vendredi 9 décembre 2011

Vie de Sainte Macrine, par Saint Grégoire de Nysse. Trad. Arnauld d'Andilly.

LA VIE
DE SAINTE MACRINE
SŒUR
DE SAINT BASILE LE GRAND
EVEQUE DE CESARéE EN CAPPADOCE
ECRITE
PAR SAINT GREGOIRE DE NYSSE EVEQUE LEUR FRERE
l’un des Pères de l’Eglise Grecque
dans une Lettre qu’il adresse à
Olympe Moniale Solitaire
et
TRADUITE DU GREC EN FRANçOIS
par ARNAULD D’ANDILLY.


P.673.

CHAPITRE I.
Du sujet qui a obligé Saint Grégoire à écrire cette Vie.


S. GREG. DE NYSS.

Encore qu’il semble par le titre de ce que j’entreprends d’écrire, que ce ne doive être qu’une lettre, & que je m’étende néanmoins beaucoup au-delà, le sujet que tu as désiré que je traite me rend excusable, puis qu’il est trop ample pour pouvoir être enfermé dans les bornes d’une Lettre ; joint que tu n’auras pas sans doute oublié les divers entretiens que nous eûmes ensemble quand nous nous rencontrâmes à Antioche, lors que selon la coutume des personnes de piété, tu allais en Jérusalem, pour voir les Lieux Saints qui ont été honorés par la présence de Jésus-Christ lors qu’Il était Vivant sur terre, & qu’y ayant tant à apprendre avec toi, je ne pouvais te permettre de demeurer dans le Silence. Or, comme il arrive en de semblables discours, nous vînmes à parler entre autres choses d’une jeune fille d’une éminente Vertu, si l’on peut donner le nom de jeune fille à une personne si extrêmement élevée au-dessus de la condition de son sexe. Et ce n’était point sur le rapport d’autrui que j’avais conçu d’elle une si haute opinion, puis que je ne te dis presque rien que je n’aie vu de mes propres yeux, n’ayant point eu besoin de ceux d’autrui pour connaître les Merveilles que je te rapportais de cette Vierge, parce qu’elle ne m’était pas étrangère ; mais née des mêmes personnes de qui j’ai reçu la vie, & qu’étant sorti du sein de ma mère auparavant moi, elle a été comme les prémices des Enfants Spirituels qu’elle a mis au monde. Ainsi, puis que tu crois qu’il est utile d’écrire la Vie des personnes illustres par leur piété, j’estime être obligé de t’obéir, afin que l’exemple de la Piété de cette Vierge, qui par l’étude de la Véritable Sagesse est arrivée au comble de la Vertu, ne soit pas ignoré de ceux qui viendront après nous, gardé enseveli dans un silence qui les empêcherait d’en tirer le Fruit qu’ils pourraient en recevoir. Je m’en acquitterai donc le plus brièvement & le plus simplement que je pourrai, sans chercher dans cette narration aucun ornement de langage.


CHAPITRE II.
Pourquoi la Sainte fut nommée Macrine. Du nom de Thècle qu’un Ange lui avait donné en secert. Et de quelle sorte sa mère la fit élever.

Cette Vierge fut nommée Macrine, à cause que la mère de mon père qui portait ce même nom l’avait rendu célèbre dans notre famille, parce que c’était une Femme d’une éminente Vertu, & qui du Temps de la Persécution avait soutenu de grands combats pour la Foy de Jésus-Christ avec un Courage & une Constance admirable. Mais outre ce nom par lequel tous ceux de la maison la connaissaient, ma sœur en avait un autre particulier & secret, lequel auparavant qu’elle vînt au monde avait été révélé dans une vision à ma mère, qui était aussi une Femme très Vertueuse, qui se conduisait en toutes choses par les mouvements de l’Esprit de Dieu, & qui avait un si grand Amour pour la pureté qu’on peut dire en quelque manière qu’elle avait été mariée contre son gré. Car, ayant perdu son père & sa mère lors qu’elle était encore fort jeune, son extrême beauté porta tant de personnes à la vouloir épouser que, sachant qu’il y en avait quelques-uns si transportés de passion qu’ils avaient résolu de l’enlever, la crainte d’un tel accident la contraignit de se résoudre à se marier ; & ayant choisi un homme d’une Sagesse éprouvée, le premier Enfant qu’elle mit au monde fut la Vierge dont j’écris la Vie.
Etant sur le point d’accoucher, elle s’endormit, & il lui sembla qu’elle portait entre ses bras celle qui était encore dans son sein ; qu’un homme d’une taille & d’une majesté plus qu’humaine donna à cette Enfant le nom de Thècle ( cette Sainte si célèbre entre les Martyrs) & qu’ayant par trois fois répété ce nom il disparut. Dans le même Temps, ma mère s’étant éveillée, elle accoucha avec une telle facilité, qu’à peine son songe fut fini qu’elle en vit l’effet. Voilà donc quel était le nom secret de Macrine ; & j’estime que celui qui le lui donna dans cette vision n’y fut pas tant porté à cause du nom, que pour faire connaître la conformité de Vie & de sentiments qu’il y aurait entre cette Sainte Thècle & elle.
Quoi qu’elle eût une nourrice, elle était quasi toujours entre les bras de ma mère, & lors qu’elle fut en âge de pouvoir apprendre, elle était si docile & avait si bon Esprit, qu’on ne lui montrait rien qu’elle ne comprît aussitôt excellemment. Ma mère avait un extrême soin de la faire instruire, non pas en la manière qu’on instruit d’ordinaire ceux de son âge, en leur expliquant les fables des poètes : Car elle estimait que c’était agir contre la pudeur & la bienséance que de déformer ces âmes bien nées & encore tendres, en leur faisant voir dans des tragédies des femmes transportées d’amour & dans des comédies des grossièretés honteuses & indignes d’être entendues par des personnes que leur sexe oblige à n’avoir pas seulement les sentiments, mais aussi les oreilles chastes. Mais, au lieu de cela, elle lui faisait apprendre les endroits de l’Ecriture Sainte les plus faciles à entendre, & les plus propres à son âge. Ainsi, elle commença par la Sagesse de Salomon, dont elle choisit les endroits les plus capables de régler sa Vie & tous les mouvements de son Esprit. Elle savait aussi fort bien les Psaumes, & les partageait en certaines Heures. Car, soit qu’elle sortît du lit, ou s’employât à ses occupations ordinaires, ou les quittât pour prendre un peu de repos, ou se mît à table, ou en sortît, ou s’allât coucher, ou se relevât pour Prier, ils lui tenaient lieu d’une fidèle compagnie qui ne l’abandonnait jamais.


P.675.
CHAPITRE TROIS.
De l’admirable beauté de la Sainte. Et de quelle sorte elle agit pour demeurer toujours vierge.

Etant ainsi élevée, & travaillant excellemment à divers ouvrages d’aiguilles propres à son sexe, elle arriva à la douzième année de son âge ; & dans cette fleur de la jeunesse, sa beauté commença à éclater de telle sorte, que quelque soin que l’on prît de la cacher, ce fut absolument impossible. Car il n’y en avait point dans tout le pays une beauté qui l’approchât ; & cette beauté était si extraordinaire que, quoi qu’il n’y ait rien que les peintres n’imitent & ne représentent, leur art se trouvait trop faible pour égaler par leurs reproductions un si parfait ouvrage de la nature. Ce qui fut cause que mon père & ma mère se trouvèrent comme assiégés d’un nombre incroyable de jeunes gens qui la recherchaient, entre lesquels mon père usant de sa prudence ordinaire en choisit un de fort bonne maison & fort sage, auquel il la fit épouser, en différant néanmoins l’accomplissement du mariage, à cause qu’elle était trop jeune. Et comme il était très bien né, le désir de répondre à la bonne opinion que mon père avait conçue de lui, lui fit défendre par des actions publiques si fortes & si éloquentes l’innocence de quelques personnes injustement accusées, que chacun le regardait comme un homme qui réussirait excellemment. Mais ces grandes espérances s’évanouirent bientôt par une Mort précipitée, qui finit sa vie lors que sa jeunesse ne faisait que commencer.
Macrine qui n’ignorait pas ce que je viens de rapporter, résolut en elle-même de ne changer jamais de condition, disant pour cela qu’elle considérait comme un véritable mariage celui que son père avait arrêté, & elle demeura ferme dans ce dessein avec une Constance qui surpassait de beaucoup son âge. Car, mon père & ma mère lui disant souvent que la réputation de sa beauté faisait que diverses personnes la recherchaient, elle leur répondait que la raison voulant qu’on ne se marie qu’une fois, l’on ne devait pas trouver étrange qu’elle voulût demeurer inviolablement dans le mariage auquel ils l’avaient engagée, sans écouter jamais les propositions d’aucun autre. A quoi elle ajoutait que la Foy que nous devons avoir de la Résurrection l’obligeant de croire que celui auquel elle avait été promise n’étant pas Mort, mais Vivant en Dieu, elle devait le considérer comme étant allé seulement faire un voyage, & qu’ainsi elle s’estimerait coupable si elle lui manquait de Foy durant son absence.


CHAPITRE IV.

De l’extrême affection de la Sainte pour sa mère. De leur retraite du monde. De Saint Basile le Grand, frère de la Sainte.

Macrine opposant ces raisons à ce qu’ils voulaient lui persuader s’affermit de plus en plus dans son dessein, & résolut de ne perdre jamais ma mère de vue : Ce qui faisait que ma mère lui disait souvent, que n’ayant porté ses autres Enfants dans son ventre que durant un certain Temps, elle la portait continuellement avec elle. L’assiduité que lui rendait une telle fille, au lieu de lui être pénible, lui était fort agréable, & elle en recevait plus de service qu’elle n’eût fait de plusieurs servantes. Chacune d’elles tirait de grands avantages de cette union si parfaite ? Car, comme la mère prenait soin de coopérer à conduire l’Esprit de sa fille, la fille avait un si grand soin de tous les besoins corporels de sa mère, qu’elle lui faisait même cuire du pain de ses propres mains.
Ce n’était pas là néanmoins la principale pensée de Macrine. Mais après avoir satisfait à ses saintes occupations, elle estimait ne pouvoir mieux employer ce qui lui restait de Temps qu’à nourrir sa mère par son travail. Et elle passait encore plus outre. Car, la voyant Veuve & chargée de dix Enfants, ses frères & sœurs, quatre fils & cinq filles, qui étaient répandus dans trois diverses provinces, elle partageait avec elle tous les soins que lui donnaient tant d’Enfants. Mais, ce qui était encore plus admirable dans cette liaison si étroite dont Dieu les avait unies, c’est que comme la sage conduite de la mère avait été si avantageuse à la fille, qui ne la perdant jamais de vue ne faisait rien qu’elle n’approuvât & en quoi il y eût la moindre chose à redire, la fille fut cause par son Exemple que la mère se porta peu à peu dans une Vertu encore plus Parfaite &plus Elevée que celle où elle était auparavant.
Ses sœurs ayant été fort bien mariées, & Basile son frère étant revenu des écoles publiques des Lettres Humaines où il avait passé plusieurs années, elle trouva que sa science & son éloquence lui avaient tellement enflé le cœur qu’il méprisait même les dignités ; & s’estimait être beaucoup au-dessus de ceux qui étaient dans les charges. Mais elle le porta si promptement à ne vouloir plus avoir d’autre étude que cette Sagesse toute Sainte & toute Divine dont elle faisait profession que, foulant aux pieds toute la vanité du monde & la gloire de l’éloquence, il embrassa par une entière pauvreté cette sorte de Vie si laborieuse, & entra ainsi dans la voie la plus assurée, & la plus prompte, pour arriver à la Vertu. Mais, puisqu’il faudrait un long discours & beaucoup de Temps pour écrire la manière de Vie & les actions qui l’ont rendu si célèbre dans toutes les parties du monde, que sa réputation a obscurci la gloire de ceux qui éclataient davantage par leur Vertu, il faut reprendre le fil de la narration que j’ai commencée.
Macrine ayant retranché toutes les occasions qui la pouvaient engager dans le trouble & dans l’embarras du monde, elle persuada à sa mère de quitter le siècle & leur manière ordinaire de vivre pour en prendre une plus parfaite, & ainsi de rendre leurs servantes leurs compagnes pour passer leurs jours toutes ensemble & d’une même sorte. Or, il faut que je fasse ici une petite digression, afin de n’omettre pas une chose qui fait voir quelle était l’éminence de la Vertu de cette Vierge.

P.676.
CHAPITRE V.

Histoire de Naucrace, l’un des frères de la Sainte.

Celui des quatre frères de Macrine qui était le plus âgé après Basile s’appelait Naucrace.
Il était si extrêmement accompli en toutes sortes de perfections de corps & d’esprit, qu’il surpassait encore les autres en beauté, en force, en adresse, & en une certaine habileté qui le rendait capable de tout. Etant âgé de vingt-deux ans, & ayant fait des actions publiques qui avaient ravi en admiration tous ceux qui les avaient entendues, il fut touché par une conduite toute particulière de Dieu d’un mouvement si violent que, méprisant tous ces avantages, il embrassa une vie pauvre & solitaire, sans porter avec soi que soi-même. Et il fut suivi de Crisaphe l’un de ses domestiques, qui n’avait pas moins d’affection pour lui que d’Amour pour cette sorte de Vie.
Il y a un fleuve nommé Iris qui, tirant sa source de l’Arménie, traverse la province de Pont, & passant de là dans notre pays, se jette dans le Pont-Euxin. Naucrace ayant trouvé le long de ce fleuve un lieu proche d’une forêt fort épaisse, & une colline qui s’élève à l’écart sur une montagne très spacieuse & très haute, il s’y arrêta pour y Vivre loin du bruit de la guerre, du trouble des villes, & des agitations de la justice. Ainsi, en se délivrant de tant de peines & d’inquiétudes dont la vie des hommes est traversée, il assistait par même moyen quelques vieillards qu’il rencontra là, & qui étaient également incommodés de pauvreté & de maladie, croyant que cet office de charité qu’il leur rendait s’accordait bien avec la résolution qu’il avait prise ; & comme il était excellent chasseur, il les nourrissait de ce qu’il prenait à la chasse, & domptait sa chair en même Temps par ce labeur. Ce qui ne l’empêchait pas d’obéir avec joie à ce que sa mère lui commandait quelquefois, éteignant ainsi d’un côté par ses travaux les bouillons de la jeunesse, & accomplissant de l’autre le commandement de Dieu par l’obéissance qu’il rendait à celle de qui il tenait la vie.
Ayant passé cinq ans de cette sorte, & s’avançant toujours de plus en plus dans la Vertu par de si Saintes Ascèses, il rendait sa mère heureuse par l’ardeur avec laquelle il se portait à lui plaire en toutes choses, lors qu’une aventure tragique & dont je ne puis attribuer la cause qu’au Démon, par permission Divine, remplit toute la famille d’affliction & de douleur. Car, à l’heure qu’on y pensait le moins, il fut enlevé du monde, sans que ni une maladie, ni aucun des accidents qui ont accoutumé de précéder la Mort des autres, eût préparé ses proches à apprendre la nouvelle de la sienne ; mais, étant allé à la chasse pour avoir de quoi nourrir selon sa coutume ces pauvres vieillards, on le rapporta Mort en sa cabane avec son cher Chrisaphe, dont la Vie fut jusques à la fin inséparable de la sienne.
Ma mère était éloignée de ce lieu-là de trois journées de chemin ; & quoi qu’elle fût très vertueuse, elle ne put néanmoins apprendre une si cruelle nouvelle sans que sa raison fût vaincue par sa douleur ; & les sentiments de la nature ( comme il ne se pouvait faire autrement) demeurant les maîtres, elle perdit la parole & la connaissance, & tomba comme ces valeureux athlètes qu’un coup imprévu porte par terre.
Ce fut alors que parut la Vertu héroïque de Macrine : Car, non seulement elle demeura ferme dans la surprise d’un accident si extraordinaire, mais elle soutint la faiblesse de sa mère, & par sa Constance invincible, elle retira son Esprit de cette profonde affliction dans laquelle il était comme abymé, & lui apprit par son Exemple à le supporter avec une vaillance toute virile & toute Chrétienne.
Ainsi, ma mère souffrit enfin la violence d’un tel coup, sans rien faire d’indigne de sa piété, ni qui pût la faire passer pour faible femme. Car, elle ne jeta point de grands cris, & ne se laissa point aller à ces transports que l’on voit d’ordinaire arriver aux autres. Mais sa propre sagesse & les salutaires avis de sa fille servant de remède à une plaie si profonde, elle surmonta peu à peu par la raison les sentiments de la nature, & Macrine parut d’autant plus admirable en cet évènement funeste qu’étant touchée jusques dans le fond du Cœur, de ce qu’elle ne perdait pas seulement un frère par un genre de Mort si déplorable, mais celui de tous ses frères qu’elle aimait le mieux, son Ame s’éleva si fort au-dessus de ses sentiments que son Exemple & ses Conseils Spirituels rendirent ma mère capable de Consolation. Et elle était arrivée à un si haut point de Vertu que, dans tous les autres sujets de déplaisir qui arrivaient à ma mère, elle ne souffrait jamais que le sentiment qu’elle en avait fût plus grand que sa Joie des Grâces dont elle était redevable à Dieu.

p.677.

CHAPITRE VI.

La Sainte & sa mère établissent un Monastère de Moniales, & s’y retirent. De la Perfection dans laquelle la Sainte & elles Vivaient.

Ma mère étant donc délivrée du soin de l’éducation & de la fortune de ses Enfants, & ses fils s’étant chargés de la principale conduite de ses affaires domestiques, Macrine la porta, comme j’ai dit, à rechercher avec affection la Véritable Sagesse, & à embrasser une manière de Vie toute Pure & toute Parfaite. Ainsi, lui faisant renoncer à ses anciennes habitudes, & à tout le reste, Dieu lui persuada d’aimer comme elle la pauvreté & l’humilité, & d’oublier la grandeur de sa condition pour se retirer dans un Monastère de Moniales, & y Vivre dans une telle égalité qu’il n’y eût aucune différence ni en leur nourriture, ni en leur dormir, ni en quoi que ce fût ; & qu’ainsi il ne restât plus aucune marque du rang qu’elle tenait dans le monde.
La Vie admirable qu’elles menaient, allait au-delà de toutes les paroles ; tant leur Vertu était élevée, & tant elles étaient exactes de Jour & de Nuit dans l’observance de leur Sainte Ascèse ; &, semblables à ces Ames Bien Heureuses, qui s’envolent dans le Ciel après être délivrées de la prison de ce corps, elles avaient un tel mépris de toutes les choses du monde, qu’on peut dire qu’elles Vivaient presque comme des Anges. On ne voyait entre elles, ni colère, ni jalousie, ni soupçons, ni haine : Elles avaient banni avec le faste la vanité, & autres semblables vices, ainsi que tout désir d’honneur & d’estime ; elles mettaient leurs délices en la tempérance, leur gloire à n’être connues de personne, leur richesse à ne rien posséder, mais à avoir abandonné, comme on secoue la poussière de ses sandales, toutes les commodités de la terre ; elles croyaient que tout le soin que l’on emploie pour ce qui ne regarde que cette vie périssable, doit être compté comme perdu. La seule pensée des Choses Divines, la Prière Perpétuelle, & le Chant des Psaumes qu’elles n’ont jamais interrompu de Jour ni de Nuit, étaient ensemble toute leur occupation & tout leur repos d’Hésychastes. Et ainsi n’ai-je point raison de dire qu’il n’y a point d’éloquence qui puisse représenter une manière de Vie si Parfaite ? Elle était comme intermédiaire entre la nature humaine & l’Angélique, parce qu’elle participait de l’une & de l’autre. Car, étant exempte des troubles qui agitent l’esprit des hommes, elle était élevée au-dessus de la condition humaine ; & elle cédait à la Nature Angélique, en ce qu’elle était enfermée dans un corps Mortel, & avait besoin de sens & d’organes pour agir ; quoiqu’il y en aurait possible qui oseraient dire qu’elle ne leur cédait point, puis qu’étant attachée à une chair infirme & fragile, elle en sentait aussi peu le poids que si elle n’eût été qu’un Pur Esprit, & conversant avec ces Esprits Célestes, en s’élevant toujours en Haut par la Sublimité des Pensées.

P.678.

CHAPITRE VII.

De quelle sorte Saint Pierre depuis Evêque de Sébaste en Arménie, qui était le dernier des frères de la Sainte, assistait sa mère, sa sœur, & ces vierges dans cette bienheureuse retraite.

Ces Ames Saintes ayant Vécu durant un long Temps de la sorte, & se Purifiant de plus en plus, elles ajoutèrent de nouvelles Perfections aux premières. En quoi elles ne recevaient pas peu d’assistance de Pierre frère de Macrine, & qui était le puîné de tous, mon père étant Mort en même Temps qu’il vint au monde. La Sainte, qui était l’aînée, prit le soin de l’élever aussitôt qu’il fut sorti d’entre les bras de sa nourrice, & l’instruisit excellemment dès son Enfance dans les Choses Saintes, sans lui permettre de s’occuper à des études vaines & inutiles. Car elle lui servait tout ensemble de père, de mère, & de précepteur ; & par son excellente conduite, elle lui inspira de telle sorte l’Amour de ce qui était le plus Parfait, & le rendit tel, qu’étant encore extrêmement jeune, il était déjà arrivé au plus haut point de la Sagesse. Il avait l’Esprit si excellent & si ouvert à toutes choses, que jusques aux ouvrages des mains, il semblait y être né, apprenant de lui-même en Perfection & sans peine ce que les autres ont besoin de Maîtres & de beaucoup de Temps & de labeur pour pouvoir apprendre. Mais, méprisant toutes ces occupations extérieures pour appliquer son Esprit à des Choses plus Elevées, dont il était si capable, & se proposant continuellement sa sœur comme l’Exemple qu’il s’était résolu d’imiter, afin de s’avancer dans le Service de Dieu, il y fit un tel progrès que l’on jugea qu’il ne cédait point en Vertu au grand Basile. Ainsi, il tenait lieu de toutes choses à sa mère & à sa sœur, & s’efforçait avec elles de mener une Vie toute Angélique.
Une famine étant arrivée, & la réputation de leur Amour de charité ayant fait venir grand nombre de pauvres en ce lieu si retiré où ils demeuraient, Pierre trouva moyen par son zèle de leur faire tant d’aumônes, que la multitude de ceux qui y abordaient de tous côtés aurait donné sujet de croire que ce Désert était plutôt une ville qu’une Solitude.

P.679.

CHAPITRE VIII.

Mort de la mère de la Sainte, & de Saint Basile le Grand, son frère, Evêque de Césarée en Cappadoce.

Quelque Temps après, ma mère qui était assez âgée, quittant la terre pour aller au Ciel, rendit son Esprit entre les mains de ces deux d’entre ses Enfants, qu’elle avait la Consolation d’avoir auprès d’elle ; & j’estime qu’il ne sera pas mal à propos de rapporter ici quelle fut la Bénédiction qu’elle leur donna, & à tous les autres. Après avoir parlé avec une extrême Tendresse de ceux qui étaient absents, afin qu’ils participassent tous à cette Bénédiction, elle offrit particulièrement ses Prières pour ces deux qui étaient présents ; & comme ils étaient aux deux côtés de son lit, elle les prit chacun d’une main, & adressa ces dernières Paroles à Dieu , en ces termes : « Seigneur, je T’offre les prémices & la dîme du fruit qui est sorti de mon sein. Car, celle de mes filles qui est ici, étant née la première, se peut nommer les prémices ; & ce dernier de mes fils étant le dixième de tous, se peut nommer la dîme de mes Enfants ; & ainsi, outre ce que je les tiens de ta libéralité, ils T’appartiennent par un droit particulier. Répands donc, s’il Te plaît, mon Dieu, la Sainteté dans le Cœur de l’un & de l’autre » - désignant clairement par ces Paroles, Macrine & Pierre ; & cette Bénédiction & sa Vie finirent en même Temps. Ils la firent ensevelir avec son mari comme elle l’avait ordonné, & tâchant de se surmonter eux-mêmes en rendant leurs dernières actions encore plus Parfaites que les précédentes, ils s’efforcèrent d’arriver aux Cimes de la Vertu.
Durant ce Temps, Basile, si célèbre entre les Saints, ayant été fait Evêque de la grande & illustre Eglise de Césarée en Cappadoce, il ordonna Prêtre son frère, l’élevant ainsi à la dignité de la Prêtrise. Ce qui l’engagea à Vivre dans une Perfection encore plus grande, l’obligation de s’acquitter dignement d’un Ministère aussi Elevé que celui du Sacerdoce se trouvant jointe à l’extrême Amour qu’il avait déjà pour la Vertu. Huit années s’étant passées, & la neuvième commençant, Basile, si célèbre dans toute la terre, par l’éminence de sa Sainteté & de sa Doctrine, quitta les hommes pour aller à Dieu, & laissa sa patrie & toute l’Eglise également affligées d’une pareille perte. Le bruit d’une si triste nouvelle étant arrivé aux oreilles de Macrine, il ne se put faire qu’elle n’en fût extraordinairement touchée. Car, comment ce qui donnait des sentiments de douleur à ceux même qui n’aimaient pas ce grand personnage, n’en aurait-il point donné à sa sœur ? mais, comme l’on éprouve l’or en divers fourneaux, afin que s’il sort entier du premier, l’on reconnaisse sa bonté dans le second & dans le troisième, & que celui-là est jugé le meilleur, lequel après avoir souffert ces trois épreuves demeure toujours le même, parce qu’il est pur & sans mélange, il en arriva ainsi à cette Vierge, lors qu’étant éprouvée par tant de diverses afflictions, son Ame se trouva si Pure & si Forte, qu’on ne pût jamais y remarquer rien de défectueux ni de faible. Mais, dans la première épreuve qui fut la Mort de Naucrace ; dans la seconde, qui fut la perte de sa mère ; & dans la troisième, qui fut lors que toute notre famille perdit son plus grand ornement en perdant Basile, elle parût toujours invincible, sans que tant d’afflictions jointes ensemble pussent l’ébranler ni l’abattre.



CHAPITRE IX.
2.Tim.4.

Saint Grégoire, qui est celui qui a écrit cette Vie, & qui était frère de la Sainte, va pour la voir. Vision qu’il eut en chemin. Il la trouve extrêmement malade. Leur premier entretien.

Environ neuf mois après que cette grande Lumière de l’Eglise fût éteinte, les Evêques s’assemblèrent pour tenir un Concile à Antioche, où je me trouvai ; & comme, sur la fin de l’année nous nous en retournions chacun chez soi, je désirai d’aller voir ma sœur, y ayant près de huit ans que nous n’avions pu l’un & l’autre recevoir cette Consolation, à cause des Persécutions & du Bannissement que les Hérétiques m’avaient fait souffrir.
Après avoir fait un long chemin, comme il ne me restait plus qu’une journée, j’eus en dormant une vision, qui me fit connaître par avance ce qui me devait arriver. Car il me sembla que je portais entre mes mains des Reliques des Martyrs, qui jetaient une Lumière semblable à celle qu’on voit sortir d’une glace de miroir opposée aux plus ardents rayons du soleil, & que mes yeux avaient peine à supporter un si grand éclat. Ce qui m’ayant apparu trois diverses fois durant cette même Nuit, sans que je pusse comprendre ce qu’il pouvait signifier, la peine où j’en étais me rendit attentif à ce qui m’arriverait, pour en juger par l’évènement.
Comme j’approchais de ce lieu si retiré, où ma sœur menait une Vie toute Céleste, je rencontrai un ancien serviteur auquel je demandai d’abord si mon frère n’y était pas; m’ayant répondu qu’il était parti, il y avait quatre jours, je jugeai qu’il était allé par un autre chemin au-devant de moi ; & m’étant enquis ensuite de la santé de cette grande Sainte, il me dit qu’elle était malade ; ce qui augmentant mon désir d’être auprès d’elle, je fis en fort peu de Temps ce qui me restait de chemin, & mon Esprit fut saisi d’une certaine tristesse, qui était comme un présage de ce qui devait arriver. Or, comme le bruit de ma venue était déjà allé jusqu’à mes frères, lors que je fus assez près de la maison où était ma sœur, je trouvai quantité de gens des lieux où ils demeuraient qui venaient au-devant de moi, ainsi qu’ils ont accoutumé de faire pour rendre honneur à leurs amis ; & d’autre côté toute cette troupe de Moniales était assemblée dans l’église, où elles attendaient ma venue avec une extrême Humilité. Après que j’eus fait les Prières, & donné la Bénédiction, qu’elles reçurent toutes avec une grande modestie, & ayant la tête baissée, elles s’en allèrent en grand silence faire chacune leur office, sans qu’il en demeurât une seule ; ce qui me fit aisément juger que leur Higoumène n’y était pas. Une personne qui se rencontra là, me conduisant, & m’ayant ouvert la porte, j’entrai dans la sainte maison où demeurait cette grande Servante de Dieu. Elle était alors très malade, & couchée, non pas dans un lit, ni sur un matelas, mais par terre sur une planche couverte d’un cilice ; & au lieu d’oreiller, il y avait une bûche, qui étant coupée en sorte que son cou y pouvait entrer lui soutenait assez bien la tête. Aussitôt qu’elle m’aperçut, elle se leva sur son coude, & ne pouvant courir au-devant de moi, à cause de l’extrême faiblesse où la fièvre l’avait réduite, elle mit une main en terre, & se soulevant ainsi autant qu’elle put sur son petit lit, elle me rendit tout l’honneur qui était en sa puissance. Je courus à elle, &, en la prenant, je la relevai de terre, & la remis dans son lit comme elle y était auparavant. Alors elle leva les mains vers le Ciel, & dit : « Je Te rends Grâces, Seigneur mon Dieu, de celle que Tu m’as faite, de m’accorder l’accomplissement de mon désir, en mettant au Cœur de Ton Serviteur de venir visiter Ta Servante » ; & sa crainte de m’affliger était telle, qu’elle s’efforçait de cacher sa difficulté de respirer. Ainsi, faisant tout ce qu’elle pouvait pour paraître gaie, elle cherchait des occasions de parler de choses agréables, & nous donnait des sujets par les questions qu’elle nous faisait. Mais, la suite de l’entretien nous ayant portés à parler du grand Basile, je me trouvai si touché, que je ne pus empêcher ma douleur de paraître sur mon visage. En quoi, tant s’en faut qu’elle m’imitât, qu’au contraire elle prit de là un sujet d’entrer dans les sentiments de la plus haute piété ; et toute animée de l’Esprit de Dieu, elle nous parla d’une telle sorte de causes de ce qui arrive dans le monde, de la conduite secrète de Dieu dans les affections qu’Il nous envoie, & de ce qui regarde la Vie future, qu’elle fit une telle impression sur mon Ame, que me trouvant comme emporté au-dessus des sentiments de la nature, il me semblait qu’elle m’Elevait avec elle dans le Ciel. Et ainsi que l’Ecriture Sainte nous apprend, que Job, quoi que tout couvert d’ulcères & de pourriture, n’interrompait point ses Paroles par les sentiments de ses douleurs, mais n’avait pas l’Esprit moins Libre, que si son corps n’eût point été dans la souffrance, je remarquais la même chose dans cette Vierge. Car, quoi que la fièvre eût abattu toutes ses forces, & répandu une sueur froide sur son corps, qui le faisait pencher vers la Mort, elle parlait néanmoins des Choses les plus Sublimes avec autant de Liberté d’Esprit que si elle n’eût point été malade. &, si je n’eusse craint de l’engager dans un discours qui n’aurait point eu de bornes, je l’aurais priée de nous expliquer généralement tout le reste des principaux points de notre Religion, comme elle fit l’état de l’Ame, la Vie que nous passons sur la terre, la Fin pour laquelle l’Homme fut Créé, ce qui le rendit Mortel, comment il deviendra Immortel, & de quelle sorte il faut qu’il cesse de Vivre pour passer à une autre Vie : Ce qu’elle éclaircit si nettement, & avec une telle Sagesse, qu’il paraissait bien qu’elle était Inspirée par l’Esprit de Dieu ; les Paroles sortant de sa bouche avec autant de facilité qu’on voit sortir l’eau d’une source qui ne trouve rien qui l’empêche de couler.
Lors qu’elle eut fini son discours, elle me dit : « Il est Temps, mon frère, que tu prennes un peu de repos, puis qu’il ne se peut que tu ne sois las après avoir fait un si long chemin ». Sur quoi, encore qu’il n’y eût point de repos qui pût égaler celui que me donnait la Consolation de la voir & de l’entendre parler, néanmoins parce qu’elle le désirait, & voulant obéir en toutes choses à celle que je considérais comme mon Maître, j’allai dans un jardin proche de là, où je trouvai un couvert fort agréable sous l’ombre de quelques arbres. Mais rien n’était capable de me plaire, tant l’appréhension des tristes accidents que j’avais sujet de craindre, me serrait le Cœur. Car, tout ce qui s’offrait à mes yeux, me semblait être l’explication de l’énigme que j’avais vu dans mon songe, puis qu’on pouvait dire véritablement que ce que je voyais devant moi était les reliques d’un Saint Martyr, qui, étant Mort au péché, jetait de l’éclat & de la Lumière par la Grâce du Saint Esprit habitant dans son Ame & dans son Cœur ; & je le dis à quelqu’un de ceux qui se trouvèrent présents.
Comme nous étions en cet état & attendions avec beaucoup de tristesse ce qui devait arriver, la Sainte devinant nos pensées d’une manière que je ne saurais comprendre, nous envoya dire de nous réjouir, de prendre courage, & d’avoir bonne espérance de son mal, parce qu’elle se sentait beaucoup mieux. Ce qu’elle ne disait pas pour nous tromper ; mais selon la vérité, quoi que nous ne puissions pas alors la comprendre. Car, de même qu’un athlète qui après avoir dépassé les autres, est presque arrivé à la fin de sa carrière, voit la Couronne qui l’attend, se réjouit comme s’il l’avait déjà sur la tête, & jette un cri de joie pour faire entendre à ses amis l’agréable nouvelle de sa victoire, Macrine étant en cet état & envisageant le Bon Heur de la vocation Céleste qui devait être la rétribution de ses peines & de ses labeurs, nous ordonnait en le même sorte de concevoir de meilleures espérances, & pouvait avec sujet dire ces Paroles de l’Apôtre : « La Couronne de Justice m’est préparée, &le Juste Juge me la donnera, parce que j’ai combattu le bon combat, que j’ai achevé ma course, & que je lui ai été fidèle. » Nous nous levâmes à cette bonne nouvelle pour en voir le sujet de nos propres yeux.

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CHAPITRE X.

La Sainte raconte les Bénédictions que Dieu avait répandues sur toute sa race & sur son labeur particulier, & sa grande Foy en Dieu dans ses Charités & ses Aumônes.

Aussitôt que nous fûmes revenus auprès d’’elle, elle ne voulut point nous laisser perdre le Temps inutilement ; mais, comme si elle eût lu ce qu’elle disait, elle commença nous raconter tout ce qui lui était arrivé depuis son Enfance, sans omettre des actions de mon père & de ma mère dont elle eût pu se ressouvenir depuis ma naissance, & avant que je fusse au monde. Et la fin qu’elle se proposait en cela était d’en rendre Grâces à Dieu. Car elle faisait voir que leur Vie avait été encore plus éclatante par les Grâces dont il Lui avait plu de la combler, que par leurs grandes richesses, mon aïeul & son épouse ayant été Persécutés pour la Foy de Jésus-Christ, & l’empereur ayant fait Mourir l’aïeul de ma mère, & ordonné la confiscation de tout son bien ; ce qui ne put empêcher que, par la Bénédiction de Dieu, il n’augmentât de telle sorte qu’il n’y eut point, de leur Temps, de maison plus illustre que la leur ; &, quoi que leur bien fût divisé en un très grand nombre d’enfants, Dieu le multiplia de telle sorte que chacun d’eux en eut davantage que leur père & leur mère ne leur en avait laissé à tous ensemble. Quant à elle, elle nous dit qu’ayant eu en partage autant que ses frères, elle ne s’en était rien réservé. Mais, suivant ce précepte de Jésus-Christ l’avait tout distribué aux pauvres par les mains de l’Evêque, & que par la Grâce de Dieu jusques à l’heure qu’elle parlait, elle n’avait point cessé de travailler de ses propres mains, n’avait point tourné les yeux du côté des hommes, ni mis son espérance dans les créatures pour pouvoir vivre par les bienfaits dans une honnête simplicité, & que, comme elle n’avait jamais cherché quelqu’un qui lui donnât rien, elle n’avait non plus jamais refusé l’Aumône à personne ; Dieu, ayant par Sa Bonté répandu sur son petit travail une telle Bénédiction qu’Il l’avait rendue comme une semence seconde qui porte des Fruits au Centuple.
Sur quoi, lui ayant raconté les peines que j’avais souffertes, premièrement lors que l’empereur Valens m’envoya en Exil à cause de la Foy, & depuis lors que le trouble arrivé en toutes les églises nous engagea dans tant de travaux & de combats : « Ne cesseras-tu jamais, me dit-elle, d’oublier les obligations que tu as à Dieu ? N’appréhendes-tu point de tomber dans l’ingratitude ? & ne te souviens-tu point des avantages que tu as encore par-dessus ceux de qui tu tiens la Vie ? Car, laissant à part que nous sommes d’une race illustre & nés de parents très Vertueux, j’avoue que mon père, dès sa jeunesse, acquit par ses actions publiques une grande estime entre ses concitoyens, & que la réputation de son savoir s’étendit encore plus avant ; mais elle ne passa pas la province de Pont, &il se contenta de s’être rendu célèbre dans son pays, au lieu que tu l’es de telle sorte dans les grandes villes, parmi les Peuples, & entre des nations toutes entières, que les Eglises t’appellent à leur secours, & s’adressent à toi pour leur rétablissement ; & tu ne vois pas la Grâce que te fait Dieu en cela ; tu ne considères pas quelle est la cause de tant de faveurs que tu reçois ; & ne reconnais pas que les Prières de ceux qui t’ont mis au monde t’ont Elevé à ce comble de Bon Heur, sans que les avantages que tu tiens de la nature y aient rien ou fort peu contribué. » L’entendant parler de la sorte, j’eusse souhaité que le jour eût duré plus qu’à l’ordinaire, afin qu’elle eût encore continué des propos qui m’étaient si agréables. Mais le chant de ces Saintes Moniales m’appelant aux Vêpres, elle me dit d’aller à l’église, & puis continua de Prier Dieu. Voilà de quelle sorte la Nuit se passa.


CHAPITRE XI.
Admirable Prière de la Sainte, qui fut bientôt après suivie de sa Mort.

Aussitôt que le jour vint à paraître, il me fut facile de juger par l’état où je la voyais, que cette journée serait la dernière de sa Vie fragile & Mortelle, parce que la fièvre avait consumé tout ce qui lui pouvait rester de force. Cette Sainte Vierge s’étant aperçue de la faiblesse de nos sentiments, elle s’efforçait de nous divertir des tristes pensées qu’ils nous donnaient ; &, quoi qu’avec une extrême difficulté de respirer, & accablée de douleur, elle répandit – pour parler ainsi- par ses admirables propos ce qui lui restait de Vie. Un spectacle si extraordinaire agita mon Ame par des mouvements bien différents. La nature d’un côté, comme il ne se pouvait faire autrement, me portait dans la douleur, parce que j’écoutais ces Paroles ainsi que les dernières d’une personne qui m’était si chère, & voyais la gloire de notre maison être sur le point de nous quitter pour passer à une autre Vie ; & d’autre côté, mon Esprit était si transporté d’admiration, qu’il ne pouvait croire que cette vierge fût une personne plus qu’humaine. Car, ne rien sentir d’extraordinaire & ne rien craindre lors qu’on est prêt à rendre le dernier soupir, tant on a une ferme espérance des Biens qui nous attendent dans une autre Vie, & avec un Courage élevé au-dessus de tout, raisonner parfaitement jusques à la fin sur les malheurs & les misères du monde, il me semble que cela n’appartient qu’à un Ange, que Dieu, par un effet particulier de Sa Providence aurait voulu revêtir d’une forme humaine exempte des infirmités & des imperfections de notre nature, & qui demeurerait ainsi dans ce corps qui lui serait étranger sans se troubler de quoi que ce soit, parce que la chair ne pourrait pousser l’Esprit dans les passions déréglées auxquelles elle est sujette. Ainsi, j’étais ravi de voir de quelle sorte cette grande Servante de Jésus-Christ nous découvrait cet Ardent & Pur Amour pour son Céleste & Divin Epoux qu’elle avait toujours nourri dans les replis les plus cachés de son Cœur, & Témoignait son extrême Passion pour Lui par l’impatience qu’elle faisait paraître d’être affranchie des liens du corps pour aller jouir de Sa Présence. Car il n’était pas difficile de juger qu’Il était son unique objet, puis qu’elle ne daignait pas seulement jeter les yeux sur ce qu’il y avait de plus beau & de plus agréable dans le monde.
Le soleil était prêt à se coucher sans qu’elle diminuât rien de la vigueur de son Esprit ; mais, Voyant d’autant plus Clairement la Beauté de son Epoux, qu’elle approchait davantage de sa Fin, elle se hâtait encore plus de l’aller trouver ; &, ainsi, en arrêtant fixement ses Yeux sur Lui, ce ne fut plus à nous, mais à Lui qu’elle adressa sa Parole - & son petit lit était tourné vers l’Orient-, &, ayant les mains jointes, elle parlait d’une voix si basse que nous avions peine à l’entendre : Mais sa Prière était si Fervente que nous ne pouvions douter qu’elle ne s’adressât à Dieu, & qu’elle ne fût entendue de Lui.
« Seigneur, » disait-elle, « Tu nous délivres de l’appréhension de la Mort : Tu fais que la Fin de cette Vie est pour nous le commencement d’une Véritable Vie : Tu nous laisses dormir pour un Temps, & Tu nous réveilleras par le son de la trompette qui sonnera à la Fin des Siècles. Tu confies comme un Dépôt à la terre la terre de notre corps que Tu as formée de Tes Mains, & Tu le lui redemanderas en revêtant d’Immortalité & de Gloire ce qui est en nous de Mortel & de difforme. Tu nous as délivrés de la malédiction & du péché, ayant voulu pour l’Amour de nous être chargé de l’un & de l’autre. Tu as brisé la tête du serpent qui avait fait que l’homme en Te désobéissant était devenu son Esclave. Tu as rompu les portes de l’Enfer ; &, en terrassant celui qui était le maître de la Mort, Tu nous as ouvert le chemin à la Résurrection. Tu as donné à ceux qui Te craignent le signe de Ta Croix Sainte pour confondre cet irréconciliable Ennemi, & mettre notre Vie en assurance. Dieu Eternel, auquel je suis dès le ventre de ma mère, que j’ai toujours Aimé de toute l’étendue de mon Cœur, & auquel depuis mon Enfance jusques à cette Heure j’ai consacré mon corps & mon Ame, donne-moi, Seigneur, un Ange de Lumière qui me conduise avec les Saints Pères dans un lieu de fraîcheur & de repos, Toi, mon Dieu, qui as mis en pièces cette épée flamboyante dont l’éclat nous faisait trembler, & as Pardonné à l’un de ceux qui ont été crucifiés avec Toi aussitôt qu’il a eu recours à Ta Miséricorde ; souviens-Toi, s’il Te plaît, de moi dans Ton Royaume, puis que j’ai aussi crucifié ma chair avec Toi, ayant été percée comme avec des clous par la crainte & par l’appréhension que j’ai eue de Tes Jugements. Que ce chaos épouvantable ne me sépare point de Tes élus. Que cet esprit envieux du bonheur des hommes ne se rencontre point dans mon chemin pour m’empêcher d’aller à Toi. Que mes fautes disparaissent devant Tes Yeux. Et puis que Tu as une Souveraine Puissance de remettre les péchés des hommes, pardonne-moi ceux que l’infirmité de la nature m’a fait commettre dans mes actions, dans mes paroles, & dans mes pensées, afin qu’en abandonnant ce corps, je me trouve purifiée de mes tâches, & qu’ainsi Tu reçoives mon Ame entre Tes Mains comme un Parfum Précieux répandu En Ta Présence. » En proférant ces Paroles, elle fit le signe de la Croix sur ses Yeux, sur sa bouche, & sur son Cœur. Puis, sa langue étant peu à peu entièrement desséchée par l’extrême ardeur de la fièvre, elle ne pouvait plus parler distinctement ni être entendue ; & nous ne reconnaissions qu’elle Priait qu’à cause qu’elle remuait les mains & les lèvres.
Le soir étant arrivé, on apporta de la Lumière. Ce qui, lui ayant fait ouvrir les Yeux pour la regarder, elle témoigna du désir qu’elle avait de dire Vêpres ; mais, la voix lui manquant, elle accomplit comme elle put par le mouvement de ses mains & de ses lèvres ce qu’elle avait dans le Cœur. Après avoir dit les Vêpres de cette sorte, elle porta sa main sur son visage pour faire le signe de la Croix ; ce qui nous fit connaître qu’elles étaient achevées ; &, en jetant un grand & profond soupir, elle finit sa Vie avec sa Prière.
Voyant qu’elle était trépassée, & me souvenant de ce qu’elle m’avait dit dans notre premier entretien, qu’elle désirait que je lui rendisse les derniers devoirs, en lui fermant les Yeux & la bouche, je portai sur son Saint Visage ma main languissante de douleur, plutôt pour témoigner mon obéissance à sa volonté, que parce qu’il en fût besoin. Car ses Yeux & ses lèvres étaient fermés d’une manière qui la faisait paraître plutôt endormie que Morte. Elle avait les mains posées sur son ventre ; & tout le reste de son corps était dans une telle assiette que l’on ne pouvait y rien ajouter.

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CHAPITRE XII.

De l’extrême affliction de Saint Grégoire, & de toutes les Moniales, ensuite de la Mort de la Sainte.

Alors, mon esprit se sentit touché par une double douleur ; mes Yeux, en voyant un objet si triste, & mes oreilles en entendant les pleurs de toutes ces Saintes Vierges. Jusques-là, elles étaient demeurées dans le Silence, & renfermant toute leur affliction dans leur Cœur, elles avaient arrêté le cours de leurs larmes, comme si elles eussent appréhendé qu’au défaut de la voix de leur Higoumène, son visage les eût reprises de ce que contre sa défense elles se seraient ainsi laissées emporter à leurs sentiments, & que cela lui eût donné de la peine. Mais, lors que l’excès de leur affliction ne leur put permettre de demeurer davantage dans le Silence, & que, comme un feu dévorant, il eut détruit dans leurs Ames tout ce qui se pouvait opposer à lui, elles firent éclater tout d’un coup de tels pleurs & de tels sanglots, qu’il faudrait les avoir entendus pour les pouvoir croire ; ce qui fut comme un torrent qui renversa de telle sorte ma résolution, qu’il ne fut plus en mon pouvoir d’arrêter mes larmes, celles de ces Saintes Moniales me semblant si justes que je ne pouvais les condamner. Car le sujet de leurs plaintes n’était pas d’être privées d’une conduite & d’une consolation purement humaine, ou de quelqu’une de ces choses dont les hommes portent la perte avec tant d’impatience ; mais elles pleuraient leur séparation d’avec celle qui pouvait le plus contribuer à leur Salut, & disaient ces tristes Paroles : « La Lumière de nos Yeux est éteinte ; le Flambeau qui Eclairait nos Ames dans le chemin du Ciel nous est ravi ; notre appui est tombé à terre ; ce parfait Exemple de Vertu nous est ôté ; le nœud de notre Union est rompu ; les faibles sont maintenant sans soutien, & les pauvres sans assistance ; & au lieu que durant sa Vie la Nuit nous tenait lieu de jour par l’éclat que jetaient de toutes parts ses actions & ses Vertus, le jour n’est maintenant pour nous qu’une nuit obscure & ténébreuse.» Mais celles de toutes qui faisaient davantage retentir leurs plaintes en l’appelant leur nourrice & leur véritable mère, étaient celles qui, étant abandonnées de tout le monde durant le Temps de la famine, avaient été nourries par elle, & puis instruites dans cette si pure & si excellente manière de Vivre.
Ayant repris mon Esprit, & l’ayant retiré comme d’un Abyme de tristesse où ils étaient ensevelis, je jetai mes Yeux sur le Visage de la Sainte, qui, paraissant me reprendre de ce bruit confus, mêlé de tant de soupirs & de tant de larmes, je m’exclamai à haute voix en m’adressant aux Moniales : « Tournez la tête vers celle qui est le sujet de votre douleur, & souvenez-vous des Instructions qu’elle vous a données pour vous faire embrasser une Parfaite Vertu. Cette Ame Divine ne vous a permis de pleurer que dans le Temps de la Prière ; & c’est ce que vous pouvez faire maintenant, en cessant ces pleurs inutiles pour chanter des Psaumes. » Après avoir achevé ces mots, j’élevai ma voix autant que je pus, afin de la rendre plus forte que le ressentiment de leurs plaintes, & puis les priai de se retirer dans le lieu le plus proche, & de laisser seulement auprès du corps quelques-unes de celles dont la Sainte recevait plus volontiers de l’assistance durant sa Vie.

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CHAPITRE XIII.

Saint Grégoire voulant faire parer le corps de la Sainte, cette occasion fait voir quelle était son incroyable pauvreté.

L’une de celles-là était une Dame de très bonne maison, & qui durant sa jeunesse n’était pas moins considérable par sa beauté & par ses richesses que par la noblesse de sa race. Elle avait été mariée à un homme de fort grande condition, lequel ayant peu vécu, elle avait choisi l’illustre & excellente Macrine pour être la gardienne & la conduite de son veuvage, & passait la plupart du Temps avec ces Moniales, afin d’apprendre d’elles à Vivre Vertueusement selon les préceptes de Jésus-Christ. Elle s’appelait Vestiane, & son père nommé Araxe était un des sénateurs du conseil
suprême. Je m’adressai à elle & lui dis : « On ne saurait maintenant trouver étrange que pour parer ce saint corps, nous le revêtions de quelques habits précieux. » « Il faut savoir »,me répondit-elle, « quel aurait été en cela le sentiment de la Sainte, puis que nous ne devons rien faire contre son intention, & que rien ne lui pourrait plaire que ce qui est agréable à Dieu. »
Une de ces Moniales nommée Lampadie, qui avait la charge de chantre,& disait fort bien savoir les sentiments de la Sainte touchant la pompe des funérailles, s’étant par hasard trouvée présente, je lui demandai son avis. Elle me répondit en pleurant : « La Sainte n’a point recherché d’autres ornements pour se parer durant sa Vie, & pour orner sa sépulture après sa mort, que la pureté de ses actions. Car, pour ce qui regarde les ornements du corps, elle les a toujours méprisés ; & ainsi, quand nous le voudrions, nous ne lui en saurions donner d’autres que ceux que vous voyez maintenant. » « N’avez-vous rien en réserve, » lui repartis-je, « dont nous nous puissions servir pour cela ? » « Vous voyez devant vos Yeux, » me répondit-elle, « tout ce que nous pouvons avoir : Voilà son manteau ; voilà son Voile ; & voilà ses chaussures qui sont tout usées. Ce sont là toutes ses richesses ; ce sont tous ses meubles, sans qu’il y ait rien de plus qui soit enfermé dans des coffres ou dans des armoires. Elle avait choisi le Ciel pour mettre ses Trésors en sûreté, & elle les y a tous mis sans en rien laisser sur la terre. » « Croyez-vous, » lui répliquai-je « qu’elle aurait trouvé mauvais que je me servisse de quelqu’un de mes ornements pour parer son corps dans ses funérailles ? » « Je ne le crois pas, » me repartit-elle, « puis que, quand même elle serait encore en Vie, deux raisons l’empêcheraient de refuser l’honneur que vous lui voudriez faire ; l’une, votre dignité d’Evêque pour laquelle elle a toujours eu tant de révérence ; & l’autre, la proximité du sang qui ne lui permettrait pas de faire distinction entre ce qui serait à elle & ce qui serait à son frère, ainsi qu’elle l’a bien témoigné, en ordonnant que l’on se remît entièrement à vous du soin de son corps. »

CHAPITRE XIV.

De quelle sorte l’on para le corps de la Sainte. De la marque qui restait sur elle d’un grand Miracle que Dieu avait fait en sa faveur durant sa Vie. Son incroyable Beauté après sa Mort ; & l’accomplissement de la Vision que Saint Grégoire de Nysse avait eue.

Cela s’étant passé de la sorte, & chacun de nous pensant à la manière dont il faudrait revêtir le corps de la Sainte, je commandai à l’un de mes aides d’apporter quelqu’une de mes tuniques ; et comme Vestiane en voulant accommoder sa tête eut mis sa main pour la soulever, elle se retourna vers moi, & me dit : « Voilà quel était le pendentif de la Sainte ; » &, sur ces mots, elle défit un nœud qui était derrière, & me présenta une Croix & un anneau de fer qui, étant attachés ensemble avec un cordon pendaient toujours sur son Cœur. Je lui répondis : « Partageons cela : Vous aurez la Croix, & moi l’anneau, sur lequel est aussi gravée la figure de la Croix. » Elle me repartit : « Vous ne vous êtes pas trompé dans ce choix. Car il y a dans cet anneau un petit morceau de la Vraie Croix, qu’on ne voit point, encore que pour marque qu’il y est, l’endroit qui le couvre porte aussi la figure d’une Croix ». Etant donc besoin de revêtir ce chaste corps, & cet office me regardant, suivant la demande qu’en avait faite la Sainte, Vestiane qui m’aidait à m’en acquitter, & avec qui je venais de partager une si grande succession, me dit : « N’oubliez pas, je vous supplie, de considérer une marque de l’éminente Vertu de la Sainte. » « Qu’est-ce ? » lui répondis-je. & alors elle découvrit un endroit de l’estomac de cette Bien Heureuse Vierge, & me dit : « Voyez-vous cette marque si petite & presque insensible qu’elle a sous le cou ? » – car c’était comme un point fait avec une aiguille très déliée-, &, en disant cela, elle approcha la lampe tout auprès. « Trouvez-vous si étrange, » lui répliquai-je, « qu’il se rencontre en ce lieu une marque qu’on n’aperçoive quasi pas ? » « Dieu a Voulu, » me répondit-elle, « que celle-ci demeurât sur son corps, afin de conserver jusqu’à sa mort la Mémoire d’une Grâce toute extraordinaire dont il l’avait favorisée. Car, s’étant fait une si grande tumeur en cette partie qu’on proposa d’y mettre le fer, de crainte que si le mal venait à gagner jusques au cœur, il ne devînt irrémédiable, sa mère la conjura plusieurs fois de souffrir que le médecin y mît la main, puisque la science de la médecine a été enseignée de Dieu pour le bien des hommes. Elle qui trouvait son mal plus supportable que de montrer quelque partie de son corps à des personnes inconnues, après avoir comme de coutume servi sa mère jusques aux Vêpres, elle se retira dans une chapelle où elle passa toute la nuit en Prière, en présence du Souverain médecin qui nous guérit quand il Lui plaît ; & la terre étant trempée de ses larmes, elle en prit, & en mit sur son mal comme un médicament salutaire ; puis alla dire à sa mère qui était à demi-Morte d’affliction, & qui continuait de l’exhorter à vouloir voir un médecin, qu’il suffirait pour la guérir qu’elle fît sur son mal le signe de la Croix ; ce que cette bonne mère lui ayant fort volontiers accordé, elle mit la main à l’endroit où était le mal, mais non sur le mal même, parce qu’il n’y était plus, elle y fit le signe de la Croix : Au lieu de cette effroyable tumeur n’est demeurée jusques à sa Mort que cette petite marque seule, Dieu l’ayant ainsi permis à mon avis, afin que ce fût un témoignage continuel du Miracle qu’Il avait fait en sa faveur, & pour l’obliger à l’en remercier toujours. »
Après que nous eûmes satisfait à notre désir avec les ornements que je me trouvai avoir, sans rien emprunter ailleurs, la Religieuse dont j’ai parlé me dit qu’elle n’estimait pas à propos d’esposer aux Yeux de toutes les Moniales ce saint corps aussi paré qu’eût été une mariée. « Mais j’ai, » ajouta-t-elle, « un Manteau Noir de votre mère, que je crois qu’il ferait bon de jeter sur elle, afin qu’il ne semble pas que l’on recherche des ornements étrangers pour augmenter l’éclat de cette Beauté toute Sainte. » Ayant approuvé sa proposition, & le manteau ayant été mis sur elle, sa noirceur, par un effet, à mon avis, de la Puissance de Dieu, augmenta encore de telle sorte sa Beauté, & son Visage devint si éclatant de Lumière, qu’il semblait comme je l’avais Vu dans mon songe, qu’il en sortît de véritables Rayons.


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CHAPITRE XV.
Grande solennité avec laquelle on fit les funérailles de la Sainte.

Lors que ces choses se passaient, & que tout retentissait du chant des Psaumes mêlé des plaintes des Moniales, le bruit de la Mort de la Sainte s’étant répandu de tous côtés fit que les habitants des environs accoururent en si grand nombre pour assister à ses funérailles qu’ils ne pouvaient tous tenir dans la cour. Les Matines ayant été dites, ainsi qu’on a accoutumé de les dire dans les Fêtes des Saints Martyrs, & le point du jour étant venu, cette grande foule d’hommes & de femmes de tout le pays d’alentour, interrompait par ses pleurs le chant des Psaumes. Or, quoi que mon Esprit fut abattu de tristesse, je m’ efforçai néanmoins autant que je pus, d’empêcher qu’il n’arrivât de la confusion dans cette cérémonie ; & ainsi, en séparant tout ce Peuple des Fidèles, je fis ranger les Femmes avec les Religieuses, & les Hommes avec les Solitaires, & je choisis dans chacun de ces deux troupeaux une personne capable de régler le chant, & que toutes les autres pussent suivre, afin que cette espèce de concert fît qu’il n’y eût point de désordre.
Le jour s’avançant un peu, & le lieu devenant trop étroit pour une si grande multitude, dont le nombre s’augmentait toujours, l’Evêque du Diocèse nommé Araxe, qui était venu avec tout son Clergé, commanda qu’on fît avancer peu à peu le Tabernacle, afin qu’une partie du Peuple occupant cet espace de chemin qui serait entre lui & nous, nous ne fussions point incommodés du bruit qu’il aurait fait s’il avait été plus enserré, & Sa Béatitude exhorta en suite tous ceux qui l’assistaient dans les fonctions de sa charge, d’honorer par leur présence les funérailles de ce Saint Corps.
Cela ayant été exécuté fort exactement, je mis d’un côté la main sous la planche qui ayant servi de lit à la Sainte durant sa Vie, lui servait maintenant de cercueil après sa Mort ; puis je priai Monseigneur Araxe d’avancer aussi la sienne pour le soutenir de l’autre côté. Deux des principaux Ecclésiastiques portèrent l’autre partie du cercueil, & grand nombre de Diacres & de sous-Diacres allaient par ordre hiérarchique avec des cierges allumés dans leurs mains. En cet état, ceux qui nous précédaient marchant assez lentement, nous le suivions de la même sorte, & nous aurions eu peine d’aller plus vite à cause de la quantité du Peuple qui environnait le Corps, & qui ne pouvait se lasser de regarder un spectacle aussi majestueux & si Saint. Et certes, cette pompe paraissait avoir quelque chose de Mystérique, d’autant que durant tout le Temps qu’elle dura, on chanta des Psaumes comme à trois Chœurs, ainsi que pour imiter le chant des Trois Enfants dans la fournaise de Babylone. ( Daniel 3.) Et, quoiqu’il n’y eût qu’environ mille pas depuis le lieu d’où nous partîmes jusques à l’Eglise des Saints Martyrs, où mon père & ma mère étaient ensevelis, néanmoins, la presse qui augmentait toujours par la quantité de gens qui rejoignaient de tous côtés, nous laissant à peine marcher, nous employâmes, tant l’Office de l’Ensevelissement était solennel, presque tout le jour pour faire un si petit espace de chemin.
Lors que nous fûmes arrivés dans l’église, & que nous y eûmes déposé le Saint Corps, nous commençâmes les Prières, qui donnèrent sujet à tout ce Peuple de témoigner son affliction. &, les Psaumes étant achevés, & le sépulcre de mon père & de ma mère, dans lequel nous avions résolu de mettre la Sainte, étant ouvert, une de ces Moniales qui regardait son Visage s’étant mise à s’exclamer dans un transport de douleur qu’à une heure de là elles ne la verraient jamais plus, & toutes les autres disant la même chose avec des gémissements effroyables, tous les assistants en furent si fort touchés qu’au lieu des Psaumes qui s’étaient chantés auparavant avec tant d’Harmonie, l’on n’entendit plus que des voix confuses ; &, quelques signes que nous fissions, & quelque demande qu’on portât à ce Peuple, selon les ordonnances de l’Eglise, de demeurer en Silence, à peine pûmes-nous en venir à bout.
Avant qu’on exposât à nos Yeux les corps de mon père & de ma mère, je les fis couvrir d’un linge blanc, & puis l’Evêque Araxe & moi, ayant pris le Corps de la Sainte, nous le mîmes auprès de celui de ma mère, & accomplîmes ainsi le souhait de l’une & de l’autre. Car elles avaient toujours demandé à Dieu d’être mises dans un même sépulcre, afin que, n’ayant jamais été séparées durant leur Vie, cette Union si étroite continuât encore après leur Mort.

P.688.
CHAPITRE XVI.

D’un grand Miracle fait par la Sainte durant sa Vie ; & de plusieurs qu’elle fit après Sa Mort.

Toutes les cérémonies de l’Office de l’Ensevelissement étant achevées, je me prosternai sur le Tombeau & en embrassai la poussière. Et, comme je me retirais plein de tristesse, & les Yeux trempés de larmes dans la Pensée de l’extrême perte que j’avais faite, un homme illustre dans la guerre, & qui commandait les troupes qui étaient alors dans la ville de Sébaste en la province de Pont, ayant appris mon affliction, & en étant fort touché, il vint au-devant de moi avec une affection très particulière & accompagné de ses vassaux ; car nous étions unis ensemble de parenté & d’amitié. Cette personne si considérable me raconta un Miracle de la Sainte avec lequel je finirai cette histoire. Après que nous eûmes essuyé nos pleurs pour commencer à parler, il me dit : « Apprenez de moi, je vous supplie, quelle était celle qui nous a quittés pour aller au Ciel » ; & puis, il commença ainsi son discours : « Ma femme & moi ayant un extrême désir de voir la Sainte Ecole de toutes sortes de Vertus - car je ne crois pas que l’on doive nommer autrement le lieu que cette Bien Heureuse Ame avait choisi pour sa demeure – nous y allâmes & menâmes avec nous notre petite fille, à qui une fièvre maligne avait fait venir une taie sur la prunelle de l’œil qui la rendait si difforme, qu’on ne la pouvait regarder sans être touché de compassion. Lors que nous fûmes arrivés en cette Sainte Maison où l’on oeuvrait avec tant de soin pour acquérir la seule Véritable Sagesse, nous nous séparâmes ; &, étant allé trouver les Solitaires qui demeurent hors de la Maison, & dont Pierre, depuis Evêque de Sébaste, votre frère, avait la conduite, ma femme s’en alla au-dedans avec ces Moniales dont Sainte Macrine était Abbesse Higoumène. Après y avoir passé quelques heures, comme nous nous préparions pour partir, l’on usa envers chacun de nous d’une douce violence. Car, d’un côté votre frère voulait absolument que je demeurasse pour me sustenter à la table de ces Serviteurs de Dieu ; & de son côté, la Sainte ne voulait pas permettre à ma femme de s’en aller ; mais, ayant pris ma fille entre ses bras, elle lui dit qu’elle ne la lui rendrait point qu’après lui avoir fait un festin tel qu’elle le pouvait attendre dans un lieu si pauvre ; & en même Temps, embrassant ma fille & baisant son œil à l’endroit où était le mal : « Si vous voulez bien », dit-elle à ma femme, « demeurer ici, je vous en rétribuerai d’une manière qui ne sera pas indigne de la faveur que vous me ferez. » « Et comment ? » lui répondit-elle. « C’est », repartit la Sainte, « que j’ai un remède fort propre pour guérir ce mal ; » - ce qui, m’ayant été rapporté, & cette promesse nous faisant oublier les affaires qui nous obligeaient de retourner, nous demeurâmes fort volontiers. Le festin, que Pierre – devenu depuis Pierres de Sébaste – m’avait voulu faire avec tant de Bonté, & qu’il avait de si bon Cœur apprêté de ses propres mains, étant achevé, & la Bien Heureuse Macrine ayant dit adieu à ma femme après l’avoir laissée se sustenter autant qu’elle pouvait désirer, nous partîmes avec une joie & une satisfaction nonpareille ; &, nous entretenant en chemin de ce qui s’était passé durant notre visite, je lui disais de mon côté ce que j’avais entendu & remarqué dans le lieu où les hommes demeuraient, & elle me disait du sien jusques aux moindres particularités de tout ce qu’elle avait vu, n’y en ayant aucune qu’elle ne crût digne d’être rapportée. Ainsi, me racontant toutes choses de suite en la sorte qu’elles s’étaient passées, & comme si elle les eût lues dans un livre, quand elle vint à l’endroit où la Sainte avait promis de guérir l’œil de ma fille, alors, interrompant sa narration : « Hélas ! qu’avons-nous fait », dit-elle, « & comment avons-nous oublié ce remède que la Sainte m’avait promis ? » Sur quoi, comme je blâmais sa négligence, & commandais à l’un de mes gens de courir promptement pour l’apporter, il arriva que l’Enfant qui était entre les bras de sa nourrice regarda sa mère, & que sa mère jeta aussi ses yeux sur les siens. Sur quoi étant également transportée d’étonnement & de Joie, elle s’écria : « Cesse d’accuser ma négligence, puis que tu vois que la Sainte a accompli très fidèlement sa promesse, en nous donnant par sa Prière le véritable remède à tous les maux, & dont la Puissance a été telle qu’il ne reste pas la moindre marque du mal qui était auparavant dans son œil. » En achevant ces mots, elle prit l’Enfant entre ses bras, & la mit entre les miens. Alors, repassant dans mon esprit ces Miracles incroyables que nous lisons dans l’Evangile, je dis : « Faut-il s’étonner si Dieu a rendu la vue à des aveugles, puisque nous voyons que sa Servante, par la Foy qu’elle a en Lui, fait la même chose ? Car, y a-t-il grande différence entre Ses Miracles & celui-ci ? » Ce notable me parlant de la sorte, ses sanglots interrompirent sa voix, & ses yeux versèrent quantité de larmes. Voilà le Témoignage qu’un homme du monde me rendit de la Sainteté si éminente de Macrine.
Quant à plusieurs Merveilles semblables que des personnes qui ont vécu avec la Sainte, & qui ont une connaissance très particulière de sa Vie m’ont racontées, je n’estime pas à propos de les rapporter ici, d’autant que la plupart des hommes n’ajoutent Foy à ce qu’on leur dit qu’à proportion de ce qu’ils se jugent capables de faire, & accusent de fausseté ce qui surpasse leurs forces. Je ne parlerai donc point de la culture admirable dont la Sainte usa dans cette famille, c’est-à-dire de quelle sorte en jetant le blé dans les mains des pauvres ainsi que dans une Terre Sainte, il ne diminuait point entre les siennes, mais demeurait toujours en la même quantité que si elle ne l’eût point employé à secourir les nécessiteux dans leurs besoins. Je ne dirai rien aussi de plusieurs autres Miracles encore plus grands, comme de guérir les maladies, chasser les Démons, & prédire avec certitudes les choses futures, quoi que ceux qui en ont fait une recherche fort exacte sachent que toutes ces Choses sont très Véritables, encore qu’elle aillent au-delà de la créance & passent pour impossibles dans l’esprit de ceux qui étant tout charnels & tout terrestres, ignorent que Dieu ditribue Ses Dons & Sa Grâce à proportion de la Foy des personnes qui les reçoivent, donnant peu à ceux qui l’ont petite, & donnant beaucoup à ceux qui l’ont grande. Mais, pour m’accommoder aux faibles d’esprit, je laisse dans le Silence ces Miracles si élevés, & me contente de finir l’Histoire de cette Saints Vierge par les choses que j’ai rapportées.

FIN.

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