lundi 13 septembre 2010

Vie de Saint Avvakoum, le Zélote aux pieds nus.

AVVAKOUM Le Zélote aux pieds nus, par THEODORET Moine de l'Athos.


1Introduction à la Vie d'Avvakoum le Zélote aux pieds nus

Traduction Presbytera Anna
Editions de la Fraternité Orthodoxe saint Grégoire Palamas
Le Père Avvakoum, nouveau flambeau de l'Orthodoxie, est né dans le Dodécannèse, à Symi, dans l'une de ces îles-martyres qui ont connu successivement des douloureuses occupations des Franks, des Turcs et des Italiens.
Symi, aujourd'hui offre un paysage presque désolé, mais les lieux gardent cette saveur inexprimable, sévère et douce à la fois, d'une terre sanctifiée par l'ascèse et la prière des saints. Ce sont désormais les difficultés économiques du monde moderne qui chassent de Symi les chrétiens de l'île et les projettent dans un monde étranger où leur foi s'affaiblit.
Jadis, au contraire, lorsque la foi orthodoxe était persécutée, les fidèles vivaient dans l'affliction sainte et les larmes divines de la componction; alors la grâce avait surabondé.
Le saint monastère de l'Archange Michel en témoigne encore par son icône miraculeuse du redoutable archistratège des milices célestes que du monde entier les fidèles viennent vénérer. La Tradition enseigne qu'ici, il n'y eut jamais de poste maritime, les fidèles jetant à la mer ce qu'ils destinaient au monastère : la "poste des anges" prenait le colis en charge et les pieuses offrandes arrivaient toujours à destination, sur le rivage où s'élève le monastère.
Dans ces îles saintes de l'Orthodoxie, ces îles de marins et de pêcheurs d'éponges, il y avait alors peu de différence entre la misère naturelle et la pauvreté volontaire que les moines s'imposent. Ainsi de nombreux enfants se préparaient, sans même le savoir, à la vie ascétique du monachisme orthodoxe. Et comme les anges prenaient soin des colis envoyés à la mer, selon la mesure de la foi de ceux qui les y lançaient, le Seigneur Lui-même guidait spirituellement ces futurs moines, qui devenaient des théodidactes". Ces âmes amies de Dieu, en effet, comme celle du Père Avvakoum, obscures pour le monde, toutes entières "cachées en Christ", sont appelées théodidactes parce que Dieu seul les enseigne, et qu'aucun savoir terrestre et illusoire ne vient les troubler.
Pour le Père Avvakoum, le monachisme, la philosophie selon le Christ, fut véritablement "l'université des universités" au point que les grands professeurs de théologie d' Athènes et de Thessalonique venaient le voir pour s'abreuver à ses paroles et recevoir son enseignement. Ces professeurs, comme le célèbre J. Karmiris, "avaient entendu parler de Dieu", mais le Père Avvakoum lui, comme le prophète Job, rendait grâce de pouvoir dire au Seigneur : "Mon oeil t'a vu".
Seul un être déifié, qui a expérimenté la gloire divine, peut comprendre l'Ecriture et expliquer comme le fit Avvakoum des passages mystérieux, tel le sacrifice d'Abel et celui de Caïn dont on lui demanda un jour la signification. On sait que dans la Genèse, Dieu accepte le sacrifice du pasteur Abel et refuse celui du cultivateur Caïn; et les "professeurs de théologie" de l'interroger : pourquoi Abel et non Caïn? Un théologien rationaliste déduira de ce récit l'idée de "prédestination". Dieu a d'avance choisi Abel et rejeté Caïn; il a donc condamné ce dernier à être coupable. Or, y a-t-il rien de plus injuste? L'homme est sauvé ou perdu sans qu'il y soit pour rien. N'est-ce pas contredire l'Ecriture? Comment sortir du dilemme?
Le Père Avvakoum donne la juste réponse : Abel a offert un sacrifice de façon "droite", il a rendu le culte orthodoxe, celui que Dieu désire; Caïn a offert un sacrifice d'une façon non-droite ou hétérodoxe, il s'est volontairement écarté du culte exact. "Le bien n'est pas bien s'il n'est pas bien fait".
Et Saint André de Crète confirme Avvakoum et dit dans le Grand Canon, Ode 1, sur Abel et Caïn : "O Jésus, je n'ai pas imité la justice d'Abel. Je ne t'ai pas offert des dons agréables, des actes divins, des sacrifices purs, une vie sans reproche. Comme Caïn, nous aussi, âme misérable, nous n'avons offert au Créateur du monde que des actes souillés, des sacrifices impurs, une vie inutile, c'est pourquoi nous serons condamnés".
Cette science divine, cette connaissance spirituelle des Saintes Ecritures, le Père Avvakoum l'avait acquise, dans sa solitude d'ermite, "seul avec son Christ". Vivant hors des soucis inutiles de ce monde, il était semblable aux oiseaux du ciel qui "ne moissonnent ni ne sèment", et son vêtement, plus blanc que le lys des champs, était celui du Christ, qu'il avait revêtu au point de devenir un évangile vivant.
En digne imitateur du prophète Elie, le modèle des moines, le zèle de la maison du Seigneur le dévorait, et c'est avec une grande humilité, une grande joie spirituelle et en rendant grâce à Dieu, que le Père Avvakoum portait ce nom de zélote que l'on donne aujourd'hui aux moines dont le zèle pour les dogmes est en harmonie avec l'intensité de leur prière.
A notre époque de tels êtres sont devenus rares et cette vie du Père Avvakoum, écrite par le Père Théodoret représente un témoignage précieux, à une époque où de nombreux Pères athonites redoutent de voir sur la Sainte Montagne le monachisme orthodoxe s'éteindre peu à peu, comme jadis celui des déserts d'Egypte et de Palestine.
Aujourd'hui, en effet, la plupart des grands monastères subissent l'attrait de doctrines étrangères à la sainte orthodoxie, issues de la philosophie et de la science du monde. La raison de cette décadence spirituelle tient à ce que certains monastères deviennent, de plus en plus, la vitrine luxueuse de l'Orient "chrétien", face à un Occident alléché par l'orthodoxie, qui envoie ses contingents de touristes besogneux et brouillons, prêts à tout faire pour se distraire, mais, en général, peu enclins à la pauvreté en Christ. Aussi, comme à l'origine, ce sont les petits ermitages, les skites, les grottes des Karoulia, qui ont recueilli les héritiers de la tradition ascétique et dogmatique des Pères. Là s'est refugiée la vie orthodoxe, dans la solitude de l'hésychia et de la foi parfaite : "Celui qui est silencieux, écrit saint Isaac le Syrien, ami de la solitude, de la tranquillité, même séparé des hommes à cause du Seigneur, s'il confesse la foi en paroles et en actes , il en devient le héraut plus que lumineux". Tel a été le Père Avvakoum, le nu-pied, le pieux zélote qui a prié sans cesse pour le salut de tous.
Seuls des hésychastes peuvent parler des hésychastes et il fallait un Père Théodoret pour faire le récit de la vie du Père Avvakoum. Le Père Théodoret est l'une des grandes figures ascétiques et spirituelles de l'Eglise Orthodoxe aujourd'hui. Il est connu par plusieurs livres savants et remarquables, sur saint Nectaire, sur la Sainte Communion, sur l'oecuménisme et par un petit journal,"L'Haghiorite", dont "La Lumière du Thabor" a publié plusieurs extraits. Il prépare un commentaire des canons, un nouveau Pidalion. Le Père Théodoret a reçu de Dieu le charisme de la théologie et de nombreux orthodoxes voient en lui un nouveau Nicodème Hagiorite, un nouvel anneau de la chaîne d'or des saints ascètes orthodoxes.
Rendons gloire à Dieu de nous avoir donné, dans les temps d'afflictions pour la foi orthodoxe qui sont les nôtres, des hommes de Dieu tels que le Père Avvakoum et le Père Théodoret son disciple, pleins de zèle pour Dieu, ce zèle dont l'évèque Théophane le Reclus disait qu'il est un des signes de l'existence ininterrompue de l'Eglise du Christ.

PREFACE DU P. THEODORET L'HAGIORITE
Composer un ouvrage sur la vie d'un hagiorite comtemporain, qui voici six années à peine s'est endormit dans le Seigneur, n'est pas chose facile. Mais quelque chose nous a pourtant contrait de risquer une démarche si hasardeuse : nous désirons que ce livre trouve encore en vie tous ceux qui ont connu de près Avvakoum le géronda. Car nos pères s'en vont chaque jour. Ils s'en vont, emportant avec eux tout leur trésor d'expérience, trésor inestimable qui fut celui de l'ancien Athos, où naguère encore paraissaient les grands prodiges et les exploits merveilleux des saints qui l'avaient élu pour demeure, après qu'ils avaient pour jamais renoncé au monde.
Avvakoum, lui, l'ancien d'éternelle mémoire, donnait non seulement donner son sang pour mener son ascèse admirable, mais savait encore sacrifier à la communion des âmes, tant était véridique son amour pour l'homme, pour la personne profonde de l'homme, qu'il vînt à lui revêtu de la robe du moine ou simple laïc pélerin. Car bien que, depuis sa jeunesse, il eût reçu d'abondance la grâce d'en haut, jamais pourtant, fût-ce un instant, il ne cessa dans la mesure de ses forces de s'offrir lui-même en holocauste, faisant son coeur obéissant à la voix de l'Evangile : "Le Royaume des cieux est forcé, et ce sont les violents qui s'en emparent".
Il vécut ignorant des biens de ce monde : il ne se sentait vivre qu'à l'air plus libre qu'il trouvait à la douce respiration des choses qui parlent du salut ou du ciel. Il était le marchand avisé de la parabole, celui qui ne juge pas trop de vendre tout ce qu'il possède pour acheter la perle inestimable, le royaume des cieux. Comme ils sont sages, en vérité, les disciples de l'Evangile, et comme ils sont indigents les savants lettrés de ce siècle!
Par sa vie ascétique, il foula avec puissance les têtes des dragons de l'amour-propre et de l'égoisme; car, ne voulant posséder que son Christ et -il en fit un jour l'aveu- ne possédant que lui seul, il ne laissait s'exhaler son souffle que pour prononcer le nom divin de son Christ dont il ne cessait pas l'invocation adorable. C'est ainsi que très vite, pour ses frères du monastère comme pour la foule de ses pélerins, il était devenu symbole d'ascèse, modèle de simplicité, paradigme d'amour : et lorsqu'il fut mort, on vit de partout affluer les étrangers venus -fait unique dans les annales de l'Athos (1) - prendre un peu de terre sur sa tombe, puis s'en retourner dans leur patrie, serrant sur eux leur bénédiction précieuse; tant il apparaissait à ces explorateurs d'un autre monde comme une vivante confession de la foi orthodoxe : sa seule vue leur évoquait tout ensemble le saint Précurseur, les fous en Christ et, pêle-mêle avec leur François d'Assise à eux, les saints des icônes qu'ils disaient "byzantines" (2)!
Il quittait cette vie déjà, l'autre grand zélote aghiorite, Callinique de Katounakia (3), quand le père Avvakoum n'en était encore qu'au début de ses luttes spirituelles, là-bas dans sa solitaire Vigla! Et lorsqu'un peu plus tard à la Grande Lavre le digne enfant de Symi parvenait à son midi, le père Jérome d'Egine, lui, le troisième astre nouveau de l'orthodoxie, se trouvait désormais au zénith de sa course spirituelle -car ils sont bien trois astres au firmament de l'Eglise, ces trois confesseurs de la foi, les défenseurs de l'Ancien Calendrier, Callinique de Katounakia, Jérome d'Egine et Avvakoum de la Lavra; trois fontaines fidèles à l'orthodoxie de leurs Pères, une eau de consolation divine.
Saint Jean Chrysostome, dans sa Treizième Homélie sur la Génèse, incite les fidèles, s'ils veulent échapper au monstre de l'Hadès et obtenir en partage le Royaume des Cieux, à se parer des deux ornements d'un "dogme droit ("orthos") et d'une conduite vertueuse". Sur l'observance de ce précepte, le géronda Avvakoum d'éternelle mémoire veillait comme sur la prunelle de ses yeux. Et rien n'eût pu l'en dispenser, ni son ascèse, ni sa vertu personnelles, ni ses prières, ni ses larmes; mais à peine eut-il pressenti toute la portée de l'hérésie nouvelle qui commencait dans cette simple innovation de notre siècle, celle des années 1924, et dans celles qui suivirent, qu'aussitôt il réagit à la manière des Pères, préférant supporter sans un murmure, et jusqu'à la mort, l'opprobre du Christ et la kyrielle des tribulations qui sont le lot de ceux qui veulent mener leur vie en harmonie avec les saintes traditions de l'Eglise.
Oui, pour tous, la personne d'Avvakoum était comme une vivante clameur -comme s'il eût déclaré dans un cri : "Il aime le prochain celui qui aime le Christ. Mais celui-là seul aime le Christ, qui garde ses commandements". Lui-même, pour garder ces commandements, et les garder de la façon que Dieu veut, cultivait impassible le champ de ses vertus, l'arrosant à la sueur de son ascèse. Et c'était cette même ascèse qui purifiait et illuminait son être; elle en était comme le filtre qui ne laisse jamais passer que le mot, le geste dont pour autrui naît toujours une joie, parce que cette parole, cette attitude est justement à chaque fois la seule parfaite.
La vérité est que dans sa vie Avvakoum souffrit beaucoup, pleurant et s'affligeant au fond de sa retraite, mais que dans cette vallée de larmes, toujours, au milieu des suppliques qu'il élevait à Dieu, il marcha parmi la joie de son coeur. Non, pas un instant, les prières ne cessèrent de réjouir son coeur. "L'homme, disait-il, est né pour la joie, pas pour l'affliction. Pourquoi prend-il sa joie des idoles? Croyez-m'en, ils paient pour acheter leur joie. Mais la joie de Dieu ne coûte rien. Pour moi, je n'ai rien d'autre que mon Christ avec sa joie (4)!" Et par là, sans le vouloir, il révélait qu'il avait atteint à la mesure du vrai moine, qui se réjouit dans le Christ qui est venu habiter son coeur. Et une autre fois : "Jamais je n'ai dit un mensonge ni fait une plaisanterie", confiait-il à un visiteur dans sa simplicité, laissant percevoir les luttes, inconnues de la plupart, qu'il livra tout au long de sa vie.
Nous n'avons pas prétendu, en écrivant la présente biographie, aller contre les habitudes du temps présent ou imposer l'idée d'un saint nouveau. Mais c'est une simple dette que nous acquittons ici, la dette immense que nous avons au joyeux géronda de Vigla, qui nous catéchisa quand nous étions tout jeunes moines, nous enseignant à ne pas altérer la vraie tradition orthodoxe et à la garder telle que nous l'avions reçue, pure et intacte, telle que nous l'avions apprise dans les agrypnies et dans les jeûnes, en disant le chapelet et en exerçant l'hospitalité, et telle que nous l'avaient transmise nos pères que si souvent, jusqu'à aujourd'hui, nous avons vu lutter jusqu'à la mort, pour combattre les falsifications et les contrefaçons dont, à l'extérieur mais aussi à l'intérieur, elle es hélas l'objet dans notre siècle d'apostasie. Voilà ce que l'humble Avvakoum nous enseigna, sans nul fanatisme, montrant seulement la fermeté du confesseur que venait tempérer la douceur du saint. Ce ne sont pas les hétérodoxes qui nous eussent parlé ainsi : leur ton à eux était autre, qui nous raillèrent de vouloir imiter notre ancien et qui, lorsque nous ouvrîmes seulement la bouche pour parler, proférèrent des menaces.
Mais pour le géronda nu-pieds de Vigla, son désir du divin, augmenté encore par l'étude assidue des écrits inspirés, l'avait rendu semblable aux pères théophores en qui, avant lui vivait la vérité de l'Orthodoxie. Et ce fut ce même Avvakoum, ce familier de Dieu, qui, nous affermissant sur le roc de la foi, sut si bien nous exhorter à n'accepter jamais de boire le vin frelaté des hétérodoxes, afin de ne boire que le vin de l'Eglise une et celui qui sortait des grappes lorsque dans son monastère il foulait le raisin sous ses pieds vierges.
Et après la mort même, nous lui aurons encore cette dette de notre reconnaissance, parce que jusqu'à son dernier jour nous vîmes sur son visage les paroles prendre chair pour y devenir le pain blanc et frais, qui suffisait à rassasier notre faim. C'est pourquoi aussi, chaque jour qui passe maintenant, rend son absence plus douloureusement sensible, car depuis le temps où il a fui d'auprès de nous, sa place est demeurée vide, tandis que la faim persiste et que la soif est à son comble...
Comment pour finir, ne pas remercier chaleureusement tous ceux qui, par leur concours, nous ont apporté une aide précieuse, enrichissant cet ouvrage d'indications supplémentaires, de photographies et de documents divers. Ils sont nombreux et parmi eux nous mentionnerons particulièrement le Très Révérend Augustin Katsambiris, archimandrite, le Père Nectaire, père spirituel du monastère de Saint Nil, le Père Basile, hiéromoine de la Lavra, le Père Sabbas Phoundis, moine athonite, le Père Paul de Vigla, les Pères Ephrem 2222et Bartholomée, de la Grande Lavra, le Père Pierre, prêtre du Protaton, Madame Irène Pantélion, nièce du géronda, ainsi que Messieurs Bazoni, Rodios, Dimitrios et Savvas Papathemalis.
Nous remercions aussi tout particulièrement les pieux frères en Christ du Père Avvakoum, ses bien-aimés dans le Seigneur. K.Armenakis et S.Tsitsiridis, auxquels, un mois avant sa dormition, le géronda fit entre autres choses le récit dans le monde durant l'époque qui précède son arrivée au Mont Athos...
Nous formons le voeu que ce petit livre puisse devenir cause que d'autres âmes viennent, plus nombreuses, marcher à la suite de l'inoubliable géronda qui, soixante années entières, sut mener la vie en Christ, ornant de sa présence le "Jardin de la Toute Sainte".
Et puisse par tes prières, Père Avvakoum, le Seigneur retenir, pour un peu de temps encore, sa colère qui vient, à cause de nos oeuvres impies.

Théodoret moine.
Skyte de la "Présentation au temple de la Mère de Dieu", Kapsalos, Mont Athos, août 1984.

Notes
(1) Cette terre, des pélerins allemands la montrèrent fous de joie au père du Protaton, le Père Pierre (Sclavos). C'est lui qui, plein d'allégresse à son tour, nous rapporta le fait, touché dans son amour pour le Père Avvakoum, aux côtés duquel il avait vécu près de cinquante années.
(2) Irenikon, 1961, p. 355-6.
(3) Callinique l'Hésychaste, ed. Monastère du Paraclet, Oropon.
(4) L'Ancien Jérome d'Egine, de Sotiria Nousie, Athènes 1979.
Erhart Kastner, Die Stundentrommel von heiligen Berg Athos, Frankfurt 1956, p.93. Egalement publié en traduction anglaise sous le titre : Mount Athos : the call from sleep, London, 1969. Les passages concernant le Père Avvakoum figurent dans les pages 1OO-1O9.


1 LA JEUNESSE D'UN SAINT
C'est à Symi, la petite île du Dodécannèse, qu'en 1894 on vit naître celui qui pour le monde n'était qu'un petit Antoine -Antoine Gaïtanos- mais qui pour Dieu était déjà Avvakoum.
Georges et Irène ses parents avaient tous deux la crainte de Dieu. Antoine était leur fils premier-né, l'aîné des six enfants. Après lui venaient Charitoménie, Panaghiotis, Christos, Spyros et Basile.
Au pays, le métier de son père était de tradition : pêcheur d'éponges. Comme presque tous ceux de l'île, la mer, tout l'été, le retenait. Puis, quand venait la morte-saison, il avait encore ses deux magasins à tenir. Il fallait entendre le Père Avvakoum quand il en parlait : "Les deux magasins qu'avait mon père, disait-il, il y travaillait l'hiver, quand il en avait fini avec la mer.Et les éponges, il ne les prenait pas avec ses machines de maintenant; non, c'est à la pierre qu'il allait les prendre; jusqu'au fond, il descendait, à quatre-vingts mètres; un saint homme, mon père".
Le petit Antoine, "Antonaki" comme on l'appelait, avait vécu au voisinage de Lemonitissa. Pour la Symi d'alors, florissante avec ses dix-huit mille habitants, c'était un beau quartier que celui des "citronniers" avec ses maisons bien espacées. Mais ce qui par dessus-tout attirait Antoine, c'était l'église. Elle était dédiée à l'Entrée de la Mère de Dieu au Temple. C'était là, à l'ombre de la Toute Sainte Miséricordieuse qu'il avait grandi. De la maison, il n'y avait que quelques pas à faire. Pour lui, se trouver là chaque matin, auprès de sa Panaghia, était devenu comme un besoin. Il y faisait même le chantre maintenant : tous les jours, en semaine, il venait chanter vêpres et matines. Mais pour les fêtes et les offices du dimanche, ils étaient chantés par des chantres qui faisaient le tour des églises de l'île. Ces jours où il ne chantait pas, il restait dans le sanctuaire et il servait. C'étaient les enfants de choeur qui lui donnaient du mal! De toute la liturgie, il ne pouvait les quitter des yeux. Et il devait encore leur apprendre à ne pas s'habiller de travers et les forcer à se tenir comme il fallait!
C'est qu'il était sévère avec eux! Témoin cette anecdote qu'ils rapportent : il s'en était trouvé un pour faire, une fois de plus, une quelconque bêtise. Le petit Antoine s'était faché : il l'avait obligé à rester toute la liturgie à genoux sous les fonts du sanctuaire. Depuis, le turbulent petit "diacre" avait grande. Il était même devenu professeur de lettres. Il avait rapporté l'histoire à ses compatriotes -c'est d'eux que nous la tenons- et, à les entendre, ce n'était pas sans une grande nostalgie qu'il la leur avait racontée...
Antoine allait vêtu d'une grande veste; un genre de paletot; quelque chose qui semblait hésiter entre le costume des gens du monde et l'habit monastique; cela ne lui faisait pas le même air qu'à ses compagnons; non il avait beau être de leur âge, il était décidément différent des autres. On le voyait souvent faire son signe de croix ; alors, il faisait avec ses deux bras le geste d'enlacer et, inclinant un peu la tête de côté, il disait : "Christoudaki mou, Christoudaki mou", ce qui dans le patois symiote signifie : "Mon petit Christ, mon petit Seigneur".
Le même garçonnet racontait aussi que lorsqu'Antoine voyait à l'église la bannière des processions, brodée de l'icône de la Résurrection, son coeur d'enfant s'enflammait du désir d'éteindre le Christ. Tels étaient les signes qui auraient pu laisser pressentir en lui le moine à venir, le futur amoureux du Royaume de Dieu.
Il aimait aussi beaucoup faire des pélerinages aux innombrables petites églises -on en comptait plus de deux cents- qui parsemaient la campagne de son île. Sa mère, pour qu'il déjeune en route, fourrait dans son baluchon des olives , un peu de pain et quelques fruits de saison. Et le voilà parti par monts et par vaux. Mais, il suffisait qu'en chemin il trouve des paysans pour lui réclamer un peu de pain, et tout de suite, de bon coeur, il donnait le sien.
Un jour, il s'était même aventuré très loin, jusqu'à l'église de Saint Jean le Théologien, à plus de deux heures de chez lui. D'abord, il avait allumé les veilleuses ; puis, longtemps il était resté là à prier ; puis tout-à-coup il avait senti sa faim. Aussitôt, sans y penser, il était allé à son sac ; il oubliait seulement qu'il en avait partagé le contenu entre les paysans rencontrés au hasard des villages qu'il avait traversés. Devant la besace vide, il s'était souvenu. Et sans plus s'inquiéter, il était retourné à sa place. Mais son oeil par hasard était tombé sur l'appui de la fenêtre. Qu'était donc cette chose posée dessus ? Un morceau de pain tout chaud encore, comme au sortir du four. Et le petit Antoine, tout en le mangeant, avait remercié Dieu de tout son coeur.
Une jeune femme de Symi, Madame Kyra Nicoli, racontait comment Irène, sa mère, avait eu son premier enfant. "Longtemps après son mariage, disait-elle, sa mère n'avait toujours pas d'enfant. Aussi décida-t-elle bientôt qu'elle ne chercherait plus à en avoir. Le petit Antonaki qui pouvait bien avoir dix à onze ans à l'époque venait souvent chez ma mère : "Rinaki, lui disait-il, tu n'as qu'à avoir une icône de saint Phan772ourios". "Va -t-en, Antonaki, faisait-elle, je ne veux pas d'icône". Antonaki pourtant insistait. Trouve une icône de saint Phanourios, lui dit-il un jour, et tu verras : tu auras un fils et tu l'appelleras Phanouri". Les choses arrivèrent comme il l'avait dit. Elle prit avec elle une petite icône du saint et, peu de temps après, elle s'aperçut qu'elle était enceinte. Bientôt elle mit au monde un fils qu'elle appela Phanouri. Après lui, ce fut moi, Kyra ; et après moi, Evangelia, Yannis et Basile".
Antoine avait grandi. Il était maintenant aide-iconographe. Mais le maître était bien exigeant. Il ne lui laissait jamais rien faire d'autre que de mélanger les poudres. Mais de son côté, Antoine une fois seul chez lui "travaillait les couleurs et faisait des ébauches". C'était cette science-là qui lui serait un grand secours plus tard quand il s'agirait de donner forme à ses plus saints désirs. Et puis un jour le maître s'en était allé à Rhodes pour ses affaires. Antoine alors avait continué d'étudier auprès de Papa-Nicolas le Droméos. C'était un homme qui s'y entendait, Papa-Nicolas. Lui, parce qu'il sentait sa fin approcher, avait longtemps rêvé de trouver quelqu'un à qui transmettre les secrets de son art. "C'est vraiment lui, expliquait le Père Avvakoum, qui m'a appris le métier. Je faisais les corps et lui les visages..."Environ trois mois plus tard, le Papa-Nicolas s'était endormi dans le Seigneur. Antoine avait poursuivi tout seul son apprentissage. Bientôt, il avait pu vendre ses oeuvres : ving-cinq drachmes pièce. "De celle-là, disait-il tout fier, j'ai obtenu vingt-cinq metzitia. Quatre metzitia font une livre turque".
Il avait installé son atelier au kiosque du parc de Lémonitissa. C'était là que les enfants du voisinage venaient le rejoindre pour le contempler à l'oeuvre. Et lui, en plus des bonnes paroles qu'il leur prodiguait, leur donnait même des couleurs pour les occuper. Il était bien jeune pour être peintre d'icônes et les oeuvres qu'il nous a laissées sont moins des produits de l'art que les marques toutes spontanées de sa foi encore enfantine. Presque toutes ses icônes respirent cette simplicité qui est la sienne ; et presque toutes aussi représentent saint Phanourios le Thaumaturge, le saint nouvellement manifesté qu'il s'était choisi pour saint patron.
Il n'avait pas fallu longtemps pour que tout le monde sache qu'Antoine était devenu iconographe ou, comme disent les Grecs, "hagiographe". Déjà les commandes commençaient d'affluer. Un jour on vint même le voir de l'église Sainte Irène qui est sur le petit port. C'était pour le prier de peindre l'icône de saint Phanourios. On la mettrait à l'église qui serait ainsi consacrée à deux martyrs. Avec joie il s'était mis en devoir d'exécuter la commande ; et, peu de temps après, il portait lui-même l'icône à l'église. "C'est là, expliquait-il, que m'est venu le désir de faire moi aussi mon église à saint Phanourios".
Mais devenir bâtisseur d'église était toute une histoire ! Mener à bien une telle oeuvre, quand on n'avait que les maigres ressources de notre jeune hagiographe, quelle affaire ! Quelle somme de difficultés presque impossibles à résoudre ! Une nuit pourtant où, rêvant éveillé aux dimensions de sa nouvelle église, il s'était livré à de savants calculs, voici que saint Phanourios lui apparut en rêve, tout pareil à celui qu'il venait de peindre. "Le saint sortit de l'icône et devint vivant, dit Avvakoum. Il me prend par la main et me mène à l'endroit où il veut son église. "C'est là que tu feras mon église" dit-il. L'endroit qu'il me montrait était un petit vallon qui ressemblait étrangement à celui de la Vigla du Mont Athos,mais beaucoup plus abrité du vent".
Son rêve, il ne l'avait confié à personne. Il avait seulement demandé à sa tante à qui pouvait bien appartenir le petit champ. "Celui-là ? Il est à Maria de Smaragdie" avait-elle répondu.
Antoine n'avait pas été long. Il s'était tout de suite rendu chez la dame. Il avait cherché à lui acheter son champ. Mais elle faisait des difficultés. Et il avait beau lui remontrer que c'était la volonté du saint, elle n'avait jamais voulu. Il en avait été pour ses frais et était reparti tout triste.
Mais voici que quelques jours plus tard, la propriétaire vit saint Phanourios en rêve. Il lui parla d'un ton sévère, sans réplique : "Va demain à la Mairie et donne-lui le champ". "Crainte et tremblement s'abbattirent alors sur Maria", raconte le Père Avvakoum. C'est ainsi qu'en avril 1912 le champ avait changé de propriétaire. L'endroit, que la population locale avait baptisé du nom de "Nimouraki" était environ à une heure de Chora, la capitale de Symi. Non loin de là poussait un vague jardin, que depuis près de cinquante années on avait laissé en friche, comme à l'abandon.
"C'est alors, dit Avvakoum, que je construisis nu proskynitère (un oratoire). C'était une sorte de cabanon, si petit qu'il pouvait tout juste contenir une personne prosternée devant les icônes...On en distinguait plusieurs à l'intérieur : il y avait celle du saint, une de la Sainte Trinité, une de la Panaghia et quelques autres e". L'humble ébauche de la chapelles à venir...
Selon une pieuse coutume qui avait encore cours par le pays comme par toutes nos îles, tous les samedis soirs et à la veille de chaque fête, les femmes allaient à ces petites chapelles abandonnées dont l'île est toute parsemée, et elle y allumaient les veilleuses.
Un jour donc qu'elles étaient venues à Saint Basile, elles avaient aperçu, tout blanc, le proskynitère d'Antoine. "Pourquoi n'irions-nous pas allumer aussi à Saint Phanourios ?" se dirent-elles. "C'est depuis ce temps, expliquait Avvakoum, - et le sourire de l'enfant éclairait son visage ridé - c'est depuis ce temps que la petite église a toujours été noire de monde".
Maintenant, avec les chapelles abandonnées on comptait toujours Saint Phanourios. Et là-haut on commençait à recevoir beaucoup de visiteurs...L'heure de l'épreuve pourtant n'était pas loin.
II. L'EGLISE DE SAINT PHANOURIOS
Tout cela - la vénérations de l'icône de Saint Phanourios et les pélerinages de pieuses gens venues d'en-bas pour allumer sa veilleuse - avait duré à peine un peu plus de deux mois. Le Malin n'y tenait plus. Et un matin qu'Antoine s'employait, comme d'habitude, à nettoyer les abords du proskynitère, il lui avait semblé apercevoir comme une silhouette de moine qui gravissait à grandes enjambées la montée qui mène à la chapelle. Au début, il ne parvenait pas à bien y voir ; quelques minutes plus tard, son oeil perçant avait reconnu l'arrivant ; c'était le marguillier de l'évêque, le papa-Kriticos, bien connu de toute l'île. Le jeune hagiographe avait senti un léger trouble s'emparer de lui. Un frisson lui parcourut le corps. Par exemple ! Que signifiait à pareille heure, par ce soleil, la venue à travers champs d'un personnage aussi officiel que l'était celui-ci ? Pour sûr, il montait à Saint Phanourios !
Il n'avait pas eu le loisir de penser davantage. Déjà, le visiteur pressé approchait du proskynitère. Sans même saluer, il s'était mis en devoir de décrocher les icônes, une à une. Il en avait fait une pile pour les emporter. Et c'est alors seulement que, reculant de deux pas, il était ressorti. Et, se tournant vers Antoine que la stupeur avait jusque là rendu muet : "Comment oses-tu faire des choses pareilles, et sans avertir ni l'évêque, ni moi ?" avait-il rugi. "C'est que ..." avait bredouillé Antoine, "...le saint m'est ajouté, "vous n'avez qu'à vous arranger avec lui, après tout".
Pour toute réponse, le papa-Kriticos, les icônes sous le bras, était reparti vers la ville. Et tout en redescendant, il marmonnait : "Ah ! Qu'on ne m'y prenne plus, à remettre les pieds ici ! Je vais de ce pas tout raconter à l'évêque !"
"La chose, soupirait le vieil Avvakoum, m'avait causé beaucoup de peine et d'amertume. Mais je n'ai pas cessé pour autant de supplier Dieu et son saint. Je suppliais : "Que faire, mon saint ?" "A toi de réparer ! Trouve-moi au moins de quoi acheter de la chaux et des pierres ! "Ensuite, tout l'été se passa sans qu'Antoine monte une seule fois à son cher proskynitère. Parce qu'il n'avait qu'une peur. Que les hommes de l'évêque l'attrapent, et c'en était fini de ses dévotions à son saint".
Les femmes, elles, continuaient d'aller encenser à l'oratoire qui était toujours debout sur son emplacement. Antoine tenait la chose de la bouche même des femmes et il avait pu s'en assurer au cours des pélerinages solitaires qu'il continuait de faire ; il poussait jusqu'aux chapelles alentour, ces chapelles campagnardes dont, on le sait, la petite île était pleine.
Il lui avait fallu attendre décembre 1912 pour commencer à travailler sérieusement à édifier son église. D'abord, à coups de pioche, il avait extrait les pierres ; ensuite, il avait amassé l'argile qui affleurait par dessous. Et puis il avait encore fallu acheter la chaux : dix quintaux, dont il montait un peu chaque matin à l'ermitage en allant y travailler. Petit à petit, il l'apporta toute. Il creusa alors trois fosses pour la mettre à dissoudre. De quel grand courage s'était pris notre bâtisseur ! Il y avait beau temps maintenant qu'il ne pensait plus aux gens de la Métropole ! Il faut dire que l'archevêque ne l'avait pas importuné. Et le papa Kriticox ? Que lui était-il arrivé ? Il ne s'était pas passé trois mois depuis qu'il avait arraché les icônes du mur de saint Phanourios, que deux de ses enfants qui vivaient au loin, en Amérique, - c'était les aînés, que nous avions vu très solides gaillards - mourraient tous deux, d'un seul coup, au nez des médecins impuissants. Sur la maison de l'archevêque, c'était un deuil terrible qui s'abattait ; une peine insupportable, encore jamais sentie. De tous côtés on le plaignait, jusque parmi les femmes qui vénéraient saint Phanourios. Une d'elles pourtant s'indigna : "Ces malheurs qu'il essuie maintenant, voilà le juste retour de ses outrages envers le saint..."
1913 : début mars, les abords de Saint Phanourios sont encombrés de matériaux : partout des pierres, des planches, de la terre, de la chaux. Pour Antoine qui s'en emplissait les yeux, c'était une contemplation dont il ne se lassait pas. A présent, il ne manquait plus que les bras alertes qui travailleraient à élever la "maison de Dieu".
Enfin, le 9 mars, jour des quarante saints martyrs de Sébaste, il avait, au magasin de son père, trouvé les hommes qu'il cherchait : trois maçons et un manoeuvre pour travailler le mortier. Il était venu, le grand moment... Quelque chose pourtant manquait encore... une chose dont le jeune hagiographe ne croyait pas devoir se dispenser : ce qui lui fallait pour se mettre à l'ouvrage, c'était la bénédiction de son père. Il avait donc parlé de ses projets. La réponse cependant avait été peu encourageante : "Allons, est-ce que nous n'avons pas assez de nos misères, pour que tu ailles encore nous créer des ennuis ?" "Mais, mon père...avait répliqué Antoine. Le saint m'est apparu... Je ne veux rien d'autre que ta bénédiction. Les maçons sont là, prêts à commencer..." Le père avait réfléchi longuement. A la fin, se tournant vers sa femme : "Donnons-lui cette bénédiction, grommela-t-il. Nous verrons bien ce qu'il en fera. Allons, mon fils, ajouta-t-il, que Dieu et son saint t'éclairent. Tu l'as, ma bénédiction !"
Ajntoine et ses ouvriers n'avaient pas passé plus de deux jours au vallon de saint Phanourios que, déjà la voix de Mélétios, le hiéromoine du Parianos, résonnait, éclatante, à leurs oreilles : "A Toi qui as solidement établi la terre sur ses fondements, nous aussi aujourd'hui, Seigneur, nous dédions ce temple de ta gloire ; et nous te prions, nous te supplions, oui, affermis aussi cette maison aux siècles des siècles..."
Puis, sur la pierre qu'Antoine lui présentait, il traça le signe de la Croix vivifiante. Et avec les paroles du renvoi, il la plaça comme fondement de l'église : "Sur le roc inébranlable de Tes commandements, Seigneur, affermis Ton Eglise".
A la construction, Costas, le maître d'oeuvre, et ses maçons avaient mis tout leur coeur. Aussi, pas plus tard que la quatrième jour, les murs de la chapelle arrivaient déjà à la hauteur prévue pour la coupole. Alors, plantant là le chantier, ils redescendirent chez eux apprêter les moulures de la voûte. Entre-temps, Antoine, lui non plus, ne perdait pas un instant : il s'était mis en devoir d'acheter les cent boisseaux de terre de Santorin que réclamait la finition de la coupole. Et après cette seconde opération, le résultat était là, magnifique :l'édifice était achevé. Il ne manquait plus maintenant que l'iconostase et la décoration intérieure. Mais cela ne pouvait guère tarder non plus, avec un bâtisseur qui déployait tant de zèle et d'ardeur à l'ouvrage.
Le grand malheur était que toute cette peine ne se justifiait peut-être même pas, à cause de l'interdit absurde jeté par l'archevêque, qui ôtait toute chance de voir la chapelle un jour consacrée et la liturgie célébrée selon les canons.
Mais, parce qu'il mettait son espoir en Dieu et en son saint, Antoine ne s'était pas trouvé pris au dépourvu. Lui s'occupait seulement, en travaillant d'arrache-pied, d'amasser au plus vite de quoi parer aux ultimes dépenses, pour mettre à l'édifice la dernière main. Le reste, le saint y pourvoirait bien. Et le miracle, une fois de plus, ne se fit pas attendre.
Un jour qu'Antoine, harrassé de fatigue, revenait des champs, il se trouva nez à nez avec le papa Sotiri : "Tu as appris la nouvelle, Antoine ? demanda-t-il. On va te consacrer Saint Phanourios pour la fête de tous les saints. Tu peux commencer les préparatifs ! " "Ah! ...en quel honneur ?" avait bredouillé Antoine tout éberlué. "Eh bien voilà, le maire et l'archevêque ont fait le projet de consacrer Saint Phanourios ; et, comme cela devrait amener un grand rassemblement de monde, ils ont pensé profiter de l'occasion pour vendre les actions du navire qui vient de se construire au Pirée. Comme cela, ils feraient d'une pierre deux coups. Seulement, ils étaient ennuyés, se demandant si le propriétaire de la chapelle accepterait la chose". "Eh bien, avait répondu Antoine, tous les sous que les femmes me donneront pour l'église, je les donnerai pour le navire". Comme il était désintéressé notre hagiographe !
Premier juin 1914 : autour de Saint Phanourios se presse une mer de monde. Pour faire honneur au saint et consacrer son église, les fidèles sont venus par milliers. Après la divine liturgie, il fallut distribuer plus de trois cents prosphores (pains bénits) aux pélerins ! Pour l'office lui-même, Antoine, qui ne possédait pas encore les accessoires liturgiques, avait dû emprunter à Lémonitissa bien des pièces du nécessaire : les ustensiles du sanctuaire, le lustre, les chandeliers ... Durant le service, on l'avait vu sans cesse courir de l'un à l'autre, transformé en porteur d'eau, pour rafraîchir ses hôtes. A la fin, tous étaient venus défiler devant lui : c'était à qui lui adresserait les félicitations les plus chaleureuses. Et, à chaque instant, en guise de bénédiction, on lui glissait, les femmes surtout, de petits billets dans les poches. Mais les soixante metzitias qu'il avait amassés, auxquels il avait encore trouvé moyen d'ajouter cinq ou six autres pris sur sa bourse, il les offrit, lui aussi en guise de bénédiction, au comité chargé d'organiser la collecte pour le navire ! Pour lui, ce qui faisait tout son plaisir et suffisait à le combler, c'était de sentir le contentement que goûtait son âme ce jour-là. Vers midi, tandis que la foule commençait déjà à s'éparpiller et qu'on redescendait au village, Antoine, lui, demeurait seul aux côtés de son saint bien aimé. Ces instants-là, deux mois avant sa dormition, il les revivait encore : "Moi, je suis resté là-haut, tout seul... J'étais dans la joie et dans l'allégresse..."
III EN ROUTE POUR LE MONACHISME
C'était bien ce qui ressortait de ses explications : le reste de cette journée qui avait suivi la consécration de sa chapelle, le Père Avvakoum l'avait toute entière passée seul à Saint Phanourios. La solitude et l'hésychia qui y régnaient étaient le milieu naturel où aimait à se reposer son âme simple et innocente. Et parce que, nous l'avons dit, il ne savait que bien peu de choses, le plus clair de son temps il le passait à la prière et à ses offices. Quant à l'étude de la Sainte Ecriture et des Pères, il l'aurait longtemps encore méconnue, si l'épreuve n'était pas venue à point lui faire connaître son ignorance : car véritablement pour Antoine, qui était de "ceux qui aiment Dieu", tout ne pouvait que concourir au bien.
Par une après-midi paisible, donc, deux élèves du lycée vinrent visiter son oratoire. Bientôt, sans ménagement pour Antoine, ils l'accablèrent d'un flot de blasphèmes et d'impiétés. Qui sait à quelle littérature sordide ils étaient allés s'abreuver pour en être venus si jeunes à d'aussi tristes sentiments ? Le Malin, sans doute, qui n'avait pas réussi d'abord à pénétrer l'imagination de notre jeune et vertueux bâtisseur pour lui souiller à l'aise le coeur et l'esprit, les utilisait maintenant pour jeter le trouble dans son âme calme et tranquille. La réaction d'Antoine ne se fit pas attendre :
"Vous êtes des dégoûtants ! cria-t-il. Vous sortez du lycée ? En voilà une belle raison ! Osez me redire un peu ce que vous débitiez là ! Espèces de sans-Dieu ! Et vous dites ça sans trembler ? Vous n'avez pas peur, pas honte ?" Ils avaient voulu bredouiller quelque chose : "C'est la pensée qui nous l'a suggéré..." "Ah! Quand la pensée s'égare... Non, vous me dégoûtez ! Oiseaux de malheur ! Allez, ouste, du balai, sortez-moi d'ici... et que je ne vous revoie plus".
Notre bon ermite, un peu plus tard, avait réfléchi. Il désespérait : "Que faire ? Des gens de cet acabit, j'en rencontrerai sûrement encore beaucoup d'autres ! "Tout de suite il prit son parti. Il irait demander ses lumières au papa-Mélétios, le hiéromoine. Est-ce que lui ne ferait pas un bon professeur, après tout ? Le Père Avvakoum en tout cas se l'était déjà choisi pour "maître-candidat".
Celui-ci le dépêcha sans retard au village : il devait dénicher chez les riches deux exemplaires de l'Ancien Testament. Et tout de suite ils commencèrent les leçons : commentaire, récitation par coeur de chapitres entiers, sans compter les rudiments de grammaire : c'était là l'enseignement du papa-Mélétios.
Antoine, dont tout l'être n'avait jamais eu d'autre soif, d'autre désir, que celui de s'intruire dans les choses divines, pouvait maintenant se nourrir à satiété de la parole de Dieu. Et du soir au matin, maintenant, on ne le voyait plus que les livres saints à la main ; à croire que c'était de lui que le psaume dit : "Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des impies... mais qui trouve son plaisir dans la loi du Seigneur et qui la médite jour et nuit..."
C'est pourquoi il garda toujours de la reconnaissance au Père Mélétios. Quelques jours avant sa dormition, il redisait avec son habituelle simplicité quel maître l'avait le premier initié au Saintes Lettres. "C'est lui qui me les a apprises", disait-il avec sa manière bien à lui. "Depuis...Ah! toute la grâce divine ! L'Ancien Testament, je le sais en entier par coeur ! Et le Nouveau également ! C'est comme cela que je me préparais à l'apostolat et que je prêchais au monde avant même de venir ici".
Et pourtant... En 1975, deux jeunes gens vinrent l'inviter à sortir pour prêcher dans le monde. C'était, disaient-ils, à cause de ce grand don, de ce charisme qu'il avait... d'autres sûrement y trouveraient leur profit. Mais lui, avec ce mélange de sérieux et de simplicité qu'il avait souvent, leur répondit aussitôt : "Les prédications, je les ai faites dans ma jeunesse". Mais maintenant qu'il devait prier pour tous, il avait bien assez à faire avec les trente personnes - elles étaient d'ailleurs plutôt quarante souvent, l'été surtout - qui, tous les jours, venaient le voir et lui demander ses conseils.
La vérité était qu'il fuyait systématiquement la gloire du monde. C'était d'ailleurs à cause de cela qu'il n'avait jamais quitté, fût-ce une fois, la Sainte Montagne. Oui, vraiment, il s'en était ouvert à son bien-aimé Père Ephrem qui était prêtre à la Lavra, il craignait trop le dommage des louanges.
De 1914 à 1919, Antoine n'eut pas d'autre souci en tête que son église de Saint Phanourios. "Pappas tous les jours", disait-il en rassemblant ses souvenirs - il voulait dire par là qu'à cette époque de sa vie, on avait célébré tous les jours les vêpres ou la divine liturgie. Quelle flamme d'amour pour son Dieu devait abriter son coeur de jeune garçon des îles ! Son Dieu, il l'adorait et cette adoration le faisait vivre ; il s'entretenait avec son Seigneur et cela lui était une chose plus naturelle et plus nécessaire que, pour le corps, le pain et l'eau.
En même temps venait le grand moment, celui de la retraite hors du monde. Maintenant, l'aigle des îles ne pouvait plus se reposer à la seule ombre de son ascèse à lui, de sa piété à lui. Maintenant, il voulait se mesurer, il voulait éprouvé, il voulait mener ce "bon combat" que nos Pères nous enjoignent de mener, dans la sainte obéissance, loin du monde, parmi la vaste solitude du désert, cette mère nourricière de toutes les grandes âmes.
Sa première accointance avec le monaschisme, il la devait à une moniale de Symi qui avait singulièrement influé sur sa vie. De cette bienheureuse, il disait que le jour où l'on a tranféré ses reliques, ses ossements dégageaient une odeur merveilleuse. Telle est bien notre Orthodoxie, pareille à un avant-goût de paradis que l'on obtient par l'ascèse avec la purification et qui se communique par l'exemple comme on allume un cierge à un autre cierge. Et s'il fallait chercher les prémices de la vie spirituelle d'Antoine, c'est dans sa jeunesse vraiment sainte qu'on les puiserait - cette jeunesse qui s'était déroulée au rythme des divines liturgies, des travaux d'iconographie, des promenades aux églises désertes, cette jeunesse pour tout dire écoulée sous la grâce des Mystères, entre le doux parfum de l'encens, celui très subtil des fleurs des champs et la bonne odeur marine.
Plus tard, dans sa vie monastique, il n'avait fait que laisser grandir en lui ce goût du sacré. Et maintenant, spontanément, généreusement, à la foule d'admirateurs venus le visiter, il en transmettait les fruits :ce désir de simplicité, cet amour des offices et de la prière, ce goût de l'ascèse, ce zèle pour les choses divines. Car c'était là le milieu naturel où il aimait à se reposer, où par la pensée il aimait à évoluer, lui, ce fils de la Grande Lavra dont il était comme le dauphin "mystique".
L'été 1919 était arrivé et il s'était mis en route pour Jérusalem : il partait se faire moine au fameux monastère de Saint Savvas. Sa soif de Dieu l'entraînait aux sources les plus pures de la vie ascétique, là où dans la sainte obéissance, parmi beaucoup d'afflictions et au prix d'une très douloureuse ascèse, des anges dans un corps avaient chanté la gloire de Dieu.
Rhodes fut sa première étape, où il dut se mettre en règle avec l'autorité. Mais un contretemps le força de rester toute une année auprès du Métropolite Apostole. "Je bêchais le jardin, j'aidais l'archevêque dans ses tâches de pasteur, expliquait le Père Avvakoum dans le récit qu'il nous fit de sa vie. A la fin, l'heure du départ arriva. Seulement, où prendre l'argent ? Avant de quitter son île, l'ascète sans le sou avait, en guise de bénédiction, distribué le peu qui lui restait aux malheureux contraints d'emprunter pour dettes. Ames bienheureuses, qui montrez avec éclat que celui qui aime sincèrement Dieu, celui-là seul peut encore d'un égal amour aimer l'homme, et sa patrie, et tout ce qu'il y a de noble et de beau... Mais heureusement pour son fils, la divine Providence veillait...
Des fidèles avaient eu vent de ce que le jardinier de l'évêque savait peindre les icônes. Ils vinrent donc le supplier de se mettre aux fresques de saint Nicolas et de sainte Anastasie, comme aussi à d'autres plus modestes. Il pouvait espérer une rétribution de quarante metzitias. "C'était", expliquait maintenant le vieil Avvakoum non sans fierté, "deux à trois fois autant que ce que j'avais distribué en aumônes". Aussi, quand Antoine monta sur le bateau pour Jérusalem, il emportait plus de mille drachmes avec lui.
Le navire venait de jeter l'ancre à Jaffa, lorsque le capitaine demanda à voir les papiers d'Antoine.
Par malheur, ils n'étaient pas en règle. En effet, à Rhodes, il avait omis de faire porter sur ses papiers le visa du consulat de Grande-Bretagne, qui était nécessaire parce qu'à l'époque presque toute l'Anatolie était sous protectorat anglais. Antoine n'eut pas le droit de débarquer. Contraint de poursuivre vers l'Egypte, il descendit enfin dans le port d'Alexandrie. C'était le jour de la Pâque du Seigneur. Des gens qui l'avaient vu errer sans le sou en avertirent le Patriarche Photios. Celui-ci, par l'entremise de son lecteur, lui fit remettre quinze oeufs et trois pains.
Le soir du même jour, il s'en allait pour Trieste sur un bateau autrichien. Comme ils approchaient de la Crète, il entendit les marins crier : "Candie, Candie !" Interrogeant le capitaine qui savait le grec, il apprit qu'ils étaient aux abords de la Crète. Il les supplia de le débarquer à Héraclion où devait mouiller le bateau. Et, le jour même Antoine rendait visite au Métropolite Titos. Tout de suite, l'évêque l'avait bien aimé. Il aurait voulu l'envoyer au monastère d'Ankarethos où lui-même était devenu moine. Mais les enfants du voisinage lui expliquèrent qu'on ne l'y laisserait porter la soutane que le samedi et le dimanche. Le reste de la semaine, ces moines-là se mettaient des pantalons et coiffaient la casquette pour aller aux champs. Notre Antoine avait beau désirer se faire moine , il ne croyait pas que ce genre de vie pût lui convenir. Et il ne se décidait pas.
Il était encore à lutter contre ces pensées, quand un moine crétois l'aborda : "Et pourquoi n'irais-tu pas à la Sainte Montagne ?" lui dit-il. Pour Antoine, ce fut l'aube d'une espérance inquiète qui tout à coup se leva. "A la Sainte Montagne ? demanda-t-il ; et comment y va-t-on ?" L'autre le lui expliqua. Bondissant de joie, Antoine lui sauta au cou. Et, en guise de bénédiction, il lui laissa cinquante drachmes.
Mais parce qu'il avait beaucoup de zèle pour secourir ses frères, il employa à précher le peu de temps qui lui restait à vivre dans le monde. C'étaient ses tout premiers sermons. Il les faisait en plein air, sous le beau ciel crétois. Il commentait des textes de l'Ecriture parfois difficiles, mais il en parlait toujours très simplement. Et, pour mieux frapper les imaginations, il recourait à de comparaisons ingénieuses, inspirées, par exemple, de ses mésaventures de voyage. Sa toute première prédication eut lieu au jardin des Trois Arcades : "C'est parce qu'il ne s'est trouvé personne pour m'expliquer que je devais d'abord aller au consulat d'Angleterre m'assurer que mes papiers étaient en règle, c'est à cause de cela seulement sue je n'ai pas pu arriver jusqu'à Jérusalem, au monastère de Saint Savva, comme j'en avais l'intention. Eh bien, de la même façon, si chacun de nous ne met pas en règle ses papiers d'ici-bas, il ne parviendra pas à la Jérusalem d'en-haut".
Son esprit s'était à peine penché sur cette idée de partir pour la montagne bénie de l'Athos, que déjà son âme s'était complètement apaisée. "Je venais seulement de me dire : "Allons à la Sainte Montagne", raconte-t-il, et à l'instant même, tout me devint favorable. Ah ! Vraiment, vraiment, tout n'était que joie ... Jusqu'à cette rencontre inattendue que je fis au Pirée avec mon frère !"
Il remonta d'abord à Aghènes. Il ne s'y arrêta que bien peu de temps ; mais l'occasion pourtant lui fut donnée d'y prêcher à nouveau la parole de Dieu. Seulement , ses longs cheveux, sa grande barbe qu'il ne taillait pas et son allure de moine lui valurent de se faire convoquer par l'archevêque. A l'issue de l'interrogatoire, le protosyncelle, le trouvant toujours suspect, lui ordonna de rejoindre au plus vite un monastère quuel qu'il soit. Antoine obéit avec joie : il n'était plus dans le monde aucune agrément pour le retenir : maintenant il ne lui restait plus que de seul désir : commencer au plus tôt sa nouvelle vie, la seule capable de le charmer, la seule capable de le changer, de le transfigurer en soldat du Christ, en soldat du Royaume :la vie angélique.
IV LA SAINTE MONTAGNE DE L'ATHOS
A l'automne 1920, Antoine - il avait alors vingt-six ans - arrivait en bateau à la Sainte Montagne, devant le saint monastère de la Grande Lavra ; il touchait à son "saint des saints". Tout de suite, la majestueuse beauté du cadre, la richesse mystérieuse des saints offices l'avaient comme magnétisé. Cette âme sensible et pure comprenait qu'elle se trouvait au lieu qu'avait désiré son coeur. Et dans cette paix enfin goûtée, il s'était bien vite accommodé à l'ordonnance et au rythme nouveau de cette vie nouvelle, qu'il menait exempte de toutes les pensées dont les novices sont habituellement tourmentés, les plus cultivés comme les plus simples.
Il y avait là, dans l'allure à la fois simple et imposante de ces bâtiments comme aussi dans la nature alentour, qui faisait au monastère une sorte d'enclos sacré, il y avait toute une matière subtile, bien propre à entrer en résonnance avec son âme : l'être d'Antoine était, lui aussi, d'une nature simple et sans superflu, avec, de lplus, cette noblesse particilière qui marque toujours les enfants de Dieu ; elle était assortie chez lui du don des charismes qu'il avait reçus d'abondance, mais qu'il ne négligeait pas pour autant, pareil en cela au fidèle économe de l'Evangile, de les faire en peu de temps fructifier.
Deux, trois semaines peut-être, il avait demeuré en hôte à l'hôtellerie du monastère ; il fallait bien apprendre les visages et les choses auxquels il allait attacher le reste de son existence, apprendre à les connaître et être connu d'eux. Et parce qu'à l'époque la Lavra comptait près de cent soixante moines dans ses murs et plus de cinq cents autres disséminés çà et là dans les skites et dans les kellia qui en formaient les dépendances, l'admission de nouveaux moines ne se faisait qu'après un examen rigoureux de leurs capacités.
Un matin, le moine Oreste, qui avait pour diaconie de battre le rappel, l'avait invité à se présenter devant la synaxe. Des vénérables anciens qui la composaient, Antoine avait appris que sa requête était entendue et qu'on le recevait au monastère au nombre des frères novices. Il aurait désormais pour diaconie de seconder au réfectoire celui qui servait à table et qui était à ce moment-là le moine Galactions. Après une métanie à son supérieur et aux anciens de la synaxe, Antoine, avec un zèle tout divin, avait commencé sans plus attendre à servir dans la fonction qu'on lui avait marquée. Et il marchait, là encore, comme sur un sol uni, sans murmurer ni gémir. Tout lui paraissait beau,paisible, parfaitement à sa mesure.
Quelques jours encore avant sa mort, décrivant à ses très aimés pélerins quels sentiments avaient été les siens durant ces jours inoubliables, il s'exclamait : "Quelle joie que celle d'alors, quelle allégresse ! Quel paradis ! C'est au point que je ne porrais même pas vous en dire davantage !" Car il avait trouvé là ce que désirait son âme. Aussi, après cinquante huit ans passés, il bondissait encore d'enthousiasme au souvenir de ces instants ! Ames bienheureuses, pauvres et loqueteuses, qui en avez cependant enrichi plusieurs et dépouillé beaucoup des loques du péché...
Après un noviciat d'un an, où il avait montré une obéissance parfaite et une persévérance sans faille, la synaxe du monastère décida de le faire moine. On le tonsura et il reçut le nom nouveau d'Avvakoum, qui en hébreu signifie "étreinte", sous lequel il allait devenir célèbre jusqu'aux confins du Mont Athos. Et en vérité, parce qu'il avait reçu en abondance le charisme de la prière, le Père Avvakoum allait en peu de mtemps devenir pour tous celui dont l'étreinte console. Très vite, bien des moines, novices et anciens, viendraient recueillir auprès de lui, une parole de vérité, un souffle de prière, reflets d'un amour vivant et d'une sollicitude toute chrétienne, émanés d'un coeur simple empli de compassion. Plus tard aussi, les nombreux fidèles qui par dizaines viendraient chaque jour le visiter, comme on éprouve le soulagement d'un baume, trouveraient à ses paroles consolation et soutien dans la lutte pour la vertu. Son amour les étreignait tous librement, parce que lui-même avait auparavant étreint Dieu, la source de toute énergie et de toute prière.
V. CONFESSEUR DE LA FOI DU CHRIST
Ces années s'étaient écoulées rapidement et le serviteur de Dieu Avvakoum, toute force et toute joie, exhaalait tout autour de lui un souffle de confiance et d'amour, d'abnégation et de tempérance. L'heure arrivait pour lui néanmoins où il serait à son tour passé au crible et, avec lui, le jardin de la Vierge tout entier, comme il l'avait été du temps des Kollyvadika, il y a près de deux cents ans. Mais cette fois l'épreuve était plus rude et allait en l'espace de quelques mois semer le trouble sur toute la Sainte Montagne, depuis la Laure de Saint Athanase jusqu'au fin fond de la plus humble cabane du désert athonite. Que se passait-t-il donc ?
D'un commun accord avec l'Eglise officielle grecque, le Patriarcat Oecuménique avait décidé en mars 1924 d'adopter le nouveau calendrier papiste, au plus grand mépris des protestations écrites du reste des Eglises Orthodoxes et des décisions de l'Eglise, dont il prenait l'exact contrepied. La conscience haghiorite avait alors sur-le-champ manifesté son opposition. D'une seule voix, tous les pères des Monastères, des Skites et des Kellia avaient dit "non" à cette innovation anticanonique et refusé de se soumettre aux ordres du Patriarche.
Telle avait été la première phase de la réaction, dont les formes variaient aussi chaque jour, se modelant sur le flux changeant des événements et des divers bruits colportés, d'après lesquels un conseil du synode panorthodoxe aurait été réuni pour débattre d'une éventuelle issue du conflit.
Quant à la seconde phase, voici quelle était l'origine. Après l'adoption de la nouvelle mesure, un grand nombre de Pères de l'Athos décidèrent de ne plus mentionner leur évêque, soumis au Patriarche, et de rompre la communion avec ce dernier comme avec toute église qui accepterait l'innovation du Nouveau Calendrier, ou même qui continuerait d'être en communion avec les novateurs. Mais la plupart des moines n'avaient pas osé souscrire à cette décision ; de là provint un schisme, qui se perpétue jusqu'à aujourd'hui et dont les effets se font toujours plus douloureusement sentir. Au début, vingt quatre moines du monastère de la Grande Lavra s'étaient insurgés, parmi lesquels figurait aussi le paisible Avvakoum.
La querelle était si vive que les éclats de voix s'entendaient jusque dans la cour du monastère. Pour un lieu où peu de temps auparavant régnait encore un calme tranquille, c'était une rude épreuve qui s'abattait soudain. Le Père Avvakoum s'était enfermé dans sa cellule. Le chapelet à la main, il priait sans discontinuer que Dieu rende sa paix à l'Athos éprouvé. Les moines fidèles à la tradition continuaient, comme par le passé, de travailler au monastère mais, parce qu'ils ne pouvaient plus accepter que l'on mentionne le patriarche, ils n'étaient pas en communion de prière avec les autres pères et célébraient à part, dans une vaste chapelle qu'on leur avait concédée. Bientôt, le Père Avvakoum fut exilé pour quelque temps à Vigla, dans la grotte de Saint Athanase. Mais très vite, les Pères, apercevant combien sa cause était noble et à quel point ils l'aimaient, ne purent plus y tenir et demandèrent son rappel au monastère. Cette fois, on lui donna la diaconie d'infirmier ; il fut attaché au service du grand hôpital dont disposait la Lavra pour les nombreux moines vieux ou malades que comptait la communauté.
Avec beaucoup de zèle, il s'attacha à sa nouvelle diaconie ; et de ce moment-là, jour et nuit, il servait inlassablement ses malades. Mais, en même temps, il ne laissait jamais passer une occasion de leur prodiguer la parole de Dieu ; ou encore il leur lisait des livres saints pour qu'ils y puisent la consolation et l'oubli de leurs maux. Ainsi, durant sept ans et demi, il travailla à l'hôpital, y déployant un soin et une énergie incomparables.
Dans une de ses rares lettres à son frère Basile, il écrit : "Apprends encore cela, Basile, mon frère : dans notre monastère se trouve un grand hôpital où, durant sept ans et demi, j'ai occupé le poste d'infirmier-chef. J'ai vu là beaucoup de miracles. Et, parmi mes malades, ceux qui fondaient leur espérance sur le Christ et sur la Toute-Sainte, tous ceux-là guérissaient ; mais ceux qui ne croyaient qu'aux médicaments et aux piqûres n'en ressentaient aucun soulagement. Demandez toujours leurs prières aux soldats du Christ".
Le Malin était pourtant de nouveau à l'affût. Bientôt sa position d'ancien calendariste valait au géronda un second exil à la grotte de Saint Athanase. De la part des malades, pourtant, les protestations ne tardèrent pas : dans la diaconie très éprouvante de l'assistance aux malades, l'infirmier qui avait remplacé le Père Avvakoum n'avait pu suivre le rythme de son prédécesseur. Car le Père Avvakoum qui était, on le sait, d'une très solide constitution, avait beau être le plus acharné de tous au travail, il ne ressentait jamais la fatigue. Aussi, à force de suppliques, les malades obtinrent bien vite qu'il leur fût rendu ! Et il fallait voir quel accueil débordant d'enthousiasme les moines et les malades, qui tous l'aimaient, lui avaient réservé à son retour.
Au début de l'année 1927, la communauté de la Lavra voulut clore une bonne fois la querelle impitoyable qui n'en finissait pas de déchirer le monastère. Et, pour s'assurer un meilleur succès, on adressa au Gouverneur une invitation écrite, le priant de venir présider la synaxe des Anciens qui agiterait pour la dernière fois la question des zélotes fidèles au calendrier des Pères. Sur la proposition du frère médecin, le Père Athanase Kambanaou, lui-même zélote, on avait élu le Père Avvakoum pour représenter ces pères. Celui-ci, au jour et à l'heure fixés, s'était présenté au Synodicon du monastère. Tous les anciens s'y trouvaient et le Gouverneur présidait.
Tout de suite, il interrogea Avvakoum : "Comment expliquez-vous, Père, votre désertion d'une communauté au sein de laquelle vous avez au préalable semé l'anarchie ? Et dites-moi pourquoi vous n'êtes pas en communion avec le reste des Pères ?" Avec doiceur, avec humilité, le Père Avvakoum répondit : "Votre Excellence, Monsieur le Gouverneur, a-t-elle étudié les saints canons du Pidalion ?" "Et que dit le Pidalion, Père ?" questionna l'autre. Le Père Avvakoum eut la réponse prompte : "Si vous l'ignorez, Monsieur, allez donc d'abord le lire. Après, vous viendrez nous juger".
Jugeant que cette réponse constituait une grave offense à l'autorité, la synaxe relégua bientôt son auteur au saint monastère de Xéropotamou. Le pauvre Avvakoum était pour la troisième fois écarté de son lieu de pénitence.
Environ deux mois plus tard, on le rappelait de son exil. Ce jour-là, qui était un 9 mars, on le pria même d'assister à l'agrypnie avec le gouverneur. Et au matin, aussitôt après l'office qui avait duré toute la nuit, ce dernier monta sur son mulet et s'apprêta à repartir en hâte pour Karyès. Le Père Avvakoum alors, voyant là l'occasion de lui faire entendre la voix de la raison, prit la bête par le licol et se mit à faire route avec lui. Et, tout en cheminant, il lui parlait comme il savait le faire. Il lui expliquait avec ses façons douces et prévenantes, auxquelles l'autre fut sensible, pourquoi les Pères de la Sainte Montagne s'étaient opposés au changement de calendrier et il lui faisait voir comment les textes ecclésiastiques fondaient et justifiaient une telle opposition. Très vite cette simplicité, cet enthousiasme enfantin qu'Avvakoum mettait dans ses paroles, comme sa maîtrise si admirable de la Sainte Ecriture, tout cela émut le Gouverneur. Et il ne lui fallut pas longtemps pour se faire à l'idée qu'il avait affaire à un homme vertueux et épris d'idéal. Aussi, à peine arrivé à Karyès, il demanda que le zélote fût rendu sans délai à son monastère d'origine. Quelques jours plus tard, la Grande Lavra recevait de nouveau Avvakoum dans son sein.
Son retour pourtant n'alla pas sans déception. Des pères zélotes qui avaient été ses compagnons de lutte, presque tous avaient fui, les uns de leur plein gré, les autres contraints par la force. Et le peu qui restait n'avait pas tardé à rejoindre le Catholiçon. Dès lors, le Père Avvakoum ne connut plus la paix ; jusqu'au jour où, avec un autre de ses frères, ami lui aussi des vertus, il quitta le monastère. Gélasios et lui s'en allèrent tous deux dans l'ascétique région de Vigla. Dressant un campement de fortune, ils se lançèrent tout de suite dans la construction d'une nouvelle église à saint Phanourios. Et en même temps, ils aménageaient le terrain tout autour pour y construire leur future cellule. Cela dura jusqu'en 1939. Ensuite, le Père Gélasios, abandonnant le Père Avvakoum, partit soigner dans ses vieux jours un moine de grande vertu, le géronda Gabriel, qui possédait aux environs de Vigla une jolie kelli dédiée à l'Entrée de la Mère de Dieu au Temple. C'est là qu'en 1942 son frère Gélasios le fit grand-schème dans la chapelle attenant à la cellule - cette même cellule est aujourd'hui encore habitée par deux moines très pieux, zélotes l'un et l'autre, le Père Gabriel et le Père Paul son novice, qui y mènent vaillamment l'ascèse.
Ainsi, c'était son amour pour la tradition apostolique de l'Eglise, un amour pur et désintéressé qui, par delà les tribulations et les peines, le faisait toujours s'appliquer à discerner en toute chose la volonté divine - c'était cet amour-là qui lui avait mérité l'exil de Vigla. Mais il eut sa récompense : car c'est là aussi, dans cette solitude de Vigla, qu'il fut gratifié d'une foule de biens spirituels, des biens qui n'allèrent pas, évidemment, sans leurs sueurs ni leurs amertumes mais qui n'en furent pas moins de grands dons.
Dieu, en effet, récompensait Avvakoum de sa fidélité à la foi de ses Pères. Quand, un jour, un moine qu'il aimait beaucoup, le Père Ephrem, moine de la Grande Lavra comme lui, lui avait demandé pourquoi il était devenu zélote, le Père Avvakoum avec sa spontanéité désarmante, lui avait fait une réponse pleine d'un franc réalisme : "Mais c'est que Dieu me demandera compte ; il me dira : "Avvakoum, toi qui connaissais la loi de l'Eglise, comment l'as-tu foulée aux pieds ?" Et il ajoutait que le nouveau calendrier était un "sacrifice de Caïn".
L'austérité qui était la sienne ne l'empêchait pourtant pas de faire preuve envers les autres de beaucoup d'indulgence. Sans être jamais caustique, il veillait à respecter la liberté et l'opinion de chacun. Et parce qu'il se faisait de cette conduite une règle d'or, beaucoup parmi ses frères zélotes, incapables de passer la lettre et l'apparence, se méprenaient sur lui : prétextant qu'il fallait éviter les fausses notes, ils ne voulaient rien d'autre en fait qu'étiqueter les gens selon leur conduite et leur tempérament ; et quelle fausse note, selon eux, qu'un zélote ose rendre leur baiser à des prêtres, à des évêques néo-calendaristes, même s'ils s'étaient inclinés les premiers pour lui baiser la main ! C'est qu'ils ne savaient pas, les pauvres, Avvakoum cachait une âme noble, empreinte seulement d'une simplicité enfantine ; une âme qui, parce qu'elle était tout amour, prenait bien garde de mesurer sur la sienne la conduite des autres et qui n'hésitait pas, quand il s'agissait de gagner une âme, à sacrifier un peu de aspect formel du dogme, sans jamais pourtant entamer son intégrité. Au contraire, c'était justement parce qu'il avait d'abord en vue la finalité des choses qu'Avvakoup était prêt le plus souvent à user de modération et d'économie ; et cela, même s'il fallait d'abord passer par un baiser d'hétérodoxe.
Son attitude envers ses compagnons d'ascèse et ses visiteurs obéissait aux mêmes principes. Certains disaient l'avoir vu souvent se mettre en colère et s'exprimer dans un langage qui leur paraissait déplacé dans la bouche d'un ascète. Mais ils oubliaient d'examiner si ces moments rendaient une image fidèle et exacte du caractère d'Avvakoum ou s'il en était de lui comme d'un enfant, qui se fâche un instant contre quelqu'un jusqu'à lui lancer des injures et qui, la minute d'après, son chagrin complètement oublié, vient faire un baiser et demande à reprendre le jeu un instant interrompu.
Car dans la personne du Père Avvakoum il n'y avait place ni pour le formalisme ni pour une politesse hypocrite qui, l'un comme l'autre, ressemblent plutôt à ces belles pierres de sépulcres blanchis, qui sont remplis d'ossements et de toute sorte d'impuretés.
Le moine Avvakoum, lui, était le même au-dehors et au-dedans. La lutte qu'il menait pour l'ascèse, jusqu'au sang le plus souvent, lui avait ôté, - ou plutôt ne lui avait pas laissé le temps de cultiver - ce goût que les gens nourrissent pour les fausses délicatesses et ces déploiements d'une affabilité affectée, fioritures d'une attitude purement extérieure qui ne va pas plus loin que leur peau. Pour lui, l'ascèse, ou peut-être même une disposition instinctive, lui avait fait détester tout superflu et toute fausseté ; et il ne s'embarrassait pas plus des manières que ne fait un maréchal avec ses soldats à l'heure du combat.
C'est que l'ascète de Vigla se trouvait lui aussi sans cesse sur la brêche, engagé dans cette même guerre qui, dans l'ancien monachisme, faisait paraître les pères assez fous pour parler ou gesticuler tout seuls, ce qui aux yeux de la plupart passe toujours pour bizarre et extravagant.
Par là, on s'explique mieux cette manière de parler qu'il avait, vive et animée, souvent même cassante, cette façon de vous couper sans ménagement quand il vous voyait dévier vers des propos médisants ou futiles, sans lien avec le sujet de la conversation. Telle était la véritable cause de son irritation ou de ses gesticulations : celle-là ne signifiait pas qu'il avait laissé libre cours dans son coeur à une colère passionnée, pas plus qu'il ne fallait voir dans le côté brusque de ses gestes l'expression éhontée d'une disposition à l'orgueil.
C'étaient de simples traits de caractère qui se manifestaient là, mais d'un caractère purifié de toute passion et parvenu à l'apatheia (impassibilité sanctifiée), régénéré par la dure lutte d'une ascèse de dizaines et de dizaines d'années. Nous nous permettons de juger les manifestations de cette lutte quand, pour n'y avoir pas goûté nous-mêmes, nous sommes totalement incapables de les interpréter.
Mais le Père Avvakoum, lui, était bien ce moine toujours épuisé que montrent les synaxaires, continuellement aux prises avec les cinq fauves de ses cinq sens, qu'il s'efforçait sans cesse de dompter pour lles réserver au service de l'esprit et de lui seul, jusqu'à les "présenter purs au Christ". Mais le temps est venu de s'aller promener au jardin si joli des oeuvres du géronda, laissant à d'autres le soin tout charognard de chercher pour en médire d'invisibles épines aux roses splendides de ses vertus.
VI. LA PRIERE ET LA VERTU DU PERE AVVAKOUM
Sur la force de son désir de prière, tout ce que l'on pourrait écrire resterait en deçà de la réalité. Sa vie toute entière n'avait rien été d'autre que ceci : une supplication que "des profondeurs" il élevait à son Seigneur ; et toujours il priait que , dans la vie de l'esprit, Dieu le garde sur ses voies qui sont celles de la sanctification.
Pour lui, l'espace tout entier du jour et de la nuit était le temps de la prière et de sa douce supplication "Seigneur Jésus Christ Fils de Dieu aie pitié de moi".
La "prière du coeur", comme on l'appelle le plus souvent, est bien cette invocation au-dedans de soi, dans le coeur qui la "dit" seul sans le secours des lèvres ; mais parce qu'Avvakoum était presque toujours absorbé par une quelconque diaconie, il avait pris l'habitude de la murmurer à mi-voix et même de la crier à tue-tête ; et inlassablement, en tout temps, en tout lieu, il allait répétant le nom très désiré de Notre Seigneur Jésus Christ, fidèle en cela à cette sentence des Pères : "Que ton corps peine pour se nourrir, tandis que tou âme fait sobrement son salut". Mais de cette prière mentale, avec beaucoup d'humilité, il avouait : "Un travail plus difficile à mener à bien que celui-là, je n'en ai jamais vu !"
Et pourtant, sur toute la Sainte Montagne de l'Athos, il n'y avait sans doute pas d'amoureux plus fervent de la prière de Jésus, pas d'âme plus prompte à l'exécuter. Bien des faits en témoignent : d'abord, sa vie de chaque jour, qui n'était qu'une supplique continuelle, qu'une adoration rendue à Dieu en esprit ; en secone lieu, les moines qui vivaient à ses côtés, et qui toujours, quand il ne catéchisait pas les pélerins, le voyaient, de midi à minuit, la prière sur les lèvres, à l'heure d'encenser l'église comme à celle de parcourir, aux abords de sa cellule, la campagne de Vigla.
Oui, là-bas surtout à Vigla, chacune des pierres de la cellule, comme chacune des pierres de la clôture, sur cent cinquante mètres, peut témoigner de l'oeuvre vraiment divine accomplie par le géronda. Et d'autres témoignages encore nous autorisent à écrire ces lignes ; celui d'un pélerin par exemple qui le vit bêcher le sol pour en extraire les pierres une à une : à chaque coup de pioche et tout le temps du charroi, il disait de façon incessante la prière ; au point qu'on voyait dans sa kelli de saint Phanourios "la cellule de la prière".
Autre chose encore pourrait bien témoigner qu'Avvakoum possédait la prière perpétuelle : c'est ce pas japonais qui joint la Lavra au Prodrome et que, pour lui avoir vu cent et cent fois parcourir nu-pieds, la prière sur les lèvres, l'on pourrait bien appeler "chemin du père Avvakoum". Tout au long du sentier, les buissons et les arbousiers qui le bordent ont été comme baignés de cet écho et des soupirs échappés de ses prières ; ils s'en sont imprégnés pour l'exhaler plus tard à la face des pélerins comme un parvum spirituel d'agréable odeur. Tel est bien le signe qu'il marchait sur les traces bienheureuses de ceux qui l'ont précédé, les "violents du Royaume de Dieu" qui, par leurs prières et leur sainte conduite, ont, durant leur vie, embaumé tangiblemejnt le désert et continuent, une fois morts, de l'embaumer toujours davantage. Oui, il est l'unique témoignage qui demeure aujourd'hui de ces saints inconnus, ce parfum osorant qui émane de leurs reliques ignorées de tous, ce parfum qui, jusqu'à cette heure, au détour d'un chemin, vient surprendre les pieux pélerins dont les pas s'aventurent à Lavra et dans les lieux alentour que les bienheureux ont sanctifiés.
Autres témoins muets, venus en troisième lieu, de sa prière incessante : ses chapelets usés jusqu'à la corde qui lui fondaient littéralement entre les doigts et où il se hâtait de coudre quelques points pour parer à une ruine irrémédiable...
Il mentionnait tant et tant de noms dans ses prières, le père Avvakoum ! Chaque jour, tous les pères de son monastère et combien d'autres encore, des parents à lui, et toute sorte de gens que lui seul connaissait...
Quand en 1974 éclata la crise chypriote, ce fut pour le père Avvakoum un perpétuel qui-vive. "Pour notre armée, disait-il, je dis chaque jour un chapelet. Nos fidèles, nos enfants, mon Dieu, sanctifie-les, fortifie-les, et donne-leur de l'emporter sur les Agaréniens. Et ceux-là, les Agaréniens, qu'ils tremblent malgré eux devant les nôtres, qu'ils fuient à la vue de notre armée ; ils nous ont valu tant d'épreuves ! Pour eux aussi, maintenant, l'heure est venue de passer par les mêmes maux. Et tant qu'à faire, qu'ils en essuient même le double !"
Mais dès qu'il eut appris que les nôtres blasphémaient, les officiers comme les hommes de troupe, il en fut outré ; tellement que, s''emparant sur-le-champ de ce qui était son arme à lui, son chapelet, il recommença ses prières : "Les blasphémateurs, mon Christ, humilie-les ! Ne leur accorde pas une joie ; mais donne-leur plutôt là-bas la correction qu'ils méritent, parce qu'avec leur bouche infecte, Seigneur, ils blasphèment ton nom". Ainsi, dans son amour, sa vénération pour le Nom qui est au-dessus de tout nom, le Nom de notre Seigneur, il ne s'embarrassait pas de ces fausses délicatesses, de ces politesses d'hypocrite. Non, le blasphémateur, quel qu'il soit, devait recevoir son châtiment.
Pour sa souveraine, la Mère de Dieu, il avait le même amour sans borne, jamais pris en défaut. Et si, cheminant vers Saint Phanourios ou occupé à quelque diaconie, il se sentait fatigué de la prière, alors il se mettait à psalmodier les prières à la Mère de Dieu, celles qu'on chante aux vêpres ou aux fêtes où sa grâce est magnifiée : les catavassia, les idiomèles, il chantait tout, par coeur, sans une faute. Loin de laisser jamais aux pensées mauvaises - celles de l'oisiveté - le loisir de le tourmenter, il était vraiment l'oiseau raisonnable qui ne cesse pas de chanter la gloire de son Créateur.
Voici ce qu'un aghiorite qui, durant près de quinze ans, avait été à Vigla son compagnon d'ascèse, écrivait à son géronda dans de longues lettres où il nourrissait pour la prière et la psalmodie : "Souvent, l'été surtout, quand la lune était pleine et qu'on y voyait bien clair, il s'en allait, son seau et son barda sur l'épaule. Il partait charrier des pierres ; c'étaient des pierres destinées à un grand mur, aussi large que haut, qu'il édifiait pour couper du vent du nord et abriter la chapelle et les cellules qu'il voulait construire. Alors, pour se donner du coeur à l'ouvrage et puiser de la force d'âme, il entonnait des doxastica (chants de louange) à la Mère de Dieu et aux Saints. Et son chant était si net, si mélodieux, et lui-même psalmodiait avec tant de componction, qu'on se réjouissait rien qu'à l'entendre monter là, dans l'hésychia parfaite de la nuit. Je me souviens surtout d'un soir où je l'avais suivi assez longtemps, de loin ; je l'entendis chanter un doxasticon à la Mère de Dieu ; c'était celui des Laudes de la Dormition : "Lors de ta Dormition immortelle, ô Mère de la Vie, les nuées rassemblèrent les apôtres des confins de l'univers..." On aurait dit que ce n'était pas le même qui chantait la mélodie et les répons. Et je peux l'avouer sans exagérer : il me semble, à le décrijre maintenant, que c'est comme si je l'entendais aujourd'hui ! Oui, j'entends encore l'écho de sa psalmodie brisée de componction : j'avais tant de joie à l'écouter que j'en avais perdu l'envie de dormir. Oh ! ces jours, ces nuits inoubliables de Vigla, sanctifiés par les prières et les hymnes des hommes saints qui, dénués de tout et tremblants de frois, ont néanmoins perpétué la splendeur du passé aghiorite et ressuscité la gloire des temps anciens, où le saint Athos s'ornait d'un Maxime, d'un Niphon, d'un Akakios !"
Et si, en bon moine qu'il était, il gardait toujours, lui aussi, la prière sur les lèvres, cela ne l'empêchait pas, dès que sonnait l'heure des laudes ou des vêpres, de se précipiter, toutes affaires cessantes, pour la prière à l'église. Il était un jour occupé à charrier les pierres avec son seau quand, au moment où il allait se mettre à en déterrer une, la cloche du vénérable Précurseur, tout près de sa cellule, sonna les complies. Alors, à l'instant même, plantant là son travail, il courut se laver les mains et plein de crainte et de componction, commença son office.
En bon ouvrier de la prière, il éprouvait, comme il est naturel, une prédilection pour les agrypnies (nuits de veille en prière) : toutes ces nuits-là, et surtout celles, si longues, de l'hiver, il les passait à veiller dans l'étude et dans la prière. "Nuit et jour, raconte-t-il à ses bien-aimés pélerins, je lisais avec mon coeur". Voilà donc comment il avait occupé presque toutes ses années et en particulier celles de son exil, de 1927 à 1949, confiné au désert de Vigla. Cette époque-là, qui fut celle du plus complet dénuement, mais aussi de l'hésychia la plus profonde, le très ascétique Avvakoum avait su la mettre à profit pour l'étude. Et durant ces cinq années, il avait lu et relu les Pères et les Saintes Ecritures, là, dans ce four à chaux abandonné où on l'avait relégué - ce four que, dans un premier temps, il avait recouvert de tôle ondulée pour en faire son avancée de veilleur...Plus tard seulement on l'avait jugé digne d'acheter une cabane délabrée qui lui appartînt en propre. En vérité, Avvakoum était le moine vanté par les Pères, ne possédant absolument rien à lui, rien que Jésus, et Jésus seul.
Comment un si bon artisan de la prière aurait-il pu n'être pas tempérant ? "Celui qui lutte est toujours tempérant", écrit le divin Paul. Et c'est tout naturellement que l'ascète de Vigla, qui depuis sa jeunesse se consumait au service des choses divines, avait pris pour inséparable compagne de vie la tempérance. Un peu de riz bouilli, le plus souvent sans autre accompagnement, composait à peu près tout son menu ordinaire. Un jour, un frère de la Lavra le vit jeter dans la casserole du riz qui n'était pas lavé : "Géronda, avait-il dit, il faut le laver..." "Tout est béni avec la prière", avait répondu l'ancien Avvakoum. C'est qu'en toute chose, même la plus infime, il appliquait cette parole de l'Ecriture : "Tout ce qui est créé par Dieu est bon et rien n'est à rejeter de ce qui est pris avec action de grâces ; car la parole de Dieu et la prière sanctifient tout".
Se faire violence en tout, et surtout pour la nourriture et le sommeil, tel était le maître-mot de la conduite du Père Avvakoum. Un des frères, qui, par la suite, devint évêque de Limnos, Denis, pour avoir, des années durant, vécu avec lui et fait lui aussi l'expérience de l'ascèse, disait du père Avvakoum qu'il était "grand jeûneur" ; ce qui était d'ailleurs un fait reconnu de tous les pères de la Lavra.
Dans cette contrainte qu'il exerçait sur lui-même, le géronda avait encore été aidé par une santé de fer. Et bien qu'il ait toujours fait le travail de deux ou trois personnes, jamais on ne l'avait entendu dire cette simple phrase : "Je suis fatigué", comme jamais non plus de sa vie il n'était tombé malade. Lorsqu'il avait commencé de servir au réfectoire, la Lavra comptait près de cent cinquante pères, sans compter les laïcs employés au bûcheronnage : à chacun pourtant il venait porter la part de pain et de vin qui lui revenait et il trouvait encore moyen en la donnant d'ajouter à chaque fois une parole spirituelle accompagnée d'un de ces sourires d'enfant qu'il avait.
Lorsque revenait, chaque année, l'agrypnie du Six Août, pour laquelle on monte au sommet de l'Athos, comme quand avait lieu celle de l'acathiste, qu'on célèbre un samedi à la grotte de saint Athanase, c'est toujours lui qu'on désignait à la cuisine et à l'intendance ; c'était lui aussi qui, pour fabriquer le vin de l'année, foulait tout seul le raisin du monastère, dans le grand pressoir de trente-cinq tonnes ; lui encore qui faisait le raki de l'année, ce rafraîchissement qu'on sert si fréquemment à l'Athos aux ouvriers et aux pélerins. C'est aussi de cette manière qu'Avvakoum traitait ceux qui, à partir de 1953, venaient travailler à la construction de son hésychastérion de Vigla : sans cesse il veillait à ce que les ouvriers ne manquent de rien et il venait lui-même, la prière sur les lèvres, leur porter le repas. Car il ne se lassait pas, le géronda d'éternelle mémoire, de travailler à sa pénitence. C'est ce qui faisait dire à un moine qui l'avait bien connu qu'il fallait moins admirer, dans les bâtiments de la Vigla, leur caractère imposant, que la patience d'Avvakoum qui les avait édifiés !















Premier juin 1914 : autour de Saint Phanourios se presse une mer de monde. Pour faire honneur au saint et consacrer son église, les fidèles sont venus par milliers. Après la divine liturgie, il fallut distribuer plus de trois cents prosphores (pains bénits) aux pélerins ! Pour l'office lui-mêmme, Antoine, qui ne possédait pas encore les accessoires liturgiques, avait dû emprunter à Lémonitissa bien des pièces du nécessaire : les ustensiles du sanctuaire, les lustre, les chandeliers... Durant le service, on l'avait vu sans cesse courir de l'un à l'autre, transformé en porteur d'eau, pour rafraîchir ses hôtes. A la fin, tous étaient venus défiler devant lui : c'était à qui lui adresserait les félicitations les plus chaleureuses. Et, à chaque instant, en guise de bénédiction, on lui glissait, les femmes surtout, de petits billets dans les poches. Mais les soixante metzitias qu'il avait amassés, auxquels il avait trouvé le moyen d'ajouter cinq ou six autres pris sur sa bourse, il les offrit, lui aussi en guise de bénédiction, au comité chargé d'organiser la collecte pour le navire ! Pour lui, ce qui faisait tout son plaisir et suffisait à le combler, c'était de sentir le contentement que goûtait son âme ce jour-là. Vers midi, tandis que la foule commençait déjà à s'éparpiller et qu'on redescendait au village, Antoine, lui, demeurait seul aux côtés de son saint bien aimé. Ces instants-là, deux mois avant sa dormition, il les revivait encore : "Moi, je suis resté là haut, tout seul... J'étais dans la joie et dans l'allégresse...."








Sa cellule à lui, pourtant, était bien petite et bien modeste, sans rien de luxueux ni même de superflu ; mais il en parlait comme d'un palais. La vie dure qu'il s'était choisie pour compagne lui avait pappris à se contenter de très peu de choses et à en éprouver encore de la gratitude, jusqu'à considérer ce quasi-rien comme beaucoup et lui-même comme indigne de tant de bénédictions.
Partout il allait pieds nus, exception faite de l'église et du synodicon, quand il fallait assister aux synaxes avec les anciens.
A ce propos se rattache une anecdocte où l'on voit quelle estime il avait pour la vertu si haute de la virginité - vertu sans prix, qui lui faisait regarder comme rien toute la peine qu'il avait prise de conserver la sienne intacte depuis sa jeunesse. Un jour qu'il foulait les raisins de l'année, un moine lui avait observer que ses pieds n'étaient pas assez propres. Mais lui, avec sa simplicité coutumière, s'était dépêché de répondre : "Ils sont purs : je suis vierge ; ne t'inquiète de rien".
Vers soixante-cinq ans pourtant, quand il était dans sa vieillesse déjà, il fut vivement tourmenté dans sa chair ; ce fut pour lui une cause de confusion, d'étonnement aussi. Car jusque-là jamais, même dans son sommeil, il n'avait été le jouet d'imaginations honteuses. Il n'avait fait alors que se donner plus ardemment à la prière, suppliant avec force prosternation et métanies saint Phanourios et la Mère de Dieu sa Souveraine. Le soulagement pourtant n'avait été que passager. La même tentation, peu de temps après, était revenue. Cinq années, il avait supporté l'épreuve. Finalement, comme il l'avait expliqué au frère qui demeurait avec lui, la tentation s'était retirée. Et l'humble géronda, de tout son coeur, avait remercié Dieu. Pour lui maintenant, tant de dizaines d'années passées dans l'ascèse et dans le renoncement avaient sur toute son apparence et sur toute sa façon d'être, laissé fortement leur empreinte. C'est ainsi qu'un jour, un frère de la Lavra s'entretenait dans la cour du monastère avec un groupe de visiteurs allemands, lorsqu'au mpême moment Avvakoum, qui revenait de Vigla, fit son entrée. A sa vue, aussitôt, plantant là leur conférencier,les visiteurs se précipitèrent au-devant du loqueteux. Ils firent cercle autour de lui, l'admirant. Et, dans leur pauvre grec, ils ne faisaient que s'exclamer : "Ah ! En voilà un ascète ! Un vrai !"
VII. LES OEUVRES D'UN ETRE DEIFIE
Tous ceux qui l'ont approché, qu'ils aient longtemps vécu avec lui ou qu'ils ne l'aient que très peu connu, tous ont unanimement reconnu en lui l'homme de Dieu, l'âme lisse de tout superflu, vivant modèle d'amour er de prière. Comme l'explique un moine de la Grande Lavra d'aujourd'hui, sa seule présence avait des effets merveilleux ; et rapportant, parmi les plus caractéristiques, ce trait d'Avvakoum : "On parlait avec lui, dit-il , et tout le reste, tous les soucis s'effaçaient". Parmi ceux encore qui l'admiraient, un autre lui adressait ces mots : "Quand serai-je à nouveau près de vous, que je pleure à la vue de votre rire si simple, si joyeux, si céleste ?" C'est de lui toujours qu'un érudit allemand écrivait : "Le fait est que cet homme attirait ; à ses compagnons il faisait l'effet d'une fontaine médicinale. Sa présence faisait paraître toute chose plus lumineuse. Il y avait là quelque chose qui incitait l'âme triste à vouloir l'approcher, comme pour recueillir un peu de ce flot de la grâce qui débordait de lui".
Un autre de ses frères, l'évêque Denis de Trikis, qui fut moine avec lui, voulut écrire un article à propos de la charité monastique qui règne à la Sainte Montagne ; voici ce qu'entre autres choses, il y dit de l'ascète de Vigla : "Grand jeûneur, possédant de la Sainte Ecriture une connaissance comme peu l'ont acquise, artisan du bien, plein d'abnégation et d'inlassable renoncement à soi-même, le père Avvakoum, des mois durant, recueillit dans sa cellule un jeune homme tuberculeux. Et pendant que le mal faisait de rapides progrès, lui le soignait tendrement, amoureusement. C'était un pauvre malheureux qui avait trouvé refuge au monastère ; déjà il avait la vue trouble, le corps exténué, les joues creuses, les yeux enfoncés... A moi, qui étais chargé de recevoir les hôtes du monastère, il était venu exposer franchement sa situation : il n'avait plus rien à quoi se raccrocher ; il était près de s'enfoncer dans le désespoir. Il appelait à l'aide en pleurant. Autrement... A ce moment-là je pensais - à qui d'autre pouvait-on penser ?- au père Avvakoum. En effet, avec quelle émotion il écouta tout cela ! Il acceptait le jeune homme avec joie : il en ferait son protégé. Il le prit dans sa cellule et veilla sur lui avec la tendresse d'une mère. Il jeûnait, mais gavait son malade de viandes, n'épargnant rien qui pût le fortifier. Il luttait durement avec la maladie de son fils. La mort, pourtant, vint l'arracher à sa tendre étreinte. Le jeune homme s'était confessé et il était parti repentant. Un peu avant qu'il ne s'en aille, la géronda l'avait fait moine et lui avait donné le nom de Phanourios".
Tous ceux qui, pour une raison ou une autre, venaient voir le père Avvakoum, n'avaient pas besoin de rester longtemps auprès de lui pour repartir changés du bon changement de l'esprit, ayant au coeur un désir de spiritualité. Des heures entières, sans ressentir la fatigue, il pouvait vous parleer de la magnificence de Dieu ou de son amour pour sa créature. De temps en temps seulement, quand il parlait d'un point essentiel, il s'arrêtait : "Tu as vu, insistait-il, comme c'est beau ? Ah ! Comme c'est beau !" En vérité, son âme avait conservé la pureté de l'enfance. C'est pourquoi aussi Dieu se l'était choisi pour réceptacle tangible de sa grandeur, lui qui ne cessait d'admirer son Seigneur et à tout instant son Créateur, quand il regardait la nature, qu'il racontait l'amour et la miséricorde de Dieu, ou qu'il en chantait la sublime justice.
Jamais non plus le père Avvakoum n'avait voulu chagriner un homme, fût-il son ennemi. Il lui était arrivé pourtant dans sa petite cellule de Vigla, ce genre de mésaventure : un ouvrier lui avait mis des carreaux aux fenêtres et lui avait pris ensuite 3OOO drachmes de plus que le prix convenu. Le même ouvrier plus tard avait travaillé à la Lavra ; et,lorsqu'au moment de payer les moines avaient demandé au père Avvakoum s'il voulait qu'on déduise du montant de ses honoraires les 3OOO drachmes que l'autre avait malhonnêtement subtilisées : "Non, avait répondu le géronda ; c'est un cadeau que je lui fais ; ne les lui retenez pas, parce qu'à les donner j'éprouve une grande joie".
Je me rappelle aussi la primière fois où je suis monté tout en haut de l'Athos. C'était en 1978. Je m'étais quelque peu arrêté à la Panaghia - la dernière halte avant le sommet, qui est encore à plus d'une heure de là. Il se trouvait justement que les pères travaillaient à reconstruire l'église à partir de celle qui existait déjà. Cette fois encore, c'était le père Avvakoum que son monastère avait délégué pour offrir ses services aux travailleurs ; et il était là, à cuisiner, à faire des cafés, à pacifier, à reconcilier...Avec quelle joie il m'avait reçu ! Tout de suite il m'avait de bon coeur offert à boire, sans oublier le petit mot plein d'amour et de vie. Il avait soixante dix huit ans à l'époque ; mais quel homme florissant il était, toute vivacité et énergie, et conservé dans une telle vigueur ! A croire que seule sa vue pouvait baisser de façon sensible.
Une autre fois, des pélerins l'avaient trouvé tout seul pleurant dans sa cellule ; et quand ils avaient voulu apprendre la cause de son chagrin : c'est que d'autres pélerins étaient venus lui parler de ces petits enfants aveugles qui, un peu partout dans le monde, souffrent. Et le géronda, à les entendre, n'avait pu retenir ses larmes de couler - ces larmes désintéressées et sincères qui sont celles de l'amour vrai.
Il suffisait de parler un peu avec lui pour apercevoir quelle sorte d'être il était, fait de compassion, d'indulgence ; d'amour pour l'homme, de discernement, maître aussi dans l'art de la mesure et du don d'amour.
Il savait également la grandeur sacrée dont est revêtue la mission de celui qui conseille les âmes ; aux prêtres qui venaient de loin, il répétait souvent : "Quelle tâche sainte que celle de conseiller les âmes ! Sainte absolument ! Elle est unité de pensée, fruit d'amour, miroir d'humilité". Et avec ceux d'entre eux qui étaient pères spirituels, il se montrait encore plus insistant : ils devaient être pleins d'amour et d'affabilité, d'esprit de paix et de patience, pour recevoir le fidèle avec le sourire et lui faire à toute heure bon accueil. "Comme cela, disait-il, le visiteur s'en va content et le Christ est glorifié !"


































































Bien souvent aussi, il parlait de la joie, celle que, dans sa vie, tout fidèle chrétien doit ressentir. La joie, la vraie, celle qui est sans mélange, la joie du Seigneur, pas celle du monde ; celle qui lui faisait dire ces vérités profondesj, authentiques, qu'on trouverait difficilement dans la bouche d'un novice, à peine davantage dans celle d'un moine plus aguerri, mais que lui, l'ascète de Vigla, disait d'expérience : "La joie est rapport à Dieu, union avec Dieu. L'homme est né pour la joie, non pour l'affliction. Pourquoi prend-il sa joie des idoles ? Croyez-m'en, les gens paient pour acheter leur joie. Mais la joie de Dieu, elle, ne coûte rien. Sans quoi je n'aurais pu l'acheter, moi qui n'ai rien au monde. Et je ne suis pas seul à parler ainsi ; tous mes frères moines disent la même chose, eux qui ne possèdent rien si ce n'est Dieu seul. Et tous sont pleins de joie. Pour mon Christ, j'ai fait le vide en moi. Le Christ, je n'ai rien d'autre que le Christ ! Rien d'autre que le Christ et la joie. Ah ! Elle est belle la pauvreté ; parce qu'elle est allégement et qu'elle rend facile cette quête. Oui, il faut être vide pour que le Christ vienne. Le Christ avec moi, c'est la joie au-dedans de moi. Il faut bien alors que dans chaque grotte il y ait la joie !"
De combien de dons excellents Dieu n'avait-il pas comblé le géronda de glorieuse mémoire : en plus d'une santé de fer et d'une mémoire infaillible, il avait un amour incomparable de la vie monastique dont toute sa conduite épousait parfaitement la simplicité et la pureté, et bien d'autres charismes encore parmi lesquels le plus haut, l'amour de Dieu et du prochain - autant de dons que l'on perçoit aisément chez lui, pour peu que l'on se penche sur cette vie divine.
Que de fois, en chemin pour Vigla, ne rencontra-t-il pas des serpents ! Mais jamais aucun, petit ou grand, ne lui causa la moindre mal.
Et quand certains jours de la belle saison, il grêlait sur la campagne et que de la Cerisaie à Vigla les vignes des pères étaient dévastées, les treilles du vieil Avvakoum étaient toujours épargnées. La catastrophe s'arrêtait un peu en-deçà de son enclos pour reprendre quelques mètres au-delà. C'est que le père Avvakoum vendait beaucoup de raisin au monastère. Et le produit de la vente, augmenté des quelques aumônes que les gens de sa connaissance lui laissaient en guise de bénédiction, lui servait à financer la construction de sa cellule. Il eut bien du mal pourtant à trouver l'argent de la toiture qui ne fut terminée qu'en 1965. Après cela, il laissa le tout inachevé jusqu'à sa mort : il préférait encore laisser les travaux en train plutôt que d'être à la charge de ses riches admirateurs. C'est que toute sa conduite était le fruit de la mesure et du discernement.
Et quelle foi il avait ! Une foi inébranlable. Il remettait tout à la Providence de Dieu, de sa souveraine la Mère de Dieu et de saint Phanourios. Jamais par exemple, de toute sa vie, il ne prit de médicaments. Un jour pourtant, il marcha sur un clou et son pied se mit à enfler ; puis il devint tout noir et la gangrène commença à s'installer, et gagna jusqu'au genou. Mais là encore, il refusait les médicaments qu'on voulait lui faire prendre. "Nous avons la Panaghia", disait-il : "Elle nous a promis d'être notre médecin".
Et de fait ! Le mal n'avait pas passé le genou qu'il commençait à se résorber. Et, quelques jours après, il avait complètement disparu. En vérité, le moine Avvakoum évoluait dans le monde du surnaturel comme un poisson dans l'eau. Voici ce qu'écrit un théologien dans une note qu'il nous envoie à proprs de la haute élévation de ce genre de vie auquel avait atteint l'ancien : "Dans la conversation, le géronda ne parlait pas de lui. Ou si cela lui arrivait quelquefois, il le faisait avec beaucoup d'humilité. Mais, de tout ce qui dans sa vie pouvait sortir de l'ordinaire et se rattacher au surnaturel, il ne parlait que très indirectement, se contentant d'y faire des allusions voilées - et d'infinies précautions. La seule chose qu'il ait jamais dite, c'est qu'un mercredi saint, dans le vestibule de l'église où il se trouvait seul avant de commencer l'office de l'onction, il avait vu de façon manifeste notre Toute Sainte. C'était l'époque où, à force de rester debout pour la prière, il commençait à vraiment souffrir des jambes. La Panaghia, soudain, s'était trouvée devant lui. Elle avait l'allure d'une reine. Elle fit un signe de croix sur ses jambes enflées, tout comme le prêtre fait une onction avec le saint chrême. Puis aussitôt après, elle disparut. Ses jambes alors guérirent et depuis n'enflèrent plus ! Des événements aussi extraordinaires que celui-ci, qu'il était humble, il se taisait. Il n'y avait que cette phrase qu'il répétait souvent : "Que te dire ?... Cela seulement ... Cela seulement : "Gloire à toi, Dieu très bon, toi qui même dans ces jours difficiles qui sont les nôtres, envoies tes saints pour nous consoler et nous secourir, pour nous inciter à faire pénitence et à obtenir ainsi notre salut".
Voici d'ailleurs ce qu'un archimandrite aghiorite écrit dans un livre célèbre sur la Saint Montagne : "Ce sont des miracles étranges que, par la puissance du Christ et la grâce de la Mère de Dieu, la géronda Avvakoum peut accomplir par sa prière, lui qui, en temps de famine tira de la réserve du pain à satiété et qui, le jour où il fut fait moine, voyant qu'on n'avait pas de vin, obtint par sa prière que, contre toute attente, abordent au monastère deux navires dont l'équipage apportait du vin à profusion pour la joie bénie de tous ceux qui célébraient cette fête".
Une autre fois, il était apparu que le vin du monastère ne suffirait pas à couvrir les besoins de toute l'année : les anciens lui conseillèrent de le couper d'eau. Avec ce mélange on aurait assez jusqu'à la nouvelle récolte. Mais lui refusa aussi net. "Notre Panaghia sera notre Econome, et elle nous l'économisera", répondit-il avec une grande assurance. Et de fait ! Cette année-là, comme aussi toutes les autres où il fut maintenu dans cette diaconie, jamais à la Lavra on ne nota un quelconque manque de vin, de ce "vin qui réjouit le coeur de l'homme". Etait-il possible que la Mère de Dieu sa souveraine chagrine son enfant bien-aimé, son gracieux Avvakoum au coeur simple ?
Si bien qu'on les diraient écrites pour le père Avvakoum, ces paroles du divin Apôtre qui, dans sa lettre aux Romains, chante les charismes divins : "Puisque nous avons des dons différents, selon la grâce qui nous a été accordée, que celui qui a le don de prophétie l'exerce selon l'analogie de la foi ; que celui qui est appelé au ministère s'attache à son ministère ; que celui qui enseigne s'attache à son enseignement, et celui qui exhorte à l'exhortation. Que celui qui préside le fasse avec zèle ; que celui qui pratique la miséricorde le fasse avec joie !" (Rom. 12,6-8).
Ce charisme plus haut que tous les autres charismes, cette vertu plus haute que toutes les vertus, l'amour - cet amour-là, jusqu'à quel degré sublime le père Avvakoum ne le possédait-il pas ? Ceux-là peuvent le dire qui ont connu l'âme digne, l'âme bienheureuse du géronda.
VIII. LE THEODIDACTE ET LES UNIVERSITAIRES
Tous les pélerins venus à la Lavra visiter le Père Avvakoum dans sa petite cellule, ou bien à son hésychastérion, là-bas dans la lointaine Vigla, demandaient souvent à entendre un mot que lui inspirait sa prière, un petit mot qui, au milieu de la multitude de leurs soucis, viendrait alléger leurs âmes et y répandre, pour leur réconfort, une lumière de douce consolation. Et sa seule présence qu'annonçait sa voix si aimante, si enjouée - mais de cet enjouement qui est tout spirituel - suffisait à envelopper le visiteur de gaieté et de paix spirituelle. Voici ce qu'écrit un prêtre pour avoir abondamment goûté de cette grâce : "Sur son visage, je voyais les traits d'un ancien, mais son coeur était celui d'un très jeune enfant. Je ne peux pas dépeindre quelle bonté, quelle douceur il avait, quelle simplicité aussi, quelle humilité, et quel amour brûlant, quel immense intérêt il portait au salut des autres qu'il aurait tant voulu secourir, pas plus que je ne peux décrire les cent autres vertus spirituelles dont s'ornait son âme. De ce moine très simple, j'ai reçu un grand réconfort et retiré beaucoup de profit spirituel... Car le père Avvakoum était un homme dont le coeur ignorait la malice. Et on pourrait bien lui appliquer absolument cette parole du Seigneur : "Voici un véritable Israélite, en qui il n'est pas de fraude".
Au nombre de ses visiteurs figuraient gens de lettres, professeurs d'université, évêques, généraux, étudiants et autres ; et parmi tous ces êtres, chacun avait ses exigences propres et soumettait notre ascète à un nouveau genre de questions.
Le célèbre professeur Nicolas Lavouris fut l'un d'eux. C'est en 1955 qu'il lui rendit visite avec un confrère allemand. Le géronda résolut une première difficulté : l'allemand désirait savoir ce qu'était le blasphème contre le Saint Esprit. Après quoi, le géronda se tourna vers l'autre professeur, le grec, et son sourire tout spirituel sur les lèvres, il lui demanda :
-Et toi, Monsieur Nicolas, que veux-tu savoir ?
-Que tu me dises, père Avvakoum, quels endroits de l'Ancien Testament sont déjà, à l'avance, des préfigurations de l'orthodoxie, parce que des étudiants m'ont posé la question et que je n'ai pas su répondre. J'ai eu beau chercher dans Jérémie et dans Isaïe...
-Non, non, coupa aussitôt le géronda. Non, il ne fallait pas chercher si loin. C'est au quatrième chapitre de la Genèse... Ecoute : "Adam connut Eve, sa femme ; elle conçut, et enfanta Caïn, et elle dit : "J'ai acquis un homme par le Seigneur". Elle enfanta encore son frère Abel. Abel fut berger, et Caïn fut laboureur. Au bout de quelque temps, Caïn fit au Seigneur une offrande des fruits de la terre, et Abel, de son côté, fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. Le Seigneur porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais il ne porta pas son regard sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité et son visage fut abattu. Et le Seigneur Dieu dit à Caïn : "Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Quoique tu aies agi justement (orthôs) en présentant une offrande, si tu ne l'as pas partagée justement (orthôs dé mê), n'as-tu pas péché ? Tiens-toi donc tranquille".
A peine le géronda finissait-il de citer la péricope des Ecritures qu'il connaissait par coeur, que Louvaris, avec modestie, le serrait dans ses bras pour l'embrasser, plein de joie à sentir ainsi répandue, sur ce moine nu-pieds qui lui parlait, la grâce du Saint-Esprit. A ce passage, le vieil Avvakoum en ajouta encore deux autres, qui étaient aussi des préfigurations. C'étaient ceux des Proverbes de Salomon où il est dit : "Un coeur droit (orthê) cherche le science...." (15,14) et "Celui qui cherche le Seigneur trouvera la science avec la justice, ceux qui Le cherchent avec droiture (orthôs) trouveront la paix" (16,8).
Au terme de l'entrevue, Louvaris fut forcé d'admettre que le géronda connaissait des choses que d'ordinaire connaissait seuls les professeurs d'université. Il avait de quoi faire rougir tous les érudits. "Il est pauvre, concluait-il, mais il en sait plus que tous les savants, plus que tous les lettrés. En vérité, il a reçu, lui, la lumière de l'intelligence". Faut-il ajouter que Louvaris conçut dès lors pour le géronda une admiration sans bornes. Et par la suite, il ne manqua jamais de la lui témoigner dans les lettres qu'avec ses compagnons de voyage il lui adressait régulièrement...
En 1958, ce fut au tour d'un grand "pédagogue de la nation" de lui rendre visite. Ce Monsieur E. Petrakis, qui était l'éminent directeur du Lycée de Chora en Crète, obtint de lui l'entrevue suivante : "Père Avvakoum, vous avez dit que pour devenir moine, il faut d'abord sentir que Dieu nous appelle et qu'il faut aussi une inclination naturelle pour cette voie. Mais cet appel monastique, quel est-il en substance ?
-Il est l'amour du Christ rendu manifeste par l'humilité et par l'obéissance.
-Mais puisqu'aujourd'hui il ne vient plus assez d'âmes pour se vouer à cet amour du Christ, est-ce qu'il ne faudrait pas adapter les Canons au contexte de notre époque ?
-Si pour attirer des gens qui n'ont pas entendu l'appel de Dieu, nous altérons et modifions les canons, nous agirons comme les Pharisiens qui parcouraient les terres et les mers pour faire un prosélyte et qui, ,quand ils l"avaient trouvé, en faisaient "un fils de la géhenne deux fois pire qu'eux" : c'est dire que nous menons ces hommes à leur ruine. Personne ne devient moine s'il n'en a pas dans l'âme le penchant naturel.
-Et toute la multitude de ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas venir ici, que va-t-elle devenir, comment sera-t-elle sauvée ?
-Si tous ceux-là - et ils sont le plus grand nombre n'ont pas en eux cette vocation innée pour la vie monastique, cela ne signifie pas du tout qu'ils ne goûteront pas la joie du Christ. Chaque homme a reçu de Dieu son talent et il sera jugé selon l'usage qu'il en aura fait. Oui, chacun sera jugé d'après la loi de sa conscience. Et dans cette affaire, le point essentiel, c'est la conscience que chacun aura eue de son propre péché et la pénitence qu'il aura faite pour en demander le pardon.
En 1975, il fit à deux étudiants cet aveu : "Pour moi, j'ai passé ma vie entière avec le Christ ! Le Christ ne veut pas que l'on vienne à lui lorsqu'on n'est plus bon que pour l'asile de vieux". L'entretien roulait sur le monachisme et sur ceux qui s'y consacrent ; noble sujet, dont le géronda traitait pourtant avec toute sa simplicité ordinaire, ce qui donnait ces phrases qui n'auraient pas pu se trouver dans la bouche d'un autre aghiorite ! Mais lui parlait ainsi par souci d'insistance : il fallait que le moine se consacre relativement jeune, parce que celui qui attend d'être vieux pour se faire moine rend les choses plus difficiles et pour lui-même et pour le monastère qui le reçoit - cela dit, le géronda n'excluait pas, bien sûr, les cas d'espèces.
En juin 1952 l'on apprit à la Grande Lavra que les étudiants de dernière année de l'Ecole de Théologie d'Athènes viendraient bientôt visiter le monastère sous le patronage du professeur I.Karmiria. La synaxe des Anciens pria alors le père Avvakoum d'apprêter parfaitement la table pour les recevoir ; en effet, après 1948 ou à peu près, depuis qu'il n'habitait plus continuellement à Vigla, il avait repris son ancienne diaconie.
C'était un mercredi et le géronda travaillait à sa cellule de saint Phanourios où, armé de sa pioche, il enlevait les pierres pour dégager l'argile nécessaire à la construction. Il povait bien être dix heures du matin lorsqu'au beau milieu de son travail, il entendit au-dedans de lui une voix lui dire : "Va au monastère". On n'était encore que mercredi pourtant et, d'après leur programme, les étudiants ne devaient venir que le samedi. Surpris, la géronda restait planté là, hésitant. Mais la voix continuait, impérieuse : "Va au monastère".
"J'obéis aussitôt, dit le père Avvakoum, et je courus à ma cellule pour me préparer. C'est alors que sur le mur, je vois l'icône du Christ toute resplendissante de lumière. "Miracle !" balbutiai-je, "mon Christ, secours-moi !"
C'est peu avant midi qu'il parvint au monastère. Et, tout de suite, il eut la confirmation de l'événement : à la suite d'un changement de programmme, les élèves étaient par extraordinaire arrivés plus tôt que prévu. Mais le géronda n'eut pas même le temps de s'expliquer : déjà un des responsables du monastère venait lui dire d'aller "se faire beau", parce qu'il allait devoir parler au réfectoire devant les étudiants.
C'est ainsi que, peu après, dans le grand réfectoire de la Lavra, Avvakoum commençait sa prédication, qui rempaçait la lecture à haute voix que l'on fait d'habitude pendant le repas. Il ne parla pas moins de deux longues heures ! Son sujet était : la virginité selon l'enseignement des Pères ; il citait à l'appui des passages entiers du Nouveau et de l'Ancien Testament. "Les étudiants s'étaient arrêtés de manger et ils prenaient des notes", dit l'ancien en souriant. "Alors, après le repas, Karmiris dit : "Allez tous faire une métanie au géronda". Et lorsque tous les étudiants, clercs et laïcs, eurent pris congé de lui, Karmiris murmura : "Quelle divine grâce ! Une mémoire aussi prodigieuse que la sienne, je n'en ai jamais vue et je n'en verrai jamais plus !"
Ah ! ces jours bénis où l'Athos ne comptait pas parmi ses moines des intellectuels à diplômes, mais des Avvakoum pleins de charme, forts d'une foi inébranlable et riches des oeuvres de la vertu ! Tandis qu'aujourd'hui, même rassemblés, tous ces beaux parleurs qui sévissent sur l'Athos n'arrivent pas à la cheville d'un seul Avvakoum ! Mais ce qui est encore le plus affligeant, c'est qu'avec nos vrais moines disparaît aussi jusqu'à la simple conscience de notre misère : et lors même que nous imaginons un Athos florissant, il est, à tous égards, déjà entré dans le temps de sa décadence.
IX. LA DORMITION D'UN SAINT.
Dans le beau livre sur le Mont Athos qu'il intitula "Ancrés en Dieu", le célèbre professeur K.Carvanos raconte, entre autres anecdotes, comment il fit la connaissance du grand ascète de Vigla et rapporte à ce propos l'intéressant entretien qu'il eut avec lui : "Le père Avvakoum a mis en Dieu toute sa confiance. Il s'est remis totalement à la divine Providence. "Quoi que tu veuilles entreprendre, m'a-t-il recommandé, implore toujours Dieu et dis : Que cela se fasse, si cela est bon".
-Père Avvakoum, quelle est ta position à l'égard de la philosophie ?
-La vraie philosophie, mon enfant, répondit-il, on la trouve dans les Evangiles, dans les lettres de l'Apôtre Paul et ailleurs dans l'Ecriture, comme aussi dans les oeuvres des Pères et les Vies des Saints. Mais ce qui k'une manière générale est appelé philosophie, en comparaison de ces oeuvres-là dont elle est tout-à-fait indigne, est une bien piètre chose. Ecoute ce que dit Paul dans sa Première Epître à Timothée : "Mon enfant Timothée, garde le dépôt, en évitant les discours vains et profanes, et les disputes de la fausse science dont font profession quelques-uns, qui se sont ainsi détournés de la foi" (6,2O-21).
"Bien qu'illettré, le père Avvakoum possède des Ecritures une surprenante connaissance. Il peut réciter par coeur le Nouveau comme l'Ancien Testament, page par page, aussi vite qu'il veut et sans la moindre faute ; et il peut encore en donner de lumineuses interprétations.
-Comment as-tu acquis cette faculté ? demandai-je au père Avvakoum.
-C'est là, me répondit-il, le fruit d'une étude quotidienne et de la pureté. Mais c'est surtout un don du Saint Esprit.
-Dis-moi, père Avvakoum, est-il possible à quelqu'un qui vit dans le monde d'atteindre à la sainteté ?
C'est très difficile, Saint Jean Chrysostome dit que "ce n'est pas le lieu (topos) mais la manière d'être (tropos) qui fait les saints". C'est pourquoi lui, le saint à la bouche d'or, exhorte ceux qui vivent dans le monde à venir se confesser aux pères qui se sont retirés au désert".
L'image du père Avvakoum, telle qu'il m'a été donné de la contempler ce soir-là, restera toujours vivante dans ma mémoire : celle de l'hésychaste assis par terre, pieds-nus, dans sa petite cour sombre et tranquille, ,vieux moine au lumineux regard plein de bonté, récitant, la lampe à la main, des péricopes de la Sainte Ecriture pour en faire l'exégèse".
Quelques semaines avant qu'il ne s'endorme dans le Seigneur, il arriva encore deux pélerins - des laïcs qu'il aimait beaucoup tous deux, venus pour lui poser des questions. Le géronda les reçut, le sourire aux lèvres, comme toujours.
-Je vous attendais, leur dit-il. Dieu m'a dit : "Demain te viendront des gens ; prépare-toi, père Avvakoum". C'était pour que je n'aille pas parler à l'étourdie, pour que je dise de belles choses, des choses saintes. Et hier soir qussi, avant que revienne le père Isaïe avec des raisins, la voix m'a dit : Il te viendra quelqu'un". Je me réjouis de vous voir. Je me réjouis toujours quand j'attends des hommes de Dieu.
Quand il les eut fait entrer, il écouta leurs questions avec une grande attention :
-Géronda, vous dites qu'il approche, le temps des Turcs.
-Sur ces choses-là, ne te mêle pas d'aller faire le théologien. "Petit à petit, tout arrive". "Mais ce ne sera pas encore la fin", dit l'Ecriture. IL faudra d'abord qu'ils passent par le double du mal qu'ils nous ont fait. Oui, là où est l'orthodoxie, là le diable combat.
L'entretien se poursuivit plus d'une heure encore. De temps à autre seulement, il récitait des versets entiers du Nouveau Testament. Tout y parlait de la grandeur de notre foi. Et il insistait avec une crainte mêlée de componction : "Une foi comme la nôtre, il n'en est pas d'autre".
Un après-midi, comme il était là, au monastère, à prier, dans sa petite cellule, on lui fit dire qu'un évêque du Patriarcat voulait le voir. Lui, s'étant aussitôt préparé courut au synodicon. Avec son enfantine simplicité, il se présenta devant les Pères et leur hôte de marque, disant : "Bénissez, Pères, qui m'a demandé ?" "Moi, père Avvakoum", dit l'évêque. "J'aurais beaucoup voulu que tu m'expliques le sens de cette béatitude : "Bienheureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux.
-Ah, Monseigneur, il y a beaucoup d'explications. Mais pour moi, je m'en tiens désormais à une seule ; c'est celle du grand Basile : tels sont, selon lui, les êtres qui peuvent dire avec l'apôtre Paul : "Nous sommes devenus comme le rebut du monde, nous manquons de tout, même de pain". Parce qu'il s'humilie aussi le pécheur, mais qu'il reste courbé sous le poids du péché.
-Eh bien, s'exclama l'évêque, nous aussi, nous adoptons cette lecture", et il le serra pour l'embrasser.
Un jour qu'il s'entretenait avec deux prêtres dont l'un était père confesseur, le géronda montrait avec insistance combien il était important pour un père confesseur de se montrer aimable avec tous sans être pour autant dénué de discernement.
-Autant que tu le peux, toi qui es père spirituel, disait-il, mène les jeunes âmes avec amour. Quand tu parles aux jeunes gens, dis-leur : "Comment vas-tu ? Et la lutte, comment va-t-elle ? "Lui de la sorte s'en va heureux et surtout, le Christ est glorifié. Ces choses, père, je te les confie, parce qu'on me dit que tu es un homme bon.
-Et nous, géronda, comment aurons-nous l'intelligence des Ecritures ? demanda le diacre.
-Vous pourrez entret dans l'esprit de l'Ecriture quand vous aurez supplié de tout votre coeur le Christ de vous en dévoiler le mystère. Alors l'Esprit Saint vient et descend dans ton coeur, et il t'explique le pourquoi et le comment. Parce que ni les lettres ni l'érudition ne sont la sagesse, mais que, comme le dit la divine Ecriture, "le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur. Et connaître la loi est le fait d'une intelligence saine"... Vous, aimez la vérité ! Toutes les âmes demanderont aux évêques pourquoi ils ne parlent pas des iniquités qu'ils voient - c'est à cause de l'égoïsme, de l'ambition... Veillez à l'humilité. Soyez vigilants aussi avec la chair. Moi, je suie passé par toutes les épreuves de la chair. Il n'y a rien comme la guerre de la chair - une guerre qui finira avec nous. Ah, ce tourment-là... le tourment du martyre...
A partir de l'hiver 1975, l'infatigable Avvakoum, l'Avvakoum de fer et d'acier, sentit s'abattre sur lui une grande pesanteur. Il restait au monastère où il ne déambulait plus qu'entre les murs de sa petite cellule. Il faut dire aussi qu'il y voyait à peine. Cela lui était venu après une marche qu'il avait faite sur la neige, pieds nus comme toujours ; mais cette fois-ci, le nerf optique avait été touché. Maintenant, s'il arrivait que quelqu'un entre pour lui parler, c'était seulement à la voix qu'il le reconnaissait.
Trois années se passèrent de la sorte. Mais il ne cessait pas pour autant, bien sûr, de recevoir les pélerins qui désiraient le voir. Seulement, il ne parlait plus beaucoup à présejnt ; autant qu'il le pouvait, il fuyait les conversations trop nombreuses.
Juin 1978 vint le trouver dans cet état de réclusion. Avec les premières chaleurs, pourtant, il recommença à se sentir de l'entrain et à se mouvoir plus facilement. Le désir le reprenait de revoir au désert sa petite cellule d'hésychaste. En août avait lieu la fête de son saint bien-aimé et, pour l'ascète de Vigla, ce n'était pas là une chose sans importance.
Le souvenir des beaux jours que, dans le plus absolu dénuement, dans l'ascèse la plus rigoureuse, il avait passés là-haut, tout là-haut, parmi son désert de la Sainte Montagne - le même désert où, à force de luttes ascétiques, l'admirable Athanase, le fondateur de la Lavra et le grand Maxime le Kavsokalyviote (brûleur de cabanes) étaient devenus saints - tout cela augmentait encore son désir de revoir sa chère cellule qu'à lui tout seul il avait construite, depuis les fondations, et qui lui avait coûté tant de sueurs et tant de privations. Or le miracle se fit !
Alors que de trois ans il n'avait pas passé la porte du monastère, tout-à-coup, à la fin de juillet, il s'en alla pieds nus, vaquer aux préparatifs de la fête du saint bien-aimé. Pour tous ceux à qui, avant son départ, il vint faire ses adieux, c'était une chose incroyable.
Après une marche de quatre heures, il contemplait une fois encore - et qui devait être la dernière - ces lieux austères et comme baignés de la spiritualité intense dont s'entourait sa cabane d'ascète. Comme il s'y dirigeait, il passa d'abord par la cellule de l'Entrée de la Mère de Dieu au Temple : c'était celle de son cher père Paul, le moine aimé qui, dans son église, l'avait fait grand schème. Il alla le supplier d'avertir les pères zélotes que l'agrypnie se ferait le 26 août. Enfin, il parvint à sa cellule : elle n'était toujours qu'à moitié terminée. Il s'allongea un moment sur le lit tellement dur : c'était pour se remettre un peu de la fatigue du chemin.
Son regard embrassait toute la pièce ; avec un amour, avec une tendresse indicibles ; tout ici lui était tellement familier,tellement cher, depuis le petit banc dans la cour, dont la pierre était toute usée, jusqu'au dernier figuier poussé après tous les autres - il les avait plantés là, tout seul, sur le sol ingrat de Vigla, entre 1935 et 1975.
Les ceps étaient déjà desséchés. Trois ans avaient suffi à les faire dépérir, trois ans sans les arroser, sans les choyer.
Il n'avait qu'un chagrin, un grand chagrin : celui de n'avoir pu finir à temps sa cellule comme il la voulait - et pourtant, c'était déjà là le labeur d'une vie entière. Quelques jours plus tard, à des pélerins qu'il chérissait, il confia cette peine. Mais tout de suite, il ajouta un mot d'esprit : "D'autres viendront qui après moi la prendront : il faut bien leur laisser quelque chose à faire ; pour moi, je leur ai suffisamment préparé la tâche".
Des solitudes les plus reculées de l'Athos, dix huit pères étaient venus pour l'agrypnie. C'était le pappa Chrysostome de Kerasia qui célébrait. Et ce fut sous le beau ciel étoilé de Vigla qu'en l'honneur du saint martyr que Dieu avait nouvellement manifesté, l'on psalmodia presque tout l'office ; et les tous suaves des chants s'harmonisaient aux effluves embaumantes de la Sainte Montagne, qui montaient là, dans l'hésychia parfaite de la nuit athonite. Instants uniques pour qui les a vécus !
Le père Avvakoum, comme à son habitude, n'était jamais en repos. Tous ses soins allaient aux pélerins ; son souci était d'être le plus prévenant possible ; il y avait l'eau à charrier pour les boissons et les cafés, la table à apprêter pour le petit déjeuner ; et puis cette crainte continuelle qu'à l'église on ne vînt à manquer de quelque chose... Grâces te soient rendues, mon Dieu, de ce que tu as orné le très saint jardin de ta Mère avec le père Avvakoum, cette fleur sauvage et parfumée de Vigla, qui nous a tant appris, à nous novices par son silence comme par ses paroles et plus encore par toute sa conduite.
Ce fut là sa dernière agrypnie ; le dernier hommage publiquement rendu à Dieu et à son saint. La fête était à peine passée, que déjà il refusait de se nourrir. Il ne mangeait presque rien, et sans appétit. A la fin du mois de septembre, il cessa complétement de manger, si ce n'est des prosphores (pains bénits) qu'il prenait avec de l'eau bénite. Jour et nuit, le père Paul, qui était venu de l'Entrée au Temple de la Mère de Dieu, demeurait auprès de lui pour le servir.
Trois semaines entières, il se contenta de la prosphore, de l'eau bénite et de la divine communion. Et la prière, incessante, était sur ses lèvres. Bientôt, il demanda aux pères de creuser sa tombe ; car il voyait que maintenant, il s'en allait... Les moines, ses voisins, essayèrent de lui ouvrir une tombe, mais ce fut peine perdue : parce qu'à chaque fois ils rencontrèrent le rocher. Alors il leur désigna l'endroit où ils devaient creuser pour trouver de la terre : auprès d'un figuier, au sud-est, quelques mètres devant la porte de sa cellule. Ce fut là, entre les figuiers et les cèdres qu'ils ouvrirent la terre pour recevoir son corps fatigué ; là que se reposerait enfin des labeurs de l'ascèse l'enfant de Symi.
Deux jours plus tôt étaient aussi venus des pères de la Grande Lavra : c'était pour l'emmener au monastère et l'enterrer auprès d'eux, comme un bien très précieux, un objet de sainteté et de vénération pour tous les frères de saint Athanase. Lui, gentiment, le leur refusa. Ici, il y avait tout. Pourquoi aller le déplacer sur une civière, quand peut-être il n'arriverait pas vivant au monastère ? Alors, devant eux, il avait fait son testament ; à voix haute, avec sa simplicité et sa grâce naturelles ; il n'avait à leur laisser, disait-il, que des objets sans valeur : les objets de pauvre que contenaient sa cellule ; il léguait ses livres à la bibliothèque du monastère ; sa croic à un moine qui avait pris soin de lui - il voulait parler du père Paul ; le café, le halva, le sucre et les haricots à un autre encore... Et quand ce fut fini : "Je suis en paix, dit-il ; je n'ai rien, contre personne. Maintenant je pars en paix. Des métanies et des chapelets de mon canon, je n'ai jamais rien laissé, ne soyez pas négligents ; moi je n'ai pas été négligent ; et maintenant, j'ai la joie, la paix..."
Il avait beau être à toute fin, sa merveilleuse mémoire n'en continuait pas moins de le servir parfaitement. Le moine qui jusqu'à son dernier souffle l'assista fidèlement, le père Paul, rapporte les traits admirables de cette fin bienheureuse dont il fut le témoin : "Il n'avait nullement perdu le sens, dit-il. Distinctement, sans un râle, il disait la prière : "Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi". Ses derniers mots furent encore pour le Seigneur : "Mon Christ, ô ta grande miséricorde..."et paisiblement il s'endormit".
On était alors le 19 octobre 1978 de l'ancien calendrier. C'était midi.
Le lendemain, on lui lut l'office aux défunts. Puis on l'enterra simplement ; sans aucun superflu ; entre ses arbres bien-aimés, ses arbres qu'il avait arrosés et soignés autrefois, leur parlant comme à des vivants.
Ce départ appauvrissait la Sainte Montagne ; mais elle recueillait néanmoins, et le monde entier avec elle , le patrimoine le plus inestimable : cette joie que laissant le géronda Avvakoum, cette joie qu'il avait en s'en allant...
X. EPILOGUE
Il nous a paru opportun, en guise d'épilogue, de publier dans son entier la présente collaboration du juge dont nous avons déjà mentionné le nom, Maître A.S qui sur notre demande a bien voulu nous adresser ces lignes. Nous regardons comme une description très fidèle du géronda d'éternelle mémoire ce travail de quinze années d'un pélerin du père Avvakoum. Destiné à la publication en hommage à sa mémoire, il voit enfin le jour dans notre modeste ouvrage, ce dont, avec nos lecteurs, nous tenons une fois encore à le remercier.
Père et frère bien-aimé,
C'est avec grand plaisir que je reçois la lettre dont tu viens de m'honorer et qui, si brève soit-elle, exhale néanmoins le souffle saint du désert aghiorite.
Peut-être suis-je au fond le dernier à venir parler de ce prodige étrange que fut le père Avvakoum, cet être dont la simplicité était devenue sublime à l'école du savoir et du saint Nom, de la sagesse et de la vertu. En vérité, de lui j'admire tout ; intelligence pure, cette âme enfantine, ce rire de charme - ici je pense surtout au rire de sa jeunesse, à celui que j'ai connu en 1933 ; j'admire encore cette double maîtrise de la Sainte Ecriture et des Pères, et ces luttes de tant d'années, si laborieuses, là-haut à Saint Phanourios, dans les profondeurs du désert, contre l'abyssal dragon qui ne le laissait pas - ah, celui-là, l'autre, que de fois, remontant à la verte oasis du géronda, il était venu, la nuit surtout, pour le frapper, le lapider même plus souvent ; et il le tenait en haleine à cause de ces bruits effrayants, de ce tintamarre horrible des mille objets qu'il lançait à sa porte - sa porte de planches pourries - et contre son toit - le pauvre petit toit de sa cellule en ruines. Luui venait se confier à moi, avec naturel, sans nulle affectation - quelle bonne grâce il y mettait, et quelle simplicité il avait, quelle profonde humilité aussi ! Et chaque fois il était le même, avec ses doux yeux lumineux, creusés par le jeûne, la veille, la prière incessante - le tout bien fait pour m'affermir, moi aussi, petit poussin de vingt ans à l'époque ; toujours il me faisait sa métanie puis, avec une familiarité irréprochable, il me serrait pour m'embrasser en m'appelant son père - et j'en restais cloué de stupeur !
Il l'a laissée maintenant sa merveilleuse science ! Que ne savait-il par coeur ! Les catavassias et les canons de toutes les fêtes et tant de prophéties, tant de discours, tant d'autres choses encore - combien il y en avait dans ce savoir étonnant, le plus admirable qu'on ait jamais vu !
C''est pourquoi aussi, ils s'asseyaient à ses pieds, les Louvaris et les autres et, dans un silence absolu, prêtaient l'oreille à ses paroles divines et suaves comme celles d'un Gamaliel. Ah ! Mon père ! C'est votre saint lieu que son départ a appauvri ! Miracle de l'au-delà su monde, cet être qui, tant d'années durant, sut charmer les foules à la splendeur sans crépuscule des divins commandements.
Et nous, stupéfaits, éblouis, nous le regardions paître nos âmes : nous regardions sa simplicité sans fard, sa sainteté, son héroïque abnégation, sa pauvreté, sa détermination à se mener la vie dure, et en même temps, sa joie irrésistible, débordante. En vérité, il était le guide incomparable des êtres, la mesure absolue des choses : son enseignement cristallin, son dépouillement sans limites suffisaient à nous hisser sur les hauteurs jusqu'aux trophées de la victoire, à nous pousser vers les hauts-faits et, par eux, à la délivrance de la contemplation, dans la ténèbre lumineuse, auprès des cours d'eau vivifiants nés à la source unique de tous les biens.
Il était, lui, étranger à toute fausseté comme à toute mollesse, à tout accommodement comme à toute inconvevance - lui, le plus sobre et qui possédait toute chose ; lui, libre ; lui, toujours austère, mais d'une austérité charmante ; lui, l'ami de la mesure et l'ami de ses frères ; lui, harpe de la sensibilité jouant, toujours et partout, cette seule mélodie : la prière.
Nous faisions un jour le chemin qui de laLavra mène à saint Phanourios, moi juché sur un âne, lui marchant à pied, sans souliers comme toujours. C'était en septembre, ou peut-être en octobre ; de temps à autre seulement, je le voyais s'abîmer dans un silence qui pouvait durer dix minutes - occupé seulement de la prière ou des salutations à la Mère de Dieu ; puis il reprenait la conversation que son accent des îles faisait paraître plus mélodieuse. Nous arrivions et pour moi il était aux petits soins, courant partout, mettant à cuire un peu de riz, de tomates et d'huile, trouvant même encore moyen d'encenser à chaque instant la vigne alentour et ses chers arbres auxquels il n'oubliait pas de dire aussi leur petit mot. Repas comme je n'en ai jamais mangé de plus doux ni de plus délicieux !
Il y eut aussi une autre fois où il me fit grande impression ; je partais pour Daphni et lui me pressait de prendre, avant de m'embarquer, une de ces belles miches de la Lavra, dont il me coupait lui-même des tranches ; je n'en voulais pas ; "j'en ais pris", lui disais-je. Il insistait : "Prends encore cela ; tu en auras besoin..." Et tandis que le cyclomoteur me déposait à l'arsenal en bas des Cabanes Brûlées, que vis-je descendre du haut de la montagne ? Un ascète décharné - grand vieillard déjà, blanchi et courbé par l'âge - qui faisait de grands gestes de la main pour nous dissuader de lever l'ancre aussitôt. Alors, s'approchant plus près de nous, il se laissa tomber par terre à genoux pour nous prier, nous supplier de prendre le pain que nous avions refusé - lui, l'ascète si maigre dont on voyait les os, faisait tout cela pour un peu de pain qu'il voulait nous donner ! Et quand je l'eus pris des mains du père Avvakoum, je le vis, cet être toujours lumineux, qui élevait bien haut des regards mouillés de larmes reconnaissantes. J'en garde dans ma mémoire, gravé pour jamais, l'inoubliable souvenir. Je compris soudain là qu'il n'y avait que la purification de l'âme pour ouvrir ainsi les yeux, les oreilles de l'âme, pour attirer à elle les lumineux rayons de l'Esprit, qui ne s'acquièrent que par une vie menée dans le deuil, les lamentations et les afflictions, une vie durement, âprement passée à se faire violence, une vie où la délivrance des menées visibles et invisibles des démons a pour prix le sang versé ; mais où s'offre pourtant la consolation du mystère inaccessible de la beauté, celui qu'épanchait à flots le géronda d'éternelle mémoire en agréable odeur à Dieu, l'oiseau de haut vol. C'est lui encore que l'année suivante nous devions rencontrer à la Lavra. Et par un fait étrange, la première question qu'il nous posa alors fut : "Qu'est-il devenu, le pain qu'on n'a pas voulu prendre ?"
Sa candeur, sa pureté enfantine et le sentiment aigu de sa mort prochaine lui avait fait renier entièrement un monde dont il n'avait emporté avec lui aucun bien, se contentant d'un régime habituel de pois trempés et de miel sauvage. Et il avait beau n'avoir qu'un tabouret bas avec un misérable petit banc pour lire et écrire, il attirait néanmoins comme l'aimant les foules venues faire cercle autour de son froid galetas d'indigent fait de vulgaires planches de bois ; c'est qu'il était sage, sachant bien dans quel gouffre, dans quelle fosse profonde s'engloutit l'âme désireuse des choses terrestres et matérielles, par trop périssables. Mais lui regardait ce peu qu'il avait comme un idéal resplendissant, une jouissance paradisiaque ; là étaient ses délices, sa béatitude.
Et j'ose encore le dire : comme j'aime cet homme, comme il m'émeut, cet être inspiré par Dieu, mû par Dieu, lui, l'humble, le loqueteux qui nous galvanisait, qui, pour la foi, la vertu, la pureté trempait d'acier nos volontés vacillantes, à nous pauvres raïas, quand nous tenaient la faim et la honte, quand nous n'étions pas encore délivrés des faux-attraits du monde et qu'il nous fermait la bouche à tous par la splendeur magnifique de son âme.
Pour moi, mon père, et pour tant d'autres, petits et grands, il était phare et flambeau, il était celui qui lutte, sans trêve ni merci, contre ce soi-même qui n'aime que lui et que sa vie à lui ; aussi, à longueur d'heures, de mois, d'années mortifiait-il sa chair pour Celui-là seul qui est Lui ; et il avait laissé loin en arrière les faux éclats et le tapage de ce monde, clinquants bûchers d'Hercule comme seule notre époque malade pouvait en produire... Et il est vrai que souvent, aujourd'hui encore, nous nous penchons, comme pour écouter ne serait-ce que la voix du guide salutaire, cette voix qui semble encore parler comme par mille bouches, là-bas où il repose -désert béni que sanctifient, par leurs suaves effluves, les reliques sans nombre des saints qui ont lutté, cachés au creux de ses rochers, perdus au fond de ses cabanes, oubliés au sommet de ses arbres, "eux dont le monde n'était pas dignes".
Instrument de salut que sa lutte inimitable, sublime, éprouvée comme le diamant, par-delà la nudité, par-delà les tsarouks en peau de cochon, par-delà les guenilles et les chaleurs torrides et la maigre nourriture et la lutte à mort contre les "puissances de l'air". Par-delà tout cela il s'est élancé sur le Sinaï et sur le Thabor ! Et à tout venant, il enseignait la doctrine du salut. Il avait tant de ressources ! Cela lui faisait comme autant d'aimants posés sur l'âme et sur le corps : il avait un regard paisible dont le charme à proprement parler vous ravissait et, dans ses yeux toujours jeunes, brillait l'éclat de la foi tandis que sa voix disait la modestie ; on lui connaissait aussi une grande persévérance. Mais dans cette soif qu'on lui voyait de converser avec les âmes de bonne volonté, il n'y avait chez lui ni suffisance ni besoin de se mettre en avant ; simplement le désir de les éclairer -celles des jeunes gens surtout- lorsqu'elles s'étaient laissé prendre aux faux-attraits pourtant si falots de promesses lointaines et viles. Et tout cela, j'ose le dire, sachant combien cette foi, cet amour et ce coeur qui s'épanchait pouvaient changer jusqu'à les recréer tous ceux qui l'entendaient.
Je le vois encore avec son chapelet dont sans relâche il égrenait les trois cents noeuds, brûlant l'adversaire.
Je vois aussi ces larmes qui lui venaient toutes seules à tout moment ; elles étaient plus éloquentes que tous les discours, mais il y ajoutait encore ces paroles de feu qui nous charmaient et ces enseignements qui nous brisaient l'âme, nous donnant l'appui ferme et inébranlable d'un bâton pour nous soutenir dans les moments difficiles de la vie comme dans les moments heureux, -ceux dont nous lui faisions confidence ou dont il était par hasard le témoin, ou, plus souvent encore, ceux qu'il paraissait deviner par un miracle étrange que nous ne nous expliquions pas.
Je me souviens aussi du grand étonnement qui fut le nôtre le jour où un pélerin -qui était tout-à-fait inconnu, à lui comme à nous qui étions là à ses côtés- demanda à le voir et s'entendit aussitôt après accueillir par cette exclamation : "Ah mon général, bienvenue !" Et, chose inouïe, il s'agissait bien en vérité d'un ancien général.
Et ces larmes encore, les larmes qui brouillaient ces beaux yeux noyés de douceur et dont le regard paisible mettait à nu les coeurs, balayant chez ceux qui lui parlaient ou qui se confessaient à lui toute trace de dureté ou les obligeant à sortir de leur réserve pour être complètement eux-mêmes... Il en était venu un dans ce genre, une année -ce devait être en 1973- accompagné d'un garçon pour le moins exubérant. "Non, lui dit le géronda après sa confession. Il y a encore une autre chose que tu ne dis pas. Pourquoi la cacher ? "Le garçon eut la bouche fermée ; et nous, qui pouvions bien être cinq ou six à écouter, nous n'étions pas beaucoup moins penauds. Nous nous sommes mis à l'écart, à un ou deux mètres de là, tandis que le gaillard finissait par lui parler à l'oreille. Allez donc expliquer pareille chose !
A propos des larmes et de leur pouvoir divin, il évoquait Augustin le bienheureux, de qui il aimait à redire : "On arrêterait plus aisément les courants d'un fleuve que les larmes d'Augustin". Et il nous exhortait vivement à la componction : "Mon Dieu, donne-moi des larmes", insistait-il. Le Seigneur n'avait-il pas lui aussi adressé ses suppliques au Père "avec des larmes et des cris puissants" ? Et il me semble bien auss, si je ne me trompe pas, que la même chose arriva à saint Grégoire Palamas qui demeurait là-haut, tout là-haut sur sa montagne, au-dessus de Lavra, seul et tranquille à pleurer étrangement jusqu'à des flots de larmes où, pour ainsi dire, il se lavait sur-naturellement, au point de paraître extraordinaire et de se montrer à qui voulait le voir avec un visage brillant et lumineux.
De la prière aussi, il nous répétait laquelle pouvait tourner à notre avantage : c'était celle qui se faisait par-delà la chair, loin des bruits, du monde et du prince de ce monde, quand l'intellect s'unit à la Monade Trinité, là où les trois puissances de l'âme épousant chaque parcelle de l'Unité Une et Indivisible. Et souvent, pour notre émulation, il nous citait le grand Basile : "L'esprit qui, loin de s'éparpiller au-dehors, se rassemble...a tôt fait d'oublier cette nature vile qui est la nôtre".
Quelle foi inébranlable il montrait ! Rien que de très naturel en même temps : le guide indispensable et absolument sûr de nos âmes.
Il y avait encore la Toute Puissante et Vénérable Croix : pour lui, comme pour nous tous, elle était, disait-il : "force et protection, défense contre l'invisible, défaite de l'ennemi". Aussi le voyait-on faire à tout instant le signe de la croix, sur les personnes et sur les choses, sur la nourriture et partout ailleurs, avec netteté et insistance.
Il dit un jour à K.Lazare, mon compagnon d'une année -c'était un pieux géronda de l'Hellespont, connu sur la Sainte Montagne- : "Tiens, Lazare ; prends donc le moulin et fais-nous un peu de café fraîchement moulu". Et, après que Lazare se fut exécuté : "Mets-le à torréfier sur les brindilles", lui dit-il, "et souffle". "Pardon, géronda, risqua Lazare, mais cela soulève les cendres". "Tout est béni" fut la réponse. "Est-ce que sur les cendres aussi nous n'avons pas fait le signe de la Croix ? Allons, ne t'inquiète donc pas". Et tout ce qu'il cuisinait, pour simple et frugal que cela fût, tout était d'une saveur délicieuse.
Quant à cette bête sauvage de notre chair, il était sans pitié envers elle et plein de dérision, ne songeant qu'à se la soumettre et à la réprimer par l'ascèse et la contrainte. Et il nous proposait en exemple l'apôtre Paul, le Grand Paul qui "domptait" la sienne dans les souffrances et les tribulations : "Je soumets mon corps", disait-il. "Sans quoi, nous expliquait Avvakoum, la chair ne s'apprivoise pas, elle n'obéit pas et les mauvaises pensées ne cessent pas. Mais vous, disait-il, affranchissez-vous plutôt de cette nonchalance, des soucis du monde, élevez-vous et peut-être un jour, quand sans obtenir de réponse vous vous serez fatigués à dire avec feu la prière : "Eclaire nos ténèbres, Seigneur, et délivre-nous de nos fautes cachées", peut-être un jour alors percevrez-vous confusément ce qu'est la "lumière incréée".
Et véritablement, le père Avvakoum, lui, sur tout ce qui était sien, régnait en souverain.
Que d'encouragements ne prodiguait-il pas à notre faiblesse ! ... "Ne tombe pas, disait-il, ne désespère pas ; tes mauvaises herbes, arrache-les. Ne plie pas". Il s'y reprenait à plusieurs foid ; souvent ; encore et toujours il nous encourageait : "Ta nature mauvaise, sape-la ; et rebâtis ; c'est sur la pierre angulaire qu'il vous faut fonder et étayer. Et chaque fois, recommence au commencement : parce que chaque transgression a fait se détourner de toi la face du Seigneur, parce que ton âme s'est couverte de honte, qu'elle a fait partir loin d'elle le Seigneur et que tu ne vas pas tarder à mourir de faim. Trois choses te rendront la vie : le repentir, les larmes, la confession. Elevez-vous, imaginez "l'inimaginable beauté" et prenez conscience que ce n'est pas l'esprit souillé par ses passions qui, avec le flux de ses pensées impures, saura s'unir à Dieu ! Fuyez bien plutôt toute imagination charnelle -pour moi, je les enchaîne comme je peux- et partez en quête du plaisir spirituel : alors vous connaîtrez la liberté et vous saurez la fadeur des jouissances corporelles et matérielles. Mais d'abord, combattez durement et revêtez des protections "chrysostomiennes". Ressuscite, renais, et jusqu'à ce que tu puisses respirer, renouvelle-toi". Avvakoum n'avait pas d'autre refrain.
"Et puisque nous ne pouvons pas anéantir une bonne fois le mal, toi du moins, combats-le sans relâche pour en être vainqueur. Le mal, c'est la jalousie du diable qui l'a fait entrer dans l'économie de Dieu. Mais toi, ne te laisse mas intimider. Riposte contre le furieux, oppose la Croix à l'Esprit Malin !" Semblables devises, pareils refrains,aussi prompts à réjouir le coeur, le bienheureux géronda en composait pour tous ceux qui venaient à lui. Que ne les ai-je tous retenus !
Il était là avec son petit visage osseux, son visage si doux qui, tout marqué des rides de l'ascèse, gardait encore empreinte la grâce de ses jeunes années. Maintenant pourtant, avec la prière incessante, un coeur toujours brisé l'avait délivré des passions ; maintenant il se tenait, souvent, sur les cimes de la vertu, de la sainteté même, tout en étant resté tellement simple, tellement accueillant, ne laissant rien soupçonner d'une grande élévation ! Ah, cet héroïque cheminement sur la terre, qu'il inspirait de crainte et de vénération !
Du martyre -car il est des martyres non sanglants de sa petite âme amie de Dieu -cette petite âme que j'ai tant aimée ! -ses rochers, sa grotte et, d'entre les choses pures qui conviennent aux purs, son désert demeurent les témoins muets.
Autre chose encore chez lui faisait l'impression : le caractère modeste de son allure, l'avenance de ses gestes et la conscience muette qu'on avait de voir venir à soi un porteur de force et d'espérance. Et vraiment il était à lui-même son propre souverain, cet autodidacte pourtant dépourvu de la plus légère suffisance. Il avait été très mince autrefois, dans les temps de sa jeunesse ascétique, toute de vigueur retenue, puis, toujours robuste, basané, buriné, peut-être par la vie au grand air, son corps s'était appesanti avec les années. Et il n'y avait plus eu alors que sa petite voix -cette voix où chantait l'accent bien typique de son île natale- pour garder cette légèreté que le corps avait perdue. Elle était frêle cette voix, et si plaisante : pour qui l'entendait, c'était un bonheur, une fête, la fête de la bonne nouvelle qu'elle épanchait autour d'elle avec une ingénuité enfantine ; et Avvakoum, cet être si bien accordé avec lui-même, était le premier à en vivre l'harmonie. Et cette petite voix de ce corps fluet et cuit de soleil, rendu tout souffreteux par l'ascèse et le renoncement à toute chose, ce petit corps compatissant dont émanaient les effluves de la myrrhe odorante et suave, oui, à bien l'entendre, la voix de ce corps compagnon des esprits immatériels, elle vous inondait, par la palette et la teneur subtile de ses accents, d'une toute autre odeur, d'un parfum plus étrange, venu de cet ailleurs qu'on ne connaissait pas. Et dans ces moments-là, vous auriez voulu vous coller à lui, tant il paraissait mettre de subtilité à vous intriguer avec ses manières pleines d'aérienne profondeur, à une époque pourtant et dans un lieu où un formalisme insurmontable et étouffant éclatait partout, dans les paroles, les façons et jusque dans les offices de ceux qui faisaient les grands seigneurs même à la liturgie...
C'était là une grâce spéciale, celle d'un artiste passé maître dans l'exposé de secrets infiniment désirables. Et il avait beau être mis en zélote, vivre en zélote, jamais il n'était provoquant, jamais fanatique ; mais toujours il se montrait sage et avisé, toujours il se faisait respectueux des avis de chacun ; et il supportait les coeurs glacés de ceux qui ne voient pas le soleil de l'esprit et qui crient en secret, implorant un peu de chaleur ; il les supportait, sachant bien que s'il les aidait, lui d'abord, avec son respect, à s'ouvrir un peu, ils se hâteraient ensuite de lui tendre la main pour se lier à lui d'un lien indissoluble.
Il est parti maintemant se fondre au beau, à l'harmonieux, au lumineusement connu, là-bas, dans la ville de perles et d'or, là où il n'y a ni sanglot, ni peine, ni manque, ni tourment...
N'allons pas désormais troubler la paix du juste, la sérénité du saint qui s'est endormi bienheureux, n'allons pas interrompre ses agapes avec le Christ !
Pour consolation, demeurons avec le souvenir d'une vie menée dans la lutte, à cause d'un désir immense de toujours tenir debout, de luire comme l'étoile du matin à la face des vivants et comme l'étoile du soir à la face des morts.
Tout est maintenant orné de l'éclat doré de ses rayons resplendissants, les mêmes qu'ici bas il cachait avec tant de soin, à cause de sa respectueuse civilité, de sa simplicité indicible, de sa cristalline pureté ! Il est allé là-bas se joindre aux phalanges des ermites qui tous -philosophes, hésychastes, kollyvades- pour avoir tant d'années fermement renoncé aux choses de la terre, sont "partis dans les montagnes" mourir à toute chose et crucifier leur chair, petits oiseaux errant parmi les grottes et les antres de la terre ; brasiers avivés par le souffle saint du buisson ardent inconsumable , regards à jamais rivés sur l'invisibles, vous êtes ce qu'il y a de plus suave, vous qui avez épuisé jusqu'à vos os qui, maintenant, ambaumant, vous qui n'avez possédé la paix, vous les théophores !
Et nous aussi, puissions-nous ici venir prendre un peu à ces êtres qu'ont blessés les amours divines ; -par tes prières, mon père.
Gloire à toi, notre Dieu, gloire à toi !
A.S 28/9/83.

LEXIQUE
ACATHISTE Office d'Action de Grâce en l'honneur de la Mère de Dieu, que l'on chante debout, le Samedi de la 5e Semaine du Grand Carême.
AGARENIENS Descendants d'Agar. Ici, il s'agit des Turcs.
AGRYPNIE Office qui dure toute la nuit.
APATHEIA Absence de passions. Etat d'impassibilité où les passions négatives n'agissent plus.
APOSTASIE Abandon de la vraie foi. Les derniers temps sont, selon l'apôtre Paul, ceux de la Grande Apostasie où le Christ ne sera pas confessé comme l'Unique Rédempteur.
ARCHIMANDRITE Titre honorifique. Autrefois Abbé d'un grand monastère.
ARCHISTRATEGE Chef des armées. Attribut des Archanges Michel et Gabriel.
ATHONITE ou HAGIORITE Moine habitant la Sainte Montagne de l'Athos et qui a reçu la tonsure traditionnelle d'un autre hagiorite. Les Néo-Hagiorites ne peuvent pas, selon la charte de la Sainte Montagne porter le nom d'hagiorite, parce qu'ils ont été tonsurés hors de la Sainte Montagne.
CANON Règle, norme ; analogue au canon ou règlette d'or que l'Ange donne à l'apôtre Jean pour mesurer la Nouvelle Jérusalem. Décisions disciplinaires des Conciles et des Pères. On appelle aussi canon, la composition poétique de neuf odes, que l'on chante, en particulier, aux Matines.
CATAVASSIA Moment où les choeurs descendent de leurs stalles, s'unissent pour chanter ou reprendre, ensemble, l'hirmos de chaque ode du canon.
CATHOLICON Eglise principale d'un monastère.
DIACONIE Service dont un moine est chargé dans un monastère.
DOXASTICON Tropaire en l'honneur de la Sainte Trinité introduit par la formule : Gloire au Père, au Fils et au Saint Esprit.
GERONDA Ancien, Père spirituel, Guide. Les Russes traduisent ce terme par staretz. Un des recueils des Sentences des Pères du Désert se nomme Gérontikon.
HAGIOGRAPHE Celui qui peint des icônes. Une icône s'écrit autant qu'elle se peint.
HESYCHASTE Tranquillité. Repos. Silence de pensées.
HESYCHIA L'Hésychaste est le moine qui s'adonne à la prière du coeur.
HESYCHASTERION Hésychastérion, lieu où habite le moine, ermitage.
HIEROMOINE Moine qui a été ordonné prêtre.
IDIOMELE Tropaire ayant sa propre structure mélodie.
KARYES Capitale de l'Athos.
KELLI Petite cellule ou groupe de cellules isolées dépendant, généralement, d'un monastère important.
KOLLYVADES Moines athonites qui, au XVIII s. condamnaient la célébration des offices pour les défunts, le jour de Dimanche, alors que le Samedi leur était consacré. L'office des défunts est, généralement, célébré avec un gâteau de blé appelé kollyva, d'où le nom de Kollyvades, ou affaire des Kollyvades et ses remous.
LAURE ou LAVRA Grand monastère.
METANIE Pénitence, repentir, conversion, retour à Dieu. Petite nétanie, inclination du buste. Grande métanie, prosternation jusqu'à terre. L'une et l'autre de ces métanies est suivie d'un signe de Croix.
METZITIA Division monétaire ; elle vaut un quart de la livre turque.
PAPAS Terme grec signifiant prêtre.
PANAGHIA Toute-Sainte. Nom donné à la Mère de Dieu et aux icônes, églises et monastère qui lui sont dédiés. Médaillon que porte l'évêque.
PEDAGOGUE de la NATION On appelle ainsi en Grèce ceux qui par leur savoir, leurs mérites et leur culture orthodoxe, apparaissent comme les guides du peuple fidèle.
PERICOPE Passage de l'Ecriture. Découpage des Evangiles pour la lecture ecclésiale.
PHILOSOPHES Nom qui désigne les adeptes de la vraie philosophie : le christianisme.
PROSKYNITERE Meuble où l'on place les icônes pour les vénérer. En Grèce, petite niche bâtie où se trouve une ou plusieurs icones, que l'on rencontre sur les routes devant lesquelles on s'arrête pour prier.
PROSPHORE Pain liturgique dans lequel on découpe l'Agneau qui deviendra Corps du Christ. Le reste de ce pain est distribué aux fidèles sous le nom d'antidore.
PROTOSYNCELLE Celui qui partage la cellule d'un Ancien ou d'un Evêque, celui qui l'assiste. Aujourd'hui on dirait secrétaire.
RAIA Dans l'empire ottoman, terme de mépris dont se servaient les Turcs pour désigner les sujets non musulmans.
SCHEME Habits que portent les moines.
SYNODICON Lieu où se réunissent les moines avec leur higoumène ou supérieur.
SYNAXAIRE Livre contenant la vie des saints classés selon les jours de l'année. Il est utilisé durant les offices ou au réfectoire pendant le repas.
THEODIDACTE Il est trois façons de recevoir la connaissance. L'hétérodidacte est enseigné par autrui. L'autodidacte est enseigné par soi-même. Le théodidacte est enseigné par Dieu.
THEOPHORE Porteur de Dieu.
ZELOTE Du mot grec signifiant ferveur, bouillonnement. Les zélotes sont, aujourd'hui, les moines qui, marchant sur les traces des Pères saints, ont rompu toute communion de prière avec le Patriarcat de Constantinople à cause des innovations récentes. Les zélotes forment une grande partie des skites de la Sainte Montagne et ils sont en conflit avec les riches et grands monastères tenus par les "zoïstes", c'est-à-dire les membres des fraternités protestantisantes étrangères à l'Orthodoxie traditionnelle des anciens athonites. Récemment, pour aider les Pères Zélotes, le Métropolite Vitaly a ordonné prêtre le moine Théodoret, auteur de cette vie du Père Avvakoum.



AVVAKOUM Le Zélote aux pieds nus THEODORET Moine de l'Athos


1Introduction à la vie d'Avvakoum le zélote aux pieds nus
Le Père Avvakoum, nouveau flambeau de l'orthodoxie, est né dans le Dodécannèse, à Symi, dans l'une de ces îles-martyres qui ont connu successivement des douloureuses occupations des Franks, des Turcs et des Italiens.
Symi, aujourd'hui offre un paysage presque désolé, mais les lieux gardent cette saveur inexprimable, sévère et douce à la fois, d'une terre sanctifiée par l'ascèse et la prière des saints. Ce sont désormais les difficultés économiques du monde moderne qui chassent de Symi les chrétiens de l'île et les projettent dans un monde étranger où leur foi s'affaiblit.
Jadis, au contraire, lorsque la foi orthodoxe était persécutée, les fidèles vivaient dans l'affliction sainte et les larmes divines de la componction; alors la grâce avait surabondé.
Le saint monastère de l'Archange Michel en témoigne encore par son icône miraculeuse du redoutable archistratège des milices célestes que du monde entier les fidèles viennent vénérer. La Tradition enseigne qu'ici, il n'y eut jamais de poste maritime, les fidèles jetant à la mer ce qu'ils destinaient au monastère : la "poste des anges" prenait le colis en charge et les pieuses offrandes arrivaient toujours à destination, sur le rivage où s'élève le monastère.
Dans ces îles saintes de l'Orthodoxie, ces îles de marins et de pêcheurs d'éponges, il y avait alors peu de différence entre la misère naturelle et la pauvreté volontaire que les moines s'imposent. Ainsi de nombreux enfants se préparaient, sans même le savoir, à la vie ascétique du monachisme orthodoxe. Et comme les anges prenaient soin des colis envoyés à la mer, selon la mesure de la foi de ceux qui les y lançaient, le Seigneur Lui-même guidait spirituellement ces futurs moines, qui devenaient des théodidactes". Ces âmes amies de Dieu, en effet, comme celle du Père Avvakoum, obscures pour le monde, toutes entières "cachées en Christ", sont appelées théodidactes parce que Dieu seul les enseigne, et qu'aucun savoir terrestre et illusoire ne vient les troubler.
Pour le Père Avvakoum, le monachisme, la philosophie selon le Christ, fut véritablement "l'université des universités" au point que les grands professeurs de théologie d' Athènes et de Thessalonique venaient le voir pour s'abreuver à ses paroles et recevoir son enseignement. Ces professeurs, comme le célèbre J. Karmiris, "avaient entendu parler de Dieu", mais le Père Avvakoum lui, comme le prophète Job, rendait grâce de pouvoir dire au Seigneur : "Mon oeil t'a vu".
Seul un être déifié, qui a expérimenté la gloire divine, peut comprendre l'Ecriture et expliquer comme le fit Avvakoum des passages mystérieux, tel le sacrifice d'Abel et celui de Caïn dont on lui demanda un jour la signification. On sait que dans la Genèse, Dieu accepte le sacrifice du pasteur Abel et refuse celui du cultivateur Caïn; et les "professeurs de théologie" de l'interroger : pourquoi Abel et non Caïn? Un théologien rationaliste déduira de ce récit l'idée de "prédestination". Dieu a d'avance choisi Abel et rejeté Caïn; il a donc condamné ce dernier à être coupable. Or, y a-t-il rien de plus injuste? L'homme est sauvé ou perdu sans qu'il y soit pour rien. N'est-ce pas contredire l'Ecriture? Comment sortir du dilemme?
Le Père Avvakoum donne la juste réponse : Abel a offert un sacrifice de façon "droite", il a rendu le culte orthodoxe, celui que Dieu désire; Caïn a offert un sacrifice d'une façon non-droite ou hétérodoxe, il s'est volontairement écarté du culte exact. "Le bien n'est pas bien s'il n'est pas bien fait".
Et Saint André de Crète confirme Avvakoum et dit dans le Grand Canon, Ode 1, sur Abel et Caïn : "O Jésus, je n'ai pas imité la justice d'Abel. Je ne t'ai pas offert des dons agréables, des actes divins, des sacrifices purs, une vie sans reproche. Comme Caïn, nous aussi, âme misérable, nous n'avons offert au Créateur du monde que des actes souillés, des sacrifices impurs, une vie inutile, c'est pourquoi nous serons condamnés".
Cette science divine, cette connaissance spirituelle des Saintes Ecritures, le Père Avvakoum l'avait acquise, dans sa solitude d'ermite, "seul avec son Christ". Vivant hors des soucis inutiles de ce monde, il était semblable aux oiseaux du ciel qui "ne moissonnent ni ne sèment", et son vêtement, plus blanc que le lys des champs, était celui du Christ, qu'il avait revêtu au point de devenir un évangile vivant.
En digne imitateur du prophète Elie, le modèle des moines, le zèle de la maison du Seigneur le dévorait, et c'est avec une grande humilité, une grande joie spirituelle et en rendant grâce à Dieu, que le Père Avvakoum portait ce nom de zélote que l'on donne aujourd'hui aux moines dont le zèle pour les dogmes est en harmonie avec l'intensité de leur prière.
A notre époque de tels êtres sont devenus rares et cette vie du Père Avvakoum, écrite par le Père Théodoret représente un témoignage précieux, à une époque où de nombreux Pères athonites redoutent de voir sur la Sainte Montagne le monachisme orthodoxe s'éteindre peu à peu, comme jadis celui des déserts d'Egypte et de Palestine.
Aujourd'hui, en effet, la plupart des grands monastères subissent l'attrait de doctrines étrangères à la sainte orthodoxie, issues de la philosophie et de la science du monde. La raison de cette décadence spirituelle tient à ce que certains monastères deviennent, de plus en plus, la vitrine luxueuse de l'Orient "chrétien", face à un Occident alléché par l'orthodoxie, qui envoie ses contingents de touristes besogneux et brouillons, prêts à tout faire pour se distraire, mais, en général, peu enclins à la pauvreté en Christ. Aussi, comme à l'origine, ce sont les petits ermitages, les skites, les grottes des Karoulia, qui ont recueilli les héritiers de la tradition ascétique et dogmatique des Pères. Là s'est refugiée la vie orthodoxe, dans la solitude de l'hésychia et de la foi parfaite : "Celui qui est silencieux, écrit saint Isaac le Syrien, ami de la solitude, de la tranquillité, même séparé des hommes à cause du Seigneur, s'il confesse la foi en paroles et en actes , il en devient le héraut plus que lumineux". Tel a été le Père Avvakoum, le nu-pied, le pieux zélote qui a prié sans cesse pour le salut de tous.
Seuls des hésychastes peuvent parler des hésychastes et il fallait un Père Théodoret pour faire le récit de la vie du Père Avvakoum. Le Père Théodoret est l'une des grandes figures ascétiques et spirituelles de l'Eglise Orthodoxe aujourd'hui. Il est connu par plusieurs livres savants et remarquables, sur saint Nectaire, sur la Sainte Communion, sur l'oecuménisme et par un petit journal,"L'Haghiorite", dont "La Lumière du Thabor" a publié plusieurs extraits. Il prépare un commentaire des canons, un nouveau Pidalion. Le Père Théodoret a reçu de Dieu le charisme de la théologie et de nombreux orthodoxes voient en lui un nouveau Nicodème Hagiorite, un nouvel anneau de la chaîne d'or des saints ascètes orthodoxes.
Rendons gloire à Dieu de nous avoir donné, dans les temps d'afflictions pour la foi orthodoxe qui sont les nôtres, des hommes de Dieu tels que le Père Avvakoum et le Père Théodoret son disciple, pleins de zèle pour Dieu, ce zèle dont l'évèque Théophane le Reclus disait qu'il est un des signes de l'existence ininterrompue de l'Eglise du Christ.

PREFACE DU P. THEODORET L'HAGIORITE
Composer un ouvrage sur la vie d'un hagiorite comtemporain, qui voici six années à peine s'est endormit dans le Seigneur, n'est pas chose facile. Mais quelque chose nous a pourtant contrait de risquer une démarche si hasardeuse : nous désirons que ce livre trouve encore en vie tous ceux qui ont connu de près Avvakoum le géronda. Car nos pères s'en vont chaque jour. Ils s'en vont, emportant avec eux tout leur trésor d'expérience, trésor inestimable qui fut celui de l'ancien Athos, où naguère encore paraissaient les grands prodiges et les exploits merveilleux des saints qui l'avaient élu pour demeure, après qu'ils avaient pour jamais renoncé au monde.
Avvakoum, lui, l'ancien d'éternelle mémoire, donnait non seulement donner son sang pour mener son ascèse admirable, mais savait encore sacrifier à la communion des âmes, tant était véridique son amour pour l'homme, pour la personne profonde de l'homme, qu'il vînt à lui revêtu de la robe du moine ou simple laïc pélerin. Car bien que, depuis sa jeunesse, il eût reçu d'abondance la grâce d'en haut, jamais pourtant, fût-ce un instant, il ne cessa dans la mesure de ses forces de s'offrir lui-même en holocauste, faisant son coeur obéissant à la voix de l'Evangile : "Le Royaume des cieux est forcé, et ce sont les violents qui s'en emparent".
Il vécut ignorant des biens de ce monde : il ne se sentait vivre qu'à l'air plus libre qu'il trouvait à la douce respiration des choses qui parlent du salut ou du ciel. Il était le marchand avisé de la parabole, celui qui ne juge pas trop de vendre tout ce qu'il possède pour acheter la perle inestimable, le royaume des cieux. Comme ils sont sages, en vérité, les disciples de l'Evangile, et comme ils sont indigents les savants lettrés de ce siècle!
Par sa vie ascétique, il foula avec puissance les têtes des dragons de l'amour-propre et de l'égoisme; car, ne voulant posséder que son Christ et -il en fit un jour l'aveu- ne possédant que lui seul, il ne laissait s'exhaler son souffle que pour prononcer le nom divin de son Christ dont il ne cessait pas l'invocation adorable. C'est ainsi que très vite, pour ses frères du monastère comme pour la foule de ses pélerins, il était devenu symbole d'ascèse, modèle de simplicité, paradigme d'amour : et lorsqu'il fut mort, on vit de partout affluer les étrangers venus -fait unique dans les annales de l'Athos (1) - prendre un peu de terre sur sa tombe, puis s'en retourner dans leur patrie, serrant sur eux leur bénédiction précieuse; tant il apparaissait à ces explorateurs d'un autre monde comme une vivante confession de la foi orthodoxe : sa seule vue leur évoquait tout ensemble le saint Précurseur, les fous en Christ et, pêle-mêle avec leur François d'Assise à eux, les saints des icônes qu'ils disaient "byzantines" (2)!
Il quittait cette vie déjà, l'autre grand zélote aghiorite, Callinique de Katounakia (3), quand le père Avvakoum n'en était encore qu'au début de ses luttes spirituelles, là-bas dans sa solitaire Vigla! Et lorsqu'un peu plus tard à la Grande Lavre le digne enfant de Symi parvenait à son midi, le père Jérome d'Egine, lui, le troisième astre nouveau de l'orthodoxie, se trouvait désormais au zénith de sa course spirituelle -car ils sont bien trois astres au firmament de l'Eglise, ces trois confesseurs de la foi, les défenseurs de l'Ancien Calendrier, Callinique de Katounakia, Jérome d'Egine et Avvakoum de la Lavra; trois fontaines fidèles à l'orthodoxie de leurs Pères, une eau de consolation divine.
Saint Jean Chrysostome, dans sa Treizième Homélie sur la Génèse, incite les fidèles, s'ils veulent échapper au monstre de l'Hadès et obtenir en partage le Royaume des Cieux, à se parer des deux ornements d'un "dogme droit ("orthos") et d'une conduite vertueuse". Sur l'observance de ce précepte, le géronda Avvakoum d'éternelle mémoire veillait comme sur la prunelle de ses yeux. Et rien n'eût pu l'en dispenser, ni son ascèse, ni sa vertu personnelles, ni ses prières, ni ses larmes; mais à peine eut-il pressenti toute la portée de l'hérésie nouvelle qui commencait dans cette simple innovation de notre siècle, celle des années 1924, et dans celles qui suivirent, qu'aussitôt il réagit à la manière des Pères, préférant supporter sans un murmure, et jusqu'à la mort, l'opprobre du Christ et la kyrielle des tribulations qui sont le lot de ceux qui veulent mener leur vie en harmonie avec les saintes traditions de l'Eglise.
Oui, pour tous, la personne d'Avvakoum était comme une vivante clameur -comme s'il eût déclaré dans un cri : "Il aime le prochain celui qui aime le Christ. Mais celui-là seul aime le Christ, qui garde ses commandements". Lui-même, pour garder ces commandements, et les garder de la façon que Dieu veut, cultivait impassible le champ de ses vertus, l'arrosant à la sueur de son ascèse. Et c'était cette même ascèse qui purifiait et illuminait son être; elle en était comme le filtre qui ne laisse jamais passer que le mot, le geste dont pour autrui naît toujours une joie, parce que cette parole, cette attitude est justement à chaque fois la seule parfaite.
La vérité est que dans sa vie Avvakoum souffrit beaucoup, pleurant et s'affligeant au fond de sa retraite, mais que dans cette vallée de larmes, toujours, au milieu des suppliques qu'il élevait à Dieu, il marcha parmi la joie de son coeur. Non, pas un instant, les prières ne cessèrent de réjouir son coeur. "L'homme, disait-il, est né pour la joie, pas pour l'affliction. Pourquoi prend-il sa joie des idoles? Croyez-m'en, ils paient pour acheter leur joie. Mais la joie de Dieu ne coûte rien. Pour moi, je n'ai rien d'autre que mon Christ avec sa joie (4)!" Et par là, sans le vouloir, il révélait qu'il avait atteint à la mesure du vrai moine, qui se réjouit dans le Christ qui est venu habiter son coeur. Et une autre fois : "Jamais je n'ai dit un mensonge ni fait une plaisanterie", confiait-il à un visiteur dans sa simplicité, laissant percevoir les luttes, inconnues de la plupart, qu'il livra tout au long de sa vie.
Nous n'avons pas prétendu, en écrivant la présente biographie, aller contre les habitudes du temps présent ou imposer l'idée d'un saint nouveau. Mais c'est une simple dette que nous acquittons ici, la dette immense que nous avons au joyeux géronda de Vigla, qui nous catéchisa quand nous étions tout jeunes moines, nous enseignant à ne pas altérer la vraie tradition orthodoxe et à la garder telle que nous l'avions reçue, pure et intacte, telle que nous l'avions apprise dans les agrypnies et dans les jeûnes, en disant le chapelet et en exerçant l'hospitalité, et telle que nous l'avaient transmise nos pères que si souvent, jusqu'à aujourd'hui, nous avons vu lutter jusqu'à la mort, pour combattre les falsifications et les contrefaçons dont, à l'extérieur mais aussi à l'intérieur, elle es hélas l'objet dans notre siècle d'apostasie. Voilà ce que l'humble Avvakoum nous enseigna, sans nul fanatisme, montrant seulement la fermeté du confesseur que venait tempérer la douceur du saint. Ce ne sont pas les hétérodoxes qui nous eussent parlé ainsi : leur ton à eux était autre, qui nous raillèrent de vouloir imiter notre ancien et qui, lorsque nous ouvrîmes seulement la bouche pour parler, proférèrent des menaces.
Mais pour le géronda nu-pieds de Vigla, son désir du divin, augmenté encore par l'étude assidue des écrits inspirés, l'avait rendu semblable aux pères théophores en qui, avant lui vivait la vérité de l'Orthodoxie. Et ce fut ce même Avvakoum, ce familier de Dieu, qui, nous affermissant sur le roc de la foi, sut si bien nous exhorter à n'accepter jamais de boire le vin frelaté des hétérodoxes, afin de ne boire que le vin de l'Eglise une et celui qui sortait des grappes lorsque dans son monastère il foulait le raisin sous ses pieds vierges.
Et après la mort même, nous lui aurons encore cette dette de notre reconnaissance, parce que jusqu'à son dernier jour nous vîmes sur son visage les paroles prendre chair pour y devenir le pain blanc et frais, qui suffisait à rassasier notre faim. C'est pourquoi aussi, chaque jour qui passe maintenant, rend son absence plus douloureusement sensible, car depuis le temps où il a fui d'auprès de nous, sa place est demeurée vide, tandis que la faim persiste et que la soif est à son comble...
Comment pour finir, ne pas remercier chaleureusement tous ceux qui, par leur concours, nous ont apporté une aide précieuse, enrichissant cet ouvrage d'indications supplémentaires, de photographies et de documents divers. Ils sont nombreux et parmi eux nous mentionnerons particulièrement le Très Révérend Augustin Katsambiris, archimandrite, le Père Nectaire, père spirituel du monastère de Saint Nil, le Père Basile, hiéromoine de la Lavra, le Père Sabbas Phoundis, moine athonite, le Père Paul de Vigla, les Pères Ephrem 2222et Bartholomée, de la Grande Lavra, le Père Pierre, prêtre du Protaton, Madame Irène Pantélion, nièce du géronda, ainsi que Messieurs Bazoni, Rodios, Dimitrios et Savvas Papathemalis.
Nous remercions aussi tout particulièrement les pieux frères en Christ du Père Avvakoum, ses bien-aimés dans le Seigneur. K.Armenakis et S.Tsitsiridis, auxquels, un mois avant sa dormition, le géronda fit entre autres choses le récit dans le monde durant l'époque qui précède son arrivée au Mont Athos...
Nous formons le voeu que ce petit livre puisse devenir cause que d'autres âmes viennent, plus nombreuses, marcher à la suite de l'inoubliable géronda qui, soixante années entières, sut mener la vie en Christ, ornant de sa présence le "Jardin de la Toute Sainte".
Et puisse par tes prières, Père Avvakoum, le Seigneur retenir, pour un peu de temps encore, sa colère qui vient, à cause de nos oeuvres impies.

Théodoret moine.
Skyte de la "Présentation au temple de la Mère de Dieu", Kapsalos, Mont Athos, août 1984.

Notes
(1) Cette terre, des pélerins allemands la montrèrent fous de joie au père du Protaton, le Père Pierre (Sclavos). C'est lui qui, plein d'allégresse à son tour, nous rapporta le fait, touché dans son amour pour le Père Avvakoum, aux côtés duquel il avait vécu près de cinquante années.
(2) Irenikon, 1961, p. 355-6.
(3) Callinique l'Hésychaste, ed. Monastère du Paraclet, Oropon.
(4) L'Ancien Jérome d'Egine, de Sotiria Nousie, Athènes 1979.
Erhart Kastner, Die Stundentrommel von heiligen Berg Athos, Frankfurt 1956, p.93. Egalement publié en traduction anglaise sous le titre : Mount Athos : the call from sleep, London, 1969. Les passages concernant le Père Avvakoum figurent dans les pages 1OO-1O9.


1 LA JEUNESSE D'UN SAINT
C'est à Symi, la petite île du Dodécannèse, qu'en 1894 on vit naître celui qui pour le monde n'était qu'un petit Antoine -Antoine Gaïtanos- mais qui pour Dieu était déjà Avvakoum.
Georges et Irène ses parents avaient tous deux la crainte de Dieu. Antoine était leur fils premier-né, l'aîné des six enfants. Après lui venaient Charitoménie, Panaghiotis, Christos, Spyros et Basile.
Au pays, le métier de son père était de tradition : pêcheur d'éponges. Comme presque tous ceux de l'île, la mer, tout l'été, le retenait. Puis, quand venait la morte-saison, il avait encore ses deux magasins à tenir. Il fallait entendre le Père Avvakoum quand il en parlait : "Les deux magasins qu'avait mon père, disait-il, il y travaillait l'hiver, quand il en avait fini avec la mer.Et les éponges, il ne les prenait pas avec ses machines de maintenant; non, c'est à la pierre qu'il allait les prendre; jusqu'au fond, il descendait, à quatre-vingts mètres; un saint homme, mon père".
Le petit Antoine, "Antonaki" comme on l'appelait, avait vécu au voisinage de Lemonitissa. Pour la Symi d'alors, florissante avec ses dix-huit mille habitants, c'était un beau quartier que celui des "citronniers" avec ses maisons bien espacées. Mais ce qui par dessus-tout attirait Antoine, c'était l'église. Elle était dédiée à l'Entrée de la Mère de Dieu au Temple. C'était là, à l'ombre de la Toute Sainte Miséricordieuse qu'il avait grandi. De la maison, il n'y avait que quelques pas à faire. Pour lui, se trouver là chaque matin, auprès de sa Panaghia, était devenu comme un besoin. Il y faisait même le chantre maintenant : tous les jours, en semaine, il venait chanter vêpres et matines. Mais pour les fêtes et les offices du dimanche, ils étaient chantés par des chantres qui faisaient le tour des églises de l'île. Ces jours où il ne chantait pas, il restait dans le sanctuaire et il servait. C'étaient les enfants de choeur qui lui donnaient du mal! De toute la liturgie, il ne pouvait les quitter des yeux. Et il devait encore leur apprendre à ne pas s'habiller de travers et les forcer à se tenir comme il fallait!
C'est qu'il était sévère avec eux! Témoin cette anecdote qu'ils rapportent : il s'en était trouvé un pour faire, une fois de plus, une quelconque bêtise. Le petit Antoine s'était faché : il l'avait obligé à rester toute la liturgie à genoux sous les fonts du sanctuaire. Depuis, le turbulent petit "diacre" avait grande. Il était même devenu professeur de lettres. Il avait rapporté l'histoire à ses compatriotes -c'est d'eux que nous la tenons- et, à les entendre, ce n'était pas sans une grande nostalgie qu'il la leur avait racontée...
Antoine allait vêtu d'une grande veste; un genre de paletot; quelque chose qui semblait hésiter entre le costume des gens du monde et l'habit monastique; cela ne lui faisait pas le même air qu'à ses compagnons; non il avait beau être de leur âge, il était décidément différent des autres. On le voyait souvent faire son signe de croix ; alors, il faisait avec ses deux bras le geste d'enlacer et, inclinant un peu la tête de côté, il disait : "Christoudaki mou, Christoudaki mou", ce qui dans le patois symiote signifie : "Mon petit Christ, mon petit Seigneur".
Le même garçonnet racontait aussi que lorsqu'Antoine voyait à l'église la bannière des processions, brodée de l'icône de la Résurrection, son coeur d'enfant s'enflammait du désir d'éteindre le Christ. Tels étaient les signes qui auraient pu laisser pressentir en lui le moine à venir, le futur amoureux du Royaume de Dieu.
Il aimait aussi beaucoup faire des pélerinages aux innombrables petites églises -on en comptait plus de deux cents- qui parsemaient la campagne de son île. Sa mère, pour qu'il déjeune en route, fourrait dans son baluchon des olives , un peu de pain et quelques fruits de saison. Et le voilà parti par monts et par vaux. Mais, il suffisait qu'en chemin il trouve des paysans pour lui réclamer un peu de pain, et tout de suite, de bon coeur, il donnait le sien.
Un jour, il s'était même aventuré très loin, jusqu'à l'église de Saint Jean le Théologien, à plus de deux heures de chez lui. D'abord, il avait allumé les veilleuses ; puis, longtemps il était resté là à prier ; puis tout-à-coup il avait senti sa faim. Aussitôt, sans y penser, il était allé à son sac ; il oubliait seulement qu'il en avait partagé le contenu entre les paysans rencontrés au hasard des villages qu'il avait traversés. Devant la besace vide, il s'était souvenu. Et sans plus s'inquiéter, il était retourné à sa place. Mais son oeil par hasard était tombé sur l'appui de la fenêtre. Qu'était donc cette chose posée dessus ? Un morceau de pain tout chaud encore, comme au sortir du four. Et le petit Antoine, tout en le mangeant, avait remercié Dieu de tout son coeur.
Une jeune femme de Symi, Madame Kyra Nicoli, racontait comment Irène, sa mère, avait eu son premier enfant. "Longtemps après son mariage, disait-elle, sa mère n'avait toujours pas d'enfant. Aussi décida-t-elle bientôt qu'elle ne chercherait plus à en avoir. Le petit Antonaki qui pouvait bien avoir dix à onze ans à l'époque venait souvent chez ma mère : "Rinaki, lui disait-il, tu n'as qu'à avoir une icône de saint Phan772ourios". "Va -t-en, Antonaki, faisait-elle, je ne veux pas d'icône". Antonaki pourtant insistait. Trouve une icône de saint Phanourios, lui dit-il un jour, et tu verras : tu auras un fils et tu l'appelleras Phanouri". Les choses arrivèrent comme il l'avait dit. Elle prit avec elle une petite icône du saint et, peu de temps après, elle s'aperçut qu'elle était enceinte. Bientôt elle mit au monde un fils qu'elle appela Phanouri. Après lui, ce fut moi, Kyra ; et après moi, Evangelia, Yannis et Basile".
Antoine avait grandi. Il était maintenant aide-iconographe. Mais le maître était bien exigeant. Il ne lui laissait jamais rien faire d'autre que de mélanger les poudres. Mais de son côté, Antoine une fois seul chez lui "travaillait les couleurs et faisait des ébauches". C'était cette science-là qui lui serait un grand secours plus tard quand il s'agirait de donner forme à ses plus saints désirs. Et puis un jour le maître s'en était allé à Rhodes pour ses affaires. Antoine alors avait continué d'étudier auprès de Papa-Nicolas le Droméos. C'était un homme qui s'y entendait, Papa-Nicolas. Lui, parce qu'il sentait sa fin approcher, avait longtemps rêvé de trouver quelqu'un à qui transmettre les secrets de son art. "C'est vraiment lui, expliquait le Père Avvakoum, qui m'a appris le métier. Je faisais les corps et lui les visages..."Environ trois mois plus tard, le Papa-Nicolas s'était endormi dans le Seigneur. Antoine avait poursuivi tout seul son apprentissage. Bientôt, il avait pu vendre ses oeuvres : ving-cinq drachmes pièce. "De celle-là, disait-il tout fier, j'ai obtenu vingt-cinq metzitia. Quatre metzitia font une livre turque".
Il avait installé son atelier au kiosque du parc de Lémonitissa. C'était là que les enfants du voisinage venaient le rejoindre pour le contempler à l'oeuvre. Et lui, en plus des bonnes paroles qu'il leur prodiguait, leur donnait même des couleurs pour les occuper. Il était bien jeune pour être peintre d'icônes et les oeuvres qu'il nous a laissées sont moins des produits de l'art que les marques toutes spontanées de sa foi encore enfantine. Presque toutes ses icônes respirent cette simplicité qui est la sienne ; et presque toutes aussi représentent saint Phanourios le Thaumaturge, le saint nouvellement manifesté qu'il s'était choisi pour saint patron.
Il n'avait pas fallu longtemps pour que tout le monde sache qu'Antoine était devenu iconographe ou, comme disent les Grecs, "hagiographe". Déjà les commandes commençaient d'affluer. Un jour on vint même le voir de l'église Sainte Irène qui est sur le petit port. C'était pour le prier de peindre l'icône de saint Phanourios. On la mettrait à l'église qui serait ainsi consacrée à deux martyrs. Avec joie il s'était mis en devoir d'exécuter la commande ; et, peu de temps après, il portait lui-même l'icône à l'église. "C'est là, expliquait-il, que m'est venu le désir de faire moi aussi mon église à saint Phanourios".
Mais devenir bâtisseur d'église était toute une histoire ! Mener à bien une telle oeuvre, quand on n'avait que les maigres ressources de notre jeune hagiographe, quelle affaire ! Quelle somme de difficultés presque impossibles à résoudre ! Une nuit pourtant où, rêvant éveillé aux dimensions de sa nouvelle église, il s'était livré à de savants calculs, voici que saint Phanourios lui apparut en rêve, tout pareil à celui qu'il venait de peindre. "Le saint sortit de l'icône et devint vivant, dit Avvakoum. Il me prend par la main et me mène à l'endroit où il veut son église. "C'est là que tu feras mon église" dit-il. L'endroit qu'il me montrait était un petit vallon qui ressemblait étrangement à celui de la Vigla du Mont Athos,mais beaucoup plus abrité du vent".
Son rêve, il ne l'avait confié à personne. Il avait seulement demandé à sa tante à qui pouvait bien appartenir le petit champ. "Celui-là ? Il est à Maria de Smaragdie" avait-elle répondu.
Antoine n'avait pas été long. Il s'était tout de suite rendu chez la dame. Il avait cherché à lui acheter son champ. Mais elle faisait des difficultés. Et il avait beau lui remontrer que c'était la volonté du saint, elle n'avait jamais voulu. Il en avait été pour ses frais et était reparti tout triste.
Mais voici que quelques jours plus tard, la propriétaire vit saint Phanourios en rêve. Il lui parla d'un ton sévère, sans réplique : "Va demain à la Mairie et donne-lui le champ". "Crainte et tremblement s'abbattirent alors sur Maria", raconte le Père Avvakoum. C'est ainsi qu'en avril 1912 le champ avait changé de propriétaire. L'endroit, que la population locale avait baptisé du nom de "Nimouraki" était environ à une heure de Chora, la capitale de Symi. Non loin de là poussait un vague jardin, que depuis près de cinquante années on avait laissé en friche, comme à l'abandon.
"C'est alors, dit Avvakoum, que je construisis nu proskynitère (un oratoire). C'était une sorte de cabanon, si petit qu'il pouvait tout juste contenir une personne prosternée devant les icônes...On en distinguait plusieurs à l'intérieur : il y avait celle du saint, une de la Sainte Trinité, une de la Panaghia et quelques autres e". L'humble ébauche de la chapelles à venir...
Selon une pieuse coutume qui avait encore cours par le pays comme par toutes nos îles, tous les samedis soirs et à la veille de chaque fête, les femmes allaient à ces petites chapelles abandonnées dont l'île est toute parsemée, et elle y allumaient les veilleuses.
Un jour donc qu'elles étaient venues à Saint Basile, elles avaient aperçu, tout blanc, le proskynitère d'Antoine. "Pourquoi n'irions-nous pas allumer aussi à Saint Phanourios ?" se dirent-elles. "C'est depuis ce temps, expliquait Avvakoum, - et le sourire de l'enfant éclairait son visage ridé - c'est depuis ce temps que la petite église a toujours été noire de monde".
Maintenant, avec les chapelles abandonnées on comptait toujours Saint Phanourios. Et là-haut on commençait à recevoir beaucoup de visiteurs...L'heure de l'épreuve pourtant n'était pas loin.
II. L'EGLISE DE SAINT PHANOURIOS
Tout cela - la vénérations de l'icône de Saint Phanourios et les pélerinages de pieuses gens venues d'en-bas pour allumer sa veilleuse - avait duré à peine un peu plus de deux mois. Le Malin n'y tenait plus. Et un matin qu'Antoine s'employait, comme d'habitude, à nettoyer les abords du proskynitère, il lui avait semblé apercevoir comme une silhouette de moine qui gravissait à grandes enjambées la montée qui mène à la chapelle. Au début, il ne parvenait pas à bien y voir ; quelques minutes plus tard, son oeil perçant avait reconnu l'arrivant ; c'était le marguillier de l'évêque, le papa-Kriticos, bien connu de toute l'île. Le jeune hagiographe avait senti un léger trouble s'emparer de lui. Un frisson lui parcourut le corps. Par exemple ! Que signifiait à pareille heure, par ce soleil, la venue à travers champs d'un personnage aussi officiel que l'était celui-ci ? Pour sûr, il montait à Saint Phanourios !
Il n'avait pas eu le loisir de penser davantage. Déjà, le visiteur pressé approchait du proskynitère. Sans même saluer, il s'était mis en devoir de décrocher les icônes, une à une. Il en avait fait une pile pour les emporter. Et c'est alors seulement que, reculant de deux pas, il était ressorti. Et, se tournant vers Antoine que la stupeur avait jusque là rendu muet : "Comment oses-tu faire des choses pareilles, et sans avertir ni l'évêque, ni moi ?" avait-il rugi. "C'est que ..." avait bredouillé Antoine, "...le saint m'est ajouté, "vous n'avez qu'à vous arranger avec lui, après tout".
Pour toute réponse, le papa-Kriticos, les icônes sous le bras, était reparti vers la ville. Et tout en redescendant, il marmonnait : "Ah ! Qu'on ne m'y prenne plus, à remettre les pieds ici ! Je vais de ce pas tout raconter à l'évêque !"
"La chose, soupirait le vieil Avvakoum, m'avait causé beaucoup de peine et d'amertume. Mais je n'ai pas cessé pour autant de supplier Dieu et son saint. Je suppliais : "Que faire, mon saint ?" "A toi de réparer ! Trouve-moi au moins de quoi acheter de la chaux et des pierres ! "Ensuite, tout l'été se passa sans qu'Antoine monte une seule fois à son cher proskynitère. Parce qu'il n'avait qu'une peur. Que les hommes de l'évêque l'attrapent, et c'en était fini de ses dévotions à son saint".
Les femmes, elles, continuaient d'aller encenser à l'oratoire qui était toujours debout sur son emplacement. Antoine tenait la chose de la bouche même des femmes et il avait pu s'en assurer au cours des pélerinages solitaires qu'il continuait de faire ; il poussait jusqu'aux chapelles alentour, ces chapelles campagnardes dont, on le sait, la petite île était pleine.
Il lui avait fallu attendre décembre 1912 pour commencer à travailler sérieusement à édifier son église. D'abord, à coups de pioche, il avait extrait les pierres ; ensuite, il avait amassé l'argile qui affleurait par dessous. Et puis il avait encore fallu acheter la chaux : dix quintaux, dont il montait un peu chaque matin à l'ermitage en allant y travailler. Petit à petit, il l'apporta toute. Il creusa alors trois fosses pour la mettre à dissoudre. De quel grand courage s'était pris notre bâtisseur ! Il y avait beau temps maintenant qu'il ne pensait plus aux gens de la Métropole ! Il faut dire que l'archevêque ne l'avait pas importuné. Et le papa Kriticox ? Que lui était-il arrivé ? Il ne s'était pas passé trois mois depuis qu'il avait arraché les icônes du mur de saint Phanourios, que deux de ses enfants qui vivaient au loin, en Amérique, - c'était les aînés, que nous avions vu très solides gaillards - mourraient tous deux, d'un seul coup, au nez des médecins impuissants. Sur la maison de l'archevêque, c'était un deuil terrible qui s'abattait ; une peine insupportable, encore jamais sentie. De tous côtés on le plaignait, jusque parmi les femmes qui vénéraient saint Phanourios. Une d'elles pourtant s'indigna : "Ces malheurs qu'il essuie maintenant, voilà le juste retour de ses outrages envers le saint..."
1913 : début mars, les abords de Saint Phanourios sont encombrés de matériaux : partout des pierres, des planches, de la terre, de la chaux. Pour Antoine qui s'en emplissait les yeux, c'était une contemplation dont il ne se lassait pas. A présent, il ne manquait plus que les bras alertes qui travailleraient à élever la "maison de Dieu".
Enfin, le 9 mars, jour des quarante saints martyrs de Sébaste, il avait, au magasin de son père, trouvé les hommes qu'il cherchait : trois maçons et un manoeuvre pour travailler le mortier. Il était venu, le grand moment... Quelque chose pourtant manquait encore... une chose dont le jeune hagiographe ne croyait pas devoir se dispenser : ce qui lui fallait pour se mettre à l'ouvrage, c'était la bénédiction de son père. Il avait donc parlé de ses projets. La réponse cependant avait été peu encourageante : "Allons, est-ce que nous n'avons pas assez de nos misères, pour que tu ailles encore nous créer des ennuis ?" "Mais, mon père...avait répliqué Antoine. Le saint m'est apparu... Je ne veux rien d'autre que ta bénédiction. Les maçons sont là, prêts à commencer..." Le père avait réfléchi longuement. A la fin, se tournant vers sa femme : "Donnons-lui cette bénédiction, grommela-t-il. Nous verrons bien ce qu'il en fera. Allons, mon fils, ajouta-t-il, que Dieu et son saint t'éclairent. Tu l'as, ma bénédiction !"
Ajntoine et ses ouvriers n'avaient pas passé plus de deux jours au vallon de saint Phanourios que, déjà la voix de Mélétios, le hiéromoine du Parianos, résonnait, éclatante, à leurs oreilles : "A Toi qui as solidement établi la terre sur ses fondements, nous aussi aujourd'hui, Seigneur, nous dédions ce temple de ta gloire ; et nous te prions, nous te supplions, oui, affermis aussi cette maison aux siècles des siècles..."
Puis, sur la pierre qu'Antoine lui présentait, il traça le signe de la Croix vivifiante. Et avec les paroles du renvoi, il la plaça comme fondement de l'église : "Sur le roc inébranlable de Tes commandements, Seigneur, affermis Ton Eglise".
A la construction, Costas, le maître d'oeuvre, et ses maçons avaient mis tout leur coeur. Aussi, pas plus tard que la quatrième jour, les murs de la chapelle arrivaient déjà à la hauteur prévue pour la coupole. Alors, plantant là le chantier, ils redescendirent chez eux apprêter les moulures de la voûte. Entre-temps, Antoine, lui non plus, ne perdait pas un instant : il s'était mis en devoir d'acheter les cent boisseaux de terre de Santorin que réclamait la finition de la coupole. Et après cette seconde opération, le résultat était là, magnifique :l'édifice était achevé. Il ne manquait plus maintenant que l'iconostase et la décoration intérieure. Mais cela ne pouvait guère tarder non plus, avec un bâtisseur qui déployait tant de zèle et d'ardeur à l'ouvrage.
Le grand malheur était que toute cette peine ne se justifiait peut-être même pas, à cause de l'interdit absurde jeté par l'archevêque, qui ôtait toute chance de voir la chapelle un jour consacrée et la liturgie célébrée selon les canons.
Mais, parce qu'il mettait son espoir en Dieu et en son saint, Antoine ne s'était pas trouvé pris au dépourvu. Lui s'occupait seulement, en travaillant d'arrache-pied, d'amasser au plus vite de quoi parer aux ultimes dépenses, pour mettre à l'édifice la dernière main. Le reste, le saint y pourvoirait bien. Et le miracle, une fois de plus, ne se fit pas attendre.
Un jour qu'Antoine, harrassé de fatigue, revenait des champs, il se trouva nez à nez avec le papa Sotiri : "Tu as appris la nouvelle, Antoine ? demanda-t-il. On va te consacrer Saint Phanourios pour la fête de tous les saints. Tu peux commencer les préparatifs ! " "Ah! ...en quel honneur ?" avait bredouillé Antoine tout éberlué. "Eh bien voilà, le maire et l'archevêque ont fait le projet de consacrer Saint Phanourios ; et, comme cela devrait amener un grand rassemblement de monde, ils ont pensé profiter de l'occasion pour vendre les actions du navire qui vient de se construire au Pirée. Comme cela, ils feraient d'une pierre deux coups. Seulement, ils étaient ennuyés, se demandant si le propriétaire de la chapelle accepterait la chose". "Eh bien, avait répondu Antoine, tous les sous que les femmes me donneront pour l'église, je les donnerai pour le navire". Comme il était désintéressé notre hagiographe !
Premier juin 1914 : autour de Saint Phanourios se presse une mer de monde. Pour faire honneur au saint et consacrer son église, les fidèles sont venus par milliers. Après la divine liturgie, il fallut distribuer plus de trois cents prosphores (pains bénits) aux pélerins ! Pour l'office lui-même, Antoine, qui ne possédait pas encore les accessoires liturgiques, avait dû emprunter à Lémonitissa bien des pièces du nécessaire : les ustensiles du sanctuaire, le lustre, les chandeliers ... Durant le service, on l'avait vu sans cesse courir de l'un à l'autre, transformé en porteur d'eau, pour rafraîchir ses hôtes. A la fin, tous étaient venus défiler devant lui : c'était à qui lui adresserait les félicitations les plus chaleureuses. Et, à chaque instant, en guise de bénédiction, on lui glissait, les femmes surtout, de petits billets dans les poches. Mais les soixante metzitias qu'il avait amassés, auxquels il avait encore trouvé moyen d'ajouter cinq ou six autres pris sur sa bourse, il les offrit, lui aussi en guise de bénédiction, au comité chargé d'organiser la collecte pour le navire ! Pour lui, ce qui faisait tout son plaisir et suffisait à le combler, c'était de sentir le contentement que goûtait son âme ce jour-là. Vers midi, tandis que la foule commençait déjà à s'éparpiller et qu'on redescendait au village, Antoine, lui, demeurait seul aux côtés de son saint bien aimé. Ces instants-là, deux mois avant sa dormition, il les revivait encore : "Moi, je suis resté là-haut, tout seul... J'étais dans la joie et dans l'allégresse..."
III EN ROUTE POUR LE MONACHISME
C'était bien ce qui ressortait de ses explications : le reste de cette journée qui avait suivi la consécration de sa chapelle, le Père Avvakoum l'avait toute entière passée seul à Saint Phanourios. La solitude et l'hésychia qui y régnaient étaient le milieu naturel où aimait à se reposer son âme simple et innocente. Et parce que, nous l'avons dit, il ne savait que bien peu de choses, le plus clair de son temps il le passait à la prière et à ses offices. Quant à l'étude de la Sainte Ecriture et des Pères, il l'aurait longtemps encore méconnue, si l'épreuve n'était pas venue à point lui faire connaître son ignorance : car véritablement pour Antoine, qui était de "ceux qui aiment Dieu", tout ne pouvait que concourir au bien.
Par une après-midi paisible, donc, deux élèves du lycée vinrent visiter son oratoire. Bientôt, sans ménagement pour Antoine, ils l'accablèrent d'un flot de blasphèmes et d'impiétés. Qui sait à quelle littérature sordide ils étaient allés s'abreuver pour en être venus si jeunes à d'aussi tristes sentiments ? Le Malin, sans doute, qui n'avait pas réussi d'abord à pénétrer l'imagination de notre jeune et vertueux bâtisseur pour lui souiller à l'aise le coeur et l'esprit, les utilisait maintenant pour jeter le trouble dans son âme calme et tranquille. La réaction d'Antoine ne se fit pas attendre :
"Vous êtes des dégoûtants ! cria-t-il. Vous sortez du lycée ? En voilà une belle raison ! Osez me redire un peu ce que vous débitiez là ! Espèces de sans-Dieu ! Et vous dites ça sans trembler ? Vous n'avez pas peur, pas honte ?" Ils avaient voulu bredouiller quelque chose : "C'est la pensée qui nous l'a suggéré..." "Ah! Quand la pensée s'égare... Non, vous me dégoûtez ! Oiseaux de malheur ! Allez, ouste, du balai, sortez-moi d'ici... et que je ne vous revoie plus".
Notre bon ermite, un peu plus tard, avait réfléchi. Il désespérait : "Que faire ? Des gens de cet acabit, j'en rencontrerai sûrement encore beaucoup d'autres ! "Tout de suite il prit son parti. Il irait demander ses lumières au papa-Mélétios, le hiéromoine. Est-ce que lui ne ferait pas un bon professeur, après tout ? Le Père Avvakoum en tout cas se l'était déjà choisi pour "maître-candidat".
Celui-ci le dépêcha sans retard au village : il devait dénicher chez les riches deux exemplaires de l'Ancien Testament. Et tout de suite ils commencèrent les leçons : commentaire, récitation par coeur de chapitres entiers, sans compter les rudiments de grammaire : c'était là l'enseignement du papa-Mélétios.
Antoine, dont tout l'être n'avait jamais eu d'autre soif, d'autre désir, que celui de s'intruire dans les choses divines, pouvait maintenant se nourrir à satiété de la parole de Dieu. Et du soir au matin, maintenant, on ne le voyait plus que les livres saints à la main ; à croire que c'était de lui que le psaume dit : "Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des impies... mais qui trouve son plaisir dans la loi du Seigneur et qui la médite jour et nuit..."
C'est pourquoi il garda toujours de la reconnaissance au Père Mélétios. Quelques jours avant sa dormition, il redisait avec son habituelle simplicité quel maître l'avait le premier initié au Saintes Lettres. "C'est lui qui me les a apprises", disait-il avec sa manière bien à lui. "Depuis...Ah! toute la grâce divine ! L'Ancien Testament, je le sais en entier par coeur ! Et le Nouveau également ! C'est comme cela que je me préparais à l'apostolat et que je prêchais au monde avant même de venir ici".
Et pourtant... En 1975, deux jeunes gens vinrent l'inviter à sortir pour prêcher dans le monde. C'était, disaient-ils, à cause de ce grand don, de ce charisme qu'il avait... d'autres sûrement y trouveraient leur profit. Mais lui, avec ce mélange de sérieux et de simplicité qu'il avait souvent, leur répondit aussitôt : "Les prédications, je les ai faites dans ma jeunesse". Mais maintenant qu'il devait prier pour tous, il avait bien assez à faire avec les trente personnes - elles étaient d'ailleurs plutôt quarante souvent, l'été surtout - qui, tous les jours, venaient le voir et lui demander ses conseils.
La vérité était qu'il fuyait systématiquement la gloire du monde. C'était d'ailleurs à cause de cela qu'il n'avait jamais quitté, fût-ce une fois, la Sainte Montagne. Oui, vraiment, il s'en était ouvert à son bien-aimé Père Ephrem qui était prêtre à la Lavra, il craignait trop le dommage des louanges.
De 1914 à 1919, Antoine n'eut pas d'autre souci en tête que son église de Saint Phanourios. "Pappas tous les jours", disait-il en rassemblant ses souvenirs - il voulait dire par là qu'à cette époque de sa vie, on avait célébré tous les jours les vêpres ou la divine liturgie. Quelle flamme d'amour pour son Dieu devait abriter son coeur de jeune garçon des îles ! Son Dieu, il l'adorait et cette adoration le faisait vivre ; il s'entretenait avec son Seigneur et cela lui était une chose plus naturelle et plus nécessaire que, pour le corps, le pain et l'eau.
En même temps venait le grand moment, celui de la retraite hors du monde. Maintenant, l'aigle des îles ne pouvait plus se reposer à la seule ombre de son ascèse à lui, de sa piété à lui. Maintenant, il voulait se mesurer, il voulait éprouvé, il voulait mener ce "bon combat" que nos Pères nous enjoignent de mener, dans la sainte obéissance, loin du monde, parmi la vaste solitude du désert, cette mère nourricière de toutes les grandes âmes.
Sa première accointance avec le monaschisme, il la devait à une moniale de Symi qui avait singulièrement influé sur sa vie. De cette bienheureuse, il disait que le jour où l'on a tranféré ses reliques, ses ossements dégageaient une odeur merveilleuse. Telle est bien notre Orthodoxie, pareille à un avant-goût de paradis que l'on obtient par l'ascèse avec la purification et qui se communique par l'exemple comme on allume un cierge à un autre cierge. Et s'il fallait chercher les prémices de la vie spirituelle d'Antoine, c'est dans sa jeunesse vraiment sainte qu'on les puiserait - cette jeunesse qui s'était déroulée au rythme des divines liturgies, des travaux d'iconographie, des promenades aux églises désertes, cette jeunesse pour tout dire écoulée sous la grâce des Mystères, entre le doux parfum de l'encens, celui très subtil des fleurs des champs et la bonne odeur marine.
Plus tard, dans sa vie monastique, il n'avait fait que laisser grandir en lui ce goût du sacré. Et maintenant, spontanément, généreusement, à la foule d'admirateurs venus le visiter, il en transmettait les fruits :ce désir de simplicité, cet amour des offices et de la prière, ce goût de l'ascèse, ce zèle pour les choses divines. Car c'était là le milieu naturel où il aimait à se reposer, où par la pensée il aimait à évoluer, lui, ce fils de la Grande Lavra dont il était comme le dauphin "mystique".
L'été 1919 était arrivé et il s'était mis en route pour Jérusalem : il partait se faire moine au fameux monastère de Saint Savvas. Sa soif de Dieu l'entraînait aux sources les plus pures de la vie ascétique, là où dans la sainte obéissance, parmi beaucoup d'afflictions et au prix d'une très douloureuse ascèse, des anges dans un corps avaient chanté la gloire de Dieu.
Rhodes fut sa première étape, où il dut se mettre en règle avec l'autorité. Mais un contretemps le força de rester toute une année auprès du Métropolite Apostole. "Je bêchais le jardin, j'aidais l'archevêque dans ses tâches de pasteur, expliquait le Père Avvakoum dans le récit qu'il nous fit de sa vie. A la fin, l'heure du départ arriva. Seulement, où prendre l'argent ? Avant de quitter son île, l'ascète sans le sou avait, en guise de bénédiction, distribué le peu qui lui restait aux malheureux contraints d'emprunter pour dettes. Ames bienheureuses, qui montrez avec éclat que celui qui aime sincèrement Dieu, celui-là seul peut encore d'un égal amour aimer l'homme, et sa patrie, et tout ce qu'il y a de noble et de beau... Mais heureusement pour son fils, la divine Providence veillait...
Des fidèles avaient eu vent de ce que le jardinier de l'évêque savait peindre les icônes. Ils vinrent donc le supplier de se mettre aux fresques de saint Nicolas et de sainte Anastasie, comme aussi à d'autres plus modestes. Il pouvait espérer une rétribution de quarante metzitias. "C'était", expliquait maintenant le vieil Avvakoum non sans fierté, "deux à trois fois autant que ce que j'avais distribué en aumônes". Aussi, quand Antoine monta sur le bateau pour Jérusalem, il emportait plus de mille drachmes avec lui.
Le navire venait de jeter l'ancre à Jaffa, lorsque le capitaine demanda à voir les papiers d'Antoine.
Par malheur, ils n'étaient pas en règle. En effet, à Rhodes, il avait omis de faire porter sur ses papiers le visa du consulat de Grande-Bretagne, qui était nécessaire parce qu'à l'époque presque toute l'Anatolie était sous protectorat anglais. Antoine n'eut pas le droit de débarquer. Contraint de poursuivre vers l'Egypte, il descendit enfin dans le port d'Alexandrie. C'était le jour de la Pâque du Seigneur. Des gens qui l'avaient vu errer sans le sou en avertirent le Patriarche Photios. Celui-ci, par l'entremise de son lecteur, lui fit remettre quinze oeufs et trois pains.
Le soir du même jour, il s'en allait pour Trieste sur un bateau autrichien. Comme ils approchaient de la Crète, il entendit les marins crier : "Candie, Candie !" Interrogeant le capitaine qui savait le grec, il apprit qu'ils étaient aux abords de la Crète. Il les supplia de le débarquer à Héraclion où devait mouiller le bateau. Et, le jour même Antoine rendait visite au Métropolite Titos. Tout de suite, l'évêque l'avait bien aimé. Il aurait voulu l'envoyer au monastère d'Ankarethos où lui-même était devenu moine. Mais les enfants du voisinage lui expliquèrent qu'on ne l'y laisserait porter la soutane que le samedi et le dimanche. Le reste de la semaine, ces moines-là se mettaient des pantalons et coiffaient la casquette pour aller aux champs. Notre Antoine avait beau désirer se faire moine , il ne croyait pas que ce genre de vie pût lui convenir. Et il ne se décidait pas.
Il était encore à lutter contre ces pensées, quand un moine crétois l'aborda : "Et pourquoi n'irais-tu pas à la Sainte Montagne ?" lui dit-il. Pour Antoine, ce fut l'aube d'une espérance inquiète qui tout à coup se leva. "A la Sainte Montagne ? demanda-t-il ; et comment y va-t-on ?" L'autre le lui expliqua. Bondissant de joie, Antoine lui sauta au cou. Et, en guise de bénédiction, il lui laissa cinquante drachmes.
Mais parce qu'il avait beaucoup de zèle pour secourir ses frères, il employa à précher le peu de temps qui lui restait à vivre dans le monde. C'étaient ses tout premiers sermons. Il les faisait en plein air, sous le beau ciel crétois. Il commentait des textes de l'Ecriture parfois difficiles, mais il en parlait toujours très simplement. Et, pour mieux frapper les imaginations, il recourait à de comparaisons ingénieuses, inspirées, par exemple, de ses mésaventures de voyage. Sa toute première prédication eut lieu au jardin des Trois Arcades : "C'est parce qu'il ne s'est trouvé personne pour m'expliquer que je devais d'abord aller au consulat d'Angleterre m'assurer que mes papiers étaient en règle, c'est à cause de cela seulement sue je n'ai pas pu arriver jusqu'à Jérusalem, au monastère de Saint Savva, comme j'en avais l'intention. Eh bien, de la même façon, si chacun de nous ne met pas en règle ses papiers d'ici-bas, il ne parviendra pas à la Jérusalem d'en-haut".
Son esprit s'était à peine penché sur cette idée de partir pour la montagne bénie de l'Athos, que déjà son âme s'était complètement apaisée. "Je venais seulement de me dire : "Allons à la Sainte Montagne", raconte-t-il, et à l'instant même, tout me devint favorable. Ah ! Vraiment, vraiment, tout n'était que joie ... Jusqu'à cette rencontre inattendue que je fis au Pirée avec mon frère !"
Il remonta d'abord à Aghènes. Il ne s'y arrêta que bien peu de temps ; mais l'occasion pourtant lui fut donnée d'y prêcher à nouveau la parole de Dieu. Seulement , ses longs cheveux, sa grande barbe qu'il ne taillait pas et son allure de moine lui valurent de se faire convoquer par l'archevêque. A l'issue de l'interrogatoire, le protosyncelle, le trouvant toujours suspect, lui ordonna de rejoindre au plus vite un monastère quuel qu'il soit. Antoine obéit avec joie : il n'était plus dans le monde aucune agrément pour le retenir : maintenant il ne lui restait plus que de seul désir : commencer au plus tôt sa nouvelle vie, la seule capable de le charmer, la seule capable de le changer, de le transfigurer en soldat du Christ, en soldat du Royaume :la vie angélique.
IV LA SAINTE MONTAGNE DE L'ATHOS
A l'automne 1920, Antoine - il avait alors vingt-six ans - arrivait en bateau à la Sainte Montagne, devant le saint monastère de la Grande Lavra ; il touchait à son "saint des saints". Tout de suite, la majestueuse beauté du cadre, la richesse mystérieuse des saints offices l'avaient comme magnétisé. Cette âme sensible et pure comprenait qu'elle se trouvait au lieu qu'avait désiré son coeur. Et dans cette paix enfin goûtée, il s'était bien vite accommodé à l'ordonnance et au rythme nouveau de cette vie nouvelle, qu'il menait exempte de toutes les pensées dont les novices sont habituellement tourmentés, les plus cultivés comme les plus simples.
Il y avait là, dans l'allure à la fois simple et imposante de ces bâtiments comme aussi dans la nature alentour, qui faisait au monastère une sorte d'enclos sacré, il y avait toute une matière subtile, bien propre à entrer en résonnance avec son âme : l'être d'Antoine était, lui aussi, d'une nature simple et sans superflu, avec, de lplus, cette noblesse particilière qui marque toujours les enfants de Dieu ; elle était assortie chez lui du don des charismes qu'il avait reçus d'abondance, mais qu'il ne négligeait pas pour autant, pareil en cela au fidèle économe de l'Evangile, de les faire en peu de temps fructifier.
Deux, trois semaines peut-être, il avait demeuré en hôte à l'hôtellerie du monastère ; il fallait bien apprendre les visages et les choses auxquels il allait attacher le reste de son existence, apprendre à les connaître et être connu d'eux. Et parce qu'à l'époque la Lavra comptait près de cent soixante moines dans ses murs et plus de cinq cents autres disséminés çà et là dans les skites et dans les kellia qui en formaient les dépendances, l'admission de nouveaux moines ne se faisait qu'après un examen rigoureux de leurs capacités.
Un matin, le moine Oreste, qui avait pour diaconie de battre le rappel, l'avait invité à se présenter devant la synaxe. Des vénérables anciens qui la composaient, Antoine avait appris que sa requête était entendue et qu'on le recevait au monastère au nombre des frères novices. Il aurait désormais pour diaconie de seconder au réfectoire celui qui servait à table et qui était à ce moment-là le moine Galactions. Après une métanie à son supérieur et aux anciens de la synaxe, Antoine, avec un zèle tout divin, avait commencé sans plus attendre à servir dans la fonction qu'on lui avait marquée. Et il marchait, là encore, comme sur un sol uni, sans murmurer ni gémir. Tout lui paraissait beau,paisible, parfaitement à sa mesure.
Quelques jours encore avant sa mort, décrivant à ses très aimés pélerins quels sentiments avaient été les siens durant ces jours inoubliables, il s'exclamait : "Quelle joie que celle d'alors, quelle allégresse ! Quel paradis ! C'est au point que je ne porrais même pas vous en dire davantage !" Car il avait trouvé là ce que désirait son âme. Aussi, après cinquante huit ans passés, il bondissait encore d'enthousiasme au souvenir de ces instants ! Ames bienheureuses, pauvres et loqueteuses, qui en avez cependant enrichi plusieurs et dépouillé beaucoup des loques du péché...
Après un noviciat d'un an, où il avait montré une obéissance parfaite et une persévérance sans faille, la synaxe du monastère décida de le faire moine. On le tonsura et il reçut le nom nouveau d'Avvakoum, qui en hébreu signifie "étreinte", sous lequel il allait devenir célèbre jusqu'aux confins du Mont Athos. Et en vérité, parce qu'il avait reçu en abondance le charisme de la prière, le Père Avvakoum allait en peu de mtemps devenir pour tous celui dont l'étreinte console. Très vite, bien des moines, novices et anciens, viendraient recueillir auprès de lui, une parole de vérité, un souffle de prière, reflets d'un amour vivant et d'une sollicitude toute chrétienne, émanés d'un coeur simple empli de compassion. Plus tard aussi, les nombreux fidèles qui par dizaines viendraient chaque jour le visiter, comme on éprouve le soulagement d'un baume, trouveraient à ses paroles consolation et soutien dans la lutte pour la vertu. Son amour les étreignait tous librement, parce que lui-même avait auparavant étreint Dieu, la source de toute énergie et de toute prière.
V. CONFESSEUR DE LA FOI DU CHRIST
Ces années s'étaient écoulées rapidement et le serviteur de Dieu Avvakoum, toute force et toute joie, exhaalait tout autour de lui un souffle de confiance et d'amour, d'abnégation et de tempérance. L'heure arrivait pour lui néanmoins où il serait à son tour passé au crible et, avec lui, le jardin de la Vierge tout entier, comme il l'avait été du temps des Kollyvadika, il y a près de deux cents ans. Mais cette fois l'épreuve était plus rude et allait en l'espace de quelques mois semer le trouble sur toute la Sainte Montagne, depuis la Laure de Saint Athanase jusqu'au fin fond de la plus humble cabane du désert athonite. Que se passait-t-il donc ?
D'un commun accord avec l'Eglise officielle grecque, le Patriarcat Oecuménique avait décidé en mars 1924 d'adopter le nouveau calendrier papiste, au plus grand mépris des protestations écrites du reste des Eglises Orthodoxes et des décisions de l'Eglise, dont il prenait l'exact contrepied. La conscience haghiorite avait alors sur-le-champ manifesté son opposition. D'une seule voix, tous les pères des Monastères, des Skites et des Kellia avaient dit "non" à cette innovation anticanonique et refusé de se soumettre aux ordres du Patriarche.
Telle avait été la première phase de la réaction, dont les formes variaient aussi chaque jour, se modelant sur le flux changeant des événements et des divers bruits colportés, d'après lesquels un conseil du synode panorthodoxe aurait été réuni pour débattre d'une éventuelle issue du conflit.
Quant à la seconde phase, voici quelle était l'origine. Après l'adoption de la nouvelle mesure, un grand nombre de Pères de l'Athos décidèrent de ne plus mentionner leur évêque, soumis au Patriarche, et de rompre la communion avec ce dernier comme avec toute église qui accepterait l'innovation du Nouveau Calendrier, ou même qui continuerait d'être en communion avec les novateurs. Mais la plupart des moines n'avaient pas osé souscrire à cette décision ; de là provint un schisme, qui se perpétue jusqu'à aujourd'hui et dont les effets se font toujours plus douloureusement sentir. Au début, vingt quatre moines du monastère de la Grande Lavra s'étaient insurgés, parmi lesquels figurait aussi le paisible Avvakoum.
La querelle était si vive que les éclats de voix s'entendaient jusque dans la cour du monastère. Pour un lieu où peu de temps auparavant régnait encore un calme tranquille, c'était une rude épreuve qui s'abattait soudain. Le Père Avvakoum s'était enfermé dans sa cellule. Le chapelet à la main, il priait sans discontinuer que Dieu rende sa paix à l'Athos éprouvé. Les moines fidèles à la tradition continuaient, comme par le passé, de travailler au monastère mais, parce qu'ils ne pouvaient plus accepter que l'on mentionne le patriarche, ils n'étaient pas en communion de prière avec les autres pères et célébraient à part, dans une vaste chapelle qu'on leur avait concédée. Bientôt, le Père Avvakoum fut exilé pour quelque temps à Vigla, dans la grotte de Saint Athanase. Mais très vite, les Pères, apercevant combien sa cause était noble et à quel point ils l'aimaient, ne purent plus y tenir et demandèrent son rappel au monastère. Cette fois, on lui donna la diaconie d'infirmier ; il fut attaché au service du grand hôpital dont disposait la Lavra pour les nombreux moines vieux ou malades que comptait la communauté.
Avec beaucoup de zèle, il s'attacha à sa nouvelle diaconie ; et de ce moment-là, jour et nuit, il servait inlassablement ses malades. Mais, en même temps, il ne laissait jamais passer une occasion de leur prodiguer la parole de Dieu ; ou encore il leur lisait des livres saints pour qu'ils y puisent la consolation et l'oubli de leurs maux. Ainsi, durant sept ans et demi, il travailla à l'hôpital, y déployant un soin et une énergie incomparables.
Dans une de ses rares lettres à son frère Basile, il écrit : "Apprends encore cela, Basile, mon frère : dans notre monastère se trouve un grand hôpital où, durant sept ans et demi, j'ai occupé le poste d'infirmier-chef. J'ai vu là beaucoup de miracles. Et, parmi mes malades, ceux qui fondaient leur espérance sur le Christ et sur la Toute-Sainte, tous ceux-là guérissaient ; mais ceux qui ne croyaient qu'aux médicaments et aux piqûres n'en ressentaient aucun soulagement. Demandez toujours leurs prières aux soldats du Christ".
Le Malin était pourtant de nouveau à l'affût. Bientôt sa position d'ancien calendariste valait au géronda un second exil à la grotte de Saint Athanase. De la part des malades, pourtant, les protestations ne tardèrent pas : dans la diaconie très éprouvante de l'assistance aux malades, l'infirmier qui avait remplacé le Père Avvakoum n'avait pu suivre le rythme de son prédécesseur. Car le Père Avvakoum qui était, on le sait, d'une très solide constitution, avait beau être le plus acharné de tous au travail, il ne ressentait jamais la fatigue. Aussi, à force de suppliques, les malades obtinrent bien vite qu'il leur fût rendu ! Et il fallait voir quel accueil débordant d'enthousiasme les moines et les malades, qui tous l'aimaient, lui avaient réservé à son retour.
Au début de l'année 1927, la communauté de la Lavra voulut clore une bonne fois la querelle impitoyable qui n'en finissait pas de déchirer le monastère. Et, pour s'assurer un meilleur succès, on adressa au Gouverneur une invitation écrite, le priant de venir présider la synaxe des Anciens qui agiterait pour la dernière fois la question des zélotes fidèles au calendrier des Pères. Sur la proposition du frère médecin, le Père Athanase Kambanaou, lui-même zélote, on avait élu le Père Avvakoum pour représenter ces pères. Celui-ci, au jour et à l'heure fixés, s'était présenté au Synodicon du monastère. Tous les anciens s'y trouvaient et le Gouverneur présidait.
Tout de suite, il interrogea Avvakoum : "Comment expliquez-vous, Père, votre désertion d'une communauté au sein de laquelle vous avez au préalable semé l'anarchie ? Et dites-moi pourquoi vous n'êtes pas en communion avec le reste des Pères ?" Avec doiceur, avec humilité, le Père Avvakoum répondit : "Votre Excellence, Monsieur le Gouverneur, a-t-elle étudié les saints canons du Pidalion ?" "Et que dit le Pidalion, Père ?" questionna l'autre. Le Père Avvakoum eut la réponse prompte : "Si vous l'ignorez, Monsieur, allez donc d'abord le lire. Après, vous viendrez nous juger".
Jugeant que cette réponse constituait une grave offense à l'autorité, la synaxe relégua bientôt son auteur au saint monastère de Xéropotamou. Le pauvre Avvakoum était pour la troisième fois écarté de son lieu de pénitence.
Environ deux mois plus tard, on le rappelait de son exil. Ce jour-là, qui était un 9 mars, on le pria même d'assister à l'agrypnie avec le gouverneur. Et au matin, aussitôt après l'office qui avait duré toute la nuit, ce dernier monta sur son mulet et s'apprêta à repartir en hâte pour Karyès. Le Père Avvakoum alors, voyant là l'occasion de lui faire entendre la voix de la raison, prit la bête par le licol et se mit à faire route avec lui. Et, tout en cheminant, il lui parlait comme il savait le faire. Il lui expliquait avec ses façons douces et prévenantes, auxquelles l'autre fut sensible, pourquoi les Pères de la Sainte Montagne s'étaient opposés au changement de calendrier et il lui faisait voir comment les textes ecclésiastiques fondaient et justifiaient une telle opposition. Très vite cette simplicité, cet enthousiasme enfantin qu'Avvakoum mettait dans ses paroles, comme sa maîtrise si admirable de la Sainte Ecriture, tout cela émut le Gouverneur. Et il ne lui fallut pas longtemps pour se faire à l'idée qu'il avait affaire à un homme vertueux et épris d'idéal. Aussi, à peine arrivé à Karyès, il demanda que le zélote fût rendu sans délai à son monastère d'origine. Quelques jours plus tard, la Grande Lavra recevait de nouveau Avvakoum dans son sein.
Son retour pourtant n'alla pas sans déception. Des pères zélotes qui avaient été ses compagnons de lutte, presque tous avaient fui, les uns de leur plein gré, les autres contraints par la force. Et le peu qui restait n'avait pas tardé à rejoindre le Catholiçon. Dès lors, le Père Avvakoum ne connut plus la paix ; jusqu'au jour où, avec un autre de ses frères, ami lui aussi des vertus, il quitta le monastère. Gélasios et lui s'en allèrent tous deux dans l'ascétique région de Vigla. Dressant un campement de fortune, ils se lançèrent tout de suite dans la construction d'une nouvelle église à saint Phanourios. Et en même temps, ils aménageaient le terrain tout autour pour y construire leur future cellule. Cela dura jusqu'en 1939. Ensuite, le Père Gélasios, abandonnant le Père Avvakoum, partit soigner dans ses vieux jours un moine de grande vertu, le géronda Gabriel, qui possédait aux environs de Vigla une jolie kelli dédiée à l'Entrée de la Mère de Dieu au Temple. C'est là qu'en 1942 son frère Gélasios le fit grand-schème dans la chapelle attenant à la cellule - cette même cellule est aujourd'hui encore habitée par deux moines très pieux, zélotes l'un et l'autre, le Père Gabriel et le Père Paul son novice, qui y mènent vaillamment l'ascèse.
Ainsi, c'était son amour pour la tradition apostolique de l'Eglise, un amour pur et désintéressé qui, par delà les tribulations et les peines, le faisait toujours s'appliquer à discerner en toute chose la volonté divine - c'était cet amour-là qui lui avait mérité l'exil de Vigla. Mais il eut sa récompense : car c'est là aussi, dans cette solitude de Vigla, qu'il fut gratifié d'une foule de biens spirituels, des biens qui n'allèrent pas, évidemment, sans leurs sueurs ni leurs amertumes mais qui n'en furent pas moins de grands dons.
Dieu, en effet, récompensait Avvakoum de sa fidélité à la foi de ses Pères. Quand, un jour, un moine qu'il aimait beaucoup, le Père Ephrem, moine de la Grande Lavra comme lui, lui avait demandé pourquoi il était devenu zélote, le Père Avvakoum avec sa spontanéité désarmante, lui avait fait une réponse pleine d'un franc réalisme : "Mais c'est que Dieu me demandera compte ; il me dira : "Avvakoum, toi qui connaissais la loi de l'Eglise, comment l'as-tu foulée aux pieds ?" Et il ajoutait que le nouveau calendrier était un "sacrifice de Caïn".
L'austérité qui était la sienne ne l'empêchait pourtant pas de faire preuve envers les autres de beaucoup d'indulgence. Sans être jamais caustique, il veillait à respecter la liberté et l'opinion de chacun. Et parce qu'il se faisait de cette conduite une règle d'or, beaucoup parmi ses frères zélotes, incapables de passer la lettre et l'apparence, se méprenaient sur lui : prétextant qu'il fallait éviter les fausses notes, ils ne voulaient rien d'autre en fait qu'étiqueter les gens selon leur conduite et leur tempérament ; et quelle fausse note, selon eux, qu'un zélote ose rendre leur baiser à des prêtres, à des évêques néo-calendaristes, même s'ils s'étaient inclinés les premiers pour lui baiser la main ! C'est qu'ils ne savaient pas, les pauvres, Avvakoum cachait une âme noble, empreinte seulement d'une simplicité enfantine ; une âme qui, parce qu'elle était tout amour, prenait bien garde de mesurer sur la sienne la conduite des autres et qui n'hésitait pas, quand il s'agissait de gagner une âme, à sacrifier un peu de aspect formel du dogme, sans jamais pourtant entamer son intégrité. Au contraire, c'était justement parce qu'il avait d'abord en vue la finalité des choses qu'Avvakoup était prêt le plus souvent à user de modération et d'économie ; et cela, même s'il fallait d'abord passer par un baiser d'hétérodoxe.
Son attitude envers ses compagnons d'ascèse et ses visiteurs obéissait aux mêmes principes. Certains disaient l'avoir vu souvent se mettre en colère et s'exprimer dans un langage qui leur paraissait déplacé dans la bouche d'un ascète. Mais ils oubliaient d'examiner si ces moments rendaient une image fidèle et exacte du caractère d'Avvakoum ou s'il en était de lui comme d'un enfant, qui se fâche un instant contre quelqu'un jusqu'à lui lancer des injures et qui, la minute d'après, son chagrin complètement oublié, vient faire un baiser et demande à reprendre le jeu un instant interrompu.
Car dans la personne du Père Avvakoum il n'y avait place ni pour le formalisme ni pour une politesse hypocrite qui, l'un comme l'autre, ressemblent plutôt à ces belles pierres de sépulcres blanchis, qui sont remplis d'ossements et de toute sorte d'impuretés.
Le moine Avvakoum, lui, était le même au-dehors et au-dedans. La lutte qu'il menait pour l'ascèse, jusqu'au sang le plus souvent, lui avait ôté, - ou plutôt ne lui avait pas laissé le temps de cultiver - ce goût que les gens nourrissent pour les fausses délicatesses et ces déploiements d'une affabilité affectée, fioritures d'une attitude purement extérieure qui ne va pas plus loin que leur peau. Pour lui, l'ascèse, ou peut-être même une disposition instinctive, lui avait fait détester tout superflu et toute fausseté ; et il ne s'embarrassait pas plus des manières que ne fait un maréchal avec ses soldats à l'heure du combat.
C'est que l'ascète de Vigla se trouvait lui aussi sans cesse sur la brêche, engagé dans cette même guerre qui, dans l'ancien monachisme, faisait paraître les pères assez fous pour parler ou gesticuler tout seuls, ce qui aux yeux de la plupart passe toujours pour bizarre et extravagant.
Par là, on s'explique mieux cette manière de parler qu'il avait, vive et animée, souvent même cassante, cette façon de vous couper sans ménagement quand il vous voyait dévier vers des propos médisants ou futiles, sans lien avec le sujet de la conversation. Telle était la véritable cause de son irritation ou de ses gesticulations : celle-là ne signifiait pas qu'il avait laissé libre cours dans son coeur à une colère passionnée, pas plus qu'il ne fallait voir dans le côté brusque de ses gestes l'expression éhontée d'une disposition à l'orgueil.
C'étaient de simples traits de caractère qui se manifestaient là, mais d'un caractère purifié de toute passion et parvenu à l'apatheia (impassibilité sanctifiée), régénéré par la dure lutte d'une ascèse de dizaines et de dizaines d'années. Nous nous permettons de juger les manifestations de cette lutte quand, pour n'y avoir pas goûté nous-mêmes, nous sommes totalement incapables de les interpréter.
Mais le Père Avvakoum, lui, était bien ce moine toujours épuisé que montrent les synaxaires, continuellement aux prises avec les cinq fauves de ses cinq sens, qu'il s'efforçait sans cesse de dompter pour lles réserver au service de l'esprit et de lui seul, jusqu'à les "présenter purs au Christ". Mais le temps est venu de s'aller promener au jardin si joli des oeuvres du géronda, laissant à d'autres le soin tout charognard de chercher pour en médire d'invisibles épines aux roses splendides de ses vertus.
VI. LA PRIERE ET LA VERTU DU PERE AVVAKOUM
Sur la force de son désir de prière, tout ce que l'on pourrait écrire resterait en deçà de la réalité. Sa vie toute entière n'avait rien été d'autre que ceci : une supplication que "des profondeurs" il élevait à son Seigneur ; et toujours il priait que , dans la vie de l'esprit, Dieu le garde sur ses voies qui sont celles de la sanctification.
Pour lui, l'espace tout entier du jour et de la nuit était le temps de la prière et de sa douce supplication "Seigneur Jésus Christ Fils de Dieu aie pitié de moi".
La "prière du coeur", comme on l'appelle le plus souvent, est bien cette invocation au-dedans de soi, dans le coeur qui la "dit" seul sans le secours des lèvres ; mais parce qu'Avvakoum était presque toujours absorbé par une quelconque diaconie, il avait pris l'habitude de la murmurer à mi-voix et même de la crier à tue-tête ; et inlassablement, en tout temps, en tout lieu, il allait répétant le nom très désiré de Notre Seigneur Jésus Christ, fidèle en cela à cette sentence des Pères : "Que ton corps peine pour se nourrir, tandis que tou âme fait sobrement son salut". Mais de cette prière mentale, avec beaucoup d'humilité, il avouait : "Un travail plus difficile à mener à bien que celui-là, je n'en ai jamais vu !"
Et pourtant, sur toute la Sainte Montagne de l'Athos, il n'y avait sans doute pas d'amoureux plus fervent de la prière de Jésus, pas d'âme plus prompte à l'exécuter. Bien des faits en témoignent : d'abord, sa vie de chaque jour, qui n'était qu'une supplique continuelle, qu'une adoration rendue à Dieu en esprit ; en secone lieu, les moines qui vivaient à ses côtés, et qui toujours, quand il ne catéchisait pas les pélerins, le voyaient, de midi à minuit, la prière sur les lèvres, à l'heure d'encenser l'église comme à celle de parcourir, aux abords de sa cellule, la campagne de Vigla.
Oui, là-bas surtout à Vigla, chacune des pierres de la cellule, comme chacune des pierres de la clôture, sur cent cinquante mètres, peut témoigner de l'oeuvre vraiment divine accomplie par le géronda. Et d'autres témoignages encore nous autorisent à écrire ces lignes ; celui d'un pélerin par exemple qui le vit bêcher le sol pour en extraire les pierres une à une : à chaque coup de pioche et tout le temps du charroi, il disait de façon incessante la prière ; au point qu'on voyait dans sa kelli de saint Phanourios "la cellule de la prière".
Autre chose encore pourrait bien témoigner qu'Avvakoum possédait la prière perpétuelle : c'est ce pas japonais qui joint la Lavra au Prodrome et que, pour lui avoir vu cent et cent fois parcourir nu-pieds, la prière sur les lèvres, l'on pourrait bien appeler "chemin du père Avvakoum". Tout au long du sentier, les buissons et les arbousiers qui le bordent ont été comme baignés de cet écho et des soupirs échappés de ses prières ; ils s'en sont imprégnés pour l'exhaler plus tard à la face des pélerins comme un parvum spirituel d'agréable odeur. Tel est bien le signe qu'il marchait sur les traces bienheureuses de ceux qui l'ont précédé, les "violents du Royaume de Dieu" qui, par leurs prières et leur sainte conduite, ont, durant leur vie, embaumé tangiblemejnt le désert et continuent, une fois morts, de l'embaumer toujours davantage. Oui, il est l'unique témoignage qui demeure aujourd'hui de ces saints inconnus, ce parfum osorant qui émane de leurs reliques ignorées de tous, ce parfum qui, jusqu'à cette heure, au détour d'un chemin, vient surprendre les pieux pélerins dont les pas s'aventurent à Lavra et dans les lieux alentour que les bienheureux ont sanctifiés.
Autres témoins muets, venus en troisième lieu, de sa prière incessante : ses chapelets usés jusqu'à la corde qui lui fondaient littéralement entre les doigts et où il se hâtait de coudre quelques points pour parer à une ruine irrémédiable...
Il mentionnait tant et tant de noms dans ses prières, le père Avvakoum ! Chaque jour, tous les pères de son monastère et combien d'autres encore, des parents à lui, et toute sorte de gens que lui seul connaissait...
Quand en 1974 éclata la crise chypriote, ce fut pour le père Avvakoum un perpétuel qui-vive. "Pour notre armée, disait-il, je dis chaque jour un chapelet. Nos fidèles, nos enfants, mon Dieu, sanctifie-les, fortifie-les, et donne-leur de l'emporter sur les Agaréniens. Et ceux-là, les Agaréniens, qu'ils tremblent malgré eux devant les nôtres, qu'ils fuient à la vue de notre armée ; ils nous ont valu tant d'épreuves ! Pour eux aussi, maintenant, l'heure est venue de passer par les mêmes maux. Et tant qu'à faire, qu'ils en essuient même le double !"
Mais dès qu'il eut appris que les nôtres blasphémaient, les officiers comme les hommes de troupe, il en fut outré ; tellement que, s''emparant sur-le-champ de ce qui était son arme à lui, son chapelet, il recommença ses prières : "Les blasphémateurs, mon Christ, humilie-les ! Ne leur accorde pas une joie ; mais donne-leur plutôt là-bas la correction qu'ils méritent, parce qu'avec leur bouche infecte, Seigneur, ils blasphèment ton nom". Ainsi, dans son amour, sa vénération pour le Nom qui est au-dessus de tout nom, le Nom de notre Seigneur, il ne s'embarrassait pas de ces fausses délicatesses, de ces politesses d'hypocrite. Non, le blasphémateur, quel qu'il soit, devait recevoir son châtiment.
Pour sa souveraine, la Mère de Dieu, il avait le même amour sans borne, jamais pris en défaut. Et si, cheminant vers Saint Phanourios ou occupé à quelque diaconie, il se sentait fatigué de la prière, alors il se mettait à psalmodier les prières à la Mère de Dieu, celles qu'on chante aux vêpres ou aux fêtes où sa grâce est magnifiée : les catavassia, les idiomèles, il chantait tout, par coeur, sans une faute. Loin de laisser jamais aux pensées mauvaises - celles de l'oisiveté - le loisir de le tourmenter, il était vraiment l'oiseau raisonnable qui ne cesse pas de chanter la gloire de son Créateur.
Voici ce qu'un aghiorite qui, durant près de quinze ans, avait été à Vigla son compagnon d'ascèse, écrivait à son géronda dans de longues lettres où il nourrissait pour la prière et la psalmodie : "Souvent, l'été surtout, quand la lune était pleine et qu'on y voyait bien clair, il s'en allait, son seau et son barda sur l'épaule. Il partait charrier des pierres ; c'étaient des pierres destinées à un grand mur, aussi large que haut, qu'il édifiait pour couper du vent du nord et abriter la chapelle et les cellules qu'il voulait construire. Alors, pour se donner du coeur à l'ouvrage et puiser de la force d'âme, il entonnait des doxastica (chants de louange) à la Mère de Dieu et aux Saints. Et son chant était si net, si mélodieux, et lui-même psalmodiait avec tant de componction, qu'on se réjouissait rien qu'à l'entendre monter là, dans l'hésychia parfaite de la nuit. Je me souviens surtout d'un soir où je l'avais suivi assez longtemps, de loin ; je l'entendis chanter un doxasticon à la Mère de Dieu ; c'était celui des Laudes de la Dormition : "Lors de ta Dormition immortelle, ô Mère de la Vie, les nuées rassemblèrent les apôtres des confins de l'univers..." On aurait dit que ce n'était pas le même qui chantait la mélodie et les répons. Et je peux l'avouer sans exagérer : il me semble, à le décrijre maintenant, que c'est comme si je l'entendais aujourd'hui ! Oui, j'entends encore l'écho de sa psalmodie brisée de componction : j'avais tant de joie à l'écouter que j'en avais perdu l'envie de dormir. Oh ! ces jours, ces nuits inoubliables de Vigla, sanctifiés par les prières et les hymnes des hommes saints qui, dénués de tout et tremblants de frois, ont néanmoins perpétué la splendeur du passé aghiorite et ressuscité la gloire des temps anciens, où le saint Athos s'ornait d'un Maxime, d'un Niphon, d'un Akakios !"
Et si, en bon moine qu'il était, il gardait toujours, lui aussi, la prière sur les lèvres, cela ne l'empêchait pas, dès que sonnait l'heure des laudes ou des vêpres, de se précipiter, toutes affaires cessantes, pour la prière à l'église. Il était un jour occupé à charrier les pierres avec son seau quand, au moment où il allait se mettre à en déterrer une, la cloche du vénérable Précurseur, tout près de sa cellule, sonna les complies. Alors, à l'instant même, plantant là son travail, il courut se laver les mains et plein de crainte et de componction, commença son office.
En bon ouvrier de la prière, il éprouvait, comme il est naturel, une prédilection pour les agrypnies (nuits de veille en prière) : toutes ces nuits-là, et surtout celles, si longues, de l'hiver, il les passait à veiller dans l'étude et dans la prière. "Nuit et jour, raconte-t-il à ses bien-aimés pélerins, je lisais avec mon coeur". Voilà donc comment il avait occupé presque toutes ses années et en particulier celles de son exil, de 1927 à 1949, confiné au désert de Vigla. Cette époque-là, qui fut celle du plus complet dénuement, mais aussi de l'hésychia la plus profonde, le très ascétique Avvakoum avait su la mettre à profit pour l'étude. Et durant ces cinq années, il avait lu et relu les Pères et les Saintes Ecritures, là, dans ce four à chaux abandonné où on l'avait relégué - ce four que, dans un premier temps, il avait recouvert de tôle ondulée pour en faire son avancée de veilleur...Plus tard seulement on l'avait jugé digne d'acheter une cabane délabrée qui lui appartînt en propre. En vérité, Avvakoum était le moine vanté par les Pères, ne possédant absolument rien à lui, rien que Jésus, et Jésus seul.
Comment un si bon artisan de la prière aurait-il pu n'être pas tempérant ? "Celui qui lutte est toujours tempérant", écrit le divin Paul. Et c'est tout naturellement que l'ascète de Vigla, qui depuis sa jeunesse se consumait au service des choses divines, avait pris pour inséparable compagne de vie la tempérance. Un peu de riz bouilli, le plus souvent sans autre accompagnement, composait à peu près tout son menu ordinaire. Un jour, un frère de la Lavra le vit jeter dans la casserole du riz qui n'était pas lavé : "Géronda, avait-il dit, il faut le laver..." "Tout est béni avec la prière", avait répondu l'ancien Avvakoum. C'est qu'en toute chose, même la plus infime, il appliquait cette parole de l'Ecriture : "Tout ce qui est créé par Dieu est bon et rien n'est à rejeter de ce qui est pris avec action de grâces ; car la parole de Dieu et la prière sanctifient tout".
Se faire violence en tout, et surtout pour la nourriture et le sommeil, tel était le maître-mot de la conduite du Père Avvakoum. Un des frères, qui, par la suite, devint évêque de Limnos, Denis, pour avoir, des années durant, vécu avec lui et fait lui aussi l'expérience de l'ascèse, disait du père Avvakoum qu'il était "grand jeûneur" ; ce qui était d'ailleurs un fait reconnu de tous les pères de la Lavra.
Dans cette contrainte qu'il exerçait sur lui-même, le géronda avait encore été aidé par une santé de fer. Et bien qu'il ait toujours fait le travail de deux ou trois personnes, jamais on ne l'avait entendu dire cette simple phrase : "Je suis fatigué", comme jamais non plus de sa vie il n'était tombé malade. Lorsqu'il avait commencé de servir au réfectoire, la Lavra comptait près de cent cinquante pères, sans compter les laïcs employés au bûcheronnage : à chacun pourtant il venait porter la part de pain et de vin qui lui revenait et il trouvait encore moyen en la donnant d'ajouter à chaque fois une parole spirituelle accompagnée d'un de ces sourires d'enfant qu'il avait.
Lorsque revenait, chaque année, l'agrypnie du Six Août, pour laquelle on monte au sommet de l'Athos, comme quand avait lieu celle de l'acathiste, qu'on célèbre un samedi à la grotte de saint Athanase, c'est toujours lui qu'on désignait à la cuisine et à l'intendance ; c'était lui aussi qui, pour fabriquer le vin de l'année, foulait tout seul le raisin du monastère, dans le grand pressoir de trente-cinq tonnes ; lui encore qui faisait le raki de l'année, ce rafraîchissement qu'on sert si fréquemment à l'Athos aux ouvriers et aux pélerins. C'est aussi de cette manière qu'Avvakoum traitait ceux qui, à partir de 1953, venaient travailler à la construction de son hésychastérion de Vigla : sans cesse il veillait à ce que les ouvriers ne manquent de rien et il venait lui-même, la prière sur les lèvres, leur porter le repas. Car il ne se lassait pas, le géronda d'éternelle mémoire, de travailler à sa pénitence. C'est ce qui faisait dire à un moine qui l'avait bien connu qu'il fallait moins admirer, dans les bâtiments de la Vigla, leur caractère imposant, que la patience d'Avvakoum qui les avait édifiés !















Premier juin 1914 : autour de Saint Phanourios se presse une mer de monde. Pour faire honneur au saint et consacrer son église, les fidèles sont venus par milliers. Après la divine liturgie, il fallut distribuer plus de trois cents prosphores (pains bénits) aux pélerins ! Pour l'office lui-mêmme, Antoine, qui ne possédait pas encore les accessoires liturgiques, avait dû emprunter à Lémonitissa bien des pièces du nécessaire : les ustensiles du sanctuaire, les lustre, les chandeliers... Durant le service, on l'avait vu sans cesse courir de l'un à l'autre, transformé en porteur d'eau, pour rafraîchir ses hôtes. A la fin, tous étaient venus défiler devant lui : c'était à qui lui adresserait les félicitations les plus chaleureuses. Et, à chaque instant, en guise de bénédiction, on lui glissait, les femmes surtout, de petits billets dans les poches. Mais les soixante metzitias qu'il avait amassés, auxquels il avait trouvé le moyen d'ajouter cinq ou six autres pris sur sa bourse, il les offrit, lui aussi en guise de bénédiction, au comité chargé d'organiser la collecte pour le navire ! Pour lui, ce qui faisait tout son plaisir et suffisait à le combler, c'était de sentir le contentement que goûtait son âme ce jour-là. Vers midi, tandis que la foule commençait déjà à s'éparpiller et qu'on redescendait au village, Antoine, lui, demeurait seul aux côtés de son saint bien aimé. Ces instants-là, deux mois avant sa dormition, il les revivait encore : "Moi, je suis resté là haut, tout seul... J'étais dans la joie et dans l'allégresse...."








Sa cellule à lui, pourtant, était bien petite et bien modeste, sans rien de luxueux ni même de superflu ; mais il en parlait comme d'un palais. La vie dure qu'il s'était choisie pour compagne lui avait pappris à se contenter de très peu de choses et à en éprouver encore de la gratitude, jusqu'à considérer ce quasi-rien comme beaucoup et lui-même comme indigne de tant de bénédictions.
Partout il allait pieds nus, exception faite de l'église et du synodicon, quand il fallait assister aux synaxes avec les anciens.
A ce propos se rattache une anecdocte où l'on voit quelle estime il avait pour la vertu si haute de la virginité - vertu sans prix, qui lui faisait regarder comme rien toute la peine qu'il avait prise de conserver la sienne intacte depuis sa jeunesse. Un jour qu'il foulait les raisins de l'année, un moine lui avait observer que ses pieds n'étaient pas assez propres. Mais lui, avec sa simplicité coutumière, s'était dépêché de répondre : "Ils sont purs : je suis vierge ; ne t'inquiète de rien".
Vers soixante-cinq ans pourtant, quand il était dans sa vieillesse déjà, il fut vivement tourmenté dans sa chair ; ce fut pour lui une cause de confusion, d'étonnement aussi. Car jusque-là jamais, même dans son sommeil, il n'avait été le jouet d'imaginations honteuses. Il n'avait fait alors que se donner plus ardemment à la prière, suppliant avec force prosternation et métanies saint Phanourios et la Mère de Dieu sa Souveraine. Le soulagement pourtant n'avait été que passager. La même tentation, peu de temps après, était revenue. Cinq années, il avait supporté l'épreuve. Finalement, comme il l'avait expliqué au frère qui demeurait avec lui, la tentation s'était retirée. Et l'humble géronda, de tout son coeur, avait remercié Dieu. Pour lui maintenant, tant de dizaines d'années passées dans l'ascèse et dans le renoncement avaient sur toute son apparence et sur toute sa façon d'être, laissé fortement leur empreinte. C'est ainsi qu'un jour, un frère de la Lavra s'entretenait dans la cour du monastère avec un groupe de visiteurs allemands, lorsqu'au mpême moment Avvakoum, qui revenait de Vigla, fit son entrée. A sa vue, aussitôt, plantant là leur conférencier,les visiteurs se précipitèrent au-devant du loqueteux. Ils firent cercle autour de lui, l'admirant. Et, dans leur pauvre grec, ils ne faisaient que s'exclamer : "Ah ! En voilà un ascète ! Un vrai !"
VII. LES OEUVRES D'UN ETRE DEIFIE
Tous ceux qui l'ont approché, qu'ils aient longtemps vécu avec lui ou qu'ils ne l'aient que très peu connu, tous ont unanimement reconnu en lui l'homme de Dieu, l'âme lisse de tout superflu, vivant modèle d'amour er de prière. Comme l'explique un moine de la Grande Lavra d'aujourd'hui, sa seule présence avait des effets merveilleux ; et rapportant, parmi les plus caractéristiques, ce trait d'Avvakoum : "On parlait avec lui, dit-il , et tout le reste, tous les soucis s'effaçaient". Parmi ceux encore qui l'admiraient, un autre lui adressait ces mots : "Quand serai-je à nouveau près de vous, que je pleure à la vue de votre rire si simple, si joyeux, si céleste ?" C'est de lui toujours qu'un érudit allemand écrivait : "Le fait est que cet homme attirait ; à ses compagnons il faisait l'effet d'une fontaine médicinale. Sa présence faisait paraître toute chose plus lumineuse. Il y avait là quelque chose qui incitait l'âme triste à vouloir l'approcher, comme pour recueillir un peu de ce flot de la grâce qui débordait de lui".
Un autre de ses frères, l'évêque Denis de Trikis, qui fut moine avec lui, voulut écrire un article à propos de la charité monastique qui règne à la Sainte Montagne ; voici ce qu'entre autres choses, il y dit de l'ascète de Vigla : "Grand jeûneur, possédant de la Sainte Ecriture une connaissance comme peu l'ont acquise, artisan du bien, plein d'abnégation et d'inlassable renoncement à soi-même, le père Avvakoum, des mois durant, recueillit dans sa cellule un jeune homme tuberculeux. Et pendant que le mal faisait de rapides progrès, lui le soignait tendrement, amoureusement. C'était un pauvre malheureux qui avait trouvé refuge au monastère ; déjà il avait la vue trouble, le corps exténué, les joues creuses, les yeux enfoncés... A moi, qui étais chargé de recevoir les hôtes du monastère, il était venu exposer franchement sa situation : il n'avait plus rien à quoi se raccrocher ; il était près de s'enfoncer dans le désespoir. Il appelait à l'aide en pleurant. Autrement... A ce moment-là je pensais - à qui d'autre pouvait-on penser ?- au père Avvakoum. En effet, avec quelle émotion il écouta tout cela ! Il acceptait le jeune homme avec joie : il en ferait son protégé. Il le prit dans sa cellule et veilla sur lui avec la tendresse d'une mère. Il jeûnait, mais gavait son malade de viandes, n'épargnant rien qui pût le fortifier. Il luttait durement avec la maladie de son fils. La mort, pourtant, vint l'arracher à sa tendre étreinte. Le jeune homme s'était confessé et il était parti repentant. Un peu avant qu'il ne s'en aille, la géronda l'avait fait moine et lui avait donné le nom de Phanourios".
Tous ceux qui, pour une raison ou une autre, venaient voir le père Avvakoum, n'avaient pas besoin de rester longtemps auprès de lui pour repartir changés du bon changement de l'esprit, ayant au coeur un désir de spiritualité. Des heures entières, sans ressentir la fatigue, il pouvait vous parleer de la magnificence de Dieu ou de son amour pour sa créature. De temps en temps seulement, quand il parlait d'un point essentiel, il s'arrêtait : "Tu as vu, insistait-il, comme c'est beau ? Ah ! Comme c'est beau !" En vérité, son âme avait conservé la pureté de l'enfance. C'est pourquoi aussi Dieu se l'était choisi pour réceptacle tangible de sa grandeur, lui qui ne cessait d'admirer son Seigneur et à tout instant son Créateur, quand il regardait la nature, qu'il racontait l'amour et la miséricorde de Dieu, ou qu'il en chantait la sublime justice.
Jamais non plus le père Avvakoum n'avait voulu chagriner un homme, fût-il son ennemi. Il lui était arrivé pourtant dans sa petite cellule de Vigla, ce genre de mésaventure : un ouvrier lui avait mis des carreaux aux fenêtres et lui avait pris ensuite 3OOO drachmes de plus que le prix convenu. Le même ouvrier plus tard avait travaillé à la Lavra ; et,lorsqu'au moment de payer les moines avaient demandé au père Avvakoum s'il voulait qu'on déduise du montant de ses honoraires les 3OOO drachmes que l'autre avait malhonnêtement subtilisées : "Non, avait répondu le géronda ; c'est un cadeau que je lui fais ; ne les lui retenez pas, parce qu'à les donner j'éprouve une grande joie".
Je me rappelle aussi la primière fois où je suis monté tout en haut de l'Athos. C'était en 1978. Je m'étais quelque peu arrêté à la Panaghia - la dernière halte avant le sommet, qui est encore à plus d'une heure de là. Il se trouvait justement que les pères travaillaient à reconstruire l'église à partir de celle qui existait déjà. Cette fois encore, c'était le père Avvakoum que son monastère avait délégué pour offrir ses services aux travailleurs ; et il était là, à cuisiner, à faire des cafés, à pacifier, à reconcilier...Avec quelle joie il m'avait reçu ! Tout de suite il m'avait de bon coeur offert à boire, sans oublier le petit mot plein d'amour et de vie. Il avait soixante dix huit ans à l'époque ; mais quel homme florissant il était, toute vivacité et énergie, et conservé dans une telle vigueur ! A croire que seule sa vue pouvait baisser de façon sensible.
Une autre fois, des pélerins l'avaient trouvé tout seul pleurant dans sa cellule ; et quand ils avaient voulu apprendre la cause de son chagrin : c'est que d'autres pélerins étaient venus lui parler de ces petits enfants aveugles qui, un peu partout dans le monde, souffrent. Et le géronda, à les entendre, n'avait pu retenir ses larmes de couler - ces larmes désintéressées et sincères qui sont celles de l'amour vrai.
Il suffisait de parler un peu avec lui pour apercevoir quelle sorte d'être il était, fait de compassion, d'indulgence ; d'amour pour l'homme, de discernement, maître aussi dans l'art de la mesure et du don d'amour.
Il savait également la grandeur sacrée dont est revêtue la mission de celui qui conseille les âmes ; aux prêtres qui venaient de loin, il répétait souvent : "Quelle tâche sainte que celle de conseiller les âmes ! Sainte absolument ! Elle est unité de pensée, fruit d'amour, miroir d'humilité". Et avec ceux d'entre eux qui étaient pères spirituels, il se montrait encore plus insistant : ils devaient être pleins d'amour et d'affabilité, d'esprit de paix et de patience, pour recevoir le fidèle avec le sourire et lui faire à toute heure bon accueil. "Comme cela, disait-il, le visiteur s'en va content et le Christ est glorifié !"


































































Bien souvent aussi, il parlait de la joie, celle que, dans sa vie, tout fidèle chrétien doit ressentir. La joie, la vraie, celle qui est sans mélange, la joie du Seigneur, pas celle du monde ; celle qui lui faisait dire ces vérités profondesj, authentiques, qu'on trouverait difficilement dans la bouche d'un novice, à peine davantage dans celle d'un moine plus aguerri, mais que lui, l'ascète de Vigla, disait d'expérience : "La joie est rapport à Dieu, union avec Dieu. L'homme est né pour la joie, non pour l'affliction. Pourquoi prend-il sa joie des idoles ? Croyez-m'en, les gens paient pour acheter leur joie. Mais la joie de Dieu, elle, ne coûte rien. Sans quoi je n'aurais pu l'acheter, moi qui n'ai rien au monde. Et je ne suis pas seul à parler ainsi ; tous mes frères moines disent la même chose, eux qui ne possèdent rien si ce n'est Dieu seul. Et tous sont pleins de joie. Pour mon Christ, j'ai fait le vide en moi. Le Christ, je n'ai rien d'autre que le Christ ! Rien d'autre que le Christ et la joie. Ah ! Elle est belle la pauvreté ; parce qu'elle est allégement et qu'elle rend facile cette quête. Oui, il faut être vide pour que le Christ vienne. Le Christ avec moi, c'est la joie au-dedans de moi. Il faut bien alors que dans chaque grotte il y ait la joie !"
De combien de dons excellents Dieu n'avait-il pas comblé le géronda de glorieuse mémoire : en plus d'une santé de fer et d'une mémoire infaillible, il avait un amour incomparable de la vie monastique dont toute sa conduite épousait parfaitement la simplicité et la pureté, et bien d'autres charismes encore parmi lesquels le plus haut, l'amour de Dieu et du prochain - autant de dons que l'on perçoit aisément chez lui, pour peu que l'on se penche sur cette vie divine.
Que de fois, en chemin pour Vigla, ne rencontra-t-il pas des serpents ! Mais jamais aucun, petit ou grand, ne lui causa la moindre mal.
Et quand certains jours de la belle saison, il grêlait sur la campagne et que de la Cerisaie à Vigla les vignes des pères étaient dévastées, les treilles du vieil Avvakoum étaient toujours épargnées. La catastrophe s'arrêtait un peu en-deçà de son enclos pour reprendre quelques mètres au-delà. C'est que le père Avvakoum vendait beaucoup de raisin au monastère. Et le produit de la vente, augmenté des quelques aumônes que les gens de sa connaissance lui laissaient en guise de bénédiction, lui servait à financer la construction de sa cellule. Il eut bien du mal pourtant à trouver l'argent de la toiture qui ne fut terminée qu'en 1965. Après cela, il laissa le tout inachevé jusqu'à sa mort : il préférait encore laisser les travaux en train plutôt que d'être à la charge de ses riches admirateurs. C'est que toute sa conduite était le fruit de la mesure et du discernement.
Et quelle foi il avait ! Une foi inébranlable. Il remettait tout à la Providence de Dieu, de sa souveraine la Mère de Dieu et de saint Phanourios. Jamais par exemple, de toute sa vie, il ne prit de médicaments. Un jour pourtant, il marcha sur un clou et son pied se mit à enfler ; puis il devint tout noir et la gangrène commença à s'installer, et gagna jusqu'au genou. Mais là encore, il refusait les médicaments qu'on voulait lui faire prendre. "Nous avons la Panaghia", disait-il : "Elle nous a promis d'être notre médecin".
Et de fait ! Le mal n'avait pas passé le genou qu'il commençait à se résorber. Et, quelques jours après, il avait complètement disparu. En vérité, le moine Avvakoum évoluait dans le monde du surnaturel comme un poisson dans l'eau. Voici ce qu'écrit un théologien dans une note qu'il nous envoie à proprs de la haute élévation de ce genre de vie auquel avait atteint l'ancien : "Dans la conversation, le géronda ne parlait pas de lui. Ou si cela lui arrivait quelquefois, il le faisait avec beaucoup d'humilité. Mais, de tout ce qui dans sa vie pouvait sortir de l'ordinaire et se rattacher au surnaturel, il ne parlait que très indirectement, se contentant d'y faire des allusions voilées - et d'infinies précautions. La seule chose qu'il ait jamais dite, c'est qu'un mercredi saint, dans le vestibule de l'église où il se trouvait seul avant de commencer l'office de l'onction, il avait vu de façon manifeste notre Toute Sainte. C'était l'époque où, à force de rester debout pour la prière, il commençait à vraiment souffrir des jambes. La Panaghia, soudain, s'était trouvée devant lui. Elle avait l'allure d'une reine. Elle fit un signe de croix sur ses jambes enflées, tout comme le prêtre fait une onction avec le saint chrême. Puis aussitôt après, elle disparut. Ses jambes alors guérirent et depuis n'enflèrent plus ! Des événements aussi extraordinaires que celui-ci, qu'il était humble, il se taisait. Il n'y avait que cette phrase qu'il répétait souvent : "Que te dire ?... Cela seulement ... Cela seulement : "Gloire à toi, Dieu très bon, toi qui même dans ces jours difficiles qui sont les nôtres, envoies tes saints pour nous consoler et nous secourir, pour nous inciter à faire pénitence et à obtenir ainsi notre salut".
Voici d'ailleurs ce qu'un archimandrite aghiorite écrit dans un livre célèbre sur la Saint Montagne : "Ce sont des miracles étranges que, par la puissance du Christ et la grâce de la Mère de Dieu, la géronda Avvakoum peut accomplir par sa prière, lui qui, en temps de famine tira de la réserve du pain à satiété et qui, le jour où il fut fait moine, voyant qu'on n'avait pas de vin, obtint par sa prière que, contre toute attente, abordent au monastère deux navires dont l'équipage apportait du vin à profusion pour la joie bénie de tous ceux qui célébraient cette fête".
Une autre fois, il était apparu que le vin du monastère ne suffirait pas à couvrir les besoins de toute l'année : les anciens lui conseillèrent de le couper d'eau. Avec ce mélange on aurait assez jusqu'à la nouvelle récolte. Mais lui refusa aussi net. "Notre Panaghia sera notre Econome, et elle nous l'économisera", répondit-il avec une grande assurance. Et de fait ! Cette année-là, comme aussi toutes les autres où il fut maintenu dans cette diaconie, jamais à la Lavra on ne nota un quelconque manque de vin, de ce "vin qui réjouit le coeur de l'homme". Etait-il possible que la Mère de Dieu sa souveraine chagrine son enfant bien-aimé, son gracieux Avvakoum au coeur simple ?
Si bien qu'on les diraient écrites pour le père Avvakoum, ces paroles du divin Apôtre qui, dans sa lettre aux Romains, chante les charismes divins : "Puisque nous avons des dons différents, selon la grâce qui nous a été accordée, que celui qui a le don de prophétie l'exerce selon l'analogie de la foi ; que celui qui est appelé au ministère s'attache à son ministère ; que celui qui enseigne s'attache à son enseignement, et celui qui exhorte à l'exhortation. Que celui qui préside le fasse avec zèle ; que celui qui pratique la miséricorde le fasse avec joie !" (Rom. 12,6-8).
Ce charisme plus haut que tous les autres charismes, cette vertu plus haute que toutes les vertus, l'amour - cet amour-là, jusqu'à quel degré sublime le père Avvakoum ne le possédait-il pas ? Ceux-là peuvent le dire qui ont connu l'âme digne, l'âme bienheureuse du géronda.
VIII. LE THEODIDACTE ET LES UNIVERSITAIRES
Tous les pélerins venus à la Lavra visiter le Père Avvakoum dans sa petite cellule, ou bien à son hésychastérion, là-bas dans la lointaine Vigla, demandaient souvent à entendre un mot que lui inspirait sa prière, un petit mot qui, au milieu de la multitude de leurs soucis, viendrait alléger leurs âmes et y répandre, pour leur réconfort, une lumière de douce consolation. Et sa seule présence qu'annonçait sa voix si aimante, si enjouée - mais de cet enjouement qui est tout spirituel - suffisait à envelopper le visiteur de gaieté et de paix spirituelle. Voici ce qu'écrit un prêtre pour avoir abondamment goûté de cette grâce : "Sur son visage, je voyais les traits d'un ancien, mais son coeur était celui d'un très jeune enfant. Je ne peux pas dépeindre quelle bonté, quelle douceur il avait, quelle simplicité aussi, quelle humilité, et quel amour brûlant, quel immense intérêt il portait au salut des autres qu'il aurait tant voulu secourir, pas plus que je ne peux décrire les cent autres vertus spirituelles dont s'ornait son âme. De ce moine très simple, j'ai reçu un grand réconfort et retiré beaucoup de profit spirituel... Car le père Avvakoum était un homme dont le coeur ignorait la malice. Et on pourrait bien lui appliquer absolument cette parole du Seigneur : "Voici un véritable Israélite, en qui il n'est pas de fraude".
Au nombre de ses visiteurs figuraient gens de lettres, professeurs d'université, évêques, généraux, étudiants et autres ; et parmi tous ces êtres, chacun avait ses exigences propres et soumettait notre ascète à un nouveau genre de questions.
Le célèbre professeur Nicolas Lavouris fut l'un d'eux. C'est en 1955 qu'il lui rendit visite avec un confrère allemand. Le géronda résolut une première difficulté : l'allemand désirait savoir ce qu'était le blasphème contre le Saint Esprit. Après quoi, le géronda se tourna vers l'autre professeur, le grec, et son sourire tout spirituel sur les lèvres, il lui demanda :
-Et toi, Monsieur Nicolas, que veux-tu savoir ?
-Que tu me dises, père Avvakoum, quels endroits de l'Ancien Testament sont déjà, à l'avance, des préfigurations de l'orthodoxie, parce que des étudiants m'ont posé la question et que je n'ai pas su répondre. J'ai eu beau chercher dans Jérémie et dans Isaïe...
-Non, non, coupa aussitôt le géronda. Non, il ne fallait pas chercher si loin. C'est au quatrième chapitre de la Genèse... Ecoute : "Adam connut Eve, sa femme ; elle conçut, et enfanta Caïn, et elle dit : "J'ai acquis un homme par le Seigneur". Elle enfanta encore son frère Abel. Abel fut berger, et Caïn fut laboureur. Au bout de quelque temps, Caïn fit au Seigneur une offrande des fruits de la terre, et Abel, de son côté, fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. Le Seigneur porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais il ne porta pas son regard sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité et son visage fut abattu. Et le Seigneur Dieu dit à Caïn : "Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Quoique tu aies agi justement (orthôs) en présentant une offrande, si tu ne l'as pas partagée justement (orthôs dé mê), n'as-tu pas péché ? Tiens-toi donc tranquille".
A peine le géronda finissait-il de citer la péricope des Ecritures qu'il connaissait par coeur, que Louvaris, avec modestie, le serrait dans ses bras pour l'embrasser, plein de joie à sentir ainsi répandue, sur ce moine nu-pieds qui lui parlait, la grâce du Saint-Esprit. A ce passage, le vieil Avvakoum en ajouta encore deux autres, qui étaient aussi des préfigurations. C'étaient ceux des Proverbes de Salomon où il est dit : "Un coeur droit (orthê) cherche le science...." (15,14) et "Celui qui cherche le Seigneur trouvera la science avec la justice, ceux qui Le cherchent avec droiture (orthôs) trouveront la paix" (16,8).
Au terme de l'entrevue, Louvaris fut forcé d'admettre que le géronda connaissait des choses que d'ordinaire connaissait seuls les professeurs d'université. Il avait de quoi faire rougir tous les érudits. "Il est pauvre, concluait-il, mais il en sait plus que tous les savants, plus que tous les lettrés. En vérité, il a reçu, lui, la lumière de l'intelligence". Faut-il ajouter que Louvaris conçut dès lors pour le géronda une admiration sans bornes. Et par la suite, il ne manqua jamais de la lui témoigner dans les lettres qu'avec ses compagnons de voyage il lui adressait régulièrement...
En 1958, ce fut au tour d'un grand "pédagogue de la nation" de lui rendre visite. Ce Monsieur E. Petrakis, qui était l'éminent directeur du Lycée de Chora en Crète, obtint de lui l'entrevue suivante : "Père Avvakoum, vous avez dit que pour devenir moine, il faut d'abord sentir que Dieu nous appelle et qu'il faut aussi une inclination naturelle pour cette voie. Mais cet appel monastique, quel est-il en substance ?
-Il est l'amour du Christ rendu manifeste par l'humilité et par l'obéissance.
-Mais puisqu'aujourd'hui il ne vient plus assez d'âmes pour se vouer à cet amour du Christ, est-ce qu'il ne faudrait pas adapter les Canons au contexte de notre époque ?
-Si pour attirer des gens qui n'ont pas entendu l'appel de Dieu, nous altérons et modifions les canons, nous agirons comme les Pharisiens qui parcouraient les terres et les mers pour faire un prosélyte et qui, ,quand ils l"avaient trouvé, en faisaient "un fils de la géhenne deux fois pire qu'eux" : c'est dire que nous menons ces hommes à leur ruine. Personne ne devient moine s'il n'en a pas dans l'âme le penchant naturel.
-Et toute la multitude de ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas venir ici, que va-t-elle devenir, comment sera-t-elle sauvée ?
-Si tous ceux-là - et ils sont le plus grand nombre n'ont pas en eux cette vocation innée pour la vie monastique, cela ne signifie pas du tout qu'ils ne goûteront pas la joie du Christ. Chaque homme a reçu de Dieu son talent et il sera jugé selon l'usage qu'il en aura fait. Oui, chacun sera jugé d'après la loi de sa conscience. Et dans cette affaire, le point essentiel, c'est la conscience que chacun aura eue de son propre péché et la pénitence qu'il aura faite pour en demander le pardon.
En 1975, il fit à deux étudiants cet aveu : "Pour moi, j'ai passé ma vie entière avec le Christ ! Le Christ ne veut pas que l'on vienne à lui lorsqu'on n'est plus bon que pour l'asile de vieux". L'entretien roulait sur le monachisme et sur ceux qui s'y consacrent ; noble sujet, dont le géronda traitait pourtant avec toute sa simplicité ordinaire, ce qui donnait ces phrases qui n'auraient pas pu se trouver dans la bouche d'un autre aghiorite ! Mais lui parlait ainsi par souci d'insistance : il fallait que le moine se consacre relativement jeune, parce que celui qui attend d'être vieux pour se faire moine rend les choses plus difficiles et pour lui-même et pour le monastère qui le reçoit - cela dit, le géronda n'excluait pas, bien sûr, les cas d'espèces.
En juin 1952 l'on apprit à la Grande Lavra que les étudiants de dernière année de l'Ecole de Théologie d'Athènes viendraient bientôt visiter le monastère sous le patronage du professeur I.Karmiria. La synaxe des Anciens pria alors le père Avvakoum d'apprêter parfaitement la table pour les recevoir ; en effet, après 1948 ou à peu près, depuis qu'il n'habitait plus continuellement à Vigla, il avait repris son ancienne diaconie.
C'était un mercredi et le géronda travaillait à sa cellule de saint Phanourios où, armé de sa pioche, il enlevait les pierres pour dégager l'argile nécessaire à la construction. Il povait bien être dix heures du matin lorsqu'au beau milieu de son travail, il entendit au-dedans de lui une voix lui dire : "Va au monastère". On n'était encore que mercredi pourtant et, d'après leur programme, les étudiants ne devaient venir que le samedi. Surpris, la géronda restait planté là, hésitant. Mais la voix continuait, impérieuse : "Va au monastère".
"J'obéis aussitôt, dit le père Avvakoum, et je courus à ma cellule pour me préparer. C'est alors que sur le mur, je vois l'icône du Christ toute resplendissante de lumière. "Miracle !" balbutiai-je, "mon Christ, secours-moi !"
C'est peu avant midi qu'il parvint au monastère. Et, tout de suite, il eut la confirmation de l'événement : à la suite d'un changement de programmme, les élèves étaient par extraordinaire arrivés plus tôt que prévu. Mais le géronda n'eut pas même le temps de s'expliquer : déjà un des responsables du monastère venait lui dire d'aller "se faire beau", parce qu'il allait devoir parler au réfectoire devant les étudiants.
C'est ainsi que, peu après, dans le grand réfectoire de la Lavra, Avvakoum commençait sa prédication, qui rempaçait la lecture à haute voix que l'on fait d'habitude pendant le repas. Il ne parla pas moins de deux longues heures ! Son sujet était : la virginité selon l'enseignement des Pères ; il citait à l'appui des passages entiers du Nouveau et de l'Ancien Testament. "Les étudiants s'étaient arrêtés de manger et ils prenaient des notes", dit l'ancien en souriant. "Alors, après le repas, Karmiris dit : "Allez tous faire une métanie au géronda". Et lorsque tous les étudiants, clercs et laïcs, eurent pris congé de lui, Karmiris murmura : "Quelle divine grâce ! Une mémoire aussi prodigieuse que la sienne, je n'en ai jamais vue et je n'en verrai jamais plus !"
Ah ! ces jours bénis où l'Athos ne comptait pas parmi ses moines des intellectuels à diplômes, mais des Avvakoum pleins de charme, forts d'une foi inébranlable et riches des oeuvres de la vertu ! Tandis qu'aujourd'hui, même rassemblés, tous ces beaux parleurs qui sévissent sur l'Athos n'arrivent pas à la cheville d'un seul Avvakoum ! Mais ce qui est encore le plus affligeant, c'est qu'avec nos vrais moines disparaît aussi jusqu'à la simple conscience de notre misère : et lors même que nous imaginons un Athos florissant, il est, à tous égards, déjà entré dans le temps de sa décadence.
IX. LA DORMITION D'UN SAINT.
Dans le beau livre sur le Mont Athos qu'il intitula "Ancrés en Dieu", le célèbre professeur K.Carvanos raconte, entre autres anecdotes, comment il fit la connaissance du grand ascète de Vigla et rapporte à ce propos l'intéressant entretien qu'il eut avec lui : "Le père Avvakoum a mis en Dieu toute sa confiance. Il s'est remis totalement à la divine Providence. "Quoi que tu veuilles entreprendre, m'a-t-il recommandé, implore toujours Dieu et dis : Que cela se fasse, si cela est bon".
-Père Avvakoum, quelle est ta position à l'égard de la philosophie ?
-La vraie philosophie, mon enfant, répondit-il, on la trouve dans les Evangiles, dans les lettres de l'Apôtre Paul et ailleurs dans l'Ecriture, comme aussi dans les oeuvres des Pères et les Vies des Saints. Mais ce qui k'une manière générale est appelé philosophie, en comparaison de ces oeuvres-là dont elle est tout-à-fait indigne, est une bien piètre chose. Ecoute ce que dit Paul dans sa Première Epître à Timothée : "Mon enfant Timothée, garde le dépôt, en évitant les discours vains et profanes, et les disputes de la fausse science dont font profession quelques-uns, qui se sont ainsi détournés de la foi" (6,2O-21).
"Bien qu'illettré, le père Avvakoum possède des Ecritures une surprenante connaissance. Il peut réciter par coeur le Nouveau comme l'Ancien Testament, page par page, aussi vite qu'il veut et sans la moindre faute ; et il peut encore en donner de lumineuses interprétations.
-Comment as-tu acquis cette faculté ? demandai-je au père Avvakoum.
-C'est là, me répondit-il, le fruit d'une étude quotidienne et de la pureté. Mais c'est surtout un don du Saint Esprit.
-Dis-moi, père Avvakoum, est-il possible à quelqu'un qui vit dans le monde d'atteindre à la sainteté ?
C'est très difficile, Saint Jean Chrysostome dit que "ce n'est pas le lieu (topos) mais la manière d'être (tropos) qui fait les saints". C'est pourquoi lui, le saint à la bouche d'or, exhorte ceux qui vivent dans le monde à venir se confesser aux pères qui se sont retirés au désert".
L'image du père Avvakoum, telle qu'il m'a été donné de la contempler ce soir-là, restera toujours vivante dans ma mémoire : celle de l'hésychaste assis par terre, pieds-nus, dans sa petite cour sombre et tranquille, ,vieux moine au lumineux regard plein de bonté, récitant, la lampe à la main, des péricopes de la Sainte Ecriture pour en faire l'exégèse".
Quelques semaines avant qu'il ne s'endorme dans le Seigneur, il arriva encore deux pélerins - des laïcs qu'il aimait beaucoup tous deux, venus pour lui poser des questions. Le géronda les reçut, le sourire aux lèvres, comme toujours.
-Je vous attendais, leur dit-il. Dieu m'a dit : "Demain te viendront des gens ; prépare-toi, père Avvakoum". C'était pour que je n'aille pas parler à l'étourdie, pour que je dise de belles choses, des choses saintes. Et hier soir qussi, avant que revienne le père Isaïe avec des raisins, la voix m'a dit : Il te viendra quelqu'un". Je me réjouis de vous voir. Je me réjouis toujours quand j'attends des hommes de Dieu.
Quand il les eut fait entrer, il écouta leurs questions avec une grande attention :
-Géronda, vous dites qu'il approche, le temps des Turcs.
-Sur ces choses-là, ne te mêle pas d'aller faire le théologien. "Petit à petit, tout arrive". "Mais ce ne sera pas encore la fin", dit l'Ecriture. IL faudra d'abord qu'ils passent par le double du mal qu'ils nous ont fait. Oui, là où est l'orthodoxie, là le diable combat.
L'entretien se poursuivit plus d'une heure encore. De temps à autre seulement, il récitait des versets entiers du Nouveau Testament. Tout y parlait de la grandeur de notre foi. Et il insistait avec une crainte mêlée de componction : "Une foi comme la nôtre, il n'en est pas d'autre".
Un après-midi, comme il était là, au monastère, à prier, dans sa petite cellule, on lui fit dire qu'un évêque du Patriarcat voulait le voir. Lui, s'étant aussitôt préparé courut au synodicon. Avec son enfantine simplicité, il se présenta devant les Pères et leur hôte de marque, disant : "Bénissez, Pères, qui m'a demandé ?" "Moi, père Avvakoum", dit l'évêque. "J'aurais beaucoup voulu que tu m'expliques le sens de cette béatitude : "Bienheureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux.
-Ah, Monseigneur, il y a beaucoup d'explications. Mais pour moi, je m'en tiens désormais à une seule ; c'est celle du grand Basile : tels sont, selon lui, les êtres qui peuvent dire avec l'apôtre Paul : "Nous sommes devenus comme le rebut du monde, nous manquons de tout, même de pain". Parce qu'il s'humilie aussi le pécheur, mais qu'il reste courbé sous le poids du péché.
-Eh bien, s'exclama l'évêque, nous aussi, nous adoptons cette lecture", et il le serra pour l'embrasser.
Un jour qu'il s'entretenait avec deux prêtres dont l'un était père confesseur, le géronda montrait avec insistance combien il était important pour un père confesseur de se montrer aimable avec tous sans être pour autant dénué de discernement.
-Autant que tu le peux, toi qui es père spirituel, disait-il, mène les jeunes âmes avec amour. Quand tu parles aux jeunes gens, dis-leur : "Comment vas-tu ? Et la lutte, comment va-t-elle ? "Lui de la sorte s'en va heureux et surtout, le Christ est glorifié. Ces choses, père, je te les confie, parce qu'on me dit que tu es un homme bon.
-Et nous, géronda, comment aurons-nous l'intelligence des Ecritures ? demanda le diacre.
-Vous pourrez entret dans l'esprit de l'Ecriture quand vous aurez supplié de tout votre coeur le Christ de vous en dévoiler le mystère. Alors l'Esprit Saint vient et descend dans ton coeur, et il t'explique le pourquoi et le comment. Parce que ni les lettres ni l'érudition ne sont la sagesse, mais que, comme le dit la divine Ecriture, "le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur. Et connaître la loi est le fait d'une intelligence saine"... Vous, aimez la vérité ! Toutes les âmes demanderont aux évêques pourquoi ils ne parlent pas des iniquités qu'ils voient - c'est à cause de l'égoïsme, de l'ambition... Veillez à l'humilité. Soyez vigilants aussi avec la chair. Moi, je suie passé par toutes les épreuves de la chair. Il n'y a rien comme la guerre de la chair - une guerre qui finira avec nous. Ah, ce tourment-là... le tourment du martyre...
A partir de l'hiver 1975, l'infatigable Avvakoum, l'Avvakoum de fer et d'acier, sentit s'abattre sur lui une grande pesanteur. Il restait au monastère où il ne déambulait plus qu'entre les murs de sa petite cellule. Il faut dire aussi qu'il y voyait à peine. Cela lui était venu après une marche qu'il avait faite sur la neige, pieds nus comme toujours ; mais cette fois-ci, le nerf optique avait été touché. Maintenant, s'il arrivait que quelqu'un entre pour lui parler, c'était seulement à la voix qu'il le reconnaissait.
Trois années se passèrent de la sorte. Mais il ne cessait pas pour autant, bien sûr, de recevoir les pélerins qui désiraient le voir. Seulement, il ne parlait plus beaucoup à présejnt ; autant qu'il le pouvait, il fuyait les conversations trop nombreuses.
Juin 1978 vint le trouver dans cet état de réclusion. Avec les premières chaleurs, pourtant, il recommença à se sentir de l'entrain et à se mouvoir plus facilement. Le désir le reprenait de revoir au désert sa petite cellule d'hésychaste. En août avait lieu la fête de son saint bien-aimé et, pour l'ascète de Vigla, ce n'était pas là une chose sans importance.
Le souvenir des beaux jours que, dans le plus absolu dénuement, dans l'ascèse la plus rigoureuse, il avait passés là-haut, tout là-haut, parmi son désert de la Sainte Montagne - le même désert où, à force de luttes ascétiques, l'admirable Athanase, le fondateur de la Lavra et le grand Maxime le Kavsokalyviote (brûleur de cabanes) étaient devenus saints - tout cela augmentait encore son désir de revoir sa chère cellule qu'à lui tout seul il avait construite, depuis les fondations, et qui lui avait coûté tant de sueurs et tant de privations. Or le miracle se fit !
Alors que de trois ans il n'avait pas passé la porte du monastère, tout-à-coup, à la fin de juillet, il s'en alla pieds nus, vaquer aux préparatifs de la fête du saint bien-aimé. Pour tous ceux à qui, avant son départ, il vint faire ses adieux, c'était une chose incroyable.
Après une marche de quatre heures, il contemplait une fois encore - et qui devait être la dernière - ces lieux austères et comme baignés de la spiritualité intense dont s'entourait sa cabane d'ascète. Comme il s'y dirigeait, il passa d'abord par la cellule de l'Entrée de la Mère de Dieu au Temple : c'était celle de son cher père Paul, le moine aimé qui, dans son église, l'avait fait grand schème. Il alla le supplier d'avertir les pères zélotes que l'agrypnie se ferait le 26 août. Enfin, il parvint à sa cellule : elle n'était toujours qu'à moitié terminée. Il s'allongea un moment sur le lit tellement dur : c'était pour se remettre un peu de la fatigue du chemin.
Son regard embrassait toute la pièce ; avec un amour, avec une tendresse indicibles ; tout ici lui était tellement familier,tellement cher, depuis le petit banc dans la cour, dont la pierre était toute usée, jusqu'au dernier figuier poussé après tous les autres - il les avait plantés là, tout seul, sur le sol ingrat de Vigla, entre 1935 et 1975.
Les ceps étaient déjà desséchés. Trois ans avaient suffi à les faire dépérir, trois ans sans les arroser, sans les choyer.
Il n'avait qu'un chagrin, un grand chagrin : celui de n'avoir pu finir à temps sa cellule comme il la voulait - et pourtant, c'était déjà là le labeur d'une vie entière. Quelques jours plus tard, à des pélerins qu'il chérissait, il confia cette peine. Mais tout de suite, il ajouta un mot d'esprit : "D'autres viendront qui après moi la prendront : il faut bien leur laisser quelque chose à faire ; pour moi, je leur ai suffisamment préparé la tâche".
Des solitudes les plus reculées de l'Athos, dix huit pères étaient venus pour l'agrypnie. C'était le pappa Chrysostome de Kerasia qui célébrait. Et ce fut sous le beau ciel étoilé de Vigla qu'en l'honneur du saint martyr que Dieu avait nouvellement manifesté, l'on psalmodia presque tout l'office ; et les tous suaves des chants s'harmonisaient aux effluves embaumantes de la Sainte Montagne, qui montaient là, dans l'hésychia parfaite de la nuit athonite. Instants uniques pour qui les a vécus !
Le père Avvakoum, comme à son habitude, n'était jamais en repos. Tous ses soins allaient aux pélerins ; son souci était d'être le plus prévenant possible ; il y avait l'eau à charrier pour les boissons et les cafés, la table à apprêter pour le petit déjeuner ; et puis cette crainte continuelle qu'à l'église on ne vînt à manquer de quelque chose... Grâces te soient rendues, mon Dieu, de ce que tu as orné le très saint jardin de ta Mère avec le père Avvakoum, cette fleur sauvage et parfumée de Vigla, qui nous a tant appris, à nous novices par son silence comme par ses paroles et plus encore par toute sa conduite.
Ce fut là sa dernière agrypnie ; le dernier hommage publiquement rendu à Dieu et à son saint. La fête était à peine passée, que déjà il refusait de se nourrir. Il ne mangeait presque rien, et sans appétit. A la fin du mois de septembre, il cessa complétement de manger, si ce n'est des prosphores (pains bénits) qu'il prenait avec de l'eau bénite. Jour et nuit, le père Paul, qui était venu de l'Entrée au Temple de la Mère de Dieu, demeurait auprès de lui pour le servir.
Trois semaines entières, il se contenta de la prosphore, de l'eau bénite et de la divine communion. Et la prière, incessante, était sur ses lèvres. Bientôt, il demanda aux pères de creuser sa tombe ; car il voyait que maintenant, il s'en allait... Les moines, ses voisins, essayèrent de lui ouvrir une tombe, mais ce fut peine perdue : parce qu'à chaque fois ils rencontrèrent le rocher. Alors il leur désigna l'endroit où ils devaient creuser pour trouver de la terre : auprès d'un figuier, au sud-est, quelques mètres devant la porte de sa cellule. Ce fut là, entre les figuiers et les cèdres qu'ils ouvrirent la terre pour recevoir son corps fatigué ; là que se reposerait enfin des labeurs de l'ascèse l'enfant de Symi.
Deux jours plus tôt étaient aussi venus des pères de la Grande Lavra : c'était pour l'emmener au monastère et l'enterrer auprès d'eux, comme un bien très précieux, un objet de sainteté et de vénération pour tous les frères de saint Athanase. Lui, gentiment, le leur refusa. Ici, il y avait tout. Pourquoi aller le déplacer sur une civière, quand peut-être il n'arriverait pas vivant au monastère ? Alors, devant eux, il avait fait son testament ; à voix haute, avec sa simplicité et sa grâce naturelles ; il n'avait à leur laisser, disait-il, que des objets sans valeur : les objets de pauvre que contenaient sa cellule ; il léguait ses livres à la bibliothèque du monastère ; sa croic à un moine qui avait pris soin de lui - il voulait parler du père Paul ; le café, le halva, le sucre et les haricots à un autre encore... Et quand ce fut fini : "Je suis en paix, dit-il ; je n'ai rien, contre personne. Maintenant je pars en paix. Des métanies et des chapelets de mon canon, je n'ai jamais rien laissé, ne soyez pas négligents ; moi je n'ai pas été négligent ; et maintenant, j'ai la joie, la paix..."
Il avait beau être à toute fin, sa merveilleuse mémoire n'en continuait pas moins de le servir parfaitement. Le moine qui jusqu'à son dernier souffle l'assista fidèlement, le père Paul, rapporte les traits admirables de cette fin bienheureuse dont il fut le témoin : "Il n'avait nullement perdu le sens, dit-il. Distinctement, sans un râle, il disait la prière : "Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi". Ses derniers mots furent encore pour le Seigneur : "Mon Christ, ô ta grande miséricorde..."et paisiblement il s'endormit".
On était alors le 19 octobre 1978 de l'ancien calendrier. C'était midi.
Le lendemain, on lui lut l'office aux défunts. Puis on l'enterra simplement ; sans aucun superflu ; entre ses arbres bien-aimés, ses arbres qu'il avait arrosés et soignés autrefois, leur parlant comme à des vivants.
Ce départ appauvrissait la Sainte Montagne ; mais elle recueillait néanmoins, et le monde entier avec elle , le patrimoine le plus inestimable : cette joie que laissant le géronda Avvakoum, cette joie qu'il avait en s'en allant...
X. EPILOGUE
Il nous a paru opportun, en guise d'épilogue, de publier dans son entier la présente collaboration du juge dont nous avons déjà mentionné le nom, Maître A.S qui sur notre demande a bien voulu nous adresser ces lignes. Nous regardons comme une description très fidèle du géronda d'éternelle mémoire ce travail de quinze années d'un pélerin du père Avvakoum. Destiné à la publication en hommage à sa mémoire, il voit enfin le jour dans notre modeste ouvrage, ce dont, avec nos lecteurs, nous tenons une fois encore à le remercier.
Père et frère bien-aimé,
C'est avec grand plaisir que je reçois la lettre dont tu viens de m'honorer et qui, si brève soit-elle, exhale néanmoins le souffle saint du désert aghiorite.
Peut-être suis-je au fond le dernier à venir parler de ce prodige étrange que fut le père Avvakoum, cet être dont la simplicité était devenue sublime à l'école du savoir et du saint Nom, de la sagesse et de la vertu. En vérité, de lui j'admire tout ; intelligence pure, cette âme enfantine, ce rire de charme - ici je pense surtout au rire de sa jeunesse, à celui que j'ai connu en 1933 ; j'admire encore cette double maîtrise de la Sainte Ecriture et des Pères, et ces luttes de tant d'années, si laborieuses, là-haut à Saint Phanourios, dans les profondeurs du désert, contre l'abyssal dragon qui ne le laissait pas - ah, celui-là, l'autre, que de fois, remontant à la verte oasis du géronda, il était venu, la nuit surtout, pour le frapper, le lapider même plus souvent ; et il le tenait en haleine à cause de ces bruits effrayants, de ce tintamarre horrible des mille objets qu'il lançait à sa porte - sa porte de planches pourries - et contre son toit - le pauvre petit toit de sa cellule en ruines. Luui venait se confier à moi, avec naturel, sans nulle affectation - quelle bonne grâce il y mettait, et quelle simplicité il avait, quelle profonde humilité aussi ! Et chaque fois il était le même, avec ses doux yeux lumineux, creusés par le jeûne, la veille, la prière incessante - le tout bien fait pour m'affermir, moi aussi, petit poussin de vingt ans à l'époque ; toujours il me faisait sa métanie puis, avec une familiarité irréprochable, il me serrait pour m'embrasser en m'appelant son père - et j'en restais cloué de stupeur !
Il l'a laissée maintenant sa merveilleuse science ! Que ne savait-il par coeur ! Les catavassias et les canons de toutes les fêtes et tant de prophéties, tant de discours, tant d'autres choses encore - combien il y en avait dans ce savoir étonnant, le plus admirable qu'on ait jamais vu !
C''est pourquoi aussi, ils s'asseyaient à ses pieds, les Louvaris et les autres et, dans un silence absolu, prêtaient l'oreille à ses paroles divines et suaves comme celles d'un Gamaliel. Ah ! Mon père ! C'est votre saint lieu que son départ a appauvri ! Miracle de l'au-delà su monde, cet être qui, tant d'années durant, sut charmer les foules à la splendeur sans crépuscule des divins commandements.
Et nous, stupéfaits, éblouis, nous le regardions paître nos âmes : nous regardions sa simplicité sans fard, sa sainteté, son héroïque abnégation, sa pauvreté, sa détermination à se mener la vie dure, et en même temps, sa joie irrésistible, débordante. En vérité, il était le guide incomparable des êtres, la mesure absolue des choses : son enseignement cristallin, son dépouillement sans limites suffisaient à nous hisser sur les hauteurs jusqu'aux trophées de la victoire, à nous pousser vers les hauts-faits et, par eux, à la délivrance de la contemplation, dans la ténèbre lumineuse, auprès des cours d'eau vivifiants nés à la source unique de tous les biens.
Il était, lui, étranger à toute fausseté comme à toute mollesse, à tout accommodement comme à toute inconvevance - lui, le plus sobre et qui possédait toute chose ; lui, libre ; lui, toujours austère, mais d'une austérité charmante ; lui, l'ami de la mesure et l'ami de ses frères ; lui, harpe de la sensibilité jouant, toujours et partout, cette seule mélodie : la prière.
Nous faisions un jour le chemin qui de laLavra mène à saint Phanourios, moi juché sur un âne, lui marchant à pied, sans souliers comme toujours. C'était en septembre, ou peut-être en octobre ; de temps à autre seulement, je le voyais s'abîmer dans un silence qui pouvait durer dix minutes - occupé seulement de la prière ou des salutations à la Mère de Dieu ; puis il reprenait la conversation que son accent des îles faisait paraître plus mélodieuse. Nous arrivions et pour moi il était aux petits soins, courant partout, mettant à cuire un peu de riz, de tomates et d'huile, trouvant même encore moyen d'encenser à chaque instant la vigne alentour et ses chers arbres auxquels il n'oubliait pas de dire aussi leur petit mot. Repas comme je n'en ai jamais mangé de plus doux ni de plus délicieux !
Il y eut aussi une autre fois où il me fit grande impression ; je partais pour Daphni et lui me pressait de prendre, avant de m'embarquer, une de ces belles miches de la Lavra, dont il me coupait lui-même des tranches ; je n'en voulais pas ; "j'en ais pris", lui disais-je. Il insistait : "Prends encore cela ; tu en auras besoin..." Et tandis que le cyclomoteur me déposait à l'arsenal en bas des Cabanes Brûlées, que vis-je descendre du haut de la montagne ? Un ascète décharné - grand vieillard déjà, blanchi et courbé par l'âge - qui faisait de grands gestes de la main pour nous dissuader de lever l'ancre aussitôt. Alors, s'approchant plus près de nous, il se laissa tomber par terre à genoux pour nous prier, nous supplier de prendre le pain que nous avions refusé - lui, l'ascète si maigre dont on voyait les os, faisait tout cela pour un peu de pain qu'il voulait nous donner ! Et quand je l'eus pris des mains du père Avvakoum, je le vis, cet être toujours lumineux, qui élevait bien haut des regards mouillés de larmes reconnaissantes. J'en garde dans ma mémoire, gravé pour jamais, l'inoubliable souvenir. Je compris soudain là qu'il n'y avait que la purification de l'âme pour ouvrir ainsi les yeux, les oreilles de l'âme, pour attirer à elle les lumineux rayons de l'Esprit, qui ne s'acquièrent que par une vie menée dans le deuil, les lamentations et les afflictions, une vie durement, âprement passée à se faire violence, une vie où la délivrance des menées visibles et invisibles des démons a pour prix le sang versé ; mais où s'offre pourtant la consolation du mystère inaccessible de la beauté, celui qu'épanchait à flots le géronda d'éternelle mémoire en agréable odeur à Dieu, l'oiseau de haut vol. C'est lui encore que l'année suivante nous devions rencontrer à la Lavra. Et par un fait étrange, la première question qu'il nous posa alors fut : "Qu'est-il devenu, le pain qu'on n'a pas voulu prendre ?"
Sa candeur, sa pureté enfantine et le sentiment aigu de sa mort prochaine lui avait fait renier entièrement un monde dont il n'avait emporté avec lui aucun bien, se contentant d'un régime habituel de pois trempés et de miel sauvage. Et il avait beau n'avoir qu'un tabouret bas avec un misérable petit banc pour lire et écrire, il attirait néanmoins comme l'aimant les foules venues faire cercle autour de son froid galetas d'indigent fait de vulgaires planches de bois ; c'est qu'il était sage, sachant bien dans quel gouffre, dans quelle fosse profonde s'engloutit l'âme désireuse des choses terrestres et matérielles, par trop périssables. Mais lui regardait ce peu qu'il avait comme un idéal resplendissant, une jouissance paradisiaque ; là étaient ses délices, sa béatitude.
Et j'ose encore le dire : comme j'aime cet homme, comme il m'émeut, cet être inspiré par Dieu, mû par Dieu, lui, l'humble, le loqueteux qui nous galvanisait, qui, pour la foi, la vertu, la pureté trempait d'acier nos volontés vacillantes, à nous pauvres raïas, quand nous tenaient la faim et la honte, quand nous n'étions pas encore délivrés des faux-attraits du monde et qu'il nous fermait la bouche à tous par la splendeur magnifique de son âme.
Pour moi, mon père, et pour tant d'autres, petits et grands, il était phare et flambeau, il était celui qui lutte, sans trêve ni merci, contre ce soi-même qui n'aime que lui et que sa vie à lui ; aussi, à longueur d'heures, de mois, d'années mortifiait-il sa chair pour Celui-là seul qui est Lui ; et il avait laissé loin en arrière les faux éclats et le tapage de ce monde, clinquants bûchers d'Hercule comme seule notre époque malade pouvait en produire... Et il est vrai que souvent, aujourd'hui encore, nous nous penchons, comme pour écouter ne serait-ce que la voix du guide salutaire, cette voix qui semble encore parler comme par mille bouches, là-bas où il repose -désert béni que sanctifient, par leurs suaves effluves, les reliques sans nombre des saints qui ont lutté, cachés au creux de ses rochers, perdus au fond de ses cabanes, oubliés au sommet de ses arbres, "eux dont le monde n'était pas dignes".
Instrument de salut que sa lutte inimitable, sublime, éprouvée comme le diamant, par-delà la nudité, par-delà les tsarouks en peau de cochon, par-delà les guenilles et les chaleurs torrides et la maigre nourriture et la lutte à mort contre les "puissances de l'air". Par-delà tout cela il s'est élancé sur le Sinaï et sur le Thabor ! Et à tout venant, il enseignait la doctrine du salut. Il avait tant de ressources ! Cela lui faisait comme autant d'aimants posés sur l'âme et sur le corps : il avait un regard paisible dont le charme à proprement parler vous ravissait et, dans ses yeux toujours jeunes, brillait l'éclat de la foi tandis que sa voix disait la modestie ; on lui connaissait aussi une grande persévérance. Mais dans cette soif qu'on lui voyait de converser avec les âmes de bonne volonté, il n'y avait chez lui ni suffisance ni besoin de se mettre en avant ; simplement le désir de les éclairer -celles des jeunes gens surtout- lorsqu'elles s'étaient laissé prendre aux faux-attraits pourtant si falots de promesses lointaines et viles. Et tout cela, j'ose le dire, sachant combien cette foi, cet amour et ce coeur qui s'épanchait pouvaient changer jusqu'à les recréer tous ceux qui l'entendaient.
Je le vois encore avec son chapelet dont sans relâche il égrenait les trois cents noeuds, brûlant l'adversaire.
Je vois aussi ces larmes qui lui venaient toutes seules à tout moment ; elles étaient plus éloquentes que tous les discours, mais il y ajoutait encore ces paroles de feu qui nous charmaient et ces enseignements qui nous brisaient l'âme, nous donnant l'appui ferme et inébranlable d'un bâton pour nous soutenir dans les moments difficiles de la vie comme dans les moments heureux, -ceux dont nous lui faisions confidence ou dont il était par hasard le témoin, ou, plus souvent encore, ceux qu'il paraissait deviner par un miracle étrange que nous ne nous expliquions pas.
Je me souviens aussi du grand étonnement qui fut le nôtre le jour où un pélerin -qui était tout-à-fait inconnu, à lui comme à nous qui étions là à ses côtés- demanda à le voir et s'entendit aussitôt après accueillir par cette exclamation : "Ah mon général, bienvenue !" Et, chose inouïe, il s'agissait bien en vérité d'un ancien général.
Et ces larmes encore, les larmes qui brouillaient ces beaux yeux noyés de douceur et dont le regard paisible mettait à nu les coeurs, balayant chez ceux qui lui parlaient ou qui se confessaient à lui toute trace de dureté ou les obligeant à sortir de leur réserve pour être complètement eux-mêmes... Il en était venu un dans ce genre, une année -ce devait être en 1973- accompagné d'un garçon pour le moins exubérant. "Non, lui dit le géronda après sa confession. Il y a encore une autre chose que tu ne dis pas. Pourquoi la cacher ? "Le garçon eut la bouche fermée ; et nous, qui pouvions bien être cinq ou six à écouter, nous n'étions pas beaucoup moins penauds. Nous nous sommes mis à l'écart, à un ou deux mètres de là, tandis que le gaillard finissait par lui parler à l'oreille. Allez donc expliquer pareille chose !
A propos des larmes et de leur pouvoir divin, il évoquait Augustin le bienheureux, de qui il aimait à redire : "On arrêterait plus aisément les courants d'un fleuve que les larmes d'Augustin". Et il nous exhortait vivement à la componction : "Mon Dieu, donne-moi des larmes", insistait-il. Le Seigneur n'avait-il pas lui aussi adressé ses suppliques au Père "avec des larmes et des cris puissants" ? Et il me semble bien auss, si je ne me trompe pas, que la même chose arriva à saint Grégoire Palamas qui demeurait là-haut, tout là-haut sur sa montagne, au-dessus de Lavra, seul et tranquille à pleurer étrangement jusqu'à des flots de larmes où, pour ainsi dire, il se lavait sur-naturellement, au point de paraître extraordinaire et de se montrer à qui voulait le voir avec un visage brillant et lumineux.
De la prière aussi, il nous répétait laquelle pouvait tourner à notre avantage : c'était celle qui se faisait par-delà la chair, loin des bruits, du monde et du prince de ce monde, quand l'intellect s'unit à la Monade Trinité, là où les trois puissances de l'âme épousant chaque parcelle de l'Unité Une et Indivisible. Et souvent, pour notre émulation, il nous citait le grand Basile : "L'esprit qui, loin de s'éparpiller au-dehors, se rassemble...a tôt fait d'oublier cette nature vile qui est la nôtre".
Quelle foi inébranlable il montrait ! Rien que de très naturel en même temps : le guide indispensable et absolument sûr de nos âmes.
Il y avait encore la Toute Puissante et Vénérable Croix : pour lui, comme pour nous tous, elle était, disait-il : "force et protection, défense contre l'invisible, défaite de l'ennemi". Aussi le voyait-on faire à tout instant le signe de la croix, sur les personnes et sur les choses, sur la nourriture et partout ailleurs, avec netteté et insistance.
Il dit un jour à K.Lazare, mon compagnon d'une année -c'était un pieux géronda de l'Hellespont, connu sur la Sainte Montagne- : "Tiens, Lazare ; prends donc le moulin et fais-nous un peu de café fraîchement moulu". Et, après que Lazare se fut exécuté : "Mets-le à torréfier sur les brindilles", lui dit-il, "et souffle". "Pardon, géronda, risqua Lazare, mais cela soulève les cendres". "Tout est béni" fut la réponse. "Est-ce que sur les cendres aussi nous n'avons pas fait le signe de la Croix ? Allons, ne t'inquiète donc pas". Et tout ce qu'il cuisinait, pour simple et frugal que cela fût, tout était d'une saveur délicieuse.
Quant à cette bête sauvage de notre chair, il était sans pitié envers elle et plein de dérision, ne songeant qu'à se la soumettre et à la réprimer par l'ascèse et la contrainte. Et il nous proposait en exemple l'apôtre Paul, le Grand Paul qui "domptait" la sienne dans les souffrances et les tribulations : "Je soumets mon corps", disait-il. "Sans quoi, nous expliquait Avvakoum, la chair ne s'apprivoise pas, elle n'obéit pas et les mauvaises pensées ne cessent pas. Mais vous, disait-il, affranchissez-vous plutôt de cette nonchalance, des soucis du monde, élevez-vous et peut-être un jour, quand sans obtenir de réponse vous vous serez fatigués à dire avec feu la prière : "Eclaire nos ténèbres, Seigneur, et délivre-nous de nos fautes cachées", peut-être un jour alors percevrez-vous confusément ce qu'est la "lumière incréée".
Et véritablement, le père Avvakoum, lui, sur tout ce qui était sien, régnait en souverain.
Que d'encouragements ne prodiguait-il pas à notre faiblesse ! ... "Ne tombe pas, disait-il, ne désespère pas ; tes mauvaises herbes, arrache-les. Ne plie pas". Il s'y reprenait à plusieurs foid ; souvent ; encore et toujours il nous encourageait : "Ta nature mauvaise, sape-la ; et rebâtis ; c'est sur la pierre angulaire qu'il vous faut fonder et étayer. Et chaque fois, recommence au commencement : parce que chaque transgression a fait se détourner de toi la face du Seigneur, parce que ton âme s'est couverte de honte, qu'elle a fait partir loin d'elle le Seigneur et que tu ne vas pas tarder à mourir de faim. Trois choses te rendront la vie : le repentir, les larmes, la confession. Elevez-vous, imaginez "l'inimaginable beauté" et prenez conscience que ce n'est pas l'esprit souillé par ses passions qui, avec le flux de ses pensées impures, saura s'unir à Dieu ! Fuyez bien plutôt toute imagination charnelle -pour moi, je les enchaîne comme je peux- et partez en quête du plaisir spirituel : alors vous connaîtrez la liberté et vous saurez la fadeur des jouissances corporelles et matérielles. Mais d'abord, combattez durement et revêtez des protections "chrysostomiennes". Ressuscite, renais, et jusqu'à ce que tu puisses respirer, renouvelle-toi". Avvakoum n'avait pas d'autre refrain.
"Et puisque nous ne pouvons pas anéantir une bonne fois le mal, toi du moins, combats-le sans relâche pour en être vainqueur. Le mal, c'est la jalousie du diable qui l'a fait entrer dans l'économie de Dieu. Mais toi, ne te laisse mas intimider. Riposte contre le furieux, oppose la Croix à l'Esprit Malin !" Semblables devises, pareils refrains,aussi prompts à réjouir le coeur, le bienheureux géronda en composait pour tous ceux qui venaient à lui. Que ne les ai-je tous retenus !
Il était là avec son petit visage osseux, son visage si doux qui, tout marqué des rides de l'ascèse, gardait encore empreinte la grâce de ses jeunes années. Maintenant pourtant, avec la prière incessante, un coeur toujours brisé l'avait délivré des passions ; maintenant il se tenait, souvent, sur les cimes de la vertu, de la sainteté même, tout en étant resté tellement simple, tellement accueillant, ne laissant rien soupçonner d'une grande élévation ! Ah, cet héroïque cheminement sur la terre, qu'il inspirait de crainte et de vénération !
Du martyre -car il est des martyres non sanglants de sa petite âme amie de Dieu -cette petite âme que j'ai tant aimée ! -ses rochers, sa grotte et, d'entre les choses pures qui conviennent aux purs, son désert demeurent les témoins muets.
Autre chose encore chez lui faisait l'impression : le caractère modeste de son allure, l'avenance de ses gestes et la conscience muette qu'on avait de voir venir à soi un porteur de force et d'espérance. Et vraiment il était à lui-même son propre souverain, cet autodidacte pourtant dépourvu de la plus légère suffisance. Il avait été très mince autrefois, dans les temps de sa jeunesse ascétique, toute de vigueur retenue, puis, toujours robuste, basané, buriné, peut-être par la vie au grand air, son corps s'était appesanti avec les années. Et il n'y avait plus eu alors que sa petite voix -cette voix où chantait l'accent bien typique de son île natale- pour garder cette légèreté que le corps avait perdue. Elle était frêle cette voix, et si plaisante : pour qui l'entendait, c'était un bonheur, une fête, la fête de la bonne nouvelle qu'elle épanchait autour d'elle avec une ingénuité enfantine ; et Avvakoum, cet être si bien accordé avec lui-même, était le premier à en vivre l'harmonie. Et cette petite voix de ce corps fluet et cuit de soleil, rendu tout souffreteux par l'ascèse et le renoncement à toute chose, ce petit corps compatissant dont émanaient les effluves de la myrrhe odorante et suave, oui, à bien l'entendre, la voix de ce corps compagnon des esprits immatériels, elle vous inondait, par la palette et la teneur subtile de ses accents, d'une toute autre odeur, d'un parfum plus étrange, venu de cet ailleurs qu'on ne connaissait pas. Et dans ces moments-là, vous auriez voulu vous coller à lui, tant il paraissait mettre de subtilité à vous intriguer avec ses manières pleines d'aérienne profondeur, à une époque pourtant et dans un lieu où un formalisme insurmontable et étouffant éclatait partout, dans les paroles, les façons et jusque dans les offices de ceux qui faisaient les grands seigneurs même à la liturgie...
C'était là une grâce spéciale, celle d'un artiste passé maître dans l'exposé de secrets infiniment désirables. Et il avait beau être mis en zélote, vivre en zélote, jamais il n'était provoquant, jamais fanatique ; mais toujours il se montrait sage et avisé, toujours il se faisait respectueux des avis de chacun ; et il supportait les coeurs glacés de ceux qui ne voient pas le soleil de l'esprit et qui crient en secret, implorant un peu de chaleur ; il les supportait, sachant bien que s'il les aidait, lui d'abord, avec son respect, à s'ouvrir un peu, ils se hâteraient ensuite de lui tendre la main pour se lier à lui d'un lien indissoluble.
Il est parti maintemant se fondre au beau, à l'harmonieux, au lumineusement connu, là-bas, dans la ville de perles et d'or, là où il n'y a ni sanglot, ni peine, ni manque, ni tourment...
N'allons pas désormais troubler la paix du juste, la sérénité du saint qui s'est endormi bienheureux, n'allons pas interrompre ses agapes avec le Christ !
Pour consolation, demeurons avec le souvenir d'une vie menée dans la lutte, à cause d'un désir immense de toujours tenir debout, de luire comme l'étoile du matin à la face des vivants et comme l'étoile du soir à la face des morts.
Tout est maintenant orné de l'éclat doré de ses rayons resplendissants, les mêmes qu'ici bas il cachait avec tant de soin, à cause de sa respectueuse civilité, de sa simplicité indicible, de sa cristalline pureté ! Il est allé là-bas se joindre aux phalanges des ermites qui tous -philosophes, hésychastes, kollyvades- pour avoir tant d'années fermement renoncé aux choses de la terre, sont "partis dans les montagnes" mourir à toute chose et crucifier leur chair, petits oiseaux errant parmi les grottes et les antres de la terre ; brasiers avivés par le souffle saint du buisson ardent inconsumable , regards à jamais rivés sur l'invisibles, vous êtes ce qu'il y a de plus suave, vous qui avez épuisé jusqu'à vos os qui, maintenant, ambaumant, vous qui n'avez possédé la paix, vous les théophores !
Et nous aussi, puissions-nous ici venir prendre un peu à ces êtres qu'ont blessés les amours divines ; -par tes prières, mon père.
Gloire à toi, notre Dieu, gloire à toi !
A.S 28/9/83.

LEXIQUE
ACATHISTE Office d'Action de Grâce en l'honneur de la Mère de Dieu, que l'on chante debout, le Samedi de la 5e Semaine du Grand Carême.
AGARENIENS Descendants d'Agar. Ici, il s'agit des Turcs.
AGRYPNIE Office qui dure toute la nuit.
APATHEIA Absence de passions. Etat d'impassibilité où les passions négatives n'agissent plus.
APOSTASIE Abandon de la vraie foi. Les derniers temps sont, selon l'apôtre Paul, ceux de la Grande Apostasie où le Christ ne sera pas confessé comme l'Unique Rédempteur.
ARCHIMANDRITE Titre honorifique. Autrefois Abbé d'un grand monastère.
ARCHISTRATEGE Chef des armées. Attribut des Archanges Michel et Gabriel.
ATHONITE ou HAGIORITE Moine habitant la Sainte Montagne de l'Athos et qui a reçu la tonsure traditionnelle d'un autre hagiorite. Les Néo-Hagiorites ne peuvent pas, selon la charte de la Sainte Montagne porter le nom d'hagiorite, parce qu'ils ont été tonsurés hors de la Sainte Montagne.
CANON Règle, norme ; analogue au canon ou règlette d'or que l'Ange donne à l'apôtre Jean pour mesurer la Nouvelle Jérusalem. Décisions disciplinaires des Conciles et des Pères. On appelle aussi canon, la composition poétique de neuf odes, que l'on chante, en particulier, aux Matines.
CATAVASSIA Moment où les choeurs descendent de leurs stalles, s'unissent pour chanter ou reprendre, ensemble, l'hirmos de chaque ode du canon.
CATHOLICON Eglise principale d'un monastère.
DIACONIE Service dont un moine est chargé dans un monastère.
DOXASTICON Tropaire en l'honneur de la Sainte Trinité introduit par la formule : Gloire au Père, au Fils et au Saint Esprit.
GERONDA Ancien, Père spirituel, Guide. Les Russes traduisent ce terme par staretz. Un des recueils des Sentences des Pères du Désert se nomme Gérontikon.
HAGIOGRAPHE Celui qui peint des icônes. Une icône s'écrit autant qu'elle se peint.
HESYCHASTE Tranquillité. Repos. Silence de pensées.
HESYCHIA L'Hésychaste est le moine qui s'adonne à la prière du coeur.
HESYCHASTERION Hésychastérion, lieu où habite le moine, ermitage.
HIEROMOINE Moine qui a été ordonné prêtre.
IDIOMELE Tropaire ayant sa propre structure mélodie.
KARYES Capitale de l'Athos.
KELLI Petite cellule ou groupe de cellules isolées dépendant, généralement, d'un monastère important.
KOLLYVADES Moines athonites qui, au XVIII s. condamnaient la célébration des offices pour les défunts, le jour de Dimanche, alors que le Samedi leur était consacré. L'office des défunts est, généralement, célébré avec un gâteau de blé appelé kollyva, d'où le nom de Kollyvades, ou affaire des Kollyvades et ses remous.
LAURE ou LAVRA Grand monastère.
METANIE Pénitence, repentir, conversion, retour à Dieu. Petite nétanie, inclination du buste. Grande métanie, prosternation jusqu'à terre. L'une et l'autre de ces métanies est suivie d'un signe de Croix.
METZITIA Division monétaire ; elle vaut un quart de la livre turque.
PAPAS Terme grec signifiant prêtre.
PANAGHIA Toute-Sainte. Nom donné à la Mère de Dieu et aux icônes, églises et monastère qui lui sont dédiés. Médaillon que porte l'évêque.
PEDAGOGUE de la NATION On appelle ainsi en Grèce ceux qui par leur savoir, leurs mérites et leur culture orthodoxe, apparaissent comme les guides du peuple fidèle.
PERICOPE Passage de l'Ecriture. Découpage des Evangiles pour la lecture ecclésiale.
PHILOSOPHES Nom qui désigne les adeptes de la vraie philosophie : le christianisme.
PROSKYNITERE Meuble où l'on place les icônes pour les vénérer. En Grèce, petite niche bâtie où se trouve une ou plusieurs icones, que l'on rencontre sur les routes devant lesquelles on s'arrête pour prier.
PROSPHORE Pain liturgique dans lequel on découpe l'Agneau qui deviendra Corps du Christ. Le reste de ce pain est distribué aux fidèles sous le nom d'antidore.
PROTOSYNCELLE Celui qui partage la cellule d'un Ancien ou d'un Evêque, celui qui l'assiste. Aujourd'hui on dirait secrétaire.
RAIA Dans l'empire ottoman, terme de mépris dont se servaient les Turcs pour désigner les sujets non musulmans.
SCHEME Habits que portent les moines.
SYNODICON Lieu où se réunissent les moines avec leur higoumène ou supérieur.
SYNAXAIRE Livre contenant la vie des saints classés selon les jours de l'année. Il est utilisé durant les offices ou au réfectoire pendant le repas.
THEODIDACTE Il est trois façons de recevoir la connaissance. L'hétérodidacte est enseigné par autrui. L'autodidacte est enseigné par soi-même. Le théodidacte est enseigné par Dieu.
THEOPHORE Porteur de Dieu.
ZELOTE Du mot grec signifiant ferveur, bouillonnement. Les zélotes sont, aujourd'hui, les moines qui, marchant sur les traces des Pères saints, ont rompu toute communion de prière avec le Patriarcat de Constantinople à cause des innovations récentes. Les zélotes forment une grande partie des skites de la Sainte Montagne et ils sont en conflit avec les riches et grands monastères tenus par les "zoïstes", c'est-à-dire les membres des fraternités protestantisantes étrangères à l'Orthodoxie traditionnelle des anciens athonites. Récemment, pour aider les Pères Zélotes, le Métropolite Vitaly a ordonné prêtre le moine Théodoret, auteur de cette vie du Père Avvakoum.



Tous droits de traduction, d’adaptation, et de reproduction, par tous procédés, réservés pour tous pays. Toute reproduction, ou représentation, intégrale, ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées sur Internet du présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’auteur, ou, le cas échéant, du traducteur, est illicite, et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste, et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’oeuvre dans laquelle elles sont incorporées ( art. L. 122-4, L. 122-5, et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle).



11496

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire