dimanche 4 décembre 2011

Vie de Sainte Synclétique, d'Arnauld d'Andilly.

VIE DE SAINTE SYNCLETIQUE.
ECRITE EN GREC PAR SAINT ATHANASE PATRIARCHE D’ALEXANDRIE.
TRADUITE EN LATIN PAR DAVID COLVILLE ECOSSAIS
TRADUITE DU LATIN PAR ARNAULD D’ANDILLY.
Translatée Orthodoxement par Presbytéra Anna.
AVANT-PROPOS d’Arnauld d’Andilly
SUR LA VIE
DE
SAINTE SYNCLETIQUE.
P.647.
Il n’y a point eu de Vierge, après celles qui ont été honorées de la couronne du Martyre, plus illustre ni plus fameuse que Sainte Synclétique : Parce que Dieu s’est servi d’elle pour fonder les premiers Monastères de Moniales, comme de Saint Antoine pour fonder les premiers des Solitaires, & l’a rendue la Mère des Religieuses, comme ce Saint le Père des Religieux. Il l’a fait naître aussi de son Temps, & dans la même province d’Egypte, ayant voulu que ces deux lumières qu’Il désirait pour éclairer les deux sexes, parussent ensemble dans l’Eglise. Et ç’a été la même Providence qui a ordonné que le grand Saint Athanase, le plus célèbre & le plus révéré des Anciens Pères Grecs écrivit leurs Vies ; afin de relever encore l’Histoire de leurs actions si saintes par la dignité d’un historien si vénérable, & comme Nicéphore, que les Moniales eussent en cette Sainte un modèle qu’elles pussent suivre, aussi bien que les Hommes en Saint Antoine. C’a été de cette Vie répandue dans l’Orient que les anciens Auteurs Ecclésiastiques qui ont recueilli les plus excellentes Paroles des Pères des Déserts, ont tiré celles de cette première Abbesse, & que les Martyrologues des Grecs & de Rome ont pris les éloges abrégés qu’ils en rapportèrent au 5.janvier. Il était arrivé par succession de Temps que l’original Grec de cette Vie s’était perdu dans l’Occident. Et le cardinal Baronius l’ayant cherché sans le trouver, a déploré la perte de ce Trésor. Mais Dieu a permis que depuis quelques années il a été trouvé dans la bibliothèque de l’Escurial du roi d’Espagne, & traduit en latin par l’Ecossais David Colville. C’est sur cette version latine que j’ai fait cette traduction Françoise, n’ayant pas pu recouvrer l’original Grec, que l’on croit n’être point en France, mais seulement en Espagne.
Au reste, il est indubitable que c’est la vraie Vie originale de cette Sainte écrite par Saint Athanase, toutes ces Paroles mémorables qui sont dispersées dans les Auteurs Ecclésiastiques se trouvant rapportées dans cette Histoire de sa Vie, & la rendant par cette même raison l’une des plus considérables Vies des Saintes de l’antiquité, & des plus utiles aux Religieuses. Parce que cette grande Ame y donne des instructions admirables à ses Moniales, & y marque par la plume de ce divin Patriarche d’Alexandrie les règles toutes pures, toutes Evangéliques & Apostoliques de la conduite des Vierges Sacrées, & des ascèses saintes & Angéliques de la Religion Orthodoxe.

LA VIE
DE
SAINTE SYNCLETIQUE
ECRITE
Par SAINT ATHANASE Patriarche d’ALEXANDRIE.

P.648.

CHAPITRE I.
SAINT ATHA.
De l’illustre naissance de la Sainte, & de son admirable manière de Vie.
Exod.15.
Ps.18.
Cant.2.
2.Cor.4.
SYNCLETIQUE était originaire de Macédoine, que ses ancêtres abandonnèrent pour venir demeurer en Alexandrie, dont Alexandre le Grand fut fondateur, étant poussés à cela par la réputation de la piété qui rendait alors cette ville si célèbre. Ils n’eurent pas besoin de beaucoup de Temps pour reconnaître que le rapport si avantageux qui leur en avait été fait était encore au-dessous de la vérité. Ainsi ils s’y arrêtèrent avec joie, non par la considération du grand nombre de ses habitants, & de la beauté de son séjour ; mais par l’uniformité de sa Foy & l’ardeur sincère de sa charité, qui la leur fit réputer comme leur véritable patrie. Ils étaient d’une race fort ancienne & fort illustre ; & cette Sainte jeune fille dont j’écris la Vie n’était pas moins avantagée des biens de la nature qu’elle était ornée de ceux de la Grâce. Elle eut une sœur & deux frères, dont l’un Mourut extrêmement jeune, & l’autre à l’âge de vingt-cinq ans ayant été engagé par son père & par sa mère dans le mariage, le contrat étant passé, & toutes choses préparées pour les noces, comme il s’allait marier, son âme abandonna son corps pour s’envoler dans le ciel : & ainsi il changea une femme mortelle contre la troupe immortelle des Saints & des Bien Heureux.
Synclétique étant encore entre les bras de son père & de sa mère, commença dès ce jeune âge à remplir son esprit d’une véritable piété, & prenant beaucoup plus de soin de son âme que de son corps, elle en observait & réglait tous les mouvements. Elle était si accomplie en toutes sortes de perfections que, lorsqu’elle fut un peu plus âgée, plusieurs personnes de condition la demandèrent en mariage, dont les uns y étaient portés par la considération de son excellente beauté, d’autres par celle de son bien, d’autres par l’estime qu’ils faisaient de sa Vertu, & de celle de son père & de sa mère, qui l’exhortaient autant qu’ils pouvaient d’y consentir, parce qu’ils ne pouvaient plus espérer que par elle de voir continuer leur race. Mais son esprit demeurait ferme contre ces efforts : Le Céleste Mariage auquel elle aspirait lui faisait mépriser un mariage terrestre, & dédaignant tous ces amants qui la recherchaient, elle choisit Jésus-Christ pour son Epoux.
L’on voyait reluire en elle un vivant portrait de Sainte Thècle, sur les pas de laquelle elle marchait. Elles avaient l’une & l’autre Jésus-Christ pour Epoux, Saint Paul pour entremetteur & pour témoin de leur mariage, l’Eglise pour lit nuptial, & le Prophète-Roy pour chantre de leur Saint Epithalame, lui qui par les sons harmonieux de sa lyre remplit de Consolation & de Joie les Ames consacrées à Dieu, ainsi que Marie sœur de Moïse avait fait auparavant, lors que conduisant une sainte danse au son des tymbales elle chantait ces Paroles : « Chantons un Cantique à la Gloire du Seigneur qui a fait connaître avec tant d’éclat & de Gloire Sa Toute-Puissance. » Les Ames de ces deux grandes Servantes de Dieu, dont je fais la comparaison, n’avaient aussi qu’une même nourriture, & pouvaient dire avec David-Roy : « Goûtez & voyez combien le Seigneur est Doux. » & leurs Voiles Sacrés étaient tissus d’une même sorte, puis que tous ceux qui sont baptisés en Jésus-Christ sont revêtus de Jésus-Christ. Ainsi, elles brûlaient d’un même Amour pour Lui, parce qu’ayant reçu les mêmes Grâces, leurs affections ne pouvaient être différentes l’une de l’autre. Or, comme tout le monde sait que le Martyre de Sainte Thècle a été tel qu’après avoir passé par le feu, & été exposée à la fureur des bêtes farouches, il n’y a point d’autres tourments qu’elle n’ait aussi éprouvés, je crois que personnen n’ignore quels ont été les travaux & les souffrances de Synclétique. Et cela ne pouvait être autrement, puis que Jésus-Christ étant le chaste Epoux de l’une & de l’autre, & l’unique objet de tous leurs désirs, le Démon n’avait garde de manquer à leur faire également la guerre. Mais, à mon avis, les tourments de Thècle ont été moindres, d’autant que cet irréconciliable ennemi des hommes n’a exercé sa rage que sur son corps & dans les choses extérieures, au lieu qu’il a attaqué Synclétique dans l’esprit & dans le cœur par les mauvaises pensées : ce qui rendait ce combat beaucoup plus rude & plus difficile à supporter.
Jamais les plus riches habillements ne purent plaire à cette admirable vierge. Jamais l’éclat des pierreries ne put éblouir ses yeux. Jamais la musique la plus agréable ne put charmer ses oreilles. Jamais toutes les autres délices ne purent amollir son esprit. Jamais les larmes de son père & de sa mère ne la purent vaincre. Et jamais les prières de tous ses proches ne lui purent faire changer de résolution. Son âme aussi ferme qu’un diamant détournait ses sens de tous ces objets,&, en leur fermant ainsi la porte, elle s’entretenait en secret avec ce nouvel Epoux qu’elle avait choisi pour son partage, & auquel elle s’était donnée toute entière. Elle Lui disait ces belles Paroles de l’Epouse dans le Cantique : « Mon Bien-Aimé est tout à moi, & moi toute à Lui. & quand on la voulait engager en des entretiens dangereux ou des conversations inutiles, elle était très soigneuse de les éviter, & se recueillait dans elle-même. Mais, lors qu’on faisait quelques discours ou quelques exhortations de piété, elle les gravait dans sa mémoire, & s’en ressouvenait avec un plaisir extrême.
Quant à ce qui regarde son corps, elle ne voulait rien avoir plus que les autres ; & considérant l’abstinence non seulement comme une médecine salutaire, mais comme le fondement & la gardienne de toutes les autres vertus, elle se l’était rendue familière & ordinaire. Ainsi, lors que quelquefois la nécessité l’obligeait à prendre plus de nourriture que de coutume, elle ne s’y pouvait résoudre : ce qui lui rendant le visage pâle & le corps faible, elle en avait de la Joie, parce que cette faiblesse augmentait la vigueur de son Esprit, & qu’elle éprouvait en cela cette Parole de l’Apôtre : « D’autant plus que l’homme extérieur s’affaiblit, l’intérieur se fortifie. » Mais elle cachait autant qu’elle pouvait ses austérités, tant elle craignait qu’on s’en aperçût.
P.649.

CHAPITRE II.
La Sainte donne tout son bien aux pauvres, quitte le monde, & embrasse une Vie très Solitaire.
Son père & sa mère étant Morts, & le Saint Esprit renouvelant en elle Ses Divines Inspirations & Ses Salutaires Conseils Spirituels, elle vendit & distribua tout son bien aux pauvres, abandonna sa maison, emmenant avec elle sa sœur unique qui était aveugle, & se retira dans un sépulcre proche de la ville. Là elle se fit couper les cheveux par un Bon Ancien pour montrer qu’elle renonçait à tous les ornements du monde, parce que le même mot qui signifie en grec le monde étant celui dont les femmes nommaient ordinairement la beauté de leur parure & leurs cheveux, elles disaient après les avoir coupés qu’elles avaient renoncé au monde & à tous ses ornements, cette action étant comme la marque & le symbole de la pureté de leurs âmes, & du retranchement qu’elles faisaient de toutes les choses superflues. C’est pourquoi, à commencer de ce jour-là, Synclétique fut jugée digne de porter le nom de vierge par excellence.
Dès le Temps qu’elle était chez son père, elle s’exerçait avec un extrême soin en toutes sortes d’austérités, & ainsi s’étant si bien préparée, elle fit un progrès admirable dans la Vertu lors qu’elle fut entrée dans cette sainte carrière ; au lieu que ceux qui s’engagent à une si grande entreprise sans avoir bien considéré auparavant tout ce qui est nécessaire pour la faire réussir, perdent bien tôt courage, & abandonnent entièrement leur dessein. Synclétique donc, imitant ceux qui, lorsqu’ils entreprennent un voyage commencent par faire provision de ce dont ils ont besoin pour l’accomplir, elle se prépara par ces Saintes Ascèses, & puis se mit sans crainte en chemin pour arriver à une plus haute Perfection. Elle travaillait principalement à empêcher que ses bonnes actions ne fussent connues des personnes qui demeuraient avec elle : En sorte que je puis dire qu’elle prenait encore plus de soin de les cacher que de les faire ; & depuis son enfance jusques à sa vieillesse, non seulement elle n’eut aucune communication avec les hommes, mais elle ne parlait que très rarement aux femmes ; & cela principalement pour deux raisons, l’une de crainte qu’on ne la louât de passer ainsi dans la Solitude une Vie si solitaire & si exemplaire, & l’autre de peur d’en être divertie pour des besoins & des nécessités temporelles.
Elle vivait de pain de son, ne buvait d’ordinaire que de l’eau, & dormait souvent sur la terre ; & lors que le Démon se préparait pour la combattre, les moyens dont elle se servait pour lui résister étaient de s’armer de la foy, de l’espérance, & de la charité, & d’y ajouter l’aumône, sinon par effet, au moins par affection & par volonté. Ainsi, elle surmontait son Ennemi.
Mais d’autre part, elle usait de modération & de prudence dans ces Saintes & laborieuses Ascèses, afin de ne pas accabler son corps entièrement ; ce qui était un présage de sa victoire. Car quelle espérance peut-il rester dans le combat aux soldats les plus aguerris, lors qu’ils se trouvent sans armes ? Et il est sans doute que ceux qui ruinent entièrement leur santé, par des jeûnes excessifs menés sans Discernement, se mettent le poignard dans le sein, & n’agissent pas moins contre eux-mêmes que s’ils y étaient poussés par le Démon, & n’avaient d’autre désir que de lui plaire. Synclétique n’en usait pas de la sorte ; mais elle se conduisait en toutes choses avec prudence & avec Discernement Spirituel, & en repoussant valeureusement cet Ennemi par la Prière & par les Ascèses Spirituelles, elle prenait le soin qu’elle devait de son corps pour l’empêcher de succomber entièrement.

CHAPITRE III.
La réputation de la Vertu de la Sainte fait que plusieurs jeunes filles la vont trouver. Excellentes instructions qu’elle leur donne.
Prov .22.
Matt.10.
Matt.25.
Exod.20.
I.Tim.1.
Phil.1.13.
Luc.II.

Cette Sainte Vierge vivant avec tant de pureté dans cette retraite, & s’avançant toujours de plus en plus en toutes sortes de vertus, leur odeur, comme un Parfum de Sainteté précieuse dont Embaumait la Sainte, se répandit en divers endroits, n’y ayant rien de si caché, comme dit l’Ecriture, qui enfin ne se découvre, parce que Dieu qui Voit les actions de ceux qui L’Aiment sincèrement, les fait connaître pour l’avantage & l’utilité de plusieurs. Sa Providence suprême l’ordonnant donc de la sorte, quelques jeunes filles commencèrent de la venir voir & d’entrer en discours avec elle, & apprenant par ses entretiens la manière dont elles se devaient conduire, leur nombre s’augmentait toujours par le désir qu’elles avaient de profiter de ses saintes instructions.Lors qu’elles lui demandaient un jour ce qu’elles devaient faire pour se sauver, elle se recueillit en elle-même, & pour toute réponse jeta de profonds soupirs, & versa quantité de larmes. Ce qui les ayant extrêmement étonnées, elles la conjurèrent avec encore plus d’insistance de satisfaire à leur désir, & lui firent violence pour l’obliger à leur déclarer les Merveilles que Dieu opère dans les âmes. Ainsi étant contrainte de se rendre à leurs prières, elle leur dit assez bas, ensuite d’un long Silence, cette Parole de l’Ecriture : « Ne faites point de violence au pauvre, parce qu’il est pauvre. » Ce qui les ayant fort consolées, & ayant été comme un rayon de miel dont la douceur les attirait encore davantage à elle, elle continuèrent à lui faire des questions, se servant pour cela de ces passages de l’Ecriture : « Donnez-nous gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement. Ne cachez pas le talent qui vous a été confié, de crainte d’être puni comme ce mauvais serviteur. » Elle leur répondit : « Pourquoi parlez-vous si avantageusement d’une pauvre pécheresse qui n’a jamais rien fait ni rien dit de bon ? Nous avons toutes un même Maître qui est notre Seigneur Jésus-Christ. Nous puisons dans les mêmes sources les Eaux Spirituelles ; & nous suçons le lait des mêmes mamelles, c’est-à-dire de l’Ancien & du Nouveau Testament. » « Nous savons, » lui répondirent-elles, « que ce que vous dites est véritable. Mais puis que l’ardeur & le soin avec lequel tu t’ emploies à servir Dieu fait que tu nous surpasses si fort en Vertu, & que ceux qui ont cet avantage sur les autres sont obligés de les instruire, fais-nous cette charité, suivant le précepte de Celui qui étant ton Seigneur est aussi le mien. » A ces paroles, la Sainte commença de nouveau à fondre en larmes, comme font d’ordinaire les Enfants qui sont encore à la mamelle. Mais elles la conjurèrent d’arrêter ses pleurs ; ce qu’ayant fait, elles demeurèrent toutes dans le Silence pour la convier de parler. Enfin, ne pouvant résister à leurs désirs & à sa Tendresse pour elles, & sachant que ce qu’elle leur dirait leur apporterait plus d’utilité qu’elle n’en recevait de louange pour elle-même, elle commença de parler en cette sorte :
« Nous devons avoir soin sur toutes choses de graver dans notre esprit ces préceptes que Dieu nous a faits par Sa Bonté : « Tu Aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, & ton Prochain comme toi-même », puis qu’en l’exécution de ces deux points consiste le commencement de la loi, & la perfection & la plénitude de la Grâce. Il n’y a rien de plus bref que ces Paroles, mais elles renferment un Sens si grand & si étendu qu’il se peut dire qu’il n’a point de bornes. Car de là dépendent toutes les choses qui regardent notre Salut, comme Saint Paul le Témoigne lors qu’il dit que « la fin de la loi est la charité ». Et ainsi, tout ce que les hommes peuvent dire d’utile par l’Inspiration du Saint Esprit, procède de la charité & se termine à la charité. Ce qui fait que comme la charité a deux parties, notre Salut en a deux aussi. A quoi il faut ajouter que c’est d’elle encore que procède la connaissance que nous avons de ce qu’il faut faire pour aspirer à ce qui est le plus parfait. »
Ces vierges n’ayant pas bien compris le sens de ces Paroles, & la priant de les leur vouloir mieux expliquer, elle leur dit : « Ne savez-vous pas la parabole du semeur dans l’Evangile, & de ces terres qui rapportent ou cent, ou soixante, ou trente pour un ? Ayant entièrement consacré notre virginité à Dieu, nous sommes comme cette terre qui rapporte cent pour un. Les autres vierges qui vivent très vertueusement dans le monde sont semblables à cette terre qui rapporte cent pour un. Et celles qui vivent dans une moindre perfection sont comme cette terre qui rapporte trente pour un. Or, comme c’est une chose digne de louange & glorieuse de passer du trentième au soixantième, on ne saurait sans péril passer du soixantième au trentième. Car, quand on commence une fois à reculer, on ne peut pas même dans les moindres choses demeurer en même état ; mais on tombe avec violence dans le fond du précipice ; & lors qu’entre nous qui faisons profession de virginité, il s’en rencontre quelques-unes qui, par faiblesse d’esprit & manque de jugement ne demeurent pas fermes dans leur dessein, & cherchent un prétexte pour faillir, elles parlent ainsi à elles-mêmes, ou plutôt au Démon : « Quoique nous ayons été réputées dignes d’être du nombre de celles qui, comme une bonne terre, rapportent trente pour un, n’y aurait-il pas de la folie plutôt que de la sagesse de demeurer toujours vierges, puis que nous ne serions pas au monde si nos mères avaient toujours voulu demeurer dans la condition où nous sommes ? » Sachez que ces pensées sont des tentations de l’Ennemi, qui ne manque jamais de perdre ceux qui reculent dans la Vertu, ainsi qu’un soldat qui a fui dans une bataille est toujours puni très sévèrement, sans que l’on reçoive pour excuse de sa lâcheté le tort qu’il s’est fait en perdant le rang qu’il tenait auparavant. C’est pourquoi nous devons, comme j’ai dit, passer des actions les moins parfaites aux plus parfaites suivant ce précepte de l’Apôtre : « Oublions ce qui est derrière nous pour nous efforcer d’avancer toujours davantage. » Et quant aux vierges qui seront arrivées jusqu’à rapporter le centième, il ne faut pas pour cel qu’elles cessent de travailler à se rendre plus Parfaites, puis qu’il est écrit : « Et lors que vous aurez fait toutes ces choses, dites en vous-mêmes : « Nous sommes des serviteurs inutiles. »

CHAPITRE IV.
Suite du discours de la Sainte, où elle parle de la tempérance, & de la vigilance qu’il faut avoir pour résister aux mauvaises pensées inspirées par les Démons.
Prov.4.
Matt.10.
Pet. 5.
« Quant à nous qui faisons profession de virginité, nous devons travailler sur toutes choses à acquérir une parfaite tempérance. Car encore que cette vertu soit estimée par les personnes du monde, & qu’il semble que quelques-unes d’elles la pratiquent, c’est toujours néanmoins avec quelque sorte d’intempérance, parce qu’ils ne règlent pas comme ils devraient leurs autres sens ; leurs regards n’étant pas assez chastes, ni leurs rires assez modérés. Prenons donc garde de ne pas tomber dans ces défauts : Travaillons de tout notre pouvoir à pratiquer les vertus ; ne souffrons point que nos yeux s’amusent à regarder des choses vaines & messéantes, puis que l’Ecriture dit : » Que tes yeux ne voient rien que d’honnête, » & donnons un frein à notre langue pour l’empêcher de rien dire mal à propos. Car il ne serait pas juste que notre langue nous étant donnée pour publier les louanges de Dieu, nous nous en servissions à proférer des paroles qui, non seulement ne doivent pas être prononcées, mais ne doivent pas même être écoutées. Le moyen d’observer ces choses est de ne sortir que rarement, parce que les anges de Ténèbres, ainsi que des larrons, nous surprennent & entrent dans notre âme par nos sens contre notre gré lors que nous y pensons le moins. Car comment une maison ne serait-elle point noircie par la fumée quand il y en a beaucoup au-dehors, & que ses portes & ses fenêtres sont ouvertes ? Soyons donc « prudents comme des serpents, & simples comme des colombes. » Renversons les desseins & les embûches du Diable par une conduite sage & judicieuse, en nous souvenant que ce qu’il nous est ordonné d’être prudentes comme des serpents, montre que nous ne devons pas ignorer quels sont ses efforts & ses artifices ; & que la simplicité de la colombe témoigne quelle doit être la pureté de nos actions. En quoi le mieux que nous puissions faire est de fuir devant un Ennemi si redoutable. Mais puis qu’on ne saurait le fuir sans le connaître, considérons combien il est méprisable, & gardons-nous de sa Mauvaiseté afin de ne pas tomber dans ses pièges & dans ses filets, lui de qui l’Ecriture dit : « Il tourne sans cesse pour trouver quelqu’un qu’il puisse surprendre & dévorer. » Veillons donc continuellement puis qu’il ne s’endort jamais, & qu’étant un pur esprit il vient à nous en un moment, & nous assiège de jour & de nuit sans que nous nous en apercevions, tant au dehors par les objets extérieurs qu’au-dedans par les pensées qu’il excite dans notre esprit, & qui sont les moyens les plus dangereux dont il se sert pour exercer sa Tyrannie.
Que si vous me demandez de quelles armes nous devons nous servir en cette guerre, je réponds, des Ascèses laborieuses de la Vie Spirituelle, & de la Prière ; mais d’une Prière pure & fervente. Ce secours est le plus puissant que nous puissions employer contre toutes les mauvaises pensées. Nous avons aussi besoin de quelque protection particulière pour chasser promptement cette peste de notre âme : & cette protection est de former dans notre esprit des pensées contraires à celles que le Démon tâche d’y jeter. Comme si pour exciter en nous quelque désir impudique il nous représente un beau visage, il faut dire en nous-mêmes : Si ce visage était sans yeux, ces joues sans teint, & cette bouche sans lèvres, qu’y resterait-il qui fût capable de nous donner de l’amour ? Voilà de quelle sorte il faut dissiper ces vaines illusions, puis que cette beauté qui nous charme n’est autre chose que du sang mêlé de flegme, qui, couvrant les os de chair & de peau, sert comme d’un voile à notre âme. Voilà de quelle sorte nous devons bannir ces malheureuses pensées ainsi qu’un contraire en chasse un autre, & mettre le démon en fuite. Nous pouvons aussi pour cet effet nous imaginer que ce corps qui paraît si beau est couvert d’ulcères & mangé de vers : nous pouvons nous représenter en quel état il sera réduit après la Mort ; & nous considérer nous-mêmes par une vue intérieure de l’âme, comme étant Mortes lors que nous nous laissons vaincre par les charmes de ces beautés terrestres & périssables. Mais il faut surtout, comme j’ai dit, demeurer dans une grande tempérance pour résister au plaisir de la bonne chère. »

CHAPITRE V.
Suite du discours de la Sainte, où elle fait voir combien la pauvreté volontaire est une excellente vertu.
Ps.141
I.Tim.6.
Synclétique leur ayant ainsi parlé, l’une d’entre elles lui demanda si la pauvreté volontaire & l’abandon général de toutes sortes de biens était une œuvre parfaite. « Oui », lui répondit-elle, « pour ceux qui ont la force d’y persévérer. Car, quoi qu’ils sentent de la répugnance dans leurs sens, leur esprit demeurera dans la tranquillité & dans le calme, & parce que comme on blanchit les draps à force de les fouler aux pieds, ainsi une âme généreuse se fortifie toujours de plus en plus par la pauvreté volontaire. Mais il advient le contraire en celles qui ont l’esprit faible. Car à la moindre affliction qui leur arrive, elles se découragent & abandonnent leur résolution, ne pouvant non plus que des draps usés souffrir d’être foulées aux pieds par les Ascèses de la Vie Spirituelle. Ainsi, encore que le foulon travaille en la même manière sur l’un & sur l’autre de ces deux draps, ils sortent bien différents d’entre ses mains ; les uns étant tout déchirés & tout en pièces, & les autres très blancs & très beaux. Ce qui a fait dire à quelques-uns que cette pauvreté volontaire est un trésor précieux pour une âme généreuse, par ce que c’est un frein qui l’empêche de tomber dans le péché.
Mais auparavant que d’en venir là, il faut commencer par pratiquer les austérités, jeûner, dormir sur la terre, & autres choses semblables, qui sont comme des préparations à acquérir cette vertu du renoncement volontaire à toutes sortes de biens, parce que celles qui s’y engagent avec précipitation sont quasi toujours réduites à dire ces paroles déplorables : « Oh ! que nous avons regret de nous être ainsi engagées trop légèrement ! Car les richesses étant comme l’aiguillon qui nous pousse dans une vie mille & délicieuse, si nous renonçons à ces délices, nous pourrons facilement renoncer aussi à ces richesses qui sont la cause & l’occasion qui nous y portent. Mais ces délices ne pouvant subsister sans elles, puisque ce sont les moyens qui les entretiennent, comment celui qui ne veut pas renoncer à ces délices pourra-t-il renoncer à ces richesses ? C’est pourquoi dans le discours que notre Seigneur Jésus-Christ eut avec ce jeune homme qui était riche, il ne lui conseilla pas d’abord de renoncer à tout son bien ; mais commença par lui demander s’il avait observé tous les commandements de la loi. Car considérez, je vous prie, de quelle sorte cet excellent Maître se conduit en cette rencontre. Il lui demanda premièrement s’il connaissait les Lettres ; puis s’il savait assembler les syllabes ; & enfin s’il savait lire. Et après, Il lui dit : « Allez, vends tout ton bien, viens, & me suis. » Et certes je crois que si lors qu’Il l’interrogea il n’eût pas répondu aussi naïvement qu’il fit, qu’il avait accompli tous les préceptes de la loi, il ne fût pas possible porté si facilement à l’exhorter de renoncer à tout son bien. Car comment celui qui ne sait pas encore assembler ses Lettres pourrait-il tout d’un coup savoir lire ?
Ainsi, la pauvreté volontaire est bonne pour les personnes qui sont déjà dans la pratique & dans l’habitude des autres vertus, parce que ceux qui ont renoncé à toutes les choses superflues ne regardent que Dieu seul, & chantent avec pureté de Cœur ces Paroles de David : « Les yeux de tous les hommes, mon Dieu, sont tournés vers Toi pour implorer Ton assistance ; & lors qu’il en sera Temps, Tu donneras à ceux qui T’Aiment la nourriture dont ils ont besoin.
Ils tirent aussi un autre grand avantage de ce mépris des biens périssables, qui est qu’en détournant leurs yeux des richesses & des trésors de la terre, ils les tournent vers le Royaume du Ciel. Aussi peut-on nommer ce mépris le grand fléau du Démon, & le riche Trésor de l’Ame, qu’elle ne relève pas & ne fais pas poins exceller dans la vertu que l’amour de l’argent l’abaisse & la plonge dans le vice. Ce qui a fait dire si véritablement à l’Apôtre : « L’avarice est la cause & la source de tous les maux. » Mais outre le châtiment que ceux qui se laissent aller à cette malheureuse passion reçoivent de la Main de Dieu, ils portent dans eux-mêmes leur châtiment, en ne mettant point de fin à ces désirs insatiables qui leur rongent sans cesse le cœur. Celui qui n’a rien désire d’abord peu de chose. Mais quand il a acquis ce peu, alors il désire beaucoup. A-t-il cent écus ? Il en veut mille. En a-t-il mille ? Il ne met plus de bornes à son insatiable cupidité : & ce désir violent d’avoir toujours davantage fait que quelque riches qu’ils soient, ils se plaignent continuellement d’être pauvres. Or cet amour de l’argent ne manque jamais d’être accompagné de l’envie, laquelle semblable aux vipères, qui en recevant la vie de leurs mères leur donnent la Mort avant que d’infecter les autres de leur venin, commence par faire sécher de chagrin celui qui en est possédé auparavant que de passer jusques aux autres.
Oh ! que nous serions heureuses si, en cherchant ce riche & précieux Trésor que Dieu prépare à Ses élus dans le Ciel, nous supportions volontiers autant de labeurs qu’en souffrent ceux qui s’engagent dans cette violente passion de s’enrichir des faux biens du monde ! Ils tombent sur la terre entre les mains des voleurs. Ils s’exposent sur la mer à la fureur des vents & de la tempête ; ils font naufrage ; ils se hasardent à tout ; ils tentent tout ; ils éprouvent tout ; & souvent lors que leurs labeurs leur réussissent le mieux & que leurs affaires sont en bon état, ils feignent d’être pauvres de crainte d’exciter l’envie contre eux. Nous, au contraire, nous n’avons pas le courage de supporter la moindre peine, & de courir la moindre fortune pour acquérir les seules richesses véritables ; & pour peu que nous en acquérions, nous nous enflons de vanité ; nous nous croyons parfaites ; nous estimons que les hommes doivent faire un grand cas de nous ; & souvent même au lieu de rapporter simplement les choses comme elles sont, nous y ajoutons pour les rendre plus considérables ; ce qui est cause que lors qu’il semble que nous ayons fait quelque profit dans la vertu, le Démon nous le ravit aussitôt ; au lieu que les gens du monde quoi qu’ils aient déjà gagné, désirent de gagner encore davantage, & estimant peu ce qu’ils possèdent, travaillent continuellement pour augmenter sans cesse leur bien.

CHAPITRE VI.
Suite du discours de la Sainte, où elle fait voir comme on doit cacher ses bonnes actions, se réjouir dans les souffrances, & tendre toujours à une plus grande Perfection.
Matt.5.
Psalm.4.
Psalm.63.
Psalm.68.
Nous devons donc avoir un extrême soin de cacher notre progrès dans la Vertu ; & celles qui ne se peuvent empêcher de parler de ce qu’elles ont fait de bien doivent au moins dire en même Temps ce qu’elles ont fait de mal. Que si par une mauvaise honte elles ne s’y peuvent résoudre, à combien plus forte raison doivent-elles taire ce qu’elles ne sauraient déclarer sans déplaire à Dieu ? Car ne voyons-nous pas que celles qui pratiquent avec Perfection les règles de la Vie Spirituelle font tout le contraire, avouant librement jusques à leurs moindres fautes, qu’elles s’efforcent même de faire passer pour grandes, & taisent tout ce qu’elles ont fait de bon, afin de conserver leur âme d’autant plus pure & la mettre d’autant plus en assurance qu’elles auront davantage méprisé l’estime du monde. Car comme un trésor est ravi & dissipé aussitôt qu’on le découvre, ainsi la vertu s’affaiblit & s’évapore à l’instant qu’on la publie. Et comme la cire se fond au feu, l’esprit se relâche & perd toute sa vigueur par les louanges.
Mais de même que par la loi des contraires le froid endurcit la cire, & la chaleur la fait fondre, ainsi les injures & les opprobres élèvent notre âme au comble de la Vertu, & les louanges la lui font perdre. C’est pourquoi l’Ecriture pour nous consoler dans nos souffrances & dans les injustices qu’on nous fait, nous dit ces belles Paroles & plusieurs autres semblables : « Réjouissez-vous quand on s’efforcera de vous déchirer par toutes sortes de mensonges. Tu me fais respirer à mon aise, mon Dieu, lors que je suis le plus affligé. Mon cœur est préparé à souffrir toutes sortes de maux & d’injures. »
Il y a deux sortes de tristesse ; l’une salutaire, & l’autre préjudiciable, dont la première consiste à s’attrister de ses péchés & de ceux de son prochain, à demeurer ferme dans ses bonnes résolutions & à s’efforcer toujours d’arriver à une plus haute Perfection ; & l’autre qui nous est inspirée par le Démon & qui est sans fondement & toute brutale, doit être chassée par la Prière & par le chant des Hymnes & des Cantiques.
Comme entre les animaux il y en a de terrestres, d’aquatiques, d’autres qui s’élèvent en haut comme les oiseaux, & d’autres qui sont plongés dans les eaux du péché comme les poissons. Or puis que le Prophète en parlant de ces derniers dit : « Je me suis engagé en haute mer, & la tempête m’a submergé », soyons comme les aigles qui s’élèvent avec leurs ailes jusques dans le plus haut des airs ; foulons aux pieds les dragons & les lions ; & rendons-nous maîtres de cet Ennemi qui nous tenait autrefois enchaînés comme des esclaves. Ce qu’il ne nous sera pas difficile de faire si nous nous consacrons entièrement à Jésus-Christ notre Sauveur.

CHAPITRE VII.

Suite des discours de la Sainte, où elle montre le soin que l’on doit avoir de veiller sur soi-même, afin de ne pas tomber dans les pièges du Démon.
I.Cor.10.
Psalm.130.
Ps.68.
Nous devons avoir un très grand soin de veiller sur nos pensées, parce qu’elles nous font sans cesse la guerre ; & nous souvenir qu’au lieu que dans les plus grandes tempêtes un navire que des montagnes d’eau assiègent de toutes parts est souvent sauvé par le secours des barques voisines, on voit quelquefois au contraire quand la mer est la plus tranquille & que les matelots se réjouissent, le vaisseau courir davantage de fortune en s’entr’ouvrant par le fond, à cause que ce péril les surprend lors qu’ils y pensent le moins. C’est pourquoi nous devons prendre extrêmement garde à nos pensées, puis que quand l’Ennemi veut perdre notre âme ainsi qu’on ruine une maison, ou il la frappe par le fondement pour la faire tomber tout d’un coup, ou il la démolit entièrement en commençant par le toit, ou il entre par les fenêtres, & après avoir lié le père de famille, il se rend maître de tout le reste. Or le fondement de cette maison de notre âme, ce sont les bonnes œuvres ; le toit notre Foy, & les fenêtres nos sens. Mais tout cela même est comme les rames dont cet ennemi se sert pour nous attaquer & pour nous combattre. Ainsi pour nous défendre de ses efforts, il faut avoir les yeux ouverts de tous côtés, & être toujours sur nos gardes, suivant cette Parole de l’Apôtre : « Que celui qui est debout prenne garde de ne pas tomber. »
Notre vie étant comparée par David-Roy à une mer, nous naviguons comme sur une mer inconnue. Or il y a dans la mer des rochers, des écueils, & des bancs de sable. Il y a des endroits pleins de monstres & de périls, & d’autres qui sont tranquilles. Il semble que nous naviguons dans ces derniers, & les séculiers au contraire dans ceux qui sont les plus dangereux ; nous naviguons ainsi que durant le jour sous la conduite d’un admirable pilote qui est le Soleil de Justice, & eux naviguent ainsi que durant la nuit selon ce que le hasard & le vent les poussent, & sans savoir quelle route ils tiennent. Mais il arrive souvent que les séculiers, étant au milieu de la tempête & des Ténèbres, sauvent leur vaisseau par leur vigilance & en recourant à Dieu, & que nous au contraire faisons naufrage en abandonnant le gouvernail de la Justice.
Que celui qui est debout prenne donc garde de ne pas tomber. Car quant à celui qui est tombé, il ne lui reste autre chose à faire sinon de se relever. Mais, celui qui est debout doit travailler par divers moyens à ne tomber pas. Or, quoi que tous ceux qui tombent perdent la place qu’ils tenaient auparavant, leurs chutes néanmoins sont différentes, puis qu’il y en a qui se relèvent aussitôt après être tombés. Et quant à ceux qui demeurent debout, ils ne doivent nullement mépriser ceux qui tombent ; mais seulement prendre garde à ne pas tomber eux-mêmes, de crainte que leur chute ne les précipite dans cet abyme qui est si profond que leurs cris ne pouvant être entendus de si loin, ils ne pourront demander ni recevoir aucun secours suivant ces Paroles de David : « De crainte que l’abyme ne m’engloutisse, & ne se ferme sur moi de telle sorte que ma voix ne trouve plus de passage. »

CHAPITRE VIII.
Suite du discours de la Sainte, où elle traite excellemment de l’Humilité, & des moyens de guérir les âmes qui se laissent emporter à la présomption.
Ps.50.
Ps.9.
Isa.14.
Ps.21.
Gen.18.
Isaï.64.
Matt.II.

Ces Paroles ne doivent-elles pas bannir de notre esprit toute sorte de présomption, afin d’espérer notre Salut par la contrition & la pénitence ? Regardons-nous, & considérons-nous bien nous-mêmes. Que si nous sommes debout, nous devons être touchées d’une double crainte, l’une de retourner en arrière par la lâcheté & par la paresse que le Démon nous inspire ; & l’autre de nous rompre les jambes en courant, & ainsi de tomber par terre : Car ce dangereux Ennemi nous tire à lui par derrière lors qu’il voit notre vigueur se relâcher & se ralentir. Et au contraire, lors que nous pratiquons avec courage les Ascèses Spirituelles, il se glisse insensiblement dans notre esprit par la vanité, & perd ainsi les âmes les plus courageuses & les plus fermes. Car la présomption est le dernier & le plus fort de tous ses dards; & comme c’est par elle qu’il a été lui-même précipité du haut du Ciel, c’est par elle aussi qu’il s’efforce d’abattre les personnes les plus parfaites ; & tout ainsi que les grands capitaines lors que les soldats le plus légèrement armés ont fait leur effort, & que les Ennemis n’étant point rompus, la victoire est encore en balance, envoient au combat leurs meilleures troupes & dans lesquelles consiste toute leur espérance de pouvoir gagner la bataille, de même le Diable après avoir fait inutilement ses premiers efforts, il emploie enfin la vanité comme la plus forte de toutes ses armes, & la plus redoutable de toutes ses machineries.
Mais quels sont, me dire-vous, les premiers filets qu’il nous tend ? C’est sans doute la bonne chère, le luxe, & les autres superfluités qui font les vices des jeunes gens. L’avarice & le désir insatiable d’avoir viennent en suite ; & lors qu’une âme s’est dégagée de tous ces filets, qu’elle a renoncé à toutes les voluptés, & méprisé tous les biens, alors cet irréconciliable Ennemi lui inspire des mouvements déréglés & l’enfle de vanité, afin qu’oubliant toute sorte de bienséance & de modestie, elle s’élève au-dessus de ses compagnes. C’est là le venin le plus dangereux & le plus Mortel du Démon, & il n’est pas croyable combien il en a perdu ainsi en un moment. Il leur fait croire, par une imagination extravagante & qui empoisonne les âmes, qu’elles entendent ce que les autres ne sauraient comprendre ; qu’elles sont beaucoup plus exactes qu’elles dans les jeûnes, & qu’elles les surpassent infiniment dans toutes les Oeuvres Bonnes. & il leur ôte en même Temps la vue de tous leurs défauts, afin qu’elles ne craignent point de s’élever ainsi au-dessus des autres. D’où vient que quelques grandes que soient leurs imperfections, elles s’effacent de leur mémoire, & elles se trouvent hors d’état de pouvoir adresser à Dieu ces Humbles & Salutaires Paroles : « J’ai péché contre Toi & devant Toi seul, Seigneur aie Pitié de moi. » Ni ces autres : « Je Te louerai, mon Dieu, de tout mon cœur. » Et comme cet esprit infernal a dit autrefois dans son orgueil : « Je m’élèverai jusques au Ciel, & serai semblable au Très-Haut, » ainsi il pousse ces âmes infortunées à vouloir toujours tenir les premiers rangs, à vouloir posséder les plus grandes charges, & à se croire capables de réformer les défauts des autres ; au lieu qu’elles sont elles-mêmes misérablement trompées & si malades, qu’on les voit périr à vue d’œil, sans qu’il leur reste quasi aucune espérance de guérison.
Que faut-il donc faire lors que ces malheureuses pensées ont réduit une personne en cet état ? Il faut méditer sans cesse ces Paroles de David : « Je ne suis qu’un ver de terre, & non pas un homme. Je ne suis que poudre & que cendre. » Et ces autres d’Isaïe : « Nos actions les plus pures sont comme un linge souillé de sang corrompu. » Que si ces mauvaises pensées arrivent à celle qui vit seule & en particulier dans une entière Solitude, elle doit entrer dans le Monastère, qui est aussi une solitude, quoi que non pas si exacte, & si austère, & là converser avec les autres. Que si l’on reconnaît qu’elle soit tombée dans ce défaut par des austérités excessives, il faut la contraindre de manger deux fois le jour ; il faut que celles qui sont de son âge la reprennent & lui fassent des reproches de ce qu’elle a si peu profité dans sa retraite ; il faut l’employer à toutes sortes d’offices quelques vils & abjects qu’ils puissent être ; il faut lui lire & lui proposer les Vies admirables & imitables des plus illustres & des plus grands Saints ; & il faut sur tout que ces autres Vierges s’efforcent durant quelques jours de faire des actions de Vertu encore plus excellentes qu’à l’ordinaire, afin que cette âme malade voyant en elles une si haute Perfection apprenne à s’Humilier & à concevoir une basse estime d’elle-même. Sur quoi est à remarquer que la désobéissance est un autre venin qui précède le plus souvent celui de l’orgueil dont j’ai parlé.
Or, comme il est besoin en certains Temps de retrancher cette bonne opinion que les personnes ont d’elles-mêmes, il y en a d’autres où il est à propos de les louer, savoir quand elles entrent dans un tel découragement qu’elles sont comme en léthargie & paraissent Mortes à tous les sentiments & les actions de la Vertu. Alors, il les faut réveiller par les louanges ; & si elles font en suite le moindre bien, le relever avec estime, & parler au contraire de leurs fautes comme si ce n’étaient que de légères imperfections. Car le Diable se servant de toutes sortes de moyens pour nous perdre, il ôte aux plus justes & aux plus avancés dans la Vertu la mémoire de leurs péchés, afin de les jeter dans la vanité ; & met au contraire devant les yeux de ceux qui n’ont embrassé que depuis peu la Vie Solitaire, & n’ont encore qu’une légère teinture de cette Sainte Ascèse, tous les péchés qu’ils ont faits, afin de les jeter dans le désespoir. Quelquefois, il dit à l’une : « Quelle espérance te peut-il rester, toi qui n’as pas toujours été chaste ? » Et à une autre : « Comment serait-il possible que tu pusses faire ton Salut en brûlant comme tu fais, & d’ardeur aussi d’acquérir du bien ? » Mais, pour consoler ces âmes flottantes, il faut dire : « Raab était une femme abandonnée ; mais elle ne laissa pas d’être sauvée par sa Foy. Saint Paul avait persécuté l’Eglise ; mais il fut depuis un vaisseau d’élection. Saint Matthieu avait été Publicain ; mais personne n’ignore la Grâce qu’il reçut en suite. Le bon Larron s’était rendu criminel par ses larcins & ses homicides ; mais néanmoins il fut le premier qui entra dans le Paradis. Et ainsi en leur faisant considérer dans toutes ces diverses conditions ces grands & illustres exemples de la Miséricorde de Dieu, on les empêche de s’abandonner au désespoir à cause de leurs péchés.
Mais quant à celles qui sont infectées du venin de la présomption, comme il est besoin d’employer pour les guérir des remèdes plus puissants, il leur faut dire : « Quel sujet avez-vous donc tant de vous enfler de vanité ? Est-ce à cause que vous ne mangez point de chair ? Mais il y en a qui ne mangent pas même de poisson. Est-ce à cause que vous ne buvez point de vin ? Mais il y en a qui s’abstiennent aussi de l’huile. Est-ce à cause que vous jeûnez jusques au soir ? Mais il y en a qui passent deux & trois jours sans manger. Est-ce à cause que vous n’usez point du bain ? Mais il y en a qui même dans leurs maladies n’en usent point non plus que vous. Est-ce à cause que vous ne dormez que sur une couverture de poil de chèvre étendue par terre ? Mais il y en a qui dorment sur du gravier très pointu, & d’autres qui dorment suspendues en l’air. Et quand vous pratiqueriez seules toutes ces austérités ensemble, & seriez arrivées à un si haut point de Perfection que vous ne pourriez passer plus outre, devriez-vous vous en glorifier ? Par ces raisons & autres semblables, nous pourrons guérir ces chancres de l’âme si contraires & si opposés, savoir le désespoir & la vanité ; d’autant que comme le feu s’éteint aussi bien par un trop grand vent que quand il n’a point du tout d’air, ainsi notre Vertu quelque parfaite qu’elle soit s’éteint par la présomption qui est comme un vent impétueux qui l’étouffe, & se détruit par la lâcheté & par la paresse lors que nous demeurons les bras croisés sans daigner respirer l’air de la Grâce Céleste du Saint Esprit. Et comme le tranchant le plus acéré est celui qui s’émousse le plus aisément lors qu’on le passe sur la pierre, de même la Vertu des Solitaire la plus élevée est celle qui se corrompt le plus tôt par la vanité. Mais quant aux personnes qui sont en danger de se porter au désespoir, il faut par les moyens que j’ai dits les contraindre, s’il est possible, de reprendre cœur & relever leur esprit languissant & comme traînant par terre, imitant ainsi les bons jardiniers, qui arrosent les arbres les plus faibles avec grand soin afin de les faire croître, & coupent au contraire les branches superflues de ceux qui sont trop forts & trop vigoureux ; & de même aussi que les médecins nourrissent assez bien quelques malades & leur ordonnent de faire de l’exercice, & tiennent les autres dans une diète très exacte.
Il est donc évident que l’orgueil est le plus grand de tous les péchés, dont il ne faut point d’autre preuve que ce que la vertu qui lui est opposée est l’Humilité. Mais cette Humilité n’est pas facile à acquérir, puis que pour posséder un Trésor si précieux il faut renoncer à toute estime de soi-même ; ce qui est une perfection si élevée que le Diable qui semble imiter en quelque sorte toutes les autres vertus, non seulement ne peut imiter celle-là ; mais ne la saurait du tout comprendre. C’est pourquoi l’Apôtre Saint Pierre qui savait parfaitement quelle est l’éminence de cette vertu, nous recommande de la graver dans notre cœur, de la porter dans notre sein, & de nous en revêtir, soit que nous jeûnions, ou enseignions, ou exercions des œuvres de Miséricorde. Ainsi, si vous êtes réglées dans vos mœurs, & si vous excellez dans la Connaissance des Choses de Dieu, servez-vous de l’Humilité comme d’un mur d’airain pour vous couvrir & pour vous défendre contre tous vos Ennemis, & comme d’un cercle qui enferme toutes les autres perfections. Considérez ce Cantique des trois Enfants de la fournaise de Babylone, & voyez comme sans parler quasi des autres vertus, sans rien dire de la tempérance ni de la pauvreté volontaire, il relève si fort l’Humilité. Aussi n’est-il pas moins impossible sans elle de se Sauver que de conduire un vaisseau sans gouvernail.
Or, pour mieux connaître encore combien cette vertu est importante & admirable, il ne faut que remarquer que Jésus-Christ notre Seigneur étant descendu du Ciel dans la terre pour accomplir le Mystère de l’Incarnation, s’est revêtu de l’Humilité. « Apprenez de moi, » nous dit-il, « que je suis Doux & Humble de Cœur. » Considérez, je vous prie, qui est celui qui nous parle de la sorte, & remarquez bien ces Paroles : « Que l’Humilité soit le commencement & la fin de toutes vos Œuvres Bonnes ». Ce qu’il n’entend pas seulement de l’Humilité extérieure, mais aussi de l’intérieure laquelle est nécessairement suivie de l’autre. Et quoi qu’il sache que l’on ait déjà accompli tous les commandements & préceptes, Il ne laisse pas de recommander de nouveau l’Humilité comme le Fondement de tout le reste, lors qu’Il dit : « Et quand vous aurez fait toutes ces choses, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles. »
Or cette vertu s’accomplit par les reproches, par les injures, & par les outrages. Et lors qu’on dit à quelqu’un qu’il est un étourdi, un extravagant, un homme sans esprit, un fou, un coquin, une personne de néant qui ne sait ce qu’elle fait ni ce qu’elle dit, & autres choses semblables, souvenez-vous que ces paroles si offensantes sont comme les nerfs de l’Humilité Chrétienne, puisque notre Seigneur Jésus-Christ les a entendues dire contre Lui-même, & les a souffertes. Car s’étant revêtu de la forme d’un Serviteur, Il a enduré que les Juifs l’aient appelé Samaritain, lui aient dit qu’il était possédé du Démon, lui aient donné des soufflets, & lui aient fait tous les outrages imaginables.
Nous devons donc imiter cette Humilité que notre Sauveur & notre Maître a témoignée par des effets, & non pas seulement en apparence, ainsi que font quelques-uns qui en s’Humiliant eux-mêmes n’ont d’autre dessein que d’en tirer vanité, comme les suites le font connaître, puis que lors qu’on les offense en public, ils ne le peuvent souffrir, mais vomissent aussitôt ainsi que des aspics le venin de leur ressentiment & de leur colère. »

P.660.

CHAPITRE IX.
Suite du discours de la Sainte, où elle parle contre la colère, le souvenir des injures, & la médisance.
Luc.12.
I.Cor.13.
Matt.3.
Ephes.4.
Matt.6.
Psal.51.
Ibid.
Ps.51.
ECCL.31.
Psal.100.
Psal.16.
Ps.37.
Matth.5.
Matth.5.
Toutes les Moniales étant comme transportées de joie par ces Paroles de la Sainte, & ne se pouvant lasser de l’entendre, elle continua en cette sorte : « Les personnes qui s’engagent à servir Dieu doivent se préparer à soutenir de grands combats & à supporter de grandes peines. Mais elles sont suivies d’un plaisir inconcevable, parce que de même que ceux qui veulent allumer du feu sont d’abord si incommodés de fumée que leurs yeux en pleurent ; mais incontinent après ils jouissent d’une chaleur agréable, il faut de même allumer en nous le feu du Divin Amour avec nos larmes & nos ascèses, en se souvenant de ces paroles de notre Seigneur : « Je suis venu apporter le feu sur la terre. » Mais il s’en rencontre de si lâches que, souffrant l’incommodité de la fumée, ils n’ont pas le courage d’allumer le feu, & ainsi ne se chauffent point par manque de persévérance & de patience.
Or l’Amour de charité est ce Fondement inébranlable, & ce Trésor sans prix dont l’Apôtre parle si excellemment lors qu’il dit : « Quand vous distribueriez tous vos biens aux pauvres, & exposeriez votre corps aux flammes pour la défense du Nom de Jésus-Christ, si vous n’aviez point la charité cela ne vous servirait de rien. »
Mais comme cette Vertu est le plus grand de tous les biens, la colère est le plus grand de tous les maux, parce qu’elle remplit l’âme de Ténèbres, & la rend si brutale & si furieuse qu’il n’y paraît plus aucunement trace de raison. Ce qui fait que notre Sauveur voulant prendre un soin tout extraordinaire de notre Salut n’a pas laissé en nous la moindre chose qu’Il n’ait munie & fortifiée contre les attaques de notre Ennemi. Car si le Démon excite dans notre cœur des désirs d’impureté, Jésus-Christ nous secourt par la tempérance. Si le Démon nous pousse à la vanité, Jésus-Christ nous donne l’Humilité. Si le Démon nous tente par la haine, Jésus-Christ nous fortifie par la charité. Et ainsi, quelques armes que cet Adversaire si redoutable emploie pour nous terrasser & pour nous vaincre, Jésus-Christ nous en donne d’incomparablement plus puissantes pour nous sauver malgré les efforts, & pour le confondre.
La colère est donc comme j’ai dit le plus grand de tous les maux, l’Apôtre Saint Jacques nous apprenant que celui qui s’y laisse emporter ne peut accomplir la Justice de Dieu ; & il la faut conduire avec le frein de la prudence, puis qu’il y a des rencontres dans lesquelles elle est utile & permise. Car, on doit s’animer de colère contre les Démons ; mais jamais contre les hommes encore qu’ils aient failli. Au contraire, il faut laisser passer toute notre chaleur, & lors que nous avons l’esprit tranquille, les reprendre pour les ramener à la raison.
Une colère de cette sorte ne mérite pas presque de passer pour une faute : Au contraire, le souvenir des injures que l’on a reçues en est sans doute une très grande. Car cette promptitude & cette colère qui s’évanouit en un moment est comme une fumée qui offusque l’esprit & se dissipe aussitôt. Mais le souvenir des injures fait une si violente impression dans notre âme qu’il la rend farouche & terrible ; & au lieu que les chiens les plus furieux s’adoucissent quand on leur donne quelque chose, & que les autres animaux s’apprivoisent avec les hommes, ceux qui sont touchés de ce malheureux retentissement des injures n’en peuvent être guéris ni par les raisons qu’on leur représente, ni par les autres remèdes qu’on y emploie, ni même par le Temps, quoi qu’il soit le médecin des plus grands maux. Ainsi, ces personnes sont les plus impies & les plus cruels de tous les hommes, puis qu’ils désobéissent à Jésus-Christ, & ne veulent pas écouter sa voix, quand Il dit : « Si, lors que tu veux offrir ton présent à l’autel, tu te souviens que ton frère a quelque mécontentement de toi, laisse-là ton présent, & va te réconcilier avec lui ; & après tu reviendras pour offrir ton présent. » Puis qu’ils ne veulent pas non plus écouter ces Paroles de l’Apôtre : « Prenez garde que le soleil ne se couche jamais sur votre colère ».
Il serait sans doute à souhaiter de ne se mettre point du tout en colère. Que s’il arrive que l’on y tombe, vous voyez que Saint Paul ne veut pas que cette passion dure tout un jour, puis qu’il dit : « Que le soleil ne se couche point sur votre colère ». Mais vous qui laissez passer des années entières sans vous réconcilier avec ceux que vous haïssez, pouvez-vous dire avec notre Seigneur : « C’est bien assez du mal que chaque journée produit, sans qu’il continue encore dans les jours suivants» ? pourquoi haïssez-vous un homme parce qu’il vous a fait un déplaisir, sans considérer que c’est le Démon & non pas lui qui est la cause de cette injure ? Il vous est permis de haïr la maladie ; mais non pas ce pauvre malheureux qu’elle tourmente. « Ne vous contentez-vous pas d’être méchant, sans vous en glorifier ? » Et n’est-ce pas contre vous que parle David lors qu’il dit dans le même Psaume : « Votre bouche n’a proféré durant tout le jour que des paroles criminelles ? » Ces mots durant tout le jour ne peuvent signifier autre chose sinon que, durant tout le Temps de votre vie, vous désobéissez à ce commandement de notre souverain Législateur : « Que le soleil ne se couche point sur votre colère. » Et quand Il dit que votre bouche n’a proféré que des paroles criminelles, c’est parce que vous n’avez point cessé de répliquer & de résister à celles de votre Père Céleste : Ce qui rend très juste ce châtiment que le Saint Esprit a prononcé contre vous par la bouche du même Prophète : « C’est pourquoi Dieu te chassera de ta maison, Il te ruinera, Il t’exterminera, & t’effacera d’entre les Vivants. » Voilà quelles sont les récompenses de ceux qui conservent en leur cœur le souvenir des injures.
Nous devons extrêmement prendre garde à ne tomber pas dans ce défaut, ce qui est suivi de plusieurs grands maux tels que sont le chagrin, l’envie, & la médisance, dont le venin est très dangereux, quoi qu’il semble que ce ne soient pas des péchés considérables, &, qu’entre les armes dont le Démon se sert contre nous, il n’use de celles-ci que comme par jeu & par divertissement. Car il arrive souvent que la fornication, l’homicide, l’avarice, & autres grandes blessures qu’il nous fait avec ses armes les plus redoutables, sont guéries par le baume salutaire de la pénitence ; & qu’au contraire la présomption, le souvenir des injures, & la médisance qui paraissent n’être que des traits lancés sans aucune force, nous font Mourir, sans que nous nous en apercevions, par les plaies secrètes qu’ils font dans les principales parties de notre âme ; non que ces plaies soient grandes en elles-mêmes ; mais parce que nous les négligeons, & qu’ainsi elles deviennent enfin Mortelles.
Considérons donc la médisance comme un très grand mal, quoi qu’elle passe dans l’esprit de plusieurs personnes pour un divertissement, pour un jeu, & pour un entretien agréable. Dieu nous garde de tels entretiens. Ne souffrons pas que nos oreilles, dont nous pouvons faire un si bon usage, s’emploient à faire un ramas des vices & des imperfections de nos frères, & conservons notre âme pure de toutes ces choses, non seulement vaines, mais dangereuses, puis qu’elles n’en sauraient être infectées sans contracter des taches qui la défigurent & la déshonorent. Car d’où vient que vous haïssez sans sujet ceux avec qui vous conversez, sinon parce que vous avez les oreilles empoisonnées du cruel venin que la médisance y a répandu ? Et d’où vient que vous regardez tout le monde de travers, sinon parce que vos yeux sont remplis d’une certaine malignité, de même que ceux qui ont la jaunisse ne voient rien qui ne leur paraisse être jaune.
Veillons avec grand soin sur notre langue & sur nos oreilles, afin de ne rien dire & de ne rien entendre par passion. Car, il est écrit : « N’écoutez point ce que l’on dit mal à propos. » « Je ne pouvais souffrir celui qui médisait en secret de son prochain. » Et en un autre endroit : « Ne te mêle point, ma langue, de parler des actions des hommes. » A combien plus forte raison ne devons-nous donc point leur faire dire des choses auxquelles ils n’ont jamais pensé ? Ainsi, n’ajoutons nulle foy à ces sortes de discours. Mais imitons plutôt ce grand Roy & ce grand Prophète tout ensemble, lors qu’il dit qu’il était « semblable à un sourd & à un muet ».
P.662.
Nous ne devons point aussi nous réjouir du malheur de notre prochain, quelque pécheur & quelque méchant qu’il soit, ainsi que font certaines personnes qui, voyant un misérable que l’on frappe ou que l’on mène en prison, chantent ce proverbe cruel & barbare : « Celui qui a mal fait son lit, n’y dormira pas à son aise. »
Il ne nous est pas permis non plus de haïr nos Ennemis, puis que Jésus-Christ dit : « Aimez non seulement ceux qui vous aiment, comme font les publicains ; mais aussi ceux qui vous haïssent. » Sur quoi il faut remarquer que ce qui est bon & honnête n’a point besoin d’attrait pour nous porter à l’aimer, parce qu’il nous y attire assez par lui-même. Mais, quant à ce qui est mauvais, nous avons besoin d’une Instruction de Dieu & d’un grand labeur pour l’arracher de notre cœur, & pour nous en purifier. Car
Car le Royaume du Ciel n’est pas pour les paresseux & les négligents ; mais pour ceux qui le ravissent en se faisant violence.
Les hommes sont partagés comme en trois différentes classes touchant la manière de vivre qu’ils veulent suivre. Les premiers se portent à toute sorte de mal. Les seconds tiennent le milieu ; & les derniers embrassant tout le bien qu’ils peuvent, non seulement s’affermissent dans la Vertu, mais tâchent d’y attirer les autres. Les premiers, par la communication qu’ils ont avec leurs semblables augmentent toujours en méchanceté. Les seconds qui sont comme des enfants encore faibles dans la vertu, fuient autant qu’ils peuvent les mauvaises compagnies, de crainte qu’elles ne les corrompent. Mais les derniers, qui sont courageux & affermis dans le Bien, ne craignent point de converser avec les méchants, par le désir qu’ils ont de les ramener au bon chemin, quoi que cela leur fasse souffrir mille maux & mille peines. Car, d’un côté les Démons les persécutent de tout leur pouvoir à cause qu’ils affranchissent leurs esclaves de leur Tyrannie ; ceux dont l’extravagance trouve continuellement à redire à tout, les déchirent & les outragent ; & ceux qui ont l’esprit faible les voyant converser ainsi avec des personnes de mauvaise vie, les blâment & se moquent d’eux, s’imaginant qu’ils leur ressemblent. Mais ils écoutent toutes ces injures qu’ils reçoivent de la part des hommes comme si c’étaient des louanges, & accomplissent sans crainte l’ouvrage de Dieu, se souvenant que Jésus-Christ a dit de sa propre bouche : « Réjouissez-vous, & estimez-vous heureux quand les hommes disent contre vous toutes sortes de mensonges. » Ainsi, ils imitent parfaitement leur Maître lors qu’Il se mettait à la table des publicains & des pécheurs ; & leur charité pour leurs frères est si ardente que, considérant ces pauvres pécheurs comme des maisons qui brûlent, ils oublient leur intérêt propre pour tâcher à les sauver, sans se soucier des outrages qu’on leur fait quand ils se jettent au milieu des flammes pour les en tirer. Les seconds les voyant ainsi engagés dans l’embrasement du péché, s’enfuient au lieu de les secourir, par la crainte qu’ils ont de brûler eux-mêmes. Et les premiers sont comme de mauvais voisins qui, au lieu d’éteindre le feu qui dévore la maison de leur voisin, l’augmentent par leur méchanceté & par leur malice ; de même que si quelqu’un voyant brûler un vaisseau, au lieu d’y jeter de l’eau y jetait de l’huile & de la poix ; tout au contraire des gens de bien qui préfèrent le Salut de leur prochain au leur propre ; ce qui est la marque du vrai Amour de parfaite charité.

CHAPITRE X.
Suite du discours de la Sainte & de ses Conseils Spirituels, où elle parle de l’aumône spirituelle, & du soin qu’il faut avoir de corriger jusques à ses moindres imperfections.
Math.10.
Act.2.
Psal.140.
Rom.12.
Matt.6.
Gal.6.
Or, comme les vices ont un enchaînement & une liaison entre eux, ainsi qu’on voit que l’avarice cause l’envie, la tromperie le parjure, & la colère le souvenir des offenses, de même la charité est accompagnée de plusieurs autres vertus, comme de la douceur, de la patience, & du renoncement volontaire au bien pour l’Amour de Jésus-Christ, qui est une œuvre parfaite. Car on ne saurait arriver à cette vertu de l’Amour véritable du prochain que par le renoncement au bien, puisque Dieu ne nous a pas recommandé d’avoir seulement de la charité pour quelques particuliers ; mais pour tout le monde : Ce qui fait que les riches ne doivent pas mépriser les pauvres qu’ils ont moyen d’assister, puis qu’ils ne le pourraient faire sans manquer à la charité, quoi qu’ils ne puissent pas suffire à les assister tous généralement, un si grand ouvrage étant réservé à Dieu seul.
Mais pourquoi, me direz-vous, vous mettez-vous en peine de nous parler de l’aumône, laquelle on ne saurait faire sans se réserver du bien ; & n’est-ce pas aux Séculiers que cette vertu a été recommandée ? Je réponds qu’elle n’est pas tant recommandée pour l’amour des pauvres que pour l’amour de la charité, puisque Dieu qui donne du bien aux riches prend aussi soin de nourrir les pauvres. C’est donc en vain, ajouterez-vous, qu’Il nous ordonne de faire l’aumône ? Nullement. C’est par elle que les simples & les ignorants commencent à pratiquer la charité, parce que comme la circoncision du corps dans l’ancienne loi était une figure de la circoncision du cœur qui nous est recommandée dans la loi nouvelle, de même l’aumône est un moyen qui conduit à une plus parfaite charité ; ce qui fait que lors que Dieu donne l’une par sa Grâce, Il donne aussi l’autre. Ce que je ne dis pas pour diminuer le mérite de l’aumône, mais pour faire connaître quel est le prix de la pauvreté volontaire & du renoncement à toutes sortes de biens. Or, comme nous devons toujours aspirer à ce qui est le plus parfait, lors que vous aurez donné aux pauvres tout votre bien, il faut vous élever plus haut pour tâcher d’acquérir une charité parfaite. Car puisque nous combattons sous l’étendard de la Croix, nous devons dire à Jésus-Christ : « Seigneur, nous avons tout abandonné pour Te suivre. » Et avec Saint Pierre & Saint Jean, ces mots que Son Esprit leur Inspira : « Nous n’avons ni or, ni argent. »
Quant aux séculiers, ils ne doivent pas inconsidérément faire l’aumône ; mais avec Discernement & jugement, puis que le Prophète nous dit : « Je ne souffrirai point que l’huile des pécheurs soit répandue sur ma tête. » Et celui qui veut exécuter l’aumône avec mérite, doit imiter Abraham, qui pratiquait si saintement une chose sainte en elle-même. Car l’Ecriture nous apprend que lors qu’il traitait ses hôtes, il les servait sans permettre que ses Serviteurs eussent part à cet office de charité. Et il est sans doute que ceux qui en usent de la sorte reçoivent la récompense de leurs aumônes, & seront placés au second rang. Dieu qui a créé le monde ayant fait comme deux classes de gens de bien qui l’habitent, il a permis aux uns de se marier pour avoir des enfants, & a rendu les autres semblables aux Anges, en leur inspirant l’amour de la chasteté ensuite de la bonne vie qu’ils ont menée. Il a donné aux uns l’autorité & le pouvoir qui leur est nécessaire pour la conduite de leur famille, & le châtiment de ceux de leurs enfants ou de leurs serviteurs qui tombent dans quelques fautes ; & a dit aux autres : « Je me réserve la vengeance & le châtiment ; & ce sera moi qui l’exercerai sur ceux qui se trouveront coupables ». Il a dit aux uns : « Labourez la terre pour avoir moyen de vivre. » Et aux autres : « ne vous mettez point en peine du lendemain ». Il a donné une loi aux uns ; & a fait connaître aux autres par Sa Grâce & par Son Exemple les commandements auxquels ils doivent obéir & les préceptes qu’ils doivent suivre. C’est par la Croix que nous devons vaincre & remporter un Glorieux Trophée de nos Ennemis, puis que la profession que nous avons embrassée n’est autre chose qu’un renoncement à la vie, & une méditation continuelle de la Mort ; & nous ne devons, non plus que ceux qui sont déjà Morts, agir selon le corps, comme nous faisons quand nous n’étions encore que des Enfants en ce qui est de la Connaissance des Choses de Dieu. Ce qui a fait dire à l’Apôtre : » Le monde m’est crucifié, & je suis crucifié au monde. » Vivons donc selon l’Esprit : Faisons voir que les vertus sont gravées dans notre Esprit ; & faisons l’aumône En Esprit, puis que Bien Heureux sont ceux dont l’Esprit est touché de Compassion & de Miséricorde pour leur prochain ; Car, comme il est écrit, que celui qui désire le femme d’autrui, quoi qu’il n’ait point fait de mal avec elle, ne laisse pas d’avoir commis un péché que sa propre conscience qui en est le seul témoin lui va reprochant sans cesse. Il en est de même de l’aumône, puis qu’elle s’accomplit lors que Dieu Voit dans le fond de notre cœur le désir que nous avons de la faire, quoi que nous n’ayons rien à donner.
Et comme nous voyons dans le monde les pères de famille employer leurs esclaves à divers usages, & en envoyer quelques-uns aux champs pour y cultiver leurs terres, & que lors qu’entre les Enfants qui naissent d’eux, il s’en rencontre quelques-uns de bien faits & qui donnent espérance de réussir, ils les font venir dans leur maison, où on les élève pour les rendre capable de servir près de leur personne : De même dans le champ de ce monde, Dieu engage quelques-uns dans un honnête mariage, & se réserve ceux qu’Il juge capables de plus grandes choses, en leur faisant renoncer à tous les soins de la terre : Il leur fait l’honneur de leur donner place à sa table ; & ils ne se mettent point en peine de leur vêtement, parce qu’ils sont revêtus de Jésus-Christ. Car comme on ne voit jamais le blé être en même Temps en herbe & en grain, mais lors que le tuyau vient à se sécher & que l’épi penche vers la terre, on peut commencer la moisson ; il est impossible que nous produisions aucun fruit pour le Ciel tandis que la gloire du monde nous environne. Mais quand nous renonçons à toutes les pensées de la terre qui sont comme des tuyaux desséchés, & que notre corps est abattu sous la pesanteur des mortifications ainsi que l’épi sous le poids du grain, nous pouvons alors élever notre Esprit vers le Ciel, & recueillir comme une abondante moisson le Fruit de Salut & de Vie.
Sur quoi j’avoue qu’il est périlleux d’embrasser une si haute Perfection, si l’on ne s’y est préparé auparavant par les Ascèses de la Vie Spirituelle. Car comme un homme qui voudrait recevoir ses amis dans une maison prête à tomber les ensevelirait avec lui sous ses ruines. Ainsi ces personnes faute de s’être établies auparavant dans une solide vertu, perdent avec eux ceux qui se mettent sous leur conduite, parce qu’ils leur causent beaucoup plus de mal par le dérèglement de leurs mœurs & le mauvais exemple qu’ils leur donnent, que de bien par les discours & les exhortations qu’ils leur font pour ce qui regarde leur Salut : Leurs paroles étant comme ces tableaux dont les couleurs sont fort vives ; mais si faibles qu’elles se passent en peu de Temps, que le moindre vent les dissipe, & que la moindre goutte d’eau les efface. Mais il n’y a point de Temps qui puisse effacer la Connaissance que nous acquérons par la pratique des Œuvres Bonnes, d’autant que les Paroles de ceux qui ont la Vertu gravée dans le Cœur est un Exemple Vivant que les Fidèles ont sans cesse devant leurs yeux.
Nous ne devons donc pas seulement prendre un soin superficiel de notre âme ; mais travailler à régler toutes ses puissances, & passer pour cela jusques dans les plus secrètes & les plus cachées. Il ne suffit pas d’avoir coupé nos cheveux, il faut aussi nettoyer notre tête de toute cette vermine qui la mange, puis qu’elle n’y saurait demeurer sans nous faire beaucoup de douleur. Ces cheveux font le monde, l’honneur, la gloire, les richesses, les beaux habits, la bonne chère, & tout ce qui regarde les plaisirs des sens, qui sont des choses auxquelles il y a long Temps que nous avons résolu de renoncer. Mais, maintenant il faut chasser avec courage toute cette funeste vermine, dont notre tête qui est notre âme se trouve infectée. Et quelle est, me direz-vous, cette vermine ? C’est la médisance, l’amour de l’argent, & les serments. Lorsque nous étions dans le monde cette vermine était cachée dans nos cheveux. Mais maintenant que nous les avons coupés, elle paraît aux yeux de tous, & chacun s’aperçoit des moindres fautes des Vierges & des Solitaires. De même que quand une maison est bien nette, on y voit jusques à la moindre ordure ; au lieu que ces grands vices qui se rencontrent dans les Séculiers sont comme ces bêtes venimeuses & farouches qui se retirent & se cachent dans les forêts les plus épaisses. Nettoyons donc sans cesse notre âme, & parfumons-la toute avec les Divins Parfums dont la Prière Embaume ; pour empêcher que ces dangereux animaux n’y entrent. Car la Prière & le jeûne chassent les mauvaises pensées, comme la fumée des herbes & des liqueurs les plus pénétrantes & les plus fortes chasse les bêtes venimeuses.

P.665.
CHAPITRE XI.
Suite du discours & des Conseils Spirituels de la Sainte, où elle parle contre la vanité de l’astrologie judiciaire & des horoscopes.
Ps.8.
Matt.18.
La curiosité de savoir l’avenir, & la foy qu’on ajoute aux prédictions de ceux qui font des horoscopes, est un des maux les plus dangereux de l’âme, & un des traits les plus puissants dont le Démon se sert pour nous perdre. Il ne fait que présenter comme en passant à l’esprit des gens de bien & qui veillent sur leurs actions, cette dangereuse connaissance. Mais quant à ceux qui ne se tiennent pas sur leurs gardes, il les en rend si passionnés, qu’ils deviennent en cela comme esclaves de sa Tyrannie. Car on ne voit un seul de ceux qui font profession de Vivre dans la Vertu ajouter foy à cette périlleuses & malheureuse science, parce qu’ils reconnaissent que Dieu est le Principe de tous les biens qui sont & que nous faisons, & que notre propre volonté ne se porte librement au bien ou au mal que comme une cause seconde qui dépend de cette première. Mais ceux qui par leur négligence tombent dans des accidents auxquels ils ne s’attendaient pas, recourent aussitôt au Démon & au Destin, comme s’ils étaient l’ancre sacrée de leur Salut qui les pût empêcher de faire naufrage. En quoi ils ressemblent à ces enfants vicieux & débauchés qui, ne pouvant souffrir la correction salutaire de leurs pères, quittent la maison, & s’enfuient ainsi que dans des lieux déserts, où ils rencontrent comme autant de bêtes farouches, ces opinions diaboliques, & ne voulant pas confesser qu’ils sont eux-mêmes la cause de leurs péchés, ils la rejettent faussement sur le mauvais traitement qu’on leur a fait. Ces personnes tout de même, en s’éloignant entièrement de Dieu, veulent faire croire que les astres sont la cause de tous leurs désordres ; & s’étant engagés par leur seule volonté dans l’impudicité, l’avarice, le larcin, & toute sorte de tromperie, ils abandonnent le chemin de la Vérité, & se précipitent enfin dans un désespoir sans ressource, d’autant que par ce moyen ils effacent entièrement Dieu de leur cœur, & la Justice de Ses Jugements. Car voici comme ils raisonnent : Si le Destin a ordonné que je sois un débauché & un voleur, comment cela peut-il ne point arriver ? & comme les mauvaises actions que l’on fait volontairement méritent d’être punies, qui doute que celles qui ne dépendent point de notre choix, mais de quelque cause supérieure qui nous y contraint, ne nous rendent nullement coupables ? Voilà de quelle sorte ils prétendent n’être point sujets aux Justes Jugements de Dieu.
Pour trouver aussi dans leur aveuglement d’autres prétextes à leurs péchés, ils corrompent & tronquent les passages de l’Ecriture Sainte, afin de s’en servir pour appuyer leurs pernicieuses opinions, & il n’y a rien qu’ils ne fassent pour tâcher à persuader qu’il n’est pas en leur pouvoir de bien faire, & pour changer leur libre arbitre en une déplorable servitude. Car c’est le propre d’une volonté corrompue de chercher toujours ce qu’il y a de pire ; & le Diable est le maître malheureux qui leur enseigne ces impostures, & les porte par ces folles préoccupations d’esprit à baisser lâchement la tête comme ses esclaves, sans leur permettre de la relever pour reconnaître la Vérité. Et comme un vaisseau qui se trouve en pleine mer sans gouvernail est sans cesse agité par les flots, ils sont ainsi de tous côtés environnés de divers périls, sans pouvoir gagner un port salutaire & favorable, parce qu’ils ont abandonné le Pilote qui pouvait les y conduire.
Voilà de quelle sorte le Diable entretient toujours dans l’erreur ceux qui se sont donnés à lui, & assujettis à son pouvoir. Il dresse aussi souvent des pièges aux gens de bien, pour faire qu’ils s’arrêtent au milieu de leur glorieuse carrière, en s’efforçant de leur faire croire que toute la bonne fortune & la prospérité des hommes dépend de l’influence des astres ; & il inspire principalement ces pensées à ceux qui passent de la philosophie mondaine dans la Vie Solitaire & retirée. Et comme il est très habile & très artificieux dans le mal, il représente à chacun ce qui est le plus conforme à son naturel. Il tente sans cesse les uns par le désespoir ; il emporte les autres par la vanité ; & fait tomber les autres par l’amour du bien. Et tel qu’un médecin perfide, qui au lieu de donner à ses malades des remèdes salutaires leur ferait prendre du poison, cet esprit malheureux empoisonne l’un par le venin de l’avarice, allume par un faux cardiaque la colère dans le cœur de l’autre, & émousse toute la vigueur de l’âme, ou en la couvrant de Ténèbres, ou en la déréglant dans ses principales fonctions par l’étourdissement que lui donne une vaine curiosité.
Que personne n’ait donc la présomption de s’imaginer de pouvoir comprendre l’Essence de Dieu par ces sciences païennes & étrangères aux fidèles, puis que c’est se tromper soi-même, & se laisser tromper par le Démon que d’avoir cette créance. Car David ne dit-il pas : « Les Enfants qui sont à la mamelle, & ne savent pas encore parler, chantent parfaitement, Seigneur, Tes louanges » ? & ne voyons-nous pas dans l’Evangile que Jésus-Christ a dit ces propres Paroles : « Laissez les petits Enfants venir à moi : car le Royaume du Ciel appartient aux personnes qui leur ressemblent» ? Et en un autre endroit : « Si vous ne devenez pas comme ces petits Enfants, vous n’entrerez point au Royaume des Cieux. » Etes-vous sages & prudents selon le monde ? Renoncez à cette prudence & à cette sagesse, pour être fols & imprudents selon Jésus-Christ ; arrachez ces vieilles plantes, pour en mettre de nouvelles en leur place ; détruisez ces vieux fondements, & mettez Jésus-Christ comme un Fondement adamantin, sur la fermeté & sur l’immobilité duquel vous pourrez bâtir sans crainte, selon ce que dit l’Apôtre.
Il ne faut pas aussi s’amuser à contester sur des choses vaines & qui ne consistent qu’en des paroles, de peur d’y perdre trop de Temps. Car le Diable nous peut faire beaucoup de mal par ces discours inutiles. Comme c’est un grand pipeur, il se sert de quantité de divers pièges ; il en tend de petits aux petits oiseaux, & de grands aux grands, dont celui de croire à ces horoscopes est l’un des plus dangereux. Mais encore, me pourrez-vous dire, que l’on n’y veuille point ajouter de foy, on y sera contraint en voyant arriver ce qu’ils ont prédit. Je réponds que toutes leurs conjectures sont incertaines, puisque les choses qu’ils prédisent n’arrivent pas infailliblement, & que comme les moins habiles d’entre les matelots prédisent aussi en quelque sorte le vent & la pluie par l’accoutumance qu’ils ont d’observer les nuées ; ainsi ces astrologues ont quelque légère science de prédire qui leur a été enseignée par les Démons, & devinent quelque chose par conjecture : Ce qui fait qu’on leur donne le nom de devins, & témoigne assez qu’il n’y a rien en cela de certain & de solide, puis que le Démon qui est le père du mensonge étant la source de leurs conjectures, toutes leurs prédications & leurs horoscopes ne sauraient être véritables.
Que si le Diable continue à nous vouloir engager dans la passion de cette science de prédire, nous le pourrons convaincre de fausseté en ce qu’il nous dit souvent le contraire, puisqu’on ne saurait faire de fondement sur une chose qui n’a rien de ferme & d’assuré. Or nous voyons que le Diable ne se contentant pas de nous avoir trompés par cette vaine science, veut aussi nous persuader qu’il faut beaucoup donner au hasard & à la fortune, ce qui est entièrement contraire au Destin ; & tâche de nous faire croire que notre âme n’est autre chose qu’une puissance naturelle qui Meurt aussi bien que notre corps lors qu’ils se séparent l’un de l’autre.

P.667.
CHAPITRE XII.
Ps.83.
I.Cor.14.
Suite du discours & des Conseils Spirituels de la Sainte, où elle montre quel est le soin que les âmes doivent avoir de se rendre dignes d’être les épouses de Jésus-Christ.
Quoi que nous puissions acquérir en ce monde, & quelque bonheur que nous puissions y posséder, considérons cela comme un néant, en comparaison des Biens & des Félicités de l’autre Vie. Celle que nous passons ici-bas ressemble à celle que nous avions dans le sein de notre mère, puis que notre vie est au regard des Bien Heureux dans le Ciel ce que la vie dont nous vivions avant que d’avoir vu le jour était au regard de celle que nous passons maintenant. Car comme étant renfermés dans ce cachot & dans ces ténèbres notre nourriture était si différente de celle que nous prenons, que nous ne pouvions rien faire alors de tout ce que nous faisons aujourd’hui, & lors que nous étions privés de tant de choses dont nous jouissons avec abondance, ne nous servons de cette vaine abondance que pour en posséder une solide & véritable dans le Royaume de Dieu. Nous avons éprouvé quels sont les aliments terrestres, soupirons après les Célestes ; nous avons été éclairés des rayons du soleil matériel & visible, soyons enflammés d’ardeur de voir ce Soleil de Justice qui est avant tous les Siècles. Considérons la Jérusalem Céleste comme notre véritable patrie & notre véritable mère ; ne craignons point d’appeler Dieu notre père ; & vivons si vertueusement sur la terre que nous puissions un jour posséder dans le Ciel la Vie éternelle.
Or comme les Enfants croissent dans le sein de leurs mères, & qu’après y avoir été nourris de leur sang, ils passent de cette étroite prison sur le grand théâtre de l’univers, de même les Justes après avoir achevé leur carrière dans le monde, passent à une Vie toute Céleste, suivant ce qui est écrit : « Ils iront de vertu En Vertu » ; & les pécheurs au contraire, ainsi que les Enfants qui Meurent avant que de voir la clarté du jour, passent des ténèbres dans les ténèbres, puis qu’étant véritablement Morts & accablés sous le poids de leurs péchés tandis qu’ils sont dans le monde, ils se trouvent après leur Mort dans les Ténèbres épouvantables de l’Enfer. Il se peut dire avec vérité que nous naissons trois diverses fois : La première lors que nous sortons du ventre de notre mère, & que nous passons de la terre dans la terre ; la seconde, lors que nous passons de la terre dans le Ciel par la pure & gratuite Bonté de Dieu, dont nous recevons l’effet dans le Saint Baptême, auquel on donne avec raison pour cela le nom de régénération & d’une nouvelle naissance ; et la troisième, lors que nous nous établissons dans la Vertu par la Pénitence & les Œuvres Bonnes auxquelles nous nous occupons maintenant. Mais nous devons avoir un soin tout particulier de nous parer, lors que nous approchons de notre véritable Epoux, ainsi que nous voyons qu’il se pratique dans les mariages du monde. Car si les jeunes filles n’oublient rien de tout ce qui les peut faire paraître plus belles & plus agréables à leurs maris, quoi qu’il ne fût pas besoin de tant d’attraits & d’artifice pour leur donner de l’amour, si elles prennent tant de peine pour ces noces corporelles, combien sommes-nous plus obligés, ayant pour Epoux le Roy du Ciel, de les surpasser en tous ces soins ; afin d’effacer par des exercices continuels de vertu toutes les taches de nos péchés, & changer ces ornements terrestres & périssables en des Ornements Célestes & tous Divins ? Comme elles se parent avec des pierreries, faisons éclater en nous toutes sortes de Vertus : Mettons sur notre tête cette triple couronne de la Foy, de l’Espérance, & de l’Amour de charité ; que notre collier de perles soit l’Humilité, notre ceinture de diamants la Tempérance, notre riche Voile la Pauvreté volontaire, & les Prières & les Psaumes les mets délicieux & incorruptibles de ce festin. Mais l’Apôtre nous apprenant « qu’il ne suffit pas de parler des lèvres, si on ne parle aussi du Cœur ». Comprenez bien ce que je dis, puis qu’il arrive souvent que lors que la langue parle, le cœur est distrait en d’autres pensées. Ce qui nous oblige à bien prendre garde lors que nous nous approchons de ces Noces toutes Célestes, que nos lampes ne manquent pas d’huile, c’est-à-dire que notre Ame ne manque pas de Vertus. Car notre Immortel Epoux nous aurait en aversion, & refuserait de recevoir nos promesses de Mariage. Que si vous me demandez quelles elles sont, c’est de se soucier fort peu de notre corps, & prendre un très grand soin de notre Ame. Voilà quels sont les articles des contrats de Mariage des Vierges & des Moniales avec leur Divin Epoux.

P.668.


CHAPITRE XIII.

Suite du discours & des Conseils Spirituels de la Sainte, contenant diverses exhortations très utiles.

Ps. 117.
Psal.65.
Psal.68.
Psal.4.

Que si vous êtes dans la clôture du Monastère ainsi que dans une volière où vous vous êtes volontairement renfermées, gardez-vous bien d’en sortir. Car comme un oiseau qui abandonne ses œufs fait qu’ils ne peuvent éclore, de même la Foy d’une Vierge consacrée à Dieu & d’un Solitaire qui change de lieu, se refroidit, & enfin s’éteint & se Meurt.
Toutes choses ne sont pas propres à tous ; &, comme il est utile à plusieurs de vivre avec les autres dans la commune solitude du Monastère, il est avantageux à d’autres de Vivre seuls en particulier ; & de même qu’il y a des plantes qui viennent mieux dans la terre humide, & d’autres dans la terre sèche, ainsi il y a des hommes qui réussissent mieux dans une condition élevée, & d’autres dans un état humble ; d’où vient que plusieurs, qui ne sont que par désir & par pensée dans le Désert, font leur Salut dans les villes, & que plusieurs, au contraire, se perdent sur les montagnes & dans les Déserts, parce qu’on peut être Solitaire en son Cœur au milieu d’une grande multitude, & avoir au contraire l’esprit agi & plein de troubles dans la Solitude & dans la retraite.
Le Diable se sert de diverses armes pour nous combattre ; s’il ne peut nous faire perdre patience dans la pauvreté, il nous tente par le désir des richesses ; s’il ne peut nous faire tomber par les reproches & par les injures, il tâche à nous perdre par la vanité & par les louanges ; s’il voit que tous les efforts qu’il fait contre nous, quand nous sommes sains, lui sont inutiles, il tâche de nous rendre malades, afin que n’ayant pu nous tromper par les charmes de la volupté, nous nous ruinions nous-mêmes par des austérités excessives & ainsi il nous envoie de très grandes maladies, pour nous rendre plus lâches dans nos devoirs, & refroidir notre Amour pour Dieu. Mais lors que notre corps souffre les plus violentes douleurs, qu’une fièvre ardente nous dévore, & que nous sommes tourmentés d’une soif insupportable, souvenons-nous que nous sommes de pauvres pécheurs ; mettons-nous devant les yeux les peines de l’autre vie, ce Feu qui ne s’éteindra jamais, & ce jugement irrévocable, qui fait souffrir aux mauvais les supplices de l’Enfer. Car par ce moyen nous ne tomberons point dans la négligence, tandis que nous serons en ce monde ; réjouissons-nous de ce qu’il plaît à Dieu de nous visiter, & ayons toujours dans la bouche ces Paroles du Roy-Prophète : « Le Seigneur m’a corrigé par Ses châtiments : Mais il n’a pas abandonné mon âme à la Mort déplorable du péché. » Nous sommes comme du fer dont le feu consume la rouille ; & si nous nous trouvons Justes devant Dieu, lors que nous sommes malades, nous passerons d’une perfection à une plus grande, & ressemblerons à l’or qui étant fondu, devient encore plus pur qu’il n’était auparavant. Ainsi, quand un ange de Satan nous est donné pour faire souffrir notre chair, réjouissons-nous en considérant à qui nous sommes rendues semblables, puis qu’alors nous avons l’honneur d’être traitées comme Saint Paul ; cette fièvre ardente nous éprouve ; ce violent frisson nous instruit. Car ne lisons-nous pas dans l’Ecriture : « Nous avons passé par le feu & par les eaux ». Dieu nous prépare un rafraîchissement après cette ardeur. Quand nous aurons éprouvé l’un, attendons l’autre avec confiance ; &, tandis que nous serons en cette vie, ayons toujours dans la bouche ces Paroles du Prophète David : « Je suis comme un pauvre, comme un mendiant, & comme un malade. » Ces trois conditions nous rendront parfaites, puisqu’il est écrit : « Tu me remplis de Consolation dans mes souffrances. » Exerçons nos âmes dans cette sainte carrière, & ayons toujours devant les yeux quel est le pouvoir, & quels sont les artifices de l’Ennemi que nous avons à combattre.
Lors que la faiblesse & la débilité de notre corps ne nous peut permettre de demeurer debout pour Prier ou chanter des Psaumes & des Cantiques, ne nous en affligeons point, puis que ces infirmités servent à éteindre dans notre cœur les désirs & les sentiments de l’impureté. Car on ne jeûne & on ne dort sur la terre que pour dompter cet aiguillon de la chair qui nous persécute ; & ainsi ces travaux que nous embrassons volontairement sont superflus, lors que la cause en est retranchée par la maladie. Mais que dis-je, ils sont superflus ? Il faut dire seulement que ces symptômes de la dangereuse maladie de la concupiscence demeurent comme endormis par la force & l’opération de ce médicament salutaire des austérités du corps ; & la plus grande preuve qu’on saurait donner du profit que l’on reçoit de la Vie Solitaire & retirée, c’est de supporter patiemment les maladies, & d’en rendre des actions de Grâces à Dieu, en reconnaissant que Sa Bonté est aussi Infinie que Sa Puissance.
Ainsi, si nous devenons aveugles, supportons-le sans murmurer, en considérant que nous avons perdu, en perdant les yeux, les organes d’une curiosité insatiable, & servons-nous des yeux intérieurs de notre Ame pour considérer comme dans un miroir la Gloire de Dieu. Si nous devenons sourdes, rendons-Lui Grâces d’être privées d’un sens qui nous faisait entendre tant de choses vaines & inutiles. Si nous perdons l’usage des mains, préparons notre Esprit & notre Cœur, qui sont comme les mains de notre Ame, pour combattre contre le Démon cet irréconciliable Ennemi, qui nous fait au milieu de nous une si cruelle guerre. Et enfin, s’il n’y a aucune partie de notre corps qui ne soit malade, faisons que cette maladie rende la santé de notre Ame plus ferme & plus vigoureuse.
Lors que nous vivons en commun dans la solitude du Monastère, nous devons préférer l’obéissance aux austérités, parce qu’elles peuvent causer de la présomption, & qu’au contraire, l’obéissance ne saurait produire que l’Humilité. Car il y a des austérités qui sont inspirées par le Démon, & pratiquées par ses ministres. Mais comment, me direz-vous, pourrons-nous discerner les Austérités Royales & Divines, d’avec les Tyranniques & Diaboliques ? Nous le pourrons par la Modération qui en est la marque ; & ainsi notre jeûne doit être uniforme durant tout le cours de notre Vie, sans le prolonger jusques au quatrième & cinquième jour, pour manger après avec une avidité insatiable, & jusques à s’étouffer ; ce qui serait un moyen de réjouir le Démon. Notre âme est comme un soldat, dont les parties de notre corps sont les armes ; prenez soin de l’un & de l’autre pour les employer chacun à leur usage. Etes-vous jeunes & vigoureuses ? Jeûnez ; mais jeûnez en vous souvenant que la vieillesse & la faiblesse s’approchent. Durant que vos forces sont encore entières, amassez de quoi vous soutenir lorsqu’elles vous abandonneront. Jeûnez avec exactitude & modération tout ensemble, de crainte que le Démon ne se serve de cette austérité pour vous surprendre, de même qu’un lézard se sert de la toile des araignées pour prendre les mouches. C’est ce que je crois que notre Seigneur a voulu nous faire entendre par ces Paroles : « Soyez comme des changeurs habiles », c’est-à-dire : Apprenez à discerner la bonne monnaie d’avec la fausse. Car il y a des monnaies étrangères qui, encore qu’elles soient d’aussi bon aloi ne sont pas néanmoins de même valeur que celles qui portent l’image du prince sous l’empire duquel nous vivons. Les jeûnes, la continence, & l’aumône, sont comme l’or dont on fabrique ces monnaies ; mais les Grecs, c’est-à-dire les païens, ont imprimé sur cette même matière les figures de leurs Tyrans, & les Hérétiques se vantent avec vanité de pratiquer toutes ces choses. C’est pourquoi nous devons soigneusement prendre garde quel est le caractère de leur monnaie, & ne la rejeter pas moins que nous les rejetons eux-mêmes. Et lors que par hasard nous nous rencontrons avec eux, le moyen de n’en recevoir point de dommage, c’est de prendre entre nos mains la Croix de notre Seigneur, sur laquelle les vertus accompagnées d’une Foy sincère & des Œuvres Bonnes, soient empreintes & gravées.
Nous devons aussi nous conduire avec une extrême prudence en ce qui regarde notre âme. Et ainsi, quand nous sommes dans le Monastère & dans la Communauté, nous ne devons point rechercher nos intérêts propres, ni vivre pour nous-mêmes ; mais obéir en toutes choses selon ce que la Foy nous l’ordonne, à notre commune mère. Considérons que nous étant condamnées nous-mêmes à un exil volontaire en sortant du monde, il n’y aurait point d’apparence que nous y voulussions retourner ; qu’ayant renoncé à la vanité & à la gloire dont il est plein, nous eussions peine à souffrir l’abaissement & le mépris ; & que la faim nous fût difficile à supporter après avoir abandonné les festins & la bonne chère. Car puis que ceux qui étant dans le monde commettent des crimes sont mis en prison malgré qu’ils en aient, doit-on trouver étrange que pour l’expiation de nos péchés nous demeurions dans la Solitude comme dans une prison que nous avons choisie volontairement, afin d’éviter par ce moyen les supplices de l’Enfer ? Avez-vous commencé de jeûner, ne prenez point pour prétexte de ne jeûner plus votre mauvaise santé, puis que celle qui ne jeûnent point souffrent les mêmes incommodités dont vous vous plaignez. Avez-vous commencé à marcher dans le chemin de la Vertu ? Prenez bien garde que les artifices de votre Ennemi qui est le Démon, ne vous portent à retourner en arrière, puis que votre persévérance est seule capable de le terrasser & de le vaincre. Considérez ceux qui naviguent : S’il arrive qu’après être sortis du port avec un vent favorable & déployé toutes leurs voiles, il survient une tempête, le pilote n’abandonne pas pour cela le gouvernail du vaisseau ; mais sans se troubler & sans s’étonner il combat contre la fureur des vagues, & continue le mieux qu’il peut sa navigation. Ainsi, lors que le Démon comme un vent contraire tâche de nous faire perdre courage, nous devons avec fermeté & avec constance suivre notre route, en déployant comme la maîtresse voile, l’étendard salutaire de la Croix ».


CHAPITRE XIV.
Des douleurs incroyables que la Sainte souffrit durant trois ans et demi, & de sa constance invincible à les supporter.

Voilà quelles étaient les instructions, ou plutôt les actions & les exemples de cette Vierge, que Dieu avait comblée de tant de Vertus & remplie d’une Sagesse si admirable qu’il n’y a point de paroles qui soient capables d’exprimer l’avantage que les personnes qui ont eu le bonheur de la voir & de l’entendre, ont reçu de ses Saints & Salutaires Conseils Spirituels, & les incroyables biens dont ils ont été la cause.
Lors qu’elle fut arrivée à l’âge de quatre-vingts ans, le Diable lui fit souffrir des douleurs égales à celles de Job, en ayant augmenté la violence à proportion de ce qu’elles durèrent moins. Car Job passa trente-cinq ans en cet état, & le Glorieux Martyre de cette Moniale ne fut que de trois ans & demi. Mais celui de Job ne commença que par des afflictions extérieures, & celui-ci par des tourments intérieurs & si cruels que j’ai peine à croire que les plus signalés d’entre les Martyrs en aient enduré d’aussi violents ; le fer, le feu, & les autres supplices dont ce Dragon infernal se servait pour exercer sa rage contre eux étant plus doux à mon avis que les horribles tentations avec lesquelles il attaquait cette grande Sainte. C’était comme un feu lent allumé dans ses entrailles par une fièvre continuelle qui les consumait peu à peu, & comme une lime sourde qui agissant sans cesse, mais insensiblement sur son corps, le réduisait comme en poudre ; ce cruel bourreau imitant ainsi ces juges impitoyables & ingénieux à trouver des supplices dont la longueur prolonge les tourments avec la vie. Mais cette généreuse Moniale supportait les siens avec une si extrême Patience, qu’ils ne purent jamais lui faire perdre courage, parce qu’elle était toujours armée d’une Constance invincible pour combattre ce redoutable Ennemi.
Elle disait souvent que les Ames qui se sont une fois consacrées à Dieu ne doivent jamais se relâcher dans le soin de leur Salut, parce que pour peu qu’elles manquent à se tenir sur leurs gardes, le démon qui auparavant était contraint de se retirer en rugissant de fureur comme un lion, de voir tous ses efforts contre elle inutiles, les attaque de nouveau lors qu’elles y pensent le moins, & les surmonte d’autant plus facilement qu’elles croient être plus en assurance.

CHAPITRE XV.
La Sainte, durant un assez long Temps, perd la Parole. Suite de sa maladie, & sa Mort.

Le Démon, voyant que le courage invincible de la Sainte résistait ainsi à tous ses efforts, & qu’il ne pouvait espérer de l’assujettir sous le joug de sa Tyrannie, il s’avisa d’un autre artifice qui fut de lui faire perdre la parole, croyant qu’il priverait par ce moyen les Vierges qui étaient avec elle de l’utilité qu’elles recevaient de ses Instructions toutes Divines ; mais il arriva le contraire ? Car, en voyant cette sorte de Martyre qu’elle souffrait avec une Constance si admirable, leur esprit se trouvait encore plus persuadé & plus fortifié dans la Vertu par leurs yeux qu’il ne l’était auparavant par leurs oreilles ; & les plaies qu’elle souffrait en son corps étaient comme un remède salutaire qui guérissait celles de leurs âmes.
Or, voici quel fut le commencement & le progrès de sa maladie. Elle sentit d’abord un mal de dents si violent que la gencive en fut aussi infectée, & puis toute la mâchoire : & ce mal comme un feu volatile se répandit de telle sorte sur toutes les parties voisines qu’au bout de quarante jours les os parurent tout découverts, & deux mois après tout mangés, ainsi que sa chair l’était aussi en même Temps par la gangrène ; ce qui causa une telle pourriture & une puanteur si insupportable qu’on aurait cru que les personnes qui l’assistaient auraient souffert encore davantage qu’elle. Car quelques herbes fortes qu’elles brûlassent pour purifier ce mauvais air, elles étaient contraintes de sortir presque aussitôt que d’être entrées, tant cette puanteur était horrible. Et comme elles lui eurent amené un médecin pour juger s’il pouvait espérer de la guérir, elle leur dit : « Pourquoi voulez-vous m’empêcher de remporter la Victoire dans un combat si avantageux ? Pourquoi vous arrêtez-vous à l’écorce au lieu de considérer le cœur de l’arbre ? Et pourquoi regardez-vous l’état où je suis, au lieu de jeter les yeux sur Celui à qui il a plu de m’y mettre ? » A quoi le médecin répondit : « Notre intention n’est pas de vous donner des remèdes pour guérir ou pour adoucir votre mal ; mais seulement pour embaumer selon la coutume les parties de votre corps qui sont déjà Mortes, afin que les personnes qui vous assistent ne Meurent pas aussi avec elles : & ainsi je me servirai comme on sert pour les Morts, que d’aloès, de myrrhe, & de myrte détrempés avec du vin. » La Sainte y ayant consenti plutôt par la compassion qu’elle avait de ses bonnes Moniales que pour son propre soulagement, cette excessive puanteur se trouva un peu diminuée.
Elle passa trois mois dans ce Martyre, n’y ayant plus que la Grâce de Dieu qui lui conservât la vie, parce qu’il était impossible en cet état ni qu’on lui donnât ni qu’elle reçût de la nourriture ; & ses douleurs étaient si extrêmes qu’elle ne pouvait pas même dormir. La fin de sa vie s’approchant, & les palmes dont elle devait être couronnée après sa Victoire étant toutes prêtes à lui environner la tête, elle eut une vision dans laquelle elle aperçut des troupes d’Anges & de Vierges qui la conviaient à s’envoler dans le Ciel. Elle Vit une Lumière de Gloire dont l’éclat ne se peut exprimer par des paroles ; & Dieu lui montra la Gloire du Paradis. Etant revenue à elle, elle donna Instruction à ces Saintes Vierges de combattre toujours avec Courage, & de ne se relâcher jamais ; puis leur dit que dans trois jours de là elle sortirait de la prison de son corps, & leur en marqua particulièrement l’heure, laquelle étant arrivée, son Ame s’en alla trouver son Seigneur, & prendre possession du Royaume du Ciel, pour rétribution de ses labeurs & de ses peines.

FIN.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire