dimanche 28 mars 2010
Père Jérome d'Egine, Entretiens spirituels
Vous donc, faites l’aumône. Soyez généreux. Le riche est si souvent avare. Mais lorsque vous donnez, ne regardez pas à qui vous donnez. Ne regardez pas si l’être est bon ou méchant. Quand il en a besoin et que vous le pouvez, donnez sans regarder. Quoi que vous ayez d’un peu ancien, et que vous remplaciez par du neuf, donnez-le, sans regarder à qui. Même en ce cas, l’aumône n’est pas négligeable. Elle efface une foule de péchés. Il en va de même pour le travail que l’on accomplit gratuitement à l’église. En ces moments-là, dites-vous que vous servez la divinité. Vous en éprouverez une grande joie. A l’inverse, ne cherchez jamais à gagner de l’argent le dimanche ; parce que c’est le jour du Seigneur, et qu’il appartient au Seigneur. Il y avait à Anyssos un épicier du nom de Marcourios Panayotopoulos. Il travaillait le dimanche. De retour à Egine, je lui ai écrit, lui demandant de ne pas travailler ce jour-là. Je préférais lui envoyer l’argent qu’il aurait gagné à travailler ainsi, en volant le Seigneur.
Le Géronda aussi se serait cru voleur s’il lui avait fallu devenir prêtre par amour de l’argent. Il préférait rester le petit diacre de toujours. Onze années, il était ainsi demeuré au service du Patriarche. Onze années durant lesquelles il n’eût pas voulu changer d’état. Encore s’estimait-il indigne que les fidèles accourussent à l’église pour l’entendre prêcher. C’était pour lui que se pressait la foule. L’on aimait sa voix, ses paroles ; mais surtout l’on avait cette intime certitude qu’il était le bon pasteur qui se met au service de ses brebis ; il avait cette contrition qui fait saigner le coeur, cet amour du Seigneur qui brûle les entrailles, inondant l’être jusqu’à la racine. Ce qui parlait par lui, sans le connaître on le reconnaissait : c’était la grâce de l’Esprit dont les flots arrosent, baignent, fécondent la création entière.
Cette grâce, de quel secours ne lui avait-elle pas été ! Sans elle, dans cette grande Constantinople que le Turc, depuis quatre siècles, piétinait sous sa botte, il n’eût eu nulle chance de survivre.
L’on était un jour venu le chercher -la police du calife local. «Pappas, le grand Caddi te veut». Basile, troublé, savait que cela n’annonçait rien de bon. Sans doute l’agha manigançait-il contre les Roumis quelque nouvelle mesure humiliante. C’était dans ce contexte que souvent l’on vous convoquait, vous interrogeant à propos de tout et de rien. Loisible à l’ottoman, si la réponse déplaisait, et que l’humeur s’y prêtât, de vous envoyer aussitôt à la mort.
Basile avait fait le signe de la croix. Puis il s’était mis en route. Prêt à tout. «Ce que tu veux Seigneur, avait-il murmuré. Non pas ce que je veux».
Au tribunal, le caddi l’avait reçu avec bienveillance. Il avait de son bureau chassé tout le monde, puis en avait avec soin fermé les portes.
«Maître, lui avait-il dit -et son ton était empreint de déférence-, des six livres que je gagne par mois, je garde deux pour ma famille, et je dispose des quatre autres pour la charité ; je marie les orphelins, je protège les pauvres, je donne aux malades. Je jeûne et prie Dieu avec foi. Lorsque je siège au tribunal, je juge et j’acquitte selon le droit, sans acception de personne, eussé-je reçu à l’encontre quelque ordre du vizir». Puis, baissant la voix, d’un ton où frémissait une subite impatience : «Mais toi, maître, tu dis que je n’irai pas au Paradis ? Est-ce bien ainsi, dis-moi, que pensent les chrétiens ?» A Basile il avait semblé discerner, secrète, comme une nostalgie qui se fût tapie, dans le coeur sincère de l’Agarénien. Cela lui avait fait l’impression fraîche que laisse à l’âme une brise. Le souffle de l’Esprit avait éveillé le juge ottoman ; on l’eût dit instrumenté par la Providence divine. A l’être nostalgique des douceurs du Paradis, il eût fallu apposer le sceau de l’Eglise. Basile eût aimé le tirer de sa géhenne, le hisser sur les cimes éblouissantes de la vérité.
C’était, il le savait, au prix de sa vie. Mais cela ne l’effrayait pas. L’Esprit lui soufflerait ce qu’il lui faudrait dire.
- Dis-moi, maître Caddi, tu as des enfants ?
- J’en ai, fit l’archijuge.
- Tu as des esclaves, des serviteurs ?
- J’en ai aussi.
- Et tu les aimes, tes esclaves ?
- Je les aime pour ce qu’ils sont disciplinés et qu’ils font ma volonté.
- Mais lorsque tu mourras, les institueras-tu héritiers de tes propriétés ?
- Certes non !
- Et pourquoi cela ?
- Parce que c’est aux enfants légitimes que reviennent exclusivement, par droit d’héritage, les biens paternels.
Il y avait eu une pause. Le diacre avait marqué un temps. Puis, du ton incisif de ceux qui savent, il avait tranché : «Avec tout ce que tu fais, maître caddi, tu es le bon serviteur de Dieu. Mais si tu veux devenir héritier de cette maison paternelle qu’est le paradis, il te faut véritablement devenir enfant de Dieu ; il te faut embrasser la foi orthodoxe et te faire baptiser».
Le juge suprême avait reçu l’enseignement inspiré de Basile. Il s’était enfui de la ville -qu’on le prît, et c’en était fait de lui- ; il avait embrassé la foi orthodoxe et reçu le saint baptême.
Il y avait à la Ville un autre Turc encore que distinguait son respect des archimandrites. Il avait à son tour interrogé Basile. «Effendi -maître-, s’était-il étonné, les chrétiens me laissent perplexe. Pourquoi, durant le grand carême, le tarama leur est-il permis, et le poisson interdit ? Pourquoi les oeufs du poisson et non pas le poisson ? N’est-ce pas là une étrange religion ?»
L’espace d’un instant, Basile s’était inquiété. Il avait tâché, d’abord, de gagner du temps. «Lorsque je reviendrai chez toi, avait-il jeté, je te l’expliquerai».
Il était allé à la maison du Turc. L’Esprit lui avait encore soufflé la réponse : «Viens, je vais t’expliquer. Tes enfants, d’où les as-tu engendrés, de ta fille ou de ta femme ?» «Mais, s’était insurgé le Turc, mes filles sont vierges. Comment eussent-elles pu enfanter ? C’est de ma femme que je les ai engendrés». «Eh bien, avait souri Basile, comprends que le tarama est au poisson ce que tes filles sont à ta femme. Elles, n’ont pas connu d’homme. Mais ta femme a connu et enfanté. C’est là la différence».
Le Turc s’était réjoui. «Maître, s’était-il écrié dans un transport d’enthousiasme, fais nous tous chrétiens !» Et, de l’évêque, tous avaient reçu le baptême. Désormais ils portaient, incorruptible, le sceau du Christ.
Plus tard, l’Ancien contait cette histoire. «Notre orthodoxie, concluait-il, possède de grands charismes. Elle détient la richesse de la vérité ; mais les hommes d’aujourd’hui ne sont pas zélés».
De Constantinople, cela était plus vrai encore. Que là-bas des Turcs devinssent orthodoxes n’était guère que l’exception. Pour l’ordinaire, au contraire, son zèle courrouçait. C’est ainsi qu’un Turc du nom de Cassas avait un jour invité le hiérodiacre. Refuser l’invitation d’un Turc, cela ne se pouvait pas. Entré chez lui, Basile s’était vu pris au piège. L’autre avait fort bien manigancé son coup. Depuis la porte extérieure jusqu’à ses appartements, il avait jonché le sol de croix, en sorte que Basile fût contraint de les piétiner.
A cette vue, Basile s’était attristé. Que faire ? Cependant, le Seigneur, il n’en doutait pas, cette fois encore le tirerait de ce mauvais pas.
Ayant fait son signe de croix, il s’était baissé à terre, puis avait pris la première croix. Avec beaucoup de piété, avec beaucoup d’amour il l’avait embrassée. Alors, tranquillement, piétinant toutes les autres, il s’était avancé. C’était ce qu’attendait le Turc. Comme le lynx se ramasse sur ses pattes pour fondre sur sa proie, il avait bondi. «Qu’as-tu fait, despote ? Ne vois-tu pas que tu as piétiné les croix ?» Mais il s’était heurté à la sérénité du diacre. «Pour moi, avait répondu Basile -et son visage demeurait impassible-, je ne sais qu’une seule croix, celle de Notre Christ ; je ne sais qu’un seul crucifié, Notre Christ. Je me suis penché, j’ai pris la première croix, je l’ai embrassée -tu vois comme je la tiens- et j’ai piétiné les autres. Ignorerais-tu que nombre de malfaiteurs ont eux aussi été crucifiés ?»
C’était la grâce de Dieu qui couvrait Basile, toujours la gardant des pièges de l’ennemi, comme lui attirant la bienveillance de beaucoup. Il avait aussi la protection du patriarche. Tout cela le mettait hors d’atteinte. Basile eût pu longtemps rester à Constantinople.
Déjà pourtant, il songeait à partir. Lui qui voulait se consacrer entièrement à Dieu connaissait trop de gens dans cette ville ; trop de compatriotes ; trop de parents ; cette promiscuité l’importunait. L’amour même de sa mère le gênait. Il s’en voulait de lui être tellement attaché. Il craignait que cet attachement excessif ne l’éloignât du Christ. Et puis, elle lui écrivait trop. Il n’ouvrait plus ses lettres à présent. Il préférait les déchirer sans les lire. De temps à autre pourtant, il prenait sa plume pour la rassurer. Et parce qu’il ne voulait pas qu’elle eût de la peine, il lui écrivait que tout allait toujours pour le mieux.
A ses enfants d’Egine, plus tard, il parlait de l’amour filial. C’était pour l’amour de Dieu qu’il le condamnait. J’ai connu naguère, disait-il, un père de famille. C’était un homme d’un certain âge. Un être très spirituel. Il ne cessait au-dedans de lui de psalmodier et de prier en esprit. Il avait une fille. Elle aussi était très spirituelle. Elle l’aimait, et elle aimait les choses spirituelles. Elle psalmodiait avec lui. Son père et elle chantaient à l’unisson. Il avait pour elle un grand amour. Il n’eût pas voulu s’en séparer.
Un jour qu’il priait, il entendit une voix lui dire : «Ta fille, la donnerais-tu en caution ?» La réponse avait jailli comme un cri : «Oh, non, Seigneur ! Je ne la cède pas».
Ce jour-là son enfant s’en est allée. Elle est morte.
Cette histoire, il est une femme aussi à qui je l’ai racontée. Sa fille veut se faire moniale. Mais elle, ne la laisse pas partir. Elle refuse de s’en séparer. Ce récit même n’a eu sur elle aucun effet. Malgré cela, elle n’a pas voulu comprendre.
Mieux valait encore l’opprobre de la stérilité que cet attachement maladif au fruit de ses entrailles. Une femme qui n’avait pu garder l’enfant qu’elle attendait vint à Egine voir le Géronda. Dans sa peine, l’Ancien lui réchauffa le coeur : «Tu as un grand regret, lui dit-il, le regret du fruit, de l’enfant. Ne t’attriste pas. Dis : mon Dieu, ce que tu veux. S’il s’agit qu’il naisse pour son salut, oui. Mais s’il doit naître pour sa perte, devenir un voleur ou, pis que cela, devenir ce par quoi me serait retiré l’amour que j’ai pour toi, en ce cas, non, Seigneur, ne m’en donne pas».
Pour Basile aussi, l’heure avait sonné, du renoncement. Il allait partir, laissant derrière lui des êtres chers. Combien d’êtres chers ! Tous les siens. Despina, sa tante, qui donnait pourtant de si sages conseils, s’appliquant toujours à la prière... Et puis Eupraxie, la moniale, et son frère, le moine Arsène... Ceux-là aussi maintenant étaient des siens ; et Despina les avait tant aidés... Un jour peut-être... Basile avait la certitude qu’ils se retrouveraient. Ces amitiés étaient de celles qui ne se brisent pas.
Basile ne savait plus très bien au fond pourquoi il s’en allait. Maintenant même il eût souhaité reculer. N’y avait-il pas ce juge turc qui le suppliait de rester, lui promettant de répondre de lui...? Et cette patrie qu’il avait tant aimée... Lorsque les autres, par jalousie s’étaient ligués, dans l’idée qu’ils lui feraient à toute force quitter l’Asie Mineure, l’idée seule l’en avait fait frémir... «Sa Petite Asie à lui... Plutôt mourir ! Qu’y avait-il de plus beau que sa chère patrie ?...»
Et voici qu’il l’abandonnait. Il avait le sentiment que Dieu l’avait voulu ainsi. Cette pensée que c’était là la volonté de Dieu était même la seule chose qui pût le consoler.
«Tu es ma consolation dans ma misère», dit le psalmiste à Dieu.
C’était par obéissance qu’il partait. Aux volontés de Dieu il obéissait aveuglément. Cette obéissance-là était comme une autre consolation déjà. Il ne fallait pas non plus trop se demander pourquoi Dieu le voulait ainsi. Encore et toujours le psalmiste avait raison : «Les voies de Dieu sont impénétrables».
Le langage de Basile était plus simple. Plus imagé aussi. «Notre ventre crie, nous avons faim. Dieu aurait pu aussi nous faire sans ventre. Mais il a jugé mieux ainsi».
Basile était donc parti. Pour la Grèce continentale. Il y avait eu le voyage, le débarquement, dans l’agitation du Pirée. Il avait rencontré là un compatriote ; un négociant : Constantin Vassiliade. Il n’y avait pas loin de chez lui à Saint-Basile-de-Calipole. Basile aimait ce saint. Il sentait sur lui comme sa protection.
Un hiéromoine desservait l’église. Une figure exceptionnelle que ce Chrysostome Marcysse.
Peu à peu, Basile s’était attaché à lui. Il l’avait pris pour guide spirituel.
Le père Chrysostome était allé voir l’archevêque d’Athènes. Il voulait faire nommer Basile hiérodiacre de l’église de la métropole, à Egine. L’archevêque Chrysostome Pappadopoulos avait consenti à la requête.
Basile était ivre de joie. Il vénérait tant saint Denis, le patron d’Egine. Et puis il y avait le merveilleux Nectaire. Deux grands saints ! Quelle gloire pour une petite île. Egine, l’île aux saints... Ah, qu’il lui fût donné un jour de coller lui aussi à leurs empreintes...!
Le patriarche de Constantinople, Joachim, lui avait donné une lettre de recommandation. Il la remit en mains propres au prédicateur de l’île, Pantéléimon, le futur métropolite de Charistia.
Il y avait deux ans à peine que saint Nectaire s’était endormi. Deux ans que les moniales de son monastère avaient perdu leur père. Tout de suite, elles avaient vu qui était Basile ; ses yeux intelligents ; son regard de saint ; il serait leur second père.
Et voici qu’elles l’appelaient à tout moment. Il n’avait pas son pareil pour donner le conseil qui délivre des pièges, pour mâter la difficulté qui résiste.
Mais ses enfants d’Egine, à cette tâche en ajoutèrent une nouvelle. A son insu, ils avaient entrepris l’archevêque Chrysostome d’Athènes. Ils voulaient lui voir remettre la direction spirituelle du monastère d’hommes de la Mère de Dieu Chrysoléontissa à Egine. Le hiérarque avait donné sa bénédiction.
Dès le premier instant, Basile avait été la joie de ses moines. C’était au point que lorsqu’il les initiait à l’apprentissage des vertus, ils eussent voulu les acquérir toutes à la fois. Il y avait un ordre pourtant. D’abord venait l’obéissance :
«Ne désobéissez pas, leur disait-il ; ne désobéissez ni à Dieu, ni à l’higoumène. Jamais nous ne devons nous opposer à Dieu. Dieu veut, et il agit. Que sommes-nous, pauvres de nous, pour nous opposer à lui ? Il nous faut seulement l’aimer et lui obéir».
«De l’obéissance, disait-il encore, naît l’humilité. Elle était la vertu des commençants, elle était encore celle des parfaits ; elle était celle aussi dont son très aimé Isaac faisait «l’ornement de la divinité. Car le Verbe qui s’est fait homme l’a revêtue et dans notre corps nous a parlé d’elle».
Lui aussi chantait l’humilité :
«Aimez l’humilité. L’eau, quand elle coule, ne reste pas au sommet des montagnes ; mais elle descend, en bas dans les plaines. Faites-vous petits devant les hommes».
Il fallait commencer par de petites choses. Les détails même avaient leur importance.
L’humilité avait ses gestes.
«Une jeune fille a voulu m’aider à mettre mes chaussettes, disait-il. J’ai cédé. Je l’ai regardée faire. Et puis je l’ai grondée : "Jeune fille, comment t’y prends-tu ? Il semble que ce soit la première fois que tu mets des chaussettes à quelqu’un ! Sois donc plus humble !"»
L’humilité avait ses mots. Ses mots à elle. Simples comme elle.
Lorsque vous demandez quelque chose, dites d’abord : «S’il vous plaît». Ayez de l’humilité. Plus d’humilité.
Une moniale voulait mourir le lendemain de ma mort. Mais je lui ai dit : «N’emploie pas de grands mots. Moi je ne veux pas encore mourir... -et tout en disant cela, le Géronda pleurait- parce que je suis encore dans la ténèbre».
Une autre me disait : «Géronda, je prie pour telle chose». Mais je l’ai reprise : «Ne dis pas : je prie ; dis : je supplie Dieu». Allez à la prière avec humilité ; pour que Dieu aie pitié de vous.
L’orgueil, faites très attention de vous en garder ; parce que, pour vous humilier, Dieu permettrait les épreuves. Tâchez de faire en sorte que notre Christ ne soit pas contraint de permettre l’épreuve, pour que vous acquériez l’humilité.
Un jeune prêtre me demandait de le bénir pour prendre la direction d’un monastère de femmes. Il se fondait sur une simple assurance : il disait n’éprouver aucun mal à «respecter la morale» -c’était là les termes qu’il employait. Je l’ai repris sévèrement : «Et moi je te réponds : Es-tu plus fort que le prophète David ? Nul ne peut se vanter. Sur le Mont Thabor, tous sont tombés contre terre. Ils ont vu la divinité, ils en ont reçu le gage, mais ils sont tombés. L’homme est faible. Et pour ma part j’ai peur, lorsque je vois que tant sont tombés, parmi les plus grands même. Quant à toi, si tu le veux vraiment, essaie ; la grâce t’éclairera. Mais à peine verras-tu surgir un motif de trouble, alors, sur-le-champ, sans rien dire, lève-toi, embarque, et cingle vers le Mont Athos. Ce que demain nous deviendrons, nous ne le savons pas ; nous ne savons pas ce que demain Dieu fera de nous».
Soyez humbles. Paraissez comme si vous ne saviez rien. Ne désirez pas que les hommes vous distinguent ; ne désirez pas qu’ils vous aiment ; non, ne désirez ni que l’on vous loue ni que l’on vous aime. Quand même l’on vous cracherait au visage, ne répliquez pas ; ne vous mettez pas en colère ; n’acceptez nulle colère au-dedans de vous. Quoi que l’autre vous fasse, pardonnez-le lui sur-le-champ. Patientez, supportez sa colère, endurez son mépris ; et lorsque vous aurez supporté, vous verrez des merveilles venant de Dieu ; secrètement, ou de façon éclatante et manifeste, Dieu vous récompensera. Et s’il se trouve un homme pour vous mépriser, Dieu en illuminera d’autres, qui vous aimeront et vous respecteront. Ainsi en est-il : les hommes nous méprisent, nous plongent dans l’amertume, mais Dieu, lui, allège nos fardeaux. Et dans sa compassion, il prend soin de nous.
«Mais géronda, disaient ses enfants, nous voudrions tant, nous aussi, combattre cette faiblesse qui nous fait désirer d’être aimés... C’est si difficile pourtant...»
Il prenait son air grave.
Je sais, disait-il. C’est pour cela que j’aurais voulu être un ver de terre. Oui, je vous le dis, j’aurais beaucoup voulu être un ver ; que tous me piétinent ; que nul ne fasse attention à moi ; que nul ne m’honore ; que je n’aie que Dieu seul à aimer ; que lui seul fasse attention à moi ; que lui seul me secoure ; que lui seul ne m’abandonne pas.
Il est plus en sécurité l’homme qui vit dans l’obscurité, dans l’humilité. Aux humbles appartiennent la grâce, la fécondité, la bénédiction.
Un évêque partit pour le Mont Athos. Il désirait vivre dans un monastère comme un simple moine. Un ange du Seigneur vint en éclaireur avertir les frères : «Un évêque arrive pour vous visiter». Tous descendirent au rivage. Ils ne virent pas d’évêque. Il n’y avait là qu’un pauvre moine. A cause de sa mise, ils ne comprirent pas ce qu’il était. Ils le prirent avec eux, et l’employèrent aux tâches serviles. Ils l’envoyaient dans la montagne pour la corvée de bois. Comme il n’y était pas accoutumé cependant, il peinait sang et eau. Mais il continuait d’accomplir tout ce qu’on lui ordonnait de faire.
Un jour enfin qu’il descendait de la montagne, sa bête lourdement chargée de bois, l’ange du Seigneur, une nouvelle fois, apparut aux moines, disant : «Voici l’évêque ! Courez ! C’est lui qui maintenant arrive, charriant le bois sur sa bête. Il peine, courez !» Tous accoururent, se prosternèrent devant lui, et lui firent des métanies, implorant son pardon.
Avez-vous vu, mes enfants, l’humilité ?
Ecoutez encore.
J’allais souvent à l’Athos. Jusqu’à ce qu’un jour j’y rencontre un moine. C’était un fou. «Je vais tuer le patriarche !» disait-il. Et d’autres choses insensées. Lorsqu’on lui parlait, il paraissait ne pas comprendre. De l’avis de tous, il était fou.
Je l’observais dans les yeux. Et non seulement j’y vis qu’il n’était pas fou, mais j’y distinguai encore de la vertu. J’y notai aussi que les paroles qu’il prononçait de temps à autre étaient celles d’un être qui, loin d’être fou, avait beaucoup de discernement spirituel.
Un jour qu’il était seul dans un lieu écarté, je l’aborde et lui dis : «Je suis prêtre : je suis pécheur, je le sais et ne crains pas de te le dire ; néanmoins, alors même que mes péchés défendent à la grâce de descendre sur moi, il est une chose en quoi tu dois respecter ma prêtrise ; autrement, tu ferais un grand péché ; voilà : tu me dois la vérité. Réponds-moi franchement : Tu n’es pas fou ; pourquoi donc contrefais-tu le fou ?». Il me dit : «A toi je dis la vérité. Je ne suis pas fou ; mais je fais le fou pour fuir tout éloge, pour m’attirer mépris et injures ; en sorte qu’un jour peut-être je sois jugé digne de voir la face de Dieu. Seulement, à mon tour maintenant, je te demande une grâce : jusqu’à ma mort, ne dis cela à personne».
Avez-vous vu cette humilité ?
Le géronda pleurait à présent. Cette humilité, c’était comme s’il la sondait jusqu’à sa racine, comme s’il s’abîmait dans ses profondeurs, à s’en donner le vertige. Il fermait les yeux.
L’on sentait en lui l’expérience. De l’humilité, il n’ignorait plus nul secret. Elle était pour lui comme une amie de longue date, une compagne des jours anciens. Il semblait bien la connaître.
Cela se voyait à son air si doux, à ses larmes d’amour. Oui, pour elle, il avait l’amour vrai de ceux qui véritablement sont humbles ; de ceux auxquels la grâce révèle les mystères ; de ceux qui déjà sont parfaits en sagesse.
Il ne s’en défendait pas entièrement. Les Pères n’aiment pas à parler de ce qu’ils n’ont pas vécu. Cela transparaissait sous son langage simple : «Si vous ne mangez pas de sucre, comment direz-vous à un autre la douceur du sucre ? Il faut connaître son goût. Appliquez-vous ; mangez-en d’abord vous-mêmes».
Il fallait s’en aller soi-même au-devant de l’humiliation. «Deux femmes se disputaient pour une assiette cassée. A les entendre, je me suis attristé. J’ai voulu qu’elles ne se disputent plus. Je l’ai remboursée moi-même. "C’est moi qui l’ai cassée, leur ai-je dit ; ce n’est pas vous". Je ne l’avais pas cassée, bien sûr ; cette assiette, je ne l’avais même pas vue».
Il fallait tout s’imputer à péché.
Tout joyeux, ses enfants venaient à lui. «N’est-ce pas miraculeux, géronda ? Vous aviez dit d’acheter des raisins secs et voilà que quelqu’un en a apporté !» Il fronçait les sourcils : «Cela ne vous attriste-t-il pas ? Tout cela est arrivé à cause de mes péchés. Je suis un homme pécheur, j’ai demandé des biens matériels, et Dieu m’a envoyé des biens matériels, au lieu des spirituels».
Le voir honorer son visiteur, tandis que lui-même se regardait comme rien, emplissait le coeur de contrition. Qu’un prêtre le visitât, et il était le premier à lui faire une métanie, à lui demander ses prières. Il suppliait : «Quand notre Christ aura pitié de toi, dis-lui : Mon Christ, aie pitié de celui-ci aussi qui a eu un peu pitié de moi».
Il se considérait comme le plus indigne. Tout juste s’il méritait qu’on remarquât sa présence.
«Surtout, recommandait-il à ses visiteurs, surtout, lorsque je viendrai vous voir au bureau, ne manifestez aucun enthousiasme. Je ne suis rien de plus que les autres».
Au contraire, il était moins qu’eux tous. Il les voyait très haut, comme juchés sur un toit. Lui était tout en bas.
Un jeune prêtre était venu le voir. Devant lui, avait-il confié à ses enfants, je retenais mes larmes ; sur son visage, je voyais des vertus que je n’avais pas acquises, moi qui suis plus vieux que lui. Je voulais supplier Dieu qu’il le gardât toujours pur. Je n’aurais pas dû lui parler... A cause de sa grande jeunesse seulement, j’ai pensé que je pouvais le faire peut-être...
Et cet autre qui est venu... Comme il est plus haut que moi qui ne suis rien ! Lorsque j’avais son âge, mon âme n’était pas sans cesse, comme la sienne, tournée vers Dieu. Lui, avec son silence et son amour de Dieu, est tellement plus haut !
Et il pleurait.
Ses enfants s’insurgeaient : «Mais vous, géronda, vous êtes un être hors du commun». Son visage devenait sérieux : «M’avez-vous déjà vu faire votre éloge ? Non, moi seul ai de la sorte gaspillé mes années, tenant mon esprit loin de Dieu».
Il se faisait soudain plus grave. «Vous, mes enfants, vous êtes jeunes encore ; vous pouvez vous corriger. Pour moi, ma souffrance est grande de ne pas voir encore la lumière de mon Christ ; il faut encore que je change, il faut encore que je me corrige, il faut que je m’afflige encore...»
Le Géronda aussi se serait cru voleur s’il lui avait fallu devenir prêtre par amour de l’argent. Il préférait rester le petit diacre de toujours. Onze années, il était ainsi demeuré au service du Patriarche. Onze années durant lesquelles il n’eût pas voulu changer d’état. Encore s’estimait-il indigne que les fidèles accourussent à l’église pour l’entendre prêcher. C’était pour lui que se pressait la foule. L’on aimait sa voix, ses paroles ; mais surtout l’on avait cette intime certitude qu’il était le bon pasteur qui se met au service de ses brebis ; il avait cette contrition qui fait saigner le coeur, cet amour du Seigneur qui brûle les entrailles, inondant l’être jusqu’à la racine. Ce qui parlait par lui, sans le connaître on le reconnaissait : c’était la grâce de l’Esprit dont les flots arrosent, baignent, fécondent la création entière.
Cette grâce, de quel secours ne lui avait-elle pas été ! Sans elle, dans cette grande Constantinople que le Turc, depuis quatre siècles, piétinait sous sa botte, il n’eût eu nulle chance de survivre.
L’on était un jour venu le chercher -la police du calife local. «Pappas, le grand Caddi te veut». Basile, troublé, savait que cela n’annonçait rien de bon. Sans doute l’agha manigançait-il contre les Roumis quelque nouvelle mesure humiliante. C’était dans ce contexte que souvent l’on vous convoquait, vous interrogeant à propos de tout et de rien. Loisible à l’ottoman, si la réponse déplaisait, et que l’humeur s’y prêtât, de vous envoyer aussitôt à la mort.
Basile avait fait le signe de la croix. Puis il s’était mis en route. Prêt à tout. «Ce que tu veux Seigneur, avait-il murmuré. Non pas ce que je veux».
Au tribunal, le caddi l’avait reçu avec bienveillance. Il avait de son bureau chassé tout le monde, puis en avait avec soin fermé les portes.
«Maître, lui avait-il dit -et son ton était empreint de déférence-, des six livres que je gagne par mois, je garde deux pour ma famille, et je dispose des quatre autres pour la charité ; je marie les orphelins, je protège les pauvres, je donne aux malades. Je jeûne et prie Dieu avec foi. Lorsque je siège au tribunal, je juge et j’acquitte selon le droit, sans acception de personne, eussé-je reçu à l’encontre quelque ordre du vizir». Puis, baissant la voix, d’un ton où frémissait une subite impatience : «Mais toi, maître, tu dis que je n’irai pas au Paradis ? Est-ce bien ainsi, dis-moi, que pensent les chrétiens ?» A Basile il avait semblé discerner, secrète, comme une nostalgie qui se fût tapie, dans le coeur sincère de l’Agarénien. Cela lui avait fait l’impression fraîche que laisse à l’âme une brise. Le souffle de l’Esprit avait éveillé le juge ottoman ; on l’eût dit instrumenté par la Providence divine. A l’être nostalgique des douceurs du Paradis, il eût fallu apposer le sceau de l’Eglise. Basile eût aimé le tirer de sa géhenne, le hisser sur les cimes éblouissantes de la vérité.
C’était, il le savait, au prix de sa vie. Mais cela ne l’effrayait pas. L’Esprit lui soufflerait ce qu’il lui faudrait dire.
- Dis-moi, maître Caddi, tu as des enfants ?
- J’en ai, fit l’archijuge.
- Tu as des esclaves, des serviteurs ?
- J’en ai aussi.
- Et tu les aimes, tes esclaves ?
- Je les aime pour ce qu’ils sont disciplinés et qu’ils font ma volonté.
- Mais lorsque tu mourras, les institueras-tu héritiers de tes propriétés ?
- Certes non !
- Et pourquoi cela ?
- Parce que c’est aux enfants légitimes que reviennent exclusivement, par droit d’héritage, les biens paternels.
Il y avait eu une pause. Le diacre avait marqué un temps. Puis, du ton incisif de ceux qui savent, il avait tranché : «Avec tout ce que tu fais, maître caddi, tu es le bon serviteur de Dieu. Mais si tu veux devenir héritier de cette maison paternelle qu’est le paradis, il te faut véritablement devenir enfant de Dieu ; il te faut embrasser la foi orthodoxe et te faire baptiser».
Le juge suprême avait reçu l’enseignement inspiré de Basile. Il s’était enfui de la ville -qu’on le prît, et c’en était fait de lui- ; il avait embrassé la foi orthodoxe et reçu le saint baptême.
Il y avait à la Ville un autre Turc encore que distinguait son respect des archimandrites. Il avait à son tour interrogé Basile. «Effendi -maître-, s’était-il étonné, les chrétiens me laissent perplexe. Pourquoi, durant le grand carême, le tarama leur est-il permis, et le poisson interdit ? Pourquoi les oeufs du poisson et non pas le poisson ? N’est-ce pas là une étrange religion ?»
L’espace d’un instant, Basile s’était inquiété. Il avait tâché, d’abord, de gagner du temps. «Lorsque je reviendrai chez toi, avait-il jeté, je te l’expliquerai».
Il était allé à la maison du Turc. L’Esprit lui avait encore soufflé la réponse : «Viens, je vais t’expliquer. Tes enfants, d’où les as-tu engendrés, de ta fille ou de ta femme ?» «Mais, s’était insurgé le Turc, mes filles sont vierges. Comment eussent-elles pu enfanter ? C’est de ma femme que je les ai engendrés». «Eh bien, avait souri Basile, comprends que le tarama est au poisson ce que tes filles sont à ta femme. Elles, n’ont pas connu d’homme. Mais ta femme a connu et enfanté. C’est là la différence».
Le Turc s’était réjoui. «Maître, s’était-il écrié dans un transport d’enthousiasme, fais nous tous chrétiens !» Et, de l’évêque, tous avaient reçu le baptême. Désormais ils portaient, incorruptible, le sceau du Christ.
Plus tard, l’Ancien contait cette histoire. «Notre orthodoxie, concluait-il, possède de grands charismes. Elle détient la richesse de la vérité ; mais les hommes d’aujourd’hui ne sont pas zélés».
De Constantinople, cela était plus vrai encore. Que là-bas des Turcs devinssent orthodoxes n’était guère que l’exception. Pour l’ordinaire, au contraire, son zèle courrouçait. C’est ainsi qu’un Turc du nom de Cassas avait un jour invité le hiérodiacre. Refuser l’invitation d’un Turc, cela ne se pouvait pas. Entré chez lui, Basile s’était vu pris au piège. L’autre avait fort bien manigancé son coup. Depuis la porte extérieure jusqu’à ses appartements, il avait jonché le sol de croix, en sorte que Basile fût contraint de les piétiner.
A cette vue, Basile s’était attristé. Que faire ? Cependant, le Seigneur, il n’en doutait pas, cette fois encore le tirerait de ce mauvais pas.
Ayant fait son signe de croix, il s’était baissé à terre, puis avait pris la première croix. Avec beaucoup de piété, avec beaucoup d’amour il l’avait embrassée. Alors, tranquillement, piétinant toutes les autres, il s’était avancé. C’était ce qu’attendait le Turc. Comme le lynx se ramasse sur ses pattes pour fondre sur sa proie, il avait bondi. «Qu’as-tu fait, despote ? Ne vois-tu pas que tu as piétiné les croix ?» Mais il s’était heurté à la sérénité du diacre. «Pour moi, avait répondu Basile -et son visage demeurait impassible-, je ne sais qu’une seule croix, celle de Notre Christ ; je ne sais qu’un seul crucifié, Notre Christ. Je me suis penché, j’ai pris la première croix, je l’ai embrassée -tu vois comme je la tiens- et j’ai piétiné les autres. Ignorerais-tu que nombre de malfaiteurs ont eux aussi été crucifiés ?»
C’était la grâce de Dieu qui couvrait Basile, toujours la gardant des pièges de l’ennemi, comme lui attirant la bienveillance de beaucoup. Il avait aussi la protection du patriarche. Tout cela le mettait hors d’atteinte. Basile eût pu longtemps rester à Constantinople.
Déjà pourtant, il songeait à partir. Lui qui voulait se consacrer entièrement à Dieu connaissait trop de gens dans cette ville ; trop de compatriotes ; trop de parents ; cette promiscuité l’importunait. L’amour même de sa mère le gênait. Il s’en voulait de lui être tellement attaché. Il craignait que cet attachement excessif ne l’éloignât du Christ. Et puis, elle lui écrivait trop. Il n’ouvrait plus ses lettres à présent. Il préférait les déchirer sans les lire. De temps à autre pourtant, il prenait sa plume pour la rassurer. Et parce qu’il ne voulait pas qu’elle eût de la peine, il lui écrivait que tout allait toujours pour le mieux.
A ses enfants d’Egine, plus tard, il parlait de l’amour filial. C’était pour l’amour de Dieu qu’il le condamnait. J’ai connu naguère, disait-il, un père de famille. C’était un homme d’un certain âge. Un être très spirituel. Il ne cessait au-dedans de lui de psalmodier et de prier en esprit. Il avait une fille. Elle aussi était très spirituelle. Elle l’aimait, et elle aimait les choses spirituelles. Elle psalmodiait avec lui. Son père et elle chantaient à l’unisson. Il avait pour elle un grand amour. Il n’eût pas voulu s’en séparer.
Un jour qu’il priait, il entendit une voix lui dire : «Ta fille, la donnerais-tu en caution ?» La réponse avait jailli comme un cri : «Oh, non, Seigneur ! Je ne la cède pas».
Ce jour-là son enfant s’en est allée. Elle est morte.
Cette histoire, il est une femme aussi à qui je l’ai racontée. Sa fille veut se faire moniale. Mais elle, ne la laisse pas partir. Elle refuse de s’en séparer. Ce récit même n’a eu sur elle aucun effet. Malgré cela, elle n’a pas voulu comprendre.
Mieux valait encore l’opprobre de la stérilité que cet attachement maladif au fruit de ses entrailles. Une femme qui n’avait pu garder l’enfant qu’elle attendait vint à Egine voir le Géronda. Dans sa peine, l’Ancien lui réchauffa le coeur : «Tu as un grand regret, lui dit-il, le regret du fruit, de l’enfant. Ne t’attriste pas. Dis : mon Dieu, ce que tu veux. S’il s’agit qu’il naisse pour son salut, oui. Mais s’il doit naître pour sa perte, devenir un voleur ou, pis que cela, devenir ce par quoi me serait retiré l’amour que j’ai pour toi, en ce cas, non, Seigneur, ne m’en donne pas».
Pour Basile aussi, l’heure avait sonné, du renoncement. Il allait partir, laissant derrière lui des êtres chers. Combien d’êtres chers ! Tous les siens. Despina, sa tante, qui donnait pourtant de si sages conseils, s’appliquant toujours à la prière... Et puis Eupraxie, la moniale, et son frère, le moine Arsène... Ceux-là aussi maintenant étaient des siens ; et Despina les avait tant aidés... Un jour peut-être... Basile avait la certitude qu’ils se retrouveraient. Ces amitiés étaient de celles qui ne se brisent pas.
Basile ne savait plus très bien au fond pourquoi il s’en allait. Maintenant même il eût souhaité reculer. N’y avait-il pas ce juge turc qui le suppliait de rester, lui promettant de répondre de lui...? Et cette patrie qu’il avait tant aimée... Lorsque les autres, par jalousie s’étaient ligués, dans l’idée qu’ils lui feraient à toute force quitter l’Asie Mineure, l’idée seule l’en avait fait frémir... «Sa Petite Asie à lui... Plutôt mourir ! Qu’y avait-il de plus beau que sa chère patrie ?...»
Et voici qu’il l’abandonnait. Il avait le sentiment que Dieu l’avait voulu ainsi. Cette pensée que c’était là la volonté de Dieu était même la seule chose qui pût le consoler.
«Tu es ma consolation dans ma misère», dit le psalmiste à Dieu.
C’était par obéissance qu’il partait. Aux volontés de Dieu il obéissait aveuglément. Cette obéissance-là était comme une autre consolation déjà. Il ne fallait pas non plus trop se demander pourquoi Dieu le voulait ainsi. Encore et toujours le psalmiste avait raison : «Les voies de Dieu sont impénétrables».
Le langage de Basile était plus simple. Plus imagé aussi. «Notre ventre crie, nous avons faim. Dieu aurait pu aussi nous faire sans ventre. Mais il a jugé mieux ainsi».
Basile était donc parti. Pour la Grèce continentale. Il y avait eu le voyage, le débarquement, dans l’agitation du Pirée. Il avait rencontré là un compatriote ; un négociant : Constantin Vassiliade. Il n’y avait pas loin de chez lui à Saint-Basile-de-Calipole. Basile aimait ce saint. Il sentait sur lui comme sa protection.
Un hiéromoine desservait l’église. Une figure exceptionnelle que ce Chrysostome Marcysse.
Peu à peu, Basile s’était attaché à lui. Il l’avait pris pour guide spirituel.
Le père Chrysostome était allé voir l’archevêque d’Athènes. Il voulait faire nommer Basile hiérodiacre de l’église de la métropole, à Egine. L’archevêque Chrysostome Pappadopoulos avait consenti à la requête.
Basile était ivre de joie. Il vénérait tant saint Denis, le patron d’Egine. Et puis il y avait le merveilleux Nectaire. Deux grands saints ! Quelle gloire pour une petite île. Egine, l’île aux saints... Ah, qu’il lui fût donné un jour de coller lui aussi à leurs empreintes...!
Le patriarche de Constantinople, Joachim, lui avait donné une lettre de recommandation. Il la remit en mains propres au prédicateur de l’île, Pantéléimon, le futur métropolite de Charistia.
Il y avait deux ans à peine que saint Nectaire s’était endormi. Deux ans que les moniales de son monastère avaient perdu leur père. Tout de suite, elles avaient vu qui était Basile ; ses yeux intelligents ; son regard de saint ; il serait leur second père.
Et voici qu’elles l’appelaient à tout moment. Il n’avait pas son pareil pour donner le conseil qui délivre des pièges, pour mâter la difficulté qui résiste.
Mais ses enfants d’Egine, à cette tâche en ajoutèrent une nouvelle. A son insu, ils avaient entrepris l’archevêque Chrysostome d’Athènes. Ils voulaient lui voir remettre la direction spirituelle du monastère d’hommes de la Mère de Dieu Chrysoléontissa à Egine. Le hiérarque avait donné sa bénédiction.
Dès le premier instant, Basile avait été la joie de ses moines. C’était au point que lorsqu’il les initiait à l’apprentissage des vertus, ils eussent voulu les acquérir toutes à la fois. Il y avait un ordre pourtant. D’abord venait l’obéissance :
«Ne désobéissez pas, leur disait-il ; ne désobéissez ni à Dieu, ni à l’higoumène. Jamais nous ne devons nous opposer à Dieu. Dieu veut, et il agit. Que sommes-nous, pauvres de nous, pour nous opposer à lui ? Il nous faut seulement l’aimer et lui obéir».
«De l’obéissance, disait-il encore, naît l’humilité. Elle était la vertu des commençants, elle était encore celle des parfaits ; elle était celle aussi dont son très aimé Isaac faisait «l’ornement de la divinité. Car le Verbe qui s’est fait homme l’a revêtue et dans notre corps nous a parlé d’elle».
Lui aussi chantait l’humilité :
«Aimez l’humilité. L’eau, quand elle coule, ne reste pas au sommet des montagnes ; mais elle descend, en bas dans les plaines. Faites-vous petits devant les hommes».
Il fallait commencer par de petites choses. Les détails même avaient leur importance.
L’humilité avait ses gestes.
«Une jeune fille a voulu m’aider à mettre mes chaussettes, disait-il. J’ai cédé. Je l’ai regardée faire. Et puis je l’ai grondée : "Jeune fille, comment t’y prends-tu ? Il semble que ce soit la première fois que tu mets des chaussettes à quelqu’un ! Sois donc plus humble !"»
L’humilité avait ses mots. Ses mots à elle. Simples comme elle.
Lorsque vous demandez quelque chose, dites d’abord : «S’il vous plaît». Ayez de l’humilité. Plus d’humilité.
Une moniale voulait mourir le lendemain de ma mort. Mais je lui ai dit : «N’emploie pas de grands mots. Moi je ne veux pas encore mourir... -et tout en disant cela, le Géronda pleurait- parce que je suis encore dans la ténèbre».
Une autre me disait : «Géronda, je prie pour telle chose». Mais je l’ai reprise : «Ne dis pas : je prie ; dis : je supplie Dieu». Allez à la prière avec humilité ; pour que Dieu aie pitié de vous.
L’orgueil, faites très attention de vous en garder ; parce que, pour vous humilier, Dieu permettrait les épreuves. Tâchez de faire en sorte que notre Christ ne soit pas contraint de permettre l’épreuve, pour que vous acquériez l’humilité.
Un jeune prêtre me demandait de le bénir pour prendre la direction d’un monastère de femmes. Il se fondait sur une simple assurance : il disait n’éprouver aucun mal à «respecter la morale» -c’était là les termes qu’il employait. Je l’ai repris sévèrement : «Et moi je te réponds : Es-tu plus fort que le prophète David ? Nul ne peut se vanter. Sur le Mont Thabor, tous sont tombés contre terre. Ils ont vu la divinité, ils en ont reçu le gage, mais ils sont tombés. L’homme est faible. Et pour ma part j’ai peur, lorsque je vois que tant sont tombés, parmi les plus grands même. Quant à toi, si tu le veux vraiment, essaie ; la grâce t’éclairera. Mais à peine verras-tu surgir un motif de trouble, alors, sur-le-champ, sans rien dire, lève-toi, embarque, et cingle vers le Mont Athos. Ce que demain nous deviendrons, nous ne le savons pas ; nous ne savons pas ce que demain Dieu fera de nous».
Soyez humbles. Paraissez comme si vous ne saviez rien. Ne désirez pas que les hommes vous distinguent ; ne désirez pas qu’ils vous aiment ; non, ne désirez ni que l’on vous loue ni que l’on vous aime. Quand même l’on vous cracherait au visage, ne répliquez pas ; ne vous mettez pas en colère ; n’acceptez nulle colère au-dedans de vous. Quoi que l’autre vous fasse, pardonnez-le lui sur-le-champ. Patientez, supportez sa colère, endurez son mépris ; et lorsque vous aurez supporté, vous verrez des merveilles venant de Dieu ; secrètement, ou de façon éclatante et manifeste, Dieu vous récompensera. Et s’il se trouve un homme pour vous mépriser, Dieu en illuminera d’autres, qui vous aimeront et vous respecteront. Ainsi en est-il : les hommes nous méprisent, nous plongent dans l’amertume, mais Dieu, lui, allège nos fardeaux. Et dans sa compassion, il prend soin de nous.
«Mais géronda, disaient ses enfants, nous voudrions tant, nous aussi, combattre cette faiblesse qui nous fait désirer d’être aimés... C’est si difficile pourtant...»
Il prenait son air grave.
Je sais, disait-il. C’est pour cela que j’aurais voulu être un ver de terre. Oui, je vous le dis, j’aurais beaucoup voulu être un ver ; que tous me piétinent ; que nul ne fasse attention à moi ; que nul ne m’honore ; que je n’aie que Dieu seul à aimer ; que lui seul fasse attention à moi ; que lui seul me secoure ; que lui seul ne m’abandonne pas.
Il est plus en sécurité l’homme qui vit dans l’obscurité, dans l’humilité. Aux humbles appartiennent la grâce, la fécondité, la bénédiction.
Un évêque partit pour le Mont Athos. Il désirait vivre dans un monastère comme un simple moine. Un ange du Seigneur vint en éclaireur avertir les frères : «Un évêque arrive pour vous visiter». Tous descendirent au rivage. Ils ne virent pas d’évêque. Il n’y avait là qu’un pauvre moine. A cause de sa mise, ils ne comprirent pas ce qu’il était. Ils le prirent avec eux, et l’employèrent aux tâches serviles. Ils l’envoyaient dans la montagne pour la corvée de bois. Comme il n’y était pas accoutumé cependant, il peinait sang et eau. Mais il continuait d’accomplir tout ce qu’on lui ordonnait de faire.
Un jour enfin qu’il descendait de la montagne, sa bête lourdement chargée de bois, l’ange du Seigneur, une nouvelle fois, apparut aux moines, disant : «Voici l’évêque ! Courez ! C’est lui qui maintenant arrive, charriant le bois sur sa bête. Il peine, courez !» Tous accoururent, se prosternèrent devant lui, et lui firent des métanies, implorant son pardon.
Avez-vous vu, mes enfants, l’humilité ?
Ecoutez encore.
J’allais souvent à l’Athos. Jusqu’à ce qu’un jour j’y rencontre un moine. C’était un fou. «Je vais tuer le patriarche !» disait-il. Et d’autres choses insensées. Lorsqu’on lui parlait, il paraissait ne pas comprendre. De l’avis de tous, il était fou.
Je l’observais dans les yeux. Et non seulement j’y vis qu’il n’était pas fou, mais j’y distinguai encore de la vertu. J’y notai aussi que les paroles qu’il prononçait de temps à autre étaient celles d’un être qui, loin d’être fou, avait beaucoup de discernement spirituel.
Un jour qu’il était seul dans un lieu écarté, je l’aborde et lui dis : «Je suis prêtre : je suis pécheur, je le sais et ne crains pas de te le dire ; néanmoins, alors même que mes péchés défendent à la grâce de descendre sur moi, il est une chose en quoi tu dois respecter ma prêtrise ; autrement, tu ferais un grand péché ; voilà : tu me dois la vérité. Réponds-moi franchement : Tu n’es pas fou ; pourquoi donc contrefais-tu le fou ?». Il me dit : «A toi je dis la vérité. Je ne suis pas fou ; mais je fais le fou pour fuir tout éloge, pour m’attirer mépris et injures ; en sorte qu’un jour peut-être je sois jugé digne de voir la face de Dieu. Seulement, à mon tour maintenant, je te demande une grâce : jusqu’à ma mort, ne dis cela à personne».
Avez-vous vu cette humilité ?
Le géronda pleurait à présent. Cette humilité, c’était comme s’il la sondait jusqu’à sa racine, comme s’il s’abîmait dans ses profondeurs, à s’en donner le vertige. Il fermait les yeux.
L’on sentait en lui l’expérience. De l’humilité, il n’ignorait plus nul secret. Elle était pour lui comme une amie de longue date, une compagne des jours anciens. Il semblait bien la connaître.
Cela se voyait à son air si doux, à ses larmes d’amour. Oui, pour elle, il avait l’amour vrai de ceux qui véritablement sont humbles ; de ceux auxquels la grâce révèle les mystères ; de ceux qui déjà sont parfaits en sagesse.
Il ne s’en défendait pas entièrement. Les Pères n’aiment pas à parler de ce qu’ils n’ont pas vécu. Cela transparaissait sous son langage simple : «Si vous ne mangez pas de sucre, comment direz-vous à un autre la douceur du sucre ? Il faut connaître son goût. Appliquez-vous ; mangez-en d’abord vous-mêmes».
Il fallait s’en aller soi-même au-devant de l’humiliation. «Deux femmes se disputaient pour une assiette cassée. A les entendre, je me suis attristé. J’ai voulu qu’elles ne se disputent plus. Je l’ai remboursée moi-même. "C’est moi qui l’ai cassée, leur ai-je dit ; ce n’est pas vous". Je ne l’avais pas cassée, bien sûr ; cette assiette, je ne l’avais même pas vue».
Il fallait tout s’imputer à péché.
Tout joyeux, ses enfants venaient à lui. «N’est-ce pas miraculeux, géronda ? Vous aviez dit d’acheter des raisins secs et voilà que quelqu’un en a apporté !» Il fronçait les sourcils : «Cela ne vous attriste-t-il pas ? Tout cela est arrivé à cause de mes péchés. Je suis un homme pécheur, j’ai demandé des biens matériels, et Dieu m’a envoyé des biens matériels, au lieu des spirituels».
Le voir honorer son visiteur, tandis que lui-même se regardait comme rien, emplissait le coeur de contrition. Qu’un prêtre le visitât, et il était le premier à lui faire une métanie, à lui demander ses prières. Il suppliait : «Quand notre Christ aura pitié de toi, dis-lui : Mon Christ, aie pitié de celui-ci aussi qui a eu un peu pitié de moi».
Il se considérait comme le plus indigne. Tout juste s’il méritait qu’on remarquât sa présence.
«Surtout, recommandait-il à ses visiteurs, surtout, lorsque je viendrai vous voir au bureau, ne manifestez aucun enthousiasme. Je ne suis rien de plus que les autres».
Au contraire, il était moins qu’eux tous. Il les voyait très haut, comme juchés sur un toit. Lui était tout en bas.
Un jeune prêtre était venu le voir. Devant lui, avait-il confié à ses enfants, je retenais mes larmes ; sur son visage, je voyais des vertus que je n’avais pas acquises, moi qui suis plus vieux que lui. Je voulais supplier Dieu qu’il le gardât toujours pur. Je n’aurais pas dû lui parler... A cause de sa grande jeunesse seulement, j’ai pensé que je pouvais le faire peut-être...
Et cet autre qui est venu... Comme il est plus haut que moi qui ne suis rien ! Lorsque j’avais son âge, mon âme n’était pas sans cesse, comme la sienne, tournée vers Dieu. Lui, avec son silence et son amour de Dieu, est tellement plus haut !
Et il pleurait.
Ses enfants s’insurgeaient : «Mais vous, géronda, vous êtes un être hors du commun». Son visage devenait sérieux : «M’avez-vous déjà vu faire votre éloge ? Non, moi seul ai de la sorte gaspillé mes années, tenant mon esprit loin de Dieu».
Il se faisait soudain plus grave. «Vous, mes enfants, vous êtes jeunes encore ; vous pouvez vous corriger. Pour moi, ma souffrance est grande de ne pas voir encore la lumière de mon Christ ; il faut encore que je change, il faut encore que je me corrige, il faut que je m’afflige encore...»
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