vendredi 14 mai 2010
Saint Jean Maximvitch, Homélie sur Zacchée.
Qui était Zacchée ? Un publicain de rang supérieur, «un chef de publicains». L’habitude que nous avons d’opposer les deux figures de l’humble publicain et de l’orgueilleux pharisien obscurcit les choses et empêche notre esprit d’apprécier justement ces deux types de personnages. Pour bien comprendre l’Evangile, il est indispensable de savoir clairement qui ils étaient.
Les Pharisiens étaient, bel et bien, des justes. Aujourd’hui ce terme de «pharisien» sonne comme un reproche ; mais il en allait tout autrement à l’époque du Christ et durant les premières décennies du christianisme. Loin d’y voir une tare, l’Apôtre Paul confesse au contraire fièrement devant les Juifs : «Je suis un pharisien, fils de pharisien» (Actes 23,6). Plus tard encore, s’adressant aux chrétiens, à ses propres enfants spirituels, il écrit : «Je suis de la racine d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu d’entre les Hébreux, en ce qui concerne la Loi, un pharisien» (Phil. 3,5). Le saint Apôtre Paul ne fut pas le seul pharisien à embrasser le christianisme, il y en eut un grand nombre d’autres : Joseph, Nicodème, Gamaliel...
Les pharisiens -en hébreu ancien peroushim, en araméen pherisim, qui signifie «autres, ceux qui étaient séparés, différents»- étaient des zélotes de la Loi de Dieu. Ils «se reposaient sur la Loi», en d’autres termes, la méditaient constamment, l’aimaient et s’efforçaient d’en accomplir exactement les exigences ; ils s’en faisaient les prédicateurs et les interprètes.
Les admonestations du Seigneur aux Pharisiens ont pour objet de les avertir que tout leur combat, tous les efforts vraiment louables qu'ils déploient sont annulés, perdent tout prix aux yeux de Dieu, et leur valent, non la bénédiction du Seigneur, mais la condamnation, dès là qu'ils se glorifient orgueilleusement de leurs actes de justice et, surtout, qu'ils jugent leurs prochains. Un exemple frappant de ce genre d'attitude apparaît dans le Pharisien de la parabole, qui déclare : «O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes» (Luc 18, 11).
Tout à l’inverse, les publicains étaient des pécheurs avérés, qui transgressaient les lois les plus sacrées du Seigneur. Ces collecteurs de taxes levaient des impôts sur les Juifs pour le compte de Rome. Souvenons-nous que les Juifs, conscients de leur rôle unique de peuple élu de Dieu, se vantaient d’être «la semence d’Abraham» et de «n’avoir jamais été esclaves de personne» (Jn 8, 33). A cette époque, néanmoins, en conséquence de faits historiques bien connus, ils se trouvaient dans la sujétion, esclaves d’un peuple orgueilleux et brutal, d’un peuple «de fer» -les Romains païens. Le joug de cette servitude les opprimait toujours plus étroitement et leur devenait de plus en plus pesant et douloureux.
Le signe le plus tangible et manifeste de cette soumission, de cet asservissement aux Romains résidait dans l’obligation faite aux Juifs de verser, en tribut, toutes sortes de taxes à leurs esclavagistes. Pour les Juifs, comme pour tous les peuples de l’Antiquité, payer tribut était symbole de sujétion. Et les Romains, qui, devant un peuple vaincu, ne sentaient pas la moindre retenue, exigeait impérieusement, et sans ménagement, des taxes ordinaires et extraordinaires.
Evidemment, les Juifs payaient avec haine et dégoût. Les Scribes savaient ce qu’ils faisaient lorsque, désirant compromettre le Seigneur aux yeux de Son peuple, ils lui demandent : «Est-il permis de payer le tribut à César ?» (Matt. 22, 17). Ils savaient que si le Christ répondait par la négative, il devenait très facile de l’accuser devant les Romains ; et que s’il déclarait impératif de verser tribut, il se trouverait définitivement compromis aux yeux du peuple.
Tant que les Romains gouvernèrent la Judée par l’intermédiaire de roitelets locaux -tels Hérode, Archelaüs, Agrippa et d’autres- l’asservissement à Rome, et notamment l’obligation de payer des taxes, resta quelque peu mitigé pour les Juifs dans la mesure où ils n’étaient que sujets indirects et payaient tribut à leurs rois lesquels, eux, avaient rang de sujets et tributaires de Rome. Or, peu de temps avant le début du ministère public du Christ, un changement se produisit dans le système de gouvernement appliqué en Judée. Le recensement universel mentionné à propos de la Nativité du Christ constituait la première étape d’un processus visant à établir une capitation -une taxe personnelle, payée par chaque individu- sur tous les sujets de Rome de cette région.
En l’an 6 ou 7 après Jésus Christ, après le renvoi d’Archelaüs, l’introduction d’une telle taxe pesant sur tous les habitants de Palestine entraîna, de la part des Juifs, des révoltes conduites par le Pharisien Sadduc et par Judas le Galiléen (Actes 5, 37). Ce n’est qu’à grand-peine que le Grand Prêtre Joazar parvint à calmer le peuple. Au lieu des rois locaux, les Romains installèrent des procurateurs comme gouverneurs de la Judée et des provinces voisines. Pour lever les taxes avec plus de succès, les Romains introduisirent le système des publicains. Cette institution existait à Rome depuis la haute antiquité, mais tandis que, dans Rome et en Italie, les publicains se recrutaient parmi les membres d’une classe honorable, celle des chevaliers, en Judée, les Romains se virent contraints d’engager comme publicains des hommes perdus de moeurs, des rebuts de la société, des Juifs qui, toute honte bue, consentaient de collaborer avec eux et de forcer leurs frères à payer tribut.
Accepter un tel état signifiait la plus profonde déchéance morale. C’était devenir traître à sa patrie et, par dessus tout, à sa foi. Pour se faire, au service des trognes païennes, l’instrument de la domination du peuple élu de Dieu, il fallait renoncer l’attente d’Israël, renoncer tout ce qu’Israël avait de sacré, renoncer ses espérances.
Qui plus est, lorsqu’il acceptait un poste, le publicain devait prêter un serment païen de fidélité à l’empereur et offrir un sacrifice païen en l’honneur de son esprit, le genius de l’empereur. Les Romains n’avaient nul respect des convictions religieuses de leurs agents. Les publicains, non contents de servir les intérêts de Rome en levant des taxes sur leurs propres compatriotes, assouvissaient leurs propres appétits mercenaires et, s’enrichissant aux dépens de leurs frères d’esclavage, ils rendaient plus pesant encore le joug de l’oppression romaine. Tels étaient les publicains ! C’est pourquoi, à juste titre, la haine et le mépris les entouraient ; traîtres à leur peuple, ils ne trahissaient pas simplement un peuple, mais le peuple choisi de Dieu, Son instrument dans le monde, l’unique peuple par qui la renaissance et le salut devaient venir au genre humain.
Tous ces traits que nous avons décrits s’appliquaient éminemment à Zacchée, qui n’était pas un publicain ordinaire, mais un chef de publicains, un architélonès. Sans nul doute, il avait tout fait : il avait offert des sacrifices païens, prêté un serment païen, extorqué brutalement des taxes à ses frères, les augmentant même pour son propre profit. Et il était devenu, comme en témoigne l’Evangile, un homme riche. Bien sûr, Zacchée comprenait clairement que les espérances d’Israël étaient perdues pour lui. Toute la prédication des prophètes, tout l’amour senti dès l’enfance, tout ce qui faisait tressaillir de joie chaque âme pieuse de l’Ancien Testament, chaque âme «connaissant la jubilation» -tout cela n’existait plus pour lui. C’était un traître, un renégat, un hors-la-loi. Il n’avait plus de part en Israël.
Or voici qu’un bruit lui parvient : le Saint d’Israël, le Messie annoncé par les prophètes a paru au monde et, avec une poignée de disciples, parcourt les champs de Galilée et de Judée, prêchant l’Evangile du Royaume et opérant de grands miracles. Dans les coeurs fidèles, de joyeux espoirs s’allument. Et Zacchée ? Comment va-t-il réagir ? Pour lui, personnellement, la venue du Messie sonne la catastrophe. Le règne des Romains doit finir et Israël triomphant ne manquera pas de se venger des dommages qu’il a causés, des abus et des exactions auxquels il s’est livré. Et si même il en va autrement -car le Messie, ainsi qu’en ont témoigné les prophètes, vient comme un juste, un porteur du salut, un homme humble et doux (Zach. 9, 9)- le triomphe du Messie ne peut lui apporter, à lui Zacchée, que la honte la plus totale, la perte de toute la fortune et du rang social qu’il a acquis à un prix terrible : celui de la trahison de son Dieu, de son peuple, de toutes les espérances d’Israël.
Peut-être, toutefois, n’en est-il pas ainsi -pas encore. Le nouveau prédicateur pourrait n’être pas le Messie. Tous ne croient pas en Lui. Pharisiens et Sadducéens -les plus grands ennemis des publicains et, en particulier, de lui Zacchée- ne croient pas en Lui. Peut-être cette histoire n’est-elle qu’une rumeur colportée par la populace. En ce cas, l’on va pouvoir continuer à vivre à la petite semaine comme l’on a fait jusqu’ici... Mais Zacchée ne cherche pas à se fortifier dans cette pensée. Il désire voir Jésus pour savoir, pour vraiment savoir : «Qui est-Il ?» Oui, Zacchée veut que le prédicateur qui va passer soit véritablement le Christ, le Messie. Il veut crier avec les prophètes : «Ah ! Si tu déchirais les cieux et si tu descendais !» (Is. 64,1). Qu’il vienne ce temps, même s’il signifie ruine et déchéance pour lui, Zacchée. Dans son âme, s’ouvrent, semble-t-il, des profondeurs qu’il n’avait pas lui-même perçues jusqu’à présent ; en lui brûle, flambe, dévore, un amour totalement désintéressé pour Celui qui est «l’Attente des Nations», pour l’image de l’humble Messie décrit par les prophètes, «Qui a pris nos souffrances et porté nos douleurs» (Is. 53,4). Et lorsque se présente l’occasion de Le voir, Zacchée s’oublie soi-même. Dans le triomphe du Messie réside, pour lui personnellement, pour Zacchée, le désastre et la perdition. Mais il n’y songe pas. Il désire apercevoir, ne fût-ce que du coin de l’oeil, Celui que Moïse et les prophètes ont prédit.
Et voici : le Christ passe. La foule l’environne. Zacchée, du fait de sa petite taille, ne peut L’apercevoir. Cependant la soif de Zacchée, la soif absolument libre et gratuite qu’il a de voir le Christ, au moins de loin, est si illimitée, si irrésistible, que cet homme riche et puissant, officier de l’Empire, en plein milieu d’une foule qui lui voue haine et mépris, ne prête attention à rien et, consumé du désir de voir le Christ, dédaigne toutes les convenances, abandonne tout décorum, et grimpe à un arbre, à un sycomore qui poussait sur le bord du chemin. Et les yeux de ce grand pécheur, de ce chef des traîtres et des renégats, rencontrent les yeux du Saint d’Israël, du Christ le Messie, du Fils de Dieu. Jésus voit ce qu’un regard indifférent ou hostile ne saurait voir. Aimant d’amour désintéressé l’image du Messie, Zacchée est instantanément capable de reconnaître le Seigneur Christ dans le docteur galiléen qui passe ; et le Seigneur, plein d’amour divin et humain, discerne l’amour en Zacchée qui Le scrute depuis les branches de son sycomore ; le Seigneur voit les profondeurs spirituelles de cette âme, profondeurs que Zacchée même, jusque-là, ne soupçonnait pas. Le Seigneur voit, dans ce coeur de traître, cet amour ardent pour le Seigneur d’Israël, amour que n’entache nul soupçon d’intérêt personnel, amour qui peut le régénérer et le renouveler. La voix de Dieu se fait entendre : «Zacchée, hâte-toi de descendre, car aujourd’hui je dois demeurer chez toi». Et la renaissance morale, le salut, le renouveau vinrent à Zacchée et à toute sa maison. Oui, le Fils de l’Homme est vraiment venu chercher et sauver ce qui était perdu.
Seigneur, Seigneur, nous T’avons trahi, Toi et Ton oeuvre, comme le fit Zacchée ; nous nous sommes privés nous-mêmes d’une part en Israël ; nous avons renié notre espérance ! Toutefois, dût-il même tourner à notre honte et confusion et à celle de nos semblables, que Ton Règne vienne ! Et Ta victoire, et Ton triomphe !
Oui, quoique, pour nos péchés, -et c’est justice-
Ton avènement nous doive porter ruine et condamnation
viens, Seigneur, hâte-toi !
Mais donne-nous de voir, fût-ce de loin,
le triomphe de Ta Justice,
quand bien même nous n’y saurions participer.
Et prends pitié de nous contre toute espérance,
comme jadis tu fis de Zacchée !
Les Pharisiens étaient, bel et bien, des justes. Aujourd’hui ce terme de «pharisien» sonne comme un reproche ; mais il en allait tout autrement à l’époque du Christ et durant les premières décennies du christianisme. Loin d’y voir une tare, l’Apôtre Paul confesse au contraire fièrement devant les Juifs : «Je suis un pharisien, fils de pharisien» (Actes 23,6). Plus tard encore, s’adressant aux chrétiens, à ses propres enfants spirituels, il écrit : «Je suis de la racine d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu d’entre les Hébreux, en ce qui concerne la Loi, un pharisien» (Phil. 3,5). Le saint Apôtre Paul ne fut pas le seul pharisien à embrasser le christianisme, il y en eut un grand nombre d’autres : Joseph, Nicodème, Gamaliel...
Les pharisiens -en hébreu ancien peroushim, en araméen pherisim, qui signifie «autres, ceux qui étaient séparés, différents»- étaient des zélotes de la Loi de Dieu. Ils «se reposaient sur la Loi», en d’autres termes, la méditaient constamment, l’aimaient et s’efforçaient d’en accomplir exactement les exigences ; ils s’en faisaient les prédicateurs et les interprètes.
Les admonestations du Seigneur aux Pharisiens ont pour objet de les avertir que tout leur combat, tous les efforts vraiment louables qu'ils déploient sont annulés, perdent tout prix aux yeux de Dieu, et leur valent, non la bénédiction du Seigneur, mais la condamnation, dès là qu'ils se glorifient orgueilleusement de leurs actes de justice et, surtout, qu'ils jugent leurs prochains. Un exemple frappant de ce genre d'attitude apparaît dans le Pharisien de la parabole, qui déclare : «O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes» (Luc 18, 11).
Tout à l’inverse, les publicains étaient des pécheurs avérés, qui transgressaient les lois les plus sacrées du Seigneur. Ces collecteurs de taxes levaient des impôts sur les Juifs pour le compte de Rome. Souvenons-nous que les Juifs, conscients de leur rôle unique de peuple élu de Dieu, se vantaient d’être «la semence d’Abraham» et de «n’avoir jamais été esclaves de personne» (Jn 8, 33). A cette époque, néanmoins, en conséquence de faits historiques bien connus, ils se trouvaient dans la sujétion, esclaves d’un peuple orgueilleux et brutal, d’un peuple «de fer» -les Romains païens. Le joug de cette servitude les opprimait toujours plus étroitement et leur devenait de plus en plus pesant et douloureux.
Le signe le plus tangible et manifeste de cette soumission, de cet asservissement aux Romains résidait dans l’obligation faite aux Juifs de verser, en tribut, toutes sortes de taxes à leurs esclavagistes. Pour les Juifs, comme pour tous les peuples de l’Antiquité, payer tribut était symbole de sujétion. Et les Romains, qui, devant un peuple vaincu, ne sentaient pas la moindre retenue, exigeait impérieusement, et sans ménagement, des taxes ordinaires et extraordinaires.
Evidemment, les Juifs payaient avec haine et dégoût. Les Scribes savaient ce qu’ils faisaient lorsque, désirant compromettre le Seigneur aux yeux de Son peuple, ils lui demandent : «Est-il permis de payer le tribut à César ?» (Matt. 22, 17). Ils savaient que si le Christ répondait par la négative, il devenait très facile de l’accuser devant les Romains ; et que s’il déclarait impératif de verser tribut, il se trouverait définitivement compromis aux yeux du peuple.
Tant que les Romains gouvernèrent la Judée par l’intermédiaire de roitelets locaux -tels Hérode, Archelaüs, Agrippa et d’autres- l’asservissement à Rome, et notamment l’obligation de payer des taxes, resta quelque peu mitigé pour les Juifs dans la mesure où ils n’étaient que sujets indirects et payaient tribut à leurs rois lesquels, eux, avaient rang de sujets et tributaires de Rome. Or, peu de temps avant le début du ministère public du Christ, un changement se produisit dans le système de gouvernement appliqué en Judée. Le recensement universel mentionné à propos de la Nativité du Christ constituait la première étape d’un processus visant à établir une capitation -une taxe personnelle, payée par chaque individu- sur tous les sujets de Rome de cette région.
En l’an 6 ou 7 après Jésus Christ, après le renvoi d’Archelaüs, l’introduction d’une telle taxe pesant sur tous les habitants de Palestine entraîna, de la part des Juifs, des révoltes conduites par le Pharisien Sadduc et par Judas le Galiléen (Actes 5, 37). Ce n’est qu’à grand-peine que le Grand Prêtre Joazar parvint à calmer le peuple. Au lieu des rois locaux, les Romains installèrent des procurateurs comme gouverneurs de la Judée et des provinces voisines. Pour lever les taxes avec plus de succès, les Romains introduisirent le système des publicains. Cette institution existait à Rome depuis la haute antiquité, mais tandis que, dans Rome et en Italie, les publicains se recrutaient parmi les membres d’une classe honorable, celle des chevaliers, en Judée, les Romains se virent contraints d’engager comme publicains des hommes perdus de moeurs, des rebuts de la société, des Juifs qui, toute honte bue, consentaient de collaborer avec eux et de forcer leurs frères à payer tribut.
Accepter un tel état signifiait la plus profonde déchéance morale. C’était devenir traître à sa patrie et, par dessus tout, à sa foi. Pour se faire, au service des trognes païennes, l’instrument de la domination du peuple élu de Dieu, il fallait renoncer l’attente d’Israël, renoncer tout ce qu’Israël avait de sacré, renoncer ses espérances.
Qui plus est, lorsqu’il acceptait un poste, le publicain devait prêter un serment païen de fidélité à l’empereur et offrir un sacrifice païen en l’honneur de son esprit, le genius de l’empereur. Les Romains n’avaient nul respect des convictions religieuses de leurs agents. Les publicains, non contents de servir les intérêts de Rome en levant des taxes sur leurs propres compatriotes, assouvissaient leurs propres appétits mercenaires et, s’enrichissant aux dépens de leurs frères d’esclavage, ils rendaient plus pesant encore le joug de l’oppression romaine. Tels étaient les publicains ! C’est pourquoi, à juste titre, la haine et le mépris les entouraient ; traîtres à leur peuple, ils ne trahissaient pas simplement un peuple, mais le peuple choisi de Dieu, Son instrument dans le monde, l’unique peuple par qui la renaissance et le salut devaient venir au genre humain.
Tous ces traits que nous avons décrits s’appliquaient éminemment à Zacchée, qui n’était pas un publicain ordinaire, mais un chef de publicains, un architélonès. Sans nul doute, il avait tout fait : il avait offert des sacrifices païens, prêté un serment païen, extorqué brutalement des taxes à ses frères, les augmentant même pour son propre profit. Et il était devenu, comme en témoigne l’Evangile, un homme riche. Bien sûr, Zacchée comprenait clairement que les espérances d’Israël étaient perdues pour lui. Toute la prédication des prophètes, tout l’amour senti dès l’enfance, tout ce qui faisait tressaillir de joie chaque âme pieuse de l’Ancien Testament, chaque âme «connaissant la jubilation» -tout cela n’existait plus pour lui. C’était un traître, un renégat, un hors-la-loi. Il n’avait plus de part en Israël.
Or voici qu’un bruit lui parvient : le Saint d’Israël, le Messie annoncé par les prophètes a paru au monde et, avec une poignée de disciples, parcourt les champs de Galilée et de Judée, prêchant l’Evangile du Royaume et opérant de grands miracles. Dans les coeurs fidèles, de joyeux espoirs s’allument. Et Zacchée ? Comment va-t-il réagir ? Pour lui, personnellement, la venue du Messie sonne la catastrophe. Le règne des Romains doit finir et Israël triomphant ne manquera pas de se venger des dommages qu’il a causés, des abus et des exactions auxquels il s’est livré. Et si même il en va autrement -car le Messie, ainsi qu’en ont témoigné les prophètes, vient comme un juste, un porteur du salut, un homme humble et doux (Zach. 9, 9)- le triomphe du Messie ne peut lui apporter, à lui Zacchée, que la honte la plus totale, la perte de toute la fortune et du rang social qu’il a acquis à un prix terrible : celui de la trahison de son Dieu, de son peuple, de toutes les espérances d’Israël.
Peut-être, toutefois, n’en est-il pas ainsi -pas encore. Le nouveau prédicateur pourrait n’être pas le Messie. Tous ne croient pas en Lui. Pharisiens et Sadducéens -les plus grands ennemis des publicains et, en particulier, de lui Zacchée- ne croient pas en Lui. Peut-être cette histoire n’est-elle qu’une rumeur colportée par la populace. En ce cas, l’on va pouvoir continuer à vivre à la petite semaine comme l’on a fait jusqu’ici... Mais Zacchée ne cherche pas à se fortifier dans cette pensée. Il désire voir Jésus pour savoir, pour vraiment savoir : «Qui est-Il ?» Oui, Zacchée veut que le prédicateur qui va passer soit véritablement le Christ, le Messie. Il veut crier avec les prophètes : «Ah ! Si tu déchirais les cieux et si tu descendais !» (Is. 64,1). Qu’il vienne ce temps, même s’il signifie ruine et déchéance pour lui, Zacchée. Dans son âme, s’ouvrent, semble-t-il, des profondeurs qu’il n’avait pas lui-même perçues jusqu’à présent ; en lui brûle, flambe, dévore, un amour totalement désintéressé pour Celui qui est «l’Attente des Nations», pour l’image de l’humble Messie décrit par les prophètes, «Qui a pris nos souffrances et porté nos douleurs» (Is. 53,4). Et lorsque se présente l’occasion de Le voir, Zacchée s’oublie soi-même. Dans le triomphe du Messie réside, pour lui personnellement, pour Zacchée, le désastre et la perdition. Mais il n’y songe pas. Il désire apercevoir, ne fût-ce que du coin de l’oeil, Celui que Moïse et les prophètes ont prédit.
Et voici : le Christ passe. La foule l’environne. Zacchée, du fait de sa petite taille, ne peut L’apercevoir. Cependant la soif de Zacchée, la soif absolument libre et gratuite qu’il a de voir le Christ, au moins de loin, est si illimitée, si irrésistible, que cet homme riche et puissant, officier de l’Empire, en plein milieu d’une foule qui lui voue haine et mépris, ne prête attention à rien et, consumé du désir de voir le Christ, dédaigne toutes les convenances, abandonne tout décorum, et grimpe à un arbre, à un sycomore qui poussait sur le bord du chemin. Et les yeux de ce grand pécheur, de ce chef des traîtres et des renégats, rencontrent les yeux du Saint d’Israël, du Christ le Messie, du Fils de Dieu. Jésus voit ce qu’un regard indifférent ou hostile ne saurait voir. Aimant d’amour désintéressé l’image du Messie, Zacchée est instantanément capable de reconnaître le Seigneur Christ dans le docteur galiléen qui passe ; et le Seigneur, plein d’amour divin et humain, discerne l’amour en Zacchée qui Le scrute depuis les branches de son sycomore ; le Seigneur voit les profondeurs spirituelles de cette âme, profondeurs que Zacchée même, jusque-là, ne soupçonnait pas. Le Seigneur voit, dans ce coeur de traître, cet amour ardent pour le Seigneur d’Israël, amour que n’entache nul soupçon d’intérêt personnel, amour qui peut le régénérer et le renouveler. La voix de Dieu se fait entendre : «Zacchée, hâte-toi de descendre, car aujourd’hui je dois demeurer chez toi». Et la renaissance morale, le salut, le renouveau vinrent à Zacchée et à toute sa maison. Oui, le Fils de l’Homme est vraiment venu chercher et sauver ce qui était perdu.
Seigneur, Seigneur, nous T’avons trahi, Toi et Ton oeuvre, comme le fit Zacchée ; nous nous sommes privés nous-mêmes d’une part en Israël ; nous avons renié notre espérance ! Toutefois, dût-il même tourner à notre honte et confusion et à celle de nos semblables, que Ton Règne vienne ! Et Ta victoire, et Ton triomphe !
Oui, quoique, pour nos péchés, -et c’est justice-
Ton avènement nous doive porter ruine et condamnation
viens, Seigneur, hâte-toi !
Mais donne-nous de voir, fût-ce de loin,
le triomphe de Ta Justice,
quand bien même nous n’y saurions participer.
Et prends pitié de nous contre toute espérance,
comme jadis tu fis de Zacchée !
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