mercredi 12 mai 2010

Saint Métropolite Philarète de Muscou, Homélie de la Nativité de Notre Seigneur Jésus Christ.

Et soudain apparut, avec l'ange, la multitude des armées célestes louant Dieu, et disant : Gloire à Dieu au plus haut des cieux.
Luc 2, 13

Ce sont les anges qui vous parlent aujourd'hui, chrétiens, et ce sont les anges qui vous indiquent eux-mêmes ce que vous avez à faire pour obéir à cet avertissement. Quel enseignement pourrait être meilleur, et que vous reste-t-il à désirer encore ? Un ange apparaît et dit aux hommes : Voici que je vous annonce une grande joie, qui sera pour tout le peuple : c'est qu'il vous est né aujourd'hui un Sauveur. Il aurait appartenu aux hommes, à cette annonce heureuse, de répondre par l'éternel amen, et de glorifier Dieu pour la bonne nouvelle ; et cependant, autour du messager céleste, ce sont d'autres anges qui se réunissent avides de l'entendre. Et soudain, c'est-à-dire dès qu'il a proclamé la bienheureuse nouvelle de la naissance du Christ, toute l'armée céleste s'écrie : Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! Et ils chantent leur cantique divin si haut qu'il retentit non seulement dans les parvis célestes qu'ils habitent, mais encore dans les vallées terrestres. Pourquoi ? Sans doute pour que la voix de la terre s'allie avec la voix du ciel, pour que les hommes unissent leur cantique au cantique des anges. Soyons donc dociles à l'avertissement angélique. Venez, réjouissons-nous devant le Seigneur ; faisons éclater nos transports d'allégresse devant le Dieu de notre salut (Ps. 94, 1). Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! Mais vous êtes ici déjà pour vous réjouir de la naissance du Sauveur ; le cantique que l'Eglise a appris des anges, ne retentit pas seulement dans les temples de Dieu, mais encore dans vos propres demeures ; la parole angélique, quoique prononcée depuis tant de siècles, a montré encore aujourd'hui toute sa puissance : le fait, à ce qu'il semble, en est venu consommer l'accomplissement.
Les serviteurs de la parole ici-bas ne devraient plus avoir qu'à se tenir silencieux et tranquilles, en présence de cette manifestation des messagers divins. Mais le langage des anges, court, et pourtant plein de sens, leur cantique annonce une merveille inattendue ; il éveille, sans qu'on y prenne garde, l'admiration, et cette admiration appelle la réflexion et la méditation. Ensuite on se surprend à songer que, lorsque les légions célestes proclamèrent avec cette pompe triomphale la naissance de notre Sauveur, tout ce bas monde, à l'exception de quelques pâtres, était plongé dans le sommeil, et n'entendit ni leurs acclamations, ni leurs cantiques. Serait-il donc possible, pourront dire quelques uns, serait-il possible que nous aussi, nous puissions ne pas apercevoir, dans notre sommeil, la splendeur du jour divin, ne pas entendre l'hymne de triomphe de l'Eglise ? Sans faire ici de reproches à personne, je me contenterai de rappeler que David, qui était assurément plus vigilant que nous à chanter les louanges de Dieu, trouvait cependant nécessaire de réveiller quelquefois ses hymnes : Réveille-toi, ma gloire (Ps. 56, 9) ! Essayons, nous aussi, par la méditation de la gloire de Dieu à la naissance de notre Sauveur, de réveiller notre gloire, ou, pour parler plus clairement, notre zèle de la gloire de Dieu.

Gloire à Dieu au plus haut des cieux !

Ce n'est qu'à la naissance de Jésus Christ que la terre entend ce cantique angélique : pourquoi pas avant ? Est-ce qu'avant ce jour, Dieu n'avait pas de gloire au plus haut des cieux ?
Cela est vrai ! Dieu jouissait de toute éternité de la sublimité de sa gloire. Selon l'expression d'un saint martyr aux yeux duquel les cieux furent ouverts, il est le Dieu de gloire (Ac. 7, 2), c'est-à-dire que la gloire est si nécessairement unie avec son nom même, avec son essence même, qu'il ne serait pas Dieu s'il était sans gloire.
La gloire est la révélation, la manifestation, le reflet, le vêtement de la perfection intérieure. Dieu se révèle à lui-même de toute éternité par la génération éternelle de son Fils consubstantiel, et par la procession éternelle de son Esprit consubstantiel ; et ainsi son unité, dans sa Trinité Sainte, resplendit d'une gloire essentielle, impérissable, immuable. Dieu le Père est le Père de la gloire (Eph. 1, 17) ; le Fils de Dieu est la splendeur de sa gloire (Héb. 1, 3), et lui-même il a eu la gloire en son Père, avant que le monde fût (Jn 17, 5) ; semblablement, l'Esprit de Dieu est l'Esprit de gloire (1 Pi. 4, 14). Dans cette gloire propre, intrinsèque, Dieu vit dans une félicité parfaite, au-dessus de toute gloire, sans avoir besoin d'aucun témoin, sans pouvoir admettre aucun partage. Mais comme, dans sa clémence et son amour infinis, il désire communiquer sa béatitude, se faire des participants bienheureux de sa gloire, il suscite ses perfections infinies, et elles se dévoilent dans ses créatures ; sa gloire se manifeste dans les puissances célestes, se reflète dans l'homme, revêt la magnificence du monde visible ; il la donne, ceux qu'il en fait participants la reçoivent, elle retourne à lui, et dans cette circonvolution perpétuelle, pour ainsi parler, de la gloire divine, consiste la vie bienheureuse, la félicité des créatures. Ainsi les chérubins se tiennent devant le trône de Dieu, enveloppés de la plénitude de Sa gloire, et ils se crient à haute voix les uns aux autres, en l'honneur de la très Sainte Trinité, le cantique trois fois saint : Saint, saint, saint est le Seigneur, le Dieu des armées (Is. 6, 3) ; ils se voilent le visage de leurs ailes, parce que la gloire qui découle de Dieu est une lumière inaccessible (1 Tim. 6, 16) même pour les créatures supérieures ; ils sont pleins d'yeux autour et au-dedans, parce que leur ardeur de s'imprégner, par la contemplation, de la gloire de Dieu, transforme tout leur être en un seul oeil ; ils n'ont de repos ni le jour ni la nuit (Ap. 4, 8), non que ce repos leur soit interdit, mais parce que la félicité dont les comble la contemplation et la participation de la gloire divine, et qui s'épanche sur eux comme du débordement d'un vase, se répand sans cesse hors d'eux en un joyeux hymne de louanges, et c'est ainsi que la gloire, qui vient de Dieu seul (Jn 5, 44), retourne à Dieu. Ainsi l'homme, dans son état primitif, était l'image et la gloire de Dieu (1 Cor. 11, 7), et, sans vêtements, ne connaissait pas la nudité, parce qu'il était vêtu de cette gloire. Ainsi encore les cieux racontent la gloire de Dieu ; le jour en répète le nom au jour, et la nuit la fait connaître à la nuit (Ps. 18, 2-3).
Mais si la gloire divine réside ainsi en Dieu de toute éternité, si elle se manifeste dans les créatures elles-mêmes, et non seulement dans celles du ciel, mais encore dans celles de la terre, depuis longtemps et sans interruption, pourquoi, à la naissance de Jésus Christ, le ciel la proclame-t-il à la terre d'une façon nouvelle et extraordinaire, comme quelque chose d'inconnu et d'inouï ? Chrétien, c'est maintenant à ton tour de n'être plus qu'un oeil, et surtout au-dedans ; sois attentif et contemple : il y a ici une gloire et un mystère, - une gloire cachée dans le mystère, un mystère dévoilé dans la gloire.
L'homme a rompu en lui le cercle éternel de la gloire de Dieu, quand il a résolu de ne pas la renvoyer à Dieu, mais de se l'approprier, dans l'espérance d'être, selon la promesse du tentateur, semblable à Dieu. De là est provenu, dans l'homme spirituel, quelque chose d'analogue à ce qui se passe dans l'homme matériel, quand s'arrête en lui la circulation du sang. L'homme est mort spirituellement à la gloire de Dieu, ou du moins il est tombé dans une léthargie telle qu'il a vu s'affaiblir en lui, relativement à son premier état, l'exercice de la vie de son âme abandonnée à l'obscurité, à l'isolement, à l'inanition et à la corruption. Mais comme la gloire divine s'est répandue dans tout le monde terrestre surtout par l'homme, en se réfléchissant en lui comme dans l'image de Dieu, il s'ensuit que, depuis qu'elle s'est cachée à l'homme, elle ne répand plus dans tout ce monde terrestre le même éclat qu'au commencement. Quoique le Psalmiste eût purifié son coeur et ses sens, et que ce ne soit qu'après cette purification qu'il entendit la voix des Cieux racontant la gloire de Dieu, et les éclats de cette voix se répandant par tout l'univers, ces éclats, sans aucun doute, ne furent ni aussi retentissants, ni aussi magnifiques qu'au commencement ; car alors on n'entendait que les accords doux et majestueux de la vie et de la concorde, tandis qu'à présent il s'y mêle des cris déchirants de douleur et des bruits de ruine. Ce triste obscurcissement de la gloire de Dieu dans ce monde, les hommes, aveuglés par le péché, l'ont consommé par là qu'en absorbant tous leurs désirs et toutes leurs pensées dans la créature, ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en l'image de l'homme corruptible, en l'image de quadrupèdes et de reptiles (Rom. 1, 23).
Le Dieu de gloire, sachant que, sans sa gloire, il n'y a pas de bonheur pour ses créatures, fit, pour me servir d'une de nos expressions humaines, des efforts multiples et extraordinaires pour la ramener parmi les hommes ; mais ces efforts parurent longtemps inutiles, et, en effet, ils ne furent que des préparations plus ou moins éloignées et partielles à la réapparition effective, générale, la seule possible, de sa gloire parmi ceux qui en étaient privés, parce que tous ont péché (Rom. 3, 25). Dès l'instant où l'homme fut exclu de la gloire divine, Dieu le chercha pour l'y ramener : Adam, où es-tu ? Mais le pécheur ne put supporter la vue de cette gloire ; il s'enfuit et se cacha de sa présence. Plus tard, pour la rendre accessible aux hommes, Dieu la revêtit quelquefois de la figure de ses anges ; mais ces apparitions terrifièrent encore la nature humaine, et ne furent pas suffisantes pour faire rentrer celle-ci en communication de la gloire divine. - Hélas ! Seigneur, Seigneur, s'écrie Gédéon, j'ai vu l'ange du Seigneur face à face (Jg. 6, 22) ! Nous mourrons de mort, dit Manoach, car nous avons vu Dieu (Jg. 13, 22). Le peuple d'Israël, quelque préparé qu'il fût, selon l'instruction de Dieu lui-même, par Moïse, à l'apparition de la gloire divine sur le Sinaï, ne put supporter, même de loin, cette apparition : - et ils dirent à Moïse : Parle-nous, mais que Dieu ne nous parle pas, de peur que nous ne mourions (Ex. 20, 19). Que dire de ces autres apparitions de la gloire divine, lorsque, voyant comblée la mesure des iniquités humaines, Dieu, à moins de mentir lui-même à sa sainteté, ne put répondre par la voix de l'amour et de la clémence aux cris de détresse qui montaient vers lui, mais fut obligé de leur opposer les décrets sévères et vengeurs de sa justice, comme il le fit, par exemple, par la condamnation de Caïn, par le déluge universel et par la destruction de Sodome ? - Le Dieu de gloire tonna (Ps. 28, 3), la terre trembla, l'homme disparut : où la joie aurait-elle pu trouver place ? D'où seraient venus les cantiques de louanges ?
Que fait à la fin Dieu, inépuisable dans ses moyens de miséricorde et de salut, pour ramener l'homme à l'espérance de la gloire ? Puisque l'homme n'osait pas se rapprocher de Dieu et rentrer en communication de sa gloire, Dieu se rapprocha de l'homme et entra en communication de son abaissement. Pour que le pécheur n'évitât plus la présence divine, le Fils de Dieu vint à lui, revêtu d'une chair semblable à la chair du péché (Rom. 8, 3). Pour que la créature infirme ne fût plus en dehors de la gloire du Créateur tout-puissant, il ne se revêtit plus de sa vérité et de sa beauté (Ps. 103, 1), mais de la forme d'un enfant faible et vagissant, et de pauvres langes. Comme un habile médecin, lorsqu'il voit que son malade redoute un remède héroïque, le cache sous une apparence étrangère, le lui fait prendre ainsi, et sauve le malheureux de la mort ; de même le Médecin céleste des âmes et des corps, voyant que l'humanité, infectée de la maladie mortelle du péché, redoutait le spécifique divin qui seul pourtant la pouvait sauver, enveloppa sa divinité sous la forme humaine, et ainsi l'humanité éprouva, avant de s'en douter, toute l'efficacité du divin remède, du remède universel de la grâce divine. Dès que la divinité fut dans l'humanité, tous les dons de sa puissance divine, qui appartiennent à la vie et à la piété, nous furent communiqués (2 Pi. 1, 3) ; et c'est pour cela que notre infirmité sera remplie de la force divine, que notre mensonge sera effacé par la vérité divine, que nos ténèbres seront éclairées par la lumière divine, que notre mort sera vaincue par la vie divine. Dans la disparition même de la gloire de Dieu, nous trouvons l'espérance de la gloire, et, quand cette gloire se dévoilera, elle ne nous éblouira plus, elle ne nous effraiera plus, elle ne nous anéantira plus ; mais lorsqu'elle se lèvera sur nous, elle illuminera le monde dans lequel nous l'avons obscurcie. Jésus Christ est en vous, espérance de gloire (2 Cor. 13, 5), selon l'assurance de l'Apôtre. Voilà le glorieux mystère et la gloire mystérieuse de ce jour ! Les serviteurs célestes de la lumière ont vu avant nous l'aurore de cette gloire, et aussitôt ils nous en ont avertis et se sont écriés : Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! Maintenant ce n'est plus l'aurore, mais le grand jour de cette gloire : que notre gloire se lève aussi ; qu'elle monte à son tour vers les habitants des cieux ; qu'elle s'élève de nos coeurs, en transports d'allégresse, jusqu'au trône même du Très-Haut : Gloire à Dieu au plus haut des cieux !
Mes Frères ! Faites attention que les anges chantent à Dieu cet hymne triomphal pour le glorifier, non de leur salut, mais bien du nôtre. Avec quelle ardeur ne devons-nous pas le glorifier pour nous-mêmes ! Qui me donnera une étincelle du feu divin de l'amour des anges pour Dieu, afin que je puisse en enflammer vos coeurs, pour que vous entonniez aussi le cantique angélique, incessant et sans fin ? Je sais que le monde se prépare à étouffer dans vos âmes l'écho du cantique des anges par le bruit de ses fêtes, par ses entretiens frivoles, par ses chants qui corrompent la pureté de l'esprit, à appesantir vos coeurs dans les festins et l'ivresse (Luc 21, 34). Prenez garde d'affliger par vos actes, dans vos demeures, Dieu votre sauveur, après l'avoir glorifié par vos paroles dans son temple. Je le glorifierai celui qui m'aura glorifié, dit-il, et ceux qui me mépriseront seront couverts d'ignominie (1 Rois, 2, 30). Et n'avons-nous pas fait déjà, il n'y a pas longtemps encore, une assez dure expérience de cette ignominie, lorsque le Seigneur a livré non seulement nos maisons au pillage et à l'incendie, mais ses temples mêmes à la profanation ? Pourquoi cet abandon, si ce n'est parce que, par notre vie indigne de sa gloire, nous l'avons méprisé dans nos demeures ; par notre nonchalance dans la foi, nous l'avons méprisé dans ses temples ? Mais voilà qu'il nous a pardonné encore et qu'il nous a rappelés à sa gloire : glorifions-le, pour ne pas réveiller contre nous sa colère dont nous menace déjà le renversement si extraordinaire de l'ordre des lois de la nature. Rendez gloire à Dieu (Ps. 67, 35) ! Glorifiez Dieu dans vos corps et dans vos âmes (1 Cor. 6, 20) ! Amen.


2. La Nativité de Notre Seigneur Jésus Christ

Qu'il y ait en vous la même sagesse qui est en Jésus Christ, lui qui existant en forme de Dieu, n'a pas considéré comme une usurpation d’être égal à Dieu, mais s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave, se faisant à la ressemblance de l'homme, et a été trouvé en tout à l'image de l'homme.
Philippiens, 2, 5-7

Si, selon le mot de Salomon, il y a un temps pour chaque chose sous le ciel (Ec. 3, 1), n'est-ce pas aujourd'hui le temps de méditer avec l'Apôtre sur le divin anéantissement de notre grand Dieu et Sauveur Jésus Christ, quand nous le voyons s'abaisser lui-même jusqu'à la mesure d'un enfant, s'anéantir jusqu'à une crèche ?
Les hommes, emportés par leurs passions vers les grandeurs humaines, se sont souvent scandalisés de l'abaissement de Jésus Christ. Mais après qu'une expérience de tant de siècles a démontré que Dieu l'a exalté, que réellement, au nom de Jésus, tout genou a fléchi au ciel, sur la terre et dans les enfers (Ph. 2, 9-10), puisque du jour de sa résurrection et de son ascension, des milliers de témoins ont vu les puissances célestes accomplir servilement toutes ses volontés, les puissances infernales, au contraire, être replongées, à son nom seul, au plus bas des abîmes sans fond, tandis que des milliers d'hommes ont trouvé leur félicité dans l'adoration de ce même nom ; après cela, et lorsqu'on parle à des hommes assemblés pour se prosterner devant le nom de Jésus, on peut se dispenser du soin de défendre et de justifier son abaissement, et rien ne nous empêche de considérer cet abaissement avec la même vénération que nous avons pour sa grandeur.
Oh ! combien le Fils de Dieu s'est abaissé dans son incarnation ! Et cet abaissement doit nous étonner d'autant plus qu'il s'opère dans une sorte de conformité contradictoire avec la grandeur première de l'homme lui-même. En effet, ce n'est pas sans intention que le langage divin emploie, pour peindre ces situations opposées, cette seule et même expression : image et ressemblance. Faisons l'homme, dit Dieu Créateur, à notre image et à notre ressemblance. Et l'Apôtre dit, en parlant de l'incarnation du Fils de Dieu : Il a pris forme d'esclave, se faisant à la ressemblance de l'homme, et il a été trouvé en tout à l'image de l'homme. Un grand de la terre, quel qu'il soit, n'aurait pas à s'abaisser beaucoup pour ressembler à un esclave ; mais quand le Dieu grand et puissant, qui fait jusqu'à ses esclaves semblables aux grands, se transforme lui-même à l'image et à la ressemblance de l'esclave, c'est-à-dire se réduit à la condition de l'esclavage complet, à l'humiliation profonde qui est le propre de l'esclave, - à la vue de cet abaissement incommensurable de la suprême grandeur, il est impossible de ne pas éprouver un sentiment particulier d'admiration qui va jusqu'à l'attendrissement ou jusqu'à l'effroi. Et c'est à ce degré que s'est humilié le Fils de Dieu dans son incarnation.
Mais combien plus encore il s'est anéanti dans les circonstances de sa naissance terrestre ! Il lui fallait choisir le peuple parmi lequel il devait naître, et il choisit le moindre des peuples de la terre, un peuple qui n'avait pas de gouvernement propre, souvent asservi et sur le point de l'être encore, autrefois béni, mais tout près d'être rejeté. Il lui fallait choisir une ville, et il choisit Bethléhem, si petite qu'un prophète qui cherche à la louer, ne peut se taire de ce reproche qu'elle mérite, et ne trouve pour la relever que le nom de Jésus, le Dieu humilié qui y doit naître. Et toi, Bethléhem, maison d'Ephrata, est-ce que tu es la plus petite entre toutes les villes de Juda ? De toi doit me venir un chef qui sera prince en Israël, et sa sortie est du commencement et des jours de l'éternité (Mi. 5, 2). Il lui fallait choisir une mère, et, afin de cacher encore pour un temps aux incrédules le mystère de l'incarnation, il fallait lui adjoindre par les liens de la loi, mais non par ceux de la chair, un père présomptif, et il choisit - descendants de race royale, il est vrai, pour que les promesses et les prophéties fussent accomplies - un charpentier et une pauvre vierge restée orpheline. Et ce n'était pas assez. Si le Maître du monde était né dans une pauvre demeure appartenant à Joseph, ou tout au moins louée par lui ; si Marie l'avait couché dans un pauvre berceau, la forme d'esclave, qu'il prenait, n'aurait peut-être pas eu tous les traits qui la peuvent constituer, car on aurait pu trouver un réduit d'esclave plus chétif que celui de Joseph, un berceau plus humble que celui de Marie. Qu'imagine donc l'infiniment Grand cherchant un abaissement infini ? Un édit d'Auguste, ordonnant le dénombrement des habitants de toute la terre (Luc 2, 1), met en mouvement toute la population de Juda, afin que Joseph ne puisse pas rester dans sa maison de Nazareth, afin qu'il ne puisse pas trouver un gîte à louer à Bethléhem, quand sera venu le jour de la naissance du vrai Maître de la terre ; et ainsi, en s'abaissant jusqu'à se faire enfant, ce Maître s'abaisse encore jusqu'à une crèche pour berceau. Elle le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait point de place pour eux dans l'hôtellerie (Luc 2, 7).
Si, de ce Dieu humilié, nous portons nos regards sur toute l'étendue du monde dans lequel et pour lequel il s'humilie, ce prodige d'humiliation nous apparaît sous de nouveaux aspects non moins étonnants. Ici se présente à ma pensée le tableau de la Parole de Dieu descendant du ciel sur la terre d'Egypte, tracé par l'écrivain du livre de la Sagesse : Pendant que tout reposait dans le silence, et que la nuit était au milieu de sa course, ta Parole toute puissante, Seigneur, descendit du ciel, venant de tes trônes souverains, et fondit, comme un guerrier impitoyable, au milieu de cette terre de mort (Sg. 18, 14-15). Et à la descente de la Parole incarnée de Dieu sur la terre d'Israël, la nuit n'était-elle pas aussi au milieu de sa course, puisque, au moment même de sa naissance, des bergers veillaient dans la même contrée, et gardaient leurs troupeaux durant les veilles de la nuit (Luc 2, 8) ? Un silence profond ne régnait-il pas sur la terre, puisque la voix unique d'un ange fut entendue, et entendue par des bergers dans le désert ? Effroyable soudaineté que celle de la Parole vengeresse de Dieu, descendant sur la terre de mort de l'Egypte pour la remplir de meurtres (Sg. 18, 16) en frappant tous les premiers-nés d'Egypte ! Cependant, non seulement ce coup imprévu ne diminua pas, mais encore il augmenta la gloire du Dieu vengeur qui, sans aucun moyen sensible, sans aucun acte perceptible, par la seule puissance d'un ordre muet, ou même, pourrait-on dire, par la suspension seule de sa parole qui donne la vie à toute créature, consomme le châtiment de l'impiété. Autrement, mais non moins effrayante est la soudaineté avec laquelle le Verbe libérateur de Dieu, en naissant dans la chair, vient visiter toute la terre, terre de mort parce que tous ses habitants ont péché, et sont privés de la gloire de Dieu (Rom. 3, 23). - Il vient, non plus comme un guerrier redoutable menaçant de mort tout être vivant, mais comme un enfant nouveau-né, apportant dans tout l'empire de la mort l'espérance de la régénération et de la vie ; - il vient ; mais cette terre de mort ne va pas à sa rencontre ; elle n'entoure pas, elle ne glorifie pas, elle n'aperçoit même pas son Sauveur, elle n'entend pas le Verbe de Dieu silencieux dans une crèche. C'est presque en vain que la gloire que Jésus Christ avait en Dieu le Père, avant que le monde fût (Jn 17, 5), l'accompagne, par la bouche des anges, à son entrée dans le monde, et arrive avec lui, - même jusqu'à la terre : sur cette terre de mort, il n'y a presque pas d'oreilles qui ne soient assourdies par les soucis de la vie, qui soient capables de l'entendre. C'est presque en vain que la mieux inspirée et la plus éclatante des étoiles accomplira un voyage inaccoutumé pour signaler le lever, dans une nuit profonde, du Soleil de vérité ; et c'est à peine s'il se trouvera deux ou trois hommes capables de comprendre cette indication, et prêts à la suivre, et encore sera-ce au milieu des nations assises dans les ténèbres et à l'ombre mortelle du paganisme, et parmi les adorateurs des étoiles. Et la Judée, où Dieu est connu (Ps. 75, 2) ? - Elle ne soupçonne même pas que Dieu s'est manifesté dans la chair (1 Tim. 3, 16). Et Jérusalem, la cité de Dieu (Ps. 86, 3) ? - Elle n'est pas dans la joie avec le Christ qui vient la sauver, mais dans le trouble avec Hérode méditant le massacre. Et les grands prêtres, et les docteurs, auxquels il appartenait particulièrement d'être plus près de Dieu et de ses mystères, par la prière et l'interprétation de la loi ? Ils résolvent admirablement cette question savante : Où doit naître le Christ (Mt. 2, 4) ? et là-dessus, ils se trouvent satisfaits de ce qu'ils ne jugent pas nécessaire de se soucier davantage de savoir s'il ne naîtra pas en effet. Ainsi, ce n'est pas seulement dans l'obscurité de la nuit naturelle, mais encore dans les ténèbres tout aussi profondes de la nuit de l'ignorance et de l'oubli, dans lesquels vivent les hommes, de Toi et de tes jugements, que Ton Verbe tout-puissant, Seigneur, descend du ciel et de tes trônes souverains, au milieu d'une terre de mort, et, sans faire attention que presque personne ne le glorifie, que personne ne le reconnaît ni ne cherche à le reconnaître, loin de lancer ses jugements terribles, il se tait dans une longanimité où trouvent leur salut ceux qui périssaient ! Ainsi, il ne s'est pas seulement abaissé étant à l'image de Dieu et égal à Dieu, et étant Dieu, mais il a encore pris un nouveau degré d'abaissement de l'ignorance et de l'oubli de ceux par amour desquels il s'est abaissé !
Admirons, chrétiens, l'abaissement volontaire où se réduit pour nous notre grand Dieu et notre Sauveur ; mais c'est peu encore. Prosternons-nous devant son abaissement ; mais ce n'est pas encore assez. Qu'il y ait en vous la même sagesse, nous dit l'Apôtre, qui est en Jésus Christ. Ayez les mêmes sentiments qu'avait Jésus Christ ; soyez dans les mêmes dispositions où il était. Qu'est-ce que cela signifie ? - L'Apôtre nous l'explique lui-même en faisant précéder ces paroles de celles-ci : Ne faites rien par un esprit de contention, ni de vaine gloire, mais que chacun, par humilité, mette les autres au-dessus de soi (Ph. 2, 3). Il est clair par là qu'il nous enseigne, à l'exemple de Jésus Christ, à ne pas nous élever nous-mêmes, à ne pas nous enorgueillir de nos prérogatives, quelles qu'elles soient, mais à nous humilier, et en nous-mêmes, et devant les autres.
Celui qui a des esclaves, qu'il se souvienne de celui qui a pris la forme d'esclave, et qu'il n'humilie plus, par ses mépris, ceux qui sont humiliés par leur destin, et, élevé par Dieu au-dessus d'eux, qu'il ne cherche pas à s'élever encore lui-même par son orgueil.
Celui qui demeure dans une maison magnifique, qui dort sur le duvet, qui est vêtu de soie, qu'il se souvienne de l'étable et de la crèche, et des langes grossiers en proportion, et qu'il ne méprise plus ceux qui habitent des chaumières, qui dorment sur la paille, qui se revêtent de haillons, et qui, peut-être, non seulement par leur apparence extérieure, mais encore par leur condition intérieure, sont, plus que lui, semblables au Christ. Que le riche se glorifie, dit l'apôtre saint Jacques, - que le riche se glorifie dans son humilité (Jc. 1, 10).
Et celui qui, selon l'expression de l'Apôtre, se repose sur la loi, et qui se glorifie en Dieu, et qui connaît sa volonté, et qui, instruit par la loi, sait discerner ce qui est le meilleur (Rom. 2, 17-18), ‑ah ! celui-là, s'il se glorifie dans le Seigneur, qu'il se glorifie (1 Cor. 1, 31) ! Mais en croyant être ferme, qu'il prenne garde de tomber (1 Cor. 10, 12) ! Surtout qu'il ne condamne pas les ignorants, qu'il ne se moque pas de ceux qui tombent. Le Christ est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (Jn 1, 9) : peut-être ceux que vous voyez assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort, seront-ils bientôt éclairés beaucoup mieux que vous de cette lumière, ou peut-être même leur luit-elle déjà intérieurement, dans leur âme. Peut-être les mages de l'Orient païen seront-ils plus empressés que vous à chercher le Christ, et vous précéderont-ils auprès de lui ; peut-être les publicains et les pécheresses vous précéderont-ils dans le royaume de Dieu (Mt. 21, 31).
La douceur, la simplicité, l'humilité, l'indulgence qui s'égale au dernier d'entre les faibles, le calme dans l'humiliation, une patience à l'épreuve de tous les outrages, - voilà la sagesse qui doit être en vous, comme elle est en Jésus Christ. Amen.

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