lundi 13 septembre 2010

VIE DE SAINTE MARIE L'EGYPTIENNE.

VIE ET PENITENCE

DE

NOTRE MERE ENTRE LES SAINTES

EGALE AUX APÔTRES

SAINTE MARIE D'EGYPTE.

VIème siècle,

527 - 565.


traduite et adaptée du Grand Synaxaire Grec

de la Sainte Eglise Orthodoxe

par Presbytéra Anna.



Editée aux Editions de l'Age d'Homme ( 1992) ,

en supplément à la Vie de

SAINTE PHOTINIE L'ERMITE,

traduite et adaptée de l'ouvrage grec

du Moine Archimandrite Joachim Spetsiéris

par le Père Archimandrite Ambroise Fontrier

de Bienheureuse et Sainte Mémoire.



Nouvelle édition revue et corrigée

pour les Editions Phos,

publiées sur l'Internet.




“Tenir sous le boisseau les oeuvres éclatantes de Dieu est grand dommage pour l'âme.

“ C'est pour ce motif qu'à mon tour ”, spécifie Saint Sophrone, qui fut Patriarche de Jérusalem au VIIème siècle, de l'an 634 à l'an 638, (Saint inscrit au Calendrier de l'Eglise, selon qu'en addendum le précisent et l'ajoutent ses scoliastes), “ je redoute de laisser au Silence enfouie la Sainte Oeuvre Divine.

“ Car je garde en ma mémoire ce parabolique désastre du serviteur fainéant qui, après avoir du Seigneur reçu un talent à cette fin de le faire valoir, loin d'en retirer le moindre parti, tout à rebours, au plus profonds de la terre le cacha. Je ne tairai donc point ce récit, qui providentiellement parvint jusqu'à moi. Fasse le Ciel que nul à l'ouïr seulement ne se montre incrédule, et que nul n'allât non plus s'imaginer que j'eusse pu oser écrire des faussetés. N'est-il pas écrit : “ Ne profère point de mensonges devant Ma Face en matière de Choses Saintes!” Si donc il s'en trouvait quelques-uns, auxquels étant en mains échu cet écrit, qui, tout ébaubis devant une si insigne cause, trouvassent bon de se montrer incrédules, puisse le Seigneur leur être Miséricordieux, pour ce que ces gens, prenant en considération l'infirmité de la créature, supputent à l'estime et à l'aveugle que les faits miraculeux se révèlent inopportunément, s'agissant de l'humaine nature.

“ Sous le règne de l'Empereur Justinien, au Vième siècle après notre Seigneur Jésus Christ, dans l'un de nos Monastères de Palestine”, poursuit donc, près d'un siècle plus tard, en son récit écrit de seconde main, le Saint Patriarche de Jérusalem, “ vivait un Ancien, dénommé Zosime. Il était orné de toutes oeuvres bonnes. Et sa vie droite réalisait dans l'efficience de la Pratique son Intelligence des Saintes Ecritures. Dès ses plus jeunes années, il s'était efforcé d'acquérir la maîtrise de tous ces moyens d'exercitation aux bonnes oeuvres que comporte l'ascèse, lesquels se pratiquent à l'école du monachisme. Il avait essayé tous les exploits ascétiques qui se peuvent concevoir, et, de surcroît, scrupuleusement gardé l'entièreté des observances, telles qu'il avait pu s'en instruire auprès des moines les plus expérimentés d'entre ses Anciens. Cette plénitude spirituelle ne l'avait cependant point pour autant entraîné sur la pente du mépris ou de la négligence de l'étude de la Parole de Dieu. Mais, aussi bien debout qu'étendu sur sa couche, tenant entre ses doigts le travail manuel requis par sa diaconie, comme dans le temps aussi de recevoir sa pitance, si l'on peut dénommer ainsi ce que se servaient les moines en portion si congrue, il n'avait dans le coeur qu'une seule et continuelle affaire, laquelle était la louange de Dieu, comme de s'instruire de Sa Parole par la lecture des Lettres Sacrées.

“ Encore enfant, Zosime avait été, pour faire don de son entière personne à Dieu, présenté comme oblat dans un Monastère. Il s'était là efforcé, jusqu'à l'âge de cinquante-trois ans, aux différents labeurs ascétiques de toutes les formes possibles d'abstinence.

“ C'est alors qu'il fut tourmenté par des pensées, d'orgueil sans doute, lesquelles lui suggéraient de se mesurer à la stature spirituelle d'autres ascètes - Combat des pensées qui l'incitaient à croire qu'il n'avait plus dorénavant besoin d'instruction spirituelle, non plus que de maître. Zosime, dès lors, se disait en lui-même : “ Y a-t-il sur terre un seul moine qui puisse encore m'enseigner? Existe-t-il au monde un ascète qui soit à même de me montrer une manière d'ascèse que je n'eusse déjà pratiquée, puis maîtrisée? Se trouve-t-il, au fond d'un désert, créature humaine qui puisse sur moi l'emporter en fait d'exploits ascétiques?”

“ A l'heure que l'assaillaient encore de semblables pensées, un Ange soudain, lui apparut, lui disant :

“ Il est vrai, ô Zosime, que tu as jusqu'ici combattu de la belle manière, et que ce fut dès le premier âge où se peut à une créature de chair mener le bon combat, que tu passas maître en fait d'abstinence. Cependant, il n'est homme au monde, ni Ange même, au Ciel, qui se puisse déclarer parvenu au terme de tout achèvement, non plus que de Perfection Spirituelle. Plus haut que toi, il est encore un exploit ascétique qui dépasse tout ce sur quoi il a la préséance. Mais tu n'en peux seulement posséder la notion. Si donc tu veux apprendre combien d'autres voies existent encore vers le Salut, lève-toi, comme Abraham le Patriarche, quitte ton pays, et rends-toi jusqu'auprès ce Monastère que tu verras sis sur le Jourdain.”

“ Zosime, sans plus tarder, obéissant à ce que lui enjoignait l'angélique apparition, s'en fut du monastère où, depuis l'enfance, il avait oeuvré du saint labeur des moines. Il parvint jusqu'au Jourdain. Là, de la main frappant au heurtoir sur la porte du couvent, il vit venir à lui un frère portier, auquel il glissa trois mots de ce qui l'amenait en ces lieux. Le frère tourier en alla aviser l'higoumène, lequel accepta de recevoir le Père Zosime. Ce dernier le salua, s'inclinant devant lui en lui faisant sa métanie, puis prononça la formule de la prière à cet effet en usage chez les moines.

-“De quelle contrée viens-tu, frère?” interrogea l'Higoumène, “ et quel vent t'amène jusque chez nous, pauvres vieillards défavorisés du sort, et abandonnés de tous?”

- “Pour ce qui est du lieu de ma pénitence d'origine,” rétorqua Zosime, “je n'en dirai mot. Mais, la cause de ma venue en ces parages, Père, est le profit spirituel que j'en espère retirer pour mon âme. En vérité, j'ai sur vous entendu de grandes choses. L'on rapporte que vous enseignez qu'il est possible d'Unir son âme à Dieu.

- “ Dieu”, répartit l'higoumène, “est le seul à pouvoir guérir l'infirmité de l'âme. Il nous enseigne, à toi comme à nous, Ses Volontés Divines, et c'est Lui qui, par la Grâce de Son Esprit de Sainteté, sur Ses Voies nous oriente vers les moyens et les fins spirituelles, nous incitant à accomplir, en sus de toutes bonnes oeuvres, les visées et les destinées spirituelles vouées à nous mener au Salut nos âmes. L'homme, assurément, ne peut enseigner l'homme, si chacun, dans le même temps, ne veille point sur soi-même, avec la vigilance imitée des Pères Neptiques. Mais celui qui sur son esprit exerce la garde des pensées, et, pour l'Amour de ses semblables, se fait pour eux source de profit spirituel, celui-ci, de la Providence de Dieu, reçoit une Protection comme un Secours tous particuliers. Mais, puisqu'aussi bien l'Amour du Christ t'a poussé, jusqu'en ces éloignés et déserts, à venir nous visiter, nous, pauvres vieillards que nous sommes, esseulés et délaissés, pour ce que renonçants du monde, fais donc en partage ton profit de notre bien spirituel, si tel est du moins le but véritable dans lequel tu es venu. Car c'est le Bon Pasteur qui, tous ici, nous sustente, et nous nourrit de la Grâce de Son Esprit de Sanctification; Lui qui, pour notre Salut, donna Sa Vie.

“ Zosime fit à l'higoumène une nouvelle métanie, puis entreprit de demeurer en ce monastère, pour quelque temps y vivre. Il y put voir là des Anciens, tout rayonnants, et comme dégouttants de la Grâce d'En Haut reçue, en rétribution des bonnes oeuvres tout au long de leur vie par eux accomplies, et des saintes pensées émanées de leur esprit purifié, les faisant brûler du Feu de l'Esprit de Sainteté, sur eux descendu, à proportion, comme à la mesure toujours croissante, et cumulative, des peines que, sans trêve, ils prenaient pour le Seigneur. Leur chant psalmodié n'avait point de cesse, ou quasi, leurs vigiles se prolongeant jusqu'au matin. Toujours ils avaient entre les doigts quelque ouvrage, et, sur les lèvres, les saints psaumes. Entre eux ne s'entendait échanger nulle parole vaine, ni nul propos frivole; et, fût-ce de nom, ils ignoraient tout des soucis qui portent à acquérir les biens temporels du siècle présent, biens tout éphémères quant à la jouissance qu'on en peut tirer, et qui, de surcroît, ne sont point sans porter préjudice, pour le détriment de l'âme, à l'avancement spirituel. Non; une seule chose les animait tous : un ardent désir de mortifier tout ce qui tient de la chair. La nourriture qui sustente sans affaiblir l'âme, la Sainte Parole Vivifiante de Dieu, voilà quel était l'objet de leurs poursuites. Pour ce qui est du corps, ils le contentaient de pain sec et d'eau claire, le tout, en plus ou moins large part et portion, selon le degré d'Amoureux zèle pour Dieu dont ils brûlaient chacun.

“ La vue de tout cela édifia grandement Zosime. De là qu'il fit tous ses efforts pour progresser encore sur la Voie de la Perfection Spirituelle. Ainsi coulèrent bien des jours, et le saint temps du Grand Carême approcha. Le portail du monastère était, en temps ordinaire, toujours tenu clos, et ne s'ouvrait guère que pour livrer passage à quelque frère dépêché au-dehors s'acquitter de quelque épisodique diaconie. De fait, le lieu où était sis le monastère demeurait fort éloigné de tout lieu habité, désert, ignoré, même, des laïcs.

“ En ce lieu-ci l'usage établi était le suivant : Le dimanche de l'Expulsion d'Adam du Paradis, au seuil du Grand Carême, le Prêtre célébrait la Sainte et Divine Liturgie, à l'issue de laquelle tous s'approchaient du Précieux Corps et Sang du Christ Dieu. Après quoi, tous se nourrissaient succintement d'une nourriture carémique. Puis, s'étant assemblés à nouveau dans l'église, ils y récitaient la Prière de Saint Ephrem, assortie des prosternations qui l'accompagnent :

“ Seigneur et Maître de ma Vie,

L'esprit d'oisiveté,

De domination,

De découragement,

Et de parole facile,

Eloigne de moi.

L'Esprit de Pureté,

De Patience,

D'Humilité,

D'Amour et de Charité,

Donne à Ton Serviteur.


Oui, Seigneur,

Mon Roi et mon Dieu,

Donne-moi de voir mes fautes,

Et de ne point juger mon frère,


Car je suis Ton Serviteur.


A Toi soient la Puissance et la Gloire

Dans les Siècles des siècles.

Amin.”


“ Et, se demandant mutuellement pardon, ils s'embrassaient les uns les autres. Après quoi, chacun priait l'Higoumène de bénir l'exploit ascétique qu'il s'apprêtait d'entreprendre. Sur ce, l'on ouvrait les portes du monastère, et tous, d'un seul coeur, et d'une seule voix chantaient : “ Le Seigneur est ma Lumière et mon Salut. De qui aurais-je crainte? Le Seigneur est le Défenseur de ma Vie, qui redouterais-je?” Le psaume achevé, tous s'enfonçaient dans la solitude du Désert. Ils ne laissaient derrière eux que deux frères, pour la garde du monastère, non point tant pour qu'ils veillassent sur les biens qui y étaient enclos, car entre ces murs l'on n'eût trouvé ni sou ni maille à dérober, mais pour ne point plutôt abandonner l'église, en sorte qu'y fût sans relâche célébré le service divin. Les Anciens passaient donc sur l'autre rive du Jourdain. Chacun, pour satisfaire aux exigences de la nature, portait avec lui sa pitance, autant qu'il en avait désir et faculté, à discrétion. L'un se chargeait de biscottes de pain sec, l'autre de figues, un troisième de dattes, un quatrième de riz humecté d'eau. Mais en voici un encore qui ne prend du tout rien. Il porte sa seule carcasse, et les haillons qui l'en couvrent. Celui-ci se sustentera, quand la nécessité s'en fera sentir, des herbes qui croissent au désert. Ayant passé le Jourdain, tous s'égaillaient, de ci, de là, à grande distance les uns des autres. Et nul, en suite, n'avait plus connaissance du jeûne, ni de l'exploit ascétique de son prochain. S'il advenait à l'un d'eux d'apercevoir un moine venir à sa rencontre, le premier aussitôt, infléchissant sa direction, prenait la fuite. Ils passaient donc leur temps ainsi, en seul à Seul avec Dieu. Sans discontinuer, ils élevaient vers Lui leur chant. Et, au temps marqué, goûtaient avec modération de quelque nécessaire nourriture. Le Carême écoulé, ils s'en retournaient, pour le Dimanche des Palmes et des Rameaux, à leur Saint Monastère. Chacun rentrait alors, pour témoin de son labeur n'ayant que sa conscience pure, qui, seule avec Dieu, savait ce qu'il avait accompli, dont nul jamais ne demandait compte à quiconque, ni ne s'enquérait de quelle sorte il avait oeuvré. Tels étaient les us et coutumes de ce Saint Monastère, Fort avancé du Désert.

“ A l'orée du Grand Carême, le Staretz Zosime, selon la coutume du lieu, traversa donc le Jourdain. Il était porteur de quelque pitance nécessaire à satisfaire aux exigences de son corps, et de la rudimentaire vêture qui servirait à le couvrir. Sans interrompre sa marche, tout comme lorsqu'il prenait quelque nourriture, il continuait incessamment de s'acquitter de sa règle de Prière perpétuelle. Il dormait fort peu, passant sa nuit assis, le front appuyé contre ses genoux, le corps replié en deux, penché sur son Coeur, où battait sa Prière d'Hésychaste. Il prenait son sommeil là où le surprenait la nuit. De très grand matin, à peine après l'aurore, il se relevait, et, debout déjà, se remettait à cheminer. C'est alors que se saisit de lui le désir de pénétrer plus avant dans cette solitude. Il escomptait de trouver, en ces lieux désolés, quelque lutteur Zélote, qui pût procurer profit à son âme. Cet espoir commença de flamber au coeur de Zosime. Dans le dessein de reprendre haleine, il fit cependant halte assez long temps durant; puis, s'étant tourné vers l'Orient, il chanta l'office de prières de la sixième heure, égrena les litanies accoutumées, et reprit sa route. Chemin faisant, pour lors, il ne s'arrêtait plus que par brefs intervalles, aux temps prescrits par sa règle. Il chantait chacune des heures de l'office de prières, y ajoutant la Prière de Saint Ephrem, qu'il accompagnait des prosternations prescrites à cet effet.

“ Et voici que, dans un temps que Zosime chantait son office, il aperçut sur sa droite quelque chose qui semblait l'ombre d'une apparence humaine. Il fut, dans l'instant, saisi d'une grande frayeur, songeant que ce qu'il croyait distinguer là n'était sans doute qu'une suggestion du démon; et il se prit à trembler. Ensuite de quoi il se signa, et déjeta son épouvante. Son canon de prière achevé, il se prosterna visage contre terre en direction du midi, puis, entre ses doigts, entreregarda. Ce fut alors qu'il aperçut la figure d'un être inconnu, nu de corps et boucané de soleil. Ses cheveux, blancs comme de lin, lui arrivaient à peine à la base du cou. Zosime, à cette vue, se dirigea du côté de sa vision. Une indicible joie s'était emparée de lui. Depuis le long temps qu'il s'était enfoncé dans la solitude du Désert, il ne lui avait encore été donné de ne rencontrer ni homme, ni bête. Mais voici que, remarquant la présence de l'intrus, l' apparition se mit à courir, comme cherchant à fuir. Zosime alors, paraissant oublier et son grand âge, et les fatigues du long et harassant périple, à son tour pressa le pas, tant était vif son désir de rattraper le fugitif. Et les voici tous deux, l'un courant, l'autre donnant la chasse au premier, qui fuyait bon train. Les pas de Zosime étaient cependant les plus prompts, et, s'étant rapproché, il se mit à supplier la forme indécise, mêlant à ses cris pleurs et suppliques : “ Que fuis-tu ainsi loin de moi ? qui ne suis qu'un vieux pécheur, lors même que tu seras, toi, quelque véritable Serviteur de Dieu, pour l'Amour de qui tu Vis en ce Désert profonds. Fais-moi donc la grâce de m'attendre, tout indigne et spirituellement malade, et mort, quasi, que je suis! Attends du moins, à cause de l'espérance de la Divine Rétribution qui récompensera et rémunérera ta peine! Arrête-toi! Fais-moi la faveur de ta Prière, et celle aussi de ta bénédiction, si tu me l'accordes! Oui, ce, pour l'Amour de Dieu, qui ne méprise ni ne fait acception de personne! ”

“ Mais le fugitif n'écoutait rien et poursuivait sa course éperdue.

“ L'Ancien, toutefois, commençait de ressentir la fatigue, et son corps, déjà, refusait de faire un pas de plus. Force lui fut bien de faire halte, enfin. Il se remit derechef à crier; et, à force redoublée, se lamentait avec bruit. Sur ce, le fugitif de lui jeter à son tour : “ Abba Zosime! Pardonne-moi, pour l'Amour de Dieu, de ne me pouvoir retourner, pour revenir vers toi, ni m'approcher plus près de toi. Mais, je suis femme, vois-tu, et, qui plus est, nue. Je ne porte rien sur moi, qui pût couvrir ma nudité. Mais, si tu veux bien me faire la grâce de m'octroyer ta prière, et de m'accorder ta bénédiction, jette-moi quelqu'une des pièces de l'habit que tu portes. Je cacherai, lors, cette nudité mienne, puis, je viendrai prendre ta bénédiction, de ta prière implorant le Secours.”

“ Crainte et tremblement s'emparèrent lors de Zosime, à entendre cette ascète, toute inconnue de lui, le désigner nommément par son juste nom. Aussi, surpris, sans plus attendre, ôtant de dessus lui son manteau, puis, détournant la face, il le lui jeta. Elle, saisissant un pan de l'habit, s'en recouvrit le corps, et s'en ceignit la taille. Puis, se retournant vers Zosime : “ Quel étrange motif, Abba Zosime,” dit-elle seulement, “ t'incite-t-il à contempler ainsi une simple femme pécheresse? Quelle soif d'ouïr, ou d'apprendre de moi quelque chose que ce fût t'a-t-elle poussé à prendre sur toi, pour t'en si lourdement charger, pareil fardeau de peine?”

“ Il se prosterna, face contre terre, implorant sa bénédiction. Elle fit de même. Et les voici gisants à terre tous deux, et mutuellement implorant la bénédiction l'un de l'autre. De leurs dépouilles prosternées à terre ne se faisait plus entendre qu'une unique et même supplique : “ Esclave Servant de Dieu, bénis-moi!”.

“ Un assez long temps s'écoula ainsi, ensuite de quoi l'étrange créature féminine dit à Zosime :

- “Abba Zosime, c'est à toi qu'il convient de me bénir, et de prononcer les mots de la prière. Tu es honoré de la dignité de Prêtre, et voici de longues années que tu te tiens dans le sanctuaire, où tu offres à Dieu les Précieux Dons des Divins Mystères”.

“ Ces mots plongèrent Zosime dans une terreur indicible, plus grande encore qu'il ne se pourrait dire, et c'est en répandant des larmes qu'il lui dit, d'une voix étouffée, que brisait la fatigue :

- “ O Mère selon l'Esprit! Tu t'es au plus près qu'il fût possible à l'Homme approchée de Dieu, pour Lui mortifiant ton corps humain. La preuve en est le charisme dont t'a gratifiée Dieu, toi qui m'appelles par mon nom, et désignes comme prêtre celui que tu n'as jamais vu, et dont, jamais, non, jamais, tu n'as ouï parler. C'est donc à toi qu'il appartient de me bénir la première, pour l'Amour de Dieu, et d'intercéder en faveur de celui qui en a si grand besoin, d'autant que c'est à la Perfection Spirituelle Angélique que tu as dès cette terre atteint”.

“ Alors, condescendant enfin à la fervente supplique du vieil homme: “ Béni”, proféra-t-elle, “ Béni soit notre Dieu, qui veut le Salut des Hommes!”. Et Zosime de scander : “ Amin!”. En suite de quoi, les ascètes se relevèrent tous deux.

-“ Qu'es-tu venu jusqu'à moi, une pécheresse, toi, un homme de Dieu ? ”, interrogea-t-elle, “ pour n'avoir à contempler, au terme de toutes tes peines, qu'une pauvre femme nue, dénuée aussi de toutes bonnes oeuvres ? C'est pourtant la Grâce du Saint Esprit qui t'a jusqu'en ces lieux guidé, et sur mon sort instruit, afin que tu fusses à même de rendre à ma dépouille, en temps opportun, les derniers saints devoirs. Mais dis-moi seulement à présent, mon frère, comment, de nos jours, vit la Chrétienté, et dans quel état se trouvent de Dieu les saintes églises”.

- “Par le Surnaturel et Surefficient Secours de vos Saintes Prières, à vous, les Saints Ascètes,” répondit l'Abba Zosime, “ la Paix de Dieu repose sur tous et toutes. Mais, accède seulement, pour l'Amour de Dieu, à la requête d'un vieillard indigne”, poursuivit-il : “ Oui, intercède pour le monde entier, et pour moi aussi, pécheur, afin que n'eût pas été vain mon si long cheminement à travers cet âpre Désert.”

“ La Sainte alors, se tournant vers l'Orient, et levant au Ciel les yeux et les mains, se mit à supplier Dieu ; mais, d'une voix si basse, que ses paroles demeuraient inaudibles.

“ Zosime, par la suite, prenant Dieu à témoin, en contait : “ Alors qu'elle était en Prière, Orante, je levai sur elle les yeux : et voici que je la vis, élevée au-dessus du sol d'une bonne coudée, ravie par la Grâce en Prière.”

“ Le vieillard, à ce spectacle, tomba de nouveau la face contre terre. Il ne savait que répéter ce balbutiement ébahi :

“ Seigneur! Prends pitié!”

“ Tandis qu'il gisait ainsi prosterné, le vieil homme fut encore assailli d'un doute : N'était-ce point là quelque hallucination diabolique, destinée à l'égarer? Ou le simple fruit d'une imagination surchauffée par le torride soleil du désert brûlant?

“ L'Orante se retourna vers lui, et, l'ayant relevé, lui dit :

- “ Que te laisses-tu troubler, Abba Zosime, par cette pensée d'hallucination? Crois-moi, je t'en supplie : je ne suis qu'une femme pécheresse, mais que protège le saint baptême. Je n'ai rien d'une apparition ; mais je suis terre, poussière, cendre, et chair, et ma pensée, jamais, ne s'est élevée à rien de spirituel ”.

“ Sur ces mots, elle signa son front, ses yeux, ses lèvres, et son sein.

- “ Que Dieu”, murmura-t-elle, “ nous délivre du Malin, de ses rêts et de ses filets, car est sans merci son combat contre nous”.

“ L'Ancien se laissa tomber à ses pieds :

- “Je t'en conjure ”, lui dit-il, “ oui, je t'en conjure au Nom de notre Seigneur Jésus Christ, Vrai Dieu, né de la Vierge ! Toi, pour l'Amour duquel, dans la macération, tu mortifias tant ta chair, aujourd'hui revêtue de ta seule nudité, ne me dissimule point ce que fut ta Vie, mais fais-moi le récit de tout ce qui te touche, afin que du Tout-Puissant fût Manifestée, et Révélée la Grandeur. Oui, pour l'Amour de Lui, conte-moi tout. Ce récit, tu ne le feras point pour t'obtenir des louanges, mais pour mon seul profit spirituel à moi, tout pécheur et indigne que je sois. J'en crois et atteste mon Dieu, pour Lequel tu Vis : Je n'ai été mené dans ce Désert qu'à seule fin que fût rendu manifeste tout ce qu'a pour toi accompli Dieu. Or, nous ne sommes point de taille à nous opposer à Ses Jugements. S'il déplaisait à Christ, notre Dieu, que ton ascèse et toi fussent connues, Il ne t'aurait point découverte à moi. Il ne m'aurait point davantage non plus procuré les surnaturelles Forces qu'Il m'a dû prodiguer pour un si long périple”.

“ Lors, elle, le relevant:

-“ Je rougis de confusion, mon Père;” s'excusa-t-elle. “ Pardonne-moi. J'ai honte, certes, à parler de mes actes. Mais, tel que tu vois devant toi mon corps nu, tels aussi je vais te découvrir mes agissements, et toute ma conduite, en sorte qu'il te fût donné de savoir quelle infamie, en suite de quelles turpitudes, souillèrent mon âme entière. Ce n'est assurément point pour recueillir des louanges, comme tu le dis si bien toi-même, que je te vais tout dévoiler. De quoi eussé-je à me vanter, moi qui fus pour le diable un instrument de prédilection? Je te vais lors découvrir tout sans fard. Non, je ne te dissimulerai rien. Mais, je voudrais, au préalable, t'adresser une prière : Ne cesse point, je t'en prie, d'intercéder pour moi, afin qu'au Jour du Jugement il me soit fait Miséricorde .”

“ Le Starets, qui avait si grand désir de connaître sa Vie, pleurait à présent sans pouvoir plus se contenir.

- “Je suis née, mon Père”, commença-t-elle, “ en Egypte. Lorsque j'eus douze ans, et du vivant encore de mes parents, je rejetai leur amour, et m'en fus à Alexandrie. Là, je me livrai à une effrénée débauche. D'y seulement penser, à présent, me prend une telle honte que je ne t'en saurais dévoiler le détail. Je te ferai néanmoins un bref récit de ce qu'il te sied savoir, en sorte que tu saisisses quelle pouvait bien être de mes pulsions sensuelles la déchaînée nature sans frein. Dix-sept années durant, jusqu'à ce que j'eusse vingt-neuf ans, je poursuivis cette vie dépravée. Et ce n'était point pour en recevoir avantahes en dons et présents que je livrais ainsi mon corps au péché, ni contre or ou argent. Non, je ne voulais seulement rien même recevoir en contrepartie, rien accepter ni prendre de ceux que je trouvais sur mon passage enclins à se vautrer avec moi dans la luxure. J'en avais ainsi résolu, et l'avais également arrêté de la sorte, à cette fin d'en voir un plus grand nombre affluer à moi, comme à ma licence, sans entraves aucunes, ni conditions matérielles d'aucune sorte, en vue du seul plaisir des sens, à telle enseigne de pouvoir avec eux à mon effréné désir donner semblant de satisfaction. Ne va point non plus t'imaginer que je me fusse par ce biais grassement pour lors enrichie, ou que je fusse seulement née aisée, et que, pour cette raison même, je n'exigeasse rien autre de mes compagnons de débauche. Non, bien au contraire, c'est à peine à suffisance, et dans l'indigence même que je vivais, et, bien souvent, c'est affamée qu'à ma quenouille je demeurais assise. Mais, le déchaînement de mes appétits charnels était, lui, sans frein. Le sens de ma vie, c'était en un constant outrage à la nature que je le trouvais encore.

“ Or, voici qu'un jour - l'on était dans le temps des moissons - j'aperçus toute une foule de Lybiens et d'Egyptiens se diriger vers la mer. Comme l'un d'eux s'en venait à ma rencontre, je me mis à l'interroger : “ Où donc se hâte tout ce monde?” m'enquis-je. - “ Ils font diligence ”, me répondit-il,

“ vers Jérusalem, pour la Fête de l'Exaltation de la Vivifiante Croix, ”. - “ Me prendront-ils à bord, en leur compagnie? ” interrogeai-je à brûle-pourpoint, et comme à tout hasard. “ - Si tu as tes vivres propres, et de quoi payer ta traversée, ” me fut-il répondu, “ nul, assurément, n'ira se mettre à l'encontre de ton envie de les accompagner”. - “ Ah, l'ami!”, soupirai-je.

“ Non pas. Je n'ai en vérité rien à moi, qui vis désargentée, sans davantage de provisions de bouche . Mais je m'en vais prendre place dans l'un de leurs vaisseaux, et sans doute me nourriront-ils, si, pour guise d'acquittement, je fais commerce de mon corps.” - “ Mon dessein, en faisant route avec eux, était, pardonne-moi, mon Père, de susciter le plus grand nombre de rencontres qu'il fût possible, telles qu'elles fussent susceptibles de contenter un moment la lubricité de mes sens. Oh! je t'en ai prévenu, Abba Zosime : Ne me contrains pas à te dévoiler tout de mes turpitudes passées. J'appréhenderais trop alors, Dieu m'en soit Témoin, de souiller de ces dires de dévoyée jusqu'à l'air même que nous respirons”.

“ L'Abba Zosime, cependant qu'il trempait le sable de ses larmes, ne cessait point de l'adjurer, l'implorant :

- “Parle, Amma - ma Mère- , pour l'Amour de Dieu, parle. Ne t'interromps point en ton récit. Car il est, sache-le, spirituellement fort profitable, et précieux à mon âme”.

- “ Le jeune marinier”, poursuivit-elle, “ à l'impudicité de mes propos, éclata de rire et s'en fut. Pour moi, je jetai le fuseau que je tenais entre les doigts, et courus à la mer. Là, sur le rivage, je vis une foule de vigoureux jeunes gars, moussaillons du plus bel aloi, qui me parurent tout-à-fait propres à provisoirement satisfaire mes pulsions d'amoureuse à tout vent. Beaucoup déjà s'embarquaient. A mon abrupte façon de faire accoutumée, je bondis vers eux : “ Prenez-moi avec vous aussi, et là où vous allez, j'irai ”, leur jetai-je. “ Rassurez-vous, je ne vous serai pas à charge.” J'ajoutai quelques explications indécentes, qui suscitèrent un rire général. Eux, me voyant plus qu'une prostituée dénuée de scrupules en matière de pornographie, sans plus négocier ni marchander, me prirent avec eux à bord, et leur navire, bientôt, s'éloignait du rivage. Quant à ce qui, de ce moment, se passa dans la cale, comment oserais-je te l'avouer, à toi, qui es Homme de Dieu? Quelle langue pure le saura dire? Quelle chaste oreille pourrait recueillir ce que, durant cette traversée, furent mes oeuvres d'infamie? Comment confesser en quelle manière, je fus, criminellement, pour beaucoup une occasion de chute, en contraignant autant, malgré eux, au péché? J'étais alors passée maîtresse en tous les tours, modes, et appeaux d'impureté, avouables autant qu'inavouables, que peut imaginer une volupté corrompue par le vice. Crois-m'en, mon Père, je suis saisie d'effroi à songer que la mer eût pu, sur ses flots, tant porter de mes inconduites, souvent me demandant comment la mer ne s'était point bien plutôt entr'ouverte, pour m'engloutir vivante au fond de l'Enfer, moi qui prenais tant d'âmes aux filets du Diable et de la Mort.

“ Parvenue à Jérusalem, cependant que toujours livrée à ce même flot impétueux de mes déchaînées passions, j'y demeurai jusqu'à la Fête de l'Exaltation de la Très Sainte et Vivifiante Croix. Ma conduite en la ville était plus dépravée que précédemment encore. Ce ne m'était pas assez des jeunes gens avec qui j'avais fait route sur le bateau. J'en racolai une quantité d'autres, citadins riverains et voyageurs de passage, en sorte d'assouvir ma passion de luxure. Lorsqu'arriva la Fête, je n'en diminuai pas pour autant mes libidineuses activités, et continuai comme auparavant d'user de tous les attraits de ma séduction à dévoyer des âmes d'adolescents mêmes. Le jour de la fête, de grand matin, voyant que tous s'apprêtaient à se rendre à l'église, je m'en fus également, de compagnie avec la multitude. Tous firent halte sur le parvis, et, lorsque fut venue l'heure de la célébration liturgique, je m'efforçai de pénétrer dans l'église, avec tout le peuple qui se trouvait là. Mais il se fit que, d'étrange sorte, je me trouvai toujours repoussée, et fortement rejetée en arrière. Pressée par la foule, à grand'peine m'approchais-je du porche. Mais ce fut tout juste si je parvins à poser les pieds sur le seuil. Tous pénétraient librement dans l'église, mais, pour moi, quelque Force Puissante et Mystérieuse me plaquait au sol, me rivant sur place, et m'empêchant de franchir ce seuil sacré. Je fis effort à nouveau pour passer le porche, et entrer à l'intérieur des murs; mais, de nouveau, je fus rejetée au dehors. Aussi, bientôt me retrouvai-je seule, telle une réprouvée, debout plantée sur le parvis. Je résolus lors de m'infiltrer dans une nouvelle vague d'entrants, en prenant place au milieu d'eux. Mais j'eus beau, cette fois encore, tenter ma chance en me glissant parmi eux, tout comme la première fois, ce fut peine perdue. Chaque fois que la semelle de mon pied de pécheresse en effleurait la limite à peine du seuil, l'église qui accueillait tout le monde, petits et grands, dignes et moins dignes, en toute liberté, moi seule me repoussait. Il me semblait que ce qui me rejetait ainsi était une Force comparable à celle d'armées angéliques, d'En-Haut dépêchées avec la charge de protéger le lieu saint. De nouveau lors, je me retrouvai sur le parvis. La chose se reproduisant d'égale sorte bon nombre de fois, je commençai d'en éprouver fatigue et lassitude. Je ne parvenais déjà plus à me seulement même mêler aux nouveaux arrivants qui cherchaient à entrer. Tant de presse aussi m'avait laissé le corps harassé.

“ Couverte de honte et de confusion, désespérée aussi, je me retirai dans un coin du parvis. Ce fut là que, comme touchée par la Grâce Divine, je sentis la Lumière du Salut Illuminer les yeux aveuglés de mon coeur. Il me fut donné à comprendre la cause qui empêchait que je visse la Vivifiante Croix du Seigneur. Oui, conformément aux divins préceptes de Dieu, l'Illuminateur de nos âmes, me fut découvert que c'était la boue de mes oeuvres qui défendait que j'entrasse dans l'église. Pour la première fois de mon existence, de mes yeux lors jaillirent de vraies larmes. Mon coeur frémit au-dedans de moi. La conscience de mes péchés, comme jamais, m'envahit. L'horreur de mes turpitudes s'empara de moi. Je me pris à pleurer plus fort, puis de toute mon âme, et mes larmes, bientôt, se muèrent en sanglots. Levant les yeux, j'aperçus, fixée au mur, une icône de la Très Sainte Mère de Dieu. Fixant lors sur elle mon regard et ma pensée :

“ Ô Vierge, notre Souveraine”, L'implorai-je au travers de mes pleurs, “ Toi qui dans la Chair enfantas Dieu le Verbe! Je n'ignore point, non, je sais en toute vérité, qu'il ne te saurait être agréable qu'une sale prostituée telle que moi portât ses regards sur une Sainte Icône de la Très Pure et toujours Vierge et Mère. Il est donc juste que je n'attire que le mépris de Ta Pureté Virginale. Mais, j'ai ouï dire que Dieu s'est fait Homme, Lui que Tu enfantas, à cette seule fin qu'il appelât les pécheurs à la Repentance. Aussi Secours-moi, moi qui suis seule au monde, coupée de tous et de tout, n'ayant de secours à attendre de quiconque ni de nul. Ordonne que j'obtinsse à mon tour d'accéder à l'église, que je ne sois point privée de contempler la Croix Glorieuse sur laquelle fut dans Sa Chair cloué le Fils Dieu né de Toi. Ordonne, ô Souveraine, que sur moi aussi, quoique indigne, s'ouvrent les portes de Ton église, afin que je puisse me prosterner enfin, comme tous les autres, devant la Croix. Intercède en ma faveur, et je forme devant Toi le voeu, et j'atteste que, de ce jour, je ne souillerai plus mon corps, en paillarde, dans la luxure. Lorsqu'il m'aura été donné de contempler le bois de la Croix de Ton Fils, alors, renonçant au monde et à tout ce qu'il contient, sur-le-champ je me rendrai là où, Toi-même en tant que garante de mon Salut, il Te plaira de me Guider.”

“ Ces paroles achevées à peine, il me sembla qu'un voile se levait de mon âme. Brûlante de fervente Foi, et me reposant toute sur la Bonté de la Mère de Dieu, je m'éloignai du lieu où je m'étais ainsi tenue en prière, et m'en fus de nouveau prendre place parmi ceux qui s'apprêtaient à entrer. Et voici qu'il n'était plus pour me repousser personne, qu'il ne se trouvait plus nul quidam pour s'opposer à ma présence, non plus qu'à mon entrée sous le porche. Frayeur et crainte s'emparèrent lors de moi. Je n'étais plus que frissons et tremblements. En suite de quoi, je pus enfin librement et sans entraves pénétrer à l'intérieur de l'église, où je fus trouvée digne, peut-être, de voir la Vivifiante Croix. Je compris à sa vue ce secret de Dieu qui se tient prêt à accueillir en Son Sein tous ceux qui viennent à repentance. Je tombai face contre terre, vénérai la Croix Glorieuse, l'adorai, et, après l'avoir embrassée, sortis promptement me rendre auprès de Celle, ma Protectrice, qui, désormais, sur chacun de mes pas serait ma Sauve Garde. Inclinée devant l'Icône de ma Divine Intercessrice, je ployai les genoux. Lors, du tréfonds de mon coeur, et de toute mon âme, je dis à la Toujours Vierge, et Mère de Dieu :

“ Toute Bénie! Vierge et Mère de notre Dieu, manifeste sur moi Ton Bienheureux Amour des Hommes! Tu n'as point eu en horreur mes prières d'indigne. Tu me donnas, d'Efficience, à Voir la Gloire que je n'eusse, par mes seules forces dénuées de Vertu, méritée de Contempler. Grâce à Dieu soit rendue! qui, pour l'Amour de Toi, accueille aussi des pécheurs le Repentir Vrai qu'En Esprit Insuffle cette Grâce Sienne. Or, me voici, pécheresse. Que pourrais-je seulement ajouter à ce triste état de fait, en pensée, comme en dires? Vois qu'est Venu le Temps, ô ma Souveraine, de m'acquitter de la promesse faite à Toi, ma Patronne. Aussi, de cet instant, du lieu dont Tu as Désir que je prisse le chemin, Enseigne-moi les Voies, où, mystérieusement, de l'Esprit de Sainteté me Guidera la Grâce. Sois-moi Maîtresse de Salut, et, sur l'âpre sente de la Pénitence, mon Guide.” C'est alors, soudain, que, d'une Voix, qui me semblait lointaine, me parvint intérieurement le son : “ Si”, me disait-elle distinctement, “jusqu'au delà de ses rives, tu traverses le Jourdain, tu trouveras le Repos de la Surnaturelle Paix.” Ayant ouï ces mots, il me sembla qu'ils m'étaient destinés. Aussi, épanchant mes larmes : “ Souveraine! Toute Sainte! Ô Mère de Dieu! Ne m'abandonne donc pas!”, m'écriai-je alors. Aussitôt quittant l'enceinte du parvis, à pas pressés, je m'en fus promptement. Un passant me voyant aller ainsi me glissa dans la main trois liards, soufflant : “ Prends cela pour toi, bonne mère!” Je les pris en effet, et, sur cet argent, m'achetai trois pains. “ Où se trouve,” m'enquis-je alors auprès du boulanger, “ la route qui mène au Jourdain?”. Il me renseigna, m'indiquant de quelle porte de la ville en partait le chemin. D'où, sans plus m'arrêter, tout en égrenant le sentier de mes larmes, je m'en fus. De là, m'enquérant au fur-et-à mesure de ma progression de la direction à suivre auprès des voyageurs qui par là cheminaient, je passai tout ce premier jour à péleriner de la sorte. Le soleil, déjà, s'inclinait vers l'Ouest, lorsque j'atteignis, sur la rive du Jourdain, le Monastère Saint Jean le Baptiste.

J'entrai là quelque temps, y prier en l'église, puis, sans tarder, descendis au fleuve, laver, en cette eau sainte et bénie, mes mains et mon visage. Après quoi, retournant à l'église, j'y rentrai de nouveau, pour m'approcher de la Communion aux Très Saints Dons et Vivifiants Mystères du Christ. En suite de quoi, buvant de l'eau bénite du Jourdain, je me sustentai de la moitié de l'un des pains constituant pour ce périple, et en tout et pour tout, mes seules provisions de bouche. Puis, à la nuit tombée, je me laissai choir, endormie, sur la terre nue. Tôt après l'aurore, au matin du lendemain, ayant sur le fleuve avisé une barque, je priai le passeur de me mener sur l'autre rive. Une nouvelle fois, j'y adressai à la Mère de Dieu ma prière, à cette fin qu'Elle, ma Protectrice, me conduisît en l'exact lieu - j'ignorais lequel - où Bon Lui semblerait. Ce fut ainsi que je parvins en cette solitude où s'est, depuis lors, écoulée ma Vie.”

- “ Combien d'années”, s'enquit Zosime, “ as-tu vécu en ce Désert profonds?”

- “ Quarante sept ans, me semble-t-il,” fut la réponse de la Sainte, “ ont bien dû s'écouler depuis l'instant que je passai les portes au franchîment de la Ville Sainte”.

- “ De quoi t'y es tu donc pu nourrir et soutenir?” demandait encore Zosime.

- “ Il ne fallut guère de temps que les pains se desséchassent que j'avais apportés avec moi, plus durs, bientôt que pierre. Mais, par l'Eau des larmes de la Grâce de Dieu, les humectant chaque fois, et peu à peu les grignotant, en peu d'années je les eus achevés”.

- “ Narre-moi ”, poursuivit Zosime, “ comment tu pus en ce libre abandon perdurer tant d'années, sans être jamais importunée, harcelée, ni tourmentée, de pensées de révolte, ni de brusques changements d'état psychique.”

- “ Tu abordes ici à présent, Père Zosime,” soupira-t-elle, “ ce dont je redoute le plus de parler. S'il me fallait rappeler à mon souvenir tous les maux dont j'eus à souffrir avant que de toucher à mon état présent, quelles pensées lancinantes, obsédantes, et cruelles, me tourmentèrent, je craindrais trop, pour lors, de m'en trouver à nouveau la proie.”

-“ Cependant, non, ne me passe rien sous silence, ” insistait Zosime ; “ je t'en ai adjurée, déjà. Oui, pour l'édification des fidèles à venir, dévoile par le menu tout ce qui regarde à ton ascèse.”

- “ Crois-m'en, Zosime, ” s'enhardit la Sainte, “ dix-sept années durant, je perdurai au plus profonds de cette solitude, luttant, comme avec des bêtes sauvages, contre mes pensées et mes désirs éhontés et lascifs. Lorsque je m'apprêtais à goûter de mes terrestres nourritures, me venaient des hallucinations de viandes et de poissons apprêtés, tels que j'en mangeais en Egypte. Du désir de m'étancher de vin, le gosier me brûlait, car j'en avais, dans le monde, à satiété bu. Mais ici, n'ayant point même à suffisance d'eau, la soif, férocement me consumait, et j'en pâtissais affreusement, accablée de tous maux, pis qu'il se peut imaginer. J'étais en manque aussi des musiques et chants indécents auxquels j'avais si longtemps été accoutumée, et ce désir me tourmentait au point qu'il me prenait l'envie de les chantonner parfois. Toutefois, je ne me laissais aller en rien à suivre pareille pente. Mais, dans l'instant me reprenant, comme sur le roc je brisais ces pensées mauvaises. Me frappant la poitrine, et me répandant en pleurs, il me souvenait de la promesse que j'avais donnée, à la Mère de Dieu vouée, en entrant en ce Désert. Aussi, En Esprit me transportais-je devant l'Icône de la Toute Pure, ma Sauve Garde et ma Protectrice, et, prosternée devant elle, j'épanchais mes larmes, La Suppliant de chasser loin de moi les assauts de ces pensées qui jetaient en mon âme leur effroyable trouble. Pour lors, après que j'eusse long temps pleuré, et me fusse, avec force fervente, frappé la poitrine, une Lumière, chaque fois, me venait de toute part Illuminer d'Esprit. De là, se faisait en moi un calme étrangement serein, pareille à la bonace se levant sur la mer de l'âme, me délivrant de la tempête agitée de mes passions. Hélas, Abba! n'est-il point à craindre que semblable récit n'aille à nouveau réveiller mes pensées de luxure? Au-dedans de ma chair, dévorée des passions, le feu s'en embrasait, qui me consumait toute entière, m'incitant aux désirs charnels. Dès lors que s'emparait de moi semblable état, je me jetais à terre, et, trempée de pleurs, m'efforçais d'élever mes pensées, plus haut infiniment, jusque devers ma Protectrice. Présentant à mon esprit Son Image, je la voyais jugeant ma transgression. Je me représentais les tourments dûs au Divin Tribunal à mon esprit d'impureté. Et, de jour, ni de nuit, je ne me relevais point de terre que l'instant ne surgît qu'une Douce Lumière fût venue me pénétrer, m'Illuminant toute, delà la chasse de ces pensées impures, qui, jusqu'au supplice, m'avaient tant tourmentée. De fait, cette merveilleuse Lumière, m'envahissant, laissait tout refroidi, et comme éteint, le feu de mes passions dévoratrices, apaisant, d'un Baume Surnaturellement Consolateur, le virulent pouvoir de mes dépravés appétits et désirs. J'osais lors de nouveau sur ma Protectrice élever mes regards. Sans discontinuer j'implorais Son Aide, pour qu'Elle me secourût au fin fonds de ce Désert, où, comme au profonds d'un gouffre, je me tenais en l'abysse de ma détresse. Et véritablement, Elle se montrait ma Coadjutrice, en Sainte Auxiliaire m'Assistant, un à un Guidant tous mes pas sur l'âpre sentier de Pénitente Repentance. Voici donc comment je passai dix-sept années de ma vie, souffrant d'une infinité de maux, de détresses et de tourments. De ce temps, jusqu'en cet instant, ma Protectrice, la Mère de Dieu, fut en toute chose ma Guidance et ma Sauve Garde.

- “ Comment pus-tu souffrir aussi tant de privations, de nourriture, plus encore que de vêtement?” s'étonnait encore Zosime.

- “Après que j'eusse achevé de manger ces pains”, fut la réponse de la Sainte, “ que j'avais apportés avec moi, je me nourris des herbes qui pouvaient bien pousser au désert. Quant à l'habit qui me couvrait encore cependant que je traversai le Jourdain, il finit, d'usure, par tomber en loques. Tant le froid que l'intense canicule me réduisirent à la plus dure nécessité. Cuite de soleil le jour, je grelottais et claquais des dents la nuit, sous l'extrême froidure. Que de fois, pour lors, ne m'écroulais-je point à terre, physiquement brisée, et demeurai, gisant là, sans mouvement ni même connaissance. Des tentations m'assaillaient, innombrables. Toutefois, après qu'eurent passé dix-sept années d'ininterrompues souffrances, la Puissance de Dieu, en Ses manifestations infinies, descendit sur moi, et, pour leur Sauve Garde, pénétrant mon corps humilié de Pénitence, vint s'Unir à mon âme d'ancienne dépravée. Ah! Je demeure interdite à la seule pensée des malheurs sans nombre auxquels voulut bien m'arracher le Seigneur Dieu! De tout cela, j'acquis à la toute fin, mieux qu'une ferme conviction, l'inébranlable, l'indéfectible Espérance envers le Pardon Miséricordieux qu'aux Pénitents accorde Dieu. De ce moment, je me nourris, et me revêtis de Sa Parole Inspirée. Car, ce n'est pas de pain seulement que Vit l'Homme; et ceux qui de couverture n'ont rien, les pierres les vêtiront, dans la même mesure qu'ils auront de leurs péchés dépouillé la tunique.

“ L'Abba Zosime, l'entendant par après se remémorer au long d'entiers passages de la Sainte Ecriture, de Moÿse, des Prophètes, et du Psalmiste, s'enquit encore :

- “ T'es-tu adonnée à l'Etude des Psaumes et des autres Livres des Saintes Lettres?”

- “ Crois-m'en : Du temps que j'ai traversé le Jourdain jusqu'à cette heure, je n'ai vu âme qui vive, hormis toi. C'est à cette heure seulement qu'il m'est, en regardant ton visage, donné de voir face humaine. Non; je n'ai vu ni bête, ni homme; animal féroce, ni créature vivante, quelle qu'elle fût. Quant à ce qui est des livres, non, je te le confesse, je n'ai point davantage étudié,

médité, ni même entendu lecture, ou chant d'église. Cependant, la Parole de Dieu, sache-le, est Vivante, et Efficiente. C'est le Verbe Divin, de par l'Esprit de Sainteté, qui confère à l'Homme Intelligence et Divination, incessamment l'Illuminant en toutes ses voies. Voici que je t'ai maintenant tout dit, de ce que je te pouvais dire.

A présent, je t'en conjure, par l'Incarnation du Verbe de Dieu, Prie pour moi pécheresse ! “

L'Ancien, vivement, se prosterna devant elle :

- “ Béni soit Dieu!” s'écriait-il dans ses larmes, “ Béni soit Dieu qui accomplit de si grandes merveilles! Béni soit-Il! qui me montre de quelle sorte Il Pardonne à ceux qui devant Lui présentent pour offrande l'Oeuvre de leur Repentir, et de leur Pénitence!”

Mais elle, saisissant la main du vieillard pour le relever de terre, et l'empêcher de se prosterner à nouveau devant elle :

- “ De tout ce que tu viens d'entendre de moi, Père,” dit-elle, “ par Jésus Christ, je t'en conjure, notre Dieu et Sauveur, ne souffle mot à personne, jusqu'au temps que Dieu, de cette terre me retirera. Pour l'heure, va En Paix. Et dans un an d'ici, de nouveau, tu me reverras. La Bénédiction de Dieu nous aura jusque là Sauve Gardés. Fais alors, pour l'Amour du Seigneur Dieu, ce dont je te vais prier : L'an prochain, le Grand Carême venu, ne traverse point le Jourdain, comme vous en avez à votre Couvent accoutumé de faire...”

“ L'Abba Zosime, ici encore, s'étonnait, émerveillé de ce qu'elle lui pût ainsi parler des us et coutumes de son Monastère, paraissant en avoir une aussi claire CoNaissance que si elle y demeurât avec eux. Et, gardant le silence, il rendait intérieurement Gloire à Dieu, qui fait et prodigue de si grands Dons à ceux qui L'Aiment En Vérité.

- “ Durant ce temps, et pour lors, comme à cette heure je t'en prie, ”poursuivit-elle, “ demeure en la clôture de ton Couvent, car, quand bien même tu voudras sortir, cela ne te sera point possible. Au jour du Grand Jeudi, à l'heure de commémorer l'ultime Sainte Cène, dépose en un calice, digne d'un tel Mystère, une parcelle du Précieux Corps du Christ et quelques gouttes du Sang Vivifiant. Et porte- moi le tout, te rendant de ce côté du Jourdain qui s'étend là, en direction du village. Attends-moi en ce lieu. J'y viendrai prendre part aux Dons sanctifiants. Car, de ce moment où, en l'église du Précurseur, je me suis approchée des Saints Mystères, je n'ai plus participé aux Choses Saintes, dont tant ardemment j'ai Désir. Ne méprise pas, je t'en supplie, ma prière. Bien au contraire, viens, sans y manquer, me porter la Communion aux Mystères, à cette heure même où le Seigneur à Ses Saints Disciples donna de prendre part à Sa Remémoration.”

“ Après, sur ces mots, qu'elle eût demandé l'intercession des prières de l'Abba Zosime, la Sainte, à nouveau, s'enfonça dans le Désert. Sur quoi l'Ancien se prosterna, au lieu où s'étaient posés ses pieds baisant le sol, puis,

à son tour, il s'en retourna, rendant Grâce et Gloire à Dieu.

“ Retraversant le Désert, il s'en revint à son Monastère.

Là, n'osant aller à l'encontre de la défense qui lui avait été faite de rien dire, il ne soufflait mot à quiconque de ce qu'il avait vu et entendu. Mais, en lui-même, il suppliait Dieu d'une nouvelle fois lui montrer le visage qu'il désirait tant revoir. Tout affligé et chagrin de ce que lui parût si long le temps qui le séparait encore du moment tant attendu, il eût bien voulu que l'entière année n'eût que la durée d'un seul jour, si la chose seulement en eût été possible.

“ Lorsqu'au bout de l'an, advint le Temps du Grand Carême, le Père Zosime, subitement, tomba malade, et force lui fut bien, comme le lui avait prédit la Sainte, de demeurer au Monastère.

“ L'heure survenue de commémorer le dernier Saint Repas du Christ, l'Abba accomplit en tout point ce qui avait été requis de lui. Il déposa en un fin calice une parcelle du Précieux Corps, et quelque peu du Sang du Christ, notre Dieu et Seigneur. Il disposa aussi, sur une petite corbeille, quelques figues séchées, et, avec des dattes, un peu de riz détrempé d'eau. Tard, à la vesprée, il se mit en route. Parvenu au lieu dit, il s'assit sur la rive du Jourdain, se mettant en peine d'y attendre la Sainte. Sans cesse, il portait ses regards du côté du Désert. Il s'attendait à tout instant à la venue de celle, devenue très semblable au Christ, qu'il brûlait de revoir. Elle survint soudain. L'apparition s'arrêta; de ce côté même de la rive dont elle venait. D'un bond, réjoui, Zosime se leva. Mais, dans le temps même qu'il rendait Grâce à Dieu, une pensée l'assaillit, dont s'attrista son coeur :

“ Comment”, s'inquiétait -il, “ va-t-elle pouvoir traverser le Jourdain, lors même qu'il n'y a là ni bac de batelier, ni barque de passeur?” Et il se lamentait en pleurant : “ Malheur à moi, indigne que je suis, qui ne puis rien pour ma Sainte!”. Sur quoi, levant les yeux sur elle, il l'aperçut qui, traçant sur le Jourdain le signe de la Croix pour en bénir les flots, entrait en ses eaux, et, passant à pied sec à la surface du fleuve, cheminait assurément vers lui.

“ La lune brillait avec éclat, et l'ascétique silhouette, distinctement, se détachait sur le ciel, tout au long de sa marche affleurant en surplomb les rapides courants. Elle glissait sur la nappe liquide comme si elle eût foulé la terre ferme. L'Abba Zosime voulut se prosterner devant elle; mais la Sainte ne le lui permit pas.

- “ Que t'apprêtais-tu à faire, Abba! ”, s'écria-t-elle, l'en empêchant. “ Et ceci, lors même que tu es porteur des Saints Mystères!”

Bientôt, parvenue au rivage :

- “ Père, bénis-moi!” murmura-t-elle.

- “ Gloire à Toi, Christ notre Dieu!”, s'écria lors Zosime, “ de ce que Tu m'as donné, à moi Ton Serviteur, et pauvre pécheur, de connaître ma faible mesure spirituelle!”

La Sainte, l'espace de quelques instants, se recueillit, puis, en fin, s'approcha des Saints et Vivifiants Mystères. Après quoi, selon la coutume des Moines, elle pressa sur son coeur le saint Ancien pour lui donner l'étreinte En l'Amour du Christ, que, plus communément, l'on nomme accolade. En suite de quoi, élevant ses mains vers le Ciel, elle rendit Grâce à Dieu au travers de ses larmes. Puis, se tournant vers l'Ancien :

-“ Va maintenant, Zosime;” enjoignit-elle fermement.

“ Retourne t'en à ton Monastère, et dis à l'higoumène Jean qu'il prenne garde à son troupeau d'âmes comme à lui-même et à la sienne propre. Car il se passe là-bas bien des choses qui demandent d'être amendées. Pour l'heure présente, toutefois, je souhaite que tu ne lui en touches mot, jusqu'au temps seulement où te l'enjoindras Dieu, comme Il te le fera savoir. Et dans un an d'ici, Zosime, rends-toi une nouvelle fois au lieu où tu me rencontras, la première fois. Oui, viens-y, pour l'Amour du Seigneur, et, une fois encore, tu m'y verras, selon le Vouloir de Dieu.”

“ Tout tremblant était lors Zosime, de la merveille qu'il lui avait été donné de voir, et de la pénétration d'Esprit avec laquelle lui parlait la Sainte, lui révélant, sans les connaître, l'état spirituel de l'higoumène et des frères de son Monastère.

“ L'Ancien l'invita à goûter de la nourriture de bouche qu'il lui avait apportée. Mais elle, prenant entre ses doigts trois grains de riz, qu'elle porta à ses lèvres :

-“ Avec la Puissance du Saint Esprit, qui, en Sa Surabondante Effluence, Sauve Garde, Nourrit, et fait Croître la substance de nos âmes, cela suffira,” dit-elle mystérieusement. Puis, elle ajouta : “ Prie pour moi, je t'en supplie, te ressouvenant de mes péchés.”

“ Lui, à son tour, la pria d'intercéder pour tous, comme pour lui, et ses propres péchés.

“ La Sainte alors s'éloigna, cependant que gémissait, se lamentant le vieillard, désireux, plus de temps encore, de contempler son lumineux visage. Il était néanmoins impossible de désormais l'arrêter. L'Ascète retraversa le Jourdain, repassant le fleuve comme elle s'en était venue, marchant sur ses eaux.

“ L'Ancien, quant à lui, entreprit de s'en retourner à son Monastère.

“ L'année suivante, il s'en vint donc, une fois encore, en cette partie du Désert où lui avait été donné de voir la Sainte. Longtemps Zosime eut à péniblement cheminer à travers l'âpre solitude. Il suppliait Dieu de lui montrer à nouveau cet Ange dans la Chair qu'il avait en ces lieux contemplée. Lors, comme il se dirigeait vers l'Orient, il aperçut soudain, sur le sol étendue, la très semblable à Dieu. La Sainte était morte. Les mains croisées sur son Coeur, formant, en une ultime Prière, le signe de la Croix, elle gardait le visage tourné vers l'Orient des orients, le Christ Dieu, son Maître et Seigneur.

“ S'approchant d'elle, l'Ancien, tout trempé de ses larmes, en baigna les pieds de la Sainte. Et ce fut tout pleurant encore qu'il psalmodia seul les prières de l'Ensevelissement. Mais le doute l'assaillait, cependant qu'il procédait en chantant à sa sépulture, ignorant si ses bons offices seraient pour plaire à cet Ange terrestre, redevenu Céleste. Et tandis qu'il était en proie au trouble que suscitait en lui cette pensée, voici que, tracés sur le sable, il aperçut écrits ces mots :

“ Ensevelis, Abba Zosime, le corps, en ce lieu,

De l'humble Marie.

Rends à la terre ce qui vient de terre.

Prie Dieu pour moi, qui suis trépassée

Au mois de Pharmouthi, selon le calendrier égyptien,

Et selon le romain, au Premier d'Avril,

En la Nuit même de la Passion du Christ Sauveur,

Après avoir pris part à la Cène des Divins Mystères.”


“ A lire cette inscription, l'Ancien se réjouit de ce qu'il y apprenait le nom de la Sainte. Il saisit lors également qu'en ce lieu, jusqu'où il lui avait fallu vingt jours cheminer pour l'atteindre, Marie s'était en une seule heure rendue, à peine lui avait-il eu porté, l'an passé, les Saints Mystères; aussitôt après quoi, elle s'était Endormie Dans le Seigneur.

“ Le vieillard cependant s'affligeait de ce qu'il n'eût rien apporté avec lui qui fût propre à creuser profonds une tombe en terre. Et voici qu'il aperçut soudain un lion énorme, lequel accourant vers le corps de la Sainte, se mit en devoir de lui lécher les pieds. Puis, de ses pattes de derrière, la bête fauve se prit à gratter le sable, suffisamment avant pour creuser une fosse qui pût contenir la dépouille de la défunte Ame. L'Ancien, tout en priant la Sainte d'intercéder en faveur de tous les êtres, recouvrit son corps de sable. En suite de quoi, les seuls témoins desservants de l'office s'en furent tous deux, - le lion, au profonds de son Désert, - le Père Zosime, en son Saint Monastère, au lieu de sa Sainte Pénitence.

“ A son Higoumène, ainsi qu'à tous ses Frères ensemble, Zosime, dès à son retour, relata tout ce qu'il avait vu et ouï de tout ce qui avait trait à cette Sainte et Merveilleuse Marie d'Egypte. Loin de rien celer, il révéla tout ce qu'il savait la regardant.

“ L'Higoumène, conformément au précepte de la Sainte, amenda en son monastère ce qui réclamait d'y être repris et corrigé pour le progrès spirituel de tous.

“ Lorsqu'il fut sur sa bienheureuse fin, le Père Zosime, par égard au profit spirituel des hommes, comme à l'édification de tous, coucha par écrit tout ce qui touchait à la Sainte.

“ Pour moi”, ajoute encore ici, par manière de transcripteur, le Patriarche Sophrone de Jérusalem, ( Saint de l'Eglise, selon que le rappellent ses scoliastes), j'ai retranscrit, transmis à mon tour, et diffusé ce récit autant que faire se pouvait, afin que ne demeurât point occulté, dissimulé, celé, ni caché sous le boisseau le tout Merveilleux Avancement Spirituel de ce Grand Luminaire de la Sainte Orthodoxie, Astre au firmament de l'Eglise, qu'il sied de prime abord de placer bien en vue sur la Hauteur, pour l'offrir à la vue de tous les fidèles, celui de la Bienheureuse Marie, notre Mère - Amma - entre les Saintes, Egale aux Saints Apôtres.

“ Notre Sainte Eglise Orthodoxe célèbre au Premier Avril, Cinquième Dimanche de la Sainte Montée du Grand Carême, le Jour de sa Fête, Mémoire de l'immense Sainte Marie l'Egyptienne .”

Très Sainte Marie d'Egypte, Prie Dieu pour nous pécheurs!

Amin.





VIE ET PENITENCE

DE

NOTRE MERE ENTRE LES SAINTES

EGALE AUX APÔTRES

SAINTE MARIE D'EGYPTE.

VIème siècle,

527 - 565.


traduite et adaptée du Grand Synaxaire Grec

de la Sainte Eglise Orthodoxe

par Presbytéra Anna.



Editée aux Editions de l'Age d'Homme ( 1992) ,

en supplément à la Vie de

SAINTE PHOTINIE L'ERMITE,

traduite et adaptée de l'ouvrage grec

du Moine Archimandrite Joachim Spetsiéris

par le Père Archimandrite Ambroise Fontrier

de Bienheureuse et Sainte Mémoire.



Nouvelle édition revue et corrigée

pour les Editions Phos,

publiées sur l'Internet.




“Tenir sous le boisseau les oeuvres éclatantes de Dieu est grand dommage pour l'âme.

“ C'est pour ce motif qu'à mon tour ”, spécifie Saint Sophrone, qui fut Patriarche de Jérusalem au VIIème siècle, de l'an 634 à l'an 638, (Saint inscrit au Calendrier de l'Eglise, selon qu'en addendum le précisent et l'ajoutent ses scoliastes), “ je redoute de laisser au Silence enfouie la Sainte Oeuvre Divine.

“ Car je garde en ma mémoire ce parabolique désastre du serviteur fainéant qui, après avoir du Seigneur reçu un talent à cette fin de le faire valoir, loin d'en retirer le moindre parti, tout à rebours, au plus profonds de la terre le cacha. Je ne tairai donc point ce récit, qui providentiellement parvint jusqu'à moi. Fasse le Ciel que nul à l'ouïr seulement ne se montre incrédule, et que nul n'allât non plus s'imaginer que j'eusse pu oser écrire des faussetés. N'est-il pas écrit : “ Ne profère point de mensonges devant Ma Face en matière de Choses Saintes!” Si donc il s'en trouvait quelques-uns, auxquels étant en mains échu cet écrit, qui, tout ébaubis devant une si insigne cause, trouvassent bon de se montrer incrédules, puisse le Seigneur leur être Miséricordieux, pour ce que ces gens, prenant en considération l'infirmité de la créature, supputent à l'estime et à l'aveugle que les faits miraculeux se révèlent inopportunément, s'agissant de l'humaine nature.

“ Sous le règne de l'Empereur Justinien, au Vième siècle après notre Seigneur Jésus Christ, dans l'un de nos Monastères de Palestine”, poursuit donc, près d'un siècle plus tard, en son récit écrit de seconde main, le Saint Patriarche de Jérusalem, “ vivait un Ancien, dénommé Zosime. Il était orné de toutes oeuvres bonnes. Et sa vie droite réalisait dans l'efficience de la Pratique son Intelligence des Saintes Ecritures. Dès ses plus jeunes années, il s'était efforcé d'acquérir la maîtrise de tous ces moyens d'exercitation aux bonnes oeuvres que comporte l'ascèse, lesquels se pratiquent à l'école du monachisme. Il avait essayé tous les exploits ascétiques qui se peuvent concevoir, et, de surcroît, scrupuleusement gardé l'entièreté des observances, telles qu'il avait pu s'en instruire auprès des moines les plus expérimentés d'entre ses Anciens. Cette plénitude spirituelle ne l'avait cependant point pour autant entraîné sur la pente du mépris ou de la négligence de l'étude de la Parole de Dieu. Mais, aussi bien debout qu'étendu sur sa couche, tenant entre ses doigts le travail manuel requis par sa diaconie, comme dans le temps aussi de recevoir sa pitance, si l'on peut dénommer ainsi ce que se servaient les moines en portion si congrue, il n'avait dans le coeur qu'une seule et continuelle affaire, laquelle était la louange de Dieu, comme de s'instruire de Sa Parole par la lecture des Lettres Sacrées.

“ Encore enfant, Zosime avait été, pour faire don de son entière personne à Dieu, présenté comme oblat dans un Monastère. Il s'était là efforcé, jusqu'à l'âge de cinquante-trois ans, aux différents labeurs ascétiques de toutes les formes possibles d'abstinence.

“ C'est alors qu'il fut tourmenté par des pensées, d'orgueil sans doute, lesquelles lui suggéraient de se mesurer à la stature spirituelle d'autres ascètes - Combat des pensées qui l'incitaient à croire qu'il n'avait plus dorénavant besoin d'instruction spirituelle, non plus que de maître. Zosime, dès lors, se disait en lui-même : “ Y a-t-il sur terre un seul moine qui puisse encore m'enseigner? Existe-t-il au monde un ascète qui soit à même de me montrer une manière d'ascèse que je n'eusse déjà pratiquée, puis maîtrisée? Se trouve-t-il, au fond d'un désert, créature humaine qui puisse sur moi l'emporter en fait d'exploits ascétiques?”

“ A l'heure que l'assaillaient encore de semblables pensées, un Ange soudain, lui apparut, lui disant :

“ Il est vrai, ô Zosime, que tu as jusqu'ici combattu de la belle manière, et que ce fut dès le premier âge où se peut à une créature de chair mener le bon combat, que tu passas maître en fait d'abstinence. Cependant, il n'est homme au monde, ni Ange même, au Ciel, qui se puisse déclarer parvenu au terme de tout achèvement, non plus que de Perfection Spirituelle. Plus haut que toi, il est encore un exploit ascétique qui dépasse tout ce sur quoi il a la préséance. Mais tu n'en peux seulement posséder la notion. Si donc tu veux apprendre combien d'autres voies existent encore vers le Salut, lève-toi, comme Abraham le Patriarche, quitte ton pays, et rends-toi jusqu'auprès ce Monastère que tu verras sis sur le Jourdain.”

“ Zosime, sans plus tarder, obéissant à ce que lui enjoignait l'angélique apparition, s'en fut du monastère où, depuis l'enfance, il avait oeuvré du saint labeur des moines. Il parvint jusqu'au Jourdain. Là, de la main frappant au heurtoir sur la porte du couvent, il vit venir à lui un frère portier, auquel il glissa trois mots de ce qui l'amenait en ces lieux. Le frère tourier en alla aviser l'higoumène, lequel accepta de recevoir le Père Zosime. Ce dernier le salua, s'inclinant devant lui en lui faisant sa métanie, puis prononça la formule de la prière à cet effet en usage chez les moines.

-“De quelle contrée viens-tu, frère?” interrogea l'Higoumène, “ et quel vent t'amène jusque chez nous, pauvres vieillards défavorisés du sort, et abandonnés de tous?”

- “Pour ce qui est du lieu de ma pénitence d'origine,” rétorqua Zosime, “je n'en dirai mot. Mais, la cause de ma venue en ces parages, Père, est le profit spirituel que j'en espère retirer pour mon âme. En vérité, j'ai sur vous entendu de grandes choses. L'on rapporte que vous enseignez qu'il est possible d'Unir son âme à Dieu.

- “ Dieu”, répartit l'higoumène, “est le seul à pouvoir guérir l'infirmité de l'âme. Il nous enseigne, à toi comme à nous, Ses Volontés Divines, et c'est Lui qui, par la Grâce de Son Esprit de Sainteté, sur Ses Voies nous oriente vers les moyens et les fins spirituelles, nous incitant à accomplir, en sus de toutes bonnes oeuvres, les visées et les destinées spirituelles vouées à nous mener au Salut nos âmes. L'homme, assurément, ne peut enseigner l'homme, si chacun, dans le même temps, ne veille point sur soi-même, avec la vigilance imitée des Pères Neptiques. Mais celui qui sur son esprit exerce la garde des pensées, et, pour l'Amour de ses semblables, se fait pour eux source de profit spirituel, celui-ci, de la Providence de Dieu, reçoit une Protection comme un Secours tous particuliers. Mais, puisqu'aussi bien l'Amour du Christ t'a poussé, jusqu'en ces éloignés et déserts, à venir nous visiter, nous, pauvres vieillards que nous sommes, esseulés et délaissés, pour ce que renonçants du monde, fais donc en partage ton profit de notre bien spirituel, si tel est du moins le but véritable dans lequel tu es venu. Car c'est le Bon Pasteur qui, tous ici, nous sustente, et nous nourrit de la Grâce de Son Esprit de Sanctification; Lui qui, pour notre Salut, donna Sa Vie.

“ Zosime fit à l'higoumène une nouvelle métanie, puis entreprit de demeurer en ce monastère, pour quelque temps y vivre. Il y put voir là des Anciens, tout rayonnants, et comme dégouttants de la Grâce d'En Haut reçue, en rétribution des bonnes oeuvres tout au long de leur vie par eux accomplies, et des saintes pensées émanées de leur esprit purifié, les faisant brûler du Feu de l'Esprit de Sainteté, sur eux descendu, à proportion, comme à la mesure toujours croissante, et cumulative, des peines que, sans trêve, ils prenaient pour le Seigneur. Leur chant psalmodié n'avait point de cesse, ou quasi, leurs vigiles se prolongeant jusqu'au matin. Toujours ils avaient entre les doigts quelque ouvrage, et, sur les lèvres, les saints psaumes. Entre eux ne s'entendait échanger nulle parole vaine, ni nul propos frivole; et, fût-ce de nom, ils ignoraient tout des soucis qui portent à acquérir les biens temporels du siècle présent, biens tout éphémères quant à la jouissance qu'on en peut tirer, et qui, de surcroît, ne sont point sans porter préjudice, pour le détriment de l'âme, à l'avancement spirituel. Non; une seule chose les animait tous : un ardent désir de mortifier tout ce qui tient de la chair. La nourriture qui sustente sans affaiblir l'âme, la Sainte Parole Vivifiante de Dieu, voilà quel était l'objet de leurs poursuites. Pour ce qui est du corps, ils le contentaient de pain sec et d'eau claire, le tout, en plus ou moins large part et portion, selon le degré d'Amoureux zèle pour Dieu dont ils brûlaient chacun.

“ La vue de tout cela édifia grandement Zosime. De là qu'il fit tous ses efforts pour progresser encore sur la Voie de la Perfection Spirituelle. Ainsi coulèrent bien des jours, et le saint temps du Grand Carême approcha. Le portail du monastère était, en temps ordinaire, toujours tenu clos, et ne s'ouvrait guère que pour livrer passage à quelque frère dépêché au-dehors s'acquitter de quelque épisodique diaconie. De fait, le lieu où était sis le monastère demeurait fort éloigné de tout lieu habité, désert, ignoré, même, des laïcs.

“ En ce lieu-ci l'usage établi était le suivant : Le dimanche de l'Expulsion d'Adam du Paradis, au seuil du Grand Carême, le Prêtre célébrait la Sainte et Divine Liturgie, à l'issue de laquelle tous s'approchaient du Précieux Corps et Sang du Christ Dieu. Après quoi, tous se nourrissaient succintement d'une nourriture carémique. Puis, s'étant assemblés à nouveau dans l'église, ils y récitaient la Prière de Saint Ephrem, assortie des prosternations qui l'accompagnent :

“ Seigneur et Maître de ma Vie,

L'esprit d'oisiveté,

De domination,

De découragement,

Et de parole facile,

Eloigne de moi.

L'Esprit de Pureté,

De Patience,

D'Humilité,

D'Amour et de Charité,

Donne à Ton Serviteur.


Oui, Seigneur,

Mon Roi et mon Dieu,

Donne-moi de voir mes fautes,

Et de ne point juger mon frère,


Car je suis Ton Serviteur.


A Toi soient la Puissance et la Gloire

Dans les Siècles des siècles.

Amin.”


“ Et, se demandant mutuellement pardon, ils s'embrassaient les uns les autres. Après quoi, chacun priait l'Higoumène de bénir l'exploit ascétique qu'il s'apprêtait d'entreprendre. Sur ce, l'on ouvrait les portes du monastère, et tous, d'un seul coeur, et d'une seule voix chantaient : “ Le Seigneur est ma Lumière et mon Salut. De qui aurais-je crainte? Le Seigneur est le Défenseur de ma Vie, qui redouterais-je?” Le psaume achevé, tous s'enfonçaient dans la solitude du Désert. Ils ne laissaient derrière eux que deux frères, pour la garde du monastère, non point tant pour qu'ils veillassent sur les biens qui y étaient enclos, car entre ces murs l'on n'eût trouvé ni sou ni maille à dérober, mais pour ne point plutôt abandonner l'église, en sorte qu'y fût sans relâche célébré le service divin. Les Anciens passaient donc sur l'autre rive du Jourdain. Chacun, pour satisfaire aux exigences de la nature, portait avec lui sa pitance, autant qu'il en avait désir et faculté, à discrétion. L'un se chargeait de biscottes de pain sec, l'autre de figues, un troisième de dattes, un quatrième de riz humecté d'eau. Mais en voici un encore qui ne prend du tout rien. Il porte sa seule carcasse, et les haillons qui l'en couvrent. Celui-ci se sustentera, quand la nécessité s'en fera sentir, des herbes qui croissent au désert. Ayant passé le Jourdain, tous s'égaillaient, de ci, de là, à grande distance les uns des autres. Et nul, en suite, n'avait plus connaissance du jeûne, ni de l'exploit ascétique de son prochain. S'il advenait à l'un d'eux d'apercevoir un moine venir à sa rencontre, le premier aussitôt, infléchissant sa direction, prenait la fuite. Ils passaient donc leur temps ainsi, en seul à Seul avec Dieu. Sans discontinuer, ils élevaient vers Lui leur chant. Et, au temps marqué, goûtaient avec modération de quelque nécessaire nourriture. Le Carême écoulé, ils s'en retournaient, pour le Dimanche des Palmes et des Rameaux, à leur Saint Monastère. Chacun rentrait alors, pour témoin de son labeur n'ayant que sa conscience pure, qui, seule avec Dieu, savait ce qu'il avait accompli, dont nul jamais ne demandait compte à quiconque, ni ne s'enquérait de quelle sorte il avait oeuvré. Tels étaient les us et coutumes de ce Saint Monastère, Fort avancé du Désert.

“ A l'orée du Grand Carême, le Staretz Zosime, selon la coutume du lieu, traversa donc le Jourdain. Il était porteur de quelque pitance nécessaire à satisfaire aux exigences de son corps, et de la rudimentaire vêture qui servirait à le couvrir. Sans interrompre sa marche, tout comme lorsqu'il prenait quelque nourriture, il continuait incessamment de s'acquitter de sa règle de Prière perpétuelle. Il dormait fort peu, passant sa nuit assis, le front appuyé contre ses genoux, le corps replié en deux, penché sur son Coeur, où battait sa Prière d'Hésychaste. Il prenait son sommeil là où le surprenait la nuit. De très grand matin, à peine après l'aurore, il se relevait, et, debout déjà, se remettait à cheminer. C'est alors que se saisit de lui le désir de pénétrer plus avant dans cette solitude. Il escomptait de trouver, en ces lieux désolés, quelque lutteur Zélote, qui pût procurer profit à son âme. Cet espoir commença de flamber au coeur de Zosime. Dans le dessein de reprendre haleine, il fit cependant halte assez long temps durant; puis, s'étant tourné vers l'Orient, il chanta l'office de prières de la sixième heure, égrena les litanies accoutumées, et reprit sa route. Chemin faisant, pour lors, il ne s'arrêtait plus que par brefs intervalles, aux temps prescrits par sa règle. Il chantait chacune des heures de l'office de prières, y ajoutant la Prière de Saint Ephrem, qu'il accompagnait des prosternations prescrites à cet effet.

“ Et voici que, dans un temps que Zosime chantait son office, il aperçut sur sa droite quelque chose qui semblait l'ombre d'une apparence humaine. Il fut, dans l'instant, saisi d'une grande frayeur, songeant que ce qu'il croyait distinguer là n'était sans doute qu'une suggestion du démon; et il se prit à trembler. Ensuite de quoi il se signa, et déjeta son épouvante. Son canon de prière achevé, il se prosterna visage contre terre en direction du midi, puis, entre ses doigts, entreregarda. Ce fut alors qu'il aperçut la figure d'un être inconnu, nu de corps et boucané de soleil. Ses cheveux, blancs comme de lin, lui arrivaient à peine à la base du cou. Zosime, à cette vue, se dirigea du côté de sa vision. Une indicible joie s'était emparée de lui. Depuis le long temps qu'il s'était enfoncé dans la solitude du Désert, il ne lui avait encore été donné de ne rencontrer ni homme, ni bête. Mais voici que, remarquant la présence de l'intrus, l' apparition se mit à courir, comme cherchant à fuir. Zosime alors, paraissant oublier et son grand âge, et les fatigues du long et harassant périple, à son tour pressa le pas, tant était vif son désir de rattraper le fugitif. Et les voici tous deux, l'un courant, l'autre donnant la chasse au premier, qui fuyait bon train. Les pas de Zosime étaient cependant les plus prompts, et, s'étant rapproché, il se mit à supplier la forme indécise, mêlant à ses cris pleurs et suppliques : “ Que fuis-tu ainsi loin de moi ? qui ne suis qu'un vieux pécheur, lors même que tu seras, toi, quelque véritable Serviteur de Dieu, pour l'Amour de qui tu Vis en ce Désert profonds. Fais-moi donc la grâce de m'attendre, tout indigne et spirituellement malade, et mort, quasi, que je suis! Attends du moins, à cause de l'espérance de la Divine Rétribution qui récompensera et rémunérera ta peine! Arrête-toi! Fais-moi la faveur de ta Prière, et celle aussi de ta bénédiction, si tu me l'accordes! Oui, ce, pour l'Amour de Dieu, qui ne méprise ni ne fait acception de personne! ”

“ Mais le fugitif n'écoutait rien et poursuivait sa course éperdue.

“ L'Ancien, toutefois, commençait de ressentir la fatigue, et son corps, déjà, refusait de faire un pas de plus. Force lui fut bien de faire halte, enfin. Il se remit derechef à crier; et, à force redoublée, se lamentait avec bruit. Sur ce, le fugitif de lui jeter à son tour : “ Abba Zosime! Pardonne-moi, pour l'Amour de Dieu, de ne me pouvoir retourner, pour revenir vers toi, ni m'approcher plus près de toi. Mais, je suis femme, vois-tu, et, qui plus est, nue. Je ne porte rien sur moi, qui pût couvrir ma nudité. Mais, si tu veux bien me faire la grâce de m'octroyer ta prière, et de m'accorder ta bénédiction, jette-moi quelqu'une des pièces de l'habit que tu portes. Je cacherai, lors, cette nudité mienne, puis, je viendrai prendre ta bénédiction, de ta prière implorant le Secours.”

“ Crainte et tremblement s'emparèrent lors de Zosime, à entendre cette ascète, toute inconnue de lui, le désigner nommément par son juste nom. Aussi, surpris, sans plus attendre, ôtant de dessus lui son manteau, puis, détournant la face, il le lui jeta. Elle, saisissant un pan de l'habit, s'en recouvrit le corps, et s'en ceignit la taille. Puis, se retournant vers Zosime : “ Quel étrange motif, Abba Zosime,” dit-elle seulement, “ t'incite-t-il à contempler ainsi une simple femme pécheresse? Quelle soif d'ouïr, ou d'apprendre de moi quelque chose que ce fût t'a-t-elle poussé à prendre sur toi, pour t'en si lourdement charger, pareil fardeau de peine?”

“ Il se prosterna, face contre terre, implorant sa bénédiction. Elle fit de même. Et les voici gisants à terre tous deux, et mutuellement implorant la bénédiction l'un de l'autre. De leurs dépouilles prosternées à terre ne se faisait plus entendre qu'une unique et même supplique : “ Esclave Servant de Dieu, bénis-moi!”.

“ Un assez long temps s'écoula ainsi, ensuite de quoi l'étrange créature féminine dit à Zosime :

- “Abba Zosime, c'est à toi qu'il convient de me bénir, et de prononcer les mots de la prière. Tu es honoré de la dignité de Prêtre, et voici de longues années que tu te tiens dans le sanctuaire, où tu offres à Dieu les Précieux Dons des Divins Mystères”.

“ Ces mots plongèrent Zosime dans une terreur indicible, plus grande encore qu'il ne se pourrait dire, et c'est en répandant des larmes qu'il lui dit, d'une voix étouffée, que brisait la fatigue :

- “ O Mère selon l'Esprit! Tu t'es au plus près qu'il fût possible à l'Homme approchée de Dieu, pour Lui mortifiant ton corps humain. La preuve en est le charisme dont t'a gratifiée Dieu, toi qui m'appelles par mon nom, et désignes comme prêtre celui que tu n'as jamais vu, et dont, jamais, non, jamais, tu n'as ouï parler. C'est donc à toi qu'il appartient de me bénir la première, pour l'Amour de Dieu, et d'intercéder en faveur de celui qui en a si grand besoin, d'autant que c'est à la Perfection Spirituelle Angélique que tu as dès cette terre atteint”.

“ Alors, condescendant enfin à la fervente supplique du vieil homme: “ Béni”, proféra-t-elle, “ Béni soit notre Dieu, qui veut le Salut des Hommes!”. Et Zosime de scander : “ Amin!”. En suite de quoi, les ascètes se relevèrent tous deux.

-“ Qu'es-tu venu jusqu'à moi, une pécheresse, toi, un homme de Dieu ? ”, interrogea-t-elle, “ pour n'avoir à contempler, au terme de toutes tes peines, qu'une pauvre femme nue, dénuée aussi de toutes bonnes oeuvres ? C'est pourtant la Grâce du Saint Esprit qui t'a jusqu'en ces lieux guidé, et sur mon sort instruit, afin que tu fusses à même de rendre à ma dépouille, en temps opportun, les derniers saints devoirs. Mais dis-moi seulement à présent, mon frère, comment, de nos jours, vit la Chrétienté, et dans quel état se trouvent de Dieu les saintes églises”.

- “Par le Surnaturel et Surefficient Secours de vos Saintes Prières, à vous, les Saints Ascètes,” répondit l'Abba Zosime, “ la Paix de Dieu repose sur tous et toutes. Mais, accède seulement, pour l'Amour de Dieu, à la requête d'un vieillard indigne”, poursuivit-il : “ Oui, intercède pour le monde entier, et pour moi aussi, pécheur, afin que n'eût pas été vain mon si long cheminement à travers cet âpre Désert.”

“ La Sainte alors, se tournant vers l'Orient, et levant au Ciel les yeux et les mains, se mit à supplier Dieu ; mais, d'une voix si basse, que ses paroles demeuraient inaudibles.

“ Zosime, par la suite, prenant Dieu à témoin, en contait : “ Alors qu'elle était en Prière, Orante, je levai sur elle les yeux : et voici que je la vis, élevée au-dessus du sol d'une bonne coudée, ravie par la Grâce en Prière.”

“ Le vieillard, à ce spectacle, tomba de nouveau la face contre terre. Il ne savait que répéter ce balbutiement ébahi :

“ Seigneur! Prends pitié!”

“ Tandis qu'il gisait ainsi prosterné, le vieil homme fut encore assailli d'un doute : N'était-ce point là quelque hallucination diabolique, destinée à l'égarer? Ou le simple fruit d'une imagination surchauffée par le torride soleil du désert brûlant?

“ L'Orante se retourna vers lui, et, l'ayant relevé, lui dit :

- “ Que te laisses-tu troubler, Abba Zosime, par cette pensée d'hallucination? Crois-moi, je t'en supplie : je ne suis qu'une femme pécheresse, mais que protège le saint baptême. Je n'ai rien d'une apparition ; mais je suis terre, poussière, cendre, et chair, et ma pensée, jamais, ne s'est élevée à rien de spirituel ”.

“ Sur ces mots, elle signa son front, ses yeux, ses lèvres, et son sein.

- “ Que Dieu”, murmura-t-elle, “ nous délivre du Malin, de ses rêts et de ses filets, car est sans merci son combat contre nous”.

“ L'Ancien se laissa tomber à ses pieds :

- “Je t'en conjure ”, lui dit-il, “ oui, je t'en conjure au Nom de notre Seigneur Jésus Christ, Vrai Dieu, né de la Vierge ! Toi, pour l'Amour duquel, dans la macération, tu mortifias tant ta chair, aujourd'hui revêtue de ta seule nudité, ne me dissimule point ce que fut ta Vie, mais fais-moi le récit de tout ce qui te touche, afin que du Tout-Puissant fût Manifestée, et Révélée la Grandeur. Oui, pour l'Amour de Lui, conte-moi tout. Ce récit, tu ne le feras point pour t'obtenir des louanges, mais pour mon seul profit spirituel à moi, tout pécheur et indigne que je sois. J'en crois et atteste mon Dieu, pour Lequel tu Vis : Je n'ai été mené dans ce Désert qu'à seule fin que fût rendu manifeste tout ce qu'a pour toi accompli Dieu. Or, nous ne sommes point de taille à nous opposer à Ses Jugements. S'il déplaisait à Christ, notre Dieu, que ton ascèse et toi fussent connues, Il ne t'aurait point découverte à moi. Il ne m'aurait point davantage non plus procuré les surnaturelles Forces qu'Il m'a dû prodiguer pour un si long périple”.

“ Lors, elle, le relevant:

-“ Je rougis de confusion, mon Père;” s'excusa-t-elle. “ Pardonne-moi. J'ai honte, certes, à parler de mes actes. Mais, tel que tu vois devant toi mon corps nu, tels aussi je vais te découvrir mes agissements, et toute ma conduite, en sorte qu'il te fût donné de savoir quelle infamie, en suite de quelles turpitudes, souillèrent mon âme entière. Ce n'est assurément point pour recueillir des louanges, comme tu le dis si bien toi-même, que je te vais tout dévoiler. De quoi eussé-je à me vanter, moi qui fus pour le diable un instrument de prédilection? Je te vais lors découvrir tout sans fard. Non, je ne te dissimulerai rien. Mais, je voudrais, au préalable, t'adresser une prière : Ne cesse point, je t'en prie, d'intercéder pour moi, afin qu'au Jour du Jugement il me soit fait Miséricorde .”

“ Le Starets, qui avait si grand désir de connaître sa Vie, pleurait à présent sans pouvoir plus se contenir.

- “Je suis née, mon Père”, commença-t-elle, “ en Egypte. Lorsque j'eus douze ans, et du vivant encore de mes parents, je rejetai leur amour, et m'en fus à Alexandrie. Là, je me livrai à une effrénée débauche. D'y seulement penser, à présent, me prend une telle honte que je ne t'en saurais dévoiler le détail. Je te ferai néanmoins un bref récit de ce qu'il te sied savoir, en sorte que tu saisisses quelle pouvait bien être de mes pulsions sensuelles la déchaînée nature sans frein. Dix-sept années durant, jusqu'à ce que j'eusse vingt-neuf ans, je poursuivis cette vie dépravée. Et ce n'était point pour en recevoir avantahes en dons et présents que je livrais ainsi mon corps au péché, ni contre or ou argent. Non, je ne voulais seulement rien même recevoir en contrepartie, rien accepter ni prendre de ceux que je trouvais sur mon passage enclins à se vautrer avec moi dans la luxure. J'en avais ainsi résolu, et l'avais également arrêté de la sorte, à cette fin d'en voir un plus grand nombre affluer à moi, comme à ma licence, sans entraves aucunes, ni conditions matérielles d'aucune sorte, en vue du seul plaisir des sens, à telle enseigne de pouvoir avec eux à mon effréné désir donner semblant de satisfaction. Ne va point non plus t'imaginer que je me fusse par ce biais grassement pour lors enrichie, ou que je fusse seulement née aisée, et que, pour cette raison même, je n'exigeasse rien autre de mes compagnons de débauche. Non, bien au contraire, c'est à peine à suffisance, et dans l'indigence même que je vivais, et, bien souvent, c'est affamée qu'à ma quenouille je demeurais assise. Mais, le déchaînement de mes appétits charnels était, lui, sans frein. Le sens de ma vie, c'était en un constant outrage à la nature que je le trouvais encore.

“ Or, voici qu'un jour - l'on était dans le temps des moissons - j'aperçus toute une foule de Lybiens et d'Egyptiens se diriger vers la mer. Comme l'un d'eux s'en venait à ma rencontre, je me mis à l'interroger : “ Où donc se hâte tout ce monde?” m'enquis-je. - “ Ils font diligence ”, me répondit-il,

“ vers Jérusalem, pour la Fête de l'Exaltation de la Vivifiante Croix, ”. - “ Me prendront-ils à bord, en leur compagnie? ” interrogeai-je à brûle-pourpoint, et comme à tout hasard. “ - Si tu as tes vivres propres, et de quoi payer ta traversée, ” me fut-il répondu, “ nul, assurément, n'ira se mettre à l'encontre de ton envie de les accompagner”. - “ Ah, l'ami!”, soupirai-je.

“ Non pas. Je n'ai en vérité rien à moi, qui vis désargentée, sans davantage de provisions de bouche . Mais je m'en vais prendre place dans l'un de leurs vaisseaux, et sans doute me nourriront-ils, si, pour guise d'acquittement, je fais commerce de mon corps.” - “ Mon dessein, en faisant route avec eux, était, pardonne-moi, mon Père, de susciter le plus grand nombre de rencontres qu'il fût possible, telles qu'elles fussent susceptibles de contenter un moment la lubricité de mes sens. Oh! je t'en ai prévenu, Abba Zosime : Ne me contrains pas à te dévoiler tout de mes turpitudes passées. J'appréhenderais trop alors, Dieu m'en soit Témoin, de souiller de ces dires de dévoyée jusqu'à l'air même que nous respirons”.

“ L'Abba Zosime, cependant qu'il trempait le sable de ses larmes, ne cessait point de l'adjurer, l'implorant :

- “Parle, Amma - ma Mère- , pour l'Amour de Dieu, parle. Ne t'interromps point en ton récit. Car il est, sache-le, spirituellement fort profitable, et précieux à mon âme”.

- “ Le jeune marinier”, poursuivit-elle, “ à l'impudicité de mes propos, éclata de rire et s'en fut. Pour moi, je jetai le fuseau que je tenais entre les doigts, et courus à la mer. Là, sur le rivage, je vis une foule de vigoureux jeunes gars, moussaillons du plus bel aloi, qui me parurent tout-à-fait propres à provisoirement satisfaire mes pulsions d'amoureuse à tout vent. Beaucoup déjà s'embarquaient. A mon abrupte façon de faire accoutumée, je bondis vers eux : “ Prenez-moi avec vous aussi, et là où vous allez, j'irai ”, leur jetai-je. “ Rassurez-vous, je ne vous serai pas à charge.” J'ajoutai quelques explications indécentes, qui suscitèrent un rire général. Eux, me voyant plus qu'une prostituée dénuée de scrupules en matière de pornographie, sans plus négocier ni marchander, me prirent avec eux à bord, et leur navire, bientôt, s'éloignait du rivage. Quant à ce qui, de ce moment, se passa dans la cale, comment oserais-je te l'avouer, à toi, qui es Homme de Dieu? Quelle langue pure le saura dire? Quelle chaste oreille pourrait recueillir ce que, durant cette traversée, furent mes oeuvres d'infamie? Comment confesser en quelle manière, je fus, criminellement, pour beaucoup une occasion de chute, en contraignant autant, malgré eux, au péché? J'étais alors passée maîtresse en tous les tours, modes, et appeaux d'impureté, avouables autant qu'inavouables, que peut imaginer une volupté corrompue par le vice. Crois-m'en, mon Père, je suis saisie d'effroi à songer que la mer eût pu, sur ses flots, tant porter de mes inconduites, souvent me demandant comment la mer ne s'était point bien plutôt entr'ouverte, pour m'engloutir vivante au fond de l'Enfer, moi qui prenais tant d'âmes aux filets du Diable et de la Mort.

“ Parvenue à Jérusalem, cependant que toujours livrée à ce même flot impétueux de mes déchaînées passions, j'y demeurai jusqu'à la Fête de l'Exaltation de la Très Sainte et Vivifiante Croix. Ma conduite en la ville était plus dépravée que précédemment encore. Ce ne m'était pas assez des jeunes gens avec qui j'avais fait route sur le bateau. J'en racolai une quantité d'autres, citadins riverains et voyageurs de passage, en sorte d'assouvir ma passion de luxure. Lorsqu'arriva la Fête, je n'en diminuai pas pour autant mes libidineuses activités, et continuai comme auparavant d'user de tous les attraits de ma séduction à dévoyer des âmes d'adolescents mêmes. Le jour de la fête, de grand matin, voyant que tous s'apprêtaient à se rendre à l'église, je m'en fus également, de compagnie avec la multitude. Tous firent halte sur le parvis, et, lorsque fut venue l'heure de la célébration liturgique, je m'efforçai de pénétrer dans l'église, avec tout le peuple qui se trouvait là. Mais il se fit que, d'étrange sorte, je me trouvai toujours repoussée, et fortement rejetée en arrière. Pressée par la foule, à grand'peine m'approchais-je du porche. Mais ce fut tout juste si je parvins à poser les pieds sur le seuil. Tous pénétraient librement dans l'église, mais, pour moi, quelque Force Puissante et Mystérieuse me plaquait au sol, me rivant sur place, et m'empêchant de franchir ce seuil sacré. Je fis effort à nouveau pour passer le porche, et entrer à l'intérieur des murs; mais, de nouveau, je fus rejetée au dehors. Aussi, bientôt me retrouvai-je seule, telle une réprouvée, debout plantée sur le parvis. Je résolus lors de m'infiltrer dans une nouvelle vague d'entrants, en prenant place au milieu d'eux. Mais j'eus beau, cette fois encore, tenter ma chance en me glissant parmi eux, tout comme la première fois, ce fut peine perdue. Chaque fois que la semelle de mon pied de pécheresse en effleurait la limite à peine du seuil, l'église qui accueillait tout le monde, petits et grands, dignes et moins dignes, en toute liberté, moi seule me repoussait. Il me semblait que ce qui me rejetait ainsi était une Force comparable à celle d'armées angéliques, d'En-Haut dépêchées avec la charge de protéger le lieu saint. De nouveau lors, je me retrouvai sur le parvis. La chose se reproduisant d'égale sorte bon nombre de fois, je commençai d'en éprouver fatigue et lassitude. Je ne parvenais déjà plus à me seulement même mêler aux nouveaux arrivants qui cherchaient à entrer. Tant de presse aussi m'avait laissé le corps harassé.

“ Couverte de honte et de confusion, désespérée aussi, je me retirai dans un coin du parvis. Ce fut là que, comme touchée par la Grâce Divine, je sentis la Lumière du Salut Illuminer les yeux aveuglés de mon coeur. Il me fut donné à comprendre la cause qui empêchait que je visse la Vivifiante Croix du Seigneur. Oui, conformément aux divins préceptes de Dieu, l'Illuminateur de nos âmes, me fut découvert que c'était la boue de mes oeuvres qui défendait que j'entrasse dans l'église. Pour la première fois de mon existence, de mes yeux lors jaillirent de vraies larmes. Mon coeur frémit au-dedans de moi. La conscience de mes péchés, comme jamais, m'envahit. L'horreur de mes turpitudes s'empara de moi. Je me pris à pleurer plus fort, puis de toute mon âme, et mes larmes, bientôt, se muèrent en sanglots. Levant les yeux, j'aperçus, fixée au mur, une icône de la Très Sainte Mère de Dieu. Fixant lors sur elle mon regard et ma pensée :

“ Ô Vierge, notre Souveraine”, L'implorai-je au travers de mes pleurs, “ Toi qui dans la Chair enfantas Dieu le Verbe! Je n'ignore point, non, je sais en toute vérité, qu'il ne te saurait être agréable qu'une sale prostituée telle que moi portât ses regards sur une Sainte Icône de la Très Pure et toujours Vierge et Mère. Il est donc juste que je n'attire que le mépris de Ta Pureté Virginale. Mais, j'ai ouï dire que Dieu s'est fait Homme, Lui que Tu enfantas, à cette seule fin qu'il appelât les pécheurs à la Repentance. Aussi Secours-moi, moi qui suis seule au monde, coupée de tous et de tout, n'ayant de secours à attendre de quiconque ni de nul. Ordonne que j'obtinsse à mon tour d'accéder à l'église, que je ne sois point privée de contempler la Croix Glorieuse sur laquelle fut dans Sa Chair cloué le Fils Dieu né de Toi. Ordonne, ô Souveraine, que sur moi aussi, quoique indigne, s'ouvrent les portes de Ton église, afin que je puisse me prosterner enfin, comme tous les autres, devant la Croix. Intercède en ma faveur, et je forme devant Toi le voeu, et j'atteste que, de ce jour, je ne souillerai plus mon corps, en paillarde, dans la luxure. Lorsqu'il m'aura été donné de contempler le bois de la Croix de Ton Fils, alors, renonçant au monde et à tout ce qu'il contient, sur-le-champ je me rendrai là où, Toi-même en tant que garante de mon Salut, il Te plaira de me Guider.”

“ Ces paroles achevées à peine, il me sembla qu'un voile se levait de mon âme. Brûlante de fervente Foi, et me reposant toute sur la Bonté de la Mère de Dieu, je m'éloignai du lieu où je m'étais ainsi tenue en prière, et m'en fus de nouveau prendre place parmi ceux qui s'apprêtaient à entrer. Et voici qu'il n'était plus pour me repousser personne, qu'il ne se trouvait plus nul quidam pour s'opposer à ma présence, non plus qu'à mon entrée sous le porche. Frayeur et crainte s'emparèrent lors de moi. Je n'étais plus que frissons et tremblements. En suite de quoi, je pus enfin librement et sans entraves pénétrer à l'intérieur de l'église, où je fus trouvée digne, peut-être, de voir la Vivifiante Croix. Je compris à sa vue ce secret de Dieu qui se tient prêt à accueillir en Son Sein tous ceux qui viennent à repentance. Je tombai face contre terre, vénérai la Croix Glorieuse, l'adorai, et, après l'avoir embrassée, sortis promptement me rendre auprès de Celle, ma Protectrice, qui, désormais, sur chacun de mes pas serait ma Sauve Garde. Inclinée devant l'Icône de ma Divine Intercessrice, je ployai les genoux. Lors, du tréfonds de mon coeur, et de toute mon âme, je dis à la Toujours Vierge, et Mère de Dieu :

“ Toute Bénie! Vierge et Mère de notre Dieu, manifeste sur moi Ton Bienheureux Amour des Hommes! Tu n'as point eu en horreur mes prières d'indigne. Tu me donnas, d'Efficience, à Voir la Gloire que je n'eusse, par mes seules forces dénuées de Vertu, méritée de Contempler. Grâce à Dieu soit rendue! qui, pour l'Amour de Toi, accueille aussi des pécheurs le Repentir Vrai qu'En Esprit Insuffle cette Grâce Sienne. Or, me voici, pécheresse. Que pourrais-je seulement ajouter à ce triste état de fait, en pensée, comme en dires? Vois qu'est Venu le Temps, ô ma Souveraine, de m'acquitter de la promesse faite à Toi, ma Patronne. Aussi, de cet instant, du lieu dont Tu as Désir que je prisse le chemin, Enseigne-moi les Voies, où, mystérieusement, de l'Esprit de Sainteté me Guidera la Grâce. Sois-moi Maîtresse de Salut, et, sur l'âpre sente de la Pénitence, mon Guide.” C'est alors, soudain, que, d'une Voix, qui me semblait lointaine, me parvint intérieurement le son : “ Si”, me disait-elle distinctement, “jusqu'au delà de ses rives, tu traverses le Jourdain, tu trouveras le Repos de la Surnaturelle Paix.” Ayant ouï ces mots, il me sembla qu'ils m'étaient destinés. Aussi, épanchant mes larmes : “ Souveraine! Toute Sainte! Ô Mère de Dieu! Ne m'abandonne donc pas!”, m'écriai-je alors. Aussitôt quittant l'enceinte du parvis, à pas pressés, je m'en fus promptement. Un passant me voyant aller ainsi me glissa dans la main trois liards, soufflant : “ Prends cela pour toi, bonne mère!” Je les pris en effet, et, sur cet argent, m'achetai trois pains. “ Où se trouve,” m'enquis-je alors auprès du boulanger, “ la route qui mène au Jourdain?”. Il me renseigna, m'indiquant de quelle porte de la ville en partait le chemin. D'où, sans plus m'arrêter, tout en égrenant le sentier de mes larmes, je m'en fus. De là, m'enquérant au fur-et-à mesure de ma progression de la direction à suivre auprès des voyageurs qui par là cheminaient, je passai tout ce premier jour à péleriner de la sorte. Le soleil, déjà, s'inclinait vers l'Ouest, lorsque j'atteignis, sur la rive du Jourdain, le Monastère Saint Jean le Baptiste.

J'entrai là quelque temps, y prier en l'église, puis, sans tarder, descendis au fleuve, laver, en cette eau sainte et bénie, mes mains et mon visage. Après quoi, retournant à l'église, j'y rentrai de nouveau, pour m'approcher de la Communion aux Très Saints Dons et Vivifiants Mystères du Christ. En suite de quoi, buvant de l'eau bénite du Jourdain, je me sustentai de la moitié de l'un des pains constituant pour ce périple, et en tout et pour tout, mes seules provisions de bouche. Puis, à la nuit tombée, je me laissai choir, endormie, sur la terre nue. Tôt après l'aurore, au matin du lendemain, ayant sur le fleuve avisé une barque, je priai le passeur de me mener sur l'autre rive. Une nouvelle fois, j'y adressai à la Mère de Dieu ma prière, à cette fin qu'Elle, ma Protectrice, me conduisît en l'exact lieu - j'ignorais lequel - où Bon Lui semblerait. Ce fut ainsi que je parvins en cette solitude où s'est, depuis lors, écoulée ma Vie.”

- “ Combien d'années”, s'enquit Zosime, “ as-tu vécu en ce Désert profonds?”

- “ Quarante sept ans, me semble-t-il,” fut la réponse de la Sainte, “ ont bien dû s'écouler depuis l'instant que je passai les portes au franchîment de la Ville Sainte”.

- “ De quoi t'y es tu donc pu nourrir et soutenir?” demandait encore Zosime.

- “ Il ne fallut guère de temps que les pains se desséchassent que j'avais apportés avec moi, plus durs, bientôt que pierre. Mais, par l'Eau des larmes de la Grâce de Dieu, les humectant chaque fois, et peu à peu les grignotant, en peu d'années je les eus achevés”.

- “ Narre-moi ”, poursuivit Zosime, “ comment tu pus en ce libre abandon perdurer tant d'années, sans être jamais importunée, harcelée, ni tourmentée, de pensées de révolte, ni de brusques changements d'état psychique.”

- “ Tu abordes ici à présent, Père Zosime,” soupira-t-elle, “ ce dont je redoute le plus de parler. S'il me fallait rappeler à mon souvenir tous les maux dont j'eus à souffrir avant que de toucher à mon état présent, quelles pensées lancinantes, obsédantes, et cruelles, me tourmentèrent, je craindrais trop, pour lors, de m'en trouver à nouveau la proie.”

-“ Cependant, non, ne me passe rien sous silence, ” insistait Zosime ; “ je t'en ai adjurée, déjà. Oui, pour l'édification des fidèles à venir, dévoile par le menu tout ce qui regarde à ton ascèse.”

- “ Crois-m'en, Zosime, ” s'enhardit la Sainte, “ dix-sept années durant, je perdurai au plus profonds de cette solitude, luttant, comme avec des bêtes sauvages, contre mes pensées et mes désirs éhontés et lascifs. Lorsque je m'apprêtais à goûter de mes terrestres nourritures, me venaient des hallucinations de viandes et de poissons apprêtés, tels que j'en mangeais en Egypte. Du désir de m'étancher de vin, le gosier me brûlait, car j'en avais, dans le monde, à satiété bu. Mais ici, n'ayant point même à suffisance d'eau, la soif, férocement me consumait, et j'en pâtissais affreusement, accablée de tous maux, pis qu'il se peut imaginer. J'étais en manque aussi des musiques et chants indécents auxquels j'avais si longtemps été accoutumée, et ce désir me tourmentait au point qu'il me prenait l'envie de les chantonner parfois. Toutefois, je ne me laissais aller en rien à suivre pareille pente. Mais, dans l'instant me reprenant, comme sur le roc je brisais ces pensées mauvaises. Me frappant la poitrine, et me répandant en pleurs, il me souvenait de la promesse que j'avais donnée, à la Mère de Dieu vouée, en entrant en ce Désert. Aussi, En Esprit me transportais-je devant l'Icône de la Toute Pure, ma Sauve Garde et ma Protectrice, et, prosternée devant elle, j'épanchais mes larmes, La Suppliant de chasser loin de moi les assauts de ces pensées qui jetaient en mon âme leur effroyable trouble. Pour lors, après que j'eusse long temps pleuré, et me fusse, avec force fervente, frappé la poitrine, une Lumière, chaque fois, me venait de toute part Illuminer d'Esprit. De là, se faisait en moi un calme étrangement serein, pareille à la bonace se levant sur la mer de l'âme, me délivrant de la tempête agitée de mes passions. Hélas, Abba! n'est-il point à craindre que semblable récit n'aille à nouveau réveiller mes pensées de luxure? Au-dedans de ma chair, dévorée des passions, le feu s'en embrasait, qui me consumait toute entière, m'incitant aux désirs charnels. Dès lors que s'emparait de moi semblable état, je me jetais à terre, et, trempée de pleurs, m'efforçais d'élever mes pensées, plus haut infiniment, jusque devers ma Protectrice. Présentant à mon esprit Son Image, je la voyais jugeant ma transgression. Je me représentais les tourments dûs au Divin Tribunal à mon esprit d'impureté. Et, de jour, ni de nuit, je ne me relevais point de terre que l'instant ne surgît qu'une Douce Lumière fût venue me pénétrer, m'Illuminant toute, delà la chasse de ces pensées impures, qui, jusqu'au supplice, m'avaient tant tourmentée. De fait, cette merveilleuse Lumière, m'envahissant, laissait tout refroidi, et comme éteint, le feu de mes passions dévoratrices, apaisant, d'un Baume Surnaturellement Consolateur, le virulent pouvoir de mes dépravés appétits et désirs. J'osais lors de nouveau sur ma Protectrice élever mes regards. Sans discontinuer j'implorais Son Aide, pour qu'Elle me secourût au fin fonds de ce Désert, où, comme au profonds d'un gouffre, je me tenais en l'abysse de ma détresse. Et véritablement, Elle se montrait ma Coadjutrice, en Sainte Auxiliaire m'Assistant, un à un Guidant tous mes pas sur l'âpre sentier de Pénitente Repentance. Voici donc comment je passai dix-sept années de ma vie, souffrant d'une infinité de maux, de détresses et de tourments. De ce temps, jusqu'en cet instant, ma Protectrice, la Mère de Dieu, fut en toute chose ma Guidance et ma Sauve Garde.

- “ Comment pus-tu souffrir aussi tant de privations, de nourriture, plus encore que de vêtement?” s'étonnait encore Zosime.

- “Après que j'eusse achevé de manger ces pains”, fut la réponse de la Sainte, “ que j'avais apportés avec moi, je me nourris des herbes qui pouvaient bien pousser au désert. Quant à l'habit qui me couvrait encore cependant que je traversai le Jourdain, il finit, d'usure, par tomber en loques. Tant le froid que l'intense canicule me réduisirent à la plus dure nécessité. Cuite de soleil le jour, je grelottais et claquais des dents la nuit, sous l'extrême froidure. Que de fois, pour lors, ne m'écroulais-je point à terre, physiquement brisée, et demeurai, gisant là, sans mouvement ni même connaissance. Des tentations m'assaillaient, innombrables. Toutefois, après qu'eurent passé dix-sept années d'ininterrompues souffrances, la Puissance de Dieu, en Ses manifestations infinies, descendit sur moi, et, pour leur Sauve Garde, pénétrant mon corps humilié de Pénitence, vint s'Unir à mon âme d'ancienne dépravée. Ah! Je demeure interdite à la seule pensée des malheurs sans nombre auxquels voulut bien m'arracher le Seigneur Dieu! De tout cela, j'acquis à la toute fin, mieux qu'une ferme conviction, l'inébranlable, l'indéfectible Espérance envers le Pardon Miséricordieux qu'aux Pénitents accorde Dieu. De ce moment, je me nourris, et me revêtis de Sa Parole Inspirée. Car, ce n'est pas de pain seulement que Vit l'Homme; et ceux qui de couverture n'ont rien, les pierres les vêtiront, dans la même mesure qu'ils auront de leurs péchés dépouillé la tunique.

“ L'Abba Zosime, l'entendant par après se remémorer au long d'entiers passages de la Sainte Ecriture, de Moÿse, des Prophètes, et du Psalmiste, s'enquit encore :

- “ T'es-tu adonnée à l'Etude des Psaumes et des autres Livres des Saintes Lettres?”

- “ Crois-m'en : Du temps que j'ai traversé le Jourdain jusqu'à cette heure, je n'ai vu âme qui vive, hormis toi. C'est à cette heure seulement qu'il m'est, en regardant ton visage, donné de voir face humaine. Non; je n'ai vu ni bête, ni homme; animal féroce, ni créature vivante, quelle qu'elle fût. Quant à ce qui est des livres, non, je te le confesse, je n'ai point davantage étudié,

médité, ni même entendu lecture, ou chant d'église. Cependant, la Parole de Dieu, sache-le, est Vivante, et Efficiente. C'est le Verbe Divin, de par l'Esprit de Sainteté, qui confère à l'Homme Intelligence et Divination, incessamment l'Illuminant en toutes ses voies. Voici que je t'ai maintenant tout dit, de ce que je te pouvais dire.

A présent, je t'en conjure, par l'Incarnation du Verbe de Dieu, Prie pour moi pécheresse ! “

L'Ancien, vivement, se prosterna devant elle :

- “ Béni soit Dieu!” s'écriait-il dans ses larmes, “ Béni soit Dieu qui accomplit de si grandes merveilles! Béni soit-Il! qui me montre de quelle sorte Il Pardonne à ceux qui devant Lui présentent pour offrande l'Oeuvre de leur Repentir, et de leur Pénitence!”

Mais elle, saisissant la main du vieillard pour le relever de terre, et l'empêcher de se prosterner à nouveau devant elle :

- “ De tout ce que tu viens d'entendre de moi, Père,” dit-elle, “ par Jésus Christ, je t'en conjure, notre Dieu et Sauveur, ne souffle mot à personne, jusqu'au temps que Dieu, de cette terre me retirera. Pour l'heure, va En Paix. Et dans un an d'ici, de nouveau, tu me reverras. La Bénédiction de Dieu nous aura jusque là Sauve Gardés. Fais alors, pour l'Amour du Seigneur Dieu, ce dont je te vais prier : L'an prochain, le Grand Carême venu, ne traverse point le Jourdain, comme vous en avez à votre Couvent accoutumé de faire...”

“ L'Abba Zosime, ici encore, s'étonnait, émerveillé de ce qu'elle lui pût ainsi parler des us et coutumes de son Monastère, paraissant en avoir une aussi claire CoNaissance que si elle y demeurât avec eux. Et, gardant le silence, il rendait intérieurement Gloire à Dieu, qui fait et prodigue de si grands Dons à ceux qui L'Aiment En Vérité.

- “ Durant ce temps, et pour lors, comme à cette heure je t'en prie, ”poursuivit-elle, “ demeure en la clôture de ton Couvent, car, quand bien même tu voudras sortir, cela ne te sera point possible. Au jour du Grand Jeudi, à l'heure de commémorer l'ultime Sainte Cène, dépose en un calice, digne d'un tel Mystère, une parcelle du Précieux Corps du Christ et quelques gouttes du Sang Vivifiant. Et porte- moi le tout, te rendant de ce côté du Jourdain qui s'étend là, en direction du village. Attends-moi en ce lieu. J'y viendrai prendre part aux Dons sanctifiants. Car, de ce moment où, en l'église du Précurseur, je me suis approchée des Saints Mystères, je n'ai plus participé aux Choses Saintes, dont tant ardemment j'ai Désir. Ne méprise pas, je t'en supplie, ma prière. Bien au contraire, viens, sans y manquer, me porter la Communion aux Mystères, à cette heure même où le Seigneur à Ses Saints Disciples donna de prendre part à Sa Remémoration.”

“ Après, sur ces mots, qu'elle eût demandé l'intercession des prières de l'Abba Zosime, la Sainte, à nouveau, s'enfonça dans le Désert. Sur quoi l'Ancien se prosterna, au lieu où s'étaient posés ses pieds baisant le sol, puis,

à son tour, il s'en retourna, rendant Grâce et Gloire à Dieu.

“ Retraversant le Désert, il s'en revint à son Monastère.

Là, n'osant aller à l'encontre de la défense qui lui avait été faite de rien dire, il ne soufflait mot à quiconque de ce qu'il avait vu et entendu. Mais, en lui-même, il suppliait Dieu d'une nouvelle fois lui montrer le visage qu'il désirait tant revoir. Tout affligé et chagrin de ce que lui parût si long le temps qui le séparait encore du moment tant attendu, il eût bien voulu que l'entière année n'eût que la durée d'un seul jour, si la chose seulement en eût été possible.

“ Lorsqu'au bout de l'an, advint le Temps du Grand Carême, le Père Zosime, subitement, tomba malade, et force lui fut bien, comme le lui avait prédit la Sainte, de demeurer au Monastère.

“ L'heure survenue de commémorer le dernier Saint Repas du Christ, l'Abba accomplit en tout point ce qui avait été requis de lui. Il déposa en un fin calice une parcelle du Précieux Corps, et quelque peu du Sang du Christ, notre Dieu et Seigneur. Il disposa aussi, sur une petite corbeille, quelques figues séchées, et, avec des dattes, un peu de riz détrempé d'eau. Tard, à la vesprée, il se mit en route. Parvenu au lieu dit, il s'assit sur la rive du Jourdain, se mettant en peine d'y attendre la Sainte. Sans cesse, il portait ses regards du côté du Désert. Il s'attendait à tout instant à la venue de celle, devenue très semblable au Christ, qu'il brûlait de revoir. Elle survint soudain. L'apparition s'arrêta; de ce côté même de la rive dont elle venait. D'un bond, réjoui, Zosime se leva. Mais, dans le temps même qu'il rendait Grâce à Dieu, une pensée l'assaillit, dont s'attrista son coeur :

“ Comment”, s'inquiétait -il, “ va-t-elle pouvoir traverser le Jourdain, lors même qu'il n'y a là ni bac de batelier, ni barque de passeur?” Et il se lamentait en pleurant : “ Malheur à moi, indigne que je suis, qui ne puis rien pour ma Sainte!”. Sur quoi, levant les yeux sur elle, il l'aperçut qui, traçant sur le Jourdain le signe de la Croix pour en bénir les flots, entrait en ses eaux, et, passant à pied sec à la surface du fleuve, cheminait assurément vers lui.

“ La lune brillait avec éclat, et l'ascétique silhouette, distinctement, se détachait sur le ciel, tout au long de sa marche affleurant en surplomb les rapides courants. Elle glissait sur la nappe liquide comme si elle eût foulé la terre ferme. L'Abba Zosime voulut se prosterner devant elle; mais la Sainte ne le lui permit pas.

- “ Que t'apprêtais-tu à faire, Abba! ”, s'écria-t-elle, l'en empêchant. “ Et ceci, lors même que tu es porteur des Saints Mystères!”

Bientôt, parvenue au rivage :

- “ Père, bénis-moi!” murmura-t-elle.

- “ Gloire à Toi, Christ notre Dieu!”, s'écria lors Zosime, “ de ce que Tu m'as donné, à moi Ton Serviteur, et pauvre pécheur, de connaître ma faible mesure spirituelle!”

La Sainte, l'espace de quelques instants, se recueillit, puis, en fin, s'approcha des Saints et Vivifiants Mystères. Après quoi, selon la coutume des Moines, elle pressa sur son coeur le saint Ancien pour lui donner l'étreinte En l'Amour du Christ, que, plus communément, l'on nomme accolade. En suite de quoi, élevant ses mains vers le Ciel, elle rendit Grâce à Dieu au travers de ses larmes. Puis, se tournant vers l'Ancien :

-“ Va maintenant, Zosime;” enjoignit-elle fermement.

“ Retourne t'en à ton Monastère, et dis à l'higoumène Jean qu'il prenne garde à son troupeau d'âmes comme à lui-même et à la sienne propre. Car il se passe là-bas bien des choses qui demandent d'être amendées. Pour l'heure présente, toutefois, je souhaite que tu ne lui en touches mot, jusqu'au temps seulement où te l'enjoindras Dieu, comme Il te le fera savoir. Et dans un an d'ici, Zosime, rends-toi une nouvelle fois au lieu où tu me rencontras, la première fois. Oui, viens-y, pour l'Amour du Seigneur, et, une fois encore, tu m'y verras, selon le Vouloir de Dieu.”

“ Tout tremblant était lors Zosime, de la merveille qu'il lui avait été donné de voir, et de la pénétration d'Esprit avec laquelle lui parlait la Sainte, lui révélant, sans les connaître, l'état spirituel de l'higoumène et des frères de son Monastère.

“ L'Ancien l'invita à goûter de la nourriture de bouche qu'il lui avait apportée. Mais elle, prenant entre ses doigts trois grains de riz, qu'elle porta à ses lèvres :

-“ Avec la Puissance du Saint Esprit, qui, en Sa Surabondante Effluence, Sauve Garde, Nourrit, et fait Croître la substance de nos âmes, cela suffira,” dit-elle mystérieusement. Puis, elle ajouta : “ Prie pour moi, je t'en supplie, te ressouvenant de mes péchés.”

“ Lui, à son tour, la pria d'intercéder pour tous, comme pour lui, et ses propres péchés.

“ La Sainte alors s'éloigna, cependant que gémissait, se lamentant le vieillard, désireux, plus de temps encore, de contempler son lumineux visage. Il était néanmoins impossible de désormais l'arrêter. L'Ascète retraversa le Jourdain, repassant le fleuve comme elle s'en était venue, marchant sur ses eaux.

“ L'Ancien, quant à lui, entreprit de s'en retourner à son Monastère.

“ L'année suivante, il s'en vint donc, une fois encore, en cette partie du Désert où lui avait été donné de voir la Sainte. Longtemps Zosime eut à péniblement cheminer à travers l'âpre solitude. Il suppliait Dieu de lui montrer à nouveau cet Ange dans la Chair qu'il avait en ces lieux contemplée. Lors, comme il se dirigeait vers l'Orient, il aperçut soudain, sur le sol étendue, la très semblable à Dieu. La Sainte était morte. Les mains croisées sur son Coeur, formant, en une ultime Prière, le signe de la Croix, elle gardait le visage tourné vers l'Orient des orients, le Christ Dieu, son Maître et Seigneur.

“ S'approchant d'elle, l'Ancien, tout trempé de ses larmes, en baigna les pieds de la Sainte. Et ce fut tout pleurant encore qu'il psalmodia seul les prières de l'Ensevelissement. Mais le doute l'assaillait, cependant qu'il procédait en chantant à sa sépulture, ignorant si ses bons offices seraient pour plaire à cet Ange terrestre, redevenu Céleste. Et tandis qu'il était en proie au trouble que suscitait en lui cette pensée, voici que, tracés sur le sable, il aperçut écrits ces mots :

“ Ensevelis, Abba Zosime, le corps, en ce lieu,

De l'humble Marie.

Rends à la terre ce qui vient de terre.

Prie Dieu pour moi, qui suis trépassée

Au mois de Pharmouthi, selon le calendrier égyptien,

Et selon le romain, au Premier d'Avril,

En la Nuit même de la Passion du Christ Sauveur,

Après avoir pris part à la Cène des Divins Mystères.”


“ A lire cette inscription, l'Ancien se réjouit de ce qu'il y apprenait le nom de la Sainte. Il saisit lors également qu'en ce lieu, jusqu'où il lui avait fallu vingt jours cheminer pour l'atteindre, Marie s'était en une seule heure rendue, à peine lui avait-il eu porté, l'an passé, les Saints Mystères; aussitôt après quoi, elle s'était Endormie Dans le Seigneur.

“ Le vieillard cependant s'affligeait de ce qu'il n'eût rien apporté avec lui qui fût propre à creuser profonds une tombe en terre. Et voici qu'il aperçut soudain un lion énorme, lequel accourant vers le corps de la Sainte, se mit en devoir de lui lécher les pieds. Puis, de ses pattes de derrière, la bête fauve se prit à gratter le sable, suffisamment avant pour creuser une fosse qui pût contenir la dépouille de la défunte Ame. L'Ancien, tout en priant la Sainte d'intercéder en faveur de tous les êtres, recouvrit son corps de sable. En suite de quoi, les seuls témoins desservants de l'office s'en furent tous deux, - le lion, au profonds de son Désert, - le Père Zosime, en son Saint Monastère, au lieu de sa Sainte Pénitence.

“ A son Higoumène, ainsi qu'à tous ses Frères ensemble, Zosime, dès à son retour, relata tout ce qu'il avait vu et ouï de tout ce qui avait trait à cette Sainte et Merveilleuse Marie d'Egypte. Loin de rien celer, il révéla tout ce qu'il savait la regardant.

“ L'Higoumène, conformément au précepte de la Sainte, amenda en son monastère ce qui réclamait d'y être repris et corrigé pour le progrès spirituel de tous.

“ Lorsqu'il fut sur sa bienheureuse fin, le Père Zosime, par égard au profit spirituel des hommes, comme à l'édification de tous, coucha par écrit tout ce qui touchait à la Sainte.

“ Pour moi”, ajoute encore ici, par manière de transcripteur, le Patriarche Sophrone de Jérusalem, ( Saint de l'Eglise, selon que le rappellent ses scoliastes), j'ai retranscrit, transmis à mon tour, et diffusé ce récit autant que faire se pouvait, afin que ne demeurât point occulté, dissimulé, celé, ni caché sous le boisseau le tout Merveilleux Avancement Spirituel de ce Grand Luminaire de la Sainte Orthodoxie, Astre au firmament de l'Eglise, qu'il sied de prime abord de placer bien en vue sur la Hauteur, pour l'offrir à la vue de tous les fidèles, celui de la Bienheureuse Marie, notre Mère - Amma - entre les Saintes, Egale aux Saints Apôtres.

“ Notre Sainte Eglise Orthodoxe célèbre au Premier Avril, Cinquième Dimanche de la Sainte Montée du Grand Carême, le Jour de sa Fête, Mémoire de l'immense Sainte Marie l'Egyptienne .”

Très Sainte Marie d'Egypte, Prie Dieu pour nous pécheurs!

Amin.



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