vendredi 14 mai 2010

Père Spyridon, Les Saints Martyrs Orthdoxes de Chine

Beaucoup de chrétiens orthodoxes sans doute ont connaissance du martyre que subirent leurs frères chinois pendant la révolte des Boxers en 1900 ; mais peu nombreux sont ceux qui savent comment la foi orthodoxe avait été apportée de Russie à Pékin, comment une communauté orthodoxe indigène s’y était développée, et dans quel contexte historique plus de deux cents chrétiens orthodoxes chinois témoignèrent de leur foi au mépris de leur vie. C’est à ces questions que le texte suivant veut répondre, pour la gloire de Dieu et la louange de ses saints.

Origine de la mission russe à Pékin (1685-1716)

Dans la seconde moitié du 17ème siècle, l’empire russe, en s’étendant vers l’est et le sud-est, était entré en contact, de plus en plus largement, avec la Chine. Pour renforcer leur pénétration en Sibérie orientale, les Russes avaient construit, autour du lac Baïkal, les forteresses de Selenginsk, d’Irkoutsk, plus à l’est celle de Nevchinsk et enfin, en 1651, sur le fleuve Amour, celle d’Albazin, laquelle constituait leur avant-poste le plus oriental de l’époque.
L’expansion russe n’avait pu échapper à la vigilance des Mandchous. Ces conquérants, après avoir investi Pékin en arrivant par le Nord et supplanté la dynastie Ming, gouvernaient la Chine depuis 1644. Ils avaient fondé la dynastie Ts’ing.
En 1685, les Chinois donc s’emparèrent d’Albazin et emmenèrent en captivité un grand nombre de cosaques et d’Albaziniens orthodoxes. Parmi ces derniers, quarante-cinq se mirent au service de l’empereur de Chine et furent conduits à Pékin. Contraint de les y accompagner, leur prêtre, le Père Maxime Léontiev, emportait avec lui une icône miraculeuse de saint Nicolas. Vers la fin de l’année, ils arrivèrent à Pékin, où l’empereur K’ang Hsi les reçut gracieusement. Il céda au Père Maxime un vieux temple bouddhiste à transformer en chapelle pour répondre aux besoins spirituels de la nouvelle communauté russe. «Ainsi le premier missionnaire de la Russie orthodoxe dut, contre son gré, s’installer dans la partie nord-orientale de la ville mandchoue, où il vécut une vingtaine d’années au service de son petit troupeau1».
Par ailleurs, les orthodoxes d’Albazin furent admis dans la garde d’honneur de l’empereur, que les mandchous divisaient en huit sections ou «bannières». Ils faisaient partie de l’une des trois plus prestigieuses bannières, basée au nord-est de Pékin, et jouissaient du respect et de la confiance de l’empereur, qui les autorisait à pratiquer ouvertement leur foi. Ils ne furent jamais envoyés en guerre contre leurs compatriotes russes ; la plupart d’entre eux servaient comme travailleurs manuels. Les Albaziniens étaient, en effet, experts dans la fabrication des arcs dont les mandchous faisaient grand usage, et le quartier de leur église fut peu à peu connu sous le nom de «place des archers2».
Pourquoi l’empereur Ts’ing, le «fils du ciel», fit-il preuve d’une telle bienveillance à l’égard de ses captifs, au point qu’il leur octroya un temple bouddhiste comme lieu de culte dans la cité impériale de Pékin et qu’il engagea nombre d’entre eux à son service ?
Les mandchous ne gouvernaient la Chine que depuis un demi-siècle. Ils n’étaient guère, au départ, que des envahisseurs étrangers venus du nord et tentaient à cette époque de s’imposer comme héritiers légitimes de la dynastie Ming qu’ils avaient détrônée, de soumettre le reste de la Chine, et d’asseoir leur suprématie sur les pays voisins.
En amenant captifs à Pékin des Cosaques et des Albaziniens, sujets de l’empire russe, et en les prenant généreusement sous son aile protectrice, l’empereur K’ang-Hsi ouvrait donc un canal diplomatique en direction de la Russie, de manière telle que la Russie pouvait apparaître comme un état vassal plutôt qu’un empire égal à celui des mandchous. En outre, l’honneur témoigné envers ces immigrés pouvait inciter les autres peuples mongols à envisager la soumission aux manchous comme plus profitable que la résistance à leur domination.
Les Russes voyaient dans la mission l’ouverture longtemps désirée sur la Chine, dans un temps où les puissances européennes n’avaient pas encore pu contraindre Pékin à accepter leurs représentations diplomatiques et à leur accorder des droits commerciaux. Aux yeux des mandchous, exactement comme à ceux de toutes les dynasties auxquelles ils avaient succédé, la Chine, l’Empire du Milieu, était le centre de l’univers et l’origine de toute civilisation : le monde entier devait venir se prosterner devant l’empereur.
Pendant les cent cinquante premières années de son existence, la colonie russe de Pékin ne représenta, tant pour le gouvernement russe que pour celui de la Chine, qu’une réalité politique. En 1696, une dizaine d’années après l’arrivée des Russes à Pékin, Ignace, le métropolite de Tobolsk, leur envoya une lettre de créance, un antimension pour l’autel, et le saint Chrême ; et la chapelle -jusqu’alors appelée Eglise de Nicolas à cause de l’icône de saint Nicolas que le Père Maxime avait apportée d’Albazin - fut officiellement consacrée sous le nom de Sainte Sophie, la Sainte Sagesse. Pourtant, cet acte mis à part, on ne prêtait alors guère attention en Russie à la petite colonie de Pékin.
En 1712, le Père Maxime Léontiev s’endormit dans le Seigneur, vingt sept ans après son arrivée à Pékin3.
Les fidèles demandèrent à l’empereur K’ang-Hsi l’envoi d’un nouveau prêtre de Russie, ce qui fut accordé. Le métropolite de Tobolsk, qui était alors saint Jean Maximovitch4, reçut du Tsar Pierre Ier mission de trouver un prêtre pour répondre à leur besoin. Le 11 janvier 1716, l’Archimandrite Hilarion Lezhaisky, accompagné d’un autre prêtre, d’un diacre et de sept clercs mineurs, firent leur entrée dans la Cité impériale, apportant avec eux des icônes, des vases sacrés et des livres liturgiques5. Ils constituaient à proprement parler la première mission russe à Pékin.

La mission de 1716 à 1880

Deux ans plus tard, le Père Hilarion mourait. Quand la nouvelle de sa mort fut connue à saint Pétersbourg, on proposa d’envoyer, pour le remplacer, un évêque plutôt qu’un archimandrite, afin que la présence politique russe à Pékin fût rehaussée par une meilleure représentation ecclésiastique.
C’est ainsi que le 5 mars 1721, le Père Innocent Kulchitsky fut consacré évêque en présence de Pierre Ier. Il arriva l’année suivante à Selenginsk sur la frontière chinoise. Il ne lui fut jamais permis de pénétrer en territoire chinois, d’abord à cause des tensions suscitées entre les deux pays par l’accueil donné en Russie à des réfugiés mongols, et surtout parce que les Chinois refusaient de recevoir un personnage de si haut rang.
Sans doute était-ce la providence divine qui, dans sa sagesse, maintenait fermée la porte de la Chine à l’Evêque Innocent Kulchitsky ; le temps n’était apparemment pas venu d’envoyer le grand missionnaire à Pékin.
Selon l’Archimandrite Innocent, à cette époque «les missions russes étaient bien conscientes de la volonté de leur gouvernement de promouvoir ses propres intérêts politiques à travers les activités missionnaires. Guidés par de telles considérations, des ordres officiels étaient fréquemment publiés recommandant la prudence dans la prédication de l’Evangile, parfois même interdisant strictement toute évangélisation parmi les païens. Quant aux rapports de la mission avec le gouvernement chinois, ils étaient clairement exposés dans des instructions officielles, et le travail de chacun de ses membres précisément fixé. Dans d’aussi défavorables conditions, la Parole de Dieu ne pouvait se faire entendre, et le nombre des baptisés demeurait insignifiant6».
L’Evêque Innocent Kulchitsky, après trois pénibles années d’attente à la frontière chinoise, au cours desquelles il convertit beaucoup de païens bouriates à l’orthodoxie, essaya encore en 1726 d’entrer en Chine, fut de nouveau refoulé, et en 1727 fut finalement nommé évêque d’Irkoutsk.
Son champ d’évangélisation étant définitivement clos du côté de la Chine, il put se consacrer à son diocèse sibérien où, faisant courageusement face à de multiples épreuves, il se révéla comme un grand pasteur, tant pour la conversion de mongols païens à l’orthodoxie, que pour le redressement des moeurs et le retour à la piété des chrétiens de Sibérie. Après sa mort en 1731, saint Innocent d’Irkoutsk devint un grand thaumaturge, et sa sainteté fut officiellement reconnue en 1804 par l’Eglise Orthodoxe Russe.
En 1728, la Russie et la Chine signèrent le traité de Kiakhta qui reconnaissait un statut légal à la mission et définissait les conditions de son existence. La seconde mission à Pékin commença en 1729. De 1729 à 1794, il y eu en tout six missions différentes ; tous ces efforts additionnés n’eurent d’autre succès que de sauver la mission d’une complète disparition. Le climat de Pékin, avec ses étés chauds, son atmosphère accablante, l’isolement, les restrictions de déplacement dans la ville, le manque de soutien et le peu d’intérêt manifesté par Saint-Pétersbourg, la lenteur des communications entre la Russie et Pékin, la pauvreté, une langue et une ambiance culturelle totalement étrangères, et le mépris affiché par un grand nombre de païens chinois, pesaient d’un poids très lourd sur les missionnaires envoyés, contre leur gré, pour servir dans la capitale mandchoue. Cependant le gouvernement chinois, parce qu’il considérait que la mission servait ses intérêts politiques, s’employa à faire tout ce qui était en son pouvoir pour maintenir son existence. En 1730, un tremblement de terre détruisit l’église de Saint-Nicolas-Sainte-Sophie. A cette époque, seuls les Albaziniens l’utilisaient, depuis qu’en 1728 une nouvelle église avait été construite à quelques kilomètres de là, pour recevoir le nombre croissant de russes qui accompagnaient les missions. Les paroissiens décidèrent de reconstruire leur église, et l’empereur Jung-Cleng, qui avait succédé à son père K’ang-Hsi en 1722, y contribua lui-même financièrement. Cette même église fut par la suite rebaptisée Uspeniya Borogoditsi -Dormition de la Mère de Dieu- mais on continua de l’appeler couramment église de Nicolas, et l’icône miraculeuse du saint trônait toujours derrière la Sainte Table7.
Les missions de la première moitié du dix-neuvième siècle ne rencontrèrent que peu de succès dans la conversion des chinois autochtones, mais elles en posèrent les fondations nécessaires en commençant d’étudier plus assidûment que celles qui les avaient précédées la langue et la culture chinoises. Vers la fin du dix-neuvième siècle, les Saintes Ecritures et les livres de l’Eglise orthodoxe avaient été traduits en chinois, le clergé russe de la mission parlait couramment la langue du pays et n’était donc plus séparé de son troupeau par cette barrière linguistique. L’Archimandrite Innocent résume ainsi cette période de 1716 à 1860 : «Au cours de cette première période, les gens firent tous les efforts possibles pour rapprocher la Chine et l’Europe et pour instaurer une meilleure compréhension mutuelle de part et d’autre. Ils firent connaître en Europe la langue et la littérature, les moeurs et le mode de vie des Chinois, la flore et la faune, l’ethnographie et la médecine chinoises. Il y eut en tout cent cinquante-cinq missionnaires chinois pendant cette première période. Tous essayèrent de contribuer d’une manière ou d’une autre à faire découvrir les trésors de la Chine. Les traductions constituaient l’essentiel de leur travail. Si cette première époque de la Mission orthodoxe russe, qui s’étend sur une période de cent cinquante années, ne devait être jugée que d’après la réussite dans la propagation de l’Evangile, le jugement ne serait pas favorable. En 1860, Pékin était le seul centre missionnaire d’importance, et même là, la mission comptait moins de deux cents chrétiens, y compris les descendants des prisonniers albaziniens8».
Par la signature des traités de Tientsin en 1858 et de Pékin en 1860, une Chine combattue et affaiblie était finalement contrainte par l’Occident d’accorder la création d’ambassades étrangères à Pékin, l’ouverture de nombreux ports de commerce nouveaux, et la protection des missionnaires étrangers prêchant sur son territoire. Ainsi commençait une nouvelle ère pour la mission russe et une réelle prédication de l’évangile au peuple chinois.
L’archimandrite Gourie Karpov fut à la tête d’une mission de 1858 à 1864. Voici ce que dit de lui l’Archimandrite Innocent : «Pendant son séjour à Pékin, les activités diplomatiques et religieuses de la Mission furent séparées. Il traduisit et imprima le Nouveau Testament en Chinois et cette traduction servit plus tard de référence pour les autres livres saints orthodoxes. Grâce à ses longues études de chinois, le Père Gourie avait une très bonne connaissance de la littérature chinoise. Il relut et corrigea tous les livres orthodoxes écrits par ses prédécesseurs, dont plusieurs avaient été publiés à Pékin et imprimés artisanalement. Il résidait à Pékin, parlait bien le chinois et donnait un grand nombre de cours et de prédications à l’école et à l’église. Ses cours avaient un caractère exégétique, basés sur divers textes de la Bible. Pendant cette période où il prêchait, l’évangile fut entendu au-delà de Pékin. A Doung-ding-ang, où trente païens avaient été baptisés, une église fut construite grâce à des fonds collectés par des Russes. Le principal soutien du Père Gourie était un autre prêtre, le Père Isaïe Polikine9. Celui-ci fut le premier à utiliser la langue chinoise parlée pour la traduction des livres saints. Il organisa aussi un pensionnat dans lequel étaient enseignés divers artisanats. Après son retour en Russie, le Père Gourie prêcha encore pendant dix-huit années parmi les sectes du sud, et mourut en 1882, devenu archevêque de Simféropol10».
Voici comment l’Anglais John Dudgeon décrivait la Mission russe en 1871 : «La Divine Liturgie a lieu dans le Nankwan11 le dimanche, et dans le Peikwan le samedi après-midi à 17 h, et le dimanche, matin et après-midi. Les carêmes et les autres soirs de fête sont religieusement observés... Il y a deux écoles chinoises dans le Peikwan, une pour les garçons et l’autre pour les filles. Les garçons, qui sont au nombre de quarante environ, apprennent à lire et à écrire comme dans les autres écoles chinoises, mais ils reçoivent aussi une instruction chrétienne. Les enfants païens ne sont pas admis. Les filles, au nombre d’une trentaine, reçoivent le même enseignement, elles apprennent en plus quelques travaux manuels tels que la couture, le tricot et la broderie. Les élèves des deux écoles ont entre 8 et 16 ans... Grâce à ces écoles, tous les hommes albaziniens et la plupart des femmes savent lire et écrire... Les filles de l’école russe ne reçoivent officiellement aucune dot, mais la mission leur accorde généralement une bourse. Les prêtres aident par leurs propres moyens les plus méritants...
Selon les directives du synode, l’objectif de la mission ecclésiastique est le maintien de la foi parmi les populations chrétiennes déjà existantes (Albaziniens et Russes vivant à Pékin) et une évangélisation prudente des païens chinois ; seuls doivent être reçus les convertis chinois dont les prêtres se seront assurés qu’ils comprennent la nature exacte de la religion chrétienne. La qualité de ces convertis est plus importante que leur nombre. Il y a chaque année de 10 à 40 Chinois qui se convertissent à l’église «grecque». Le nombre de ces chrétiens russo-chinois dans Pékin et ses environs s’élève d’après nos sources à environ 500. On compte actuellement 120 descendants d’immigrés d’Albazin, soit 23 familles qui vivent toutes dans les environs du Peikwan. Ils sont libres d’épouser quand bon leur semble des chinoises ou des mandchoues. Même des femmes baptisées se permettent d’épouser des Chinois12».
L’Archimandrite Pallade Kaffarov avait été à la tête d’une première mission de 1848 à 1859, juste avant l’Archimandrite Gourie, puis à la tête d’une seconde mission, juste après lui, de 1864 à 1878. L’Archimandrite Innocent le décrit comme «un étudiant acharné de la langue chinoise, qu’il connaissait mieux que tous ses prédécesseurs. Beaucoup de ses oeuvres littéraires furent plus tard traduites dans des langues européennes. Parmi les livres saints traduits en chinois par le Père Pallade, signalons le Psautier et le livre des Offices. Pendant son temps d’activité, un nouveau centre de prédication de l’Evangile fut inauguré à Urga en Mongolie... Le successeur et assistant du Père Pallade fut le Père Flavien (1878-1884). Celui-ci fit l’inventaire puis édita en chinois tout ce qui avait été écrit par ses prédécesseurs, soit une quarantaine de livres au total. Il réussit à célébrer des liturgies en chinois, alors qu’elles étaient jusque-là chantées en slavon, il organisa aussi un choeur. Les assistants du Père Flavien étaient deux prêtres, Nicolas Arodatsky et Alex Vinogradoff. A cette époque, un prêtre chinois, le Père Métrophane Tsi fut ordonné au Japon. Le Père Flavien mourut en 1915, après qu’il eut été fait métropolite de Kiev13».
Le prêtre chinois Métrophane fut ordonné au Japon par l’Evêque Nicolas Kasatkine en 1880. Pour apprécier quel acte de foi et de courage représentait son consentement à devenir prêtre, il est nécessaire de comprendre combien les sentiments xénophobes et anti-chrétiens étaient devenus forts parmi les Chinois.

La Chine et l’Occident au 19ème siècle

La Dynastie Ts’ing atteignit ses plus riches heures de gloire sous les empereurs K’ang-hi (1661-1722), son fils Yong-tcheng (1722-1735) et son petit-fils K’ien-long (1736-1796). Ce fut une des plus fastes périodes de toute l’histoire de la Chine ; son gouvernement impérial pouvait se glorifier de son administration efficace, de ses grandes richesses, et de ses prouesses militaires ; les arts florissaient, la paix régnait et la prospérité se répandait largement.
Le catholicisme romain exerça une grande influence en Chine sous le règne de K’ang-hi. De fait, le refus que ce dernier avait opposé à l’entrée en Chine du saint Evêque Innocent était dû en partie aux intrigues des Jésuites à Pékin. La célèbre Querelle des Rites, cependant, se termina à leur désavantage : à la question de savoir si les Chinois convertis devaient être autorisés à accomplir les rites traditionnels du culte des Ancêtres, la papauté répondit par la négative. Par suite, la position officielle à l’égard du catholicisme -avec lequel on confondait toute forme de christianisme- se fit moins tolérante. En 1724, l’empereur Yong-tcheng publia son «Edit sacré» qui déclarait le catholicisme -et, à un degré moindre, le bouddhisme et le taoïsme- coupable d’hérésie, et qui prônait le confucianisme, voie de la vie vertueuse, comme seul orthodoxe. Rappelons que le traité de Kiakhta, signé quatre ans plus tard, tout en reconnaissant formellement la mission russe de Pékin, réduisait sa marge de manoeuvre.
Vers la fin du Dix-huitième siècle, d’importantes révoltes internes commencèrent à perturber la vie de diverses provinces. Entre 1796 et 1805, les sectes du Lotus Blanc entrèrent en rébellion dans le Nord-Est de la Chine. Il s’agissait de sociétés secrètes caractérisées par leur millénarisme, leur occultisme d’inspiration bouddhiste, et leur hostilité au gouvernement en place. En 1813, un nouvel avatar de ces sectes se manifesta lors de la révolte des Huit Trigrammes, au cours de laquelle on vit quelque quatre cent rebelles pénétrer dans la Cité Interdite, le saint des saints impérial de Pékin. Les T’ai P’ing, dont le chef avait lu les Ecritures chrétiennes et se considérait lui-même comme «le deuxième fils de Jéhovah et le petit frère de Jésus14», provoquèrent dans le sud de la Chine une guerre civile qui dura de 1853 à 1864, intronisant leurs propres «rois» et menaçant de renverser la dynastie Ts’ing. Deux graves révoltes musulmanes qui couvrirent les décennies 1860 et 1870, et divers autres soulèvement locaux contribuèrent aussi à affaiblir la cohésion interne et l’ordre de la Chine.
Les puissances expansionnistes européennes et le Japon profitèrent de ce désordre. Usant de la «diplomatie de la canonnière», ils partagèrent la Chine en «zones d’influence», et forcèrent son gouvernement à leur céder de meilleurs débouchés commerciaux. Cette politique conduisit, au cours du Dix-neuvième siècle, à des affrontements militaires. Les deux conflits majeurs opposèrent les Chinois aux Anglais lors des tristement célèbres Guerres de l’Opium, la première en 1841-1842, et la seconde en 1856-1860. Cette dernière entraîna la signature des traités de Tientsin en 1858 et de Pékin en 1860 qui, nous l’avons vu, ouvrirent officiellement la Chine aux puissances étrangères, tant dans le domaine commercial que dans celui des activités missionnaires.
Cependant, tandis que le gouvernement chinois devait désormais tenir ses obligations envers les missionnaires entrant dans le pays, l’Edit sacré de 1724 n’avait pas été officiellement désavoué. La dynastie Ts’ing se trouva dès lors dans une position ambigüe, soutenant officiellement le confucianisme orthodoxe, tout en se voyant contrainte par l’étranger de protéger les prédicateurs d’une foi différente.
A elles seules, les humiliations croissantes que la Chine endurait de la part des «diables étrangers» auraient suffi pour provoquer une réaction de haine envers eux et contre tout ce qui était lié à leur présence, y compris leur religion. Vint s’ajouter, après 1860, l’invasion des missionnaires européens. Malgré la sincérité de nombre d’entre eux, beaucoup, surtout parmi les catholiques romains venus de France et d’Allemagne, agissant avec ou sans le soutien de leurs gouvernements, se conduisirent avec une telle arrogance, qu’ils enlevèrent tout désir aux Chinois d’embrasser la foi qu’ils prêchaient. Tandis que les Anglais tenaient une sphère d’influence officielle et bien établie en Chine, la France et l’Allemagne, qui n’en possédaient pas, utilisèrent délibérément leurs missionnaires aux fins de leurs intérêts politiques, quoi qu’elles aient souvent nourri un mépris non déguisé, voire de la répulsion à l’égard de ceux dont on prétendait vouloir le salut.
La Russie, pour éviter de contrarier les empereurs mandchous, était parfois allée jusqu’à interdire à ses missionnaires de convertir des Chinois. A l’inverse, les missionnaires français et allemands s’efforçaient de multiplier les conversions le plus qu’il serait possible, leurs gouvernements arguant ensuite de la nécessité de protéger les convertis pour justifier l’accroissement de leur présence politique et militaire en Chine.
Pendant des siècles, voire des millénaires, les Chinois, enorgueillis de la supériorité de leur civilisation, avaient considéré les Occidentaux comme des barbares. Or, ces barbares s’emparaient à présent de leurs ports et s’introduisaient dans leur pays, prêchant une étrange religion et raillant leur culture, dénigrant tout ce qu’ils tenaient pour sacré. Les missionnaires français et allemands, insoucieux de la sensibilité chinoise en matière de rang et de protocole, s’appropriaient des types de comportement et de parures que la tradition réservait aux classes supérieures ; et si d’aventure, à la suite d’émeutes provoquées par la xénophobie, leurs biens se trouvaient détruits, ces missionnaires, forts du soutien des armées de leurs pays, réclamaient toujours en compensation des sommes d’argent exorbitantes, ou des sites éminents -tels d’anciens palais impériaux ou des temples bouddhistes- sur lesquels ils édifiaient des cathédrales qui devenaient les symboles visibles de la domination étrangère.
Toutefois, ce qui irritait sans doute le plus fortement les Chinois, en particulier la petite noblesse confucéenne et les fonctionnaires, était l’ingérence des missionnaires dans les affaires juridiques. Jouissant d’un statut extra-territorial, les missions s’estimaient au-dessus des lois chinoises, et intervenaient fréquemment auprès des cours nationales en faveur de leurs convertis, même sur des questions sans rapport avec la religion. Cette attitude augmentait le prestige des missionnaires, mais aussi l’animosité de la petite noblesse à leur encontre. Par ce biais, en effet, se trouvaient encouragées les conversions superficielles au catholicisme romain de ceux qui cherchaient à échapper à la justice ou à profiter du pouvoir des missionnaires pour obtenir des privilèges au détriment de leurs compatriotes. Ce mouvement donna à cette religion la réputation d’être un refuge pour la lie de la société, réputation d’ailleurs confirmée par la pratique consistant à rémunérer les convertis15.
Enfin, bien que les chefs de la révolte T’ai P’ing eussent créé de toutes pièces leur propre religion, le simple fait que cette dernière ait eu quelque vague rapport avec la religion chrétienne fit apparaître le christianisme comme d’autant plus pervers et dangereux.
La réaction contre l’arrogance de la religion occidentale nourrit une campagne chinoise de diffamation et de destruction des plus virulentes. Des pamphlets anti-chrétiens, remplis de blasphèmes et d’inventions monstrueuses, furent imprimés et circulèrent en grand nombre. On placarda des affiches, qui énuméraient les outrages, réels ou imaginaires, des missionnaires et appelaient à leur élimination, précisant même les moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir ; et il y eut souvent des agressions. Les autorités locales des provinces chinoises se trouvaient prises entre, d’une part, les ordres émanant de Pékin qui leur enjoignaient de protéger les missionnaires, conformément aux traités, et d’autre part les menaces de lynchage par les populations locales si elles montraient trop de sympathie envers les étrangers haïs. Quand les Français et les Allemands demandaient, et parfois obtenaient, du gouvernement central, des sanctions ou le remplacement des dirigeants locaux qui n’avaient pas suffisamment protégé les convertis catholiques, ou qui simplement semblaient ne pas leur témoigner de sympathie, cette ingérence supplémentaire augmentait l’humiliation et la colère des Chinois. Dans de telles circonstances, même de légers malentendus pouvaient facilement s’envenimer de part et d’autre et conduire à des tragédies.
La décennie d’hostilité qui commença en 1860 aboutit au massacre de Tientsin le 21 Juin 1870. A Tientsin, cité portuaire au sud-est de Pékin, un consul français, pris d’un accès de fureur à la suite de diverses provocations, tira sur le domestique d’un magistrat chinois et le tua, après avoir manqué le magistrat lui-même. Le consul et son chancelier furent immédiatement tués par la foule qui s’était rassemblée ; le nombre final des victimes fut de trente à quarante convertis chinois et de vingt et un étrangers, parmi lesquels on comptait deux officiers français, dix religieuses et deux prêtres, qui furent massacrés de la manière la plus horrible qui soit.

La Mission Russe et la Chine jusqu’en 1900

Tel était le climat politique et spirituel de la Chine en cette deuxième moitié du 19ème siècle, lorsqu’en 1880 le Père Métrophane accepta de devenir prêtre, quoiqu’il fût conscient que «sa fin ne serait pas plaisante». Le massacre de Tientsin ne datait que d’une dizaine d’années. Le jour même de cette catastrophe, le Père Isaïe Polikine, de la mission russe, s’était rendu tout près de Tientsin pour célébrer un mariage, et les deux époux se trouvèrent au nombre des victimes de la foule16. Bien que le massacre eût été provoqué par un consul français catholique, tout chrétien chinois, quelle que fût sa confession, était désormais considéré comme un ennemi par bon nombre de ses concitoyens. L’on mesure, dans ces conditions, combien furent héroïques le consentement du Père Métrophane au sacerdoce, non moins que l’accord, requis par les canons de l’Eglise, de son épouse Tatiana.
Cette ordination du premier prêtre orthodoxe d’origine chinoise marquait pour la mission de Pékin l’accès à une certaine maturité ; mais cette époque fut aussi, de toute l’histoire de la Chine, celle où la confession de la foi chrétienne exposait aux plus grandes difficultés et aux plus grands périls. Il est permis de dire que, dès lors, tous les membres de la Mission se préparaient déjà au martyre, leur attachement à Dieu étant continuellement mis à l’épreuve. Surnommés «les diables de seconde classe» par leurs concitoyens païens, qui les jugeaient à peine meilleurs que les «diables étrangers» eux-mêmes, ils vivaient comme des étrangers dans leur propre pays, non sans savoir que la moindre explosion de mécontentement parmi leurs compatriotes signifierait la destruction de leurs biens, et pour eux-mêmes, l’agression, voire peut-être les tortures et la mort.
De 1883 à 1896, sous la houlette de l’Archimandrite Amphiloque, il n’y eut guère de progrès, à cause surtout du manque de moyens et de l’insuffisante préparation des missionnaires.
En mars 1897, l’Archimandrite Innocent Figourovsky arriva à Pékin et entreprit de restructurer la mission. Grâce à son zèle et à son talent, la Mission commença à prospérer comme jamais auparavant. Les réformes qu’il instaura comprenaient «(1) la mise en place d’un monastère avec des règles pour les missionnaires ; (2) la célébration de liturgies quotidiennes en chinois ; (3) la création d’une coopérative de travail pour soutenir certains albaziniens en difficulté ; (4) l’envoi de prédicateurs hors de Pékin pour répandre l’Evangile ; (5) l’organisation des activités paroissiales ; (6) l’institution d’oeuvres charitables17». Bien que la mission eût, auparavant, compté beaucoup d’ouvriers dévoués et d’érudits confirmés, elle accueillait en la personne de l’Archimandrite Innocent son missionnaire le plus zélé et le plus clairvoyant. Ainsi la miséricorde divine venait-elle secourir la mission, au moment de l’ épreuve la plus redoutable de son existence.











C. Les martyrs

La Révolte des Boxers

Au cours de la deuxième moitié du Dix-neuvième siècle, il apparut aux yeux de beaucoup de notables et de lettrés chinois que leur pays devrait accepter de mettre en oeuvre certaines réformes pour se moderniser et devenir capable de résister à la domination étrangère. Cette époque aspirait à l’avènement d’un chef pugnace et brillant qui eût la sagesse de préserver les coutumes et les institutions traditionnelles de la Chine, tout en puisant assez d’inspiration dans les nations occidentales pour les combattre avec leurs propres armes.
Cette idée avait déjà fait son chemin au sein de la cour impériale et parmi les principaux gouverneurs provinciaux. Au début des années 1860, le «Mouvement pour le renforcement» se proposa de moderniser les institutions diplomatiques et militaires chinoises. Ses efforts se montrèrent cependant insuffisants pour rajeunir l’économie et l’armée de la vaste Chine, comme le révéla la défaite de 1894-1895 devant le Japon.
De nouvelles initiatives réformatrices fleurirent en 1898. Certains lettrés convainquirent l’empereur de la nécessité d’introduire un surcroît de technologie occidentale en Chine et, à cette fin, de nombreux décrets furent publiés en son nom. Toutefois, l’impératrice douairière Ts’eu-hi ou Cixi, avec la collaboration des éléments conservateurs de la cour impériale, mit rapidement fin au mouvement de réforme. Après s’être assuré le contrôle de Pékin, elle s’empara ouvertement du pouvoir et fit emprisonner l’empereur.
Ts’eu-hi était devenue la concubine de l’empereur Hien-fong qui régna de 1851 à 1861. Or tandis que l’impératrice légitime demeurait stérile, Ts’eu-hi lui donna un fils qu’elle réussit à placer sur le trône en 1861, lors du décès de Hien-fong. Elle put, de cette façon, continuer en sous-main à exercer le pouvoir en tant qu’impératrice douairière et co-régente. Lorsque survint la mort de son fils en 1874, elle le remplaça par un autre enfant-empereur, conservant ainsi la réalité du pouvoir. Habile dans les intrigues de palais, cette femme ambitieuse, frivole, dénuée de scrupules était une manipulatrice consommée. Assoiffée de puissance, elle maintenait son autorité avec l’aide des eunuques, gaspillait les sommes immenses du trésor impérial pour assouvir ses caprices, n’hésitant pas à exiler, emprisonner ou faire assassiner ceux qui s’opposaient à sa politique. En bref, cette Frédégonde chinoise représentait tout le contraire du souverain dont la Chine avait besoin en cette période critique de son histoire.
Tandis que dans le palais de Pékin dominait cette impératrice douairière farouchement conservatrice et xénophobe, l’hostilité populaire à l’égard des missionnaires étrangers et de leurs convertis se faisait plus vive dans la province voisine du Chantoung. Les lourds dédommagements exigés par les Japonais après la défaite de 1895 avaient entraîné de grandes privations pour le peuple de la province. Puis, en 1897, la Chine subit un nouvel outrage lorsque l’Allemagne, qui avait utilisé ses missions pour poser un pied dans le Chantoung, s’empara de la baie de Kiaochow et rangea la province dans sa sphère d’influence. La Grande Bretagne, la France, la Russie et le Japon lui emboîtèrent immédiatement le pas et firent main basse à leur tour sur des ports et des territoires, dans une course que les spécialistes de la Chine appellent «la ruée pour les concessions» et les Chinois «le découpage du melon».
Par suite, le pouvoir des missionnaires et des convertis, ainsi que les humiliations et les injustices qu’ils infligeaient aux Chinois non chrétiens s’accrurent considérablement. En 1898, le Fleuve Jaune sortit de son lit et l’inondation qui s’ensuivit ruina de nombreuses récoltes dans le Chantoung. En 1899, la province souffrit une famine, et les incidents anti-catholiques augmentèrent. Vers le même temps, des confréries assez lâches dénommées «Esprits Boxers» firent très souvent leur apparition.
Les sociétés d’arts martiaux avaient une longue histoire dans le Chantoung et constituaient un phénomène courant. Comme milices locales, elles avaient proliféré dans les années précédentes, à la fois pour enrayer le désordre social croissant et pour soutenir les chinois non chrétiens contre les missionnaires. Les origines des Esprits Boxers demeurent obscures et discutées. Un trait cependant les distinguaient de toutes les autres sociétés d’Arts Martiaux : leurs rites initiatiques, qui étaient censés mettre presque instantanément tout néophyte dans un état de possession. Habité désormais par un dieu du panthéon chinois, il se verrait conférer une invulnérabilité surnaturelle. Quoique d’autres sociétés d’arts martiaux aient entretenu des liens avec le plus noir ésotérisme, l’esprit égalitaire qui régnait parmi les Boxers, loin de réserver l’inhabitation divine aux chefs ou aux maîtres antérieurs, la rendait accessible à tous au prix de quelques jours seulement de pratique. Leur nombre augmentant, ils cherchèrent à s’assurer une légitimité en se parant du nom d’une société déjà établie, «Boxers Unis dans la Vertu», et c’est sous ce titre qu’ils se firent connaître, leur réputation s’étendant bientôt au-delà des limites du Chantoung.
Offrant une invulnérabilité magique, promettant la descente immédiate d’un dieu lors de l’initiation, et se nourrissant de la haine des missionnaires, le mouvement Boxer se répandit rapidement dans toute la province. Une étude récente tend à démontrer de manière convaincante que, contre une certaine idée reçue, les Boxers n’étaient pas, à l’origine, un mouvement anti-étrangers, mais plus spécifiquement anti-catholique. La grande majorité des paysans chinois, en effet, n’avait aucun contact réel avec les étrangers, hormis avec les missionnaires. Seuls ces derniers osaient pénétrer où aucun diplomate ne se fût aventuré. Quoique le sentiment xénophobe fût né principalement du démembrement du pays et de son partage entre les puissances étrangères, le succès des Boxers se nourrissait du ressentiment personnel suscité par les injustices des missionnaires, et du désir d’une riposte efficace.
En 1899, les Boxers avaient commencé à attaquer des catholiques chinois dans la province du Chantoung, et le gouvernement se trouva confronté à cette difficulté : comment endiguer ce mouvement en plein essor ? Le slogan caractéristique des Boxers était : «Soutenons les Ching» - la dynastie - «détruisons l’étranger» - y compris, probablement, sa religion. Pour autant, Pékin pouvait difficilement se contenter d’observer placidement un soulèvement populaire qui échappait à son contrôle, et il y eut des échauffourées entre les Boxers et les troupes gouvernementales.
En fait, la cour mandchoue était divisée sur la question de savoir s’il fallait tolérer les Boxers. Elle hésitait encore, tandis que le mouvement s’amplifiait, jusqu’à ce que celui-ci fut trop puissant et trop déterminé pour qu’il fût possible de l’arrêter. Au printemps 1900, la province de Chantoung et celle de Chihli, dont la capitale était Pékin, furent victimes d’une sécheresse. Esherick rapporte :
«Les paysans ne peuvent rien pour lutter contre la sécheresse, sauf attendre et prier pour qu’il pleuve. L’attente excite les hommes, surtout les jeunes - et il n’y a rien de surprenant à ce que de jeunes gens occupent leurs journées d’oisiveté à aller voir les activités des Boxers, à s’y intéresser, puis à rejoindre la nouvelle association. Et à prier ; mais, quand les prières ne sont pas exaucées, les gens commencent à demander pourquoi. Les Boxers tiennent la réponse toute prête : les chrétiens ont offensé les dieux. Au début de l’année 1900, un missionnaire a rapporté ce qu’il avait lu sur une affiche placardée dans tout le Nord de la Chine, jusque dans le moindre village : «A cause des religions protestante et catholique, les divinités bouddhistes sont opprimées et les sages tenus à l’écart. La loi du Bouddha n’est plus respectée et les cinq liens vertueux [de l’éthique confucéenne] sont méprisés. La colère du Ciel et de la Terre s’est réveillée et les pluies espérées ne sont pas venues. Mais le Ciel nous envoie maintenant huit millions de soldats spirituels pour extirper ces religions étrangères, et lorsque cette oeuvre sera accomplie, viendra la pluie attendue». Ainsi croissait le ressentiment envers les chrétiens et le soutien aux Boxers, si bien que la sympathie pour leur cause semblait quasi générale dans les villages du nord de la plaine chinoise18».
Il fut observé que le mouvement était dirigé particulièrement contre les chrétiens, plutôt que contre les étrangers en général. Esherick indiquait aussi qu’avant d’exécuter des chrétiens chinois, les Boxers leur ordonnaient toujours de «renier la religion étrangère ou de payer une rançon19».
En mai 1900, des affiches demandant la mort des étrangers et de leurs convertis firent leur apparition à Pékin, des chrétiens chinois furent tués le long de la route au sud de la ville, et des camps de Boxers surgirent dans Pékin même. Le 14 juin, les Boxers se livrèrent au pillage, à l’incendie et au massacre des chrétiens. C’est ce jour-là que fut brûlé l’immeuble de la Mission Russe au nord-est de la ville, quoiqu’il n’y ait eu aucune victime à déplorer parmi les membres de la Mission.
Quelque ambivalente qu’ait d’abord pu être l’attitude du trône envers les Boxers, lorsque commença sérieusement le siège des légations étrangères -le 20 juin-, les troupes impériales combattirent aux côtés des Boxers. Le même jour, Isaïe, le fils du Père Métrophane, âgé de 23 ans, qui servait dans l’artillerie et était connu comme chrétien, fut décapité. Trois jours plus tard, le Père Métrophane lui-même fut tué avec d’autres membres de son troupeau, et le lendemain, son épouse Tatiana et son plus jeune fils Jean furent également massacrés avec beaucoup d’autres membres de la mission.
Le siège des légations étrangères, commencé le 20 juin, se prolongea pendant cinquante-cinq jours, jusqu’à ce que les troupes alliées de huit nations entrent dans Pékin et chassent les Boxers.

Récit de l’Archimandrite Innocent

Deux des principaux témoins oculaires de ces atrocités ont été l’Archimandrite Innocent, chef de la Mission Orthodoxe de Pékin, et l’Archimandrite Abraham qui en a donné un émouvant récit. Ce dernier a également composé le panégyrique de plusieurs de ces martyrs. Voici tout d’abord le récit de l’Archimandrite Innocent :
«C’est le 11/24 juin 1900 qu’eut lieu le martyre de la plupart des chrétiens orthodoxes chinois de Pékin. La veille au soir, des affiches furent placardées le long des rues appelant au massacre des chrétiens et menaçant quiconque oserait leur donner asile. La nuit du 11 au 12 juin, les Boxers incendièrent des maisons dans tous les quartiers de la ville, se saisirent des malheureux chrétiens et les soumirent à la torture, les adjurant de renier le Christ. Sous l’emprise de la terreur, certains renoncèrent à leur foi orthodoxe pour sauver leur vie et offrirent de l’encens aux idoles. Mais d’autres confessèrent courageusement le Christ, sans crainte des tourments. Leur sort fut terrible. Ils furent éventrés, décapités ou brûlés vifs dans leurs maisons. Pendant plusieurs jours, on continua de les pourchasser et de les massacrer. Après que leurs maisons eurent été détruites, ils furent traînés hors de la ville vers les temples païens des boxers où ils furent soumis à des interrogatoires avant d’être immolés dans le feu. D’après les témoignages de témoins oculaires païens, plusieurs chrétiens orthodoxes affrontèrent la mort avec un extraordinaire détachement. Paul Wan, un catéchiste orthodoxe, mourut avec la prière sur les lèvres. Ia Wen, maîtresse d’école de la mission, fut torturée à deux reprises. La première fois, les Boxers la rouèrent impitoyablement de coups avant de l’abandonner inconsciente sur le sol. Lorsqu’elle revint à elle, un des gardes païens, entendant ses plaintes, la transporta dans sa hutte. Mais peu de temps après, les Boxers se saisirent d’elle de nouveau et la torturèrent à mort. A chaque fois, Ia Wen confessa joyeusement le Christ devant ses bourreaux. Après la terrible flambée de violence de cette première nuit, un jeune garçon de huit ans, le petit Jean Tsi, fils du prêtre, fut retrouvé par des chrétiens. Les Boxers l’avaient cruellement mutilé, ils avaient coupé ses bras et fait de profondes entailles dans son ventre. Comme on lui demandait s’il souffrait, l’enfant répondit joyeusement que ce n’était pas difficile de souffrir pour le Christ. Ils lui coupèrent ensuite la tête avant de jeter son corps dans le feu».

Martyre du Père Métrophane et des siens

Parmi ces Chinois martyrs et confesseurs du Christ, l’Histoire a surtout gardé la mémoire du Prêtre Métrophane et de sa famille.
Né le 10/23 décembre 1855, le Père Métrophane dont le nom chinois était Tsi-Chung se trouva orphelin de père dès sa petite enfance. Il fut donc élevé par sa grand-mère Catherine et par sa mère Marina, institutrice dans une école de filles. Il fit très tôt l’expérience de la souffrance.
L’Archimandrite Pallade, alors qu’il était à la tête de la Mission, avait particulièrement recommandé Métrophane à son instructeur Lung Yuan, pour qu’il le préparât à la prêtrise. Métrophane fut donc nommé catéchiste alors qu’il n’avait même pas vingt ans. Il était doux et paisible et même lorsqu’on l’offensait gravement, il ne cherchait jamais à se justifier.
Le successeur de l’Archimandrite Pallade fut l’Archimandrite Flavien, plus tard Métropolite de Kiev. Dès son arrivée à Pékin, l’Archimandrite Pallade chargea ce dernier du destin de son protégé. Métrophane ne souhaitait cependant pas devenir prêtre. «Comment un homme tel que moi, disait-il, si pauvre en talents et en vertus, oserait-il accepter une telle charge ?» Mais, poussé par l’Archimandrite Flavien, il se laissa convaincre par son instructeur et finit par donner son consentement malgré les menaces que cette décision ferait peser sur sa vie.
C’est ainsi qu’à l’âge de vingt-cinq ans, il fut ordonné prêtre par l’Evêque Nicolas (Kasatkine) du Japon. Son aide se révéla ensuite précieuse à l’Archimandrite Flavien pour ses traductions des livres liturgiques. Pendant une quinzaine d’années, il oeuvra inlassablement au service de Dieu, endurant beaucoup d’injures et de vexations de la part de ses compatriotes comme de la part des étrangers, au point d’en devenir presque fou. Par la suite, il vécut pendant plus de trois ans hors de la Mission, ne recevant que la moitié de son salaire. Pour autant, il n’en demeurait pas moins généreux, ce dont beaucoup profitèrent honteusement.
La nuit du 1/14 juin 1900, les Boxers incendièrent les locaux de la Mission et beaucoup de chrétiens se réfugièrent chez le Père Métrophane pour échapper au danger. Tous, il les accueillit, même ceux qui dans le passé lui avaient causé du tort. S’apercevant que certains se laissaient gagner par la crainte, il les encouragea, leur expliquant que le temps de l’épreuve était venu et qu’il serait difficile d’y échapper. Il sortait chaque jour plusieurs fois pour jeter un coup d’oeil sur l’église calcinée. Le 10/23 juin à 10 h du soir, les Boxers épaulés par des soldats encerclèrent sa maison. A cette heure-là, plus de soixante-dix chrétiens s’y trouvaient réunis. Les plus forts s’enfuirent, tandis que le Père Métrophane et beaucoup d’autres, surtout des femmes et des enfants, restèrent et furent massacrés. Le Père Métrophane vint s’asseoir dans la cour devant sa maison, et les Boxers s’acharnèrent sur lui, criblant sa poitrine de coups de poignards. Il s’effondra sous un dattier. Ses voisins traînèrent son corps jusqu’à l’endroit où se trouvait l’hospice de la Mission. Plus tard, il fut recueilli par le Hiéromoine Abraham, et lorsque fut célébré en 1903 le premier office en l’honneur des Martyrs, il fut enterré sous l’autel de la nouvelle église avec les reliques des autres martyrs. Tatiana, la presbytéra du Père Métrophane, et ses trois fils se trouvaient également sur le lieu de son massacre. Le deuxième fils, Serge, devint plus tard archiprêtre ; les deux autres, Isaïe et Jean, furent tués.
Tatiana avait alors quarante quatre ans. Le soir du 10/23 juin, elle put échapper aux Boxers grâce à l’aide de la fiancée de son fils Isaïe, mais le lendemain matin elle fut arrêtée avec dix-huit autres personnes et emmenée au camp Boxer de Hsiao-in-Fang où elle fut décapitée. Isaïe avait vingt trois ans et servait dans l’artillerie. On savait qu’il était chrétien, ce qui lui valut d’être lui aussi décapité le 7/20 juin. Jean n’avait que sept ans20, on lui coupa les bras, les orteils, le nez et les oreilles, mais la fiancée de son frère Isaïe réussit à lui sauver la vie. Le lendemain, il vint s’asseoir nu sur le pas de la porte de la maison. Lorsque des gens lui demandaient s’il souffrait, il répondait que non. Les gamins se moquaient de lui, le traitant de «disciple des démons», mais il leur rétorquait : «Je suis un disciple du Christ et non du diable». Ses voisins le chassèrent impitoyablement quand il alla leur demander un peu d’eau. Protais Chan et Rodion Hsiu, qui n’étaient pas encore chrétiens, témoignèrent qu’ils avaient vu le garçon grièvement blessé aux bras et aux pieds ; ses blessures étaient très profondes et pourtant il ne souffrait pas. Lorsque les Boxers vinrent à nouveau l’arrêter, il ne manifesta aucune crainte et les suivit tranquillement. Un vieil homme exprima de la sympathie pour le garçon en disant : «De quoi cet enfant est-il donc coupable ? C’est la faute de ses parents et non la sienne s’il est un disciple des démons !» Mais d’autres le couvraient de moqueries et l’insultaient, ou se contentaient de lui lancer des quolibets. Il fut ainsi conduit comme une brebis à l’immolation. Marie, la fiancée d’Isaïe, avait dix-neuf ans. Deux jours avant le pogrom, elle s’était rendue chez le Père Métrophane, souhaitant mourir avec la famille de son fiancé. Quand les Boxers entourèrent la maison, elle facilita la fuite et le salut de certains des assiégés en les aidant à franchir le mur. Quand les soldats et les Boxers pénétrèrent dans la cour après avoir défoncé le portail, elle les affronta courageusement, les accusant d’assassiner les gens sans procès. N’osant pas la tuer, ils la blessèrent aux bras et transpercèrent ses pieds. Elle fit preuve d’un courage et d’un sang-froid extraordinaires. Serge, le fils du Père Métrophane, tenta en vain de la persuader de s’enfuir ou de se cacher ; mais elle répondit : «Je suis née près de l’église de la Très-Sainte-Mère-de-Dieu et c’est ici que je mourrai». Considérant que la mort n’était que le passage vers un lieu de repos bienheureux, elle attendit le retour des Boxers qui, peu après, la martyrisèrent.
Après avoir fait le récit de leur mort, l’Archimandrite Abraham concluait par la prière suivante : «Accorde, Seigneur, le repos à l’âme de Tes serviteurs, le prêtre Métrophane et ses enfants spirituels, et donne-leur la mémoire éternelle». Ajoutons : qu’ils trouvent le repos «là où les justes reposent», car par leur confession et leur martyre, ils ont été semblables aux justes et dignes d’être comptés parmi eux.
Parmi ceux qui souffrirent pour Jésus-Christ se trouvaient aussi des albaziniens, descendants des célèbres habitants d’Albazin qui avaient apporté en 1685 la lumière de la foi orthodoxe à Pékin, et qui lui étaient demeurés fidèles. A cause de leur fidélité à l’Eglise Orthodoxe, le Seigneur glorifia leurs descendants par la couronne des martyrs. Clément Kui Kin, Matthieu Hai Tsuan, son frère Vit, Anne Chui et beaucoup d’autres, sans crainte de ceux «qui tuent le corps mais ne peuvent tuer l’âme» (Mt. 10, 28) affrontèrent courageusement les tortures et la mort pour le Sauveur du monde, en priant Dieu d’éclairer leurs persécuteurs et de pardonner leurs péchés.
Récit d’un autre témoin oculaire

Même si des causes politiques ou économiques avaient favorisé la révolte, même si la haine xénophobe avait inspiré ce règne de la terreur, nul doute que cette flambée de violence était, en dernière analyse, principalement tournée contre le christianisme plus que contre l’étranger, et dès lors tout chrétien chinois refusant de renier sa foi ne pouvait espérer échapper à la mort la plus cruelle. Les passages suivants extraits des Lettres indiscrètes de Pékin que Bertram Simpson écrivit sous le pseudonyme de B.L. Putnam Weale, sont une description de l’occupation de Pékin et du siège des légations étrangères par les Boxers. A tous ceux qui trouveraient inopportun de vénérer comme des martyrs les membres chinois de la Mission Russe et les croiraient victimes accidentelles d’une xénophobie aveugle, le récit qui suit montrera clairement la nature spirituelle de ces persécutions : le premier objectif des Boxers, avant d’être l’éviction des étrangers, avait été de forcer les convertis chinois à renier leur religion.
Après que fut retombée la première flambée de violence du 14 juin, laissant la place à des actes de terreur plus sporadiques, Simpson sortit le 16 juin, avec d’autres hommes, des quartiers retranchés de la légation, à la recherche de survivants :
«Les Boxers avaient égorgé froidement tous ceux qui leur semblaient être chrétiens... Beaucoup avaient déjà été massacrés, et plusieurs rues offraient un spectacle de désolation et de carnages. Dans l’atmosphère torride de juin, la puanteur du sang humain était presque intolérable, et la vue des cadavres insupportable. Des hommes, des femmes et des enfants gisaient pêle-mêle, certains hâchés en morceaux, d’autres égorgés, certains parmi eux bougeant encore21».
Les forces alliées qui, le 15 août, chassèrent les Boxers de Pékin entreprirent immédiatement après de mettre la ville à sac. Simpson, à la tête d’un groupe de catholiques chinois, ne put s’empêcher de participer à ce pillage éhonté. Il réunit donc un certain nombre de voitures à cheval pour explorer la ville. Et Simpson de raconter :
«Notre petite troupe allait son chemin au milieu de cet étrange décor lorsque mon attention fut attirée par une activité dans laquelle étaient plongés beaucoup de gens, des deux côtés de la rue. Cette occupation avait quelque chose de louche, puisque, dès qu’ils nous apercevaient, les gens rentraient précipitamment chez eux. Ils étaient tous affairés à gratter les montants de leur porte avec le premier outil venu et, nous pouvions percevoir distinctement le bruit de ce raclage alors que nous approchions. C’était extraordinaire. Bien décidé à élucider ce nouveau mystère, je faussai soudain compagnie à mes hommes, dirigeant ma monture dans une petite rue avant qu’on les ait vus et, filant à toute allure, je surpris un vieil homme avant qu’il n’ait eu le temps de s’enfuir. Je compris alors de quoi il s’agissait : tous ces gens étaient en train de gratter de petits losanges de papier rouge collés sur les montants de leur porte, et sur lesquels étaient tracés des caractères qui proclamaient leur adhésion à la doctrine des Boxers. Pendant les quelques semaines de leur règne, ces sans-culottes chinois avaient réussi à imposer leurs vues à tous. Tout le monde était impliqué, la ville entière avait été entre leurs mains, il s’agissait d’une gigantesque conspiration22...»
Peu après,
«La grande recrue du Chantoung [un catholique chinois qui les avait rejoints]... était de nouveau maintenant complètement excitée et sentait sa proie. Je pris conscience alors qu’il n’y avait rien d’improvisé dans les actes décisifs de mes compagnons ; ils étaient conduits par cet homme qui leur disait exactement ce qu’il fallait faire. Il est vrai qu’étant resté dehors tout le temps, il savait ce qui s’était passé et où il fallait maintenant frapper un grand coup ! Soudain, sans dire un mot, il pressa le pas. Arrivé devant les portes d’une auberge il exigea d’une voix forte qu’on lui ouvrît la porte. N’ayant pas obtenu satisfaction, il descendit vivement de son cheval et se saisissant d’une vieille baïonnette, il se mit à défoncer une fenêtre treillissée. Une demi-douzaine de coups furieux suffirent pour faire voler en éclat la menuiserie. Bondissant alors comme un tigre, il se hissa au travers de la brèche, gros comme il était, avec une étonnante agileté. Il y eut ensuite un silence de mort qui dura quelques secondes, nous retenions notre respiration. Nous entendîmes bientôt des cris de protestation et des jurons. Manifestement, celui qui avait refusé de nous répondre venait d’être dûment arraisonné. Les portes s’ouvrirent brusquement et je vis un homme âgé, de très grande taille, qui sortait -l’homme, sans en être effrayé, était tenu en respect par un révolver fermement appliqué dans son dos... Précédé de son prisonnier, notre homme nous conduisit ensuite rapidement -il connaissait chaque pouce du terrain- vers un grand bâtiment excentré. En y entrant, je compris le fin mot de l’histoire. Devant nous se dressait un grand autel, maladroitement édifié à l’aide de planches de bois et drapé d’un tissu de couleur rouge sang, derrière lequel trônait une rangée de statues de Bouddhas hideusement peintes. On pouvait lire, sur des bâtons d’encens, des inscriptions semblables à celles que nous avions vu gratter quelques instants plus tôt sur les portes des habitations environnantes. Il y avait aussi, par terre, des ceintures rouges et des sabres rouillés. Sans nul doute, nous nous trouvions là dans un des quartiers généraux de ce culte diabolique qui avait apporté tant de malheurs et de destructions.
L’homme du Chantoung était maintenant devenu blême de rage et les autres, qui étaient tous des catholiques, partageaient sa fureur. Ils disaient qu’à cet endroit, des convertis avaient été torturés à mort -découpés en morceaux puis incinérés23...»
Chaque groupe Boxer possédait son propre quartier général organisé autour d’un autel -un tan24. C’est devant ces autels et pour éviter une mort horrible que les chrétiens chinois furent contraints d’offrir de l’encens aux idoles. L’Archimandrite Innocent témoigne que plusieurs membres de la Mission Russe offrirent de l’encens pour sauver leurs vies ; mais également que ceux qui furent torturés puis assassinés avaient été au préalable interrogés. Ils avaient donc eu la possibilité d’obtenir leur délivrance en reniant le Christ mais s’y étaient refusés. L’Eglise n’a jamais tardé à honorer de tels confesseurs du nom de martyrs.
















D. La mission russe après les martyrs.

En tout, deux cent vingt deux membres de la Mission Russe furent martyrisés par les Boxers. Quant aux bâtiments, ils furent réduits en cendres. En 1901, l’Archimandrite Innocent fut rappelé à Pétrograd où il remit un rapport au Saint Synode, puis après avoir été ordonné à l’épiscopat, il repartit en août 1902 à Pékin pour y restaurer la mission. Qu’il ait tenu à poursuivre cette oeuvre que les Boxers avaient ruinée et, mieux encore, qu’il soit parvenu à donner à la mission une importance encore jamais vue, montre quel amour et quel dévouement il avait pour les chrétiens orthodoxes chinois. Grâce aux indemnités payées par le gouvernement chinois, la mission fut restaurée. A l’endroit où les martyrs avaient été tués, une nouvelle église fut édifiée en leur honneur, l’Eglise de tous les Saints Martyrs, dans laquelle furent déposées les reliques de saint Métrophane et de bien d’autres. Tous ces martyrs furent peu de temps après leur mort glorifiés par le Saint Synode de l’Eglise Russe, qui lui-même allait bientôt être appelé à verser son sang pour le témoignage du Christ.
En 1916, l’Archimandrite Innocent publia son livre consacré à la Mission. On y lit entre autre ceci :
«Depuis 1900, il semble que notre oeuvre missionnaire soit bénie de Dieu. Des lieux de prédication se sont ouverts à travers presque toute la Chine. Nous avons fait l’acquisition d’une propriété dans Youngpingfou, dans la province de Chihli. Nous y avons construit une église et une école qui se sont ajoutées aux bâtiments déjà existants. Dans la même province, un prêtre chinois a ouvert une vingtaine de nouveaux lieux pour prêcher l’Evangile... A l’heure actuelle, la Mission Orthodoxe russe de Chine se compose des établissements suivants : le Monastère de la Dormition à Pékin, la Skite de l’Exaltation de la Sainte Croix située sur les collines de l’ouest de Pékin, le monastère des femmes de Pékin ; cinq églises conventuelles qui soutiennent la mission chinoise dont une en Mandchourie et les autres à Pétrograd, Moscou, Harbin et Dalny ; dix-neuf églises paroissiales dont quatre à Pékin et une dans la banlieue de Pétrograd. La Mission possède en tout trente-deux églises, dont quatorze dans la province de Chihli, douze dans le Hupeh, quatre dans le Honan, une dans le Tsian-fou et une en Mongolie. Elle entretient trois oratoires et cinq cimetières.
Elle possède en outre quarante-six titres de propriété qui lui ont été offerts ou qu’elle a elle-même achetés. Dix-sept écoles de garçons et trois écoles de filles relèvent de son autorité, ainsi qu’un séminaire à Pékin. Les autres établissements dépendant de la Mission sont : une station météorologique, une toute nouvelle bibliothèque, une imprimerie -qui compte à son actif, à ce jour, plus d’une centaine d’ouvrages publiés en chinois-, un atelier de lithographie, un matériel de galvanoplastie, un atelier de typographie, un atelier de reliure, un atelier de peinture, une menuiserie, un atelier de moulage, une minoterie, une fabrique de cierges, une fabrique de savon, un atelier de tissage, une ruche, une laiterie et un four à briques.
La Mission compte dans ses écoles trente-trois enseignants, dont quatre russes et cinq enseignantes dont une russe. L’effectif total de ces écoles est d’au moins six cent quatre vingt élèves, garçons et filles. Au cours de l’année 1915, cinq cent quatre vingt trois Chinois ont reçu le baptême. Le nombre total de Chinois baptisés est de 558725».
L’impératrice douairière mourut en 1908 ; en 1911, la dynastie mandchoue s’éteignit, et avec elle deux mille ans de gouvernement impérial. Alors commençait pour la Chine la période républicaine qui allait durer près de quarante ans, période marquée par les guerres civiles et le règne des chefs militaires.
En avril 1920, les saintes reliques des martyrs royaux tués à Alapaevsk furent retrouvées et apportées à Pékin, où elles furent ensevelies au cimetière russe Saint-Séraphim-de-Sarov. Un peu plus tard, au cours de la même année, les reliques de la Grande Duchesse Elisabeth et de la moniale Barbara furent transférées à Jérusalem. Elles y arrivèrent en décembre 1920 et furent placées dans l’église Sainte-Marie-Madeleine du couvent de Gethsémani sur le Mont des Oliviers. En 1927, les reliques des autres martyrs d’Alapaevsk, le Grand Duc Serge Mikhailovitch, les princes Jean, Constantin et Igor Constantinovitch, le Prince Vladimir Paley et Théodore Remez, furent transférées dans l’Eglise de «Tous les Saints Martyrs» construite en 1903 pour les martyrs chinois. A côté de ces martyrs chinois, la Mission de Pékin offrait maintenant l’hospitalité à ces martyrs venus du pays qui leur avait apporté l’Evangile. Son premier évêque, le Métropolite Innocent endormi dans le Seigneur le 13/26 juin 1931, fut également enseveli, à droite de l’autel, dans l’église de ses enfants spirituels, pour lesquels il avait tant oeuvré.
En 1935, deux Anglais de passage à Pékin vinrent visiter la mission et en firent la description suivante :
«Cette partie de la ville fut à l’origine occupée par les prisonniers d’Albazin que l’empereur K’ang Hsi avait amenés à Pékin en 1685. Albazin était une petite colonie cosaque sur la rivière Amour dont les habitants faisaient de fréquentes incursions en territoire chinois, jusqu’à ce que l’empereur décidât d’une expédition pour y mettre un terme. On comptait parmi ces prisonniers plus d’une trentaine de Russes, dont un prêtre. On leur octroya un terrain et un petit temple dans le Nord Est de la ville, près du site de l’actuelle Mission. Plus tard, ils furent autorisés à recevoir d’autres prêtres pour maintenir la vie religieuse de leur communauté. Il y eut des mariages mixtes avec les mandchous, si bien qu’au fil du temps on ne les distingua plus du reste de la population. Ils restèrent attachés à l’Eglise Orthodoxe et on dit que vivent encore dans cette région des familles portant des noms russes...
Les terrains, quoique vastes, ont un intérêt historique limité dans la mesure où tous les anciens bâtiments ont été complètement détruits pendant la révolte des Boxers, en 1900, au cours de laquelle plusieurs centaines de chrétiens furent assassinés. L’on peut encore voir dans un jardin le puits dans lequel beaucoup furent jetés, ainsi qu’une chapelle dédiée à la mémoire des victimes. Après 1900, la propriété fut considérablement agrandie et de nouveaux bâtiments furent construits, tout-à-fait différents de ceux que détruisirent les Boxers. Les moines possèdent une minoterie, une laiterie, des ruches et une imprimerie26».
Jusqu’à la prise du pouvoir par les communistes en 1949, des villes telles que Pékin, Harbin et Changaï accueillirent beaucoup de réfugiés russes après la Révolution Bolchevique de 1917. Ces communautés orthodoxes se glorifiaient de compter dans leurs rangs des chefs spirituels tels que saint Jean Maximovitch et le Métropolite Philarète (alors Père Georges) de bienheureuse mémoire, et même les Chinois non-chrétiens avaient de la vénération pour ces hiérarques et leurs pieux fidèles.
C’est la gloire de l’Eglise chinoise que d’avoir été trouvée digne de compter dans ses rangs ceux qui inaugurèrent l’interminable martyrologe de l’Orthodoxie du XXème siècle. Certes, la Mission de Pékin ne fut jamais favorisée, contrairement à d’autres, par la présence d’un grand saint missionnaire tel que saint Etienne de Perm, saint Innocent d’Irkoutsk ou saint Germain d’Alaska. Mais Dieu visita Sa vigne et mena à la perfection celle que Sa droite avait plantée. La Mission n’était pas à l’origine le fruit de quelque plan concerté puis exécuté par des hommes d’Eglise. Comme une flamme, elle avait jailli de l’étincelle allumée par la Providence, sous l’effet du choc de deux empires en expansion. Vacillante pendant un siècle et demi, toujours sur le point de s’éteindre, elle avait commencé ensuite à brûler vraiment, jusqu’à l’embrasement final provoqué par la mort des deux cent vingt deux saints martyrs dont l’amour du Christ fut plus fort que la mort.
Ces martyrs chinois, le Saint Esprit les aimait et demeurait en eux. Comme aux martyrs de jadis, Il leur donna la force de supporter d’incroyables souffrances. C’est ce dont témoigna pour eux tous le petit Jean Tsi, le plus jeune fils du Père Métrophane, alors âgé de sept ans. Après que ses bourreaux lui eurent coupé les bras, le nez, les oreilles et les doigts de pieds, à ceux qui lui demandèrent s’il souffrait, il répliqua en souriant : «Il n’est pas pénible de souffrir pour le Christ». Ainsi, par leur exemple, Dieu nous montre que le lieu et l’époque, non plus que la race ou la langue ne lui importent, mais qu’Il prend plaisir en ceux qui Le craignent et mettent leur espoir dans Sa miséricorde (Ps. 146). Ils désiraient souffrir les persécutions que l’Apôtre promet à tous ceux qui vivent pieusement en Jésus Christ (2 Tim. 3,12). Ils se tiennent maintenant devant le trône du Tout-Puissant, fervents intercesseurs pour les Orthodoxes de ces derniers jours, chrétiens comme eux, et comme eux étrangers dans leur propre patrie.

Tes Martyrs, Seigneur, dans leur combat
ont reçu de Toi notre Dieu la couronne incorruptible.
Par Ta force ils ont terrassé les tyrans
et brisé la fureur impuissante des démons.
Par leurs prières, O Christ Dieu, sauve nos âmes.

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