vendredi 18 mai 2012

EVERGETINOS III. Chap. XI à XVIII.

Evergetinos Tome III. Chapitre XI. 3. Extrait de Saint Isaïe. Et ce ne fut qu’à cette nouvelle révélation que Moïse prit courage & assurance en la délivrance de son Peuple. Ensuite de quoi, Dieu enjoignit : « Parle au peuple, pour que chacun demande à son voisin & chacune à sa voisine des vases d’argent & des vases d’or. » (Exode, 11, 2). « Qu’ils demandent aussi des vêtements. Et qu’ils en chargent en secret les épaules de leurs enfants. Et, autant que vous le pouvez, dépouillez les Egyptiens ». Ces objets, comme l’on sait, servirent à la confection de la Tente du Sacrifice. 3. Les Anciens d’entre les Ascètes interprètent comme suit cette péricope : Les vases & les vêtements symbolisent les sens, lesquels se trouvent être au service de l’Ennemi de nos âmes, le Diable. Si donc l’homme ne soustrait pas complètement ses sens à l’emprise du Diable, afin d’en obtenir des fruits spirituels à la Gloire de Dieu, Dieu ne procure pas à l’homme le repos non plus que Sa protection toute-puissante. Comme nous l’avons appris de l’Ancien Testament, le signe visible de la visitation de Dieu, la Nuée, ne couvrit pas la Tente du Sacrifice tant qu’elle ne fut pas achevée, mais seulement lorsqu’elle le fut. « Et la Nuée couvrit la Tente du Sacrifice, & la Tente s’emplit de la Gloire de Dieu ». (Exode 12, 28). De même, quand fut fondé le Temple de Salomon, la Nuée ne vint couvrir le Temple que lorsqu’il fut entièrement achevé, qu’eurent été offerts le sang & les graisses des holocaustes, & que Dieu eut été réjoui de la bonne odeur spirituelle du sacrifice. « Et la Nuée survint comme les Prêtres sortaient du sanctuaire, & elle emplit la maison. » ( 3 Rois, 7, 10-11). Ce récit montre que pour que Dieu couvre l’homme & lui donne le repos, il faut d’abord que l’homme aime Dieu de toute sa force & de toute sa pensée, & qu’il s’attache à Lui de tout son cœur. Parce que, tout comme le navire ne peut pas naviguer hors du port tant qu’il lui manque encore une pièce, ainsi l’âme ne peut passer les vagues des passions, si elle manque tant soit peu de vertus. Et comme le soldat qui, à la guerre, fait une sortie contre les ennemis du roi, ne peut combattre victorieusement s’il a une mauvaise armure, de même le Moine ne peut mortifier ses passions s’il lui manque fût-ce une seule vertu. Enfin, tout comme une ville fortifiée, si elle n’a fût-ce qu’une petite brèche, dans ses murailles, sera aisément prise par les ennemis, si même les gardes veillent à la porte, pour ce qu’ils n’auront pu empêcher les ennemis d’entrer, la brèche n’ayant pas été colmatée, ainsi le Moine Ascète n’a pas le pouvoir de résister en esprit à l’Ennemi, s’il est gouverné par une seule passion. 5. Je ne dis pas cela de mon propre chef, mais c’est la Sainte Ecriture qui l’enseigne clairement. Dans la Genèse, il est écrit : « Entre dans l’arche, toi, & toute ta maison, car je t’ai vu Juste devant moi parmi cette génération. » ( Gen. 7, 1). Ailleurs encore, il est écrit : « Le Seigneur apparut à Abraham & lui dit : « Je suis ton Dieu Tout-Puissant. Marche devant ma Face & soi intègre. J’établirai mon alliance entre moi & toi, & je te multiplierai à l’infini. » ( Gen. 17, 163). Et la Sainte Ecriture rendit à peu près le même témoignage de Job. Isaac, quand il bénit Jacob, son fils, lui dit : « Puisse notre Dieu t’affermir, en sorte que tu accomplisses toute Sa volonté » . « Que mon Dieu te bénisse, qu’Il t’accroisse & te multiplie, & que les nations se prosternent devant toi. » ( Gen. 28,3). 6. Et l’Ecclésiaste, nous enseignant qu’une toute petite passion a le pouvoir de réduire à rien la valeur des vertus, dit ce qui suit : « Les mouches mortes infectent & font fermenter l’huile du parfumeur ». ( Eccl. 10, 1). Dans le livre du Prophète Ezéchiel est également rapporté ce qui suit : « Si le juste se détourne de sa justice & commet l’iniquité, s’il imite toutes les abominations du méchant, vivra-t-il ? Toute sa justice sera oubliée, parce qu’il s’est livré à l’iniquité & au péché ; à cause de cela, il Mourra. » (Ezéchiel 18, 24). L’Apôtre Paul dit aussi : « Ne savez-vous pas qu’un peu de levain fait lever toute la pâte ? » (Galates 5, 9). En lien avec quoi l’Apôtre Jacques dit : « Car quiconque observe toute la loi, mais pèche contre un seul commandement, devient coupable de tous. » ( Jacques 2, 10). 7. Et si ces avertissements de la Sainte Ecriture ne suffisent pas à nous persuader, il est aussi des évènements historiques qui confirment ces vérités. Par exemple : Remémorons-nous Achar, qui fut cause que tout le Peuple fut privé du secours de Dieu, parce qu’il avait volé ce qui, à Jéricho, avait été voué à l’anathème. Le péché d’Achar eut pour conséquence que les Israélites furent dans l’incapacité de se ranger en ordre de bataille & d’affronter les ennemis, jusqu’à ce qu’ils eussent éloigné Achar. ( Josué 7, 1-26). Etc… & tout ce qui est écrit au 6ème chapitre de Jésus de Navé. Et Saül fut déchu de la royauté parce qu’il avait dérobé une partie du butin d’Amalec vaincu, lequel butin était, selon la loi des Hébreux, constitué d’offrandes consacrées à Dieu (1Rois 15, 9-26). Est également connue l’histoire de Jonathan, qui, sans plus avoir en considération le serment qu’avait fait son père Saul selon lequel ils jeûneraient tout ce jour entier, rompit le jeûne, & fut cause, par son péché involontaire, que Dieu, ce jour-là, n’écouta pas la prière des Israélites, & qu’ils furent vaincus. ( 1 Rois 14-27). 8. Des Actes des Apôtres, nous apprenons également qu’Ananias & que sa femme Saphire, pour avoir menti & pour avoir gardé pour eux une partie du prix de la vente de leur bien, rendirent l’âme sur-le-champ & tombèrent Morts aux pieds des Apôtres. ( Actes des Apôtres 5, 1-10) Et l’on pourrait présenter nombre d’autres exemples pris dans l’Ancien & le Nouveau Testament, pour montrer que l’homme ne peut être parfait tant qu’il présente certaines faiblesses ou qu’il tombe dans des passions fussent-elles minimes. Mais les exemples présentés ici suffisent à édifier & à persuader l’homme bien disposé. Et cela est connu de tous que l’homme auquel il arrive d’accomplir de mauvaises actions est incapable d’en accomplir de bonnes. Tandis qu’au contraire, il est possible que l’homme accomplisse le mal quoiqu’il poursuive le bien. C’est ce qui arrive à chaque fois qu’il pèche & qu’il ne se repent pas. Mais s’il s’était repenti de cœur, il n’aurait pas péché. Celui qui s’est sincèrement repenti ne partage pas son temps journalier entre les heures vouées à Dieu, durant lesquelles il se doit d’accomplir le bien, & les heures dévolues au Diable, durant lesquelles il aurait le droit de vivre une vie dissolue ; ni il ne partage son temps entre les moments de piété & les moments d’iniquité, parce qu’il n’est pas possible d’être à de certains moments serviteur de Dieu & à d’autres esclaves du Diable, mais que l’on sera toujours celui que l’on est. 9. Le Seigneur dit dans Son Saint Evangile : « Quiconque se livre au péché est esclave du péché. » ( Jean 8, 34) ; & celui qui est esclave du péché ne peut servir Dieu. A quoi le Seigneur fait aussi allusion, lorsqu’Il dit dans ce Saint Evangile : « Nul ne peut servir deux maîtres » ; ( Matt. 6, 24). L’Apôtre Paul dit également : « : « Car quel rapport y a-t-il entre la justice & l’iniquité ? Ou qu’y a-t-il de commun entre la lumière & les ténèbres ? Quel accord y a-t-il entre Christ & Bélial. Ou quelle part a le fidèle avec l’infidèle ? Quel rapport y a-t-il entre le temple de Dieu & les idoles ? ( 2 Cor 6, 14-16). C’est pourquoi précisément le même Apôtre recommande : « Purifions-nous de toute souillure de la chair & de l’esprit ». ( 2 Cor. 7-1). & alors, assurément, avec l’Amour du Christ, nous arriverons à la perfection dans l’œuvre de la Sainteté, ce qui est dire que nous accomplirons toutes les œuvres bonnes. Celui qui a fui la plupart des péchés, mais qui est gouverné par un péché en particulier, ne sera pas libre, comme le dit aussi : « Chacun est esclave de ce qui a triomphé de lui ( 2 Pierre 2, 19) Et celui qui est aisément vaincu par de petits péchés sera bien davantage asservi aux grands, parce qu’il est impossible de venir à bout des grandes passions si l’on n’est pas parvenu préalablement à vaincre les petites. IV Extrait de l’Abba Marc. 1. La Parole de Dieu a le même pouvoir que l’autorité royale, & elle oblige ceux qui l’entendent à la mettre en pratique, fortifiant en même temps leur cœur pour qu’ils l’accomplissent facilement. Car si nous n’acceptons pas cela, comment alors expliquerons-nous cette parabole : « Le Royaume des Cieux est semblable à du levain qu’une femme a pris & mis dans trois mesures de farine, pour faire lever toute la pâte ». ( Luc 13, 21). Cela signifie assurément que l’esprit de l’homme qui a écouté bien volontiers la Parole de Dieu l’a cachée dans ses trois hypostases, c’est-à-savoir, selon l’Apôtre, son corps, son esprit, & son âme. Et toutes ses plus subtiles pensées qui, comme les grains de farine, sont dispersées partout, cet esprit les a fait adhérer à l’unique levain de la Foy, attendant que ce levain ressemble parfaitement à la Parole de Dieu, qui agit dans le cœur en s’y laissant assimiler. 2. Telle est donc la signification précise de la parabole. C’est pourquoi aussi le Seigneur a dit que les Apôtres sont purs : « Voici que vous êtes purs de par la Parole que je vous ai donnée ». ( Jean). Parce que cette Parole qu’ils entendaient du Christ, agissant par sa puissance de Parole, les Apôtres y recouraient utilement pour leurs œuvres bonnes. ; car la Parole de Dieu est une fontaine de Vie & procure la puissance de l’énergie spirituelle. « Car la Parole de Dieu est vivante & efficace, plus tranchante qu’une épée quelconque à deux tranchants ». ( Hébreux 4, 12). C’est pourquoi Dieu a justement condamné ceux qui n’ont pas usé à bon escient de la puissance bienfaisante de la Parole. IL les a catalogués comme infidèles, & Il a dit d’eux : « Si je n’étais point venu & que je ne leur eusse point parlé, ils n’auraient pas de péché ; mais maintenant ils n’ont aucune excuse de leur péché. « ( Jean 15, 22). 3. Nous tous, donc, qui avons été baptisés, nous avons le devoir de croire parfaitement au Christ, & d’œuvrer à tous Ses commandements, parce que nous avons reçu de Lui le pouvoir d’accomplir cette œuvre spirituelle. Cette obligation signifie que nous devons œuvrer aux commandements un à un de manière indépendante ; nous devons commencer notre effort spirituel par les commandements les plus généraux, &, en partant de là, réaliser aussi ceux qui sont particuliers. En oeuvrant de la sorte, nous mènerons à bonne fin & en peu de temps tous les préceptes du Seigneur. Mais il faut bien nous soucier de ces préceptes qui concernent des cas particuliers & les mener également & parfaitement à bien au cours de notre vie. 4. Voici ce que nous voulons dire par commandements particuliers & commandements généraux. Par exemple : « Donne à quiconque te demande, & ne réclame pas ton bien à celui qui s’en empare » ( Luc 6, 30). « Donne à celui qui te demande ; & ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi. » ( Matt 5, 42) : Tous ces commandements-ci sont des commandements particuliers, c’est-à-dire qu’ils concernent une personne en particulier. Tandis que ceux-ci : « Vends ce que tu as & donne-le aux pauvres » ( Matt. 19, 21), « Prends ta croix & suis-moi » ( Matt. 16, 24), sont des commandements généraux, parce qu’ils concernent tous les hommes. – Ici, lorsqu’Il dit « croix », Il signifie « patience », celle dont nous devons faire preuve, quand, durant notre vie, se présentent à nous les afflictions. 5. Celui donc qui distribue tous ses biens aux pauvres, & qui s’arme de patience, pour faire face aux afflictions, a accompli dans sa vie tous les commandements que nous avons caractérisés comme particuliers. Ailleurs encore l’Esprit de Dieu dit : « Tu ne forniqueras pas, tu ne commettras pas l’adultère » ( Rom. 13, 9), & autres commandements semblables. Outre ceux-ci, il rapporte aussi ailleurs : « Nous renversons les raisonnements & toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu ». ( 2 Cor 10, 5). Celui donc qui chasse les pensées honteuses a supprimé toutes les causes qui mènent aux péchés mortels. 6. Puis donc que nous avons été ensevelis avec le Christ – « Nous avons été ensevelis avec Lui par le Baptême en Sa Mort » ( Rom. 6, 4)-, & que celui qui est Mort de semblable façon mystique a été justifié du joug du péché, car « celui qui est Mort est libre du péché » ( Rom. 6,7), à cause de cela donc nous devons désormais accomplir tous les commandements, pour parvenir à la perfection qui nous a été potentiellement donnée par le Saint Baptême. Et si nous n’accomplissons pas ces commandements, nous sommes infidèles, parce qu’avoir la Foy signifie non seulement que nous soyons baptisés au nom du Christ, mais que nous observions Ses commandements. Quand donc nous négligeons ces commandements, & que notre volonté est tournée vers les plaisirs, alors, par une conséquence naturelle, nous serons prisonniers du péché, retournant, comme le chien, à notre vomi. « Il leur est arrivé ce que dit un proverbe vrai : Le chien est retourné à ce qu’il avait vomi ». ( 2 Pierre 2, 22), comme le dit la Sainte Ecriture. 7. Comme l’on sait, par le Saint Baptême l’homme est délivré de l’esclavage du péché, grâce au don que nous a octroyé le Christ, en sorte que nous ne soyons pas entraînés violemment par le péché, mais que nous ayons la capacité, dans la mesure où nous le désirons, d’accomplir les œuvres de la liberté, c’est-à-dire les vertus. Mais parce qu’il n’est pas fait violence au libre-arbitre de l’homme, bien que cet homme ait été baptisé, parce que Dieu nous aime, Il attend le déploiement de la volonté propre de Sa créature. Car, après le baptême, ni Dieu ni Satan ne contraignent la volonté propre. Quand donc la Sainte Ecriture dit que « ce sont les violents qui s’emparent du Royaume des Cieux » ( Matt. 11, 12), elle veut dire qu’après le baptême chacun de nous doit exercer une extrême pression sur soi-même pour que sa volonté propre ne se tourne pas vers le mal, mais qu’elle reste fixée sur le bien. Et si nous avions à subir une pression extérieure sur notre âme du fait de la puissance de Dieu ou du pouvoir de Satan, en sorte que le bien ou le mal soit en nous le résultat d’une violence extérieure, alors Dieu, notre libérateur, pourrait par cette même violence nous rendre immuables dans le bien. 8. Mais que le bien ou le mal en nous soit le résultat d’une violente contrainte extérieure n’est pas présentement ce qui se produit en nous. Dieu, au contraire, pour avoir par Son sacrifice sur la croix détruit le pouvoir du Diable & la force du péché, par le baptême nous a délivrés de toute contrainte servile imposée par le Malin, & Il nous a donné Ses commandements pour que nous soyons délivrés du mal & du péché. Et que nous transgressions ou non ces commandements, cela dépend de notre volonté propre, selon une permission de Dieu qui nous honore. Cela dépend donc aussi de notre zèle à remplir les commandements de Dieu & de notre Amour pour le Seigneur qui nous a libérés. Et notre négligence à acquitter ces commandements, ou bien leur complète transgression, manifestent la mesure de l’influence destructrice des plaisirs de la vie sur nos âmes. 9. Ceux donc qui affirment fortement qu’ils veulent accomplir les commandements, mais qu’ils ne le peuvent pas, prétendant que même après le baptême nous sommes encore sous le pouvoir du mal, qu’ils sachent que cela n’est pas dû à une imperfection du Baptême, ni au fait que le baptême ne confèrerait pas une complète libération du péché, & qu’il ne leur donnerait pas la force d’œuvrer à tous les commandements, mais que cela est dû à une cause autre, sous l’influence de laquelle ils retombent dans le mal. Que le Baptême nous affranchit complètement du péché & donne à l’homme le pouvoir de faire le bien, cela est le sentiment de Saint Paul tel qu’il nous le révèle : « La loi de l’Esprit de Vie en Jésus Christ nous a libérés de la loi du péché & de la Mort ». ( Rom 8,2). Il s’agit donc bien d’une complète suppression du pouvoir du péché. 10. Que nous retombions prisonniers du péché, ce qui est dû à notre inclination pour le mal, ou que nous gardions notre liberté, ancrée dans la culture des commandements, c’est là ce qui constitue les fruits du libre-arbitre, c’est-à-dire de notre volonté propre. Je ne nie pas qu’il puisse advenir que le péché, c’est-à-dire les mauvaises pensées, tiennent l’esprit prisonnier, même si l’on hait le péché. « Car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais. » ( Rom. 7, 15). Cela n’est cependant pas un reliquat du péché d’Adam dans notre âme, mais le résultat de la transgression des commandements par chacun de nous personnellement, si même nous avons été dotés du pouvoir de les accomplir tous sans exception ; & dès lors, sans que nous le voulions, nous sommes gouvernés par le péché, jusqu’à ce que Dieu entende nos supplications, qu’Il nous pardonne ce péché d’avoir volontairement renié Ses commandements, & que nous cherchions réellement à accomplir notre pénitence dans la pratique. Et ce, jusqu’à ce que nous recevions à nouveau d’En Haut la faculté & l’énergie d’accomplir les commandements. 11. Cette énergie du mal est due à deux causes ; & toutes deux proviennent de nous. La première est que l’énergie du mal est proportionnelle à l’abandon des commandements. La deuxième, à cause de quoi le mal nous gouverne de façon plus inexorable encore, se trouve dans l’accomplissement volontaire d’œuvres mauvaises après le Saint Baptême. En ce cas précis, seul Dieu a le pouvoir d’éradiquer cette cause génératrice de mal, si l’on Le supplie en une prière fervente, qu’on Le fléchit par la compassion, & que l’on montre de la patience dans les épreuves qui surviennent. Et toutes ces vertus qui permettent l’intervention de Dieu, en sorte d’éradiquer en nous notre dangereuse inclination au péché, toutes ces vertus donc, que sont la prière, l’aumône, & la patience dans les épreuves, nous ont été fournies, sans que nous en ayons eu conscience, par la Grâce qui nous a été donnée dans le Saint Baptême. Celui qui lutte contre le mal se tempère en toute chose & ne cesse son ascèse que lorsque le Seigneur a fait périr les enfants de Babylone, qui symbolisent le péché. 12. Il y a douze passions déshonorantes. Si tu aimes délibérément l’une d’entre elles, elle occupera en ton cœur la place des onze autres. Ne laisse donc pas de place pour un péché, aussi petit soit-il, sans l’effacer aussitôt par la pénitence, pour ce qu’il se peut qu’il t’entraîne à un mal plus grand. 13. Lorsque tu t’es quelque peu laissé attirer par le mal, & que tu te trouves encore au commencement de la lutte spirituelle, ne dis pas : « Pour moi, le mal ne me vaincra pas ». Parce qu’à proportion du degré de profondeur de ton abandon au mal, tu as déjà été vaincu par lui. Car chacun des grands crimes qui se sont produits ont commencé pour un petit motif sans importance, puis, s’alimentant peu à peu lui-même, s’est peu à peu dangereusement développé par la suite. Cette manière qu’a le mal de progresser ressemble à un filet aux multiples replis ; celui qui s’y est quelque peu emmêlé, s’il n’y prête pas garde, y sera à la fin pris tout entier, au point qu’il ne pourra plus s’en dégager ; de même que ce n’est pas une seule vertu qui guérit notre nature & nous ouvre la porte du Salut, si toutes ensemble, l’une à la suite de l’autre, ne sont pas accomplies, puisqu’’elles dépendent l’une de l’autre & sont toutes liées ensemble. Et celui qui est facilement vaincu par de petits défauts insignifiants sera nécessairement enchaîné à de grandes passions ; au contraire, celui qui condamne ses petits défauts, avec l’aide puissante de Dieu, résistera aussi aux grands. V. Extrait de Saint Diadoque. 1. La tempérance est le nom générique de toutes les vertus, pour ce qu’elle inclue en elle toutes les autres ; c’est donc pourquoi celui qui se tempère en toutes choses doit s’imposer toute espèce d’abstinence. ( 1 Cor 9, 25). . Parce que tout de même que le corps humain perd son harmonie & devient laid lorsqu’il est privé d’un de ses membres, si petit soit-il, de même celui qui néglige une seule vertu, sans peut-être s’en aviser seulement, détruit l’entièreté de sa tempérance. 2. Il faut donc que le tempérant se donne la peine de cultiver toutes les vertus, non seulement celles qui sont centrées sur le corps, mais aussi celles qui ont le pouvoir de purifier & de faire resplendir l’homme intérieur. Car que gagne l’homme, par exemple, qui a conservé son corps vierge, si son âme est souillée par le démon de la désobéissance ? 3. Ou comment se peut-il que soit couronné celui qui a pris soin de fuir la gourmandise, & tout autre désir corporel, mais qui cependant ne s’est point du tout soucié de combattre le vice de son orgueil propre ? 4. L’exacte pesée des âmes, lors du Jugement à venir, pèsera dans la Lumière de la Justice de Dieu, la valeur de l’être, sans qu’aucun manquement lui échappe, & elle ne justifiera que ceux qui auront accompli des œuvres de justice dans un esprit d’humilité. VI. Extrait de Saint Maxime. 1. Notre Seigneur, après Sa Résurrection, dit aux Apôtres : « Allez enseigner toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils, & du Saint Esprit, & leur enseignant à garder tous les commandements que je vous ai donnés ». ( Matt 28, 19-20). En sorte que celui qui a été baptisé au nom du Père, du Fils, & du Saint Esprit, doit honorer tous les commandements qui lui ont été donnés. C’est précisément pour cette raison que Dieu a lié indissolublement & harmonieusement à la Foy droite l’obligation de garder tous les commandements, parce qu’Il sait bien qu’un seul des commandements privé des autres & de la Foy, est incapable de sauver l’homme. « La Foy sans les œuvres est Morte ». ( Jacques 2, 20). 2. C’est pourquoi aussi David, qui avait en Dieu une Foy droite, disait : « J’ai accompli tous les commandements ; j’ai haï toute voie d’iniquité ». ( Ps 118-128). Les commandements nous ont été donnés par Dieu pour que nous nous écartions de toute voie d’iniquité. C’est pourquoi si l’homme laisse de côté fût-ce un seul commandement, cela même lui ouvre la voie du mal contraire à la vertu. Mais, avec les commandements, le Seigneur nous a donné la force de les accomplir tous. Relativement à quoi Il dit : « Voici que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds les serpents & les scorpions, & toute puissance du Malin ; & rien ne pourra vous nuire. ( Luc 10, 19). 3. Cette puissance & ce pouvoir, lorsque Saint Paul les reçut, il dit : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ. » ( 1 Cor 11, 1). Et le même Apôtre dit en un autre endroit : « Ceux qui sont à Jésus Christ ont crucifié la chair avec ses passions, & ses désirs » ( Galates 5, 24). Et ailleurs : « Le monde est crucifié pour moi & je suis crucifié au monde ». ( Galates 6, 14). Et tous les commandements, si même ils sont nombreux, se résument en une seule sentence : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force & de tout ton esprit, & le prochain comme toi-même. » ( Luc 10, 27). Celui donc qui mène le bon combat de la culture des vertus, s’il accomplit ce dernier précepte, assurément accomplira tous les préceptes ensemble. VII Extrait de l’Abba Isaac. 1. Les passions ressemblent à de petits chiens qui ont l’habitude de se tenir au-dehors devant les boucheries ; si l’on donne de la voix, ils s’enfuient aussitôt. Mais lorsqu’on les laisse en liberté, ils s’enhardissent & vous attaquent comme d’énormes lions. 2. Chasse & réduis à néant le plus petit désir, dès qu’il commence à se mouvoir dans ton âme, pour n’être pas consumé de son feu dévorant, lorsqu’il sera devenu gigantesque au-dedans de toi. Parce que ce soin dont nous aurons fait montre, suffisamment à temps, & notre patience à étouffer les diverses petites passions, éloignent le danger mortel que provoquent les grandes. Et si l’on ne réussit pas à vaincre les choses les plus insignifiantes, comment alors y parviendra-t-on avec les plus importantes & les plus graves ? 3. Montre devant Dieu de la patience lorsqu’il faut affronter les petites épreuves négligeables suscitées par l’Ennemi, pour qu’il ne te demande pas de consentir de plus durs sacrifices. Que cette attention de ta part, & ton éloignement des diverses petites fautes constituent pour toi une loi que tu ne transgresses pas & qui te serve de préalable, en sorte que par là tu vainques le Diable, & qu’il ne puisse pas te faire tomber dans de plus grands tourments. 4. Si l’Ascète écoute le Diable qui l’incite à sortir de sa cellule & à s’en éloigner ne serait-ce que de cinq pas, il devient dès lors possible qu’il se laisse persuader par ce Diable d’abandonner même son désert & de s’en aller par les villes. Mais l’Ascète qui ne se décide pas fût-ce à se pencher tant soit peu par la petite fenêtre de son ermitage, pour n’avoir pas à subir les attaques de l’Ennemi, celui-là peut-il lui obéir au point de quitter sa cellule ? 5. Celui qui n’accepte qu’avec peine de manger un repas léger l’après-midi, comment pourrait-il se laisser duper & piéger par des pensées de négligence & de gourmandise, au point de manger son repas avant l’heure prescrite aux Ascètes ? Et comment pourrait-il éprouver de l’appétit pour des nourritures abondantes celui qui a honte de se rassasier avec la maigre pitance du Moine ? Et celui qui ne se laisse pas persuader par le Diable de faire attention à son propre corps, comment pourrait-il être curieux de la beauté d’autres corps ? 6. Telle est la connaissance pleine de discernement nécessaire dans la lutte à mener contre l’Ennemi & dans la résistance à lui opposer. Et c’est forts de cette connaissance que les Sages ne se laissent pas exposer à des luttes & à des guerres spirituelles plus grandes encore. Mais, par la patience, affrontant victorieusement les petites attaques du Diable, ils se gardent avec succès des peines & du danger que comportent les plus grands assauts à livrer contre le Diable. Celui qui, dès le commencement, n’accorde pas d’importance aux diverses petites attaques insignifiantes du Malin, & qui se laisse vaincre par elles, laisse à l’Ennemi l’occasion de le combattre aussi sur des matières plus graves. Par exemple, le Diable lutte tout d’abord pour effacer du cœur la prière incessante, après quoi il persuade aisément le Moine de demeurer indifférent & d’abandonner la prière qui se fait à heures fixes, accompagnée de sa règle corporelle de métanies & de prosternations. 7. En d’autres cas, le Diable essaie de relâcher la pensée du Moine, pour l’inciter à goûter à son repas avant l’heure prescrite. Après donc qu’il y est parvenu, & qu’il a ruiné sa tempérance, il combat l’homme pour l’attirer loin de toute morale & de toute spiritualité, ce qui est dire qu’il l’entraîne à l’intempérance & à la perdition de la débauche. D’autres fois, il s’efforce de mettre en l’homme la mauvaise pensée de considérer comme une chose sans importance le fait de regarder la nudité de son corps avec une attention suffisante pour le porter au plaisir, ou de regarder avec auto-satisfaction la beauté de ses membres lorsqu’il ôte ses vêtements, ou de regarder son reflet dans l’eau, ou de se regarder lorsqu’il s’assied pour satisfaire ses besoins naturels. En d’autres cas encore, il instille en lui la pensée de mettre, comme sans y prendre garde, la main sous ses vêtements, & de caresser ses membres. 8. Si donc il réussit à attirer l’homme vers l’un des pièges qu’il lui indique, alors il s’enhardit, & le soumet à de plus grandes attaques, plus sévères. De telle sorte que l’Ascète qui auparavant veillait à la garde de son esprit, qui l’assurait contre les attaques, & qui à cause de cela regardait comme un dommage d’importance fût-ce le plus petit égarement de ses pensées, en arrive au point où lui-même va ouvrir la porte au péché, d’une façon qui s’avèrera bien amère & bien pénible, en sorte que le Diable y pénètre & le tyrannise. N’oublions pas que les pensées ressemblent à de l’eau qui s’écoule par un tuyau ; & tout comme l’eau, tant qu’elle ne rencontre pas de fissure dans le tuyau, s’écoule avec ordre, de la même façon aussi les pensées, tant qu’elles sont contenues de tous côtés, traversent l’esprit en bon ordre ; mais lorsque les pensées rencontrent une issue, selon la disposition de notre âme, elles parviennent à ruiner l’âme en bouleversant tout sur leur passage. 9. 9. L’Ennemi de notre âme, le Diable, attend toujours, planté devant nous, le moment où il pourra nous attaquer, & il nous espionne attentivement pour voir quelle porte de nos sens lui ouvrira notre négligence, en sorte qu’il puisse y pénétrer. Et dès qu’il aperçoit une porte qui n’est pas gardée, aussitôt, par elle, le Malin, qui est totalement pervers, pénètre avec armes & bagages. Ayons donc grand souci de remplacer les grosses épreuves, qui proviennent de la guerre contre les grandes passions, par de petites peines, dues à l’affrontement plus aisé des mauvaises pensées, & ainsi, nous vaincrons le Diable sans difficulté. CHAPITRE XII. Que les Moines & les pieux laïcs qui ont reçu de Dieu la divine connaissance sont punis par lui de graves châtiments pour des manquements fussent-ils minimes. I. Extrait du récit des voyages de Saint Jean le Théologien. Après l’Ascension du Seigneur, les Apôtres s’étaient rassemblés à Gethsémani. Conformément à Son commandement, donné par Lui quand Il se trouvait encore sur la terre, d’enseigner les idolâtres en allant par le monde entier – « Allez enseignez toutes les nations », dit-Il, (Matt 28, 19), ils tirèrent au sort pour savoir dans quelle contrée irait chacun d’eux proclamer la Bonne Nouvelle. Pour l’Apôtre Jean, le sort tomba de telle sorte qu’il lui assignait de se rendre en Asie. 2. L’Apôtre se chagrina, & s’inquiéta de ce coup du sort, parce qu’il doutait du résultat de sa mission en ces contrées lointaines, & qu’il n’était pas assuré du succès de sa prédication ; ce doute assurément s’instillait en lui parce qu’il ne considérait pas la question avec assez de Foy-, & qu’influencé par des considérations humaines, il songeait pour l’heure que l’Asie des fins-fonds était si complètement idolâtre qu’elle ne pourrait s’approcher du Christ & suivre Son enseignement si élevé qu’au prix des plus grandes difficultés. A causes de quelles pensées il se prit à douter. 3. Il comprit cependant bientôt qu’à cause de la faiblesse de ses pensées il avait chuté devant le Seigneur, & qu’il paraissait devant lui en incrédule, vaincu sans raison par le doute & par l’hésitation. Alors, aussitôt, il se mit à pleurer, & tombant aux pieds des autres Apôtres, il leur demanda de supplier le Seigneur de lui pardonner ; dans le même temps, il se confessait à eux dans les larmes & les gémissements, disant : « Mes Pères & mes frères, j’ai péché de ce que j’ai mal supporté ce coup du sort qui m’a attribué l’Asie, & ma Foy a faibli, de ce que je ne me suis pas rappelé les Paroles prophétiques du Seigneur, qui dit qu’au croyant tout est possible : « Toutes choses sont possibles à celui qui croit ». ( Marc 9, 23). Du fait que j’ai mal supporté ce coup du sort qui m’est échu & à cause de mon peu de Foy, Dieu m’a révélé que je serai durement châtié d’une tempête en mer. Mais quoi qu’il en soit, prions d’abord le Seigneur avec ferveur ; après quoi, que chacun de nous se rende dans la destination que nous a fixée le Seigneur. 4. Après donc qu’ils eurent prié, ils s’en furent dans les diverses contrées que le sort avait assignées, chacun prenant avec lui, pour l’aider & le servir, un des soixante-dix Apôtres. Jean prit Prochore pour aide. Ensemble, ils allèrent à Joppé, d’où ils prirent le lendemain un navire afin de faire voile vers l’Asie. 5. Tout le temps du voyage, Jean fut affligé, &, par intermittences, il pleurait. Comme il se trouvait en ce triste état, il appela près de lui Prochore, &, lorsqu’ils se furent assis à la proue du navire, pour que nul ne les entendît, Jean dit : - Prochore, mon enfant, je me sens menacé & je m’afflige, à cause du péril en mer qui me guette, & parce que mon esprit va être fortement châtié ; mais Dieu ne m’a cependant pas révélé si j’allais Mourir ou survivre à ce péril. Si donc tu échappes à ce danger, va en Asie, &, lorsque tu seras arrivé à Ephèse, restes-y environ trois mois à m’attendre. Si, durant ce laps de temps, j’arrive moi aussi à bon port, alors accomplissons cette mission dont Dieu nous a chargés. Si toutefois, au cas où je meurs, je n’arrive pas à destination, alors va à Jérusalem, auprès de Jacques, le frère du Seigneur, & accomplis avec zèle la mission qu’il te confiera. » Jean parlait ainsi environ vers la troisième heure du jour. 6. Aussitôt, tout soudain, il s’éleva sur la haute mer une effroyable tempête, &, sous la violence des vagues, le navire sombra. Les passagers furent projetés à la mer. Mais, par la Providence de Dieu, quarante-six passagers furent sauvés, & parvinrent sains & saufs sur la terre ferme, les uns utilisant comme bouée des panneaux de bois, les autres des pièces du gréement du navire. Seul Jean fut abandonné à la pleine mer. 7. Les vagues jetèrent Prochore en Séleucie, qu’il quitta aussitôt. De là, marchant quarante jours durant, il parvint en Asie &, plus particulièrement, dans un village du bord de mer, nommé Marmaréotis. Là, comme il scrutait la mer, il vit soudain déferler sur le rivage une énorme vague, d’effroyable aspect, qui rejeta un homme sur le sable. 8. Il courut au secours du naufragé. Mais que vit-il ? C’était son maître l’Apôtre Jean . Celui-ci revint à lui & se leva tout droit sur ses jambes . Se reconnaissant mutuellement, ils se serrèrent dans les bras l’un de l’autre, & s’embrassèrent avec larmes. Tout joyeux, ils remercièrent Dieu qui se souciait si tendrement d’eux qu’Il les avait sauvés,&, par surcroît, les avait faits se rencontrer si miraculeusement. Après quoi, lorsque Jean fut tout-à-fait revenu à lui, il se mit à raconter à Prochore le miracle de son sauvetage en mer : - Durant quarante jours & quarante nuits, d’une façon toute miraculeuse, la Puissance de Dieu me couvrit & me dirigea comme une embarcation sur les vagues. Et si tu me demandes, Prochore : « De quelle manière cela se fit-il ? », que te répondrai-je ? sinon que cela se fit mystérieusement & d’une manière toute indicible. De toute cette aventure, j’ai retiré un grand enseignement : C’est qu’il est préférable de nous confier à Dieu, plutôt que de nous fier à nos faibles forces , & qu’il nous faut obéir sans crainte à tout ce que Dieu nous ordonne. 9.Le Bienheureux Epiphane disait un jour ce qui suit : « A tous les pécheurs qui se repentent, Dieu remet le principal de leurs dettes, ce qui s’est produit avec la courtisane, le publicain, & les autres. Mais aux Justes, Il réclame aussi les intérêts. C’est ce que signifient ces Paroles du Seigneur : « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes & des pharisiens, vous n’entrerez point dans le Royaume des Cieux. » ( Matt 5, 20). 10. Un Ancien, qui était Ascète, disait : « Dieu remet les péchés des hommes qui vivent dans le monde ; mais Il ne pardonne pas aisément les péchés des Ascètes du Désert, parce que le laïc qui vit dans le monde a beaucoup d’occasions de péché, tandis que l’Ascète n’en a aucune de toutes celles qui se présentent dans le monde, du moment bien sûr qu’il se garde lui-même & qu’il lutte contre ses mauvaises pensées. CHAPITRE XIII. Qu’il nous faut résister noblement à l’acédie, contrer la tristesse qui nous vient du Démon, & avoir de la patience. I. Extrait de la Vie de Sainte Synclétique. 1. La Bienheureuse tint à ses Moniales qui s’étaient rassemblées autour d’elle l’enseignement suivant sur l’acédie & le chagrin : « Mes sœurs, le chagrin que l’on éprouve se divise en deux catégories : « L’un est utile, l’autre est destructeur. Le chagrin profitable se reconnaît à ces signes : Celui qui est contristé pleure & se lamente de ses propres péchés & de l’ignorance spirituelle du prochain ; celui qui s’attriste selon Dieu s’inquiète également parce qu’il craint de dévier du but ultime de son Salut, & aussi parce qu’il s’angoisse, brûlant d’approcher plus vite de la plus haute perfection. 2. Outre ce chagrin, qui élève l’homme spirituellement, il en est un autre aussi qu’insuffle en nous l’Ennemi de notre âme, le Diable, & ce, sans aucune raison apparente. Ce chagrin est appelé par certains « acédie », ce qui est désigner une disposition mélancolique de l’âme condamnant à l’inertie spirituelle. Cette acédie, il nous faut la chasser par la prière incessante & la psalmodie, songeant que nul ne vit en insensé dans cette vie, & que nul non plus ne vit sans de tels chagrins. 3. Relativement à quoi la Sainte Ecriture dit : « La tête entière est malade, & tout le cœur est souffrant ». ( Isaïe 1, 5). Dans cette brève sentence, l’Esprit Saint comprend toute la vie monastique & toute la vie laïque dans le monde ; de fait, lorsqu’il évoque un mal de tête, il décrit la vie monastique, puisque la tête symbolise la partie de l’âme qui commande, comme il est dit aussi en un autre lieu : « Les yeux du sage sont sur sa tête » ( Eccl 2, 14). Car en la tête réside le don de prophétie. Le mal de tête, lui, signifie que l’on ne peut cueillir les fruits de la vertu qu’au prix de dures peines & de laborieux efforts. 4. Au contraire, par le chagrin qui réside dans le cœur, - « tout le cœur est souffrant »-, la Parole de Dieu désigne le caractère mauvais & plein de trouble des gens du monde. Parce que tout comme le cœur ne s’arrête pas, & qu’il est réputé être le siège de la colère & du chagrin, de la même manière aussi , les caractères méchants qui aiment le trouble ne sont jamais entièrement délivrés des agitations de la vie & du chagrin qui en résulte. De tels gens s’affligent lorsqu’ils ne reçoivent pas la vaine gloire des hommes, ils sont dans l’abattement lorsqu’ils désirent les biens d’autrui & qu’ils ne peuvent pas en jouir, ils s’inquiètent quand ils sont pauvres, & ils deviennent fous quand ils sont riches, tant les soucie & les angoisse la garde de leurs possessions, les empêchant de prendre du sommeil & d’en jouir. 5. Que cette pensée ne nous attire donc pas vers le bas, qui nous fait croire que les laïcs n’ont pas de soucis dans le monde. Si nous faisons la comparaison, nous constaterons qu’ils peinent plus que nous. Bien sûr les propos que nous tenons ici ne concernent pas tout le monde, mais seulement ceux qui sont engagés dans la Vie monastique. Parce que tout comme il n’y a pas une seule nourriture bien déterminée pour tous les animaux, ainsi il ne faut pas le même enseignement à tous les hommes. Relativement à quoi la Sainte Ecriture dit qu’il ne faut pas mettre de vin nouveau dans de vieilles outres. ( Matt 9,7). C’est d’une certaine table spirituelle que se nourrissent ceux qui ont été jugés dignes de la haute contemplation & de la connaissance mystique, d’une autre que se nourrissent ceux qui s’adonnent aux luttes de l’ascèse, & d’une autre encore tous ceux qui vivent dans le monde ; 6.Et tout comme, parmi les animaux, les uns vivent sur la terre sèche, d’autres dans l’eau, tandis que d’autres encore vivent dans les airs, de même aussi en est-il parmi les hommes ; les uns, comme les animaux terrestres, prennent la voie moyenne ; d’autres, comme les oiseaux, tiennent leurs regards fermement fixés vers le Ciel, & font voler leurs pensées dans les hauteurs ; d’autres encore, comme les poissons, sont complètement recouverts par les eaux glauques & ténébreuses du péché. Voici ce que dit de ce dernier cas l’Ecriture : « Je suis tombé dans les profondeurs de la mer, & la tempête m’a englouti ». ( Ps 68,3). Nous donc, comme les aigles qui ont fait pousser & fortifié leurs ailes, désirons toujours intensément gagner les hauteurs sublimes. 7. Mon frère, fais preuve d’une patience parfaite durant le travail auquel tu as été appelé par le Seigneur, & n’y montre pas d’indifférence en fuyant les peines endurées pour l’Amour du Seigneur, ni ne les prends en haine. Car si nous nous considérons véritablement comme des captifs de notre Dieu qui nous a sauvés, il ne faut pas que nous craignions les afflictions en chaîne que nous souffrons pour l’Amour de Lui. Au contraire, il faut que nous supportions avec joie l’enchaînement de ces afflictions, attendant dans l’espérance la rétribution du Ciel, en sorte que la Grâce du Dieu qui rétribue nous ajoute nous aussi au chœur des Saints. 8. Parce qu’il est indubitable que tous ceux qui auront volontairement éprouvé les souffrances du Seigneur auront part aussi à Sa consolation, c’est-à-dire au Royaume Céleste . Si quelqu’un s’inquiète de la peine que cause l’œuvre du Moine, qu’il songe combien il en est dans le monde qui souffrent de fortes peines, tant riches que pauvres, & qui ne goûtent de repos ni jour ni nuit, mais qui sont continûment tourmentés par la rigueur de ces mêmes peines. Or de tels gens apparaissent comme réellement liés d’une grosse chaîne, celle de leur incapacité à se délier de leurs souffrances. 9. Pour nous, goûtons aux peines volontaires pour le Christ, & montrons à les souffrir patience & bonne volonté, sans que nul autre, ni la nécessité, ne nous les imposent, en sorte que nous gagnions le Royaume des Cieux. Gardons donc toujours un cœur ferme & qui ne chancelle pas, & si un jour il nous advient de tomber dans une légère inertie spirituelle, ne perdons pas d’emblée notre courage, mais faisons-nous violence pour y résister victorieusement, comme ferait un voyageur courageux. Car le voyageur, comme l’on sait, lorsque sa route le fatigue quelque peu, ne lâche pas prise, ni ne renonce au but qu’il a projeté en ce voyage, mais il se console en disant : « Prends un peu patience, & bientôt tu parviendras à l’auberge, où tu te reposeras. » Et Dieu, qui voit son effort, le fortifie, & allège sa peine. Car l’inertie & l’hésitation jettent dans les tribulations & les malheurs, & empêchent d’atteindre aux charismes spirituels, & les maux corporels même de guérir. 10. Soucions-nous donc avec zèle, mes frères, de nous servir les uns les autres pour l’Amour du Seigneur. Car nombreux sont ceux qui, non pas pour l’Amour du Seigneur, mais pour une simple jeune fille, parce qu’ils en ont été amoureux & ont désiré la prendre pour femme, ont choisi de se faire les esclaves de sa famille. - Ainsi Jacob, qui a servi Laban pour l’amour de Rachel-. Ne soyons pas non plus indifférents à l’œuvre de notre Salut en nous laissant vaincre par la mélancolie, lorsque nous demeurons assis dans nos cellules, mais souvenons- nous que les Saints Martyrs étaient mis aux fers dans des prisons, & qu’ils furent tyrannisés par d’atroces supplices. 11. Ne fuyons donc pas l’affliction & les maux de notre cellule, que l’on vainc en y demeurant dans la patience. Car tu y seras éclairé par la Lumière de la Vérité, comme le dit la Parole de la Sainte Ecriture : « « La Lumière luit dans les ténèbres pour les hommes droits ». (Ps111, 4). Et ne nous décourageons pas non plus lorsque nous somme s à l’œuvre, ayant toujours en mémoire que nombre de Saints, à cause de l’Amour qu’ils portaient au Seigneur, furent envoyés aux mines, où le travail est plus rude encore qu’ailleurs. Peut-être, si nous avions vécu en ces temps des Martyrs, aurions- nous chuté au point de trahir notre Vie spirituelle, & de fuir le martyre & les tortures ? 12. Souvenons-nous continuellement, mes frères, des bienfaits de Dieu qui nous a façonnés, Lui qui tire « les vents d’entre Ses trésors », ( Ps 134, 7) pour les mettre à notre service, qui fait s’élever « les nuages depuis les extrémités de la terre » pour nous faciliter la vie, qui multiplie les troupeaux, les oiseaux & les poissons au service de la race humaine, Lui qui « a fait le soleil pour nous éclairer le jour, & la lune & les étoiles pour nous illuminer la nuit ». ( Ps 135, 8-9). Et par-dessus toutes choses, n’oublions pas qu’Il nous a libérés & sauvés du péché par la puissance du Mystère de Sa Croix vénérable. Servons donc notre bienfaiteur avec le plus profond respect & en tremblant devant Sa grandeur, mais soyons aussi emplis de bon espoir, car nous ne sommes qu’éphémères en cette vie, comme le dit aussi le Prophète David : « Je suis un étranger sur la terre, un pèlerin, comme l’ont été tous mes Pères ». ( Ps 38, 13). 13. Mon frère, demeure avec patience & fermeté en quelque lieu que tu mènes l’ascèse, luttant contre la négligence & les chutes spirituelles. Ce n’est pas en abandonnant le lieu de sa pénitence, & en allant de place en place, que les passions s’apaisent, mais l’on ne parvient à ce résultat que grâce à la vigilance de l’intellect ; parce que la seule chose dont nous ayons besoin, pour accomplir la volonté de Dieu & obtenir ce qu’Il nous a promis, est la patience. Celui qui est saisi par l’esprit de paresse & de négligence, & qui vit dans l’acédie, se trouve loin de la patience, tout comme le malade est loin de la santé. La présence de la vertu se reconnaît sensiblement à la patience & non à la paresse de l’acédie, non plus qu’à la négligence mise dans l’accomplissement des œuvres spirituelles. En plus de quoi la patience régénère & fortifie l’homme, dans la mesure où l’esprit s’occupe incessamment de la contemplation mystique & de la méditation de tous les biens à venir, dont nous attendons avec certitude de jouir dans la Vie éternelle. 14. L’esprit, richement nourri par ces divines occupations, prend de la force, tout comme le corps s’étoffe à force de goûter les nourritures matérielles. Mais si notre esprit est privé de la Grâce & de la dignité de ce qu’elle renferme, à savoir la haute contemplation & la méditation incessante des biens à venir que nous attendons, alors, par le fait, elle s’affaiblit & et devient pauvre & misérable. Epoussette donc de dessus toi, comme de la poussière, le souci angoissé des choses matérielles, & occupe ton esprit à cette œuvre cde la contemplation, emplie de grandeur divine. Et lorsque ces contemplations t’adviendront, alors, assurément, tu n’auras pas besoin de t’en aller de lieu en lieu, & d’interrompre la haute méditation de ton esprit à cause de déplacements inutiles, qui se font sans raison valable & sans la bénédiction de ses supérieurs. Car, dit le Seigneur, « le Royaume des Cieux est à l’intérieur de nous. » ( Luc 17, 21). 15. Songe, mon aimé, combien d’hommes dans le monde souffrent & subissent de privations diverses. Et, pour nous limiter à quelques cas, rapportons ce qui suit : Certains, à cause de leur pauvreté, ont hypothéqué leurs biens sans pouvoir faire lever l’hypothèque ni les récupérer aucunement. D’autres ont perdu leurs enfants, parce que des chefs de bandes les ont réduits en servitude & les ont vendus comme esclaves ; &, dès lors, ceux-ci servent comme esclaves des gens qui leur sont inférieurs ou des Barbares dans des contrées étrangères. D’autres, parce qu’ils sont pauvres au point d’être privés de leur pain quotidien, mendient par les villes, les places, & les rues, souffrant du froid & de la chaleur, leurs corps affamés n’étant couverts que de loques déchirées & souillées ; & certains même sont tourmentés de maladies effrayantes, sans qu’il soit besoin de mentionner ici par écrit les plus malheureux qui souffrent d’avoir été condamnés aux prisons & aux travaux forcés dans les mines. 16. Ensuite de toutes ces considérations, ne faut-il pas que nous regardions comme un grand don de Dieu le fait que nous soyons sous la protection que Dieu nous a octroyée, au lieu d’être accablés du souci des choses du monde, qui sont pour l’homme ordinaire une telle cause de troubles ? Souviens-toi donc de tout cela, et remercie Dieu sans cesse pour les bienfaits innombrables qu’Il nous a donnés & continue de nous offrir chaque jour. Quant à ceux qui semblent avoir réussi en cette vie, quels biens le monde leur offre-t-il ? Rien autre que des soucis et des peines innombrables. De fait : Tu viens de te marier ? Commencent pour toi les soucis de la vie de famille. Tu as donné naissance à ton premier fils ? Ce sont d’autres soucis ! Peu de temps après, naît ton deuxième enfant ? Ce sont de plus grands soucis encore ! L’un de tes fils est Mort ? Ses parents mènent le deuil & pleurent inconsolablement. Et s’il advient que le fils qui survit devienne un mauvais bougre, alors ses parents mènent davantage encore le deuil pour lui que pour celui qui est Mort ! 17. Le summum de la peine et de la douleur survient pour l’homme lorsqu’arrive l’instant de sa Mort. Mais celui-ci, bien qu’il soit sur le point de Mourir, ne se trouble pas tant pour la Mort qui survient que, dans son amour & sa compassion pour sa femme & ses enfants, il ne s’émeut d’affliction & ne se trouble à la pensée qu’avant peu il laissera une veuve & des orphelins. Or, de tous ces maux affligeants, & de ces effroyables chagrins, nous a délivrés le joug du Christ, lui qui est si doux & facile à porter, ainsi qu’Il le dit en Son Evangile : « Car mon joug est doux & mon fardeau est léger ». ( Matt 11, 30). Le souvenir de la Mort nous aide sans conteste à repousser la paresse & l’inertie spirituelles. Celui donc qui est troublé par ces faiblesses, savoir la paresse & l’inertie spirituelles, doit d’abord supplier Dieu avec ferveur de lui donner la patience & la longanimité, pour consoler son âme en disant : « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, & pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu parce que je Le confesserai. Mon Dieu est le Sauveur de mon âme. » ( Ps 42, 5). 18. Et d’ailleurs, s’agit-il que nous demeurions éternellement en cette vie ? Sois attentif à bien discerner ce que dit la Sainte Ecriture : « « Je suis un étranger sur la terre, un pèlerin, comme l’ont été tous mes Pères. » ( Ps 38, 13). Représente à ton esprit que, dans ce Monastère où tu habites, en ont préalablement demeuré d’autres, & apprends que, tout comme ceux-ci ont quitté cette vie, de la même façon nous aussi, de par la volonté de Dieu, après que nous y aurons vécu un temps, il nous faudra partir. Car la véritable Vie commence après la Mort. C’est cette Vie d’après la Mort que désira si vivement le Prophète-Roi, qui criait de toute la force de ses poumons : « Comme la biche languit après les sources d’eau, ainsi mon âme Te désire, ô mon Dieu. Mon âme a soif du Dieu vivant. Quand Te rejoindrai-je, & verrai-je la Face de Dieu ? » ( Ps 41, 2-3). 19. Les Saint Pères ont considéré la vie présente comme une prison ; c’est pour cette raison que le vieillard Syméon, lors de la Sainte Rencontre avec le Seigneur, disait : « Maintenant Seigneur, Tu laisses Ton serviteur s’en aller en paix. » ( Luc 2, 29). Semblablement, l’Apôtre Paul était brûlé du vibrant désir que son corps meure, pour qu’il pût vivre éternellement avec le Christ. : « J’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, ce qui de beaucoup est le meilleur ». ( Philippiens 1, 23). Si donc l’homme hait ce monde & l’illusion qu’il suscite en l’homme, qui lui fait croire qu’il est quelque chose qui vaille, & s’il désire les biens célestes, alors il se montrera véritablement, de tout son cœur et de toute son âme, serviteur du Christ, & il Lui demandera à partir pour jouir de ces biens qu’il désire & dont il a reçu l’espérance. Et, cet homme-là, jamais l’indifférence et l’inertie spirituelles ne pourront le mettre à mal. Mais tant que l’âme désire les biens terrestres & erre parmi eux en imagination, alors les divers désirs charnels & les vains plaisirs, pénétrant en elle par les vaines pensées, paralysent sa vigueur spirituelle, &, par là, elle sera indifférente aux biens spirituels. II. Extrait d’Antioche de Pandecte. 1. Le démon de l’acédie – c’est-à-dire celui de l’inertie spirituelle-, est absolument redoutable, & terriblement affligeant. Il attaque le Moine à la sixième heure, l’incite à l’indifférence spirituelle, lui fait haïr le lieu où il se trouve, lui rend insupportables les frères avec lesquels il vit, ainsi que toute tâche monastique, & la lecture même de la Sainte Ecriture. 2. Tandis qu’il s’occupe à la lecture, il baille fréquemment, il devient pour le sommeil une proie facile, il se frotte les yeux, il s’étire, &, détournant ses yeux du livre, il les fait errer sans but sur les murs ; puis, se remettant quelque peu à la tâche, il lit encore quelques lignes, &, parcourant son livre au hasard, il lit, sans y prendre aucun intérêt, le début & la fin de divers chapitres, compte les pages & le nombre des cahiers, critique ou approuve la calligraphie, les caractères ou les illustrations du livre, & après l’avoir replié, il le place sous sa tête comme oreiller, & s’allonge pour dormir ; mais ce sommeil n’est ni assez long ni assez profond , parce que la faim, que provoque en lui l’acédie, aiguillonne son âme, & ne le laisse dormir qu’insuffisamment. 3. Peu après, il s’éveille, & cherche à savoir l’heure exacte en fixant son regard sur les rayons qui filtrent dans sa cellule, pour déterminer, d’après l’emplacement du soleil, à quelle heure sera servi le repas. Il tend continûment l’oreille, tant son impatience est grande d’entendre résonner la simandre, qui appelle les Moines à table pour le repas. Et, à peine l’entend-il que, tout joyeux, il se dit en lui-même : « Ah ! Bien ! Voilà qui est bien ! » 3. Le Moine qui se trouve plongé dans l’inertie, & qui néglige les choses spirituelles, est empressé à faire des courses, lorsqu’on lui en remet la diaconie ; & il regarde comme un ordre dont il doit s’acquitter l’avertissement intérieur qui le pousse à sortir, lequel n’est pourtant pas imputable à sa bonne conscience, mais à la passion qui le gouverne. Et, tout comme le malade, à cause de sa faiblesse, ne se limite pas à un seul repas, de même aussi le Moine en proie à l’acédie ne mène pas à bien un seul travail bien déterminé, mais il change constamment de tâche, & passe de l’une à l’autre. Il touche à tout, & bientôt se décourage, sans rien finir entretemps de tout ce qu’il a commencé. Pour justifier son inconstance & son inaptitude au travail, ce Moine en proie à l’acédie invoque tantôt des visites à faire aux malades, tantôt des entretiens avec des frères spirituels, tantôt les fêtes & les panégyries des Saints, & il ne fait jamais que ce qu’il a envie de faire. Comme le nuage qui ne crève pas en pluie est chassé par le vent, ainsi aussi l’esprit d’acédie fait errer çà & là le Moine qui n’a pas de patience. 4. Le Moine en proie à l’acédie est toujours enclin aux propos oiseux, & ne montre aucun zèle pour la prière. Lorsque les Moines se rassemblent à l’heure de l’office, celui-ci reste dans sa cellule, disant que c’est là qu’il lira l’office, en même temps qu’il a à accomplir un travail prétendument urgent ; & il cherche des prétextes à la dispersion de son esprit, occupé çà & là de différentes choses. Tantôt il remet droit un objet soi-disant mal posé, tantôt il trouve qu’un autre objet n’est pas non plus à sa place ; &, pour finir, il a coutume de vaquer à son travail manuel à une heure inopportune. Et c’est de la sorte qu’il accomplit son office. 5. Le Moine qui vit dans l’acédie fixe souvent son regard vers la porte, &, en imagination, peuple sans cesse sa cellule de visiteurs. Cette porte a-t-elle un peu grincé, qu’aussitôt il s’élance pour ouvrir, s’imaginant que quelqu’un tente d’entrer. A-t-il entendu une voix ? Aussitôt il se penche pour regarder par la petite fenêtre de sa cellule. Et il ne s’en éloigne que lorsqu’il est engourdi à force de s’y être appuyé. Mais cette acédie se guérit par la patience, en supportant les épreuves sans mot dire, & par la crainte de Dieu, ainsi que par l’accomplissement zélé des devoirs à accomplir. 6. En toute tâche que tu dois accomplir, détermine la fin à laquelle tu dois parvenir, & ne cesse pas tes efforts avant d’y être parvenu. Prie en prêtant attention aux mots de la prière, & emplis ton âme du sens de ces paroles, & alors, assurément, l’esprit d’acédie s’éloignera de toi. Lorsque tu pries en t’imprégnant ainsi du sens profond de ce que tu dis, que ton âme soit emplie de contrition. Alors, prête attention aux versets de David : « Hâte-toi de m’exaucer, Seigneur ; mon esprit défaille, ne détourne pas de moi Ta Face…parce que l’Ennemi a humilié mon âme…Il m’a fait asseoir dans les ténèbres comme ceux qui sont Morts depuis longtemps, & il a plongé mon âme dans l’acédie ; mais toi, Seigneur, ne m’abandonne pas ; jette un regard sur moi, & prends pitié de moi ». ( Ps 142, 7). Et sois attentif aussi aux versets de cet autre Psaume : « Etablis avec moi Ton alliance pour faire le bien, que me voient ceux qui me haïssent, & qu’ils soient couverts de honte, parce que toi, Seigneur, Tu m’as secouru lorsque je T’ai supplié ». ( Ps 86, 17). III Extrait de Saint Isaïe l’Anachorète. 1. Mon frère, garde-toi de l’acédie, parce que cette acédie, ce qui est dire l’inertie & l’indifférence spirituelles, gâte tous les fruits du combat spirituel. Si donc tu luttes pour combattre quelque passion, ne recule pas à la vue de ce redoutable combat, mais jette-toi dans cette lutte comme ferait un suppliant, implorant la miséricorde du Seigneur, & dis-Lui avec humilité & contrition : « Je n’ai pas, mon Seigneur, le pouvoir de résister à cette passion ; secours-moi, qui ne suis qu’un pauvre malheureux. » Et, lorsque tu auras dit cela de tout ton cœur, tu verras que tu goûteras le repos & la paix intérieure. Car assurément alors, Dieu t’apaisera en faisant cesser ce combat. Cependant, tant que durera cette épreuve, n’entre aucunement dans la cellule de ton frère, mais reste reclus dans la tienne, éprouvant dans ton âme la crainte de Dieu ; garde le souci de l’ouvrage de tes mains, plonge-toi dans l’étude, & dis mentalement la prière incessante : « Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi pécheur ». Et ne cherche jamais à savoir si ton frère prend soin d’accomplir son travail mieux ou moins bien que toi. IV.Extrait de Saint Marc. Mon frère, si tu tombes dans l’acédie, & que tu es par mille biais inquiété par ce mal, souviens-toi aussitôt de l’heure de la Mort & de l’effroyable Enfer. Cependant, il vaut mieux encore coller son souffle à Dieu dans la prière, dans l’espérance de Sa Miséricorde, plutôt que d’avoir présentes à l’âme les redoutables images qui représentent l’Enfer, si même elles ont leur utilité. V.Extrait de l’Abba Cassien. 1. Le terrible esprit de tristesse, lorsqu’il se saisit entièrement de l’âme, & qu’il parvient à l’enténébrer des nuages du désespoir, l’empêche d’accomplir toute bonne œuvre que ce soit, & l’emplit au contraire de toutes sortes de mauvaises pensées, ainsi que, par manière générale, de toute forme de vice. Il ne laisse pas l’âme accomplir avec zèle les prières fixées, ni murmurer la prière incessante, ni supporter patiemment la longueur des saintes lectures, par lesquelles elle serait édifiée. Cet esprit fait de l’homme son prisonnier, & le rend nerveux, au point que celui-ci s’emporte facilement devant ses frères, & semble parfois fou furieux lorsqu’ils lui parlent. Dans le même temps, il lui insuffle le dégoût & la haine de son salutaire travail même, &, pour tout dire, ce diabolique esprit de tristesse trouble toutes ses pensées, qui étaient selon Dieu & l’aidaient à parvenir au Salut ; & après qu’il a totalement abattu la noblesse & l’endurance de son âme, il plonge l’homme dans la pensée du désespoir, en sorte que celui-ci se comporte comme un insensé & semble spirituellement paralysé. 2. Cet esprit de tristesse dévore toute l’âme, tout comme les mites mangent les vêtements, ou comme le ver ronge le bois ; & il persuade à l’âme de quitter les membres de la bonne compagnie spirituelle où elle se trouve, de ne plus souffrir d’entendre leurs conseils spirituels, & de ne pas leur prodiguer en retour de paisibles réponses édifiantes. Après donc que ce diabolique esprit de tristesse s’est emparé de l’âme, il l’emplit d’amertume & de dégoût. Semblable tristesse, en esprit mauvais qu’elle est, murmure à l’oreille de l’homme, & lui conseille de fuir ses semblables, comme s’ils étaient responsables de son trouble & de son mal-être intérieur, l’empêchant de comprendre que cette maladie de l’âme n’est pas due à des pensées venues de l’extérieur, mais qu’elle a son origine dans les profondeurs de notre être, & qu’elle ne se manifeste que lorsque, du fait de l’ascèse que l’on mène, apparaissent les épreuves, par lesquelles elle se fait jour. Car rien d’extérieur ne peut nuire à l’âme, & les causes de cette nuisance gisent invisiblement dans les profondeurs de notre âme. 3. C’est pour cette raison que notre Seigneur Jésus Christ, le médecin de nos âmes, celui seul qui connaît, en tant qu’Il est notre créateur, les manquements de nos âmes, & y applique les thérapies appropriées, nous enjoint non pas de fuir la compagnie des hommes, mais d’éradiquer les racines du mal de dedans nous, parce qu’Il sait très bien que la santé de l’âme ne s’obtient pas par la séparation d’avec les hommes, mais qu’elle se sauvegarde en menant une vie commune avec des hommes vertueux, ainsi que par les efforts toujours poursuivis d’une ascèse continuelle. 4. Celui donc qui abandonne ses frères spirituels, en prétextant des causes prétendument bénies, doit savoir que, de par un semblable éloignement d’avec ses frères, il ne rompra assurément pas avec les attaques de la tristesse, mais qu’il trouvera d’autres motifs de s’attrister, car sa maladie demeure intérieure, & elle se manifestera dans diverses autres situations. En conséquence de quoi, n’invoquons pas d’autres responsables que nous seuls, qui sommes les propres auteurs du trouble que jettent en nous nos passions. Et que tout notre effort se tourne vers l’anéantissement de ces passions intérieures. Lorsque, avec l’aide de Dieu, ces passions auront été chassées de notre âme, alors, assurément, nous pourrons vivre non seulement dans la compagnie des hommes, mais même dans celle des bêtes sauvages, selon la parole du Bienheureux Job : « Les bêtes sauvages vivront en paix avec toi ». (Job 5, 23). 5. Luttons donc, dès son apparition, contre ce mal spirituel qu’est l’esprit de tristesse, qui, dans notre âme, génère le désespoir, ce désespoir qui a empêché Caïn de se repentir après le meurtre de son frère, & Judas également, après qu’il eut trahi le Christ ; ce désespoir , il nous faut, par l’espérance fervent e en Dieu, le déraciner de notre cœur. Cultivons donc en notre âme cette seule tristesse générée par la conscience de nos péchés & par le désir d’en faire pénitence, qui s’accompagne de cette bonne espérance en Dieu que nous obtiendrons Sa miséricorde. Or cette tristesse selon Dieu est nécessaire pour nous assurer la possession des biens célestes ; c’est pourquoi aussi notre Seigneur la loue, disant : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés ». ( Matt 5, 4). Et l’Apôtre Paul la célèbre à son tour, dans les termes suivants : « « La tristesse selon Dieu produit une repentance salutaire dont on ne se repent jamais, tandis que la tristesse du monde produit la Mort ». (2 Corinthiens 7, 10). 6. Cette tristesse salutaire nourrit donc l’âme de l’espérance, laquelle naît de l’esprit de pénitence, & c’est pour cette raison qu’elle est mêlée de joie. Elle rend l’homme obéissant, zélé dans l’accomplissement de toute œuvre spirituelle, doux, bon, & capable de tout supporter pour l’amour du bien. Puis donc qu’une telle tristesse est selon Dieu, elle emplit l’âme des fruits de l’Esprit qui sont Amour, joie, paix, longanimité, bonté, Foy, douceur, & tempérance. – « Les fruits de l’Esprit, » dit Paul, « sont Amour, Joie, paix, longanimité, bonté, Foy, douceur, & tempérance ». ( Galates 5, 22-23). 7. Mais la tristesse contraire à celle-ci, & qui n’est pas selon Dieu, mais dont le Diable emplit l’âme de l’homme, a pour fruits l’acédie, l’impatience, la colère, la haine, l’esprit de contradiction, le dégoût, & la paresse manifestée à l’heure de la prière & de la psalmodie. Cette tristesse diabolique & anti-Dieu, nous devons la fuir, comme nous fuyons la lubricité, l’avarice, la colère, & autres passions semblables. Elle se guérit par la prière & par la psalmodie, l’espérance en la compassion divine, l’étude attentive des Paroles de Dieu, consignées dans les Saintes Ecritures, & la patience qui supporte sans murmurer les épreuves qui adviennent. 8. Si donc le Moine se trouve dépourvu de cette protection & de cette défense spirituelles, cette tristesse néfaste le rend instable, agité, & paresseux ; il erre sans but en différents lieux, fait le tour de nombre de Monastères, n’ayant nul autre souci que d’examiner en quel réfectoire sont confectionnés les plus riches mets & sont prodiguées les nourritures les plus copieuses. Car le Moine oisif & indifférent aux choses spirituelles ne songe à rien d’élevé ni d’édifiant, mais son esprit ne s’attarde qu’aux vaines chimères de l’imagination. Un tel désordre de l’âme attache l’âme du Moine aux préoccupations du monde, suscite en lui des soucis nuisibles, jusqu’à l’éloigner complètement de ses engagements & à lui faire rompre ses voeux monastiques. 9. L’Apôtre Paul, sachant combien cette maladie de l’acédie est grave & dangereuse, & voulant la déraciner de nos âmes, nous révèle les causes qui la génèrent, & nous donne ce conseil spirituel : « Nous vous recommandons, frères, au nom de notre Seigneur Jésus Christ, de vous éloigner de tout frère qui vit dans le désordre, & non selon les instructions reçues de nous. Vous savez vous-mêmes comment il faut nous imiter, car nous n’avons pas vécu parmi vous dans le désordre. Nous n’avons mangé gratuitement le pain de personne ; mais, dans le travail & dans la peine, nous avons été nuit & jour à l’œuvre, pour n’être à charge à aucun de vous. Ce n’est pas que nous n’en eussions le droit, mais nous avons voulu vous donner en nous-mêmes un modèle à imiter. Car lorsque nous étions chez vous, nous vous disions expressément : Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. Nous apprenons, cependant, qu’il y en a parmi vous quelques-uns qui vivent dans le désordre, qui ne travaillent pas, qui s’occupent de futilités. Nous invitons ces gens-là, & nous les exhortons par le Seigneur Jésus-Christ, à manger leur propre pain, en travaillant dans la Paix de Dieu. » ( 2 Thessaloniciens 3, 6-12 ). 10. Considérons attentivement la sagesse avec laquelle l’Apôtre Paul nous révèle les causes de l’acédiie. Il appelle « désordonnés » ceux qui ne travaillent pas au bien, désignant d’un seul mot une multitude de vices. De fait, l’homme désordonné, c’est-à-dire celui qui n’a dans sa vie ni ordre ni règle, est en même temps arrogant & impulsif lors des entretiens ; il dit aisément du mal d’autrui, il est incapable de mener la Vie hésychaste, &, pour finir, il est esclave de l’inertie spirituelle, ce qui est dire de l’acédie. De ce mauvais exemple, que constitue le désordonné, l’Apôtre Paul nous recommande de nous séparer, c’est-à-dire de nous tenir à l’écart de lui, comme d’un malade contagieux. Ensuite de quoi l’Apôtre Paul dit qu’un frère qui vit dans le désordre « ne vit pas selon les instructions reçues de nous ». (2 Thess 3, 6). L’Apôtre, par ces paroles, révèle que le désordonné est dans le même temps orgueilleux, méprisant, & qu’il foule en impie la Tradition apostolique. Et le grand Apôtre poursuit : « Nous n’avons mangé gratuitement le pain de personne ; mais, dans le travail et dans la peine, nous avons été nuit et jour à l’œuvre, pour n’être à charge à aucun de vous. « ( 2 Thess 3, 8). 11.Surprenante merveille que rapporte l’Apôtre Paul ! L’Apôtre des nations, le prédicateur de l’Evangile, celui qui est monté jusqu’au troisième Ciel, celui qui a dit que le Seigneur a enjoint à ceux qui annoncent l’Evangile de vivre de l’Evangile - « De même aussi , le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l’Evangile de vivre de l’Evangile » ( 1 Cor. 9, 14)-, Saint Paul donc, nous révèle de lui- même qu’il a travaillé dans la peine & la fatigue, nuit & jour, pour n’être à charge à personne. 12. Quand un Paul s’est fatigué & a peiné au travail, que devons-nous faire, nous, qui sommes sujets à l’acédie, qui désirons le repos corporel, qui n’avons pas reçu la prédication de l’Evangile, ni le soin & le souci des églises ( 2 Cor. 11, 28). ? Le même Paul, montrant le dommage que génère la paresse, dit de plus des désordonnés & des paresseux : « Ces hommes qui ne travaillent en rien, mais qui se mêlent de tout »; parce que, de la paresse naît le désordre, &, du désordre, toutes sortes de vices. Les Moines d’Egypte, ces Saints Pères qui avaient été formés par les enseignements apostoliques, ne permettaient pas que les Moines, & surtout les novices, demeurent jamais sans travailler, parce qu’ils savaient très bien que, par la patience déployée dans leur travail, ces jeunes Moines éloignent d’eux l’acédie, &, au surplus, pourvoient à leur subsistance, & secourent les nécessiteux. 13. Car les Moines ne travaillent pas seulement pour leurs besoins personnels ; mais leur activité les met en mesure de fournir le nécessaire aux étrangers, aux pauvres, aux prisonniers, persuadés qu’ils sont que cette bonne œuvre constitue un sacrifice saint & agréable à Dieu. Les Pères énoncent également cette vérité caractéristique que celui qui travaille combat souvent avec un seul démon, & n’est tourmenté que par lui, tandis que le paresseux est retenu prisonnier par une légion d’esprits mauvais. Enfin, pour clore tout ce que j’ai rapporté ici, il est édifiant de rapporter l’histoire contée par l’Abba Moïse, lorsque je m’entretins personnellement avec lui. 14. Un jour, donc, après quelque temps que je demeurais dans le désert, je fus tourmenté par l’acédie ; pour me libérer quelque peu de cet esprit, je m’en fus chez un autre Ascète, l’Abba Paul. Lorsque, quelques jours plus tard, je rencontrai l’Abba Moïse, je lui dis : – Abba, j’ai été, voici quelques jours, tourmenté par l’acédie, & je n’ai retrouvé la paix que lorsque je m’en suis allé chez l’Abba Paul. Alors l’Abba Moïse me répondit de la sorte : - Courage ! Et demeure vigilant ! Car tu n’as pas été délivré de l’acédie, mais tu t’es plutôt constitué son prisonnier, & tu t’es mis comme un esclave à sa disposition. Sache que cet esprit va maintenant te combattre plus durement encore, comme un déserteur que tu es. Aie donc soin dorénavant de combattre l’acédie par la prière, la patience, & le travail manuel. » VI. Extrait de Saint Maxime. Toutes les passions autres que l’acédie affectent soit la partie irascible, soit la part désirante, soit la part rationnelle de l’âme, comme c’est le cas de l’oubli & de l’ignorance. Au contraire de celles-ci, l’acédie agit sur toutes les puissances de l’âme, & meut, comme de concert, toutes les passions ; c’est pourquoi aussi elle est la plus dangereuse de toutes. C’est donc très justement que le Seigneur nous indique le remède qui en vient à bout, qui a proclamé : « Par votre patience vous gagnerez vos âmes. » ( Luc 21, 19). VII. Extrait des Apophtegmes. 1. L’Abba Antoine, tandis qu’il demeurait dans le désert, tomba un jour dans l’acédie, & son esprit commença d’être assombri par mille pensées diverses. Se trouvant en ce triste état, il cria vers Dieu avec ferveur : « Mon Seigneur, je veux être sauvé, mais mes pensées ne me laissent pas en paix. Apprends-moi donc à chasser cette affliction, afin que je puisse être sauvé ». 2. Après quoi, il se leva de sa place & s’approcha de la porte de sa cellule. C’est alors qu’il vit un homme semblable à lui, qui se tenait assis à son travail ; cet homme se leva de son ouvrage, se mit à prier, & s’assit à nouveau, tressant de la corde – car c’était là le travail auquel s’occupait l’homme qui lui était apparu- ; puis, de nouveau, après qu’il avait quelque temps travaillé, il se relevait pour la Prière. Or ce visiteur étrange était un Ange du Seigneur, qui avait été envoyé à Saint Antoine pour le corriger & l’affermir dans sa Foy. S’adressant à lui, il lui dit : « Fais ainsi & tu seras sauvé ». L’Abba Antoine éprouva une grande Joie, & reprit son courage ; après qu’il eut vaincu l’acédie, il fit dans sa pratique ce que lui avait montré l’Ange ; & de telle façon il fut sauvé. 3. Un frère demanda à l’Abba Antoine : – Mon Père, les pensées me troublent ; elles portent l’affliction dans mon âme, me suggérant : « Pour toi, tu n’as pas la force de jeûner, ni de t’occuper au dur travail manuel des Ascètes ; tâche donc pour le moins, quittant ta cellule, d’aller visiter les malades, parce que c’est là charité. » L’Ancien – l’Abba Antoine-, parce qu’il connaissait les pièges innombrables du Diable aux mille machinations perverses, & savait que le fait de demeurer avec patience & endurance dans sa cellule monastique ramène le Moine à la règle de la vie monastique, répondit ce qui suit à celui qui s’enquérait : - Retourne t’en à ta cellule, mange, bois, & dors ; ne fais aucun travail manuel : il suffit que tu n’abandonnes pas ta cellule. Et de fait, après avoir reçu de l’Ancien ce conseil spirituel, le frère s’en retourna à sa cellule, & fit durant trois jours comme l’Ancien le lui avait montré. Mais, sans travail, il fut accablé d’ennui. C’est pourquoi, ce troisième jour, après qu’il eut trouvé dans sa cellule quelques-unes de ces feuilles de palmier dont les Moines tressent les paniers & les cordes, il se mit à en tailler pour les tresser. Bien qu’il eût faim, il résista en pensée, se disant : « Il faut que je prenne patience, que je tresse ces quelques petites feuilles que j’ai trouvées, & je ne mangerai qu’ensuite ». Après qu’il les eut tressées, il se dit à nouveau : « Je vais faire quelque lecture édifiante, & après que j’aurai achevé mon petit office de prières, alors je m’assiérai pour manger ». Et de la sorte, avec la Grâce de Dieu, petit à petit progressant dans la vie ascétique, il se révéla un Ascète éprouvé. Ayant vaincu l’acédie, il reprit courage contre les mauvaises pensées, & il pouvait désormais, chaque fois, les vaincre. 4. Un Ancien, qui était Ascète, & un frère plus jeune échangèrent un jour le dialogue suivant : - Pourquoi, mon Ancien , lorsque je me tiens assis dans ma cellule, suis-je saisi par une dépression de l’âme & par l’acédie ? - Parce que tu n’as pas encore vu le repos des Justes que nous espérons, ni le châtiment qui s’abattra sur les impies. Si tu connaissais exactement ces deux états d’après la Mort, alors, si même notre cellule était envahie par la vermine, au point que tu en sois couvert comme d’un vêtement, alors assurément tu supporterais l’acédie sans même la ressentir. 5. Un autre frère soumit la question suivante à l’Ancien : - Mes pensées me font errer en des égarements vains & sans but ; à cause de quoi je m’afflige. - Pour toi, assieds-toi dans ta cellule avec patience, répondit l’Ancien, & tes pensées s’en reviendront de leurs vaines errances. Les pensées, vois-tu, ressemblent à un ânon qui s’agite de façon désordonnée. Mais si l’ânesse, sa mère, est rivée à une attache bien fixe, que le petit âne, alors, coure ici & là, si même il veut s’éloigner, il est toujours contraint de revenir vers sa mère. C’est la même chose qui advient avec les pensées de celui qui, pour l’Amour de Dieu, supporte l’enfermement dans sa cellule ; si un instant elles errent, aussitôt elles reviennent vers lui se mettre sous sa garde. 6.L’un des Pères racontait l’anecdote suivante : « Je me trouvai un jour, dit-il, à Oxyrrhynque. Le samedi soir y arrivèrent des Moines fort pauvres, pour y recevoir l’aumône. L’un d’eux n’avait pour dormir qu’une misérable paillasse toute usée, & il en étendit la moitié à terre pour qu’elle lui servît de matelas, tandis qu’il se servait de l’autre moitié comme d’une couverture. Cependant, il faisait froid, & la nuit, la température chuta extrêmement, en sorte que le froid était intense. Mais voici qu’à un moment donné de la nuit je fus témoin de la merveille suivante : Ce frère était littéralement glacé. Comme il ne supportait plus cette froidure, & qu’il tremblait de tous ses membres, il trouva à se consoler en adressant à Dieu des paroles d’actions de grâces : « Mon Seigneur, comme je Te remercie pour tous les bienfaits dont Tu me combles ! Combien, en cet instant, se trouvent dans les prisons, cruellement attachés de lourdes chaînes ! Combien d’entre eux ont les pieds entravés d’un étau de bois, en sorte qu’ils ne puissent pas bouger, ni même déplier leur corps quand il en est besoin ! Tandis qu’au contraire d’eux, je suis, moi, comme un roi, pouvant librement étendre mes jambes & les mettre au large. » A peine eus-je entendu cela qu’aussitôt je le racontai aux frères pour leur édification spirituelle & le profit de leurs âmes. 7. Un autre Père s’imposa une privation volontaire en ne se permettant pas de sortir de sa cellule pendant toute la durée du jeûne du Grand & Saint Carême jusqu’à la fête de la Pâque. Que lui fit donc le Diable qui hait ceux qui luttent pour Dieu ? Il emplit toute la grotte de l’Ascète, du sol au plafond, d’infectes punaises. Si grande en était la multitude, qu’elles recouvraient les murs, infestaient tout son pain, & sa cruche d’eau, ainsi que toutes ses affaires. Mais l’Ascète, sans un murmure, supporta noblement cette épreuve, se disant fermement lui-même : « Si même il me faut Mourir de cette tribulation, il n’est pas question que je sorte de ma cellule avant la Sainte Fête de la Pâque. » Mais voici comment furent récompensées sa patience & sa décision héroïque : La troisième semaine du jeûne, une foule innombrable de fourmis s’élancèrent dans la grotte, qui, telles des soldats à la guerre, se jetèrent sur les punaises, les attaquèrent, les tuèrent toutes, & traînèrent leurs cadavres hors de la grotte. Ensuite de quoi l’Ancien rendit grâces à Dieu, parce qu’il avait été délivré de cette épreuve. 8. Un frère demnda à l’Abba Pimène : -Que dois-je faire, mon Père : A demeurer dans ma cellule, mon âme sombre dans la dépression & dans l’inertie spirituelle. A quoi l’Ancien répondit : « Ne méprise, ne juge, ni ne condamne personne ; sois sûr alors que Dieu t’accordera le repos, & que tu demeureras dans ta cellule sans avoir l’âme troublée. 9. Un frère demeurait au Désert, & menait l’hésychia en Solitaire dans sa cellule. Mais il était effroyablement combattu par l’esprit d’acédie, & très fortement incité à sortir de sa cellule. Alors, luttant & se faisant violence, il se disait : « Qu’as-tu donc, malheureux, à te laisser tomber dans cette mélancolie & dans cette acédie suicidaires pour l’âme ? Ne te suffit-il pas, si même tu n’accomplis nulle œuvre bonne, de n’affliger ni de scandaliser personne, & de n’être toi-même affligé ni scandalisé par personne ? Considère de combien de maux, ce faisant, te délivre le Seigneur : Tu t’épargnes arguties & bavardages, tu ne te perds pas en vains entretiens inconvenants, tu ne prêtes pas l’oreille à ce qui nuit à l’âme. Tu n’as que le seul combat à mener contre l’acédie ; mais ce combat même, Dieu a le pouvoir de le faire cesser, si tu te laisses continument tomber à Ses pieds, & si, avec l’humilité d’un cœur contrit, tu L’invoques & que tu implores Son secours. De plus, Dieu connaît aussi ta faiblesse en tous points, en sorte qu’Il ne permet pas que tu sois éprouvé au-delà de tes forces. Le frère, à ces pensées, & par la Grâce de Dieu, éprouvait une grande consolation. Cet enseignement, qu’il s’adressait à lui-même, il l’avait reçu des Saints Pères, qui avaient blanchi en menant l’ascèse au Désert, & qui avaient, par là, reçu une grande assurance devant Dieu. 10. « Pourquoi, mon Ancien, demandait-on un jour à un Ascète, n’es-tu jamais tombé dans un état de négligence spirituelle & d’acédie ? - Parce que, chaque jour, répondit celui-ci, je m’attends à Mourir. 11.Un frère demanda à l’Abba Pimène : - Apprends-moi, mon Ancien, ce que tu sais sur l’acédie . - L’acédie, répondit-il, combat l’homme dès qu’il entreprend d’accomplir la moindre œuvre bonne ; &, véritablement, il n’y a pas pire passion que celle-ci. Mais lorsque l’homme constate sa présence, il ne faut pas qu’il s’en inquiète, car il peut la réduire à rien, s’il se mobilise aussitôt pour mettre en œuvre la patience & le zèle. VII.Extrait de Saint Ephrem. 1. Le Moine négligent, qui ne se soucie pas du Salut de son âme, à peine subit-il l’attaque d’une pensée mauvaise, qu’il ferme la porte de sa cellule, & y erre çà & là, tout comme le navire dont le gouvernail s’est brisé dans la tempête. Mais celui qui demeure dans sa cellule avec patience & endurance n’est pas entraîné par les vaines pensées. 2. A l’âme négligente, soucie-toi de donner des conseils spirituels, & le Seigneur, en rétribution, affermira ton cœur. 3. Le Moine paresseux, & qui ne ressent pas en son âme angoissée le souci spirituel, s’établira en bien des lieux divers. Mais le souvenir perpétuel de la Mort & des châtiments qui attendent les pécheurs en Enfer est un glaive invincible contre le Démon de l’acédie. 4. La Foy, l’espérance, & l’amour doivent être le commencement & la fin du progrès spirituel des fidèles, & le but de leur lutte spirituelle. « Maintenant donc, dit Saint Paul, ces trois choses demeurent : la Foy, l’espérance, & la charité ». (1 Cor. 13, 13). Mais d’entre les choses redoutables, l’acédie est la plus effroyable, surtout si elle a pour alliée l’incrédulité. Car les fruits de l’acédie sont pleins d’un poison qui inocule la Mort. 5. Durant toute ta vie entière, souviens-toi, mon aimé, de ce redoutable Tribunal, auquel Dieu jugera les hommes, lorsqu’Il reviendra lors de la seconde Parousie. Un tel souvenir te sera un appui dans la lutte pour la Vertu, en sorte que tu combattras avec succès les démons qui te jalousent & combattent ton âme. 6. Il tue son âme celui qui dévie de la voie des commandements du Seigneur ; au contraire, celui qui durant sa vie accomplira par le fait Ses commandements héritera d’une Joie ineffable. 7. Le Moine en butte à l’inertie spirituelle & à l’acédie affronte le risque de la négligence. Et celui qui montre de la patience dans les épreuves est menacé par l’orgueil, qui lui laisse croire qu’il a prétendument réussi à mener à bien sa lutte. Mais celui seul qui craint véritablement le Seigneur ne pourra être attaqué ni par la négligence ni par l’orgueil. 8. Un Moine négligent & sujet à l’acédie devra subir bien des dommages. Mais celui qui est sobre & sans passions ne perdra pas même une seule heure de son temps : il l’exploitera pour son profit spirituel. IX. Extrait de Saint Isaac. 1. Un petit nuage peut un instant recouvrir le globe du soleil ; mais, lorsque le nuage s’est dissipé, le soleil est plus chaud & plus brillant. C’est la même chose aussi qui se produit avec l’acédie : un peu de temps elle recouvre l’âme, en sorte que celle-ci ne sent plus la lumière divine ; mais quand, cependant, avec la Grâce de Dieu, l’acédie se dissipe, alors la Joie est grande qu’éprouve l’âme. 2. Quand la patience abonde dans nos âmes, soyons sûrs que c’est parce que Dieu, dans le secret, nous a fait don de la Joie de Sa consolation. Mais la patience est un signe de la Grâce. L’énergie produite par la patience & les fruits de la patience émeuvent plus fortement le cœur que toutes les formes de Joie qu’il peut éprouver. X. Extrait des Apophtegmes. 1. L’Abba Ammon arriva un jour près d’un fleuve, & voulut passer sur la rive opposée. Mais la petite embarcation qui transportait les gens d’une rive à l’autre ne fonctionnait pas, parce qu’on n’avait pas fini de l’apprêter. L’Abba demeura donc assis à attendre que le bateau fût prêt. Dans l’intervalle arriva un autre bac pour transporter ceux qui attendaient là. Certains d’entre eux s’adressant à l’Abba lui dirent : - Ancien, nous allons traverser. Viens donc, toi aussi, & passe avec nous. A laquelle invitation, l’Ancien répondit : - Tant que le bac public n’est pas prêt, je ne passe pas. J’attendrai le bac habituel, & je ne m’embarquerai pas sur un autre. Tout le temps que dura la préparation du bac, l’Abba, pour ne pas demeurer oisif, fit de la tresse avec des pousses de palmiers. Puis, lorsqu’il l’avait achevée, il la défaisait. Tandis qu’il s’occupait de la sorte, le temps passa, & la préparation du bateau s’acheva. Alors, s’y embarquant, il fit la traversée. Lorsqu’ils le virent aborder, les frères lui firent une métanie en signe de respect, car ils le vénéraient grandement, & lui demandèrent : - Pourquoi as-tu fait cela, Ancien, que d’attendre la préparation du bac public, alors que tu avais la possibilité d’arriver plus tôt ? - C’était afin, répondit l’Ancien, de ne pas toujours fonctionner sous l’emprise & la violente pression qu’exercent les pensées, au détriment du calme intérieur & de l’hésychia. Que le bateau ait tardé constitue aussi un exemple nous enseignant à marcher dans les voies de Dieu avec les dispositions spirituelles, c’est-à-dire avec calme intérieur, douceur, & paix, sans nous précipiter ni nous troubler. CHAPITRE XIV. Que le lutteur, si même il est malade, ne doit nullement désirer les consolations ni rompre son ascèse, non plus que placer son espoir de guérison dans les médecines, mais uniquement en Dieu qui, par économie, permet les maladies même. I Extrait de la Vie de Saint Pachôme. 1. Palamon le Grand, qui fut le maître de Saint Pachôme, lorsqu’il l était âgé, souffrait de la rate, en conséquence de son immense ascèse. A cause de quoi il avait tout le corps souffrant. Et il en était aussi arrivé à ce point de délabrement parce que tantôt il mangeait sans du tout boire d’eau, & que tantôt il buvait un peu d’eau, sans du tout manger. 2. Un jour, donc, des frères vinrent le visiter, qui le prièrent de ne pas malmener aussi durement son corps, lequel était maintenant malade, mais d’y avoir quelque peu égard, afin de ne pas lui causer ces douleurs qui le tourmentaient à l’excès. Ainsi contraint, quasiment par force, le Grand Palamon accepta, non sans peine, pour l’amour des frères, de prendre, du moins pour quelques jours, les remèdes appropriés à sa maladie. 3. Mais, s’apercevant qu’en dépit de tout ce soin qu’il prenait de lui-même la douleur empirait, il renonça aux nourritures & aux remèdes prescrits, disant à ses disciples : - Si les Martyrs du Christ, bien qu’on les eût amputés, décapités, &, pour finir, brûlés, persistèrent jusqu’au dernier instant dans leur Foy en Dieu, pourquoi causerais-je par ma mollesse du dommage à mon âme, en cherchant le soulagement d’un mal si insignifiant ? Et pourquoi la crainte de cette gêne que me cause la douleur me rendrait-elle si lâche & si pusillanime ? Puisque, sous l’effet de la persuasion, j’ai goûté de ces nourritures, censées œuvrer au mieux-être de mon corps, & que je n’en ai éprouvé aucun bien, ni nul profit, à cause de cela donc je reviens à ma précédente règle de vie, & je reprends mon ascèse, avec laquelle j’ai vécu tant d’années durant, en laquelle, j’en suis assuré, se goûte le repos, & grâce à laquelle je vais guérir. Car j’ai vécu dans l’ascèse de longues années années durant, à lutter, non pour l’amour de l’homme, mais pour l’Amour de Dieu, afin de pouvoir L’approcher, & de ressentir Sa Grâce. 4. Ayant donc repris la même ascèse austère que précédemment, il fut atteint, un mois plus tard, d’une nouvelle maladie, pendant la durée de laquelle le Seigneur prit soin de lui. A ses côtés se trouvait Prochore. Après s’y être pieusement préparé, il trouva le repos dans son grand âge vénérable. 5. Le Grand Pachôme partit un jour avec ses disciples dans une île pour y ramasser des joncs – lesquels permettent de tresser des paniers-. Cependant que Théodore préparait le repas, le Grand Pachôme tomba soudain malade, & revint sur ses pas. Comme il tremblait de fièvre, Théodore jeta sur lui une couverture de crin pour le réchauffer. Dès qu’il s’en rendit compte, l’Ancien en fut très contrarié & lui dit : - Reprends moi cela, & recouvre-moi d’une natte de jonc, comme celle dont les frères se servent habituellement pour dormir. 6. Aussitôt après, Théodore, comme s’il avait déjà oublié que c’était le désir d’observer avec exactitude la règle monastique qui avait incité l’Ancien à demander la natte de jonc en refusant la couverture de crin, prit une poignée de dattes, l’offrit au Grand Pachôme, & le pria de les manger. Mais cet Ancien, qui était tellement Ascète, à la vue de ces fruits, pleura, & dit avec chagrin à Théodore : - Mon frère, est-ce parce que nous avons l’autorité sur le labeur de nos frères, & que nous gérons leur vie économique & leurs nécessités, qu’au hasard & sans discernement, en toute indifférence à la règle, il nous faut faire quelque chose sans nécessité impérieuse, de manière intempestive, ou contraire à la coutume ? Auquel cas, où est la crainte de Dieu ? Dis-moi, frère Théodore, peut-être as-tu fait le tour des cabanes des Moines, pour constater qu’il n’y avait pas là de malades ? – Car ces malades ont le droit, sans bénédiction, de goûter à des nourritures spéciales-. Ne t’illusionne pas, Théodore : Il y a là transgression, indépendamment de savoir si elle porte sur des matières légères ou graves. Puis donc que ces malades, qui à cette heure se trouvent dans leurs cabanes d’ermites, souffrent volontiers, sans gémir, & pour l’Amour de Dieu, leurs afflictions, sans rien prendre si même ils en ont le droit, nous ne supporterions donc pas, nous, pareille épreuve ? 7. A la mesure de la Grâce qui lui avait été donnée par Dieu, Pachôme avait le pouvoir de discerner la cause & la nature des différentes maladies, car il savait de manière sûre combien les démons inventent mille machinations pour empêcher les fidèles d’accomplir l’œuvre de la Vertu. Un jour, donc, qu’il se trouvait au Monastère, il fut soudain saisi tout d’une très forte fièvre, à cause de quoi il demeura cinq jours durant sans rien manger. Mais, comprenant que cette fièvre était un artifice du Diable, qui veut sans trêve empêcher les hommes de Dieu d’accomplir le bien, il n’omit pas, fût-ce un seul jour, de se lever à l’heure habituelle, pour supplier avec ferveur ce Dieu pour lequel son âme éprouvait un désir si ardent. Quelque temps après, sa santé s’étant quelque peu améliorée, il s’assit à la table des frères, qui étaient, eux, bien portants, remerciant du fond du cœur le Seigneur qui lui octroyait ce pouvoir de discerner les ruses du Diable. Et, possédant en son cœur cette clairvoyance, il prêtait un soin attentif aux malades, & toujours, comme nul autre, il était doux & se montrait bon envers les frères. 8. Théodore fut une fois victime d’un violent mal de tête, extrêmement douloureux. Comme il se trouvait dans cet état, il demanda à Pachôme la bénédiction pour prendre un remède. Alors le Grand Pachôme lui dit avec douceur : « Crois-tu qu’une maladie, ou que quelque autre malheur, puisse nous advenir sans que le Seigneur le permette ? C’est pourquoi, mon enfant, prends patience ; &, lorsque Dieu le voudra, Il te guérira. Mais, durant le temps que Dieu t’éprouve, veille à Lui rendre grâces, pour être parfait comme Job, & pour jouir du calme & du repos intérieurs. La patience que l’on montre au combat de la tempérance & dans les prières est bonne & utile à l’ascète, & s’accorde à la volonté de Dieu. Mais celui qui est malade, & qui, de par son endurance supporte sa maladie sans mot dire a la faculté d’obtenir la jouissance d’une rétribution plus grande. 9. Il y avait, au grand Monastère de Saint Pachôme, un autre Moine, du nom de Zachée. Après nombre d’années passées dans l’Ascèse, il fut atteint de lèpre. Il se tenait dans une cellule à l’écart, où il demeurait seul, mais il continuait cependant à accomplir tous ses devoirs ascétiques comme auparavant. C’est ainsi qu’en guise de nourriture, il ne prenait qu’un peu de pain & du sel, & qu’il travaillait chaque jour avec les autres frères à la confection de nattes, montrant une patience sans murmure, qu’il devait à la contrition que faisait naître en lui la conscience de ses péchés. Pourtant, bien souvent, tandis qu’il tressait, la corde le blessait aux mains, au point que celles-ci saignaient. Mais cette douleur physique même, & la lassitude qui pouvait aller jusqu’au dégoût, ne le plongeaient ni dans le désespoir, ni dans l’indignation. 10. Bien qu’il fût très affaibli par semblable maladie, il ne manqua cependant jamais la synaxe des frères, ni, jusqu’à l’instant de sa Mort, ne dormit le jour, pour s’octroyer quelque repos. Il avait l’habitude, chaque soir, avant de dormir, à force d’étude, d’apprendre par cœur des péricopes de la Sainte Ecriture, d’accomplir son canon de prière, de se signer sur tout le corps du signe de la vénérable croix, &, après avoir rendu Grâces à Dieu, de se laisser tomber sur sa couche pour dormir. Puis, à minuit, il se relevait, & il s’acquittait jusqu’au matin de son office de prières habituel. 11. Un frère, un jour, remarqua que les mains de Zachée étaient couvertes de plaies & pleines de sang, à cause du rude labeur qu’il s’imposait. Alors, tout surpris, il lui dit : - Mon frère, pourquoi prends-tu une peine si inhumaine, d’autant que tu es tourmenté par une si grave maladie ? Serait-ce un péché que tu te t’abstiennes de travailler, & que tu te reposes ? Ou crois-tu que tu serais condamné par Dieu parce que tu ne travaillerais pas dans ton état ? Dieu sait que tu souffres, & personne, qui se trouverait sous l’emprise de douleurs aussi vives que les tiennes, & en proie à une si insupportable affliction, ne toucherait à son travail. Du reste, nul ne te contraint à travailler. Grâce à Dieu, nous disposons de tout ce qu’il faut pour assister les autres, les pauvres, comme les étrangers .Ne serait-il donc pas possible que nous te servions toi aussi, alors que nous le ferions avec empressement, toi qui es l’un des nôtres, & qui te montres pour nous si bon & si excellent ? A quoi le frère répondit : - Il m’est impossible de ne pas travailler. -Eh bien, puisque tu juges bon de travailler, travaille ! Mais, au moins, oins d’huile tes mains chaque soir, pour éviter qu’elles ne saignent & ne te fassent souffrir. 12. Zachée se laissa persuader par ce conseil, & fit ce qu’on lui indiquait. Mais, malgré tous ses soins, ses mains étaient tellement irritées à cause des joncs qu’il ne put bientôt plus du tout supporter les cuisantes douleurs que ces blessures lui infligeaient. Ce qu’ayant entendu, le Grand Pachôme vint le visiter dans sa cellule, pour examiner comment l’on pourrait remédier au mal. Zachée lui expliqua en détail en quel état il était depuis que le mal s’était déclaré jusqu’à l’heure présente, lui décrivit ses douleurs, lui déclara qu’il avait consenti à oindre ses plaies d’huile, & tout le reste. Le Grand Pachôme, après qu’il l’eut écouté avec attention, lui dit : - Crois-tu, mon frère, que cette huile te soit de quelque profit ? Mais qui t’a contraint à peiner au point que, prenant prétexte du travail, tu mettes, en ce qui regarde ta santé, tes espoirs dans une huile matérielle au lieu de les placer en Dieu ? Est-il donc impossible à Dieu de te guérir ? Ne connaît-Il pas nos faiblesses & a-t-Il besoin que nous les Lui rappelions ? Ce Dieu, par nature ami de l’homme, est-il indifférent à nos peines comme s’il nous haïssait ? Assurément non ; mais, jetant sur nous un regard compatissant & cherchant le Salut de notre âme, Il permet les épreuves & les afflictions, pour que, les supportant avec noblesse, nous fassions preuve d’endurance & de patience. « Mes frères, regardez comme un sujet de Joie complète les diverses épreuves auxquelles vous pouvez être exposés, sachant que l’épreuve de votre Foy produit la patience. » ( Jacques 1, 2-3). Remettons-nous donc à Dieu de toute chose, afin qu’Il nous octroie le repos de nos peines, quand Il le voudra, & comme Il le voudra. Mais toi, qu’en penses-tu ? - Pardonne-moi, mon Père, répondit Zachée, & prie pour moi, afin que Dieu efface mon péché, celui que j’ai commis en manquant de Foy, & avec celui-ci, tous les autres. 13. Des frères de ce même Monastère assurèrent plus tard que la visite du Grand Pachôme fut cause que Zachée mena par après grand deuil une année entière durant, ne prenant que très peu de nourriture, & encore tous les deux jours, pour sa pénitence. II. Dans la Vie de Sainte Synclétique. 1. La Bienheureuse Synclétique disait que si l’on a véritablement décidé de jeûner, il ne faut pas rompre le jeûne en prétextant fût-ce une maladie. « Ceux du reste », continuait-elle, poursuivant son enseignement, « qui ne jeûnent pas, ne sont-ils pas tombés dans ces maladies & dans d’autres plus graves même que celles qui affectent les jeûneurs ? Si l’on a commencé d’opérer le bien, il ne s’agit pas d’y renoncer, pour ce que l’Ennemi a brisé votre zèle par le moyen d’une maladie. Au contraire, il est préférable, par sa patience, de briser le pouvoir du Diable. 2. Prenons donc exemple sur les marins. Lorsqu’ils doivent prendre la mer, ils commencent par mettre les voiles, tant que souffle un vent favorable ; puis, lorsqu’ils sont parvenus en haute mer, s’ils rencontrent un vent contraire, ce petit roulis sur une mer plutôt grosse ne pousse pas les marins à réduire la voilure. Mais, soit ils attendent que le calme revienne avec la bonace, soit ils luttent durement contre la tempête, puis ils poursuivent leur route avec contentement, sans avoir subi de dommage. 3. Agissons nous aussi de même : Aussi souvent que nous importune un esprit mauvais, déployons la Croix vénérable en guise de voilure, scellons-nous de son signe, & accomplissons sans crainte notre voyage en cette vie, ce qui est dire : acquittons-nous de l’ascèse que nous avons décidé de mener. III. Extrait de la Vie de Saint Luc de Grèce. 1. L’Ennemi de notre âme, le Diable, suscita chez ce Saint une grave maladie, fort pénible, laquelle provoquait une insupportable démangeaison de ses organes génitaux. Elle survint cependant que le Saint demeurait quelque temps près de l’île de Kalamios, où il s’était réfugié pour se garder de l’avance des Turcs. Du fait de cette terrible épreuve, si dure à supporter, il avait perdu son hésychia. Une nuit, le Saint du lieu lui apparut dans son sommeil, & lui montra une plante thérapeutique, propre à le délivrer de ce mal odieux. Et, dans le même temps, il lui dit : - Avec cette plante, tu recouvreras assurément la santé ; mais il faut que tu saches qu’en guérissant ainsi tu perdras la rétribution que t’aurait mérité la patience avec laquelle tu affrontes à présent cette maladie, sans te plaindre. 2. Saint Luc s’étant éveillé de son sommeil ne voulut pas choisir, en bon juge, ce qui eût été profitable à sa santé. Il ne préféra pas un soulagement passager à la rétribution éternelle, mais il choisit avec Joie de laisser son corps dans les tourments. Ensuite de cette décision, le Seigneur qui sait toutes choses, & qui tient en honneur une action valeureuse avant même qu’elle n’ait été accomplie, l’estimant d’après la seule bonne disposition de l’âme, guérit miraculeusement cet athlète de la patience, & lui prodigua également l’exact prix de sa vertu dans la Vie à venir. IV. Extrait de Saint Maxime. Nous divisons les vertus en corporelles & en spirituelles. Les vertus corporelles, ce qui est dire celles qui sont accomplies par le moyen de labeurs corporels, sont le jeûne, la veille, le service des frères, le coucher sur la dure, le travail manuel pour n’être à charge à personne ou pouvoir faire l’aumône à d’autres, & autres ascèses semblables. Si donc il arrive que nous ne puissions pas mener à bien l’une de ces ascèses, à cause de quelque nécessité ou d’un empêchement corporel, comme par exemple la maladie, assurément, Dieu nous pardonnera, qui connaît les causes de nos actes. Mais si en revanche nous négligeons une des vertus de l’âme, ce qui est dire de celles qui ne demandent pas d’effort corporel, nous ne pourrons pas nous justifier devant Dieu, pour ce qu’aucune nécessité matérielle ne peut les entraver. V. Extrait des Apophtegmes. 1. Ceux qui ont connu l’Abba Ammoès rapportaient de lui cette surprenante anecdote : De nombreuses années durant, il se trouva grabataire à cause d’une maladie qui le faisait beaucoup souffrir. Et, tout ce long temps, il ne laissa jamais sa pensée errer avec curiosité, ni considérer avec attention les objets qui se trouvaient dans sa cellule. Outre cette indifférence volontaire, il se distinguait par une autre ascèse encore : Parce qu’il était malade, les Pères lui offraient diverses choses, qu’ils posaient à l’intérieur de son cellier. Quand donc son disciple y entrait & en sortait pour lui apporter divers plats, l’Ancien se mettait à pleurer, pour que ses yeux pleins de larmes ne pussent le laisser distinguer ce que lui apportait le frère. L’Ancien observait cette règle avec une rigueur extrême, bien qu’il fût malade, se gardant d’accorder la moindre importance aux plaisirs du palais & de demander quoi que ce fût qui lui eût fait plaisir. Il se restreignait sans mot dire & se contentait de ce que son disciple apprêtait & lui apportait. Tâchons donc nous aussi, autant qu’il est en nous, d’imiter l’exemple de cet Ancien. 2. L’Abba Isaac fut un jour gravement malade, & il le demeura fort longtemps. Un frère qui le servait lui prépara, pour lui faire plaisir, une petite bouillie aux pruneaux, qu’il lui apporta. Mais, lorsqu’il vit cette préparation, l’Ancien n’y toucha pas. Le frère qui prenait soin de lui le pria d’en prendre, lui disant : -Prends en un peu, Abba. Mais il répondit : - En vérité, mon frère, j’ai désiré de demeurer trente ans durant en cet état de maladie. 3. L’Abba Longin fut un jour malade. Il se dit dès lors en lui-même : - Souffre & va jusqu’à mourir. Mais si tu me demandes à manger en plus de ce que tu prends à l’heure du repas, je te priverai même de ce repas quotidien, qu’autorise la coutume monastique. VI. Extrait de Saint Ephrem. 1.Le Seigneur a dit dans Son Evangile que celui qui est infidèle dans les petites choses n’est pas digne qu’on lui confie beaucoup. Mais à celui qui a été fidèle en peu de choses, « son maître lui dit : C’est bien, bon & fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup ; entre dans la Joie de ton maître ». (Matt. 25, 21). 2. Par l’expression « peu de choses », le Seigneur désigne ce qui a trait à la vie pratique, comme par exemple la nourriture, le vêtement, & tout ce qui par manière générale se rapporte aux soins du corps ; desquelles questions Il nous a enjoint de ne pas nous soucier, mais de nous en remettre à Lui. « Ne vous inquiétez donc point, & ne dites pas : Que mangerons-nous ? Que boirons-nous. De quoi serons-nous vêtus ? Car toutes ces choses, ce sont les païens qui les recherchent. Votre Père Céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le Royaume & la Justice de Dieu ; & toutes ces choses vous seront données par surcroît ». (Matt. 6, 31-33). 3. En sorte que ces choses sans importance, & qui sont éphémères, constituent le critère & la pierre de touche de notre Foy en Christ. Car celui qui croit que, dans la mesure où nous ne nous préoccupons aucunement des choses éphémères, mais où ne nous soucions exclusivement que des biens à venir, Dieu nous assurera aussi les biens matériels en abondance, conformément à Sa promesse, il est évident qu’un tel homme aura cru également aux biens éternels, & qu’il les aura sincèrement recherchés. Cela apparaîtra plus clairement encore d’après ce qui suit : 4. Crois-tu qu’il t’est possible de devenir un fils de Dieu, &, conséquemment, un cohéritier du Christ, en sorte de pouvoir régner avec Lui dans l’éternité qui n’a pas de fin ? « Or, si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers : héritiers de Dieu, & cohéritiers de Christ, si toutefois nous souffrons avec Lui, afin d’être glorifiés avec Lui ». (Rom. 8, 17). Tu répondras assurément : « Oui ; car c’est pour cette raison exacte que j’ai quitté le monde & les agréments du monde, & que j’ai librement choisi de servir mon Seigneur ». Admirable réponse ! Examine-toi donc avec attention, pour voir si les soucis de la vie ne te retiennent pas encore prisonnier, & si tu ne prends pas de ton corps un soin excessif, contrairement à l’injonction que tu as reçue de ne te soucier de rien de tout cela. Et si tel est le cas, alors c’est mensongèrement que tu as affirmé croire avec certitude en les biens à venir. 5.Car si tu t’es véritablement attaché avec une Foy ferme, & qui ne chancelle pas, à ces grands biens incorruptibles du siècle à venir, & si tu as cru que tu en jouirais, tu ne douteras plus aucunement que le Seigneur, selon qu’Il l’a promis, t’octroiera immanquablement aussi ces biens infiniment moindres & périssables de la vie quotidienne, qu’Il prodigue du reste généreusement même aux bêtes sauvages, aux oiseaux du Ciel, & aux impies. Comment peux-tu donc soutenir avec force que tu crois en ces biens qui sont éternels, si tu ne fais pas confiance au Seigneur pour l’octroi des choses terrestres, qui sont insignifiantes ? 6. Je t’interroge encore sur ce point : Crois-tu possible que le Seigneur guérisse ton âme de ses blessures & de ses passions ? Tu répondras assurément : « Je le crois, car je me suis appuyé sur cette espérance ». Examine donc si en ce cas aussi tu ne te dupes pas encore toi-même, puisque tu appelles des médecins pour ta maladie corporelle, comme si tu rendais ainsi le Christ responsable de cette maladie, prétendant implicitement par là qu’Il ne peut pas te guérir, bien que tu te sois confié à Lui. 7. Car il est tout-à-fait évident que tout comme le corps vaut plus que le vêtement, conformément à la Parole du Seigneur : « La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, & le corps plus que le vêtement » ( Matt. 6, 25), ainsi aussi l’âme est plus précieuse que le corps ; & si véritablement tu as cru que les plaies de l’âme, incurables pour les hommes, peuvent être guéries par le Christ, tu croiras bien davantage encore que le Christ peut guérir les maladies corporelles ; & c’est Lui seul que tu invoqueras pour te guérir, dédaignant les pratiques des médecins. 8. Mais peut-être objecteras-tu : « Dieu n’a pas empêché les hommes de recourir aux remèdes des médecins, puisque c’est lui-même qui fait pousser les plantes médicinales pour la guérison du corps ». Sur quoi je tombe d’accord avec toi. Mais apprends à qui conviennent ces remèdes. Parce que l’homme, à cause de la transgression du commandement, a été déchu de la jouissance du Paradis, & qu’il fut exilé dans ce monde, il est également tombé dans les passions & dans les maladies corporelles. Dieu alors, mû par Sa grande bonté & Sa longanimité, a donné l’usage de ces plantes pharmaceutiques aux hommes de ce monde qui n’ont pas la force de croire en Dieu & de se vouer entièrement à Lui. Mais, pour toi qui désires devenir parfait & étranger à ce monde, pour devenir fils de Dieu selon la Grâce, & monter plus haut encore que ce premier homme, si même il était sans passions, puisque, du reste, par cette bonne disposition tienne, tu as reçu de Dieu de plus grandes promesses que lui, il te revient d’acquérir aussi une Vie & un Esprit plus parfaits, & une Foy plus grande que ceux des hommes de ce monde. 9. Du reste, si tu n’avais pas cette bonne disposition d’âme, qu’est-ce qui t’empêcherait de te marier, d’acquérir des richesses, & de jouir des autres biens de ce monde éphémère ? Or, ces biens, Dieu, par économie, après la chute les a concédés à l’homme qui s’est rendu comptable du péché ; toutes choses à quoi tu t’es rendu étranger pour t’unir à Dieu. Ainsi donc, de même que tu t’es volontairement rendu étranger à ces biens, de même passe-toi aussi de soins médicaux, puisque tu as la Foy & que tu t’es entièrement voué au Christ, qui a promis de prodiguer en abondance à Ses serviteurs tout ce dont ils auraient besoin. 10. En sorte que celui qui désire devenir véritablement un homme de Dieu appartenant au Christ, & qui a cru en ces vérités redoutables qui passent l’entendement – entre lesquelles figurent l’héritage du Royaume des Cieux, sa jouissance éternelle qui n’a pas de fin, la sanctification du cœur, & la parfaite purification de l’âme par le Saint Esprit- doit s’en remettre à Dieu de tous les soucis du corps. De plus, il se doit de considérer la pauvreté comme une richesse, la vie dure comme un repos, le blâme comme un honneur, les insultes & le mépris comme une gloire. Telle est la science acquise par les véritables serviteurs du Christ, ceux qui ont véritablement cru en Ses Paroles. CHAPITRE XV. Comment & quand il nous faut recourir aux soins des médecins, & à quels soins. Qu’il ne faut pas que le Moine quitte le Monastère pour aller quérir les soins des médecins ; mais que, malade même, il se doit d’y rester, se contentant des soins prodigués par les frères. I. Extrait des Apophtegmes des Pères du Désert. 1. D’un Evêque d’Oxyrrhynque,nommé Apphy, l’on raconte ce qui suit : Quand celui-ci menait l’ascèse au Désert, il se menait la vie extrêmement dure. Lorsqu’il devint Evêque, il voulut adopter, dans le monde même, cette rigueur de vie qui avait été la sienne, mais il ne le put pas. Sa faiblesse le chagrina, & se laissant avec douleur tomber devant Dieu, il dit : « Peut-être est-ce à cause de la dignité épiscopale que s’est éloignée de moi la Grâce de Dieu ? » Dieu lui révéla alors que la Grâce ne s’était pas éloignée de lui, mais qu’au Désert c’était Dieu qui se souciait de lui, parce qu’il n’avait personne à ses côtés pour le servir, cependant qu’ici, en ville, il y avait des gens pour s’occuper de lui. 2. Un Ancien demeurait à Scété. Il fut un jour atteint d’une maladie, & les frères se mirent à le servir. Mais lui, voyant les frères se donner tant de mal pour lui, dit : « Je vais partir à Alexandrie, de façon à n’être pas pour mes frères une cause de pareil épuisement ». L’Abba Moïse, condamnant cette décision, lui dit sévèrement : - Fais attention, ne pars pas pour Alexandrie, car tu y chuterais dans la fornication. - Mais, répondit l’Ancien attristé, je suis vieux, & mon corps est totalement décrépit, & comme Mort. Que me dis-tu donc là ? 3. L’Ancien partit donc pour Alexandrie, faisant fi des mises en garde de l’Abba Moïse. Les habitants de la ville, apprenant son arrivée, fort respectueux de sa personne, prirent grand soin de lui. Parmi eux venait aussi servir l’Ancien une pieuse femme, qui se préparait à la Vie monastique. L’Ancien habita donc avec elle. Mais voici quel fut le funeste résultat de cette cohabitation. Quelque temps après que l’Ancien eut été guéri, son esprit s’enténébra, & il dormit avec cette femme, en sorte qu’elle conçut. 4. Ceux qui constatèrent sa grossesse, ayant su que son précédent dessein avait été de devenir Moniale, en furent très surpris, & lui demandèrent : – Qui t’a fait cet enfant ? – C’est cet Ancien, qui était Asccète, répondit-elle. Mais les gens avaient une telle vénération pour lui qu’ils ne la crurent pas. Alors l’Ancien, couvert de honte, & plein de contrition, leur dit : - C’est moi qui ai commis cet acte ; mais, je vous en prie, laissez-moi garder cet enfant, pour que je l’élève après sa naissance. 5. De fait, donc, lorsque l’enfant fut né, & qu’il eut été sevré, l’Ancien le prit, & s’en retourna avec lui à Scété. Un jour de grande fête, il mit l’enfant sur ses épaules, & entra avec lui dans l’église, à l’heure de la Divine Liturgie, s’offrant ainsi en spectacle à tout le Peuple de s fidèles. 6. Cet affligeant spectacle emplit les yeux des frères de larmes de compassion, pour ce qu’ils songeaient à sa chute funeste. Mais l’Ancien, qui avait pleinement conscience de sa faute, & qui se rappelait les paroles prophétiques de l’Abba Moïse, leur dit à tous d’une voix contrite : – Voyez-vous cet enfant, mes frères ? C’est le fils de ma désobéissance. Veillez donc bien sur vous-mêmes, & n’ayez jamais confiance en vous, parce que, pour moi, c’est dans ma vieillesse que j’ai commis cet acte. Aussi je vous prie désormais de prier pour moi. Après quoi, il s’en fut dans sa cellule, & recommença au commencement tout le labeur de l’ascèse monastique. 4. Un serpent mordit un jour un frère du Monastère ; celui-ci, dès là, se rendit à la ville pour se faire soigner par les médecins. Une pieuse femme, qui vénérait le Seigneur, le reçut dans sa maison & le guérit de la morsure du serpent. Mais à peine le Moine fut-il quelque peu guéri de ses douleurs qu’il commença d’être troublé par le Diable, qui semait dans son âme des pensées impures à propos de cette pieuse femme. Lorsqu’elle entra pour lui prodiguer ses soins, le Moine, sous l’emprise de ces pensées honteuses, lui prit la main en songeant à mal. 5. Elle aussitôt, comprenant quelle guerre livrait le Diable en l’âme du Moine, se mit à trembler. Mais ce fut avec une tendresse toute fraternelle qu’elle dit au Moine : 6. – Non, mon Père. Prends garde ! Tu as revêtu le Christ & tu portes le schème angélique. Songe au vif chagrin & au repentir en lesquels tu plongeras plus tard, lorsque tu seras de retour dans ta cellule. Songe aux gémissements & aux larmes que tu verseras en abondance, & aux dures pénitences dont tutu te châtieras pour un bref moment de plaisir impur. 7. Le Moine, à entendre les paroles de cette femme qui était si sage, éprouva remords & honte. Il n’eut pas même le courage de la regarder en face. La tête basse, il se leva pour partir, avant même que sa guérison n’eut été complète. Mais cette pieuse femme, pleine de compassion, le retenant pour l’Amour du Christ, lui dit : 8. – « Maintiens ta résolution, & ne t’en va pas avant d’être parfaitement guéri. Attends encore un peu de temps, parce qu’il faut que ta guérison soit complète. Quant à ces mauvaises pensées, qui t’ont tourmenté, elles ne proviennent pas de ton âme, qui est pure, mais sont dues à des attaques du Diable envieux. » Par ces paroles, elle le persuada de demeurer encore un peu ; & après qu’elle l’eut complètement guéri, elle lui donna en outre des provisions & des biens matériels, pour qu’il pût en disposer à son retour dans sa cellule ; &, de la sorte, elle le laissa s’en aller en paix. II. Extrait du Père. Vois-tu comment ce frère, qu’évoque ce récit, pour n’avoir pas espéré en Dieu & pour avoir méprisé la rigueur de la règle monastique, s’en est allé sans crainte à la ville, pour y recevoir les soins des médecins, & vois-tu ensuite comme il s’est laissé abandonner de la Grâce de Dieu, & comment il a été entièrement dominé par le Diable Ennemi de nos âmes ? Il aurait pu tomber dans ce même péché de fornication si cette femme admirable avait consenti à pécher avec lui. Mais, heureusement pour lui, ce fut lui qui fut affermi par elle, en sorte qu’il fût gardé de la chute complète. Craignant donc, nous aussi, cette chute, gardons-nous des pièges du Diable. III Extrait de Diadoque. 1. Rien n’empêche que tu appelles auprès de toi des médecins lorsque tu es malade. Et les herbes médicinales ont préexisté parce que de l’expérience humaine devait se constituer l’art de la médecine. Cependant, il ne nous faut pas placer l’espoir de la guérison dans les médecines, mais en notre Sauveur & médecin véritable, Jésus Christ. 2. Mais si quelqu’un lutte pour mener la Vie des Anachorètes au Désert, menant l’Ascèse avec deux ou trois frères tout au plus, qui vivent eux aussi de même manière, alors il ne faut se confier & ne se remettre qu’au seul Seigneur, quelles que soient les maladies dans lesquelles l’on tombe, parce que Christ, Lui, en puisant en Lui-même, a le pouvoir de guérir « toute maladie & toute infirmité. « (Matt. 4, 23). Et l’Anachorète, après le Seigneur, a pour consolation la Paix du Désert. 3. C’est pour cette raison que l’Anachorète ne se sent jamais privé de l’énergie que prodigue la Foy, de même que celui qui est rassasié n’a jamais faim. Du reste, l’Anachorète n’a personne à ses côtés pour se vanter à lui de son état de Vertu. De telle façon, il s’assure un admirable abri, le Désert, pour dissimuler aux hommes la haute Vertu que produit sa patience. C’est pourquoi aussi l’Esprit de Dieu dit : « « Dieu établit les Solitaires dans une demeure ». (Ps 67, 7). III. Extrait de Saint Barsanuphe. 1. Un frère demanda un jour à un Ancien : – Mon Ancien, puisque tu m’as jugé propre à accomplir le service de l’infirmerie, afin qu’en tant qu’infirmier j’y serve les frères malades, dis-moi s’il me faut étudier des livres de médecine, & que je m’entraîne à les mettre en pratique, ou s’il est préférable que je m’en désintéresse complètement & que j’évite de le faire, pour que ma pensée ne soit pas sollicitée ici & là, & que leur lecture ne me jette pas dans la passion de la vanité, au point de me faire perdre ma clarté spirituelle & toute la propédeutique qui m’a préparé à mener cette Vie ? Et faut-il que je me contente des connaissances pratiques que j’ai & que je fasse, sans la science de ceux qui ont étudié la médecine, uniquement des soins à l’huile, des cataplasmes, des onguents, & autres soins aussi simples que ceux-ci ? 2. 2. A laquelle question l’Ancien répondit : – Puisque nous ne sommes pas encore parvenus à la mesure de la perfection, en sorte d’être complètement débarrassés de l’entrave des passions qui retiennent prisonniers, l’intérêt de notre âme réclame que nous ne nous appliquions pas aux études prolixes des médecins, mais que nous nous consacrions de toute notre âme à Dieu, duquel dépendent la vie & la Mort, & qui dit : « Je frapperai, & c’est moi aussi qui guérirai ». ( Deutéronome 32, 39). Ce qui est dire : « C’est moi qui frappe d’un coup mortel, & c’est moi encore qui guérirai de ce coup ». Lors donc que tu étudieras ces livres de médecine, ou que tu viendras t’enquérir auprès de ceux qui connaissent les différents cas médicaux, n’oublie jamais que sans le secours divin nul ne peut être guéri. Celui donc qui endosse sur lui la responsabilité du médecin doit le faire au nom de Dieu, & alors assurément Dieu l’aidera. 3. La science médicale n’empêche personne d’être pieux ; mais exerce-la cependant comme les frères font leur travail manuel, c’est-à-dire comme une deuxième activité, après la Prière, qui tend avec effort l’âme vers Dieu. Ce que tu fais, fais-le avec crainte de Dieu, & alors assurément tu accompliras utilement cette mission de médecin, sans nuire à ton âme. 4. Lorsqu’il eut écouté ces paroles avec attention, le novice demanda encore à l’Ancien : – Mon Ancien, tu m’as dit, dans un autre cas, que l’on renonce à sa volonté lorsqu’on ne se dispute pas avec quelqu’un pour imposer son sentiment propre ou ce qu’on veut faire. Mais, dans l’exercice de mes devoirs, voici ce qui m’arrive : Je propose à un malade quelque chose – nourriture ou remède- que je lui crois profitable. Mais voici que cette chose, au lieu de lui être profitable, lui nuit. A cause de quoi je m’afflige, parce que je crois avoir fait ma volonté propre. Et je vois d’autre part que je m’épuise tout le jour au milieu des soucis & du soin que je prends des malades, au point que ces tracas excessifs ne me laissent pas même me souvenir d’invoquer le nom de Dieu. Dis-moi donc ce que je dois faire, parce que je crois que mon Salut dépendra du fait que je m’acquitterai bien de ce service des malades. 5. Auxquelles apories l’Ancien répondit : – Si tu imposes ton avis au malade, parce que tu crois que ce que tu fais contribue à sa guérison, & qu’il arrive après cela que cet avis lui nuise, Dieu qui connaît les cœurs ne te condamnera pas, car tu as causé du tort non parce que tu étais méchamment disposé, mais parce que tu as joué de malchance. Mais si quelqu’un de plus expérimenté que toi te montre une manière de faire différente de la tienne, que tu l’as bien sous les yeux, mais que tu méprises & dédaignes son avis avec orgueil, & que tu continues de faire ce que toi tu considères bon de faire, alors, assurément, tu es tombé dans l’orgueil, & tu as fait ta volonté propre. 6. En ce qui concerne les tracas où te plonge l’accomplissement de tes devoirs de médecin, sur quoi tu m’interroges, écoute : Beaucoup ont entendu parler de telle ville ; & il arrive cependant que lorsqu’ils y vont, pressés par quelque nécessité, ils ne comprennent pas que c’est la ville en question, parce que leur pensée & leur mémoire sont occupées par la présence de Dieu. N’as-tu donc pas compris, mon frère, que le jour entier, tandis que tu vaques avec soin à ton œuvre, tu te trouves en communion avec Dieu, & que, conséquemment, Son souvenir t’est présent à l’esprit ? Car, recevoir une injonction de ses supérieurs & faire de nobles efforts pour s’y plier sans murmure, cela est considéré comme de la soumission, mais c’est aussi garder la mémoire de Dieu qui réclame l’obéissance. 7. C’est donc avec raison que le frère Jean t’a dit qu’il fallait d’abord enlever les feuilles, c’est-à-dire les énergies des passions, puis ensuite les fruits, c’est-à-dire ces passions mêmes, sur l’ordre de Dieu, lequel te donnera la force nécessaire pour y parvenir. 8. Puis donc encore qu’en raison de ton inexpérience dans les choses spirituelles, tu n’es pas en mesure de savoir ce qui est utile à ton âme, il te faut suivre les avis de ceux qui savent. C’est là l’humilité, & lorsque tu seras humble, tu trouveras la Grâce de Dieu. « Dieu résiste aux orgueilleux, mais IL donne Sa Grâce aux humbles. » ( Jacques 4, 6). Et, comme tu l’as dit précédemment, du bon accomplissement de ce service dont tu t’acquittes dépendra le Salut de ton âme. En cela ta pensée était juste. C’est pourquoi aussi ta venue ici n’aurait pas pu se produire sans la volonté de Dieu. Oui, c’est Dieu qui t’a conduit ici. 9. Je prie donc pour que tu sois fortifié par la force puissante du Seigneur, car ce n’est pas un faible gain que, tel un fruit que tu pourras mettre en réserve, tu as à retirer de ce que tu nommes « tracas ». IV. Extrait de Saint Ephrem. 1. Ne sois pas indifférent envers celui qui est malade. Car il est écrit : « Celui qui ferme ses oreilles pour ne pas entendre la peine du malade, lorsqu’il se trouvera en pareille nécessité, ne trouvera personne pour l’écouter ». ( Proverbes de Salomon 21, 13). 2. Si ton frère se trouve aller mal, tu as le devoir de partager avec lui sa douleur, & tu dois tenter d’alléger sa peine, pour être jugé digne d’entendre, au jour du Jugement, le Seigneur te dire : « Ce que vous avez fait à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». ( Matt 25, 40). 3. Celui qui néglige les malades courrouce Dieu, qui le corrige. Et celui qui ressent une joie mauvaise devant la chute mortelle de son frère, assurément tombera lui aussi d’une chute qui provoquera en lui une affliction profonde. 4. Bien aimé, si tu as appris la science médicale, & si tu as la faculté de guérir les autres, veille à demeurer réfléchi, & ne te laisse pas influencer par des pensées telles que l’orgueil. Parce qu’alors, tout en désirant guérir les autres, tu apparaîtrais toi-même tout plein de passions, & dès lors, par ta faute, ton charisme sera discrédité. Comme le dit l’Apôtre : « Que votre charisme ne soit pas discrédité. » ( Rom 14, 16). CHAPITRE XVI. Qu’il ne faut pas que le Moine se baigne sans nécessité, ni qu’il se dénude entièrement. I. Extrait de la Vie de Saint Antoine. 1. Antoine le Grand menait une ascèse extrême, & fort intensive. C’est ainsi qu’il jeûnait continuellement, ne portait qu’un seul vêtement dont le crin était à l’intérieur, & qu’il garda jusqu’à sa Mort. De plus, il ne souffrit jamais de laver son corps avec de l’eau lorsqu’il était sale, ni ses pieds même, en les trempant dans l’eau sans nécessité. Nul non plus ne le vit se déshabiller ; & de toute sa vie entière, nul ne vit nu le corps du Grand Antoine. 2. Un jour qu’il était assis sur sa montagne, levant les yeux vers le Ciel, il vit une âme s’élever dans les airs, que les Saints Anges recevaient avec une grande joie. Il s’émerveilla & songea que l’homme était un Bienheureux dont l’âme montait vers Dieu dans cette grande lumière, & comme il désirait savoir qui était ce Saint, il entendit une voix lui dire : – C’est l’âme de Saint Amoun, qui, jusque dans sa très grande vieillesse, a mené l’ascèse dans le Désert de Nitrie. 3.Saint Amoun, comme beaucoup en témoignent, réalisa de nombreux miracles, entre lesquels celui-ci est fort connu : Il lui fallait un jour franchir le fleuve Lyco, lequel était en crue à cause de l’excès des pluies hivernales. Et il devait aussi passer avec son disciple Théodore, qui l’accompagnait. Le seul moyen possible était de traverser à la nage. Devant cette nécessité, il pria Théodore de s’éloigner un peu, en sorte qu’ils ne se vissent pas l’un l’autre nus tandis qu’ils se seraient mis à l’eau. Mais, bien que Théodore se fût éloigné, & qu’Amoun fût demeuré seul, il ne se résolut pourtant pas à ôter ses vêtements pour rentrer dans l’eau, parce qu’il avait honte, bien qu’il fût seul, de se voir lui-même nu. L’âme troublée & hésitante à cause de la honte, il ne se décidait pas à traverser le fleuve, lorsque soudain, invisiblement & miraculeusement, il fut transporté sur l’autre rive, ravi, semble-t-il, par es Anges Saints. III. Extrait du Récit des Saints Pères massacrés au Sinaï & à Raïthou. 1. Après que les Barbares eurent massacré beaucoup d’entre les Saints Ascètes, & qu’ils eurent traversé le Désert, ils virent une oasis plantée de belle verdure. A peine l’aperçurent-ils de loin qu’ils se mirent à courir en sa direction aussi vite qu’ils le pouvaient. 2. Lorsqu’ils y furent parvenus, ils avisèrent une petite cellule en laquelle menait l’Ascèse un jeune Ermite. Ce jeune homme témoigna lors d’une grandeur & d’une noblesse d’âme tellement inimaginables que les Barbares eux-mêmes en demeurèrent frappés. Il refusa de leur indiquer en quels lieux du Désert se trouvaient les Monastères, ce qui lui aurait permis d’échapper à la Mort, car ils lui avaient promis que s’il le leur disait ils ne le tueraient pas & ne massacreraient pas les Moines. Mais il n’obéit pas à leurs injonctions. Ils lui ordonnèrent donc de sortir de sa cellule d’Ascète. Mais il refusa, & il refusa également d’ôter sa tunique, qui était le seul vêtement qu’il avait pour couvrir sa nudité. 3. Répondant aux pressions qu’ils lui faisaient subir, il s’excusa de son refus, leur disant : « Si je livrais des Moines qui peuvent encore se cacher, ce serait de la trahison. Et si je cédais à quelques violences que ce soient, sans résister, cela serait de la lâcheté & de la faiblesse d’âme. Car, comme l’on sait, la grandeur d’âme est le trait distinctif & la particularité de l’Ascète, lequel ne doit pas trembler de peur ni céder aux menaces, quel que soit le grand danger qui le guette. La mauvaise habitude qui consiste à céder à la peur & aux menaces est assurément la voie qui mène à des chutes plus grandes encore. Lorsque la lâcheté, fût-ce une seule fois, a pris le dessus de l’âme, alors elle l’incite à mépriser aussi les grandes vertus, &, pour finir, à sacrifier la piété elle-même, lorsque la peur des conséquences terribles qui peuvent advenir ne trouve en l’homme qu’une volonté déjà complètement affaiblie par l’esprit de lâcheté. 4. Si donc, songea le jeune homme, je perds aussi facilement la capacité qu’a mon âme de choisir ses pensées, dans la crainte d’être tué, n’en sera-t-il pas plus aisé ensuite que je déserte la Foy pour tomber dans l’impiété, devant la menace du Martyre, habitué que je serai à préférer ce qui est sans douleur plutôt que ce qui est dans l’intérêt de mon âme ? 5. C’est pourquoi – dit le jeune homme s’adressant aux Barbares -, hâtez-vous de faire ce que vous voulez de moi, puisqu’il n’y a aucune chance que vous obteniez ce que vous espériez. Car je ne vous montrerai pas les lieux où habitent les Ascètes amis de Dieu, si même je les connais, & je ne sortirai pas non plus de ma cellule, alors même que vous me l’ordonnez de façon menaçante, & je ne me déshabillerai pas pour que vous voyiez la nudité de mon corps, que, jusqu’à aujourd’hui, mes propres yeux mêmes ne regardent pas, aussi longtemps que j’exerce la garde de mes sens & que je demeure maître de moi. Lorsque je serai Mort, que chacun de vous fasse ce qu’il voudra de mon corps insensible & sans vie. Car alors ce seront les criminels qui mériteront condamnation pour leur cruauté, & non celui qui aura souffert, parce qu’en tant que Mort, son esprit ne répondra plus. 6. Je mourrai donc dans ma cellule, revêtu de mon habit, comme je l’ai librement décidé, & je ne ferai rien de contraire à ma libre décision, en me trahissant comme si j’étais servile. Je mourrai ici dans l’arène en laquelle j’ai combattu contre le Diable, & ma cellule sera mon tombeau, où j’ai répandu ma sueur pour le combat de la Vertu, & où je répands maintenant le sang du Martyre. 7. Ces criminels ne supportèrent pas la courageuse audace avec laquelle parlait le jeune homme ; mais, rendus fous de rage par la noblesse de ses pensées, ils le percèrent d’autant de coups que son corps pouvait en recevoir ; parce que chacun d’eux, désirant assouvir lui-même sa colère sur ce corps ascétique, ne se contentait pas des coups d’épée déjà donnés, mais que chacun plongeait son sabre dans le jeune corps sanglant, de façon à apaiser sa fureur. 8. Ils se retirèrent donc, pour la plupart d’entre eux, après avoir transpercé le corps de ce jeune homme qui avait fait preuve d’une telle grandeur d’âme, & ils le laissèrent, qu’il fût vivant ou Mort, mais ils enrageaient toujours, parce que son petit corps trop frêle ne leur avait pas permis de lui infliger de châtiments pires encore que n’était ce supplice de Mort. IV. Extrait de la Vie de Saint Joannice le Grand. 1. Eustratios, l’Higoumène du Monastère des Agaures en Bythinie, accompagné de quelques Moines de ses amis, vint un jour visiter l’admirable Joannice, & ils passèrent quelque temps dans sa compagnie à écouter ses entretiens spirituels. Un voisin du Saint Ascète, nommé Elie, offrait l’hospitalité de sa cellule à Saint Joannice, à l’Higoumène Eustratios, & aux Moines de sa synodie qui l’accompagnaient. 2. Dans l’entretemps, Saint Joannice condamnait la vanité de cette vie éphémère & montrait par ses propos qu’elle était inconsistante & que nul ne pouvait s’y fier. A cause de quoi il conseillait à ses auditeurs de se tenir à distance des villes & des villages habités. Et il disait que, plus que tout autre, c’était Elie qui devait veiller à prendre garde à cet avis. 3. A cette remarque l’Ascète Elie répondit : – Sur ce point, ne crains rien, Père Joannice. Tu peux du reste d’autant mieux t’en assurer que, par le passé, de longues années durant, je suis constamment demeuré au Désert, & que j’ai évité de revenir parmi les villes & de frayer avec des gens du monde. 4.Mais voici que le lendemain du jour où Saint Joannice avait fait part de son sentiment prophétique à propos du départ imminent d’Elie, celui-ci se présenta au Saint & lui demanda sa bénédiction pour se rendre dans un village où jaillissaient des eaux chaudes médicinales, parce qu’il venait, de manière inattendue, de contracter une maladie. Le Saint refusa par crainte qu’un dommage spirituel pût advenir à Elie. Mais celui-ci insista, disant qu’il désirait être guéri. A la fin, Saint Joannice, pris de compassion pour Elie, du fait de sa maladie, lui donna la permission de partir. 5.Mais Elie, bien qu’il fût parti avec la bénédiction de l’Ancien, n’eut pas même le temps de voir à quoi ressemblaient ces eaux chaudes, parce qu’il perdit connaissance, vraisemblablement parce qu’il devait être en proie à un trop grand trouble intérieur. Après qu’il eut reçu les soins de ceux qui se trouvaient là, & qu’il fut un peu revenu à lui, il fut transporté par ces mêmes gens dans une cellule monastique, d’entre celles qui se trouvaient aux abords de la montagne, où il se reposa. Au milieu de la nuit, il quitta cette cellule pour le Désert. Il éprouvait de la reconnaissance envers Dieu de lui avoir fait éprouver tant de peines pour son Ascèse, dont le souvenir puissant l’avait aidé à changer d’avis & à ne plus vouloir renoncer au Désert, fût-ce pour obtenir sa guérison. Et, ô miracle ! Ce changement d’esprit qui lui faisait l’âme contente opéra aussi sa guérison corporelle. V. Extrait de Saint Ephrem. Il ne sied pas que le Moine se lave le corps ou même les pieds d’une façon qui lui est agréable, comme font les gens du monde qui aiment le plaisir. Ceux-ci recherchent l’agrément d’embellir leur corps & de se mettre de beaux vêtements. A l’inverse, celui qui lutte pour la piété doit combattre ce qui s’oppose à sa visée, c’est-à-dire les plaisirs, par ce qui leur est contraire, c’est-à-dire le mépris du corps & du vêtement. VI. Extrait de l’Abba Isaïe. 1. Si tu visites un frère & que tu éprouves la fatigue qui suit une longue marche, n’oins que tes pieds d’un peu d’huile, pour te remettre quelque peu de cette fatigue ; &, même en ce cas, n’accepte qu’avec pudeur de dénuder tes pieds devant les autres. Mais, pour le reste de ton corps, ne l’oins pas d’huile sans sérieuse nécessité ou maladie. 2. Si tu te trouves dans ta cellule & que te rende visite un frère d’une contrée étrangère, prends soin de lui de même manière, c’est-à-dire en oignant ses pieds, puis offre- lui de l’huile en petite quantité, lui permettant, d’après des avis fraternels, d’en oindre aussi son corps. 3. Si ce frère auquel tu offres l’hospitalité n’accepte pas immédiatement ta proposition, ne sois pas insistant. Mais si cet hôte est un Ancien plein de simplicité & très expérimenté dans la pratique de l’Ascèse, en sorte qu’il n’y a pas à craindre qu’il soit choqué de ton insistance, insiste insiste pour lui oindre tout le corps, afin de le reposer de sa peine. VII. Extrait de Saint Diadoque. Aller au bain pour s’y baigner ne devrait pas être considéré, à première vue, comme quelque chose de déraisonnable, ou comme un absolu péché. Mais quant à s’en abstenir par tempérance, j’ai le sentiment que c’est là quelque chose de courageux & de sensé ; parce que l’eau qui s’écoule n’amollira pas le corps ni ne l’incitera au plaisir, & l’on n’aura pas à se dénuder pour le bain, nudité qui nous rappellerait celle peu glorieuse d’Adam, en laquelle il tomba à cause de la transgression, en sorte que nous n’aurons pas à nous soucier comme lui des feuilles de la deuxième raison de sa honte, dans la mesure où nous devons unir la pureté du corps à la beauté de la tempérance, après être depuis peu sorti de la corruption du monde. VIII. Extrait des Apophtegmes. 1. L’Abba Pallade nous raconta un jour l’anecdote suivante : « Je me rendis un jour à Alexandrie avec l’Abba Daniel, pressé que j’étais par une impérieuse nécessité. Nous étant donc mis en route, nous rencontrâmes un jeune Moine qui sortait d’un bain public, où il venait apparemment de se laver. Dès qu’il le vit, l’Ancien gémit & me dit : « Vois-tu cet être béni ? Deviendra-t-il une occasion que l’on blasphème le nom de Dieu ? Suivons-le donc, pour voir où il demeure ». 2. Et de fait nous le suivîmes. Lorsque nous arrivâmes chez lui, l’Ancien le prit à part pour l’exhorter spirituellement. « Fais attention, mon frère, lui dit-il, à ne pas te baigner, parce que tu es encore jeune & que tu parais en bonne santé. Car, ce faisant, tu deviens cause de scandale pour beaucoup non seulement de gens du monde, mais aussi de Moines. » Alors celui-ci répondit à l’Ancien : « Si je cherchais encore à être agréable aux hommes, je ne serais pas un ami du Christ. « Si en effet je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas un serviteur du Christ. » (Galates 1, 10). Il est écrit, continua ce jeune homme béni, qu’il ne vous faut pas juger, pour n’être pas jugés. » (Matt 7, 1). Alors l’Ancien fut attristé & lui fit une métanie en disant : « Pardonne-moi pour l’Amour du Seigneur, parce qu’en tant qu’homme j’ai chuté en te condamnant ». Nous sortîmes alors de sa chambre. Et, en route, je dis à l’Ancien : « Peut-être, mon Ancien, ce frère est-il malade, & se lave-t-il pour se guérir, auquel cas il n’a pas de comptes à rendre ? » 3. Alors l’Ancien gémit & me répondit en pleurant : « Prends patience, frère, & la vérité se dévoilera à tes yeux. J’ai vu plus de cinquante démons l’encercler & répandre sur lui de la boue. Une Ethiopienne assisse sur ses épaules l’embrassait. Une autre l’incitait au plaisir & lui montrait à se conduire avec indécence. Les démons dansaient autour de lui avec une joie mauvaise en fanfaronnant. Je n’ai pas vu son Saint Ange, ni de près ni de loin. D’où je conclus que l’âme de ce jeune homme est pleine de pensées honteuses & qu’il est prêt à toute obscénité. 4. Ses vêtements me confirment dans ces pensées. Ce sont des habits de luxe, légers, en chevreau, doublés de tissus agréables. De plus, il circule sans honte dans cette ville, dans laquelle les Anciens eux-mêmes, qui sont des Ascètes, n’entrent que pour de sérieuses nécessités, & dont ils se hâtent de sortir, pour n’en subir aucun dommage spirituel. 5. Du reste, s’il n’était pas imbu de sa personne, ami du plaisir, & prêt à ramper dans les péchés de la débauche, il ne se dénuderait pas sans rougir dans les bains publics, & il ne regarderait pas les autres nus, ce qui est une transgression des lois que nous ont laissées nos Saints Pères, Antoine, Pachôme, Amoun, Sérapion, & les autres Pères Théophores, qui nous ont prescrit que le Moine ne se dénude pas sans maladie grave ou sans grande nécessité. Ceux-ci, comme le rapportent les Anciens, lorsqu’ils devaient traverser un fleuve ou qu’ils étaient contraints par une grave nécessité, ne supportaient pas de se dénuder pour passer à la nage lorsqu’il n’y avait pas d’embarcation, parce qu’ils avaient honte de le faire devant le Saint Ange qui les accompagnait, comme aussi devant le soleil même, puisqu’il n’y avait au Désert personne pour les voir. En cet instant difficile, ils invoquaient Dieu avec ferveur, & Lui satisfaisait à leur demande formulée avec piété, parce que Dieu est toujours prêt à écouter les hommes Saints. Et Il les faisait passer miraculeusement, par la voie des airs, sur l’autre rive. Lorsque l’Ancien eut ainsi parlé, il se tut. 6. Nous retournâmes à Scété, & il ne s’y était guère passé de jours que nous y entendîmes dire cette chose étrange : Des frères qui revenaient d’Egypte nous racontèrent qu’un frère Prêtre, qui avait pour siège l’église de Saint Isidore, & qui était arrivé depuis peu de Constantinople, avait été surpris en train de commettre l’adultère avec la femme du Silenciaire. Dès que la chose se sut, les serviteurs du Silenciaire & les voisins se saisirent de lui & le châtrèrent. Après avoir passé trois jours dans d’atroces souffrances, l’adultère Mourut, couvert de honte & d’infamie. Le malheureux n’était autre que ce Hiéromoine, au sujet duquel l’Abba Daniel avait prophétisé. 7. Lorsque j’eus entendu ces rumeurs qui circulaient, je me rendis aussitôt chez l’Abba Daniel, & je lui racontai ce qui était arrivé. Dès qu’il l’apprit, l’Ancien pleura & dit : « Cette chute est un châtiment pour l’homme orgueilleux, & c’est la Mort du péché ». L’Ancien voulait dire que si ce Moine n’avait pas été orgueilleux, & qu’il avait accepté ses conseils spirituels, il n’aurait assurément pas eu à subir cette Mort honteuse. C’est de semblable façon que seront châtiés tous les orgueilleux qui ne veulent pas entendre les conseils spirituels des Pères Saints. Il ne leur reste donc qu’à fuir le dangereux abîme du péché. IX. Extrait de Saint Ephrem. 1. Frère bien-aimé, dis-moi pourquoi tu laves ton visage avec de l’eau. C’est assurément pour plaire à ton prochain. Mais tu montres par là que tu ne maîtrises pas encore les passions de la chair, & que tu continues à leur être soumis. 2. Si tu désires laver ton visage, baigne-le de tes larmes, & lave-le avec les pleurs de la pénitence, pour briller de Gloire devant Dieu & les Saints Apôtres. Car un visage baigné de ses larmes est d’une beauté inflétrissable. 3. Peut-être répondras-tu à ces conseils que je te donne que tu rougis de honte de la saleté de ton visage. Sache cependant que la saleté de ton visage, comme celle de tes pieds, jointe à un cœur pur, te fera resplendir plus que le soleil même devant Dieu & les Saintes Puissances Angéliques. CHAPITRE XVII. Que rien n’est invisible à Dieu. Que tout ce qui arrive, & les Morts subites mêmes, est déterminé par la prescience de Dieu. I. Extrait de Saint Grégoire le Dialogue. 1. Il y avait dans un Monastère un pieux higoumène du nom d’Anastase. Ce Monastère était dominé par un immense rocher. 2. Une nuit, se fit entendre, parvenue du haut du rocher, une voix qui disait : « Anastase, viens ». Ensuite de quoi cette voix appelait aussi par leur nom huit autres frères du Monastère. Tous les frères du Monastère entendirent cette voix, & comprirent aussitôt que ceux qu’appelait cette voix mourraient bientôt. 3. Et de fait, peu de temps après s’endormit le juste Anastase. Ensuite de lui s’en allèrent aussi vers le Seigneur tous ceux dont le nom s’était fait entendre cette nuit-là, dans l’ordre même où ils avaient été nommés par la voix. Outre cela, arriva aussi l’extraordinaire évènement suivant : Parmi la communauté des Moines, il y en avait un qui aimait tant le vénérable Higoumène Anastase que, lorsque celui-ci s’endormit dans le Seigneur, il se lamenta vivement, par ce qu’il ne voulait plus vivre sans lui. 4. Se traînant donc aux pieds de la Sainte dépouille d’Anastase, il les embrassait, suppliant le Saint avec larmes : « Puisque tu as de l’assurance devant Celui vers lequel tu t’en vas, ne me laisse pas vivre sans toi plus de huit jours en cette vie présente. » ». Et ô miracle ! Avant même que la semaine fut écoulée, il s’endormit lui aussi, bien que son nom ne figurât pas parmi ceux qu’avait appelés cette voix. Par où il est montré que son départ de ce monde fut un prodige admirable, obtenu par la Prière de Saint Anastase. Pierre. 5.Par ce prodige nous apprenons que le Seigneur bien souvent écoute la Prière de ceux qui sont parfaits, & fait advenir pour l’Amour d’eux des évènements qu’Il n’avait pas prédestinés. Grégoire 6.Les Prières des Justes ne peuvent nullement être entendues pour des choses qui ne sont pas prédestinées. Ce que l’on obtient de Dieu ou des Prières des Saints a déjà été prédestiné à arriver par leurs Prières. Même l’héritage du Royaume Céleste, bien qu’il ait été prédestiné par le Dieu Tout-Puissant pour les élus ne s’obtient d’eux, selon le bon plaisir de Dieu, qu’au prix de beaucoup de peines & de Prières. Pierre 7.Je désire d’apprendre avec clarté si la prédestination & la Prière agissent en synergie pour l’obtention d’un résultat, étant donné que la prédestination est une énergie de la panconnaissance de Dieu, tandis que la Prière est une énergie de la libre volonté de l’homme. Grégoire 8. Cela, Pierre, nous pouvons le comprendre clairement à partir de l’histoire d’Abraham. Comme tu ne l’ignores pas, Dieu a dit à Abraham : « Vous serez appelés race d’Isaac ». (Gen 21, 12). « Je t’ai constitué père de beaucoup de nations » (Gen 17,5). Et encore : « Je te bénirai & je multiplierai ta descendance ». (Gen 22, 17). Et, par manière générale, tu as entendu tout ce que rapporte l’Ancien Testament de la promesse de Dieu faite à Abraham. Tous ces passages montrent que Dieu a jugé bon d’accroître la race d’Abraham par Isaac. 9. Si donc il était prédestiné que Dieu multiplie la race d’Abraham par Isaac, pourquoi alors Isaac épousa-t-il une femme stérile ? Comme l’on sait, il est écrit dans l’Ancien Testament qu’Isaac supplia le Seigneur à propos de sa femme, & que Dieu donna à Rébecca de concevoir. Ce passage révèle que la prédestination s’est accomplie par la Prière ; car c’est précisément par la Prière qu’Isaac engendra, alors que par l’engendrement d’Isaac Dieu avait prévu la multiplication de la race d’Abraham. Pierre 10.Je n’ai plus aucun doute sur cette question, parce que mon aporie s’est clairement résolue. CHAPITRE DIX-HUIT. De la patience dans les maladies, & du profit spirituel qui en résulte ; & que Dieu permet par économie qu’elles soient envoyées comme châtiments à certains des hommes vertueux pour leur complète purification. I. Extrait de Grégoire le Diadoque. ( Ce passage est en réalité extrait de Saint Grégoire le Dialogue). 1. Un Père très pieux, nommé Spais, fonda nombre de Monastères en un lieu dénommé Camplé. Mais Dieu Miséricordieux & Tout Puissant corrigea ce vertueux Ancien dès cette vie présente pour le délivrer des tourments éternels de l’Enfer qui n’a pas de fin. En lui, il montra la grandeur de Son admirable économie envers l’homme, qui le livre d’abord à l’épreuve & compatit ensuite pour lui. Car il montra combien Il le corrigeait par Amour, en lui infligeant le fouet de la maladie & en lui octroyant ensuite sa complète guérison. 2. Ce très pieux Ancien, qui était un Ascète, perdit donc totalement la vue, Dieu ayant ôté la lumière de ses yeux, & quarante années durant, il ne vit absolument rien. Or ce fléau de l’aveuglement, nul être ne peut le supporter si le Père Miséricordieux qui permet ce tourment ne l’arme pas aussi de patience. Car pour certains cet enseignement spirituel, vécu comme un châtiment, au lieu de les édifier spirituellement, est pour eux une cause de péché, pour ce qu’ils n’ont pas la patience de le supporter. C’est précisément pourquoi Dieu, qui connaît notre faiblesse, adoucit Ses coups en octroyant la patience, en sorte de se montrer juste lorsqu’Il éduque Ses enfants élus, & c’est aussi pour une raison de Justice qu’Il leur envoie cette épreuve pour les éduquer & les redresser, après quoi Il se montre compatissant. 3. Ainsi fit donc Dieu avec Spès, cet homme si pieux. Et bien qu’Il eût permis son aveuglement en le plongeant dans la ténèbre extérieure, Il ne permit jamais malgré tout que l’abandonnât sa lumière intérieure. Ainsi , plus il était tourmenté & souffrait de ce fléau corporel, & plus la protection du Saint Esprit emplissait son cœur de Prière & de consolation. Après donc qu’il eut été quarante ans aveugle, Dieu rendit la lumière à ses yeux & lui révéla le jour de sa Mort. Dans le même temps, le Seigneur lui enjoignit de prêcher la Parole de Vie dans les Monastères qu’il avait fondés, pour que celui qui avait retrouvé la lumière corporelle apportât aussi la lumière spirituelle dans les cœurs de ses Moines. 4. De fait, le très pieux Ancien fit le tour de ses communautés, confiant à la piété de ses Moines les préceptes de Vie qu’il avait appris par sa pratique. Après quinze jours de sa prédication, il revint à son Monastère. Aussitôt après, ce qui est dire le jour suivant, il fit venir près de lui, dans la chapelle du Monastère, la synodie des frères, &, ainsi entouré de ses enfants spirituels, il prit part aux Saints Mystères, avec eux psalmodia les hymnes de la Divine Eucharistie, & acheva les prières mystiques de la communion. Et, tandis que ses enfants spirituels psalmodiaient encore, celui-ci, paisiblement & sans bruit, cependant qu’il faisait intérieurement sa prière incessante, rendit son âme à Dieu. 5. Alors tous ceux qui en cet instant se trouvaient là dans l’église virent sortir de la bouche du Saint Higoumène une colombe, laquelle s’élevait vers le ciel depuis le toit, qui s’était miraculeusement ouvert. Et son envol fut visible de tous. Par cette colombe, Dieu Tout-Puissant leur montrait avec quelle simplicité de caractère & quelle pureté de cœur ce bienheureux l’avait tant d’années servi, bien qu’il eût été aveugle. II. Extrait du même Diadoque. 1. Lorsque nous ne supportons que fort mal les anomalies du corps & les maladies qui nous adviennent, & que nous nous en plaignons à l’excès, il nous faut savoir que notre âme est encore asservie aux désirs corporels. Et pour cette raison précise, parce que l’on désire encore le bien-être matériel, & que l’on ne veut pas renoncer aux charmes de ce monde présent, l’on regarde en même temps comme un déplaisir terrible de ne pas pouvoir, du fait de la maladie, jouir de la beauté matérielle de la vie. 2. Mais si, au contraire, l’âme supporte avec joie l’épreuve & les tourments de la maladie, alors une telle âme reconnaît facilement qu’elle n’est pas très éloignée de cet état selon Dieu qu’est l’apathéîa. En ce cas, dès là, une pareille âme attend la Mort même avec Joie, parce qu’elle la regarde comme le seul moyen d’atteindre à l’héritage de la Vie éternelle. Et tout comme la cire ne peut recevoir l’empreinte d’un sceau si elle n’est pas parfaitement malaxée, ou si elle n’a pas été suffisamment chauffée, de la même manière aussi l’homme, s’il n’est pas éprouvé par la peine & les maladies, est incapable de garder le sceau de la Vertu divine. 3. C’est précisément pourquoi aussi le Seigneur dit au Divin Paul : « Ma Grâce te suffit, car ma Puissance se manifeste dans la faiblesse ». (2 Cor. 12, 9). Et le même Apôtre se glorifie en disant : « Je me glorifierai plutôt dans mes faiblesses, afin que la Puissance du Christ repose sur moi ». (2 Cor. 12, 9). Paul, lorsqu’il parle de ses faiblesses, entend signifier les attaques des ennemis de la Croix du Christ, qui étaient constamment manifestes contre lui & contre les Saints de ce temps-là, en sorte, comme il le dit lui-même, qu’ils ne s’enorgueillissent pas de la préciosité des révélations, mais qu’ils n’en demeurent que davantage en l’état de perfection, grâce à leur humilité, acquise par les opprobres continuels qu’ils subissaient, sauvegardant ainsi avec vigilance ce don divin de la perfection. 4. Quant à nous, ce que nous appelons aujourd’hui faiblesses, ce sont les mauvaises pensées & les maladies corporelles. Mais à l’époque où les Saints qui luttaient contre le péché étaient livrés aux supplices, qui s’accompagnaient de toutes sortes d’ afflictions corporelles, & avaient pour terme la Mort, ils se trouvaient très au-dessus des passions que cause le péché dans l’âme humaine. Mais à présent, de par la Puissance du Seigneur, règne la paix dans les églises, & l’époque des persécutions a cessé. C’est pour cette raison qu’il faut que le corps soit affligé d’épreuves continuelles, du fait des maladies, ou pour d’autres causes, & que les âmes des lutteurs de la piété soient mises à l’épreuve des attaques des mauvaises pensées, en sorte qu’ils soient débarrassés de la passion de la vanité comme du danger de l’orgueil, & qu’ils puissent, comme je l’ai dit précédemment, laisser s’imprimer dans leur cœur, par la puissance de la grande humilité, le sceau de la Divine Bonté, selon ce qu’exprime la Parole divine : « La Lumière de Ton visage s’est imprimée sur nous, Seigneur. » ( Ps 4, 7). 5. Il nous faut donc souffrir sans murmure, & avec joie même, les volontés du Seigneur, parce que cette patience nôtre nous sera comptée comme un second Martyre, si nous supportons avec patience les maladies continuelles, & que nous menons la guerre contre les pensées mauvaises, qu’insufflent en nous les démons. N’oublions pas que le Diable, qui a incité les Saints Martyrs, par la bouche des magistrats iniques, à renier le Christ & à désirer la gloire du monde présent, ce même Diable apparaît aussi maintenant aux serviteurs de Dieu, & leur suggère les mêmes choses. 6.Ce même Diable, donc, qui mettait les corps des Justes à la torture, & qui outrageait à l’excès les vénérables prédicateurs de la Foy par la bouche de ceux qui servaient ses desseins diaboliques, celui-là continue de faire souffrir aux confesseurs de la piété différentes passions & diverses souffrances, accompagnées d’opprobres & d’outrages sans nombre. Nous donc, considérant tout cela, il nous faut avec patience & vigilance préparer le Martyre de notre conscience devant Dieu, selon qu’il est écrit : « J’ai attendu le Seigneur avec patience, & il m’a prêté attention ». (Ps 39, 2). III. Extrait de la Vie de Sainte Synclétique. 1. La Bienheureuse Synclétique disait que les pièges du Diable sont innombrables. S’il n’a pas réussi par la pauvreté & l’infortune à jeter une âme dans le mal, il lui présente la richesse pour l’appâter. S’il n’est pas parvenu par les injures & les opprobres à faire ce qu’il voulait d’une âme pieuse, il l’attaque par le plaisir de louange & de la gloire. Le Diable a-t-il été vaincu par la bonne santé d’un homme, parce que celui-ci l’a fait servir à la Vertu & à la piété ? Il rend son corps malade ; &, parce qu’il n’a pas pu duper l’âme avec les plaisirs, il tente, par les peines involontaires, de détourner cette âme de la spiritualité. 2. Il inflige donc à l’homme, par la permission de Dieu, des maladies très graves & très douloureuses, en sorte, sous l’emprise du découragement dû aux souffrances corporelles, de troubler notre amour pour Dieu, & de limiter notre zèle. Mais nous, donc, si même notre corps est soumis à des souffrances terribles, & brulé de fortes fièvres, & que nous soyons consumés par une soif inextinguible, il ne nous faut ni nous décourager ni nous révolter. Si tu as à supporter cela parce que tu es pécheur, mon frère, souviens-toi de l’Enfer qui ne finit pas, du feu éternel, des châtiments indescriptibles, & alors assurément tu ne redouteras pas les épreuves présentes au point de négliger ton Salut. 3. Au contraire, sois joyeux, parce que Dieu t’a visité, & redis-toi constamment la consolante Parole du Prophète, qui est un soulagement : « En me corrigeant, le Seigneur m’a éduqué, mais Il ne m’a pas livré à la Mort du péché. » (Ps 65, 12). Etais-tu ferme comme le fer ? Réjouis-toi, parce qu’à la flamme des épreuves, tu es débarrassé de la rouille des passions. Etais-tu un Juste, un homme pieux, un fidèle observant des commandements de Dieu ? Ne te décourage pas lorsque tu tombes malade, parce que tu t’élèves d’exploits en exploits plus hauts. Crois-tu avoir la valeur de l’or ? En ce cas, passant par le feu des épreuves, tu apparaîtras plus brillant, tel l’or dans le creuset.

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