ces brebis plus parfaites qu'étaient-elles, sinon les autres apôtres? Puis ils supposent que le pape remplace saint Pierre, que les évêques remplacent les apôtres, et par là ils arrivent à conclure que les évêques sont des brebis à l'égard du pape. Saint Ambroise a-t-il dit un mot qui puisse autoriser de telles conséquences? Il n'attribue aucun caractère dogmatique à ce qu'il dit de saint Pierre; c'est une interprétation mystique et pieuse qu'il propose; il ne songe point à confondre les apôtres, qui sont des pasteurs, avec des brebis; il songe encore moins aux privilèges des évêques de Rome, dont il ne fait aucune mention. Et c'est sur des bases aussi chancelantes que l'on prétend élever un si haut édifice! Saint Ambroise, comme saint Hilaire de Poitiers, attribue, tantôt à la personne de Pierre, tantôt à sa foi ou plutôt à l'objet de sa foi, le titre de : la pierre. Il ne l'attribue même à sa personne que d'une manière figurative et par extension. " Jésus-Christ, dit-il, est la pierre. Il n'a pas refusé la grâce d ece nom à son disciple en l'appelant Pierre, parce qu'il tenait de la pierre la constance et la solidité de sa foi. Fais-donc toi-même tes efforts pour être une pierre; ta pierre, c'est ta foi, et la foi c'est le fondement de l'Eglise. Si tu es une pierre, tu seras dans l'Eglise, parce que l'Eglise est bâtie sur la pierre." Cette explication laisse-t-elle l'ombre d'un doute sur le sens que saint Ambroise attribuait à ce mot fameux sur lequel les Romains édifient le prodigieux monument des prérogatives papales? Pourquoi Pierre a-t-il reçu ce nom? " C'est, ajoute saint Ambroise, que l'Eglise a été bâtie sur la foi de Pierre." Mais quelle foi? Est-ce sa croyance personnelle, ou la vérité à laquelle il a cru? Saint Ambroise répond au même endroit : " Pierre a été ainsi nommé parce qu'il a été le premier qui ait jeté les fondements de la foi parmi les nations." Est-ce son adhésion personnelle qu'il a prêchée? On ne pourrait le soutenir. C'est donc la vérité à laquelle il a cru qu'il a enseignée, et c'est cette vérité qui est le fondement de l'Eglise. Les oeuvres de saint Ambroise sont pleines de témoignages contre les prétentions papales; Nous pourrions multiplier les textes, mais à quoi bon? Il suffit de jeter un coup d'oeil sur ses ouvrages pour être persuadé qu'on ne peut invoquer son autorité en faveur de l'ultramontanisme. Nous nous contenterons donc de citer les textes suivants, dans lesquels il expose sa croyance sur la primauté de Pierre. Expliquant ces paroles de l'épître aux Galates : J'allai à Jérusalem pour voir Pierre, il s'exprime ainsi : " Il convenait que Paul allât voir Pierre. Pourquoi? Est-ce que Pierre était son supérieur et celui des autres apôtres? Non; mais parce que, entre tous les apôtres il était le premier à qui le Seigneur avait confié le soin des Eglises. Est-ce parce qu'il avait besoin de recevoir instruction ou mission de Pierre? NON; mais afin que Pierre connût que Paul avait reçu la puissance qui lui avait été donnée à lui-même." Saint Ambroise explique ainsi ces autres paroles : Ayant connu que le pouvoir d'annoncer l'Evangile aux Gentils m'avait été confié : " Il (Paul) ne nomme que Pierre et ne se compare qu'à lui, parce que, comme Pierre avait reçu la primauté pour fonder l'Eglise des Juifs, lui, Paul, avait été choisi de la même manière pour avoir la primauté dans la fondation des Eglises des Gentils." Puis il s'étend sur cette idée qui détruit radicalement les prétentions papales; En effet, d'après saint Ambroise, Rome, qui n'appartenait pas aux Juifs, comme personne ne le conteste, n'aurait point à se glorifier de la primauté de Pierre, mais d ecelle de Paul. Du reste, elle serait ainsi beaucoup plus dans la vérité historique, car il est démontré que Paul l'a évangélisée avant Pierre; que ses deux premiers évêques ont été ordonnés par Paul; que sa succession par Pierre ne remonte qu'à Clément, son troisième évêque. Enfin, en quel sens saint Ambroise entendait-il le mot primauté? Il n'y attachait aucune idée d'honneur ou d'autorité, puisqu'il dit positivement : " Dès que Pierre entendit ces mots : Que dites-vous que je suis? se souvenant de sa place, il exerça la primauté, primauté de confession, non d'honneur; primauté de foi, non d'ordre." N'est-ce pas là rejeter toute idée de primauté telle que l'entendent les Romains? Ils abusent donc de l'autorité de saint Ambroise. Saint Jérôme Avant de terminer cet examen de la doctrine des Pères des quatrième et cinquième siècles, nous devons mentionner, en forme d'objections, quelques textes de saint Jérôme qui semblent favoriser les exagérations papales. Préalablement nous ferons remarquer 1° que, alors même que les paroles de ce Père devraient être prises à la lettre, elles ne prouveraient rien, puisqu'il seraitseul contre tous, et que l'opinion d'un seul Père ne prouve absolument rien quant à la doctrine catholique; 2° que l'on ne peut prendre à la lettre les textes de saint Jérôme sans le mettre en contradiction avec lui-même. Ecrivant au pape Damase, son ami et protecteur, Jérôme s'exprime ainsi (71) : (71) : ( S. Hieron., Epist. 57 ad Damas.). "Quoique votre grandeur m'effraye, votre bonté me rassure. Je demande au prêtre la victime du salut, au pasteur le secours qu'il doit à une brebis. Je parle au successeur du pêcheur, au disciple de la croix. Ne suivant AUCUN PREMIER, si ce n'est le Christ, je suis uni de communion avec Votre Béatitude, c'est-à-dire avec la chaire de Pierre; je sais que c'est sur cette pierre que l'Eglise a été bâtie. Qui ne mange point l'agneau dans cette maison est un profane; quiconque ne se trouve point dans l'arche de Noé périré au temps du déluge... Je ne connais pas Vital; je repousse Mélèce; je ne connais pas Paulin (72). (72) : ( C'est une allusion aux dissensions de l'Eglise d'Antioche). Quiconque ne moissoonne pas avec vous, disperse sa moisson; c'est-à-dire que celui qui n'est pas du Christ, est de l'antichrist." Il demande ensuite à Damase s'il doit parler des hypostases divines ou se taire. En s'adressant à Damase ou aux dames romaines, en particulier à Eustochia, saint Jérôme parle à peu près dans le même sens du siège de Rome. Doit-on prendre ses paroles à la lettre, ou bien ne doit-on y voir qu'une flatterie à l'adresse du pape Damase? On peut d'autant mieux y voir une flatterie que Damase avait donné à Jérôme des témoignages non seulement de protection mais d'amitié. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'on ne peut les entendre littéralement sans mettre saint Jérôme en contradiction avec lui-même. Il faut d' abord remarquer qu'il ne reconnaît qu'un premier dans l'Eglise, Jésus-Christ; de plus, il appelle l'apôtre saint Pierre la pierre sur laquelle l'Eglise est bâtie et il affirme en même temps que Jésus-Christ seul est cette pierre, et que le titre de pierres secondaires appartient également à tous les apôtres et aux prophètes. " " Les pierres, dit-il, doivent s'interpréter des prophètes et des apôtres. L'Eglise est la pierre fondée sur la pierre la plus solide (73)." (73) : (S. Hieron. adv. Jovin.). Il enseigne que l'Eglise est représentée par les apôtres et les prophètes, en ce sens qu'elle est établie sur les uns et les autres, super prophetas et apostolos constituta. Cependant, dans sa lettre à Damase, il semble dire que Pierre est le fondement de l'Eglise à l'exclusion des autres. Mais peut-être a-t-il sous-entendu que Pierre avait quelque supériorité comme base de l'Eglise? Non, puisqu'il dit positivement le contraire : " La solidité de l'Eglise, dit-il, est appuyée sur eux ( prophètes et apôtres) d'une manière égale (74)." (74) : (Ibid.). Il appelle saint Pierre prince des apôtres; mais il dit aussi : " Il ( le Christ) nous montre Pierre et André, princes des apôtres, établis docteurs de l'Evangile." La principauté de saint Pierre était-elle une autorité, comme on pourrait l'inférer de la lettre à Damase? Jérôme s'explique dans ce passage (75) : (75) : ( Id., advers. Pelag., lib. I, c. IV). "Que peut-on attribuer à Aristote que l'on ne trouve en Platon? à Paul qui n'appartienne à Pierre? Comme ce dernier fut le prince des philosophes, Pierre fut le prince des apôtres, sur lequel l'Eglise du Seigneur a été établie comme sur un rocher solide." Dans un autre endroit (76) il fait dire à saint Paul : " Je ne suis en rien inférieur à Pierre, parce que nous avons été ordonnés par le même Dieu pour le même ministère." (76) : ( Id., Comment. in Epist. ad. Galat.). Il est évident que celui qui n'est inférieur en rien (in nullo) est égal en tout. Les théologiens romains ne peuvent nier que les saints Pères aient enseigné généralement l'égalité des apôtres entre eux; sur ce point, la tradition est unanime. On ne pourrait citer un seul des Pères de l'Eglise qui ait enseigné une autre doctrine. Mais ces théologiens affectent de ne pas attacher d'importance à un fait aussi grave. Ils croient se débarrasser du témoignage accablant des Pères par cette distinction : les apôtres étaient égaux, disent-ils, quant à l'apostolat, mais non quant à la primauté (77). (77) : ( Afin qu'on ne nous accuse pas d'attribuer faussement cette distinction au parti romain, nous avertissons qu'on la trouvera dans un théologien qui jouit d'une grande autorité dans le parti, le P. Perrone, Tract. de Loc. Theol., part. I, sect. II, cap. I. Difficult., repons. ad. 6.). Mais cette primauté, telle qu'on l'entend à Rome, peut-elle coexister avec une égalité quelconque? Evidemment, non. Les Pères ne peuvent enseigner l'égalité des apôtres sans nier la supériorité de l'un d'entre eux. Ils enseignent cette égalité sans restriction; Donc, on dénature leur témoignage en recourant à une distinction qui lui ôte son caractère absolu. Mais saint Jérôme a-t-il accordé au siège de Rome des prérogatives exceptionnelles, comme le donneraient à penser ses lettres à Damase et à Eustochia? Voici ce que dit le saint docteur dans une autre lettre (78) : (78) : ( S. Hieron., Epist. 146 ad. Ev.). " Il ne faut pas croire que la ville de Rome soit une Eglise différente de celle de tout l'univers : les Gaules, la Bretagne, l'Afrique, la Perse, l'Orient, l'Inde, toutes les nations barbares adorent Jésus-Christ et observent une seule règle de vérité; si l'on cherche l'autorité, l'univers est plus grand qu'une ville. Partout où il y a un évêque, qu'il soit à Rome ou à Eugube, à Constantinople ou à Rhège, à Alexandrieou à Tanis, il a la même autorité, le même mérite, ayant le même sacerdoce. La puissance que donnent les richesses, ou la bassesse à laquelle la pauvreté réduit, ne rendent un évêque ni plus ni moins grand." Peut-on dire plus clairement que la règle de la vérité n'est que dans le corps épiscopal tout entier, et non pas à Rome; que l'évêque de Rome n'est pas plus, comme évêque, que le plus humble évêque de l'Eglise; que la puissance qu'il possédait, à cause de ses richesses, ne le rendait pas supérieur aux autres? Ne dirait-on pas que saint Jérôme s'est appliqué, dans tous ses ouvrages, à réfuter ses lettres à Damase? Mais, ajoutent les théologiens romains, les prérogatives papales étaient si bien reconnues que l'hérétique Jovinien lui-même en fait mention. En effet, voulant prouver à saint Jérôme que l'état du mariage était supérieur à l'état de virginité, il lui dit : " Saint Jean était vierge, et saint Pierre était marié; pourquoi Jésus-Christ a-t-il préféré saint Pierre à saint Jean pour édifier sur lui son Eglise?" Les Romains s'en tiennent là et ne donnent pas la réponse de saint Jérôme à Jovinien. Ce procédé ne prouve pas en faveur de leur bonne foi, comme on va le voir. Voici la réponse de saint Jérôme (79) : (79) : ( S. Hieron., liv. I, Cont. Jovin.). " S'il a choisi Pierre plutôt que Jean pour cette honorable distinction, c'est qu'il ne convenait pas de la conférer à un jeune homme, ou plutôt à un enfant tel que Jean, pour ne pas exciter de la jalousie. Mais si Pierre est apôtre, Jean l'est aussi. L'un est marié, l'autre est vierge. Mais Pierre n'est qu'apôtre, et Jean est apôtre, évangéliste et prophète." De bonne foi, saint Jérôme eût-il raisonné de cette manière s'il eût eu de la primauté de saint Pierre l'idée que l'on a à Rome de celle du pape? Il eût mal raisonné contre Jovinien, si cet hérétique eût considéré la primauté de Pierre autrement que comme une priorité en vertu de laquelle il était le représentant du collège apostolique et le symbole de l'unité; car il appuie son argumentation sur ce point incontesté: que Pierre n'était qu'apôtre comme les autres. Si Jovinien eût cru qu'il était autre chose, l'argument de saint Jérôme eût été ridicule. Or, le saint docteur eût-il posé ce premier principe de son argumentation; eût-il placé saint Jean au-dessus de saint Pierre à cause de ses titres d'évangéliste et de prophète, si saint Pierre eût été le chef, le prince des apôtres dans le sens que Rome attribue aujourd'hui à ces expressions? Après le tableau que nous venons de faire de la tradition constante et universelle des cinq premiers siècles de l'Eglise, on reste stupéfait lorsqu'on entend le cardinal Orsi affirmer que l'on ne peut opposer aux prétentions papales que des textes isolés et qui ne contiennent pas le sens de la tradition catholique; lorsqu'on entend tous les partisans de la papauté affirmer que la tradition catholique est pour leur système, principalement dans les premiers siècles! 9. L'INVENTION DE LA "PAPAUTE" En présence de l'enseignement des Eglises occidentales pendant les premiers siècles, nous devons placer l'enseignement de l'Eglise romaine, afin de prouver, d'une manière incontestable, qu'il y a entre les deux doctrines une différence essentielle. La doctrine de l'Eglise romaine n'est pas arrivée tout d'un coup au degré de développement où nous la voyons aujourd'hui. Ce n'est qu'à partir du neuvième siècle que l'on rencontre, dans l'histoire, les prétentions de l'évêque de Rome à l'autorité universelle dans l'Eglise. Ce siècle peut donc être considéré comme l'époque de la fondation de la papauté. Mais, lorsque l'évêque de Rome formula pour la première fois ses prétentions, il ne donna pas comme une innovation l'autorité qu'il s'attribuait; il essaya même de prouver que cette autorité était un droit qui avait toujours et partout été reconnu. Il réussit à imposer cette doctrine aux Eglises occidentales par trois moyens principaux : le premier fut la fabrication de certains documents que l'on donna comme antiques et qui furent acceptés comme tels en Occident, plongé alors dans une ignorance presque complète des vrais monuments historiques; le second fut la falsification des tetxes de ceux de ces monuments qui étaient alors connus; le troisième fut une interprétation fantaisiste de nombreux textes que l'on ne prenait pas la peine de falsifier matériellement. C'est ainsi que l'on vit sortir, pendant le moyen âge, des ateliers de copistes qui, presque tous, n'existaient que dans les couvents, les Fausses décrétales; des copies altérées des ouvrages des Pères de l'Eglise; des traités théologiques dans lesquels on ne tenait aucun compte du sens traditionnel des Ecritures. Pendant les premiers siècles, les Pères de l'Eglise ne se doutant point de l'abus que l'on ferait plus tard de leurs ouvrages, donnaient à saint Pierre les éloges que méritaient sa foi et son zèle; ils l'appelaient le premier des apôtres; ils remarquaient que Jésus-Christ avait eu pour lui une espèce de préférence en plusieurs occasions; ils commentaient, d'une manière oratoire, quelques textes évangéliques où le premier des apôtres semblait honoré d'une manière exceptionnelle. On rencontre des textes de ce genre dans Origène, Tertullien, saint Cyprien, saint Basile de Césarée, saint Grégoire de Nazianze, saint Hilaire de Poitiers, saint Grégoire de Nysse, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome, saint Augustin, saint Léon et autres Pères. Mais ces vénérables écrivains, en exaltant saint Pierre, ne songeaient pas que leurs éloges seraient détournés du sujet qu'ils avaient en vue et appliqués à l'Evêque de Rome. Ce fut l'oeuvre des théologiens romains, à partir du neuvième siècle, de faire subir à leurs paroles cette transformation, sous l'influence et la direction des évêques de Rome. Par quels moyens arrivèrent-ils à ce but? En affirmant que l'évêque de Rome était successeur de saint Pierre, lequel avait fondé l'Eglise romaine, en aurait été premier évêque, et aurait transmis ses prérogatives au premier pasteur de cette Eglise. On supposa donc d'abord que saint Pierre avait été évêque de Rome. On s'empressa de recueillir toutes les preuves que le premier des apôtres s'était rendu à Rome. On en conclut qu'il avait été évêque de cette ville. La déduction n'était pass rigoureuse; mais on l'accepta, et bientôt on accepta aussi sans difficulté l'épiscopat de vingt-cinq ans, malgré la sainte Ecriture elle-même et malgré les monuments historiques les plus certains. L'ignorance de l'histoire ecclésiastique, le défaut absolu de critique, le mouvement que l'Eglise de Rome imprimait à l'Occident, tout favorisait le développement de ces deux grandes erreurs qui furent la base de la papauté : 1° Saint Pierre, premier des apôtres, fut évêque de Rome; 2° Il légua à son successeur les prérogatives exceptionnelles dont il avait été investi par Jésus-Christ. Ainsi : l'exagération dans le sens des prérogatives de saint Pierre, et dans les textes des Ecritures et des Pères qui les ont mentionnées; La falsification du sens de ces tetxes, en les appliquant à l'évêque de Rome; L'erreur historique qui fait de saint Pierre le premier évêque de Rome; Le sophisme en vertu duquel on fait, des éloges adressés à la personne de saint Pierre, des prérogatives qui devaient passer à d'autres comme une succession. Telles sont les bases fragiles que l'évêque de Rome put faire accepter comme des preuves à l'appui de son autorité universelle, en y joignant, comme nous l'avons dit, la fabrication de faux documents et la falsification des textes. Il y eut, même en plein moyen âge, des protestations contre l'oeuvre papale, en Occident, sans compter la grande et constante protestation de l'Orient chrétien; mais les protestations occidentales furent absorbées dans l'opinion admise presque universellement; et lorsque, à l'aurore de la renaissance, quelques hommes instruits se trouvèrent en face de la grande erreur papale, ils n'osèrent l'attaquer de front; ils se rattachèrent à un système intermédiaire qu'ils considéraient comme devant donner satisfaction à la science sans trop froisser le préjugé généralement accepté. Le premier qui formula ce système d'une manière explicite fut le cardinal de Cusa, dans son livre De la Concordance catholique. Il est à remarquer que ce cardinal enseigna à Rome son système, au quinzième siècle, et qu'il jouit de la plus haute réputation de sainteté. Son témoignage possède donc une grande valeur. Or il enseignait 1° que la primauté d'un évêque dans l'Eglise était de droit divin; 2° qu'elle avait été donnée à saint Pierre. Par ces deux affirmations, il faisait des concessions à l'erreur admise qu'il n'aurait pas osé attaquer de front. Il acceptait ou semblait affecter d'interpréter la sainte Ecriture comme on était dans l'usage de l'interpréter à Rome; mais, en même temps, il ne voulait pas contester les documents historiques qui prouvent que la primauté de l'évêque n'a qu'une origine ecclésiastique. Il ajoutait donc : 1° que la primauté, à la mort de saint Pierre, était passée à l'Eglise elle-même qui avait le droit de la conférer à qui elle voulait et dans les conditions qu'elle déciderait; 2° qu'elle l'avait accordée à l'évêque de Rome; 3° que si cet évêque s'en rendait indigne, elle pourrait la conférer à tout autre évêque qu'elle choisirait. D'après ce système, il est évident que l'évêque de Rome ne posséderait la primauté que de droit ecclésiastique, et qu'il ne jouirait que des prérogatives attachées par l'Eglise à la primauté. Le cardinal de Cusa eut des disciples. En France, au seizième siècle, sa doctrine était généralement admise; Dominique de Soto l'enseignait en Espagne; et le cardinal d'Ailly est d'accord sur ce point avec le docte Fauchet. Rome était bien éloignée de condamner ce vieux gallicanisme qui avait, pour ainsi dire, pris naissance dans son sein. Mais bientôt les jésuites apparurent qui prirent à tâche de systématiser la doctrine que la papauté avait cherché à développer pendant le moyen âge, et de lui donner des apparences scientifiques en même temps qu'un masque de catholicité. Bellarmin peut être considéré comme le fondateur du papisme moderne; c'est lui qui posa les principes dont les conséquences pratiques se sont manifestées de nos jours, dans le Syllabus et les Décrets du concile du Vatican. Tous les jésuites sont venus en aide à leur père Bellarmin, soit par des ouvrages écrits dans le même sens, soit par l'enseignement scolaire. Constamment pratiquée par la papauté, la doctrine jésuitique conquit de nombreux et puissants adeptes, et le gallicanisme, dès le dix-septième siècle, était obligé de se modifier pour éviter une scission avec Rome. Ce fut alors que Bossuet essaya d'un compromis entre le vieux gallicanisme et le papisme des jésuites. Il accepta, en principe, que le pape possédait la primauté de Droit divin, mais il ajouta que les prérogatives de cette primauté devaient être exercées de concert avec l'épiscopat et dans les limites fixées par les lois ecclésiastiques. La papauté ne condamna pas ce système; elle comprenait qu'il n'était qu'un pas en avant vers la doctrine jésuitique; qu'il était illogique, et qu'il ne tiendrait pas longtemps devant l'action incessante, énergique des jésuites, au sein d el'Eglise roamine. Bossuet avait trop de génie pour ne pas comprendre l'incohérence d'un système dans lequel une autorité divine, possédée de droit divin par un seul, était subordonnée à des inférieurs et à des lois ecclésiastiques. Mais il croyait amener Rome, par des concessions, à renoncer à des prétentions exagérées; il pensait que la seconde proposition de son système annulerait la première. C'est le contraire qui arriva. Le gallicanisme de Bossuet et de l'assemblée gallicane de 1682 tomba peu à peu de concessions en concessions jusqu'à celui de M. Frayssinous et du cardinal de Bausset, pour en arriver enfin à celui de MM. Maret, Gratry et Dupanloup. L'enseignement et l'action des jésuites avaient formé une masse papiste pour laquelle toute doctrine devait disparaître devant celle du pape tout-puissant et infaillible. Cette masse inepte et fanatique dans son ignorance est devenue tellement puissante, dans l'Eglise romaine, qu'elle a imposé sa volonté aux évêques, en présence et avec l'assentiment desquels Pie IX a formulé et promulgué comme autant de dogmes divins, tous les points de la doctrine jésuitique. Jusqu'à nos jours, on pouvait discuter sur la nature et l'étendue de la doctrine papiste. Les divers systèmes gallicans n'ayant pas été ostensiblement condamnés, on pouvait contester, en partant des données de tel ou tel système, l'exactitude des reproches adressés aux prétentions papales. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui. Le gallicanisme le plus subtil a été poussé dans ses derniers retranchements, de sorte qu'il n'y a plus qu'à se soumettre comme M. Maret, son dernier et très inoffensif défenseur, ou à rompre entièrement avec l'erreur papale, pour en revenir à l'orthodoxie des huit premiers siècles, conservée par l'Orient chrétien. Nous n'avons donc pas besoin, pour constater la divergence qui existe entre l'enseignement des premiers siècles et celui de l'Eglise romaine actuelle, de citer un grand nombre de témoignages. Le dernier concile du Vatican nous suffit. Le pape l'a convoqué, l'a présidé, l'a confirmé et promulgué. Aucun évêque occidental n'a protesté; l'immense majorité de l'épiscopat a accepté les décrets avec enthousiasme; ceux qui avaient semblé, tout d'abord, vouloir résister à l'erreur se sont soumis. Nous pouvons donc affirmer, sans crainte d'être contredit, que Rome professe aujourd'hui sur les neuf points que nous avons indiqués, une doctrine diamétralement opposée à celle de l'Eglise primitive d'Occident et que l'on peut formuler ainsi : 1° L'évêque de Rome possède, de droit divin, la supériorité sur tous les évêques; et aucun évêque n'est légitime s'il ne le délègue et ne lui donne l'institution; 2° Son autorité est supérieure à celle de tout le reste de l'épiscopat, de même que celle de saint Pierre était supérieure à celle des autres apôtres; 3° Il possède, de droit divin, des prérogatives sur tous les autres évêques; 4° Seul il est le centre et le signe de l'unité de l'Eglise; 5° C'est lui qui conserve infailliblement les vérités révélées; il a le droit de leur donner les développements qu'il juge utiles, et il exerce ce droit sans pouvoir se tromper; 6° Il promulgue de nouveaux dogmes, et par le fait même de sa promulgation, il s'ensuit que ces dogmes nouveaux faisaient partie de la foi de l'Eglise et existaient dans la tradition à l'état latent; quand il promulgue un dogme, les évêques et les fidèles n'ont qu'à se soumettre à sa parole infaillible; 7°Les conciles ne sont point réunis pour constater la foi constante et universelle de l'Eglise, mais pour donner plus de sollenité à la manifestation de l'autorité papale; 8° Seul, il possède l'autorité doctrinale, et il promulgue les dogmes en vertu de sa propre autorité; 9° La seule condition pour être catholique, c'est d'être soumis au pape. En rapprochant ces neuf propositions de celles dans lesquelles nous avons résumé la doctrine des premiers siècles, il est clair qu'il y a opposition complète, absolue, entre l'ancienne doctrine catholique et la doctrine papale actuelle; que le pape, par la nouvelle doctrine qu'il enseigne, nie plusieurs articles de foi, ceux par exemple, qui se rapportent 1° à l'unité de l'apostolat et de l'épiscopat; 2° à l'autorité traditionnelle de l'Eglise; 3° à la charge épiscopale qui consiste en ce que les évêques sont tous également les échos de la foi de leurs Eglises respectives, à tel point que l'Eglise parle par eux; 4° à la nature de l'unité qui consiste dans l'union permanente et universelle dans les croyances. On peut dire que, par ses nouvelles doctrines, la papauté nie la règle catholique de la foi; l'autorité de l'Eglise; les caractèresessentiels de l'épiscopat; qu'elle désorganise l'Eglise entière; qu'elle en rejette la divine constitution. Telle est sa première hérésie. IV LE TEMOIGNAGE DES CONCILES OECUMENIQUES ET LOCAUX Les faits s'unissent aux témoignages doctrinaux pour démontrer que la papauté ne jouit point de l'autorité universelle pendant les trois premiers siècles de l'Eglise; pour prouver que les évêques de Rome n'eurent, dans les affaires ecclésiastiques, qu'une influence qui découlait nécessairement de l'importance et de la dignité de leur siège, le seul qui fût généralement reconnu comme apostolique en Occident. L'Eglise de Rome avait été, en outre, la mère d eplusieurs autres Eglises sur lesquelles elle exerçait une certaine autorité, comme nous l'apprend le sixième canon du premier concile oecuménique tenu à Nicée en 325. On a beaucoup disserté sur ce fameux canon, dans lequel les théologiens romains se sont efforcés de voir un témoignage en faveur de leurs opinions. Ils ont compulsé les manuscrits pour découvrir s'ils n'en trouveraient pas qui favoriseraient leurs desseins. Ils en ont rencontré en effet quelques-uns qui les servaient admirablement, par des additions qui ne laisseraient rien à désirer si elles étaient authentiques. Telle est celle-ci : " Lors donc que le saint-synode a confirmé la primauté du siège apostolique, qui ets le mérite de saint Pierre, lequel est le prince de l'épiscopat entier ( mot à mot : de la couronne épiscopale) et la dignité de la ville de Rome." C'est là certes un beau préambule pour le sixième canon de Nicée; mais il est malheureux que le faussaire se soit trahi, même par son style (80) qui ne peut dater que de l'époque du manuscrit lui-même, c'est-à-dire du moyen âge. (80) : ( Nous le donnons comme échantillon du genre : Cum igitur sedis apostolicae primatum, sancti Petri meritum qui princeps est episcopalis coronae, et Romanae dignitas civitatis, sacrae etiam synodi firmavit auctoritas; Il suffit d'avoir lu les deux pages des monuments ecclésiastiques du quatrième siècle pour découvrir la fraude à première vue, et pour être persuadé que ce verbiage baroque et ambitieux date d'une époque postérieure). Dans un manuscrit romain, on lit en tête du canon sixième : " L'Eglise romaine eut toujours la primauté." Ces mots, que l'on pourrait adopter, sont copiés dans les Actes du concile de Chalcédoine et n'appartiennent pas à ceux de Nicée, non plus que cette autre formule, intercalée dans un autre manuscrit : " Que l'Eglise romaine ait toujours la primauté." Toutes ces additions n'étaient pas encore connues au neuvième siècle, puisque l'auteur des Fausses Décrétales, qui vivait alors, et qui n'eût pas manqué d'en profiter, a donné les canons des premiers conciles d'après la collection de Denys le Petit. Ce savant, qui fit à Rome même sa collection des canons, mourut dans la première moitié du sixième siècle. Selon Cassiodore, il avait une connaissance parfaite du grec. Sa version mérite donc une entière confiance. Or, on n'y trouve aucune des additions qui précèdent, et il donne ainsi le sixième canon du concile de Nicée : " Que l'on conserve l'ancienne coutume quie xiste dans l'Egypte, la Libye et la Pentapole, de sorte que l'évêque d'Alexandrie ait l'autorité dans tous ces pays, puisque cela est aussi passé en usage pour l'évêque de Rome. Qu'à Antioche et dans les autres provinces, les Eglises conservent également leurs privilèges; Or, cela est de toute évidence : que si quelqu'un est fait évêque sans la sentence du métropolitain, le grand concile définit qu'il ne faut pas qu'il soit évêque, etc." L'objet de ce canon était de défendre l'autorité de l'évêque d'Alexandrie contre les partisans de Meletius, évêque de Lycopolis, qui refusaient de la reconnaître pour les ordinations épiscopales. Le sixième canon n'a donc pour but que de confirmer les anciennes coutumes touchant ces ordinations, et en général les privilèges qui étaient consacrés par un usage ancien; Or, d'après une coutume ancienne, celle de Rome jouissait de certaines prérogatives qu'on ne lui contestait pas. Le concile part de ce fait pour confirmer les prérogatives analogues d'Alexandrie, d'Antioche et des autres Eglises. Mais quelles étaient les Eglises sur lesquelles celle de Rome, d'après l'usage , exerçait un droit de surveillance, Rufin les désigne sous le titre de suburbicaires; Cet écrivain, qui compsa son Histoire ecclésiastique au quatrième siècle, qui naquit à Aquilée et qui habita Rome, devait connaître l'étendue de la juridiction de l'Eglise romaine de son temps. Or, qu'entend--il par Eglises suburbicaires? On sait qu'à dater du règne de Constantin, l'Eglise fut partagée en diocèses et en provinces comme l'empire lui-même (81). (81) : (On appelait alors diocèse la réunion de plusieurs provinces, et province une section de diocèse. Les mots ont changé de sens, et aujourd'hui une province ecclésiastique est composée de plusieurs diocèses). D'après ce fait incontesté, on connaît les Eglises suburbicaires; c'étaient celles qui se trouvaient dans les localités qui avaient le même nom au quatrième siècle; or ces localités étaient celles qui dépendaient du diocèse ou préfecture de Rome, c'est-à-dire les sept provinces appelées " Sicilia, Corsica, Sardinia, Campania, Tuscia, Picenum Suburbicarium, Apulia cul Calabria, Bruttium, Samnium, Valeria." L'Italie septentrionale formait un second diocèse, dont Milan était la préfecture, et ne dépendait pas de Rome; le diocèse de Rome ne s'appelait pas l'Italie, mais le territoire romain. C'est ainsi que saint Athanase appelle milan métropole de l'Italie, et Rome métropole du territoire romain (82). (82) : ( S. Athan., Lettre aux solitaires). Au quatrième siècle, la juridiction des évêques de Rome ne s'étendait donc que sur l'Italie méridionale et sur les îles de la Sicile, de Corse et de Sardaigne. Lorsque les Pères de l'Eglise parlent du siège de Rome comme du premier de l'Occident, ils ne veulent point parler de sa juridiction universelle, mais de sa grandeur comme unique siège apostolique de ces contrées. Les provinces que le concile de Nicée soumit à la juridiction de l'évêque d'Alexandrie formaient le diocèse d'Egypte, comme celles soumises à l'évêque de Rome formaient le diocèse de Rome. Il établit entre l'un et l'autre un rapprochement qui confirme parfaitement le commentaire de Rufin. Les sixième et septième canons du concile de Nicée peuvent être considérés comme l'origine légale des patriarcats; le titre n'était pas encore passé en usage, mais la chose était établie. D'après le principe admis par le premier concile général, le nombre des patriarches n'était pas limité à quatre; on y donne même à entendre qu'en dehors des quatre grandes Eglises apostoliques de Rome, d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem, il y en avait d'autres qui jouissaient de privilèges analogues. Les évêques de ces Eglises n'obtinrent pas le titre de patriarches, mais ils jouirent d'autres titres qui les élevaient au-dessus des simples métropolitains, tels sont ceux d'exarque et de primat. Malgré les subterfuges des théologiens romains, ils ne peuvent échapper à ces deux conséqences du sixième canon du concile de Nicée : 1° le concile a prononcé que l'autorité de l'évêque de Rome ne s'étendait que sur une contrée déterminée, comme celle de l'évêque d'Alexandrie: 2° cette autorité n'était appuyée que sur la coutume. Il suit de là que cette autorité, aux yeux du concile, n'était pas universelle; qu'elle n'était pas de droit divin. Le système ultramontain étant basé tout entier sur le caractère universel et divin de l'autorité papale, il est diamétralement opposé au sixième canon du concile oecuménique de Nicée. Cependant il faut convenir que ce concile, en s'autorisant de la coutume romaine pour confirmer celle d'Alexandrie, reconnut la légitimité de l'usage établi, et rendit hommage à la dignité du siège de Rome; mais il faut ajouter que les prérogatives qu'il lui reconnaissait n'étaient point celles auxquelles il a prétendu depuis. Le concile général de Constantinople (381), qui est le second des conciles oecuméniques, a fort bien interprété celui de Nicée par son troisième canon ainsi conçu : " Que l'évêque de Constantinople ait la primauté d'honneur ( priores hoboris partes) après l'évêque de Rome, parce que Constantinople est la nouvelle Rome." L'évêque de Rome était donc regardé comme le premier en honneur parce qu'il était l'évêque de la capitale de l'empire; Byzance étant devenue la seconde capitale sous le nom de Constantinople, son évêque dut avoir le second rang, d'après le principe qui avait dirigé le concile de Nicée dans la constitution extérieure de l'Eglise, et qui avait fait adopter pour elle les circonscriptions de l'empire. Le concile oecuménique de Chalcédoine (481), qui fut assemblé un siècle après celui de Constantinople, jette de nouvelles lumières sur ce point; il s'exprime ainsi dans son vingt-huitième canon : " Suivant en tout les décrets des saints Pères et reconnaissant le canon qui vient d'être lu des cent cinquante évêques très aimés de Dieu ( troisième canon du deuxième concile), nous décrétons et nous établissons la même chose touchant les privilèges de la très sainte Eglise de Constantinople, la nouvelle Rome. En effet, les Pères ont accordé avec raison au siège de l'ancienne Rome des privilèges, PARCE QU'ELLE ETAIT LA VILLE REGNANTE ( capitale). Mus par le même motif, les cent cinquante évêques très aimés de Dieu accordèrent des privilèges égaux au très saint siège de la nouvelle Rome, pensant avec raison que la ville qui a l'honneur de posséder le siège de l'empire et celui du sénat doit jouir des mêmes privilèges que Rome, l'ancienne ville reine, dans les choses ecclésiastiques, puisqu'elle a été élevée et honorée autant qu'elle, quoiqu'elle ait existé après." En conséquence de ce décret, le concile soumit à la juridiction de l'évêque de Constantinople les diocèses du Pont, d'Asie (83) et de Thrace. (83) : ( On entendait par ce mot l'Asie Mineure, dont Ephèse était l'ancienne métropole. La partie de l'Asie soumise à la juridiction de l'évêque d'Antioche s'appelait Orient). Les légats du pape Léon Ier au concile de Chalcédoine s'opposèrent à ce canon. Il n'en fut pas moins adopté. Seulement, les Pères du concile adressèrent à Léon une lettre respectueuse dans laquelle, après avoir mentionné l'opposition des légats, ils disent : " Nous vous en prions donc, honorez notre JUGEMENT par vos propres décrets." Les théologiens romains ont voulu voir dans cette démarche une preuve que les Pères de Chalcédoine reconnaissaient à l'évêque de Rome une autorité suprême sur les décisions des conciles, lequelles n'auraient pas de valeur si elles n'étaient pas confirmées par lui. Il est plus juste de n'y voir qu'une démarche de haute convenance inspirée par l'amour de la paix et de la concorde. Le concile devait désirer que l'occident fût d'accord avec l'Orient. L'évêque de Rome étant le représentant de l'occident au concile, étant le seul qui possédât en occident un siège apostolique; d'un autre côté, son siège étant le premier en honneur dans l'Eglise universelle, on devait évidemment le prier d'adhérer à la décision du concile. On ne lui demanda point de la confirmer, mais seulement d'honorer par ses propres décrets le jugement qui avait été adopté. Si la confirmation de l'évêque de Rome eût été nécessaire, le décret de Chalcédoine eût-il été un jugement, une décision promulguée avant cette confirmation? Saint Léon ne comprit pas la lettre du concile de Chalcédoine comme nos théologiens romains. Il refusa, non pas de la confirmer de son autorité, mais seulement de l'admettre : " Jamais, dit-il, ce décret ne pourra obtenir notre consentement (84). (84) : ( S. Léon, epist.LIII, vet. edit.; LXXXIV edit. Quesn.). Et pourquoi refusa-t-il son consentement? Parce que le décert de Chalcédoine ôtait à l'évêque d'Alexandrie le second rang, et à celui d'Antioche le troisième rang, et qu'il était ainsi contraire au sixième canon du concile de Nicée; parce que le même décret portait atteinte aux droits de plusieurs primats ou métropolitains (85). (85) : ( Ibid.). Dans une autre lettre adressée à l'empereur Marcien (86), saint Léon raisonne de la même manière : (86) : ( S. Léon, epist.LIV, vet. edit.; LXXVIII edit. Quesn.). "L'évêque de Constantinople, malgré la gloire de son Eglise, ne peut faire qu'elle soit apostolique; il n'a pas le droit de l'agrandir aux dépens des Eglises dont les privilèges, établis par les canons des saints Pères et fixés par les décrets du vénérable concile de Nicée, ne peuvent être ni ébranlés par la perversité, ni violés par aucune nouveauté." L'Eglise de Rome a bien oublié ce principe de l'un de ses plus grands évêques. Dans sa lettre à l'impératrice Pulchérie (87), saint Léon déclare " qu'il a cassé le décret de Chalcédoine par l'autorité du bienheureux apôtre Pierre." (87) : (S. Léon, epist. LV, vet. edit.; LXXIX edit. Quesn.). Ces paroles semblent, au premier abord, faire croire qu'il s'attribuait une autorité souveraine dans l'Eglise, au nom de saint Pierre; mais, en examinant avec plus d'attention, et sans idée préconçue, ses lettres et ses autres écrits, on reste convaincu que saint Léon ne parlait que comme évêque d'un siège apostolique; qu'à ce titre il s'attribuait le droit, au nom des apôtres qui avaient fondé son Eglise et des contrées occidentales qu'il représentait, de s'opposer à ce que l'Eglise d'Orient prît à elle seule une détermination importante dans une affaire qui intéressait l'Eglise universelle. La preuve qu'il envisageait ainsi les choses, c'est qu'il ne s'attribue aucune autorité personnelle qui lui serait venue, par saint Pierre, d'une source divine, mais qu'il se donne, au contraire, comme le défenseur des canons, et qu'il regarde les droits et les devoirs réciproques des Eglises comme ayant été établis par les Pères et fixés par le concile de Nicée. Il ne prétend pas que son Eglise ait des droits exceptionnels, émanant d'une autre source; seulement, de droit ecclésiastique, il est le premier évêque de l'Eglise; il est, en outre, sur le siège apostolique de l'Occident; à ces deux titres, il doit intervenir et empêcher que l'ambition d'une Eglise particulière ne porte atteinte ni aux droits que les canons ont accordés à d'autres évêques, trop faibles pour résister, ni à la paix de l'Eglise universelle. En lisant attentivement tout ce qu'a écrit saint Léon contre le canon du concile de Chalcédoine, on ne peut douter que tel n'ait été son sentiment; il ne s'attribua donc point l'autocratie dont les théologiens romains font la base de l'autorité papale. Dans sa lettre aux Pères du concile de Chalcédoine, il ne se donne que comme "le gardien de la foi catholique et des constitutions des Pères", et non pas comme le chef et le maître de l'Eglise, de droit divin (88). (88) : ( S. Léon, epist. LXI, vet. edit; LXXX edit. Quesn.). Il considérait le canon du concile de Chalcédoine comme arraché aux membres de cette assemblée par l'influence de l'évêque de Constantinople, et il écrivait à celui d'Antioche (89) qu'il devait le considérer comme non avenu, parce qu'il était contraire aux décrets de Nicée. (89) : ( S. Léon, epist.LXII, vet. edit.; XCII edit. Quesn.). Or, ajoute-t-il, "la paix universelle ne pourra subsister qu'à la condition que les canons seront respectés." Les papes modernes n'auraient pas écrit ainsi et auraient mis leur autorité personnelle à la place des canons. Anatolius, de Constantinople, écrivit à saint Léon qu'il avait eu tort d'attribuer à son influence le vingt-huitième canon de Chalcédoine; que les Pères du concile avaient joui de toute leur liberté, et que pour lui personnellement, il ne tenait point aux privilèges qu'on lui avait conférés. Cependant ces privilèges subsistèrent malgré l'opposition de l'évêque de Rome, et furent reconnus même en Occident. Nous en citerons une preuve, entre mille; c'est une lettre d'un évêque illustre des Gaules, de saint Avitus, métropolitain de Vienne, à Jean, évêque de Constantinople (90). (90) : ( V. Oeuvres de Saint Avit dans les Oeuvres diverses du P. Sirmond). Toutefois on peut indiquer les luttes entre les évêques de Rome et de Constantinople à propos du canon de Chalcédoine, comme l'origine des dissensions qui amenèrent plus tard une rupture entière; En principe, saint Léon avait raison de défendre les canons de Nicée; mais il ne pouvait nier qu'un concile oecuménique n'eût les mêmes droits qu'un autre concile qui l'avait précédé, surtout en restant fidèle à l'esprit qui l'avait guidé. Le concile de Nicée, en consacrant la coutume qui faisait regarder l'évêque de Rome comme le premier en honneur dans l'Eglise, avait moins eu en vue l'origine apostolique de son siège que la splendeur qui résultait pour lui de l'importance de la ville de Rome, car bien d'autres Eglises avaient une origine également apostolique, et Antioche, comme Eglise fondée par saint Pierre, avait la priorité sur Rome. Pourquoi, Constantinople étant devenue la seconde capitale de l'empire, le siège épiscopal de cette ville n'aurait-il pas eu le second rang, puisque celui de Rome n'avait le premier qu'à cause de son titre de première capitale? On comprit que le concile de Chalcédoine n'avait pas été infidèle à l'esprit qui avait inspiré celui de Nicée, et que s'il avait changé quelque chose à la lettre de ses dispositions, il l'avait fait en obéissant aux mêmes motifs qui avaient dirigé la première assemblée oecuménique. Il s'appuyait, en outre sur le second concile oecuménique, qui, sans donner à l'évêque de Constantinople aucune juridiction patriarcale, l'avait cependant gratifié du titre de deuxième évêque de l'Eglise universelle, et cela sans que l'évêque de Rome ni aucun autre évêque d'occident s'y fût opposé. Le canon vingt-huitième de Chalcédoine était la conséquence du troisième canon de Constantinople; il était d'autant plus urgent de donner à un patriarche la juridiction sur les diocèses d'Asie, de Pont et de Thrace, que les élections et consécrations épiscopales donnaient lieu, dans ces diocèses, à des luttes continuelles entre les primats et les métropolitains; Le concile de Nicée ayant consacré les droits fondés sur la coutume, chaque primat, chaque métropolitain prétendait avoir de ces droits. C'est ainsi que l'évêque d'Antioche avait voulu étendre sa juridiction sur l'île de Chypre; mais, de temps immémorial, cette Eglise s'était gouvernée elle-même, par ses évêques unis au métropolitain. La cause fut portée au concile oecuménique d'Ephèse, qui se prononça en faveur de l'indépendance de l'Eglise de Chypre; son motif fut "qu'il allait prendre garde de perdre, sous prétexte du sacerdoce, la liberté que nous a donnée, au prix de son sang, Notre-Seigneur Jésus-Christ, le libérateur de tous les hommes (91)." (91) : (S. Léon, epist.XCII; Labbe, Collect. concil; Cabassut, Not. eccl., p. 200). C'est pourquoi les métropolitains de Chypre s'intitulèrent, comme par le passé, autocéphaloi ( indépendants), et ne reconnurent la juridiction d'aucun évêque supérieur. L'évêque de Jérusalem était également acéphale ou sans chef, d'après le septième canon du concile de Nicée, et il conservait l'ancien honneur de son siège. Saint Léon avait donc raison de se prononcer en faveur du respect des canons; mais il était dans son tort en plaçant des canons disciplinaires, sur la même ligne que des définitions dogmatiques. En effet les premiers peuvent être modifiés lorsque de graves circonstances l'exigent, même ils doivent l'être parfois dan sla lettre, si l'on veut en conserver l'esprit; tandis que les définitions de foi ne doivent jamais être modifiées quant à la lettre, encore moins quant à l'esprit. Les canons des premiers conciles oecuméniques jettent incontestablement une vive lumière sur les prérogatives de l'évêque de Rome : ils se complètent les uns par les autres; le vingt-huitième canon de Chalcédoine, quand bien même l'opposition de l'Occident, dans la personne de l'évêque de Rome, lui enlèverait son caractère d'oecuménicité, comme le prétendent certains théologiens romains, n'en contiendrait pas moins la doctrine que nous défendons; car il faut bien remarquer que saint Léon ne le combattit pas comme opposé à l'autorité divine et universelle du siège de Rome, pour lequel il ne réclamait qu'une primauté ecclésiastique, mais uniquement parce qu'il blessait le sixième canon de Nicée, en abaissant l'évêque d'Alexandrie au troisième rang de l'épiscopat et celui d'Antioche au quatrième. Il était donc incontestable, à cette époque, que l'évêque de Rome ne possédait pas d'autorité universelle, de droit divin, dans l'Eglise. Ceci résulte encore mieux de la participation que les évêques de Rome prirent aux conciles. Un fait certain, c'est qu'ils ne convoquèrent pas les quatre premiers conciles oecuméniques; qu'ils ne les présidèrent pas; qu'ils ne les confirmèrent pas. Nous allons le prouver pour chacun d'eux. 1. LE CONCILE DE NICEE. Voici ce que rapporte Eusèbe (92) de la convocation, de la présidence et de la confirmation du premier concile oecuménique de Nicée : (92) : ( Eusèbe, Vie de Constantin, liv. III, chap. V et suiv.). " Constantin entreprit de faire la guerre à l'ennemi invisible qui troublait l'Eglise. Afin de diriger contre lui comme une armée divine, il convoqua un concile général, invitant, par des lettres respectueuses, les évêques de toutes les contrées à s'y rendre le plus tôt possible. Ce ne fut pas un ordre pur et simple qu'il donna; mais l'empereur y montra beaucoup de bonté; il mit au service des uns les voitures publiques; il procura aux autres des montures. De plus, le lieu le plus convenable fut assigné à la réunion; ce fut la ville qui a pris son nom de victoire (93), Nicée en Bithynie. (93) : ( Nicè). L'ordre de l'empereur ayant été porté dans toutes les provinces, tous accoururent avec empressement. Ils étaient au nombre de plus de deux cent cinquante. Les prêtres, les diacres et les clercs qui les avaient accompagnés étaient presque innombrables. Parmi ces ministres de Dieu, les uns étaient distingués par la sagesse de leurs discours, d'autres par la gravité de leur vie et par les souffrances qu'ils avaient supportées; d'autres avaient pour ornement la modestie et les bonnes moeurs. Quelques-uns étaient en très grand honneur à cause de leur vieillesse; d'autres brillaient par la vigueur juvénile du corps et de l'esprit. Il n'y en avait qui ne faisaient que d'entrer dans le ministère. L'empereur avait ordonné de leur distribuer à tous, en abondance,lokilkiokikokioooiiioççiài ce dont ils avaient besoin. " Le jour fixé pour la réunion, tous les membres du synode se hâtèrent de s'assembler. Tous ceux qui avaient été convoqués furent introduits dans la plus grande salle du palais, où l'on avait disposé des sièges des deux côtés, et chacun s'assit à sa place. L'assemblée étant assise avec une modestie convenable, tous gardèrent d'abord le silence en attendant l'entrée de l'empereur. Bientôt un des parents de l'empereur, puis un autre, puis un troisième entrèrent : ils n'étaient pas précédés de soldats ou de gardes, selon l'usage, mais seulement de quelques amis qui professaient la foi du Christ. Au signal qui fut donné pour annoncer l'empereur, tous se levèrent. Alors l'empereur s'avança jusqu'au milieu de l'assemblée; il ressemblait à un ange de Dieu... Etant arrivé à l'endroit où se trouvaient les premiers sièges, il s'assit sur le premier du milieu, mais seulement après que les évêques lui eurent fait signe de s'asseoir. Tous prirent séance après l'empereur. Alors celui des évêques qui occupait le premier siège à droite adressa à l'empereur une courte allocution." Ce récit prouve que ce fut l'empereur qui convoqua la concile et qui donna pour cela des ordres formels, que ce fut lui qui occupa dans l'assemblée la place du président. Sans doute qu'il n'avait pas le droit ecclésiastique de convoquer le concile; mais si l'intervention directe des empereurs dans la convocation des conciles des premiers siècles ne prouve pas qu'isl eussent des droits ecclésiastiques, elle prouve du moins que l'Eglise ne possédait pas alors de pouvoir central qui pût convoquer tous les évêques. Autrement, les empereurs chrétiens se seraient adressés à cette autorité, et tout ce qu'ils auraient entrepris, sans son intervention, aurait été considéré comme nul et illégitime. Or, il n'en fut pas ainsi. L'évêque le plus haut placé au concile de Nicée n'occupait que la première place du rang de droite. Constantin était placé au milieu, au fond de la salle et sur un siège séparé. Quel était l'évêque placé le premier. Eusèbe ne le nomme pas, ce qui donne à penser que ce fut lui. L'historien Socrate soutient en effet que c'était bien Eusèbe, évêque de Césarée en Palestine. Ce siège était un des plus importants de l'Orient et le premier de la Palestine depuis la ruine de Jérusalem. Au commencement de sa Vie de Constantin, Eusèbe s'exprime ainsi : " Moi-même, j'ai adressé récemment des louanges au prince victorieux assis dans l'assemblée des ministres de Dieu." Si ces paroles ne sont pas une preuve démonstrative, elles donnent cependant une grande probabilité à l'affirmation de Socrate. Mais que ce soit Eusèbe de Césarée, ou Eustathe d'Antioche, comme l'affirme Théodoret (94), ou Alexandre d'Alexandrie, comme le prétend Nicétas d'après Théodore de Mopsueste (95), peu importe. (94) : ( Théodoret., Hist. Eccl., liv. I, ch. VII). (95) : ( Nicet. Thesaur. fid. orthodox., liv. V, ch. VII). Ce qui est certain, c'est que les envoyés de l'évêque de Rome ne présidèrent pas. C'est là un fait admis par tous les historiens dignes de foi. Il faut descendre jusqu'à Gélase de Cysique pour apprendre que l'évêque de Rome présida le concile de Nicée dans la personne d'Osius de Cordoue son délégué. D'abord Osius ne fut point le délégué de l'évêque de Rome; il ne prend ce titre ni dans les Actes du concile ni ailleurs; l'évêque de Rome n'était représenté que par les prêtres Viton et Vincent, et non par Osius. Donc, quand bien même Osius eût présidé le concile, ce fait ne prouverait rien en faveur de la prétendue autorité de l'évêque de Rome. Mais il est certain qu'Osius n'eut pas cet honneur, et que l'assemblée fut présidée ecclésiastiquement par les évêques des plus grands sièges, comme Alexandrie, Antioche et Césarée de Palestine, sous la présidence civile de l'empereur lui-même. Après avoir entendu les louanges du premier évêque de l'assemblée, Constantin prononça un discours dans lequel il dit qu'il avait convoqué tous les évêques dans le but de travailler à la paix, et qu'il les priait de la procurer au monde chrétien. Lorsqu'il eut fini, il donna la parole AUX PRESIDENTS DU CONCILE (96). (96) : (Eusèbe, Vie de Constantin, Liv. III, chap. XIII). Il y avait donc plusieurs présidents. Devant cette déclaration d'Eusèbe, témoin oculaire, déclaration que rien ne contredit, peut-on raisonnablement soutenir que le concile fut présidé par l'évêque de Rome dans la personne d'Osius son délégué? Quel fait peut autoriser une pareille affirmation, diamétralement opposée au témoignage si grave et si positif d'Eusèbe? Ce docte historien a parfaitement tracé le rôlr de Constantin. Dès qu'il eut accordé la parole aux évêques, des discussions vives s'élevèrent : " L'empereur, continue Eusèbe, écoutant tout avec beaucoup de patience, comprit bien les qestions qui étaient proposées; il donna son avis, fit ses réflexions, et finit par concilier ceux qui luttaient avec le plus de passion. Comme il parlait à tous avec calme, et qu'il se servait de la langue grecque, qu'il connaissait parfaitement, il ravit tout le monde par sa douceur; il amène les uns à son sentiment par la force de ses raisons; il prie, il fléchit les autres; il les exhorte tous à la paix; il loue ceux qui ont bien parlé; enfin il parvient à établir un accord parfait entre tous ceux qui étaient auparavant en discussion." Constantin convoqua le concile et le présida. Ce sont là deux faits que l'on ne peut, de bonne foi, contester. Un troisième fait non moins constant, c'est que ce fut lui qui en promulgua les décrets; Pour l'établir il suffit de traduire ces passages de la lettre qu'il adressa à tous les évêques qui n'avaient pas assisté à l'assemblée, "afin, dit Eusèbe, de leur donner l'assurance de ce qui y avait été fait (97)." (97) : (Vie de Const., liv. III, ch. XVI et XVII). C'est Eusèbe lui-même qui nous a conservé cette lettre. "Constantin Auguste, aux Eglises : "Ayant compris, par l'état prospère où se trouve la république, combien grande a été à notre égard la bonté du Dieu tout-puissant, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de m'appliquer principalement à faire régner parmi les peuples très religieux de l'Eglise catholique (universelle) une seule foi, une charité sincère, une religion uniforme envers le Dieu tout puissant. Mais, comme il était impossible de rendre les choses solides et stables sans réunir tous les évêques ou du moins le plus grand nombre d'entre eux pour discuter préalablement ce qui appartient à la très sainte religion, j'ai assemblé le plus qu'il m'a été possible d'évêques, et en ma présence, comme étant un d'entre vous ( car, je ne le nie point et c'est même pour moi un bonheur de le dire, je suis un des vôtres), toutes choses ont été examinées avec soin avant de rendre une sentence agréable à Dieu qui voit toutes choses, pour établir l'unité, afin de ne plus laisser aucun prétexte aux dissensions et aux controverses touchant la foi." Après ce préambule, qui est par lui-même significatif, Constantin notifie le décert du concile sur la célébration de la pâque; il en explique les raisons, et exhorte à l'observer. Avant de congédier les évêques, Constantin leur adressa un discours pour les exhorter à entretenir la paix entre eux. Il recommanda particulièrement "à ceux qui étaient le plus haut placés de ne point s'élever au-dessus de ceux qui leur étaient inférieurs, car, ajouta-t-il, il n'appartient qu'à Dieu de juger de la vertu et de la supériorité de chacun (98)." (98) : ( Ibid. liv. III, ch. XXI). Il leur donna quelques conseils et leur permit ensuite de retourner à leurs églises. Tous se retirèrent joyeux, attribuant à l'intervention de l'empereur l'accord qui avait été établi entre ceux qui différaient d'opinion. Pour ce qui est de la question la plus grave qui ait été agitée au concile, c'est-à-dire celle de l'arianisme, Constantin en écrivit en Egypte, où cette discussion avait pris naissance : " confirmant, dit Eusèbe, et sanctionnant les décrets du concile sur ce sujet (99)." (99) : ( Ibid., ch. XXIII). Ainsi rien ne manque à l'intervention de Constantin à Nicée : c'est lui qui convoque le concile, qui le préside, qui en confirme les décrets. Eusèbe, historien contemporain témoin des évènements, et qui y prit part, l'atteste positivement, et les historiens postérieurs et dignes de foi, tels que Socrate, Sozomène et Théodoret, rendent témoignage à l'exactitude de son récit. Gélase de Cysique, auteur d'un roman sur le concile de Nicée, et qui vivait au cinquième siècle, est le premier qui ait fait mention, comme nous l'avons dit, d'une intervention de l'évêque de Rome dans la convocation et la présidence du concile de Nicée. Son erreur se propagea en Orient, et le sixième concile général, au septième siècle, ne réclama pas contre elle, lorsqu'on l'émit en sa présence. Mais on conviendra que l'assertion erronée d'un écrivain qui contredit l'histoire entière et les monuments les plus clairs ne peut être admise comme vraie par la raison qu'on n'aurait pas protesté contre elle dans un concile tenu à une époque postérieure, qui n'était point appelé à se prononcer sur cette question, laquelle n'était même pas de sa compétence. On ne peut donc, de bonne foi, opposer de pareilles preuves aux témoignages multipliés des écrivains contemporains, et à celui du concile lui-même qui, dans ses lettres, ne parle jamais de l'intervention de l'évêque de Rome. Il est certain que Constantin ne s'attribua point de droits ecclésiastiques; qu'il ne présida le concile que pour assurer la liberté de discussion; qu'il laissa les décisions au jugement épiscopal. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il convoqua le concile, qu'il le présida, qu'il le confirma; que, sous lui, l'assemblée eut plusieurs évêques présidents; que les envoyés de l'évêque de Rome ne présidèrent pas; qu'Osius, qui signa le premier les actes du concile, n'était point le délégué de l'évêque de Rome, quoi qu'en ait dit Gélase de Cysique, dont le témoignage n'a aucune valeur, de l'aveu même des théologiens romains les plus instruits (100). (100) : ( Voici le jugement porté par le jésuite Feller sur cet écrivain : " Auteur grec du cinquième siècle qui a écrit l'Histoire du Concile de Nicée tenu en 325. Cette histoire n'est qu'un roman. AU JUGEMENT DES MEILLEURES CRITIQUES; du moins dans plusieurs points ne s'accorde-t-elle pas avec les actes et les relations les plus dignes de foi." En bon ultramontain, Feller affirme que Gélase a eu d'excellents motifs; et c'est ce qui lui a fait broder un peu son histoire. AInsi, d'après Feller, Gélase de Cysique a menti; mais se smensonges sont excusables parce qu'il avait dirigé son intention, et que ses motifs étaient bons; Feller était fidèle à l'esprit de sa Compagnie). 2. LE DEUXIEME CONCILE OECUMENIQUE Quelle a été l'intervention de l'évêque de Rome dans le deuxième concile oecuménique? Elle a été nulle. Ce concile fut convoqué par l'empereur Théodose (381) qui ne prit même pas l'avis de l'évêque de Rome. Cet évêque, qui était alors Damase, n'y envoya pas de légats; aucun autre évêque d'Occident n'y prit part. Le concile fut composé de cent cinquante membres, parmi lesquels on distinguait des hommes comme saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, saint Pierre de Sébaste, saint Amphiloque d'Icone, saint Cyrille de Jérusalem. Il fut présidé par saint Mélèce d'Antioche. Or, il y avait à Antioche un schisme qui durait depuis assez longtemps. Cette ville possédait deux évêques : Mélèce et Paulin. L'évêque de Rome était en communion avec ce dernier, et regardait par conséquent Mélèce comme schismatique, ce qui n'empêcha pas ce dernier d'être saint aux yeux des Eglises d'Occident aussi bien que de l'Orient; Le second concile oecuménique fut donc présidé par un évêque qui n'était pas en communion avec celui de Rome. Mélèce mourut pendant le concile. Ceux d'entre les Pères qui étaient connus pour leur éloquence prononcèrent son éloge. Il ne nous reste que le discours de saint Grégoire de Nysse. Les fidèles prodiguèrent, à l'envi, au saint évêque d'Antioche les marques de leur vénération; tous le regardaient comme un saint, et lorsqu'on transporta son corps à Antioche, le voyage fut un continuel triomphe. Saint Grégoire de Nazianze présida le concile après la mort de saint Mélèce. L'assemblée ne reconnut pas Paulin pour légitime évêque d'Antioche, quoiqu'il fût en communion avec l'évêque de Rome, et ne tint aucun compte d'un compromis en vertu duquel le survivant de Mélèce ou de Paulin serait reconnu pour évêque par tous les catholiques. Il choisit donc saint Flavien pour succéder à saint Mélèce, et l'Eglise d'Antioche, excepté les partisans de Paulin, adhéra à ce choix. Saint Grégoire de Nazianze, ayant obtenu l'autorisation de quitter son siège de Constantinople, fut remplacé, comme président du concile, d'abord par Timothée d'Alexandrie, et ensuite par Nectaire de Constantinople. Ces présidents successifs n'eurent aucune relation avec l'évêque de Rome. Le concile n'en fit pas moins des décrets dogmatiques importants, et ses décisions se confondirent, avec celles du concile de Nicée, dans le symbole de la foi; de plus, il changea l'ordre de la hiérarchie ecclésiastique, en donnant à l'évêque de Constantinople le second rang dans l'Eglise, et en plaçant après lui ceux d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem. On y fit en outre un grand nombre de canons de discipline qui furent adoptés par toute l'Eglise (101). (101) : (V. les Actes du Concile dans la collection de P. Labbe; les Histoires ecclésiastiques de Socrate, de Sozomène et de Théodoret; les oeuvres de saint Grégoire de Nysse et de saint Grégoire de Nazianze, etc.). L'année qui suivit le concile de Constantinople, l'empereur Gratien en assembla un à Rome (102). (102) : (V. les Hist. Ecclés. de Sozomène et de Théodoret; les lettres de saint Jérôme et de saint Ambroise; la Collection des conciles du P. Labbe). Paulin d'Antioche s'y trouva. On s'y déclara pour lui contre saint Flavien, qui n'en fut pas moins reconnu pour légitime évêque par la plupart des provinces qui dépendaient du patriarcat. Les Occidentaux avaient élevé des plaintes sur ce que l'orient avait décidé des questions graves sans la participation de l'Occident. Mais, à part la légitimité de Flavien, on adhéra à tout le reste, et le concile de Constantinople fut universellement considéré comme oecuménique, quoique l'évêque de Rome ne l'eût ni convoqué, ni présidé, ni confirmé. ue devient en présence de tels faits la prétention de l'évêque de Rome à l'autocratie absolue dans l'Eglise? il affirme aujourd'hui que toute juridiction vient de lui, et voici un concile présidé par un saint évêque avec lequel Rome n'est pas en communion, qui promulgue les décrets dogmatiques et disciplinaires le splus graves; et ce concile est un de ceux que saint Grégoire le Grand vénérait comme un des quatre Evangiles! 3. LE TROISIEME CONCILE OECUMENIQUE Le trosième concile oecuménique, tenu à Ephèse (431), fut convoqué par l'empreur Théodose II et son collègue, qui signèrent l'un et l'autre la lettre de convocation, adressée, selon l'usage, aux métropolitains de chaque province : " Les troubles de l'Eglise, y disent-ils (103), nous ont fait juger indispensable de convoquer les évêques du monde entier. En conséquence, Votre Piété fera en sorte de se rendre à Ephèse pour le jour de la Pentecôte, et d'amener avec Elle les évêques qu'elle jugera convenable, etc." On lit dans les Actes du concile que saint Cyrille était le premier comme tenant la place de Célestin, évêque de Rome. Mais, comme le remarque Fleury (104), " il aurait aussi pu présider par la dignité de son siège." (104) : ( Fleury, Hist. Eccl., liv. XXV, ch. XXXVII). Cette réflexion est fort juste. Toutefois, comme le second concile oecuménique avait donné à l'évêque de Constantinople le second rang dans l'épiscopat, Nestorius aurait pu disputer à Cyrille, son antagoniste, la présidence de l'assemblée. C'était donc avec raison que Cyrille s'était entendu avec Célestin, évêque de Rome, afin que l'assemblée ne fût pas présidée par l'hérétique qu'elle devait condamner. On comprend ainsi pourquoi l'évêque d'Alexandrie dut s eprésenter au concile avec les prérogatives de l'évêque de Rome. Mais on aurait tort d'en conclure qu'il fut le légat de cet évêque, qui se fit représenter par deux évêques occidentaux et par un prêtre romain. Dans aucun des Actes du concile, Cyrille ne fit mention de son titre de légat de l'évêque de Rome; et lorsqu'il était personnellement en cause, il cédait la présidence, non pas aux délégués de l'évêque de Rome, mais à l'évêque de Jérusalem, qui était le premier après lui, puisque celui d'Antioche n'assistait pas au concile. Après avoir lu le symbole de Nicée, on donna lecture d'une lettre dogmatique de saint Cyrille à Nestorius, et les évêques présents l'adoptèrent comme l'expression de la foi. On lut ensuite une lettre où Nestorius exposait sa doctrine; elle fut condamée. Juvénal de Jérusalem proposa de lire la lettre du très saint archevêque de Rome à Nestorius; puis on lut la troisième lettre dogmatique de saint Cyrille; c'était la lettre synodale avec les douze antahèmes. On déclara que la doctrine de l'évêque de Rome et celle de saint Cyrille étaient conformes au symbole de Nicée. On opposa ensuite les témoignages des Pères d'Orient et d'Occident aux erreurs de Nestorius. On donna lecture de la lettre écrite par l'évêque de Carthage au nom des évêques d'Afrique qui n'avaient pu se rendre au concile et dont saint Cyrille était le délégué; Elle fut approuvée; Enfin, on prononça la sentence, qui fut signée par tous les évêques. Saint Cyrille signa ainsi : " Cyrille, évêque d'Alexandrie, j'ai souscrit en jugeant avec le concile." Les autres évêques se servirent de la même formule. On doit remarquer que saint Cyrille ne signa pas comme représentant de l'évêque de Rome; S'il pouvait s'autoriser de la délégation de célestin, c'était donc uniquement pour le cas où Nestorius aurait voulu lui disputer la préséance; cette délégation n'avait point en conséquence l'importance que les théologiens romains voudraient lui attribuer. L'évêque d'Antioche n'était pas arrivé lorsque la condamnation de Nestorius fut prononcée. On prétendit que Cyrille était juge et partie contre l'évêque de Constantinople; l'empereur se déclara pour ce dernier, et son parti prétendit qu'il fallait recommencer les délibérations. Ce fut sur ces entrefaites que l'évêque de Rome envoya trois légats pour le représenter. Ils étaient porteurs d'une lettre qui commençait ainsi : " L'assemblée des évêques manifeste la présence du Saint-Esprit; car un concile est saint, et on doit le vénérer, parce qu'il représente une nombreuse réunion d'apôtres. Jamais les apôtres n'ont été abandonnés du Maître qu'ils avaient ordre de prêcher; ce maître lui-même enseignait par eux, car il leur avait appris ce qu'ils devaient enseigner, et il avait assuré que c'était lui qu'on entendait par ses apôtres. Cette charge d'enseigner a été transmise à tous les évêques; nous la possédons tous par droit d'héritage, nous tous qui annonçons, à la place des apôtres, le nom du Seigneur dans les divers pays du monde, selon ce qui a été dit : Allez, instruisez toutes les nations. Vous devez remarquer, mes frères, que nous avons reçu un ordre général, et que Jésus-Christ a voulu que tous nous nous y conformions, en nous acquittant de ce devoir. Nous devons tous participer aux travaux de ceux auxquels nous avons tous succédé." Un pape qui écrivait ainsi à un concile était bien éloigné des théories de la papauté moderne. La lettre de Célestin fut approuvée par l'assemblée, qui, dans son enthousiasme, s'écria : " A Célestin nouveau Paul! A Cyrille nouveau Paul! A Célestin conservateur de la foi! A Célestin qui s'accorde avec le concile! Tout le concile rend grâces à Célestin. Célestin et Cyrille sont un! La foi du concile est une! C'est celle de toute la terre." Célestin et Cyrille étaient mis sur la même ligne comme défenseurs de la foi catholique. L'un et l'autre n'avaient d'autorité que par la conformité de leur doctrine avec celle du concile. Au lieu de considérer Célestin comme ayant hérité de saint Pierre une autorité universelle, on le compare à saint Paul l'apôtre docteur. Les légats prirent connaissance des Actes du concile et déclarèrent qu'ils les regardaient comme canoniques, "puisque, dirent-ils, les évêques d'Orient et d'Occident ont assisté au concile, eux-mêmes ou par leurs délégués." Ce n'était donc pas parce que l'évêque de Rome l'avait dirigé et le confirmait. Le concile, dans sa lettre synodale adressée à l'empeereur, s'appuie de même sur l'adhésion des évêques d'Occident, dont le pape Célestin était l'interprète, pour prouver que sa sentence contre Nestorius était canonique. En présence de ces faits et de cette doctrine, on doit convenir que saint Cyrille aurait présidé le concile d'Ephèse aussi bien sans délégation de l'évêque de Rome qu'avec cette délégation; que s'il s'applaudissait de représenter Célestin, c'était uniquement pour avoir la préséance sur Nestorius, malgré le canon du concile de Constantinople qui donnait à ce dernier le premier rang après l'évêque de Rome; que les trois envoyés du pape ne se rendirent point à Ephèse pour diriger l'assemblée ou la confirmer, mais pour y apporter l'adhésion des évêques occidentaux réunis en concile par Célestin. Il est donc faux de dire que le pape présida le concile par saint Cyrille qui aurait été son légat en cette circonstance; Autre chose est de céder pour une circonstance quelconque les honneurs attachés par l'Eglise au titre de premier évêque, autre chose est de donner le droit d eprésider un concile oecuménique. La qualité de légat de l'évêque de Rome n'emportait pas le droit à la présidence, comme on le voit par les conciles où les envoyés de cet évêque assistèrent, sans les présider. Les prérogatives de premier évêque déléguées à saint Cyrille lui donnaient la préséance sur Nestorius, dans le cas où cet hérétique aurait voulu s'autoriser du troisième canon du concile de Constantinople pour présider le concile d'Ephèse. Les théologiens romains ont donc fort mal compris le fait dont ils voudraient se faire une arme contre la doctrine catholique. Ils n'ont pas remarqué que, même après l'arrivée des légats de l'évêque de Rome à Ephèse, lorsque saint Cyrille ne présidait pas le concile, c'était Juvénal, évêque de Jérusalem, qui avait cet honneur. L'évêque d'Antioche s'étant rangé au parti de Nestorius et n'assistant pas aux séances, c'était à l'évêque de Jérusalem que revenait le droit de présider, puisqu'il était le cinquième évêque dans l'ordre hiérarchique établi par les conciles de Nicée et de Constantinople. Ce fait prouve bien contre l'opinion qui attribue à l'évêque de Rome le droit de présider les conciles, soit par lui-même, soit par ses délégués. S'il y eût assisté, et si le concile n'avait pas eu de motifs de le mettre en cause ou de l'exclure, il eût présidé certainement, en vertu de son titre ecclésiastique de premier évêque; mais dès qu'il se faisait représenter, ses délégués n'avaient aucun droit à la présidence, et ne présidèrent en effet jamais. Les évêques de Rome savaient eux-mêmes si bien qu'ils n'avaient pas ce droit qu'ils chargeaient le plus souvent de leur délégation de simples prêtres ou des diacres qui n'auraient pu convenablement présider des assemblées d'évêques. 4. LE QUATRIEME CONCILE OECUMENIQUE Les Actes du quatrième concile oecuménique, tenu à Chalcédoine en 451, ne sont pas favorables au système papal, quoi qu'en disent les théologiens romains. Le concile fut convoqué par l'empereur Marcien (105) qui en donna avis à l'évêque de Rome, saint Léon. (105) : ( Toutes les pièces auxquelles nous faisons allusion dans ce récit se trouvent dans la Collection des Conciles du P. Labbe. V. aussi les Oeuvres de saint Léon). L'impératrice Pulchérie lui en écrivit aussi, et lui dit qu'il a plu au très pieux empereur, son mari, de réunir en concile les évêques orientaux afin d'aviser aux besoins de la foi catholique; elle le prie d'y donner son consentement afin que les décisions soient conformes aux règles. Il était en effet juste et nécessaire de demander l'adhésion de l'Occident pour que le concile fût oecuménique. Saint Léon répondit que les doutes excités touchant la foi orthodoxe rendaient un concile nécessaire; en conséquence, l'empereur Marcien et Valentinien, son collègue, adressèrent à tous les évêques leurs lettres de convocation. On doit remarquer que saint Léon consentit seulement à la convocation du concile. Il ne se croyait donc le droit ni d ele convoquer ni de terminer lui-même les discussions, en vertu de son autorité. Ses lettres à Marcien, à Pulchérie et aux Pères du concile ne laissent aucun doute à cet égard. Ce fait préliminaire est de la plus haute gravité. Léon avait demandé que le concile eût lieu en Italie; mais l'empereur s'y refusa et l'indiqua à Nicée, puis à Chalcédoine; Dans presque toutes ses sessions, le concile reconnaît qu'il a été convoqué par les très pieux empereurs, et il ne mentionne jamais, à ce sujet, l'évêque de Rome. Un concile romain, sous le pape Gélase, affirme que le concile de Chalcédoine fut assemblé par l'intervention de l'empereur Marcien et d'Anatolius, évêque de Constantinople. L'initiative leur appartient en effet. Seulement saint Léon y consentit et on lui laissa, à cette occasion, comme on le devait, ses prérogatives de premier évêque. En conséquence il envoya à Chalcédoine ses légats qui étaient : Boniface un de ses co-prêtres de la ville de Rome, comme il le dit dans plusieurs de ses lettres à Marcien (106); (106) : ( Lettres 49e et 50e de l'ancienne édition, 69e et 74e de l'édition de Quesn.). Paschasinus, évêque de Sicile; l'évêque Julien et Lucentius. " Que Votre Fraternité, dit-il dans sa lettre aux Pères du concile, pense que par eux je préside à votre assemblée. Je suis présent au milieu de vous par mes vicaires. Vous savez, d'après l'ancienne tradition, ce que nous croyons; vous ne pouvez donc pas douter de ce que nous désirons." Comme on le voit, saint Léon en appelle à l'ancienne tradition et laisse le concile juge des questions sans interposer sa prétendue autorité doctrinale. Le mot présider dont il se sert doit-il être pris dans le sens rigoureux du mot? En examinant attentivement les Actes du concile, on voit que les délégués de l'empereur y occupèrent la première place; que l'assemblée eut plusieurs présidents; que les légats de l'évêque de Rome et Anatolius de Constantinople agirent simultanément comme présidents ecclésiastiques; la session douzième, surtout, en offre la preuve. Aussi un concile de Sardaigne, dans une lettre adressée à l'empereur Léon (107), dit-il : que le concile de Chalcédoine fut présidé " par Léon, le très saint archevêque de la grande Rome, en la personne de ses légats, et par le très saint et vénérable archevêque Anatolius." (107) : ( Int. act. Conc. Chalced.). Photius, au livre septième des Synodes, désigne comme présidents du concile, Anatolius, les légats de l'évêque de Rome, l'évêque d'Antioche et l'évêque de Jérusalem; Cédrène, Zonare et Nil de Rhodes rapportent la même chose (108). (108) : ( Ced., Compend. hist.; Zonar., annal.; Nil. Rhod., De Synod). D'un autre côté, dans la relation adressée à saint Léon par les Pères du concile, on lit que l'assemblée fut présidée par les officiers délégués de l'empereur. Il faut donc admettre que le concile de Chalcédoine eut lieu dans les mêmes conditions que celui de Nicée; que l'autorité civile y eut la première place, et que les évêques des sièges appelés depuis patriarcaux le présidèrent simultanément. Nous n'avons aucune peine à convenir, après cela, que l'évêque de Rome y occupa la première place parmi les évêques, dans la personne de ses légats; mais autre chose est d'occuper la première place, autre chose de présider, surtout dans le sens que les théologiens romains attachent à ce mot. Un fait incontestable, c'est que la lettre dogmatique adressée par saint Léon aux Pères du concile y fut examinée, et qu'elle y fut approuvée pour cette raison : qu'elle était conforme à la doctrine des saints Célestin et Cyrille, confirmée par le concile d'Ephèse; Lorsqu'on eut lu, dans la seconde session, deux lettres de saint Cyrille, les très glorieux juges et toute l'assemblée dirent : " Qu'on lise maintenant la lettre de Léon, très digne en Dieu, archevêque de la royale et ancienne Rome." Cette lecture finie, les évêques s'écrièrent : " Telle est la foi des Pères; c'est la foi des apôtres. Nous croyons tous ainsi : Anathème à qui ne croit pas ainsi. Pierre a parlé par Léon. Les apôtres ont ainsi enseigné." Quelques évêques ayant élevé des doutes sur la doctrine contenue dans la lettre de saint Léon, on décida que, dans le délai de cinq jours, ils se réuniraient chez Anatolius, évêque de Constantinople, afin d'en conférer avec lui, et de recevoir des éclaircissements. Si une telle commission eût été donnée aux légats de l'évêque de Rome, nul doute que les théologiens romains n'en tireraient de nombreuses conséquences en faveur de leur système. Mais les légats ne furent appelés par Anatolius que pour expliquer certains mots latins qui paraissaient obscurs à ceux qui hésitaient, lesquels, après les explications des légats, adhérèrent, comme les autres, à la lettre de saint Léon. Tout ce qui fut fait dans le concile, au sujet de cette lettre, démontre de la manière la plus évidente qu'elle ne fut pas approuvée parce qu'elle venait d'un évêque ayant autorité, mais bien parce qu'elle était conforme à l'enseignement traditionnel. Il suffit de parcourir les Actes pour en trouver de nombreux témoignages. Des théologiens romains n'ont voulu apercevoir que ces mots : " Pierre a parlé par Léon", comme si ces expressions pouvaient avoir un sens ultramontain, placée comme elle l'est au milieu des autres acclamations et en présence d'une foule de déclarations qui ne lui laissent que le sens que nous avons indiqué. Comme on a beaucoup abusé des expressions honorifiques que l'on rencontre, dans les Actes du concile, à l'adresse de l'évêque de Rome, nous devons en indiquer le véritable sens. Saint Grégoire le Grand, dans ses lettres contre le titre d'évêque oecuménique que prenait Jean le Jeûneur, patriarche de Constantinople, nous apprend que le concile de Chalcédoine avait offert ce titre à l'évêque de Rome. Nous voyons en effet, dans les Actes du concile, que ce titre lui fut donné par les légats. Le premier d'entre eux souscrivit en ces termes à la profession de foi, dans la sixième session : " Paschasinus, évêque, vicaire de Monseigneur Léon, évêque de l'Eglise universelle, de la ville de Rome, président au Synode, j'ai statué, consenti et signé." Les autres légats signèrent à peu près dans les mêmes termes. Déjà, dans la troisième session, les légats, en parlant de saint Léon, disaient : " Le saint et très bienheureux pape Léon, tête de l'Eglise universelle, doué de la dignité de l'apôtre Pierre, qui est le fondement de l'Eglise et la pierre d ela foi, etc." Dans la quatrième session, le légat Paschasinus donna aussi à Léon le titre de pape de l'Eglise universelle. Les Pères du concile ne virent dans ces expressions qu'un titre honorifique qu'ambitionnait sans doute l'évêque de Rome, pour mieux déterminer sa supériorité sur celui de Constantinople que le deuxième concile oecuménique avait élevé au second rang, et qui, comme évêque de la nouvelle capitale de l'empire, devait prendre naturellement, dans les affaires de l'Eglise, une influence prépondérante, à cause de ses relations fréquentes avec les empereurs. Il y a donc tout lieu de croire que le concile, dans le but de ménager la susceptibilité de l'évêque de Rome, lui donna le titre d'évêque oecuménique; C'était un moyen de faire adopter à Rome le vingt-huitième canon dont nous avons parlé plus haut, dans lequel on développait celui du deuxième concile oecuménique sur l'élévation de l'évêque de Constantinople au second rang dans l'épiscopat. Mais les évêques de Rome, si nous en croyons saint Grégoire, leur successeur, regardèrent ce titre comme illicite. Devant une pareille décision des papes eux-mêmes, peut-on attacher de l'importance aux paroles des légats de saint Léon et s'en servir comme de preuves en faveur d'une autorité dont l'expression seule était condamnée à Rome? Remarquons de plus que le concile, en offrant aux évêques de Rome un titre, décidait indirectement qu'ils n'y avaient pas droit en vertu de leur dignité, et qu'ils ne pourraient jamais que lui attribuer une valeur purement ecclésiastique. Quant à la confirmation des Actes du concile, on doit observer deux choses : que ce fut le concile qui confirma la lettre dogmatique de saint Léon, et que les Pères ne s'adressèrent à lui que pour lui demander son adhésion et celle de l'Eglise occidentale. Léon refusa d'admettre le vingt-huitième canon, comme nous l'avons dit, ce qui n'a pas empêché qu'il ne fût universellement admis, en Occident comme en Orient. Ainsi, l'évêque de Rome ne convoqua pas le concile de Chalcédoine; il ne le présida pas seul par ses légats, qui n'y eurent la première place que parce qu'il était le premier évêque, en vertu des canons; il ne confirma pas le concile; et les titres honorifiques qu'on lui donna ne prouvent rien en faveur de l'autorité universelle et souveraine que l'on voudrait attribuer à la papauté. Les récits que nous venons de présenter ne peuvent laisser aucun doute sur la manière dont on envisageait universellement l'autorité des évêques de Rome pendant les quatrième et cinquième siècles. 5. FAITS ET TEXTES Mais afin de ne laisser sans réponse aucune des assertions des théologiens romains, nous allons examiner les faits et les textes dans lesquels ils ont cru trouver des preuves à l'appui de leur système. Les principaux faits des quatrième et cinquième siècles sur lesquels ils se sont appuyés sont ceux qui sont relatifs à saint Athanase, aux Donatistes, à saint Jean Chrysostome. Consultons sur ces faits les données positives de l'histoire. Un des résultats du sixième canon de Nicée avait été de laisser à l'évêque de Rome le premier rang dans l'Eglise. De plus, par suite des circonstances où se trouvait l'Occident, il devait en être considéré comme l'interprète. En conséquence, cette règle ecclésiastique (109) passa en usage : (109) : ( Socrate, Hist. Eccl., lib. II, c. XVII). qu'on devait toujours le convoquer aux conciles orientaux qu'on assemblerait et que l'on ne devait rien décider sans avoir son sentiment. cette règle était juste, car l'Orient, à lui seul, ne forme pas plus l'Eglise universelle que l'Occident, et l'évêque de Rome représentait l'Occident entier à une époque où ces contrées étaient bouleversées par les barbares, où les évêques ne pouvaient pas quitter leurs sièges pour aller en Orient porter leur témoignage dans des discussions où leurs églises particulières n'étaient point intéressées. C'est la raison que donne Sozomène (110) : (110) : (Sozom., Hist. Eccl., lib. III, c.VI). "Ni l'évêque de la ville de Rome, dit-il, ni aucun autre évêque d'Italie ou des provinces plus éloignées n'assistèrent à ce concile (d'Antioche), car les Francs ravageaient alors les Gaules." Paul de Constantinople et Athanase d'Alexandrie, fidèles à la foi de Nicée, étaient persécutés et condamnés par des évêques orientaux soutenus de la puissance impériale, devaient naturellement s'adresser à l'Eglise occidentale et en appeler à l'évêque de Rome qui la représentait. " L'évêque de la ville de Rome, dit Sozomène (111), et tous les évêques d'Occident ne regardèrent la déposition des évêques orthodoxes que comme une injure qui lui était faite; car ils avaient approuvé dès le commencement la croyance du concile de Nicée, et ils avaient persévéré jusqu'alors dans les mêmes sentiments. C'est pourquoi ils reçurent avec bienveillance Athanase qui venait à eux, et ils prétendirent avoir le droit de juger sa cause. Eusèbe (de Nicomédie) en fut vivement chagrin et en écrivit à Jules." C'est Eusèbe de Nicomédie qui représente les Orientaux ariens, et c'est l'évêque de Rome qui représente les évêques d'Occident. Cet évêque était Jules. Il prit la défense des évêques persécutés, les soutint contre les Orientaux, et, usant de la prérogative de son siège (112), reconnut comme véritables évêques ceux que les Ariens avaient injustement déposés. (112) : ( Socrate, Hist. Eccl., lib. II, c.XV). Ceux-ci s eréunirent à Antioche et adressèrent à Jules une lettre dans laquelle ils lui dirent avec aigreur qu'il n'avait pas plus à se mêler de ceux qu'ils avaient expulsés, qu'ils ne s'étaient eux-mêmes occupés de l'affaire de Novat qu'il avait chassé de son Eglise. Sozomène (113) donne plus de détails sur cette lettre. (113) : (Sozom., liv. III, c. VIII). Il nous apprend que les évêques orientaux dirent : " Que l'Eglise des Romains était glorieuse, parce qu'elle avait été habitée par les apôtres; et qu'elle avait été, dès le commencement, la métropole de la piété, quoique les docteurs de la foi fussent venus de l'Orient. Il ne leur paraissait pas juste cependant d'être regardés comme inférieurs, parce qu'ils étaient surpassés en nombre et en magnificence par une Eglise, qu'ils étaient surpassés en nombre et en magnificence par une Eglise, lorsqu'ils étaient supérieurs en vertu et en courage." Jules ne leur répondit pas qu'il était chef de l'Eglise de droit divin; mais il leur rappela la règle ecclésiastique citée plus haut, et en vertu de laquelle il aurait dû être convoqué et consulté. Sozomène ajoute (114) que cette prérogative, due à la dignité de son siège, lui donnait le droit de prendre soin de tous ceux qui s'étaient adressés à lui, pour chercher un refuge contre les persécutions de la faction arienne de l'Orient, et qu'il rendît à chacun son Eglise. Les prétentions de l'évêque de Rome n'allaient pas au delà d'une prérogative ecclésiastique. Les Orientaux ne voulurent pas croire que Jules fût l'interprète de l'Eglise occidentale, comme il le prétendait dans la réponse qu'il leur adressa (115). (115) : ( Lettre de Jules aux Orientaux, dans l'Apologie de saint Athanase, § 26). C'est pourquoi les évêques de cette partie de la catholicité furent convoqués afin de décider la question qui, des Orientaux ou de l'évêque de Rome, avait raison, dans la cause des évêques persécutés et surtout de saint Athanase. Tel fut le but du concile de Sardique. (116) (ann. 347). (116) : ( Socrate, Hist. Eccl., lib.I, c.XX). Ce fait seul suffit déjà pour prouver que l'autorité universelle de l'évêque de Rome n'était pas reconnue, et que ses prérogatives ecclésiastiques étaient subordonnées au jugement du concile. Jules écrivit au concile de Sardique pour s'excuser de ne pouvoir se rendre à la lettre de convoaction qui lui avait été adressée. Il envoya deux prêtres et un diacre pour le représenter, et l'assemblée fut présidée par Osius, évêque de Cordoue. On examina la cause d'Athanase et celle des autres évêques déposés en Orient par la faction des Ariens avec l'appui du pouvoir impérial. On reconnut leur innocence et leur orthodoxie, et ils furent confirmés comme légitimes évêques de leurs sièges. Un concile assemblé à Rome par Jules avait déjà rendu une sentence semblable, mais on l'avait trouvée insuffisante. Un autre concile des Occidentaux tenu à Milan pria l'empereur Constant de s'entendre avec son frère, qui résidait à Constantinople, pour réunir les évêques des deux empires. Ce fut alors que les deux empereurs convoquèrent le concile de Sardique, où les Orientaux devaient s'unir aux Occidentaux pour terminer la discussion. Les évêques ariens, se trouvant en minorité, opposèrent des fins de non-recevoir pour ne pas assister au concile, qui n'en tint pas moins ses séances, sous la présidence d'Osius, évêque de Cordoue. Le concile de Sardique ne fut ni convoqué ni présidé par l'évêque de Rome; Osius n'y fut point son légat, comme le prétendent, sans pouvoir en donner de preuves, les théologiens romains; et ses envoyés n'y jouirent d'aucun honneur particulier. Dans sa lettre écrite aux Orientaux, au nom du concile rmain (117), Jules les avait blâmés d'avoir jugé Athanase et les autres évêques attachés à la foi de Nicée, sans tenir compte de la coutume qui s'était établie de ne rien décider en Orient sans en référer au siège apostolique de l'Occident: " Ignorez-vous, leur dit-il, que telle est la coutume, que l'on nous écrive d'abord?" (118). (117) : ( Athan., Apolog., § 36). (118) : ( Ap. Ath., Apolog., § 35). Le concile de Sardique fortifia cette coutume par son troisième canon qui fut ainsi proposé par Osius : " Si deux évêques de même province ont une discussion, aucun des deux ne pourra prendre pour arbitre un évêque d'une autre province. Si un évêque qui a été condamné est si certain de son bon droit qu'il veuille être jugé de nouveau dans un concile, HONORONS SI VOUS LE TROUVEZ BON, la mémoire de l'apôtre saint Pierre : que ceux qui ont examiné la cause ECRIVENT A JULES, EVEQUE DE ROME : s'il juge à propos de recommencer le jugement, qu'il désigne des juges; s'il ne croit pas qu'il y ait lieu d'y revenir, on s'en tiendra à ce qu'il aura ordonné." Le concile approuva cette proposition, et l'évêque Gaudence ajouta ( can.4), que, pendant l'appel, on n'ordonnerait point d'évêque à la place de celui qui aurait été déposé, jusqu'à ce que l'évêque de Rome eût jugé la cause. Le concile ( can.5 grec, 7 lat.) réglementa les appels à Rome. Les théologiens romains triomphent de ces canons. Il suffit cependant de les lire avec attention pour voir qu'ils sont tout à fait contraires à leur système. En effet, le concile, bien loin d ereconnaître à l'évêque de Rome une autorité universelle et divine, ne légalisa même pas d'une manière générale la coutume qui s'était établie d'en appeler au siège de Rome comme représentant de l'Occident; il ne prit que des dispositions de circonstance. Outre les évêques des grands sièges persécutés par les ariens et dont les conciles devaient juger la cause, il y avait un grand nombre de petits évêques et de prêtres en Orient dont l'Eglise entière ne pouvait s'occuper (119). (119) : ( V. la lettre de Jules aux Orientaux, dans l'Apologie, de saint Athanase). Ce sont ces évêques que le concile renvoie, en dernier ressort, à Jules, évêque de Rome. Il ne les renvoie pas à l'évêque de Rome, en général, mais à Jules; il ne fait pas de son règlement une obligation; ces appels sont purement facultatifs; enfin, il croit honorer la mémoire de saint Pierre, en attribuant à un évêque de Rome une prérogative qu'il envisage comme nouvelle et exceptionnelle. Une telle décision n'équivaut-elle pas à cette déclaration formelle : que le pape ne possédait légalement aucun droit, même dans les questions disciplinaires et dans le gouvernement général de l'Eglise? S'il eût cru à l'évêque de Rome un droit quelconque, eût-il pensé lui faire un si grand honneur en lui accordant une prérogative transitoire? Le concile notifia ses déclarations par plusieurs lettres synodales (120). (120) : ( Ath., Apol. contre les ariens; Hilar. de Poitiers, Fragments; Théodoret., Hist. Eccl.). Il y entra dans les détails de l'affaire de saint AThanase et des autres évêques orthodoxes persécutés par les Ariens et injustement privés par eux de leurs sièges. Les théologiens romains citent surtout avec orgueil celle qui fut écrite à l'évêque de Rome, à cause de ces paroles qui s'y trouvent : " Et toi, frère bien-aimé, séparé de corps, tu as été avec nous en esprit à cause de ton désir et de l'accord qui est entre nous. L'excuse que tu as donnée pour ne pas assister au concile est bonne et fondée sur la nécessité; car les loups schismatiques auraient pu, pendant ton absence, commettre des vols et dresser des embûches; les chiens hérétiques auraient pu aboyer et, dans leur rage insensée, faire des ravages; enfin, le serpent infernal aurait pu répandre le venin de ses blasphèmes. Il eût été bon et très convenable de réunir les évêques de toutes les provinces à la capitale, c'est-à-dire au siège de Pierre; mais tout ce qui a été fait fait, vous l'apprendrez par nos lettres; et nos frères dans le sacerdoce, Archidamus et Philoxenus, et notre fils le diacre Léon vous feront tout connaître de vive voix." Nous avons traduit par capitale le mot caput, et nous croyons que tel était en effet le sens que le concile avait en vue; car il le met en opposition avec celui de provinces, dans la même phrase. Il aurait donc été bien, selon le double motif : que cette ville était la capitale de l'empire et en même temps le siège de saint Pierre. Les théologiens romains traduisent le mot caput par celui de chef; mais leur cause n'y gagne rien, car ce mot signifie en même temps tête et premier dans l'ordre hiérarchique. Que l'évêque de Rome soit la tête de l'Eglise à titre de premier et comme occupant le siège le plus élevé, personne ne le nie; qu'il soit le premier dans l'ordre hiérarchique établi par l'Eglise, tout le monde en convient. Il ne sert donc de rien d'interpréter d'une manière peu rationnelle le texte du concile de Sardique, pour étayer un système qu'il ne peut favoriser d'aucune manière. Ceux qui ont cherché à tirer un si grand avantage d'un mot employé par le concile de sardique ont passé sous silence les faits qui ressortent évidemment des actes mêmes de sainte sainte assemblée, c'est-à-dire qu'il fut convoqué par les empereurs Constant et Constance, comme l'affirment le concile lui-même et tous les historiens; qu'il fut convoqué pour examiner une décision rendue par le pape dans un concile de Rome; qu'il fut présidé par Osius et non par les légats; enfin, qu'au lieu d'être confirmé par le pape, ce fut le concile qui confirma la sentence du pape et qui lui accorda quelques prérogatives ecclésiastiques. Ces faits incontestables en disent plus qu'un mot mal interprété, touchant l'autorité papale, et donnent à l'appel de saint Athanase son véritable caractère. V LA PAPAUTE MODERNE CONDAMNEE PAR LE PAPE SAINT GREGOIRE LE GRAND (120) INTRODUCTION (120) : Guettée n'était pas encore orthodoxe lorsqu'il écrivit ce texte. Si l'on jette un coup d'oeil franc et impartial sur la société catholique, on ne peut s'empêcher d'avouer que le niveau intellectuel ne peut guère y tomber plus bas. On comprend que nous ne voulons pas parler de l'intelligence en général, mais de l'intelligence de la vérité religieuse. Tant d'écrivains, pour des motifs plus ou moins honorables, se sont appliqués à fausser les croyances catholiques, à répandre leurs systèmes, à remplacer la pure et simple vérité chrétienne par leurs théories de circonstance, que l'on rencontre à peine parmi ceux qui s'honorent du titre de catholique, quelques personnes qui aient une notion exacte des principes de leur foi. L'immense majorité n'a qu'une foi de convention, où le divin et l'humain, les dogmes et les opinions, forment un mélange confus, un choas sur lequel planent les plus épaisses ténèbres. Si encore les néo-catholiques avaient la conscience d eleur ignorance! mais non; ils se croient forts, solides dans la connaissance des vérités de la religion, et sont tous disposés à vous lancer des anathèmes si vous hésitez tant soit peu à partager leurs théories. Cette intolérance, jointe à l'ignorance et à l'entêtement, forme le caractère distinctif du néo- catholique; formé à l'école ultramontaine, il ne souffre aucune objection. Si vous élevez quelque difficulté touchant ses systèmes, il vous regarde comme un hérétique; si vous osez faire observer que l'on n'enseignait pas autrefois comme aujourd'hui; que l'on doit, dans l'Eglise, s'en tenir à ce qui fut toujours cru depuis les apôtres, il vous signale comme un novateur dangereux; si vous demandez la raison, la preuve de ces nouveaux dogmes que nous voyons éclore chaque jour sous l'action de la cour de Rome, on fait de vous un libre-penseur, assez osé pour ne pas s'en rapporter à la parole du pape. Que cette parole existe ou non, qu'elle soit claire ou obscure, le néo-catholique s'en autorise toujours. Le Pape est infaillible; je suis avec le pape, donc je suis infaillible moi-même. C'est à peu près à ce syllogisme que se réduit toute la logique du néo-catholique. Et malheur à vous si vous n'êtes pas subjugué par un argument aussi concluant; vous n'êtes alors qu'un révolté; vous n'êtes plus catholique, et si l'Inquisition ressuscitait, on vous livrerait à ses saintes rigueurs pour le salut de votre âme. Comment faire pénétrer la vérité catholique jusqu'en ces esprits cuirassés d'ultramontanisme, qui s erefusent obstinément et par système à tout éclaircissement? Nous ne savons. Cependant il nous a semblé que s'il existait quelque moyen de les éclairer, ce serait l'enseignement d'un pape reconnu pour un des plus grands et des plus saints qui se soient assis sur le siège de Rome. Nous avons donc recueilli, dans les oeuvres de saint Grégoire le Grand, ce qu'il a écrit sur la papauté, sur ses droits et ses prérogatives dans l'Eglise. Ce grand pape, qui ne mourut qu'au commencement du VIIème siècle, résume parfaitement la tradition catholique de l'Eglise primitive. Sa parole, à ce titre, doit jouir d'une haute autorité; la science, la sainteté du saint docteur, la position élevée qu'il occupa, l'influence qu'il exerça dans la société chrétienne, tout concourt à donner à sa parole un caractère exceptionnel d'exactitude et de vérité. Les néo-catholiques ne peuvent la récuser. Saint Grégoire le Grand fut pape; si les papes jouissent, par droit divin, d'une autorité absolue dans l'Eglise, il en a joui; si les papes sont infaillibles, il l'a été; si c'est un devoir rigoureux d'accepter l'enseignement papal, nous devons accepter son enseignement. Il posséda tous les droits dont les papes modernes peuvent jouir légitimement, en vertu d eleur titre, puisqu'il fut pape comme eux; et il a, de plus qu'eux, une auréole de science et de sainteté que nos papes ultramontains n'ont pas encore méritée. Que les néo-catholiques veuillent bien nous dire s'ils rejettent ou s'ils admettent la doctrine du pape saint Grégoire le Grand sur la papauté. S'ils prétendent que nous l'avons mal exposée, qu'ils reconnaissent que nos croyances n'ont rien que de très orthodoxe, puisqu'elles sont conformes à cette doctrine; s'ils la rejettent, qu'ils daignent nous dire pourquoi le pape saint Grégoire le Grand ne mérite pas autant d ecréance que les papes ultramontains. La thèse est assez importante pour que les partisans de l'ultramontanisme nous disent ce qu'ils en pensent. I Au commencement de son épiscopat, Grégoire adressa une lettre de communion aux patriarches Jeande Constantinople, Euloge d'Alexandrie, Grégoire d'Antioche, Jeande Jérusalem, à Anastase, ancien patriarche d'Antioche, son ami. S'il se fût considéré comme le chef et le souverain de l'Eglise, s'il eût cru qu'il l'était de droit divin, il se fût certainement adressé aux patriarches comme à des subordonnés; on trouverait, dans cette circulaire, quelques traces de sa supériorité. Il en est tout autrement. Il s'y étend longuement sur les devoirs de l'épiscopat, et il ne songe même pas à parler des droits que lui eût conférés sa dignité. Il y insiste particulièrement sur le devoir, pour l'évêque, de ne point se laisser préoccuper par le soin des choses extérieures, et il finit sa circulaire en faisant sa profession de foi, afin de prouver qu'il était en communion avec les autres patriarches, et, par eux, avec toute l'Eglise (121). (121) : ( S. Grég., pap., Epist. 25, lib.1). Ce silence de saint Grégoire sur les prétendus droits de la papauté est déjà très significatif par lui-même, et les ultramontains auraient d ela peine à l'expliquer. Que pourraient-ils donc opposer aux lettres que nous allons traduire, et dans lesquelles saint Grégoire condamne, de la manière la plus expresse, l'idée fondamentale que les ultramontains voudraient nous donner de la papauté, c'est-à-dire le caractère universel de son autorité? L' occasion de ces lettres fut l'ambition du patriarche Jean de Constantinople, qui prétendit que sa ville épiscopale étant devenue la capitale de l'empire, il devait être reconnu universellement comme le premier évêque de l'Eglise. A cette fin, il inventa le titre de patriarche oecuménique ou universel, et se l'attribua. La première idée d'un pouvoir central et universel dans l'Eglise est donc venue de Constantinople; ce fut de Rome que s'éleva la première opposition contre cette prétention ambitieuse, et de la part d'un des plus grands papes qui se soient assis sur la chaire apostolique de Rome. Saint Grégoire ayant appris que Jean de Constantinople s'attribuait le titre de patriarche oecuménique ou universel, écrivit plusieurs lettres qui méritent d'être lues et méditées, surtout de nos jours, où l'on cherche à nous imposer, comme étant de droit divin, un despotisme papal aussi opposé à la parole de Dieu qu'à la discipline générale de l'Eglise. Voici celle que Grégoire écrivit à Jean lui-même. Nous la traduisons textuellement ( Lettres de saint Grégoire, liv.V, lettre 18) : II " Grégoire à Jean, évêque de Constantinople. " Votre Fraternité se souvient de la paix et de la concorde dont jouissait l'Eglise lorsqu'elle fut élevée à la dignité sacerdotale. Je ne comprends donc pas comment elle a osé suivre l'inspiration de l'orgueil, et essayé de prendre un titre qui peut occasionner du scandale dans l'esprit de tous les frères. J'en suis d'autant plus étonné, que je me souviens que vous aviez pris la fuite pour éviter l'épiscopat. Pourtant, vous voulez l'exercer aujourd'hui comme si vous aviez couru au-devant, sous l'empire de désirs ambitieux. Vous qui disiez bien haut que vous étiez indigne de l'épiscopat, vous y avez à peine été élevé que, méprisant vos frères, vous avez ambitionné d'avoir seul le titre d'évêque. Pélage, mon prédécesseur de sainte mémoire, avait adressé à Votre Sainteté des observations fort graves à ce sujet. Il a rejeté, à cause du titre orgueilleux et superbe que vous y avez pris, les actes du synode que vous avez assemblé dans la cause de notre frère et coévêque Grégoire, et il défendit de communiquer avec vous, à l'archidiacre que, selon l'usage, il avait envoyé à la cour de l'empereur. APrès la mort de Pélage, ayant été élevé, malgré mon indignité, au gouvernement de l'Eglise (122), j'ai eu soin d'engager Votre Fraternité, non par écrit mais d evive voix, d'abord par mes envoyés (123), et ensuite par l'entremise de notre commun fils le diacre Sabinien, de renoncer à une telle présomption. (122) : ( Selon saint Grégoire, tout évêque prend part au gouvernement de l'Eglise, l'autorité résidant dans l'épiscopat) . (123) : ( L'évêque de Rome avait des envoyés à la cour de Constantinople depuis que cette ville était la résidence des empereurs). J'ai défendu à ce dernier de communiquer avec vous si vous refusiez d'obtempérer à ma demande, afin d'inspirer à Votre Sainteté de la honte de son ambition, avant de procéder par les voies canoniques, si la honte ne vous guérissait pas d'un orgueil aussi profane, aussi coupable. Comme avant de faire l'amputation il faut palper doucement la plaie, je vous prie, je vous supplie, je demande avec le plus de douceur qu'il m'est possible que Votre Fraternité s'oppose à tous les flatteurs qui lui donnent un titre erroné, et qu'elle ne consente pas à s'attribuer un titre aussi sot qu'orgueilleux. En vérité, je pleure, et, du fond du cœur, j'attribue à mes péchés que mon frère n'ait pas voulu revenir à l'humilité, lui qui n'a été établi dans la dignité épiscopale que pour ramener les âmes des autres à l'humilité ; que celui qui enseigne aux autres la vérité n'ait voulu ni l'enseigner à lui-même, ni consentir, malgré mes prières, à ce que je prisse ce soin. «  Réfléchissez donc, je vous en prie, que, par cette présomption téméraire, la paix de l'Eglise entière est troublée, et que vous êtes ennemi de la grâce qui vous a été donnée à tous en commun. Plus vous croîtrez en cette grâce, plus vous serez humble à vos yeux ; vous serez d'autant plus grand que vous serez éloigné d'usurper ce titre extravagant et orgueilleux. Vous serez d'autant plus riche que vous chercherez moins à dépouiller vos frères à votre profit. Donc, très cher frère, aimez l'humilité de tout votre cœur ; c'est elle qui maintient la concorde entre les frères, et qui conserve l'unité dans la sainte Eglise universelle. «  Lorsque l'Apôtre Paul entendait certains fidèles dire : Moi, je suis disciple de Paul, moi d'Apollo, moi de Pierre, il ne pouvait voir sans horreur déchirer ainsi le corps du Seigneur, en rattacher les membres à plusieurs têtes, et il s'écriait : Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Ou bien avez-vous été baptisés au nom de Paul ? S'il ne voulait pas que les membres du corps du Seigneur fussent rattachés par parties à d'autres têtes qu'à celle du Christ, quoique ces têtes fussent des apôtres, vous, que direz-vous au Christ, qui est la tête de l'Eglise universelle, que lui direz-vous au dernier jugement, vous qui, par votre titre d'universel, voulez-vous soumettre tous ses membres ? Qui, dites-le moi, je vous prie, qui imitez-vous par ce titre pervers, si ce n'est celui qui, méprisant les légions des anges qui étaient ses compagnons, s'efforça de monter au faîte pour n'être soumis à personne et être seul au-dessus des autres ; qui dit : Je monterai dans le ciel ; j'élèverai mon trône au-dessus des astres du ciel ; je placerai mon siège sur la montagne de l'alliance, dans les flancs de l'Aquilon. Je monterai au-dessus des nuées ; je serai semblable au Très-Haut ? «  Que sont vos frères, tous les évêques de l'Eglise universelle, si ce n'est les astres du ciel ! Leur vie et leur enseignement brillent, en effet, à travers les péchés et les erreurs des hommes, comme les astres à travers les ténèbres de la nuit. Lorsque, par un titre ambitieux, vous voulez vous élever au-dessus d'eux, et rabaisser leur titre en le comparant avec le vôtre, que dites-vous, si ce n'est ces paroles : Je monterai dans le ciel ; j'élèverai mon trône au-dessus des astres du ciel ? Tous les évêques ne sont-ils pas les nuées qui versent la pluie de l'enseignement, et qui sont sillonnées par les éclairs de leurs bonnes œuvres ? Votre Fraternité, en les méprisant, en s'efforçant de les mettre à ses pieds, que dit-elle, si ce n'est cette parole de l'antique ennemi : Je monterai au-dessus des nuées ? Pour moi, quand je vois tout cela à travers mes larmes, je crains les jugements secrets de Dieu ; mes larmes coulent avec plus d'abondance, mes gémissements débordent de mon cœur, de ce que le Seigneur Jean, cet homme si saint, d'une si grande abstinence et humilité, séduit par les flatteries de ses familiers, a pu s'élever jusqu'à un tel degré d'orgueil, que, par le désir d'un titre pervers, il s'efforce d'être semblable à celui qui, en voulant être orgueilleusement semblable à Dieu, perdit la grâce de la ressemblance divine qui lui avait été accordée, et qui perdit la vraie béatitude, parce qu'il ambitionna une fausse gloire. Pierre, le premier des apôtres, et membre de l'Eglise sainte et universelle ; Paul, André, Jean, ne sont-ils pas les chefs de certains peuples ? Et cependant tous sont membres sous un seul chef. Pour tout dire en un mot, les saints avant la loi, les saints sous la loi, les saints sous la grâce, ne forment-ils pas tous le corps du Seigneur ? Ne sont-ils pas membres de l'Eglise ? Et il n'en est aucun parmi eux qui ait voulu être appelé universel. Que Votre Sainteté reconnaisse donc combien elle s'enfle en elle-même lorsqu'elle revendique un titre qu'aucun n'a eu la présomption de s'attribuer. " Votre Fraternité le sait, le vénérable concile de Chalcédoine n'a-t-il pas donné honorifiquement le titre d'universels aux évêques de ce siège apostolique dont je suis, par la volonté de Dieu, le serviteur? Et cependant aucun n'a voulu permettre qu'on lui donnât ce titre; aucun ne s'attribua ce titre téméraire, de peur qu'en s'attribuant un honneur particulier dans la dignité de l'épiscopat, il ne semblât la refuser à tous les Frères. " Je sais bien que ce titre a été donné à Votre Sainteté par des familiers qui la flattent et la trompent; c'est pourquoi je demande que Votre Fraternité veille avec soin sur eux et qu'elle ne se laisse pas tromper par leurs flatteries; vous devez les considérer comme des ennemis d'autant plus dangereux qu'ils vous donnent de plus grandes louanges; Chassez de telles gens; et s'ils doivent nécessairement tromper, qu'ils trompent plutôt le coeur des hommes terrestres que ceux des prêtres. Laissez les morts ensevelir leurs morts; dites plutôt avec le prophète : Qu'ils se retirent couverts de honte ceux qui me disent : Eh bien! Eh bien! ou encore ces paroles : L'huile du pécheur ne parfumera pas ma tête. Le Sage a bien eu raison de donner ce conseil : Sois en paix avec tout le monde; mais choisis ton conseiller entre mille, car les mauvaises paroles corrompent les bonnes qualités. Lorsque l'antique ennemi ne peut pénétrer directement dans un coeur robuste, il cherche de petites gens, et, par leur moyen, il y monte; de même que, par le moyen d'une échelle, on escalade une muraille. C'est ainsi qu'il trompa Adam par une femme; c'est ainsi qu'il tua les fils du bienheureux Job, et qu'il lui laissa une faible femme, afin d'arriver par elle jusqu'à un coeur qui avait été jusqu'alors à l'abri de ses atteintes. Chassez donc les familiers qui vous flattent et vous trompent, car leurs douceurs, qu'ils voudraient vous donner comme des preuves d'attachement, ne peuvent que vous attirer la haine éternelle de Dieu. " Autrefois, l'apôtre Jean s'écriait : Mes petits enfants, voici la dernière heure. Cette prédiction de la Vérité se réalise. La peste et l'épée sévissent contre le monde; les nations se lèvent contre les nations; l'univers est ébranlé, la terre s'entr'ouvre pour engloutir ses habitants. Tout ce qui a été prédit arrive. Le roi de l'orgueil est proche, et, ce qui est horrible à dire, les prêtres se disposent à lui former une armée; car ils ne songent qu'à s'élever, ceux qui n'ont été établis que pour conduire les autres à l'humilité. Mais quoique notre langue ne s'oppose pas à l'orgueil, celui-là en tirera vengeance qui s'est élevé par toute sa vie contre ce vice; car il est écrit : Dieu résiste aux superbes et il donne la grâce aux humbles. Cet autre oracle a été aussi prononcé : Celui qui s'enorgueillit dans son coeur est immonde aux yeux de Dieu. C'est à l'homme superbe qu'il a été dit : Pourquoi t'enorgueillir, terre et poussière? C'est pour nous amener à la voie d el'humilité que le Christ nous l'a montrée en sa personne et nous a dit: Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. Pourquoi le Fils unique de Dieu a-t-il pris la forme de notre faiblesse? Pourquoi l'Invisible a-t-il voulu être non seulement visible, mais méprisé? pourquoi a-t-il souffert les injures, les outrages, les tourments, si ce n'est pour que l'homme apprît d'un Dieu humble à ne pas être orgueilleux? Elle est donc très grande, la vertu d' humilité, puisque, pour nous l'enseigner, celui qui, pour sa grandeur, ne peut être comparé à quoi que ce soit, s'est fait petit jusqu'à souffrir la mort! L'orgueil du démon ayant été l'origine de notre perte, l'humilité de Dieu a été le moyen de notre rédemption. Notre ennemi a voulu s'élever au-dessus des créatures au milieu desquelles il avait été placé. Notre rédempteur qui, par sa nature, est plus grand que tout, a voulu être le plus petit parmi les créatures. " Pourquoi nous disons-nous évêques, nous qui n'avons notre dignité que grâce à l'humilité de notre Rédempteur, et qui cependant imitons l'orgueil de son ennemi? Nous savons que notre créateur est descendu du sommet de la grandeur pour donner de la gloire au genre humain; et nous, créatures infimes, nous nous attribuons de la gloire en humiliant des frères! Dieu s'est abaissé jusqu'à notre poussière; cette poussière humaine veut s'élever jusqu'au ciel, effleurer à peine la terre, et elle ne rougit pas! L'homme, qui n'est que souillure, le fils de l'homme, qui est un vermisseau, n'a pas craint de s'élever! Rappelons-nous, très cher frère, ce qui a été dit par le très sage Salomon : L'éclair précède le tonnerre; ainsi le coeur de l'homme s'élèvera avant d etomber. Puis il ajoute cette autre vérité : Avant d'arriver à la gloire, il s'humiliera. Humilions-nous donc dans notre coeur si nous voulons arriver à une grandeur réelle. Que les yeux de notre coeur ne soient point obscurcis par la fumée de l'orgueil : plus la fumée s'élève, plus tôt elle est dissipée. Réfléchissons à ces paroles de notre Rédempteur : Bienheureux ceux qui sont pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux. Il ajoute par la bouche du prophète : Sur qui reposera mon esprit, si ce n'est sur l'homme humble, pacifique, qui vénère mes paroles? Le Seigneur, voulant rappeler à l'humilité les coeurs encore faibles de ses disciples, leur dit : Si quelqu'un veut obtenir la première place parmi vous, il sera le plus petit de tous; ce qui nous fait connaître clairement que celui qui est véritablement élevé est celui qui s'humilie dans ses pensées. Craignons donc d'être du nombre de ceux qui cherchent les premières places dans les synagogues, les salutations sur la place publique, et qui aiment à être appelés Maîtres parmi les hommes; En effet, le Seigneur a dit à ses disciples : Ne vous faites pas appeler Maîtres; car vous n'avez qu'un Maître, et vous êtes tous frères. Ne vous faites pas non plus appeler Pères, car vous n'avez qu'un Père. " Que diriez-vous donc, très cher frère, au terrible jugement à venir, vous qui désirez non seulement être appelé Père, mais Père universel du monde? Prenez donc garde aux mauvaises suggestions; fuyez tout conseil de scandale. Il est nécessaire, il est vrai, que les scandales arrivent; mais pourtant, MALHEUR à celui par qui le scandale arrive! Par suite de votre titre criminel et plein d'orgueil, l'Eglise est divisée, et les coeurs de tous les frères sont scandalisés. Avez-vous donc oublié cette parole de la Vérité : Celui qui aura scandalisé un de ces petits qui croient en moi, il est utile qu'on lui suspende une meule au cou, et qu'il soit plongé au fond de la mer. Il est écrit : La charité ne cherche point ce qui ne lui appartient pas, et voici que Votre Fraternité s'arroge le bien d'autrui. Il est encore écrit : Honorez-vous mutuellement; et vous, vous cherchez à enlever l'honneur de tous, en voulant l'usurper illicitement pour vous seul. Qu'avez-vous fait, très cher frère de cet oracle : Ayez envers tous cette paix, cette charité sans laquelle personne ne verra Dieu; et cet autre : Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu! " Vous devez réfléchir mûrement à ce qu'une racine d'amertume, croissant de nouveau dans votre coeur, ne vous arrête pas, et que, par elle, un grand nombre ne soient souillés. Si nous négligeaons d'y apporter l'attention nécessaire, les jugements d'en haut veillent sur les prétentions d'un si grand orgueuil; et nous, contre qui on pèche par une entreprise aussi coupable, nous suivrons ces préceptes de la Vérité : Si ton frère a péché contre toi, va, et reprends-le en particulier. S'il técoute, tu auras gagné ton frère. S'il ne técoute pas, prends avec toi une ou deux personnes, afin que tout se passe entre deux ou trois témoins. S'il ne les écoute pas, dus-le à l'Eglise. S'il n'écoute pas l'Eglise, qu'il soit à tes yeux comme un païen et un publicain. "C'est pourquoi j'ai cherché, une fois et deux fois, par mes envoyés et par d'humbles paroles, à corriger le péché qui est commis contre toute l'Eglise; aujourd'hui, j'écris moi-même. Je n'ai rien omis de ce que l'humilité me faisait un devoir de faire; Si je ne recueille de ma correction que du mépris, il ne me restera que la ressource d'en appeler à l'Eglise. " Que le Dieu tout-puissant vous fasse connaître combien, en vous parlant ainsi, je vous aime d'un amour ardent; combien en cette occasion je pleure, mais pour vous et non contre vous. Mais lorsqu'il s'agit des préceptes de l'Evangile, des institutions canoniques, de l'avantage des frères, je ne puis préférer une personne, même celle que j'aime ardemment. " J'ai reçu de Votre Sainteté des lettres très douces et très agréables touchant la cause des prêtres Jean et Athanase; Dieu aidant, je vous répondrai plus tard; car, pour aujourd'hui, je suis en de si grandes tribulations, je suis tellement pressé par l'épée des barbares, qu'il ne m'est pas permis, non seulement de traiter de beaucoup d'affaires, mais même de respirer. " Donné aux calendes de janvier, indiction XIIIe ". III On voit par cette première lettre du pape saint Grégoire le Grand : 1° que l'autorité ecclésiastique réside dans l'épiscopat, et non dans tel évêque, quelque élevé que soit son rang dans la hiérarchie ecclésiastique; 2 ° que ce n'était point sa cause particulière qu'il défendait contre Jean de Constantinople, mais celle de toute l'Eglise; 3° qu'il n'avait pas le droit de juger lui-même cette cause, et qu'il devrait en référer à l'Eglise; 4° que le titre d'évêque universel est contraire à la parole de Dieu, orgueilleux, criminel, sot et inepte; 5° qu'aucun évêque, malgré l'élévation de son rang dans la hiérarchie ecclésiastique, ne peut prétendre à une autorité universelle sans entreprendre sur les droits de l'épiscopat entier; 6° qu'aucun évêque dans l'Eglise ne peut se prétendre père de tous les chrétiens sans s'attribuer un titre contraire à l'Evangile, orgueilleux, sot et criminel. Nous prions les néo-catholiques de réfléchir sérieusement à ces vérités exprimées si clairement dans cette première lettre, et qui apparaîtront avec une nouvelle évidence dans celles qui suivront. Saint Grégoire avait ménagé Jean de Constantinople, tout en lui disant la vérité sur ses prétentions ambitieuses. Le motif de cette réserve avait été le respect qu'il portait à l'empereur Maurice, que Jean avait gagné à sa cause. Jean avait persuadé à Maurice que, la ville de Constantinople ayant remplacé Rome comme capitale de l'empire, le titre de premier évêque de l'Eglise lui appartenait, puisque les conciles ne l'avaient accordé à celui de Rome qu'à cause de l'importance de son siège, et uniquement parce que cette ville était la première de l'empire romain. C'était d'après cette prétention qu'il avait usurpé le titre d'oecuménique ou universel. Il avait même engagé Maurice à s'interposer auprès de Grégoire, afin que ce dernier fermât les yeux sur ses prétentions et vécût avec lui en bonne intelligence. Nous trouvons ces détails dans la lettre de saint Grégoire, au diacre Sabinien, qui était alors son agent auprès de l'empereur, et qui fut depuis son successeur sur le siège de Rome. Voici cette lettre ( 124) : (124) : ( Lettres de saint Grégoire, liv. V; lettre 19° ( édit. bénéd.). IV " Grégoire au diacre Sabinien " Je n'ai pas voulu écrire deux lettres touchant la cause de notre frère, très révérend homme, Jean, évêque de Constantinople. J'en ai écrit une assez courte qui contient ce qui aurait fait l'objet de deux, c'est-à-dire la vérité et la douceur. Que Ta Dilection lui remette donc cette lettre que j'ai écrite pour obéir à l'empereur. Par la suite, j'en enverrai une autre qui sera telle que son orgueil n'aura pas sujet de s'en rééjouir. Il en est en effet arrivé au point de profiter de l'occasion qui s'est présentée pour lui de nous écrire au sujet des affaires du prêtre Jean, afin de prendre, pour ainsi dire, dans chaque phrase, le titre d epatriarche oecuménique. J'espère du Dieu tout-puissant que la majesté impériale abattra son hypocrisie. Je m'étonne qu'il ait pu tromper Ta Dilection au point de persuader à l'empereur qu'il devait me transmettre ses écrits touchant cette affaire, écrits dans lesquels il prétend que j'aurais dû conserver la paix avec lui. Si l'empereur veut être juste, il devra l'avertir de renoncer à son titre orgueilleux, et aussitôt la paix sera faite entre nous. Je suis persuadé que vous n'avez pas aperçu la ruse à laquelle notre frère Jean a eu recours en cette circonstance, si ce n'est le Dieu Tout-Puissant. Ainsi, que Ta Dilection ne se laisse pas effrayer; qu'elle méprise, pour la vérité, les choses les plus relevées de ce monde qui sont contraires à la vérité; qu'elle ait confiance dans la grâce de Dieu Tout-Puissant et dans le secours du bienheureux apôtre Pierre; qu'elle se rappelle cette parole de la Vérité : Celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde. Agissez donc en toutes choses avec une autorité supérieure; car lorsqu'ils ne peuvent pas nous défendre contre le glaive des ennemis; lorsque, pour l'amour de la république, nous avons perdu notre argent, notre or, nos biens, nos vêtements, il serait par trop ignominieux si, par eux ( les Grecs), nous perdions la foi; car adhérer à ce titre coupable, ce n'est rien de moins que perdre la foi. C'est pourquoi, comme je le lui ai écrit précédemment, ne conserve pas de relations avec lui." Ainsi, selon le pape saint Grégoire le Grand, c'est perdre la foi que d'adhérer à un titre que les ultramontains prétendent appartenir au pape de droit divin, et qui est la base de toutes les prétentions ambitieuses qu'ils considèrent comme autant de droits de la papauté. En sa qualité de premier évêque de l'Eglise, saint Grégoire devait prendre l'initiative de l'opposition à ce titre ambitieux; mais nous avons déjà vu, et nous verrons encore que ce n'était pas sa cause qu'il défendait en attaquant Jean de Constantinople, mais celle d el'épiscopat tout entier, celle de l'Eglise. Jean de Constantinople ayant eu recours à l'empereur pour faire autoriser son titre d'universel, saint Grégoire écrivit la lettre suivante à ce prince (125) : (125) : ( Lettres de saint Grégoire, liv.V; lettre 20e ( édit. bénéd.). V " Grégoire à Maurice Auguste. " Notre très pieux seigneur établi par Dieu, au milieu de ses autres augustes fonctions, veille avec un soin particulier à conserver la charité sacerdotale, considérant, avec piété et sagesse, que personne ne peut gouverner avec justice les choses de la terre, s'il ne sait pas traiter les choses de Dieu, et que la paix de la république dépend de la paix de l'Eglise universelle; Quelle puissance humaine, sérénissime seigneur, quelle force temporelle oserait élever les mains contre votre trône très chrétien, si les prêtres, comme c'est leur devoir, s'unissaient pour adresser au Rédempteur, en commun, leurs prières et leurs bonnes oeuvres? L'épée des nations féroces immolerait-elle cruellement tant de fidèles si notre vie, à nous qui sommes prêtres de nom, mais qui ne le sommes pas en réalité, n'était viciée par tant d'oeuvres mauvaises? En laissant de côté nos devoirs pour nous occuper de ce qui ne nous convient pas, nous unissons nos péchés aux forces des barbares; nos fautes aiguisent l'épée des ennemis, et entravent les forces de la république. Que dirons-nous, nous qui chargeons du poids de nos péchés le peuple de Dieu que nous dirigeons indignement? Nous qui détruisons par nos exemples ce que nous enseignons de bouche? Nous qui enseignons l'iniquité par nos oeuvres, et qui ne prêchons la justice que de bouche? Nos os sont brisés par les jeûnes, et notre esprit est gonflé d'orgueil. Notre corps est couvert de pauvres vêtements, et, par son enflure, notre coeur surpasse l'écclat de la pourpre. Nous nous couchons sur la cendre, et nous méprisons les choses les plus élevées. Nous enseignons l'humilité, et nous donnons l'exemple de l'orgueil; nous cachons des dents de loup sous un masque de brebis. Qu'en résulte-t-il? C'est qu'en faisant illusion aux hommes, nous n'en sommes pas moins connus de Dieu. Notre très pieux seigneur agit donc sagement, en cherchant à procurer la paix de l'Eglise pour arriver à pacifier son empire, en daignant engager les prêtres à la concorde et à l'union. Je la désire ardemment, et, autant qu'il est en moi, j'obéis à ses ordres sérénissimes. Mais comme il ne s'agit pas de ma cause, mais de celle de Dieu; comme ce n'est pas moi seul qui suis troublé, mais que toute l'Eglise est agitée; comme les canons, les vénérables conciles et les commandements de Notre Seigneur Jésus Christ lui-même sont attaqués par l'invention d'un certain mot pompeux et orgueilleux; que le très pieux seigneur coupe ce mal; et si le malade veut résister, qu'il l'enlace dans les liens de son autorité impériale. En enchaînant de telles choses, vous donnez de la liberté à la république; et par des incisions de ce genre, vous diminuez le mal de votre empire. " Tous ceux qui ont lu l'Evangile savent que le soin de toute l'Eglise a été confié par le Seigneur lui-même à saint Pierre, premier de tous les apôtres. En effet, il lui a été dit : Pierre, m'aimes-tu? Pais mes brebis. Il lui a été dit encore : Satan a désiré te cribler comme du blé; mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas; donc, étant converti, affermis tes frères. Il lui a été dit aussi : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bêtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle; et je te donnerai les clefs du royaume des cieux; et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel; et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. Il a donc reçu les clefs du royaume céleste; le pouvoir de lier et de délier lui a été donné; on lui a confié le soin de toute l'Eglise et la primauté, et cependant il ne s'est pas appelé apôtre universel. Or, le très saint homme Jean, mon frère dans le sacerdoce, s'efforce de prendre le titre d'évêque universel. Je suis obligé de m'écrier et de dire : O temps! ô moeurs!" Nous ne voulons pas laisser passer ces paroles de saint Grégoire sans en faire ressortir toute l'importance. Ce grand docteur entend, comme on le voit, les textes de l'Evangile relatifs à saint Pierre, dans le sens le plus favorable à cet apôtre. Il exalte Pierre comme ayant la primauté dans le soin de toute l'Eglise. Qu'en conclut-il? Depuis que les papes ont abusé des textes qu'il cite pour s'attribuer dans l'Eglise une autorité universelle et absolue, on sait comment ils raisonnent. Ils donnent d'abord aux paroles évangéliques le sens le plus large, le plus absolu, et se les appliquent ensuite en qualité de successeurs de saint Pierre. Saint Grégoire agit tout autrement : il rapproche, des prérogatives de Pierre, son humilité qui l'a empêché de s'attribuer une autorité universelle; il songe même si peu à se donner comme héritier de Pierre, qu'il ne cite l'exemple de cet apôtre que pour confondre l'orgueil de jean de Constantinople et de tous ceux qui, dans l'Eglise, voudraient s'attribuer une autorité universelle. Il attaque donc, par l'exemple de saint Pierre, l'autorité que les papes se sont attribuée au nom de saint Pierre et comme successeurs de saint Pierre! Contentons-nous d'avoir fait cette simple remarque, et rendons la parole au saint docteur : " Voici qu'en Europe tout est livré aux barbares; les villes sont détruites; les forts sont renversés; les provinces sont dépeuplées; il n'y a plus personne pour cultiver la terre; les adorateurs des idoles dominent sur les fidèles, les accablent de violences et les menacent; et les prêtres, qui devraient se coucher sur la cendre, arroser le sol de leurs larmes, aspirent à des titres pleins de vanité, et se glorifient de titres nouveaux et profanes! Est-ce ma cause, très pieux seigneur, que je défends en cette circonstance, Est-ce d'une injure particulière que je veux me venger, Non, il s'agit de la cause de Dieu tout-puissant, de la cause de l'Eglise universelle; " Quel est celui-là qui, contrairement aux préceptes de l'Evangile, aux décrets des canons, à la présomption d'usurper un nouveau titre? Plût au ciel qu'il n'y en ait qu'un seul qui, sans vouloir amoindrir les autres, désirât être universel! " L'Eglise de Constantinople a fourni des évêques qui sont tombés dans l'abîme de l'hérésie, et qui sont même devenus hérésiarques. C'est de là qu'est sorti Nestorius, qui, pensant qu'il y avait deux personnes en Jésus-Christ. Médiateur entre Dieu et les hommes, parce qu'il ne crut pas que Dieu pouvait se faire homme, descendit ainsi jusqu'à la perfidie, des Juifs. C'est de là qu'est sorti Macédonius, qui nia que l'Esprit-Saint fût un Dieu consubstantiel avec le père et le Fils; si donc quelqu'un usurpe dans l'Eglise un titre qui résume en lui tous les fidèles; l'Eglise universelle, ô blasphème! tombera donc avec lui, puisqu'il se fait appeler l'universel! Que tous les chrétiens rejettent donc ce titre blasphématoire, ce titre qui enlève l'honneur sacerdotal à tous les prêtres dès qu'il est follement usurpé par un seul. " C'est une chose certaine que ce titre a été offert au pontife romain par le vénérable concile de Chalcédoine pour honorer le bienheureux Pierre, prince des apôtres. Mais aucun d'eux n'a consenti à se servir de ce titre particulier, de peur que, si l'on donnait quelque chose de particulier à un seul, tous les prêtres fussent privés de l'honneur qui leur est dû. Comment, lorsque nous n'ambitionnons pas la gloire d'un titre qui nous a été offert, un autre a-t-il la présomption de le prendre lorsqu'il ne lui a été offert par personne?" Ce passage de saint Grégoire est très remarquable. Il affirme d'abord que c'est un concile qui a offert aux évêques de Rome l'honneur d'être appelés universels; ce concile en eût-il agi ainsi dans le but d'honorer ces évêques, s'il eût cru que de droit divin, ils avaient une autorité universelle? Saint Grégoire assure de plus que le concile voulut honorer les évêques de Rome, par honneur pour saint Pierre; il ne croyait donc pas que l'autorité universelle leur vînt par succession de cet apôtre. L'Eglise de Rome se glorifie avec raison de saint Pierre, parce qu'il l'a illustrée par son martyre. Ce fut donc en souvenir de ce martyre, et pour honorer le premier des apôtres que le concile général de Chalcédoine offrit aux évêques de Rome un titre honorifique. Comment concilier, avec ces faits constatés par le pape saint Grégoire, les prétentions des évêques actuels de Rome qui se croient investis de droit divin, non pas seulement du titre d'évêque universel, de Père commun des fidèles, mais d'une souverianeté universelle? Continuons la lettre de saint Grégoire : " Celui-là donc doit fléchir sous l'ordre du très pieux Seigneur, qui refuse obéissance aux préceptes canoniques. On doit réprimer celui qui fait injure à la sainte Eglise universelle, qui s'enfle dans son coeur, qui veut jouir d'un titre qui le distingue des autres, qui, par ce titre particulier s'élève même au-dessus de votre empire. " Cette ambition nous scandalise tous. Que l'auteur de ce scandale revienne donc à une vie juste, et toute querelle cessera entre les prêtres. Pour moi, je suis le serviteur de tous les prêtres tant qu'ils mènent une vie digne de leur sacerdoce. Quant à celui qui, par l'enflure d'une vaine gloire, élève sa tête contre le Seigneur tout-puissant, et contre les décrets des Pères, celui-là n'abaissera ma tête devant lui, lors même qu'il aurait recourspour cela au glaive; je mets ma confiance dans le Seigneur tout-puissant. " J'ai fait connaître au diacre Sabinien, mon envoyé, les détails de ce qui a été fait à Rome lorsque nous avons appris que l'on usurpait le titre en question. Que la piété de mes Seigneurs ait donc bonne opinion de moi; je suis à eux, ils m'ont toujours comblé, plus que tous les autres, de leurs faveurs; je désire leur conserver obéissance, et je crains seulement d'être accusé de négligence au dernier et terrible jugement; que le très pieux seigneur daigne juger lui-même le différend, selon la demande que lui en a faite le diacre Sabinien, et forcer l'homme dont je vous ai tant parlé à renoncer à son ambition. Si, par le très juste jugement de Votre Piété, ou par ses ordres cléments, il y renonce, nous rendrons grâce au Dieu tout-puissant, et nous nous réjouirons de la paix que vous aurez rendue à toute l'Eglise. Si, au contraire, il persiste dans ses desseins, nous suivrons à ce sujet le sentiment de la Vérité qui a dit : Quiconque s'élève sera abaissé. Il a été écrit aussi : Le coeur s'élève avant de tomber. " Obéissant aux ordres de mes Seigneurs, j'ai écrit avec douceur à mon frère dans le sacerdoce, et je l'ai averti humblement de se corriger de ce désir de vaine gloire. S'il veut m'écouter, il a en moi un frère dévoué. Mais s'il persiste dans son orgueil, je vois déjà la route à suivre, car il a dès lors pour adversaire Celui dont il est écrit : Dieu résiste aux superbes, mais il donne sa grâce aux humbles." VI Ces lettres de saint Grégoire sont d'irrécusables monuments, qui attestent que l'Eglise universelle s'émut, dès qu'elle vit poindre dans son sein la première lueur d'un pouvoir universel résidant en un seul évêque. L'Eglise entière comprit qu'une telle autorité ne pouvait s'établir sans que l'épiscopat tout entier fût privé de ses droits; en effet, d'après l'institution divine, le gouvernement de l'Eglise est conciliaire; l'autorité ne peut donc résider que dans le corps des pasteurs légitimes, et non dans un pasteur particulier. On ne peut se prononcer pour l'autorité universelle d'un seul sans détruire le principe divin de l'organisation de l'Eglise. Cette vérité ressort avec évidence des écrits du pape saint Grégoire le Grand. Ce pape illustre, après avoir écrit à Jean, patriarche de Constantinople, pour le supplier de ne pas outrager plus longtemps l'épiscopat et l'Eglise, en s'attribuant le titre d'oecuménique ou universel; après avoir écrit à l'empereur Maurice pour l'engager à réprimer l'orgueil et l'ambition du patriarche, saint Grégoire, disons-nous, s'adressa aux deux autres patriarches de l'Eglise, ceux d'Alexandrie et d'Antioche. Il leur envoya une lettre commune, que nous allons traduire. Elle prouvera, comme les précédentes, que le pape saint Grégoire le Grand, qui ne mourut qu'au commencement du VIIe siècle, ignorait la paputé telle qu'on veut nous l'imposer aujourd'hui. Voici cette lettre (126) : (126) : ( Lettres de saint Grégoire, liv. V; lettre 43e ( édit. bénéd.). VII "Grégoire à Euloge, évêque d'Alexandrie, et à Anastase, évêque d'Antioche. " Lorsque le Prédicateur par excellence disait : " Tout le temps que je serai l'Apôtre des nations, j'honorerai mon ministère (127); " (127) : ( Epître de saint Paul aux Romains, XI, 13). lorsqu'il disait ailleurs : " Nous sommes devenus comme des enfants au milieu de vous (128);" (128) : ( 1ère Epître de saint Paul aux Thessaloniciens, II, 7). il nous donnait, à nous qui sommes venus après lui, l'exemple d'être en même temps humbles en esprit et fidèles à conserver en honneur la dignité de notre Ordre, de manière que notre humilité ne soit pas de la timidité, que notre élévation ne soit pas de l'orgueil. " Il y a huit anas, lorsque vivait encore notre prédécesseur Pélage, de sainte mémoire, notre confrère et coévêque Jean, prenant occasion d'une autre affaire, assembla un synode dans la ville de Constantinople, et s'efforça de prendre le titre d'universel; dès que mon prédécesseur en eut connaissance, il envoya des lettres par lesquelles, en vertu de l'autorité de l'apôtre saint Pierre, il cassa les actes de ce synode." Les ultramontains ont étrangement abusé de ce passage en faveur de leur système. S'ils l'avaient comparé aux autres textes de saint Grégoire qui ont trait au même sujet, et à l'ensemble de sa doctrine, ils se seraient convaincus de deux choses : 1° que saint Grégoire n'entendait ici que la primauté accordée à l'évêque de Rome par les conciles, à cause de la dignité de son siège, illustré par le martyre de saint Pierre, premier des apôtres; 2° qu'il ne s'agissait, dans le synode de Constantinople, que d'une affaire particulière concernant la disvipline, et dans laquelle le prêtre inculpé avait eu recours à Rome, comme il le pouvait d'après les canons du concile de Sardique; L'évêque de Rome, Pélage, était donc juge en dernier ressort dans cette affaire; il l'était en vertu de la primauté accordée à son siège; cette primauté avait été accordée à son siège à cause de saint Pierre; le concile de Chalcédoine avait aussi, pour honorer saint Pierre, offert aux évêques de Rome le titre d'universels, comme nous l'apprend saint Grégoire. Mais il y a loin de là à une souveraineté de droit divin appartenant aux papes par succession de saint Pierre. Les ultramontains ont vu tout cela dans le texte ci-dessus de saint Grégoire; mais ils ont soigneuesement évité, pour atteindre leur but, de citer les autres tetxes qui déterminent le sens de ce dernier, et nous font connaître la vraie doctrine du saint pape. Les ultramontains ont toujours usé de ce procédé dans leurs citations empruntées, soit aux conciles, soit aux Pères de l'Eglise. Continuons la lettre de saint Grégoire : " J'ai eu soin d'adresser à Votre Sainteté des copies de ces lettres. Quant au diacre qui, selon l'usage, est attaché à la suite des très pieux Empereurs pour les affaires ecclésiastiques, Pélage lui défendit de communiquer, à la liturgie, avec notre susdit coévêque. Suivant les traces de mon prédécesseur, j'ai écrit à notre coévêque des lettres dont j'ai cru devoir envoyer des copies à Votre Béatitude. Notre principale intention était, dans une affaire qui, à cause de son orgueil, trouble l'Eglise jusqu'en ses entrailles, de rappeler l'esprit de notre frère à la modestie, afin que, s'il ne voulait rien céder à la rigueur de son orgueil, nous pussions plus facilement avec le secours de Dieu tout-puissant, traiter des moyens de dle réprimer. " Comme Votre Sainteté, que je vénère d'une manière particulière, le sait, ce titre d'Universel a été offert par le saint concile de Chalcédoine à l'évêque du siège apostolique dont je suis le serviteur, par la grâce de Dieu. Mais aucun de mes prédécesseurs n'a voulu se servir de ce mot profane; parceque, en effet, si un patriarche est appelé universel, on ôte aux autres le titre de patriarche. Loin, bien loin de toute âme chrétienne la volonté d'usurper quoi que ce soit qui puisse, tant soit peu, diminuer l'honneur de ses frères! Lorsque nous, nous refusons un honneur qui nous a été offert, réfléchissez combien il est ignominieux de le voir usurper violemment par un autre." Les ultramontains se sont bien gardés d'attirer l'attention sur ce passage, où saint Grégoire se considère comme un patriarche égal aux autres patriarches; dans lequel il dit clairement que si un des patriarches se prétend universel, les autres, par là même, ne sont plus patriarches. Cette doctrine s'accorde fort bien avec celle de la primauté accordée au patriarche de Rome, à cause de saint Pierre et en souvenir du martyre que ce premier des apôtres souffrit à Rome; mais peut-elle s'accorder avec une souveraineté UNIVERSELLE venant de droit divin aux évêques de Rome, par saint Pierre, leur prétendu successeur? Non évidemment. Saint Grégoire continue à exposer une doctrine opposée au système papal actuel. " C'est pourquoi, dit-il, que Votre Sainteté ne donne à personne, dans ses lettres, le titre d'Universel, afin de ne pas se priver de ce qui lui est dû, en offrant à un autre un honneur qu'elle ne lui doit pas. En cela ne concevez aucune crainte des Sérénissimes Seigneurs ; car l'empereur craint le Dieu Tout-Puissant, et il ne consent point à ce que l'on viole les commandements évangéliques et les très saints canons. Pour moi, quoique je sois séparé de vous par de longs espaces de terre et de mer, je vous suis cependant étroitement uni de coeur. J'ai confiance que tels sont aussi les sentiments de Votre Béatitude à mon égard; dès que vous m'aimez comme je vous aime, l'espace ne nous sépare plus. Grâces donc à ce grain de sénevé, à cette graine qui en apparence était petite et méprisable et qui, en étendant de toutes parts ses rameaux sortant de la même racine, a formé un asile à tous les oiseaux du ciel! Grâces aussi à ce levain qui, composé avec trois mesures de farine, a formé en unité la masse du genre humain tout entier; grâces encore à cette petite pierre qui, détachée sans efforts de la montagne, a occupé toute la surface de la terre; qui s'est étendue au point de faire, du genre humain amené à l'unité, le corps de l'Eglise universelle; qui a fait même que la distinction des différentes parties servît à resserrer les liens de l'unité! " Il suit de là que nous ne sommes pas éloignés de vous, puisque nous sommes un en Celui qui est partout. Rendons-lui donc grâces d'avoir détruit les inimitiés au point que, dans son humanité, il n'y eût plus dans tout l'univers qu'un seul troupeau et une seule bergerie sous un seul pasteur qui est lui-même. Souvenons-nous toujours de ces avertissements du Prédicateur de la vérité : Soyez vigilants à conserver l'unité de l'esprit dans le lien de la paix (Epît. de saint Paul aux Ephés;, IV, 3) : Cherchez à avoir avec tout le monde la paix et la bonne harmonie, sans laquelle personne ne verra Dieu (Epît. de saint Paul aux Hébreux, XII, 14). Le même disait à ses disciples : Si cela est possible, autant qu'il est en vous, ayez la paix avec tout le monde ( Epît. de saint Paul aux Romains, XII, 18). Il savait que les bons ne pouvaient avoir la paix avec les méchants; c'est pourquoi il dit d'abord, comme vous le savez : Si cela est possible." Arrêtons-nous un instant sur ce passage de la lettre de saint Grégoire. N'est-il pas remarquable qu'en parlant de l'Eglise comme d'un seul troupeau sous la conduite d'un seul pasteur, qui est Jésus-Christ, il dise expressément que Jésus-Christ est le seul pasteur visible de l'Eglise, ou ce qui est la même chose : qu'il en est le pasteur dans son humanité, dans sa chair, selon toute la force de l'expression : in carne sua? N'est-ce pas là exclure toute idée de pasteur universel remplaçant et représentant Jésus-Christ? N'est-ce pas, par conséquent, détruire d'un seul mot toutes les prétentions de la papauté moderne, et réduire la vraie papauté à une primauté établie par l'Eglise? Nous remarquons encore que saint Grégoire, en citant l'Epître aux Romains, appelle ces Romains les disciples de saint Paul. Saint Paul n'écrivit son Epître aux chrétiens de Rome que l'an 58 de Jésus- Christ; il n'y avait alors, à Rome, que peu de chrétiens, qui ne formaient pas d'Eglise proprement dite, et qui se réunissaient chez l'un d'eux, Aquilas. Ils étaient venus à Rome de divers pays évangélisés par saint Paul; c'est pourquoi saint Grégoire les appelle les disciples de cet apôtre. Ils lui écrivirent pour le prier de venir les visiter et les instruire. Paul leur répondit par son épître, dans laquelle il leur promet d'évangéliser Rome. Il y alla deux ans après. Il y trouva des juifs qui ne connaissaient encore les chrétiens que de nom, qui n'avaient pas encore été, par conséquent, évangélisés par saint Pierre, leur apôtre spécial. Paul forma une Eglise à Rome, et y mit pour évêque Lin, son disciple, que Tertullien, saint Irénée et Eusèbe comptent comme le premier évêque de Rome. Que devient, devant ces faits, le prétendu épiscopat de saint Pierre à Rome, sur lequel les ultramontains appuient tous leurs systèmes? Saint Pierre n'est évidemment venu à Rome que peu d etemps avant d'y souffrir le martyre. Ce fut à cause du martyre du premier des apôtres, et non à cause de son épiscopat à Rome, que les conciles, comme ceux de Chalcédoine et de Sardique, par exemple, accordèrent à l'évêque de Rome des privilèges spéciaux. Aussi saint Grégoire, dans la lettre que nous traduisons, ne cherche-t-il pas à s'attribuer comme étant de succession apostolique par saint Pierre, une autorité qu'il n'avait pas; il fait même remonter, avec raison, son Eglise à saint Paul et non à saint Pierre. Donc, s'il appelle dans un autre endroit l'autorité de son prédécesseur, l'autorité de saint Pierre, il n'entend par là que les droits que les évêques de Rome avaient reçus des conciles, de celui de Sardique, en particulier, pour l'honneur de saint Pierre, qui avait illustré l'Eglise de Rome par sa mort glorieuse. Continuons la lettre du saint Pape : " Mais parce que la paix ne peut exister entre deux partis opposés, dès que les mauvais la fuient, les bons doivent y tenir du fond de leurs entrailles. Aussi saint Paul dit-il admirablement : Autant qu'il est en vous; pour nous faire comprendre qu'elle doit se maintenir en nous, même lorsque les hommes pervers la repoussent de leur coeur. Nous conservons véritablement la paix lorsque nous poursuivons les fautes des orgueilleux sous l'impulsion de la charité et d ela justice; lorsque nous aimons leurs personnes et que nous haïssons leurs vices, car l'homme est l'oeuvre de Dieu, mais le vice est l'oeuvre de l'homme. Distinguons, par conséquent, ce que Dieu a fait de ce que fait l'homme; ne haïssons pas l'homme à cause de son erreur, et n'aimons pas l'erreur à cause de l'homme. " Poursuivons donc, dans l'homme, le mal de son orgueil, en lui restant uni en esprit, afin que cet homme soit délivré de son ennemi, c'est-à-dire de son erreur. Notre Rédempteur Tout-Puissant donnera des forces à notre charité et à notre justice; il nous donnera l'unité de son esprit, à nous qui sommes séparés de vous par une grande étendue de terre, car c'est Lui qui a construit son Eglise comme une arche, en lui donnant pour ses quatre côtés les quatre parties du monde; il l'a faite d'un bois incorruptible; il l'a enduite du bitume d ela charité, de manière qu'elle n'ait rien à craindre ni du côté des vents, ni du côté des flots. Nous devons le prier de tout notre coeur, très chers frères, afin que, sous le gouvernement de la grâce, l'eau du dehors ne la trouble pas, et que la droite de la Providence tienne en bon état le fond du vaisseau; car le Diable, notre ennemi, en sévissant contre les humbles et en tournant autour d'eux, comme un lion rugissant qui cherche à les dévorer, ne se contente pas, comme nous le voyons, de tourner autour, mais il a planté si profondément ses dents dans certains membres nécessaires de l'Eglise que, sans aucun doute ( ce qu'à Dieu ne plaise!) le troupeau sera bientôt ravagé si les autres pasteurs ne s'entendent entre eux pour le secourir, sous les auspices du Seigneur. songez, très chers frères, à ce que fera bientôt celui qui, de prime abord, a soulevé de si détestables projets contre le sacerdoce. Il est près de nous celui dont il a été écrit : Celui-là est roi sur tous les enfants d'orgueil. Je ne puis le dire sans être accablé de douleur, notre frère et coévêque Jean cherche à s'élever jusqu'à ce titre, en méprisant les commandements du Seigneur, les préceptes apostoliques et les règlements des Pères. " Que le Dieu tout-puissant fasse connaître à Votre Béatitude combien je gémis profondément en pensant que celui qui me semblait autrefois le plus modeste des hommes, celui que j'aimais le mieux, qui ne semblait occupé que d'aumônes, de prières, de jeûnes, a tiré sa jactance de cette cendre sur laquelle il était assis, de cette humilité dont il se faisait gloire, au point de chercher à tout s'attribuer, et par l'orgueil d'un titre pompeux, à subjuguer tous ceux qui sont attachés au chef unique qui est le Christ, c'est-à-dire les membres de ce même Christ. Il n'est pas étonnant que le Tentateur, qui sait que l'orgueil est le commencement de tout péché, qui s'en est servi tout d'abord contre le premier homme, cherche, par ce vice, à détruire les vertus de certaines personnes, qu'il tende un piège et qu'il mette un obstacle à toute bonne oeuvre, dans les vertus mêmes d eceux qui sembleraient avoir échappé à ses mains cruelles. " C'est pourquoi il faut prier beaucoup; nous devons adresser au Dieu tout-puissant de continuelles prières pour qu'il détourne l'erreur de l'esprit de notre frère, qu'il écarte de l'unité et de l'humilité de son Eglise ce mal d'orgueil et de trouble. Avec la grâce de Dieu, il faut recourir à toutes ses forces pour empêcher que, par le poison contenu dans un seul titre, les membres qui vivent dans le corps du Christ ne soient frappés de mort; car permettre ce titre, c'est détruire la dignité de tous les patriarches; et s'il arrive que celui qui se dit universel tombe dans l'erreur, il n'y a plus aucun évêque qui soit resté ferme dans la vérité. " Il faut donc que vous conserviez dans leur intégrité les Eglises, telles que vous les avez reçues, et que cette tentation d'usurpation diabolique ne trouve chez vous aucun appui. Tenez bon, et soyez tranquilles; ne donnez et ne recevez jamais d'écrits qui porteraient ce faux titre d'universel; empêchez tous les évêques qui vous sont soumis de se souiller en adhérant à cet orgueil, et que toute l'Eglise sache que vous êtes patriarches non seulement par vos bonnes oeuvres, mais encore par une autorité véritable. S'il nous en arrive quelque malheur, nous le supporterons ensemble; et notre devoir sera de montrer, même par notre mort, que nous n'avons rien qui nous soit cher dès qu'il en résulte du dommage pour l'universalité. Disons avec Paul : " Le Christ est ma vie, et mourir m'est un gain" ( Epît. aux Philipp. I, 21)". Ecoutons ce que le premier de tous les pasteurs a dit : " Si vous souffrez quelque chose pour la justice, vous serez heureux." Ces dernières paroles citées par saint Grégoire se trouvent dans l'Evangile de saint Matthieu (V, 10) et y sont prononcées par Jésus-Christ. Elles ont été répétées par saint Pierre, dans sa première épître (III, 14). On peut donc appliquer soit à Jésus-Christ, soit à saint Pierre, le titre de premier de tous les pasteurs. Nous croyons que, par ce titre, saint Grégoire voulait désigner Jésus-Christ lui-même; mais lorsqu'on soutiendrait qu'il entendait saint Pierre, il ne s'ensuivrait rien en faveur des prétentions papales; car, de ce que saint Pierre a été le premier des apôtres, on ne peut en conclure que les évêques de Rome soient les souverains de l'Eglise universelle, comme les ultramontains voudraient le faire croire. Saint Grégoire termine ainsi sa lettre : " Croyez bien que la dignité que j'ai reçue pour prêcher la vérité, nous l'abandonnerons tranquillement pour cette même vérité, si cela est nécessaire. Priez pour moi, comme il convient à Votre Très Chère Béatitude, afin que mes oeuvres soient en rapport avec les paroles que j'ai osé vous adresser." VIII Nous demandons si c'est là le langage d'un supérieur à l'égard de ses subordonnés? Saint Grégoire, en sa qualité de premier évêque de l'Eglise, de premier des patriarches, prend l'initiative, appelle l'attention des autres patriarches, ses frères, sur les usurpations de l'un d'entre eux; il les prie de s'unir à lui pour résister à ce qu'il regarde comme un malheur pour l'épiscopat tout entier, même pour l'Eglise universelle. Il ne fait pas la plus légère allusion à l'autorité supérieure qu'il aurait possédée; il n'en appelle qu'aux préceptes divins et aux canons comme une usurpation qu'il qualifie de diabolique. Encore une fois, est-ce là le langage d'un chef, d'un monarque universel? Non, évidemment. On ne peut lire cette belle lettre de saint Grégoire aux patriarches d'Antioche et d'Alexandrie sans être persuadé que la papauté, telle qu'on la prétend être aujourd'hui de droit divin, lui était inconnue; qu'il s'éleva contre les premiers essais de cette papauté, dans la personne de Jean de Constantinople; qu'il considéra ces premiers essais comme l'effet d'un orgueil qui ne pouvait venir que du diable, comme une entreprise capable de bouleverser l'Eglise, attentatoire aux droits du sacerdoce tout entier, sacrilège, impie et inepte. Si saint Grégoire considérait ainsi les premières tentatives d'une papauté universelle, que dirait-il de cette papauté elle-même, avec toutes ses prétentions modernes? Il s'en montrerait, avec raison, le plus grand ennemi, et il verrait en elle la source de tous les maux dont l'Eglise est accablée depuis des siècles. Nous avons traduit les lettres par lesquelles le pape saint Grégoire le Grand combattit, par tous les moyens en son pouvoir, la première tentative qui ait été faite dans l'Eglise pour usurper un titre qui pouvait faire supposer une autorité universelle. Quant à cette autorité en elle-même, personne n'y prétendait alors, pas plus le pape saint Grégoire, évêque de Rome, que Jean, évêque de Constantinople. Il est remarquable que les premières attaques contre la simple apparence de cette autorité dont les papes, depuis les Fausses Décrétales, ont fait une si triste réalité, il est remarquable, disons-nous, que ces premières attaques soient parties de Rome et d'un des papes les plus saints et les plus doctes. On serait bien aveugle si l'on ne voyait pas là une disposition de la Providence qui voulait condamner d'avance et par l'organe d'un grand pape, écho fidèle des doctrines des six premiers siècles de l'Eglise, les usurpations sacrilèges des papes postérieurs, et les pièces mensongères sur lesquelles ils ont prétendu les appuyer. Il n'est pas moins remarquable que ce soit en Orient que l'on ait cherché à légitimer un titre qui était le premier pas vers l'absolutisme religieux. Jean de Constantinople, qui l'avait fait, persista dans ses ambitieuses prétentions, malgré les lettres de saint Grégoire et grâce à l'appui de l'empereur Maurice. Le patriarche d'Alexandrie ne lui ayant pas répondu, Grégoire lui écrivit pour le prier de lui faire connaître son opinion (129). (129) : ( Lettres de saint Grégoire, liv.VI, lettre 60° ( édit. bénéd.). Sur ces entrefaites, Jean de Constantinople mourut. Grégoire écrivit aussitôt à Cyriaque, successeur de cet évêque, qui lui avait envoyé une lettre de communion. Il le félicite de sa foi, mais il ajoute, au sujet du titre d'universel qu'il avait pris à l'exemple de son prédécesseur : " Nous aurons véritablement la paix entre nous, lui dit-il (130), si vous renoncez à l'orgueil d'un titre profane, selon la parole du Maître des Gentils : O Timothée! conserve le dépôt, évitant les profanes nouveautés de paroles. ( Paul, 1ere Tim. VI, 20). (130) : ( Liv. VII, lettre 4). Il est trop injuste, en effet, que ceux qui sont devenus les prédicateurs de l'humilité se glorifient d'un vain titre d'orgueil; le Prédicateur de la vérité ayant dit : Loin de moi de me glorifier en quoi que ce soit, si ce n'est dans la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ ( Saint Paul, Epît. aux Galat. VI, 14), celui-là donc est vraiment glorieux qui se glorifie, non de la puissance temporelle, mais de ce qu'il souffre pour le nom du Christ. C'est en cela que nous vous embrassons de tout coeur; c'ets en cela que nous vous reconnaissons pour prêtre, si, repoussant la vanité des titres, vous occupez un siège de sainteté avec une sainte humilité. " Car nous avons été scandalisés à propos d'un titre coupable; nous en avons gardé rancune, et nous nous sommes prononcés hautement à ce sujet. Mais Votre Fraternité sait que la Vérité a dit : " Si tu apportes ton offrande devant l'autel, et que tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande et va d'abord te réconcilier avec ton frère; puis reviens et fais ton offrande" ( Ev. de St Matth. V, 23-24). Ainsi, bien que toute faute soit effacée par le sacrifice, le mal du scandale dont on est cause est si grand que le Seigneur n'accepte pas de celui qui en est coupable le sacrifice qui d'ordinaire remet la faute. Hâtez-vous donc de purifier votre coeur de ce scandale, afin que le Seigneur puisse avoir pour agréable le sacrifice de votre oblation". Grégoire ayant eu occasion d'écrire une seconde lettre à Cyriaque, il y revint sur le même sujet, tant il y attachait d'importance : " Je ne pourrais, dit-il ( 131), vous exprimer dans cette lettre combien mon âme est liée à Votre Charité; (131) : ( Liv. VI, lettre 5). mais je prie que le Dieu tout-puissant, par le don de la grâce, augmente encore cette union entre nous, et détruise toute occasion de scandale, afin que la sainte Eglise, unie par la confession de la vraie foi, dont les liens sont resserrés par les sentiments réciproques des fidèles, ne souffre aucun dommage des discussions que les prêtres pourraient avoir entre eux. Quant à moi, malgré tout ce que je dis, et dans l'opposition que je fais à certains actes orgueilleux, je conserve, grâce à Dieu, la charité au fond de mon coeur, et, en soutenant au dehors les droits de la justice, je ne repousse pas intérieurement ceux de l'amour et de l'affection. " Pour vous, payez mes sentiments de retour, et respectez les droits de la paix et de l'affection, afin que, restant unis en esprit, nous ne laissions exister entre nous aucun sujet de division. Nous pourrons plus facilement obtenir la grâce du Seigneur si nous nous présentons devant lui avec des coeurs unis." IX On doit croire que Cyriaque ne se laissa pas toucher par les tendres exhortations de Grégoire. En effet, le grand pape écrivit quelque temps après au patriarche d'Antioche pour lui reprocher amicalement de ne pas attacher assez d'importance à l'usurpation de leur frère de Contantinople. On voit, par cette lettre, que le patriarche d'Antioche craignait de s'attirer la disgrâce de l'empereur s'il se prononçait contre le patriarche de Constnatinople. Il écrivit à Grégoire, son ami, une lettre très flatteuse; "mais, lui répondit le saint pape (132), Votre Sainteté, comme je le vois, a voulu que sa lettre fût semblable à l'abeille qui porte du miel et un aiguillon, afin de me rassasier de miel et de me piquer. (132) : (Liv. VII, lettre 27). Mais j'y ai trouvé une occasion de méditer cette parole de Salomon : Les blessures d'un ami sont meilleures que les baisers d'un ennemi hypocrite ( Proverb. XXVII, 6). " Quant à ce que vous me dites au sujet du titre qui m'a scandalisé, que je dois céder, parce que la chose n'a pas d'importance, l'Empereur m'a écrit la même chose. Ce qu'il m'a dit en vertu de son pouvoir, je sais que vous me le dites par attachement. Je ne m'étonne point de trouver dans votre lettre les mêmes expressions que dans celle de l'Empereur, car l'amour et le pouvoir ont entre eux beaucoup de rapports; tous deux sont au premier rang, et ils parlent toujours avec autorité. " Lorsque je reçus la lettre synodique de notre frère et co-évêque Cyriaque, je n'ai pas cru devoir différer de lui répondre malgré le titre profane qu'il y prenait, de peur de troubler l'unité de la sainte Eglise : j'ai eu soin cependant de lui faire connaître mon avis touchant ce titre superbe et superstitieux; je lui ai dit qu'il ne pourrait avoir la paix avec nous s'il ne s'abstenait de prendre ce titre d'orgueil qui n'était qu'une invention de Premier Apostat. Vous ne devez pas considérer cette même affaire comme étant sans importance, parce que si nous la tolérons, nous corrompons la foi de toute l'Eglise. Vous savez combien, non seulement d'hérétiques, mais d'hérésiarques sont sortis de l'Eglise de Constantinople. Pour ne rien dire de l'injure qui est faite à votre dignité, on ne peut disconvenir que si un évêque est appelé universel, toute l'Eglise s'écroule si cet universel tombe. Mais loin de moi de prêter l'oreille à une telle folie, à une telle légèreté! je mets ma confiance dans le Seigneur tout puissant qui accomplira cette promesse qu'il a faite : quiconque s'élève sera abaissé" ( Ev. Luc. XIV, 11 et XVIII, 14). On ne pouvait apprécier plus sainement que ne le fait saint Grégoire le Grand les inconvénients graves qui pouvaient résulter pour l'Eglise d'une autorité centrale qui prétendrait la résumer et la représenter. L'homme quel qu'il soit, et souvent à cause même de la dignité supérieure dont il est revêtu, est sujet à l'erreur; s'il résume l'Eglise, l'Eglise tombe avec lui. Tel est le raisonnement de saint Grégoire. Il a été trop clairvoyant, et nous voyons non l'Eglise catholique, mais l'Eglise ultramontaine tomber avec le pape qui prétend résumer l'Eglise entière en sa personne, en être l'infaillible personnification. Le pape a osé mettre au rang des dogmes l'opinion de l'Immaculée-Conception, et nos évêques contemporains, qui devraient être les échos de la foi permanente et universelle, ont déclaré se soumettre, au nom de leurs Eglises, à son jugement infaillible; il fait de ses prérogatives illégitimes autant de conditions nécessaires de l'unité de l'Eglise; et nos évêques contemporains adhèrent avec bruit à ces prétentions, encore au nom de leurs Eglises. Le pape cherche à élever jusqu'à une question catholique celle de son temporel, et nos évêques contemporains tombent avec lui dans cette erreur et y entraînent ceux d'entre les catholiques qui font le plus de bruit de leur orthodoxie. Un seul est tombé, et parce qu'il se prétend universel et la personnification de l'Eglise, l'Eglise ultramontaine qu'il résume est tombée avec lui. Heureusement que l'Eglise de Jésus-Christ n'est pas plus celle d'une époque que celle d'un dieu, et qu'on peut toujours la distinguer au moyen du critérium catholique, si nettement formulé par les Pères de l'Eglise. Autrement, il ne faudrait plus croire aux promesses de Jésus-Christ; il faudrait dire d'une manière absolue ce que disait saint Grégoire d'une manière relative : L'universel est tombé, toute l'Eglise est tombée! On disait à la cour de Constantinople que Grégoire ne faisait une si rude guerre au titre d'universel que par jalousie contre l'évêque de la nouvelle Rome et pour le rabaisser. L'empereur et Cyriaque lui écrivirent en ce sens avec tout le respect qu'il méritait; mais Grégoire fit bien comprendre à Cyriaque qu'on l'avait mal jugé. Il lui envoya, ainsi qu'à l'empereur, le diacre Anatolius pour les détromper, et le chargea de lettres pour l'empereur et pour le patriarche. Il dit à ce dernier, après l'avoir remercié de ses paroles flatteuses (133) : (133) : (Liv. VII, lettre 31). " Il faut que ce soit, non pas seulement par des paroles, mais par des actes que vous témoigniez à moi et à tous vos frères l'éclat de votre charité, en vous hâtant de renoncer à un titre d'orgueil qui a été une cause de scandale pour toutes les Eglises. Accomplissez cette parole : Appliquez-vous à conserver l'unité de l'esprit dans le lien de la paix ( Eph., IV, 3); et cette autre : Ne donnez à votre ennemi aucune occasion de médire de vous (1er Tim., V, 14). Votre charité éclatera s'il n'existe pas de division entre nous à propos d'un titre orgueilleux. J'en apppelle, du fond de mon âme, à Jésus, que je ne veux causer de scandale à personne, depuis le plus petit jusqu'au plus grand. Je désire que tous soient grands et comblés d'honneur, pourvu que cet honneur n'ôte rien à celui qui est dû au Dieu tout puissant. En effet, quiconque veut être honoré contre Dieu n'est point honorable à mes yeux... En cette affaire, je ne veux nuire à personne, je veux seulement défendre l'humilité qui plaît à Dieu et la concorde de la sainte Eglise. Donc, que les choses qui ont été introduites nouvellement soient abrogées de la même manière qu'elles ont été établies, et nous conserverons entre nous la paix la plus pure dans le Seigneur. Quels bons procédés peuvent exister entre nous, si nos sentiments ne sont qu'en paroles et que nous nous blessions par nos actes?" Dans la lettre à l'empereur, Grégoire réfute fort bien l'argument que l'on tirait de la frivolité d'un titre honorifique auquel on affectait, à Constantinople, de ne pas attacher une grande importance. " Je prie Votre Piété Impériale, dit-il (134), de bien remarquer qu'il y a des choses frivoles qui sont inoffensives, mais qu'il en est aussi de très nuisibles. Lorsque l'Anti-Christ viendra et qu'il se dira Dieu, ce sera une chose parfaitement frivole, mais qui sera très pernicieuse. Si nous ne voulons apercevoir dans ce mot que la quantité des syllabes, nous n'en trouverons que deux (De-us); mais si nous supposons le poids d'iniquité de ce titre, nous le trouverons énorme. Moi, je dis sans la moindre hésitation, que quiconque s'appelle l'évêque universel ou désire ce titre, est, par son orgueil, LE PRECURSEUR DE L'ANTI-CHRIST, parce qu'il prétend ainsi s'élever au-dessus des autres. L'erreur où il tombe vient d'un orgueil égal à celui de l'Anti-Christ, parce que, comme ce Pervers veut être regardé comme élevé au-dessus des autres hommes comme un Dieu, de même quiconque désire être appelé seul évêque s'élève au-dessus des autres." X On enseigne aujourd'hui, au nom de l'Eglise, et en faveur de l'évêque de Rome, cette doctrine que saint Grégoire flétrissait avec tant d'énergie. C'est ainsi que M. l'abbé Bouix, dans son cours de droit canonique composé à Rome et publié avec approbation de Rome; que M. Parisis, évêque d'Arras, dans un cours de droit canonique qu'il a approuvé pour l'enseignement de ses clercs, et qui est suivi dans plusieurs autres séminaires; que le journal le Monde, qui est le journal le plus autorisé du pape et de sa cour; c'est ainsi que cent autres écrivains ultramontains, enseignent à tout propos que le pape a une autorité universelle; qu'il est l'évêque universel; qu'il est le seul évêque à proprement parler; la source d'où découle toute dignité ecclésiastique, y compris l'épiscopat, qui n'est qu'indirectement et médiatement de droit divin. Tel est l'enseignement que l'on voudrait nous donner aujourd'hui comme l'enseignement catholique. Nos modernes novateurs savent-ils que le pape saint Grégoire le Grand eût regardé une pareille doctrine comme diabolique, et qu'il a appelé d'avance Anti-Christ ce pape revêtu d'un prétendu épiscopat universel? Saint Grégoire ne prenait aucune détermination importante sans en donner connaissance aux autres patriarches. Il écrivit donc à ceux d'Alexandrie et d'Antioche pour leur apprendre comment il s'était conduit à l'égard du nouveau patriarche de Constantinople. Euloge, patriarche d'Alexandrie, se laissa persuader et annonça à Grégoire qu'il ne donnait plus à l'évêque de Constantinople le titre d'universel; mais, croyant flatter Grégoire, qu'il aimait et qui lui avait rendu service en plusieurs occasions, il lui donna ce titre à lui-même, et écrivit que s'il ne le donnait pas à l'évêque de Constantinople, c'était pour se soumettre aux ordres de Grégoire. Celui-ci lui répondit aussitôt, et nous trouvons dans sa lettre le passage suivant qui montrera quelle idée saint Grégoire avait de son autorité comme évêque de Rome : " Votre Béatitude a pris soin de nous dire qu'en écrivant à certains, elle ne leur donnait plus des titres qui n'avaient que l'orgueil pour origine, et elle se sert de ces expressions à mon égard : comme vous l'avez ordonné. Je vous en prie, ne me faites jamais entendre ce mot d'ordre, car je sais qui je suis et qui vous êtes. PAR VOTRE PLACE, VOUS ETES MES FRERES; par vos vertus, vous êtes mes pères. Je n'ai donc point ordonné; j'ai pris soin seulement d'indiquer des choses qui m'ont paru utiles. Je ne trouve pas cependant que Votre Béatitude ait voulu parfaitement retenir ce que précisément je voulais confier à sa mémoire, car j'ai dit que vous ne me deviez pas plus donner ce titre à moi qu'à d'autres; et voici que, dans la suscription de votre lettre, vous me donnez, à moi qui les ai proscrits, les titres orgueilleux d'universel et de pape! Que Votre Douce Sainteté n'en agisse plus ainsi à l'avenir, je t'en prie; car vous vous ôtez à vous-même ce que vous donnez de trop à un autre. Je ne demande pas à croître en titres, mais en vertus. Je ne regarde pas comme un honneur ce qui fait perdre à mes frères leur propre dignité. Mon honneur, c'est celui de toute l'Eglise. Mon honneur, c'est le fermeté inébranlable de mes frères. Je me regarde comme véritablement honoré lorsqu'on ne refuse à qui que ce soit l'honneur qui lui est dû. Si Votre Sainteté me dit pape universel, elle nie qu'elle soit ce que je serais tout entier. A Dieu ne plaise qu'il en soit ainsi! loin de nous des mots qui enflent la vanité et qui blessent la charité! Il est vrai que, dans le saint concile de Chalcédoine, et depuis par les Pères qui sont venus ensuite, ce titre a été offert à mes prédécesseurs, comme Votre Sainteté le sait; mais aucun d'eux n'a voulu le prendre, afin qu'en aimant en ce monde la dignité de tous les prêtres, ils conservassent la leur aux yeux du Tout-Puissant." Le pape saint Grégoire condamnait donc, même dans la personne des évêques de Rome, le titre de pape universel; il reconnaît que le patriarche d'Alexandrie est son égal, qu'il n'a pas d'ordre à lui donner, qu'il n'a pas par conséquent d'autorité sur lui. Comment concilier cette doctrine orthodoxe du pape saint Grégoire le Grand avec cette doctrine moderne qui attribue au pape une autorité universelle de Droit Divin? C'est aux ultramontains à répondre à cette question. Dans la discussion touchant le titre d'universel, saint Grégoire s'exprimait ainsi dans une lettre adressée aux patriarches d'Alexandrie et d'Antioche : " J'ai admis à la communication de la messe des envoyés de Cyriaque, parce qu'ils m'en prièrent humblement, et parce que aussi, comme je l'ai écrit au sérénissime empereur, les envoyés de notre frère et coévêque Cyriaque ont dû communiquer avec moi, par la raison que je ne sus point, grâce à Dieu, tombé dans l'erreur de l'orgueil. Mais mon diacre n'a pu communiquer à la liturgie avec notre frère Cyriaque, par la raison qu'il est tombé et qu'il persiste dans la faute de l'orgueil en prenant un titre profane (135)." (135) : ( Lettres de saint Grégoire, liv. VII; lettre 34e ( édit. bénéd.). Ainsi, d'après saint Grégoire, les envoyés du patriarche de Constantinople auraient manqué à leur devoir si, à Rome, ils eussent communiqué avec lui, dans le cas où il aurait pris le titre d'universel. Il suit de là que la communication avec l'évêque de Rome n'est pas une condition nécessaire pour appartenir à l'Eglise; que cet évêque peut être lui-même en dehors de l'Eglise; qu'il lui suffit, pour être en dehors de l'Eglise, de prendre le titre d'universel. De là une question fort grave : l'évêque de Rome appartient-il à l'Eglise si, non content du vain titre d'universel, il prétend avoir l'autorité universelle, qui est le titre mis en pratique? Celui qui usurpe cette autorité n'usurpe-t-il pas plus que celui qui s'empare simplement d'un mot qui n'en est que le signe? Nous laissons au lecteur le soin de tirer toutes les conséquences qui découlent des principes de saint Grégoire sur ce dernier point, et nous le prierons seulement de remarquer ce grave enseignement du grand pape en ce qui touche à la communion avec l'évêque de Rome. Il est évident qu'à ses yeux on ne peut appartenir à l'Eglise sans être en communion avec lui. L'enseignement de saint Grégoire est formel sur ce point. XI Anastase le Jeune, ou le Sinaïte, ayant succédé à Anastase le Grand, sur le siège patriarcal d'Antioche, en 599, envoya à Grégoire, comme aux autres principaux évêques, sa lettre synodale ou de communion. Grégoire, dans sa réponse, exposa les conditions nécessaires pour appartenir à l'Eglise. Voici comment il s'exprime (136) : (136) : ( Lettres de saint Grégoire, liv. IX; lettre 49e ( édit. bénéd.) " J'ai reçu les lettres de Votre Fraternité, dans lesquelles vous professez la vraie foi; j'ai rendu grâce au Dieu tout-puissant, qui, en changeant les pasteurs de son Eglise, conserve immuable la foi qu'il a donnée pour toujours aux saints Pères. Le prédicateur par excellence a dit : " Personne ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été posé, c'est-à-dire Jésus-Christ" ( 1re aux Corinth., III, 11); donc, quiconque garde fermement la foi qui est en Jésus-Christ, avec l'amour de Dieu et du prochain, a posé en soi pour fondement le même Jésus-Christ, fils de Dieu et de l'homme. Or, il faut espérer que, où le Christ est fondement, l'édifice des bonnes oeuvres sera construit dessus. La Vérité a dit elle-même : " Celui qui n'entre pas par la porte dans la bergerie, mais qui y entre par ailleurs, celui-là est un voleur et un larron; mais celui qui entre par la porte est le pasteur des brebis. " Elle ajoute un peu après : " C'est moi qui suis la porte." (Ev. de saint Jean, X, 9). Celui-là donc entre par la porte dans la bergerie, qui y entre par Jésus-Christ. Et celui-là y entre par Jésus-Christ qui pense et enseigne la vérité touchant le Dieu créateur et rédempteur du genre humain, et qui observe ce qu'il prêche." Telles sont les conditions auxquelles les pasteurs et les fidèles sont dans l'Eglise de jésus-Christ. Saint Grégoire ne parle point de la nécessité d'être uni au siège de Rome. Dans sa réponse à la lettre de communion d'Isace, évêque de Jérusalem, il enseigne la même doctrine et se sert des mêmes expressions (137). (137) : ( Lettres de saint Grégoire, liv. XI; lettre 46e ( édit. bénéd.). Il y compare, en outre, l'Eglise à l'arche que Noé construisit avec des bois incorruptibles, puisqu'elle est bâtie avec des âmes fortes qui persévèrent dans le bien." Grégoire se tient toujours ferme dans cette doctrine, et ne fait jamais la plus légère allusion à la nécessité d'être en communion avec l'Eglise de Rome. Il ne faut pas, du reste, s'en étonner; en effet, il ne considérait point le siège de Rome comme le siège unique de saint Pierre; il reconnaissait expressément que les sièges d'Alexandrie et d'Antioche étaient, aussi bien que celui de Rome, le siège du premier des apôtres, et que ces trois sièges n'en faisaient qu'un. Citons ses paroles ; il écrit ainsi à Euloge, patriarche d'Alexandrie (138). (138) : ( Lettres de saint Grégoire, liv. VII; lettre 39e ( édit. bénéd.). " Votre très douce Sainteté m'a beaucoup parlé dans sa lettre de la chaire de saint Pierre, prince des apôtres, disant que cet apôtre y vit encore lui-même dans ses successeurs. Or, je me reconnais indigne non seulement de l'honneur des chefs, mais d'être compté au nombre des fidèles. Cependant j'ai accueilli volontiers tout ce que vous avez dit, parce que vos paroles touchant la chaire de Pierre venaient de celui qui occupe cette chaire de Pierre. Un honneur particulier n'a aucun charme pour moi, mais je me réjouis beaucoup de ce que vous, qui êtes très saints, ne m'attribuez que ce que vous vous donnez à vous-mêmes. Qui ne sait, en effet, que la sainte Eglise a été affermie sur la solidité du prince des apôtres, dont le nom est le signe d ela fermeté de son âme, et qui a pris, de la pierre, son nom de Pierre? que c'est à lui qu'il a été dit par la Vérité : Je te donnerai les clefs du royaume des cieux... quand tu seras converti, affermis tes frères... Simon, fils de Jean, m'aimes-tu? Pais mes brebis. C'est pourquoi, quoiqu'il y ait de nombreux apôtres, le seul siège du prince des apôtres a prévalu par s aprincipauté, lequel siège existe en trois lieux; car c'est lui qui a rendu glorieux le siège dans lequel il a daigné se reposer ( quiescere) et finir la vie présente. C'est lui qui a illustré le siège où il envoya l'évangéliste son disciple. C'est lui qui a affermi le siège dans lequel il s'est assis pendant sept ans, quoiqu'il dût le quitter. Donc, puisqu'il n'y a qu'un siège unique du même apôtre, et que trois évêques sont maintenant assis sur ce siège, par l'autorité divine, tout ce que j'entends dire de bien de vous, je me l'impute à moi-même." On doit remarquer que saint Grégoire, en parlant de Rome, dit seulement que saint Pierre s'y reposa et qu'il y mourut; à Alexandrie, il n'envoya que son disciple; mais à Antioche il siégea sept ans. Si un évêque a hérité du siège de Pierre, dans la rigoureuse acception du mot, ce serait donc, d'après saint Grégoire, celui d'Antioche. Le grand pape n'ignorait pas que saint Pierre n'était venu à Rome que pour y mourir; que l'Eglise romaine était alors fondée et gouvernée par un évêque; aussi se contente-t-il de dire qu'il a rendu glorieux le siège de Rome par le martyre qu'il a souffert, tandis qu'il désigne Antioche comme la vraie chaire épiscopale de Pierre. Nous croyons que saint Pierre ne fut pas plus nloévêque d'Antioche que de Rome, dans la stricte acception du mot; mais il nous suffit de constater l'opinion de saint Grégoire, et cette opinion, quelle qu'elle soit, n'en est pas moins un argument foudroyant contre les prétentions de la cour de Rome. Ecrivant à Anastase le Grand ou l'Ancien, patriarche d'Antioche pour le consoler dans ses souffrances, Grégoire lui disait (139) : (139) : ( Lettres de saint Grégoire, liv. VIII, lettre 2e ( édit. bénéd.) " Voici que Votre Béatitude est accablée de nombreuses tribulations dans sa vieillesse; mais qu'elle songe à ce qui a été dit de celui dont elle occupe le siège. N'est-ce pas de lui que la Vérité elle-même a dit : Lorsque tu seras vieux, un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudras pas?" ( Evangile de saint Jean, XXI, 18). On sait que ces paroles furent adressées par Jésus- Christ à saint Pierre. Dans une autre lettre, au même Anastase, saint Grégoire s'exprimait ainsi, après avoir cité des paroles qu'il croyait être de saint Ignace d'Antioche : " J'ai placé dans ma lettre ces paroles puisées dans vos écrits, afin que Votre Béatitude sache que votre saint Ignace est aussi à nous. Car, de même que nous avons en commun le maître, le prince des apôtres, ainsi nous ne devons nous attribuer exclusivement, ni l'un ni l'autre, le disciple de ce prince des apôtres ( 149)." (149) : ( Ibid, liv. XI; lettre 39e ( édit. bénéd.). Saint Grégoire écrivait à Euloge, patriarche d'Alexandrie : " Nous avons reçu avec la même douceur qu'elle nousa été donnée la bénédiction de l'évangéliste saint Marc, ou, pour parler plus exactement, de l'apôtre saint Pierre (141)." (141) : ( Ibid., liv. VIII, lettre 39e). Il écrivait au même, après l'avoir félicité de la réfutation qu'il avait faite des erreurs des monophysites : " Louange et gloire soient dans les cieux à mon très saint frère, grâce auquel la voix de Marc se fait entendre sur le siège de Pierre; dont l'enseignement résonne sur l'Eglise comme la cymbale dans le tabernacle, lorsqu'il approfondit les mystères, c'est-à-dire lorsque, prêtre du Très-Haut, il entre dans le Saint des Saints (142)." (142) : ( Ibid., liv. X, lettre 35e). A-t-on jamais dit aux évêques de Rome quelque chose de plus flatteur que ce que saint Grégoire dit ici à Euloge d'Alexandrie? Le saint pape ne semble-t-il pas copier les paroles du concile de Chalcédoine : " Pierre a parlé par la bouche de Léon"? Pourquoi tirer tant de conséquences des paroles des Pères de Chalcédoine, prononcées à la louange de l'évêque de Rome, et n'en tirer aucune des paroles du grand pape adressées au patriarche d'Alexandrie? Il écrivit au même une autre fois (143) : (143) : ( Ibid. liv. XII, lettre 50e). " Les porteurs de la présente lettre étant venus en Sicile, se sont convertis de l'erreur des monophysites, et se sont unis à la sainte Eglise universelle. Voulant se rendre à l'Eglise du bienheureux Pierre, prince des apôtres, ils m'ont prié de leur donner des lettres de recommandation pour Votre Béatitude, afin que vous leur prêtiez secours contre les violences des hérétiques leurs voisins." Dans une autre lettre, où il l'entretenait de la simonie, Grégoire écrivait à Euloge : " Arrachez cette hérésie simoniaque de votre très saint siège qui est aussi le nôtre." Il appelle l'Eglise d'Alexandrie, une Eglise très sainte (144). (144) : ( Ibid., liv. XIII, lettres 41e, 42e). Peut-on, en présence de pareils témoignages, tirer quelque conclusion favorable au siège de Rome, des expressions de siège apostolique ou de saint siège, employées pour le désigner? Ces qualifications étaient communes, pendant les huit premiers siècles, à toutes les Eglises fondées par les apôtres, et jamais on ne les employait exclusivement pour désigner le siège de Rome. XII D'après ce que nous avons exposé sur la doctrine de saint Grégoire touchant la chaire de saint Pierre, on comprend sans peine qu'on ne peut pas donner, de bonne foi, un sens absolu à des expressions comme celles-ci : " Mon fils, le seigneur Venantius, est venu vers le bienheureux apôtre Pierre pour me prier de vous recommander sa cause, etc (145)". (145) : ( Ibid., liv. II, lettre 53e). Le soin de toute l'Eglise a été confié à Pierre, prince des apôtres (146). (146) : ( Ibid., liv. V, lettre 20e). Il a reçu les clefs du Royaume céleste; le pouvoir de lier et d edélier lui a été donné; le soin de toute l'Eglise et le principat lui ont été confiés (147). - (147) : ( Ibid.) Qui ne sait que la sainte Eglise a été affermie par la solidité du prince des apôtres (148) ? (148) : ( Ibid., liv. VII, lettre 40e). Ces expressions appartiennent bien à saint Grégoire; mais doit-on les citer isolément et leur donner un sens absolu? C'est le procédé que les ultramontains ont appliqué non seulement aux ouvrages du pape saint Grégoire, mais encore à tous ceux des autres Pères de l'Eglise. Par ce moyen, ils sont parvenus à tromper un grand nombre de fidèles et même un grand nombre de théologiens sincères; ces derniers ne pouvaient soupçonner une si étrange mauvaise foi, dans des écrivains qui exaltent à tout propos leur dévouement à la cause de l'Eglise et de la vérité, et ils ont cru pouvoir citer d'après eux, sans remonter aux sources. Nous n'avons pas suivi cet exemple; nous avons consulté saint Grégoire lui-même; nous avons présenté l'ensemble de sa doctrine sur la papauté; nous n'avons pas cité quelques lignes, séparées de leur contexte, mais les passages en entier, et nous sommes arrivés à cette conséquence : c'est qu'on ne pouvait attribuer au pape saint Grégoire le Grand le système ultramontain, sans torturer sa pensée, sans lui faire dire ce qu'il n'a pas dit, sans donner à ses paroles un sens forcé, contraire au véritable sens qui était dans l'esprit du vénérable et savant docteur. Ceux qui ont lu attentivement ce travail, savent ce que saint Grégoire entendait par chaire de saint Pierre, par les titres de premier et de prince des apôtres, qu'il donne à saint Pierre. Mais afin d'entourer sa pensée de plus vives lumières, nous citerons quelques autres textes décisifs er clairs qui détermineront le sens précis de ces expressions dont les ultramontains font un si condamnable abus. Saint Grégoire, dans son livre sur la Règle pastorale, émet ce principe : que les pasteurs de l'Eglise ne doivent pas user de leur autorité envers les fidèles irréprochables, mais seulement envers les pécheurs que la douceur n'a pu corriger. Il cite à l'appui de ce principe, l'exemple des apôtres Pierre et Paul : " Pierre, dit-il, le premier pasteur, occupant le principat de la sainte Eglise, par la volonté de Dieu ( auctore Deo), se montra humble envers les fidèles, mais montra combien il avait d epuissance au-dessus des autres lorsqu'il punit Ananie et Saphire; il se souvint qu'il était le plus élevé dans l'Eglise ( summus)lorsqu'il fallut punir les péchés, et, en tirant vengeance du délit, il exerça le droit de son pouvoir (149)." (149) : ( Saint Grégoire, Règle pastorale, 2e partie, ch. 6). Au même endroit, il prouve par l'exemple de saint Paul, aussi bien que par celui de saint Pierre, que le pasteur doit être humble envers les fidèles et n'exercer son pouvoir que s'il est obligé de prendre en main la cause de la justice. Ainsi saint Paul se proclama le serviteur des fidèles, le plus petit d'entre eux; mais, ajoute saint Grégoire : " S'il trouve une faute à corriger, il se souvient qu'il est Maître et dit : Que voulez-vous, Je viendrai à vous avec une verge de fer. - Donc, conclut saint Grégoire, on remplit bien la place la plus élevée ( summus locus), lorsque celui qui préside domine plutôt sur les vices que sur les frères. Mais lorsque ceux qui président corrigent ceux qui leur sont soumis, il leur reste un devoir, etc., etc." On voit que saint Grégoire considère saint Paul aussi bien que saint Pierre et leurs successeurs, comme occupant la place la plus élevée dans l'Eglise, comme présidant dans l'Eglise. S'il dit que saint Pierre occupe le principat, il dit aussi que saint Paul est maître; il se sert du même mot, summus, pour exprimer l'autorité de saint Pierre et celle de saint Paul, et de tous ceux qui ont le droit d'exercer l'autorité dans l'Eglise. Se serait-il exprimé de cette manière générale si, par le mot de principat, il avait voulu désigner une autorité supérieure exclusivement attribuée à saint Pierre? De même que, sous la domination de chaire de saint Pierre, il entend le premier degré de l'épiscopat représenté par les patriarches; de même, par le mot d'autorité supérieure, il n'entend que celle de l'épiscopat, dont les pasteurs de l'Eglise ont hérité. Plus on approfondit les ouvrages des Pères de l'Eglise, plus on est convaincu de leur accord à considérer l'autorité dans l'Eglise comme étant une et possédée solidairement par les premiers pasteurs ou les évêques. Au premier abord, on pourrait croire que le mot de principat ou celui de prince des apôtres accordé à saint Pierre dérogerait à ce principe. Saint Grégoire a pris soin de nous prémunir contre cette fausse interprétation. Le saint docteur, en attribuant à saint Pierre le principat dans l'Eglise, ne l'a pas plus élevé, en réalité, que saint Paul. Il va nous le dire lui-même de la manière la plus claire. Nous lisons dans ses Dialogues (150) : (150) : ( Saint GRégoire, Dialogues, liv. 1er, ch. 12). - " Pierre : Comment pourriez-vous me prouver qu'il en est qui ne font pas de miracles et qui cependant ne sont pas inférieurs à ceux qui en font? - " Grégoire : Ne sais-tu pas que l'apôtre Paul est le frère de pierre, premier des apôtres, dans le principat? - " Pierre : je le sais parfaitement, etc.". Ainsi Paul a été l'égal ou le frère de Pierre dans le principat apostolique; il fut au même titre que Pierre, premier et prince des apôtres. Pouvait-on dire plus clairement que, par ces titres, on ne voulait pas exprimer une dignité particulière, personnelle, exclusive? Dans un autre endroit, saint Grégoire regarde saint Paul comme ayant droit, aussi bien que saint Pierre, au titre de premier apôtre. En rapportant, dans ses Dialogues, la mort du prêtre Martin, il raconte que ce saint homme voyait Pierre et Paul qui l'appelaient au ciel : " Je vois, je vois, disait Martin, je vous remercie, je vous remercie." Comme il répétait souvent ces paroles, ses amis qui étaient autour de lui, lui demandaient à qui il parlait. Il fut étonné de cette demande et dit : " Est-ce que vous ne voyez pas ici les saints apôtres? N'apercevez-vous pas Pierre et Paul, les premiers des apôtres (151)?" (151) : ( Ibid., liv. IV, ch.11). Ainsi, d'après saint Grégoire, le titre de premier apôtre appartenait aussi bien à Paul qu'à Pierre. Le même docteur ne regardait pas saint Pierre comme infaillible; même après qu'il eut reçu le Saint-Esprit. Voici un passage qui le prouve suffisamment : " Il n'y a personne, dit-il, qui vive de telle manière qu'il ne pèche quelquefois. Celui-là donc désire que la vérité soit plus aimée que lui-même, qui ne veut être épargné par personne au détriment de la vérité. C'est ainsi que Pierre reçut volontiers la correction de Paul (152)." (152) : ( Saint Grégoire, Règle pastorale, 2e partie, ch. 8). On voit par ce passage de saint Grégoire que le Céphas repris par saint Paul était bien saint Pierre. Si saint Pierre était faillible et peccable, à quel titre ses prétendus successeurs veulent-ils être infaillibles? Le pape saint Grégoire a-t-il fait une exception en faveur des évêques de Rome à la règle qu'il a établie? Saint Pierre était-il du moins chef de l'Eglise? Saint Grégoire ne le pensait pas. On a pu en remarquer la preuve dans sa lettre à Jean, patriarche de Constantinople, traduite par nous précédemment. Nous en citerons de nouveau ce court passage : " Certainement Pierre, premier des apôtres et membre de l'Eglise sainte et universelle; Paul, André, Jean, ne sont-ils pas les chefs de certains peuples? Et cependant tous sont membres sous un seul chef (153)." (153) : ( Lettres de saint Grégoire, liv. V, lettre 18e). Il dit d'une manière positive et absolue que le Christ " est le seul, l'unique chef de l'Eglise (154)." (154) : ( Ibid., lettre 43e). Il parle de l'Eglise comme d'un troupeau sous un seul pasteur (155). (155) : ( Ibid. 156. Lettres de saint Grégoire, liv. IV, lettre 30e). Ces expressions sont absolues, et nous avons vainement cherché dans saint Grégoire un seul mot qui pût nous donner à penser qu'il se considérait, en qualité d'évêque de Rome, comme chef visible de l'Eglise. Nous avons surtout approfondi sa correspondance, où il pouvait mieux qu'ailleurs parler de ses droits, puisqu'il était souvent appelé à les défendre. Nous y avons rencontré des preuves que l'évêque de Rome exerçait cerains droits sur des Eglises particulières relevant de son patriarcat; qu'il leur accordait des faveurs, qu'il exerçait une surveillance utile sur elles par ses envoyés; mais saint Grégoire ne fait pas même la plus légère allusion au titre de chef de l'Eglise universelle qu'il aurait possédé de droit divin, d'après les ultramontains. Jamais il ne donne à penser que saint Pierre ait été évêque de Rome. Il s'exprime même de manière à obliger de croire que, à son avis, il ne l'avait pas été. Nous avons déjà cité des textes positifs. En voici un autre qui vient les confirmer : " Il est certain, dit-il, qu'au temps où les saints apôtres Pierre et Paul souffrirent le martyre, des fidèles vinrent d'Orient pour redemander les corps de ces apôtres, qui étaient leurs compatriotes. On conduisit les corps jusqu'au deuxième mille et on les déposa à l'endroit dit les Catacombes. Mais lorsqu'on voulut les soulever pour continuer le chemin, le tonnerre et la foudre jetèrent une telle épouvante parmi ceux qui essayaient de le faire, que jamais depuis on n'a osé essayer de les emporter (156). " Nous n'avions pas à examiner si ce fait est authentique; mais une vérité qui ressort évidemment de ce récit, c'est que les Orientaux pouvaient revendiquer le corps de saint Pierre, parce qu'il était de leur pays, et que les Romains ne songeaient même pas à leur répondre que son corps leur appartenait à meilleur titre, puisqu'il avait été leur évêque. Du reste, la doctrine entière de saint Grégoire le Grand sur l'Eglise détruit pièce à pièce toutes les parties du système ultramontain. On peut défier les néo-catholiques de trouver dans les écrits du grand pape un seul mot qui puisse donner idée de cette monarchie universelle, dont le centre serait l'Eglise de Rome, dont le chef souverain serait l'évêque de cette ville. Cette doctrine est en complète contradiction avec celle de saint Grégoire. L'unité de l'Eglise ressort, d'après le saint docteur, des rapports réciproques de ses chefs. " Que votre charité, écrivait-il à Anastase, archevêque de Corinthe (157), réponde à nos lettres par lesquelles nous lui avons notifié notre ordination, et nous donne la joie, par s aréponse ( litteris reciprocis), de savoir que l'Eglise est unie." (157) : ( Lettres de saint Grégoire, liv. V, lettre 27e). Il définit "l'unité de l'Eglise universelle : l'ensemble ( compago) du corps du Christ (158)"; (158) : ( Ibid., liv. II, lettre 47e). il ne sort pas de cette idée : les Eglises particulières sont les membres de l'Eglise; chaque Eglise est gouvernée par ses pasteurs; l'autorité est la même, de droit divin, dans tous les pasteurs de l'Eglise; l'édifice entier est appuyé sur la chaire de Pierre, c'est-à-dire sur les trois patriarcats d'Alexandrie, d'Antioche et de Rome, qui exercent, de droit ecclésiastique, une surveillance sur l'Eglise entière. Nous demandons s'il est possible de concevoir une doctrine plus opposée que celle du pape saint Grégoire au système ultramontain. NOTE La doctrine de saint Grégoire le Grand était conforme à celle des premiers conciles généraux. Voici les décrets de ces conciles touchant la primauté qu'ils accordèrent aux évêques de Rome : Premier Concile oecuménique, assemblé à Nicée en 325 SIXIEME CANON. - " Que l'on conserve les anciens usages acceptés en Egypte, en Lybie et à Pentapole, d'après lesquels l'évêque d'Alexandrie à l'autorité sur tous les évêques de tous ces pays, puisque tel est aussi la prérogative de l'évêque de Rome. De même les prérogatives conférées à l'Eglise d'Antioche et à d'autres doivent être maintenues." SEPTIEME CANON. - " Puisque, suivant la coutume et l'ancienne tradition, l'évêque d'Elia (Jérusalem) est en possession d'être honoré, il continuera à jouir de cet honneur, sans préjudice de la dignité métropolitaine." Deuxième Concile oecuménique, assemblé à Constantinople en 381 TROISIEME CANON. - " Que l'évêque de Constantinople ait la primauté d'honneur après l'évêque de Rome, parce que Constantinople est la nouvelle Rome." Ce canon explique clairement que la cause de la primauté d'honneur conférée aux grands sièges ne reposait pas sur le droit divin ou sur cette raison, que ces sièges avaient été fondés par les apôtres, mais simplement et uniquement sur l'importance politique des villes dans lesquelles ils se trouvaient; C'est ainsi que le siège de Constantinople, quoique fondé nouvellement, reçut cependant une primauté d'honneur sur les anciens sièges apostoliques, parce que cette ville fut établie pour seconde capitale de l'empire, et surnommée même, par Constantin, la nouvelle Rome. - Des grands sièges patriarcaux, il n'y en avait qu'un seul qui jouît de cet honneur, non pas à cause de son importance politique, mais en mémoire de son importance religieuse, - c'était celui de Jérusalem. Les conciles oecuméniques suivants confirmèrent et maintinrent constamment ces canons. Quatrième Concile oecuménique, assemblé à Chalcédoine en 481 VINGT-HUITIEME CANON. - " Suivant en tout les décrets des saints Pères et reconnaissant le troisième canon du second concile, nous établissons et nous accordons les mêmes privilèges à la très sainte Eglise de Constantinople, la nouvelle Rome. CAR LES PERES ONT ACCORDE AVEC RAISON, au siège de l'ancienne Rome, les privilèges dont elle jouit, PARCE QU'ELLE ETAIT LA VILLE REGNANTE. Ils ont jugé que la nouvelle Rome, qui a l'honneur de posséder le siège de l'empire et celui du sénat, doit avoir les mêmes avantages dans l'ordre ecclésiastique et être la seconde après elle." Sixième Concile oecuménique, assemblé à Constantinople en 691 TRENTE-SIXIEME CANON. - " EN RENOUVELANT ce qui a été ordonné par les cent cinquante Pères réunis dans cette ville impériale (deuxième concile), autant que par les six cents trente Pères réunis à Chalcédoine ( quatrième concile), nous décrétons que le siège de Constantinople ait les mêmes prérogatives que le siège de l'ancienne Rome, et que, comme celui-ci, étant le second, il s'élève dans les choses ecclésiastiques; et que viennent après lui, dans l'ordre suivant, le siège de la grande ville d'Alexandrie, celui d'Antioche, et enfin celui de Jérusalem." Il est évident, d'après ces décrets, que les évêques de Rome n'ont été reconnus comme premiers évêques de l'Eglise que par les conciles; que leur primauté est de droit ecclésiastique et non de droit divin; qu'elle leur a été accordée à cause de l'importance politique de leur ville, et non parce qu'ils étaient successeurs de saint Pierre; que leur primauté ne leur donnait aucune autorité universelle; qu'ils ne peuvent avoir d'autorité que celle qui leur est accordée par les conciles généraux représentant l'Eglise universelle. Il y a loin de cette papauté légitime et canonique à la papauté moderne. VI LA CRISE DU IXe SIECLE L'empereur Théophile avait laissé un fils du nom de Michel, surnommé Porphyrogénète, qui n'avait que trois ans à la mort de son père. Sa mère Théodora, fut reconnue comme régente. Elle suivait surtout les conseils du chancelier Théoctiste, de Manuel, chef de l'armée et de Bardas, son frère. Ces conseillers étaient orthodoxes et contribuèrent puissamment au rétablissement du culte des images. Le saint patriarche Methodius étant mort (846), l'impératrice choisit pour patriarche Nicétas, fils de l'empereur Michel Rhangabé. Il s'était fait moine et avait pris le nom d'Ignace, sous lequel il est connu dans l'histoire. Son zèle pour les images et sa sainteté lui avaient acquis le respect de Théodora. Cette princesse ayant été obligée d eremettre le pouvoir à son fils, celui-ci se laissa diriger par son oncle Bardas qui aurait voulu que sa soeur entrât dans un couvent, et que le patriarche Ignace lui en donnât le conseil. Ignace refusa et se fit un ennemi du puissant Bardas, qui était plus empereur que l'empereur lui-même. Il était doué d'une énergie peu commune, et ne savait reculer devant aucune difficulté. Il y avait au palais un autre homme de génie, d'une science étonnante, ami passionné de l'étude, et qui seconda Bardas dans ses efforts pour la restauration des études : c'était Photius, d'une famille illustre alliée à celle de l'empereur, et secrétaire d'Etat. Bardas et Photius étaient très liés; leurs goûts littéraires étaient les mêmes, et ils dépassaient tous leurs contemporains par la hauteur de leur génie. " Photius, dit un écrivain qui s'est appliqué à le diffamer (159), est un des caractères les plus fiers et un des esprits les plus extraordinaires qui aient figuré dans l'histoire des révolutions religieuses". (159) : ( Jager, Histoire de Photius, introd. Pour tout ce chapitre, voir Saint Photios, Oeuvres trinitaires, t. 1. Fraternité Saint Grégoire Palamas, Paris, 1989. ( Traduction des écrits de Photios, avec la vie et une introduction sur l'historiographie du grand patriarche). Il faut ajouter qu'il était vertueux et que son amour pour l'étude l'absorbait au point qu'il ne songea même pas à se marier. Il fut secrétaire d'Etat tout le temps que l'impératrice Théodora gouverna au nom de son fils. Ni Bardas ni Photius ne s'opposèrent au choix qu'elle avait fait d'Ignace pour le siège patriarcal. Pendant que les empereurs iconoclastes ravageaient l'Eglise, Ignace menait une vie pieuse dans son monastère dont il était devenu supérieur (160). (160) : ( Nicet. Vit. S. Ignat.). Les orthodoxes venaient à lui de toutes parts pour écouter ses exhortations et lui demander ses conseils. Le nombre de ses disciples s'étant accru d'une manière considérable, il fonda des monastères dans les îles dites des Princes, et qui portaient les noms de Platos, Hyatros et Thérébinthe. Des évêques exilés par les iconoclastes engagèrent Ignace à entrer dans le sacerdoce quoiqu'il fût eunuque, ce qui était un empêchement canonique à la réception des ordres sacrés. On tint compte, sans doute, de cette circonstance, que cette infirmité était la suite des violences de l'empereur iconoclaste qui avait détrôné son père. Les vertus d'Ignace avaient attiré sur lui l'attention de l'impératrice Théodora. Il fut consacré patriarche le 4 juillet 846. Il était dans sa quarante-huitième année. On peut croire que l'impératrice Théodora, en choisissant Ignace, voulut réparer autant qu'il était en elle le mal que le père de son mari lui avait fait, à lui et à toute sa famille, lorsqu'il avait détrôné Michel Rhangabé; mais s apitié l'inspira mal. Ignace était un saint; nous n'irons pas contre la voix des siècles qui l'ont honoré d'un culte public; mais la sainteté ne détruit pas la nature. On peut donc croire qu'Ignace ne voyait pas sans peine occupé par un autre ce trône impérial sur lequel il se serait assis à la mort de son père. A ses yeux, l'empereur régnant ne pouvait être qu'un usurpateur de ses droits, et tous ceux qui brillaient à la cour impériale ne pouvaient être que des ennemis. Parmi les évêques qui s eprésentèrent pour assister à sa consécration était l'évêque de Syracuse qui s'était réfugié à Constantinople lorsque les Mahométans s'étaient emparés de sa ville épiscopale. Il se nommait Grégoire Asbesta. Le siège de Syracuse dépendait-il du siège de Constantinople ou de celui de Rome? Les deux patriarches étaient depuis longtemps en discussion à ce sujet, et aucune décision n'avait encore été prise. Grégoire Asbesta était connu d'Ignace qui ne l'aimait pas; on ignore ce que le nouveau patriarche avait à lui reprocher; mais un fait certain c'est qu'il s'opposa à ce que l'archevêque de Syracuse assistât à sa consécration. Cet archevêque était déjà à l'église un cierge à la main, lorsque Ignace lui défendit d'assister à la cérémonie. Outré de colère, Grégoire jeta son cierge à terre et jura de se venger. Une lutte très vive s'engagea entre les deux évêques; elle dura pendant tout le pontificat d'Ignace. Quoique l'archevêque de Syracuse ait été mêlé à toutes les discussions qui eurent lieu dans la suite, on n'a jamais relevé contre lui aucun crime qui ait légitimé l'injure publique que lui fit Ignace (161). (161) : ( L'abbé Jager a osé s'exprimer ainsi : " Il y avait contre lui ( Grégoire) des choses graves que l'histoire a laissées sous le secret, mais que le nouveau patriarche connaissait parfaitement". Qui a dit à Jager qu'Ignace connaissait des choses graves que l'histoire n'a jamais connues? C'est ainsi que les hommes passionnés écrivent l'histoire. Héfélé, § 464, dit : " qu'on ne sait pourquoi Ignace n'avait pas voulu que Grégoire assistât à la cérémonie"). Malgré sa sainteté, le patriarche ne fut peut-être pas aussi modéré et aussi prudent qu'il aurait pu l'être. Il en donna une preuve nouvelle dans sa conduite à l'égard de Bardas. Cet homme, si digne d'admiration sous tant de rapports, eut une faiblesse impardonnable. Il devint éperdument amoureux de la femme de son propre fils. Il répudia donc sa femme légitime et vécut maritalement avec sa belle-fille. Cette liaison n'était pas assez secrète pour que le patriarche n'en fût pas averti. Il fit à Bardas des remontrances qui ne furent pas écoutées. Bardas n'en continuait pas moins à se montrer très religieux, et le jour de l'Epiphanie (857), il s eprésenta à l'église pour recevoir la communion. Ignace la lui refusa. L'empereur intervint; mais ni ses promesses ni ses menaces ne purent vaincre le patriarche. Dès lors Bardas résolut de se venger. Il accusa Ignace d'être entré dans une conspiration dont le chef était un moine nommé Gelon. Pendant que Bardas dirigeait cette intrigue, Grégoire Asbesta avec deux autres évêques, Eulampius d'Apamée et Pierre de Sardes, élevaient contre lui les accusations les plus graves. Ils attaquaient la légitimité de sa consécration, parce qu'il n'avait pas été élu suivant les canons, mais simplement choisi par l'autorité impériale. Ignace réunit quelques évêques, ses partisans, et il déposa Grégoire. Cette sentence ne pouvait pas être valable aux yeux des évêques de Rome, qui prétendaient que le siège de Syracuse relevait de leur patriarcat. La cause fut donc portée à Rome, d'abord sous Léon IV qui ne prit aucune décision, et sous Benoît III qui refusa de se prononcer, à moins que les deux antagonistes ne se présentassent à Rome, soit en personne, soit par des délégués, avec promesse de se soumettre au jugement qui serait prononcé (162). (162) : ( Nicol., Epist. 9 ad Imperat. Mich. - Stylian., Epist. ad Pap. Steph.). Ignace envoya à Rome le moine Lazare, mais lorsqu'il y arriva, le patriarche était déposé. Sur ces entrefaites Benoît III mourut et fut remplacé par Nicolas Ier sur le siège de Rome. Bardas avait assemblé les évêques qui se trouvaient à Constantinople afin de juger Ignace et d'examiner les accusations portées contre lui. Tous, excepté cinq, jugèrent qu'il devait être déposé et ils choisirent Photius pour lui succéder. Parmi les cinq opposants étaient Métrophane de Smyrne et l'évêque de Néo-Césarée nommé Stylianus. Ils consentaient bien à la déposition d'Ignace, mais ils demandaient que Photius promît d erester en communion avec lui. Photius le promit. La paix semblait faite lorsque le décret de déposition fut notifié. Photius ne pouvait s'y opposer puisqu'il ne devait pas être patriarche si Ignace n'était pas déposé. Mais, en adhérant au décret de déposition, Photius n'attaquait pas l'orthodoxie d'Ignace, et il restait en communion avec lui. Les cinq opposants lui reprochèrent cependant d'avoir manqué à sa promesse, et se déclarèrent contre son élection (163). (163) : (Métroph., Epist. ap. Labb. Conc., t. VIII). Tous les autres évêques n'en persistèrent pas moins dans le choix qu'ils avaient fait. Ignace avait occupé près de douze ans le trône patriarcal. Il avait soixante ans quand il fut déposé. Nous admettons sans difficulté qu'Ignace n'eut que de bonnes intentions et des motifs de conscience en tout ce qu'il fit; mais la justice veut aussi que l'on reconnaisse qu'il n'imita ni la prudence d'un Tarasios, ni la sublime abnégation d'un Chrysostome. On peut croire que le souvenir de la puissance impériale dont son père avait été privé violemment ne le disposait pas à ménager ceux qui occupaient une position élevée qu'il regardait comme un bien injustement ravi à sa famille. La cour l'accusa d'avoir pris parti pour un aventurier qui se croyait des droits à la couronne impériale, et il fut exilé. Un grand nombre d'évêques, avant lui, avaient eu à supporter cet arbitraire de la cour. Parmi ses prédécesseurs, et même sur le siège de Rome, Ignace eût trouvé des évêques qui aimèrent mieux renoncer à une dignité qu'ils ne pouvaient plus exercer utilement pour l'Eglise, que d'exciter, par une opposition inutile, des troubles qui ont toujours pour l'Eglise de déplorables conséquences. Il ne jugea pas à propos d'imiter ces exemples, et refusa de renoncer à sa dignité, malgré les instances de plusieurs évêques. La cour ne pouvait céder. C'est ainsi que Photius fut appelé au trône patriarcal. Photius était neveu du patriarche Tarasius. Voici le portrait qu'en a tracé Fleury (164): (164) : ( Fleury, Hist. Eccl., liv. L. § 3, ann. 858). " Le génie de Photius était encore au dessus de sa naissance. Il avait l'esprit grand et cultivé avec soin. Ses richesses lui faisaient facilement trouver toutes sortes de livres; et s apassion pour la gloire allait jusqu'à lui faire passer les nuits à la lecture. Aussi devint-il le plus savant homme, non seulement de son siècle, mais des précédents. Il savait la grammaire, la poétique, la rhétorique, la philosophie, la médecine et toutes les sciences profanes; mais il n'avait pas négligé la science ecclésiastique, et quand il se vit en place, il s'y rendit très savant (165)". (165) : ( Feller (v° Photius) dit que ce ne fut pas sans quelques succès qu'il étudia la théologie quand il eut embrassé l'état ecclésiastique. Ce jésuite militant a résumé, dans son dictionnaire, les injures et les calomnies des auteurs ennemis du grand patriarche). Dans un ouvrage composé dans ces derniers temps par la cour de Rome (166), on a été obligé de dire de Photius : " Sa vaste érudition, son caractère insinuant, souple et ferme à la fois, et sa capacité dans les affaires politiques, et jusqu'à sa douce physionomie et se smanières nobles et attrayantes, le faisaient remarquer parmi ses contemporains". Nous devions d'abord tracer le caractère de Photius d'après des écrivains non suspects de lui être favorables. Photius reçut la consécration épiscopale le jour de Noël 858. A peine était-il élu et consacré, que Bardas soumit Ignace et ses partisans aux traitements les plus cruels. Il affectait de ne voir en eux que les membres d'un parti dont le chef avait été condamné pour crime de haute trahison. Photius ne pouvait voir ces atrocités sans en ressentir une profonde douleur. Il écrivit à Bardas : " Quand je vois, dit-il, des prêtres tourmentés; quand je vois qu'on les frappe, qu'on les enchaîne, qu'on va jusqu'à leur couper la langue, n'ai-je pas raison de croire que ceux qui sont morts sont plus heureux que moi? N'ai-je pas raison de regarder comme une punition pour mes péchés le fardeau qui m'a été imposé malgré moi? Un homme pauvre, sans protection, n'ayant pas même l'usage complet de sa raison, et dont on aurait dû avoir pitié, a souffert d'une manière horrible; il a été vendu comme esclave, frappé de verges, emprisonné, on lui a coupé la langue; et cet homme était prêtre! Plusieurs fois j'ai intercédé pour lui et je n'ai rencontré que de l'indifférence et de l'insensibilité." Bardas n'accorda pas à Photius ce qu'il demandait. AUssi le pieux patriarche cessa-t-il toute relation avec lui, comme il l'en avait prévenu dans sa lettre, pour le cas où il resterait insensible à ses supplications. Il s'adressa à l'empereur qui, malgré ses vices, n'était pas méchant. Mais Bardas était plus que l'empereur, et il tenait ce prince sous s atutelle. Il se vengeait d'Ignace et de ses partisans, et les cruaités qu'il exerçait contre eux retombaient sur l'empereur lui-même. Les ennemis passionnés de Photius les faisaient même retomber sur ce doux patriarche qui les condamnait si énergiquement. Dans l'année qui suivit sa consécration, Photius envoya aux patriarches une lettre synodale, comme ces hauts représentants de l'Eglise avaient l'habitude d'en envoyer en signe de communion, après leur consécration. Voici l'exemplaire envoyé au patriarche de Rome, le pape Nicolas Ier : " Au très saint, très sacré et très révérend co-ministre Nicolas, pape de l'ancienne Rome, Photius, évêque de Constantinople, nouvelle Rome. " Lorsque la grandeur du sacerdoce se présente à mon sprit, lorsque je pense à la distance qui existe entre sa perfection et la bassesse de l'homme; quand je mesure la faiblesse de mes forces, et que je me rappelle la pensée que j'eus toute ma vie touchant la sublimité d'une telle dignité, pensée qui m'inspirait de l'étonnement, de la stupéfaction, en voyant des hommes de notre temps, pour ne pas parler des temps anciens, accepter le joug terrible du pontificat, et, quoique étant des hommes enlacés dans la chair et le sang, entreprendre, à leur grand péril, de remplir le ministère des chérubins purs esprits; lorsque mon esprit s'attache à de telles pensées, et que je me vois moi-même engagé dans cet état qui me faisait trembler pour ceux que j'y voyais, je ne puis dire combien j'éprouve de douleur, combien je ressens de chagrin. Dès mon enfance, j'avais pris une résolution qui n'a fait que se fortifier avec l'âge, celle de me tenir éloigné des affaires et du bruit, et de jouir de la douceur paisible de la vie privée; cependant ( je dois l'avouer à Votre Sainteté, puisqu'en lui écrivant je lui dois la vérité), j'ai été obligé d'accepter des dignités à la cour impériale et de déroger ainsi à mes résolutions. Toutefois, je n'ai jamais été assez téméraire pour aspirer à la dignité du sacerdoce. Elle me semblait trop vénérable et trop redoutable, surtout lorsque je me rappelais l'exemple de Pierre, coryphée des apôtres, qui, après avoir donné à Notre-Seigneur et notre vrai Dieu Jésus-Christ, tant de témoignages de sa foi, et après lui avoir montré qu'il l'aimait si ardemment, a regardé comme le couronnement de toutes ses bonnes oeuvres l'honneur d'avoir été élevé par le Maître au sacerdoce. Je me rappelle aussi l'exemple de ce serviteur auquel un talent avait été confié, et qui l'ayant caché pour ne pas le perdre, à cause de la sévérité de son maître, fut obligé d'en rendre compte et fut condamné au feu et à la géhenne pour ne l'avoir pas fait valoir. " Mais pourquoi vous écrire ainsi, renouveler ma douleur, aggraver mon chagrin, et vous rendre confident de mes peines? Le souvenir des choses pénibles aigrit le mal sans y apporter de soulagement. Ce qui s'est passé est comme une tragédie qui a eu lieu sans doute, afin que, par vos prières, nous puissions bien gouverner un troupeau qui nous a été confié je ne sais comment; que le nuage de difficultés qui s'offrent à nous soit dissipé, que l'atmosphère sombre qui nous environne soit éclaircie. De même qu'un pilote est joyeux lorsqu'il voit son navire bien dirigé poussé par un vent favorable, ainsi une Eglise est la joie du pasteur qui la voit croître en piété, en vertus; elle dissipe les inquiétudes qui sont autour de lui comme des nuages, et les craintes que lui inspire sa propre faiblesse. " Dernièrement, lorsque celui qui remplissait avant nous la charge épiscopale eut quitté cet honneur, je me suis vu attaqué de toutes parts, sous je ne sais quelle impulsion, par le clergé et par l'assemblée des évêques et des métropolitains, et surtout par l'empereur qui est plein d'amour pour le Christ, qui est bon, juste, humain, et ( pourquoi ne pas le dire?) plus juste que ceux qui ont régné avant lui. Il n'a été que pour moi inhumain, violent et terrible. Agissant de concert avec l'assemblée dont j'ai parlé, il ne l'a pas laissé de répit, prenant pour motif de ses instances la volonté et le désir unanimes du clergé qui ne me laissait aucune excuse, affirmant que, devant un tel suffrage, il ne pourrait, même quand il le voudrait, condescendre à ma résistance. L'assemblée du clergé étant considérable, mes supplications ne pouvaient être entendues d'un grand nombre; ceux qui les entendaient n'en tenaient aucun compte; ils n'avaient qu'une intention, une résolution arrêtée : celle d eme charger, même malgré moi, de l'épiscopat." " La voie de la supplication m'étant fermée, mes larmes jaillirent; le chagrin qui, au dedans de moi, ressemblait à un nuage et me remplissait de ténèbres et d'anxiété, se fondit tout à coup en un torrent de larmes qui déborda par mes yeux. Lorsqu'on voit ses paroles impuissantes pour obtenir le salut, il est dans la nature même d'avoir recours aux prières et aux larmes; on en espère encore quelque secours, alors même que l'on ne peut plus se flatter d'en obtenir. Ceux qui me faisaient violence ne me laissèrent aucun repos jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu ce qu'ils voulaient, quoique ce fût contraire à ma volonté. Ainsi, me voilà exposé à des tempêtes, à des jugements que Dieu seul, qui sait tout, connaît. Mais c'en est assez, comme dit le proverbe. " Or, comme la Communion de la foi est la meilleure de toutes, et comme elle est par excellence la source de la vraie dilection, afin de contracter avec Votre Sainteté un lien pur et indissoluble, nous avons résolu de graver brièvement, comme sur le marbre, notre foi qui est aussi la vôtre. Par là nous obtiendrons plus promptement l'effet de vos ferventes prières, et nous vous donnerons le meilleur témoignage de notre affection." Photius fait ensuite s aprofession de foi avec une exactitude et une profondeur dignes du plus grand théologien. Il y rapporte les vérités fondamentales du christianisme aux mystères de la Trinité, de l'Incarnation et de la Rédemption. Il accepte les sept conciles oecuméniques et il expose, en peu de mots, mais avec une remarquable justesse, la doctrine qui y a été définie. Puis il ajoute : " Telle est la profession de ma foi, touchant les choses qui lui appartiennent et qui en découlent ; c'est dans cette foi qu'est mon espérance. Elle n'est pas à moi seul, mais elle est partagée par tous ceux qui veulent vivre avec piété, qui ont en eux l'amour divin, qui ont résolu de maintenir la pure et exacte doctrine chrétienne. En consignant ainsi par écrit notre profession de foi, et en faisant connaître à Votre Très Sacrée Sainteté ce qui nous concerne, nous avons comme gravé sur le marbre ce que nous vous avons exprimé par nos paroles; comme nous vous l'avons dit, nous avons besoin de vos prières afin que Dieu nous soit propice et bon dans toutes nos entreprises; afin qu'il nous accorde la grâce d'arracher toute racine de scandale, toute pierre d'achoppement, de l'Ordre ecclésiastique; afin que nous paissions bien ceux qui nous sont soumis; afin que la multitude de nos péchés ne retarde pas les progrès de notre troupeau dans la vertu, et ne rende ainsi nos fautes encore plus nombreuses; afin que je fasse et que je dise aux fidèles toujours ce qui convient; afin que, de leur côté, ils soient toujours obéissants et dociles pour ce qui concerne leur salut; afin que, par la grâce et la bonté du Christ qui est le chef de tous, ils croissent sans cesse en Lui, auquel soient la gloire et le règne avec le Père et le Saint-Esprit, Trinité consubstantielle et principe de vie, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen." Cette lettre est un beau monument d'orthodoxie, et elle est digne à tous égards d'un grand écrivain et d'un grand évêque. Elle fut apportée à Rome avec une lettre de l'empereur. Nicolas Ier profita de cette occasion pour faire acte d'autorité suprême dans l'Eglise. Ce pape est un de ceux qui ont le plus contribué à développer l'oeuvre d'Adrien Ier, qui, le premier, conçut le projet de faire de l'évêque de Rome, l'empereur souverain de l'Eglise. Le jésuite Maimbourg ( 167), voulant louer Nicolas, affirme que : ( 167) : ( Maimb., Histoire du schisme des Grecs) "pendant son pontificat de neuf années, il avait élevé le pouvoir papal à un degré qu'il n'avait point encore atteint, surtout à l'égard des empereurs, rois, princes et patriarches, qu'il traita avec plus de rudesse qu'aucun de ses prédécesseurs, à chaque fois qu'il se crut lésé dans les prérogatives de son pouvoir pontifical." Ce fait est incontestable, mais le P. Maimbourg n'a aperçu ni l'importance historique de ce qu'il constatait, ni les funestes conséquences de ce développement du pouvoir papal. Il n'a pas vu non plus que ce développement prétendu n'était qu'un changement radical, et que, au neuvième siècle, la papauté n'était plus le patriarcat romain des huit premiers siècles. Nicolas ignorait ce qui s'était passé à Constantinople lors de la déposition d'Ignace et d el'élection de Photius. Il sut seulement que Photius était laïc au moment de cette élection. Il est certain que plusieurs canons en Occident interdisaient les consécrations précipitées; ces canons n'étaient pas reçus en Orient, et quoique l'usage y fût en faveur des ordinations données par degrés, l'histoire de l'Eglise prouve, par de nombreux exemples, qu'on s'élevait parfois au dessus des canons ou de l'usage, en faveur d'hommes d'un mérite distingué et en des circonstances graves. Il suffit de rappeler les noms d'Ambroise de Milan, de Nectaire, de Tarasios et de Nicéphore de Constantinople, pour prouver que la consécration de Photius n'était pas sans précédents très vénérables. Mais Nicoals voulait se poser en arbitre suprême. AU lieu de différer modestement d'entrer en relation avec le nouveau patriarche jusqu'à plus ample informé, il répondit aisni aux lettres de l'empereur et de Photius : " Le Créateur de toutes choses a établi le Principat du divin pouvoir que le Créateur de toutes choses a accordé à ses apôtres choisis; il en a établi la solidité sur la foi solide du Prince des apôtres, c'est-à-dire de Pierre, auquel il a accordé par excellence le premier siège; Car il lui a été dit par la voix du Seigneur : " Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle." Pierre, qui a été nommé ainsi à cause de la solidité de la pierre qui est le Christ, ne cesse point d'affermir par ses prières l'édifice inébranlable de l'Eglise universelle, de manière qu'il s'empresse de réformer, par la règle de la vraie foi, la folie de ceux qui tombent dans l'erreur, et qu'il soutient ceux qui la consolident de peur que les portes de l'enfer, c'est-à-dire les suggestions des malins esprits et les attaques des hérétiques, ne parviennent à rompre l'unité de l'Eglise..." (168). (168) : ( Nicolas, Epist. 2 et 3, dans la Collection des Conciles, par le P. Labbe, t. VIII; Nat. Alexand., Hist. Eccl. Dissert., t. IV, in Saecul., IX.). Nicolas feint de croire ensuite que si Michel a envoyé à Rome, c'est qu'il voulait observer ce règlement établi par les Pères : " Que, sans le consentement du siège romain et du pontife romain, on ne devait rien terminer dans les discussions". Ce principe était admis en ce sens qu'une question de foi ne pouvait être définie sans l'adhésion des Eglises occidentales, qui était transmise ordinairement par le premier siège de ces contrées, mais non pas en ce sens que le consentement du siège particulier de Rome ou de son évêque était rigoureusement nécessaire. Nicolas s'appuyait ainsi sur une erreur et supposait à tort qu'elle était admise par l'empereur d'Orient. Sur ce dernier point, surtout, il savait à quoi s'en tenir. Il attaque ensuite l'élection de Photius en vertu des canons du concile de Sardique et des Décrétales des papes Célestin, Léon et Gélase, qu'il appelle Docteurs de la foi catholique. Il aurait pu remarquer qu'il ne s'agissait pas de la foi, mais d'une question disciplinaire, et que l'Orient n'avait pas, et avait le droit de ne pas avoir, sur ce point, la discipline de l'Occident. Adrien Ier avait défendu d'élever à l'avenir un laïc à l'épiscopat. Nicolas s'appuie sur ce précédent. Mais il n'examine pas si Adrien avait plus que lui, Nicolas, le droit de faire une pareille défense. " Nous VOULONS, ajoute-t-il, qu'Ignace se présente devant nos envoyés afin qu'il déclare pourquoi il a abandonné son peuple sans tenir compte des prescriptions de nos prédécesseurs les saints pontifes Léon et Benoît... Le tout sera transmis à notre autorité supérieure afin que nous définissions par l'autorité apostolique ce qu'il y aura à faire, afin que votre Eglise, qui est si ébranlée, soit à l'avenir stable et paisible." Suivant un usage qui était dès lors établi dans l'Eglise romaine, Nicolas n'était pas tellement préoccupé de ses devoirs de pontife suprême qu'il ne songeât aux intérêts matériels de son siège; c'est pourquoi il écrit à l'empereur : " Rendez-nous le patrimoine de Calabre et celui de Sicile et tous les biens de notre Eglise, dont la possession lui était acquise et qu'elle était dans l'usage de régir par ses propres mandataires; car il est déraisonnable qu'un bien ecclésiastique servant au luminaire et aux offices de l'Eglise de Dieu nous soit ravi par un pouvoir terrestre". Voici donc le temporel déjà investi d'une consécration religieuse. " NOUS VOULONS, ajoute Nicolas ( ce mot coule naturellement de sa plume à tout propos), NOUS VOULONS que la consécration soit donnée par notre siège à l'archevêque de Syracuse, afin que la tradition établie par les apôtres ne soit pas violée de notre temps." Ce motif est vraiment singulier, pour ne pas dire plus. La Sicile fut soumise au patriarcat romain au quatrième siècle; depuis la chute de l'Empire, cette région était restée dans le domaine de l'empereur de Constantinople. Or, selon la règle admise de tout temps dans l'Eglise, les circonsciptions ecclésiastiques devaient suivre les modifications des circonscriptions civiles. Syracuse devait donc, en vertu de cette règle, relever de Constantinople et non de Rome. Nicolas ne le voulait pas; mais les apôtres auxquels il en appelait n'avaient certainement jamais soumis le siège de Syracuse à celui de Rome (169). (169) : ( Si le siège de Syracuse dépendait de Rome, Grégoire, évêque de ce siège n'avait pu être ni jugé ni condamné par Ignace. AInsi tombent les récriminations élevées contre le consécrateur du patriarche Photius). La lettre à Photius n'est que l'abrégé de celle qui était adressée à l'empereur. Seulement, Nicolas évite de se servir des expressions ambitieuses que nous avons signalées dans cette dernière. Il ne s'adressa à Photius que comme un simple laïc, sans lui donner aucun titre épiscopal, quoiqu'il le sût légitimement sacré. Cette affectation cachait cette pensée : qu'aucun évêque ne pouvait avoir le caractère de son ordre que par le consentement du pontife romain. Les anciens papes ne tenaient un pareil langage ni aux empereurs, ni à leurs frères les évêques. Dans les circonstances où ils étaient obligés d'intervenir pour la défense de la foi ou de la discipline, ils ne se posaient pas en arbitres souverains, et ne s'attribuaient pas une autorité suprême; ils en appelaient à la tradition, aux canons; ne faisaient rien sans concile et ne mêlaient point les choses temporelles aux spirituelles. Nous avons remarqué les premiers pas de la papauté dans ses voies nouvelles, et ses tentatives pour abolir l'ancien droit. Nicolas Ier se crut en état de faire, des nouvelles prétentions, autant de prérogatives anciennes et incontestables. Aussi mérite-t-il d'être placé entre Adrien Ier, le vrai fondateur de la papauté moderne, et Grégoire VII, qui l'a élevée à son plus haut période. Mais les Fausses Décrétales n'étaient pas connues en Orient. Nicolas Ier, au lieu d'invoquer les principes généraux des conciles oecuméniques, en appelait aux Décrétales de ses prédécesseurs, comme si les évêques de Rome avaient pu établir des lois universelles. Photius lui rappela les vrais principes avec autant d'exactitude que de modération, dans sa deuxième lettre. Les légats de Nicolas étant arrivés à Constantinople, on assembla, dans cette ville, un concile où se trouvèrent trois cent dix-huit évêques et auquel les légats assistèrent. Ignace comparut dans cette assemblée et il fut solennellement déposé : 1° parce qu'il avait été choisi par la puissance temporelle et non pas élu selon les canons; 2° parce qu'il était entré dans des complots et conjurations contre l'empereur. Les ennemis de Photius font de ces trois cent dix-huit évêques qui délibérèrent en public et en présence d'une foule considérable, autant d etraîtres vendus à la cour. Nous avons peine à croire que tant d'évêques aient ainsi prostitué leur conscience sans qu'un seul d'entre eux n'ait eu de remords, sans que le peuple ait protesté contre une telle infamie. Il est difficile de croire à cette connivence de trois cents dix-huit évêques, entourés de la foule du clergé et du peuple; il nous semble plus admissible de croire qu'Ignace, malgré ses vertus, avait été élevé au patriarcat moins par élection que par une influence puissante, et à cause de sa noblesse, comme on le lui reprochait, et qu'il s'était trouvé compromis, sans doute malgré lui, dans des intrigues politiques. Nous ne voyons aucune raison de suspecter la pureté de ses intentions, mais n'a-t-il pas été le jouet de quelques ambitieux? Et n'est-ce pas à cause de leur funeste influence qu'il n'a pas imité la grandeur d'âme et l'abnégation vraiment épiscopale d'un Chrysostome? Ignace fut déposé ainsi pour la seconde fois par un grand concile (861). Il en appela au pape. Mais sa requête ne fut signée que de six métropolites et de quinze évêques. Dans ce concile on condamna de nouveau les Iconoclastes et l'on fit plusieurs canons relatifs au clergé et aux moines. Après le concile les légats retournèrent à Rome. Peu de temps après leur arrivée, une ambassade impériale apporta les Actes du concile et une lettre de Photius, conçue en ces termes : "Au très saint entre tous et très sacré frère et co-ministre Nicolas, pape de l'ancienne Rome, Photius, évêque de Constantinople, la nouvelle Rome. " Rien n'est plus vénérable et plus précieux que la charité, c'est l'opinion commune confirmée par les Saintes-Ecritures. Par elle ce qui est séparé est uni; les luttes sont pacifiées; ce qui est déjà uni et intimement lié est uni plus étroitement encore; elle ferme toute issue aux séditions et aux querelles intestines; car "elle ne pense pas le mal, mais elle souffre tout; elle espère tout, elle supporte tout, et jamais, selon le bienheureux Paul, elle n'est épuisée". Elle réconcilie les serviteurs coupables avec leurs maîtres en faisant valoir, pour atténuer la faute, l'identité de la nature. Elle apprend aux serviteurs à supporter avec douceur la colère de leurs maîtres et les console de l'inégalité de leur condition par l'exemple de ceux qui ont également à en souffrir. Elle adoucit la colère des parents contre leurs enfants, et contre les murmures de ces derniers; elle fait de l'amour paternel une arme puissante qui leur vient en aide et empêche au sein des familles ces déchirements dont la nature a horreur. Elle arrête facilement les discussions qui s'élèvent entre amis et elle les engage à conserver les bons rapports de l'amitié; quant à ceux qui ont les mêmes pensées sur Dieu et sur les choses divines, quoiqu'ils soient séparés par l'espace et qu'ils ne se soient jamais vus, elle les unit et les identifie par la pensée et elle en fait de vrais amis; et si par hasard l'un d'entre eux a élevé d'une manière trop inconsidérée des accusations contre l'autre, elle y remédie, et rétablit toutes choses, en resserrant le lien de l'union." Ce tableau des bienfaits de la charité était à l'adresse de Nicolas qui ne l'avait pas observée à l'égard de Photius et qui avait montré trop d'empressement pour lui faire des reproches. Le patriarche de Constantinople continue : " C'est cette charité qui m'a fait supporter sans peine les reproches que Votre Sainteté Paternelle m'a lancés comme autant de traits; qui m'a empêché de considérer ses paroles comme les fruits de la colère, ou d'une âme avide d'injures et d'inimitiés; qui me les a fait envisager, au contraire, comme la preuve d'une affection qui ne sait rien dissimuler, et d'un zèle scrupuleux pour la discipline ecclésiastique, zèle qui voudrait que tout fût parfait. Car si la charité ne permet pas de considérer même le mal comme mal, comment permettra-t-elle de juger que telle chose est mal? Telle est la nature de la vraie charité, qu'elle va jusqu'à regarder comme un bienfait, même ce qui nous cause de la peine. Mais puisque rien ne s'oppose qu'entre frères, ou entre pères et fils, on ne se dise la vérité ( qu'y a-t-il en effet de plus amical que la vérité?), qu'il me soit permis de vous parler et de vous écrire en toute liberté, non par le désir de vous contredire, mais avec l'intention de me défendre. Parfait comme vous l'êtes, vous auriez dû considérer d'abord que c'est malgré nous que nous avons été traînés sous le joug, et, par conséquent, avoir pitié de nous, au lieu de nous faire des reproches; ne pas nous mépriser, mais compatir à notre douleur. On doit en effet à ceux qui ont été violentés, pitié et bonté, et non pas injure et mépris. Or, nous avons souffert une violence telle que Dieu seul, qui connaît les choses les plus secrètes, la connaît; nous avons été retenu malgré nous; nous avons été gardé à vue, espionné, comme un coupable; on nous a donné, malgré nous, des suffrages; on nous a créé évêque, malgré nos larmes, nos plaintes, notre affliction, notre désespoir. Tout le monde sait qu'il en a été ainsi : car les choses ne se sont pas passées en secret, et l'excès de la violence que j'ai subie a été si public que tout le monde en a eu connaissance. Quoi! ne faut-il pas plaindre et consoler autant que possible ceux qui ont souffert de telles violences, plutôt que d eles attaquer, de les maltraiter, de les charger d'injures? J'ai perdu une vie tranquille et douce; j'ai perdu ma gloire ( puisqu'il en est qui aiment la gloire mondaine), j'ai perdu mes chers loisirs, mes relations si pures et si agréables avec mes amis, ces relations d'où le chagrin, la ruse et les reproches étaient exclus. Personne ne m'avait pris en haine; moi, je n'accusais, je ne haïssais personne, ni étrangers, ni indigènes; je n'avais rien contre ceux qui avaient le moins de rapports avec moi, à plus forte raison contre mes amis. Je n'ai jamais causé à personne un chagrin qui ait donné occasion de me faire un outrage, excepté dans les dangers que j'ai courus pour la cause de la religion (170). (170) : ( Photius fait allusion ici à la résistance qu'il opposa aux empereurs iconoclastes et à leurs partisans). Personne non plus ne m'a offensé assez gravement pour que je me sois porté à son égard jusqu'à l'injure. Tous étaient bons pour moi. Quant à ma conduite, je dois garder le silence, mais chacun proclame ce qu'elle a été. Mes amis m'aimaient plus que leurs parents; quant à mes parents, ils m'aimaient plus que les autres membres de la famille, et savaient que c'était moi qui les aimais le mieux." Les ennemis de Photius eux-mêmes sont forcés de convenir que sa vie était celle d'un homme dévoué à l'étude; qu'il était en possession, comme premier secrétaire d'Etat, des plus grands honneurs qu'il pût ambitionner. Comment concilier ces aveux avec cet amour effréné de l'épiscopat qu'ils lui prêtent? On est mieux dans la vérité en acceptant ses lettres comme la véritable expression de ses sentiments. Il arésisté autant qu'il a pu à sa promotion, et ce n'est que la volonté de l'empereur et celle de Bardas qui l'ont obligé d'accepter un siège que personne, mieux que lui, ne pouvait occuper (171). (171) : ( Lorsque nous analyserons la correspondance de Photius on ne pourra plus douter de la sincérité et d ela noblesse des sentiments du saint et docte patriarche). Photius, après avoir fait un parallèle aussi vrai qu'éloquent entre les douceurs de sa vie de savant et les soucis de la vie nouvelle qu'on lui avait imposée, continue ainsi : " Mais pourquoi revenir sur ces choses que j'ai déjà écrites? Si l'on m'a cru, on m'a fait injure en n'ayant pas pitié de moi; si l'on ne m'a pas cru, on ne m'a pas fait une moindre injure, en n'ajoutant pas foi à mes paroles lorsque je disais la vérité. D'un côté comme de l'autre, je suis donc malheureux. Je reçois des reproches d'où j'attendais de la consolation et des encouragements : la douleur s'ajoute ainsi à la douleur. - Il ne fallait pas, me dit-on, que l'on vous fît injure. Mais dites cela à ceux qui me l'ont faite. - Il ne fallait pas que l'on vous fît violence. - La maxime est bonne, mais qui mérite notre reproche? Ne sont-ce pas ceux qui ont été violentés? Si quelqu'un laissait en paix ceux qui ont fait violence pour retomber sur celui qui l'a subie, je pouvais espérer de votre justice que vous le condamneriez. " Les canons de l'Eglise, dit-on, ont été violés parce que, du rang des laïcs, vous êtes monté au faîte du sacerdoce. Mais qui les a violés? Est-ce celui qui a fait violence, ou celui qui a été entraîné de force et malgré lui? - Mais, il eût fallu résister. - Jusqu'à quel degré? - J'ai résisté, et plus même qu'il n'eût fallu. Si je n'avais craint d'exciter de plus grandes tempêtes, j'eusse résisté encore, et jusqu'à la mort. Mais quels sont ces canons que l'on prétend avoir été violés? Ce sont des canons que, jusqu'à ce jour, l'Eglise de Constantinople n'a pas reçus. On transgresse des canons quand on a dû les observer; mais lorsqu'ils ne vous ont pas été transmis, vous ne commettez aucun péché en ne les observant pas. " J'en ai assez dit, et même plus qu'il n'était opportun. Car je ne prétends ni me défendre ni me justifier. Comment vouloir me défendre lorsque la seule chose que je désire est d'être délivré de la tempête, d'être déchargé du poids qui m'accable? C'est à ce point que j'ai désiré ce siège, à ce point que je veux le retenir. - Mais si le siège épiscopal vous est à charge aujiurd'hui, il n'en a pas été ainsi au commencement? - Je m'y suis assis malgré moi, j'y reste malgré moi. La preuve, c'est que, dès le commencement, on me fit violence, c'est que dès le commencement j'ai voulu, comme aujourd'hui je voudrais, le quitter. - Mais si l'on devait m'écrire des choses polies, on ne pouvait m'écrire avec bonté et me louer.- Nous avons reçu tout ce qui nous a été dit avec joie et en rendant grâces au Dieu qui gouverne l'Eglise. - On m'a dit : " Vous avez été tiré de l'ordre des laïcs, ce n'est pas là un acte louable; c'est pourquoi nous sommes indécis, et nous avons ajourné notre consentement jusqu'après le retour de nos apocrisiaires". Il valait mieux écrire : " Nous ne consentons pas du tout, nous n'approuvons pas, nous n'acceptons pas et nous n'accepterons jamais. Celui qui s'est offert pour ce siège, qui a acheté l'épiscopat, qui n'a pas eu pour lui de vrais suffrages, c'est un homme mauvais sous tous rapports. Quitte ce siège et la charge de pasteur". Celui qui m'eût écrit ainsi m'eût écrit des choses agréables, quoique fausses pour la plupart. Mais fallait-il que celui qui avait souffert l'injure en entrant dans l'épiscopat, la souffrît encore en le quittant? que celui qui y avait été poussé violemment en fût repoussé avec plus de violence encore? Celui qui aurait de tels sentiments, de telles pensées, n'aurait guère souci de repousser la calomnie qui n'a d'autre but que d elui arracher le siège épiscopal. Mais c'est assez sur ce sujet." Dans le reste de sa lettre, Photius explique fort au long qu'une Eglise ne doit pas condamner les usages d'une autre, pourvu que ces usages ne soient contraires ni à la foi ni aux canons des conciles généraux; Il justifie son ordination par cette règle et par l'exemple de ses saints prédécesseurs Nectaire, Tarasios, Nicéphore, et par ceux de saint Ambroise; de saint Grégoire, père du Théologien; de Thalassius de Césarée. Il expose à Nicolas que dans le dernier concile tenu en présence de ses légats on a adopté plusieurs des règles disciplinaires qu'il avait indiquées et qui ont paru utiles. Il loue le pape de son amour pour le maintien des canons et l'en félicite d'autant plus, qu'ayant la primauté, son exemple était plus puissant. Il prend de là occasion pour lui exposer, en finissant, qu'un grand nombre de coupables s'enfuient à Rome, sous prétexte de pèlerinage, pour y cacher leurs crimes sous une fausse apparence de piété. Il le prie donc d'observer sur ce point les canons qui prescrivent à chaque évêque de ne recevoir à la communion que ceux qui sont munis des lettres de recommandation de leur propre évêque. Dans tous les temps on a ainsi reproché à Rome de servir de refuge aux criminels hypocrites. L'Eglise de France écrivit souvent aux papes dans le même sens que le fit Photius en cette occasion. La lettre de ce patriarche ne pouvait pas être agréable à Nicolas; car, sous des formes polies et élégantes, elle contenait de justes leçons. Photius n'y dit pas un mot blessant; il n'use pas de son titre honorifique de patriarche oecuménique; il reconnaît la primauté du siège de Rome; mais il ne flatte point l'ambition de la papauté nouvelle; il ne s'abaisse pas, et sa douceur n'exclut point la fermeté. Un tel adversaire était plus redoutable pour Nicolas qu'un homme emporté et ambitieux. Au lieu de lui disputer les droits qu'il s'attribuait sur certaines Eglise du patriarcat de Constantinople, il lui dit : " Nous vous les aurions cédées si cela eût dépendu de nous; mais, comme il s'agit de pays et de limites, c'est une affaire qui regarde l'Etat. Pour moi, je voudrais non seulement rendre aux autres ce qui leur appartient, mais céder encore une partie des anciennes dépendances de ce siège. J'aurais obligation à celui qui me déchargerait d'une partie de mon fardeau." On ne pouvait mieux répondre à un pape qui ne songeait qu'à étendre son pouvoir par tous les moyens. Mais Nicolas ne profita pas de cette leçon aussi juste que modérée. Il ne voulut croire ni à ses légats, ni aux actes du concile qui lui furent présentés. Il déclara même à l'ambassadeur Léon, qui lui avait été envoyé, qu'il n'avait pas envoyé ses légats pour déposer Ignace ou pour approuver la promotion de Photius; qu'il n'avait jamais consenti et ne consentirait jamais ni à l'un ni à l'autre. Nicolas se posait ainsi en arbitre de la légitimité des évêques, oubliant que, d'après les canons, il n'avait que la liberté d'entrer en communion avec l'un ou avec l'autre. On comprenait qu'avant d'entrer en relation avec Photius il avait besoin de renseignements positifs sur la légitimité de son élection; mais, suivant les lois de l'Eglise, cette légitimité ne dépendait pas de la volonté papale, mais bien du jugement prononcé contre Ignace et d el'élection régulière de Photius. Un concile de trois cent dix-huit évêques avait publiquement approuvé cette élection et la déposition d'Ignace. Les légats en avaient été témoins; ils rendaient témoignage de ce qu'ils avaient vu et entendu : c'était bien assez, ce semble, pour décider Nicolas à accorder sa communion à un évêque qui, par ses moeurs vénérables et sa science, était bien digne de l'épiscopat. Mais, en prenant le parti d'Ignace, Nicolas faisait acte d'autorité souveraine. Cette perspective flattait trop ses penchants pour qu'il pût y renoncer. Il réunit donc le clergé de Rome pour désavouer solennellement ses légats. Il adressa ensuite à l'empereur, à Photius et à toute l'Eglise orientale, des lettres qui sont autant de monuments de son orgueil. Nous devons les faire connaître, afin que l'on puisse en comparer la doctrine avec celle des huit premiers siècles, et acquérir ainsi la conviction que la papauté avait abandonné cette dernière pour y substituer un système autocratique que l'Eglise orientale ne pouvait accepter (172). (172) : ( Nicol., Epist. 5 et 6). Au commencement de sa lettre à l'empereur Michel, il suppose que ce prince s'est adressé : " à la sainte, catholique et apostolique Eglise romaine, chef (tête) de toutes les Eglises, qui suit dans tous ses actes les pures autorités des saint Pères", afin de savoir à quoi s'en tenir dans les affairres ecclésiastiques. Nicolas ne laissait échapper aucune occasion de répéter ces phrases sonores qui prouvent tout le contraire de ce qu'il affirmait, car les Pères les ignoraient complètement. Venant à la cause d'Ignace, il se plaint "de ce que l'on avait prononcé contre lui une sentence contrairement à ses ordres; que non seulement on n'avait rien fait de ce qu'il avait prescrit, mais qu'on avait fait tout le contraire. Donc, ajoute-t-il, puisque vous soutenez Photius et que vous rejetez Ignace sans le jugement de Notre Apostolat, nous voulons que vous sachiez bien que nous ne recevons pas Photius et que nous ne condamnons pas le patriarche Ignace". C'était bien là parler en maître. Il s'applique ensuite à trouver des différences de détail entre la promotion de Nectaire et d'Ambroise et celle de Photius. Mais ces différences, alors même qu'on les admettrait telles qu'il les présente, n'étaient pas de nature à annuler une loi positive, si on l'avait considérée comme absolue et non susceptible d'exceptions. Sa lettre au très prudent homme Photius commence de cette manière solennelle : " Après que Notre-Seigneur et Rédempteur Jésus-Christ, qui était vrai Dieu avant les siècles, eut daigné sortir du sein d ela Vierge pour notre rédemption et apparaître vrai homme dans le monde, il confia au bienheureux Pierre, prince des apôtres, le pouvoir d elier et de délier au Ciel et sur la terre, et le droit d'ouvrir les portes du royaume céleste; il a daigné établir sa sainte Eglise sur la solidité de la foi de cet apôtre, selon cette parole de vérité : En vérité, je te le dis : tu es Pierre, et sur cette pierre je construirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle; et je te donnerai les clefs du royaume des cieux; et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux." Tel est le grand argument sur lequel la papauté moderne s'est toujours appuyée. Elle rejette ouvertement l'interprétation traditionnelle et catholique de ces paroles divines; elle fait, de droits accordés à tous les apôtres en commun, un droit exclusif et personnel pour saint Pierre; elle se pose, contrairement à toutes les règles ecclésiastiques et en vertu d'un arbitraire sacrilège, comme unique héritière de prérogatives chimériques, et elle prétend, sur ces bases mensongères et fragiles, établir l'édifice de son autocratie universelle. Telle était la prétention que Nicolas opposait à Photius; et l'on voudrait que ce patriarche, qui connaissait l'antiquité ecclésiastique, se fût soumis à une telle autorité! Son devoir était de protester comme il le fit; et plût à Dieu que tous les évêques de l'Eglise catholique eussent imité son courage aussi ferme que modéré et pur! Voici le commentaire que fait Nicolas des paroles évangéliques qu'il a citées : " Selon cette promesse, par le ciment de la sainte institution apostolique, les fondements de l'édifice, composés de pierres précieuses, commencèrent à s'élever; et, grâce à la clémence divine, et par le zèle des constructeurs et la sollicitude de l'autorité apostolique, à s'élever jusqu'au faîte pour durer toujours, sans avoir rien à craindre de la violence des vents. Le bienheureux Pierre, prince des apôtres et porteir du royaume céleste, a mérité dans cet édifice la primauté, comme tous les orthodoxes le savent et comme il a été déclaré tout à l'heure". Personne, en effet, parmi les orthodoxes, ne nie la primauté de saint Pierre; mais cette primauté lui donnait-elle une autorité suprême? Non, répond la tradition catholique. Oui, répond Nicolas, qui continue ainsi : " Après lui (saint Pierre), ses Vicaires servant Dieu avec sincérité, délivrés des ombres des ténèbres qui empêchent de marcher dans le droit chemin, ont reçu d'une manière plus élevée le soin de paître les brebis du Seigneur, et ont accompli ce devoir avec soin. Parmi eux, la miséricorde de Dieu Tout-Puissant a daigné compter Notre Petitesse; mais nous tremblons à la pensée que nous répondrons avant tous et pour tous à Jésus-Christ lorsqu'il demandera compte à chacun de ses oeuvres. " Or, comme tous les croyants demandent la doctrine à cette sainte Eglise romaine qui est le chef ( la tête) de toutes les Eglises; qu'ils lui demandent l'intégrité de la foi; que ceux qui en sont dignes et qui sont rachetés par la grâce de Dieu lui demandent l'absolution de leurs crimes, il faut que nous, qui en avons reçu la charge, nous soyons attentifs, que nous ayons toujours l'oeil sur le troupeau du Seigneur, d'autant plus qu'il en est qui veulent toujours le déchirer par des morsures cruelles... Il est constant que la sainte Eglise romaine, par le bienheureux apôtre Pierre, prince des apôtres, qui a mérité d erecevoir de la bouche du Seigneur la primauté des Eglises, est le chef ( la tête) de toutes les Eglises; que c'est à elle qu'il faut s'adresser pour connaître la rectitude et l'ordre qui doivent être suivis en toutes choses utiles, et dans les institutions ecclésiastiques qu'elle maintient d'une manière inviolable et irréfragable dans le sens des règles canoniques et synodales et des saints Pères. Il suit d elà que ce qui est rejeté par les Recteurs de ce siège, de leur pleine autorité, doit être rejeté nonobstant toute coutume particulière; et que ce qui est ordonné par eux doit être accepté fermement et sans hésitation." Ainsi Nicolas opposait son autorité souveraine aux règles suivies de toute antiquité par l'Eglise et que Photius lui avait exposées. Il cherche ensuite à trouver des différences de détail dans les élections de Nectaire, d'Ambroise et de Tarasios et celle de Photius. Il ne réussit pas mieux sur ce point que dans sa lettre à l'empereur Michel, et il passe sous silence les autres exemples mentionnés par Photius. Dans ses lettres aux patriarches et aux fidèles de l'Orient (173), Nicolas exprime la même doctrine sur son autocratie. (173) : ( Nicol., Epist. 1 et 4). Il ordonne aux patriarches d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem, de faire connaître à leurs fidèles la décision du siège apostolique. Ignace, en appelant à Nicolas du jugement rendu contre lui, avait trop flatté l'orgueil du pape. Il suffira, pour le prouver, de citer cette suscription de son acte d'appel : " Ignace, opprimé par la tyrannie, etc., à Notre Très Saint Seigneur et très bienheureux président, patriarche de tous les sièges, successeur de saint Pierre, prince des apôtres, Nicolas, pape oecuménique, et à ses très saints évêques et à la très sage Eglise romaine universelle (174)." (174) : ( V. Libel. Ignat., dans la Collection des Conciles du P. Labbe, t. VIII. Plusieurs érudits doutent d el'authenticité de cette pièce. Nous avons peine à croire qu'Ignace, malgré ses bons rapports avec Rome, ait pu s'adresser au pape dans la forme qu'on vient de lire). Saint Grégoire le Grand eut rejeté de pareils titres comme autant d'inventions diaboliques; nous l'avons vu par ses lettres à Jean le Jeûneur; mais la papauté de saint Grégoire le Grand n'existait plus : elle avait cédé la place à une institution politico-ecclésiastique dont le pouvoir était l'unique préoccupation. Ignace, en flattant l'ambition de Nicolas, ne pouvait qu'avoir raison aux yeux de ce pape. Photius, qui s'en tenait à l'ancienne doctrine, qui regardait l'évêque de Rome uniquement comme premier évêque sans lui accorder aucune autorité personnelle, devait avoir tort. Aussi, sans autre examen, Nicolas prononça-t-il anathème et déposition contre lui dans un concile qu'il tint à Rome au commencement d el'année 863. " Nous te déclarons, dit-il, privé de tout honneur sacerdotal et d etoute fonction cléricale, par l'autorité de Dieu Tout-Puissant, des apôtres saint Pierre et saint Paul, de tous les saints, des six conciles généraux et du jugement que le Saint- Esprit prononce par nous (175)." (175) : ( Collection des Conciles du P. Labbe, t. VIII). Il osa, dans la sentence, accuser Photius lui-même des mauvais traitements dont Ignace avait été l'objet. C'était une calomnie, puisée dans les dénonciations des ennemis de Photius et qui a été répétée depuis par tous les écrivains romains qui ont eu à parler des différends entre ce patriarche et Nicolas (176). (176) : ( Nous n'avons point tenu compte de tout ce qui est raconté par les ennemis de Photius touchant les souffrances d'Ignace : 1° parce que ces détails ne font rien à la question principale; 2° parce que ces récits sont empreints d'une évidente exagération; 3° parce que Photius n'en doit pas être responsable vis-à-vis de l'histoire. Ignace ne s'est-il pas attiré la haine de Bardas pour son zèle trop peu prudent, par se sprocédés à l'égard de Grégoire de Syracuse, par ses sentiments hostiles au gouvernement? Ce sont là autant de questions sur lesquelles on ne pourrait l'innocenter complètement mêmes à l'aide des récits de ses partisans. On peut même dire que ces récits passionnés le compromettent par leurs exagérations. Le refus qu'il fit de se démettre a provoqué contre lui les violences de Bardas, nous ne le nions pas, quoique les détails de ces violences présentent un caractère peu propre à nous les faire admettre complètement. Mais Photius a -t-il été complice de ces violences? Nous répondons négativement. D'abord, parce que les écrivains impartiaux ne les lui attribuent d'aucune façon, et parce que lui-même a protesté, dans ses lettres à Bardas, contre les violences exercées contre ses adversaires. Nous avons donné une de ces lettres et nous en trouverons de nouvelles preuves en analysant la correspondance entière si digne d'un grand et saint évêque. N'y aura-t-il que pour Photius qu'une correspondance intime ne sera pas un document digne de foi? Les historiens romains prétendent qu'il a écrit ses lettres à Bardas par hypocrisie. Mais les écrivains impartiaux et indépendants qui les confirment étaient-ils aussi des hypocrites? Croira-t-on que les ennemis déclarés de Photius aient eu seuls le privilège de dire la vérité en parlant delui? S'il faut juger l'homme sur le témoignage de ses ennemis, qui aura jamais été innocent? Par ce système on prouverait que le Christ lui-même a été digne de mort). On voit, du reste, par tout ce que fit ce pape, qu'il était décidé à ne tenir compte, en faveur de Photius, d'aucune preuve, d'aucune considération. Pour lui, quelques moines, partisans d'Ignace, qui étaient venus à Rome, étaient une autorité plus grande qu'un concile composé de trois cent dix-huit évêques, d'un grand nombre d'ecclésiastiques et de moines, et délibérant en présence d'une foule immense de peuple. Il faut bien convenir que la conduite de Nicolas avait un tout autre motif que la défense d'Ignace ou la justice de s acause. Il se croyait dépositaire de l'autorité divine et l'organe du Saint-Esprit. A ce titre, il s'attribuait tous les droits. Mais les conciles généraux qu'il invoquait pour appuyer sa condamnation avaient statué qu'un évêque ne pouvait être ni jugé ni condamné que par ses comprovinciaux, et ils n'avaient pas attribué à celui de Rome plus d'autorité qu'aux autres. Quant aux prétentions de Nicolas à l'autorité divine, on sait à quoi s'en tenir sur ce point, et ses raisonnements sont dignes de la thèse qu'il voulait établir. L'empereur Michel, en apprenant la décision du concile de Rome, écrivit à Nicolas une lettre pleine de menaces et de mépris (864). Il va sans dire que les ennemis de Photius la lui attribuent sous prétexte que l'empereur ne songeait qu'à ses plaisirs. Cette raison, à leurs yeux, est démonstrative. Nicolas répondit à l'empereur d'Orient une lettre fort longue, pleine de faits apocryphes, de faux raisonnements et des erreurs historiques les plus grossières. On voit, par cette lettre, que l'empereur avait opposé aux prétentions papales une foule de faits qui réduisaient la primauté de l'évêque de Rome à ses justes proportions; Nicolas les discute d'une manière superficielle; ses raisonnements portent à faux, et il confond quelques démarches de circonstance avec la reconnaissance de l'autorité absolue qu'il s'attribuait. Voici un exemple de ses faux raisonnements : " Il faut observer que le concile de Nicée, non plus que tout autre concile, n'a accordé aucun privilège à l'Eglise romaine, laquelle savait que, dans la personne de Pierre, elle avait mérité les droits de tout pouvoir d'une manière complète, et qu'elle avait reçu le gouvernement de toutes les brebis du Christ (177)". (177) : ( Que in Petro noverat eam totius jura potestatis pleniter meruisse cunctarum Christi ovium regimen accepisse). Il appuie cette opinion sur un témoignage du pape Boniface. " Si, continue-t-il, on examine attentivement les décrets du concile de Nicée, on trouvera certainement que ce concile n'a concédé aucune augmentation à l'Eglise romaine; mais que plutôt il a pris exemple sur elle dans ce qu'il accordait à l'Eglise d'Alexandrie." Nicolas n'ajoute pas que le concile avait regardé l'autorité du siège romain sur les Eglises suburbicaires comme fondée uniquement sur la coutume et non sur le droit divin; il ne remarque pas non plus que si l'on accordait à l'Eglise d'Alexandrie une autorité analogue à celle de Rome, on convenait par là même que cette dernière n'avair rien de divin, puisqu'un concile ne peut accorder d'autorité divine. C'est avec cette force de raisonnement que Nicolas répond à toutes les objections de son adversaire contre l'autocratie papale. Il termine en distinguant les deux domaines dans lesquels devaient agir le sacerdoce et l'empire. Si Michel avait besoin de savoir qu'il n'avait aucun droit sur les choses ecclésiastiques, la papauté elle-même ne devait-elle pas comprendre qu'elle n'avait aucun droit sur les choses temporelles? L'Eglise orientale devait protester contre les entreprises de Nicolas. Elles étaient contraires à l'ancien droit. Les ultramontains sont obligés d'en convenir, quoique d'une manière indirecte. Un écrivain (178) qui se prétend historien de Photius, et qui n'a accepté comme véridiques que les assertions des ennemis déclarés de ce patriarche, a été obligé, par l'évidence, de s'exprimer ainsi : " Le schisme a mis au grand jour les doctrines relatives à la primauté du Saint-Siège. Jamais ses prérogatives n'ont été mieux établies que dans la lutte du pape Nicolas... contre les schismatiques photiens." (178) : ( Jager, Histoire de Photius, liv. IV, p. 114, édit. 1854). Peut-on croire que, jusqu'au neuvième siècle, il ne s'était présenté aucune occasion de mettre en évidence ces prérogatives, si elles avaient, en effet, appartenu au siège de Rome? Les faits que nous avons exposés précédemment répondent assez éloquemment à cette question. Certes, des questions plus importantes que la déposition d'un évêque avaient été agitées entre l'Orient e l'Occident, depuis l'origine de l'Eglise, et ces questions, au lieu de mettre en relief l'autorité papale, l'avaient réduite à ses justes limites. Mais, au neuvième siècle, les circonstances étaient changées; la papauté avait sacrifié l'ancienne doctrine catholique à ses rêves ambitieux, et elle profitait de toutes les circonstances pour faire passer en usage une autocratie spirituelle aussi contraire aux Saintes Ecritures qu'à l'enseignement des Pères et des conciles. Fort de l'ancien droit, Photius regarda comme nulles les excommunications de Nicolas et continua à remplir ses devoirs épiscopaux avec un zèle et un dévouement que ses ennemis dénaturent avec une insigne mauvaise foi. Dès que Photius fut assis sur sa chaire patriarcale, il s'appliqua à réparer les ruines dont les iconoclastes avaient couvert Constantinople. Les églises et les monastères avaient été ravagés, les vases et les ornements sacrés avaient été dispersés et détruits; les images avaient été profanées et brûlées. Une opinion qui avait été si longtemps triomphante n'avait pu disparaître tout à coup malgré les anathèmes dont elle avait été frappée. Beaucoup d'iconoclastes secrets existaient encore et se contentaient de dissimuler leurs erreurs; quelques-uns mêmes osaient élever des objections théologiques contre le culte des images, comme on le voit dans la correspondance du grand patriarche; ces iconoclastes ne virent pas avec satisfaction élever sur le siège de Constantinople le neveu de Tarasios leur grand adversaire, un membre d'une famille qui s'était toujours distinguée par son amour pour l'orthodoxie. Photius, ainsi que son père, avait souffert pour la foi. Le nouveau patriarche montra donc un zèle fort actif pour réparer les dévastations dont les iconoclastes s'étaient rendus coupables. Il se fit ainsi beaucoup d'ennemis; mais il ne s'en préoccupait guère et continuait avec persévérance une oeuvre à laquelle il attachait la plus haute importance. Le pape chargea ses légats pour Constantinople, de huit lettres, datées du 13 novembre 866; elles sont autant de monuments d'orgueil (179). (179) : ( Epist. Nicol. IX et sq. dans la Collection des conciles du P. Labbe, t. VIII). Il y menace Michel de faire brûler ignominieusement la lettre qu'il lui avait adressée contre les prérogatives romaines, s'il ne la désavoue pas. Il écrit au clergé de Constantinople qu'il dépose tous les adhérents de Photius, et qu'il rétablit les partisans d'Ignace. Il notifie à Ignace qu'il l'a rétabli sur son siège, et qu'il a anathématisé Photius et ses adhérents; il flatte l'impératrice-mère Théodora et s'applaudit d'avoir pris la cause d'Ignace qu'elle soutenait elle-même; il prie l'impératrice Eudoxie de prendre le parti d'Ignace auprès de l'empereur; il engage tous les sénateurs de Constantinople à se séparer de la communion de Photius et à se déclarer pour Ignace. Sa lettre à Photius, qui est la troisième de la collection, mérite une mention spéciale : il lui donne seulement le titre d'homme : Nocolaus, etc., VIRO PHOTIO. Il lui reproche d'avoir "violé avec impudence les vénérables canons, les définitions des Pères et les préceptes divins". Il l'appelle voleur, adultère; il prétend qu'il a manqué à ses propres engagements; qu'il a corrompu les légats; qu'il a exilé les évêques qui refusaient d'entrer en communion avec lui; il affirme qu'il peut l'appeler avec justice homicide, vipère, Cham, Juif; Il revient sur les canons de Sardique et les Décrétales de ses prédécesseurs, et finit enfin par le menacer de le frapper d'une excommunication qui durera jusqu'à la mort. Une lettre si pathétique ne pouvait, comme on pense, produire qu'un effet : celui d'exciter Photius à condamner le pape. Les légats étant arrivés en Bulgarie, tous les prêtres grecs furent chassés de ce pays, et l'on reconnut comme invalide le sacrement de Confirmation qu'ils y avaient administré. C'était lancer à l'Eglise orientale l'insulte la plus grossière, en foulant aux pieds les premiers principes de la théologie chrétienne. Photius ne put tolérer ni cette erreur mêlée d'injure ni les entreprises de Nicolas. Il convoqua à Constantinople (867) un concile auquel il invita, non seulement les patriarches et les évêques orientaux, mais trois évêques d'Occident qui s'étaient adressés à lui pour obtenir son appui contre le despostisme de Nicolas. C'étaient l'évêque-exarque de Ravenne et les archevêques de Trèves et de Cologne. Les légats des trois sièges patriarcaux de l'Orient, une foule d'évêques, de prêtres et de moines, les deux empereurs (180), le sénat, assistèrent à cette assemblée. (180) : ( Michel et Basile qu'il avait associé à l'empire). On y lut les lettres de Nicolas; d'un avis unanime, on le reconnut indigne de l'épiscopat, et on prononça contre lui l'excommunication et l'anathème. Cette décision fut remise à Nicolas lui-même par Zacharie, métropolite de Chalcédoine, et Théodore de Cyzique. Anstase-le-bibliothécaire dit que sur mille signatures dont ce document était couvert, il n'y en avait que vingt-et-une d'authentiques. On sait ce que vaut le témoignage de cet homme. Un fait certain, c'est que le document fut connu en Orient; que le concile de Constantinople, qui plus tard l'annula, ne regarda pas les signatures comme supposées. Ce fait en dit plus que le témoignage d'un écrivain menteur. La sentence du concile contre Nicolas était plus canonique que celle de ce dernier contre Photius, car elle n'était qu'une excommunication et non pas une déposition; or, une Eglise a droit de séparer de sa communion ceux qu'elle juge coupables, et de ne plus les regarder comme évêques. Photius donna connaissance des décisions du concile dans une lettre Encyclique qu'il adressa aux patriarches d'Orient (181). (181) : ( Phot., Epist.2 ad Thron. Patriarch. Edit. Londin.). Les combats de la vérité contre l'erreur, dit-il, semblaient apaisés. Les Arméniens qui avaient résisté depuis le concile de Chalcédoine, s'étaient rangés sous l'orthodoxie; les bulgares avaient abandonné les erreurs de leurs ancêtres, lorsque, d'Occident, sont venues des bêtes sauvages qui ont déchiré la foi qu'ils professaient depuis deux ans à peine, et leur ont enseigné leurs faux dogmes et leurs erreurs. Ils leur ont imposé l'abstinence du samedi, contrairement aux canons. C'est peu de chose en apparence, mais la plus petite infraction a des conséquences graves. C'est ainsi qu'ils ont été amenés à transgresser les lois relatives au carême, en acceptant des adoucissements anti-canoniques; ils ont ensuite attaqué le mariage légitime des prêtres au nom d'un prétendu célibat qui n'est qu'un moyen de couvrir les désordres de leurs moeurs, et leurs tendances manichéennes. Ils ne craignent pas de donner de nouveau la confirmation à ceux qui l'ont reçue du prêtre, sous prétexte qu'elle ne peut être donnée que par l'évêque. Quelle insanité! En vertu de quelle loi parlent-ils ainsi? Sur quel Père de l'Eglise, sur quel concile peuvent-ils s'appuyer? Comment peut-on croire que celui qui consacre le pain eucharistique et nourrit les fidèles du corps et du sang du Christ, n'aura pas le droit de consacrer avec l'huile le corps du baptisé? Ils sont allés plus loin encore en prétendant que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, et non du Père seul. Qui a jamais énoncé un tel dogme? Quel serpent a parlé par leur bouche? Quel vrai chrétien reconnaît dans la Trinité un double principe, une double cause? Emettre une semblable opinion, n'est-ce pas dire que le Père est cause du Fils et du Saint Esprit, et que le Fils est aussi cause du Saint-Esprit? On fait ainsi deux dieux et l'on renouvelle la mythologie. Pourquoi le Saint Esprit procèderait-il du Fils, si la Procession du Père est parfaite? Qu'est-ce donc que cette procession du Fils, et pourquoi l'inventer? C'est certainement une chose inutile et futile. Photius réfute admirablement l'erreur occidentale au moyen des doctrines orthodoxes comparées entre elles, des principes de la philosophie, et de l'enseignement des pères de l'Eglise. Dans cette réfutation, il fait preuve d'une grand eprofondeur en théologie; il établit que la doctrine occidentale détruit la juste notion de la Trinité, en confondant les propriétés de chaque personne, et en les accordant à la Trinité entière. Aux yeux du savant patriarche, la nouvelle hérésie est le prélude de la grande apostasie dont l'Antichrist sera le chef. L'illustre Photius voyait clair dans l'avenir de l'Eglise occidentale; les faits donnent raison à ses prévisions; il a été prophète. Dans le reste de son Encyclique, Photius fait connaître aux patriarches ce qui a été fait dans le concile qu'il avait tenu à Constantinople et dans lequel on avait condamné la nouvelle hérésie et renouvelé les anciens canons. Il mentionne les lettres qui lui étaient venues d'Occident et dans lesquelles on le priait de condamner les erreurs acceptées dans ces régions; il termine sa lettre en priant les patriarches de faire recevoir dans leurs Eglises le septième concile oecuménique tenu contre les iconoclastes. Cette Encyclique, répandue en Occident, mit le pape Nicolas dans un grand embarras. Ne pouvant y répondre il s'adressa aux évêques franks qui jouissaient encore d'une grande réputation quoique le mouvement intellectuel créé par Charlemagne fût en décadence. Hincmar, archevêque de Reims, était alors le plus grand homme de l'Eglise de France. Nicolas s'adressa à lui pour l'appeler à son aide contre le patriarche de Constantinople. Il n'ose même pas nommer son savant adversaire et attribue aux empereurs Michel et Basile les attaques dont l'Eglise occidentale était l'objet. " De toutes nos peines, dit-il (182), celle qui nous est le plus sensible, c'est que les empereurs Michel et Basile nous accusent d'hérésie. (182) : ( Nicol., Epist. 70 ap. Labb. Conc., t. VIII; Flodoard, III, 17; Annal. Bertin.). Ils sont poussés par la haine et par l'envie; leur haine vient de ce que nous avons condamné l'ordination de Photius; leur envie vient de ce que le roi des Bulgares nous a demandé des missionnaires et des instructions; car, sous prétexte de religion, ils voulaient asservir le peuple. Ils nous reprochent de faire abstinence le samedi, et de dire que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Ils disent que nous condamnons le mariage parce que nous défendons aux prêtres de se marier; ils trouvent mauvais que nous défendions aux prêtres de faire aux baptisés l'onction du chrême sur le front; ils ajoutent faussement que nous faisons le chrême avec de l'eau." Ce dernier reproche ne se trouve pas dans la lettre de Photius aux patriarches. Photius ne reprochait pas non plus aux Occidentaux de condamner le mariage; il disait seulement qu'en défendant le mariage aux prêtres on lui portait atteinte et on semblait faire une concession au manichéisme. Nicolas continue à enregistrer les divers reproches que les Grecs faisaient aux Latins, en s'appuyant sur divers écrits. Photius n'a pas ainsi la responsabilité de tout ce qui était écrit; la polémique était engagée, et chacun disait son mot. Les Grecs attaquaient le clergé latin même dans sa mise extérieure, et lui reprochaient de se raser la barbe. Tous les reproches enregistrés par Nicolas étaient fondés; mais il soutenait que l'on n'avait pas le droit de faire ces reproches. Il est certain, dit-il, que l'Occident a toujours été d'accord avec le siège de saint Pierre sur tous ces points; il faut donc nous unir pour repousser les calomnies. Les métropolites devront assembler leurs suffragants pour examiner ce que l'on doit répondre et nous adresser leurs observations que nous joindrons à celles que nous ferons nous-mêmes. Il est évident que les reproches qui nous sont adressés sont faux, en partie, et que les autres ont toujours eu pour eux la pratique de l'Eglise de Rome et de tout l'Occident. Cependant, le faux dogme du Filioque n'était pas si vieux, et l'Eglise de Rome ne l'avait pas encore admis dans le symbole. Il ne faut pas s'étonner, continue Nicolas, que les Grecs fassent opposition à nos traditions puisqu'ils osent dire que la primauté de l'Eglise romaine a passé à l'Eglise de Constantinople depuis que les empereurs y ont fixé leur résidence (183). (183) : ( Fleury ( liv.51, § VI) en analysant la lettre de Nicolas dit avec beaucoup de candeur : " C'est la première fois que je trouve nettement exprimée cette prétention des Grecs qui est le fondement de leur schisme". Le bon Fleury n'a jamais trouvé aucune preuve à l'appui de cette prétendue prétention que les Grecs n'ont jamais eue; car ils n'ont jamais contesté la primauté du siège romain; ils l'ont admise dans les termes des conciles oecuméniques, et leur prétendu schisme consiste en ce qu'ils sont toujours restés fidèles aux conciles, sur ce point comme sur les autres). C'est pour cela que Photius, dans ses écrits, se qualifie d'archevêque et patriarche oecuménique. Nous avons fait observer que, pour ménager la susceptibilité de Nicolas, Photius n'avait pas pris son titre de patriarche oecuménique dans les lettres qu'il lui avait adressées. Il y avait droit et ce titre n'avait pas le sens que lui donne Nicolas. Il est probable qu'il le prit lorsqu'il n'eut plus rien à ménager avec le patriarche de Rome. Après avoir dit que les circonstances seules l'empêchaient de réunir tous les évêques à Rome, Nicolas ajoute : " Avant que nous eussions envoyé nos légats à Constantinople, les Grecs nous comblaient de louanges et exaltaient l'Eglise romaine; mais depuis que nous les avons condamnés, leur langage est tout autre et ils nous accablent d'injures. Ne pouvant rien reprendre à notre personne, ils s'attaquent à nos traditions contre lesquelles leurs ancêtres n'ont jamais osé s'élever." Nicolas n'était pas fort instruit de l'histoire des Eglises; le concile In Trullo contient, dans ses canons, des attaques assez formelles contre les fausses traditions romaines; Photius n'y ajoutait que sa protestation contre des erreurs que l'Occident n'avait admises que postérieurement à ce concile. Nicolas écrivit aux évêques de Germanie dans le même sens qu'aux évêques franks. Le résultat de tout ce bruit fut la composition de quelques ouvrages dont nous parlerons. Nicolas mourut peu de temps après avoir écrit ces lettres. On ignorait encore sa mort à Constantinople, lorsque Basile-le-Macédonien fit tuer l'empereur Michel son bienfaiteur et se proclama seul empereur. Quoiqu'il fût déjà Auguste, c'est-à-dire empereur du vivant de Michel, il voulut se faire couronner de nouveau par Photius, mais le grand patriarche refusa; c'est pourquoi Basile l'exila et rappela Ignace sur le siège de Constantinople. Les ennemis de Photius furent dans la joie, les iconoclastes surtout, qui voyaient dans le docte patriarche leur plus redoutable ennemi. Il avait consacré sa fortune à restaurer les églises qu'ils avaient dévastées. Ils se jetèrent d enouveau sur ces églises, cachant leurs sacrilèges sous le masque d'un beau zèle pour Ignace. Basile envoya à Rome des ambassadeurs avec des lettres pour le pape Nicolas. Ignace envoya également ses représentants et des lettres; Photius entreprit de défendre s acause à Rome même. Ses envoyés firent naufrage, excepté le moine Méthodius. Celui-ci ne jugea pas à propos de se présenter en voyant la passion avec laquelle on traita tout d'abord le patriarche dont il était le défenseur. Lorsque les envoyés d el'empereur et d'Ignace arrivèrent à Rome, Nicolas était mort et avait été remplacé par Adien II. Le nouveau pape reçut les envoyés, qui lui remirent les présents et les pièces destinées à son prédécesseur. Parmi ces pièces étaient les actes des conciles tenus par Photius contre Nicolas. Ils étaient écrits en double exemplaire. Photius en avait adressé un à Ludwig II, empereur d'Occident et roi d'Italie. On vola cet exemplaire à ceux qui en étaient porteurs, et on trouva l'autre parmi les papiers que Photius avait emportés en allant en exil. L'un fut lacéré à Constantinople et l'autre fut envoyé à Rome. L'envoyé de Basile, dans un beau zèle, le frappa du pied et de son épée en présence du pape, on le brûla et l'on condamna à être brûlés tous les exemplaires qui pourraient exister. C'était un excellent moyen pour pouvoir en dire tout ce que l'on voudrait. Le pape, dan sun concile qu'il réunit à Rome, éleva contre Photius toutes les accusations qu'il voulut; personne n'était là pour le défendre. Il fit connaître ce qui avait été décidé aux envoyés d'Ignace et d el'empereur, et écrivit à l'un et à l'autre des lettres pour le leur notifier. Tous les envoyés retournèrent à Constantinople avec trois légats : Donat, Etienne et Marin, qui devaient tenir un synode avec Ignace, afin de mettre à exécution les décisions papales. Le concile fut assemblé. On n'y admit que ceux qui signaient une espèce de formulaire envoyé de Rome. Les amis et défenseurs de Photius en étaient ainsi exclus. Les actes que l'on possède viennent d'Anastase-le-Bibliothécaire. L'exemplaire que les légats emportèrent de Constantinople leur fut volé en route par des brigands qui les dévalisèrent. ANastas-le-Bibliothécaire en avait fait une copie. Les actes que l'on possède de cette assemblée appartiennent donc exclusivement à cet écrivain. Lorsqu'il les publia, il y ajouta une préface dans laquelle il reconnaît avoir modofié plusieurs documents pour les rendre plus exacts. C'est donc sur la parole d'un écrivain qui avait mérité l'anathème et l'excommunication, même à Rome, que l'on accepte les actes d'un concile que l'on ose appeler en Occident huitième oecuménique (184). (184) : ( La condamnation d'Anastase-le-Bibliothéciare est mentionnée par les Annales de Saint-Bertin, rédigées sous les yeux d'Hincmar, archevêque de Reims. APrès l'avoir reconnue, Héfélé ( liv.XXIII, § 484) inventa, d'après d'autres modernes, un certain cardinal Anastase, qui aurait été excommunié. Ces modernes savent donc mieux que les contemporains ce qui s'est passé à Rome?) Il convient d'avouer qu'il ne faut pas être difficile pour reconnaître l'infaillibilité aux récits d'un écrivain menteur. C'est donc sous bénéfice d'inventaire que nous raconterons ce qui s'est passé à ce fameux concile (185). (185) : ( Les actes grecs sur lesquels Anastase prétend avoir fait sa traduction, ont disparu; on ne possède plus que s atraduction latine; Le jésuite Mathieu Rader a retrouvé quelques extraits grecs se rapportant à ce concile. Ils ne sont pas conformes à la traduction latine d'Anastase). Il faut avoir perdu toute notion de ce que doit être un concile oecuménique, pour attribuer cette qualification à l'assemblée qui déposa Photius. Un concile ne peut être oecuménique que s'il s'agit d'une question de foi sur laquelle il est nécessaire de recevoir le témoignage de toutes les Eglises pour en déterminer le véritable sens. A l'assemblée de Constantinople il ne s'agissait que d'une question de foi sur laquelle il est nécessaire de recevoir le témoignage de toutes les Eglises pour en déterminer le véritable sens. A l'assemblée de Constantinople il ne s'agissait que d'une question de personne, et les évêques n'avaient point à attester la foi constante de leurs Eglises respectives. Ils n'étaient alors que de simples théologiens plus ou moins instruits, plus ou moins indépendants, qui avaient à énoncer une opinion sur la personne et les actes de l'un d'entre eux. La qualification d'oecuménique n'a donc été donnée à cette assemblée que pour faire illusion aux simples et satisfaire la haine des ennemis du respectable patriarche. Le concile fut ouvert le 5 octobre 869 dans l'église de Sainte-Sophie (186). (186) : ( Labb., Conc., t.VIII). Outre les légats du pape, on y vit Elie légat du patriarche de Jérusalem, et Thomas, archevêque de Tyr. Le patriarche d'Antioche était mort. Les envoyés d'Alexandrie n'arrivèrent qu'à la fin du concile. Elie pouvait bien se dire légat du patriarche de Jérusalem, mais Thomas ne l'était pas du patriarche d'Antioche, puisque ce patriarche était mort. Dès qu'Elie et Thomas furent arrivés à Constantinople, on leur raconta ce qui s'était passé à propos de Photius et d'Ignace. Ils admirent ce qui leur était exposé par les ennemis de Photius et rédigèrent une déclaration dans laquelle ils admettaient tout ce que le pape Nicolas avait fait. Cette déclaration fut lue dans la première session du concile. On lut également les lettres d'Adrien II à l'empereur Basile et à Ignace, en réponse à celles qu'ils avaient écrites au pape Nicolas. Dans s alettre à Basile, Adien II disait : " Nous voulons que vous fassiez célébrer un concile nombreux, qui sera présidé par nos légats et dans lequel on examinera les fautes commises par les adhérents de Photius. On pourra, à leur égard, user d'indulgence, excepté Photius, dont l'ordination doit être absolument condamnée. Dans ce concile, on brûlera publiquement tous les exemplaires du faux concile tenu contre le Saint-Siège, et on défendra d'en conserver sous peine de déposition et d'anathème. Les décrets du concile de Rome contre Photius seront signés par tous les membres de votre concile et seront déposés dans les archives de toutes les églises. Il demande qu'on lui envoie quatre prêtres-moines romains qui avaient été en correspondance avec Photius (187), afin de les punir comme ils méritaient." (187) : ( Outre ces moines, d'autres Occidentaux étaient en correspondance avec Photius, en particulier Jean, évêque-exarque de Ravenne, qui maintenait contre Rome l'indépendance de son siège). Dix-huit personnes seulement se trouvèrent à la première réunion du concile : douze évêques orientaux qui s'étaient prononcés contre Photius, Ignace, les trois légats du pape, Elie, syncelle de Jérusalem et Thomas, archevêque de Tyr. Photius ne pouvait reconnaître pour juges ceux qui ne voulaient pas le juger et le considéraient comme irrévocablement condamné. Il ne pouvait donc se présenter volontairement devant des ennemis pour être jugé; il ne pouvait qu'obéir si on le forçait à se présenter. Il répondit donc : " Vous ne m'avez pas encore appelé devant votre assemblée; pourquoi m'y appelez-vous aujourd'hui? Je ne m'y rendrai pas de plein gré; j'ai placé une garde sur ma bouche... (Psalm. 38). Vous pouvez lire vous-même le reste du texte. Ce texte est celui-ci : Parce que l'impie est contre moi, j'ai résolu de me taire devant votre conventicule impie". On lui envoya une seconde délégation laïque chargée de ce texte biblique, en réponse à celui qu'il avait cité : Avec la bride et le frein, tu devras maîtriser la bouche de celui qui ne veut pas s'approcher de toi. On ajoutait que cela serait fait au moyen de l'autorité impériale. Il faut avouer que si l'empereur avait compté sur les légats pour faire rendre un jugement équitable, il s'était bien trompé. Du reste, les légats de Rome répétaient à satieté qu'il ne s'agissait pas d erendre un jugement, mais d efaire connaître une condamnation. Alors, à quoi bon obliger Photius à se rendre au concile? Forcé de s'y présenter, il imita l'exemple de Jésus-Christ devant le tribunal judaïque qui voulait, non pas le juger, mais le condamner. Quand on l'eut introduit dans le local d el'assemblée, on le mit à la dernière place. Alors un des légats demanda : " Quel est cet homme qui se tient debout à la dernière place?" "C'est Photius", dirent les sénateurs. Le légat reprit : " Est-ce là ce Photius qui a causé tant de peine à l'Eglise romaine depuis sept ans, bouleversé l'Eglise de Constantinople, fatigué les Eglises d'Orient?" On ne sait sur quoi s'appuyaient les légats dans leur dernière accusation, car, à part les lettres encycliques envoyées par Photius aux patriarches d'Orient, on ne connaît absolument aucun fait, aucun document des Eglises orientales relativement à Photius. Les légats ayant demandé à Bahanès si Photius acceptait les décisions des papes; il faut l'interroger lui-même, répondit-il. Georges, concierge du palais impérial, fut chargé de lui poser la question; Photius ne répondit pas. Les légats la posèrent pour la seconde fois; Photius garda le silence. ALors les légats l'injurièrent, le traitant de malfaiteur, d'adultère. Photius se contenta de dire : " Je n'ai pas besoin de parler pour que Dieu entende ce que je réponds". Ton silence ne te sauvera pas, dirent les légats. Photius répondit : " Le silence du Christ ne l'a pas sauvé non plus". Il ne répondit pas un seul mot à toutes les diatribes que se permirent contre lui les légats romains et les prétendus légats des patriarches d'Orient. Bahanès prit enfin la parole. " Seigneur Photius, dit-il, vous pouvez vous justifier. Si vous continuez à garder le silence, le concile ne sera pas miséricordieux pour vous. A qui voudriez-vous en appeler? Rome et l'Orient sont ici qui vous condamnent. Homme de Dieu, justifiez-vous". " Ma justification n'est pas de ce monde, répondit Photius, si elle était de ce monde je vous la ferais voir". Comment, en effet, aurait-il pu convaincre de son innocence des gens qui l'avaient condamné sans l'entendre? De Rome on n'avait apporté que sa condamnation; d'Orient, il ne voyait que deux fanatiques qui mentaient et l'insultaient; la cour l'avait chassé de son siège sans jugement et avait rappelé son antagoniste, sans respect pour un grand concile qui avait prononcé sa déchéance. Sa justification n'était donc pas d ece monde. Bahanès l'engagea à réfléchir et lui annonça qu'on le ramènerait à la prochaine séance; allez, dit-il, on vous fera revenir. Photius lui répondit : " Oh! je n'ai pas besoin de temps pour réfléchir; quant à me renvoyer, vous en avez le pouvoir". En réalité, le fameux concile que les Occidentaux appellent huitième oecuménique ne fut composé que de dix-huit membres, dont plusieurs n'étaient pas évêques. Dans la dernière séance on lut vingt-sept canons. La plupart sont insignifiants. Dans ceux qui avaient quelque signification, on avait l'intention d'atteindre Photius et ses amis. On peut les résumer ainsi : Les décrets des papes Nicolas et Adrien contre Photius sont confirmés; Photius n'a jamais été évêque. Toutes les ordinations qu'il a faites sont nulles, les églises et les autels qu'il a consacrés doivent recevoir une nouvelle consécration. Cependant, Photius avait été ordonné et consacré par des évêques qui avaient reçu eux-mêmes la consécration d'une manière légitime; par conséquent, il avait reçu le carctère sacerdotal et épiscopal. En n'écoutant que leur passion, les légats qui étaient tout dnas le concile, sont tombés dans une erreur grave qu'aucune Eglise, même occidentale, n'a soutenue. Si l'effet d'un sacrement dépend de la situation morale de celui qui l'administre, personne ne sera certain d'avoir reçu un seul sacrement; on voit où cela pourrait conduire. La doctrine émise par le prétendu huitième concile oecuménique est tout simplement une hérésie dont aucune Eglise n'a accepté la responsabilité; qui a même été condamnée par toutes les Eglises. On anathématise Photius parce que, étant patriarche, il enseignait les sciences et faisait prendre à ses disciples certains engagements. Il lui est défendu, ainsi qu'aux autres excommuniés, d'enseigner les sciences et de peindre de saintes images. Cela était dirigé contre Grégoire de Syracuse qui était artiste. Les légats romains qui n'étaient ni savants ni artistes ne comprenaient pas que de tels canons les rendaient ridicules. Ils défendent d'attaquer les cinq patriarches et d'écrire contre celui de Rome comme l'avait fait Photius. Celui-ci aurait pu répondre qu'il était, lui aussi, patriarche, lorsque celui de Rome lui avait écrit des lettres insolentes sans avoir examiné sa cause, comme il le disait. Avant de se séparer, le concile fit lire une ample profession de foi dans laquelle tous les hérétiques étaient condamnés. Parmi ces hérétiques anathématisés était le pape Honorius, classé parmi les monothélites. On reconnaît les sept conciles oecuméniques, et l'on a la modestie de déclarer que le présent concile serait classé comme le huitième. Il fallait au moins attendre qu'il fût admis par toutes les Eglises; ce qui n'a jamais eu lieu. On termina la profession de foi, en confirmant la condamnation de Photius par les papes Nicolas et Adrien. Pourquoi confirmer cette condamnation, puisque les légats avaient déclaré à satiété qu'ils n'étaient venus que pour l'exécuter; qu'ils ne voulaient pas juger les inculpés, mais recevoir seulement leur soumission? Après l'adoption des canons, l'empereur engagea tout le monde à se soumettre, et fit entendre que tous les insoumis seraient punis rigoureusement. Personne ne fit d'observation et l'on procéda à la signature des actes. Les trois légats romains signèrent les premiers, sous la réserve de l'approbation du pape; puis signèrent : Ignace et les légats d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem; l'empereur fit une croix en guise de signature. Son fils Constantin fit deux croix, l'une pour lui, l'autre pour son frère Léon, et écrivit au dessus des croix les noms des trois princes. Signèrent ensuite, cent deux évêques. Quand ils seraient authentiques, ce serait peu en comparaison des nombreux sièges épiscopaux qui existaient dans l'empire. Nicétas, dans sa Vie d'Ignace, dit que les signataires trempèrent leur plume dans le sang du Sauveur. Cependant, il en doute. Il fait vraiment bien d'en douter. Plusieurs lettres furent écrites par l'empereur et le concile pour notifier aux patriarches et à toutes les Eglises ce qui avait été fait. On doit remarquer que, dans les actes, les évêques, anciens amis de Photius, n'avaient pris aucune part à ce qui s'était passé dans le concile. Ignace lui-même n'y avait eu qu'un rôle fort insignifiant. Après le concile, Photius avait été exilé. On ne lui avait laissé aucun moyen d'existence; on lui avait enlevé ses livres; ses amis et ses parents étaient persécutés. Il écrivit alors à l'empereur Basile (188) : (188) : ( Phot;, epist. 97. Edit. Lond.) " Ecoute-moi, Très Clément Empereur; je ne veux te rappeler ni nos anciennes liaisons, ni les serments qui t'ont lié à moi, ni l'onction que je t'ai donnée, ni les saints mystères auxquels je t'ai fait participer (189), je te demande seulement pourquoi on m'a exilé sans l'avoir mérité; pourquoi on m'a fait un exil pire qu'aux autres. (189) : ( Basile avait été sacré lorsqu'il fut associé à l'empire, et il participa aux Saints-Mystères sous Photius jusqu'au jour où il rappela Ignace). On m'a même privé de mes livres; c'est un supplice nouveau et bien extraordinaire qu'on a inventé pour moi. Dans quel but? Sans doute pour que je n'entende plus la parole divine. Veux-tu donc que l'on applique à ton règne cette parole de l'Ecriture : " Dans ces jours, on aura faim de pain, et faim de la parole de Dieu". Si, en écrivant, j'ai commis des erreurs, qu'on me donne un plus grand nombre d elivres pour m'instruire. Si je n'ai blessé personne par mes erreurs, pourquoi me blesse-t-on moi-même? Jamais les orthodoxes n'ont été traités par les hérétiques aussi cruellement que je le suis; jamais ils n'ont été privés de leurs livres. Les hérétiques n'avaient pas à souffrir dna sleur exil ce qu'on me fait souffrir. Arius lui-même avait des moyens d'existence et ses livres. On a inventé pour moi de nouveaux supplices; je suis séquestré de mes parents, de mes amis, de mes serviteurs. Au lieu d eclercs chantant les saints offices, je n'ai autour de moi que des soldats. Si tu ne veux pas alléger mon supplice, condamne-moi à mort; la mort sera du moins la fin de mes tourments. Tout empereur que tu es, tu es mortel comme moi, tu as la même nature que moi, tu as le même maître et le même juge que moi. Je ne te demande ni le trône patriarcal, ni le bonheur, ni la gloire; je ne désire que la paix et un traitement conforme aux moeurs civilisées du peuple romain." Il écrivit avec énergie aux officiers de la cour qui le persécutaient (190). (190) : ( Phot., Epist. 22, 49). A un de ces officiers, nommé Michel, il fait observer que dans toutes les condamnations dont on accable lui et ses parents, on ne trouve aucun témoin, aucun juge, aucun accusateur ( 191). (191) : ( Phot., Epist. 85). Dans cette lettre il se plaint qu'on lui ait enlevé ses livres. C'était la chose qui lui causait le plus de peine. Il est certain que l'immense majorité des évêques et des fidèles lui restèrent unis dans la persécution qu'il endurait. L'empereur lui-même avait vu de près les intrigues dont Photius avait été victime; les exagérations des légats l'avaient choqué; Ignace était vieux et malade et son ministère était complètement nul; En réalité Photius n'avait été jugé que par le pape Nicolas qui, ne connaissant pas un mot de grec n'avait pu juger en connaissance de cause, surtout lorsque l'accusé était absent et ne pouvait se défendre. En présence de tels procédés, l'empereur Basile n'hésita plus. Il avait sans doute attendu la mort d'Ignace pour prendre une décision; mais voyant que sa vieillesse se prolongeait plus qu'on eût pensé, il fit revenir Photius à Constantinople et lui donna pour demeure un des plus beaux palais de la ville. Photius laissa Ignace fort tranquille sur sa chaire patriarcale et se contenta d'entretenir les relations les plus intimes avec l'empereur. Ignace étant mort (879) on n'élut pas un autre évêque à sa place et Photius fut de nouveau reconnu pour patriarche (192). (192) : ( L'historien sérieux ne peut tenir compte des fables ridicules inventées par le biographe d'Ignace pour expliquer le retour de Photius, et la position indépendante qu'il avait après son retour, vis-à-vis du patriarche Ignace. L'écrivain injuste et passionné s'y montre tout-à-fait à découvert, son témoignage dénué de preuves ne peut être accepté que par les ennemis de Photius qui trouvent bon tout ce qui peut servir leur haine aveugle). Sur ces entrefaites deux légats romains étaient arrivés à Constantinople. Ils étaient envoyés par le pape Jean VIII qui avait succédé à Adrien II. Ces légats trouvèrent Ignace mort. Ils hésitèrent d'abord à entrer en relations avec Photius; mais après réflexion, ils n'y trouvèrent pas grand inconvénient puisqu'ils avaient été envoyés à Constantinople pour mettre à exécution les menaces d'excommunication faites à Ignace à cause des affaires de Bulgarie. Photius les reçut avec aménité et s'engagea à envoyer à Rome des légats pour prier le pape Jean de rendre enfin la paix à l'Eglise de Constantinople en le reconnaissant pour patriarche. Il y envoya, en effet, Théodore métropolite de Patras qu'il chargea d'une lettre que signèrent avec lui les métropolites dépendant du siège de Constantinople. La plupart des métropolites et des évêques lui étaient restés fidèles, même pendant son exil; tous désiraient la paix et la réconciliation avec le siège romain. Photius avait obtenu des patriarches d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem, des lettres dans lesquelles on le reconnaissait pour patriarche de Constnatinople. Théodore fit un heureux voyage, grâce au pape qui l'avait recommandé à tous ceux qui pouvaient le protéger. Il arriva à Rome au printemps de l'année 879. Au mois d'aôut de la même année, le pape Jean le renvoya à Constantinople avec des lettres favorables à Photius dont Pierre, cardinal-prêtre, était porteur. Jean s'y montrait disposé à reconnaître Photius pour patriarche quoiqu'il fût remonté sur sa chaire sans avoir préalablement consulté le Saint-Siège. La mort d'Ignace et les circonstances étaient, à ses yeux, des motifs suffisants pour en finir avec une affaire qui troublait l'Eglise depuis trop longtemps. Jean VIII ne mentionnait plus les anathèmes de Nicolas et d'Adrien, ni ceux du conciliabule ridicule des Dix-Huit dont on a fait depuis, en Occident, un concile oecuménique. Tout cela était considéré comme non avenu. Dans la lettre à l'empereur Basile, il dit que les patriarches d'Antioche et de Jérusalem, tous les métropolites, tous les évêques, tout le clergé de Constantinople, tous ceux qui ont été ordonnés par Méthodius et Ignace, étant unanimes pour reconnaître Photius, il le reçoit aussi comme évêque, confrère et collègue, à condition qu'il demande pardon en plein synode, selon la coutume. Jean VIII, tout en ne tenant pas compte des actes passionnés de ses prédécesseurs, ne pouvait pas officillement les désavouer. C'est pourquoi il suppose un acte de soumission de la part de Photius, puis il ajoute : " Afin qu'il ne reste plus aucune discussion dans l'Eglise, nous absolvons de toute censure ecclésiastique, lui, Photius, les évêques, les ecclésiastiques et les laïcs qui en ont été frappés, en vertu de la puissance qui, selon la croyance de toute l'Eglise, nous a été donnée par Jésus-Christ, en la personne du prince des apôtres et qui s'étend à tout sans exception" (193). (193) : ( Voir pour tout ce que nous relatons les Lettres du pape Jean VIII, dans la collection des conciles du père Labbe, t. VIII; et dans la collection du père Hardoin, t.VI). Cette doctrine était dès lors acceptée sans contestation à Rome. Depuis un siècle, la notion papale s'était développée et affermie, et le pape Jean s'imaginait que toute l'Eglise lui reconnaissait une autorité absolue qui lui serait venue de Jésus-Christ par saint Pierre. Cette erreur ne fit que s'accentuer depuis, et les papes ne négligèrent aucune occasion de la mettre en relief. Mais dans l'Eglise orientale on n'a jamais admis de telles prétentions, et lorsque dans leurs lettres, les papes s'attribuaient des prérogatives considérées comme illégitimes, on pouvait les modifier avant d'en donner communication aux conciles, afin de ne pas soulever des discussions trop vives de la part des membres de l'assemblée (194). (194) : ( Les lettres du pape Jean VIII ont pu être ainsi modifiées. Naturellement on a reproché à Photius de les avoir falsifiées. Ne pourrait-on pas admettre aussi qu'à Rome on en fabriquait plusieurs, les unes pour l'Orient, les autres pour l'Occident. Un fait certain c'est que, au douzième siècle, Yves de Chartres cita la lettre de Jean VIII à l'empereur Basile d'après un texte latin conforme à la lettre grecque que l'on dit avoir été falsifiée par Photius. Pourrait-on dire d'où tenait cette lettre Yves de Chartres, un des plus doctes canonistes du douzième siècle? Cette lettre était connue en Occident, c'est évident. Venait-elle de Photius?) Jean Viii écrivit une seconde lettre aux patriarches orientaux et à tous les évêques du patriarcat de Constantinople. C'est une réponse à toutes les lettres qu'il avait reçues et dans lesquelles on le suppliait de reconnaître Photius pour patriarche afin de pacifier l'Eglise (195). (195) : ( Les ennemis de Photius prétendent qu'il a falsifié cette lettre. Ils sont cependant obligés de reconnaître qu'il existe deux lettres en latin, l'une conforme à la tradition grecque, l'autre qui en diffère et dans laquelle les prétentions papales sont plus accentuées. Photius aurai-il composé une lettre latine conforme à la tradition grecque? On n'a pas eu jusqu'ici l'impudence de le prétendre). Dans sa lettre à Photius, Jean VIII le reconnaît pour patriarche et l'engage à travailler à l'union en traitant ses adversaires avec mansuétude. Il écrivit une quatrième lettre aux ennemis de Photius, les patrices Jean, Léon et Paul, et les métropolites Stylianus, Jean et Métrophane, pour les engager à se réconcilier avec leur patriarche Photius. " Si vous refuser d'en agir ainsi, ajoute-t-il, les légats sont chargés de vous exclure de la communion de l'Eglise, jusqu'à ce que vous obéissiez. Nul ne doit prétexter qu'il ne peut faire ce que nous demandons, parce qu'il aurait signé quelque document contraire, car l'Eglise a le droit de délier de toutes sortes de liens". La cinquième lettre de Jean VIII est adressée à ses légats. Les légats habiteront à Constantinople le logement qui leur sera assigné par l'empereur. Ils ne remettront les lettres apostoliques qu'après avoir été reçus en audience par l'empereur. Quand ils lui remettront ces lettres, ils lui diront : " Ton Père spirituel le pape apostolique Jean te salue, ô empereur institué par Dieu". Si, avant la remise des lettres, l'empereur interroge les légats sur leur contenu, ceux-ci répondront qu'elles contiennent des salutations à son adresse et des instructions pour le rétablissement de la paix. Le lendemain de l'audience impériale, ils iront saluer le très saint Photius, et en lui remettant la lettre du pape, ils lui diront : " Notre maître, le pape apostolique Jean te salue et veut te reconnaître comme son frère et son collègue dans le sacerdoce." Photius devra comparaître devant un concile en présence des légats. Toute l'Eglise devra, conformément à nos instructions, le reconnaître; lui, de son côté, devra se montrer reconnaisssant et louer la bonté de l'Eglise romaine. A la fin de la réception, les légats diront à Photius : " Le pape ordonne que tu t'efforces de ramener à l'union les évêques et les clercs qui ne voudraient pas entrer en communion avec toi". Les légats célébreront un concile avec Photius; on y lira d'abord la lettre du pape à l'empereur, et on demandera si l'on veut s'y conformer. Ceux qui ne voudront pas entrer en communion avec le patriarche Photius, recevront les trois avertissements canoniques, et seront excommuniés s'ils persistent. Après la mort du patriarche Photius, on n'élira plus de laïc pour occuper la chaire patriarcale de Constantinople. Pendant le concile, les légats engageront Photius à se désister de toute juridiction sur la Bulgarie, sous peine d'être frappé selon les canons. La même menace avait été faite à Ignace qui n'en tint aucun compte. Les légats déclareront devant le concile, que les synodes tenus sous le pape Adrien, soit à Rome, soit à Constantinople contre Photius sont et demeurent annulés. Les légats ne devront ni se laisser corrompre, ni se laisser épouvanter. Ce commonitorium avait été arrêté en concile à Rome, et était signé des membres de ce concile et du pape. LE CONCILE DE 879 (VIIIe OECUMENIQUE) Au mois de novembre (879) le concile prescrit par le pape Jean fut assemblé (196). (196) : ( Les actes de ce concile ont été publiés, d'après les manuscrits du Vatican, et d'après les ordres du pape Clément XI, par le père Hardoin dans sa collection des conciles (t. VI); comme ils contiennent beaucoup de choses qui réfutent les assertions des ennemis de Photius, des écrivains passionnés comme Baronius et le rec apostat Léon Allacci ( Allatius) prétendent qu'ils ont été falsifiés par Photius. Assémani qui n'est pas suspect de bons sentiments à l'égard de l'Eglise orientale les admet comme authentiques. comment, en effet, peut-on supposer que la bibliothèque du Vatican n'aurait possédé que les actes falsifiés? Que seraient devenus les actes authentiques?) Photius le présida. A ses côtés étaient les légats de Rome et des sièges patriarcaux d'Orient : le prêtre Cosmas, légat d'Alexandrie, Basile, archevêque de Martyropolis, légat d'Antioche, Elie, légat de Jérusalem (197). (197) : ( Cet Elie n'était pas le même qui avait siégé au concile tenu contre Photius. Il siégea dès la première session; Cosmas n'arriva que pour la deuxième session, et l'évêque Basile pour la quatrième). Trois cent quatre vingt-trois évêques prirent séance après les légats. Au commencement de la première session, le diacre Pierre, protonotaire de l'Eglise de Constantinople, annonça solennellement que les légats du pape demandaient à entrer. Photius ordonna de les introduire après avoir fait une prière d'action de grâces; il alla au devant d'eux, les embrassa et leur adressa des compliments aussi pieux qu'éloquents. Le cardinal Pierre qui parlait au nom de la légation, remercia Dieu de ce qu'ils trouvaiant Sa Sainteté le patriarche en aussi bonne santé, et déclara que le pape le saluait comme son frère et son collègue dans le sacerdoce. " Nous aussi, répondit Photius, nous saluons d'une affection cordiale le très saint pape oecuménique Jean, notre saint frère, collègue et père spirituel". Le cardinal Pierre ayant fait allusion aux lettres qu'il avait apportées et qui témoignaient de la sollicitude du pape pour l'Eglise de Constantinople, Photius fit grand éloge de ces sentiments du pape : " De même que le Christ, dit-il, ne s'est pas contenté du Ciel, et qu'il a voulu descendre sur la terre pour le bonheur de l'humanité, le pape ne s'est pas contenté de voir sa propre Eglise en paix, il a voulu aussi engager les schismatiques des autres pays à s'amender". Il entendait par ce mot ceux qui refusaient d'être en communion avec lui. Après quelques autres politesses, le cardinal Pierre, s'adressant au concile, dit que le pape, en bon pasteur, n'avait qu'un but, ramener tout le monde à l'union. " L'union est déjà faite", dit Jean d'Héraclée. Puis Zacharie de Chalcédoine, intime ami de Photius, présenta l'historique et les causes des discussions qui avaient eu lieu. La supériorité incontestable de Photius lui avait fait beaucoup d'envieux, et la faiblesse d'Ignace en avait fait le jouet de ces envieux qui, pour satisfaire leurs mauvais sentiments, avaient troublé toute l'Eglise. " Heureusement, ajouta-t-il, que le pape Jean n'a plus voulu être le jouet de ces envieux et il a suivi une autre voie que ses prédécesseurs Nicolas et Adrien. Grâce à lui la paix est rétablie". Le légat de Jérusalem déclara que son Eglise avait reconnu Photius pour patriarche depuis qu'il avait envoyé ses lettres de communion au patriarche Théodose (198). (198) : ( C'est ce que nous avons affirmé contre le mensonge du faux légat de Jérusalem au conciliabule des Dix-Huit). Les légats remirent à Photius plusieurs vêtements ecclésiastiques qui lui étaient envoyés par le pape, et déclarèrent de nouveau qu'il avait pour le patriarche de Constantinople les sentiments de la plus parfaite amitié. La session fut terminée par des acclamations en l'honneur de l'empereur, de la famille impériale, de Photius et de Jean, très saint patriarche. La deuxième session eut lieu le 17 novembre. On lut les lettres du pape à l'empereur et à Photius (199). (199) : ( Fleury, en constatant qu'il y a des différences entre le texte latin et le texte grec, dit que les changements avaient sans doute été faits " de concert avec les légats qui en entendirent la lecture sans s'en plaindre". Hist. Eccl., livre LIII, § 13). Après cette lecture, le cardinal Pierre demanda comment le patriarche Photius était remonté sur son trône. Elie de Jérusalem se chargea de la réponse. " Photius, dit-il, a toujours été reconnu comme patriarche par les trois patriarches d'Orient et par la plupart des évêques et des ecclésiastiques du patriarcat de Constantinople. Pourquoi n'aurait-il donc pas remonté sur le trône?" Tout le concile se joignit à Elie : " Il y est remonté, dirent les évêques, du consentement des trois patriarches, à la prière de l'empereur, ou plutôt en cédant aux instances qui lui ont été faites, et à la prière de toute l'Eglise de Constantinople". - " Il n'y a donc pas eu de violences commises par Photius? dit le cardinal Pierre; n'a-t-il pas agi tyranniquement?" - " Au contraire, répondit le concile, tout s'est passé avec douceur et tranquillité". - " Dieu soit béni", reprit le cardinal Pierre. Alors Photius prit la parole et dit : " Je vous le déclare devant Dieu, je n'ai jamais désiré ce siège; la plupart de ceux qui sont ici le savent bien. La première fois que j'y montai malgré moi, après avoir répandu beaucoup de larmes, et avoir résisté longtemps à une véritable violence que me faisait l'empereur qui régnait alors; je n'y suis monté que du consentement des évêques et du clergé qui m'avaient élu à mon insu. On me donna des gardes..." - " Oui, s'écri ale concile, nous savons tous qu'il en a été ainsi; nous le savons par nous-mêmes, ou nous l'avons appris de ceux qui en furent témoins." Photius continua ainsi : " Dieu a permis que je fusse chassé; je n'ai fait aucune démarche pour rentrer, je n'ai point excité de séditions, je me suis tenu en repos, me confiant dans les jugements de Dieu, et sans importuner l'empereur de mes réclamations. Je n'avais ni le désir ni l'espérance d'être rétabli. Dieu a voulu que l'empereur me rappelât de mon exil; tant qu'Ignace, d'heureuse mémoire, a vécu, je n'ai pas voulu reprendre mon siège, malgré les instances qui m'étaient faites". Le concile s'écria : " C'est la vérité". - " Je cherchai, ajouta Photius, de toutes les manières à avoir la paix avec Ignace; nous nous sommes vus au palais, nous nous sommes jetés aux pieds l'un de l'autre et nous nous sommes pardonnés. Lorsqu'il tomba malade, il m'appela; je le visitai plusieurs fois et je le consolai autant qu'il me fut possible. Il me recommanda ceux qu'il aimait le mieux, et j'en ai pris soin. Après sa mort, l'empereur lui-même vint me trouver pour m'engager à me rendre aux désirs de l'Eglise et de reprendre le siège de patriarche. Je dus y consentir". Le concile dit : " Tout cela est vrai". Le cardinal Pierre fit connaître au concile l'amitié que le pape Jean professait pour Photius, et tout le concile applaudit. Les légats demandèrent ensuite la lecture des lettres des patriarches orientaux. On commença par celle que Michel, patriarche d'Alexandrie, avait envoyée par le prêtre Cosmas. Le patriarche anathématise Joseph, qui s'était donné le titre de légat d'Alexandrie au conciliabule des Dix-Huit, on lit dans la lettre : " Ce Joseph s'est dit faussement archidiacre du patriarche d'Alexandrie, mon prédécesseur qui l'a anathématisé. Il en est de même de l'impie Elie qui s'est dit syncelle de Sergius, patriarche de Jérusalem, et qui est mort frappé de la lèpre à son retour". Le patriarche d'Alexandrie fait ensuite le plus grand éloge de Photius et dit : " Quiconque ne communique pas avec lui et ne le reçoit pas pour patriarche très légitime, doit être classé parmi les juifs." La lettre treminée, le concile dit : " Nous savions bien que les sièges d'Orient n'avaient jamais été séparés de la communion de Photius." La lettre fut donc acceptée officiellement. Le même patriarche d'Alexandrie avait écrit à Photius en même temps qu'à l'empereur. APrès lui avoir adressé les plus grands éloges, il lui dit que les métropolites de son patriarcat s'étaient réunis autant qu'il leur avait été possible dans la triste situation où ils étaient sous le joug musulman, et que tous avaient décidé, d'après la recommandation de son prédécesseur, de perséverer dans la communion avec lui, et d'insérer son nom dans les dyptiques sacrés. " Quant à Elie et Joseph qui ont fait éclater leur rage contre vous, ajouta-t-il, ils sont morts dans leur péché sans en avoir fait pénitence. Pour ce qui est de Thomas, évêque de Bérite (Tyr), il a reconnu sa faute comme vous le verrez par sa rétractation. Nous lui avons pardonné et nous vous prions de faire de même". Les légats du pape déclarèrent que cette affaire de la rétractation de Thomas n'appartenait qu'à Photius; et le bon patriarche déclara aussitôt qu'il lui pardonnait. Théodose, patriarche de Jérusalem, avait envoyé à Photius une lettre analogue à celle de Michel d'Alexandrie. Il l'avait envoyée par le prêtre-moine André et le prêtre Elie. Il intercédait aussi pour Thomas de Tyr. Le patriarche d'Antioche, nommé aussi Théodose, écrivit dans le même sens que les patriarches d'Alexandrie et de Jérusalem. Tous déclaraient se réjouir du rétablissement de Photius avec lequel ils étaient en communion. Le patriarche de Jérusalem étant mort sur ces entrefaites, Abraham, métropolite d'Armide et Samosate, en Arménie, en écrivit à Photius et lui apprit qu'il avait été remplacé par Elie, de Damas. Il profita de cette occasion pour complimenter Photius sur son rétablissement et déclarer qu'il était en communion avec lui. Le concile rendit grâces à Dieu pour toutes ces lettres, et termina la deuxième session par les acclamations ordinaires. La troisième fut tenue deux jours après. Le cardinal Pierre fit lire la lettre du pape aux évêques du patriarcat de Constantinople et aux patriarches orientaux. Le concile l'approuva, sauf ce qui avait trait aux droits de l'empereur sur la Bulgarie; ce pays était en effet situé sur un territoire qui relevait directement du trône de Constantinople, et le pape n'avait pas le droit de prétendre y exercer sa juridiction. Zacharie, de Chalcédoine, fit des observations au sujet de ce que disait le pape : qu'il ne serait plus permis à l'avenir d'élever un laïc à l'épiscopat. Zacharie rappela les grands exemples de Nectaire, de Constantinople; d'Ambroise, de Mila,: d'Ephrem, d'Antioche; d'Eusèbe, de Césarée, et de plusieurs autres. Pour répondre à un canon auquel le pape en avait appelé, il prétendit que ce canon n'atteignait pas Photius : " Il n'a jamais été homme d'affaires, dit-il, mais homme de lettres; son père et sa mère ont souffert pour la religion; lui-même a converti, en Arménie et en Mésopotamie un grand nombre de gens qui étaient dans l'erreur, et des nations entières". Il méritait donc, selon Zacharie, l'exception que l'on avait faite en sa faveur. On lut ensuite une lettre du patriarche Théodose, de Jérusalem, à l'empereur. Les légats demandèrent comment le patriarche de Jérusalem avait envoyé cette nouvelle lettre. Elie répondit : " Il l'a faite en synode lorsque j'étais à Jérusalem; il vient de l'envoyer par mon frère André. Elle est écrite, non seulement en son nom, mais au nom du patriarche d'Antioche. - Nous savons, dit le cardinal Pierre, que les patriarches d'Orient, comme le pape, reconnaissent Photius comme patriarche légitime. Si j'ai fait une question, c'est que nous ne voulons pas nous laisser tromper par des émissaires des Sarrasins, se donnant comme légats des patriarches. Quant au patriarche de Constantinople, nous savons qu'il ne cherche pas sa gloire et qu'il s'en remet absolument à Dieu; aussi, pensons-nous qu'on ne s'opposera pas à la lecture officielle du Commonitorium dont le pape nous a chargés." Le concile consentit à cette lecture. Lorsqu'on entendit le passage dans lequel le pape annulait les conciles tenus à Rome et à Constantinople contre Photius, tous les évêques s'écrièrent : " Et nous aussi nous les condamnons et nous disons anathèmes à ceux qui y adhèrent". Les légats d'Orient ajoutèrent qu'il ne fallait pas nommer concile la dernière assemblée tenue à Constantinople, où des émissaires des Sarrasins avaient siégé comme juges, où les innocents avaient été condamnés, contrairement à toutes les lois ecclésiastiques et civiles. Ils dirent anathème à ce conciliabule, et en rejetèrent les actes. Le pape, les rejetant de son côté, comment peut-on sérieusement admettre qu'il fut admis par toute l'Eglise et qu'il fut oecuménique? Après la lecture du commonitorium, le cardinal Pierre lut les signatures des évêques occidentaux qui l'avaient accepté avec le pape, dans un concile de Rome. Le concile se déclara satisfait, et la séance fut levée. La quatrième session eut lieu la veille de Noël. Le protonotaire Pierre annonça qu'un légat du patrirache d'Antioche était arrivé et demandait à être introduit; on le fit entrer. Il se nommait Basile, et il apportait des lettres du patriarche d'Antioche et d'Elie, nouveau patriarche de Jérusalem. Ni l'un ni l'autre, dit Basile, n'a pris aucune part à ce qui a été fait contre Photius. On lut les lettres qu'il apportait. Les patriarches y faisaient les plus grands éloges de Photius et déclaraient qu'il avait toujours été reconnu par leurs sièges comme patriarche légitime de Constantinople. Les légats demandèrent ensuite au concile si l'on acceptait les articles contenus dans la lettre du pape à l'empereur. Ils résumèrent cette lettre en cinq articles : le premier était relatif à la Bulgarie; le second à l'ordination des laïcs; le troisième à l'élection du patriarche de Constantinople qui devait être choisi dans le clergé de cette Eglise; le quatrième condamnait les conciles de Rome et de Constantinople contre Photius; le cinquième concernait l'excommunication des schismatiques, c'est-à-dire de ceux qui refusaient de reconnaître Photius pour patriarche. Les deux derniers articles furent acceptés sans difficulté par le concile. Quant au premier, le concile se déclara incompétent, car il s'agissait de déterminer quelles étaient les limites de l'empire. Les juridictions épiscopales étaient, en effet, déterminées par les circonscriptions civiles, et ces dernières dépendaient de l'Etat. Le concile n'accepta pas les deuxième et troisième articles. L'Eglise romaine avait sa discipline relativement à l'élévation dess laïcs à l'épiscopat, mais l'Eglise d'Orient en avait une différente. Les deux Eglises ne devaient pas entrer en discussion à ce sujet et pouvaient conserver chacune ses coutumes. Le concile fit observer que le clergé de Constantinople n'aurait peut-être pas toujours dans ses rangs l'homme le plus capable de gouverner cette Eglise; il fallait donc laisser subsister l'ancienne coutume. Ces observations furent présentées avec tant de calme que les légats romains se félicitèrent de ce que tous les sujets de scandale avaient disparu. " Puisque, dit le cardinal Pierre, tous les scandales ont disparu, par la grâce de Dieu, et que la concorde est rétablie dans l'Eglise, allons tous ensemble à l'église, puisque l'heure des saints offices est arrivée, et allons les célébrer avec le patriarche Photius". Le concile répondit : " Cette proposition est bonne et agréable à Dieu; qu'il soit fait comme vous l'avez dit! Dieu conserve notre chef et prolonge ses jours pour le bien de son Eglise!" Les fêtes de Noël et les autres qui ont lieu dans le cours du mois de janvier firent ajourner les sessions du concile. La cinquième n'eut leiu que le 25 janvier (880). Le patriarche Photius ouvrit la séance par ce discours : " Le second concile oecuménique de Nicée, tenu sous le pape Adrien et le patriarche Tarasios, est reconnu par notre Eglise pour le septième oecuménique et mis sur le même rang que les six premiers. L'Eglise romaine et les patriarcats d'Orient, reçoivent comme nous les décrets de ce concile; mais quelques personnes doutent peut-être qu'on doive placer ce concile parmi les oecuméniques; nous avons entendu dire qu'il en était ainsi. Maintenant que nous sommes réunis, ordonnons, mes frères, que le concile soit compté comme le septième oecuménique et reconnu comme égal aux six autres". Le cardinal Pierre attesta que l'Eglise romaine l'avait toujours accepté comme tel, et il prononça l'anathème contre ceux qui ne croiraient pas ainsi. Les légats des patriarches orientaux et tous les membres du concile prononcèrent le même anathème. On a vu que Métrophane de Smyrne s'était toujours montré le plus ardent adversaire de Photius. Il était à Constantinople lorsque se tenait le concile. Comme il ne s'y était pas présenté pour prouver les accusations qu'il avait élevées contre le vénérable patriarche, les légats du pape demandèrent au concile qu'il fût appelé. On lui envoya plusieurs évêques pour lui dire de se présenter. Il répondit qu'il était trop malade. En entendant cette réponse, les légats firent observer qu'il aurait pu déclarer qu'il se soumettait aux ordres du pape Jean aussi facilement qu'il avait déclaré être malade. On lui envoya donc encore par deux fois des évêques qui rapportèrent la même réponse. Après les trois admonitions canoniques, il ne restait plus qu'à condamner le calomniateur qui avait toute liberté de se présenter pour soutenir ses accusations, et ne l'osait pas. Il fut donc frappé d'excommunication. Les légats ajoutèrent que, d'après les ordres du pape, il était convenu que tous ceux qui seraient excommuniés par lui seraient considérés comme tels par le patriarche Photius, et que ceux qui seraient excommuniés par le patriarche seraient considérés comme tels par le pape. A la demande des légats on fit un canon sur ce point. On en fit un second pour déclarer que les évêques qui avaient abandonné leur Eglise pour entrer dans un monastère ne pourrraient redevenir évêques. Un troisième canon frappa d'anathème les laïcs qui se permettaient des violences contre les évêques; Photius ayant demandé si le concile jugeait qu'il y eût encore quelque chose à traiter, les légats répondirent que les affaires dont ils étaient chargés étaient terminées; mais, ajouta le cardinal Pierre, tous les évêques qui ont assisté au concile de Rome qui a annulé tout ce qui avait été fait contre Photius, ont signé les actes du concile. Ceux qui ont confirmé ici ce qui a été fait à Rome, doivent également signer les actes de la présente assemblée. Personne n'y contredit. Paul, évêque d'Ancône, signa le premier de cette manière : "Paul, évêque d'Ancône, légat du Saint-Siège et du pape Jean, dans ce concile oecuménique : conformément aux ordres du pape, au consentement de l'Eglise de Constantinople, des légats orientaux et du concile, je reçois le révérendissime Photius comme patriarche légitime, et je communique avec lui; je rejette et anathématise le concile tenu contre lui à Constantinople, et tout ce qui a été fait contre lui du temps du pape Adrien. Si quelques schismatiques refusent de s'unir à Photius leur pasteur légitime, ils seront excommuniés jusqu'à ce qu'ils reviennent à l'union. En outre, je reçois le second concile de Nicée et ses décrets sur les saintes images, je le nomme le septième concile oecuménique et je le mets au même rang que les six autres". Les deux autres légats signèrent d ela même manière. On lut les signatures à haute voix et le concile s'écria : " Béni soit Dieu qui a réuni son Eglise par l'entremise du pape Jean!" Les légats des patriarches orientaux signèrent dans le même sens que les légats romains, en mentionnant seulement que leurs patriarches avaient reconnu, avant le concile, Photius comme patriarche légitime. Tous les membres du concile signèrent ensuite. Le consile était terminé, mais on voulut tenir une séance de clôture en présence de l'empereur pour lui demander sa signature et celle d etous les membres de sa famille. Tous les membres du concile se rendirent en conséquence au palais impérial le 8 du mois de mars. L'empereur Basile et ses deux fils Léon et Alexandre qu'il avait associés à l'empire, s'étant rendus à la salle où tous les membres du concile étaient réunis, Basile prononça les paroles suivantes : " Je devais peut-être assister au concile et procurer avec vous la paix et l'union des Eglises; mais le concile aurait sans doute perdu de son importance, aux yeux de gens mal intentionnés; ils auraient dit que l'union s'était faite par crainte ou par complaisance pour moi. J'ai don cpensé qu'il valait mieux vous laisser tout à fait libres dans vos délibérations, sauf à nous rendre ensuite ici pour leur donner l'appui de ma signature. Je crois qu'il sera bon, si vous le jugez à propos, d epublier une profession de foi, non pas une nouvelle, mais celle de NIcée approuvée par les autres conciles". Basile, légat d'Antioche adhéra, en ces termes, à la proposition d el'empereur : " Les divisions et les scandales étant apaisés, par vos soins, empereur béni de Dieu, et par les prières de notre père spirituel le patriarche Photius, il est juste qu'il n'y ait qu'une confession de foi pour toute l'Eglise". Tous les évêques et les légats du pape adhérèrent. Le symbole nicéno-constantinopolitain fut solennellement récité par le concile, après qu'on eut lu ces explications préalables : " Nous conservons la divine doctrine de Jésus-Christ et des apôtres, et les décrets des sept conciles oecuméniques; nous rejetons tous ceux qu'ils ont condamnés, et nous recevons ceux qu'ils ont approuvés. C'est pourquoi nous embrassons la définition de foi que nous avons reçue de nos pères, sans en rien retrancher, sans y rien ajouter, sans changement ni altération, afin de ne pas condamner nos Pères et leur faire une injure inexcusable". Après la lecture du symbole, le concile ajouta : " Nous croyons tous ainsi, c'est en cette foi que nous avons été baptisés; nous recevons pour nos pères et nos frères tous ceux qui croient ainsi. Si quelqu'un est assez téméraire pour composer une autre confession de foi, et la proposer aux fidèles ou aux hérétiques convertis; ou pour altérer celle-ci par des paroles étrangères, des additions ou des retranchements, nous le déposons s'il est clerc, nous l'anathématisons s'il est laïc". Sur la proposition d ePhotius, le concile entier supplia l'empereur de mettre sa signature sur les actes. Il les signa donc ainsi que ses enfants. Sa signature était accompagnée d'une déclaration par laquelle il reçoit le septième concile oecuménique, reconnaît Photius pour patriarche légitime et annule tout ce qui avait été fait contre lui. Le concile pria pour l'empereur et fit des acclamations en son honneur et en l'honneur des deux patriarches Photius et Jean. Le concile était terminé, mais les évêques voulurent se réunir une septième fois avant de se quitter. Cette dernière réunion eut lieu le 13 de mars. On y confirma de nouveau la profession de foi; Procope de Césarée fit un discours en l'honneur de l'empereur et de Photius. Puis les légats du pape firent cette déclaration : " Si quelqu'un ne reconnaît pas Photius pour patriarche, et ne communique pas avec lui, que son partage soit avec Judas et qu'on ne le reconnaisse pas pour chrétien!" Le concile approuva, et, avant de lever la séance, on fit de nouveau des acclamations en l'honneur des patriarches Photius et Jean. Avant le concile, Photius et le pape s'étaient entendus au sujet de l'addition faite au symbole par les Occidentaux ( le filioque, n.d.l'é). Le pape était en réalité désintéressé dans la question, puisque l'Eglise de Rome n'admettait pas encore cette addition. C'est pourquoi les légats n'avaient fait aucune objection à la déclaration qui avait été faite avant la lecture du symbole. Le pape Jean avait été fort explicite dans une de ses lettres à Photius, et avait condamné positivement l'addition. Pour répondre aux mauvais rapports qui avaient été faits à Constantinople touchant l'Eglise romaine à cause de l'addition au symbole, Jean déclara que l'Eglise romaine acceptait le symbole sans en rien retrancher, sans y rien ajouter : " Pour vous rassurer touchant cet article qui a causé des scandales dans les Eglises : non seulement nous n'admettons pas le mot en question, mais ceux qui ont eu l'audace de l'admettre les premiers, nous les regardons comme des transgresseurs de la parole de Dieu, des corrupteurs de la doctrine de Jésus-Christ, des apôtres, et des Pères qui nous ont donné le symbole. Nous les mettons à côté de Judas, puisqu'ils ont déchiré les membres du Christ. Mais vous avez une trop haute sagesse pour ne pas comprendre qu'il est très difficile d'amener tous nos évêques à penser ainsi, et de changer en peu de temps un usage qui s'est introduit depuis tant d'années. Nous croyons donc qu'il ne faut obliger personne à renoncer à l'addition faite au symbole, mais les engager peu à peu et avec douceur à renoncer à ce blasphème. Ceux qui nous accusent de l'accepter se trompent; mais ceux qui affirment qu'il y a parmi nous beaucoup d egens qui l'acceptent, disent la vérité. C'est à vous à travailler avec nous pour ramener par la douceur ceux qui se sont écartés de la sainte doctrine". On ne pouvait parler avec plus d'énergie et de justesse de l'erreur occidentale. Dans toute sa conduite à l'égard de Photius, Jean montra cette énergie; il ne craignit pas d'annuler ce qu'avaient fait ses prédécesseurs Nicolas et Adrien avec précipitation et sans s'être entourés des renseignements nécessaires. Les évêques suburbains s'unirent à lui, en concile, pour annuler les conciles de Nicolas et d'Adrien, et rendre hommage au grand patriarche que toute l'Eglise orientale vénérait. On comprend que les ennemis de l'Eglise orientale et de Photius ne puissent pardonner au pape Jean ses déclarations si claires et si catégoriques; Eux qui s eprétendent si unis à la papauté, font leur choix entre les papes. Ils veulent bien exalter ceux dont les actes plaisent à leurs préjugés, mais ils abandonnent ceux qui les condamnent. Jean Viii n'a donc pas été épargné par eux. Ils le rabaissent (200) autant qu'ils exaltent Nicolas et Adrien. (200) : ( Le cardinal Baronius lui reproche d'avoir montré, dans l'affaire d ePhotius, un caractère si faible, qu'on pouvait le prendre pour une femme; c'est d elà sans doute d'après lui qu'est venue la fable de la papesse Jeanne. Cette opinion est tellement ridicule que nous n'avons pas à nous y arrêter. Nous présenterons bientôt une autre explication de la prétendue fable, qui pourrait bien être une vérité). Cependant, pour tout homme sérieux et impartial, Jean se conduisit avec sagesse, tandis que ses deux prédécesseurs n'avaient agi qu'avec passion. Le grand argument des ennemis de Photius, c'est qu'il a falsifié les lettres du pape Jean et les actes du concile qui l'a réhabilité. Sur quoi se fondent-ils pour affirmer un tel fait? Ils ne peuvent donner aucune preuve. Il est vrai qu'il existe quelques différences de forme dans les lettres latines telles qu'on les possède, et ces mêmes lettres raduites en grec. Mais, nous avons déjà fait observer que l'on possédait encore au douzième siècle en Occident, des lettres latines conformes aux lettres grecques qui se trouvent dan sles actes du concile. On pourrait en conclure que l'on avait fait à Rome de doubles lettres, les unes pour l'Occident, où l'on devait mettre en relief certaines doctrines chères à la papauté, et d'autres pour l'Orient, qui n'aurait pas admis les prétentions papales ouvertement exprimées. La papauté a agi ainsi dans plusieurs circonstances que nous aurons à faire connaître dans la suite de cette histoire. Pourquoi n'en aurait-elle pas agi ainsi dans une affaire aussi délicate que celle de Photius? Si l'on veut trouver absolument un falsificateur, pourquoi le chercher en Orient? Du reste, on exagère la portée des prétendues falsifications. Elles ne sont, en réalité, que des atténuations de certaines phrases qui auraient certainement choqué les évêques grecs, et qui auraient rendu toute réconciliation impossible. Pourrait-on prouver que les légats eux-mêmes n'auraient pas consenti à ces atténuations? Les lettres papales étaient lues publiquement en concile; un grand nombre de membres savaient les deux langues, grecque et latine; peut-on croire les légats assez ignorants de la langue grecque pour ne pas saisir le sens des lectures? Ils ne parlaient pas cette langue, mais qui pourrait prouver qu'ils ne la comprenaient pas suffisamment, ou qu'ils n'étaient pas accompagnés d'interprètes qui les auraient avertis des falsifications, si elles avaient eu lieu? que les partisans de l'infaillibilité papale soient froissés, dans leurs préjugés, par un pape qui montra assez d'énergie pour condamner deux de ses prédécesseurs qui avaient failli à la vérité et à la justice, nous le comprenons; mais qu'ils seprononcent en faveur des papes qui ont erré contre le pape qui se montra si sage, si conciliant pour le bien de l'Eglise, c'est ce qu'il est plus difficile de comprendre. Si les prédécesseurs et les successeurs de Jean Viii avaient eu le même amour pour la vérité et la justice, le schisme malheureux qui a divisé l'Eglise du Christ n'aurait pas existé. Photius, avec toute l'Eglise orientale, ne demandait qu'une chose : la fidélité absolue aux doctrines apostoliques que les Eglises avaient conservées, et que les sept conciles oecuméniques avaient promulguées. Les papes, fiers d'une puissance qu'ils ne devaient qu'aux rois franks, se crurent le droit de briser les vieilles traditions, de les falsifier à leur profit. Ils voulurent imposer à l'Orient orthodoxes leurs prétentions antichrétiennes, et s erendirent coupables du schisme. Jean VIII fait exception parmi les papes. Les sectaires d'une papauté schismatique ne peuvent le lui pardonner; mais les vrais chrétiens ont le devoir de rendre hommage à un pape qui voulait reprendre les vénérables traditions de l'Eglise romaine orthodoxe (201). (201) : ( Quelques sectaires de la papauté schismatique ont essayé de justifier Jean VIII de son amour de la vérité et d ela justice. Ils ont inventé pour cela des faits qui n'ont jamais existé. Ils prétendent, par exemple, que, avant de mourir, Jean ayant appris que ses légats avaient prévariqué, envoya à Constantinople le légat Marin, qui avait présidé le conciliabule des Dix-Huit, pour excommunier Photius. Ils prétendent même que Marin l'excommunia en pleine église de Sainte-Sophie et qu'il s'enfuit aussitôt à Rome, de peur d'être mis à mort. Cette fable n'est appuyée d'aucune preuve, et elle est même contraire à tous les documents. Elle ne mérite pas d'autre réfutation). Les légats, étant retournés à Rome, apprirent au pape Jean VIII ce qui s'était passé au concile d eConstantinople. Il paraît qu'ils lui firent espérer que l'empereur lui laisserait la juridiction sur la Bulgarie. L'empereur et Photius les avaient chargés de lettres dans lesquelles cette question était passée sous silence. Photius reconnaissait dans sa lettre qu'il n'avait pas demandé pardon dans le concile, comme le pape l'avait prescrit, parce qu'il n'était pas coupable et que les coupables seuls doivent demander pardon. Jean VIII répondit aux lettres de l'empereur et de Photius. Il suppose que l'empereur reconnaissait sa juridiction sur la Bulgarie; mais on voit qu'il n'en était pas absolument certain; c'est pourquoi il dit dans sa lettre que, si ses légats n'avaient pas exécuté ses ordres, il ne reconnaissait pas ce qu'ils pourraient avoir fait. Dans s alettre à Photius, il fait la même réserve que dans sa lettre à l'empereur. Il regrette qu'il n'ait pas fait l'acte de soumission qu'il avait prescrit; mais cela ne l'empêche pas d'approuver le concile et d eféliciter le patriarche de ce qu'il avait fait pour l'union des Eglises. La paix était donc faite entre Rome et Constantinople. Jean VIII mourut peu de temps après (882). Son successeur fut Marin, ce légat fanatique qui avait présidé le concile des Dix-Huit. On peut croire qu'il se prononça contre Photius, quoique ceux qui l'affirment ne puissent produire une preuve de quelque valeur. VII 1054 En comparant les patriarches de Constantinople avec les papes de Rome à la même époque, il est évident que le siège de Rome fut souillé de tous les vices, lorsque celui de Constantinople était occupé par des hommes vertueux. A part Théophylacte, fils d'empereur et placé irrégulièrement sur le siège de Constantinople, tous les autres patriarches furent vertueux; plusieurs ont mérité d'être placés parmi les saints. Cependant, les circonstances étaient difficiles, et il leur fallut une vertu peu ordinaire pour se maintenir dans la droite ligne de la vertu et des canons. Le successeur d'Alexis fut Michel, surnommé Cérularius (1043). Il entretint des relations avec les orientaux qui habitaient l'Italie méridionale et se prononça contre certains usages occidentaux que l'on cherchait probablement à leur imposer. Les orientaux Italiens étaient restés fidèles aux usages de leur Eglise et plusieurs d'entre eux s'étaient distingués par leur sainteté. Parmi eux était saint Nil qui jouissait d'une haute réputation de sainteté. Ce saint était né à Rossane, capitale de la Calabre (202). (202) : ( Vis. S. Nil. Jun.; Martyrol. Rom., 26 sept.). Dans sa jeunesse, il embrassa la vie monastique. Il vécut plusieurs années dans un ermitage, puis dans un monastère à Rossane, où il vécut avec quelques disciples. Sa vertu extraordinaire lui acquit une telle réputation que les plus hauts personnages cherchaient à le voir et à le consulter. Les Musulmans s'étant emparés de l'Italie méridionale, saint Nil résolut de se retirer au Mont-Cassin où saint Benoît avait établi comme le chef-lieu de son ordre. Les moines vinrent au devant de lui avec des cierges, et revêtus de leurs ornements sacerdotaux. On lui donna pour lui et pour ses disciples un monastère qui dépendait de l'illustre abbaye. Sur l'invitation des moines du Mont-Cassin, Nil se rendit avec ses disciples à l'église de l'abbaye où on célébra les offices selon le rite grec. Nil avait fait pour la circonstance un hymne à l'honneur de saint Benoît. Ce fait prouve, sans en compter beaucoup d'autres, que, malgré certaines discussions soulevées entre les Eglises de Rome et de Constantinople, les Eglises d'Orient et d'Occident étaient unies et que leurs membres étaient en parfaite communion. Les moines du Mont-Cassin eurent des conférences avec saint Nil sur les vertus monastiques; ils abordèrent même certaines questions agitées en Orient sur la discipline de l'Eglise occidentale; On reprochait spécialement aux occidentaux de faire abstinence le samedi, et l'on regardait cette abstinence comme une concession faite aux Juifs relativement à l'observation du Sabbat; saint Nil répondit : " Que celui qui observe l'abstinence ne blâme pas celui qui ne l'observera pas; et que celui qui ne l'observe pas, ne blâme pas celui qui l'observe. Si vous nous blâmez de ce que nous n'observons pas l'abstinence du samedi, prenez garde de ne pas condamner ceux qui ont été les colonnes de l'Eglise : Athanase, Basile, Grégoire, Chrysostome et avec eux les conciles. Nous faisons bien en n'obeservant pas l'abstinence du samedi, parce que nous faisons ainsi opposition aux manichéens qui font pénitence ce jour-là, en haine de l'Ancien Testament; mais, ce jour-là, nous travaillons, afin de ne pas nous montrer d'accord avec les juifs; Quant à vous, on ne peut vous blâmer d'observer l'abstinence du samedi, dans le but de vous préparer à célébrer le dimanche". On peut croire que l'opinion de saint Nil était partagée par un grand nombre de Grecs qui habitaient l'Italie et qui avaient avec les Latins des relations fréquentes. Ils pensaient que ce détail disciplinaire, bien expliqué, n'avait pas assez d'importance pour empêcher entre Grecs et Ltins les relations de communion. Nous avons raconté le voyage de saint Nil à Rome pour réclamer son moine Philagathos qui avait eu le titre de pape et avait été fort maltraité par Grégoire V et l'empereur Otton (203). (203) : ( Pet. Damian, Epist. Lib.1, Epist ultim.). Malgré l'accueil qui lui fut fait, il refusa de rester à Rome au couvent grec de saint Anastase et s'en retourna, bien triste des nouveaux tourments qu'on avait infligés à son protégé. Il avait quitté son monastère du Mont-Cassin pour s'adonner à une plus grande pauvreté, et avait fondé un nouveau monastère près de Gaëte. Il y reçut la visite de l'empereur Otton auquel il ne voulut demander aucune grâce. Un jour, il partit et se dirigea du côté de Rome. Il s'arrêta à Tusculum et accepta du souverain de cette ville une maison à demi détruite qui avait été la maison de campagne de Cicéron. Ses moines accoururent près de lui, mais il mourut bientôt à l'âge de quatre-vingt-quinze ans. Il conserva toujours les meilleursrapports de communion avec les occidentaux, tout en conservant les traditions de l'Eglise orientale. Nous avons vu comment il répondit aux moines du Mont-Cassin, touchant l'abstinence du samedi. Tous les orientaux n'étaient pas de son avis et regardaient cette abstinence comme un retse de judaïsme. Il est probable que l'opinion de saint Nil fut connue des Grecs qui habitaient l'Italie méridionale et que l'évêque de Trani qui appartenait à l'Eglise orientale consulta à ce sujet le patriarche de Constantinople. Michel Cérularius, de concert avec le métropolite Léon de Bulgarie, répondit à Jean évêque de Trani. Humbert, prêtre cardinal de Rome, étant allé dans cette ville, y vit leur lettre, la traduisit du grec en latin (204), et la remit au pape Léon IX qui voulut lui répondre quoiqu'elle ne lui fût pas directement adressée. (204) : ( Baronius a publié le premier cette lettre. Ann. 1054). Michel et Léon cherchent à prémunir les orientaux qui habitaient l'Italie contre des usages romains qu'ils considéraient comme opposés à l'ancienne discipline : mais leur lettre n'était pas simplement pour eux et pouvait servir aux occidentaux, aux évêques et au pape lui-même. Ils reprochent aux Latins de se servir du pain azyme pour l'Eucharistie. Jésus-Christ, disent-ils, a célébré la Pâque juive avec du pain azyme, selon l'usage judaïque, mais il a célébré la Pâque nouvelle avec du pain levé comme l'ancienne Eglise l'a toujours cru. Le pain levé, ajoutent-ils, est le seul vrai pain. On peut croire que depuis les discussions qui s'étaient élevées en Occident, au sujet de l'Eucharistie, on avait admis des modifications dans la fabrication du pain eucharistique, et que l'on avait admis un pain qui se rapprochait de celui dont on se sert aujourd'hui dans l'Eglise romaine, et qui n'est que de la farine mouillée pressée entre deux fers chauds. Ce n'était pas sans raison que Michel et Léon ne regardaient pas ce produit comme vrai pain, pouvant servir à la célébration de l'Eucharistie. L'Eglise primitives continuée par celle d'Orient s'est toujours servie du pain levé. Si, comme certains le préteendent, l'Eglise d'Occident se servit toujours du pain azyme, ce qui n'est pas démontré, ce pain azyme était semblable à celui dont se servent les juifs pour leur Pâque, et n'est pas cette farine mouillée et pressée dont se sert l'Eglise romaine depuis le moyen âge. Michel et Léon avaient donc raison de s'élever contre l'innovation occidentale qui atteint l'Eucharistie elle-même dans son essence. L'abstinence du samedi était le second reproche que les deux évêques orthodoxes faisaient à l'occident. Cette abstinence était de nouvelle date en Occident et ne remontait qu'à l'an 1033, selon Raoul Glaber (205). (205) : ( R. Glab, Lib.IV). A leurs yeux cette abstinence, contraire aux usages de l'Eglise primitive, était une concession faite aux juifs, très rigoureux sur l'observation du sabbat. Ils s'élevèrent aussi contre la suppression de la loi apostolique concernant les animaux suffoqués. Il est incontestable que cette loi fut abolie dans l'Eglise occidentale, et que l'Eglise d'Orient qui l'a toujours maintenue pouvait légitimement en reprocher la suppression à l'Occident. Une loi d'une origine si haute et si vénérable ne pouvait être abolie que par un concile représentant l'Eglise universelle. Aucun concile ne l'avait abolie, et elle était seulement tombée en désuétude, en Occident. Les évêques Michel et Léon reprochent également à l'Eglise occidentale la suppression du chant de l'alléluia en carême. Sans doute, la chose en elle-même n'avait pas une haute gravité; mais c'était un signe de cette manie d'innovations contre laquelle l'Eglise immuable d'Orient enait à protester. Le pape Léon IX voulut répondre au patriarche de Constnatinople et au métropolite de Bulgarie. Il commence sa lettre par de longues et vagues considérations sur la paix et sur ceux qui la troublent. Il pouvait dire cela plutôt pour l'Eglise romaine que pour l'Eglise orthodoxe. Est-ce troubler la paix que de protester contre les innovations et les erreurs d'une Eglise qui, par ses prétentions à un absolutisme anti-chrétien, détruisait autant qu'elle le pouvait la constitution apostolique de l'Eglise, et voulait mettre un évêque à la place de l'épiscopat? Léon IX ajoute que depuis plus de mille ans, l'Eglise romaine savait bien ce qu'elle devait faire au sujet de l'Eucharistie et qu'elle n'avait besoin des remontrances de personne, puisqu'elle avait été instruite par saint Pierre lui-même. Ce fait était faux et si l'Eglise de Rome avait reçu la doctrine de saint Pierre, il lui aurait été bien impossible de prouver qu'elle l'avait conservée dans sa pureté. Léon IX s'applique ensuite à relever les erreurs vraies ou prétendues de quelques patriarches de Constantinople qui avaient voulu juger le siège de Rome qui ne doit, dit-il, être jugé par personne et qui a, dans l'Eglise, l'autorité impériale avec toutes les prérogatives qui en découlent; il appuie cette doctrine anti-chrétienne sur le document apocryphe connu sous le titre de Donation de Constantin. Il reproche à l'Eglise de Constantinople d'admettre des eunuques pour évêques. Le pape était bien imprudent en soulevant cette question, car Michel aurait pu lui répondre que, surtout depuis un siècle, les évêques de Rome avaient trop prouvé qu'ils ne l'étaient pas assez. De ce que des évêques de Constantinople avaient été eunuques, il en conclut que certains avaient prétendu qu'une femme avait occupé ce siège. Il prenait ainsi l'avance pour reprocher à l'Eglise de Constnatinople ce qui devait être reproché à celle de Rome avec beaucou plus de raison. Mais, en avançant ce fait, il déclare qu'il ne peut y croire. En effet, il n'aurait pu fournir aucune preuve, tandis que, pendant de longs siècles, l'Eglise romaine tout entière, y compris les papes, a cru à l'existence d ela papesse Jeanne. En faisant allusion à un reproche que l'on aurait fait à l'Eglise de Constantinople, et dont on ne trouve trace nulle part, Léon IX voulait indirectement faire croire que celle de Rome pouvait prétendre n'avoir jamais encouru un reproche de même nature. C'était peut-être habile, mais peu concluant. D'après Léon IX, Michel, en attaquant l'Eglise romaine, se montrait ingrat, puisque c'est cette Eglise qui avait donné au patriarche de Constantinople les prérogatives d'évêque de la ville impériale, sans préjudice, toutefois, des droits des Eglises d'Alexandrie et d'Antioche. Léon IX n'était pas, comme on voit, fort au courant de la question. " on dit, continue le pape, que vous avez fermé les Eglises des latins; que vous avez enlevé les monastères aux moines et aux abbés pour les obliger à vivre selon vos idées. L'Eglise romaine est plus modérée; car dans Rome et dans les environs, il existe plusieurs églises où des Grecs suivent librement les traditions de leurs pères; on les encourage même à les suivre, car nous savons que les coutumes locales ne nuisent pas au salut, pourvu que l'union existe dans la foi et la charité." On sait que les papes n'attachent pas grande importance aux doctrines et à la discipline, et qu'il suffit, pour être en union, de se soumettre à leur autorité. Dans l'Italie méridionale, les Orientaux suivirent, jusqu'aux temps modernes, leurs rites et leur discipline; leurs prêtres n'étaient pas célibataires; ils n'admettaient pas dans le symbole les mots filioque qui exprimaient cependant un dogme pour les Occidentaux. Les papes ne les tourmentèrent pas, parce qu'ils reconnaissaient leur autorité. A la fin de sa lettre, Léon IX promet de traiter plus tard, d'une manière approfondie, la question du pain azyme. Il n'eut pas le temps de tenir sa promesse. Des historiens occidentaux fort peu sérieux ont dénaturé la lettre d eMichel Cérularius et prétendent qu'il excommunia les occidentaux et décréta le schisme. Ces assertions sont fausses; le patriarche Michel et le métropolite de Bulgarie n'eurent pour but dans leur lettre que de prémunir les orthodoxes de l'Italie méridionale contre les innovations des Eglises occidentales. Ils ne s'adressaient qu'à eux et non au pape, ni aux occidentaux. Le schsime ne fut pas plus déclaré par eux que par Photius; les deux Eglises d'Orient et d'Occident restèrent encore unies; malgré les conseils que donnait le premier évêque de l'Eglise orientale aux orthodoxes contre les usages occidentaux, on voulut considérer en Orient les luttes comme passagères et on comptait toujours sur le rétablissement de la paix. La lettre de Léon IX fut portée à Constantinople par trois légats : le cardinal Humbert (206), l'archevêque d'Amalfi et le cardinal Frédéric de Lorraine. (206) : ( Humb. Adv. Graec. Calom.; Epist. Léon IX. Ap. Patrolog. Lat. t. CXLIII). Ils étaient porteurs, non seulement de la lettre du pape contre le patriarche, mais d'une lettre pour l'empereur Constantin Monomaque qui avait écrit au pape pour l'engager à rétablir les anciennes relations entre les Eglises d'Orient et d'Occident, afin que toute la chrétienté s'unît pour résister aux musulmans. Le patriarche Michel, sur les instances de l'empereur, avait écrit au pape dans le même sens. Le pape reconnaît, dans sa lettre à l'empereur, que l'Italie méridionale faisait partie de l'empire d'Orient : il se réjouit que l'empereur consente à s'entendre avec l'empereur d'Occident pour réduire les Normands qui avaient ravagé ces contrées déjà si éprouvées par les musulmans. Il convient que le siège de Rome avait été occupé avant lui par des papes qui ne recherchaient que leur intérêt et non l'intérêt général de la chrétienté; il se flatte qu'il réparera les maux causés par ses prédécesseurs, avec l'aide des empereurs; il n'oublie pas de demander la restitution des domaines accordés à l'Eglise romaine par les anciens empereurs de Constantinople dans leurs domaines italiens; il s'élève contre le patriarche Michel qui persécuterait les latins résidant en Orient et les anathématisait s'ils communiaient avec le pain azyme; il reproche encore à Michel de vouloir étendre sa juridiction sur les patriarches d'Alexandrie et d'Antioche. Les lois de l'Eglise et celles de l'Empire avaient donné au patriarche de Constantinople une haute inspection sur tout l'Orient. Les patriarches d'Alexandrie et d'Antioche s'y étaient soumis. Les évêques de Rome n'avaient pas le droit de s'occuper de cette question; mais comme ils se prétendaient les chefs de l'Eglise universelle, ils la soulevaient lorsqu'ils voulaient donner au patriarche de Constantinople une preuve de leur mauvaise volonté. Les patriarches d'Alexandrie et d'Antioche ne refusaient pas d'entrer directement en relations canoniques avec le patriarche de Rome, et Léon IX lui-même en avait eu la preuve, mais les évêques de Rome voulaient davantage, et prétendaient commander à l'Orient comme à l'Occident. Leurs prétentions n'étaient pas admises en Orient, et les patriarches d'Alexandrie et d'Antioche ne les avient pas chargés de prendre leur parti contre celui de Constantinople. Ils observaient, vis-à-vis de ce dernier les lois des premiers conciles oecuméniques et celles de l'empire, et ne reconnaissaient nullement l'autorité du patriarche occidental. La lettre de Léon IX à Michel Cérularius était insolente et même grossière. Il ne lui donne que ele titre d'archevêque de Constantinople, comme si le deuxième concile oecuménique n'avait pas accordé à l'évêque de Constantinople le titre de second patriarche de l'Eglise universelle : " Depuis longtemps, dit-il, j'ai appris des bruits fâcheux à votre sujet; on dit que vous êtres néophyte; que vous n'êtes pas monté à l'épiscopat par les degrés canoniques; que vous voulez priver les patriarches d'Alexandrie et d'Antioche de leurs anciens privilèges pour les soumettre à votre domination. Par une usurpation sacrilège, vous prenez le titre de patriarche oecuménique, quoique saint Pierre lui-même et ses successeurs n'aient jamais consenti à accepter ce titre monstrueux." Les prétendus successeurs de saint Pierre avaient fait mieux; ils cherchaient à usurper une autorité universelle ou oecuménique, ce qui était pis qu'un simple titre honorifique qui ne conférait aux patriarches de Constantinople qu'une haute surveillance pour l'exécution des canons dans l'Eglise orientale tout entière. C'était là le sens du titre de patriarche oecuménique. On peut donc s'étonner que les évêques de Rome se soient montrés si jaloux de ce titre, lorsqu'ils se prétendaient par droit divin les évêques-chefs souverains de l'Eglise universelle, et qu'ils se proclamaient supérieurs à toutes les lois. Léon IX termine sa lettre en reprochant au patriarche Michel de persécuter les Latins qui se servent du pain azyme pour l'eucharistie. Peu d etemps après avoir écrit ces lettres, Léon IX mourut (1054). Les légats, avec ses lettres, arrivèrent à Constantinople où ils furent reçus très honorablement par l'empereur qui ne voulait pas s'occuper des discussions ecclésiastiques. Il n'avait en vue que de se servir du pape pour engager les occidentaux à venir en aide à l'empire d'Orient contre les musulmans. Les légats arrivés à Constantinople publièrent une longue réponse à la lettre que le patriarche Michel avait adressée aux orthodoxes de la Pouille (207). (207) : ( Ap. Baron. ann.1054; Labb. Conc. t. IX; Allat. De Lib. Eccl.). Ils y traitent du pain azyme, de l'abstinence du samedi, de la manière de communier; sur ce point, ils disent : " Nous mettons sur l'autel des hosties minces faites de fleur de farine, saines et entières; et, les ayant rompues après la consécration, nous en communions avec le peuple, ensuite nous prenons le sang tout pur dans le calice". L'usage n'est plus le même dans l'Eglise romaine d'aujourd'hui. Le prêtre communie avec une hostie qui a servi pour la consécration, et il distribue aux communiants de petites hosties conservées dans un ciboire. Les fidèles ne communient plus sous l'espèce du vin; le prêtre seul communie sous cette espèce. Les hosties ne sont plus confectionnées par les prêtres dans la sacristie, comme on le faisait au onzième siècle, d'après les légats. On les achète chez des fabricants qui, pour les rendre plus blanches, y mélangent parfois du lait. C'est plus mal que d'acheter le pain levé chez les boulangers, comme le faisaient les Grecs, selon les légats. Les légats affirment que la foi apostolique sur les viandes suffoquées était respectée en Occident. On doit en conclure que l'Eglise romaine a varié sur ce point, puisque cette loi n'y existe plus. Les légats reprochent aux Grecs certaines coutumes, en particulier, l'usage du mariage pour les prêtres. En Occident, les prêtres n'usaient pas du mariage légal, mais étaient, pour la plupart, concubinaires, et vivaient avec leur femme et leurs enfants. Nous verrons cette question du concubinage des prêtres agitée principalement sous le pape Grégoire VII. Un moine de Stude, Nicétas, avait composé un ouvrage dans lequel il attaquait les Latins sur les mêmes points que le patriarche Michel. Il y ajoutait même plusieurs reproches. Les légats lui répondirent avec acrimonie et s'élevèrent contre les coutumes les plus respectables et les plus antiques de l'Orient. Ils terminèrent leur réponse en menaçant Nicétas d'excommunication. Les attaques des légats contre l'Eglise orthodoxe furent tolérées par l'empereur qui ne songeait qu'à ses projets de gagner les Occidentaux à la cause de son empire. Nicétas eut peur des menaces des légats et abandonna son ouvrage; mais le patriarche Michel refusa d'entrer en relations avec ses ennemis. Ceux-ci, assurés d ela protection de l'empereur, osèrent se rendre à l'église de Sainte-Sophie, et déposèrent sur l'autel une sentence d'excommunication contre le patriarche, après quoi ils sortirent de Constantinople. Le patriarche Michel ne voulut voir les légats que dans un concile où l'on discuterait la valeur de leur excommunication. L'empereur s'y refusa, pensant que le peuple prendrait parti pour Michel et ferait aux légats un fort mauvais parti. Les légats se retirèrent donc de nouveau et se dirigèrent vers le pays des Russes. A Constantinople, on reprochait à l'empereur d'avoir favorisé les légats et l'on fit une émeute qu'il ne put apaiser qu'en faisant fouetter et emprisonner ceux qui avaient servi d'interprètes aux légats. Dans leur excommunication, les envoyés de Rome attribuaient au patriarche Michel toutes les hérésies; ils lui reprochaient en particulier d'avoir ôté du symbole le filioque. On peut juger d'après cela des autres accusations. Le patriarche Michel répondit à l'excommunication des légats par un décret signé de lui, de douze métropolites et de deux archevêques. Il y répond fort clairement aux accusations des légats; il leur reproche même de n'avoir apporté de Rome que des lettres apocryphes. L'acte d'excommunication, traduit du latin en grec, fut déposé dans les archives de l'Eglise de Constantinople pour l'éternelle confusion de ceux qui l'avaient rédigé. Interrogé par Pierre, patriarche d'Antioche, sur ce qui s'était passé à Constantinople avec les légats, le patriarche Michel lui fit le récit de ce qui s'était passé entre Rome et Constantinople (208). (208) : ( Cotel. Monument. Graec.). La lettre qu'il avait écrite au pape, lorsque l'empereur lui-même avait écrit, avait été interceptée par Argyre, duc d'Italie, et c'était ce traître qui avait fait écrire des lettres attribuées au pape et en avait chargé trois prétendus légats. Michel cite les preuves sur lesquelles il s'appuie et en particulier le témoignage de l'évêque de Trani, qui avait été au courant de toute l'intrigue. Michel avait eu connaissance d'une lettre que Pierre d'Antioche avait écrite à l'évêque d'Aquilée. Il lui fait, à propos de cette lettre, les observations suivantes : " Vous parlez longuement des azymes, mais vous ne dites rien des autres erreurs des Romains qui sont beaucoup plus importantes, et qui obligent à se séparer d'eux. Ils mangent des viandes suffoquées; ils se rasent; ils observent le sabbat; leurs moines mangent de la viande; ils n'observent l'abstinence ni le mercredi ni le vendredi, jours auxquels ils mangent des aliments gras, c'est-à-dire des oeufs et du lait. Ils ont ajouté au symbole des mots hérétiques; ils ne veulent pas que les hommes mariés soient admis à l'ordination; ils respectent si peu le mariage que deux frères peuvent épouser les deux soeurs. Leurs évêques portent des anneaux au doigt, sous prétexte que leurs églises sont leurs épouses; ils font la guerre et se souillent de sang humain. On nous assuré que les prêtres donnent le baptême par une seule immersion, et qu'ils mettent du sel dans la bouche des nouveaux baptisés. Ce qu'il y a de plus étonnant, ajoute Michel, c'est que les légats sont venus ici dans le but de nous instruire et de nous faire accepter leurs erreurs." D'après cette lettre du patriarche, on peut fixer l'époque où le baptême fut modifié en Occident. On commença par une seule immersion, et l'on arriva bientôt à une simple infusion. Le patriarche d'Antioche répondit au patriarche Michel une lettre très remarquable. Il lui fait observer que, dans les reproches qu'il faisait aux Latins, il y en avait qui n'étaient pas graves et que l'on pouvait tolérer; que d'autres n'étaient peut-être pas suffisamment prouvés; que sur la question de l'addition faite au symbole, il fallait adresser aux Latins les observations les plus graves, car cette addition ne pouvait être admise. Il engage le patriarche Michel à tolérer certains usages qui s'expliquaient par l'ignorance où étaient les Latins, qui n'étaient pas civilisés, et à traiter avec eux avec douceur, afin de ne pas provoquer entre les Eglises une division qui aurait les résultats les plus déplorables. Le patriarche répondit à Pierre d'Antioche pour le mettre au courant de ce qu'avaient fait les légats à Constantinople, et lui envoya des lettres analogues pour les patriarches d'Alexandrie et de Jérusalem. Les choses en étaient là lorsque mourut Constantin Monomaque. Il fut remplacé par l'impératrice Théodora, à laquelle succéda Isaac Commène. Sous cet empereur mourut le patriarche Michel. On ignore ce qu'il fit les dernières années de sa vie. Des historiens occidentaux ont cherché à le rabaisser. Sans songer qu'ils avaient fait déjà Photius auteur du schisme entre Grecs et Latins, ils décorent du même titre le patriarche Michel Cérularius. On doit constater que ce patriarche ne provoqua pas les discussions qui eurent lieu de son temps entre Rome et Constantinople. Il adressa simplement ses conseils aux orthodoxes de l'Italie méridionale, qui reconnaissaient sa haute juridiction. Il était bien dans son droit en les engageant à suivre les traditions orthodoxes plutôt que les traditions romaines. C'est le cardinal Humbert qui fit tout le mal, en traduisant en latin la lettre du patriarche Michel et en se prononçant contre les traditions grecques, plus anciennes et plus respectables que celles de Rome. Il mit beaucoup de passion dans ses attaques, injustes ou exagérées pour la plupart, et provoqua ainsi une lutte qui, sans lui, n'aurait pas existé. Le patriarche Michel était bien dans son droit en lui répondant. Il mit, dans ses réponses, autant de calme que Humbert avait mis de passion dans ses attaques. On voit que, pour l'historien exact qu'est Wladimir Guettée, le "schisme" de 1054, en réalité, est le constat final de l'éloignement de l'Occident.

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