dimanche 21 mars 2010

La Lumière du Thabor (39)

L'ORTHODOXIE

et le patrimoine spirituel de l'Europe

Lors de sa réception officielle comme membre correspondant de l'Académie d'Athènes, le 2 juin 1992, le Métropolite Damaskinos de Suisse a prononcé un bien étrange discours. Etrange discours, disons-nous, à nos oreilles d'orthodoxes, quoique fort révélateur d’une «philosophie de l'histoire» et d’une théologie conformes à la doctrine oecuméniste dont le Métropolite est un éminent défenseur.
Bien qu'il paye ses gages d'orthodoxie en affirmant que «L'Eglise orthodoxe est consciente d'être la continuité authentique de l'Eglise une sainte, catholique et apostolique et d'être restée fidèle à l'esprit de la tradition patristique»1, Mgr. Damaskinos fait de l'Eglise orthodoxe une «communauté d'églises autocéphales autonomes» qui sont «coordonnées par l'Eglise mère». Sous cette notion d’Eglise mère, inconnue de la tradition des Apôtres, des Conciles Oecuméniques et des Canons des Pères, il faut entendre, bien sûr, le Patriarcat de Constantinople2.
Il serait aisé de demander comment celui-ci pouvait exercer ce rôle de «coordination» lorsqu'il était présidé par des évêques hérétiques. Nous n'aurons-nous pas, non plus, la mauvaise grâce de vouloir qu'on nous explique ce que signifie cette fonction de «coordination». L'unité de l'Eglise, nous enseignent les Pères, et notamment saint Cyprien, repose sur l'unité de la confession de la foi transmise par la tradition vivante de l'Eglise. De quelle «coordination» Mgr Damaskinos parle-t-il ? Ce rôle, quand même nous pourrions le définir, n'était-il pas exercé par chaque patriarche dans son Patriarcat, et par les conciles de l'Eglise lorsque des conflits sur des points de doctrine ou de discipline apparaissaient ?
Quoiqu'il en soit de la perplexité qui nous saisit, si l’on regarde l’action du Patriarcat de Constantinople depuis le début du siècle, nous devons tout simplement entendre, derrière cette étrange formule, l’intention d’introduire une théorie non-orthodoxe, calquée sur le modèle catholique, de l'unité de l'Eglise3. La mainmise du Patriarcat sur la diaspora orthodoxe, autant que les méthodes employées, ont été dénoncées par les théologiens orthodoxes à plusieurs reprises, comme contraire à la lettre et à l’esprit des canons des conciles oecuméniques4. Le patriarche de la Nouvelle Rome ne prétend certes pas à l'infaillibilité en matière dogmatique, ni ne s'arroge le titre de «Vicarius Christi» ; mais il prétend plutôt exercer une fonction prééminente de présidence ou de «coordination», en vérité de domination des âmes et des consciences révoltées par ses propres agissements. Coordonner ? Cela veut dire envoyer la police pour déloger les moines récalcitrants de la Skite du Prophète Elie ou chasser les Zélotes qui refusent de commémorer, à la sainte liturgie, le nom d'un patriarche jugés à leurs yeux, et aux yeux de la conscience spirituelle de l'Eglise, hérétique. Ou bien encore, condamner dans un conciliabule anti-canonique, le Patriarche de Jérusalem parce que celui-ci ne suit pas la ligne oecuménique déterminée par le Phanar5.
Le journal Epignosi, dans son numéro de novembre 1993, s’étonne du rôle croissant que Bartholomée entend jouer, devenant une sorte de tête juridictionnelle de l’Eglise. Ce journal parle d’autoritarisme dictatorial et souligne combien cette conception de l’unité de l’Eglise est étrangère au dépôt de la foi transmis par le Christ aux Apôtres et aux Pères : «Aucun Patriarcat, quel qu’il soit, ne s’est jamais vu attribuer, dans la vraie tradition, de tels droits d’autorité centrale. La primauté du Patriarcat de Constantinople n’est qu’une primauté d’honneur et ne s’accompagne nullement d’une primauté d’autorité et de gouvernement sur les autres Eglises locales». De sorte qu’on est obligé de conclure que, en contrevenant aux canons des conciles oecuméniques qui ont tout réglé pour le bon ordre de l’Eglise, le Patriarcat actuel «anéantit l’égalité dans l’amour de toutes les Eglises locales».
Laissons ce point, bien qu'il soit loin d'être négligeable, et venons-en à l'essentiel de l'exposé du métropolite Damaskinos. Il y a, selon notre saint homme, -il faut bien qu'il soit saint pour avoir compris une telle vérité et s'être élevé à de telles hauteurs- un «patrimoine spirituel européen» qui est le fruit de la «synthèse harmonieuse et équilibrée de l'enseignement chrétien, de la philosophie grecque et du droit romain». Comment ne pas être saisi de stupeur et de respect devant un survol aussi impressionnant et savant de plus de deux mille d'histoire de la foi, de la philosophie et du droit en Europe ? Comment ne pas être confondu devant le miracle que constitue le fait que ces trois... disciplines aient pu se fondre dans une synthèse «harmonieuse et équilibrée» ? Et comment cette synthèse admirable entre Athènes, Rome et Jérusalem a-t-elle été accomplie ? Quel fut l'instrument de cette action qu'il ne faut assurément pas mettre au compte de la Providence de Dieu, qui s’est bornée à opérer le salut des hommes ? Retenez, chers lecteurs, votre souffle, vous n'avez pas entendu le plus beau, le plus nouveau, ce qui avait attendu cette fin de millénaire pour être révélé aux hommes. Cette synthèse fut l'oeuvre des Pères de l'Eglise : «Le long processus de la tradition patristique [est] de faire assimiler par le christianisme la philosophie grecque et le droit romain». Qu'on se réjouisse, l'oeuvre n'est, d'ailleurs, pas finie, ce «long processus d'assimilation de la civilisation des Pères» est prolongé par l'Eglise «à chaque époque et dans chaque lieu». Tels sont les éléments qui composent «l'identité diachronique (sic) du patrimoine spirituel de l'Europe et de la chrétienté en général», identité dont les Pères furent les premiers artisans, créant ainsi ce que Mgr. Damaskinos appelle encore «la tradition patristique gréco-chrétienne». L'orateur voit alors dans ce travail des Pères, l'exemple à suivre, de nos jours, pour résoudre «la tragédie des tensions internes de la civilisation contemporaine» et notamment pour affronter toutes les formes nouvelles de traditionalisme et de nationalisme. Qu'on ne se trompe donc pas sur la façon de comprendre l'actualité des Pères !
L’orateur se trompe ici totalement sur le sens de l’oeuvre des Pères. Il est bien vrai que ceux-ci ont utilisé la philosophie grecque et, si l’on veut, le droit romain ; mais ce n’était pas pour former une synthèse avec le «christianisme». Le christianisme des Pères se confond avec l’Eglise, et celle-ci est le Corps du Dieu-Homme, un organisme divino-humain, totalement original, dans toutes ses dimensions. Or dans le Christ unique, identique à Lui seul, la différence entre Divinité et humanité n’est pas comparative ni relative. Il n’y a ni plus grand ni plus petit, parce qu’on peut comparer des objets de nature semblable, non des objets de natures différentes. De même, il n’y a pas de proportion entre la culture divino-humaine de l’Eglise et les cultures humaines quelles qu’elles soient. Aucune synthèse n’est possible non plus.
En réalité, les assertions du Métropolite apparaissent comme un avertissement. Mgr Damaskinos sait très bien quels reproches font à l’oecuménisme les orthodoxes qui sont restés fidèles à la tradition. Il leur dit donc à peu près : Ceux qui s'appuient sur la tradition dogmatique et canonique de l'Eglise et des Pères feraient mieux de se taire lorsqu'ils dénoncent toutes les transgressions du patriarcat de Constantinople ; elles s’autorisent, en effet, selon le Métropolite Damaskinos, de l'unité du «patrimoine spirituel européen».
Ecoutez la voix céleste de l'orateur, et ses mots qui se veulent divins : «Cependant le fait de mettre continuellement en avant le critère de la tradition patristique pour neutraliser les provocations hérétiques -qui n'ont pas cessé de se manifester- a favorisé dans la praxis ecclésiastique une relation “utilitaire“ à celle-ci avec aussi des tendances à objectiver ce critère».
Ah, le beau langage de ce Monsieur Jourdain de la théologie ! Goûtez ces mots, «praxis», «utilitaire», «objectiver», comme ils sonnent profonds et spirituels ! Avez-vous compris le message ? Derrière ce galimatias, mais cela fait si savant, si moderne, n’est-ce pas ? n'avez-vous pas saisi que c'est aux fidèles de l'Ancien Calendrier, à nous qui avons cru l’enseignement des Apôtres et des Pères sur l’Eglise, à nous qui refusons de voir dans l'hérésie de l'oecuménisme la poursuite de l'oeuvre d'assimilation des Pères, à nous qui avons soutenu l'Eglise des Catacombes en Russie, que s'adresse cet homme si saint et si savant ? C'est que nous n'avons rien compris à la mission civilisatrice de l'Orthodoxie, à la «tradition patristique gréco-chrétienne».
Ecoutez encore ce nouveau docteur nous mettre en garde contre une interprétation littérale de la doctrine des Pères. Quoi, la suivre à la lettre et conserver intact le dépôt de la foi (1 Tim. 5,20) qu'ils nous ont légué ? Mais vous n'y songez pas, il faut l'adapter aux problèmes de l'heure : «Pour l'orthodoxie servir l'homme d'aujourd'hui ne signifie pas le faire simplement renouer sur un plan théorique avec le contenu spirituel de la tradition patristique mais mettre en oeuvre cette tradition pour faire face aux problèmes pressants de notre époque, pour appliquer plus équitablement les principes de justice sociale et pour combler l'abîme social entre Est et Ouest, Nord et Sud». Nous nous réjouissons de voir ces grandes questions politiques, économiques et sociales être enfin traitées. Car, il y avait -comment dire ? un défaut ? oui, c'est cela : un défaut dans l'interprétation des Saintes Ecritures et des Pères ; on n'avait pas assez approfondi, jusqu'à ce jour, la réponse qu'ils apportent à ces problèmes. Là est l'actualité de la doctrine patristique. Et nous qui croyions que c'est la foi droite et la vraie vie qu'on trouvait dans leur enseignement ! Heureusement, le saint et savant métropolite nous a ouvert les yeux ! Quel dommage que nous n'ayons pas la place de vous faire connaître les dernières propositions de l'Eglise orthodoxe sur l'écologie. Elles furent exprimées lors du congrès qui eut lieu au monastère de la Sainte Trinité de Halki du 31 mai au 1er juin 1992. Sa Sainteté le «Patriarche oecuménique» eut le bonheur de discuter de ces hautes affaires spirituelles avec le Duc d'Edimbourg. Non, ce n'est plus pour la confession de la foi, pour le salut de l'âme qu'il faut se battre ; la justice sociale, l'égalité économique entre les nations, la préservation de l'éco-système voilà, pour les orthodoxes, les véritables fins du combat spirituel ! Ne nous laissons pas impressionner par le jargon, ce faux vernis de la profondeur, et voyons de plus près ce qu'il en est.
Comment peut-on sérieusement parler d'une «assimilation» de la philosophie grecque par les Pères de l'Eglise, alors que ceux-ci n'ont pas cessé de récuser, durant les premiers siècles de la foi chrétienne, les doctrines de Platon et d'Aristote ? Nous ne reprendrons pas ici le vieux et incessant débat sur le soi-disant platonisme des Pères de l'Eglise, de saint Denys l'Aréopagite, en particulier. Répondons à cela que si les Pères ont utilisé le langage technique de la philosophie grecque, la foi chrétienne ne s'est pas pour autant coulée dans le moule de la philosophie grecque. Et c'est là l'immense différence qui sépare saint Justin, saint Irénée, saint Jean Chrysostome, saint Basile ou saint Grégoire le Théologien qui ont rang de docteurs de la foi dans l'Eglise orthodoxe, d’avec Augustin d'Hippone dont le platonisme est avéré ou Thomas d'Aquin dont tout l'effort vise à comprendre la foi chrétienne à la lumière de la philosophie d'Aristote. Le drame et la ruine spirituelles de l'Europe trouvent là leur origine première.
Le sage Grégoire Palamas a expliqué, au XIVème siècle, pourquoi les Pères avaient eu recours à la philosophie. Ce n’était pas pour faire la synthèse entre christianisme et philosophie helléno-païenne, cette synthèse que les théologiens de l’Occident ont essayé de réaliser. Pour les Pères, la philosophie grecque a été la source de toutes les hérésies, de toutes les doctrines qui ont égaré les chrétiens loin de la voie du salut. C’est pourquoi, de même que les médecins tirent du venin de la vipère le remède contre les morsures, nos Pères ont utilisé les catégories des philosophes pour renforcer la foi chrétienne. Les Pères ont corrigé les philosophes, ils ont purifié leurs idées, ils ont dissipé leurs erreurs pour amener «toute pensée captive à l’obéissance du Christ6».
Parce que le christianisme occidental s'est éloigné de la tradition des Pères, et de l'expérience spirituelle de la déification qui est au fondement de leur enseignement, parce qu'il a développé des doctrines inacceptables pour tout homme sain d'esprit, telle la conception augustinienne, prévalente dans l'Eglise catholique, du péché originel et de la prédestination ou encore la conception de l'unité de l'Eglise, fondée sur la personne infaillible du pape, parce que toutes ces hérésies se sont répandues pendant des siècles, l'Europe a été conduite au rejet de la foi et ultimement à l'athéisme. Nous ne sommes pas les premiers à le dire : l'athéisme est l'enfant, la progéniture du christianisme occidental.
Cette tragédie, le divin Palamas l’avait pressentie. Le Dieu de Thomas d’Aquin est le même que celui de Barlaam, c’est un Dieu «acte pur», qui n’est qu’essence et se trouve donc «sans énergie». La théologie ou plutôt la métaphysique occidentale rejette, en effet, l’idée des énergies incréées du Dieu vivant. «Ce n’est pas le Créateur de tout qu’il adore, disait saint Grégoire Palamas de Barlaam, mais un Dieu sans énergie» et il ajoutait : «Il nous propose donc un Dieu sans existence... Celui qui dit : Dieu n’a pas d’énergies naturelles et essentielles, est un athée7».
A ce drame tragique s'ajoute, aujourd'hui, l'affliction de voir les orthodoxes relativiser leur propre tradition spirituelle et confesser, avec l'oecuménisme, une hérésie dans laquelle le vénéré Père Justin Popovic voyait l'hérésie des hérésies. Comment, dans ces conditions, peut-on parler d'un «patrimoine spirituel européen» ? Comment un évêque, garant de la foi, et prétendant de surcroît au savoir scientifique, peut-il croire à l'existence d'une telle unité spirituelle de l'Europe ?
Le rationalisme occidental qu'il voit émerger au Siècle des Lumières n'est pas une invention propre au XVIIIème siècle, il ne s'oppose pas tant au christianisme occidental qu'il n'en est le produit. Mgr. Damaskinos le reconnaît, à juste titre : «Certes, les Lumières dérivent des dilemmes dualistes de la théologie occidentale sur les oppositions de Dieu et du monde, du créé et de l'incréé, de l'esprit et de la matière, de l'âme et du corps, de la loi et de la grâce, de l'Ecriture et de la Tradition, de l'Etat et de l'Eglise». S'il en est bien ainsi, ce n'est que donc que par un retour à la tradition dogmatique et spirituelle de l'Eglise orthodoxe du Christ que le désir spirituel que l'on voit se manifester en Europe pourra être assouvi, et non par une relativisation de cette même tradition dans l'oecuménisme.
Il n'y a pas d'unité spirituelle de l'Europe : il y a une tragédie spirituelle de l'Europe qui remonte à son éloignement progressif loin de la tradition des Apôtres, des Conciles et des Pères et loin de la spiritualité vivante des saints qui l'ont vécue et transmise jusqu'à nous ; tradition qui fut celle des pays d'Europe pendant les siècles de la Romanité et qui disparut sous les coups de boutoir des conquêtes politiques et théologiques des Franks.
L'«hellénisme» ne constitue nullement le «seul pont incontestable à l'échelon oecuménique qui garantit une continuité créative du patrimoine spirituel de l'Europe et du monde chrétien en général». Ces notions et ces idées sont obscures et sources de bien des confusions. Ce patrimoine spirituel de l'Europe, désigne-t-il, tout simplement la Foi orthodoxe qui fut communément partagée par les chrétiens d'Orient et d'Occident pendant des siècles ? Pourquoi ne pas dire alors qu'il faut que les chrétiens d'Occident, catholiques et protestants, renoncent à leurs hérésies et reviennent à la foi orthodoxe qui fut celle de leurs lointains ancêtres chrétiens ? Ce n'est visiblement pas ce que pense le Métropolite.
Dans une récente conférence8, un autre membre éminent du Patriarcat oecuménique, le Métropolite de Pergame, Jean Zizoulias, déclarait : «Pour certains, la mission des orthodoxes en Europe est de convertir à l’Eglise orthodoxe le plus grand nombre possible de chrétiens occidentaux. C’est une perspective étriquée et tout à fait limitée». Et le Métropolite d’énumérer les deux aspects de cette mission telle qu’il la voit : «témoigner des valeurs spécifiques de la tradition orthodoxe vis-à-vis du christianisme occidental» et «faire comprendre aux orthodoxes le mode de penser qu’on pourrait qualifier d’“occidental”». A la fin de sa conférence, il énonce que cette tâche «ne peut se faire que dans le cadre d’une coopération étroite et créative, jointe à un dialogue authentique avec le christianisme occidental et sa culture». Jean Zizoulias pense ici exactement de même que Damaskinos et utilise le même vocabulaire. Toutefois, pour les Pères, et notamment pour les trois nouveaux Docteurs de l’Eglise -saint Photios le Grand, saint Grégoire Palamas et saint Marc d’Ephèse-, il n’y a pas de «christianisme occidental». Il y a une hérésie, le Filioque, puis un ensemble d’hérésies, qui contribuent à écarter les peuples occidentaux de l’Eglise Une du Christ et de la vie en Christ. Que ces hérésies aient, ensuite, donné lieu à des mentalités ou cultures propres, c’est possible ; mais cela ne les rend pas légitimes et ne justifie pas une collaboration de la vérité avec l’erreur. «Qu’y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres9 ?»
Est-ce à dire que le dialogue soit impossible entre l’orthodoxie et les confessions de l’Occident ?
Au contraire, il est très possible : mais il faut le fonder sur l’amour de la vérité et non sur la volonté de «créer» on ne sait quelle structure incertaine. Les deux Métropolites confondent donc christianisme authentique et hétérodoxie, mentalité et doctrine, dialogue dans la vérité et coopération «créative» au but mal défini.
La vision de l'histoire que présente Mgr Damaskinos conduit à aggraver ces confusions : «Le premier millénaire de vie chrétienne a offert une base équilibrée de relation entre Dieu, l'homme et le monde avec l'apport des Pères de l'Eglise grecs et latins. Le deuxième millénaire a pris ses distances par rapport à cette base, on s'y est référé unilatéralement que ce soit à Dieu durant ses cinq premiers siècles, avec la théologie scolastique, que ce soit à l'homme autonome durant ses cinq derniers siècles avec surtout les “Lumières”. Le troisième millénaire a la mission de délivrer l'homme du culte servile qu'il voue à son autonomie et de lui ouvrir des horizons nouveaux sur sa relation à Dieu, au monde et sur lui-même». Je ne sais quel théologien, philosophe ou historien s'y retrouverait dans cette fresque «historico-mondiale» qu'un grand penseur danois dénonçait en son temps. On se demande, avec angoisse, de quel point de vue notre célèbre théologien se place. L'Eglise orthodoxe aurait-elle disparu pendant ces cinq derniers siècles ? Que signifie cette exigence pour l'homme de s'ouvrir à des «horizons nouveaux» dans sa relation à Dieu ? Le Christ n'est-il pas le même hier et aujourd'hui et pour l'éternité des éternités ? Mille autres questions se pressent sur nos lèvres pour interroger le fantôme de l'histoire que nous présente le métropolite Damaskinos. En vérité, la synthèse «gréco-chrétienne» de la foi des Pères de l'Eglise n'existe pas davantage que le «patrimoine spirituel européen» qui en serait l'expression. Ce sont là de belles notions vagues, faites pour impressionner, des leurres pour tromper les esprits et conduire les âmes simples à suivre les pasteurs qui les égarent. Mais est-ce cela que des évêques doivent prêcher, est-ce ainsi qu'il doivent agir ?
Il serait pourtant injuste et inexact de s'en prendre aux conceptions du seul Métropolite Damaskinos. Feu le Patriarche Athénagoras avait, en son temps, soutenu des idées proches, et même bien plus folles, si l'on en juge par le testament spirituel qu'il a laissé à quelques prêtres qui lui avait rendu visite, à Constantinople, un an avant sa mort, en aôut 197110. Le Patriarche parle ainsi, dans le courant de la conversation, de la synthèse entre l'Evangile et la philosophie de Platon et d'Aristote : ce «grand phénomène de la civilisation gréco-chrétienne -un phénomène qui a commencé ici [à Constantinople] et s'est répandu constituant pour nous la source de l'histoire et de la vie». Nous laisserons de côté ce que disent saint Basile dans l'Hexaemeron (3, 8) des erreurs et de la contradiction des systèmes des philosophes, saint Ambroise à propos des idées platoniciennes, saint Grégoire de Nysse dans la Vie de Moïse (2, 11) au sujet de la sagesse stérile des païens, ou encore saint Jean Chrysostome sur les sophistes, les rhéteurs et les philosophes (Homélie 4 sur les Actes des Apôtres).
Plus étrange est ce qu'Athénagoras dit sur l'Amérique. Les Etats-Unis sont, à ses yeux, la principale force pour l'avènement d'une nouvelle époque, celle de la «Pan-Humanité».
Mais il faut lire surtout le passage où il fait le récit de sa rencontre avec le pape Paul VI, mêlant l'ignorance des faits élémentaires de l'histoire au sentimentalisme le plus contraire à toute conscience véritablement spirituelle :
«Je déduis cela de l'autre conviction que j'ai. Ici, le 15 juillet 1054, sur le saint autel de Sainte-Sophie, que vous allez visiter demain, dit-il à ses visiteurs, le cardinal Humbert a placé un libellum contre le Patriarche Michel Cérulaire. Et Cérulaire répondit, je ne sais au juste s'il a eu raison de répondre, mais en tout cas il répondit. Et ces deux libellums, ces deux lettres, furent appelés un «schisme»11. Ce schisme ne fut jamais proclamé officiellement, ni par Rome, ni par l'Orient, mais nous le vivons depuis neuf cent ans. Avec beaucoup de conséquences, beaucoup de catastrophes. Nous le vivons depuis neuf cent ans ! Sans avoir un frère pour lui dire combien vous l'aimez ! Et soudain, un jour en décembre 1963, j'ai lu dans la presse que le pape avait décidé de faire un voyage à Jérusalem12 et, alors que j'assistai à un office dans une église voisine d'ici, j'annoncai que j'allais demander à le rencontrer. Je suis venu ici, et par l'Associated Press, je lançai l'information que nous devrions nous rencontrer. La station du Vatican répondit et le 5 janvier 1964 nous nous sommes rencontrés à Jérusalem, le soir, à la résidence du pape. Et lorsque nous nous vîmes l'un l'autre, nos bras se sont automatiquement ouverts. Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. Lorsqu'on nous demanda : «Comment vous êtes-vous embrassés comme des frères, après neuf cent ans ?», [je répondis] : Vous demandez comment ? Nous sommes allés la main dans la main dans sa pièce et nous avons eu une conversation secrète. Qu'avons-nous dit ? Qui peut savoir ce que deux âmes se disent lorsqu'elles parlent ! Qui peut savoir ce que deux coeurs se disent lorsqu'ils partagent leurs émotions ! Qu'avons-nous dit ? Nous avons fait un programme commun, selon une égalité absolue, sans différence aucune. Puis nous avons appelé ceux qui nous accompagnaient, nous avons lu un passage de l'Evangile, nous avons récité le «Notre Père», et je parlai le premier. Nous avons dit que nous nous sommes trouvés sur la route d'Emmaüs et que nous agissons pour que le Seigneur puisse nous rencontrer au Saint Calice. En réponse, le pape me donna un saint calice. Il ne savait pas que j'avais l'intention de parler de la Sainte Coupe, pas plus que je ne savais qu'il allait me faire cadeau d'un calice ! Qu'est-ce que cela ? Un symbole du futur. En 1965, nous avons levé les anathèmes à Rome et ici, nos représentants étant présents là-bas, des représentants de là-bas étant présents ici. Et en juillet 1967, le pape est venu ici. Il aurait été plus facile de déplacer une montagne d'Italie -par exemple les Apennins - jusqu'ici que pour le pape de venir ici. Pour la première fois de l'histoire. D'autres papes étaient venus, mais comme prisonniers13. Il y eut une célébration à l'église patriarcale, et je le reçus dans mon bureau que vous allez voir et là nous eûmes d'autres discussions, et nous sommes convenus de nous rencontrer à Rome un autre jour, où nous avons aussi voyagé.
Jusqu'en 1054, nous avons eu de nombreuses différences. Ceci et cela. Le Filioque. L'addition au Credo eut lieu au sixième siècle et pendant six siècles nous l'avons acceptée14. Et combien d'autres différences. Mais nous avions de l'amour les uns pour les autres. Et lorsque les hommes s'aiment, les différences n'existent pas. Mais en 1054, lorsque nous avons cessé de nous aimer, toutes les différences sont apparues. Nous nous aimions et nous avions le même sacrement. Le même baptême, les mêmes sacrements, et en particulier le même saint calice. Maintenant que nous sommes retournés en 1054, pourquoi ne pas revenir également au même saint calice ? Il y a deux voies : le dialogue théologique. Des deux côtés nous avons des théologiens qui étudient la question de notre retour à l'ancien état des choses. Mais comme je n'ai pas beaucoup d'espoir dans le dialogue théologique -non, je n'en ai pas, j'espère que les théologiens me pardonneront -il y a, parmi vous, plusieurs théologiens- pour cette raison, je préfère le dialogue de l'amour. Aimons-nous les uns les autres ! Et que se passe-t-il aujourd'hui ? Un grand esprit d'amour se répand sur les chrétiens de l'Est et de l'Ouest. Déjà nous nous aimons les uns les autres. Le pape l'a dit : «J'ai gagné un frère et je lui dit “Je t'aime”». Quand cela se réalisera-t-il ? Le Seigneur le sait. Nous ne le savons pas. Mais ce que je sais c'est que cela arrivera. J'espère que cela arrivera. Il n'est pas possible que cela arrive, parce que c'est déjà arrivé. En Amérique, déjà, nombreux sont ceux auxquels vous donnez la communion au saint calice, et vous faites bien ! Et moi aussi, ici, lorsque des Catholiques ou des Protestants viennent et demandent à recevoir la communion, je la leur offre ! Et la même chose se passe, à Rome, en Angleterre, et en France. Déjà cela se réalise tout seul. Mais cela ne doit pas venir des laïcs et des prêtres. La hiérarchie et la théologie doivent être en accord. C'est pour cela que nous essayons également d'avoir les théologiens, afin que ce grand événement puisse se réaliser -celui de la Pan-Chrétienté».
Athénagoras, au lieu d’unir, tente ici de toutes ses forces de disjoindre et de séparer.
Qui sépare-t-il ? La vérité et l’amour. Saint Ephrem le Syrien disait :

Vérité et Amour, ailes inséparables !
Sans Amour Vérité ne saurait voler,
Ni Amour prendre son essor sans Vérité :
Ils sont liés d’étroite amitié.

Saint Photios, dans le même sens : La charité aime la vérité. Saint Maxime le Confesseur dit également : Le Christ est la substance de toute les vertus. Oui, tous les Pères ont confessé divinement qu’on ne peut aimer son prochain qu’en voulant qu’il soit sauvé et vienne à la connaissance de la vérité. Il ne suffit pas de vouloir fonder un club d’écologie, ni de coopérer dans la recherche spatiale ou sociale, ni d’embrasser son rival jusqu’à l’étouffer. Si l’on veut aimer vraiment, il faut dire la vérité. Il est cruel de voir un Patriarche oublier ou occulter ce principe vital. Saint Paul prédisait aux anciens de l’Eglise d’Ephèse : «Je sais qu’il s’introduira parmi vous, après mon départ, des loups cruels qui n’épargneront pas le troupeau, et qu’il s’élèvera du milieu de vous des hommes qui enseigneront des choses pernicieuses, pour entraîner les disciples après eux15».
Tels sont les pasteurs suprêmes qui ont conduit les âmes que Dieu leur a confiées dans l'abîme de l'égarement et de l'hérésie. Peut-on croire, en lisant les mots qu’on a rapportés, qu'on entend parler un évêque assis sur le trône des saints Jean Bouche d'Or et Photios, et où ont rayonné tant d'autres luminaires de l'Eglise orthodoxe ? Avec ces fausses conceptions de l'histoire, ce fantôme de l'unité spirituelle de l'Europe, cet appel sentimental à un amour piétinant tous les dogmes de l'Eglise, s'avance la grande apostasie, la Pan-Chrétienté impie et blasphématoire sur laquelle s'assiéra l'Anti-Christ. Que Dieu nous sauve et que le Saint-Esprit éclaire nos âmes dans l'époque de confusion spirituelle qui est la nôtre !














IVAN ANDREYEV


L’EVEQUE ANDRE D’UFA

HIERARQUE DE L’EGLISE DU DESERT


Je ferai avec mes brebis une alliance de paix... et ceux qui habitent dans le désert dormiront en assurance au milieu des bois. Je les comblerai de bénédictions autour de ma colline. Ezéchiel (34, 25-26)

Evêque André, pour le monde Alexandre Ukhtomsky, parent tatar du Prince Ukhtomsky, est né le 26 décembre 187216. Son frère Alexis, qui devint par la suite un scientifique de renom, et lui-même firent des études supérieures au séminaire de Moscou, d’abord sous la tutelle de l’Archevêque Antoine, futur Métropolite et premier hiérarque de l’Eglise Russe Hors Frontières, puis sous celle de l’Archevêque Arsène, qui allait devenir Métropolite de Novgorod. Ces deux hiérarques avaient été proposés comme candidats au trône patriarcal lors du concile de 1917-18. Ses études achevées, le jeune Alexandre, alors âgé de vingt-trois ans, devint moine et quatre ans plus tard fut ordonné hiéromoine.
A l’heure de sa consécration, Vladika André, dans son homélie, rappelait avec quelle crainte, lui, jeune hiéromoine, il avait accepté cette responsabilité :
«J’ai souffert d’affreux tourments depuis le jour où j’entendis prononcer ces mots pour la consécration d’un évêque : “Prends ce dépôt -le Corps du Christ- et garde-le intact et sans défaut jusqu’à ton dernier souffle, que tu restitueras à Celui devant Qui tu devras rendre compte lors du terrible Second Avènement de Notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus-Christ”. Je me disais : Comment pourrais-je garder ce dépôt, le Corps du Christ qui m’a été confié, alors que je ne puis seulement pas me garder moi-même ?»
Je sentis alors que les saints mystères de l’eucharistie étaient véritablement un feu consumant les indignes. Durant deux années entières, je ne pus trouver de paix, prêt à renoncer à ce terrible et douloureux appel. Mais ma rencontre avec le vénéré Père Jean de Cronstadt épargna à mon âme de sentir plus longtemps amertume et tourments, et mit fin à ce duel maladif de mon âme. Quand je lui demandai conseil à ce sujet, Père Jean me dit : «Oui, nous sommes coupables devant les saints mystères, mais nous devons être fidèles à notre devoir pastoral, parce que nous devons obéissance à la Sainte Eglise. Gémissant sur nos propres péchés, nous devons, malgré tout, suivre la volonté de l’Eglise du Christ et suivre les canons de l’Eglise tels qu’ils nous ont été transmis par nos Pères».
Ces paroles du Père Jean étaient, en vérité, un baume réconfortant pour mon âme blessée et pécheresse longtemps tiraillée par de nombreux doutes ; elles m’ouvrirent les yeux sur la vie et ma montrèrent la voie ; je commençai à considérer ces paroles comme l’accomplissement le plus parfait de l’obéissance à l’Eglise, comme la façon la plus parfaite de servir cette sainte Eglise, la nation de Dieu, et le peuple de Dieu, racheté par le précieux Sang du Christ17.
En 1899, il fut élevé au rang d’archimandrite et nommé tuteur de l’école missionnaire de Kazan.
Il avait commencé son travail d’édification orthodoxe à Kazan, son pays natal, comme jeune hiéromoine, responsable d’un séminaire et d’une école missionnaire, très respecté et aimé de tous. Ses actes de charité envers les pauvres et les nécessiteux, ainsi que son ascèse, le rendirent bientôt des plus populaires. L’on savait qu’il passait ses nuits à prier, ne s’accordant que fort peu de repos sur un lit de bois dur, sans oreiller ni couverture.
Il jeûnait continûment, malgré ses activités sociales, se privant même de poisson. Quand des admirateurs fortunés lui offraient des cageots emplis de fruits frais, sur-le-champ il les redistribuait aux enfants et aux séminaristes. Les gens étaient stupéfaits de ne le voir manger chaque jour que deux ou trois prosphores accompagnées de quelques tasses de thé, sans se plaindre jamais de se sentir faible ou de manquer seulement d’énergie, et ce, bien qu’il fût excessivement occupé.
Une fois archimandrite, il devint higoumène du vieux monastère de la Transfiguration à Kazan. Administrateur de talent, il fonda en outre un monastère de moniales pour les femmes tatares. Célèbre pour ses homélies ardentes, il se révéla bientôt un sûr guide spirituel. Il publiait en outre une revue, éditait diverses brochures, et organisait des conférences dans le cadre de la mission.
Peu après consacré évêque de Mamadynsk, dans le diocèse de Kazan, il poursuivit néanmoins ces mêmes activités.
Un jour de 1905 -l'année des révoltes-, agités par la propagande communiste, les ouvriers d'une usine de munitions se soulevèrent, tuant l’un des huit directeurs de l'usine. Ils firent sauter un baril d'explosifs, brisant toutes les vitres des maisons avoisinantes. Sans hésiter un instant, l’Evêque André enfourcha un cheval et, lancé au galop, mit le cap sur l’usine, sans égard au danger, fût-ce au prix de sa vie. Une fois sur place, il se posta sur une éminence et, silencieusement, attendit le retour au calme. On se moqua de lui, on l'injuria, on lui jeta poussière et pommes pourries. Lui, gardait son sang-froid, les yeux sur la foule, priant en silence. La foule, le voyant si paisible et dénué de crainte, peu à peu se rasséréna. Vladyka prit alors la parole. Son discours fut bref, mais si fort de sens que tous les manifestants sur-le-champ se repentirent, comprenant quel grand péché ils avaient commis de tuer un innocent. Ils relâchèrent les autres directeurs et reprirent leur travail, non sans avoir, en grand respect, reconduit l'Evêque à son monastère.
Peu après transféré à Sukhumi dans le Caucase, l'Evêque André en revint bientôt comme évêque du diocèse d'Ufa, sis au nord-est de Kazan, où la population musulmane était nombreuse. Il accomplit à la perfection son travail missionnaire, voyageant sans relâche, bientôt connu de tous, aimé de par toute la Russie. Sentant poindre, menaçante, la Révolution, il enjoignit aux Chrétiens orthodoxes de se rassembler derrière le Tsar, n’en exprimant pas moins son opposition aux riches exploiteurs des pauvres. De même, se montrant fidèle disciple du Métropolite Antoine, il critiquait le système par trop féodal du gouvernement ecclésiastique alors en vigueur, en appelant à la restauration du Patriarcat.
Lorsqu’éclata la Révolution, il en espéra d’abord de salutaires changements, de la part même des bolchéviques ; mais, s’avisant bientôt de leur véritable nature, il voulut former un «régiment» orthodoxe, composé d'étudiants séminaristes. Vite mis en état d'arrestation, jamais plus désormais, quoique libéré plus d’une fois, il ne fut vraiment libre, sans cesse transféré d'une prison à l'autre, comme d'un exil à l'autre.
Les fidèles, cependant, ne l'oubliaient pas, et beaucoup réussirent à venir le visiter en prison ou lui faisaient parvenir quelque nourriture. Chacune de ses libérations dès lors, chacun de ses retours parmi son troupeau était pour la population un événement véritable. La Police secrète chercha à se servir de sa popularité comme d'un appât pour identifier les plus fervents de ses fidèles ; mais l'Evêque André agissait toujours avec une telle prudence que ces tentatives échouèrent à chaque fois.
La lutte de l'Evêque André à l’encontre de la pseudo- rénovation de l'«Eglise Vivante» fut admirable. Elle suscita de véritables couronnes de martyrs à certains de ses pairs comme à nombre de ses enfants spirituels, entre lesquels la jeune étudiante Valentina, dont les exploits gagnèrent jusqu’au Nouveau Monde. Mais le plus haut fait qu'il accomplit pour l'Eglise, fut la lutte vaillante que mena l’Evêque, au nom de la vérité, contre le «sergianisme», qu'il dénonça ouvertement comme une trahison à l'égard de l'Eglise et un piège pour tous les fidèles. De fait, dans cette lutte, sa popularité aidant, sa voix fut très largement entendue. L’on était en 1927. Vladika André se trouvait alors en exil, fort loin de la région d'Ashkabad, lorsque fut publiée la déclaration du Métropolite Serge, annonçant le «concordat» conclu avec les autorités soviétiques, lequel promettait toutes sortes d’illusoires libertés. Du plus loin, cependant, l’Evêque prévenait ses fidèles que menaçait le danger.
Il enjoignait à la population de ne pas ajouter foi aux propos du Métropolite Serge, et de se séparer d’avec lui, prédisant qu'aucune de ces «promesses» ne serait tenue, et que s’ensuivrait un esclavage pire. Au commencement, sur le témoignage d'un ancien habitant d'Ufa, la réalité semblait cependant contredire le vénérable hiérarque, et le nombre de ses fidèles se mit à diminuer. Mais très vite son influence et son autorité reprirent le dessus, et ce fut à ses disciples que revint le soin de régler la vie ecclésiale de la région d'Ufa.
Au début de l'année 1930, on ferma deux fois plus d'églises en deux mois que l’on n’en avait fermé tout au long de la période qui avait précédé la «légalisation» de Serge ; les taxes de l'Eglise furent multipliées par cinq ; tous les hommes d'Eglise qui avaient été relâchés de prison pour avoir accepté la «Déclaration» furent à nouveau arrêtés ; bref, les Sergianistes non seulement ne reçurent rien, mais perdirent jusqu’à leur liberté de pensée. Le successeur d'André, l'Evêque Jean, que Vladyka André avait consacré, faisait partie du lot de ces pauvres dupes.
Alors seulement les fidèles comprirent que l’Evêque André avait eu raison. Lui donc prit la direction de l’Eglise clandestine dans la région d’Ufa, la conduisant dans le «désert» profond. Cette Eglise dès lors commença de goûter une vie dont le rayonnement et l’action ne se pourraient comparer qu’à la seule Eglise primitive, qu’aux Catacombes des premiers chrétiens. Dès avant l’aube, ces êtres d’exception pour prier se réunissaient dans des caves, des forêts, des fermes isolées... Entre ses arrestations et ses divers exils, l’Evêque André affermissait l’Eglise, consacrant des prêtres et des évêques, inspirant aux plus saints le courage de se rendre à un martyre qui ne le cédait en rien aux grands martyrs de l’Eglise primitive. De leur nombre est la nouvelle martyre Lydia, reconnue comme sainte par l’Eglise des Catacombes.
Du vivant même du Patriarche Tikhon, l’Evêque André avait réuni à la Sainte Eglise orthodoxe plusieurs groupes de Vieux-Croyants. Eux aussi à présent rejoignaient l’Eglise des Catacombes, laquelle demeurant libre du moins spirituellement, continuait de grandir, pour la plus grande confusion de tous ses ennemis.
«Beaucoup de gens, conclut un témoin d’Ufa, ne croient pas à l’existence des catacombes. Laissez-les dire. L’existence du monde spirituel est également niée par tous les insensés ; mais elle ne cesse pas d’être pour autant. Il semble même que la persécution des derniers martyrs ait surpassé celle des premiers chrétiens».
Sur la dernière période de sa vie, nous possédons ce témoignage d’un compagnon de prison : «En mai 1932, je fus transféré de la prison interne de la Guépéou18 dans l’aile d’isolation de l’hôpital de la prison Butyrka, pour y être relégué au département du scorbut. Deux jours plus tard, l’Evêque André d’Ufa, qui avait été amené à Moscou à l’issue de son exil en Urbekhistan où il avait fini de purger sa peine, fut transféré du département des maladies vénériennes à ce département où je me trouvais. Avant ce transfert, de février 1932 au 1er mai, l’évêque André avait été enfermé dans la prison interne de la Guépéou, en quarantaine ; après quoi, il avait été gardé quatre jours dans le second département de la prison Butyrka, celui des malades mentaux, probablement faute de place ailleurs ; puis on l’avait gardé plusieurs jours dans le cinquième département, celui des maladies vénériennes, et enfin, il fut transféré au quatrième, celui du scorbut -de fait, il était alors réellement atteint de scorbut. Je me suis trouvé avec l’Evêque André à la prison d’Ouesk en 1919. Il était là méconnaissable ; il n’avait plus que quelques rares cheveux sur le crâne, et sa barbe était tombée à cause du scorbut ; blanchi à présent, il était hâve, si maigre qu’on ne le reconnaissait plus qu’à peine. Cependant, c’était bien le même : humble toujours, prodiguant de doux encouragements, tout son être empreint de bonté, d’une sensibilité à nulle autre pareille. Il était accusé, pour l’heure, de fomenter l’organisation de communautés orthodoxes -c’est-à-dire des Eglises dans les Catacombes- ce qui représentait une atteinte à la loi soviétique. Aussi était-il poursuivi comme agitateur et propagandiste anti-bolchévique. Mais le soir, dans la prison, tous écoutaient avec avidité les récits de Vladika. Sa personne, en vérité, produisait tant d’effet sur nombre de prisonniers de son entourage, que les communistes en disgrâce et jusqu’aux criminels de droit commun eux-mêmes n’osaient ni jurer ni maudire en sa présence. L’Evêque, du reste, réagissait vivement et ouvertement à toutes les injustices survenues en prison, ce qui lui avait maintes fois valu d’être privé des colis que de l’extérieur lui adressaient ses amis.
Vladika André parlait expressément du premier hiérarque de Russie Soviétique, le primat du Patriarcat Orthodoxe de Moscou, comme d’un traître envers le Christ. A la prison, au bannissement, et aux autres avanies, il répondait, philosophe, en opposant une calme et paisible réserve. Souffrant bien davantage encore pour les autres que pour lui-même, sur ses compagnons de prison il versait le réconfort. Partout, il était si aimé, qu’à peine arrivait-il dans un nouveau lieu de réclusion, que bientôt avertis de son arrivée par le personnel de la prison, les habitants alentour lui faisaient parvenir d’énormes colis. Et quoiqu’on ne lui donnât pas toujours les paquets, il partageait ceux qu’il recevait avec ceux des détenus qui n’en avaient pas. Il fut fusillé à la prison de Yaroslav en 1937».
Ainsi s’achevait la vie terrestre de l’Evêque André, ainsi donc se tut sa voix. Sa tombe, un trou parmi cent autres de victimes de même sorte, ensevelies sous les cauchemardesques cachots du ténébreux cloaque de l’athéisme soviétique.
Sa mémoire cependant reste fraîche et vivace, comme embaumante, parée de la spirituelle beauté d’un authentique martyr chrétien. De fait, cette image d’un prince tatar devenu moine, et prêchant jusque dans les Catacombes la liberté spirituelle dans le Christ Dieu, aujourd’hui encore paraît plus vivifiante et suggestive que jamais.
Tracées de sa main, au dos d’un portrait, qu’il avait, en 1912, donné à quelques proches qu’accablait le chagrin, figuraient, brèves, ces trois notes, ces trois mots consolateurs -lesquels aujourd’hui nous parviennent aussi fortement chargés de sens que s’ils fussent tout droit venus du monde où désormais il demeure :

Je pleure, j’aime et je prie.

(Traduit par Marie Mandaropoulos)










PERE JEROME D’EGINE


ENTRETIENS SPIRITUELS
(suite)

Le Père Jérôme d’Egine, qui s’est endormi dans le Seigneur en 1966, a la stature spirituelle des grands ascètes et docteurs de l’Eglise. Nous avons présenté dans le numéro 38 de la Lumière du Thabor une partie de ses entretiens spirituels sur la prière, tirés du livre à paraître de Presbytéra Anna. Du même ouvrage nous extrayons le texte ci-dessous. Père Jérôme y porte encore son nom de Basile, en grec Vassili. Le passage initial évoque la catastrophe d’Asie Mineure : dans les années 20, la population romaïque dut fuir, massacrée par les Turcs de Mustapha Kémal, sous l’oeil indifférent des nations d’Occident. Partout, même en Grèce, les réfugiés d’Asie Mineure se sentirent en exil, étrangers et isolés. De leur diaspora, pourtant, le Seigneur tira une semence de christianisme. Habitués, en effet, à vivre la prière intensément, ils ont donné à l’Eglise d’Hellade beaucoup de force dogmatique et ascétique. Et, hors de la Grèce, certains d’entre eux ranimèrent la foi orthodoxe dans des pays où elle s’était depuis longtemps éteinte.



a petite Asie... A l’oublier, Basile avait mis ses plus grands efforts. Sans doute était-elle de ces choses, de ces êtres qui ne se laissent pas aisément oublier. Elle vivait là, quelque part au fond de lui. Il la sentait ; comme la mère en elle sent trembloter la boule tiède, qui déjà l’arrondit telle une anse. Et maintenant, c’était elle, son Asie, qui soudain refluait sur lui. 1922. Dans un violent haut-le-coeur, elle vomissait sur Egine ses derniers rejetons. Ce serait bientôt là tout ce qui resterait d’elle. Baignée de sang, la parturiente lançait son dernier râle. Trop longtemps, elle avait médité la mort. Maintenant l’autre venait, froide, exacte, précise.
Maintenant il n’y avait plus que les fils des entrailles pour crier qu’elle avait bien été. Les autres déjà l’oubliaient. Eux ne le pouvaient pas. L’horreur gardait agrandis leurs yeux injectés. Leurs cerveaux épuisés continuaient de leur dérouler un cinéma de cauchemar. Sa permanence même en décuplait l’horreur. A vive allure les images s’interpellaient, se culbutaient, se téléscopaient. Au-dessus du vertige effroyable pointaient des sabres aveuglants, des têtes lancées, des mains coupées, un instant agrippées au navire, des bruits sourds de corps qui plongent, des visages que tord le désespoir, des foules en souffrance happant la mère d’un enfant qui hurle... les yeux de cet enfant que l’angoisse écarquille... sa bouche crispée dans le cri qui se fige... sa main tendue... cette main qui, à l’instant se crispait sur la main adorée, et qui maintenant étreint le vide... le tout de son amour perdu, pour toujours arraché... Rien, l’enfant n’a plus rien. Il bascule, hagard, il titube. Sur lui vacille maintenant ce rien si hostile ; sur lui fond sa face frondeuse, étrangère ; là, devant lui, à perte de vue s’étire sa béance géante, hideuse et sanglante...
Tant d’êtres passés par ce cauchemar. Presque tous morts. Des milliers. L’Europe, le monde n’avaient rien vu. Leur hypocrisie cette fois était allée plus loin que de coutume : il ne fallait pas s’exagérer la chose ; certains avaient réchappé. Mais, -ils omettaient de le dire-, ceux-là même ne devaient leur salut qu’à leur ingéniosité ; terrés sous le roc, tapis dans les creux, blottis dans les églises de dessous la terre, ils avaient filé entre les mailles de la terrible nasse.
A présent, ils débarquaient au Pirée. Par navires entiers. Hébétés, ahuris, égarés. Au fil de l’épopée, ils n’avaient eu qu’un souffle : voir le Pirée, toucher au Pirée. Ce mot pour eux sonnait comme le salut. Après, ils ne savaient plus. Après viendrait la vie.
La vie était venue avec l’amertume. Sur la plage du Pirée, ils s’étaient établi des campements de fortune. D’autres avaient trouvé à s’entasser dans Athènes. Après quoi, les années avaient passé ; tant d’années -combien d’années ?-, et ils campaient encore. Ces baraques de sans-abri n’abritaient plus à présent que le désespoir. Le malheur avait d’abord eu la grimace du bonheur. Mais maintenant qu’ils l’avaient reconnu, sous le masque, ils lui trouvaient aussi des airs de mort. C’était bien la même allure, tenace, insidieuse, sans merci. L’issue ne perçait pas. Dans cette misère qui collait aux os, on avait fini d’attendre. Les jours étaient pareils. Rien de neuf ici, jamais. Là, le travail ne venait pas. Et de là-bas, il n’arrivait personne. Quant à penser à ceux d’outre-mer, les boyaux se tordaient. La séparation avait trop duré pour qu’on pût encore les croire vivants. La pensée même en eût été inepte. -Non, ils étaient bien morts. Tous morts. Les morts donnent-ils de leurs nouvelles ? Et pour eux ici, n’était-ce pas la mort qui mettait à leur bouche ce goût tout putride ? De fait, quelle différence d’une mort vraie à la leur, factice, -celle de morts vivants ? Cette hydre-là, du moins, dardait plusieurs têtes : l’oisiveté, l’alcool, la déchéance. Après la déchéance, venait encore la déchéance. Jusqu’à la dernière -le suicide. Celle-là, c’était la mort vraie. Elle s’abattait quand on s’était trop oublié. Quand on avait la nausée de cette dérive trop alentie vers une fin trop douceâtre. Quand on en avait assez de jouer aux idiots : ils n’étaient pas si naïfs. On les avait parqués là, dans ce ghetto aux relents de suif et de mort. La séparation, voilà qui était leur lot. Après ceux de là-bas, on leur avait fait perdre ceux d’ici. Ils ne savaient pas seulement les retrouver dans Athènes. La trappe se refermait. Il suffisait de fermer les yeux. Une minute, juste une minute. De l’autre côté, l’on ne se verrait plus pris à la souricière. Plus rien, on ne verrait plus rien. Il n’y aurait plus la torture des pensées, du doute, du faux espoir. Une mort où l’on oublie, deux même, plutôt que cette mort sans oubli. Il valait mieux dormir.
C’était à cette minute-là, souvent, que surgissait le géronda. Lui savait. Il savait qu’il s’en fallait d’une minute encore... Dans sa prière, l’Esprit Saint l’avait averti. Il avait eu cette révélation, que l’on avait besoin de lui. Dans telle baraque. Un tel. Sans plus tarder, il y allait. Il consolait, il redonnait des forces. Il reprenait à l’Autre les proies qu’il croyait emporter. Il arrachait les âmes à la mort, au désespoir.
«Les eaux ne sont pas encore taries, disait-il, la terre germe encore, elle donne du fruit, le soleil est là encore, gloire à Dieu. En toutes choses, glorifiez Dieu. Maintenant encore, glorifiez-le. Pour les bienfaits qu’Il vous a accordés, rendez-Lui gloire. Pour nos mains, pour nos yeux, pour nos pieds, nous ne payons pas de loyer. Tout cela, Dieu nous l’a donné ; il nous en a fait don ; comment ne le remercierions-nous pas ? Remerciez Dieu pour tous ses bienfaits ; ayez-les présents à l’esprit pour qu’augmentent en vous la gratitude et l’amour pour Dieu».
Le géronda parlait, et l’on avait envie de vivre. Il en avait comme cela, guéri plusieurs. On l’avait vu déjà ressusciter un oncle.
De Smyrne, lui seul avait pu fuir. Sa femme était restée à Guelvéri. Et, sur l’ordre de Kémal, les Turcs retenaient ses deux fils en otage. Sans eux, il n’en pouvait plus. Il n’en pouvait plus de cette baraque sur la plage, de ces journées, qu’on ne savait plus comment tuer. Sa mort lui ferait moins mal que son exil, que sa solitude. Maintenant qu’il avait sombré, il préférait toucher une bonne fois le fond de sa détresse. Il ne se sentait pas une vocation de noyé à flotter ainsi entre deux eaux.
Le géronda était venu le trouver. C’était à l’instant précis où il avait décidé de faire le saut. Sûrement il savait. Cela ne se pouvait pas autrement. Après, il était souvent revenu. D’Egine, il prenait le bateau, et il venait. Il venait aux nouvelles ; il paraissait attendre quelque chose comme une guérison ; il ressemblait au médecin qui, au moribond, fait boire son cordial ; mais plutôt qu’au corps, c’était à l’âme qu’allaient ses soins amoureux. A l’âme, si fragile encore, il fallait beaucoup de ménagements, de sollicitude ; elle était le poussin engourdi qui revit à la chaleur. Sous le souffle inspiré, elle se raffermissait, s’étoffait, se dilatait. Elle était plus forte, maintenant, de cette assurance qu’un jour viendrait, où changerait la face des choses. Le géronda le lui avait prédit.
Ce jour était venu. L’âme était guérie. Elle était toute entière apaisée. Après quoi, il ne s’était guère passé de temps... Déjà les siens étaient là, autour d’elle assemblés.
Entre les réfugiés, il en était d’autres aussi pour devoir tout au géronda. Pour eux, il avait été frère, mari, père et mère ensemble. C’était là de ces choses qui ne s’oubliaient pas. Barbara Apostolide n’oublierait pas. Ses enfants Nicolas et Anesti Panaghiatopoulos avaient vécu ces années comme des moments bénis où le bonheur accroche ses traînées lumineuses. Le même temps qui pour d’autres avait annoncé l’épreuve, renaissait pour eux, parenthèse d’enfantines clartés, qu’ils eussent voulu voir à jamais figées. Cet oncle avait surgi dans leur ténèbre en flaque de lumière venue éclabousser l’ombre. Aussi loin qu’ils se penchassent sur ces jours d’exception, ce qui émergeait d’abord, c’était ce halo d’étrangeté à chaque pas émané de lui. Après, ils se souvenaient surtout de son infinie tendresse. Une tendresse qui n’était qu’à lui. Il leur était, à cause d’elle, plus que ce père qu’ils avaient perdu. Son seul souci était qu’ils ne manquassent de rien. Lui pourtant n’avait que le nécessaire à peine. Il les avait pris à Egine, tout près de lui. Ils y vivaient par lui, y respiraient par lui. C’était lui qui les avait élevés. D’autres eussent cru qu’il n’avait pas l’expérience de ces choses, ne s’étant pas, dès les premiers temps, embarrassé d’enfants. Mais voici que Dieu lui en avait donné et qu’il en prenait soin. Il leur disait, en premier lieu, son amour pour son Christ. Loin de le dissimuler, il le laissait transparaître, jusqu’à ce que, peu à peu, il gagnât aussi les enfants, telle une fièvre qui vous gagne avant que l’on y songe. Bientôt, de proche en proche, cela touchait tout, jusqu’aux objets les plus matériels. Tout alors devenait prétexte à prêcher les beautés de l’Evangile. Le quotidien tout entier s’électrisait de particules d’amour. Pour vous, lorsque Pappa Vassili vous avait une fois ouvert les yeux, votre regard n’était plus le même sur rien, lui seul savait corriger ce défaut de notre vue qui toujours surimpressionne aux choses un jugement erroné. Il vous ôtait le prisme déformant des passions. Il vous rendait le monde dans sa simplicité première, dans sa pureté paradisiaque. Les enfants ne comprenaient pas bien encore, mais d’instinct ils sentaient le monde devenir transparent, comme après une recréation.
Après l’Evangile, Basile leur avait appris leurs premières lettres. A l’école, l’on constatait leur avance, sans comprendre pourtant ce qui leur donnait cette étrangeté. Ils étaient si différents des autres. Et comment en eût-il été autrement, quand il n’y avait pas moins entre eux d’un abîme d’éternité ?
L’instituteur, un peu plus tard, était tombé malade. Le maire, voyant qu’il devait manquer longtemps encore, avait voulu pallier cette défection. Il avait fait venir l’oncle des enfants de Barbara. Il faisait appel aux lumières du jeune homme.
Trois ou quatre années durant, Pappa Vassili avait fait la classe, apprenant aux enfants le catéchisme et la lecture. Si bien qu’à la fin, lorsque le premier maître était revenu, les mères avaient couru chez l’oncle, le suppliant de reprendre leurs enfants que, depuis trois ans déjà, elles ne reconnaissaient plus.
Plus tard, ses neveux une fois grandis, le géronda ne leur avait plus rendu que de très rares visites. Une des dernières remontait à 1952. Comme il y avait loin de ce temps à 1922 ! C’était à Kaisariani, chez Nicolas, trois ans après la mort de sa première femme. Le jeune homme avait été surpris. Son oncle venait si peu ! Il fallait que ce fût pour une raison grave. Il avait pris cet air qu’il prenait toujours lorsque l’heure était aux choses sérieuses : «C’est pour toi, Nicolas, que je suis venu. Il faut que tu prennes une décision maintenant : que vas-tu faire ? Te marier ou devenir moine ? Tu pourrais te faire moine et venir auprès de moi ; mais tu as une petite fille ; tu te dois à elle. Le mieux serait que tu te remaries. C’est là ce que je souhaite. Si tu me reconnais pour ton oncle, j’aimerais que tu fasses ainsi». Le géronda avait ajouté quelques conseils. Le temps d’un quart d’heure à peine. Puis il était parti. Nicolas l’avait bien supplié de rester : il n’avait rien voulu savoir. Le reste s’était passé très vite : près de trois mois plus tard, à peine, Nicolas, par les prières de son Ancien, avait rencontré celle que le Seigneur lui avait destinée. Depuis, c’était par ses prières encore que les jours se coloraient pour eux de ce reflet si tendre d’opaline que seul sait imprimer aux choses le bonheur des simples.
C’était de cette teinte chaude du bonheur vrai que Basile avait éclairé les coeurs des réfugiés. Ce bonheur-là, il en était prodigue, et ces exilés se souvenaient de l’avoir goûté avec lui.
Il en donnait aussi facilement que si sa nature en eût été fertile. Et parce qu’il le distribuait à foison, à le toucher à pleines mains, eux justement accouraient à lui, telles des mouches sur le miel. Il en venait de partout, d’Athènes comme des environs, se précipitant pour le voir, pour l’entendre et lui parler. L’archevêque Chrysostome Pappadipoulos ne voyait pas tout cela sans bonhomie. Et pour s’être lui aussi laissé prendre au charme de Basile, il lui avait permis, le soir après l’office, et le dimanche après-midi, de venir prêcher à la métropole. Pour les compatriotes, c’était la fin de l’errance.
Ils arrivaient en foule aux prédications. Basile, de son côté, venait tout exprès d’Egine par le bateau. Chaque fois, ou presque, il priait Pappa-Cosmas de l’accompagner. Un personnage, aussi, ce Pappa-Cosmas. Prêtre de ses compatriotes, guelvériote comme lui, sans doute même parent lointain de Basile. Il habitait à Egine une cellule proche de la sienne. C’était toujours lui qui célébrait. A Basile incombait le prêche et la psalmodie. Il régnait entre eux une entente secrète, mystérieuse. L’amour de la prière et de l’ascèse tissait entre eux d’invisibles fils. Basile admirait le pappas et l’aimait. Ce n’était certes pas un homme ordinaire. Il n’était pas guelvériote en vain. Il avait l’étoffe des Basile de Césarée, des Grégoire de Nysse, des Grégoire de Nazianze, de ces gloires sans nombre de la Cappadoce, qui aujourd’hui se réjouissaient dans l’Eglise des cieux et dont les prières rafraîchissaient son front fatigué par l’ascèse. Il avait durement peiné. Il avait en semant versé des larmes de sang. A présent il liait dans la joie les gerbes de sa moisson. A l’église, on l’avait vu s’élever près d’une coudée au-dessus du sol. Il s’était sans conteste hissé jusqu’à la stature du Christ. Il avait fini de combattre ici-bas. Il avait gagné le repos de ses peines. Le Seigneur, bientôt, l’avait pris avec lui. Doucement, le pappas s’était endormi. Le monde ne s’en était pas soucié. Il avait assez de peine avec l’Occupation. Basile avait enveloppé le corps du saint de Dieu. Il l’avait enseveli dans son cher ermitage. Avec sa douleur, il gardait dans le coeur le désir qu’on l’enterrât, lui aussi, quelque jour, en cet étroit tombeau.
Le spectre de la mort s’était présenté à lui plus vite qu’il ne s’y fût attendu. S’était-il donc tant donné ? Les réfugiés l’avaient-ils à ce point épuisé ? Il n’y avait guère de temps pourtant qu’il leur vouait ses forces, depuis qu’arrivé à Egine il avait chargé sur ses épaules les tribulations d’un père. Enfants et compatriotes -tous les siens-, c’était à peine, lui semblait-il, s’il commençait à les aimer ; à peine s’il commençait de vivre ces mots de son Abba Isaac : «Trouver un lépreux, prendre son corps et donner le sien à sa place». Et voici que la maladie était là déjà, si vite. Et avec elle, si proche soudain, la mort.
A présent qu’il était au bord de la mort, on l’avait mené à l’hôpital d’Egine.
Il n’avait pas eu longtemps à souffrir de la maladie que, dans l’intervalle, tous s’étaient mis à l’aimer. Médecins et malades, nul ne voulait plus le laisser partir. Pappa-Vassili n’avait rien des autres patients. C’était vous qui étiez, avec lui, le malade agonisant entre les bras du médecin. Bien plutôt, il prenait votre âme putride et vous la rendait saine. Il avait le diagnostic sûr. Quand même vous étiez trop atteint pour sentir en vous les effets du mal, il allait, lui, le pécher à la racine. Ses doigts étaient lestes. Il extirpait le mal avant qu’il ne gangrène. Comme si les passions l’eussent craint. Tels des cancers attaqués, rétractant leurs pinces malignes d’animaux velus... Il avait, miraculeux, ce don de guérison...
Et voici que pour lui aussi s’était produit le miracle. En vérité, les voies de Dieu étaient impénétrables. Il avait bientôt guéri tout-à-fait. Après, cette fois encore, l’on avait taché de le retenir. On l’avait supplié. Il avait simplement répondu : «Si vous permettez que je fasse une église de cette chambre où l’on m’a soigné, eh bien oui, je resterai...»
La joie au coeur, on le lui avait permis. On lui trouverait de l’argent.
«De l’argent ? Non, je ne veux pas d’argent ; pas un centime. Je m’arrangerai seul. Dieu m’aidera».
Tout de suite, il s’était mis au travail. Ceux de l’hôpital, unanimement, l’avaient imité. Ils ne s’épargnaient pas à la tâche. Mais c’était lui qui menait. Il était auprès de chacun, il touchait à tous les travaux ; à tous, il donnait son courage. Le sien confondait. On le vit souvent, la nuit, oeuvrer à son église. Si longtemps les malades avaient été sans église ! Ils avaient soif pourtant. Lui rachetait le temps. Il la dédierait à saint Denis d’Egine. Pour son saint, pour ses malades, il aurait donné sa chair, son sang.
Une première fois, on avait achevé. L’on s’y pressait à étouffer. Il avait fallu agrandir. Deux fois, trois fois. A présent ce n’était plus une chapelle. L’église était vaste comme une basilique. Basile sentait la joie gonfler ses poumons. Dans le silence de son âme, il criait son ivresse au Seigneur.
Et le Seigneur, pour sa peine, lui rendait tout au centuple. Toujours en secret, il l’avertissait. Par ici, par là, attendait tel corps, telle âme malade. Basile courait. Sans demander son reste. A l’hôpital ; dedans la ville ; hors de la ville... Il n’était jamais long à venir ; plus vite à repartir. D’emblée, il avait vu où soulager. Les Eginètes lui avaient vu guérir tant de blessures. Il ne méprisait, ne négligeait rien. Les corps aussi ressusciteraient. Il fallait qu’ils fussent forts pour porter l’âme, la soutenir. Dieu avait fait la matière. Il l’avait faite si belle. De la matière, les hommes avaient également besoin. Aussi Basile leur procurait-il autant de bienfaits matériels qu’en requérait leur cas. Il se dépouillait pour qu’ils fussent à l’aise. Pour porter la misère, ils n’avaient pas sa force. Lui la portait pour eux. Puis, quand il avait une fois satisfait la matière, Basile s’attelait à la rude tâche d’élever l’âme. Il l’arrachait à son bourbier, à sa glu quotidienne ; il la blâmait, la prêchait, la consolait, la hissait pour lui donner à voir ce qu’elle n’avait jamais vu, ce que jamais elle n’eût imaginé.
A Egine, la vie était changée. Les plus spirituels s’étonnaient. Ils évoquaient les miracles de Denis, ceux de Nectaire. Les hommes simples n’avaient pas l’idée de la sainteté ; simplement, ils laissaient leur coeur parler pour eux. Dans la rue, en chemin, vers l’hôpital, ils poursuivaient leur père, leur semblable, leur maître. Ils voulaient seulement lui dire un peu merci. Basile pressait le pas. Il faisait celui qui ne voit rien. Non, il ne se rappelait pas : «Tu dois faire erreur, sans doute ne te souviens-tu pas bien». Et il se dégageait, l’air presque indifférent. Mais l’autre tenait bon. Il courait à l’hôpital pour l’y devancer, attendant après son bienfaiteur. Alors il se plaignait qu’on ne l’eût pas reconnu. Basile riait à demi. «Ah, c’est un autre que moi que tu auras rencontré».
Il avait l’humilité sincère. La louange lui pesait à l’étouffer. Il eût tout mis à la fuir. Pour lui, il gardait ancré, jusqu’au profond de sa moëlle, ce sentiment fertile et sain de n’être rien. L’homme allait insister ; une fois, deux fois. Mais le géronda était reparti. Il avait commencé sa visite. Comme chaque matin, il faisait le tour des chambres. Son sourire déjà le précédait sur le seuil. Il était là, devant ses malades, avec sa vieille tendresse accoutumée. Il venait aux nouvelles. Où en étaient leurs corps, leurs coeurs ? Il entrait, et les frimas s’éclipsaient de l’âme. Chacun des pas qui le faisaient approcher annonçait, plus claire, la guérison. A le voir ainsi, il était la force tranquille... Mais à le mieux regarder pourtant, son être entier frémissait d’une vie plus secrète. Cela se voyait à l’inclinaison un peu tremblée de la tête sur le cou fort et puissant, au murmure vague dont s’agitaient les lèvres, aux soupirs rauques soudain déchirant sa poitrine, aux épaules doucement ondoyant sous la joie venue y pleuvoir en aigrettes fines. Mais c’était loin des yeux qu’il enfouissait son secret, qu’il jouissait seul à seul de la familiarité du Sauveur. Quand même il semblait n’être qu’à ceux qui l’écoutaient, il ne s’arrêtait pas aux paroles qui coulaient de sa bouche, plus tendres que le miel des rayons. Il les laissait vaquer seules à leur tâche amoureuse : elles tressaient aux hommes brisés l’abri sûr du roseau où perche la sarcelle ; comme l’oiseau blessé refait là ses forces, eux sentaient en deçà d’eux se rétracter l’opacité du doute. Ils allaient guérir à présent. La guérison était là, proche à la toucher. Mais leur père s’éloignait. Il les avait, dans l’entre-temps, gagnés à la cause d’une lutte plus haute. Et maintenant il s’en allait. Eux se laissaient hâler dans ce fort sillage tout d’espérance qu’il leur abandonnait. Il sortait, et la chambre restait comme habitée de sa calme assurance, vibrante aussi de ces ondes mobiles que sa prière paraissait imprimer aux choses. On la sentait là, fugace mais vivante, d’une quintessence si subtile, qu’elle semblait flotter par-dessus l’air. Elle n’avait fait que s’appuyer à peine sur les mots exhalés. Elle se passait si bien de leur laborieuse pesanteur. C’étaient eux plutôt qui se moulaient à ses contours légers. Tels les embouts trop raides aux pieds de la sylphide, ils devaient se faire à d’aériennes figures... Les paroles du géronda avaient ces envols graciles. Elles élevaient sur leurs ailes l’âme plombée par le péché. Puis, dans une volte, elles s’évanouissaient. Affolée, l’âme eût aimé les retenir. Elle s’en voulait de cette lourde hébétude qui l’engourdissait. Voyons, qu’avait dit le géronda ? Comme tout cela s’annonçait difficile, sous cette apparente aisance. Il avait parlé d’un long travail... L’union avec Dieu, la déification... Mais c’étaient là, pour l’heure, choses trop ardues à entendre. Pour y atteindre, avait-il dit, il faudrait la prière, la lutte spirituelle toujours continuée. L’âme, d’abord, participerait aux mystères -la confession des fautes, la communion au divin Corps du Christ. Tel était l’unique remède. Eux déjà eussent voulu voir leur âme guérie. Ce serait, disait-il, une question de patience...
C’est alors qu’il avait évoqué la patience. Ses paroles se faisaient plus simples.
«Patience, disait-il ; il vous faut de la patience. Il est sage l’homme qui, dans son amour de Dieu, apprend la patience».
La souffrance même était enviable, parfois. Elle avait ce mérite d’enseigner la patience. Elle méritait à certains la couronne du martyre...
«L’on m’a demandé, confiait le Géronda, de prier pour une moniale, malade du cancer. Bien sûr, je la mentionnerai. Pourtant, si c’est à seule fin qu’elle souffre un peu moins, c’est inutile. Non, cela ne fait rien. Laissez-la souffrir. Je crois qu’il se peut, parce qu’elle est pure et que Dieu l’a choisie, qu’elle ne goûte plus à l’amertume, ni au péché du monde ; il se peut qu’il prenne son âme. Il nous faut, quant à nous, espérer en Dieu, le suppliant de permettre ce qui est utile. Car Lui sait. Pour cette onction que vous lui avez faite, sans doute était-il bon que vous la fassiez. Mais tout comme lorsque les petits enfants voient les braises dans le feu, que cela leur paraît beau, et qu’ils veulent y toucher, tandis que les grandes personnes, elles, comprenant de quoi il retourne, les emmènent loin du feu, et par surcroît les frappent, ainsi aussi Dieu dispose avec nous. Lui sait ce qui nous est utile. C’est pourquoi laissons-la souffrir. Lorsqu’elle sera endormie, c’est nous qui serons jaloux d’elle».
Ecoutez encore... Au Mont Athos vivait un moine qui jeûnait beaucoup et versait bien des larmes. A son Ancien, il en avoua la cause : «Le Seigneur, dit-il, m’a délaissé ; je n’ai pas d’afflictions, pas d’épreuves». Il se désolait ; il priait que Dieu lui envoyât un mal, une tribulation. Il savait qu’il nous faut quelque chose pour guérir nos âmes. Nos saints ont tous eu leurs maladies, leurs épreuves. Pour saint Jean Chrysostome, ce fut l’exil. Qu’est-ce donc en regard que la maladie ?...
La patience, ayez-en davantage. En tout il faut de la patience. Une jeune fille est venue me faire part de ses projets de mariage. Je lui ai dit : «Il n’est temps pour rien encore. Est-ce que l’on mange les raisins lorsqu’ils ne sont pas mûrs ? On les laisse mûrir...»
Deux amis aussi se disputaient sans cesse. «Si vous ne vous entendez pas, leur ai-je dit, séparez-vous ; mais qu’il n’y ait pas entre vous de haine ; patience seulement !»
Une autre jeune fille devait chaque jour au bureau côtoyer des êtres dont la présence lui pesait à l’excès. «Tu es blessée, lui dit le géronda, de ce que tu ne t’entends pas avec eux. Mais puisque ce sont des gens avec lesquels tu es contrainte de travailler, il te faut bien travailler avec eux. Aussi, lorsqu’ils te donnent telle ou telle chose à faire, si c’est là ton devoir, et que cela ne contredit pas les divins préceptes, alors fais-le. Cependant, ne te préoccupe pas de ce qu’ils sont, et ne leur laisse pas entendre ce que tu sais à leur sujet. Dans le secret de ton coeur seulement, prie, et prends patience».
Pour les choses spirituelles, il faut plus de patience encore. Il est besoin de zèle, d’efforts, de luttes. Luttez, vous le pouvez ; appliquez-vous et Dieu vous rendra dignes des biens spirituels ; oui, les biens aussi viendront ; lorsque vous aimerez Dieu, tous les biens vous viendront. S’ils venaient maintenant, ce serait trop tôt... Mais, qu’avez-vous ? Je vous vois bien tristes...
- Géronda, lui disaient ses malades, si souvent nous nous attristons de ce que nous voudrions goûter l’humilité, tandis que nous ne la vivons pas encore...
- Ecoutez... Ce matin même est venue une femme. Elle m’a fait trembler. Elle fait tant de prière qu’elle craint d’en devenir folle. Je lui ai dit : «Pas continuellement la prière ; pense un peu à autre chose ; fais aussi ton travail». Voulez-vous, comme elle, voler avec des ailes trop courtes ? Doucement, nous n’avons pas encore la force. Tout doucement ; nous ne pouvons pas nous charger d’un poids trop lourd. Pourriez-vous sous les bras porter deux pastèques à la fois ? Portons ce que nous pouvons. Aujourd’hui, vous commencez à lutter. Pour le moment, certes, vous n’arrivez à rien. Plus tard, cependant, il se peut qu’il en soit autrement. Ne vous attristez pas. Vous ne savez pas ce qui adviendra. Songez à ce que vous étiez avant de me connaître, et songez à ce que vous êtes maintenant. Il y a un an, vous étiez autres que vous n’êtes à présent ; oui, cette année, vous êtes déjà autres que vous n’étiez alors. Le cultivateur plante sa vigne et la sarcle, mais il attend ensuite qu’elle produise du fruit...
- Ah, géronda ! Comme il est difficile de nettoyer le champ !...
- Oui, certes, c’est là chose difficile. Mais avez-vous jamais vu un champ exempt de mauvaises herbes ? Non, il n’en est pas... Allons, quoi qu’il en soit, il y poussera toujours quelque chose de bon. Il nous faudra seulement nous appliquer à le bien nettoyer ; mais cela poussera. Après, nous le nettoierons encore. Qu’il y ait cet effort ; cela suffit. Ecoutez... Il était une fois une petite plante... D’abord, elle grandit d’un pouce ; puis elle cessa de grandir ; l’on se chagrinait : tous les soins dont on l’avait comblée étaient à jamais perdus. Maintenant qu’elle stagnait, l’on croyait qu’elle ne grandirait plus. Et puis un beau jour, alors qu’elle semblait décidée à ne plus grandir, voici qu’elle se mit tout-à-coup à pousser très droit et très haut...»
Vassili, le jeune diacre, était, quant à lui, très haut déjà. Cela n’avait pas échappé à l’évêque. Mgr Pantéléimon, de fait, avait du discernement. Cet autre prédicateur d’Egine voyait, certes, que Basile était jeune ; mais il voyait aussi sa sagesse. Qu’il fallût, par exemple, rappeler un novice à sa dignité, nul ne s’y fût entendu comme Basile : «Un moine, lui disait Vassili, même s’il n’a que vingt ans, on l’appelle toujours du nom d’Ancien, Géronda ; souviens-t’en». Monseigneur Pantéléimon admirait cette intelligence. Il ne pouvait plus s’en passer. Il y avait tant à faire. Et pour les matières dont on l’accablait, il lui fallait les avis sûrs d’un être spirituel. Son expérience propre ne suffisait plus. Aussi toujours appelait-il Basile. Un peu plus tard, lorsque Mgr Pantéléimon fut fait Métropolite de Charistia, cet état de choses demeura inchangé. Seulement, c’était à la métropole qu’il le conviait à présent. De là, il l’emmenait avec lui dans ses diocèses. Souvent, il lui parlait de la prêtrise. Le Père Joachim ne s’affligerait-il pas que le hiérarque ne fît rien pour son protégé ? N’avait-il pas pris la peine de lui en recommander par lettres les mérites ? A toutes ces avances, Basile ne répondait rien. Jusqu’à la mort, il eût voulu rester hiérodiacre. Mais le hiérarque insistait. Il eût tôt fait de provoquer de nouvelles entrevues. Enfin, il trouva une occasion : il conjura Basile d’accepter. Vassili, cette fois, se vit contraint de céder. C’était oui ; il recevrait la prêtrise.
Ce fut Mgr Pantéléimon qui l’ordonna en personne. Dans le même temps, il lui remettait aussi les très lourdes charges d’archimandrite et de père spirituel.
Vassili tremblait. Il craignait de n’être pas digne. Il soupirait : «Beaucoup au Mont Athos se coupent un doigt, un membre, en sorte d’empêcher qu’on les fasse prêtres. Non qu’ils n’eussent pas eu l’amour de la prêtrise, mais tant était grande leur piété, comme leur respect pour elle».
Non pas que ces moines fussent d’un âge très mûr, non plus. Simplement, ils avaient la crainte de Dieu. Ils n’avaient rien de ces faux-prêtres dépourvus d’esprit, incapables de comprendre le sens même de leur ministère. Ceux-là, loin de servir le Christ, voulaient se servir eux-mêmes. Souvent ils venaient, comme d’autres vous eussent annoncé quelque événement mondain, faire part de leur ordination. Basile, avec eux, était toujours sévère. «Il est sept péchés mortels, leur disait-il ; mais il en est un autre encore, et c’est la prétention. Si tu jettes une graine sur le carreau, crois-tu qu’elle germera ? Aussi, ne dis pas : Je vais devenir prêtre. Dis : Si Dieu veut que je devienne prêtre, peut-être, avec son aide, le deviendrai-je. Parce qu’il faut qu’un prêtre, loin qu’il se soit appelé lui-même, invité lui-même, soit appelé par Dieu, invité par Dieu... La prêtrise, vois-tu, est une chose grande et difficile, une chose effrayante».
De fait, maintenant que Basile célébrait à son tour, il tremblait de tout son être. Ce mystère grand et redoutable de la liturgie l’emplissait d’effroi. «Je célébrais, disait-il, mais à l’heure d’entrer dans le sanctuaire, chaque fois je tremblais».
Basile n’était pas un prêtre ordinaire. Les Eginètes allaient à sa liturgie, et ils s’en ressentaient comme s’il eût pour eux fait une trouée dans le ciel. De voir leur lumineux pappas suspendu à quelque spectacle sublime et ineffable, quand même ils ignoraient lequel, cela les bouleversait. Et ils en induisaient qu’en nouveau Spiridon, il côtoyait du moins les saints anges de Dieu !
Ils lui prêtaient d’ailleurs des discours bien étranges. Un jeune clerc était venu, qui demandait conseil. Lui, avec beaucoup de naturel, s’était exécuté : «Dis chaque jour, avait-il enjoint, le tropaire final de saint Spiridon. Parce que chaque jour auprès du prêtre, lorsqu’il est à l’autel, se trouve un ange pour l’aider à célébrer... Tu n’as pas, dis-tu, vu d’anges à tes côtés ? Ah ! si tu n’as pas ton ange, du moins, pour t’assister, ne va pas non plus célébrer ! La divine liturgie, jusqu’à la proclamation du Béni soit le règne du Père... est prière. Après, elle est adoration».
Quelle étrange liturgie que la sienne, en vérité ! Quarante jours, il avait célébré de cette étonnante manière. Quarante jours, après lesquels il n’avait plus voulu célébrer. Ses malades se désolaient. Qu’avait donc leur père à vouloir de la sorte suspendre son ministère ?...
Il bafouillait des excuses. Il disait qu’il ne pouvait plus de ses mains pécheresses de mortel toucher le Seigneur de gloire. Bien des années plus tard, il invoquait autre chose : «J’avais peur, très peur. Je suppliais mon Christ de m’envoyer quelque chose qui m’empêchât de célébrer. Et, gloire à Dieu, il entendit ma requête ; peu après, il me coupa la main. Ce fut pour moi un grand don».
Cependant, ce ne pouvait être cela. Le quarantième jour de sa prêtrise, le Géronda n’avait pas eu la main coupée. Il fallait que ce fût quelque chose d’autre. L’on n’avait jamais très bien su. On lui avait bien demandé, au conseil de la paroisse, pourquoi il avait mis un terme à ses fonctions de liturge. S’en tenant à de rares allusions, il n’avait donné qu’une réponse évasive. Un prêtre de sa connaissance avait eu, tandis qu’il célébrait, une vision si terrible qu’il avait, lui aussi, quarante jours après, cessé de célébrer. Et tous avaient senti, sous ces termes voilés, que c’était de lui qu’il parlait. «Je connais un homme, dit l’Apôtre, qui, il y a quatorze ans...»
Il n’avait jamais rien raconté. Jamais, si ce n’est à Monseigneur Pantéléimon de Charistia, métropolite d’éternelle mémoire. Lui seul savait. Après quarante jours de sacerdoce en effet, le pappas avait eu cette vision redoutable : lors de la consécration des Dons, Basile, sur la patène, avait vu le Christ nouveau-né, immolé pour le salut du monde...
La vision était trop effrayante pour qu’on pût la supporter. Non, plus jamais il n’eût seulement pu dire la divine liturgie... Monseigneur Pantéléimon, pourtant, lui imposait de célébrer six mois encore. Le temps, disait-il, de trouver un prêtre. Et Basile, une nouvelle fois, avait dû céder.
Six mois de sa vie, Basile avait été prêtre. Six mois seulement. Cela ne l’affligeait pas. Le mystère était si grand qu’une fois eût suffi... «Si quelqu’un est prêtre deux jours, disait-il, cela suffit. Il peut se contenter après de porter la soutane».
Egine n’avait plus son prêtre. Vassili cependant était toujours son pappas. Toute paternelle, sa sollicitude continuait de l’amener où il fallait, à l’heure où l’on avait le plus besoin de lui. A l’église aussi résonnait toujours sa voix vibrante et chaude de hiéropsalte amoureux du Seigneur qui, par-delà les notes savantes de la mélodie, laissait transparaître les riches nuances de son unique passion. Mais surtout, il y avait ces prédications inspirées qui faisaient déferler la foule sur la chapelle de l’hôpital. Parce qu’il vivait ce qu’il disait, l’on se sentait pris, après lui, du désir de vivre ce qu’il avait vécu. Il aimait, et de le voir aimer ainsi, l’on se prenait à vouloir aimer à son tour. Il pleurait, et bientôt l’on pleurait à sa suite.
Il se défendait pourtant d’être en rien spirituel. Qu’on le lui suggérât seulement, et il en était fâché. S’il prêchait, c’était d’humilité. D’autres ne prêchaient pas, qui étaient vraiment humbles : «Un moine, contait-il, était à l’obéissance. Son géronda voulut qu’il parlât du haut de l’ambon. Lui monta sur l’ambon ; mais il en redescendit peu après, sans avoir soufflé mot. «Géronda, dit-il, je n’ai pu parler». De fait, il ne l’avait pu, puisqu’au-dedans de lui, il n’avait cessé de se dire : «Comment enseignerais-je aux autres ce que je n’ai pas acquis ?» Il péchait par excès d’humilité. Il ne pouvait parler devant un tel auditoire. Le lendemain pourtant, il voulut tâcher à nouveau d’obéir ; mais, cette fois encore, rien n’y fit. Le surlendemain, son père, pour la troisième fois, le fit appeler. «Viens ici, lui dit-il, prends ces cinquante courgettes, et mets-les en rang. Imagine que ce sont des gens, et parle-leur». Le moine fit comme son Ancien le lui avait ordonné ; et les choses qu’il disait étaient si belles et si sages, qu’à l’écouter son géronda même était édifié. «Tu vois, lui dit-il, réjoui ; ce n’est pas difficile. Demain, tu rediras tout cela du haut de l’ambon». Le lendemain arriva. Le moine, par obéissance, monta sur l’ambon pour parler. Mais pas un mot, rien ne sortit de sa bouche. De sorte qu’il redescendit sans avoir pu dire une phrase. Le géronda, cette fois, s’irrita : «Mais enfin, hier tu as parlé aux courgettes. Que ne pouvais-tu redire la même chose ? - Géronda, balbutia l’autre, j’ai tâché d’obéir ; c’est pourquoi je suis monté ; mais lorsqu’en bas j’ai vu des gens, au lieu des courgettes, je n’ai pas pu».
Basile soupirait d’émotion. «C’est, disait-il, qu’il n’était pas nécessaire que le moine parlât. Aussi Dieu ne lui donnait-il pas les mots qu’il lui eût fallu pour parler. Les uns sont doués pour la parole, d’autres le sont pour quelque autre chose. Ce que Dieu veut, ce qu’il faut à notre âme, voilà ce qui convient à chacun. Ce moine-là, lui, avait l’humilité».
Et le géronda pleurait, se trouvant orgueilleux.
«Toute la nuit, confia-t-il un matin, les yeux brouillés de larmes, j’ai lutté contre deux pensées. L’une d’elles me disait : «Qui es-tu, toi, pour oser prononcer de tes lèvres viles les saintes paroles de Jésus Christ notre Dieu ? As-tu seulement réfléchi à ce que tu faisais ? T’es-tu demandé si tu pouvais de ta bouche impure souiller le nom du Seigneur ?» Et l’autre pensée me disait : «Si Dieu a permis que sa parole se fît entendre par l’âne même de Barlaam, ne permettrait-il pas qu’elle le fût par ta bouche ? Toi donc, offre tout ce que tu peux, selon ce qui est en toi ; mais le reste appartient à Dieu».
Il sanglotait ; les larmes l’étouffaient. «Puisse le Seigneur, soupira-t-il, m’être compatissant, jusqu’à me pardonner mes infinis péchés...»
Dans ces moments d’intense désespoir qu’il traversait, la seule pensée qui pût le consoler était que son orthodoxie, du moins, lui ferait trouver grâce, peut-être, aux yeux de son Seigneur.
Le géronda ne voyait rien en lui qu’un grand pécheur ; mais sa conscience, elle, était orthodoxe. Il avait, -il le savait- avec la prêtrise reçu la grâce apostolique. C’était sa seule fierté, l’unique vertu qu’il se reconnaissait. Pour la foi orthodoxe, pour le dogme orthodoxe, il avait cet amour fou, cette mania qu’il avait apprise de l’Apôtre. Comme le vénérable Paul, les Pères Saints de l’Eglise du Christ avaient tout donné, jusqu’à leur sang, pour garder intact le dépôt de la foi, -celui-là même qui, au jour de la Pentecôte, avait été transmis aux Apôtres rassemblés dans la chambre haute - ce jour où l’Esprit sur eux était descendu sous forme de langues, ce jour où le contenu de la foi s’était trouvé défini, une fois pour toutes, à jamais intangible. Depuis, tel un trésor précieux, les Pères l’avaient amoureusement gardé, le tenant enfermé entre les actes des Conciles. De sorte qu’en dehors d’eux, il n’était point de salut. De fait, en dehors d’eux, loin du roc du Christ, et de son Eglise une, catholique et apostolique, il n’y avait rien. Partout ailleurs, -les Pères là-dessus étaient à l’unisson formels et inflexibles, - s’étendait le sable, régnait l’égarement avec l’hérésie. De cette dernière Basile se gardait comme d’une souillure. Dès les temps anciens, sous une forme, sous une autre, elle avait resurgi. Elle était apparue avec l’Eglise même. Sa rage contre elle s’acharnait toujours, mais toujours aussi elle continuait d’échouer. Elle avait le nombre mais l’Eglise avait la vérité. Son royaume était divisé, mais l’Eglise était indivisible, à jamais indivise. Elle se tenait dans la ténèbre de l’ignorance, mais l’Eglise avait la connaissance d’En Haut qui illumine les âmes. Elle avait l’illusion du progrès, mais l’Eglise était à jamais parfaite dans son achèvement. Elle avait l’illusion de la science exacte, mais l’Eglise des déifiés, auxquels l’Esprit révèle tout, eût pu se passer même des dogmes écrits de sa théologie, lesquels ne furent définis que pour servir de défense envers ceux qui, pour leur malheur, se jetaient à l’encontre.
Basile était de cette race des déifiés très ressemblants à Dieu. Comme eux, dès cette terre d’exil, il était parvenu à la stature du Christ. Comme eux, il accédait à cette vie immortelle qui de lui faisait un dieu avec son Dieu. Comme eux, il avait, avec les flots de la grâce, reçu d’abondance les charismes de l’Esprit. Maintenant que de toute passion il avait purifié le vase, il était devenu réceptacle sans tache de la Grâce divine. Théophore, il portait Dieu en lui, comme une femme le fruit. Et l’Esprit qui l’habitait le faisait tressaillir comme l’enfant des entrailles. L’Esprit fécondait ses vertus, et elles se changeaient en charismes. Tout en Vassili se faisait charisme. La théologie surtout vivait en lui comme un charisme ; elle vivait à chaque mot de lui, fût-il le plus infime. Car l’Esprit l’instruisait de tout ; et Basile eût-il été le plus illettré des êtres, l’Esprit l’eût instruit de même sorte.
La théologie se passait très bien de la culture. On la vivait, on la respirait chez les saints de Dieu. Elle ne s’apprenait pas dans les livres, moins encore à l’université ; l’on ne faisait bien de la théologie qu’en cellule.
Basile ne se laissait pas abuser par ces jeunes gens nés de la veille qui trop aisément se disaient «théologiens». Un métal vil n’abuse pas l’orfèvre. Il les reprenait sévèrement : «L’on connaît l’arbre à ses fruits, dit le Seigneur. Oui, demain c’est sur l’aire que la moisson apparaîtra... Tenez, je voudrais que vous m’expliquiez l’essence de la théologie orthodoxe : quelle culture donne-t-elle à l’homme ? Comment affermit-elle l’homme ? Qu’un homme cultivé parle bien, et selon les règles de la syntaxe, cela ne m’intéresse pas... Voilà : je sais que les Turcs apprennent eux aussi la théologie ; que les Hébreux, les idolâtres, les catholiques ont également une théologie ; que tous les peuples ont une théologie. Mais quelle est la différence entre eux et les théologiens ?»
Les autres restaient muets comme des poissons ; tels les rhéteurs éloquents de l’Hymne Acathiste réduits au silence par le mystère de la virginité de la Très Sainte Mère de Dieu.
Le géronda alors avait un doux sourire :
«Eh bien ? N’êtes-vous pas étudiants en théologie ? Alors, dites-moi encore ceci : toutes choses, selon vous, s’analysent, toutes ont un commencement et une fin. Faites-moi donc, -je vous écoute- le commentaire des Ecritures ; et dites-moi quel est leur commencement ; voyons, s’il n’était que de vous, par où commenceriez-vous ?»
Un long silence s’ensuivait.
«Ah, reprenait l’Ancien, n’aviez-vous donc pas pris conscience que seul Dieu peut interpréter les Ecritures ? Dieu, et ceux avec lui auxquels il veut bien prêter le secours de sa grâce... Si nous ouvrons au livre du sage Salomon, nous verrons que telle est la réponse qu’il y donne : “Le commencement de la sagesse, dit-il, c’est la crainte du Seigneur”. Oui, la crainte du Seigneur éloigne des fausses apparences, celles de la chair, comme celles du monde. Vous cependant, peut-être étudiez-vous la théologie comme l’on apprendrait un métier ? Alors vous n’avez pas bien lu Maxime le Confesseur. Saint Maxime parle comme Salomon. “Si vous avez la crainte du Seigneur, dit-il, vous avez appris la théologie”. Mais si vous n’avez pas la crainte du Seigneur, vous avez appris un métier pour vivre, comme ferait un menuisier, ou un ferronnier, ou bien encore les deux ensemble. Si vous n’avez pas appris ce commencement, vous avez appris non pas la science des Ecritures, mais une simple technique. Or sachez-le, se contenter de parler ou d’écouter n’est pas utile. Tout comme dans un repas n’est pas rassasié le cuisinier ni nul autre que celui-là seul qui mange, de même ne goûte pas à la béatitude celui qui se contente de parler et d’écouter, mais celui-là seul qui fait».
Non, trembler eût mieux valu que de se faire passer pour théologien lorsqu’on ne l’était pas. L’enseignement de la théologie ne pouvait rien constituer que le fruit d’une indicible expérience, d’une union sans mélange avec le Christ vrai Dieu et vrai Homme. La théologie en vérité était une grande grâce.
«Ah ! soupirait le géronda, si quelque jour Dieu vous donnait le don de la théologie, n’abusez pas de cette grâce...»
Le géronda possédait ce charisme. Dieu lui avait donné ses yeux spirituels qui, sous la lettre, discernaient l’esprit, chaque fois lui ouvrant le sens des Ecritures. Alors, à son tour, il éclairait ceux qui venaient à lui :
«Géronda, interrogeaient ses enfants, il est dit que les Apôtres s’en allèrent après l’arrestation du Seigneur... Tous s’enfuirent, hormis Jean, le Théologien, qui était connu du Grand-Prêtre, et Pierre, que Jean avait choisi, parce qu’il était connu lui aussi. Serait-ce, Géronda, à cause d’un manque de foi ? Serait-ce par lâcheté ?» «Non, disait-il, ce n’est pas qu’ils ont eu peu de foi. Mais Dieu l’a permis ainsi pour que les femmes eussent du courage à leur place. Les hommes et les femmes sont une seule et même chose. Ce que les hommes ne faisaient pas, il fallait que les femmes le fissent. C’est dire que l’on peut tout faire, pour peu que l’on veuille. A l’inverse de cette femme de l’Evangile qui disait : “Je suis une femme ; je ne sais pas ; je ne peux pas”. Qui plus est, les Apôtres, à cette heure, n’avaient pas encore reçu l’Esprit céleste. Ce ne fut qu’après la Pentecôte seulement qu’ils parvinrent à la mesure de la perfection».
«Géronda, ajoutait-on, trouvez-vous bien que nous lisions l’Ancien Testament ?» «Cela est bien, répondait-il. Mais lorsque vous avez devant vous la personne même d’un homme, courez-vous à son ombre ? Car nous avons à présent le Christ même, et ce qu’il nous a transmis...»
Puis, comme intérieurement, il se murmurait : «Bien entendu, il y a le Psautier... C’est si beau le Psautier... “Sur la harpe et sur la cithare”, dit David. Les cithares avaient dix cordes... cinq en-dehors, cinq en dedans. Les cinq cordes du dehors sont mises pour les cinq sens ; les cinq cordes intérieures, pour les cinq sens intérieurs : non point la vue, ni le toucher... mais pour le premier, le coeur ; pour le second, la pensée ; pour le troisième, la garde du coeur ; pour le quatrième, les visions ; pour le cinquième, l’espérance...»
Il hochait la tête. «Il importait que chaque chose eût aussi son importance...»
Et certes, chaque mot importait. Comme chaque détail du rituel de l’Eglise. Cela ne tenait en rien du formalisme. Tout, au contraire, dans l’Eglise prenait son sens, tout s’ordonnait selon une architectonique plus haute. Non, tout cela ne voulait pas rien dire. Seulement, des choses, il fallait avoir cette vue supérieure.
Le géronda avait vu une femme se signer trop vivement, presque à l’emporte-pièce. Et parce que, dans sa hâte, elle avait mal fait, il l’avait reprise : «Le signe de Croix, ce n’est pas ainsi qu’on le fait. Il est notre arme la plus haute... Comme cela... Trois doigts joints ensemble, et les deux autres repliés, représentant la Trinité et les deux natures du Christ, vrai Dieu et vrai Homme. L’on part de la tête d’abord : la tête n’est pas carrée, elle est ronde, à l’image de notre Christ intemporel, qui n’a ni commencement ni fin... Les doigts en bas maintenant, comme notre Christ, descendu dans les entrailles de la Vierge, où il s’est fait homme... Puis à droite : Il a été crucifié... A gauche enfin : Il est ressuscité, mais il viendra à nouveau juger les vivants et les morts... Là, que je vous signe à mon tour : «Sous le signe de la Croix ont été écrasées toutes les puissances hostiles». Et n’oubliez pas, sous votre oreiller, de mettre une croix où soit gravé notre Christ. Quant à la croix que vous portez, mettez-la sous vos habits. Ne l’arborez pas comme une décoration... Il est préférable aussi qu’y figure un crucifié, -le Corps de Notre Christ ; à moins que ne soit gravé au dos ce symbole de notre foi :

IC XC

NI KA

Jésus Christ vainqueur.

Parce que d’autres ont été crucifiés, qui ne sont pas à confondre avec notre Dieu».
De fait, rien, dans l’Eglise, nulle chose ne pouvait se faire à la légère, fût-elle la plus futile, la plus anodine...
«Soyez attentifs, lorsque vous faites un voeu, parce qu’il faut que le voeu soit dûment accompli... Soyez très attentifs aussi à la personne du diacre, autant qu’à celle du prêtre. Avant qu’il ne vous demande de l’eau, apportez-lui en...»
Lors même que l’on croyait sacrifier à un simple rituel, l’on touchait aux plus grands mystères, aux sacrements de l’Eglise...
«Le dimanche, disait le géronda, prenez du pain bénit. Chaque jour de la semaine, ensuite, prenez-en aussi, fût-ce un peu à la fois... Le matin, buvez également de l’eau bénite. Tout le jour, cela vous portera... Faites de même maintenant que nous sommes en carême : tous les jeudis, après le jeûne du mercredi, et tous les samedis matins, après le jeûne du vendredi, buvez beaucoup d’eau bénite, mangez beaucoup de pain bénit ; puis, tous les quinze jours au moins, préparez-vous à la divine communion. Préparez-vous dans le jeûne et la prière. Pour le jeûne, demandez à votre père spirituel : il vous guidera. De toute façon, jeûnez à la mesure de vos forces ; autant que vous pouvez. C’est aussi que vous ne pouvez pas, chacun, soulever un poids de cent tonnes. Mais le lundi, par exemple, qui est le jour des anges, faites un peu d’abstinence. Le mardi rompez le jeûne avec de l’huile et du fromage ; le mercredi, faites abstinence ; le jeudi, rompez le jeûne avec de l’huile ; le vendredi faites abstinence ; le samedi, rompez le jeûne, de crainte de ressembler au pharisien. Et ne communiez pas si vous n’avez lu d’abord le grand canon de communion. Lisez-le, et plongez-vous au plus profond du sens des paroles. Lisez-le comme si vous le disiez avec le coeur. Après quoi, vous pouvez vous confesser, -pas à moi qui ne confesse pas ; mais à un autre, ce qui revient au même. Et n’allez pas non plus vous confesser deux fois, à deux prêtres distincts, d’un même péché. Car confesser une seconde fois ce que l’on a déjà dit, tient de l’incrédulité. A votre père spirituel, dites : “Je suis pécheur, je suis tombé” et décrivez brièvement votre péché, pour qu’il comprenne de quelle sorte était votre chute. Mais il n’est nullement nécessaire de l’exposer plus en détail, de crainte que, sous l’influence du malin, cela ne suffise à faire renaître en vous le désir du péché. Et le père spirituel, lui aussi, est un être de chair. Ayez pitié de lui. Epargnez et le père spirituel et vous-même. Si vous ne l’épargnez pas, vous faites un nouveau péché. Et ce n’est pas le prêtre qui pardonne, mais le Seigneur par lui. “Fils et Verbe de Dieu, dit le prêtre, pardonne à ton serviteur...” et le reste. C’est donc au Seigneur que vous vous confessez, et c’est lui qui vous pardonne... La confession achevée, évitez de pécher à nouveau. Dites-vous : “Je suis passé par le feu et j’ai réchappé. Maintenant que le Seigneur m’a fait miséricorde, vais-je repasser dans les flammes ? Comment, dès lors, Dieu ne s’irriterait-il pas ?” Et sachez-le, après la confession, la plaie du péché se referme, mais la cicatrice subsiste. Vous donc, de temps à autre, regardez la cicatrice ; attristez-vous alors, et dites-vous : “Je connais mon iniquité”. Or, ce n’est qu’à la seconde Parousie, en ce temps-là seulement, que les cicatrices, elles aussi, s’en iront...
C’est pourquoi, avant de communier, luttez. Oeuvrez davantage au silence. Soyez plus vigilants. Offrez aussi tout ce que vous pouvez en aumônes ; faites autant d’aumônes que vous le pouvez. Faites toutes sortes de bonnes oeuvres. Préparez-vous à l’avance. Les jours précédents, portez votre esprit vers ce mystère. Pour moi, lorsque je m’apprête à communier, dès la veille au soir, je ne désire plus voir face d’homme, je ne cherche plus à parler, je ne veux plus rien dire ; et mon esprit, je le tiens attaché à mon Christ, examinant dans quelle disposition je vais en mon âme recevoir mon Christ, sans cesse suppliant mon Seigneur. Notre Christ, qui nous a donné son propre Corps, dans la divine Eucharistie nous fait son propre Corps. “Comme il nous a en lui, dit saint Jean Chrysostome, ainsi ayons-le en nous”. Et si les larmes ne venaient pas avant la communion, ne communiez pas... A celui, néanmoins, qui communie rarement, dites de communier ; afin qu’il prenne des forces. Ne vous abstenez pas des Mystères. Ils vous donneront de la force. Communiez souvent. Il faut que la divine communion soit fréquente. Mais ne me demandez pas de vous dire quand il faut communier. Lorsque vous avez faim. Est-ce à moi de vous dire quand vous avez faim ? Il en va de même pour l’âme. Communiez autant qu’il vous est nécessaire. Tout comme vous avez faim et mangez, comme vous avez soif et buvez, ainsi ayez faim, ayez soif de communier, de recevoir notre Christ.
Ayons faim, ayons soif de notre Christ. Et laissez-moi vous dire quelque chose : si vous êtes vigilants et que vous luttez, ce sera le Mystère lui-même qui vous instruira, et vous demanderez la communion...»
Le géronda se penchait vers ses enfants :
«Et vous, tous les combien communiez-vous ? Tous les combien avez-vous soif ? Tous les quinze jours ? C’est bien. Quoi qu’il en soit, ne communiez pas plus d’une fois par semaine. Ce serait faire bien peu de cas de la divine Providence. Il y avait au désert un ermite auquel un ange descendu du ciel venait, une fois la semaine, porter la communion. Tel était l’abba Onuphre. Or donc, l’ange du Seigneur ne pouvait-il pas descendre plus souvent ? Il le pouvait, certes. Mais il jugeait qu’il en était bon ainsi. Et Marie, la grande Marie d’Egypte, n’est-ce pas après quarante années qu’elle put communier, des mains de l’abba Zosime ? Aussi, ne communiez pas, vous non plus, tous les jours.
Mais ne manquez pas pour autant d’aller à l’église. Pour l’Eglise, soyez enflammés de zèle. Dites-vous quelquefois : “Tiens, aujourd’hui, je vais aller à l’église”. Et le dimanche, ne vous absentez jamais de l’église sans raison grave. Pourquoi manquez-vous la divine liturgie ? Soyez vigilants. Les temps sont mauvais. Savons-nous combien de temps nous vivrons ? Savons-nous si l’année prochaine, par un jour pareil à celui-ci, nous existerons encore ? Et si vous n’allez pas à l’église, sans que ce soit quelque maladie d’importance, en ressentez-vous tout le jour votre coeur affligé ? Dites-vous : “Aujourd’hui j’ai été privé d’église ; aujourd’hui je n’ai pas pris de force à l’église” ? Aussi, les uns après les autres, surmontez tous les obstacles. Courez à l’église afin, tout au long de la semaine, d’en tirer encore profit. Et lorsque vous entrez dans l’église, ne vous tenez pas au milieu, mais restez debout, tapi dans un coin, contre le mur ; ou bien abritez-vous derrière un pilier, une colonne ; pour empêcher que votre esprit ne se laisse distraire ; pour l’obliger à être attentif aux paroles, et que vienne la contrition. Mais ne vous agenouillez pas ; parce que le dimanche est le jour de la Résurrection ; chez vous, cependant, lorsque vous êtes seuls, il vous est permis, fût-ce le dimanche, de vous agenouiller, à cause de vos nombreux péchés ; agenouillez-vous et priez notre Christ ; chez vous, non pas à l’église.
A l’église, demandez-vous : “Pourquoi sommes-nous venus là ? Pour prendre de la force. Pour guérir”. Considérez l’église comme un hôpital. Or pourquoi va-t-on à l’hôpital, sinon pour y guérir ? L’église est aussi notre hôpital. Là seulement nous guérirons nos plaies et nos passions. Va-t-on à l’hôpital par un simple effet du hasard et s’en retourne-t-on comme on y est venu ? Quitte-t-on l’hôpital sans éprouver quelque soulagement ? Va-t-on chez le médecin pour en repartir sans un quelconque remède ? Et à l’église ? Pourquoi va-t-on à l’église ? Allons, veillez grandement à ne point rester secs aux offices auxquels vous assistez. Ne quittez jamais l’église sans en retirer ce profit spirituel d’avoir éprouvé ou ressenti quelque chose. Beaucoup lisent pour leur édification, d’autres prient sans cesse. Mais vous qui ne faites rien de tout cela, où prendrez-vous de la force sinon aux offices ? Ainsi donc, allez à l’église et, là, tâchez de vous plonger dans les divins mystères de la liturgie. Si vous comprenez la divine liturgie, vous comprendrez aussi le Mystère de l’Eglise et, confondus d’admiration, vous glorifierez Dieu. L’Eglise est ce Corps de notre Christ dont nous sommes les membres. Nous sommes, dit l’Apôtre Paul, les membres de son Corps, de sa chair, de ses os. L’Eglise est le Corps du Christ, la Maison du Père, le Temple de l’Esprit, l’Icône de la Sainte Trinité, le Mystère du Dieu vivant...»

SAINT PHOTIOS LE GRAND

SUR L'INCARNATION

Courts chapitres de théologie

oser la confusion dans la Trinité c’est abolir les Personnes ; diviser l’essence, c’est introduire la coupure et l’aliénation de la Divinité. Fuis les deux précipices qui bordent la voie royale et, fidèle aux définitions et aux lois de l’Eglise, adore et vénère une Essence et Divinité dans Trois Personnes ou Hypostases, et prêche aux autres ce résumé de la théologie chrétienne.
De même que, dans la théologie, confesser trois essences est une doctrine polythéiste et par là-même athée, et affirmer qu’il n’y a qu’une Hypostase ressortit au judaïsme et sabellianisme20, de même, dans l’économie21, reconnaître une seule nature et une seule Hypostase est manichéen et inacceptable, et avouer deux natures et deux Hypostases est propre aux pauliciens et rend ennemi du Christ. Que faire donc ? Suivre les pas du dogme intermédiaire, celui de l’Eglise, lequel esquive et évite l’un et l’autre blasphème, et confesse, selon la foi divine, une unique Hypostase, mais deux Natures en Christ.
De même que Nestorius, en buvant le noir mélange de Paul de Samosate, a sombré dans l’ivresse impie, de même Eutychès, en moissonnant sur les mauvaises herbes de Manès les graines de sa propre religion, a pétri un pain de douleur et de damnation pour lui-même et pour ses fidèles. Mais le choeur des orthodoxes prend pour docteur Pierre le coryphée, ou plutôt le Créateur et Seigneur de Pierre et de nous tous -car Il a dit : «N’appelez personne sur terre Rabbi, car un seul est votre docteur, le Christ22»- pour confesser d’un commun accord et dans la lumière que les deux natures, Divinité et humanité, sont sans confusion dans l’unique hypostase du Verbe. Tel est en effet l’enseignement de l’Auto-Vérité. Lui-même, en effet, se déclara Fils de l’homme et Il fut proclamé Fils du Dieu vivant par Pierre le coryphée : Il a donc confirmé l’un et l’autre, ici de Sa parole et là de Son consentement. C’est pourquoi Il a confié à Pierre, en récompense de sa confession droite, les clés du Royaume, et Il a établi que l’Eglise serait fondée sur sa confession et qu’elle ferait éclater sa victoire sur les portes de l’enfer et sur tous les hérétiques, qui ne savent point mettre de porte à leur bouche.
Si l’on reconnaissait une seule nature en Christ, il n’en émanerait sans doute qu’une seule volonté. Cependant, puisque les natures sont deux, deux seront aussi les volontés qui en jaillissent ensemble. D’autre part, s’il n’est pas de nature sans énergie, avec chaque nature on verra poindre, nécessairement, son énergie propre. Enfin, comme la nature humaine accompagnait la nature divine du Verbe et lui était soumise, ainsi fait évidemment la volonté humaine à l’égard de la divine, et l’énergie à l’égard de l’énergie.

Pourquoi Dieu s’est fait chair

Parce que très peu sont capables de s’élever par l’esprit et par la théoria jusqu’à une idée (phantasia) appropriée de la Divinité -et la preuve, c’est que ceux qu’on estime avoir atteint les sommets de la sagesse humaine ont été dans des sentiments très divers, variant par rapport à eux-mêmes et de l’un à l’autre- pour cette raison Dieu s’est fait homme, afin que non seulement ceux qui paraissent l’emporter sur les autres par l’intelligence, mais l’homme de la foule aussi bien, lequel se laisse davantage guider par les sens que par la réflexion, pût s’élever à la conception juste et salutaire de Dieu, grâce à ce qu’il verrait et entendrait, montant du sensible à l’intelligible et des miracles accomplis par l’entremise de la chair jusqu’à la contemplation (théoria) de la Divinité surnaturelle et incorporelle. Ce que les événements ont clairement prouvé. Du jour, en effet, où Dieu s’est fait homme et où, porteur de notre forme, Il a accompli Ses oeuvres extraordinaires et surnaturelles, l’homme a rejeté la masse aberrante de ses imaginations bizarres et, envoyant paître les figures forgées par l’idolâtrie et le bavardage insensé des mythes, il adore le Dieu apparu dans la chair et Le reconnaît pour le Dieu véritable : oui, par sa venue dans un corps et par Ses oeuvres dépassant la raison, Dieu l’a rendu digne de Le saisir au moyen de la vue et de l’ouïe ; puis Il l’a fait monter de cette science jusqu’à la connaissance et à la vision de la nature invisible.
Telle serait donc une première raison de l’Incarnation. La deuxième est que la condition indispensable pour que le fort fût lié était qu’un plus puissant que lui entrât dans la lice et relevât le défi.
La troisième tient au fait que les choses qu’on enseigne par la vue et par l’ouïe font beaucoup plus d’impression et sont plus précises et certaines que celles que l’on fait connaître de loin et par des intermédiaires étrangers. Si tu veux, c’est qu’il est beaucoup plus facile et plus expédient de pratiquer les vertus par imitation que de se conformer à un impératif sans modèle. Or les hommes ne pouvaient avoir de modèle capable d’élever la vie humaine si personne n’avait réalisé cette perfection dans le cadre de l’humanité. Et comment un tel acte humain eût-il eu lieu, sans l’hominisation du Verbe ? C’est donc dans son amour de l’homme et dans son insondable Providence que le Verbe est devenu homme et qu’Il a vécu et habité parmi nous de manière à nous déifier.

Mon Père est plus grand que moi

La parole de l’Evangile : «Mon Père est plus grand que moi» a été prise dans divers sens par nos Pères, sans qu’aucune de ces interprétations ne contrevienne à la vérité. Selon les uns, en effet, le terme de «plus grand» se réfère à la notion de causalité, ce qui n’introduit pas de différence d’essence, mais au contraire identité et nature commune. D’une manière générale, en effet, tout père étant à l’origine de son fils par la causalité, il ramasse en lui-même et maintient l’unité de l’essence, quoique la diversification des hypostases soit si grande, surtout dans les créatures soumises à la génération, où une infinité de circonstances ne cesse de l’étendre et de l’augmenter, qu’elle finit forcément par connaître l’altération. Ainsi donc, loin de signifier une hétérogénéité d’essence, l’idée que le Père est plus grand que le Fils en vertu de la causalité, ressortit à la consubstantialité et à la communauté de nature.
Pour d’autres, les mots «plus grand» font allusion à l’humanité. Voici leur argument. Tout comme ceux qui parlent du retour au Père, du peu qu’il va désormais dire aux disciples, de la venue du Prince de ce monde qui, sondant le Seigneur, ne pourra absolument rien trouver en Lui26, de même donc que tous ces faits concernent la nature assumée et non le Verbe, de même, la phrase «mon Père est plus grand que moi» s’appliquent à cette nature. En effet, les propos qu’on vient de citer forment le contexte immédiat de cette phrase, elle s’entend dans un sens proche du leur.
D’autres interprètes ont admis que le comparatif «plus grand» se rapportait au Verbe, quoique non pas dans l’absolu, ni selon l’essence ; mais si, précisément, l’hominisation est un anéantissement et une humiliation extrêmes27, par quoi le Verbe s’est exténué et s’est abaissé Lui-même, le Maître revêtant la forme de l’esclave, il est clair alors qu’on est en droit d’affirmer que, comparé à Celui qui n’a point subi la kénose et l’humiliation, Il assume la petitesse. Celui qui n’a pas connu l’anéantissement, par cela seul, en effet, l’emporte en majesté sur Celui qui s’est anéanti, et Celui qui n’a rien abandonné de sa transcendance est plus grand que Celui qui s’est avancé dans la nature humaine, jusqu’à la souffrance des peines les plus infames, la Croix et la mort.
On serait aussi fondé à penser que ces paroles concernent une idée que les Apôtres s’étaient faite. En effet, comme ils n’avaient encore que des notions imparfaites sur le Dieu qu’ils suivaient en disciples et qu’ils supposaient le Père beaucoup plus grand, à cause, d’une part, de la Loi de Moïse, qui leur avait parlé bien plus distinctement du Père que du Fils, et d’autre part, des paroles mêmes du Sauveur qui ne cessait de les entretenir du Père, comme, dis-je, cette opinion s’était implantée en eux -et c’est la raison pour laquelle ils avaient dit : “Montre-nous le Père et cela suffit”- le Sauveur développe ce préjugé pour le corriger, disant à peu près : «Vous contredisez vos propres déclarations en vous abandonnant au chagrin parce que j’ai dit que j’allais au Père ; si vous m’aimez, en effet, et qu’il vous semble que le Père est plus grand, vous devriez vous réjouir puisque je vais vers le plus grand. Car vous assurez qu’il suffit que je vous Le montre pour vous rendre contents de tout». Eh ! bien, reconnaître cette intention derrière l’affirmation que le Père est plus grand que le Fils, c’est rester dans la vérité.
Rien non plus qui empêche de voir dans ce mot une forme d’abaissement, une expression d’humilité employée à cause de la faiblesse de ses auditeurs. Le Seigneur use en effet, et même fréquemment, de ce genre d’économie dans ses propos, afin de gagner à Lui et de sauver ceux qui ne peuvent pas encore porter les notions plus parfaites, comme quand Il dit : «Je prierai le Père et Il vous enverra un autre Paraclet» et «Je te rends grâces, parce que tu m’exauces toujours», et en une infinité d’autres endroits. Et comment montre-t-on qu’il ne s’agit là, pour Lui, que de s’accommoder à la faiblesse de ceux qui l’écoutent ? Le Seigneur en personne, Source de la sagesse et Abîme de la science, l’a enseigné quand Il s’est Lui-même interprété en disant : «Je savais que tu m’exauces toujours ; mais j’ai parlé à cause de la foule ici présente : afin qu’ils croient que tu m’as envoyé».
Mais j’arrête ici : tu as, je crois, pour répondre à ta question, plus de matière qu’il n’est d’usage d’en fournir dans une simple lettre !

Dieu partout présent et dans le sein de la Vierge

Si Dieu est partout, pourquoi critiquer le mystère (de l’Incarnation) en arguant de sa présence dans le sein d’une femme ? Oui, répond-on, il n’y a pas d’objection à Le dire présent dans le sein d’une femme, à la façon dont Il est partout, mais comment Dieu peut-il prendre chair d’elle ?
Eh bien, très cher, tu viens, sans le vouloir, de renoncer toi-même à calomnier le Mystère : sans t’en apercevoir, tu es déjà passé du camp adverse au nôtre ! Car celui qui cesse la querelle et demande démonstration du point controversé ne chicane plus pour avoir des motifs de refuser le dogme, mais pour trouver des raisons d’y adhérer lui-même. Que dis-je ! mais qui s’est ainsi préparé n’a plus qu’à rallier la vérité, puisque le point soulevé est désormais libre de toute objection. Quand on s’aperçoit qu’une proposition, de prime abord absurde, non seulement ne renferme aucune absurdité, mais répond même à une nécessité logique, les raisons mêmes qui la faisaient rejeter, n’obligent-elles pas alors à l’embrasser sans réserve ?
- la vertu, chose impossible ? Mais je montre que beaucoup y ont part. Par là, sa possibilité est établie et celui qui l’abhorrait doit obéir à ses lois.
- nuisible, le courage ? Mais je prouve que rien n’est plus utile dans la conduite de la vie. Ce qui semble détestable à cause d’une tare qu’on y suppose ne devient-il pas aimable, dès qu’il s’en révèle exempt ?
Il est impossible que Dieu soit présent dans le sein d’une vierge ? Mais tu viens de reconnaître avec moi qu’il est plus impossible encore qu’Il n’y soit pas ! Quelle autre solution souhaiter au problème ?
«Mais je dois apprendre comment Dieu peut s’incarner». Allons jusqu’au bout : si la présence de Dieu est une Incarnation, tu vas t’empresser de le revêtir de la forme de n’importe quel animal. Dès lors, délaissant notre amitié, tu renoues avec ta haine hostile. Seulement, ce qui t’a fait perdre la première manche ne te garantira pas ici de la chute : tu pars en guerre contre la vérité. Gare à la grêle de coups ! Dieu, dans sa Providence, prend-Il davantage soin des hommes que des animaux ? Tu ne peux répondre non ; car la création des animaux et Sa providence à leur égard visent l’utilité des hommes. C’est pourquoi la présence de Dieu n’est pas non plus identique chez les hommes et chez les animaux. Il est dit, en effet, que tout en étant un et sans multiplicité dans ses différenciations, Dieu se multiplie sans multiplication, si bien que dans la seule et unique forme des hommes, la multitude des autres formes (animales) a été manifestée. Tu vois comme il est facile de faire mordre la poussière au champion de l’impiété.
«Mais quoi, répond-on, si le Verbe n’a pas eu à assumer la forme des autres animaux, il reste à dire pourquoi c’est d’une seule Vierge et non de toutes les femmes et de toutes les vierges qu’Il s’est incarné». Apprenez, mon bon Monsieur, qu’une fois de plus, les libertins s’illustrent en se cassant la figure sur les principes mêmes de leur libertinage ! Donc, bien que tu viennes tout juste de reprendre pied, il me suffira, ce semble, de tes paroles, pour te renverser de nouveau. Je dirai, en effet, qu’il est encore plus impossible que Celui qui s’est une fois incarné ait besoin de le faire une seconde fois ! Donc, point d’Incarnation pan-virginale ; mais une seule, d’une Seule.

Comment Dieu a-t-il pu s’incarner ?

Si Dieu ou la Divinité est présent en tous les êtres et à travers tout, qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’Il soit parmi les hommes en tant qu’homme ? Il est omniprésent, entre autres raisons, en tant que Créateur ; Il est parmi les hommes en ayant assumé Sa créature par amour de l’homme et en ayant participé et communié à la naissance qu’Il avait Lui-même créée, la décorant ainsi d’un second honneur après le premier30. Le premier de ces deux honneurs, c’est Sa main créatrice qui le conféra, le second, c’est Lui-même, quand il jaillit du sein. De même donc que nous l’appelons «artisan» parce qu’il a fait exister tout ce qui est à partir du néant, quoique ce mode de production soit infiniment supérieur à celui de l’art, de même, parce qu’il a accordé aux hommes, plus qu’à nul autre, les bienfaits d’une providence exceptionnelle, nous disons que le Prééternel est né, quoique l’enfantement de la Vierge et l’ineffable naissance soient au-dessus de la naissance humaine, et que le Modeleur de notre nature a mérité le nom d’homme. Cependant, nous ne faisons pas de l’homme un Dieu31, loin de nous ! (car cela est vraiment impossible et ne supporte pas l’examen de la raison) ; mais nous confessons que Dieu est sorti comme homme, chose qui est facile au Dieu qui a modelé la nature et qui annonce hautement l’immense amour de Dieu pour les hommes.

La naissance de Dieu dans le temps

Dans ce passage de saint Paul : «Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme» (1 Gal. 4, 4), faut-il dire «naissant (gennomenon)» ou «né (genomenon)» ? Les deux expressions diffèrent en grec par un «n» de plus ou de moins33.
Réponse : Il faut dire : «Né de la femme», de même qu’on dit «né sous la loi», avec un seul «n34». D’abord à cause du contexte des mots et des idées, et deuxièmement parce que le Christ est bien né (gegénnetai) de la Vierge (dans gegénnetai on écrit les deux «n» sans changement), mais ne naît (gennâtai) pas d’elle. En effet, Il est né de la Vierge une fois pour toutes. Que le mot de Grégoire le Théologien ne fasse ici trébucher personne. Car s’il dit bien : «Le Christ naît35», ce n’est pas qu’Il naisse éternellement de la Vierge, mais parce que, ce jour-là, on célébrait la fête de la Nativité du Seigneur. Il faut donc, en tout état de cause, conserver l’expression «né de la Vierge» et se garder d’écrire ou de prononcer avec deux «n» le mot en litige.


Une nature du Verbe Incarné

La formule «une nature du Verbe Incarné» exprime un sens clair et unique, qui rejoint tout-à-fait ceux qui dogmatisent «deux natures unies sans séparation selon l’hypostase». Et cela ressort évidemment du fait que Cyrille se sert des deux formules, puisqu’il ne rejette pas celle-ci : «une nature du Verbe Incarné», ni ne renie celle-là : «deux natures unies indivisiblement selon l’hypostase37». Or il n’est pas le seul à s’exprimer de la sorte, car tous ceux qui, après lui, ont été du nombre des hommes pieux, parlent de même. Sa voix indiquant clair et net la foi droite, personne ne s’étonnera de voir l’esprit des hérétiques s’efforcer de la traîner captive dans leur délire hostile : plus prompts à nuire qu’à s’instruire, ils ont aussi l’audace de détourner le sens des saintes paroles, sans parvenir, ici ni là, à rien d’autre qu’à fournir les arguments qui confondent leur perversité. Le piège se referme dans tous les cas sur ceux qui refusent la vraie signification, car alors ou bien Dieu le Verbe n’aura porté la chair qu’en apparence, comme le veulent les disciples de Mani, ou bien le Verbe se sera transformé38 en chair, ou bien la nature du corps aura été absorbée dans la Divinité intangible, surnaturelle et sans corps.
Si le bienheureux Cyrille et des myriades d’autres Pères ont souvent employé le terme de nature au sens d’hypostase -chose que les confusionnistes aussi reconnaissent- ne vont-ils pas nous faire rire, nous, les orthodoxes, en essayant d’ébranler la parole de Cyrille qui dit : «une nature du Verbe incarnée» ? Car, si l’usage du terme de nature avec le sens d’hypostase est bien attesté chez saint Cyrille, cette phrase s’accorde avec nous plutôt qu’avec les apostats. Car c’est nous qui croyons et confessons une seule hypostase du Verbe incarnée.
Tu vois à quel point la démence, fléau de Dieu, et la folie les frappent ? Ils accordent, en effet, malgré eux, ce qu’ils ne cessent d’incriminer, et ils se mettent à médire des idées pour lesquelles ils se prétendent prêts à souffrir mille fois la mort. En effet, les acéphales, c’est-à-dire les disciples de Sévère, divisent la nature en deux, appelant la première «particulière» et l’autre «commune», quoique cette trouvaille soit de nul effet pour raffermir leur impiété. Car cette nouvelle doctrine ne peut ni s’accorder avec leur dogme absurde et monstrueux39 d’une seule nature en Christ, ni contredire en rien les orthodoxes.
Il faut donc leur demander de quelles natures ils veulent parler quand ils disent le Christ «de deux natures (ek duo physeon)» : est-ce de deux natures particulières, ou de deux natures communes ? Car, s’il s’agit de deux natures particulières, ne devraient-ils pas rougir d’insulter Nestorius, dont ils partagent dès lors le dogme ? Car parler d’un composé «(issu) de deux hypostases» est un sophisme, qui semble admettre la composition en une seule personne, mais qui introduit néanmoins deux hypostases autonomes et les dogmatise, tout en s’abritant derrière le dogme commun. En effet, si l’on dit le Christ composé de deux natures communes, on confond Nestorius, puisque le composé ne saurait alors aucunement se diviser en deux hypostases autonomes40 ; mais si l’on dit, comme ils y sont réduits, que le Christ est «de deux hypostases», c’est la doctrine de Nestorius, non la leur, qu’on énonce. Déclarer, en effet, que le Christ est «de deux hypostases», «en deux hypostases» ou «deux hypostases», revient, dans tous les cas, à confirmer la théomachie nestorienne. Car il en va de même que si, tout en déclarant que l’Hypostase du Verbe a hypostasié en elle la nature humaine, l’on disait le Christ «de deux natures», «en deux natures» ou encore «deux natures» : dans les trois cas, l’on confesse l’union selon l’hypostase et l’on prêche le dogme orthodoxe. Le Christ, en effet, est composé de Dieu le Verbe et de la nature humaine. Car le Verbe -c’est-à-dire, précisément, l’hypostase- est devenu chair -terme qui n’implique pas l’idée de personne, mais qui exprime la nature humaine.

La boue de l’aveugle-né41

Le Créateur s’est servi de la boue pour créer des yeux tout neufs à l’aveugle, afin que ceux qui ont du mal à comprendre comment le premier homme a pu être modelé de la terre, nul n’ayant été témoin ni spectateur de cette création, trouvent réponse à leur question et soient ainsi conduits à une foi certaine. En effet, la création du plus précieux des membres du corps humain, opérée sous les yeux de tous, offre un puissant secours contre le doute et raffermit l’esprit, le délivrant de toute hésitation sur le reste du corps, dont le modelage eut lieu sans témoin. Qui vient, en effet, de voir, au moyen de la boue, former et donner substance à la partie la meilleure et la plus noble de notre être, ne confessera-t-il pas, fort d’un argument sans réplique, que le reste du corps peut naître de la même force et de la même matière ?
En outre, afin de nous faire comprendre que tous les caractères où se révèle la Divinité du Père, c’est-à-dire, la puissance, la gloire, l’essence, la seigneurie, s’attribuent également et totalement au Fils, Il a pris de la boue et non d’une autre matière pour façonner des yeux à l’aveugle, de même que le Père autrefois avait, avec le Fils, créé l’homme au moyen de boue. Cela montre aussi clairement que Celui qui a maintenant forme d’homme, mais agit comme Dieu et change la nature de la boue en celle de l’oeil, est le Même qui autrefois collabora avec le Père pour tirer l’homme de la boue.

Le premier-né42

Le Christ est appelé premier-né parce que Adam fut le premier-né et le premier-créé de la nature humaine et que le Christ a été le second Adam, prenant donc la même appellation et il n’a pas refusé les traits qui accompagnent la créature.
Le divin Paul ayant dit : «premier-né de toute la création43», l’auteur dit que les hérétiques, ne comprenant pas de quelle création il parle, ravalent le Fils au rang de créature. Aux fous ! La création est double : la première, venue à l’être ; la seconde, renouvellement. Paul lui-même, en effet, s’écrie ailleurs : «Si quelqu’un est en Christ, c’est une nouvelle créature». Mais afin de montrer de manière éclatante qu’il parle de la création renouvelée, dont il dit que le Christ est le premier-né, il ajoute : «premier-né d’entre les morts, afin d’être le premier en tous». C’est-à-dire, le premier des renouvelés, le premier de ceux qui sont appelés à l’incorruptibilité, le premier de ceux qui se relèvent d’entre les morts. Premier, non pas selon la divinité -loin de moi ! quelle injure à Dieu, que d’appeler premier des créatures Celui qui d’une manière indicible et dans sa suréminence inconcevable surpasse et transcende toute nature !- mais il est premier dans son humanité, puisqu’il est devenu le chef de notre résurrection et de la transformation qui fait passer de la corruption à l’incorruptibilité. Quoique Elie, en effet, eût réveillé le fils de la veuve et Elisée celui de la Sunamite, et quoique le Sauveur même eût relevé Lazare, mort depuis quatre jours, aucun de ces trois, pourtant ne s’est levé pour l’incorruptibilité et l’immortalité. La mort, en effet, a de nouveau étendu sur eux son empire. «Mais le Christ, ressuscité des morts, ne meurt plus, car la mort n’a plus d’empire sur Lui», ni non plus sur ceux qu’Il ressuscitera lors de Son Second Avènement.
Quelle méchanceté et quelle folie que la nôtre ! Le Christ est venu vers nous, Il nous a donné Son Esprit et a assumé notre corps, et l’échange s’est opéré ; et, prenant notre pâte, Il l’a exaltée et l’a fait asseoir à la droite du Père. Et l’ingratitude blasphème le bienfait ! Il a reçu de nous l’argile et l’a fait siéger à la droite du Père. Nous avons reçu de Lui l’Esprit et nous l’outrageons en le rangeant parmi les créatures et les esclaves.

Si Dieu s’est reposé de toutes ses oeuvres au septième jour,
comment le Verbe du Père, le Sauveur, peut-il dire
«Mon Père oeuvre jusqu’à présent, et moi aussi j’oeuvre» ?44

Nous pouvons considérer quatre sortes d’oeuvres accomplies par le Créateur. La première a consisté à créer les êtres et à les faire surgir à l’origine ; c’est en ce sens qu’il est dit : «Et au septième jour, Dieu se reposa de toutes ses oeuvres». Ayant, en effet, donné leur essence à toutes les natures, et parachevé tous les êtres sans exception, dans l’espace de sept jours, le Créateur n’a manifestement plus, dès lors, produit aucune essence.
La deuxième opération du Créateur, c’est la force agissant depuis le commencement jusqu’à présent, qui maintient et conserve tout ce qui a une fois reçu l’existence, sans jamais laisser une forme essentielle périr entièrement ni retourner au néant. Cette énergie salvifique et conservatrice reçoit les noms de providence et de soin diligent de Dieu. Or cette oeuvre et cette action, comme le Verbe de Vérité le sait parfaitement, demeure à jamais sans repos ni cesse, tant que subsistera l’univers qui nous enserre (ce composé terrestre).
La troisième besogne du Créateur, c’est, nous le voyons, de faire que chaque nature produit ce qui lui est propre, sans rien engendrer qui diffère d’elle-même ou qui lui soit étranger ; chacune, au contraire, forme et figure son rejeton à sa ressemblance et selon son caractère, révélant ainsi l’authenticité de sa propagation. On peut certes rattacher cette oeuvre à celle de la providence et du gouvernement divins. La différence entre les trois oeuvres est que la première vise l’essence des êtres, la seconde leur subsistance, et la troisième leur identité. On pourrait aussi classer dans cet ordre d’idées la consécution réglée et immuable qui affecte l’organisation des êtres. Car jamais on ne verra ni le Soleil ni la Lune faillir dans leurs levers, couchers, conjonctions, oppositions et autres actes que la parole créatrice leur assigna, ni bouleverser la régularité du cours cyclique qui leur fut fixé dès le commencement. On ne surprendra pas non plus le choeur des astres en train de modifier et de rompre la chaîne, qui leur fut imposée au commencement, du mouvement circulaire et de l’ordre déterminé de leurs phases et de leurs déclins. La nuit cédant la place au jour et le jour, pour sa part, jaillissant de la nuit, conservent sans l’amoindrir ni le transgresser, le même rapport réglé ; de même, la nature des saisons qui se suivent ne manifeste aucune innovation, mais elle garde depuis toujours l’ordonnance immuable et intacte de ce changement antique et admirable. Et il est clair que c’est la vérité de la providence qui compose et qui maintient la régularité des êtres et l’égalité de leurs rapports. Voilà donc encore une oeuvre que l’on pourrait mettre au compte du travail du Dieu qui a tout créé dans Sa Sagesse.
Outre celles qu’on a dites, il existe une autre oeuvre, qui se manifeste particulièrement à l’égard de la race humaine, à cause de l’amour du Maître pour les hommes. Et cette dernière oeuvre est double. Elle s’applique en partie au corps, chassant les infirmités et les mille autres souffrances qui sont le lot de l’ouvrage modelé par le Créateur. Or telles sont bien les oeuvres et les opérations que le Sauveur universel du genre humain réalisa quand il vint vers nous, libérant l’humanité des multiples formes de souffrances et de maladies. Elle s’applique aussi à l’âme. Cette dernière se trouvant, en effet, marquée d’une foule de péchés et tout entière tachée par les mille plaies du malin, notre même Créateur et modeleur l’a tout entière blanchie et délivrée de la malédiction par son avènement qui dépasse la raison et l’entendement, la ramenant à sa dignité première et lui donnant le pouvoir et la grâce de recouvrer son essence à l’image de Dieu. Telle est l’oeuvre qu’Il accomplit sur l’ouvrage de Ses mains, rendant la vue aux aveugles, affermissant le paralytique, ressuscitant du tombeau le mort de quatre jours, opérant, en un mot, plus de miracles qu’on n’en saurait compter. Or, tandis que le Maître, fidèle à la loi et au décret de son amour des hommes, accomplit ces oeuvres, le peuple ingrat des Juifs lui fait un crime de Ses bienfaits, couvrant sa propre malice et jalousie du spécieux prétexte de l’honneur dû au sabbat ; aussi entend-il du Maître cette double réponse, laquelle montre d’abord en Lui le Seigneur, puis le Docteur et le Sauveur : «Mon Père oeuvre jusqu’à présent et moi aussi j’oeuvre». Tout en fermant la bouche des juifs ingrats qui blasphémaient et calomniaient une guérison corporelle, parce qu’elle avait eu lieu un jour de sabbat, le Maître nous a aussi clairement enseigné que ni Son Père ni Lui ne cessent d’accomplir ces bienfaits et d’autres de même sorte.
A partir de cette affirmation du Maître et des divers sens du terme que nous venons de distinguer, il t’est facile de comprendre quelles oeuvres le Père et le Fils ont cessé et quelle tâche ils ne cessent d’accomplir jusqu’à maintenant. Leur oeuvre de création des natures, en effet, a très anciennement pris fin ; en revanche, celles qui consistent à conserver indéfectiblement les créatures, à maintenir inaltérables et incorruptibles les essences dans leurs totalités, grâce à la Providence, et enfin, à garder immuable le bon ordre et l’enchaînement qui leur furent imposés, ces oeuvres n’ont manifestement jamais été suspendues, ni par le Père, ni par le Fils, ni non plus par le Saint Esprit. Car l’Essence Suressentielle, toute-puissante et créatrice de l’univers possède une seule et même volonté, une seule et même force, une seule et même énergie.
Il est clair aussi qu’au moment même où notre Sauveur accomplissait Ses signes divins, le Fils était à l’oeuvre, mais il avait pour coopérateur45 le Père et le Tout Saint Esprit.


Pourquoi le Christ subit la Croix46

Le Verbe de Dieu et Dieu incarné subit la Croix afin de confondre de manière flagrante l’injustice du diable ; afin de manifester la mesure insurpassable de son amour des hommes47 ; afin d’empêcher qu’on croie facile de se dire Dieu, sans quoi Il aurait donné occasion à une foule de gens de s’auto-proclamer dieux et, tout en balayant un égarement, en aurait Lui-même introduit un fatal48 ; pour s’offrir Lui-même en exemple de patience et d’endurance à ceux qui sont éprouvés par les outrages, les perfidies, les cruautés qui vont à la mort, et leur donner de quoi supporter avec courage et action de grâces les maux qui fondent sur eux ; afin de faire davantage éclater la suprématie de sa puissance, car jeter à bas un adversaire par la force de son bras, de ses armes et de ses alliés, mérite sans doute louange, mais rentre dans les exploits habituels et n’implique aucune opération divine ou extraordinaire, au lieu que détruire la mort par la mort et triompher par elle de l’Hadès, du diable, des dominations et des autorités de ce monde, cela ne peut appartenir en vérité qu’à la force de Dieu, dont la Toute-Puissance dépasse l’intelligence, la raison et l’entendement ; afin qu’en révélant l’immensité des biens qu’Il nous destine, Il nous tienne obligés de L’aimer d’amour pur et de vivre selon Ses lois, conduite dont tout le profit nous revient : l’héritage du Royaume, la vie et la joie au milieu des biens indicibles.


Que le Père a, tout à la fois, voulu et non voulu
la mort du Christ ;
et que le diable aussi l’a voulue et ne l’a pas voulue49.

Cette question appelle des considérations et des distinctions assez subtiles et l’enjeu de chacune des deux difficultés ici soulevées ne va pas, non plus, de soi. Il faut donc, pour parler dans l’ordre, commencer par donner tout son poids à l’une comme à l’autre, avant d’essayer d’en fournir la solution.
Or donc, que la Croix du Christ entre dans la volonté du Père, le Sauveur en personne nous l’apprend lorsqu’il repousse la mort en ces termes : «Cependant, non que ma volonté se fasse, mais la tienne», au moment où, montrant la réalité de Sa nature humaine, Il priait pour détourner la Passion et la donnait pour involontaire. Il nous l’enseigne aussi à un autre moment : quand il réprimanda Pierre, disant que Sa mort volontaire représentait une pensée de Dieu et, au contraire, une pensée du diable, le refus de voir souffrir Celui dont la Passion guérirait les passions de la nature humaine. Car telle est la pensée à laquelle Pierre s’était laissé entraîner, et qui lui valut de s’entendre appeler du nom du diable, quoique les sentiments qui les motivaient l’un et l’autre fussent différents. Pierre était pressé par les mouvements d’une tendresse aveugle, le diable par la malice qui lui fait chercher les pièges et la ruine de notre salut. Quoique venus d’intentions diamétralement opposées, leurs désirs finissaient par se rejoindre.
En effet, l’auteur du mal, voyant ce Corps tout pur et divin soumis aux passions naturelles et irréprochables, trama contre lui un plan pervers et tenta à toute force de le réaliser ; mais comme il voyait aussi l’éclat de la majesté divine rayonner plus que l’éclair à travers les signes que ce Dieu opérait, il s’arrêtait interdit ; de sorte que, tout à la fois poussé et retenu de désirer la mort du Maître, il voyait ses manigances réduites à l’impuissance. La folie pourtant l’emporta sur la crainte. Le premier des meurtriers sentit plus fort l’attrait de sa pente habituelle qu’il ne trembla de sa terreur nouvelle.
Voilà comment la Sainte Ecriture fait connaître que la mort du Fils a été voulue par le Père, mais non par le Malin. Que la mort sur la Croix ait constitué pour ce dernier l’enjeu d’une lutte extrême, on peut s’en assurer en de nombreux passages, dont le sens apparaît sans difficulté. Ainsi, c’est parce que le Malin poussait le peuple juif au mal, qu’ils se disputaient entre eux à propos de la mort du Sauveur. Cependant, il est tout aussi évident que la Passion du Fils n’a pas été voulue par le Père, comme nous le verrons encore plus clairement.
Vu le tour qu’a pris cette discussion, il serait bon de poser et d’examiner la question suivante : si deux propositions contradictoires sont bien affirmées de la même chose, ici de la mort du Maître, s’y appliquent-elles identiquement ? Non ; car la première concerne la passion même qu’Il a soufferte et la seconde, le fruit qui en est résulté. Quel fruit ? En mourant, Il sauve le genre humain et Il anéantit la tyrannie du diable. Ce double effet représente assurément la volonté du Père, la réalisation de sa bienveillance et le suprême accomplissement de toute Sa Providence pour le genre humain ; et n’est-ce pas certainement tout le contraire pour l’Ennemi, qui ne désirait certes pas ce coup fatal ?
A l’inverse, l’immolation du Fils qui devait nécessairement précéder et qui impliquait la Passion, loin de paraître acceptable ou agréable au Père, était au contraire au plus haut point digne de Sa colère et de Son indignation, tandis que le Malin en faisait l’objet de son plus ardent désir et de ses plus chères délices. C’est pour cette raison que Notre Sauveur ami des hommes demande dans Sa prière le pardon de ceux qui s’étaient déchaînés contre Lui : «Père, dit-Il, remet-leur ce péché ; car ils ne savent ce qu’ils font». L’immolation du Fils n’a donc pas été voulue par le Père et a même provoqué chez Lui une telle indignation qu’Il est besoin de la prière de la victime pour sauver du châtiment les coupables, sous réserve qu’ils se soient purifiés par la pénitence.
Et il n’est pas contradictoire que le Père tout ensemble veuille et ne veuille pas la mort du Fils. L’un de ces deux désirs vient de du bien futur, l’autre s’applique à l’acte qui précède. Supposons un stratège qui verrait un brave recevoir des blessures et, avec elles, culbuter l’ennemi et terrasser le chef responsable de la guerre. Le général se réjouit de ce qui a permis le triomphe de son champion sur l'ennemi et ne pleure pas les blessures tant que son esprit s'émerveille de ce grand exploit ; mais qu'il vienne à songer aux plaies du vainqueur et à s'en inquiéter, il est alors triste de voir couvert de blessures celui qui a revêtu la victoire. Le Père, de même, en voyant le Fils renverser l'ennemi de la race humaine par les plaies de Son Corps, exultait de la joie qui sied à Dieu et se glorifiait de la prouesse de Son Fils ; mais dans la mesure où le Bien Aimé subissait les blessures et les meurtrissures, le Père ne souhaitait pas ce sacrifice. La part du volontaire est ici néanmoins plus grande que dans l'exemple proposé. Les premiers coups reçus par le champion, quand la victoire est encore incertaine, sont pour le général un douloureux spectacle, tant que l'ennemi n'a pas pris la fuite. Tout au contraire, dès les plaies de la Passion ou, pour mieux dire, avant même que les meurtriers sacrilèges eussent infligé au Sauveur l'outrage des blessures, le trophée se dressait éclatant, non moins lumineux que lorsque les maudits eurent osé l'inconcevable. Car le futur est présent à Dieu, dont la connaissance anticipe le présent comme l'avenir, de sorte qu'à cet égard, nulle des choses futures, passées ou présentes ne saurait venir au second plan.
Dès lors, il n'y a plus aucune difficulté à soutenir que la mort du Fils a été à la fois voulue et non voulue par le Père et que le premier ennemi de notre nature a mis tout son zèle à la perpétrer, quoique le fruit de son effort lui ait asséné le coup le plus dur qu'il ait jamais reçu. A peine, en effet, le Malin entr'ouvrait sa gueule et s'apprêtait à savourer le Sang du Sauveur : avant même que le plaisir ait touché au fond de ses entrailles, il se sentit frappé du coup fatal et sut sa mort certaine. Le Père n'eut point plaisir à voir le Sang versé, mais Il se réjouit néanmoins en voyant l'effet qui en résulterait. Il l'accepta donc avec joie, non que l'immolation de Son Fils lui fût en soi agréable, mais parce que, nous l'avons dit, en considération du résultat final, Il l'a embrassée et changée en bénédiction.
Tu tiens aussi, dans cette réponse, la solution d'une ancienne dispute50. Cette dispute, à vrai dire, n'est pas ignorée des philosophes qui s'appliquent aux choses divines, mais il est utile de la porter à la connaissance de tous. La voici : si le Sang salvifique qui arracha notre race à la captivité a été offert en rançon, qui donc l'a reçu ? Car l'immolation du Fils ne saurait plaire au Père ; d'autre part, comment oser dire que le malfaiteur sanguinaire s'est vu attribuer la possession du Sang du Maître ? Il existe de multiples réponses pour résoudre ce dilemme, qu'il ne sera peut-être pas mal à propos de rappeler ci-après. Voici du moins celle qui ressort des explications qu'on vient de donner : le Père accepte le Sang du Fils à cause du désir qu'Il a de l'aboutissement ; le Malin a l'audace et la témérité de s'en emparer, mais il en reçoit la destruction de sa tyrannie et un coup aussi imprévu qu'incurable. C'est parce qu'il en avait quelque soupçon qu'on le voyait à la fois trépigner pour hâter la Croix et, en même temps, se contenir et se garder de lancer l'assaut contre Dieu. Ainsi expliquée, cette difficulté n'enferme, je crois, plus rien qui puisse troubler une oreille orthodoxe.
Rien pourtant ne nous empêche de remplir notre promesse. Le terme de rançon englobe deux idées : la rançon est le prix qu'on donne en échange de prisonniers, et elle apparaît aussi comme un cadeau fait à celui qui les tient. On peut dire que le Sang du Sauveur a joué le rôle d'une rançon comme moyen de délivrance des prisonniers, mais point du tout comme don à leur détenteur. De fait, une infinité d'autres traits applicables à la notion générale de rançon ne conviennent nullement à cette Economie indicible et inexplicable. Par exemple, le donneur de la rançon, cessant d'être propriétaire de ce qu'il donne, en souffre fatalement la perte, tandis que le récepteur gagne ce bien et entre en possession de ce qu'il n'avait pas. Ici, c'est tout le contraire. Le payeur de la rançon n'a pas subi la moindre perte, car tout est dans Sa main : le sang même d'Abel et celui des martyrs ne s'est jamais trouvé hors de Sa main ni de Sa Providence ; qui songerait à dire que tous ses serviteurs sont comptés devant Lui, avec tout le sang qu'ils ont versé pour Lui, et qu'Il entend crier leur sang, même après la mort, d'une voix immortelle, mais que le Sang qui sauve et vivifie le monde n'aurait pas été gardé dans les celliers immortels de Sa Providence, indestructible et inaccessible à toute atteinte physique51 ? Donc le donneur de rançon n'a pas subi le moindre dommage, mais, dans Son amour des hommes, Il a même obtenu le salut de toute notre race ; tandis que celui qui pensait recevoir la rançon -car ce ne fut qu'une pensée- n'y gagna que la ruine de la tyrannie dont il tirait orgueil et qu'il croyait renforcer !
Ainsi le Sang salvifique du Seigneur est bien une sorte de rançon puisqu'il nous a tirés de captivité, mais il s'en distingue en même temps parce qu'il n'a pas été donné à celui qui avait réduit par ruse notre nature en esclavage et que, généralement, la rançon représente éminemment un gain, sans la moindre idée d'un dommage accessoire, tandis que dans le cas présent, double est le dommage pour celui qui retenait les captifs, ou, pour mieux dire, il est total. On pourrait aussi dire que les rançons ordinaires sont précédées de pourparlers de paix, tandis qu'ici, au moment même où la rançon est livrée, la juste sentence qui, depuis les temps les plus anciens, avait déclaré à l'ennemi une guerre sans merci, renforce encore sa rigueur du poids des actes qu'il est en train de commettre. Autre différence : dans les autres cas, avant de livrer la rançon, une trêve est conclue, durable ou du moins temporaire, alors qu'on ne saurait, pour celle-ci, même par une simple vue de l'esprit, concevoir rien de tel. Et combien d'autres distinctions on pourrait faire encore ! De sorte qu'il n'est pas nécessaire de disserter longuement sur ce qu'on peut tirer du terme de rançon pris au sens propre. Ici, plus que jamais, il est pris au figuré.
Or il est clair qu'il ne faut pas tenter d'adapter à toute force aux réalités désignées par métaphores, les traits propres du comparant pris dans son acception première. Je le signale, pour ramener à un principe général l'exercice que nous venons de faire sur la question proposée, afin d'avoir à portée de main une méthode universelle qui puisse résoudre de multiples cas susceptibles de faire difficulté, et nous tirer d'embarras. Non qu'il faille s'abstenir des expressions figurées -loin de moi cette idée ! Leur usage nous est si familier qu'il est à peine moins répandu que celui du sens propre, et si on les ôtait du présent discours et de l'interprétation des auteurs, surtout celles qui sont très voisines et très peu différentes du sens direct, on restreindrait le langage à tel point qu'on n'aurait même plus de noms pour désigner une foule de choses, et qu'on ne serait guère moins à l'étroit que celui qui voudrait bannir de l'usage le sens propre et premier des vocables. Il est donc vain de condamner les termes qui naissent d'un trope. Ce que je veux dire, c'est qu'il faut connaître la particularité des mots tantôt employés au sens premier et tantôt appliqués, par transfert, à d'autres choses, et se servir des termes comme le prescrit l'usage, mais sans presser les différents signifiés ni les forcer à fusionner dans une seule entité. Car ce serait la source de graves erreurs et l'on croira voir surgir des difficultés, sans aucun fondement réel, sinon la prétention absurde de ces éplucheurs de mots qui s'embarrassent davantage eux-mêmes qu'ils ne font autrui.
Par exemple, nous appelons martyrs, c'est-à-dire témoins, ceux qui ont lutté pour le Christ et nous disons qu'ils ont offert leur sang à Dieu, expression belle et juste. Les deux formules sont cependant métaphoriques. Car au sens courant, dans la vie civile, on donne ce nom à ceux qui se présentent à la barre pour confirmer la vérité sur la vie de quelqu'un et qui, par les choses qu'ils savent, rendent crédibles leurs allégations : c'est de là qu'est venu le nom de témoins -martyrs- aux champions de la vraie foi. En effet, il est bien vrai qu'ils ont confessé divinement, devant les rois et les tyrans, la Vérité hypostatique, à Qui ils ont ainsi rendu témoignage. Et nous disons qu'ils ont offert leur sang au Christ, parce que nous comparons mentalement leur acte à ceux d'Abel le Juste, qui présenta les agneaux engraissés de son troupeau, d'Abraham qui offrit les animaux coupés par le milieu, de Melchisédek qui apporta pour Abraham le pain et le vin, et, si l'on veut aussi, à la dîme que donna à Melchisédek celui à qui il venait rendre honneur. Or il est clair que dans tous ces cas, chacun d'eux offrit autre chose que lui-même et ne souffrit aucun tourment ni ne subit la moindre mutilation. Au contraire, les Martyrs du Christ n'ont rien offert hors d'eux-mêmes et ont donné leur corps non sans douleur. De plus, nul ne les a cités à comparaître : c'est de leur propre chef qu'ils ont porté ce témoignage magnifique et théologal. Si donc un chicaneur, confondant les sens de martyr et de témoin, attribuait au premier les traits du second, il remplirait à coup sûr d'hésitation les oreilles des auditeurs peu habiles, mais ne s'égarerait pas moins lui-même, en s'imaginant avoir mis au jour une aporie, qu'aucune difficulté intrinsèque ne justifie et qui n'est due qu'à son usage ignare du langage. Il pourrait de la sorte aisément demander : «Puisque les martyrs ont donné leur sang, qui l'a reçu ? Si c'est le Christ, comment l'ami des hommes peut-Il se réjouir du sang humain ? Si c'est le Malin, comment ont-il pu accepter d'offrir, de leur propre sang, une libation à l'Ennemi ? Et où se tient le juge impartial qui a tranché entre les deux adversaires ? Et d'ailleurs, qui sont-ils, ces adversaires ? puisque le martyr s'est présenté pour contribuer, du poids de son témoignage, au triomphe de l'un d'entre eux ». Et que d'objections du même genre il pourrait soulever, en passant des témoins du tribunal aux martyrs théologiens, pour peu qu'un goût morbide le pousse à disputailler sur ces fables et ces fadaises -sans dommage, il est vrai, pour les gens sérieux !
Il n'est pas difficile, en effet, de répondre au premier genre de difficultés, que le Christ a trouvé agréable, non le sang, mais la résolution des athlètes et c'est ainsi qu'Il a accepté leur immolation et le sang répandu. Comme il n'est pas question de prendre au pied de la lettre et sans métaphore des expressions telles que «les martyrs furent égorgés pour le Christ et pour Lui répandirent tout leur sang», de même les mots d'«offrande» et d'«offrir» et autres tours similaires, sont à prendre au sens figuré. Il n'est donc pas nécessaire de chercher à qui ils l'ont offert, de même qu'il est inutile de se demander comment il est possible de dire que des morts, le corps exsangue, ont offert quelque chose ; ou comment ils ont fait ce don sans rien apporter avec eux, ce qui est pourtant de règle pour tout cadeau. Ce genre de question s’éloigne, en effet, à tel point de la vraie recherche qu’il vaut mieux les dédaigner, de peur d’avoir l’air de nous mêler aux chipotages des frivoles, et de mériter la même réprobation. S’il n’est pas intelligent de plaisanter dans les choses sérieuses, il est aussi ridicule d’être sérieux dans les sottises. Pour les allégations, en revanche, qui, loin d’apparaître absurdes, ne sauraient se réfuter aisément d’elles-mêmes -et qui provoquent trouble et confusion dans les oreilles de la foule, chez ceux qui manquent du discernement nécessaire pour distinguer l’emploi littéral des termes d’avec les sens forgés par métaphore, tandis qu’il est facile à ceux qui perçoivent cette différence, de traquer et de dissiper le spécieux du faux problème- eh bien ! il faut utiliser ces expressions et en faire l’application selon l’usage, mais connaître aussi les particularités de chaque emploi, et maîtriser sans les confondre les signifiés et leurs propriétés.
On peut encore voir la question ainsi. Le témoin d’un procès confirme l’une des parties et confond l’autre en dénonçant le caractère infondé de l’accusation, le juge demeurant équitable. Dans le martyre pour la théologie, où voit-on ce type de rapport ? Autre différence : le champion frappe son adversaire de ses mains et de ses poings et, quand il le jette enfin à terre, il ceint la couronne de la victoire. Ici, frappé, blessé, mis à mort par le fer, le feu ou tout autre moyen qu’invente la cruauté collective contre la la nature humaine pour ôter la vie, le combattant reçoit les diadèmes de la victoire. La différence éclate encore à mille autres égards. Ne serait-il pas déraisonnable de vouloir considérer ensemble les deux significations, et appliquer de force à la seconde ce qui convient qu’à la première ?
Beaucoup de termes polysémiques recouvrent des différences tellement manifestes que personne, si fort impudent ou si faible d’esprit qu’il soit, n’a jamais oublié toute honte et toute piété au point d’appliquer à l’un des objets les traits qui vont à l’autre. Dans beaucoup d’autres cas, en revanche, l’écart de sens n’apparaît pas évident, par exemple pour les expressions «témoin», «athlète», «rançon», «trophée», «royaume d’Hadès», et pour des milliers d’autres. Dans ces derniers cas, il est souvent facile de se tromper et de tomber insensiblement dans l’embarras, voire d’y entraîner autrui, par inattention. Il faut donc, en s’appuyant sur les cas qui présentent une divergence bien visible, et dont la solution saute aux yeux, tirer une règle, une méthode générale qui permettra de traiter correctement des plus subtils, où la grande affinité des idées favorise le surgissement d’un faux-semblant, et conserver de la sorte, ici comme là, un discernement sans faille.
Prenons un exemple : l’aileron du temple (Matt. 4,5 et Luc 5,9). Cet objet s’appelle aussi, selon certains spécialistes, un «aigle», selon d’autres, une «aiglette» et ils enseignent qu’il s’agit d’une couverture qu’on trouve sur les bâtiments religieux, et dont la forme imite l’envergure de l’animal. C’est cet ornement que quelques uns appellent aussi «l’aile». D’autres distinguent l’aile de l’aileron, l’aigle de l’aiglette. Selon eux, ces derniers termes désignent une construction en pierre qui s’élève devant le Temple et qui est très ouvragée. Bien. Maintenant, si quelqu’un proposait ce thème et demandait si l’aileron se déploie dans l’air et sert au vol de l’oiseau, ou s’il est replié et fermé, à l’image de l’oiseau immobile qui ramène ses ailes contre son corps, je croirai qu’au lieu de chercher la solution d’un point difficile, il veut faire rire. Il pourrait néanmoins faire aussi remarquer que, quelque réponse qu’on donne, on sera aussitôt convaincu de dire l’impossible, car une aile étendue ne saurait porter le volume d’un corps ni tenir la surcharge, et l’aile repliée bien moins encore, puisqu’elle n’offre même pas l’espace d’un appui. Eh bien ! ceux qui proposent de telles balivernes, loin d’inquiéter quiconque, feront d’abord rire d’eux-mêmes. Le premier venu leur dira, je crois, sans peine : «Ce problème épineux, cher ami, que tu soulèves, en serait un s’il s’agissait de l’autre sens du mot ; mais ici, aucun des deux ne s’applique, et je ne vois rien qui puisse donner même matière à difficulté». Partant donc de ces cas où la différence est absolument manifeste, on a sous la main de quoi ramener sans effort à la règle générale ceux qui présentent une différenciation plus subtile, et résoudre ainsi toutes les difficultés avec bonheur.
La Croix du Christ est un trophée dressé contre le diable, et le plus glorieux des trophées. Oui, où que ce signe soit tracé dans les airs, toute la force du diable s’enfuit. Si quelqu’un se donnait pour tâche de tirer de cette expression une question embarrassante, il ne faudrait pas beaucoup d’habileté pour lui rétorquer, puisque la solution ressort de nos propos précédents. Qu’il dise, par exemple : «Si la Croix est un trophée, qui l’a dressé ? Si c’est le vainqueur, pourquoi dès lors calomnier le peuple juif comme meurtrier du Christ ? Si ce sont les juifs, eux qui l’ont planté (ce que personne ne conteste), pourquoi dire que c’est le Christ qui a dressé sur le diable le trophée de la Croix ?
De même, qui prendrait au pied de la lettre l’expression «le royaume d’Hadès», pourrait interroger ainsi : «Si ce royaume existe, il y a évidemment un roi. Paul, du reste, héraut de la vérité, dit quelque part : La mort a régné d’Adam à Moïse, non seulement sur ceux qui avaient péché à la ressemblance d’Adam, mais même sur ceux qui n’avaient pas péché à son imitation. S’il est donc un roi, et que tout roi doive sa dignité à la loi et au consentement de ses sujets, comment justifier que, loin d’obtenir récompense, il se soit vu ravir l’honneur d’un règne légitimement exercé ?» Quoique, pour les plus fins, chacun de ces arguments offre peut-être, d’un même geste, la difficulté et sa solution, ce que nous avons dit ci-dessus permet une réponse aisée.
Il est bien clair, en effet, qu’on appelle la Croix un trophée par comparaison avec ceux qu’on élève sur les ennemis vaincus, parce que le Christ a, par elle, remporté sur l’Ennemi une éclatante victoire. Non certes qu’Il l’ait dressé Lui-même ; aussi bien n’est-ce pas le cas. C’est le peuple théomaque qui l’a mise en terre, non comme trophée sur l’Ennemi, mais comme instrument pour le supplice du Sauveur de tous. Lui cependant, retournant leur malice en triomphe sur l’ennemi, fit de la Croix son Trophée. Ce n’est donc ni le sacrilège des Juifs qui dressa le trophée, ni le Sauveur de notre race qui a planté Sa Croix ; mais les premiers l’ayant fixée pour le châtiment du Maître, Celui-ci la changea en trophée pour le salut de notre nature.
On parle du royaume d’Hadès et on dit que la mort règne, non qu’elle ait tenu des lois et du consentement de ses sujets la domination qu’elle exerçait sur eux, choses qui conviennent au roi pris au sens propre ; mais, le souverain terrestre jouissant d’un empire absolu sur ceux qu’il a dans sa main, comme la mort s’était emparé d’un tel pouvoir par la transgression, on peut, par métaphore, la nommer reine et son autorité royaume. Cette autorité qui nous opprimait n’ayant, avant la Croix, jamais connu d’échec, elle interdisait et tuait dans l’oeuf toute espérance de résurrection ; mais depuis que la Passion du Sauveur en a totalement défait la force, on dit avec juste raison que le royaume d’Hadès a été mis à sac.
Il est donc possible, à mon sens, de dire d’un coeur joyeux et d’une langue libre, que la mort du Fils a été à la fois voulue et non voulue par le Père, et que l’un comme l’autre s’attribuent aussi à l’Ennemi. On peut dire aussi que l’Ami de l’homme a souffert la Croix et répandu Son Sang pour nous, mais qu’Il ne l’a offert à personne, son dessein n’étant pas de l’offrir, mais de sauver par Sa Passion ce qui était perdu. Il n’y a donc pas d’offrande ici, à moins qu’on trouve bon d’appeler, de manière imagée, une «offrande» cette souffrance endurée pour nous. Toutefois, autant la ressemblance entre ces deux choses autorise l’emploi figuré, autant il serait illégitime de vouloir à tout prix chercher dans la figure les caractères du propre. Il est clair aussi que l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde n’a pas offert ni tenté d’offrir le Sang qui devait purifier et sauver notre race, encore qu’on dise que le Père, en prévision de l’événement qui résulterait de la Passion, a reçu avec joie et contentement le Sang de Son Enfant.
Enfin, quoique mon exposé puisse paraître bien élémentaire52 au regard des espérances dont ton questionnement était gros, il a du moins le mérite de la concision. Je n’oublie pas, en effet, que lorsque nous nous adonnions à l’étude de nos très saints dogmes, j’ai souvent entendu ta vertu clarifier et classer ce type de difficultés. Il est donc facile, si l’oubli m’a fait laisser quelque raisonnement de côté, de se servir de ce résumé pour en rappeler la mémoire.

Pourquoi le Fils seul Juge ?

Pourquoi, dans le siècle futur, le Fils siège-t-Il seul comme juge ?
Toute création, toute action dont on attribue l’exécution à l’une des hypostases théarchiques est une oeuvre commune et appartient également aux autres, du moins en tout ce qui concerne la Providence égale, l’identité de Puissance et de Bonté et l’unité de Conseil53.
La dignité de juge du tribunal à venir est conférée spécialement au Fils pour de multiples raisons convenables à Dieu, qui n’excluent pas la coopération du Père et de l’Esprit, mais soulignent que le Fils possède bien cette puissance suprême54.
Premièrement, parce que l’on affirme du même Fils qu’Il est Créateur et responsable55 aussi bien des créatures qu’Il a fondées au commencement, à partir de rien, que de la rénovation et recréation qui a eu lieu après que le genre humain eut été broyé par le péché. Il convenait donc que Celui qui avait déployé Création et Providence pour la nature des hommes lors de leur première et de leur seconde naissance, fût aussi constitué leur juge. Car à la Création est attachée et enlacée la Providence, et à cette dernière, l’examen et le jugement de ceux qui en ont bénéficié. Voilà pourquoi il est juste et logique que l’auteur de la Création et de la Recréation se voit attribuer aussi le jugement de l’ouvrage par Lui modelé.
En second lieu, si c’est éminemment au législateur qu’il revient de juger ceux à qui il a gracieusement donné sa loi pour la conduite de leur vie, et qu’ici ces derniers soient le genre humain et le Fils, le Législateur par excellence de la Nouvelle Alliance, encore que la communauté de volonté et de synergie avec le Père et le Tout Saint Esprit ne souffre point division, alors c’est avec raison que le Fils est institué pour juger ceux qui ont reçu Sa Loi.
Si l’on ajoutait que, ayant assumé la pâte humaine, Il a acquis l’expérience de notre nature et possède ainsi doublement la connaissance de ceux qu’Il doit juger -un peu dans le sens où le divin Paul, célébrant Sa miséricorde à notre égard et la propitiation qu’Il a offerte pour nous, s’écrie : «Ayant été tenté lui-même en ce qu’il a souffert, il peut secourir ceux qui sont tentés56»- on ne s’écartera guère de la contemplation qui honore Dieu.
Peut-être pourrait-on justement penser aussi que, le Fils s'étant abaissé jusqu'à l'humilité indicible et inexplicable, jusqu'à partager avec nous, de manière presque identique, la chair et le sang, le Jugement lui est confié, qui le relève de cette humilité extrême et annonce avec éclat la dignité dont Il jouit selon Sa Divinité.
Autre argument, qui n'est pas moins fort : lors de la Résurrection universelle, ce ne sont pas les âmes nues qui prendront part à la résurrection, mais bien les âmes unies à leur corps : elles comparaîtront ainsi devant le tribunal du Jugement et subiront dans ce même état la sentence passée sur elles. Il fallait donc absolument que leur Juge siégeât sous cette forme, afin que les justiciables pussent voir Celui qui les juge, que le jugement fût rendu dans un langage connu d'eux, et qu'ils prissent connaissance du verdict de la façon la plus certaine par l'ouïe et par l'esprit. Or, nous savons tous que notre forme humaine ne convient qu'à une seule des Hypostases surnaturelles, celle du Fils.

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