lundi 13 septembre 2010

Vie de Saint Théophile, le Fol en Christ.

VIE DE NOTRE PÈRE ENTRE LES SAINTS
THÉOPHILE DE KIEV LE FOL-EN-CHRIST
HIÉROMOINE GRAND-SCHÈME
DE LA LAVRA DES GROTTES DE KIEV,
ASCÈTE ET PROPHÈTE




Traduit par Presbytéra Anna













L̓AGE D̓HOMME
COLLECTION LA LUMIERE DU THABOR Collection La Lumière du Thabor
fondée par Patric Ranson (+)
dirigée par Michel TERESTCHENKO et Laurent MOTTE


La Lumière du Thabor est le nom d'une revue orthodoxe
publiée par la Fraternité Orthodoxe Saint-Grégoire-Palamas
30, boulevard de Sébastopol, 75004 PARIS


DEJA PARUS

P. Ambroise Fontrier, Saint Nectaire d'Egine. Ed.augmentée. 1993.

Cyriaque Lampryllos, La Mystification Fatale, Etude sur le Filioque. 1987.

Evêque Nicolas Vélimirovitch, Cassienne, L'enseignement sur l'amour chrétien. 1988.

P. Justin Popovitch, L'Homme et le Dieu-Homme. 1989.
- Philosophie orthodoxe de la Vérité (Dogmatique de l'Eglise Orthodoxe). Tomes 1 à 5. 1992-1997.

Patric Ranson, Richard Simon, ou du caractère illégitime de l'augustinisme en théologie. 1990.

Wladimir Guettée, De la Papauté. 1990.

Mgr Athanase Jevtitch, Dossier Kosovo. 1991.
- Etudes Hésychastes. 1995.

Michel Aubry, Saint Païssius Vélichkovsky. 1992.

Nicolas Cabasilas, La Mère de Dieu. 1992.

Archim. Joachim Spetsieris, Sainte Photinie l'Ermite. 1992.

Mgr Photios, Archim. Philarète, Le Nouveau Catéchisme contre la Foi des Pères. 1993. Notice sur le texte


Les différents témoignages rapportés ici ont diverses sources. Ils proviennent en effet :
soit 1°) de fidèles de Kiev.
soit 2°) des syncelles du starets.
soit 3°) de Gabriel Feodorovich Galushka, qui devint moine sous le nom de Platon, après qu’il eut longtemps servi le Métropolite Philarète.
soit 4°) des multiples récits rapportés par les moines et les moniales de la Lavra Pecherskaya de Kiev, du monastère Mikhaïlovsky, comme du monastère Florovsky.
soit 5°) de l’infirmière Alexandra Grigorievna Chernikova, laquelle participa à la campagne de Turquie, et qu’une amitié de longue date avait liée au bienheureux.

Chapitre I

Mon père et ma mère m̓ont abandonné
mais le Seigneur m̓a recueilli (Ps.26,10).

Comme touchait à sa fin le siècle des lumières – lequel plutôt eut la semblance du ténébreux athéisme – la femme d’un pauvre prêtre de la ville de Makhnovo, du comté de Kiev en Russie, mit au monde, en octobre 1788, deux superbes jumeaux, aussi vigoureux que beaux à voir. Et quoique leur mère Euphrosyne fût simple et sans éducation, et que leur père Andréï Gorenkovsky ne fût que le desservant, au village, de l’église de la Nativité de la Mère de Dieu, c’était l’un de ces enfants nouveau-nés que Dieu toutefois allait avant peu manifester comme l’un des luminaires glorieux de l’Eglise. L’aîné en effet, qui reçut au baptême le saint nom de Foma, devait sans tarder trancher en tout point sur son frère, Callinique, d’un instant son cadet.
La coutume à l’époque voulant qu’une mère allaitât son enfant, Euphrosyne se conforma dès lors à l’usage, et bien qu’il lui fût malaisé de nourrir ses deux fils ensemble, déclina les avances de diverses nourrices venues s’offrir pour lui porter secours. Quelle ne fut pas sa désillusion, pourtant, lorsqu’elle s’avisa que Foma, son aîné, refusait obstinément de boire, détournant loin d’elle son maigre visage. Craignant qu’il ne mourût de faim, la pauvre femme recourut alors à cent sortes d’expédients. L’enfant toutefois s’obstinant à refuser toute espèce de lait, sa mère dut se résoudre à le nourrir à la fin d’une soupe grossière, où elle mêlait carottes, navets et pommes de terre bouillies.
Semblable rejet par l’enfant du lait maternel jeta dans le coeur de la pauvre femme un froid, qui bientôt se mua en haine. Déjà la mère s’était pour son fils prise d’aversion . Enfin, pour aggraver le fait, ses voisines, femmes superstitieuses et méchantes, commentèrent la chose à leur façon, lui faisant mille fables absurdes, où Foma pour finir apparaissait peint sous les traits du proche cousin de l’ourson. Tant et si bien qu’Euphrosyne, simple et ignorante comme elle l’était, adhéra sans défiance à ces contes de bonnes femmes. Plus que jamais elle s’horrifia, et son ressentiment envers lui s’en accrut davantage. “ Cet enfant n’est pas le mien, songeait-elle. On me l’aura substitué. Ne m’a-t-on pas refusé de baptiser un même jour Callinique et Foma ? Quelque sorcière sans doute l’aura enlevé, me laissant cet autre à sa place ”.
Six mois durant, Euphrosyne fit l’impossible pour que Foma se comportât tant soit peu en enfant ordinaire. Mais elle apercevait, se manifestant en lui, de si étranges traits de caractère, tellement incompréhensibles à la pauvre femme qu’elle était, qu’ils achevèrent de lui faire voir, en ce prétendu fils, une sorte de monstre. Enfin, elle se prit pour lui d’une haine si terrible, qu’elle résolut de se débarrasser à jamais de cette encombrante présence. Faisant un soir venir sa servante, elle la prit à part, et dans le secret lui dit : “ Je ne peux plus souffrir la vue de ce vampire. Je ne supporterai pas qu’il reste encore ici. Aussi, demain à l’aube, mène-le à la rivière, et jette-le à l’eau. Jure-moi seulement que nul autre que nous ne le saura ”.
La servante pria, pleura, supplia que la mère prît en pitié l’innocent. Mais elle eut beau plaider et sangloter, menaçant Euphrosyne de la colère de Dieu, la mère, haineuse, demeurait inflexible. En sorte que force fut bien à la servante d’à la fin se soumettre.
Le lendemain matin, le jour levé à peine, la servante prit l’enfant dans ses bras, courut à la rivière, et, faisant sur lui le signe de la croix, jeta Foma au milieu de l’eau. Alors se produisit un fait étrange et merveilleux. Dieu, dans sa Providence, protégeait l’enfant : le nourrisson bientôt reparut à la surface, et, paisible, se mit à flotter, devers la rive opposée. Puis le flux, doucement, vint le déposer sur la terre ferme.
A cette vue, la servante effrayée, se sachant certes coupable d’un premier crime, mais davantage, redoutant les fureurs de sa maîtresse, décida d’expédier au plus vite l’abjecte besogne. Traversant le fleuve, elle reprit le marmot qui, dans ses bras, dormait d’un profond sommeil. Elle s’interdit pourtant de penser encore et, pour la seconde fois, d’un geste rapide, lança son paquet à l’eau . Mais cette fois aussi se manifestait la puissance de Dieu : les vagues portèrent l’enfant jusque sur un îlot, qu’avaient dessiné là les limons du fleuve, et délicatement, le posèrent sur le sable fin.
Bouleversée par l’éclatant miracle, la servante repassa le gué, et saisit l’enfant dans ses bras. Voyant le bébé bien vivant, parfaitement sain et sauf, le repentir la prit, la secouant d’amères larmes. Elle ramena Foma à sa mère et, d’une voix qu’étranglait l’émotion, lui rapporta les faits étranges qui s’étaient à l’instant produits.
“ Vous pouvez me tuer ! criait-elle. Mais je ne noierai pas moi, cet innocent, quand Dieu Lui-même, par un miracle étonnant, a sauvé ses jours, et quand il nous faudra payer le prix d’un meurtre si cruel ! ”
Mais la mère, poussée par cette haine odieuse, ne voulait pas croire un mot des contes de sa servante. Rageuse, elle la querellait : “ Honte sur toi ! hurla-t-elle. C’est sur un vampire que tu t’apitoies ! Si nous le laissons vivre, il nous vaudra les pires maux. Non, mieux vaut que je le noie de mes mains, plutôt que de souffrir ce monstre, dont la vue seule m’est un supplice affreux ! ”
Sur ces mots, Euphrosyne, d’un geste violent arracha Foma des bras de la servante toute terrorisée, et d’un pas furieux, prit le chemin qui menait à la rivière. Un moulin à eau, non loin de là se dressait. Euphrosyne s’approcha du bord. Il était tôt encore, nul ne paraissait alentour. Jugeant l’heure et le lieu appropriés à son crime, elle prit son élan et, balançant bien haut son fils en l’air, le jeta sous les pales même de la roue du moulin. Alors, donnant l’enfant pour mort, elle quitta l’endroit. Mais tandis qu’elle s’en allait, la conscience en paix, un troisième miracle encore se produisit. La roue du moulin, dans un terrible grondement s’était arrêtée.
Voyant que sa roue ne tournait plus, le meunier intrigué sortit en courant, tâchant d’apercevoir ce qui l’entravait. Bloquées par une force mystérieuse les pales, sous l’énorme pression qui dérivait contre elles vibraient encore, tandis que l’eau, écumant et bouillonnant, semblait vouloir s’acharner contre elles, rageuse de cette immobilité subite où on la forçait. Mais l’homme à ce moment crut entendre comme les vagissements d’un enfant nouveau-né. Regardant à ses pieds, il vit, flottant au milieu de l’étrange tourbillon, un être emmailloté. Prestement il se baissa, et s’arc-boutant au-dessus du torrent, retira le bébé d’entre ces eaux furieuses… A peine avait-il ôté l’enfant, que les pales se remettaient à tourner.
Eperdue, la servante, en désespoir de cause, avait de loin suivi l’indigne mère. Lors donc qu’elle eut de ses yeux vu ce nouveau miracle, ses sanglots de plus belle la reprirent. S’approchant du meunier, elle lui dit tout ce qu’elle savait, lui dévoilant l’étrange manifestation sur cet enfant de la puissance divine, qui par trois fois, l’avait sauvé du péril de la mort.
“ Que faire à présent ? demanda le meunier, plus qu’embarrassé. Si nous rendons l’enfant à sa mère, elle recommencera sans attendre ”.
Craignant de rendre l’innocent victime, une nouvelle fois, de cette haine perverse d’une mère dénaturée, ils résolurent de rapporter bientôt toute l’affaire au père.
Mais ni les plaidoyers, ni les prières, ni les menaces mêmes n’eurent sur Euphrosyne le plus infime effet. Dans le fait, à rebours, que l’enfant, toujours réchappait à la mort, elle ne voyait rien que l’action du démon. Et plus son époux, pour l’en faire revenir, voulait la convaincre de sa folie, plus profondément elle s’y enfonçait. “ Je ne le laisserai pas vivre ! hurlait-elle. Ce n’est pas un enfant ! C’est un monstre, un substitut ! Je veux voir à jamais sa vie flétrie ! ” Et la superstitieuse femme, à plusieurs reprises encore, voulut faire périr son fils.
Comprenant enfin jusqu’où allait la haine de cette femme pour un fils, l’époux, le coeur brisé, consentit à l’éloigner d’elle pour longtemps. En secret il s’enquit d’une nourrice qui fût avisée puis, lui ayant par le détail conté l’horrible histoire, et dévoilé ce honteux secret de famille, il se remit à elle du soin de l’élever. De ce jour engagée, la nourrice donnait au petit de la mie de pain trempée dans du bouillon, et chaque jour à son père faisait parvenir des nouvelles de Foma.
Les mois passèrent. L’enfant se développait harmonieusement. Mieux, il se fortifiait. La nourrice s’acquittait avec conscience de cette tâche qu’elle s’était vu impartir. Elle élevait Foma, et s’occupait de lui, comme elle l’eût fait d’un fils. Bientôt pourtant, il plut à Dieu de faire passer Andréï, son père, de cette vie éphémère aux demeures éternelles. Sentant venir sa mort le père, inquiet de l’avenir de son fils, se souvint du bon meunier, qu’il fit venir à son chevet : “ C’est, lui dit-il, parce que tu as été témoin que Foma fut sauvé naguère par miracle qu’aujourd’hui, devant Dieu, je m’en remets à toi du soin de mon enfant. Elève-le, protège-le, et ne lui fais aucun mal. ”
Voyant en cette charge une bénédiction du ciel, le meunier, d’un coeur joyeux, aussitôt accepta.
Cependant, l’étrange histoire de l’infortuné Foma s’était répandue alentour. En sorte qu’un vieux propriétaire vint de la ville de Makhovo trouver chez lui le meunier, qu’il pria de lui céder la garde du garçon.
“ Je n’ai pas d’enfant, lui dit-il. Aussi voudrais-je faire de ce petit mon fils. Je l’établirai, à ma mort, héritier de tout ce que je possède. Laisse-moi Foma, je t’en prie. ”
Le meunier, sachant l’homme riche, et voyant son coeur sincère, se rendit à ses suppliques, et lui remit Foma.
Alors s’ouvrit pour l’enfant une période de jours heureux. Il vivait sous le toit du propriétaire, et le vieil homme en retour lui prodiguait l’amour et toute la tendresse qu’il n’avait jamais eu. L’heure venue, Foma devait même devenir riche. Ainsi du moins en eut-il été, si les vues humaines eussent concordé toujours avec les voies impénétrables qui sont celles de la divine Providence. Mais le Seigneur en avait disposé d’autre sorte. Le garçonnet n’avait guère été adopté que depuis quelque temps que son bienfaiteur, qui pour lui avait été un second père, mourait de manière inopinée.
Le pauvre enfant dès lors, qui n’avait pas même atteint l’âge encore de ses trois ans, une fois de plus demeurait orphelin.
De la fortune, la femme du défunt s’arrogea sur-le-champ l’entier revenu. Puis, ayant résolu de prendre un second mari, elle s’empressa de placer l’importun. Le prêtre du village, par compassion, voulut bien l’accepter. “ Avec lui, plaidait la veuve pour se justifier, je suis pieds et poings liés. Mais vous, batiushka, vous le préparerez sans peine aux devoirs qui siéront mieux à son état de fils de prêtre. ”
L’affaire conclue, Foma fut conduit à son nouvel asile. Aussi loin qu’il tentait par le souvenir de remonter dans le temps, ce tout petit enfant n’avait rien connu que cette vie errante, dont il ne semblait plus à présent s’étonner. A peine était-il entré en cette vie, qu’il avait dû prendre sur lui déjà, la croix de celui qui, son temps durant sur la terre, n’avait pas eu à reposer sa tête.
Jusqu’à ce qu’il eût sept ans, Foma vécut chez son tuteur. Nul ne lui prêtait attention, et le prêtre ne cherchait guère à l’instruire. Le garçon, la plupart du temps, restait livré à lui-même. Rarement prenait-il part aux jeux de son âge. A l’étonnement des enfants, il ne montrait nulle inclination pour ces occupations, trop bruyantes ou puériles à son gré, ne s’y joignant qu’à contrecoeur, lorsqu’on l’y forçait. Préférant s’isoler, il s’adonnait, assis dans quelque coin tranquille, à des méditations d’aspect mélancolique.
Foma s’accoutumait à cette vie errante, dont le caractère libre et fantasque marquait heureusement son esprit. Bientôt il goûta la douceur que laissaient sur son âme ses prières enfantines. Il fit l’épreuve de la frugalité puis, de là, celle des jeûnes prolongés. Très vite, il s’en vit spirituellement affermi ; son être entier, à ses yeux même se transformait. L’église devenait son plus cher refuge. Les villageois jasaient : l’étrange enfant ne manquait pas un office. Au premier son de cloche, il accourait, comme transporté. Nulle part, comme à l’église, son âme n’eût trouvé semblable réconfort, nulle part elle ne se fût tenue dans ce repos mystérieux qu’elle ne sentait qu’en ce lieu. Et, plus souvent qu’ailleurs à présent, on le rencontrait là sous le vieux porche, debout devant les portes closes, abîmé dans une prière profonde, étranger au monde, à tout ce qui faisait la texture de ce monde.
Les gamins du village, l’estimant taciturne et par trop renfermé, le raillaient sans répit. Ils en faisaient des gorges chaudes, et souvent le battaient. Devenu leur cible préférée, Foma, pour les fuir, s’enfonçait dans les bois, où de longues heures il disparaissait, demeurant parfois jusqu’à deux jours entiers. Des bergers, le plus souvent, le retrouvaient pleurant, puis se répandaient sur lui en contes extravagants. L’enfant-martyr, lui, savait déjà qu’il n’est ni vraie joie, ni bonheur ici-bas, mais qu’est voué à souffrir plutôt tout être qui reçoit le jour. Parce qu’il savait d’expérience toute l’amertume que comprend une vie, il voyait le monde encore ne prêter nulle attention aux criantes souffrances, incapable, tant il est dur, de distinguer des larmes, furtives certes, dans les yeux frères qu’il renie. Depuis longtemps aussi, Foma savait la joie sans pareille qu’il est à secourir ces laissés pour compte, tous gens de misère. Ne gardant rien pour lui, il leur distribuait, à pleines mains, tout ce qu’il pouvait trouver. La vue dans la rue d’un garçonnet vêtu d’une loque l’émut un jour au point qu’il ôta la sienne et, sans hésiter, la lui donna. Son bienfaiteur, l’avisant à son retour, avec pour tout vêtement une simple casaque, regarda ce beau geste d’un oeil moins bienveillant : une correction fut le tribut de cet acte généreux, jugé peu réfléchi.
Lorsque l’enfant eut sept ans passés, le prêtre entreprit de lui apprendre ses lettres. Mais peu après, le bon maître déjà, mourait, laissant à nouveau sans abri la pauvre âme errante. Foma versa bien des larmes amères, pleurant douloureusement celui que malgré tout il jugeait comme un bienfaiteur. Mais ce qu’il pleurait aussi, peut-être, était moins la perte d’un père ou d’un toit, que celle d’un maître, d’un myste initié, qui venait à peine d’entrouvrir sur lui des portes d’un monde nouveau, où trônent la science, la sagesse et la connaissance.
Le prêtre mort, il fallut trouver pour Foma un nouvel asile. Alors, présumant qu’après sept années entières la haine d’Euphrosyne pour son fils avait disparu, et qu’elle se sentirait prise pour lui d’une maternelle tendresse, un vieil homme, vétéran de la paroisse, jugea bon de ramener Foma chez sa mère. Ils partirent donc pour la maison d’Euphrosyne. Ils arrivèrent comme elle taillait du bois. La mère en les voyant reconnut son fils. Ce fut comme si la prenait un transport de rage. Loin d’accueillir ce fils avec amour, elle lui jeta, furieuse sa hache à la tête. Par bonheur manquant son but, la lame atteignit le petit à l’épaule.
Stupéfait, horrifié, le vieillard prit dans ses bras l’enfant ensanglanté. L’arrachant aux prises de la folle, il le porta chez lui et là, sous son propre toit, pansa sa blessure. Tandis que Foma, doucement se remettait, l’ancien, après quelques recherches, apprit que l’enfant avait encore un oncle, prêtre lui aussi, et qui devenu veuf, s’était retiré à Kiev, au monastère Bratsky, où on le regardait avec autant de vénération qu’un starets. Tout heureux le vieillard dès lors, oubliant que le garçon n’était pas encore guéri tout-à-fait, le mena de ce pas jusqu’à Kiev. Là, trouvant le starets, il lui dit tout ce qu’il savait de son infortuné neveu, qu’il lui laissait maintenant le soin d’élever. Le monastère Bratsky comptait à l’époque une académie de théologie comportant des classes de jeunes débutants. On y plaça l’orphelin qui commença de s’y familiariser avec la sagesse des livres.
Voulant faire bon usage de cette hospitalité d’un oncle généreux, Foma se plongea dans l’étude, devenant bientôt un modèle d’étudiant. Jusque dans ses moments perdus, il lisait les théologiens, ne les abandonnant plus que pour s’adonner à la prière hésychaste. Il connaissait à présent l’exégèse entière de tous les psaumes, et il y puisait, à les redire par coeur, sa joie et son réconfort de chaque instant.
Pures et enfantines, ses prières, bientôt trouvèrent grâce devant Dieu, et le Seigneur adoucit assez le coeur de la dure Euphrosyne pour que pût s’opérer la réconciliation que son fils avait si ardemment souhaitée.
Il advint en effet qu’Euphrosyne fut frappée soudain d’un mal incurable. Escomptant que ce devait être là quelque punition que lui infligeait Dieu pour ses fautes, elle comprit enfin toute l’horreur de cette cruauté dont elle avait toujours fait montre envers ce fils innocent qu’elle avait sciemment tourmenté. Et ressentant les affres du repentir, elle versa d’amères larmes. Sa conscience pourtant ne la laissait plus en paix. Et tandis que le jour entier la torturait sa maladie, des cauchemars, la nuit, achevaient de la mettre au supplice.
Si elle voyait en tout cela la main de la justice divine, son doux fils durant ce même temps pleurait, implorant son salut. Et par ses prières sans doute, sa mère peu à peu ouvrit les yeux de son âme, et mesurant sa fatale erreur, supplia Dieu de la lui pardonner. Le Seigneur qui est bonté la prit en pitié. Son fils, peu avant sa mort, vint la visiter. Et ces retrouvailles, si longtemps différées, furent pour tous les deux une consolation rare.
“ Pardonne-moi, mon fils, suppliait en pleurant celle qu’enfin touchait le repentir. Pardonne à la cruelle, à la folle et abjecte que je suis. Enténébré, mon esprit ne me laissait pas voir ces actes tout démoniaques que je commettais. Puissent toutefois descendre sur toi les bénédictions divines. Ne maudis pas une mère qui fut diabolique, et souviens-toi de moi, sombre pécheresse, dans tes incessantes prières. ”
A ces mots Euphrosyne, pressant son fils contre elle, fit sur lui de signe de la croix, et paisiblement rendit son âme à Dieu.
Foma de ses mains, ferma ces yeux sans vie, et lut les prières pour sa défunte mère.


Chapitre II

Ma bouche annoncera ta justice,
tout au long du jour ton salut,
parce que je n̓ai pas le savoir d̓un lettré (Ps.70,15).

Foma, à l’académie, s’avérait un étudiant des plus remarquables. Mais ne s’y sentant pas malgré tout assez d’inclination, il résolut d’interrompre là ses études théologiques. Il ne jugeait pas qu’elles pussent le mener jamais à la vision de Dieu. Pour plus haute école, Foma n’admettait que la seule Eglise. S’adonnant dès lors à la lecture et à la psalmodie, il accoutumait de surcroît son esprit à la prière incessante. De ce moment, la pensée du monachisme ne le quitta plus, devenant sa plus chère aspiration.
Peu de temps après –c’était en 1810– l’oncle qui l’avait avec bonté recueilli mourut à son tour, laissant son neveu sans toit ni ressources. Il ne fut plus question même que Foma poursuivît ses études. Il quitta l’académie, et se mit en devoir de gagner sa pitance. Passant par la ville de Chigiria, il y assuma la charge de lecteur. Mais, sa voix ayant été jugée médiocre, il fut relégué au fin fond du village d’Obukhov, à titre de sacristain.
Foma n’y resta pas davantage. Le monde, qui depuis sa naissance, l’avait rejeté, l’opprimait à présent sous le carcan de ses règles et de ses lois, toutes étouffantes et rigides, qui empêchaient son âme de bien se recueillir. “ Mon âme a soif de Toi, soupirait-il, elle languit après les parvis du Seigneur». Pris d’un profond dégoût pour les gens, dont l’immense majorité est d’esprit malveillant et méchant, Foma résolut en 1812 d’entrer au monastère Bratsky de Kiev. La “ guerre patriotique ” battait alors son plein.
La vue du monastère emplit le jeune ascète d’une indicible joie. Il retrouvait ces lieux bénis, ce cloître paisible, que deux ans plus tôt, l’âme en peine, il lui avait fallu quitter. Cette fois pourtant, ce n’était pas pour s’y livrer à l’étude qu’il y revenait, mais pour s’adonner avec une persévérance accrue aux bienfaits de la prière et du jeûne. Il était mort au monde, et le monde était à jamais mort pour lui.
Entré au monastère Bratsky, Foma s’y vit assigner diverses obédiences. Placé d’abord à la boulangerie, il pétrissait la pâte et cuisait le pain. Les prosphores pourtant, ne pouvant être enfournées sur place, Foma devait encore les porter au monastère Florovsky, lequel était le couvent de femmes, situé non loin de là, où elles cuisaient à part. Mis un peu plus tard à la cuisine, on le retrouve ensuite à l’hospice du monastère, exerçant les fonctions d’aide-infirmier. Enfin, on le nomma sacristain, puis sonneur de cloches. Cette diaconie-là lui plaisait entre toutes. Il se levait à l’aube, montait au sommet du clocher, et s’y adonnait en secret à quelque méditation profonde. Ses prières s’y élevaient brûlantes, d’autant plus que nul en ces lieux n’eût pu l’importuner. A ses pieds gisait le vain monde, et sous ses yeux éblouis se déroulait azurée l’écharpe du ciel, abritant aux regards le Tout Puissant Créateur des choses visibles et invisibles.
Plusieurs années se passèrent ainsi. Redoublant son ascèse comme aussi ses prières, Foma était pour chacun un vivant exemple d’obéissance, de douceur et d’humilité. De toute son âme, il désirait ressembler aux anges. Et sans cesse en lui résonnaient ces paroles : “ Je soupire après ton salut, Seigneur, et ta loi fait mes délices.”
Bien qu’il le souhaitât ardemment, Foma ne priait pas ses Anciens de le tonsurer plus tôt, conscient qu’il était de devoir s’exercer d’abord à la stricte observance des canons monastiques. L’higoumène toutefois, ne manquant pas de remarquer son ardeur sans pareille pour les ascèses les plus difficiles, l’honora le 11 décembre 1821, du petit Schème Angélique que Foma reçut, avec le nom nouveau de Théodore.
Le jeune moine ensuite reçut la charge des divers ornements sacerdotaux. Et ce fut peu de temps après que le dévouement dont il fit preuve dans l’acquittement de cette tâche, non moins que sa vie exemplaire, en tout point monastique, lui valurent, le 30 septembre 1822, d’être élevé au rang de hiérodiacre.
Ce nouvel état fut une autre fois pour lui l’occasion de redoubler son ascèse. Habilité désormais à servir à l’autel du Roi des Puissances, Théodore, de toute la force de son âme, tentait d’imiter les vies toutes angéliques de ceux qui par leurs vies avaient su plaire à Dieu, et qui maintenant, devant le trône céleste, se tenaient aux côtés de l’Agneau, Celui qui sur Lui prit autrefois les péchés de l’univers entier.
Bien que la nouvelle fonction de Théodore lui valût une rente modeste, il n’en resta pas moins un jeûneur des plus austères. Il ne possédait rien en propre, et sa cellule montrait assez que la possession de biens matériels lui était chose entièrement étrangère. En sorte, pour finir, qu’il ne faisait servir sa rente qu’à des fins charitables. Souvent gardant le jeûne quelque deux ou trois jours à la suite, il distribuait vivres et argent aux divers pauvres, mendiants et pèlerins qu’il pouvait aviser en chemin, n’hésitant pas même à donner sa propre part. “ Que sont à mes yeux cette chair et ce sang, qui quelque jour ne seront plus que poussière ? ” songeait Théodore pour se donner du courage. Et il redoublait son jeûne.
A l’imitation du Christ, il témoignait à ceux qui l’entouraient un amour sans limites. Souvent aussi, il s’acquittait lui-même du travail des autres, faisant les diaconies pénibles qui incombaient aux novices, en sorte que servant comme l’eût fait un esclave acheté, il mettait ses pas dans ceux du Sauveur, venu “ Non pas pour être servi, mais pour servir. ”
Théodore, quelques années plus tard, le 6 février 1827, était ordonné hiéromoine. Assigné à la même époque au poste d’intendant du monastère Bratsky – charge qui, regardée comme un grand honneur, était très convoitée par bien des moines, mais qui ne répondait nullement cependant aux aspirations de Théodore – il fit en sorte, désireux qu’il était de fuir les rencontres, et de loin préférant demeurer dans un isolement absolu, de se faire relever de ses fonctions d’intendant. Refusant dès lors toute diaconie, il requit la bénédiction de l’higoumène pour pouvoir se retirer aux grottes de Saint Théodose, que celui-ci naguère avait creusées dans les trouées rocheuses du village de Lesniky. La permission lui en ayant été refusée, Théodore ne vit plus pour lui d’autre salut que dans la difficile ascèse du “ fol en Christ ”, ne craignant pas désormais d’emprunter cette voie si peu ordinaire, qui lui permettrait toutefois, sous une feinte excentricité, de dissimuler ses hautes vertus. Du moins son humilité l’exigeait-elle ainsi, quand cependant il avait clairement conscience de s’élever toujours de puissance en puissance sur l’échelle sainte du progrès spirituel, dont l’ascension, jour après jour, est infiniment ardue, jusqu’au degré ultime de la perfection. Car Théodore véritablement suivait ce précepte de l’Apôtre disant : “ Si quelqu’un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu’il devienne fou, afin de devenir sage.”
Théodore, en vérité avait moins à lutter pour accomplir des progrès et s’élever dans les vertus spirituelles qu’un être ordinaire n’eût eu à le faire, car le Seigneur dès longtemps “ avait sondé son coeur, et connu toutes ses pensées ”. Tout enfant déjà, Théodore avait été par Dieu doué de pureté et d’humilité. A quoi s’ajoutait l’irréfragable foi qu’il avait en la Providence, elle qui chaque fois l’avait retiré de l’abîme des marais et des sables mouvants, affermissant ses pas pour les poser sur le Christ – le roc inébranlable. “ Mon coeur est prêt Seigneur ”, lui murmurait son coeur avec le psalmiste, “ Mon coeur est prêt ! ” Dès lors, s’étant fixé pour but la plus haute des ascèses monastiques, Théodore, le 9 décembre 1834, revêtit le Grand Schème Angélique, qu’il reçut cette fois sous le nom nouveau de Théophile.
Le Grand Schème, qui pour le moine est à l’image de la mort corporelle, comme de la lutte aussi qu’il convient de mener pour qui veut s’élever toujours jusqu’au jour de son entrée dans les demeures du séjour éternel, pour le bienheureux Théophile, lequel, dès les premiers jours de son temps sur la terre avait apprêté son âme au service de Dieu, fut de manière plus radicale encore le signe du renoncement absolu à ce monde, et du transfert par la pensée de sa vie vers les hauteurs du ciel. La Mort, le Jugement, le Royaume, voilà ce qui maintenant occupait toutes ses pensées, comme tous les moments aussi de sa contemplation.
Et ce fut avec une joie sans bornes que Théophile, le bienheureux, s’engagea sur ce sentier étroit et douloureux que savent ceux qui sans regret se sont crucifiés au monde, à cette fin quand il l’aurait parcouru, d’atteindre à l’état serein de la seule liberté qui fût, loin, bien loin de toutes passions de la chair. En vrai soldat du Christ que désormais il était, il allait revêtu des armes divines, par quoi il était apte à présent à parer toutes les faiblesses, toutes les tentations qui sont de l’homme faible.
Etranger à toutes les vanités de ce monde, il dédaignait toutes ces contingences purement matérielles, qui sont la trame ordinaire de la vie quotidienne du commun des gens. Théophile ne nouait non plus de liens avec quiconque, choisissant de fermer entièrement le temple de son âme à ce monde qui dès l’enfance l’avait rejeté. Aussi n’ouvrait-il plus les lèvres que pour la seule prière, tandis que faisaient seules mouvoir sa langue ses invocations à son Créateur. D’un pas toujours paisible, il allait les yeux baissés, abîmé dans quelque méditation profonde, le long de l’habituel sentier qui de sa cellule menait à l’église, dont jamais il n’eût manqué un office. Il s’y arrêtait un peu à l’entrée, ou bien se tenait auprès des portes, et, debout, immobile, demeurait là, jusqu’à ce que s’achevât l’office. A ses pieds, chaque fois, il posait un panier empli de provisions diverses, qu’il distribuait à qui semblait en avoir le plus besoin, et qui, outre le reste, comportait invariablement un bol, un seau, une cruche et un petit psautier.
Voulant accentuer sa prétendue folie, le bienheureux, dans sa cellule, mit un vieux cercueil dont, contrairement à l’usage de bien des anciens ascètes qui s’y allongeaient la nuit pour dormir, il se servait, lui, pour y emmagasiner provisions et ustensiles divers. Plus extravagant encore, au jour de revêtir le Grand Habit Angélique, Théophile cousut ensemble de vieux lambeaux d’étoffe, dont il se fit un voile, que jusqu’à la mort il ne quitta plus. Si bien que lorsqu’à sa dormition, on lui ôta ses hardes, le voile d’origine, qu’il avait reçu avec le Grand Habit, apparut intact au-dessous, comme s’il eût voulu le garder neuf pour l’ensevelissement.
Le starets chaque matin allait au Dniepr pour y chercher de l’eau. là, souvent, il montait dans quelque canot amarré sur la berge, ramait jusqu’à la rive opposée du fleuve, puis, prestement descendait. Alors, pénétrant dans l’épaisseur du sous-bois, il s’adonnait insatiable à l’ineffable vision de Dieu. Sans quérir jamais l’aide d’un passeur, prenant la première barque venue, il ramait seul, mieux que n’eût fait un batelier. Les pêcheurs, qui savaient les usages de Théophile, ne s’inquiétaient guère de voir manquer l’une ou l’autre de leurs embarcations. Ils se fussent bien gardés même de l’empêcher d’agir ainsi à sa guise.
Bientôt devenu réceptacle sans tâche des dons du Saint Esprit, Théophile, le bienheureux théophore de la Grâce divine, ne se dérobait plus dès lors à l’attention grandissante que lui prêtaient les gens, non plus qu’à la vénération qu’ils lui vouaient d’un seul coeur. De fait, ils avaient pris l’habitude de venir faire cercle autour de lui, le suivant en tout lieu, dans l’espoir d’entendre tomber de sa bouche quelque rare et précieux précepte spirituel. Ainsi du moins le Seigneur place-t-il les humbles sur les hauteurs mêmes de la ville. Les autorités de l’Académie, pourtant, se gardaient bien, quant à elles, de partager tant soit peu cet inquiétant engouement pour “ ce moine sale et déguenillé de Théophile ”. Jaloux, les moines, à leur tour, se rendaient chez l’évêque, et constamment se plaignaient de lui, prétextant que les foules de curieux qui marchaient à sa suite, et qui selon leurs dires forçaient l’entrée des bâtiments, gênaient l’accès à l’Académie, nuisaient au silence, et troublaient la paix nécessaire aux étudiants. Ces plaintes furent l’occasion de sévères réprimandes dirigées contre lui. Aussi, préférant éviter d’aller au-devant de situations qui s’annonçaient plus sombres, le bienheureux jugea que le temps était venu pour lui de se cacher dans les bois, afin d’échapper à la foule curieuse de ses admirateurs. Dès lors, il ne rentra plus dans sa cellule que ne se fût couché le soleil. Mais la foule, néanmoins, se massait sur la rive du Dniepr, l’y attendant jusqu’au soir, et de là lui faisait cortège, tout au long du chemin qui le menait chez lui.
Voyant son zèle brûlant et l’amour de feu qu’il portait à son Christ, Dieu couronna Théophile, l’illuminant de la sagesse d’en haut, au point que tout ce qui dans la nature semblait, tant pour la morale que pour la physique, incompréhensible, était pour le starets naturel et intelligible. Aussi le bienheureux prédisait-il avec exactitude maints phénomènes ressortissant du monde visible et, chose plus extraordinaire encore, connaissait les secrets des coeurs, si profondément fussent-ils enfouis. Car très tôt, dit-on la grâce divine avait commencé de se manifester en lui, quand il n’était que rasophore, exerçant humblement sa diaconie de sacristain.
Les moniales du monastère Florovsky avaient à cette époque coutume de se rendre au Dniepr, pour y puiser l’eau chaque jour. Celle-ci, plus riche en fer et plus saine, y était en effet meilleure que n’était l’eau du puits. Et le plus court chemin pour aller au fleuve passant par les terres du monastère Bratsky, c’était là celui qu’empruntaient les moniales. Leur canon voulait seulement que nulle novice ne franchît les portes de son couvent qu’elle n’en eût au préalable demandé à l’higoumène la bénédiction. Celles qui allaient à la rivière devaient, de même, en aviser leur proche supérieure. Une jeune novice toutefois, s’étant rendue chez sa staritsa, et ne l’ayant pas trouvée dans sa cellule, ne s’en rendit pas moins au Dniepr, sans avoir reçu la bénédiction requise. Elle allait y plonger son seau, lorsque soudain perdant l’équilibre, elle vit lui échapper, et glisser au fond de l’eau, la clef qu’elle tenait à la main, et qui ouvrait sa cellule. Confuse, la pauvre enfant se mit à sangloter et, de désespoir se tordant les mains, se demandait comment elle oserait se présenter à nouveau devant sa staritsa. Il lui faudrait bien, ne pouvant plus ouvrir sa porte, expliquer en détail la perte de sa clef… Elle se lamentait encore lorsque tout-à-coup apparut, surgi d’on ne sait où, le bienheureux Théophile.
“ Qu’as-tu à pleurer ? ” demanda-t-il, en s’approchant. La jeune fille aussitôt lui confia son chagrin. Il écouta son récit puis, abruptement : “ C’est pour ton bien, folle ! lui lança-t-il, lorsqu’elle eut achevé. Tu ne sortiras plus, la prochaine fois, sans bénédiction ! Allons, donne-moi ton seau. Je vais t’aider. ”
Lestement se penchant au-dessus de la rivière le bienheureux fit sur le seau le signe de la croix, et puisa un plein seau d’eau.
“ Eh bien ! lui dit-il. Prends tout cela, et rentre chez toi. Te voici avec ton eau, et ta clef, qui était perdue. ”
La novice regarda, et vit au fond du seau sa clef qu’elle avait crue à tout jamais perdue. Poussant un cri de joie elle voulut courir derrière Théophile. Mais celui-ci, déjà, avait disparu.
Ainsi confondant chacun, et par la grandeur de ses vues, et par l’aspect si exemplaire de sa vie, Théophile, le bienheureux, apparaissait à lui seul comme un vivant témoignage de cette puissance merveilleuse qu’enferme en soi la nature originelle du Premier Adam. Il manifestait assez en effet quel pouvoir étrange et admirable recèlent l’âme et le corps de l’homme, si seulement il combat pour être pénétré tout entier de cette force invincible, et de ce pouvoir victorieux qui sont émanés de la grâce surabondante du Christ.
Curieux de savoir comment le bienheureux avait pu acquérir cette faculté de lire dans les coeurs et de prédire l’avenir, un paysan vint un jour naïvement s’informer auprès de lui.
“ Comment se peut-il, père que tu saches tout, et que tu puisses prédire leur avenir aux gens ?
- Voilà qui n’a rien de difficile, repartit le bienheureux.
- Vraiment, père, c’est donc si simple que cela ? fit le paysan vivement intéressé.
- Oui, rétorqua Théophile, très simple. Prends l’un de tes cils, et fais-y un double noeud. Et sache que, lorsque tu y auras réussi, tu seras aussi sage que moi.
- Veux-tu dire que c’est par de tels moyens que tu l’es devenu ? s’étonna le pauvre homme.
- Mais oui ” fit le starets, souriant.
Le naïf paysan courut appliquer le magique conseil. Mais malgré tous ses efforts, il ne put parvenir, sur la longueur de son cil, à faire un seul noeud.
“ Eh bien, conclut le bienheureux, lorsqu’il le revit, vois comme il m’a été difficile d’atteindre à mon état présent. ” Et sur ces mots, il lui tourna les talons.
Voulant tenter le bienheureux, nombre d’étudiants de l’Académie, sous couleur de solliciter de lui quelque entretien spirituel, allaient dans sa cellule pour l’y importuner. Mais ses réponses, chaque fois les frappaient, par la sage simplicité dont elles étaient empreintes. Et ils s’étonnaient de ce qu’un moine Grand Schème à l’air si morose et si renfrogné, et dont la mise était si sale et si négligée, pût en quelques mots abrupts leur révéler ainsi leurs pensées. Cependant, lorsque les plus impudents, par pure méchanceté, confisquaient le propos, à seule fin de railler, le starets, préférant mettre un terme à ces inutiles palabres, à brûle-pourpoint les coupait, et sans cérémonie les chassait :
“ Loin d’ici ! maugréait-il. Allez-vous-en ! Eh bien, oui, j’ai autrefois étudié, mais mon esprit à présent se brouille. Et si je persistais à vous dire tout ce que je sais, peut-être ne chercheriez-vous rien encore qu’à me détourner loin de la voie droite. Allez, partez ! Car, “ Repousse, dit la Sainte Ecriture, les discussions folles et ineptes, sachant qu’elles font naître de vaines querelles ”
Mais tous ne se moquaient pas également du bienheureux. Parfois au contraire, le grand ascète devenait un exemple imité par d’autres. Théophile fit ainsi connaissance à l’Académie – lui-même n’avait alors que depuis peu entrepris de mener son ascèse de fol-en-Christ – d’un étudiant de qualité, Pierre Gavrilovich Kryzhanovsky. Le bienheureux était donc novice encore, lorsqu’une fraternelle amitié les lia tous deux. Des heures durant, les jeunes amis dès lors s’entretinrent de sujets salutaires, qu’il s’agît du sens et de la destinée de l’humanité, de la vanité de ce monde, ou du sort à venir de l’âme dans l’au-delà. En son ami, le starets décelait un coeur d’or, que rehaussait encore une âme combative. Il le fortifiait donc, s’appliquant à faire croître en lui la semence de la Parole divine.
“ Dès à présent, lui redisait souvent Théophile, lie-toi à Dieu d’un lien indissoluble. Et sois en paix : car de ton ascèse, ne t’adviendra que du bien. Entends ce que dit Job :
“ Attache-toi donc à Dieu, et tu auras la paix ;
Tu jouiras ainsi du bonheur .
Reçois de sa bouche l’instruction,
Et mets dans ton coeur ses paroles. ”
Et plus loin :
“ Tu le prieras, et il t’exaucera,
Et tu accompliras tes voeux.
A tes résolutions répondra le succès ;
Sur tes sentiers brillera la lumière ”
Ces conseils, sans cesse réitérés, eurent sur le jeune Pyotr une heureuse influence. Poussé par son starets, Pierre sans cesse redisait en son coeur la prière de Jésus, mettant encore en pratique les importants principes que lui enseignait son ami. Pyotr, à présent, ne pouvait plus se passer de Théophile. Un jour qu’ils se retrouvaient comme à l’accoutumée, sur les bords du Dniepr, ils entamèrent, assis côte à côte sur l’herbe de la rive, l’un de ces dialogues innombrables qu’ils affectionnaient.
“ Aide-moi, frère, suppliait Pyotr, regardant Théophile, aide-moi à sauver mon âme. ”
“ Mais tu le peux tout seul, répondait le bienheureux. Il suffit que tu en aies le désir et l’ardeur. ”
“ Comment cela ? s’inquiétait Pyotr. Apprends-le moi donc. ”
“ Renonce au monde, commença gravement Théophile. Renonce au monde, et à tout ce qui s’y trouve. Ferme à chacun la porte intérieure de ton âme. Crucifie ta chair, ses passions et la luxure. Et gardant la prière incessante, choisis la voie étroite qui mène à la vie éternelle. ”
“ Je le promets devant Dieu, dit Pierre. Ce que tu m’ordonneras, je suis prêt à l’accomplir. Je crains seulement que ma naïveté, et mon inexpérience me laissent malaisément atteindre au succès espéré. ”
“ Eh bien, fit le starets, marche sur mes traces, imite mon ascèse, et tu seras sauvé. ”
Le jeune Pyotr, de ce jour, fût tout-à-fait transformé. Devenu silencieux et méditatif, il ne riait plus, ne plaisantait plus, et toute sa façon de vivre changea bientôt elle aussi. Des jours entiers, il demeurait penché sur ses livres, ou bien s’en allait, des heures durant, prier à l’église. Et surtout, il jeûnait.
Les supérieurs de l’Académie, notant en lui ce brusque changement observèrent attentivement le jeune homme qui, parce qu’il méprisait tout-à-coup les règles et les usages de ce monde, leur paraissait à présent le vivant reproche de tout ce qu’ils étaient. Ils lui adressèrent dès lors de sévères remontrances, lesquelles cependant restèrent sans effet. Pierre seulement, voyant les regards de l’autorité fixés sans cesse sur lui, en fut contrarié, et résolut d’élire, pour lieu de ses ascèses, les terres du monastère Florovsky. Il passait là, dans quelque coin paisible et retiré, de longues heures solitaires, se sachant toute liberté de s’y adonner à la prière. Pyotr, un soir, oubliant qu’allaient fermer les portes se trouva même enfermé à l’intérieur du cloître. Allant donc se cacher dans la cave du couvent, il entreprit, à la lueur d’un cierge, d’y lire patiemment tout le Saint Evangile. Mais des moniales y étant descendues en quête de provisions, à cette vue tellement inhabituelle furent prises de peur, et se mirent à crier, alertant les autres, qui aussitôt accoururent. Sur quoi l’abbesse Séraphina arriva, elle aussi, sur les lieux. Mais l’affaire fut éclaircie, et l’on renvoya Pierre dans son monastère.
“ Pourquoi te conduire ainsi ? ” s’enquit Andréï Stefanovsky, oncle de Piotr, et prêtre du monastère de Florovsky.
“ Que ne restes-tu tranquillement à étudier au monastère Bratsky ? Veux-tu te discréditer et causer ton malheur ? ”
Pierre demeurait muet. Silencieux il avait appris à souffrir toutes ces vexations. De temps à autre seulement, lorsqu’il perdait courage, et que son âme sombrait à l’excès dans le désespoir, il rejoignait le starets, se laissant en sanglotant tomber sur la poitrine de son grand ami.
“ Fais-toi violence, fais-toi violence, répétait le starets, consolant Piotr, auquel il voulait rendre son ancien courage :
“ Prends sur toi, disait-il ta part d’épreuves. Et suis l’Apôtre Paul : “ Souffre avec moi, comme un bon soldat de Jésus Christ”. Alors si ton adversaire, “ Le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant qui dévorer ”, que l’ascèse pour autant ne t’effraie pas. Mène-la jusqu’à son terme. C’est chose difficile, mais qui te vaudra d’échapper au feu de la géhenne. Si tes mains se roidissent, qu’usent un rude labeur, oins-les de la prière bienfaisante du Seigneur. Et que tes pieds aussi poursuivent la prière. Car “ Si le grain de blé ne meurt, qui est tombé en terre, il demeure seul. Mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits, ” dit le Seigneur. Si donc tu veux porter du fruit, meurs à ta pauvre image, pour éprouver en ton coeur que tu es mort déjà.
- Ah ! Batiushka ! soupirait Pierre, tout cela est si difficile pour moi ! Mes forces m’abandonnent. Mes proches se méprennent sur moi, et leurs cris me tourmentent m’affligeant à l’extrême.
- Toi donc, disait le starets, ne les écoute pas. Deviens semblable à un mort qui ne réagit plus à rien de ce qui l’entoure. Si même l’on t’adresse des suppliques, garde le silence. Si l’on te blâme, garde le silence. Si l’on te lèse, garde le silence. Si l’on t’avantage, garde le silence. Si tu es rassasié, garde le silence. Si tu as faim, garde le silence. Et ne crains pas surtout que nul fruit ne t’advienne pour avoir en toi fait mourir toute chose. Car il y en aura. Tout ne mourra pas. Une force en toi soudain se fera jour… Et quelle force, toute surnaturelle !… ”
Ces exhortations rendaient force et courage à Pierre, qui redoublait son ascèse. Persécuté, le jeune ascète fut bientôt radié de l’Académie. Pis même, ses parents se méprenant entièrement sur l’état, étrange apparemment, de son esprit qui, toujours plus noble, s’élevait vers les mystères, le firent enfermer à Kirillovskaya, dans un asile psychiatrique. Mais le lendemain, Pyotr, mourut, demeurant une énigme pour ceux qui d’abord avaient cru le connaître.
Théophile, ce jour-là, se trouvait à l’ermitage de Kitayevskaya. Comme secrètement averti, il dépêcha sur le champ une moniale du couvent Florovosky, chargée de présenter au défunt le dernier hommage d’un ami.
“ Va, dit-il à la moniale, jette sur lui ton regard, et incline bas la tête devant un être qui fut courageux, et d’esprit longanime. Voici comment sont sauvés ceux qui croient au Seigneur, et de toute la force de leur âme apprennent à l’aimer. La Parole en effet est véridique : “ Si nous sommes morts avec Lui, dit l’Apôtre, avec Lui nous vivrons ; et si nous persévérons, avec Lui nous régnerons”.
Las de vie agitée dont bruissait le monastère Bratsky, Théophile chercha quelque lieu plus propice à ses solitaires ascèses. Ce fut dans ce dessein, qu’il élut à Glubochitsa un vaste verger ombragé, à quelques distances du monastère Pokrovsky. Joseph Nikiforovich Dikivsky, qui en était le propriétaire, vouait au bienheureux un grand respect, et souvent venait lui demander conseils, et directions spirituelles. En sorte qu’il ne tarda pas, sous l’influence du bienheureux starets, à mener une vie véritablement ascétique. Il dormait peu, jeûnait, ne mangeait pas de viande, priait beaucoup, et s’adonnait avec bonheur à la lecture des écrits patristiques.
L’on était en 1906, et Joseph Dikovsky avait alors quatre vingt dix ans. Le starets Théophile rapporte son fils Nazaire, avait alors coutume de venir à notre verger. A peine arrivait-il qu’il courait à ses abeilles. Il ne possédait que quelques ruches, trois ou quatre peut-être, mais à s’en occuper, il usait d’un soin tout paternel. Et comme elles étaient florissantes ! Il ne s’en trouvait pas une pour mourir de maladie… Le starets m’aimait beaucoup. Quand il me voyait, du fond du verger venir à lui, il s’écriait : “ Nazaire, viens vite ! Je m’approchais, lui demandant sa bénédiction. Dieu te bénisse ! disait-il. Puis aussitôt : Pêches-tu toujours du poisson ? Apporte-m’en, et nous en ferons tous deux de la soupe. Car nous avions au verger une mare, où prospéraient d’énormes carpes. Aussi en attrapais-je à son intention, qu’il lançait dans son panier, encore frétillantes. Et chaque fois, il me faisait des reproches. Allons, que ne te maries-tu, Nazaire ? ”
Je bredouillais des excuses :
“ Je suis jeune, père. J’avais cependant déjà vingt sept ans à l’époque.
- Voyons, grondait le starets, fais attention ! Marie-toi, ou tu n’auras personne, lorsque tu seras vieux, pour te prendre par la main.
- Mais qui épouserais-je, père ? m’étonnais-je. Je n’aime, ni ne connais personne.
- La boulangère, Nazaire ! répondait-il. Elle te demandera ! ”
Le malheur fut que mon père, surprenant un jour notre conversation, se mit en tête de vouloir aussi me marier. Il ne me restait plus d’issue : je dus chercher un parti. Et à qui m’advint-il, selon vous, d’unir ma destinée ? Mais à une boulangère !
Son nom était Euphrosinia Kagarlitskaya. Sa mère, une pauvre veuve, pétrissait le pain qu’elle vendait au marché. Je ne l’avais pourtant jamais vue avant que d’épouser sa fille. Le fait même est que je ne découvris la vérité qu’à la veille exacte du couronnement. Car, devisant avec ma fiancée, je lui posai brusquement, au détour d’une phrase, cette question logique pourtant :
“ Mais à quoi donc travailliez-vous, ta mère et toi, avant que nous ne nous rencontrions ?
- Oh ! dit-elle simplement, nous pétrissions le pain.
- Et c’est ainsi, m’étonnai-je, que vous gagniez votre vie ?
- Eh bien oui, fit-elle. Les prières de père Théophile, vois-tu, nous assuraient de bonnes ventes.
- Comment ? repris-je de plus en plus surpris, veux-tu dire qu’il vous connaissait ?
Elle rit : “ Bien sûr qu’il nous connaissait ! A Justine, ma mère, il avait coutume d’envoyer un moine du monastère Bratsky. Il lui faisait dire alors, par le messager, qu’elle lui fît parvenir tant de petits pains, et qu’il se contenterait, à défaut, fût-ce de pâte crue. Dieu sait ce qu’il en faisait ! Il semble qu’il ait dû les distribuer à ses visiteurs, accompagnés d’autant de prophéties à sa manière ! Ah, quel gain nous faisions ces jours-là ! Ma mère vendait toujours au marché jusqu’à son dernier pain. ”
“ Voici maintenant, poursuivait Nazaire, treize ans que je suis paralysé tout-à-fait. Treize ans que je ne puis, sans l’aide de quelqu’un, ni marcher, ni même me vêtir. Comme d’un petit enfant, ma femme doit prendre soi de moi. Et je comprends aujourd’hui le sens des paroles étranges du bienheureux : Marie-toi Nazaire, ou lorsque tu seras vieux, tu n’auras personne pour te tenir par la main. ”
“ Ah, soupirait Nazaire, c’était un visionnaire, un voyant que le père Théophile ! ”
Le starets, qui jamais ne se faisait voiturer par quiconque, se déplaçait à cheval – un curieux cheval, que lui offrit Ivan Katkov, un marchand de la ville de Podol, qui possédait la crainte de Dieu, et tenait le starets en grande estime.
Sachant que le bienheureux pouvait difficilement, dans la clôture du monastère, s’occuper d’une bête, Katkov chaque jour le lui envoyait frais pansé et nourri, en sorte qu’il ne restait plus au starets qu’à l’atteler à sa carriole. Il y grimpait alors, s’asseyait dans cet équipage, et tout au long du chemin s’absorbait dans sa lecture du psautier, cependant que le cheval, lui, allait seul, les rênes flottant sur l’encolure. Et si, comme il arrivait souvent, des galopins, en route, lui cherchaient noise, s’égayant en bande derrière l’attelage et criant : “ Théophile ! Théophile ! emmène-nous avec toi ! ” parfois même lui jetant des pierres, le starets se contentait, un instant, de fixer le voyou, pointait dans sa direction un doigt sévère, puis à nouveau se plongeait dans sa lecture.
Joseph Dikovsky n’était pas le seul être cher au coeur du starets. Avec lui, Théophile aimait sa famille entière, entre lesquels Eugénie, sa fille aînée, comme aussi son mari Ivan Grigorievich Rudkin, qui était marchand de bétail. Vouant au starets un profond respect, Rudkin jamais n’eût rien entrepris sans sa bénédiction. S’apprêtait-il même à partir à la foire, qu’il se rendait d’abord à Kitayev, pour que le starets bénît son projet. Un jour qu’Eugénie était elle aussi venue poser au père Théophile quelque question difficile, le starets soudain lui demanda : “ Dis-moi, servante de Dieu, que ne maries-tu tes enfants ?
- Père, répondit-elle, c’est que je ne trouve pas de fiancés.
- Fais attention, tout cela prévaudra contre ton âme quand, nécessairement l’heure sera venue de passer le fleuve de feu. Comment, blâma le starets, comment cela, tu ne trouves pas de fiancés ?
- Eh bien, dit en riant Eugénie, par manière de boutade, tu me tendras ton bâton, et je traverserai. ”
Un instant rentré dans sa cellule, le starets en ressortit avec du pain blanc tartiné de caviar.
“ Pour toi, dit-il en le lui tendant. N’aie crainte, prends-le. Et, sitôt de retour chez toi, donne-le à ta fille. Tu la verras avant peu épouser un homme de renom. ”
De fait, l’on apprenait peu après que la fille de Rudkin était fiancée. Et l’on sut bientôt que celui qu’elle épousait était M. Constantin Skvortsov, professeur en titre.
Rudkina, une autre fois, revint sur quelque matière nouvelle interroger le starets. Et comme elle allait partir : “ Comment se fait-il, batiushka, lança-t-elle, que tu aies à ce point oublié mon père ? Viens donc lui rendre une visite. Tu verras comme en ce moment notre verger est beau. ”
“ Je viendrai, je viendrai, ” assura le starets. Et son regard se chargea de tendresse. Le bienheureux ne se fit guère attendre. Il vint bientôt à Glubochitsa, où la rencontre avec Dikovsky fut des plus émouvantes. N’ayant pas vu le starets depuis plusieurs années déjà, Joseph Nikiforovich se réjouissait comme un enfant de cette venue tant attendue. Il entreprit de montrer au starets divers aménagements nouveaux apportés à son domaine.
“ Joli, très joli, approuvait le bienheureux. Tout cela a magnifiquement fleuri. ”
Tout deux se promenèrent dans le verger, s’y arrêtant à l’ombre d’un gros chêne. Là, le starets leva ses yeux sur Joseph, et comme inspiré soudain, prononça ces mots étranges :
“ Prie, Joseph, serviteur de Dieu. Prie. Le sol que nous foulons est sacré. ”
“ Comment cela se pourrait-il ? s’étonna Dikovsky. La jeunesse de la ville, durant les vacances, vient se livrer ici à des jeux plutôt indécents, et tu dis, toi, que ce lieu est saint ? ”
“ Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, dit le visionnaire. Et son ton marquait une pleine assurance. Mais en vérité, je dis qu’en ce lieu, sur cet emplacement même où nous nous tenons, viendra rayonner la grâce abondante de Dieu. Une église bientôt y sera édifiée ; et ce chêne que tu vois ici sera abattu, en place duquel un autel sera érigé. Ton verger entier portera les fondations d’un couvent de moniales, et une femme de condition royale en sera tout à la fois l’higoumène et la fondatrice. ”
Les années passèrent. Un jour enfin, il s’avéra que s’accomplissait en tout point la prédiction du starets.
En 1888 en effet, il advint que la propre femme du Grand Duc Nicolas Nikolaevich, la Grande Duchesse Alexandra Petrovna, laquelle vivait à Lipky, dans la banlieue de Kiev, non loin d’un petit monastère qu’elle avait fait surgir de terre, entreprit soudain, dans le voisinage de Kiev, de chercher un lieu, propice à la construction d’un nouveau monastère, qui eût été plus grand. Or il se fit au même moment que Théodisia Ponyrkina, l’une des filles de Dikovsky, entendit évoquer ce vaste projet. A la Grande Duchesse elle suggéra dès lors l’acquisition du terrain de Dikovsky. Son Altesse Royale délégua sur place la femme de son diacre, chargée par elle d’inspecter le verger, puis d’en dresser les plans. Enchantée de ces derniers, elle acquit sans plus tarder le verger de Dikovsky. Et l’on vit peu après, grâce au zèle immense déployé par la Grande Duchesse, commencer de s’y élever le monastère dit Pokrovsky, édifié tout sur sa fortune personnelle.
Plus tard, apprenant la prophétie du starets Théophile – elle était alors higoumène – la Grande Duchesse fut abasourdie.
“ Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Cela peut-il être vrai ? Que ne me l’a-t-on pas dit plus tôt ? ”
“ Cela m’avait entièrement échappé, votre Altesse ; ” répondit Ponyrkina.
Sur-le-champ, la Grande Duchesse dépêcha une moniale à l’ermitage Kitayevskaya, pour y chanter une pannykhide, sur la tombe du bienheureux. Et de ce jour elle honora pieusement la mémoire du starets Théophile, dont elle avait demandé qu’on lui peignît une icône.

Chapitre III

Mes larmes ont été ma nourriture jour et nuit,
tandis qu̓on me disait chaque jour :
«Où est ton Dieu ?» (Ps.41,4).

“ Voici : je fuirais bien loin, j’irais séjourner au désert”.
Voyant dans son grand âge décliner ses forces, le hiéromoine grand schème Théophile pria, le 1er décembre 1844, l’higoumène du monastère Bratsky, qu’on le transférât à la Lavra Pecherskaya de Kiev, pour y être affecté au monastère de Bolnichny. Mais le Métropolite Philarète ne condescendit pas à sa requête, l’envoyant à l’ermitage de Goloseyevskaya, à quelques lieues de là, où l’on lui donna la cellule de feu le hiérodiacre Eustache. Pour une raison inconnue l’on oublia, qui plus est, de faire suivre le registre du starets, ce qui lui valut, jusqu’à sa mort, de n’être pas recensé parmi les moines de la Lavra.
L’hiver passa. Le printemps survint, puis l’été arriva.
La renommée de l’ascète s’étendait chaque jour plus loin, attirant sur le site si pittoresque de Goloseyevskaya une foule toujours plus nombreuse. “ Une ville, située sur une montagne, dit le Seigneur, ne peut être cachée. ” Et tout comme il est impossible aussi de cacher parmi l’herbe sauvage une fleur odoriférante, pour ce que son parfum suave à lui seul la fait découvrir, le bienheureux Théophile ne pouvait non plus demeurer longtemps caché dans la solitude de son ermitage. Déjà, l’odorant parfum de sa vie sainte allait au loin se répandre, tant et si bien que les âmes en quête de consolation et de secours spirituel en percevaient bientôt la douce senteur. A ceux-là s’ajoutaient les pèlerins qui, venus à Kiev pour en vénérer les saints lieux, faisaient le détour par l’ermitage, pour y voir le starets et parler avec lui. Le bienheureux dès lors accrut encore sa feinte folie, espérant ainsi faire fuir les gens dont l’importunaient les incessants bavardages, et désireux aussi d’échapper à la gloire du monde.
Théophile, les premières années qui suivirent son entrée à la Lavra, ne s’était pas fait assez remarquer encore pour que l’higoumène, le père Grégoire, prît garde à ses bizarreries. Aussi les lettres de recommandation du même higoumène font-elles d’abord état de lui, en 1845, comme d’un moine capable et soucieux d’obéir, honnête, doux, et humble dans sa conduite. Mais dès 1846 pourtant, le même Théophile y fait figure de “ moine peu capable, irrespectueux, opiniâtre et égoïste. ” En 1847, le hiéromoine grand schème Moïse le juge “peu capable”. “ Il va à l’église, dit-il et se contente de vivre tranquillement en homme paisible. ” Et en 1848, lorsque soudain s’élève une controverse sur l’attitude étrange du starets, il est décrit en ces termes : “ Incapable de rien ; sans la moindre obéissance ; péremptoire et borné ; il a cinquante neuf ans. ”
Ces noirs rapports sur Théophile, ainsi que d’autres semblables émanés du Conseil des Anciens de Goloseyevskaya, achevèrent d’alarmer le Métropolite Philarète, qui donna ordre au nouvel higoumène de l’ermitage, le hiéromoine grand schème Callixte, de lui rendre compte des capacités de Théophile. C’est ainsi que fut établi un rapport, en date du 20 octobre 1848, lequel attestait que le hiéromoine grand schème Théophile “célébrait tous les offices de semaine, mais n’était pas apte, selon l’avis commun de célébrer un office religieux dans les règles, avec la correction et le respect voulus.” Le Métropolite prit note de la circulaire, en vertu de quoi il fut dès lors interdit au bienheureux de prendre part aux célébrations d’offices. Il n’était plus admis “pour le salut de son âme”, qu’à donner la communion aux fidèles, les seuls jours de samedi, revêtu par faveur de ses ornements de prêtre.
Nul prophète n’est jamais en honneur en son propre pays. Aussi Théophile fut-il, peu après l’oukaze pontifical, de surcroît radié de l’ermitage, et transféré sans cérémonie au lieu dit communément du “verger de Novopasyechny”. Le starets pourtant ne tarda pas à beaucoup s’y plaire. L’ennui était qu’il lui fallait, pour atteindre l’église, marcher fort longtemps. Mais le starets, malgré cela, jamais ne manqua un office. Mieux même, il apparaissait dans le temple de Dieu avant que les cloches ne se fussent mises à sonner. Ne s’était-il pas, dès sa jeunesse, distingué par son ardeur extrême à la prière et par son amour sans bornes pour les offices de l’Eglise ? D’un même coeur, avec le psalmiste, il se fût écrié : “ Combien j’aime, Seigneur, la beauté de ta maison, et le temple de ta gloire ! Accorde-moi seulement de vivre sous les parvis du Seigneur tous les jours de ma vie, de voir la beauté de Dieu, et d’habiter son saint temple. ”
Entrant dans l’église, il avait pour coutume de s’y prosterner chaque fois par trois fois devant l’autel. Puis, se signant devant les Portes Royales, il se tenait-là, quelques temps en prière. A moins qu’il ne se dirigeât, parfois, vers la porte qui s’ouvrait au midi. Et si les femmes alors se hâtaient de venir faire cercle tout autour de lui, il pressait le pas vers la porte ouest, traçant en l’air d’invisibles signes de croix, comme s’il eût voulu par la force indéfectible de la croix, repousser au loin ces importunes.
“ D’où, puissances obscures, vous êtes-vous assemblées ? clamait-il d’une voix forte, sur un ton qu’emportait la colère. Et il citait le Psaume : Dieu se lèvera, et ses ennemis seront dispersés. ”
Venait l’hexapsalme. Théophile alors, brusquement entrait dans le choeur, et sans crier gare lisait les psaumes qui revenait au lecteur. Celui-ci, appréciant peu cette aide indésirable, tentait en vain de l’en empêcher. Mais rebuté par le starets, il finissait pourtant par lui donner son livre. Le bienheureux d’un ton inspiré, se mettait à lire, mais sa voix demeurait étrangement détimbrée. Mécontents de sa lecture, les choristes fondaient en reproches :
“ Plus fort, batiushka. On entend rien. ”
Le starets, à rebours, baissait la voix davantage, ne lisant plus qu’avec un ridicule filet de voix, avant, la lecture du troisième psaume achevée, que de fermer son livre en hâte et de sortir bruyamment du choeur pour aller se planter enfin au beau milieu de l’église, à l’extrême stupeur de toute l’assistance.
D’autres fois encore, tandis que le choeur concluait les mâtines, entonnant avec force la Grande Doxologie, ou durant la liturgie, à l’heure solennelle de l’Hymne Chérubique, écartant tout-à-coup les gens sur son passage, le bienheureux se ruait au centre de l’église et, s’agenouillant devant l’autel, les bras et les regards élevés vers le ciel, priait à haute voix. Puis, avec précipitation, il quittait les lieux, suivi d’une foule de curieux l’enserrant à l’étouffer.
Populaire en effet, le starets l’était. Car l’on disait sa prière puissante devant Dieu et, par un fait mystérieux, capable de grandement soulager les maux et les afflictions de ceux qui, dans leurs souffrances recouraient à lui. Et bien des malades – des infirmes même se trouvaient subitement guéris. De leur nombre fut Marie Gringorievna, femme de fonctionnaire, qui, sujette à d’inexplicables accès de délire, voulut recourir aux prières du bienheureux. Le starets lut sur elle l’évangile, puis, levant le Livre Saint, lui en assena sur la tête un coup violent. Et tandis que, surprise par la douleur subite, elle s’écroulait à la renverse, lui s’écria d’une voix forte : “ Au nom de notre Seigneur Jésus Christ, je te le commande, sors ! ” Et la femme fut à l’instant guérie.
“ Si tu veux aller bien désormais, lui conseilla le starets en la bénissant, vis à l’ermitage de Kitayevskaya, et ne t’aventure plus au-delà. ” Jusqu’à sa mort donc, Marie Grigorievna vécut auprès de l’ermitage, où chaque jour elle se rendait, pour y assister à l’office.
Un chantre du Métropolite, prénommé Nikolaï, était, de manière irrésistible, la proie de si violentes passions charnelles, qu’il faisait communément figure de possédé. Ni le jour ni la nuit de fait, ces pensées qui l’obsédaient ne quittaient son esprit, ne lui laissant de répit. Quand, un matin de printemps, nonchalamment flânant dans les bois, il tomba nez à nez avec le bienheureux. Désireux de fuir tout entretien qui pût lui évoquer son mal, il obliqua en chemin. Mais de son côté, le starets eut tôt fait de le rattraper :
“ Hé, Nicolas ! cria-t-il. Attends un peu ! Où vas-tu donc ? Viens par ici, que nous nous délections tous deux à des pensées lascives. ”
Se sentant accusé, Nicolas pleura amèrement.
“ Voyons, dit le starets pour le consoler, tout cela n’est rien. Le Seigneur, pour peu qu’on le prie, fait miséricorde. ”
Et joignant le geste à la parole, sur-le-champ il s’agenouilla, et se mit à prier. Non moins d’une demi-heure plus tard, il se relevait enfin et, regardant tendrement le malheureux : “ Voilà qui est fini, lui dit-il. Les pensées lascives ne t’importuneront plus. ”
Le jeune homme, de ce jour fut guéri de son mal, et les pensées ne le tourmentèrent plus.
Le bienheureux Théophile n’avait guère vécu plus de six mois au verger de Novopasyechny lorsque, le 29 avril 1849, il fut en vertu d’un décret du Métropolite Philarète, transféré à l’ermitage de Kitayevskaya, à quelques distances de Kiev.
Là, le starets, pour l’amour du Seigneur, accrut davantage encore son ascèse de fol-en-Christ. Et bien qu’il se fût trouvé, en l’espèce des mille persécutions dont l’accablèrent dès lors les Anciens de l’ermitage, une croix nouvelle à porter, il recevait néanmoins en ces lieux la consolation douce de l’hésychia. Ceinte de hautes montagnes, Kitayevskaya était environnée de denses forêts. Le starets s’enfonçait fort avant dans cette solitude, et son âme, longtemps s’y épanchait en prières. Alors il s’adonnait à l’ineffable vision de Dieu – Dieu, dont les yeux, dit le Prophète, sont mille fois plus brillants que le soleil et brillent, radieux, sur toutes les actions des hommes, qu’ils pénètrent jusqu’aux lieux les plus secrets de leurs coeurs.
Il allait s’agenouiller souvent sur la souche d’un arbre, et demeurant là des jours entiers, se lamentait sans fin sur ces temps pervertis, implorant le pardon du monde qu’enténèbre le péché.
L’esprit constamment occupé de la prière et de la pensée de Dieu, Théophile n’avait nul égard à sa mise. Soucieux de la seule beauté de l’âme, il se moquait bien de la propreté du corps. Et maculés de tâches d’huile, ses habits élimés étaient ravaudés d’étoffes, et de tous côtés cousus d’un grossier fil blanc. Allât-il à l’église, le bienheureux par-dessus sa chemise, jetait seulement son rasso, et dans cet accoutrement allait par les rues, la poitrine ouverte sous le voile épais largement rabattu, les pieds chaussés de pantoufles éculées ou, parfois, d’une paire de bottes dépareillées, dont l’une lui montait à la cheville, tandis que l’autre, d’une matière de feutre, était par une bizarrerie nouvelle, à demi recouverte d’une chaussure de ville. Enfin, pour compléter le tout, il se nouait sur la tête un vieux chiffon sale.
Beaucoup, remarquant cet affreux bandage dont il s’enrubannait la tête, le raillaient, disant :
“ Salut, père Théophile ! Où as-tu pris mal aujourd’hui ? ”
“ Es-tu médecin ? ” répliquait le starets, prenant son air sévère. Et il leur tournait les talons.
D’autres fois au contraire, voulant paraître comme éclatant de santé, il contrefaisait le glouton, que ses excès de table eussent rendu corpulent. Et plaçant sur son ventre un oreiller énorme, il arpentait la cour, avant que de déambuler, par-delà les portes du monastère, jusque vers les bois. Là, rencontrant des novices, lesquels en désoeuvrés s’attardaient à bavarder, lui, d’un air de reproche, les regardant secouait la tête :
“ Pourquoi, grondait-il, les scribes et les pharisiens furent-ils jugés ? ”
“ Mais les drôles, déjà, avaient noté, volumineux, le faux estomac de Théophile, et partant, se répandaient en gros éclats de rire.
Cependant, cette saleté même qu’on lui voyait toujours, ce manque de soin qui lui était par tous unanimement reproché, pour Théophile revêtait un sens particulier. L’on avait bien remarqué, d’ailleurs, que plus il était mal mis, plus son esprit combattait, plus méditatif se faisait son front, et plus grande était la force de ses prières.
Toujours, le bienheureux priait dans le secret. Avant que de commencer sa règle dans sa cellule il endossait son rasso, puis pour lire l’acathiste et l’évangile, allumait trois lampes, en mémoire des trois fois où Dieu l’avait sauvé de l’eau. Constamment aussi, il portait un ceinturon de métal, où figurait une icône de la Théophanie du Seigneur. Dès lors, pour n’être pas paresseux, fût-ce un seul instant, le bienheureux filait la laine, tricotait des chaussettes ou tissait de la toile, qu’ordinairement il donnait aux iconographes, pour avancer leur ouvrage. Et, durant son travail, il récitait, avec d’autres prières encore, le psautier en entier, qu’il savait tout par coeur. Chaque jour enfin, il faisait devant les icônes des prosternations sans nombre, n’accordant à son corps épuisé qu’un dérisoire temps de repos : Il s’adossait pour ce faire simplement au mur, à moins qu’il ne s’étendît sur son poêle, en travers duquel il plaçait pour oreiller une bûche ; ou bien il venait, au milieu de la cellule, s’asseoir sur un banc étroit, si court que s’il s̓abandonnait seulement un instant au sommeil, il en tombait bientôt, et, de la sorte éveillé, s’en retournait vite à ses prières.
Le supérieur de l’ermitage, lui, néanmoins, Iov, hiéromoine grand schème, haïssait le bienheureux et son ascèse de folie, constamment épiant sa vie et sa conduite. Jamais pourtant il ne parvenait à surprendre le starets en prière, non plus qu’occupé à de salutaires et spirituels exercices. A quelque moment qu’il visitât le visionnaire dans sa cellule, celui-ci, sachant toujours quand il allait venir, précipitamment ôtait ses habits de dessus, et, se jetant sur son banc, feignait de dormir. C’est ainsi qu’il suivait ce précepte du Seigneur :
“ Mais toi quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est dans le lieu secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. ”
Par ses labeurs donc, et ses secrètes ascèses, menées toujours dans la prière, le bienheureux s’édifiait dans les cieux un palais éternel, dès cette vie accumulant ces réserves qui valent pour l’éternité.
La cellule du bienheureux, loin d’être jamais tenue, était invariablement jonchée de déchets et de détritus lesquels en recouvraient tout le sol. Et, lui demandait-on pourquoi il la laissait dans cet état :
“ C’est, disait-il, pour que tout ce qui m’entoure me rappelle cruellement le désordre de mon âme. ”
Quelques anciens de la Lavra, lesquels avaient visité la cellule de cet homme de Dieu, rapportaient qu’elle était encombrée de rangées de cruches et de pots, tous emplis de quelque nourriture, destinée aux visiteurs – pain, gruau, farine, tartes, sucre, miel, oeufs de cabillaud, poissons divers, raisins et autres fruits, thé, huile, encens, cierges, et mille choses encore.
Cet amas de provisions faisait, il va sans dire, plus d’un envieux dans le monastère, parmi les jeunes recrues surtout. Brûlant de faire main basse sur cette nourriture, les jeunes gens élaborèrent un plan des plus judicieux. S’étant avisés que le supérieur de l’ermitage haïssait Théophile, ils persuadèrent son sacristain favori, Polycarpe, de présenter à Iov une pétition, le priant de transférer le starets, dans quelque autre cellule ailleurs. A quoi Polycarpe fut d’autant plus disposé qu’il détestait le bienheureux tout autant que faisait son supérieur. Il semble en outre que Théophile ait eu l’habitude fâcheuse de collectionner des armées entières de lombrics, de cafards, de scarabées et de punaises qu’il cousait dans une toile à matelas, pour les lâcher ensuite à l’église, où bientôt ils grouillaient en tous sens. Hélas, c’était Polycarpe qui se voyait requis alors de prendre en chasse cet armada rampante, et d’en repousser, armé d’un balai, tous ses hideux soldats sur le seuil de la porte. Souvent dès lors, Polycarpe, dans un accès de colère, se jetait sur le bienheureux qu’il couvrait d’injures, allant jusqu’à le battre même, cependant que le starets, immobile devant lui, croisait seulement les bras, gardant un muet silence.
“ Le méchant songe à la ruine, dit le prophète Isaïe. Il cherche où il jettera ses filets pour perdre le malheureux, l’abusant de ses paroles fourbes, quand même le pauvre est homme de droiture. ”
Telle était bien la source de la haine que Polycarpe portait à Théophile. Se répandant donc en calomnies sur son compte auprès du supérieur, il reçut de lui l’ordre de déménager “ le coupable ” dans quelque autre cellule. Sur quoi Polycarpe courut chez le bienheureux et, lui minaudant un sourire affecté :
“ Père Théophile ! s’écria-t-il. L’higoumène vous ordonne de déménager ailleurs ! Dans une autre cellule ! ”
“ Dirige mes pas selon Ta parole, ” répondit humblement le starets. Et prenant sous le bras son rasso, le psautier et une icône, il se rendit en hâte vers la cellule qu’on lui désignait. C’était justement ce qu’attendaient les novices. Sous couleur de déménager le “mobilier” – le bienheureux pourtant n’avait rien dans sa cellule hormis son lutrin, un banc, et une petite table de bois brut – ils se ruèrent sur les provisions. Mais le starets Théophile, sans être le moins du monde troublé par la perte de ces douceurs, dans la bonté de son coeur angélique ne savait que s’exclamer :
“ Merveilleuses sont tes oeuvres, Seigneur ! ”

Chapitre IV

Celui qui marche dans une voie intègre
sera mon serviteur (Ps.100, 6).

Pour éviter que ne se reproduisent à l’infini semblables situations, comme pour contribuer aussi à extirper le mal qui contaminait certaines âmes, néanmoins bonnes, le bienheureux résolut d’accepter que des syncelles partagent sa cellule. Ceux-ci pourtant n’étaient pris d’entre les moines, le starets préférant les choisir parmi les laïcs. L’ancien dès lors ne portait nul égard à la conduite de vie de la dite personne, fût-elle ou non corrompue, pourvu que l’être fût ardent, que le coeur fût bon, l’âme ouverte, et qu’il y eût de plus quelque désir de s’amender.
C’est ainsi qu’un certain Ivan, vagabond en guenilles, survint un jour à l’ermitage de Kitayevskaya. Déserteur du service militaire, il avait commis depuis – la chose remontait à plusieurs années – une bonne série de crimes. Tombant nez à nez sur lui dans la cuisine du monastère, le starets à brûle-pourpoint lui révéla tous ses péchés les plus secrets, ce qui eut sur-le-champ pour effet d’amener au repentir le coeur du vagabond. Voyant devant lui ce moine extraordinaire, Ivan stupéfait résolut de ne plus quitter au grand jamais le starets. Pleurant à chaudes larmes, il se mit à se repentir de ses crimes.
“ Oui, sanglotait-il, il est grand besoin que je me repente. J’ai fait bien du mal sur la terre. ” Et il soupira profondément.
Le starets Théophile le scruta de la tête aux pieds. Puis, secouant avec pitié la tête, il eut aussi un profond soupir.
“ Connais-tu, lui demanda-t-il, la parabole des talents ? ”
“ Non, batiushka, répondit Ivan, plein de contrition, je ne connais rien. Je suis né fou et mourrai fou. ”
Le starets alors lui conta la parabole et, lui en ayant expliqué le sens :
“ C’est ainsi, poursuivit-il, que notre vie est un temps de placement. L’on doit être prompt à l’utiliser pour acquérir tout ce qu’il est possible. Si tu t’en vas au bazar vendre des sandales de corde, et qu’au lieu de t’asseoir les bras croisés, tu t’ingénies à faire entrer les acheteurs, alors, lorsque tu as tout vendu, tu peux acheter tout ce dont tu as besoin pour toi-même. ”
“ Mais, mon batiushka, quand, et où vais-je acquérir ces talents ? Je suis un illettré, fou et simple d’esprit. De talent, je n’ai jamais acquis aucun. ”
“ Tout cela est faux. Le Seigneur, à chacun de ceux qui naissent sur la terre, a donné quelque chose. Ce qui veut dire que tout être a de quoi investir et espérer un gain. ”
“ Mais où alors ? Où sont ces talents ? ”
“ Eh bien, il suffit que tu te regardes attentivement, et tu découvriras quel talent est le tien, et comment tu peux le mettre à profit pour en attendre un gain. Car au jour terrible du jugement, tout sera soumis à examen : Tu as eu des mains ? Que t’es-tu acquis avec elles ? Tu as eu une tête, une langue aussi ? Qu’en as-tu fait ? Qu’as-tu acquis avec elles ? Quant à la rétribution, elle ne sera pas donnée en fonction du fait que tu auras ou non acquis, mais selon la nature même de ce que tu auras acquis. ”
Après cette conversation, Ivan, l’espace d’un jour entier, se tint aux côtés du starets, en toute chose l’observant, et il demeura stupéfait de sa sagesse, de son humilité et de sa simplicité. Enfin, vers le soir, il fut enflammé du désir de vivre à jamais sous la direction spirituelle du saint. S’approchant de Théophile, il tomba avec larmes à ses pieds.
“ Batiushka ! s’écria-t-il. Prends-moi avec toi ! Ne laisse pas mon âme périr dans les péchés et les vices ! ”
“ Très bien, très bien, fut la réponse du starets. Quiconque vient à moi, jamais je ne m’en détournerai. Je vois que ton coeur véritablement désire oeuvrer pour le Seigneur. Viens donc vivre avec moi, tu feras ton salut ; mais mets-toi bien dans l’esprit que, parce que je ne possède rien, il te faut t’attendre à endurer le froid, la faim, la soif, les privations et les peines. Aussi ne te plains pas, dès lors que tu commenceras d’en souffrir. ”
“ O mon véritable père ! Et quand j’aurais à donner ma vie pour toi, à cause de l’amour du Christ Sauveur, je suis prêt à le faire. ”
Ivan, de ce temps, commença de servir le bienheureux, devenant son premier syncelle. Strict, le starets Théophile, d’un oeil vigilant suivait le développement spirituel et les progrès d’Ivan, interceptant jusqu’à l’ombre d’un vice ou d’une méchanceté qui pût se faire jour en son âme.
L’on vint un jour porter au bienheureux un grand filet tout levé d’esturgeon. Tenté par le présent, Ivan se l’appropria. Il l’eut bientôt mangé, lorsqu’il se sentit à l’estomac une douleur si terrible, qu’elle lui fit pousser les hauts cris, et appeler à l’aide.
“ Souffre, souffre, frère, lui dit en plaisantant le starets accouru à ce bruit. Ce sera ce poisson que digère ton estomac… Qu’écoutes-tu l’ennemi ? ajouta-t-il. Pourquoi t’es-tu laissé persuader de prendre une nourriture qui ne t’était pas destinée ? ”
Mais voyant le repentir tout sincère du coupable, il en eut compassion. Un instant il se mit à prier, et le mal aussitôt disparut.
De la sorte, il forma son syncelle, lui imposant divers travaux, et lui enjoignant autant d’ordres, qui, tout apparemment insensés qu’ils fussent, et fort étranges de nature, n’en étaient pas moins d’un très grand profit pour les progrès en pureté de l’esprit d’Ivan. C’est ainsi, mêlant en outre à ses paroles des directions spirituelles telles qu’il pût les comprendre, que le starets, sans retard, parvint à purifier le coeur d’Ivan de tout vice, de tout mal, et de toute tentation.
Reconnaissant dès lors, le syncelle perçut sa propre insignifiance en regard du starets. Voyant en lui ce paternel amour que rien ne pouvait entamer, comme tous ces soins qu’infatigable il lui prodiguait, Ivan pour cela le payait de retour par le dévouement le plus tendre, l’obéissance la plus candide qui fussent.
“ Ivan, lui dit un jour le starets. Prends un panier, et viens cueillir des champignons. ”
Prenant leur panier, ils s’en furent au bois, jusque dans un épais hallier. L’air alentour était lourd, la chaleur accablante. Le starets cueillait des champignons, mais ce faisant soupirait :
“ Ah, quel orage ! Quel orage s’approche ! ”
Ivan leva les yeux, regardant en l’air. Clair et limpide, le ciel était d’azur.
“ Il n’y aura pas d’orage, batiushka ! On ne voit pas un nuage ! ”
“ Oh si, si ! Il y en aura un ! Très bientôt ! Le voici, qui déjà s’approche de nous ! ”
A cet instant précis, trois jeunes gens armés de gourdins surgirent des buissons et, furieux, se ruèrent sur le starets.
“ Ah ! Nous avons pris un moine ! Ton argent ! Donne-le-nous ! ”
Le starets se signa puis, paisiblement, fouilla son panier, pour en sortir bientôt le plus gros champignon.
“ Tiens ! dit-il en le lui tendant, manges-en tout ton content ! ”
“ Quoi ? s’écrièrent les brigands. Et tu te moques de nous encore ! ”
Et ils se mirent à le rouer de coups.
“ Ivan ! murmura le starets ensanglanté déjà, va-t-en ! ”
“ Non ! répondit, fidèle, celui qui le servait. Où est le maître, là est aussi son serviteur. ”
Alors, à la vue du sang ruisselant sur son starets, une frénésie le prit, qui sur-le-champ le fit se jeter sur ces malfrats. Hélas, ils étaient deux fois plus forts et, garrotant le syncelle, à son tour ils le battirent sans merci. Après quoi, s’étant assez rassasiés de brutaliser ces victimes sans défense, les brigands s’en furent comme ils étaient venus.
Ivan maintenant comprenait quelle sorte d’orage les avait approchés.
Le second syncelle du bienheureux était un soldat en retraite du nom de Kornily. Têtu et borné, jusqu’à un point fort peu ordinaire, le bonhomme avait de plus une langue bien fourchue. Tant, que les pèlerins qui venaient visiter le starets devaient souffrir de Cornélius cent insultes diverses, ce qui souvent les faisait se plaindre à Théophile de la grossièreté de son syncelle.
“ Tu ne sais en rien te conduire en ermite, grondait, sévère, le starets. Mais je vais t’envoyer à la Lavra : Ils auront tôt fait là-bas de te mettre au pas ! Espèce d’ours ! ”
De fait, il envoya Kornily à l’hôtellerie de la Lavra. Ensuite de quoi, l’higoumène Agapit, lorsqu’il fut nommé supérieur de la dite hôtellerie de la Lavra, prit Kornily pour être son syncelle.
Agapit était un grand starets, et son nom fut longtemps dans les mémoires de tous ceux qui purent bénéficier de son immense charité. C’est ainsi qu’il avait coutume d’acheter des pièces entières de beau drap noir, de toile, et d’autres tissus encore, dont il faisait coudre des habits tant d’hommes que de femmes, qu’ensuite il donnait tout à de pauvres pèlerins. A quoi s’ajoutaient, outre la constante distribution d’argent, d’habits et de pain qu’il faisait, les pensions mensuelles qu’il allouait à un nombre non négligeable de familles véritablement pauvres et nécessiteuses de la ville. Enfin le père Agapit acceptait à l’hôtellerie de la Lavra toute une foule de gens simples, qu’il nourrissait, habillait, soignait, et surtout exhortait à faire bientôt leur salut.
Tel fut donc le starets auprès duquel se retourna Kornily. Et s’il fut en vérité malaisé, pour père Agapit, dans les premiers temps, de s’entendre avec Kornily, il en vint pourtant à la fin, sous le nom de Nector, à le tonsurer, et plus tard, lorsqu’il l’eut enterré, ce ne fut jamais sans amour qu’il évoqua sa mémoire. A Kornily cependant, il convient aussi de rendre cette justice qu’il fut irremplaçable dans l’exercice des secrètes charités du starets Agapit et qu’il lui était par manière générale, dévoué de toute son âme. Père Agapit en effet, qui ne limitait pas ses charités à la seule Lavra, aimait à visiter la prison de la ville, les précaires abris des plus démunis, comme aussi tous les gens qui se trouvaient être les plus pauvres. Et c’est dans de telles tournées que Kornily justement avait coutume de l’accompagner. Tous deux chargeaient alors leur attelage de baluchons d’habits et, prenant des paniers emplis de pain blanc et de pièces d’argent, il s’en allaient à la ville, comme s’ils eussent dû faire leurs emplettes dans divers magasins. En réalité pourtant, c’est une oeuvre toute spirituelle qu’ils menaient à bien. Et, visitant les nécessiteux, ils habillaient les uns, donnaient à d’autres du pain, à d’autres encore de l’argent. Après quoi, désireux toutefois de sauvegarder les apparences, ils emplissaient leurs paniers de quelques menues denrées, puis s’en revenaient chez eux, heureux et contents. C’est ainsi que peu après son transfert à la Lavra, Kornily, d’ours ignorant qu’il était, fut entièrement changé en un digne disciple du grand starets qui le formait.
Ce changement, le bienheureux Théophile l’avait déjà prédit bien longtemps auparavant lorsque le père Agapit, qui dans le monde n’était encore que Timothée Milovanov, visita le starets à l’ermitage de Kitayevskaya pour la première fois, il s’entendit dire en effet :
“ Quand tu deviendras higoumène de l’hôtellerie de la Lavra, ce fou de Kornily te servira. Il rétorque à tous et s’en prend à tout le monde, mais il saura s’entendre avec toi. ”
Le troisième syncelle du bienheureux Théophile fut un dénommé Pantéléimon, lequel, après la mort du starets, vécut à l’hôtellerie de la Lavra jusque dans un âge très avancé. Là, il contait à nombre d’Anciens les divers miracles du bienheureux, comme aussi les faits prouvant sa merveilleuse clairvoyance, dont lui-même tant de fois avait été témoin.
C’est ainsi que Pantéléimon, un jour, sur la requête de son starets, apportait le dîner au réfectoire lorsque, glissant malencontreusement, il renversa sur le seuil tout le contenu des plateaux. Pris de peur, et voulant s’éviter une réprimande, le syncelle entreprit de balayer les repas, dans le dessein malhonnête de le remettre sur les assiettes. C’est alors que le starets surgit derrière lui :
“ Pantéléimon ! gronda-t-il, tu es incapable de mener à bien la moindre diaconie ! Aussi ne deviendras-tu pas moine que tu ne sois près de mourir. ”
Et de fait, ce fut ainsi qu’il en advint. Pantéléimon, lequel vécut, jusque dans un fort grand âge, demeura toujours novice, jusqu’à son lit de mort, sur lequel il fut tonsuré moine rasophore, recevant le nom de Théodose.
Du jour de sa maladresse pourtant, Pantéléimon avait témoigné à son starets une obéissance entière.
Le bienheureux Théophile, pour le vingtième anniversaire de l’invention des reliques de saint Mitrophane, évêque de Voronège, avait obtenu de voyager jusqu’en cette même ville de Voronège. Son novice, Pantéléimon l’accompagnait dans ce long périple. Parvenus à Voronège, ils passèrent leurs journées dans l’église, et leurs nuits au-dehors, dans la cour près du beffroi. Leur ascèse de pèlerins achevée, ils résolurent, lorsqu’ils eurent assez vénéré les reliques du saint de s’en retourner chez eux. Ils refirent la longue route. Kiev, enfin, parut dans le lointain.
“ Ah ! dit le bienheureux Théophile, il serait agréable de faire ici une dernière halte. ” Et il s’assit à terre dans l’herbe du champ, pour s’y reposer à ciel ouvert.
S’étant sustenté de quelque nourriture, il tendit la main vers le sac, pour y prendre la provision d’eau. Il fouilla, mais elle n’y était pas.
“ Pantéléimon ! s’écria déçu le starets. Où est notre gourde ? ”
Un instant, le syncelle réfléchit. Puis il se rappela :
“ Eh bien, batiushka, elle sera restée à Voronège. Nous l’avons laissée sur place, lorsque nous avons dîné la nuit dernière, sur les marches du beffroi. ”
“ Quel bon à rien tu fais ! gronda le starets. Retournes-y et reprends-la, avant qu’elle n’ait disparu. ”
Sans balancer un instant, Pantéléimon sur l’heure s’en fut pour Voronège, ne songeant pas même à passer la nuit dans son monastère, lequel n’était qu’à une verste de là, comme si la gourde eût constitué quelque rareté de grand prix, ou comme si quelques pas seulement – et non pas une distance considérable – eussent séparé Kiev de Voronège.
Sans encombre enfin, il atteignit Voronège et, à sa grande joie, trouva la gourde à l’exact endroit où il l’avait laissée. S’en saisissant, il s’en retourna. Simple de coeur, Pantéléïmon regardait comme de nulle importance cette dure ascèse qu’il venait d’accomplir, et dont il n’eût pas songé à tirer orgueil, non plus qu’il n’eût maugréé contre le bienheureux. Il n’ignorait d’ailleurs pas que les pères anachorètes d’Orient enjoignaient jadis à leurs novices de planter en terre des branches de chêne et de les arroser ensuite chaque jour, à cette seule fin de combattre la paresse et l’oisiveté.
Durant le Grand Carême une autre fois, tandis que le bienheureux de longs jours durant ne mangeait pas, et qu’il priait Dieu dans le secret, il envoya Pantéléimon acheter au bazar de larges revers de vieilles bottes usées. Lorsque, la diaconie accomplie, les vieux revers de bottes furent apportés au starets, il les étala bord à bord sur un banc, et enjoignit à Pantéléimon de les coudre ensemble, comme s’il se fût agi de feuillets. Alors, apportant un pot de goudron, il entreprit avec application d’en enduire ces parchemins de cuir.
“ Pourquoi fais-tu cela, batiushka ? ” s’enquit avec curiosité Pantéléimon.
“ Dieu le veut ainsi, fit hâtivement le starets. Oui c’est Dieu qui le demande. ”
“ Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? ”
“ Cela veut dire, mon cher ami, que les démons écrivent là-dessus tous les méfaits des pécheurs. Mais tout ceci aujourd’hui est effacé. Il n’y a plus de péchés. ”
Le starets, par là expliquait plus tard le syncelle, donnait à entendre que les péchés de ses enfants spirituels, lesquels lui étaient si proches, et pour lesquels il priait en ces jours-là avec tant de constance et de ferveur, étaient à la face de Dieu déjà pardonnés, et leur conscience toute purifiée.
Durant l’été, rapportait encore Pantéléimon, le starets à de certains moments m’appelait : “ Tu iras demain dans le verger, disait-il, et tu y cueilleras des pommes fraîches. ” – Et il en spécifiait alors exactement le nombre. “ Puis, au matin, à l’heure où se lève le soleil, tu t’en iras dans le bois qui longe la route. Tu rencontreras là un groupe de pèlerins. A chacun tu donneras deux pommes. ”
Pour moi, j’exécutais ces ordres, cueillant le nombre de pommes requis par lui. Puis je me rendais à l’endroit désigné, et voilà que, donnant à chaque pèlerin deux pommes, j’en avais exactement le nombre… Le starets me donnait souvent de tels ordres, et je m’émerveillais chaque fois de tant de clairvoyance.
Le quatrième syncelle du starets fut un certain Kozma. Ce serviteur-là était si pieux et si extraordinairement cultivé que le starets Théophile lui-même l’avait, par manière de plaisanterie, surnommé “le théologien”. Des jours durant Cosmas s’occupait à la lecture des Saints Pères et des Saintes Ecritures. Souvent, qui plus est, il en oubliait la nourriture et la boisson, et non seulement cela, mais jusqu’aux devoirs qui incombaient à sa diaconie de syncelle. Cette faculté d’oubli chez lui atteignait un degré tel qu’un jour où il lui avait fallu signer un papier pour la réception de quelques documents, Kozma oublia son nom, et, chose plus incroyable encore, son prénom même, en sorte qu’il eut besoin que d’autres lui en fissent ressouvenir.
D’entre tous les objets de ce monde, Kozma n’aimait que les livres, et plus qu’eux tous, sa vieille Bible usée et fatiguée que toujours il portait à la ceinture, et qu’il posait la nuit sous sa tête tel un oreiller. Kozma traitait son starets avec le respect qui eût été celui d’un esclave pour son maître, et il eût été prêt, sur un seul mot de lui, à se jeter indifféremment dans l’eau ou dans le feu. Quant aux créatures de la terre, celles que de toutes Kozma détestait le plus étaient sans conteste les femmes. A Dieu ne plaise qu’il lui advînt de rencontrer quelque animal femelle tandis qu’il allait au matin chercher l’eau au Dniepr ! Kozma se regardait alors comme souillé pour le jour entier et, de retour chez lui, des pieds jusqu’à la tête, s’aspergeait d’eau bénite. Ses pensées et ses désirs tous étaient dirigés vers un unique but, celui, au déclin de sa vie, de se retirer au coeur d’une forêt, pour y creuser une grotte, s’y établir, et mener enfin l’ascèse propre à sauver son âme.
Un jour qu’il se représentait, par une de ses contemplations ordinaires, une béatitude tellement inaccessible, une fois de plus construisant des châteaux en Espagne, le starets Théophile surgit soudain derrière lui, et à brûle-pourpoint s’enquit :
“ Kozma ! Où habiteras-tu lorsque je serai parti déjà pour l’autre monde ? ”
“ Où Dieu le commandera, fut la réponse étonnée de Kozma. Je rejoindrai sans doute quelque monastère. ”
“ Non, non, tu ne seras pas un homme de monastère. C’est parmi les femmes que tu vivras, dans ta propre ville. ”
Pareille pensée, on ne peut plus inattendue, fit frémir Kozma. Cette prophétie, pour lui, équivalait à la pire condamnation, le plongeant dans une anxiété et dans une confusion des plus grandes qui se puissent imaginer.
“ Vivre hors du monastère ! songea Kozma. Et avec des femmes, qui plus est ! Non, non ! Cela ne se peut pas ! Ah Seigneur, délivre-moi d’une semblable infamie ! ”
Mais ces prophétiques paroles du bienheureux starets bientôt s’avérèrent exactes en tout point.
Moins d’un an après cette conversation, Théophile mourait, et son syncelle Kozma s’en retournait dans sa ville natale de Bogodukhov, pour s’y installer aux abords du bourg, dans une modeste cabane. Il mena là une vie purement ascétique, qui bientôt le rendit célèbre dans le comté entier, où on le donnait pour un batiushka expérimenté, dont les directions spirituelles et les conseils éclairés étaient ceux d’un homme de Dieu. Il arriva pourtant, peu après que, grâce aux efforts d’une femme riche, et de plusieurs donateurs des plus généreux, le terrain avoisinant celui de Kozma fut acheté – en vue d’y édifier une maison de bienfaisance d’usage public, à laquelle par la suite vint encore s’adjoindre un monastère de femmes.
C’est ainsi que Kozma – quoi qu’il n’eût pas été témoin de l’ultime extension de ce cloître, pour ce que, tombé malade à l’époque, il n’avait pas dès lors tardé à mourir – Kozma donc n’en avait pas moins longtemps vécu en voisin des moniales du premier monastère jouxtant la maison de bienfaisance, ayant de la sorte, demeuré pour ainsi dire “avec des femmes”.
Après la mort de Kozma, son terrain fut lui aussi adjoint au monastère agrandi, où la mémoire de ce remarquable starets jamais jusqu’à ce jour ne fut évoquée sans vénération.

Chapitre V

Je suis un étranger sur la terre
ne me cache pas tes commandements (Ps.118,19).

Le bienheureux Théophile, hiver comme été tenait son poêle allumé, en toute saison enfumant sa pièce : car il était si vieux et si délabré qu’il ne semblait plus avoir d’autre usage. Le starets y enfournait d’énormes bûches qu’il omettait de fendre, et pour allumer l’ensemble devait s’y reprendre à cent fois. Aussi ce système de fortune ne pouvait-il rien moins que chauffer sa cellule, si bien qu’il n’était nullement rare que l’eau y gelât en hiver. Le starets pourtant ne semblait guère noter cet inconfort. Passant seulement un manteau de peau de mouton à l’incommodante odeur, il retournait, chaussé de vieilles bottes de feutre, à ses longues prières, cependant que son esprit volait bien haut par-delà les pauvres nécessités, et les vils désirs d’un corps émacié par l’ascèse.
Un jour d’été enfin, tandis que le bienheureux vivait, la saison durant, dans une cabane en bois, quelque part ailleurs sur les lieux de l’ermitage, l’higoumène Lov dépêcha dans sa cellule une armée de ramoneurs, avec pour mission la réparation de l’antique engin. Théophile, de son côté, soudoya ces derniers, obtenant qu’ils ne touchent pas au poêle. De quoi le père Lov s’étant offusqué, il résolut de l’ôter de ses mains. Prenant ses précautions, il fit déménager le starets dans un bâtiment en dur, pour l’y surveiller de plus près. Loin pour cela de renoncer à sa folle ascèse, Théophile en son nom propre engagea d’autres ouvriers, leur enjoignant de casser le poêle nouvellement refait, pour le reconstruire ensuite sur de nouveaux plans, plus fantaisistes que n’étaient les premiers. A ce projet, l’higoumène, une fois de plus, voulut s’opposer. Mais en septembre de la même année, le starets, après les vêpres, outrepassant l’interdiction du père Lov, prit sur lui d’allumer son poêle. Y posant les récipients qu’il avait à chauffer, il sortit dans les bois, laissant le tout sans surveillance. Or durant son absence, l’un des chaudrons, tombant à terre, mit le feu au plancher. Les moines, voyant au loin s’élever une âcre fumée, accoururent aussitôt, et non sans mal maîtrisèrent l’incendie. Il ne fallut guère de temps pour trouver le coupable d’un si vaste désastre. Mais c’était encore lui qui consolait tout le monde.
“ Ne vous affligez pas, leur dit-il, de ce qui n’était pas. Mieux vaut mille fois prier le Seigneur, sans cesse le louant de sa miséricorde. Tant sont merveilleuses, les oeuvres que pour ses enfants il accomplit sur la terre. ”
Au réfectoire des moines où le starets prenait sa nourriture, il avait coutume chaque jour de mélanger en un seul tous les plats du menu, se moquant bien qu’il pût au voisinage du salé se trouver du sucré, ce qui donnait d’aussi curieuses mixtures, que du raifort au cidre, ou du potage mêlé de semoule aux raisins.
A qui s’étonnait de sa bizarrerie : “ Il n’en va pas, soulignait-il, autrement dans la vie, dont il nous faut ingurgiter la douceur, l’aigre-doux et l’amertume ensemble. ”
Ce n’est que lorsqu’il en proposait à ses hôtes, ou qu’il en distribuait aux pauvres, qu’il laissait la nourriture intacte, telle qu’il l’avait reçue de la main des moines.
D’autres fois aussi, il apprêtait pour son propre usage gruau, semoule, boules de pâte, ou soupe de vermicelles. Mais il n’utilisait à cet effet ni huile ni sel, ce qui conférait au tout une écoeurante fadeur.
Théophile ne mangeait que très peu. Le mercredi et le vendredi, il ne prenait rien qu’un demi bol de miel coupé d’un peu d’eau et de glace pilée. Ce breuvage faisait aussi tout son menu du premier Samedi et du premier Dimanche de Carême, comme celui du Samedi Saint. Mais tout le restant de la Semaine Sainte, il s’abstenait même de boire de l’eau. Le starets alors ne faisait pas davantage usage de thé, se contentant d’une infusion de menthe bouillie qu’il versait ensuite dans deux petites tasses, pour ne boire à la fin que la moitié de chacune, versant le reste dans des pots en grès qu’il offrait à ses hôtes. Le bienheureux ne prenait pas non plus de pain noir qu’il jugeait trop riche, se contentant de pain blanc, qu’il consommait dur. Mais il évitait en outre de manger la croûte, grappillant si et là la mie par lichettes.
A ces idiotismes, le bienheureux en ajoutait un autre : son grand amour des animaux – les oiseaux du ciel surtout …
Il y avait à l’ermitage de Kitayevskaya un petit lopin de terre, lequel, s’étendant tout au long de la clôture du monastère, courait jusqu’au bord de la mare. Voyant le terrain rester toujours en friche, Théophile fit venir un paysan, et l’engageant à désherber, le pria d’y planter du chanvre.
“ Mais, batiushka, s’étonna l’homme qu’as-tu besoin de chanvre ? ”
“ C’est, dit le starets, pour les oiseaux du ciel. Ils viendront, et ils en mangeront. ”
Le paysan, sans plus discuter, se mit à l’ouvrage. Et le chanvre bientôt se mit à monter, et les oiseaux en bandes, plongeant, s’y abattirent, nichant entre les branches dont ils se nourrissaient.
Une autre fois, ce fut une colonie de souris, qui avait élu domicile dans la cellule du starets, attirées soudain par les amas de vivres, qui jonchaient le sol. Enfin n’y tenant plus, le starets, qu’exaspéraient leurs raids de nuit, résolut de donner le coup de grâce. Faisant donc venir un jeune lecteur : “ Toi, lui dit-il, appelle un peu l’higoumène. Appelle-le moi te dis-je et je te donnerai de quoi t’offrir un pain au lait. ”
Le novice crut que Théophile parlait du père Lov, hiéromoine Grand Schème.
“ Et comment le faire venir, persifla le blanc-bec, puisqu’il ne veut pas seulement quitter sa cellule ? Essaie toi-même, tu verras. Il t’assènera une bonne volée de bois vert, que tu ne seras pas près d’oublier ! ”
“ Mais non, idiot ! s’insurgea Théophile. Pas cet higoumène-là, voyons ! ”
“ Lequel alors, batiushka ? ”
“ Un higoumène pour le moins capable d’attraper des souris ! Tiens, trouve un vieux chat de gouttière. Il remplira ses fonctions avec le plus grand zèle. Un chat domestique, à rebours, ne saurait rien que remuer l’air, et ronfler sur le poêle. ”
Un gros matou trôna bientôt dans la cellule, et les souris, comme par enchantement, s’évanouirent d’un coup. Mais en leur lieu et place, hélas, marchait maintenant une interminable cohorte, où se distinguaient mites, scarabées et cafards. Le bienheureux, cette fois fit venir son syncelle.
“ Tiens, lui dit-il, prends cet argent et va m’acheter une poule. ”
Le syncelle sortit, mais au lieu d’une poule, prit un coquelet. Nerveux, le jeune coq arpentait la pièce en tous sens, par saccades agitant sa crête rouge, dans tous les coins et recoins piquetant des insectes. Mais lorsqu’au petit matin, après une longue nuit de prière, le starets épuisé s’assoupissait un peu, le coq soudain se dressait, et de sa plus belle voix clamait :Co-co-ri-co !
“ Ah ! ” soupirait le starets. “ Ce n’est pas une vie de monastère ! ” Alors, appelant son syncelle :
“ Ivan ! cria-t-il, reprends-moi cette chose ! Allez, fais-le déguerpir ! ”
“ Ouah … Où … Où cela ? gémit le syncelle, s’éveillant à demi. ”
“ Eh bien, voyons … chez le novice Nicéphore ! Tu le lui porteras de ma part. ”
Le syncelle, sans répliquer, donna le coq à Nicéphore.
Ce Nicéphore, avant que d’entrer au monastère, avait été laquais, et comme domestique avait endossé la livrée d’un maître. Se sentant cependant plus d’inclination pour la vie monastique, il avait supplié qu’on lui rendît sa liberté. De là se rendant à Kiev, il avait gagné Kitayevskaya, puis était entré à l’ermitage. C’est là qu’il vivait depuis trois ans déjà, lorsqu’assailli de mauvaises pensées, son esprit s’enténébra, au point qu’il ressentit, insidieuse, mais d’une terrible acuité, l’irrésistible tentation de fuir le monastère. Il était dans ce tourbillon de noires pensées, lorsqu’il reçut l’extravagant présent. Le voyant, Nicéphore fut quelque temps songeur.
“ Pour quelle étrange raison, ” se demandait-il, le starets a-t-il pu m’envoyer un coquelet ? Il sait pourtant que je m’abstiens de viande, et que les gens dès lors me soupçonneront d’en manger.
Humble pourtant, il accepta le coq, qu’il prit dans sa cellule.
Théophile, de son côté, maintenant qu’il s’était défait du coq, acquit une poulette. Sur ces entrefaites, Nicéphore, le mois suivant, vint trouver le starets, lui demandant conseil. Le bienheureux resta sans mot dire. Et quand, désemparé, l’autre fut près de partir, Théophile à brûle-pourpoint lui tendit la poule.
“ Pour l’amour de Dieu ! supplia le moine. Pourquoi faire, batiushka ? J’ai plus qu’assez avec le coq ! ”
“ Prends-la, prends-la, te dis-je, insista le starets. Cela te fera la paire. ”
Trois jours plus tard, Nicéphore, comme par le plus inopiné des hasards, rencontrait une belle jeune fille. A l’instant passionnément épris, il quitta secrètement les lieux, et peu de temps après l’épousa. Alors seulement ses yeux s’ouvrirent, et comprenant le sens des deux présents du starets, il sut pourquoi il lui avait donné le coq, puis la poule, pour former selon ses mots “ la paire ”.
La Lavra et la ville de Kiev étant situées à notable distance de son ermitage, le malheureux starets ne pouvait plus s’y rendre que malaisément. Il s’avisa donc de trouver un veau, qui, jusqu’à la Lavra ou bien au monastère Bratsky, pût lui servir de monture.
Voici comment se fit la chose :
Un certain Ivan Katkov, lequel était boucher à Podol – le même qui, au monastère Bratsky, avait fait don d’un cheval à Théophile, – revint plus tard voir le starets, pour se confesser à lui. Puis il l’entretint un moment du cours de ses affaires, lorsqu’au détour du propos, il fit mention d’un jeune veau qu’il avait acquis, mais dont l’humeur, hélas, semblait désespérément rétive.
“ C’est un veau, batiushka, que je viens d’acheter. J’avais pensé le garder, d’abord, mais je ne sais plus à présent qu’en faire. Cette bête est devenue folle, un véritable taureau, qui ne cesse de montrer les cornes. J’en suis si déçu que je ne le crois plus bon que pour la boucherie. Je vais devoir m’en défaire …
“ Eh bien, dit le starets, donne-le-moi. ”
“ A toi ? s’insurgea-t-il. Dieu merci ! Impossible de seulement l’approcher ! Il a déjà blessé plus d’une personne. ”
“ Cela ne fait rien. A lui aussi nous apprendrons l’humilité. ”
“ Comment cela ? ” fit l’autre interloqué.
“ Rien de plus simple. Voici : Tu iras le voir, et tu lui diras : “ Allons, mon petit veau ! Tu n’es plus à moi, désormais, mais au père Théophile. Prépare-toi : Tu vas lui rendre bientôt visite. ”
Le boucher suivit trait pour trait ce mot d’ordre. De retour chez lui, il entra dans l’étable et, s’approchant du bestiau, lui redit une à une les propres paroles du starets. Et le veau qui, dès son entrée, avait reniflé le sol, puis gentiment gratté la terre, au même instant devint plus doux qu’un mouton. Se laissant caresser, il vint lécher les mains du boucher. On lui mit une corde au cou, avant, sur le soir, de le mener à l’ermitage du père Théophile.
Ainsi devenu propriétaire du veau, le starets se fit une carriole, qu’il surmonta d’un auvent de toile, fixé tant bien que mal à l’arrière, sur une vieille armature de capote. Enfin, il vit sortir de ses mains, pour prix de tant de peines, un magnifique chariot, bâché à l’ancienne.
C’est dans cet étrange équipage que le starets à présent se rendait à la ville. Chose plus curieuse, jamais il ne s’asseyait à l’avant de sa splendide voiture, mais invariablement à l’arrière, libre sous le vent, tournant le dos à la route. Il avait de surcroît fixé sur l’auvent une manière de rideau, qu’il tirait chaque fois, à l’abri duquel, tout le trajet durant, il se laissait tomber à genoux, pour lire avec avidité son bien-aimé psautier. Mais ce qui de tout étonnait plus les passants, c’était que l’animal allât sans rênes, et que lié comme il l’était par un simple licol, il fît en tout point ce que voulait son maître, qu’il le menât à la Lavra, à Podol, ou bien au monastère Bratsky. Et l’on s’extasiait voyant le veau contourner fossés, ornières, et jusqu’à la moindre pierre, évitant avec le plus grand soin d’imprimer au chariot la moindre secousse, pour que rien ne vînt dans sa lecture importuner le starets.
A moins au contraire que l’on jugeât ordinaire que, sans nul recours au fouet, lui obéît à l’excès une créature dénué de raison, et que parût naturel qu’une bête, d’un instinct si farouche, adoptât avec lui la douce familiarité d’un mouton.
Or n’est-ce-pas la cruauté de la nature humaine qui seule rendit féroce tout animal sauvage ? Tel ne fut pas l’état de choses, du moins, que dans le Paradis connurent les ancêtres. Toutes les créatures vivantes alors voyaient, répandue sur leur face, dont s’illuminaient les traits, la lumière incréée, sceau radieux de la ressemblance avec Dieu, et les bêtes féroces même, discernant à leur tour, l’ineffable beauté de cette divine image, devant le premier Adam, doucement, inclinaient la tête. Mais lorsque l’homme cessa d’obéir aux divins préceptes, sa ressemblance avec Dieu, soudain pâlit à s’effacer. Les créatures déraisonnables, de ce jour aussi cessèrent et de le reconnaître, et de lui obéir. La beauté de la divine image fut changée en laideur, son parfum en puanteur – la puanteur horrible des passions, – et l’homme lui-même devint semblable aux bêtes, privées de raison. Sa désobéissance envers Dieu se voyait payée de retour par la désobéissance envers lui des créatures de la terre, et l’homme désormais craignait l’animal, soumis jadis à son empire. Il n’est plus aujourd’hui que les seuls saints de Dieu, pour savoir en eux, par l’obéissance aux préceptes angéliques, restaurer la ressemblance dès longtemps perdue, eux qui, recevant la douce rétribution des charismes de la grâce, voient cette beauté s’irradier encore de la lumière originelle, admirable et divine. Et les bêtes à nouveau leur obéissent, percevant en eux le suave parfum de cette pureté première. Car telle est la puissance indestructible que seuls recèlent l’amour et la vertu.
Tous, en ville, connaissaient le starets. A peine paraissait-il, dans une artère du faubourg, qu’en hâte les marchands, tous, accouraient sur leur seuil. C’était un concert de cris : “ Voilà Théophile ! Théophile arrive ! ” Chacun alors de jeter à la volée quelque objet dans sa carriole. Pour l’un, une pièce de calicot, pour l’autre une miche, pour un troisième un écheveau de laine, ou des mouchoirs de baptiste. Car ils avaient remarqué que ceux qui, tant soit peu donnaient au starets, ne manquaient pas, ce jour-là, d’effectuer en affaires de magnifiques profits.
D’une telle abondance, Théophile pourtant ne gardait rien pour lui, aussitôt redistribuant le tout aux pauvres, rencontrés en chemin. Et ceux-ci ne manquaient pas, en vérité, qui suivaient par bandes, courant bras ouverts derrière la carriole du saint.
Bien des récits vont colportant les bizarres expéditions de l’extravagant Théophile. C’est ainsi que, conscient de l’hostilité que lui vouait sa béatitude, le Métropolite Philarète, le starets se plaisait à poursuivre l’éminent archipasteur, sans cesse l’importunant de ses incongruités les plus folles.
Un jour donc – c’était l’été – que Monseigneur passait à se reposer quelque temps dans son cottage de Goloseyevo, Théophile, sur sa carriole, surgit à l’improviste dans le jardin pontifical, fonçant au grand galop parmi les allées d’arbres. Saisi de stupeur, le jardinier ne pouvait rien qu’écarquiller les yeux :
“ Père Théophile, père Théophile ! ”criait-il. “ Dieu soit avec toi, mais où cours-tu ainsi ? ”
Sans lui prêter attention, le bienheureux fit marche arrière, cette fois longeant les vignes que bordait un sentier, si étroit qu’à peine l’on y pouvait marcher. La sente, justement, menait sous la propre fenêtre du Métropolite. Cette vue empourpra Monseigneur qui, d’un bond furieux, sauta sur la terrasse.
“ Qu’est-ce que cette infamie ? ” hurla-t-il. “ Qui a laissé Théophile entrer dans le jardin ? Et qu’est-il venu faire ici ? Renvoyez-le ! Sur-le-champ ! Il saccage mes vignes ! ”
A cet instant le starets, achevant à tombeau ouvert de remonter l’allée, subitement se trouva nez à nez avec Monseigneur, et non sans plaisir savourant la colère du noble archipasteur, entreprit paisiblement de tourner en rond autour de lui.
Et pour mieux clore ce carrousel :
“ Si ma visite, jeta-t-il, ne vous agrée point, elle n’est donc pas nécessaire. ”
Et quittant le jardin, sans pour autant emprunter un plus large sentier, il fit demi-tour, reprenant l’allée même qu’il avait suivie pour venir, toujours entre les ceps de vigne, sous les yeux ébahis du pauvre jardinier, qui, avec une religieuse admiration, se demandait comment Théophile, en un espace aussi resserré, pouvait obtenir que l’attelage tournât sur lui-même. De ce même jour pourtant, Théophile, auprès de Monseigneur tomba en une véritable disgrâce. Le veau lui fut enlevé, pour être sans appel envoyé paître sur les pacages de la Lavra de Kiev, et le starets, lui, se vit interdire fût-ce de paraître à l’ermitage de Goloseyevskaya, ou “ de rôder même alentour. ”
A peine cependant le veau était-il venu s’adjoindre au troupeau du monastère, que s’en était ensuivie une perte immense de bétail – phénomène à ce point inhabituel, qu’il plongea le solide régisseur de la Lavra dans le plus sombre désarroi. Ne sachant que résoudre, et songeant que quelque épidémie peut être se serait déclarée, qu’il serait temps encore d’enrayer en partie, il eut recours aux lumières d’un contigent de vétérinaires qui, procédant dès lors à l’examen du troupeau, ne purent toutefois rien constater qui parût anormal. Les dernières bêtes achevaient de tomber, frappées de mort subite, lorsqu’enfin l’on s’avisa de rapporter le fait au Métropolite. Monseigneur Philarète, à cette nouvelle, fit venir l’intendant, lui demandant quel jour s’était déclaré le fléau. L’homme lui fit valoir que tout sans conteste avait exactement commencé lorsqu’on avait adjoint au troupeau le veau de Théophile.
“ Ah ! rugit Monseigneur. Cela est-il Dieu possible ? ” Et il donna l’ordre sans attendre d’ôter du troupeau le veau contaminé. La chose était à peine faite que l’étrange mal cessait tout-à-fait. Reconduit à Kitayev, le veau fut rendu à son propriétaire, lequel, ayant recouvré son cher animal, en signe de victoire lui dora les cornes, et, paisiblement, reprit avec lui ses voyages quotidiens.
Le prophète ne dit-il pas en vérité : “ Le boeuf connaît son maître ”.
La route, qui de Goloseyevo menait à Kitayev, avait l’ennuyeuse particularité d’être trop étroite. A la lisière, qui plus est, des bois de Kitayev, tandis que le sentier en pente raide s’élevait à flanc de colline, une étroite ravine coupait en son milieu la route, obligeant à cet endroit les voyageurs à descendre, pour en poursuivre à pied la traversée. Un jour que le Métropolite Philarète qu’accompagnait l’Archimandrite Lavrentios, gouverneur de la Lavra se hâtaient tous deux, le long de cette route, de gagner l’ermitage de Kitayevskaya, où les attendaient de pressantes affaires, il se trouva qu’au moment exact où l’attelage épiscopal atteignait le milieu du ravin, le père Théophile y apparut aussi, juché sur son étrange monture. Pensant qu’il s’agissait là de quelque paysan malappris, qui les serrait de trop près, le cocher du Métropolite, rudement l’interpella :
“ Eh toi ! cria-t-il, arrière ! Marche arrière, je te dis ! ”
Inquiet le Métropolite, à ces cris, mit la tête à la fenêtre, cherchant à s’enquérir de l’objet de la querelle. Mais la vue de Théophile lui laissa bientôt deviner la suite.
“ Ivan ! s’interposa-t-il, arrête ! ”
Le cocher sur-le-champ stoppa les chevaux, et Monseigneur, avec le gouverneur, descendit de voiture. Assis dans sa carriole, les coudes sur la ridelle, Théophile semblait dormir.
“ Allons, Théophile, claironnait Monseigneur, debout ! Nous avons des ennuis ! ”
Et pour le réveiller, il le secouait, plus qu’un bouleau des taïgas, sous le vent violent du nord.
“ Hmm … Quoi ? …Ah ! Sa béatitude ! ”
“ Elle-même ! Que t’es-tu endormi, génie malfaisant ? Vois tout l’embarras que tu nous causes ! ”
L’encombrement, de fait n’était pas négligeable. La rencontre s’était faite à l’endroit le plus resserré du ravin, en sorte qu’il était impossible de faire virer de bord la carriole ou le veau.
“ Que faire à présent ? ” s’impatientait Monseigneur.
“ Voilà ! Voilà ! ” fit tranquillement Théophile.
Il ne restait plus rien qu’à dételer le veau, pour lui faire à pied remonter la colline. L’on vit alors Monseigneur, armé d’un bâton, faire grimper l’animal, suivi de Théophile et du gouverneur qui, poussant la carriole, lui avaient emboîté le pas. Le cocher, lui, était exempt de cette rude ascèse, n’ayant d’autre tâche que de tenir ses chevaux. Après maints laborieux efforts, la voie de nouveau fut libre, et l’archipasteur enfin put reprendre sa route. Chose étrange, Monseigneur, cette fois, était de charmante humeur. Il fit en riant ses adieux à Théophile. Et s’en allant :
“ Vois un peu, lança-t-il, méchant bougre, ce que tu nous auras coûté de sueur ! ” Cependant, il essuyait son front, où perlaient de grosses gouttes.
La route, peu après, fut élargie, mais insuffisamment, et les voyageurs, régulièrement continuaient, à l’endroit du ravin, de se trouver en péril. Le bienheureux et le Métropolite Philarète s’y retrouvèrent bientôt nez à nez. Et bien que Théophile, cette fois, eût pu contourner l’attelage épiscopal, il refusa d’en rien faire. L’on eût dit au contraire qu’il avait de plein gré coupé la route de Monseigneur. Devant ce nouvel embouteillage, une altercation ne tarda pas à opposer Théophile au cocher. Père Théophile en effet soutenait qu’il serait plus malaisé que son veau fît marche arrière, pour remonter son chargement jusqu’au sommet de la colline, qu’il ne le serait pour les quatre chevaux de Sa Béatitude de le faire avec le leur, qui en regard était moindre. Le cocher, lui ne voulait rien entendre.
“ Théophile a raison, ” coupa Monseigneur, qui depuis un moment observait la scène. Nous aurions dû lui céder la place. Mais puisqu’il est impossible à présent qu’un attelage de quatre chevaux fasse ici demi-tour, je t’en prie, Théophile, sois donc assez aimable pour faire faire à ton veau demi-tour.
Impassible toutefois, le starets ne broncha pas, comme refusant purement et simplement d’obtempérer à la requête de l’archipasteur. Tant d’aplomb déconcerta ce dernier.
“ Enfin, qu’y a-t-il ? Cesseras-tu quelque jour d’user ma patience ? ”
“ Nullement, je ne cesserai pas. Parce que c’est toi, et non moi, qui dois faire demi-tour. ”
“ Comment cela ? ”
“ C’est ainsi. ”
A ce moment parut un cocher, expressément dépêché de la Lavra, porteur d’un courrier urgent à l’adresse de Monseigneur. Un couvreur travaillant au clocher de la cathédrale Sainte Sophie, était à l’instant tombé du toit, et, dans sa malencontreuse chute, avait été tué sur le coup.
“ Longtemps, dit le messager, il s’est tenu suspendu en l’air, agrippé à une balustrade; mais à la fin, lâchant prise, il s’est écrasé au sol. ” Lui-même venait au nom de l’higoumène chercher auprès de Monseigneur ses premières instructions concernant les dispositions à prendre.
Très troublé, l’archipasteur, sans un mot, se signa, et donna l’ordre au cocher de remonter sur-le-champ la colline, pour y faire demi-tour et rentrer à la Lavra. Cependant, Théophile avait disparu, à l’arrivée du courrier tournant bride, sa mission pour l’heure achevée.
Le Métropolite et lui se rencontrèrent une troisième fois. Revenant de la ville, le starets s’en retournait à Kitayev, lorsqu’il fut rejoint sur le pont Dyemiyev, par l’équipage de Monseigneur, qui fut quelque temps roulant à sa hauteur.
“ Théophile, où vas-tu ? ” cria l’Archevêque.
“ Là, dit le fol-en-Christ, où Dieu dirige mes pas, et m’appelle la nécessité. L’ennui, poursuivit-il, est que le veau maintenant ne veut plus m’obéir, et qu’il m’a fallu, pour le faire marcher, commander un grand knout. ”
“ Et que t’obstines-tu à vouloir qu’il te mène ? A ce pas de tortue, cela ne vaut guère la peine ! ”
“ Le chemin qui mène au Royaume, dit sentencieusement Théophile requiert une allure lente et réglée. ”
“ Allons, grimpe avec moi, je te mènerai plus vite que le faucon ailé. ”
“ Merci, je n’en ai nulle envie. J’arriverai à destination tout aussi bien que toi … Avant même ! ”
Et il n’en fut pas autrement que le starets ne l’avait prédit. Le carrosse de Monseigneur, dans une allure emportée perdit une roue, et il ne fallut pas moins, pour la réparer, une grande heure entière. Aussi, lorsque le Métropolite parvint à Kitayev enfin, Théophile, depuis longtemps, l’attendait-il à la porte. Le voyant approcher, il le salua bien bas.
“ Santé, saint Monseigneur ! persifla-t-il voici longtemps déjà que je t’attendais ! ”
“ Tu avais raison, Théophile, fit le Métropolite, qui cachait mal sa gêne. Ton vieux veau cornu a battu de vitesse mon riche attelage, grassement nourri. Il semble que je dusse à l’avenir me faire ainsi voiturer. ”
Nombreux sont ceux qui gardent le souvenir, aujourd’hui de ce veau étrange, qui allait sans entraves, librement gambadant à l’entour du cloître. L’on eût dit que l’animal possédât quelque instinct supérieur, qui lui fît juger infailliblement, même du caractère des gens venus voir le starets. De sorte qu’il accueillait les uns de façon hostile et fort inamicale, mais traitait les autres avec d’infinis égards, les laissant sans encombre approcher son maître.
Outre son amour des animaux et la compassion qu’il portait aux oiseaux, le starets avait nombre d’autres particularités bizarres. C’est ainsi qu’il ne tolérait pas les fumeurs, ne pouvant seulement souffrir l’odeur du tabac.
“ Sache que t’intoxique le poison du démon, ” grondait-il, s’il voyait fumer un quelconque visiteur. Et de son air le plus sévère : “ Fallait-il, avec ton maudit tabac, venir au monastère, pour en contaminer les moines ? Et de quel profit, dis-moi, cela te sera-t-il, d’approcher demain les Saints Mystères, si ton haleine exhale semblable puanteur ? ”
Théophile, une autre fois, tenant dans ses mains un plat de radis noir mêlé de kvas, déambulait, escorté d’un fidèle, dans le jardin du monastère, lorsque l’accosta Victor Ignalievich Askochensky, éditeur d’un grand journal de la ville. L’homme, par bouffées courtes, tirait sur un épais cigare, lorsque voulant pour parler ouvrir la bouche, il souffla sur un plat une âcre fumée noire. Le starets, sans un mot dire, furtivement plongea son doigt dans le kvas, puis, à la dérobée, en aspergea le fumeur.
De retour chez lui, Askochensky, qui n’avait rien noté, s’installa pour dîner. Mais le plat qu’on lui servit avait une désagréable odeur de radis noir, qu’il le fit sur-le-champ renvoyer aux cuisines. Un second plat lui fut apporté, mais, par un fait inexplicable, la même odeur horrible subsistait. Furieux, Askochensky s’en prit aux domestiques, puis couvrit son cuisinier d’injures. L’on entama le second service. Mais l’assiette posée devant lui, cette fois encore, empestait le radis noir. L’on fit passer le troisième jeu de plats. – Mais c’était, hélas, encore et toujours la même chose. Troublé, Askochensky, quittant la place, s’en fut chez un ami. Celui-ci l’accueillant, lui fit observer qu’il sentait outrageusement le radis noir. Surpris, l’hôte pria pourtant son ami de lui donner à manger, lui marquant que son cuisinier avait si mal apprêté son dîner, qu’il n’avait pu seulement le manger. Quelle ne fut pas sa surprise alors, lorsque l’éditeur découvrit qu’à la table même de son vieil ami, le repas exhalait des relents de radis noir. Déconcerté, il résolut d’aller à la pâtisserie pour y acheter des gâteaux que, de retour chez lui, il voulut accompagner d’un thé. Mais par une fatalité que, cette fois encore, il ne put s’expliquer, le thé, comme les petits fours, empestaient toujours cette inévitable odeur. Trois jours durant, le phénomène, étrangement, persista. Askochensky était au désespoir. Ceux qu’il rencontrait dans la rue, ne manquaient pas, qui plus est, de lui faire observer qu’il sentait fortement le radis noir.
Désespérément, le malheureux à présent cherchait la cause de l’odieuse illusion. Enfin, se rappelant l’entrevue avec le starets, il mesura l’inconvenance qui, ce jour-là, avait été la sienne, et retournant à Kitayev, y implora le pardon du starets. A peine lui eut-il été donné, que la mauvaise odeur aussitôt s’évanouit.
La staritsa Magdalina, moniale au couvent voisin, relate à ce propos un fait non moins étrange.
“ Accompagné de son épouse, un riche marchand moscovite fit étape au monastère Florovsky. Nous entendant parler du saint starets, ils décidèrent le visiter, et me prièrent, sa femme et lui, de les accompagner à Kitayevskaya, ignorant, de fait, le chemin de l’ermitage. Nous étions en route, lorsque le marchand, dans le bois de Goloseyevo, exprima le voeu de fumer. Fouillant ses poches, il ne put toutefois y trouver une allumette.
Par chance, avisant assis au bord du chemin quelques voyageurs, appliqués sur un réchaud de fortune à réchauffer du gruau, il s’en approcha pour demander du feu. A peine pourtant eut-il touché la flamme, que le réchaud, mystérieusement, se renversa, étouffant le feu, et laissant à terre se répandre le gruau.
“ Etrange ! ” murmura le marchand. “ Je n’avais pas même effleuré le gruau ! ”
Nous repartîmes. Plus loin, le marchand tout-à-coup, vit un second groupe d’étrangers, installés eux aussi sur le bas-côté de la route, où brûlait leur bivouac. Il courut leur demander du feu. Mais comme il s’arrêtait à leur hauteur, le réchaud, curieusement, de manière analogue se renversa.
“ Quelle coïncidence ! fit en riant le marchand. Voilà qui vraiment est étrange ! L’on dirait le tour d’un sorcier ! ”
“ Mais non ! lui dis-je. Père Théophile, sans doute, aura fait cela pour vous. Plus que tout, il déteste que l’on fume. ”
Nous parvînmes enfin à Kitayev. Venant au-devant de nous le starets, d’emblée, s’adressa au marchand.
“ Eh bien, mon hirondelle, railla-t-il, tu as eu du mal à fumer ? Vois plutôt de quoi ta passion fut la cause : tu as, par deux fois, laissé sans nourriture de pauvres affamés. ”
Et disparaissant dans sa cellule, Théophile en ressortit porteur d’un gros oignon.
“ Tiens, dit-il, comme il le lui tendait. Mâche donc un peu d’oignon ; tu sentiras moins le tabac. Car c’est le monastère entier que, par ton odeur, tu as empesté. ”
“ Voici, conclut la staritsa, quelle sorte de visionnaire était Théophile. ”
Le starets avait encore un principe. Il ne crachait pas par terre. Et il enjoignait aux autres de bien s’en garder. Rien, surtout, ne l’indignait plus que ceux qui crachaient dans l’église.
“ Comment ? Vous crachez à l’église ? s’insurgeait-il dévisageant ceux qu’il prenait ainsi sur le fait. Ne savez-vous pas que vous êtes ici dans le saint Temple de Dieu ? Le Seigneur en ces lieux est partout, présent invisiblement, et les gens, pour prier, s’y agenouillent devant Lui. Oubliez-vous que vous-mêmes n’êtes que terre et cendre ? Comment donc osez-vous cracher ainsi, sur votre propre mère ? N’est-ce pas elle qui, à votre mort, vous renfermera dans son sein ? N’est-ce pas elle qui, jusqu’à l’universelle résurrection des êtres, gardera votre corps, enclos au profond d’elle ?”

Chapitre VI

Les hommes droits le verront et se réjouiront
mais toute iniquité aura la bouche fermée (Ps.106,42).

Rares étaient ceux qui avaient la chance d’approcher le starets, pouvant solliciter sa bénédiction. Car se cachant pour prier, il passait dans les bois des jours entiers, souvent ne revenant à l’ermitage qu’à l’approche des vêpres, pour se trouver à temps dans l’église, avant que ne débutât l’office divin. Et si quelqu’un, d’aventure, réussissait à se glisser jusqu’à lui, le starets alors, s’il ne refusait pas sa bénédiction, la donnait comme en passant, sans seulement s’arrêter. Car le bienheureux n’aimait ni être distrait dans ses prières, ni que l’attention fût tournée vers lui.
Remarquait-il des pèlerins sur la route guettant sa venue, qu’aussitôt il prenait un chemin de traverse –dût-il pour cela se perdre entre les buissons– ou, s’il était attendu dans le cloître, n’hésitait pas à monter au sommet d’un gros chêne qui se trouvait auprès, à moins qu’il n’allât se cacher dans le verger du monastère, s’y dérobant aux regards dans le profond fossé, qu’il y avait creusé lui-même, à cet effet précis.
Novice à la Lavra, Joachim Panfilych, jardinier au verger, habile dans son art, était un homme instruit, fort apprécié du Métropolite Philarète. Cependant, que le bienheureux se cachât dans son verger l’irritait à l’excès, car ses admirateurs dès lors, qui à travers tout le jardin le cherchaient, sans vergogne piétinaient ses plates-bandes. Aussi, bien souvent, Panfilych, à ce sujet éclatait-il en reproches auprès du starets –reproches fondés en vérité, auxquels Théophile, du reste, n’opposait jamais qu’une gentillesse imperturbable. Mais cette coutumière inertie achevait, justement d’exaspérer le pauvre homme, qui, de ce moment, n’y répondait plus qu’en le frappant au visage. Loin de se laisser troubler pour si peu, le bienheureux, comme empli de gratitude à son égard, saluait jusqu’à terre celui qui l’avait offensé.
“ Juge, Seigneur, murmurait-il seulement, ceux qui m’offensent, et combats ceux qui me combattent. ” Puis, à l’adresse du novice : “ Joachim, ajoutait-il, cesse de t’enfler pour ce que le Métropolite t’aime et t’estime. Car jamais tu ne feras un moine. ”
Les paroles du starets bientôt s’avérèrent d’un prophète. Car envoyé aux grottes de la Lavra, Joachim, de là, fut à tout jamais chassé du monastère, par suite d’actes peu glorieux qu’il y avait commis.
Théophile n’aimait guère davantage les intellectuels qui semblaient incapables de travailler de leurs mains, non plus que ceux qui, imbus d’eux-mêmes, s’imaginaient pouvoir s’élever au-dessus du commun des mortels. Mais ceux qu’il détestait à outrance était la race “des gens en carrosses” -ainsi du moins les avait-il surnommés- qui venaient à lui voiturés dans les plus somptueux équipages, et qu’attirait seule à l’ermitage du fol en Christ leur curiosité minable de mondains.
“ Que pouvez-vous attendre, disait-il à ces importuns, d’une chose aussi puante que je le suis ? Que voulez-vous de moi, pauvre starets, et moine de misère, pécheur entre tous, s’il en fût jamais ? ”
“ Un simple mot, batiushka, balbutiait gêné, le visiteur, quelque réconfort ou menu conseil spirituel. ”
“ Si c’est pour cela, allez donc voir Parthène, moine du grand habit. Lui vous répondra ; il vous enseignera. Pour moi, je n’ai rien à dire. Ou, vous armant d’une foi pure, tournez-vous d’abord vers la Toute Sainte Mère de Dieu, puis vers les saints pères de la Lavra de Pécherskaya. Eux sauront vous prodiguer tout ce qui sera nécessaire à votre salut. Mais moi, non je puis rien vous donner. ”
Souvent même le starets, sans ménagement, repoussait ceux qui l’approchaient, puis s’enfuyait à grands pas, aussi loin qu’il le pouvait. Et de fait, qu’aurait-il pu dire ? Leurs questions, absolument creuses, n’avaient jamais trait qu’aux vaines mondanités qui seules faisaient tout le cours de leur vie. L’un voulait par ses prières gagner son procès, en lésant un pauvre ; l’autre cherchait à savoir si son fils obtiendrait un poste fort en vue, promis par d’éminentes personnes ; un autre souhaitait une bénédiction pour marier son fils à quelque héritière, sa fille à un hobereau de l’aristocratie. Certains allaient jusqu’à demander des prières pour que leur fussent assignées des pensions ou des rentes. Mais de tous ces gens, bien peu songeaient à l’interroger sur l’unique nécessaire– le salut de son âme.
Désireux d’éviter ces rencontres, parfaitement inutiles et plus que jamais résolu à fuir tous ces importuns qui le fatiguaient, le bienheureux pour ce faire imagina cet ingénieux stratagème : chaque jour désormais, il allait, sur le seuil de sa cellule, répandre un plein seau de goudron fumant, dont l’âcre odeur chassait les oisifs, bavards et autres indésirables en tous genres. Mais que parût une personne pieuse, au coeur simple, spirituellement assoiffée de conseils éclairés, et le starets volontiers l’accueillait, si même il ne lui parlait que peu de temps. Car Théophile, souvent, se contentait de lui donner l’absolution de ses péchés, après qu’il eût à haute voix blâmé les plus secrets, par là manifestant qu’il n’était pas sans les connaître.
“ Etrange ”, rapportaient à l’époque les témoins oculaires, la manière dont confessait le starets. A qui venait à lui, il ne demandait pas, comme ordinairement font les pères spirituels, de dire ses péchés, mais, la personne prosternée à ses pieds, il posait ses saintes mains sur sa tête, et, levant ses regards vers le ciel, énumérait lui-même, et jusqu’aux plus secrètes, toutes les fautes commises –ce qui avait pour effet de faire fondre, immanquablement, le pénitent en pleurs, lequel pénitent, pour cause de ses larmes, trouvait moins l’émotion, que la honte, et la crainte, que dès lors lui inspirait le starets.
Dans la ville de Vasilkovo vivait un usurier qui devait sa fortune à nombre d’affaires douteuses, effectuées tandis qu’il avait d’abord été revendeur. Ayant de la sorte amassé une fortune immense, et s’étant dans ses vieux jours retiré pour en jouir, il fut tourmenté soudain par sa conscience, laquelle lui reprochait une vie entière menée dans les turpitudes de la dépravation, du mal et de la malhonnêteté. C’est alors qu’entendant tout ce qu’on disait du hiéromoine grand schème et starets Théophile, il résolut d’enfin se repentir, et d’aller à Kiev, pour implorer de lui le pardon de ses fautes.
Prévoyant à l’avance la venue de l’usurier, le clairvoyant starets s’en fut à sa rencontre. Et s’installant dans le bois qui bordait la route, au lieu-dit de la Taverne Rouge, il se tint là, dans cette sorte d’avant-poste détaché de l’ermitage, des jours entiers attendant le marchand. Enfin, parut à l’horizon la voiture du bonhomme. Assis à l’intérieur, l’usurier, comme toujours, faisait l’important, lorsqu’avisant ce moine qui venait à lui, il descendit et à son tour marcha jusqu’à lui. Alors, dès qu’il fut à portée de voix :
“ Comment allez-vous, batiushka ? ” jeta-t-il non sans hauteur.
“ Bien, fit le starets. Et vous-même, monsieur le marchand ? ”
“ L’ermitage, poursuivit l’autre, sans relever, est-il donc loin d’ici ? ”
“ Duquel voulez-vous parler ? ”
“ De Kitayevskaya. ”
“ La route, pour aller à Dieu, répondit le starets est fort escarpée ; elle est longue pour aller au Tsar ; mais de tout, l’ermitage est ce que l’on fait de plus près. Quel est votre dessein ? Est-ce pour prier Dieu que vous souhaitez vous y rendre ? ”
“ Hmm … Ce sera quelque chose, sans doute, comme cela … Mais je voudrais surtout, voir un moine grand-schème … celui qui … on le nomme Théophile … Peut-être me direz-vous où je pourrai le trouver ? ”
“ Et de quoi cela vous servira-t-il ? ”
“ On le dit très saint, visionnaire même. ”
“ Qui ? Théophile ? ”
“ Oui, ce hiéromoine grand-schème. ”
“ Visionnaire ! De quelle sorte de sainteté s’agit-il bien là ? Et vous croyez, vous, à ces ragots de bonne femme ? ”
“ Comment cela ? Puisque tout le monde le dit … ”
“ Vous voulez rire ! Théophile ? Mais c’est un fornicateur, un bandit, un suppôt de Satan ! Vous n’en trouverez pas dans le monde entier un seul comme lui ! Toute sa vie, il a violé des filles, abusé des femmes, volé, la nuit, des chevaux à ses voisins, prêté aux miséreux à des taux plus qu’usuraires ! Si tu savais combien d’orphelins il a laissés nus dormir sur la paille, combien de familles il a ruinées, les engageant en fourbe dans les affaires les plus louches ! Il s’est fait une grosse panse sur les biens des autres. Et maintenant, il a le désir, dit-il d’approcher Dieu ! Il est venu à l’ermitage chargé d’une infinie kyrielle de péchés mortels. Qu’il se repente donc, qu’il fasse pénitence ! Qu’il prie ! Le Seigneur est miséricordieux. “ Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se repente et qu’il vive. ”
Le maquignon, à s’entendre adresser ce discours, qui ne l’avait pas peu surpris d’abord, reconnut enfin son portrait. Son coeur, quoique confusément encore, comprenait aussi que Théophile, seul, pouvait lui parler de la sorte. Et s’étant jeté aux pieds du starets, il pleurait amèrement :
“ Pardon, batiushka, ” implorait-il. Et au travers de ses larmes : “ Pardonne-moi, ” redisait-il. “ Accorde, je t’en prie, l’absolution au scélérat, à l’escroc, à l’assassin maudit que je suis. ”
“ Dieu pardonnera, dit le starets, Dieu pardonnera. Va voir les saints de Dieu. Va et incline-toi devant eux. Demande leurs prières. Eux expieront pour toi. Et tu seras pardonné de tout. Ton père lui, était un homme vertueux, et par ses prières aussi, Dieu aura pitié de toi. ”
“ Non, gémissait le marchand, il n’aura pas, il ne pourra pas avoir pitié de moi. J’ai trop outragé son infinie bonté. ”
“ Il pardonnera, répétait le starets, Il pardonnera. Crains seulement, par ta négligence de ne pas retomber dans de nouvelles fautes, souillant les larmes bienfaitrices qui aujourd’hui ont lavé ton âme repentie. Surtout, ne cesse pas de prier, et fais-toi violence, pour ne pas donner à tes passions libre cours. Garde un coeur contrit, cultive en toi l’amour de Dieu comme celui du prochain, et que jamais ne te quitte la crainte de Dieu … Allons ! Bonne route ! ”
L’homme s’éloigna, gagnant les grottes de la Lavra, où, de longues heures durant, il s’entretint avec les moines de sa mémorable rencontre avec le starets.
Une autre fois, le bienheureux croisa, dans les bois de Kitayev, quelque grand propriétaire, qui passait par là.
“ Où vas-tu ?” s’enquit Théophile.
“ Chez moi, batiushka”, fit l’homme, hâtivement.
“ Mais es-tu sûr d’avoir bien réglé tes comptes avec Dieu ? ” demanda, sévère, le starets.
Trop embarrassé pour savoir que répondre, le propriétaire préféra presser le pas. Mais le starets, lui, n’entendait pas le laisser s’enfuir aussi vite, et bientôt le rattrapa.
“ Vraiment ? insista-t-il. Tu ne t’es pas mis en règle ? … Eh bien, souviens-t’en ! Tu es venu jusqu’ici bien portant, mais tu ne rentreras pas chez toi sain et sauf. ”
De fait, sur le chemin du retour, comme il approchait des portes de la ville, les chevaux s’emballèrent, et, la voiture se retourna, jetant à terre le propriétaire, qui, allant heurter contre une pierre, mourut sur le coup.
Or cette malheureuse histoire n’est pas elle-même sans en évoquer une autre.
Non loin de la ville de Kerch, sur les bords du Taman, vivait la veuve d’un colonel, nommée Alexandra Sokolova, laquelle, un beau jour, se rendit avec sa soeur à Kitayev, pour y visiter le starets, et prendre sa bénédiction.
“ Instruis cette pauvre folle, ” dit lorsqu’il la vit Théophile à sa soeur, du doigt désignant Sokolova. “ Instruis-la mieux, ou elle risque fort, jusqu’à sa mort, de conduire des chevaux. ”
Mais à ces paroles, Sokolova ne prêta nulle attention. Rentrée sur ses terres, elle fit atteler sa voiture, et partit pour Kerch, faire de menues emplettes. Mais quelque chose en chemin fit peur aux chevaux, qui soudain s’emballèrent. Projetée à terre, Sokolova mourut le soir même.
Le starets Théophile, une autre fois, entrant dans l’église de la Grande Lavra, avisa l’une des stalles qui longeait le mur et, jugeant le lieu paisible, s’y mit pour prier. L’on entamait, un peu plus tard, les cathismes lorsque, s’éloignant un instant, il s’en fut vénérer les sépultures des saints, reposant sous la nef. Mais tandis qu’il était là, devant la dalle de saint Théodose, s’inclinant, le lecteur et l’aide régisseur remarquant, de leur côté, le psautier qu’avait dans sa stalle laissé Théophile, décidèrent, pour lui jouer un tour, de le lui dérober. Mais voici que, regagnant sa place, le bienheureux, sans seulement jeter sur sa stalle un coup d’oeil, marcha droit sur le régisseur, lequel avait au fond de sa poche dissimulé le Psautier.
“ Pauvre Ancien ! dit sévèrement le starets. Il te faut mourir demain, et tu ne penses, aujourd’hui encore, qu’à jouer ces vils tours pendables ! Allons malheur à toi ! ”
Et il en fut exactement comme l’avait prédit le starets. Au matin du jour suivant, l’Ancien soudainement mourut, sans que nul s’y fût attendu.
Le starets, dans sa cellule, entassait des piles de vêtements, envoyés par des philanthropes à des fins charitables. Avisait-il un homme en guenilles, qu’il l’invitait à entrer, le gavait de boulettes, enfin lui passait une chemise neuve, s’il ne l’habillait pas de la tête aux pieds.
Un ouvrier de l’usine de briques, qui attenait à la Lavra, vint un jour à cet effet le voir. Car Ivan Bolshakov –c’était là son nom– à peine recevait-il sa paie du mois, qu’il allait d’un pas la boire, et jusqu’au dernier sou. Le loqueteux était venu frapper à sa porte, demandant au bienheureux la charité.
“ Pour toi, fit le starets, quelles aumônes peut-il y avoir ? Tu boirais tout indifféremment. Allons, laisse-moi du moins t’offrir une nouvelle chemise. Car tu vas mourir aujourd’hui, et il serait indécent que tu sois en guenilles couché dans le cercueil. ”
Ivan, tout en prenant la chemise, songeait à part lui : “ Oui, compte bien sur ma mort, et bois de l’eau fraîche. Sur l’heure, je fonce à la taverne, j’y vends la chemise, et bois un verre à ta santé ! ”
Il fit comme il l’escomptait, s’enivra tout son saoul, et sur le soir, s’en revint ivre mort à l’usine. Là il chanta, dansa et fit le fou, à tous les assistants contant comment il s’était fait donner une chemise, par Théophile, qui même lui avait prédit sa mort. Enfin, n’en pouvant plus, il demanda à rester à l’usine pour y dormir dans un coin, ce qui, dans son état, lui fut accordé. Il grimpa donc et s’alla nicher sous les combles, s’endormant à hauteur presque du plafond. Mais voici que, durant la nuit, se fit un grand bruit mât, comme d’une chute de corps lourds. L’on fit de la lumière, et l’on vit, gisant sur le plancher, Ivan Bolshakov, la face en sang, sans un souffle, immobile. L’on chercha son coeur. Il ne battait plus. Le pauvre était bien mort.
Bolshakov n’avait pas même une chemise pour être décemment enterré. Les ouvriers lui mirent donc ce qu’ils purent trouver, lui faisant du moins un enterrement chrétien. Mais la prédiction du starets comme l’histoire de la chemise, aujourd’hui encore sont sur toutes les lèvres.
Maria Kozminishna Shepeleva, noble dame des alentours, aimait l’ermitage, où souvent elle venait, accompagnée de son fils, lequel, à l’époque, ne devait guère avoir plus de quatre ou cinq ans. Là, l’enfant, chaque fois, se rendait chez le starets, lui demandant sa bénédiction. Et le bienheureux, qui le tenait en grande affection, s’il le rencontrait en passant dans le cour du monastère, le regardait d’un air tendre : “ Ah, disait-il, voici notre petit moine ! ”
Un jour, dans sa cellule, faisant venir le petit, il lui tendit avec amour une pleine poignée de gâteaux secs à la mélasse. “ Tiens, donne tes petites mains. Prends ces gâteaux. ” Tout heureux, le garçonnet, sous l’oeil approbateur du starets, se mit à les croquer avec délectation. “ Mange, mange, disait le bienheureux. Lorsque tu seras grand, ce ne sont plus des gâteaux que tu recevras, mais le Christ, qui habitera en toi. ”
Et la prophétie du starets à la lettre se réalisa. L’enfant grandit, fut pour son instruction envoyé à l’imprimerie de la Lavra puis, comme novice, entra au monastère, où par la suite il devint père spirituel de grand renom.
Un autre petit garçon vint à son tour le trouver. Le bienheureux, cette fois, fit venir son syncelle :
“ Pantéléimon, lui dit-il, prosterne-toi donc aux pieds de ce garçon. Embrasse aussi la main de ton père spirituel. ”
De fait, devenu hiéromoine du grand habit, l’enfant de naguère, dans les derniers temps de son séjour terrestre, tonsura le père Pantéléimon, et, lorsqu’il mourut, l’enterra.
Chef des travaux de la cathédrale Saint Wladimir qui s’édifiait à Kiev, Condrat Kozmich Khovalkin, parce qu’il désirait finir ses jours dans la paix et la tranquillité, entreprenait encore de construire une maison pour ses vieux jours, lorsque la douleur vint soudain l’accabler. La mort lui ravissait sa chère enfant, longtemps l’unique joie de sa vie solitaire. Khovalkin dès lors, au plus fort de sa détresse, vint chercher consolation chez le starets Théophile.
“ Pourquoi, dit le starets, t’attrister ainsi ? Entre dans ta chambre comme en une cellule, assieds-toi, et redis en ton coeur la prière de Jésus : “ Seigneur Jésus Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur. ” Et tout, tu le verras alors, tout passera. ”
“ Ah, batiushka ! Il serait plus qu’impossible de faire passer cela ! Avec le visage de ma défunte fille, s’est éteinte en moi toute la lumière de ma vie ! ”
“ Non, corrigea le starets. De notre vie, Jésus Christ est l’unique lumière. Lui seul est le soleil sans déclin. Va donc t’acheter un voile : Tu seras bientôt moine. ”
Et véritablement, quelque temps après, Codrat Kozmich, comme novice, entrait à l’ermitage de Goloseyevskaya. Ayant fait là construire une hôtellerie encore, il se mit en devoir ensuite d’y mener l’ascèse salutaire. Plus tard, devenu aveugle, il fut sous le nom d’Erasme, tonsuré moine, et, plusieurs années durant, vécut dans l’hésychia d’une cellule, aux abords de l’église. Et lorsqu’il mourut, le 15 août 1880, on l’ensevelit auprès du starets.
Répondant au nom de Férapont Dobrovolsky, un jeune homme de la bourgeoisie de Kiev voulut comme novice entrer à la Lavra. Trois jours durant, il tenta, mais en vain, de solliciter du starets une entrevue, dans l’espoir de lui demander pour ce faire sa bénédiction. Mais l’on eût dit que Théophile se gardât avec soin de rencontrer le visiteur, chaque fois l’envoyant à l’église, ou à l’hôtellerie. Le troisième jour enfin, Férapont et sa mère, qui l’accompagnait, trop affamés, n’y tenant plus, se tournèrent vers le syncelle, implorant son aide. Les prenant en pitié, celui-ci, une nouvelle fois envoya Férapont frapper chez Théophile.
“ Qu’as-tu donc à rôder encore ici, vieux bougre d’animal rampant ? ” fit, courroucé, le starets. Et, disant ces mots, il lui lança quelque quignon de pain, qu’agrémentait un trognon de chou. A peine, pourtant, le jeune homme en eut-il goûté, qu’il sentit sa faim aussitôt s’évanouir. La porte de la cellule, déjà, s’était refermée. Férapont attendit. Moins d’une demi-heure plus tard, le starets, à nouveau, sortait. Férapont, le voyant, se laissa tomber à ses pieds.
“ Batiushka, gémit-il, donne-moi ta bénédiction : je voudrais entrer à la Lavra. ”
“ Quelle bénédiction te donner ? gronda le starets. Jamais tu ne deviendras hiéromoine. Mais entre à la Lavra, pour y mener la vie d’un moine ordinaire. Veille à vivre en toute droiture. Le mercredi et le vendredi, abstiens-toi de manger du poisson. Et sous aucun prétexte ne manque l’office des mâtines. ”
Peu de temps après, Férapont Dobrovolsky était, sous le nom de Spiridon, reçu entre les frères de la Lavra. Cinquante et un ans durant, il vécut là en simple moine, suivant avec foi les directions du starets, jamais ne manquant fût-ce un office de mâtines.
Escorté de sa femme, de sa fille, et de l’une de ses soeurs, Andréï Gapchenko, marin de la ville de Kerch, résolut en 1851 d’entreprendre un pèlerinage à Kiev. Les voyageurs dès lors passèrent plusieurs jours dans la ville sainte, puis, lorsqu’ils en eurent vénéré les hauts lieux, se rendirent à Kitayev, pour y visiter le starets Théophile.
Sortant sur le seuil de sa cellule et, se tournant en premier lieu vers la femme de Gapchenko, Eudoxie Trifonova :
“ Ainsi, s’enquit-il, tu vis au bord de la mer ? ”
“ Oui, batiushka, confirma-t-elle, au bord de la mer. ”
“ L’estuaire est profond, n’est-il pas vrai ? ”
“ Je ne sais pas, batiushka, je ne l’ai pas mesuré, ” fit Eudoxie surprise, jetant aux siens un regard effrayé.
“ Le mercredi et le vendredi, dit sévèrement le starets, vous achèterez de l’encens et des cierges, et vous les mettrez à l’église, pour le salut de votre âme. Car depuis que vous réussissez en affaires, vous ne pensez plus à rien qu’à vendre du poisson. ”
Il les bénit, et, sur ces mots, s’en fut. Les pèlerins alors partirent pour Pochaev. Etant demeurés là quelques temps à prier, ils revinrent à Kiev, laissant au monastère Florovsky leur fille aînée, dont une moniale du nom d’Angelina prendrait le plus grand soin, et seuls, s’en retournèrent à Kerch.
Des mois passèrent. L’été survint. Arriva le 28 juin, veille de la fête des Saints Apôtres Pierre et Paul. Appelé par quelque affaire pressante, Andréï Gapchenko, ce jour-là, devait quitter les siens. Mais tombé malade inopinément, il pourvut à son déplacement, déléguant sa femme, contraint pour sa part de demeurer chez lui, dans sa maison de Mitrodat. Eudoxie Trifonava dès lors se mit en route, emmenant avec elle Parascève, la dernière de ses filles, âgée d’un an à peine. Il lui fallait en bateau traverser l’estuaire. Tous les ferries se trouvant être pleins, la jeune femme dut se contenter d’embarquer sur un frêle canot déjà chargé de chaux. L’embarcation bientôt mit à la voile, voguant en pleine mer. Mais cette même nuit, désespéré, un cri, soudain, déchira l’air :
“ Sauve qui peut, nous coulons ! ”
Une grosse voie d’eau s’était ouverte à fond de cale, et la barque sombrait. Les uns, dans la panique, se jetaient à l’eau, d’autres prenaient d’assaut les chaloupes. Les derniers, ne sachant quel parti prendre, préféraient s’en remettre à la Providence. Eudoxie, ne perdant pas courage, se tourna vers Dieu, implorant son aide. Une longue demi-heure sans doute se passa. Le rafiot s’enfonçait, toujours davantage. Le pont était à présent submergé. Eudoxie sentait l’eau happer ses genoux. La mort, inexorablement, montait, chaque instant plus imminente.
Eudoxie, dans un cri, se signa. “ Bénis, Seigneur ! ” Puis, de son mieux, fixant son enfant sur son dos, d’un trait, elle se jeta à l’eau, et vaillante se mit à nager. La jeune femme, désespérément, luttait contre l’immense amas liquide, de toutes parts l’enveloppant. Une force inconnue la poussait à briser sous ses mains les vagues trop impétueuses d’un océan sans fond. Partout autour d’elle s’étalait, indistincte, une menaçante obscurité. L’étendue des eaux semblait infinie. Nulle part, sur la mer, ne venait de secours. Ses bras s’engourdirent. Au prix de surhumains efforts, Eudoxie fit glisser sa fillette devant elle et dessus sa poitrine la tenant, entre ses dents, par son vêtement agrippée, elle s’étendit sur le dos, nageant plus loin, toujours plus loin, Dieu savait où, elle ne savait … Le rivage était loin, si loin encore …
Un instant, elle crut voir, livides, les chers visages des siens, guettant, atterrés son retour.
“ Adieu mes chéris, adieu ! ” murmura-t-elle.
Ses forces faiblissaient. Elles l’abandonnaient. Il lui semblait que ses bras, impuissants, ne se mouvaient plus. Elle se sentit quelque part glisser, au plus profond de cette nappe froide. Terrifiante, l’obscurité recouvrit ses yeux …
Accablé de douleur, Andréï, longtemps, chercha sa jeune femme. Dieu enfin, eut pitié de lui. Et le troisième jour, près de Taman, les vagues, sur le rivage, rejetèrent pâli le corps de la morte. Son visage de noyée portait, répandue sur ses traits, l’atroce empreinte d’une indicible terreur. La douce compagne de sa vie, immobile, en silence, gisait sur la grève, entre ses bras roidis tenant son enfant défunte, dans un dernier geste d’amour, farouchement pressée, sur ce sein qui l’avait portée.
Ce fut là, au lieu même où les avaient roulées les vagues, qu’Andréï, pleurant, les ensevelit. Puis on le vit partir, vers la Lavra Pecherskaya, pour n’en plus revenir, prenant sur-le-champ le voile monastique, changeant aussi son nom pour celui de Malachie, le prophète inspiré. Longtemps après, il vécut en ces lieux, observant, fidèle, les divins préceptes, jusqu’à ce que la mort vînt à son tour le prendre au vieil âge de quatre-vingt deux ans.
Le bienheureux Théophile, lorsqu’il quittait sa cellule, jamais ne la fermait à clef, son syncelle dût-il même s’absenter. Le fait se reproduisait du reste à l’infini, puisque le starets sans cesse en partait, fuyant l’attroupement inévitable de ces femmes bavardes qui toujours se tenaient à sa porte. C’était là l’unique ressource pour se débarrasser un peu d’elles. Des heures, elles le guettaient à sa fenêtre, puis couraient encore à sa poursuite, telles d’épais volatiles, en bandes s’éparpillant derrière lui.
Mais quand il les recevait, c’était vêtu seulement de sa tunique grossière de crin, sans autres égards à leur rang respectif. A peine, toutefois leur ouvrait-il sa porte, que toutes les femmes alors, becs et ongles, se chipotaient entre elles, bruyantes, plus que les oisons d’une volière. C’était à qui, la première, lui remettrait son cadeau. Et dans un tohu-bohu des plus invraisemblables, elles brandissaient, l’une sa cruche de lait, l’autre ses oeufs et son fromage, la troisième une bouteille de kvas, chacune tentant, en mains propres, de lui remettre son bien, voulant sur elle-même attirer l’attention du starets.
Théophile, pour tout remerciement, leur distribuait à l’envie de dures corvées ménagères, envoyant les unes charrier de l’eau, les autres couper du bois, tandis que les dernières devaient bêcher au jardin, ou astiquer des pierres de taille. Si même en leur compagnie venaient de nobles dames, le starets ne se fût pas embarrassé pour elles. Ce n’était pas là de ces gens avec lesquels il eût fait des façons ; mais, comme aux autres, il leur faisait pétrir le pain, peler les pommes de terre, charrier les eaux usées, vider les ordures.
Issue de bonne noblesse, une jeune femme un jour, vint, encore nouvelle mariée, visiter Théophile. Or il y avait tant de monde devant la cellule attroupé, que ne pouvant y atteindre, elle entreprit de pousser et de bousculer, cherchant dans la foule à se frayer un passage.
“ Batiushka, criait-elle, ta bénédiction ! Batiushka, ta bénédiction ! ”
“ Ah ! fit le starets. C’est pour une bénédiction, que tu veux me voir ? ”
“ Pour te voir, aussi, batiushka ! Te voir ! Je veux te parler ! ”
“ Ah, bien ! En ce cas, tout de suite ! ”
L’espace d’un instant, le starets rentra dans sa cellule pour en ressortir, portant une pleine bassine de grosse soupe au chou.
“ Lève ta traîne, cria-t-il. Dieu te bénisse ! ”
Achevant ces mots, il lança, sur la robe ainsi relevée, toute sa soupe au chou. La grande et noble dame fut pétrifiée d’horreur. Elle étrennait justement une jupe de soie. Sans lui laisser placer un mot, le starets conclut, coupant court à sa colère.
“ Alors ? On trompe son mari tous les jours ? Qui donc, dans une robe de soie, est venue me demander la bénédiction ? Je t’apprendrai, moi, à faire sans scrupules usage de la beauté pour séduire les jeunes gens ! Ne t’ai-je pas donné là les premiers rudiments, pour te l’apprendre enfin ? ”
La femme d’un grand propriétaire vint à son tour voir le starets. Escortée d’une armée de serviteurs, elle fit devant la cellule stopper sa calèche et, le sourire aux lèvres, au travers d’une lorgnette, scruta tous les lieux alentour. Sur quoi, voyant s’approcher le syncelle, elle le toisa, et d’un air hautain :
“ Dites-moi, je vous prie : Où donc Théophile peut-il bien être ? ”
“ Il est là, dit le syncelle, qui bêche dans le jardin. ”
Jetant les yeux en arrière, l’indiscrète, de fait, aperçut le starets. Vêtu d’une simple flanelle, il pataugeait dans les plates-bandes. Outrée, la dame, à cette vue, cracha par terre, manifestant son dégoût.
“ Fi ! dit-elle. Quelle ignorance ! Déambuler par le monastère, sans rien porter sur soi qu’une vile camisole ! ”
“ Sans rien porter sur soi qu’une vile camisole ”, redit en écho le starets, singeant sa mimique ridicule.
Il s’était en effet, par derrière, approché à son insu. Puis, d’un seul coup, lorsqu’il fut auprès d’elle :
“ Et toi ” éclata-t-il. “ Vieille princesse aux mains blanches ! Toi, te dis-je ! Avais-tu le droit de dépouiller, toi, tes serviteurs, extorquant jusqu’à leur dernière chemise ? Et pourquoi les laisser, par le monde, aller sans un morceau de pain ? Ah, pour causer la ruine des autres, il n’est nulle conscience qui tienne ! Mais devant un pauvre moine, voilà que la pudeur, soudain réapparaît ! Allons, repens-toi, folle ! Orgueilleuse ! Aime un peu tes proches ! Ou bien tu verras avec quelle amertume ton âme pécheresse se tiendra nue, dans l’unique confusion de ses méfaits honteux, quand, au redoutable jugement, il lui faudra se trouver seule, à la face de Dieu ! ”
Cette tirade inopinée abasourdit à ce point la noble dame que, sautant sans attendre à bas de sa calèche, elle demanda sur-le-champ à entrer dans la cellule du saint. Une heure entière, elle y versa les larmes d’une sincère repentante, ardemment implorant son pardon.
D’autres encore visitèrent le bienheureux. Une noble admiratrice voulut, elle aussi, sa bénédiction. Comme à l’accoutumée pourtant, le starets, à cette heure, n’était pas dans le cloître, mais dans le bois vagabondant. De Kitayevskaya toutefois, juchés sur le clocher, des moines l’aperçurent, qui sans nul doute s’en revenait chez lui, marchant tête basse, couvert de loques et de chiffons sales, dénichés Dieu sait où. Pis même, vues d’un peu près ces loques, à les mieux considérer, étaient –comble d’horreur– souillées, on ne peut plus, d’immondes excréments. Parvenu devant la noble dame, Théophile enfin s’arrêta et, dans un vulgaire dialecte mêlé de petit russe :
“ Oh, oh ! siffla-t-il. V’là une grande dame ! Faut qu’j’m’ nettoye les mains. ”
Et il les passa longuement sur les chiffons souillés.
“ V’là qui est fait ! dit-il, lui tendant la main. Embrasse ! Ici ! ”
Comme elle reculait d’horreur :
“ Eh bien ! gronda-t-il, sévère. Telles sont tes vertus devant le Christ Dieu ! Elles puent, madame, elles puent ! ”
L’éminente, dévote et philanthrope comtesse, Anna Alexeevna Orlova Chesmenskaya, ne fut pas, pour sa part, épargnée davantage. Bien qu’elle fût venue sur recommandation expresse de Monseigneur le Métropolite Philarète, visiter le starets, lui pourtant, lorsqu’elle requit sa bénédiction pour quelque affaire d’importance, qu’elle voulait entreprendre, ne la gratifia pas même d’un mot, mais, emplissant un pot d’épluchures, le lui versa dans sa jupe. Orlova, toutefois, parce qu’elle était dévote, et qu’elle estimait assez le starets, s’en fut tête basse, la robe maculée de restes d’épluchures, au long du chemin méditant sur le possible sens de cet étrange geste.
Elle revint néanmoins. L’on était à la veille alors de célébrer la Dormition de la Toute Sainte Mère de Dieu. Le starets, ce jour-là, avait pour coutume de nettoyer à fond sa pauvre cellule. Il lavait donc cruches et écuelles, lorsque survint la comtesse. Sa vue, cette fois, parut l’emplir de joie :
“ Merveille, clama-t-il une bonniche ! Une petite bonniche ! Vraiment, oui, tu tombes à merveille ! De grâce, ma chère, descends au Dniepr, et laves-y donc ces quelques menus pots pour moi ! ”
Et joignant le geste à la parole, il lui tendit une imposante batterie de casseroles sales, toutes à récurer. Anna Alexeevna eut un sourire mais, sans plus attendre, descendit au Dniepr, où, de ses blanches mains qu’ornaient des pierres précieuses, elle se mit avec un diligent empressement à polir ces marmites enfumées, cependant que sa suivante, respectueuse, demeurait à quelque distance s’émerveillant de ce que la comtesse pût s’abaisser à s’acquitter d’une tâche si servile.
Le starets ne parlait pas clairement à chacun, préférant s’exprimer, souvent, au travers de paraboles pourtant chargées de sens. Souvent aussi, il offrait au visiteur un curieux présent qui, s’il n’était pas en soi significatif, annonçait toutefois, prophétiquement, sa destinée à venir. Ces objets qu’il distribuait, du reste, étaient de toute espèce, en sorte qu’on le voyait brusquement exhiber de son panier cruches, cuillères, trognons de pommes, poires, blettes, miettes de gâteaux, chiffons, concombres, prosphores, morceaux de cierge, fumier même –autant d’objets dont chacun à ses yeux était signe, porteur de sa signification propre– sens caché d’un symbole, qui eût en particulier convenu à tel être, plutôt qu’il n’eût été celui d’un autre.
Un jour donc, il dépêcha son syncelle au régisseur de la Lavra, le hiéromoine Modeste, le chargeant de lui porter une vieille paire de chaussettes sales.
“ Donne-les lui, enjoignit le starets au syncelle, et dis-lui de bien les laver. ”
Les chaussettes expédiées peu après revinrent propres.
“ Ah non ! fit le starets. Pas comme cela ! Rapporte-les lui, et fais-les lui laver à nouveau. Je les veux plus blanches ! ” Le syncelle aussitôt s’en fut les rapporter. Modeste alors comprit que les chaussettes sales symbolisaient ces pensées impures qui justement le troublaient, et que le starets les lui ferait laver jusqu’à ce que son esprit en fût entièrement purifié, et qu’il eût en leur place accueilli des pensées pures.
Le hiérodiacre Agapit –lequel par la suite devint higoumène de la Lavra– n’était encore à l’époque qu’archiviste de l’église. C’était là une diaconie quelque peu astreignante, dont s’accommodait fort mal son tempérament solitaire. Car il devait subir à tout instant les filandreuses conversations des pèlerins sans nombre venus visiter la Lavra, et l’on attendait de lui qu’il leur fît bon accueil, satisfaisant à leur inlassable curiosité. Tout cela nuisait à sa méditation, réduisant à néant le temps de son étude. Au point qu’il fût à ce propos pris un jour d’un découragement profond, lorsque soudain parut un messager du père Théophile, portant une prosphore, qu’il lui enjoignait de manger. Ce qu’ayant fait, Agapit sur-le-champ vit tomber son désespoir.
Une autre fois, ce fut la pauvre veuve d’un lecteur qui vint voir le starets, et longtemps pleura devant lui, plaignant sa destinée amère. Bien qu’elle fût mère, en effet, d’une famille nombreuse, laquelle se mourait ou presque de faim, ses parents, tous, se refusaient de l’aider.
Le starets attentivement scruta son visage, puis, de sa main essuya ces larmes qui roulaient sur les joues usées. A la fin regagnant sa cellule, il en revint tenant un grand chaudron, empli de soupe au chou.
“ Voilà, dit-il, le lui tendant. Retourne-t-en chez toi, prie, et console-toi. Mais quand tu auras reçu la part qui te revient, veille, surtout, à ne la distribuer à personne. Les tiens ne t’ont pas secourue ; toi donc, ne leur donne pas non plus. ”
“ Mais que leur donnerais-je, batiushka ? s’étonnait la veuve. Je n’ai rien à partager. ”
“ Bon, bon, fit le starets. Veille seulement à ne rien donner. Cache tes biens, et garde tout pour toi. ”
La veuve s’en revint donc chez elle, riche d’une soupe au chou. A peine arrivée pourtant, elle apprit tout-à-coup que, mort sans héritier, l’un de ses cousins lui laissait une immense fortune. Cupides, ses parents, lesquels jusque-là avaient tout ignoré de sa pauvreté, prenaient maintenant des nouvelles de sa santé. Mais elle, restant fidèle aux recommandations du saint, ne leur donnait rien.
Ce fut au tour d’un paysan de venir, accompagné de sa fille, trouver le bienheureux.
“ Que me veux-tu ? s’enquit le starets.
“ Batiushka, dit l’autre, bénis donc ma fille, qui veut entrer au monastère. Vois, elle est bonne, obéissante et d’un gentil naturel. Sa mère et moi, depuis longtemps déjà, avions promis de la vouer à Dieu. ”
“ Voilà qui est bien, ironisa le starets. A l’instant je la bénis. ”
Et s’engouffrant dans sa cellule, il en revint avec un cierge, duquel il enlevait la mèche.
“ Que fais-tu là, batiushka ? ” s’étonnait l’homme.
“ Tu le vois, dit le starets, je bénis ta fille. Et maintenant allez-vous en. ”
Six mois plus tard, la “ bonne fille, obéissante, et d’un gentil naturel, ” accouchait d’un marmot. Il ne fut plus question de douce vierge alors, ni de monastère mais d’un mariage précipité.
Originaires du comté de Saratov, Iona Kirillov et Damien N., paysans tous deux, résolurent de gagner la Sainte Montagne athonite. En chemin, s’arrêtant à Kiev pour y vénérer les lieux saints, ils prièrent le starets de bénir leur voyage.
“ Non, dit le bienheureux, vous ne pouvez aller à l’Athos. Restez plutôt ici. L’on ne vous laissera pas seulement entrer. ”
Les jeunes gens pourtant, sans l’écouter aucunement, prirent la route d’Odessa. Là toutefois, les visas leur furent effectivement refusés. Les relations diplomatiques, de fait, avec la Turquie, se dégradaient d’inquiétante façon. Force fut bien aux amis de retourner à la Lavra de Kiev, où ils furent acceptés au nombre des novices. Près d’une semaine plus tard, ils rendaient à nouveau visite au bienheureux. Leur apportant un petit pain de trois sous, le starets alors le rompit en deux, pour en distribuer une moitié à chacun. Les amis comprirent peu après le sens de ce geste : ils devaient être séparés. Damien était affecté au cloître de Sarov, cependant que Iona, lui, demeurait à la Lavra de Kiev-Pecherskaya.
Veuve d’un riche propriétaire de Kherson, Maria Matfeevna Genzo était depuis des années aux prises avec ses beaux-frères, qui, pour la spolier de ses terres, l’avaient engagée dans un procès interminable. Mal conseillée toutefois, et manquant d’appuis, elle avait à la fin perdu sa cause, et désormais se voyait confrontée à la ruine. En désespoir de cause, elle avait fait appel, toutefois, à l’autorité du Sénat, espérant, contre toute attente, une révision ultime de l’injuste arrêt du tribunal. De pieux amis lui ayant en outre parlé du starets, elle s’en vint à Kiev, voulant demander conseil au saint visionnaire.
Celui-ci se trouvait alors à son ermitage de Kitayevskaya. A sa visiteuse, il porta une grosse miche de pain blanc encore tiède, fraîchement coupée en deux parts, dont l’une était percée d’un trou que le starets avait si abondamment empli d’huile, qu’elle en dégouttait jusqu’à terre.
“ Tiens, dit-il prends. Sois sans honte, c’est pour toi ; de ma part. A cause de ta longue patience. ”
Quoique embarrassée, Genzo prit la miche, et s’en retourna chez elle, fort intriguée par cet étrange cadeau. Mais la chose bientôt, s’éclaircit d’elle-même. Quelque temps plus tard en effet, elle recevait du Sénat un nouvel arrêt, notifiant que le jugement, en dernier ressort, avait finalement été tranché en sa faveur. Non seulement sa terre lui serait restituée, mais ses oppresseurs étaient mis en demeure de lui verser dommages et intérêts. Emplie de gratitude, l’heureuse Genzo fit parvenir au starets cinquante roubles d’or, qu’il entreprit sur-le-champ de distribuer aux pauvres.
Il est un autre fait étrange, que relata l’higoumène d’un monastère de Kiev.
“ J’achevais, dit-il en 1852, mes études au séminaire de Koursk, lorsqu’éprouvant le désir, soudain, de me faire moine, j’entrepris jusqu’à Kiev un pèlerinage à la Lavra de Pecherskaya. Entendant en ces lieux dire que Théophile, le bienheureux, ne bénissait pas chacun d’égale manière, je jugeai préférable, avant que d’approcher sa cellule, d’y dépêcher à l’avance mon compagnon de route, tandis que je me tiendrais prudemment caché, à l’abri d’un arbre, observant quel accueil lui ferait le starets. Le recevant d’amicale sorte, Théophile le bénit et lui dit de salutaires paroles. Encouragé par semblable réception, je sortis à mon tour de derrière ma cachette et, me prosternant à genoux, demandai aussi la bénédiction du saint. Mais la requête, cette fois, parut le courroucer.
“ Va-t-en ! jeta-t-il. Je ne suis pas archevêque, pour pouvoir te bénir. Lui te bénira ! ”
Etonné, stupéfait, je sentis les larmes me monter au visage, tandis que mes genoux sous moi se dérobaient. Me tirant par le bras, mon camarade m’entraîna plus loin, hors de l’ermitage. J’ignore comment je pus même regagner à pied la Lavra. Je me souviens que mon ami s’efforçait seulement de me consoler, me peignant sous un jour meilleur l’accueil glacial de Théophile, comme augurant de forts bons présages. Mais ce n’en était pas moins une épreuve qu’avec peine je devais surmonter, et j’implorai le secours de la Reine des Cieux. Rentrés à la Lavra, nous allâmes à l’église vénérer les reliques. Nous en ressortions, lorsque nous vîmes arrêté devant la porte un magnifique attelage autour duquel se massaient des pèlerins. “ Nous attendons, nous dit-on Monseigneur en personne. ” Quelques instant plus tard, de fait paraissait le Métropolite. Je me hâtai à sa rencontre, implorant sa bénédiction. M’ouvrant à lui de ce qui m’avait amené jusqu’en ces lieux, je lui exprimai mon désir de demeurer au monastère pour toujours. Quelles ne furent pas ma surprise et ma joie, lorsque je fus aussitôt béni par Monseigneur. Sa béatitude consentait à ce que je fusse admis à la Lavra où, de fait, je devins moine peu après. Alors seulement, les paroles du starets s’éclaircirent à mes yeux.”
Venu à Kiev en pèlerinage, un paysan demanda au starets sa bénédiction pour entrer au monastère. Théophile l’écoutait sans mot dire.
“ Veux-tu manger ? ” s’enquit-il enfin.
Le paysan hocha la tête, affirmativement.
“ Tiens, dit le bienheureux, mange. ”
Et il lui tendit un bol de soupe, où surnageait un morceau si dur qu’il en était immangeable. Curieux de savoir pourtant s’il en viendrait à bout, le starets, posté derrière sa porte, observait le jeune homme. Bientôt, voyant l’épreuve passer ses forces, il s’approcha :
“ Bien, dit-il, c’est assez. Va donc vivre au monastère de Saint Mikhaïlovsky. ”
Le jeune homme, peu après entrait au monastère, où sa douceur, sa simplicité, son intelligence, le firent remarquer, au point qu’on le fit assistant du frère-cellerier. Ce hiéromoine hélas, qui avait pour nom Michel, témoigna bientôt, envers son humble assistant, d’une inimitié terrible, par tous les moyens voulant lui faire quitter les lieux. Découragé le novice courut les larmes aux yeux demander conseil au starets. Déjà, prononçant la prière d’usage, il frappait à la porte de Théophile :
“ Par les prières de nos pères saints, Seigneur Jésus Christ, aie pitié de nous. ”
Sans le laisser achever, le starets, ouvrant sa porte, se répandit en sévères reproches :
“ Mais, Paul, que viens-tu donc là ? Veux-tu bien rentrer chez toi ? Oui, toi, Paul, moine de Mikhaïlovsky ! Allons, retourne au monastère ! ”
“ Comme cela est étrange, se disait-il, chemin faisant. Ne dit-on pas du starets qu’il est visionnaire ? Or il m’a appelé Paul. Pourquoi Paul, puisque ce nom n’est nullement le mien ? ”
Monseigneur Apollinaire, sur ces entrefaites –évêque vicaire de Kiev, il prêtait aux moines de son troupeau, et à chacun en particulier, le plus grand intérêt, d’autant que lui-même était simple et juste– apprenant l’injustice dont le novice avait été victime, convoqua le cellerier, lui enjoignant de se mettre en quête de celui qu’il avait si durement malmené. L’on fit partout chercher le novice, lequel justement était de retour. Aussi le Métropolite, peu de temps après, le tonsurait-il, et le novice, à sa grande surprise, s’entendait-il donner, avec l’habit angélique, ce nom prophétisé par le starets : Paul.
Femme d’un courtier, Maria Dudareva, depuis longtemps déjà, avait désiré de se rendre à Kiev. Mais l’épidémie de choléra, qui ne 1853 s’était abattue sur la ville, toujours lui avait fait différer son voyage. Maria, de fait, avait jusqu’à la manie l’âpre souci de sa santé. Enfin, s’aventurant au-dehors, elle parvint à Kitayevskaya, et gagnant l’ermitage, visita le starets. Elle approchait, quand Théophile sortit à sa rencontre, tenant à la main une boîte, coiffée d’un couvercle.
“ Salut, lui dit-il, salut, femme de courtier ! Regarde : Je t’ai préparé cette boîte. Te plaît-elle ? ”
“ Oh oui, batiushka, beaucoup ! ”
“ Et si l’on refermait le couvercle… Tiens, comme cela… Tout irait bien alors ? ”
“ … Oui, sans doute… Mais pourquoi cela, batiushka ? ” fit-elle interloquée.
“ Eh bien, fit-il sans répondre, prends-la. Seulement, fais bien attention : Retourne-t’en vite chez toi, tu entends ? Et ne t’arrête nulle part en ville, ou cela tournerait mal pour toi. ”
“ Mais, batiushka, c’est pour faire un pèlerinage que je suis venue à Kiev. Je voudrais du moins y rester un jour ou deux encore. ”
“ Allons, n’y pense plus. Va-t-en seulement, aussi vite que tu le pourras. ”
Saisie d’effroi, Maria sans attendre, prit le chemin du retour. A peine, avait-elle revu les siens que de fortes nausées tout-à-coup la prirent, et que, saisie de violentes douleurs, elle dût s’aliter, –cependant que son visage bientôt tournait au bleu. C’étaient là les signes avant-coureurs de ce choléra qu’elle avait tant redouté. Il ne fallut guère plus de trois heures ensuite pour qu’elle remît à Dieu son âme infortunée.
Cette histoire n’est pas sans en évoquer une autre, laquelle du reste n’est pas moins frappante. Il y avait à Tula, ville du voisinage, deux pauvres pèlerins, sans parents ni famille. Catherina et son frère Ivan –c’étaient leurs noms– chaque année au printemps, partaient dans la contrée vénérer les saints lieux, Ivan par le nord, Catherina par le sud. Et ce n’était qu’aux premiers froids qu’ils regagnaient leur ville.
Catherina, un jour, s’en vint à Kiev, et comme à son habitude, cette année-là encore fit halte chez Théophile. Le starets alors, lui donnant sa bénédiction, lui remit un pot de terre, qu’enveloppait un papier.
“ Tiens, prends-le, dit-il. En souvenir ! Mais prends garde de ne pas l’ouvrir avant que d’être arrivée. ”
Catherina s’en fut, mais chemin faisant, sa curiosité, peu à peu s’accrut la tourmentant davantage. “ Ah, se demandait-elle, que peut-il bien y avoir là-dedans ? Le starets, sans doute aura vu par avance quelque bonne fortune devant m’advenir. Il aura donc mis du beurre au fond de la cruche. ” N’y pouvant plus tenir, elle prit sur elle d’ouvrir enfin le pot, quelque avertissement que lui eût donné le starets de n’en surtout rien faire. Elle défit le papier et regarda. Mais à sa grande surprise, elle ne vit rien qu’un passereau mort.
“ Comment ? songea-t-elle. Qu’est-ce-que cette plaisanterie ? Un oiseau mort ! Qu’a donc dans la tête le pauvre starets ? ”
Et de dépit crachant par terre, elle jeta le pot contre l’arbre.
Un mois plus tard, Catherine était de retour à la maison natale
“ Ah, s’étonna-t-elle, mon frère n’est pas encore rentré ? ”
“ Non, confirmèrent les voisins, pas encore. Mais voici une lettre en souffrance, qui vous est adressée. ”
Catherina, fébrile, ouvrit la missive. Elle portait qu’attaqué par des brigands, son frère avait été tué en chemin. Comprenant dès lors le sens de l’oiseau mort, Catherina pleura, amèrement.
Il y avait, à Kiev, un riche maquignon, A.D, être vulgaire s’il en fut, et qui, sans foi ni loi, ajoutait à ses vices une certaine cruauté. Sa femme au contraire, douce et possédant une crainte aiguë de Dieu, loin d’aller seulement aux offices de l’église, et d’être, pour son édification propre, une visiteuse assidue des couvents et des monastères, aimait à faire l’aumône, sa table ouverte aux pauvres, mendiants et pèlerins, dont sa maison ne désemplissait pas. Par-dessus tout admirant les ascètes, elle invitait souvent Théophile, auquel elle s’était entièrement dévouée, à venir la voir dans sa maison. Mais D. , dont le coeur était dur, et qui menait une vie fortement dissipée, mû sans doute par la honte, ne pouvait souffrir sa présence chez lui. Et il blâmait constamment sa femme de ce qu’elle ne cessât de l’inviter.
“ Ne vois-tu pas l’inconvenance qu’il y a, grondait-il, à perdre tout ton temps avec ce fou dévot ? ”
Or un matin, D. s’étant comme le plus souvent absenté, Théophile survint, charriant avec lui des éclats de charbon, qu’il fit aussitôt servir à griffonner sur les murs d’illisibles messages chiffrés. N’osant l’interrompre, la dame, debout, se tenait à ses côtés, non sans surprise le regardant faire. Mais son mari qui, sur ces entrefaites, n’avait pas tardé à rentrer, remarquant au-dehors le boeuf de Théophile, s’était rué dans la maison, lorsque la vue subite de l’état du salon le cloua d’horreur. Les tentures murales, naguère si luxueuses, étaient à présent maculées de charbon.
“ Qui ? hurla-t-il. Qui a osé ? Théophile, bien sûr ! ” Et il s’en fut, courant à travers les couloirs, en quête du bienheureux. Enfin, le trouvant installé dans sa chambre à coucher, il se jeta sur lui, l’accablant sous les injures et les coups. Théophile, pour toute réponse, contrefit le fou, et se mit, silencieux, à ôter ses habits. D. , de dégoût, cracha par terre et prit la porte. Sa femme, que la scène d’abord avait affolée, retrouva dès lors un peu de son sang-froid, et voulant s’excuser auprès de Théophile, lui offrit de la choucroute, dont elle savait qu’il l’appréciait. Mais le starets ne voulut rien entendre :
“ Non, fit-il sévère, tout est fini. Dieu est juste. J’ai été offensé, battu, traité comme un laquais. Le Seigneur a donné ; le Seigneur reprendra. ”
Et il s’en fut, comme il était venu.
De fait, la famille D. , peu après, eut à subir une lourde épreuve. L’affaire de D. battit de l’aile, son capital fondit, il fallut faire des dettes énormes. La propriété même fut mise aux enchères, et le riche D. , si plein de morgue naguère en fut réduit à mendier, traînant misérablement une pénible existence dans une masure que les autorités de la ville, par compassion, lui allouaient.

Chapitre VII

Jusques à quand chercherez-vous tous à l̓abattre
comme un mur qui s̓incline, une clôture qui chancelle (Ps.61,4).

L’estime et le respect dont était l’objet Théophile, adulé par ses admirateurs, n’allaient pas, bien entendu, sans susciter contre lui maintes jalousies.
Iov surtout, hiéromoine grand schème, higoumène de l’ermitage, ne pouvait se défendre à son endroit d’éprouver une animosité presque insupportable. Ayant à part soi convenu que les agissements curieux du starets ne pouvaient être que l’effet d’une superstition bigote, il entreprit de lui créer tout autant d’ennuis qu’il lui serait possible. Dès lors, les incessants rapports qu’il rédigeait sur lui, comme les plaintes continuelles qu’il formulait à son sujet finirent par lasser jusqu’au Métropolite lui-même. Que l’higoumène vît autour du starets s’assembler un groupe de ses fidèles, aussitôt il accourait pour les chasser, non sans leur reprocher au passage leur inepte superstition. Et si l’argument était insuffisant pour écarter un moment ces curieux, il ordonnait que fussent après le repas verrouillées les portes du monastère, en sorte que la foule fût empêchée d’approcher la cellule. Grisé par ce succès facile, Iov alla plus loin. Entrant à tout moment chez le bienheureux, il lui prenait son linge, pour que Théophile ne pût le donner à blanchir. Mais à toutes ses persécutions, ce dernier avec douceur n’opposait rien que les mots de l’Evangile. Souvent aussi, sachant par avance que Iov venait le harceler, il chargeait son syncelle, Panteléimon, de verrouiller la porte.
Iov enfin, voulant, de façon plus retentissante, faire état de son pouvoir autoritaire, fit déménager le starets dans un appartement plus vaste, mais situé à proximité du sien propre. Aussi, quelque confortable que fût le nouveau logement, consistant en quatre grandes pièces, n’était-il cependant pas pour plaire à Théophile, entravé dans la tâche à présent dont Dieu l’avait chargé.
La Lavra, quelque temps après, fit envoyer à l’ermitage un dénommé Théodose Tupitsin qui, tout hiérodiacre qu’il était, semblait pour le moins psychopathe, au point qu’il requérait une attention spéciale. Ce que voyant, Iov lui assigna la cellule du starets. Celui-ci pourtant l’en ayant promptement chassé, Iov, courroucé de ce qui lui paraissait la subite manifestation d’une volonté propre, vint en personne ramener Théodose chez le bienheureux.
“ Père Théodose, ironisait-il, avec un saint, tu seras un saint ! Aux côtés d’un élu, tu seras un élu ! ”
Mais Théophile, à nouveau, chassa Théodose. Et se tournant vers l’higoumène.
“ Sais-tu lire au moins ? cria-t-il. ”
“ Si je ne savais pas, minauda Iov, je ne serais certainement pas devenu higoumène. ”
“ Tu as lu peut-être les livres de la Bible ? ”
“ Non seulement je les ai lus, mais je sais par coeur bon nombre d’entre eux. ”
“ En ce cas, pourquoi Caïn a-t-il tué son frère Abel ? Pour quelle raison dis-moi ? ”
Sur ces mots, jetant Iov dehors, il lui claqua violemment la porte au nez. Outragé, l’higoumène, de ce pas, s’en fut rapporter la chose au Métropolite Philarète, demandant que Théophile, sans délai, fût renvoyé de l’ermitage.
A lire les plaintes et les griefs portés contre le bienheureux, lesquels figurent en détail dans les épaisses archives de la Lavra Pecherskaya, l’on s’étonne de voir combien Théophile fut mécompris de son entourage. Et certes, celui qui méconnaît son âme propre, aurait peine à sonder l’âme de son frère. “ Car puisque le monde, dit l’Apôtre, avec sa sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication ”. Pourquoi dès lors attendre que le monde, en Théophile, reconnût un authentique serviteur de Dieu ? La jalousie, l’orgueil, la vanité aveuglaient les yeux, empêchés de discerner en lui le vase d’élection du Christ –l’être choisi, dès le sein de sa mère, pour devenir, au firmament de l’Eglise, luminaire radieux. Pourquoi s’étonner encore que le monde, interminablement, gise dans le péché, quand, dans ces pieux ascètes, il se refuse à voir les vrais fils de Dieu ? A rebours plutôt, ceux qui prient pour le monde, ne sont, pour leurs peines, que méprisés, et haïs de lui. Si nous sommes, quant à nous, assaillis d’infinies tristesses, de douleurs sans nombre, d’épreuves incessantes, voyant l’ennemi constamment nous combattre, ceux, qui en revanche, qui véritablement luttent contre l’adversaire, cherchant, par leurs prières, à sauver un grand nombre de la colère de Dieu, ceux-là dont, dans le même temps, universellement condamnés, rejetés, mis au rebut et persécutés. Ces ascètes alors patiemment, se rappellent les mots évangéliques : “ Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, et que je vous ai choisis du milieu du monde, à cause de cela, le monde a de la haine pour vous. ” C’est ainsi qu’un moine même, tel du moins qu’était Iov, échouait à reconnaître en Théophile un starets, puis, envieux, le persécutait.
Mais voyant que ses abus, ses outrages et ses méfaits, ne lui servaient contre lui de rien, Iov crut bon d’échafauder un nouveau plan pour se débarrasser enfin de l’importun : il rassemblerait contre lui divers faux-témoignages qui lui vaudraient d’être à jamais banni de l’ermitage. Car voici, dit l’Ecriture, ce que crie l’oppresseur : “ Laisse-nous mentir en l’absence de l’homme vertueux. Parce qu’il nous importune, et s’oppose à notre genre de vie… Devant nous, il se tient, reproche vivant à notre façon de penser ; ses vues perspicaces pèsent à nos esprits ; sa conduite de vie diffère de celle des autres hommes, les sentiers qu’il foule ne nous sont pas connus. Selon son sentiment, nous sommes contrefaits… ”
Iov se mit donc en devoir d’écrire au Métropolite une lettre –lettre d’accusation qui, dirigée contre le starets, était rédigée en ces termes : “ Le hiéromoine grand-schème Théophile fait injure au monachisme et, par l’incurie qu’il a de son rang, en déchoit entièrement. Il va partout semant la superstition et la bigoterie. Dissimulant sa vie privée avec une outrecuidance outrée, il inspire le doute quant au bien-fondé de ses croyances, en l’espèce, religieuses, et quant à son état mental. ” Mais les âmes vertueuses, dit le psalmiste, sont dans la main de Dieu. A quelques armes déloyales que recourussent les adversaires de Théophile, ils ne purent jamais parvenir à leurs fins. Pis même, ces fausses accusations n’offusquaient pas le bienheureux. L’on eut dit, à l’inverse, qu’il se réjouissait, comme se ressouvenant des Saintes Ecritures : “ Si vous êtes outragés pour le nom de Christ, vous êtes heureux, car l’Esprit de gloire, l’Esprit de Dieu, repose sur vous !” Et encore : “ Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés ”.
Tant de méchantes calomnies émurent de compassion, le syncelle du starets. Venu trouver le bienheureux, Ivan lui demanda ce qu’il pouvait faire pour lui venir en aide.
“ Ivan ! Ivan ! répondit le starets. Mieux vaut subir l’injustice, que la commettre. ”
“ Et s’il faut, batiushka, injustement l’endurer ? ”
“ L’on ne peut changer un être diabolique. Et c’est un péché que de céder à la tristesse. Pour nous, Ivan, nous sommes, vois-tu, des exilés sur la terre. Les exilés ne s’étonnent ni d’un outrage, ni d’une insulte. Nous vivons pour Dieu, dans la pénitence, et la pénitence est faite de dures privations. Nous sommes malades, d’âme et de corps, et d’amers remèdes conviennent aux malades. ”
Et pour étouffer en son coeur, envers ses offenseurs, jusqu’au moindre soupçon d’inimitié, comme pour accomplir en entier le doux précepte évangélique – “ Ne laisse pas le soleil se coucher sur ta colère” – le bienheureux répondit aux attaques de Iov en écrivant une lettre, où il s’affirmait en vérité coupable de tout ce dont on le chargeait. Ensuite de quoi, il accrut davantage son ascèse de folie.
Ses manières –plus encore à l’Eglise– choquaient amplement. Car il avait cette étrange habitude, tournant le dos aux fidèles, de tenir la face obstinément tournée vers le mur, sans ouvrir les yeux sur quiconque. Mais lorsqu’il servait, sa conduite était plus curieuse encore, tant qu’à son propos Iov écrivait au Métropolite Philarète, se répandant en plaintes :
“ Lorsqu’il doit servir avec d’autres, Théophile, chaque fois, brise l’ordonnance et la règle. Avant que ne commencent vêpres ou matines, il refuse, au dam de mon autorité, de demeurer reclus dans le sanctuaire. Nul ne sait où ni en quel lieu dès lors, il s’en va lire comme il l’affecte son canon de prières. C’est à peine en vérité, s’il assiste à la liturgie dans son entier, s’il écoute in extenso l’Hymne du Magnificat. Résolument plutôt, pendant la lecture si solennelle des cathismes, il quitte tout bonnement l’église, et là se tient en effronté dehors, campé devant la porte sud. Durant la célébration du reste, loin comme les autres, de se tenir droit, négligemment il s’incline vers l’orient. Jamais, bien entendu, il ne se lave non plus les mains avant l’office, moins encore le visage. Le reste du temps il reste figé devant l’autel, idiot et hébété, en sorte qu’il faut à tout propos le reprendre. Car sans cesse, il tripote ses cheveux et bien qu’il gardât son livre ouvert devant lui, pas une fois il ne saurait se trouver à la bonne page. S’il est rare qu’il fasse une métanie, sans arrêt, d’un revers de la main, il essuie salement son nez, ou mieux, préfère se moucher dans la nappe de l’autel. Et tandis que partout l’on clame : “ Christ est parmi nous ”, lui fait tout pour ne pouvoir se conformer à l’ordre des célébrants. Puis, lorsqu’il prend part aux Saints Mystères, il va communier en courant et s’approchant de la porte, dévisage un à un les fidèles. Et c’est alors, pour se donner en spectacle, que théâtralement il lit les prières d’action de grâce. Aux jours de grandes fêtes, bien qu’il doive lui aussi célébrer, il omet, lorsqu’il lui faut venir lire au-dehors des prières, de sortir à son tour du sanctuaire, puis tout-à-coup, sans raison aucune, ôte ses ornements, derechef quittant l’église. La chose d’ailleurs, lui valut, maintes fois qu’on le privât de dîner. Lors de la proscomédie, ensuite au lieu de poser la prosphore au centre même de la patène, la mettant sur le bord gauche, il risque de l’en renverser. Sur cette patène, soit dit en passant, il n’observe pas non plus pour la répartition des parcelles, l’ordre canoniquement établi. Après quoi il demeure, jusqu’à la fin de l’office tourné vers le rideau, sans jeter sur son livre un regard, se détournant ostentatoirement de la Table. Quand dès lors surviennent la petite puis la grande entrée, il faut le supplier d’élever les saints dons. Au moment du sacrifice ultime, l’on a peine fût-ce à obtenir qu’il s’incline bas devant le peuple, pieusement bénissant les saints dons. L’allure enfin à laquelle il célèbre ne concorde non plus avec aucune : Qu’il coupe la prosphore et que des miettes restent collées à ses mains, il prend une éponge et, une à une, très lentement les essuie. Le diacre à l’inverse lui demande-t-il d’emplir le calice, alors, sans prendre garde à ce qu’il fait, il y verse si promptement la vénérable parcelle de l’Agneau, qu’il est impossible de seulement suivre la succession brusque de ses gestes. ”
Sans doute le Métropolite n’avait-il aucun mal à croire semblables assertions, puisqu’il avait pu lui-même, et de ses propres yeux, s’assurer de leur véracité, ayant concélébré souvent avec père Théophile. “ Remets-le donc en place, ” enjoignait-il, patient, à son archidiacre, lorsqu’il le voyait célébrer face à l’orient, quand les autres prêtres, tous, étaient tournés vers l’occident. De fait le Métropolite, en tout état de cause, ignorait quel secret pût se trouver à la clef de sa conduite extravagante. Aussi ne savait-il que présumer en Théophile un être pour le moins inapte à vivre sa vocation de prêtre.
Le Métropolite Philarète, pourtant n’en était pas moins un homme bon qu’en premier lieu distinguait sa grande humilité. Loin de vouloir sur la Lavra régner en puissant despote, il la dirigeait avec zèle, avec fermeté aussi, mais une fermeté toute empreinte de douceur. Jamais il n’eût porté atteinte aux us et coutumes instaurés pour les moines, par l’infinie sollicitude des saints des grottes de Kiev. Sa vie même était un modèle. Sa conduite comme son enseignement, tout en lui suivait la ligne frayée par les saints théophores, ces thaumaturges qui jadis rayonnèrent sur la Lavra Pecherskaya. Plus qu’un métropolite, qu’un recteur de la communauté, il était pour eux comme n’eût pas été un père. C’était, véritablement, un Abba, un Ancien, tel ces pères ascètes des origines, que l’on honorait de ces noms où d’abord se marquait l’immense vénération qu’on leur vouait. Ses paroles, homélies et directions spirituelles, jusqu’à ses plus simples remarques, toutes étaient empreintes d’une bienveillante, d’une patiente douceur. A quiconque il n’inspirait de défiance ni de crainte. Mais c’est avec une joie simple et ouverte que chacun s’en venait à lui.
Monseigneur donc, lorsque touchant Théophile s’éleva cette piètre controverse, ne se conduisit pas d’autre sorte. Il était clair d’ailleurs que les plaintes de Iov n’étaient dictées que par l’animosité qui personnellement l’opposait au starets. Et c’est en juge impartial, en ami véritable de la paix, que Monseigneur, ayant fait venir l’accusé, avec douceur le questionna :
“ Théophile, dit-il des plaintes à ton sujet me sont parvenues.
- Les forts se lèvent contre moi, et les puissants en veulent à ma vie, répondit, paisible, le bienheureux.
- Et maintenant, s’enquit Monseigneur, que penses-tu que je doive faire de toi ?
- Tes oeuvres, Seigneur, sont merveilleuses, continua Théophile.
- L’on m’écrit, dit sa béatitude, que tu corromps le peuple et incites à la superstition.
- Délivre-moi des griffes de ces hommes, rétorqua le starets, toujours citant le psalmiste.
- Cesse donc tes “délivre-moi”, et raisonne un peu. Vois : l’higoumène me harcèle et demande que je te punisse.
- Le Seigneur est mon refuge et mon Sauveur : de quoi aurais-je peur ?
- A la fin ! Veux-tu me tenter ? s’irrita le Métropolite.
- Le Seigneur est ma rétribution, et mon réconfort est dans le Très-Haut. ”
Le débat tournant court, le starets fit une révérence et quitta la pièce, laissant le très vénérable archipasteur dans la même incertitude quant à son innocence.
Autant le Métropolite n’avait que peu d’abord apprécié Théophile, autant il avait dès longtemps respecté le saint starets Parthène. Aussi, chaque année, lorsque revenait l’été, gagnait-il avec Parthène l’ermitage de Goloseyevskaya, ne rentrant à la Lavra que pour les jours de fête, après quoi il retournait en hâte à sa chère solitude. Là en effet, dans le lieu le plus retiré de tout l’ermitage, parmi l’épais hallier d’un verger à l’abandon, était la cellule de Parthène.
Sitôt achevée la liturgie matinale, le starets quittait la chapelle qu’abritait la demeure de l’archipasteur, de là s’enfonçant dans les bois. Et pour compléter alors sa règle de prière, il lisait, tout en marchant, le psautier en entier. C’est admirablement, et d’édifiante façon, que son biographe décrit les liens de spirituelle amitié qui l’unissaient au Métropolite Philarète.
Si pour le starets l’amour du saint homme était grand, la dévotion du starets envers le saint était, elle, infinie. Et cette union spirituelle était à chacun un doux réconfort, cependant que tous deux, de si ascétique manière, parcouraient cette vie. Las de tant d’obligations fastidieuses incombant à son rang, l’archipasteur, dans les lumineux entretiens du starets théophore, trouvait un spirituel repos, tandis qu’avec une entière confiance, l’âme du starets aimait à s’appuyer sur la docte sagesse de l’archipasteur.
Pourquoi dès lors, aimant tant les moines de la Lavra, Monseigneur restait-il de glace envers un être aussi remarquable que l’était Théophile ? Comment, se sentant tant d’affinités avec le hiéromoine Parthène, demeurait-il tellement indifférent à l’ascétique starets ? Sans doute parce que le hiéromoine Parthène suivait-il un mode de vie imitant celui des grands ascètes d’antan, en sorte que tout ce qu’il était se reflétait sur son radieux visage, laissant s’étaler aux yeux sa perfection spirituelle. Enfin, cette raison qu’il avait de l’aimer, chez le Métropolite se doublait d’un autre attachement, celui remontant au jour ancien déjà, où, dans l’une des grottes habitées encore de la présence divine du grand saint Abba Antoine, l’archipasteur, qui dès longtemps avait en lui pressenti le zélote de feu, brûlant du désir de mener la sainte ascèse, l’avait de ses mains revêtu du grand habit angélique avec lequel il lui avait, en outre, donné le beau nom de Parthène. Et cet amour sans mélange du métropolite pour l’ascète n’avait fait que s’accroître toujours, tant qu’il l’avait même élu pour son père spirituel.
Mais le starets Théophile, lui, bien qu’il fût tout autant que Parthène hiéromoine grand schème, d’égale façon attaché à la Lavra de Kiev, et bien qu’il eût très aisément pu, sur ses traits laisser se refléter une spirituelle perfection qui n’eût en rien été moins haute, ayant cependant choisi pour ascèse ultime la folie en Christ, pour l’amour du Seigneur s’appliquait au contraire à dissimuler entièrement l’absolue pureté de son âme, irréprochable plus que l’enfantine innocence. De là venait qu’il mettait ses soins à fuir tout commerce spirituel qui l’eût lié avec l’archipasteur. Jamais il n’eût permis à Monseigneur, par-delà son étrange humeur, fantasque mais à dessein, de scruter les profondeurs de son âme, craignant qu’il aperçût quels flots de grâce au-dessus s’y épanchaient. Quel homme, de fait, sait ce qu’un autre recèle, s’il ne pénètre d’abord l’esprit qui vit en lui ?
Aussi, déconcerté, l’archipasteur, dans son amour de la justice, voulut-il, selon les formes, trancher cette controverse dont il voyait qu’elle s’élevait au dam de Théophile. Ayant convoqué pour lors la synaxe des Anciens, il résolut d’entendre les avis de laïcs étrangers à la Lavra, avant que de conclure à la culpabilité ou à l’innocence du starets.
La lumière, bientôt, fût faite en partie, sur le témoignage d’un moine auquel Théophile parfois se confiait, et qui l’avait pressé de lui révéler les motifs de sa conduite à l’église, étrange aux yeux de tous.
“ Ecoute, ” dit le starets ; “ quant à la liturgie, je célèbre selon l’ordre canonique : et je lis toutes les prières requises, et j’honore le célébrant tel un supérieur. Mais quand, durant l’accomplissement du Mystère, je viens à m’abîmer dans la contemplation, j’oublie, alors, jusqu’à mon être propre, et avec lui, tout ce qui l’entoure. Car en ces moments, vois-tu, il n’est pas rare même que sur l’autel descende en forme de croix un rayon de lumière, se posant sur le prêtre, comme sur tous ceux qui avec lui célèbrent. Et sur les saints dons j’aperçois encore, doucement se posant, une douce rosée, et des anges brillants au-dessus de l’autel voleter, chantant :
“ Saint, Saint, Saint, le Seigneur Sabbaoth : Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire. ”
Mon être tout entier, dès lors ineffablement ravi, je ne puis m’arracher à cette douce vision… Ce n’est pas, mon frère, que je veuille tant soit peu me justifier auprès de toi. Je ne te dis rien là que l’entière et absolue vérité. Mais ne va pas, je t’en prie, révéler rien de ce que je te dis ici, de peur que je ne devinsse, moi pécheur vil et puant, une tentation pour d’autres ! ”
Cet aveu du starets fut pourtant sans tarder redit à Monseigneur. Et bien que l’archipasteur eût convenu déjà de transférer Théophile au monastère lointain de Moshorogorsky, pour l’exclure d’entre les lavriotes, il fit encore venir, pour un ultime avis, l’archimandrite Ioann, ainsi que l’ecclésiarque, le hiéromoine Mélétios.
Or ce dernier, qui, pour la défense de Théophile, s’était toujours battu, résolument s’en tint à son parti.
“ Pourquoi, s’insurgea-t-il, importuner l’homme vertueux ? Laissons-le, plutôt, nous illuminer ! Nul ne sait en effet qui de vous, lui ou toi, est appelé à vivre plus longtemps sur la terre. ”
Monseigneur, d’un oeil sévère fixant l’audacieux conseiller, fut quelque temps songeur.
“ Eh bien oui, dit-il enfin, tu as raison ; nous allons tous à Dieu. ”
Et il donna l’ordre à l’higoumène de suspendre les mesures de brimade à l’encontre du starets, dans l’attente imminente de plus amples instructions.
C’est ainsi que Théophile, jusqu’au terme de ses jours, n’allait plus quitter son ermitage.
Au lendemain de l’âpre délibération, l’on vit le bienheureux envoyer à Mélétios une énorme pastèque que son syncelle lui fit bientôt parvenir. Nul encore ne savait la signification de ce présent étrange, ni ce qu’ainsi le starets, avait en vue pour l’ecclésiarque. Le dimanche suivant apporta la réponse. Sans que nul s’y fût attendu, le Métropolite élevait au rang d’archimandrite le hiéromoine Mélétios, lui posant sur la tête une imposante mitre.

Chapitre VIII

Dieu donne une maison
à ceux qui vivent en solitaires (Ps.67,7).

Le Métropolite, néanmoins, devait peu après réviser entièrement ses vues quant à la personne du starets. Et bien qu’il eût jusqu’alors douté de sa vie sainte, et de ce charisme prophétique que l’on imputait à Théophile, ses yeux cependant allaient enfin s’ouvrir.
Monseigneur Philarète avait une règle de prières connue pour être d’une exemplaire longueur, en sorte qu’il ne fallait pas moins de six à sept heures pour l’achever tout-à-fait.
“ Je ne puis comprendre, confiait-il un jour à l’higoumène de la Lavra, comment les gens d’un certain âge, lorsqu’ils sont moines même, peuvent trouver la force et le goût de vivre, s’ils n’ont pas dès longtemps acquis la pratique et l’amour de la prière. Ou il faut que leur existence soit bien difficile, bien solitaire aussi. Ah ! Comme il est nécessaire, pour qui ne veut pas dans la tristesse et la mélancolie couler ses vieux jours, de s’accoutumer à prier dès sa tendre enfance. ”
La présence de Monseigneur, un jour pourtant fut à Kitayev requise d’urgence. Fatigué par une nuit d’insomnie durant laquelle avaient dans son esprit défilé les soucis innombrables qui l’accablaient, l’archipasteur eut peine à se lever, près d’une demi-heure plus tard que de coutume. Si bien que craignant de se mettre davantage en retard, il ne dit que fort sommairement ses prières. Il n’en avait pas achevé la lecture qu’entrait son syncelle, le hiéromoine Nazaire : l’attelage l’attendait à la porte. Ne pouvant plus longtemps remettre son départ, force fut à Monseigneur de jeter sur ses épaules une sombre pèlerine, et sans délai de monter en voiture, laissant cette fois sa règle inachevée. Moins d’une heure plus tard enfin, la voiture entrait dans les bois de Kitayev. Monseigneur Philarète avait baissé sa vitre et, avec bonheur, humait le doux parfum qu’à cette heure matinale exhalait la campagne. Mais son regard soudain fut arrêté par la vue d’un arbre immense. A son sommet, assis, se tenait Théophile, paisiblement lisant un livre de prières.
“ Que fais-tu là ? ” s’étonna l’archipasteur.
“ Tu le vois, j’achève mon canon ” rétorqua Théophile, juché sur son arbre.
“ Quoi ? Que dis-tu ? ”s’exclama Philarète. “ Parle plus fort, je n’entends pas ! ”
“ Je dis : J’achève mon canon, ”cria le starets.
Et ce faisant, il s’égosillait. “ C’est, vois-tu, que je n’en ai pas eu ce matin le temps. L’obligation du départ a quelque peu bousculé ma règle. Mais je peux, du moins, finir en chemin. ”
“ Ah ? C’est de moi que tu parles ! ” s’écria Monseigneur. “ Eh bien, je te remercie de donner des conseils au vieil homme que je suis. Allons hâte-toi de descendre ! J’achèverai bien seul la lecture. ”
Cet incident eut pour effet de rendre perplexe le Métropolite. Vivement intrigué, il entreprit d’observer de plus près le starets. Enfin, il résolut d’aller jusqu’à lui rendre visite dans sa propre cellule, en sorte d’apprendre ce que véritablement il en était des calomnies portées contre lui, et de se forger à son sujet un dernier avis.
Il survint donc, escorté de son syncelle, et fut assez heureux pour trouver chez lui Théophile. Le bienheureux reçut avec chaleur cet hôte de marque, qu’il fit d’abord asseoir sur son petit banc, cependant que lui-même allait chercher le samovar. L’eau s’étant mise à frémir, il l’apporta au milieu de la pièce, et là posa le samovar à même le sol, puis, sous le fausset, mit une bassine en terre. Alors, se saisissant brusquement du bâton de l’archipasteur, il le tourna et le retourna en tous sens, comme pour mieux l’estimer. Alors, à son tour fixant Monseigneur :
“ Ce bâton, que vaut-il ? ” s’enquit-il.
“ A peu près rien ! ” répartit Monseigneur.
“ De fait, dit le starets. Il vaudra vingt cinq roubles, tout au plus. ”
Théophile à ces mots, mit le bâton dans la bassine, puis, ayant ôté du samovar le fausset qu’il jeta dans un coin, il en laissa se déverser l’eau qui, ayant empli la bassine, déborda, et se répandit partout sur le sol. Apeuré, stupéfait, Monseigneur se leva, et d’un bond franchissant la pièce inondée, se précipita à l’air libre.
Des jours passèrent. L’été survint, et son temps merveilleux. Par une belle après-midi de juin, Monseigneur s’en fut se promener dans les bois. Il était si simplement mis, qu’on l’eût pris pour un simple moine de Goloseyevo. Il allait, de fait, vêtu seulement d’une soutane, et coiffé d’un bonnet monastique, tenant d’une main une vulgaire canne, de l’autre un évangile des plus ordinaires. Tout au plus l’eût-on cru l’un des starets du monastère.
De Goloseyevo, il atteignit à la lisière du bois. Un tertre se trouvait auprès, planté d’une haie, au long de laquelle s’étendait un banc de jardin, où Monseigneur aimait à prendre du repos. C’était là sa place favorite, à cause de la vue magnifique peut-être, qui, depuis ce promontoire, se découvrait au regard. Devant lui, en effet, à perte de vue s’étendaient, d’un côté la Lavra, de l’autre la ville de Kiev. Le Métropolite goûtait tant cette solitude qu’il avait accoutumé de s’y asseoir trois ou quatre heures paisiblement à la suite. Alors, tendant ses saintes mains vers le ciel, il faisait en secret monter ses prières pour les habitants de cette ville bénie, comme pour les moines aussi de Pecherskaya.
Et tandis qu’il allait, ce jour-là, se mettre à genoux pour dire sa prière ordinaire, de derrière un buisson tout-à-coup surgit un homme armé d’un gourdin qui, du doigt désignant le bâton du Métropolite, à brûle-pourpoint demanda :
“ Ce bâton, que vaut-il ? ”
Monseigneur, sans comprendre d’abord, esquissait une bénédiction, lorsque l’autre, jetant bas le masque, trahit ses véritables intentions.
“ Allons, grogna-t-il, ne t’embarrasse pas pour moi ; donne-moi seulement ce que tu as sur toi de précieux. ”
Monseigneur, tranquillement sortant son porte-monnaie, lui tendit vingt cinq roubles qu’il contenait.
“ Tu me vois, frère, lui dit-il, désolé pour toi. De fait, je n’ai presque rien ici. ”
Monseigneur en sortant le porte-monnaie avait cependant tiré les rabats de sa soutane, où l’oeil furtif du voleur avait aperçu, pendant au bout de sa chaîne, une montre gousset à monture d’or.
“ Si tu n’as rien ici, maugréa-t-il, donne-moi un peu ta montre, que je vois là avec sa chaîne.
Imperturbable, Monseigneur s’exécuta :
“ Ah ! fit l’autre. On dirait bien de l’or. ”
“ Qu’importe, dit Monseigneur, mieux vaudrait pour toi… ”
“ Comment se fait-il, coupa le larron, pour un moine, que tu aies une montre en or ? A moins que tu ne sois pas un moine comme les ordinaires ? Par exemple ! Tu ne serais pas trésorier peut-être ? ”
“ Certes non ! ” certifia Monseigneur.
“ Que peux-tu bien être alors ? ”
“ A dire vrai, l’on me dit Métropolite. ”
“ Métropolite ? ” jeta l’autre abasourdi.
“ Eh bien, mon ami, qu’y a-t-il donc là qui t’étonne tant ? Dieu te bénisse ! ”
Déconfit, le pauvre bougre, à ces mots, se laissa tomber à ses pieds.
“ Allons, frère, lui dit Monseigneur, lève-toi, et rentre avec moi, sans t’effrayer de rien. ”
Ils se mirent en route. Ils approchaient de l’ermitage, lorsque l’archipasteur se tourna vers lui.
“ A présent, frère, souffla Monseigneur, sans doute serait-il plus sage que tu me rendisses la montre et la chaîne. Vois : elle est gravée à mon nom. Qui sait quelles sortes d’ennuis tu pourrais t’attirer en tentant de la vendre ? Et mieux vaut que tu restes un moment à l’écart. Tu me rejoindras plus tard, te faisant passer pour simple pèlerin. Je te donnerai dès lors quelque argent. ”
Le voleur rendit sa montre à Monseigneur qui, seul, s’avança vers l’ermitage. S’engageant sous le porche, il rencontra son syncelle, le père Serge, qu’aussitôt il pria d’aller à la porte. Il trouverait là un pauvre pèlerin, lequel avait été assez aimable pour l’accompagner. Il fallait l’inviter à entrer. Le syncelle s’en fut donc à la porte. Mais l’étranger, lui, avait disparu.
“ Grossier personnage, songea le Métropolite. Enfin, puisse le Seigneur être pourtant avec lui. ”
Monseigneur fut quelque temps assis pour reprendre ses esprits. Remis, il fit chercher Théophile. Ce dernier parut. Monseigneur Philarète, à sa vue, se leva, et du doigt montrant sa canne, dans un sourire lui dit :
“ Ta prédiction, Théophile s’est accomplie. Le bâton valait bien vingt-cinq roubles. Mais ce n’est pas le pire. Le plus terrifiant, mon ami, est que le malfaiteur eût pu faire de moi sortir autant de sang que tu as fait couler d’eau de ton samovar. ”
“ Tes oeuvres, Seigneur, sont merveilleuses ! ” répartit le bienheureux, citant son verset favori.
Un nouvel incident, survenu peu après, acheva de convaincre le métropolite que le starets Théophile, loin de ressembler à un être ordinaire, possédait une âme où surabondaient la grâce et les dons du Saint Esprit.
Monseigneur, un jour, se promenait à travers bois, quand il intima l’ordre à son cocher d’obliquer vers Kitayev, où il voulait faire halte, une heure ou deux durant. Lui-même, à pied, continuerait seul de marcher vers l’ermitage. Il désirait en effet parler à l’higoumène, et s’entretenir avec lui de diverses matières. En chemin pourtant, il tomba nez à nez sur Théophile qui, loin de prendre avec respect sa bénédiction, sortit de dessous sa soutane une bûche calcinée, et, sans mot dire, la lui lança sur les pieds. L’archipasteur eût pu s’offusquer de la brutalité du geste. Il ne parut guère offensé toutefois, et passa son chemin, comme s’il ne se fût rien produit.
Monseigneur, quelque temps plus tard, de nouveau vint à Kitayev et, dans la cour du monastère avisant Théophile, s’arrêta pour lui parler un instant.
“ Eh bien, petit malappris, jeta sa béatitude, voici longtemps que je ne suis venu dans ta cellule pour t’y rendre visite. Aujourd’hui donc, après la liturgie, je viendrai chez toi, si tu le veux bien. Veille seulement à ne pas m’y régaler avec l’espèce de thé dont tu m’as l’autre fois inondé. ”
“ Bienvenue à son Eminence, ” fut la réponse du starets, qui devant l’archipasteur s’inclina jusqu’à terre.
Peut-être le Métropolite désirait-il en effet s’entretenir avec lui, à moins qu’il ne voulût connaître le sens caché de cette bûche calcinée que lui avait lancée le starets.
Théophile, cependant, était allé à sa cellule, y préparer la venue du Métropolite. Là, priant son syncelle d’emplir un baril d’eau, il ajouta du sable. Lorsqu’il eut de la sorte obtenu un fort plaisant gruau, il en badigeonna les murs, la porte et jusqu’à ses montants. Après quoi, il déversa sur le sol ce mélange boueux, puis, s’étant lui aussi couvert de cette fange, il prit place sur l’escabeau qui trônait au milieu de la pièce et, solennel, attendit son très illustre visiteur.
Une demi-heure plus tard, la porte soudain s’ouvrit. Le Métropolite, d’abord, fit un pas pour entrer. Mais, avisant l’état de la cellule, il demeura cloué sur le seuil, en proie à la plus indicible stupeur. Il régnait partout alentour un désordre indescriptible. Une épaisse boue maculait la pièce, et le maître des lieux ne ressemblait guère plus à un moine qu’à un ramoneur noirci de suie qui se fût à l’instant extrait d’un conduit de cheminée.
“ Qu’est-ce que tout cela ? ” cria l’archipasteur, un accent de colère dans la voix.
“ Que sa béatitude n’en doute pas, rétorqua le starets. L’état des lieux ici semble le résidu d’un feu. Un incendie, vois, s’est déclaré, et j’ai dû pour étouffer les flammes, jeter par centaines des seaux et des sacs de sable. C’est pourquoi tu me vois si sale. ”
Outré l’archipasteur jeta au starets un noir regard chargé de mépris et, précipitamment, battit en retraite. Son attelage déjà démarrait quand Ivan, syncelle de Théophile, vint en courant lui rapporter trois bouteilles.
“ Qu’est-ce encore que cela ? maugréa Philarète. Et que faut-il en faire ? ”
“ Ce sont des bouteilles d’eau, Votre Eminence. De la part du starets Théophile. Il m’a donné l’ordre de vous faire ce présent et de vous dire qu’il serait bien utile d’en asperger la bûche calcinée. ”
“ La bûche calcinée ? Qu’est-ce que cette nouvelle invention ? Et qu’y a-t-il au fond de ces bouteilles ? Goûte donc pour voir ! ”
“ De l’eau, Monseigneur, de l’eau vous dis-je. Simplement de l’eau. ”
“ Tu veux dire de la vulgaire eau plate ? ”
“ En vérité, oui, Monseigneur. ”
“ Eh bien, donne-les au cocher. ”
Le Métropolite soupira. “ Assurément, songea-t-il à part soi, le drôle aura encore voulu prophétiser quelque chose. ”
Des jours, des semaines passèrent. L’on était à présent au fort de l’automne. Enfin, à minuit le 18 novembre 1844, un novice de la Lavra, du nom de Roman Baranov, lequel, aidé d’autres moines, rasophores, travaillait à la boulangerie, alluma le four, puis se mit à pétrir ses prosphores. Les novices ensuite, s’apprêtant à prendre part aux Saints Mystères, partirent pour l’église. Après quoi, les mâtines achevées, ils gagnèrent leurs cellules, pour y lire les prières d’usage.
Vers trois heures du matin soudain, empruntant le corridor de séparation qui délimitait les deux boulangeries –la boulangerie centrale de celle des prosphores– Joseph Alferov, le veilleur de nuit, perçut l’âcre odeur d’une fumée. Alferov, de ce pas, précipitamment gagna la cour. Mais inspectant les appentis où l’on remisait le bois, il ne constata rien qui parût anormal. Il eut l’idée, alors, de coller son oeil à la serrure d’une porte qui donnait sur le grenier, auquel l’on accédait par une échelle de meunier. Constatant que c’était de là que provenait le feu, qui faisait rage déjà, il voulut ouvrir la porte. Mais la fumée l’atteignit en plein visage, si fortement qu’il recula de peur. Un simple regard permettait de comprendre que l’estrade de bois attenante au conduit menant au grand four des prosphores avait pris feu d’abord, de là propageant l’incendie au grenier dans son entier. Joseph, à ce spectacle, courut alerter les frères, qui sur-le-champ survinrent charriant de lourds seaux d’eau, qu’ils employèrent à maîtriser les flammes. Mais leurs efforts furent entravés par la distance non négligeable qui séparait la source d’eau du brasier. Le feu cependant gagnait toujours, embrasant à présent la boulangerie des prosphores toute entière. Pour surcroît de malheur enfin, s’était au-dehors déchaîné un violent orage qu’incandescents encore, de pleins panneaux de bois furent charriés au loin par les vents, allumant ça et là des feux jusqu’à Podol, et dans le monastère Florovsky lui-même.
Le 19 novembre au matin, le feu qui n’avait cessé de s’étendre, pénétrait par le toit l’imprimerie de la Lavra. Voyant le feu sans cesse croître en force comme en étendue, au point qu’il menaçait à présent non plus seulement les bâtiments attenants, mais la Grande Lavra toute entière, le Métropolite effrayé, n’attendant plus nul secours des humains mit désormais son espoir dans le seul Christ-Dieu. S’étant fit ouvrir les portes de la Basilique, il s’y agenouilla, et longtemps pria, devant l’icône miraculeuse de la Dormition versant des flots de larmes, suppliant la Mère de Dieu, dont à haute voix il implorait l’assistance et l’intercession.
A bout de forces, il allait au désespoir, lorsqu’un sacristain fit son entrée dans l’église, à quelques pas de lui s’arrêtant avec une respectueuse crainte.
“ Eh bien ? Qu’est-ce ? demanda le Métropolite, d’une voix que l’on sentait trembler. ”
“ Grâce à Dieu, dit le sacristain, la Lavra, par vos saintes prières, est sauvée. ”
Exhalant un soupir profond de soulagement, Monseigneur, lentement, se signa. Quittant l’église, alors, il s’en fut vers le brasier. Un contingent énorme de pompiers, de gens de maison, de police et d’armée, venaient depuis peu, unissant leurs efforts, de maîtriser le feu. Ils avaient, en l’espace de quelques heures, éteint ces flammes qui, depuis si longtemps, consumaient l’imprimerie, et les édifices attenants.
Les pertes en bâtiments pourtant ne s’avéraient guère importantes, les toits seuls ayant brûlé, en sorte que les murs demeuraient intacts. Mais lorsqu’il fallut estimer les pertes du gigantesque fonds de bibliothèque, comme celui du matériel d’imprimerie, le montant, hélas, ne s’éleva pas à moins de 80 000 roubles.
Cet événement acheva d’attacher Monseigneur au starets. L’archipasteur, dès lors, se prit même pour lui d’un tel amour, et d’une si forte estime, qu’il résolut de l’installer aux côtés de Parthène, hiéromoine grand schème, dans sa villa de Goloseyevskaya, où il lui donnerait une chambre voisine de la sienne propre.
“ Je n’ai que vous au monde, ” leur disait-il en guise d’explication, tandis qu’avec une tendresse toute paternelle, il les installait tous deux dans son cottage.
“ Toi, Théophile, insistait-il, toi, Parthène, et moi, qui sommes grands schèmes tous trois, vivons de concert au nom de la Sainte Trinité. ”
Le Métropolite, en effet, dix sept ans avant que de reposer dans le Seigneur, avait, avec le nom de Théodose, reçu le grand schème angélique, mais, jusque dans ses derniers jours, avait gardé la chose secrète.
Cette cohabitation toutefois, n’était pas pour enchanter le starets. Aussi, sans attendre, se mit-il en devoir de maculer la pièce de boue, d’en endommager les parquets avec les papiers peints, et comble d’extravagance, ne trouva rien de mieux, pour plaire au Métropolite, que d’introduire dans ses appartements une foule d’insectes hideux et terrifiants. Enfin, il ne se passait pas de jour qu’il ne jetât par la fenêtre quelque objet personnel de sa béatitude. Et comme si cela n’eût pas suffi, Théophile, chaque fois qu’ils s’asseyaient tous trois, pour dîner, s’efforçait autant qu’il le pouvait de répandre sur la nappe, comme par mégarde, tout le contenu de son assiette, incommodant ses hôtes au point qu’ils étaient contraints de quitter précipitamment la table. Et s’ils n’étaient pas assez prompts, encore, à battre en retraite, il jouait les malades, se mettant à tousser et à renifler si fort qu’il leur ôtait tout appétit. Le starets importunait aussi Parthène, durant la nuit lui dérobant ses bottes, en place desquelles il ne laissait rien qu’une paire de godillots usés. Puis il s’enfuyait, disparaissant au fond des bois, jusqu’au soir gardant l’objet de son larcin. A moins que, par une belle nuit paisible, tandis que tous au cottage dormaient du plus profond sommeil, il ne sautât à bas de son lit, et subitement ne se mît à entonner à tue-tête la psalmodie nocturne : “ Voici qu’arrive l’Epoux, au milieu de la nuit. Bienheureux les serviteurs qu’il trouve vigilants. ” N’estimant pas même que cela fût assez, Théophile qui, du premier jour avait paru ignorer la chaleur lourde du plein été, se plaisait à faire marcher le gros poêle de sa chambre, lorsque Monseigneur précisément s’occupait dans la sienne avec ses prières ou sa correspondance. Il disposait alors les bûches de façon que son feu tirât le plus mal possible, dégageant une si âcre fumée que les syncelles devaient ouvrir en grand les portes et les fenêtres de l’étage entier. Et il fallait que Monseigneur allât durant ce temps s’asseoir, contrarié, sur un banc du jardin, rongeant dès lors son frein en une vaine attente, laquelle lui semblait toujours des plus désagréables.
Le starets Parthène avait coutume, en outre, chaque matin, de célébrer la liturgie, dans la chapelle privée du Métropolite, attenant à ses appartements. Mais Théophile, souvent, un quart d’heure avant qu’il ne fût arrivé, y faisait lui-même irruption, et revêtant les ornements du starets, de son chef entamait l’office avec le sacristain. Aussi, lorsque Parthène arrivait à l’église, ne devait-il plus se contenter, au lieu de participer au service divin, d’en être le passif témoin.
Il est mille choses encore, plus insensées, toutes, les unes que les autres, que Théophile, dans l’amour fou qu’il vouait à son Christ, accomplissait à la face du monde, ce qui ne cessait d’attirer au cottage toujours davantage de curieux.
Or, voyant ces pèlerins constamment agglutinés à sa porte –ils attendaient en effet, et avec grande impatience, que parût leur bien-aimé Théophile– le Métropolite, dès lors, ne souhaitant pas servir ainsi de risée au peuple de ses fidèles, qui les verraient bien, de la sorte, lui et ceux qui demeuraient avec lui, victimes des douces folies de son protégé, ne tenta plus d’en vain le retenir. Un beau matin, donc, il fit après le thé venir le starets, et dans un sourire lui dit :
“ Que Dieu te bénisse, frère Théophile ! Que dirais-tu, cher vieux passereau ami, de retrouver ton nid de Kitayev ? Sans doute serais-tu plus libre là-bas ? ”
“ Dirige mes pas selon ta parole, ” répondit, sentencieux, Théophile, comme chaque fois que l’on voulait le transférer d’un lieu à un autre, reprenant la formule qui lui était chère.
Et aussitôt, ayant devant les icônes prononcé quelque courte prière, il s’en fut pour l’endroit désigné.
De retour à Kitayev, le bienheureux, longtemps, y vécut sans trouble. Nul ne se plaignait plus de ses façons étranges, ni n’essayait de mettre un terme à ses folles escapades. Le temps était venu, de fait, où l’on avait sur le luminaire placé la lumière, tant d’années voilée sous le boisseau, pour qu’elle commençât enfin, sur chacun de resplendir.

Chapitre IX

Les ennemis du Seigneur ont feint de le flatter...
mais Il a nourri les siens de la fleur du froment,
rassasiés du miel du rocher (Ps.80,16-17).

Du bienheureux, l’on rapporte qu’il avait de l’argent un total mépris, jusqu’à un point même qui ne laissait pas d’étonner. Le starets, de fait, ne s’attachait à rien. Jamais il n’avait d’argent sur lui, ou s’il en acceptait, pour céder aux instances de quelque pieux fidèle, à l’instant il redistribuait le tout aux pauvres, rencontrés en chemin. Une noble dame, un jour, lui fit don, pour ses aumônes, d’une assez coquette somme. Il accepta d’abord, ne voulant pas l’offenser par un refus obstiné ; à peine pourtant eut-elle tourné les talons, qu’il jeta tout l’argent sur le seuil de sa cellule, en sorte que sa conscience pût rester en repos. La chose bien sûr, ne manqua pas d’échapper à de rares avaricieux, qui, passant par là, et croyant duper le starets, se précipitèrent pour empocher son or.
La comtesse Orlova Chemenskaya, une autre fois, fit aux portes de la Lavra la rencontre de Théophile.
“ Ah ! s’écria-t-elle, père Théophile ! Je m’en vais aujourd’hui en voyage. Que veux-tu, dis-moi, que je te rapporte en souvenir ? ”
Lui jetant un prompt coup d’oeil, le starets eut un sourire, et lui fit une réponse sibylline, qu’elle ne comprit pas. Mais, lorsqu’à ceux qui l’entouraient elle demanda ce qu’il avait voulu dire, il fut clair que le starets la priait de lui porter un flacon de vodka. Ainsi, du moins, lui laissait-il entendre que tous les trésors, tous les biens, tous les présents de la terre, ne lui semblaient pas moins méprisables qu’un vil et vulgaire alcool.
La mère Agnia, quant à elle –alors higoumène du monastère Florovsky de Kiev– apprit que le starets, bien souvent, priait debout dans la forêt, pieds nus sur la mousse humide des sous-bois, et son coeur compatissant s’en émut pour lui de sollicitude.
“ Mon Dieu ! se dit-elle. Comment peut-il passer ainsi, à prier pour nous pécheurs, des jours entiers, enfonçant dans la boue ? Pauvre saint homme ! Encore s’il avait un plaid, pour y poser ses pieds ! Donnons-lui en un ! ”
Et elle fit par ses syncelles confectionner une couverture de prix, qu’Anna Novichkova, jeune rasophore, s’empressa d’aller porter au starets, lequel craignant d’offusquer Agnia, voulut bien l’accepter. Mais le lendemain, lorsqu’il s’en alla, suivant sa coutume, prier dans la forêt, il étendit un moment le tissu sur le sol, puis, s’y étant assis, l’espace d’une minute ou deux, il le jeta sur l’herbe, et s’enfonça dans les bois. Comme il était prévisible, le présent abandonné fut d’autant plus tôt ramassé qu’il était de grande qualité. Le starets, pour sa part, n’y pensait plus, depuis longtemps déjà.
Au nombre des admirateurs de Théophile étaient deux militaires gradés, Mikhaïl Dimitrievich Pozdnial, et son ami, tous deux brillants officiers, en poste à Kiev, dans les services administratifs du gouverneur général. Chaque semaine, le dimanche, comme aux vacances, ils venaient de compagnie rendre visite au starets, dînaient avec lui dans sa cellule, et passaient tout le jour en d’édifiants entretiens.
Il arriva pourtant qu’ils convinrent de réserver au saint une innocente surprise : car, prenant en secret les habits qui composaient son vieux schème usagé, ils en commandèrent un nouveau à la ville. Mais de cette privation, le starets fut fort peiné, ne déplorant pas moins cette perte que s’il se fût agi d’un trésor inestimable. Enfin, lorsqu’avec le nouveau schème les deux coupables rapportèrent leur larcin, il eut un sourire et leur dit :
“ Ah, plaisantins que vous êtes ! Pourquoi me faire cela ? Ne voyez-vous pas que vous avez manqué m’induire en tentation ? J’ allais dire des prières au Roi, et je n’avais pas mon schème ! Je voulais célébrer à l’église, et je n’avais pas mon schème ! Mais gloire à Dieu, vous m’avez rapporté mon vieux schème ! ”
“ Mets donc le nouveau, batiushka ! Le vieux est immettable ! ”
“ Drôles que vous êtes, rétorqua le starets. Quel soldat, s’il devait être avant peu passé en revue par le Tsar, oserait-il seulement se présenter, n’arborant pas tous ses insignes, toutes ses décorations ? Quelles récompenses eussé-je méritées dans ce nouveau schème, quand le vieux, lui, laisse paraître dans leur éclat quelques actions méritoires ? ”
Et sans vouloir même essayer le nouveau schème, il le fit envoyer aux moines des grottes de Kiev.
Il y avait, à Lavra, un novice exerçant au verger de Novopasyechny la fonction de jardinier, mais qui, peu après, ayant atteint l’âge des obligations militaires, fut enrôlé parmi les conscrits. Rien davantage n’eût pu accabler le jeune ascète que cet éloignement forcé de son cher monastère. Hélas, il ne pouvait non plus, n’ayant pas d’argent, payer l’acquittement, qui lui eût valu l’exemption.
Il était en permission lorsque, de retour pour un temps au monastère, il y rencontra Théophile. S’arrêtant, le starets longuement le regarda.
“ Pauvre soldat ! murmura-t-il enfin. Qu’es-tu devenu si triste ? Serait-ce que tu souffres de devoir servir un simple roi de la terre ? Tu veux donc être enrôlé au service du Roi du Ciel ? ”
“ Oh, batiushka ! Je ne suis pas, de la part du Seigneur, digne de tant de miséricorde. Il n’est pour moi pécheur nulle place dans ce cloître saint de la Lavra. ”
Et tandis qu’il parlait, les larmes de ses yeux ruisselaient.
“ Allons, allons, frère, dit le bienheureux, ne sois pas si triste. Sèche tes larmes. Tu resteras à Lavra. ”
Et il passa son chemin.
Trois jours après, la Comtesse Orlova-Chesmenskaya vint à Kiev en pèlerinage, puis se rendit chez le starets pour se confesser à lui. Elle ne le trouva pas, d’abord, dans sa cellule, mais l’ayant bientôt aperçu dans la cour, s’en fut à sa rencontre. Devinant l’intention d’Orlova, le bienheureux choisit d’éprouver dès lors son humilité ; il feignit de ne l’avoir pas remarquée, et partit à vive allure en direction des bois. Orlova, qui savait combien il était difficile de le trouver dans la forêt, s’obstina, et ne voulant pas perdre sa trace, le suivit aussitôt. Le starets pressa le pas. Orlova fit de même. Enfin il parvint, à force de détours, à quelque peu la distancer. L’espace d’un instant, elle le vit se diriger vers le verger de Novopasyechny ; puis ce fut tout. Il était à présent tout-à-fait hors de sa vue. Embarrassée, la comtesse fit une halte. Par bonheur, elle aperçut, assis à l’entrée du verger, le jeune novice qu’elle savait être devenu soldat.
“ Dis-moi, s’il te plaît, questionna-t-elle, s’arrêtant à sa hauteur, père Théophile est-il passé par là ? ”
“ Ah ! répondit le novice, saluant respectueusement la comtesse. Il vient justement d’entrer dans le verger. ” Et il ouvrit la porte devant elle.
“ Permettez-moi… ” fit-il, l’invitant à entrer.
Folle de joie, Orlova prit dans sa bourse une pleine poignée de pièces d’or, qu’avec gratitude elle offrit au jeune homme.
Il y avait là de quoi non seulement l’acquitter du service militaire, mais pourvoir même à ses menus besoins.
Le père Théophile était devenu si célèbre aux alentours de Kiev, que c’est à peine si l’on eût pu trouver, dans tous les lieux à la ronde, une âme simple, pieuse et amie de Dieu, qui ne fût allée, avant que d’entreprendre quoi que ce fût, demander d’abord ses conseils et sa bénédiction. Car chacun, sans mot dire, acceptait sa parole, quelque dure qu’elle parût et tous suivaient à la lettre ses préceptes, comme ils eussent obéi à quelque voix prophétique, descendue du ciel.
Il y avait à Kiev un dénommé Ivan N., courtier de commerce. Jeune encore –il était alors vendeur dans un magasin– il avait résolu de se marier. Longtemps, il avait cherché la jeune fille de ses rêves, lorsque, lors de comices marchandes, son regard soudain avait rencontré Lioubochka. Son destin s’était arrêté. C’est à Lioubochka qu’il ferait sa demande. Revêtant son plus beau costume, il se rendit chez la jeune fille, et fit à ses parents part de ses intentions.
“ Mais, répondit la mère, notre Lioubochka est déjà fiancée. Elle doit sous peu épouser M. Hendrick. M. Bien qu’il soit luthérien, nous ne pouvons à présent revenir sur notre engagement. ”
“ Oh, mon Dieu ! fit Ivan éploré. Mais j’aime votre fille à la folie. ”
“ Qu’y faire ? Il est dommage, certes, que tu ne te fusses pas déclaré plus tôt. ”
Si le courtier était un être intelligent et travailleur, l’allemand, lui, quoique riche, était un volage notoire. Aussi, les parents de Lioubochka, lorsqu’ils eurent entendu la demande du jeune Ivan, jugèrent-ils bon, malgré tout, de réunir leurs proches, pour tenir une dernière fois conseil. La majorité néanmoins fut en faveur de l’allemand. Mais avant que d’arrêter définitivement le mariage, tous furent d’avis d’aller consulter le starets. Ayant donc apprêté pain, gâteaux, encens et cierges, ils s’en furent à la cellule du bienheureux. Ils n’étaient pas arrivés que le starets, déjà, ouvrait sa porte, souhaitant à chacun la bienvenue. Et sans laisser à ses visiteurs le loisir de prononcer un mot, il se tourna vers le père de la promise :
“ Ivan ! Ivan ! s’écria-t-il. Tu perdras ta fille, si tu as l’impudence de la donner en mariage à cette tête brûlée d’Hendrick ! ”
Les parents à ces mots, sur-le-champ s’inclinèrent. Lioubochka épousa le courtier, pour le bonheur de leur vie entière.
Cette histoire en rappelle une autre. La veuve d’un riche propriétaire terrien, Thècla Tarasova, avait une fille unique d’une grande beauté, Anna, laquelle était courtisée par deux prétendants rivaux. L’un, demeurant à Dimievka, aux abords de Kiev, noble et bien fait de sa personne, n’en était pas moins un bon vivant, enclin à boire et à festoyer ; l’autre, habitant la ville paisible de Myshelovka, bien qu’il fût d’apparence bourrue et marqué de petite vérole, était d’un naturel doux et fort aimable, faisant de lui un homme d’entière confiance. Follement amoureuse du bellâtre, Anna n’avait que du mépris pour le second, qu’elle refusait net d’épouser, contre l’avis de sa mère, qui la pressait à l’inverse de le prendre pour époux.
Ne pouvant s’accorder, la mère et la fille partirent donc pour Kitayev, dans l’espoir que le starets saurait, quant à lui, les tirer d’embarras. Le père Théophile à leur vue, avant même qu’elles eussent ouvert la bouche, tendant à Anna une perche où pendaient deux seaux, la pria d’aller à Dimievka, pour y chercher de l’eau. La jeune fille s’exécuta, et plus tard rapporta l’eau, que le bienheureux versa dans un tonneau qui se trouvait là, posé sous une gouttière. Puis il lui demanda d’aller en chercher d’autre, cette fois à Myshelovka. Moins d’une demi-heure plus tard, la jeune fille revenait, toujours portant ses seaux d’eau.
“ Eh bien, demanda le starets, d’où t’a-t-il été plus malaisé d’apporter de l’eau ? ”
“ De Dimievka, dit Anna. C’est loin d’ici. Myshelovka est beaucoup plus près. ”
“ Alors, souviens-toi, conclut le starets. Les seaux que tu portais sur l’épaule sont à l’image de ta vie : Si tu écoutes ta mère, et que tu épouses le jeune homme de Myshelovka, l’existence alors te seras facile et légère. Mais si tu épouses celui de Dimievka, tu maudiras tous les jours de ta vie, tant les maux et les nécessités viendront en foule t’accabler. ”
Convaincue par ses paroles, Anna suivit le conseil de sa mère et, s’étant mariée au jeune homme de Myshelovka, n’eut jamais le loisir, sa vie entière, de s’en repentir.
Le starets, une autre fois, conseilla fortement à quelqu’un d’épouser une jeune veuve du voisinage. Mais l’autre, ne voulant rien entendre, choisit pour fiancée une jeune fille, qu’il connaissait de la veille.
“ A quoi bon s’embêter à écouter ce vieux ? raillait-il, s’esclaffant devant ses camarades. Le pauvre moine, d’ailleurs, n’y verra que du feu. ”
Le jeune couple, quelque temps plus tard, vint pourtant à Kitayev, où la nouvelle mariée voulut voir le starets, et lui demander sa bénédiction. Théophile, sur le seuil de sa porte, vint à leur rencontre, et pour toute bénédiction, les reçut leur jetant à la tête un vieux panier percé, d’où s’échappait un ramassis d’ordures surmontées de deux pommes ridées. Cherchant à comprendre le sens de ce curieux manège, le jeune homme pria le starets de s’en expliquer.
“ Les deux petites pommes, répondit-il, c’est vous. Les ordures placées au-dessous, c’est la vie d’infortune qui avant peu vous attend. ”
De fait, l’année n’était pas achevée, que le jeune couple déjà se querellait, et bientôt se séparait.
A mesure que le monde saisissait à quel point Théophile avait le don de prophétie, et percevait avec quel discernement aussi il en usait, à cette fin de conseiller et d’amender les âmes –celles du moins qu’il voyait désireuses d’échapper à la triste vanité du péché– les êtres s’en étonnaient davantage, et c’est toujours plus nombreux qu’ils venaient recourir à son infinie compassion.
Le 14 août 1852, de bon matin, le bienheureux quitta Kitayev en carriole. L’on était à la veille de la fête de la Dormition, et Théophile pensait passer à la Lavra la nuit jusqu’au surlendemain. Il passait à travers bois, le long de ce qui devint l’ermitage de la Preobrazhenskaya, quand le boeuf, comme s’il était perdu, bifurqua brusquement à droite. Cependant le starets, occupé qu’il était à lire son psautier, n’avait paru quant à lui, ne s’apercevoir de rien, si bien que l’animal poursuivit sa route, s’enfonçant plus avant dans l’épaisse forêt. Mais des bûcherons qui, leur cognée sur l’épaule, arrivaient du village voisin, notant qu’il ne suivait pas son itinéraire coutumier, interpellèrent Théophile :
“ Batiushka ! Ton boeuf s’est perdu ! Regarde : Il s’est écarté de la bonne direction. ”
Le bienheureux, semblant s’arracher avec peine à la lecture de son très aimé psautier, se retourna vers eux :
“ Laissez-le, dit-il, aller son chemin. Il sait mieux que nous ce qui là-bas l’appelle. La raison en est que je pourrai de la sorte prier Dieu en ce lieu aussi. ”
Sur ces mots, le starets, descendant de sa carriole, prit une bûche des mains d’un bûcheron, abattit un arbrisseau et, sur son emplacement, tailla une modeste croix de bois. Et, bien qu’à l’époque l’endroit tout entier ne fût rien qu’une vaste forêt, où nul jamais n’eût songé à édifier le moindre monastère, telle n’en est pas moins la place où aujourd’hui s’élève l’ermitage Preobrazhenskaya. Le bienheureux, de fait, voyant à l’avance en esprit quelle grâce surabonderait en ces lieux, s’y arrêta pour prier Dieu, et comme autrefois André, premier du nom, avait sur les hauteurs de Kiev érigé une croix, le père Théophile, lui aussi, plantait dans ces bois sa croix disant :
“ Souvenez-vous, mes amis. Un monastère, ici-même, sera bientôt édifié, et des vivants et des morts viendront en nombre y trouver le repos. ”
Et ce qui avait été prédit mot pour mot s’accomplit. Car en 1872, au lieu précis où Théophile avait planté sa croix, furent posés les premiers fondements de l’ermitage de Preobrazhenskaya, et tandis que les vivants accouraient, là trouvant la paix de l’âme, les défunts y étaient ensevelis, reposant dans une paix infinie, dans l’attente du jour marqué pour le redoutable tribunal de Dieu.
Or tel n’est pas l’unique monastère dont le bienheureux starets vit à l’avance la fondation : la même chose advint également pour celui de Ionovsky, dédié à la Sainte Trinité.
Il y avait, à la ferme de Bamburg, non loin de l’ermitage de Kitayevskaya, une moniale novice du nom de Pélagie. Elle avait pour le starets tant d’amour et de vénération, qu’elle s’acquittait avec la plus parfaite obéissance des diverses tâches qu’il lui arrivait de lui confier. Lui demandait-il de laver sa chemise, elle la lavait aussitôt ; la priait-il d’atteler le boeuf, elle l’attelait en hâte ; l’envoyait-il au Dniepr laver une paire de bottes, elle y courait au plus vite. Et le starets, voyant tant de dévouement et tant de candide obéissance, le lui rendait au centuple, chérissant la jeune fille, et par ses prières la sauvegardant de périls et de tentations sans nombre.
Un hiéromoine grand schème vint un jour du Mont Athos visiter la Lavra, et lorsqu’il vit à la ferme les quatre jeunes rasophores dont était Pélagie, leur offrit de secrètement les tonsurer. Craignant pourtant de ne pouvoir pas accepter sans la bénédiction de leur père Théophile semblable proposition, quelque tentante qu’elle fût, les novices sur-le-champ allèrent lui demander conseil. Le bienheureux ne souffla mot, mais leur ayant à chacune porté une miche de pain toute entière évidée :
“ Vos pensées, leur dit-il, sont plus creuses que ce pain. ” Et il interdit à Pélagie de se laisser troubler plus longtemps par ces pensées qu’il jugeait être de vaine gloire.
Le starets, une autre fois, l’ayant fait venir, lui remit une fiole :
“ Va t’acheter un peu de miel, des cierges et de l’encens, lui dit-il, et souviens-toi du nombre douze. ”
Pélagie fit comme il le lui disait. Elle était sur le chemin du retour, lorsqu’à distance du marché, le starets la rencontra, perdue dans une foule nombreuse.
“ Eh bien, s’enquit-il, as-tu acheté ce que je t’ai demandé ? ”
“ Oui, batiushka, confirma Pélagie, j’ai tout acheté. ”
“ Bien. Tu vas maintenant te mettre à prier pour mon père, cependant que je prierai pour le tien. ” Et comme elle hésitait encore : Tout de suite, pressa-t-il.
Et il se mit, tel quel, à se prosterner au milieu de la rue. Pélagie était au comble de l’embarras. Des gens tout autour d’eux faisaient cercle, contemplant cette exhubérante manifestation du même air qu’ils eussent pris devant la plus étrange des bizarreries. Mais à la fin, surmontant sa gêne, Pélagie, elle aussi, accompagna le starets, se prosternant à ses côtés sans comprendre.
Quelques jours passèrent. Quand, un beau matin, Pélagie reçut de ses proches une lettre, lui faisant part de la mort de son père, survenue le douze du même mois, à la suite d’une grave maladie.
Théophile, une autre fois, rencontrant Pélagie sur la route, lui demanda de bien vouloir tenir le boeuf par le licol, pour le guider ainsi jusqu’à la Lavra, tandis que lui-même dans sa carriole se tournerait vers l’Orient, comme à son habitude achevant sa lecture du psautier. Arrivés de la sorte à Zberints, où s’élève aujourd’hui le monastère de la Sainte Trinité de Iovovky, le bienheureux tout-à-coup pria son équipière de faire halte et de donner au boeuf son picotin. Puis, appelant la moniale :
“ Pélagie, jeta-t-il, si tu lançais au fond du Dniepr un grand filet de pêcheur, qu’en retirerais-tu, dis-moi ? ”
Un instant, Pélagie réfléchit.
“ Voyons…, répondit-elle enfin. Je crois qu’il y aurait de tout, batiushka… De gros, comme de petits poissons… Oui, des carpes et des brochets, des gardons, des moules, des têtards aussi. ”
“ Ecoute, reprit le starets, sache Pélagie, qu’en ce lieu bientôt surabondera la grâce divine, et qu’un grand monastère s’apprête à surgir de terre. Et comme dans le filet du pêcheur se rassemblent cent sortes de poissons, de même aussi, dans ce nouveau cloître, chacune des âmes, quant à la croissance spirituelle, différera des autres. Alors l’on verra paraître, tels des brochets de belle taille, des êtres tout spirituels, à la vie hautement ascétique, et l’on rencontrera aussi, pareils à des coquilles vides, des gens peu soucieux d’atteindre à la pureté de l’âme. ”
A ces mots, levant les yeux vers le ciel, le starets, en chacun des quatre points cardinaux bénit l’endroit, puis y ayant prié une demi-heure encore, poursuivit sa route vers la Lavra.
Aujourd’hui donc, maintenant que s’est entièrement accomplie la prophétie du starets, et qu’en place des sables d’antan s’élève un monastère à la fière apparence, l’esprit, de lui-même, incline à redire ces versets prophétiques :
“ Le désert et le pays aride se réjouiront ;
La solitude s’égaiera, et fleurira comme un narcisse,
Elle se couvrira de fleurs, et tressaillira de joie,
Avec chants d’allégresse et cris de triomphe ;
La gloire du Liban lui sera donnée,
La magnificence du Carmel et de Saron.
Ils verront la gloire du Seigneur,
La magnificence de notre Dieu. ”
Le bienheureux, une autre fois, longeait le Dniepr, dont les rives mènent à Lavra. Pantéléimon, son syncelle, faisait route avec lui. Il y avait, avant que ne sonnent les cloches de l’église, près de deux heures à attendre encore. Approchant l’endroit où, sur la hauteur, culminent les grottes de Lavra, le starets, sur le bord du fleuve, vit un bateau amarré.
“ Sais-tu, Pantéléimon, dit-il alors, ce que j’ai pensé ? ”
“ Non, batiushka, quoi donc ? ”
“ Et si nous passions tous deux sur l’autre rive, où nul jamais ne prie Dieu ? Nous pourrions y prier pour chacun, et lire le saint psautier. ”
“ A ton aise, batiushka. ”
Ils se penchèrent au-dessus de l’eau. Le bienheureux détacha la barque, et fit asseoir Pantéléimon.
L’embarcation pourtant semblait démunie de rames.
“ Comment irons-nous ? s’étonna le syncelle. Nous n’avons pas de rames, batiushka. Je cours en chercher une. Il y en aura sûrement près d’ici, dans la cabane de garde. ”
“ Inutile, fit le starets. Assieds-toi seulement. ”
“ Et pour ramer ? insista le syncelle. A moins que nous prenions nos mains. ”
“ Qu’as-tu besoin de rames, simplet ? ”
“ Mais pour nous propulser sur l’eau, et diriger le bateau ! ”
“ Assieds-toi ! gronda le starets. Assieds-toi donc, te dis-je ! Le Seigneur mène l’univers, Il mènera bien aussi notre fragile esquif ! ”
Vaincu, Pantéléimon prit place, attendant la suite. Le bienheureux hâla le bateau en arrière du rivage, puis, s’asseyant à la poupe, ouvrit son psautier.
“ Bénis, Seigneur ! ” commença-t-il. Et il s’absorba dans sa chère lecture.
Or –miracle !– voici que le bateau de lui-même se mit en branle. Stupéfait, le souffle court, ne pouvant dire un mot, Pantéléimon suivait l’avancée. Les vaguelettes qui ridaient la surface mollement balançaient la frêle embarcation. Le soleil brillait, haut dans le ciel. Une brise légère soufflait sur le fleuve. La rive opposée doucement se rapprochait.
Alors, il parut au syncelle que passait devant ses yeux un éblouissement. Sur l’eau bondissaient des poissons d’or. Certains, tombés à fond de cale, se mirent à sauter au milieu du bateau. Leurs écailles, dans la lumière du soleil, faisaient un étincellement de brillants. Pantéléimon leva sur le starets un visage que marquait une profonde stupeur.
“ Chut ! souffla le bienheureux. Demeure en silence et rassérène-toi ! Ce sont les anges du Seigneur. Dieu les a envoyés pour notre consolation. ”
Fixement contemplant les poissons, Pantéléimon peu à peu entra dans un ravissement indicible. Soudain, comme le bateau allait toucher la rive, les poissons, bondissant par-dessus bord, disparurent dans les profondeurs.
Lorsqu’ils revinrent, la même chose encore se produisit, qui se poursuivit au long de la traversée.
Ils laissaient le fleuve derrière eux.
“ Mets une garde à ta bouche, dit alors le starets au syncelle. Que tes lèvres soient indissolublement scellées. Jusqu’à ma mort, ne dis rien à personne de ce que tu as vu aujourd’hui. ”
Pantéléimon, de fait, garda jalousement le secret, jusqu’au trépas du bienheureux. C’est à sa dormition seulement qu’il commença, parmi les frères de la Lavra, de répandre le récit de l’étrange miracle.
Tu es grand, Seigneur et tes oeuvres sont merveilleuses, toi qui crées tout ce qui te plaît, par tout l’univers, sur les mers et dans les profondeurs, toi qui tiens dans ta main les antres de la terre, avec les cimes des montagnes, toi à qui appartient l’étendue des eaux que tu as créées.
Le syncelle, souvent, relatait un autre prodige, non moins extraordinaire, du bienheureux.
Un jour –c’était en mai 1853, (le starets à cette date, près de six mois avant sa mort, avait été transféré à l’ermitage de Goloseyevskaya)– le saint, soudain, appela son syncelle.
“ Pantéléimon ! lui dit-il, allons prier Dieu dans les bois ! ”
Ils prirent le chemin de la forêt. Le bienheureux tout en marchant lisait son évangile, dont il alternait la méditation avec le chant des psaumes, ce qui ne l’empêchait pas en même temps d’achever une chaussette à demi tricotée. Pantéléimon, lui, de loin en loin coupait du chaume, qu’il amassait dans un grand sac, pour nourrir le boeuf au retour. Ils firent de la sorte un fort long périple. Au soir seulement, lorsque le soleil se mit à décliner derrière la hauteur, les voyageurs reprirent la direction de leur cellule. Ils avaient dépassé l’emplacement de l’actuel ermitage de la Preobrazhenskaya, lorsque le starets fit une halte.
“ Que dirais-tu, Pantéléimon, dit-il, de te reposer un peu sur cette colline, réjouissant nos yeux de la vue de la sainte Lavra ? ”
C’était ce qu’attendait le syncelle harassé qui, se laissant sans plus attendre tomber de tout son long sur l’herbe, s’y assoupit aussitôt. Le starets, de son côté, tira de son panier un bloc de glace, dont il fit une eau qu’il but additionnée de miel, pour fortifier quelque peu son corps épuisé. Une demi-heure s’était ainsi passée, lorsque le bienheureux s’écria :
“ Pantéléimon ! Des étrangers approchent. Cours donc au-devant d’eux ! Invite-les à venir se reposer ici ! ”
Encore ensommeillé, le syncelle ouvrit les yeux, et vit, en effet, un groupe de pèlerins, passant sur la route à proximité. Les rejoignant, il les pria de venir se joindre à eux.
“ Dieu vous soit en aide ! ” s’écria le starets, les accueillant.
“ Par tes prières, batiushka, ” fut la réponse des pauvres gens.
A leur mine hâve et fatiguée, le saint vit qu’ils avaient faim.
“ Peut-être n’avez-vous rien mangé encore ? ” s’enquit-il, plein de sollicitude.
“ Si, batiushka, nous te remercions… Bien qu’à vrai dire nous n’ayons pris que peu de choses. Nous avons mordillé quelques croûtes de pain qui nous restaient, trempées dans un peu d’eau. Cependant, voilà près d’une semaine que nous n’avons rien eu de chaud sous la langue. ”
“ C’est sans importance, fit le starets, accoutumé à de plus dures ascèses. Mais asseyez-vous donc ici, et faites-nous le récit de vos pérégrinations. Et la Mère de Dieu, dans moins d’un instant, vous aura tous rassasiés. ”
Le bienheureux, les ayant fait asseoir, prit dans son panier un petit réchaud en fonte qu’il y gardait toujours, puis, creusant un trou dans le sol, pria Pantéléimon d’aller à quelques pas de là cueillir des brindilles.
“ Des brindilles ? Pourquoi faire, batiushka ? ” s’étonna le syncelle, sachant qu’ils n’avaient rien à manger.
“ Simplet ! gronda le starets. Nous ferons du gruau ! Ne vois-tu pas qu’il faut nourrir ces pèlerins ? ”
Les brindilles furent bientôt apportées. Nulle trace de feu pourtant n’était encore visible.
“ Quel ennui ! fit Pantéléimon embarrassé. Nous n’avons rien pour allumer. ”
“ Et Dieu ? ” dit le starets, sur un ton d’autorité qui en imposa au disciple.
Et levant les yeux vers le ciel, le saint, à haute voix, se mit à prier.
“ Toi, Seigneur, qui commandes aux flammes et suscites le feu, Toi qui par les éclairs illumines les cieux, entends la voix de la supplication de ton serviteur qui t’implore, et lève ses mains vers ton temple saint ! Entends ma prière, afin que par Toi soient rassasiés les pauvres, en sorte qu’ils puissent louer ton nom très saint. ”
Sur ces mots, se prosternant vers l’Orient, il bénit le réchaud, disant : “ Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit… ”
A peine achevait-il sa prière que sous le trépied jaillissait, bleuâtre, l’étincelle. Les brindilles se mirent à fumer, de hautes flammes crépitantes bientôt embrasèrent le bois.
Pantéléimon, voyant le miracle, voulut courir le clamer aux pèlerins. Mais le starets l’arrêta et, d’un geste du doigt, lui fit jeter dans le chaudron un peu d’herbe rase, sur les petits cailloux qu’il y avait déjà versés, le tout agrémenté d’un nouveau morceau de glace, cette fois encore tiré de son panier. Toujours priant dans son coeur, le bienheureux, une seconde fois, bénit le trépied, et pour finir mélangea le tout.
“ Goûte à présent, ” dit-il à son syncelle. Pantéléimon, non sans circonspection, prit un peu de l’étrange mixture, et consciencieusement lécha le bout de la cuillère. Frappé du goût inattendu qu’il lui semblait pourtant reconnaître, il en reprit une louche qu’il mangea toute entière.
“ Batiushka ! cria-t-il stupéfait. C’est vraiment de la semoule. ”
“ Alors dépêche-toi, simplet, de la servir à tes hôtes, avant qu’elle ne refroidisse ! ”
Tout joyeux, quoique dans le même temps empli de déférence, le syncelle prit la marmite, et versa le gruau dans les tasses, sous les yeux des pèlerins non moins abasourdis. Or, quelle que fût la quantité qu’il versât à chacun, la semoule, dans le plat ne diminuait pas. Tous avaient été servis, tous avaient mangé à satiété, et il en restait encore autant à servir. Comme au désert, pour nourrir la foule nombreuse, avaient été multipliés les pains et les poissons, ainsi aussi, par les prières de père Théophile, avait été multiplié le gruau.
“ Dieu soit avec vous ! dit convivialement le starets à ses hôtes, le repas achevé. Vous pouvez à présent vous rendre au saint monastère de la Lavra, en sorte d’y prier pour le salut de tous. ”
Confondus par le miracle, dont leurs yeux avaient été témoins, les pèlerins s’en furent à Lavra où, joyeux et craintifs à la fois, ils contèrent à chacun le merveilleux prodige, dû aux prières du saint. Car, dit le Seigneur, “ Tout ce que vous demanderez avec foi dans le jeûne et la prière, vous sera accordé. ”
Il était huit heures du matin, le 5 juillet 1853, lorsque l’abbesse Séraphima du monastère Florovsky de Kiev qu’accompagnait la moniale Agnia, la trésorière, parvinrent à Lavra, où elles étaient venues demander au Métropolite Philarète de bien vouloir servir la liturgie au jour anniversaire de la fête de leur monastère, dédié à l’icône de la Mère de Dieu de Kazan.
Monseigneur les reçut chaleureusement, se rendant avec plaisir à leur invitation.
“ C’est bien, disait-il, j’y serai, soyez-en bien assurées. Vous n’aurez rien qu’à préparer ce que requiert le service. ”
L’abbesse s’apprêtait à prendre congé du Métropolite lorsqu’il la retint :
“ Gérondissa, s’enquit-il, tu escomptes donc t’en retourner ? ”
“ Oui, Monseigneur. C’est du moins ce que nous pensions faire. ”
“ Ecoute. Il me faut aujourd’hui me rendre à l’ermitage de Kitayevskaya, et servir une liturgie à l’église Saint Serge. Mais puisque, par bonheur, tu te trouves être ici, peut-être consentiras-tu à te joindre à nous pour le temps de l’office ? ”
“ Si cela est béni, saint Monseigneur, ce sera, certes, avec le plus grand plaisir. ”
Le Métropolite hâta ses préparatifs. Mais quel ne fut pas son désarroi, lorsqu’au moment de partir, il ne put parvenir à trouver son chapelet.
“ Ah ! se dit-il, quel incapable tu fais ! Tu l’auras oublié à Goloseyevskaya. ”
Il allait appeler son syncelle, le père Nazaire, lorsqu’intervint Séraphima.
“ Peut-être, Monseigneur, pourriez-vous prendre le mien ? ”
“ Le tien ? Mais comment feras-tu ? L’on dit qu’il porte préjudice d’aller sans chapelet. Et pourtant… Que faire ? Allons, puisque tu le veux bien, je prendrai le tien. ”
L’abbesse tendit son chapelet à Monseigneur puis, le laissant à ses préparatifs, partit la première pour Kitayev, Agnia sur ses talons.
Tout l’ermitage de Kitayevskaya était ce jour-là en émoi. Le Métropolite n’avait que fort tard averti de sa venue, et les moines, pris au dépourvu, couraient ça et là, lavant, balayant, apprêtant en hâte les habits liturgiques. L’higoumène et l’ecclésiarque avaient pour leur part, travaillé jusqu’à l’épuisement de leurs forces. Quant aux vigiles, on les avait depuis l’aube dépêchés au beffroi –tant l’on craignait de manquer l’entrée du pontife. C’était l’époque, de fait, où le haut clergé avait coutume encore de voyager en berlines, tirées par quatre chevaux, en sorte qu’il était aisé aux vigiles de les voir au loin paraître sur la route.
L’un d’eux tout-à-coup, voyant pointer les chevaux de l’abbesse de Florovsky, présumant que c’était là sans doute la voiture du Métropolite, avec cette exubérance propre aux jeunes novices, se mit à crier à tue-tête : “ Il arrive ! ”
C’est ce qu’attendait le sonneur qui, d’un geste vigoureux, fit à toute volée retentir les cloches.
Les moines, à ce signal, coururent hors de l’église, et ce fut, s’ébranlant au-devant de sa béatitude, une longue procession de croix, de bannières et d’encensoirs. L’attelage s’arrêta devant la porte, et le cocher vint aider les voyageurs à s’extirper du coupé. Loin pourtant que l’on vît sortir le Métropolite que l’on attendait, ce fut l’abbesse Séraphima du monastère Florovsky, qui descendit de voiture. Une vague confusion s’ensuivit, après quoi seulement tout finit par rentrer dans l’ordre.
Enfin, le Métropolite peu après survint à son tour, et l’on put commencer de célébrer la liturgie. Grandiose, la cérémonie avait attiré une foule immense, laquelle se pressait dans l’église et au-dehors, jusque dans la cour du monastère. Le père Théophile officiait aussi et, comme à son habitude, s’était assis à quelque distance des autres célébrants, à demi tourné sur le côté. Les derniers psaumes achevés, le Métropolite bénit le peuple des fidèles, tandis que l’abbesse Séraphima, toujours accompagnée de la moniale Agnia, tâchait de gagner la porte et de remonter en voiture.
Elles se glissaient le long de la travée de l’église, lorsqu’elles se trouvèrent nez à nez avec le père Théophile. Séraphima le salua, mais celui-ci, sans répondre, sortant de sa poche une bouteille de sable, la lui répandit sur la tête.
Hurlant de terreur, Séraphima s’enfuit au-dehors. Tremblante encore, elle s’était assise dans le coupé, lorsque le syncelle de Théophile, Ivan, la rattrapa, qui remit à Agnia une longue robe de femme enveloppant une javelle de seigle.
“ Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que tout cela ? ” fit Agnia, reculant de peur.
“ Sois sans crainte, répartit le syncelle. C’est batiushka qui t’envoie cela. Dis à Agnia, a-t-il enjoint, d’ôter les épis. Qu’elle les garde pour elle, mais me renvoie les tiges. ”
Très embarrassée, Agnia dut pourtant accepter l’étrange présent, qu’elle mit au fond de la voiture. Le cocher fit claquer son fouet, et les chevaux sur-le-champ s’élancèrent.
Que voulait donc dire le starets, et que signifiaient tant d’étonnants avertissements ?
Séraphima cependant, à peine arrivée au monastère Florovsky, se sentit mal, et vers le soir dut s’aliter. Au jour même de la fête de Kazan, et bien que le Métropolite fût venu célébrer tout exprès la liturgie, elle était si gravement malade qu’il lui fut impossible de se lever.
Monseigneur, apprenant la soudaine maladie de Séraphima, en eut un vif chagrin. “ Mon Dieu ! répétait-il avec une tristesse non dissimulée secours-la, Seigneur ! Elle est si jeune ! Hier encore si pleine de vie, voici qu’elle tombe aujourd’hui malade ! Priez pour elle, soeurs en Christ, priez avec feu. Que le Seigneur nous la garde saine et sauve ! ” Puis, se tournant vers le Gouverneur Général, le prince Vassilchikov, lequel était pour sa part un vrai chrétien, aimant Dieu et se comportant en digne fils de l’église : “ Allons la réconforter, ” dit-il.
La malade, lorsqu’ils arrivèrent à sa cellule, gisait inerte sur son lit. A la vue d’éminents visiteurs, elle tenta pourtant de se soulever. Monseigneur lui interdisit tout effort. “ Le chapelet… ” souffla-t-il d’une voix triste. “ Vous rappelez-vous ? Ne vous avais-je pas dit qu’il était préjudiciable d’aller sans chapelet. ”
Le Métropolite, se reprenant quelque peu, bénit la malade. Enfin, il s’en alla, lui ayant souhaité de bientôt se rétablir. Le soir même l’état de Séraphima empira. Quelque temps plus tard –l’on était alors le 1 juillet, jour de la fête de saint Antoine de Pechersk– se sentant parvenue au terme de sa vie, elle demanda qu’une voiture fût dépêchée à Lavra pour y chercher le starets Parthène, son père spirituel. Lorsqu’arriva ce dernier, portant les Saints Dons, il était trop tard. L’abbesse Séraphima avait remis son âme entre les mains de Dieu.
Deux jours ensuite, le 12 juillet, Agnia, la trésorière, était élue, en place de l’higoumène défunte. Ainsi s’accomplissait la prophétie du bienheureux.

Chapitre X

Mon oeil a vu de loin mes ennemis (Ps.53,9).

L’empereur Nicolas Pavlovich, le 12 septembre 1851, entrait dans Kiev, escorté des grands ducs Nicolaï et Mikhaïl Nikolaevich. Déjà la nuit tombait. Sa majesté suivait depuis Lusk la direction de Zhitomir ; mais Lavra n’étant pas sur sa route, il ne put s’y rendre ce même soir, et n’y parvint que le lendemain 14 septembre, jour de l’Exaltation de la Croix. Là, l’empereur et sa suite purent assister à la liturgie, célébrée par le Métropolite Philarète.
Cinq jours plus tard, le 19 septembre, le souverain était de retour à Kiev. Le carrosse impérial traversait Perchersk, lorsqu’à un tournant, soudain, les chevaux du Tsar brusquement s’immobilisèrent. Ils venaient en effet de croiser Théophile, comme à son habitude juché sur son veau, et cette vue semblait les avoir paralysés d’effroi. Tous les efforts du cocher pour les faire avancer, demeuraient entièrement vains. Les chevaux avaient beau tirer de droite et de gauche, ils étaient dans l’incapacité d’ébranler l’attelage : l’on eût dit celui-ci rivé invisiblement au sol.
Avisant devant lui ce moine drapé d’un manteau loqueteux, le tsar voulut savoir qui il était. Il dépêcha son escorte, qu’il chargea de le lui amener.
“ Qu’es-tu donc ? ” l’interrogea-t-il sévèrement, lorsqu’il l’eut devant lui. Et il lui décrocha un regard pénétrant.
“ Je suis, repartit le bienheureux, sur un ton d’enfantine simplicité, un homme de Dieu. ”
“ Je le vois bien, fit l’empereur. Mais d’où es-tu, et où vas-tu ? ”
“ D’où je suis, –je ne sais plus. Où je suis à l’instant, –chacun peut le voir. Où je serai bientôt –Dieu seul sait. ”
Nicolaï Pavlovich lança sur sa suite un regard étonné. Aussi ses gardes, que la réponse n’embarrassait pas moins, expliquèrent-ils que ce simple était un fol-en-Christ, du nom de Théophile, moine à la Lavra Pecherskaya de Kiev.
“ Un fol-en-Christ ? murmura surpris, Nicolaï Pavlovich. Etrange… ”
Souhaitant cependant mettre fin à la gêne de ceux qui l’escortaient, le tsar se tourna vers Théophile et, d’un air aimable :
“ Eh bien, lui dit-il, adieu. Mais auparavant souhaite-moi bon voyage. ”
“ Non, votre majesté, fit paisiblement le fol-en-Christ. Vous devrez affronter des tempêtes. ” Et il sauta dans sa carriole.
Les chevaux à ce moment s’arc-boutèrent avec force, et le carrosse du tsar bondit de l’avant. Aux oreilles de l’empereur résonnait encore la curieuse prophétie du starets. Se retournant en arrière, il posa un long regard sur le moine extravagant.
Ce ne fut qu’au matin, le lendemain, 20 septembre 1851 que le tsar, enfin, visita la Lavra.
L’empereur Nicolaï Pavlovich, près d’un an plus tard, en 1852, pour la dernière fois revenait visiter la ville chère à son coeur. La Russie était alors à la veille d’entrer en guerre contre la Turquie –cette guerre qui mènerait à la malheureuse campagne de Crimée, laquelle devait si prématurément causer la mort du souverain.
Le dimanche 5 octobre au matin arrivait donc à Kiev, sur le coup de onze heures, le tsar escorté des grands ducs Nicolaï et Mikhaïl Nikolaevich.
Vers une heure, l’après-midi, il parvint à la Lavra. Gagnant sans attendre les appartements du Métropolite, longtemps il s’y entretint avec lui. Le tsar arborait un air sombre et défait. Sourcil froncé, le regard voilé d’amères pensées, Nicolas Pavlovich évoquait le sort des chrétiens d’Orient, qu’il voulait protéger, mais qui demeuraient victimes de l’oppression du turc. Consumé par les ardentes prières de la liturgie, le tsar à songer aux souffrances de ces infortunés, sentait son coeur se briser de compassion. Il rappelait combien les Turcs, naguère, avaient opprimé Grecs et Slaves, et comment les souverains russes, tentant d’alléger leurs souffrances, avaient dû souvent, comme lui-même, déclarer au sultan de sanglantes guerres. Les Turcs vaincus une première fois, et contraints de demander la paix, la Grèce, après quatre siècles d’une interminable servitude, s’était vue reconnaître enfin libre et indépendante. Mais l’ottoman, à présent, de nouveau opprimait le peuple des chrétiens, qu’il persistait à placer sous sa domination, forçant le tsar de lui déclarer une guerre qu’il n’eût pas souhaitée. Le pis était que les forces ennemies se trouvaient maintenant multipliées par trois ; car la France et l’Angleterre, rêvant d’affaiblir la puissance des Russes, s’apprêtaient à secourir la Turquie. Le souverain finissait de brosser l’alarmant tableau des affaires politiques. Au Métropolite, il représentait qu’un lourd nuage menaçant la patrie, mais que lui, Nicolaï Pavlovich, ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour garder sa terre bien-aimée des souillures de l’adversaire, comme pour l’empêcher de traiter avec ceux qui n’étaient que vils ennemis de la dignité du chrétien.
“ Je ne veux pas en vain, disait-il, verser le sang de nos fidèles. Mais la morgue de mes ennemis m’oblige de sortir mon épée du fourreau. Mes plans, certes, ne sont pas arrêtés. Mais mon coeur, lui, sent que le moment est proche où il faudra les exécuter. ”
Le souverain, sur ces mots, baissant tristement la tête, sombra dans de noires pensées.
“ Hélas, ” redit en écho le métropolite, “ nul ne peut le savoir, sinon Dieu ! ”
“ Oui, oui, s’impatienta le tsar, je sais bien qu’il en est ainsi. Mais je sais aussi que la sainte Lavra Pecherskaya de Kiev, depuis des temps immémoriaux, est un berceau de piété et de foi orthodoxe, lequel compta toujours nombre de saints moines, brillant d’une vie véritablement ascétique. N’auriez-vous pas, parmi les pères, semblables Anciens, emplis de la grâce spirituelle, auxquels demander conseil, quant à la conduite politique à suivre désormais ? ”
“ Mais si, Majesté, répondit à brûle-pourpoint Monseigneur, nous avons bien un tel homme… Oui, il en existe un… Et quoique son mode de vie ne ressemblât en nulle façon à celui des autres moines de son monastère, je puis vous assurer que sous ses aspects de fol, et de simple d’esprit, il dissimule tous les trésors de la grâce de l’Esprit, lequel entre ses charismes, lui confère un don de prophétie des plus extraordinaires. ”
Ces mots firent tressaillir le tsar.
“ Ne s’agirait-il pas, coupa-t-il, de ce grand moine maigre, que j’ai certain jour rencontré en ville ? Autant qu’il m’en souvienne, il menait une carriole, traînée par un boeuf. ”
“ Tout juste, votre majesté, acquiesça le métropolite. C’est bien lui, Théophile, moine grand schème. Je n’hésiterai pas, si cela vous agrée, à vous le présenter. Il vit à l’ermitage de Kitayevskaya, et ma voiture, en une heure de temps, peut vous l’amener ici. ”
“ Non, dit le tsar. Cela ne sera pas nécessaire. Nous irons nous-mêmes. Il en sera mieux ainsi. ”
Il fut arrêté qu’ils iraient à l’ermitage sitôt le dîner achevé. C’est ainsi qu’à l’heure dite, le tsar accompagné du métropolite, s’en fut à Kitayevskaya, dans l’espoir d’y voir Théophile.
Or, bien qu’un éclaireur eût été dépêché, avec l’ordre de garder tout le jour le starets au monastère, le bienheureux parvint à s’échapper au-dehors, et se glissa dans les bois. De là, spirituellement averti que l’attelage du métropolite peu à peu approchait, il vint au-devant d’eux, faisant route à pied vers Goloseyevo. Il courait à travers buissons et halliers s’écorchant jusqu’au sang les mains et le visage, lorsqu’il aperçut à quelque distance de la route, une immense fourmilière. S’arrêtant net, il y fit un grand trou, et s’y étendit sur le dos. Il faisait chaud ce jour-là, et la campagne scintillait sous le soleil, ce qui rendait aux voyageurs le périple plaisant et agréable. Abîmé dans ses pensées, cependant, le tsar demeurait taciturne, de temps à autre seulement levant un oeil sur le paysage champêtre défilant devant lui –lorsqu’il vit, de loin, se profiler, un curieux objet.
“ Qu’est-ce ? fit-il troublé, désignant du doigt l’étrange chose immobile. Une charogne, l’on dirait ? ”
Monseigneur écarquilla les yeux. Mais sa vue trop courte ne pouvait rien discerner qu’une forme vague, étendue sur la route.
“ Gabriel ! ” cria-t-il au syncelle qui, tranquillement, trônait sur la malle arrière. “ Dis-moi : Que vois-tu là-bas ?”
“ Un homme, votre Eminence, assura Gavrilka lorsqu’il eut tourné autour du monticule. Un homme est couché là. Il n’est pas mort pourtant… non, vivant. Regardez, ses pieds bougent. ”
“ Mais sur quoi est-il donc couché ? ” s’étonna le Tsar.
“ Sur une fourmilière, l’on dirait, Majesté, ” répondit Gavrilka perplexe.
“ Etrange, ” murmura le Tsar. Et il enjoignit au cocher de contourner l’obstacle.
Les voyageurs, descendant de voiture, s’approchèrent du tertre. Théophile y gisait, inerte, les yeux clos, bras en croix sur la poitrine, tel un défunt de la veille. Une armée de fourmis courait sur son corps, lui dévorant la face. Comme s’il n’eût rien senti pourtant, il semblait endormi du sommeil de la mort.
“ C’est le moine Théophile, souffla au Souverain le Métropolite. Il s’approcha plus près : Oui, c’est bien le starets que nous venions voir. ”
“ Mais que fait-il couché là ? ” s’inquiéta le Tsar Nicolas Pavlovich.
Monseigneur déjà se penchait sur le bienheureux.
“ Théophile ! répéta-t-il. Que faites-vous ici ? ”
Un silence lui répondit.
“ Lève-toi, fou, te dis-je ! L’Empereur veut te parler. ”
Théophile ne réagit pas.
“ Etrange, ” redit le Souverain, d’un air de courroux, rejoignit à grands pas sa voiture.
“ Votre Majesté… commença Monseigneur, lorsqu’ils furent tous les deux assis dans le carrosse. “ Voilà qui mérite réflexion. Mon coeur a l’assurance que cette feinte folie recèle quelque signification profonde. ”
Mais avec quelque application que Monseigneur s’efforçât de penser au sens caché de cette extravagante conduite, il ne pouvait apporter de réponse.
Il ne s’était guère passé de temps que la Russie entrait en guerre contre la Turquie. La flotte alliée, le 2 septembre 1854, abordait aux rivages de Crimée, débarquant une immense armée de 70 000 hommes de troupe –anglais, français et turcs confondus. Très inférieures en nombre, les troupes russes cependant tinrent bon, combattant avec la dernière âpreté. Enfin, désespérant de bloquer la progression de l’ennemi, les Russes, à l’entrée de la baie de Sébastopol, coulèrent une partie de leur propre flotte, et pour former une batterie, tirèrent sur la plage les canons des navires. De la sorte improvisées en infanterie, les forces navales, sous la conduite d’amiraux aussi héroïques que Kornilov, Istomin et Nakhimov, entamèrent une défense qu’ils savaient désespérée.
L’ennemi approchait toujours. Cité maritime, Sébastopol n’était pas fortifiée de l’intérieur. Les Russes pourtant ne désemparaient pas. Au prix d’un travail acharné, ils parvinrent en l’espace de quelques jours à ériger vers la terre, sur une distance de sept verstes, des fortifications de fortune. Nuit et jour, les troupes restaient à l’oeuvre, aidées des habitants venus leur prêter main forte, tous, hommes, femmes et enfants charriant la terre pour édifier les remblais. L’on alla même jusqu’à mettre sur pied une batterie de femmes, surnommée pour la cause “ détachement des demoiselles. ”
Et ce fut la bataille. Obus, balles et bombes dans chacun des deux camps sifflèrent comme grêle. Du matin dès l’aube jusque fort avant dans la nuit, le pilonnage ennemi ne connaissait pas de cesse. Le monde entier fut dans l’émoi, s’émerveillant de la bravoure sans pareille et de la constance admirable de l’armée russe. Hélas, elle fut pourtant décimée. Tandis qu’un à un tombaient les derniers bastions de ces acharnés lutteurs, s’emplissait le cimetière. Rongé, dévoré par la peine, le Tsar Nicolaï Pavlovich errait dans son palais, la face hâve et amaigrie. Tant de fatidiques soucis menaçaient sa santé qui chaque jour déclinait. Sur quoi, prenant froid, il dut s’aliter. Et tandis qu’au même moment s’ouvrait la bataille de Sinope, de tristes nouvelles parvenaient du front. L’on faisait état de pertes énormes subies par les troupes russes, entre lesquelles celles d’illustres héros, tels Kornilov et Nakhimov, toutes choses qui portèrent le coup de grâce au coeur brisé du Souverain. C’est ainsi que miné par le chagrin, le 18 février 1855 s’endormait paisiblement le Tsar Nicolaï Pavlovich.
Le vénérable archipasteur, lorsqu’il apprit la mort de son Tsar aimé, pleura publiquement. Nul en effet, plus que le Métropolite Philarète, ne s’était senti d’amitié pour le défunt souverain.
“ Notre cher père de Russie n’est plus, ” disait-il au père Serge, son syncelle, d’une voix où tremblait la tristesse.
“ Nous ne le verrons plus ici venir à son saint monastère. Nous n’entendrons plus sa voix admirable au timbre tout royal, nous ne verrons plus ses yeux, brillants plus que la lumière du jour. ”
Puis, faisant venir Gabriel Théodorovich Golvshka, qui le servait :
“ Te souvient-il, Gabriel, lui dit le Métropolite, du dernier voyage à Kitayev avec le Souverain ? Te souvient-il de la fourmilière, où gisait Théophile ? ”
“ Comment l’oublierais-je, Monseigneur, quand même cela se passait il y a plus de trois ans ? ”
“ Si je n’avais jusqu’à présent, vois-tu pu comprendre le sens de sa conduite étrange, je perçois aujourd’hui que la prophétie du starets n’était pas moins claire que le jour de Dieu, les fourmis figurant l’ennemi de la patrie, les yeux clos et les bras en croix sur la poitrine annonçant la mort brusque et prématurée de notre père et tsar bien-aimé. ”

Chapitre XI

Pour les saints qui sont sur sa terre,
le Seigneur a fait des merveilles,
toutes ses volontés en eux (Ps.15,3).

Le bienheureux Théophile, le 23 avril 1853 –peu de temps avant sa dormition– une fois de plus fut envoyé à Goloseyevo, à la requête de l’higoumène de l’ermitage de Goloseyevskaya, auquel son amour et le respect qu’il portait au starets lui inspiraient l’idée qu’il y serait plus à son aise, maintenant qu’irrémédiablement approchaient ses vieux jours.
“ Nous ferons selon ton désir, fut la réponse du starets à cette aimable invitation. Mais je reviendrai pour mourir au lieu qui, si longtemps, fut entre tous cher à mon coeur. ”
C’étaient là les paroles d’un prophète. Le 15 juillet, cette même année, moins de trois mois avant sa mort, le starets Théophile, sur l’injonction du Métropolite, s’en revenait à Kitayev.
Parvenu au terme de sa vie sur la terre, il devint visible que le bienheureux, dans les derniers temps, s’affaiblissait à l’extrême. Comme par le passé pourtant, refusant d’obtempérer à un corps dont la faiblesse se fût plus que volontiers accommodée de repos, le starets fuyait tout bien-être, n’usant pour seul réconfort que de la prière et de la pensée de Dieu, auxquelles il puisait sa force et une consolation singulières. A peine la souffrance physique commençait-elle de l’importuner que, revenant à ses prières, il se trouvait à l’instant restauré d’âme et de corps. Aussi, ne changeant rien à son mode de vie, non plus qu’à sa mise, le bienheureux continuait-il de vivre comme il avait toute sa vie vécu. Et il continuait d’être ce qu’il avait été –être de douceur, coeur paisible et humble, tendre d’esprit, prompt à s’émouvoir, bouche amie du silence, corps pur, amoureux de la chasteté, et qu’il asservissait durement, le soumettant à de pénibles labeurs, ne lui accordant qu’une frustre et rare nourriture, des habits loqueteux, un dur lit de planches, l’étouffante étroitesse d’une minuscule cellule, et le forçant avec gratitude de souffrir maux et maladies –toutes choses dures et fastidieuses, en quoi son âme ne voyait qu’autant de sources de joies sans pareilles.
Douleurs, privations, afflictions, tout cela il le souffrait avec un sentiment d’indicible allégresse, pour l’amour de son bien-aimé et Seigneur Jésus Christ. Et qu’était en retour devenue l’âme de Théophile, sinon l’abyssal océan d’un amour tout désintéressé ? Merveille en vérité que cette âme, qui s’étant livrée à si grande ascèse –d’extrême humilité et de surhumaine patience– jamais n’eût cependant songé à livrer en exemple –exemple édifiant s’il en fut– sa face radieuse qu’illuminait un coeur très pur, sa modestie, sa douceur sans égale, et sa simplicité, devenue très semblable à celle qu’à chaque page enseigne l’évangile.
Regard baissé, sourcil froncé, le starets, abîmé dans ses profondes pensées, attestait clairement que son âme constamment était occupée d’autre chose, toute invisible qu’elle fût, échappant même aux yeux des mortels. “ Au milieu de l’assemblée des hommes, ” selon le mot du psalmiste, le starets, encore et toujours, était avec Dieu, portant vers le ciel toutes ses pensées, cependant que seuls ceux qui avaient quelque intelligence de la prière du coeur confusément percevaient que le bienheureux sans cesse priait en âme et en esprit.
La vie spirituelle de fait suppose souffrance et âpre chemin de croix, comme elle exige une lutte contre son être propre, contre le monde et contre le diable. Cette ascèse de souffrance, le starets en tout point l’avait accomplie, et il en avait récolté avec la paix profonde, l’assurance tranquille d’une âme lassée des choses de ce monde qui, s’étant par la grâce du Christ affranchie des humaines passions, avait atteint la purification d’abord, puis l’illumination, enfin la glorification des saints, jusqu’à entrer avec Dieu en communion secrète. Car Théophile était bien de ceux qui, dès cette vie présente, ont obtenu l’assurance de leur céleste béatitude pour les temps à venir. Hélas, il nous est impossible, à nous pécheurs qui n’avons pas purifié nos coeurs des passions, de percevoir quel merveilleux mystère recèle cet état de l’âme en vérité vertueuse, toute baignée par la grâce surabondante de Dieu. Les faux critères en effet sur quoi nous nous fondons pour juger, cette vie éphémère misérable sur la terre, sont incapables d’approcher seulement la mesure de la grâce spirituelle d’en-haut. Aussi ne faisons-nous qu’entre-apercevoir, pour peu que nous fassions preuve d’une piété véritable, quelques pâles rayons en halo émanés de cette pureté radieuse, de cette brillance éblouissante que réfléchit la divine ressemblance, laquelle, quoi que tente l’être théophore pour la cacher aux hommes, cependant éclate en chacun de ses gestes, de ses actes et de ses paroles. Rayonnant d’un feu spirituel inconnu à nos coeurs, le déifié instantanément se soumet nos esprits, et comme autant de plaques photographiques, les impressionne de l’éclat très rare d’un ordre de choses autre, infiniment plus haut –avant de peu à peu par là tirer nos âmes vers cette lumière sans déclin, où l’élu de Dieu en tout temps se meut.
La vie, tant à l’ermitage de Kitayevskaya qu’à celui de Goloseyevskaya, conservait sa nature patriarcale. Les vêpres achevées, les laïcs s’en retournaient, et chacun, parmi les frères, demeurait libre d’aller à sa guise prier en quelque lieu paisible, de ceux que naguère bénirent de leur présence les saints pères de la Lavra. De Goloseyevskaya, Parthène, le célèbre starets, donne ainsi son sentiment : “ S’il est sur la terre une quelconque joie, dit-il, une quelconque consolation, c’est ici, dans le silence de l’ermitage, qu’il sied de le chercher. Autant les gens du monde nous éloignent de Dieu, autant l’ermitage nous attire à lui. ”
Touchant l’ermitage, le starets Théophile n’eût pas émis d’autre jugement, lui qui, des jours durant, demeurait dans les bois de Goloseyevskaya, s’agenouillant pour prier sur une large souche, quand il ne rejoignait pas le refuge si cher à son coeur, qu’il avait aménagé au creux d’un vieux chêne, où il avait pendu auprès d’une veilleuse une croix, et devant lesquelles, il passait à l’imitation des stylites des temps anciens, des nuits entières. Et tandis qu’il coulait là ses jours dans la solitude, dans le silence de la forêt percevant “ ce lien qui nous unit au Père et à son Fils et Seigneur Jésus Christ, ” il arrivait, aux heures chaudes d’été, qu’ôtant ses vêtements, il se mît tout-à-fait nu, soumettant durement sa chair aux piqûres incessantes des moustiques et de tous autres insectes. Tel l’Adam d’avant le péché qui, déambulant nu dans le Paradis, n’en concevait pas de honte, ainsi le bienheureux Théophile, orné de la beauté spirituelle d’en haut, n’éprouvait nulle honte de sa nudité.
Les derniers jours de sa vie sur la terre, l’on vit Théophile s’en aller souvent à la Lavra, pour y lire, chaque samedi, devant l’icône miraculeuse dite de la “ Mère de Dieu Chenstoknovskaya, ” l’hymne acathiste à la Mère de Dieu. Mais il avait une manière plus qu’originale d’apprêter l’office. Entrant dans la basilique, il y saisissait le premier ornement venu, s’en revêtait, puis, se ruant au-dehors, longeait en courant les couloirs du monastère. Là, heurtant à la porte de chacune des cellules, il assemblait tous les frères, pour venir avec lui composer un choeur. S’en trouvait-il un seul pour refuser, le starets aussitôt, d’un geste menaçant, le refoulait du bout de sa canne. Mais parce que beaucoup se rendaient à son invite, les acathistes de Théophile, bien que célébrés dans la vieille boulangerie où l’icône avait été découverte étaient toujours majestueux et psalmodiés d’admirable sorte.
Entré dans les derniers mois de sa vie, le starets tout-à-coup s’entretint plus librement avec ses fidèles, prodiguant directions spirituelles et plus amples conseils, et priant chacun de n’oublier jamais dans ses prières celui qu’il n’appelait d’autre nom que “ le puant Théophile. ” Ses paroles alors révélaient de la Sainte Ecriture une étonnante connaissance, dénotant ce fait aussi qu’il en comprenait l’esprit, non par le biais de son seul intellect, mais d’un coeur que guidait sa longue et profonde expérience de la vie spirituelle, et qu’illuminait tout entier la grâce divine.
“ Aimez-vous les uns les autres, disait-il, d’un amour sanctifié, et soyez sans colère les uns envers les autres. Gardez-vous de vous laisser tenter, et d’attacher vos coeurs à rien absolument de terrestre. Parce que nous laisserons après nous tout ce qui est d’ici ; nos bonnes actions seules s’en iront avec nous jusque dans l’autre monde. Comme il sera merveilleux alors de vivre auprès de Dieu dans la splendeur du Paradis ! Ah, le Seigneur en vérité puisse-t-il nous garder de l’enfer ! De là vient qu’il sied de nourrir l’âme davantage que le corps, et de prier toujours plus, pleurant sur ses péchés comme sur ceux de ses proches. Sans quoi, il ne serait pas au monde un homme pour être sauvé. Beaucoup aujourd’hui sont devenus athées, beaucoup ont délaissé le troupeau du Christ –malheur à eux. Car notre berger est le Christ et Seigneur Lui-même, et toutes ses brebis le suivent, qui suivent ses paroles et ses préceptes. Il est, certes, des brebis faibles et malades, facilement enclines au péché, mais celle-là, bien que se traînant en arrière du troupeau, cependant marchent avec Lui. Ceux au contraire qui ont perdu la foi, pour avoir sciemment renié le troupeau du Christ, et n’avoir pas voulu écouter sa voix, ceux-là sont laissés en arrière, abandonnés en pâture, et mangés par les loups. Les brebis, elles, “ écoutent ma voix, dit le Seigneur, et je les connais, et elles viennent à Moi. ” Aux autres, hélas, quand viendra le jour terrible de son redoutable Jugement, le Christ dira : “ Allez-vous-en. Je ne vous connais pas. ”
C’est en 1897 qu’Ivan Ivanovich Troïtsky, le célèbre pèlerin russe, s’endormait dans le Seigneur. Lui qui, peu de temps avant que ne s’en fût allé d’ici-bas le starets Théophile, avait passé à Kitayev près d’un été entier, n’évoquait jamais sans émotion ni amour la mémoire du bienheureux.
“ Nous ne sommes restés dans sa cellule que fort peu de temps, ” confiait Troïtsky à Wladimir Bobkov, moine à la Lavra Pecherskaya de Kiev. Mais nous avons bien davantage demeuré dans les bois. Le starets m’y faisait lire à haute voix le psautier. De temps à autre seulement, il m’arrêtait pour m’en expliquer le sens. Parfois aussi, quand j’étais là, il m’envoyait ça et là dans les fermes de Goloseyevo, pour y demander du lait, que les laitières chaque fois se faisaient un plaisir de servir, et que je buvais avec lui dans les bois. Plus tard le starets, de retour à sa cellule, recevait ses hôtes, et j’y préparais des boulettes qu’il tenait à offrir à tous ceux qui venaient à lui.
Dans ses lettres à l’ascétique starets Hadrien de l’ermitage de Yovgskaya Dosifeyevaya, Troïtsky livrait sur le père Théophile d’autres souvenirs non moins émus :
“ Le Seigneur m’a fait cette grâce, disait-il de servir, fût-ce peu de temps, le starets Théophile. Un simple regard à cet amoureux de Dieu, au corps plus qu’épuisé, à l’esprit d’une originale étrangeté, incompréhensible au vulgaire, à la vie de véritable exilé sur la terre, menant une existence isolée, toujours sans ami –cet être que l’on eût dit descendu de quelque monde radieux et supérieur– suffisait à contraindre mon esprit hébété, et paresseusement endormi, à se secouer de sa torpeur, pour se réveiller, et se tenir avec crainte devant lui et devant Dieu. J’espère, lorsque je te verrai, pouvoir te relater de vive voix ce que fut, durant cette trop brève époque, notre mutuelle amitié, comme te rapporter ses conseils, ses préceptes, et toutes ses édifiantes paroles. La séparation fut fort triste. Il eût voulu, d’abord, que je demeurasse avec lui, jusqu’à la fête de la Protection de la Très Sainte Mère de Dieu. Plus tard, il eût souhaité même que je passe à Kiev l’hiver tout entier, me priant à cet effet de solliciter de l’évêque de Tver un laissez-passer pour une longue année. Les arrangements pourtant que j’avais pris avec vous ne me permirent point de céder à sa requête. Cependant, je demeurais encore très indécis, quant à l’attitude qu’il m’eût fallu adopter. Mais lorsque je reçus de vous la lettre qui m’appelait à vos côtés, le starets Théophile, comprenant à l’avance la difficile position dans laquelle je me trouvais, vint à ma rencontre et, me bénissant, me dit : “ Je n’ai plus besoin de toi, à présent. Pars, va où Dieu t’appelle. ” Et cette fois encore, ce charisme de clairvoyance qu’il détenait à un point si extraordinaire, fit sur mon esprit la plus vive impression. ”
Du starets, l’infirmière Alexandra Grigoriefna Chernikova, qui avait participé à la campagne de Russie, elle aussi rapportait ses plus vieux souvenirs :
“ Du premier jour où je le vis, écrit-elle, il m’en souvient comme si la chose à peine venait d’arriver. Nous étions en famille venus à Goloseyevo. Ma mère connaissait bien le starets, dont elle était très proche. Elle souhaitait ardemment ce jour-là recevoir la bénédiction. Le starets quand nous arrivâmes, n’étant pas dans sa cellule, nous partîmes le chercher dans la forêt. J’avais six ans à l’époque ; mon petit frère Shura, lui, n’en avait que cinq. Comme nous jouions tous deux, et que nous battions les bois, j’aperçus soudain, surplombant un précipice abrupt, un gigantesque tronc d’arbre, qui me sembla être un chêne. Nous y courûmes et, plongeant notre regard à l’intérieur du tronc, nous y vîmes un moine qui priait. Il tenait dans ses mains un livre entrouvert, et sur sa tête portait un chapeau, semblable à celui dont l’on voit saint Séraphim habituellement coiffé, sur ces peintures naïves où d’ordinaire il est représenté. Nullement effrayée, je courus vers les nôtres. “ Par ici ! m’écriai-je. Venez vite ! Père Théophile est là ! ” C’est alors que le starets, nous voyant approcher, sortit à notre rencontre. Son visage brillait, extraordinairement clair, lumineux même, et sur ses lèvres, flottait le sourire d’un être bienheureux. Son premier geste fut de bénir les enfants.
“ Toi, dit-il à Shura, tu es un bon petit enfant. Doux, gentil, obéissant. Que Dieu te bénisse. Mais le Seigneur a besoin des bons aussi. ”
Puis se tournant vers moi, il posa ses mains sur ma tête, qu’il caressa tendrement, et profondément soupira :
“ Pauvre, pauvre petite enfant ! Triste et amère ta destinée ! Tout au long de ta pitoyable vie sur la terre, tu oeuvreras et seras dans la peine ne recueillant ni remerciements, ni gratitude de personne. ”
Shura, de fait, peu après tombait malade et, trois mois plus tard, mourait prématurément. Pour moi, j’eus toute ma vie à souffrir et, demeurée seule, j’usais mes forces à secourir les autres, sans recevoir en retour nulle gratitude.
Quand à ma soeur Pélagie Grigorievna Yanovskaya, elle aussi était ce jour-là parmi nous. Et se retournant vers elle, le starets, à brûle-pourpoint, fusa en véhéments reproches :
“ Folle que tu es ! dit-il. Vois combien de gens tu as voulu amener avec toi ! S’ils n’étaient que deux encore ! Mais te voici venue, sous couleur de prendre une bénédiction, avec dix-sept personnes en tout. Vraiment, tu désirais distraire le starets de ses prières ! Allons, remmène-les à présent, si tu as tant soit peu de discernement. ”
Et le starets s’en retourna prier au coeur de son arbre.
Agapia Ivanovna Chernikova, ma mère, peu après s’en revint, le voir, accompagnée cette fois d’une parente, femme d’un marchand de Kiev, nommée Xénia Ivanovna Chernikova. Nous eûmes même, ce jour-là, la rare chance de le trouver chez lui. Le chaleureux accueil qu’il fit à ma mère nous montra clairement en quelle haute estime il la tenait. Il la fit donc asseoir sur son petit banc, ensuite de quoi, se tournant vers la femme du marchand, sa parente :
“ De retour chez toi, Xénia Ivanovna, enjoignit-il, tu cuisineras pour moi quelques feuilles de chou farcies. Veille seulement à ce que ce plat soit bon. J’enverrai mon syncelle Ivan les chercher. Tu les lui remettras. ”
Revenue chez elle, Mizernilova toutefois enjoignit à ma mère :
“ Pour l’amour du ciel, je t’en prie, fais ce que demande Théophile. ”
“ Mais n’est-ce pas à toi plutôt que l’a demandé le starets ? ”
“ Moi ? s’indigna-t-elle. Fichtre, je n’ai pas le temps ! Je t’enverrai du beurre et de la farine ; il ne te restera plus guère qu’à fournir le travail. ”
Ma mère céda aux cavalières instances de Xénia Ivanovna. C’est ainsi qu’au jour dit arriva le syncelle Ivan, porteur d’un pain de Pâque des plus magnifiques, non moins gros que tendre, qu’accompagnaient de surcroît deux prosphores, dont l’une était grande, et l’autre plus petite.
“ Pourquoi nous as-tu donc apporté des prosphores, Ivan ? ” s’étonna ma mère.
“ C’est batiushka Théophile, répondit Ivan, qui vous les envoie. Il m’a dit de donner à la veuve –et véritablement, c’est ainsi qu’il désignait ma mère– le gros pain de Pâque et la grande prosphore, la petite suffisant à la femme du marchand. La veuve, a-t-il ajouté, se donnant de la peine, m’a fait des boulettes. Mais la femme du marchand, elle, refusant tout net de prendre la moindre peine, a cru qu’un vieux comme moi serait facile à berner. Elle devra donc se contenter de la petite prosphore. ”
Le visionnaire, de fait, savait toujours qui, pour lui, s’était mis le plus en peine.
J’avais douze ans, rapporte Euphrosine Mikhaïlovna Tsybulskaya, paysanne de Kiev, lorsque j’eus pour la première fois l’idée, pour lui demander conseil, d’aller voir le bienheureux Théophile. Très tôt demeurée orpheline, j’avais depuis toujours vécu auprès d’hôtes étrangers, et de l’existence n’avais encore connu que dureté et nécessité. Perpétuellement privée, je me sentais le coeur et l’âme d’un oiseau blessé. Un jour enfin entendant de braves gens évoquer un “ saint batiushka ” menant l’ascèse à Kitayev, j’en vins à éprouver un vif désir de le voir, et de lui dire ma peine. Je partis pour Kitayev mais, n’osant m’y rendre seule, j’emmenai avec moi deux femmes, qui devaient faire route avec moi. Nous allions à travers bois, approchant de l’ermitage, lorsqu’au détour d’un sentier, nous rencontrâmes un grand moine, vêtu misérablement.
“ Qui cherchez-vous ? ” s’enquit-il en venant vers moi.
“ Le père Théophile, batiushka, ” répondis-je.
“ Eh bien, lança le moine, si réellement vous avez besoin de lui, allez à sa cellule. ”
Et il disparut dans les bois. Nous poursuivîmes notre route. Tandis qu’amèrement je pleurais au souvenir de nos peines, mes compagnes, elles, tout au long du chemin, ne cessaient de glousser et de rire, faisant des gorges chaudes de ce moine affublé de loques que nous venions de voir. J’en eus honte, choquée de ce qu’elles se permissent de rire ainsi d’un être qui visiblement paraissait un homme de Dieu.
“ Allons, vous êtes folles, leur dis-je. Et si vous persistez, vous verrez qu’il vous faudra pleurer souvent au souvenir de son âme vertueuse. ”
A peine étions-nous parvenues à la cellule du starets, que nous vîmes ce même moine resurgir derrière nous. Il n’eut pas un mot, mais se contenta, sur mes compagnes, de lancer un oeil sévère. Entrant dans sa cellule, il en ressortit aussitôt, me tendant une prosphore, tandis qu’il jetait à la tête des autres un sac de pelures de patates, mêlées de crevettes mortes, par là leur signifiant sans doute quelle dégoûtante honte s’attachait à leur vie impudique et dissolue.
“ Batiushka, lui dis-je en pleurant –et je pris la prosphore– comme j’aimerais entrer au monastère de Rzichevsky ! ”
“ Non ! fut la ferme réponse du starets. Tu ne vivras pas dans un monastère. Tu demeureras, certes, près d’un monastère, mais tu n’y entreras pas. ”
“ Pourquoi cela, batiushka ? ” m’étonnai-je.
“ Pourquoi ? Parce que jusqu’à l’âge de soixante-six ans tu pleureras. Mais dans quarante-huit ans d’ici, Dieu t’enverra un prêtre, qui te sauvera. ”
Je ne compris pas, d’abord, les paroles du starets. De fait pourtant, un terrible malheur, bientôt, s’abattit sur moi. J’étais dans ma dix-huitième année en effet, quand je fus affectée soudain d’un mal très grave, qui devait ensuite me coûter bien des larmes. Mal terrible en vérité, mal étrange, qui me mettait au supplice. Toute la semaine donc, je me portais fort bien, travaillant même durement. Mais voyait-on arriver le dimanche, ou le jour d’une quelconque fête, que l’horrible mal se déclarait. Une boule, dès le matin, se nouait dans ma gorge, au point presque de me suffoquer, tandis que tout l’estomac me brûlait, non moins que s’il eût été passé au fer rouge. C’est alors, comme si des esprits impurs se fussent emparés de moi, qu’à pleins poumons, je me mettais à hurler. Je recourus à cent sortes de remèdes. D’aucun cependant je n’éprouvai de soulagement. Le seul qui m’en procurât quelque peu était de courir à l’église de la Grande Lavra, pour m’y tenir devant l’icône miraculeuse de la Très Sainte Mère de Dieu. Après quoi, chaque fois, je me sentais mieux l’espace de quelque temps. Mais à peine l’hymne chérubique, ou le rituel de la bénédiction des pains, avait-il commencé qu’à nouveau j’étais saisie d’une crise. Le ventre alors me brûlait, si atrocement que je me serais tuée, pour peu que j’en eusse eu la force, d’un seul coup de couteau. Je me ruais hors de l’église et, courant autour de la Lavra, je hurlais, sous l’implacable emprise de la douleur. Et ce supplice continua quarante huit ans durant, soit le laps de temps exactement, prédit par le bienheureux Théophile.
Un jour enfin où j’étais, une fois de plus, venue à Lavra, et me hâtais vers l’église, pour aller y pleurer selon mon habitude, je vis s’avancer vers moi un vieux prêtre d’aspect grisonnant :
“ Pourquoi pleures-tu, pauvre créature ? ” me demanda-t-il.
Mes larmes, à ces mots, s’arrêtèrent, et je lui détaillai ma peine.
“ Eh bien, ne pleure plus, me dit-il. Christ est compatissant. Approche seulement… Tiens… Tends ton cou… ”
Je fis comme il me demandait. Alors, me passant autour du cou un cordon, il ôta de dessus sa poitrine l’icône de saint Dimitri de Rostov qui y tenait suspendue, et la mit au ruban qu’il m’avait donné. Après quoi, m’ayant un long temps regardée avec une compassion profonde, il me donna sa bénédiction, et s’éloigna, disant :
“ Prie, servante de Dieu, prie avec feu ! ”
Une semaine entière passa. Advint un jour de grande fête. J’étais certaine que de mon horrible mal se manifesterait quelque nouvel accès. Rien cependant ne se produisit. Je me rendis à l’église, et j’attendis. L’on chanta l’hymne chérubique ; –je n’avais rien encore. L’on en arriva au Credo, puis au Notre Père ; –je ne sentais toujours rien. La liturgie s’acheva ; je m’en retournai chez moi ; –je n’éprouvais encore et toujours rien. L’étrange maladie, comme si elle n’eût jamais été, s’était évanouie. Je courus à la Grande Eglise, et, tombant à genoux devant l’icône de saint Dimitri de Rostov, versai devant le saint des larmes de gratitude et de reconnaissance.
Ne m’étais-je pas pourtant, depuis longtemps déjà, tournée vers le starets, pour quémander son aide ? Certes si, je l’avais fait, maintes fois implorant ses saintes prières. Il me réconfortait alors, me donnait une prosphore, mais chaque fois me renvoyait, disant :
“ Va et prends patience. Telle est ta destinée. Et pour tes souffrances, les anges dans les cieux te tresseront une couronne. ”
Ma soeur et moi en ce temps-là vivions à Pechersk, où toutes deux étions blanchisseuses. Terrible, notre pauvreté touchait à l’indigence. Ma soeur, pour comble de malheur, commença bientôt de perdre la vue, et dut cesser tout travail. N’eût été mon amour pour le père Théophile, j’eusse, dès ma jeunesse, assurément mis fin à mes jours. Mais, pour nous en vérité, il était comme un ange gardien, sans cesse nous guidant, et nous prodiguant force et réconfort. A moins, parfois, qu’il ne nous dépêchât sa soeur, moniale au monastère Florovsky, qui de sa part venait nous porter une prosphore. Il lui faisait dire aussi de nous lever chaque jour bien à temps pour les matines. Et il advint, un jour, qu’il se dérangeât lui-même, pour venir en personne nous le signifier. Nous étions debout déjà, lorsqu’il arriva, achevant de nous préparer pour l’église. Heureux à cette vue, il loua notre zèle, disant :
“ C’est bien, mes enfants, travaillez, peinez durement. Priez, et gardez-vous surtout de céder jamais à la paresse. ”
Il vint, une autre fois, porter à ma petite soeur Dunya un paquet de pois secs.
“ Dunyasha, lui dit-il, va-t-en vivre au monastère ; tu y pétriras les prosphores… Si tu m’écoutes, ajouta-t-il après un temps, tes yeux seront guéris. Mais si tu n’écoutes pas, tes yeux seront comme ces pois. ”
“ Oh, batiushka, répartit ma soeur, comment irais-je au monastère ? Mieux vaut sans doute que tu me donnes la bénédiction pour que je reste ici, vivant avec ma soeur. ”
“ En vérité, tu ne veux pas aller au monastère ? Voici donc ma bénédiction. Mais tu iras, jusqu’à ta mort, dans l’obscurité. ”
Et il en fut comme il l’avait dit. Car Dunya, peu après devenait entièrement aveugle. Pour moi, voici cinquante-cinq ans maintenant que je vis auprès du monastère de la Sainte Lavra. Là, quarante-huit ans durant, je demeurai possédée par des démons. Mais Dieu m’en a délivrée, il y a de cela douze ans aujourd’hui.
L’on était désormais en 1853. L’automne était venu et, avec l’âpre froidure d’octobre, l’heure approchait, pour le bienheureux, de s’en aller enfin vers son Seigneur. Voyant à l’avance venir sa fin, Théophile, un mois entier avant sa dormition, cessa de prendre toute nourriture, ne se satisfaisant plus chaque jour que d’un petit morceau de prosphore, trempé dans un fond de vin coupé d’eau. Il n’en restait pas moins si longtemps debout en prière, que ses jambes bientôt se mirent à enfler. Il n’y prêtait nulle attention pourtant, redoublant à l’inverse l’ascèse de sa prière. La campagne de Crimée commençait alors, et tandis que la Russie essuyait de lourdes pertes, le starets, lui, multipliait ses prières et ses luttes. Avant que n’arrivât du front chacun des bulletins, porteurs de piètres nouvelles, le starets comme s’il l’eût su, déambulait tête basse, des jours entiers pleurant, inconsolablement. Un jour même, voulant avertir les pères de la tragique issue d’une bataille des plus sanglantes, il se griffa d’épines le visage et les mains, puis, tout baigné de sang, s’étendit à terre, immobile, sous l’auvent d’une remise du jardin.
“ Mon Dieu, batiushka, que vous est-il arrivé ? ” s’affola l’higoumène Agnia qui, par bonheur, passait au même instant par Kitayev.
“ Rien, rien, ma chère enfant. Je n’ai fait que mettre, sur mon corps de pécheur, une centaine de sangsues. ”
“ Ciel, mais pourquoi cela, batiushka ? ”
“ C’était là chose nécessaire. Tel est mon sacrifice. Mon sacrifice pour les troupes russes qui, sur le champ de bataille, cette nuit, donneront leur vie, pour la foi, le Tsar et la patrie. ”
Sans nul égard pourtant aux tourments qu’il infligeait à son corps, non plus qu’à sa faiblesse extrême, le starets, comme toujours auparavant, continuait d’entendre les liturgies, vêpres et mâtines, et quand il avait chaque jour participé aux Saints Mystères du Christ, méditait l’évangile et le psautier, lisait les écrits des saints pères, faisait de multiples prosternations, et trouvait encore le temps d’enseigner les pèlerins… L’hiver touchait à sa fin, lorsque le bienheureux starets eut la révélation que son départ était désormais imminent. Faisant alors venir à lui son syncelle :
“ Ivan, demande-t-il, à quoi penses-tu en cet instant ? ”
“ Mais à rien, ” répondit le syncelle.
“ Et moi, je pense qu’il me faut supplier le Roi du Ciel de me laisser passer encore cet hiver sur la terre, afin que Praskoviya –c’était sa façon à lui d’appeler la sainte martyre Parascève, à laquelle il vouait une particulière vénération– n’ait pas, en hiver, à me creuser une tombe. ”
Mais ce ne fut qu’à la dormition du starets qu’Ivan s’avisa du sens de ces paroles, auxquelles il n’avait jusque là prêté nulle attention.
Le starets, une autre fois, appela Pantéléimon, son second syncelle, et de sa cellule se penchant à la fenêtre, lui montra la cour du monastère :
“ Mais non, répondit le syncelle, je ne vois rien. ”
Et, à la vérité, il n’y avait ni croix ni tombe, à l’endroit que lui désignait le starets. Ce ne fut qu’après son repos seulement lorsque le syncelle, après un fort long pélerinage, fut de retour à Kiev, qu’il vit la tombe du bienheureux, surmonté de la croix qu’y avaient plantée ses enfants, au lieu exact que lui avait indiqué Théophile.
Une semaine avant le jour marqué pour sa dormition, le starets pria les novices de Kitayevskaya d’apporter de la terre du Dniepr, et de la verser devant sa cellule, jusqu’à former un monticule, en forme de tombe. Puis, à l’aide d’un pieu de bois, en ayant mesuré la largeur et la longueur, il ne se sépara plus ensuite du bâton.
“ J’aurais dû mourir depuis bien longtemps, allait-il répétant sans cesse. Mais Praskoviya prie Dieu pour moi. ”
Cependant, le syncelle Ivan, voyant que le starets ne semblait guère plaisanter au sujet de sa mort prochaine, se mit à s’attrister, déplorant son sort à venir.
“ Batiushka, sanglotait-il, à qui nous laisseras-tu ? Pour l’amour de Dieu, demande à l’higoumène de Lavra de me faire entrer parmi les frères… ”
“ Ils t’y feront entrer, le rassura le starets. Et non seulement cela, mais ils te feront moine encore. ”
“ Moi, serviteur indigne ? Un ancien déserteur, un vagabond ? Non, cela ne se pourra jamais, certes non ! ”
“ C’est avec peu de foi, répondit le starets, que tu es venu à moi d’abord ; mais le Seigneur t’établira sur beaucoup. ”
Et ce même jour, se rendant chez l’archimandrite Ioann, le starets lui parla d’Ivan. L’higoumène, volontiers, consentit à sa requête et, peu après, tonsurait le syncelle, l’ornant, avec le monachisme, du nom nouveau de Dimitri.
Plus tard, lorsqu’au nouveau moine les frères de Lavra demandaient la raison de cette entrée soudaine au monastère :
“ Je ne puis vous la dire, répondait le syncelle. C’est un secret que connaissent seuls le starets Théophile, l’higoumène et moi-même. Si je le trahis, le bienheureux a prédit que l’higoumène et moi mourrions aussitôt. ”
Outre Dimitri, le starets avait étendu sa protection à bien d’autres âmes. C’est ainsi qu’au monastère, lui-même intercéda pour Anna sa soeur, moniale novice à Florovsky, et, peu de temps avant sa dormition, vint en personne assister à sa tonsure. En ville aussi, le bienheureux comptait nombre d’enfants spirituels, qu’il visitait de façon quotidienne, par sa présence leur prodiguant force et réconfort, cependant qu’absent, il les affermissait et les secourait par ses saintes prières. A la veille même de sa mort, il leur donnait encore ses ultimes instructions, accomplissant pour eux une dernière fois cent gestes d’amour.
A Shukyavka, dans les faubourgs de Kiev, relate un contemporain, témoin oculaire de ces mêmes événements, vivait avec sa fille une pauvre veuve nommée Rudnichtkha. Son mari vivant, ils avaient vécu à leur aise, menant grand train, possédant biens et chevaux de poste, dans leurs affaires prospérant avec un rare bonheur. Devenue veuve pourtant, Rudnichtkha s’était retrouvée démunie de toutes ressources, et de son état ancien de femme riche était à présent tombée dans une indigence extrême. Il lui fallait vivre seule désormais, assurant sa subsistance au prix de labeurs multiples et de peines sans nombre, souvent même manquant de pain. C’est alors –comble de malheur– qu’il fallut que sa fille s’alitât, frappée d’une grave maladie. La pauvre mère, le coeur brisé, voyait approcher les derniers moments de sa fille moribonde. De nulle part pourtant ne surgissait le secours. “ Mon Dieu ! sanglotait-elle, toute à son désespoir, comme je suis misérable ! Tous m’ont abandonnée, moi qui suis pauvre et désargentée ! Ah si seulement, je pouvais m’en aller chercher le père Théophile, pour l’entendre me donner conseil ! Si seulement je pouvais lui conter ma peine, et pour ma chérie implorer ses saintes prières ! ” Mais il y avait loin à pied de chez elle à l’ermitage de Kitayevskaya, et comment eût-elle, quand elle se mourrait, quittée le chevet de son enfant aimée ?
C’est alors qu’il se fit un bruit, comme si quelqu’un avant que de s’engouffrer sous le porche eût marché sous les fenêtres. “ Qui cela peut-il être à cette heure tardive ? ” s’étonna Rudnichtkha se dirigeant vers la porte. Elle l’ouvrit et, l’espace d’un instant, fut interdite. Devant elle, se tenait le starets, la regardant d’un air d’infinie tendresse.
“ C’est moi, lui dit-il, n’aie crainte. Paix à toi. Tu désirais me voir. Aussi suis-je venu à toi. ” Et marchant droit vers le lit, il y bénit l’enfant. Rudnichtkha se laissa tomber à ses pieds, pleurant à haute voix. Père Théophile l’apaisa : “ Calme-toi ; ne pleure plus… Reprends-toi : ta fille ne mourra pas. Elle a pris froid seulement. ”
Otant son épais manteau, il en couvrit l’enfant. Et longtemps, il pria.
Ce qui dut être une demi-heure s’écoula. Le starets maintenant reprenait son manteau et, silencieusement, quittait la masure.
Troublée, la mère s’approcha du lit, se pencha pour contempler sa malade. La fillette, déjà, ouvrait les yeux, partout promenant un regard étonné. Sur ses lèvres flottait un joyeux sourire.
“ Maman ! murmura-t-elle. Je me sens tellement mieux à présent… Mais qui donc, à l’instant, était auprès d’ici ? ”
“ Père Théophile, ma chérie… C’est lui qui est venu, ” balbutia la mère, éperdue de joie.
“ Père Théophile ? Pourquoi ne m’as-tu pas réveillée ? ”
“ Mais, ma petite enfant, tu allais mourir… ”
Sautant à bas du lit, la fillette courut au travers de sa chambre. Une heure plus tard, elle avait, à la stupeur des voisins achevé de guérir.
Au starets de Dieu, il restait, de sa vie sur la terre, trois jours à vivre encore. De ce temps, Théophile suivit une conduite plus étrange s’il en fut. De toute part on le voyait donner des injonctions, si incompréhensibles que le sens n’en semblait clairement intelligible qu’à lui seul. Plaçant un banc sur le seuil de sa cellule, il s’y étendit, disant à son syncelle que jamais, depuis trente-huit ans, il n’avait été aussi bien, ni si paisiblement étendu, s’étonnant même de n’avoir pas songé plus tôt à s’installer ainsi. Puis, appelant Dimitri, qui le servait, il lui remit un peu de myrrhe et d’encens, le chargeant de les porter au plus vite à l’higoumène Ioann. Lorsque le syncelle pourtant parvint à Lavra –un lundi 26 octobre– les matines étaient commencées déjà et, bien que l’higoumène fût à l’autel, Dimitri se rua sur lui, brandissant sous son nez la myrrhe et l’encens. Effrayé, l’higoumène eut peine à attendre que s’achevât l’office, et de là courut à Kitayev demander au bienheureux d’expliciter son geste.
“ Père Théophile, s’écria le père Ioann, entrant précipitamment dans la cellule, pourquoi cette myrrhe, et cet encens, que tu m’as envoyés ? ”
“ Mercredi, nous enterrerons, ” dit le starets.
“ Qui cela ? ”
“ Celui que Dieu appelle… Et, d’un air détaché : Ce sera moi peut-être… ”
“ Toi ? s’écria l’higoumène. Dieu te garde ! Que dis-tu là ? Seigneur ! ”
“ Car les flots de la mort m’avaient environné, répartit le starets, et les liens de la mort m’avaient enserré…”
Un instant Ioann réfléchit, puis, sentencieusement, déclara :
“ Si vraiment tu t’apprêtes à nous quitter pour toujours, je vais te commander un cercueil. En quoi le préfères-tu ? Le chêne ou le pin ? ”
“ Ni l’un ni l’autre, merci. Le mien est prêt depuis longtemps. ”
“ Où est-il donc ? ”
“ Rangé dans le clocher. ”
Surpris, l’higoumène fit grimper à la tour du clocher un moine, qui de fait y trouva rangée une assez longue boîte, laquelle en vérité pouvait sembler un cercueil, à l’intérieur duquel dormaient aussi des cierges qui, depuis longtemps déjà, semblaient y avoir été amassés. Le couvercle, lui, ne consistait qu’en un couvercle de bois des plus ordinaires, où pendaient d’anciennes charnières.
“ Veux-tu dire que tu seras enterré là-dedans ? ” fit l’higoumène, plein de suspicion.
“ Là-dedans, maître, affirma Théophile. Telle est du moins ma dernière volonté. Amen. ”
L’higoumène parti, le starets fit envoyer un messager au hiéromoine Anatole, le priant de venir le surlendemain mercredi 28 octobre à sa cellule, lui porter les Saints Dons. Il réitéra même à plusieurs reprises sa requête, ajoutant que ce serait sans doute la dernière fois. Ce désir du starets fut bientôt exaucé. Et, tôt le mercredi matin, il reçut les Saints Mystères. Après quoi, il se sentit rasséréné, et totalement en paix.
Les vêpres n’avaient pas commencé lorsqu’il dépêcha Dimitri au marché, le priant d’acheter de l’encens, du miel, et trois petits pains. Et lorsqu’il fut de retour :
“ Dimitri, lui dit le starets, si tu ne quittes pas aujourd’hui la cellule, tu y verras quelque chose d’extraordinaire. ”
Père Théophile ensuite pria que fût nettoyée sa cellule, et que l’on en balayât les ordures qui encombraient le sol. Il devait, ajoutait-il, s’en aller de manière chrétienne. Puis il demanda au syncelle d’allumer la veilleuse, qui brûlait devant les icônes. Dimitri objecta qu’il était trop tôt, que les cloches n’avaient pas sonné pour les vêpres. Mais Théophile insista.
“ Cette fois, lui dit-il, c’est nécessaire. Sois donc obéissant, du moins jusqu’à la fin. ”
La veilleuse fut alors allumée.
“ Voilà qui est fait, dit Théophile. Tout est bien maintenant. Assure-toi seulement que l’huile ne déborde pas. ”
Et il s’étendit sur le banc, demeuré sur le seuil devant sa cellule, sa tête dépassant dans le couloir d’entrée. Il fit encore allumer, fixés aux montants de la porte, deux cierges de cire, demanda la croix dont il avait coutume de bénir ceux qui venaient à lui et, en ayant béni ses syncelles, envoya l’un d’eux chercher le hiéromoine Anatole, higoumène de l’ermitage, avec ce message : “ Sonne les cloches ; Théophile s’est endormi. ” Obéissant le syncelle, sans réfléchir, rapporta mot pour mot ces paroles du starets à Anatole. Père Anatole, pourtant, ne mesura pas d’abord le sens de cette nouvelle, et machinalement dépêcha au clocher le sonneur, pour notifier aux frères le repos du Juste. Mais intrigué soudain, il s’arrêta :
“ Qui t’envoie, dis-tu ? ” redemanda-t-il.
“ Mais… batiushka Théophile. ”
“ C’est dire qu’il a de ses lèvres formulé sa requête ? ”
“ De ses lèvres… ”
“ Alors comment sais-tu s’il est mort déjà ? ”
Et sans attendre la réponse, il courut d’un bond à la cellule du starets, pour éclaircir le mystère.
Dimitri toutefois, resté seul dans la cellule, et ne sachant que faire, se mit en devoir d’arranger les cierges, pour éviter qu’ils ne brûlent le linteau. Cependant, tandis qu’il s’activait ainsi, il ne quittait pas des yeux le banc où gisait son starets, qui maintenant se mourait, et tout doucement il pleurait. Comme il lui semblait difficile d’affronter la séparation, imminente à présent, d’avec son père très aimé, quand il avait si longtemps vécu au couvert de son aile spirituelle, dans une atmosphère qu’il sentait, tangiblement, chargée de ses prières. Et il était là, tête basse, immobile, silencieux au chevet de ce lit, qui dans un instant serait son lit de mort, écoutant les ultimes préceptes du maître qu’il chérissait. Eclatant en lourds sanglots, inlassablement il embrassa ses mains très saintes. Quelque chose soudain illumina son regard, et sur son visage passa le souffle d’une brise. Surpris, Dimitri leva les yeux. Et ce qu’il vit le cloua de stupeur. Dans la cellule tout-à-coup, voici que le plafond se surélevait, et que le ciel entrait, à petites franges bleues, semblant ouvrir les bras, comme se préparant à recevoir en son sein l’âme pure et sainte du Juste qui se mourait.
“ Oh… mon Seigneur, murmura le starets, dans un souffle qui s’entendait à peine, entre tes mains je remets mon esprit. ” Et la mort, à l’instant même, inexorablement, scella pour jamais ces lèvres, qui avaient tant aimé, jour après jour, à prier son Seigneur.
Sans pouvoir plus contenir sa peine, désespéré, Dimitri sentit tout son corps frissonner et, dans un cri de surprise horrifié, se rua dans la cour. Il passait en courant la porte du monastère, lorsqu’il se heurta au père Anatole, l’higoumène qu’escortait l’autre syncelle, et qui tous deux venus aux nouvelles, étaient en chemin pour aller chez le starets. Lorsqu’ils entrèrent dans la cellule, tout de nouveau y était en ordre. Le plafond, comme s’il fût redescendu, reposait en son lieu ordinaire. Immobile, sur le banc, le starets Théophile était étendu, ses mains hâves croisées sur sa poitrine. Mais son visage de Juste brillait d’un lumineux éclat, comme si la mort eût été impuissante, devant cette face qu’irradiait la grâce, à poser sur elle son sceau ténébreux. Un ineffable parfum embaumait la pièce, comme exhalé d’un dernier souffle du starets. Ce jour, 28 octobre 1853, était jour de la fête aussi de sainte Parascève, moniale et martyre, –cette sainte tant vénérée du bienheureux qui, tendrement, toujours l’avait appelée Pyatnitsa. Et voici qu’à cinq heures de l’après-midi, ce jour-là, le starets, doucement, paisiblement, avait quitté cette vie, remettant son âme vertueuse entre les mains de son Seigneur.
La nouvelle de la dormition du bienheureux ne tarda pas à attirer à l’ermitage une foule innombrable, venue de Kiev, et des villes alentour. Le peuple des fidèles en rangs serrés se pressait autour du cercueil, dans l’église de Kitayevskaya toute sonnante de l’incessante psalmodie des offices, chantés pour le repos de son âme, –cette âme vertueuse et longanime, qui sur la terre avait tant souffert ; chacun voulait au défunt dire un dernier adieu, toucher son corps avec son cercueil, arracher aussi, en mémoire de lui, quelque pan de ses habits ou, en bénédiction, quelque objet de sa cellule. Et c’était chose étrange encore que la vue du catafalque, recouvert tout des cierges de cire que, d’entre cette épaisse nuée, chacun de ses enfants, en un dernier hommage, y venait allumer. Certains pleuraient. Mais les visages pour la plupart étaient empreints plutôt d’une sereine gravité.
Un pieux silence régnait, que, de temps à autre parfois, brisaient les soupirs profonds, qu’au souvenir de leurs péchés sans nombre, ils exhalaient, pleins de contrition –comme d’eux-mêmes retrouvant la juste expression d’un saint Basile le Grand : “ Ce n’est pas de pleurs que nous accompagnons les saints en allés dans la mort, mais d’une louange toute triomphante, et tandis que nous leur disons adieu, devant leurs cercueils même, nous nous réjouissons, car pour les justes, la mort est comme un sommeil, ou mieux un envol vers une vie meilleure. ” En vérité, chacun ce jour-là sentait en conscience que, bien qu’endormi, bien que les quittant pour le Père des lumières, le starets toutefois leur laissait, comme toujours vivant, l’immuable amour qu’il continuait de vouer à ses enfants. Et bien qu’en son corps il fût passé de ce monde à la vie, en esprit cependant, il demeurait sur la terre, uni à ceux qui, pour lui rester fidèles, lutteraient vaillamment. ”
“ Arrêtez un instant vos regards semblait dire le corps sans vie du bienheureux starets. Observez, et comprenez enfin ! Laissez ce monde et sa futile vanité, car ses biens, tous, sont inutiles, et telle une eau s’enfuient. Mes yeux hier voyaient, mes oreilles entendaient, mes lèvres murmuraient, mon corps se mouvait. Mais l’esprit de vie aujourd’hui m’a laissé, et voyez ce qui de moi demeure. Souvenez-vous donc, amis, de vivre dans l’absolue crainte de Dieu. Pour ce que notre vie sur la terre n’est rien qu’une mort continuée. Ce que nous sommes aujourd’hui, hier nous ne l’étions pas, demain, nous ne le serons plus. Une parcelle de vie chaque jour pour nous s’évanouit, et tandis que nous croissons en jours, notre vie, elle, décroît, s’amenuise, et se meurt. Votre frère hier est mort, demain vous mourrez. Le chemin pour tous est le même. La terre entière, telle un vaste champ de blé, partout est jonchée des os de ceux qui dorment ; les vivants, même, ne peuvent trouver où marcher un lieu, un seul, sans fouler sous leurs pieds les ossements des morts. Ne faites pas vos délices de l’ouïe ni de la vue, car vos yeux demain se fermeront, vos oreilles cesseront d’entendre. A vos mains, à vos pieds, n’octroyez nulle liberté. Car la main de la mort demain les tiendra liés, vous-mêmes serez rivés à votre lit de mort, dont plus tard vous ressusciterez. Ne recherchez pour vous ni vêtements splendides, ni maisons spacieuses, car vous serez demain enveloppés d’un linceul, un étroit cercueil sera votre demeure. Ne désirez nulle gloire, n’aspirez à nulle distinction, lesquelles ne suivront votre cercueil que l’espace d’un instant, pour se moquer seulement de votre vaine gloire. Ne vous attachez ni à la terre, ni à rien non plus de ce qui est sur la terre. Car la faucille de la mort, demain, viendra rompre ces attaches, et contre votre désir, contre votre volonté, vous irez aborder aux rives très lointaines de l’au-delà du monde, où tout est autre, absolument, où rien ne sera plus pour rappeler à vous vos richesses passées, votre terrestre fortune. Veillez donc, coeur et âme vous y transportant à l’avance, quand il est temps encore, pour qu’à l’heure où vous serez enlevés, enfin, parmi ces paysages inconnus et nouveaux, vous ne vous y trouviez point en terre étrangère, à mille lieux de cette ordonnance qui règne ici-bas, mais que dès longtemps déjà, vous en soyez par la nostalgie familiers. ”
Selon que l’avait souhaité le défunt starets, son corps, revêtu du schème, fut placé dans le vieux cercueil, qu’il avait préparé pour son ensevelissement. Les funérailles néanmoins furent grandioses, et l’on vit l’archimandrite Ioann –futur évêque de Poltava– concélébrer l’office, avec le père Anatole, hiéromoine et higoumène de l’ermitage, et nombre de starets encore, cependant que le père Modeste, hiéromoine, dirigeait le choeur des moines de la Lavra. La foule des fidèles, toute entière emplissait l’église de la Sainte Trinité, au loin s’étendant jusque dans la cour du monastère. Avant qu’au Juste endormi, l’on ne vînt donner l’ultime baiser, l’archimandrite Ioann prononça, émouvante aux larmes, l’oraison funèbre. Il en énonçait la péroraison, lorsque fut enlevé, et porté dans la cour, le cercueil du saint, dernière demeure abritant les nobles reliques de celui qui, de tous, avait été, d’abord, le père très aimé. Un temps merveilleusement calme et paisible, ce jour-là, régnait au-dehors. Une radieuse lumière illuminait l’air chaud. Nul souffle de vent ne troublait le silence. Aux mains des fidèles, les cierges, hautes et brillantes, élevaient leurs flammes, comme attestant que l’âme en allée du starets pareille à ces éclatantes lueurs, à présent se tenait ainsi devant la glorieuse face du Christ qui, tel un soleil sans déclin resplendit. Alors s’ébranla le cortège funèbre. Le peuple en procession, derrière le saint Evangile et les porte-bannières, tout autour de l’église suivait le cercueil. Puis, tandis qu’à toute volée sonnaient dans Kitayevskaya les cloches de l’ermitage, la foule avec force entonna : “ Saint Dieu, Saint Fort, Saint Immortel, aie pitié de nous… ” Et l’on descendit le cercueil dans les entrailles de la terre.
L’on peut aujourd’hui encore, à l’ermitage de Kitayevskaya, voir non loin de l’église de la Sainte Trinité, vers le septentrion, auprès de la tombe de l’ermite Dosithée, qui mena l’ascèse à la Lavra de Kiev, la pierre tombale de Théophile, hiéromoine grand schème, qui pour l’amour de son Seigneur, devint Fol-en-Christ. Là, sur l’humble dalle, se détachent ces simples mots :
“ Ici reposent les reliques de Théophile, hiéromoine grand schème, qui le 11 décembre 1821 fut tonsuré moine au monastère Bogoyavlensky de Kiev-Bratsky, le 30 septembre 1822 ordonné hiérodiacre, le 6 janvier 1827 ordonné hiéromoine, le 9 décembre 1834 ici-même, au monastère de Kiev-Bratsky, tonsuré dans le schème, et le 28 octobre 1853 s’endormit à l’ermitage Kitayevskaya de la Sainte Trinité, dans sa soixante-cinquième année. Place, Seigneur, son âme dans les demeures des justes, lui accordant la mémoire éternelle. ”
Touchant à sa physionomie, sans doute avons-nous omis de dire que père Théophile, hiéromoine grand schème, était de haute stature. Son fin visage, et ses doux yeux bleus, ne s’harmonisaient guère avec cet aspect sombre et austère, qu’il prenait parfois, s’entretenant avec ceux qui venaient à lui. Il ne taillait pas sa barbe, qu’il avait cependant étroite et courte, comme arrachée par touffes. Son débit, lorsqu’il parlait, était fort rapide ; monotone, sa diction étonnait, pour ce qu’il s’exprimait ordinairement en dialecte petit-russe. Nul ne le vit jamais rire, mais il pleurait souvent, et ces larmes incessantes, pareilles aux perles précieuses, sous le regard de Dieu devenaient rançon, habilitée à racheter la foule de nos péchés sans nombre.
Les faits tous merveilleux qui tissent la trame des jours du bienheureux starets, révélant une vie en tout point agréable à Dieu, après son repos même, ne cessèrent pas néanmoins de se manifester à ses enfants. Et ceux qui aujourd’hui encore invoquent son aide promptement se voient secourus dans les maux, et réconfortés dans la peine, comme en témoignent les pannykhides, en grand nombre, célébrées sur la tombe du juste endormi dans le Christ, par les fidèles venus, des fins fonds de la Russie, lui marquer leur gratitude. Combien de malades et d’affligés, que le secours des humains était impuissant à sauver, ne reçurent-ils pas en rêve l’étrange visitation du batiushka, qui pleins de foi, par ses prières, obtinrent la guérison !
C’est ainsi qu’un médecin grec de Jérusalem, qui souffrait de la goutte au point d’être, depuis de longues années sans espoir de guérison, cloué dans un fauteuil roulant, vit une nuit le starets Théophile lui apparaître en rêve :
“ Va, lui dit-il à Kiev, vénérer les saints de Dieu, et rends-toi à l’ermitage de Kitayevskaya. Célèbre sur ma tombe une pannykhide, et tu seras guéri. N’aie crainte, c’est moi Théophile, hiéromoine grand schème. ”
Le médecin d’abord, ne prêta guère attention à ce rêve ; la nuit suivante, la même chose pourtant se produisit. La troisième nuit enfin, Théophile, une nouvelle fois, réapparut, et d’un air sévère enjoignit de l’écouter. Pris de crainte à son réveil, le médecin résolut d’accomplir le voyage. En chemin déjà, il sentit son état s’améliorer assez pour abandonner son fauteuil d’infirme, marcher sur des béquilles.
Aidé de sa femme, il parvint à Kiev en 1882. Mais ignorant le russe, il dut recourir aux lumières du Métropolite Platon. L’archipasteur le conduisit à Kitayev, et sur la tombe du saint Théophile, fit célébrer une pannykhide, à l’intention du malade.
L’office achevé, le médecin vénéra les reliques du bienheureux starets, et avec elles celles d’autres saints de la Lavra, puis s’en revint chez lui, entièrement guéri.
Matthieu Vassilievich Kocherzhinsky, natif de la province de Kiev-Podol, fit un jour le récit d’un rêve qu’il avait eu longtemps auparavant.
C’est aux alentours des années 1860 que je dus entrer au monastère M.
Jeune homme à l’époque, je sentais, pour la vie monastique et les peines de l’ascèse, mon coeur brûler d’un zèle ardent. Privé comme je l’étais, pourtant, d’un père spirituel, qui fût homme d’expérience, il m’était bien malaisé d’atteindre mon but. Fort affligé, je me transportais en esprit aux jours anciens des vies des saints pères du désert, regrettant ces temps bénis où tout novice était sous l’aile spirituelle d’un Ancien, lequel chaque fois était homme de Dieu. Enfin, lorsque j’eus longtemps ardemment prié, je m’en remis à la seule et entière volonté de Dieu, et le Seigneur dès lors m’entendit.
Une nuit, donc, où, paisiblement je dormais dans ma cellule, parut devant moi la haute silhouette d’un vieux moine, portant l’habit des grands schèmes. S’aidant d’une canne, il marcha jusqu’au lit, et sévèrement me dit :
“ Est-ce ainsi, Matthieu, que tu maîtrises les passions de la chair ? Est-ce ainsi que tu veux devenir un vrai soldat du Christ ? Est-ce ainsi que tu prépares ton salut ? Non, non… Pas ainsi… Ce n’est pas là la méthode… Je vais te montrer… ” Et, disant ces mots, il jeta par terre l’édredon, puis l’oreiller, le drap, et toute la literie. Plein de confusion, je m’éveillai. La sueur perlait à mon front, je tremblais de tous mes membres. Mon coeur, lui, battait la chamade :
“ Qu’est-ce mon Dieu ? Où suis-je ? pensai-je en me signant. De ce jour pourtant, je résolus de donner mon lit à quelque pauvre de passage, et de dormir désormais à même le sol, m’accordant seulement de placer sous ma tête un mince coussin de feutre.
Les mois passèrent. Mais l’austère starets ne quittait pas mon esprit. Où que j’allasse, quelque travail que je fisse, ses accusations me poursuivaient toujours, lourdement pesant sur mon âme. C’est alors que je tombai sur Paul, moine novice, auquel l’on avait donné la diaconie de cirier, et qui comme tel fabriquait des cierges. Il avait toujours été très amical avec moi, et cette fois encore m’invita dans sa cellule à boire du thé. Nous nous étions assis, et parlions peu, lorsque mon regard, qui machinalement courait sur les murs, soudain s’arrêta sur le portrait de quelque vieux starets. Surpris, je le regardai fixement.
“ C’est lui, balbutiais-je stupéfait. Oui, c’est lui ! Le même starets exactement qui m’est apparu en rêve… Comment s’appelle-t-il donc ? ”
Le père Paul eut tôt fait de m’éclaircir, me disant que c’était là le portrait du bienheureux Théophile. Je me levai d’un bond, embrassant l’icône avec reconnaissance. Et dans ma cellule à mon tour j’en eus bientôt une copie, qui, lorsque je dors, veille sur ma tête, et y veillera, jusqu’au terme de mes jours, tel un austère juge de mes instables passions, constamment m’assurant que l’homme, aussi longtemps qu’il demeure sur la terre, n’y a besoin de rien que de peu de choses… Ah, que de fois, regardant ce portrait du saint starets, ne me suis-je abîmé en une silencieuse et profonde contemplation….







SAINT THEOPHILE
LE FOL EN CHRIST



SAINT THEOPHILE

VIE DE NOTRE PÈRE ENTRE LES SAINTS
THÉOPHILE DE KIEV LE FOL-EN-CHRIST
HIÉROMOINE GRAND-SCHÈME
DE LA LAVRA DES GROTTES DE KIEV,
ASCÈTE ET PROPHÈTE




Traduit par Presbytéra Anna













L̓AGE D̓HOMME
COLLECTION LA LUMIERE DU THABOR Collection La Lumière du Thabor
fondée par Patric Ranson (+)
dirigée par Michel TERESTCHENKO et Laurent MOTTE


La Lumière du Thabor est le nom d'une revue orthodoxe
publiée par la Fraternité Orthodoxe Saint-Grégoire-Palamas
30, boulevard de Sébastopol, 75004 PARIS


DEJA PARUS

P. Ambroise Fontrier, Saint Nectaire d'Egine. Ed.augmentée. 1993.

Cyriaque Lampryllos, La Mystification Fatale, Etude sur le Filioque. 1987.

Evêque Nicolas Vélimirovitch, Cassienne, L'enseignement sur l'amour chrétien. 1988.

P. Justin Popovitch, L'Homme et le Dieu-Homme. 1989.
- Philosophie orthodoxe de la Vérité (Dogmatique de l'Eglise Orthodoxe). Tomes 1 à 5. 1992-1997.

Patric Ranson, Richard Simon, ou du caractère illégitime de l'augustinisme en théologie. 1990.

Wladimir Guettée, De la Papauté. 1990.

Mgr Athanase Jevtitch, Dossier Kosovo. 1991.
- Etudes Hésychastes. 1995.

Michel Aubry, Saint Païssius Vélichkovsky. 1992.

Nicolas Cabasilas, La Mère de Dieu. 1992.

Archim. Joachim Spetsieris, Sainte Photinie l'Ermite. 1992.

Mgr Photios, Archim. Philarète, Le Nouveau Catéchisme contre la Foi des Pères. 1993. Notice sur le texte


Les différents témoignages rapportés ici ont diverses sources. Ils proviennent en effet :
soit 1°) de fidèles de Kiev.
soit 2°) des syncelles du starets.
soit 3°) de Gabriel Feodorovich Galushka, qui devint moine sous le nom de Platon, après qu’il eut longtemps servi le Métropolite Philarète.
soit 4°) des multiples récits rapportés par les moines et les moniales de la Lavra Pecherskaya de Kiev, du monastère Mikhaïlovsky, comme du monastère Florovsky.
soit 5°) de l’infirmière Alexandra Grigorievna Chernikova, laquelle participa à la campagne de Turquie, et qu’une amitié de longue date avait liée au bienheureux.

Chapitre I

Mon père et ma mère m̓ont abandonné
mais le Seigneur m̓a recueilli (Ps.26,10).

Comme touchait à sa fin le siècle des lumières – lequel plutôt eut la semblance du ténébreux athéisme – la femme d’un pauvre prêtre de la ville de Makhnovo, du comté de Kiev en Russie, mit au monde, en octobre 1788, deux superbes jumeaux, aussi vigoureux que beaux à voir. Et quoique leur mère Euphrosyne fût simple et sans éducation, et que leur père Andréï Gorenkovsky ne fût que le desservant, au village, de l’église de la Nativité de la Mère de Dieu, c’était l’un de ces enfants nouveau-nés que Dieu toutefois allait avant peu manifester comme l’un des luminaires glorieux de l’Eglise. L’aîné en effet, qui reçut au baptême le saint nom de Foma, devait sans tarder trancher en tout point sur son frère, Callinique, d’un instant son cadet.
La coutume à l’époque voulant qu’une mère allaitât son enfant, Euphrosyne se conforma dès lors à l’usage, et bien qu’il lui fût malaisé de nourrir ses deux fils ensemble, déclina les avances de diverses nourrices venues s’offrir pour lui porter secours. Quelle ne fut pas sa désillusion, pourtant, lorsqu’elle s’avisa que Foma, son aîné, refusait obstinément de boire, détournant loin d’elle son maigre visage. Craignant qu’il ne mourût de faim, la pauvre femme recourut alors à cent sortes d’expédients. L’enfant toutefois s’obstinant à refuser toute espèce de lait, sa mère dut se résoudre à le nourrir à la fin d’une soupe grossière, où elle mêlait carottes, navets et pommes de terre bouillies.
Semblable rejet par l’enfant du lait maternel jeta dans le coeur de la pauvre femme un froid, qui bientôt se mua en haine. Déjà la mère s’était pour son fils prise d’aversion . Enfin, pour aggraver le fait, ses voisines, femmes superstitieuses et méchantes, commentèrent la chose à leur façon, lui faisant mille fables absurdes, où Foma pour finir apparaissait peint sous les traits du proche cousin de l’ourson. Tant et si bien qu’Euphrosyne, simple et ignorante comme elle l’était, adhéra sans défiance à ces contes de bonnes femmes. Plus que jamais elle s’horrifia, et son ressentiment envers lui s’en accrut davantage. “ Cet enfant n’est pas le mien, songeait-elle. On me l’aura substitué. Ne m’a-t-on pas refusé de baptiser un même jour Callinique et Foma ? Quelque sorcière sans doute l’aura enlevé, me laissant cet autre à sa place ”.
Six mois durant, Euphrosyne fit l’impossible pour que Foma se comportât tant soit peu en enfant ordinaire. Mais elle apercevait, se manifestant en lui, de si étranges traits de caractère, tellement incompréhensibles à la pauvre femme qu’elle était, qu’ils achevèrent de lui faire voir, en ce prétendu fils, une sorte de monstre. Enfin, elle se prit pour lui d’une haine si terrible, qu’elle résolut de se débarrasser à jamais de cette encombrante présence. Faisant un soir venir sa servante, elle la prit à part, et dans le secret lui dit : “ Je ne peux plus souffrir la vue de ce vampire. Je ne supporterai pas qu’il reste encore ici. Aussi, demain à l’aube, mène-le à la rivière, et jette-le à l’eau. Jure-moi seulement que nul autre que nous ne le saura ”.
La servante pria, pleura, supplia que la mère prît en pitié l’innocent. Mais elle eut beau plaider et sangloter, menaçant Euphrosyne de la colère de Dieu, la mère, haineuse, demeurait inflexible. En sorte que force fut bien à la servante d’à la fin se soumettre.
Le lendemain matin, le jour levé à peine, la servante prit l’enfant dans ses bras, courut à la rivière, et, faisant sur lui le signe de la croix, jeta Foma au milieu de l’eau. Alors se produisit un fait étrange et merveilleux. Dieu, dans sa Providence, protégeait l’enfant : le nourrisson bientôt reparut à la surface, et, paisible, se mit à flotter, devers la rive opposée. Puis le flux, doucement, vint le déposer sur la terre ferme.
A cette vue, la servante effrayée, se sachant certes coupable d’un premier crime, mais davantage, redoutant les fureurs de sa maîtresse, décida d’expédier au plus vite l’abjecte besogne. Traversant le fleuve, elle reprit le marmot qui, dans ses bras, dormait d’un profond sommeil. Elle s’interdit pourtant de penser encore et, pour la seconde fois, d’un geste rapide, lança son paquet à l’eau . Mais cette fois aussi se manifestait la puissance de Dieu : les vagues portèrent l’enfant jusque sur un îlot, qu’avaient dessiné là les limons du fleuve, et délicatement, le posèrent sur le sable fin.
Bouleversée par l’éclatant miracle, la servante repassa le gué, et saisit l’enfant dans ses bras. Voyant le bébé bien vivant, parfaitement sain et sauf, le repentir la prit, la secouant d’amères larmes. Elle ramena Foma à sa mère et, d’une voix qu’étranglait l’émotion, lui rapporta les faits étranges qui s’étaient à l’instant produits.
“ Vous pouvez me tuer ! criait-elle. Mais je ne noierai pas moi, cet innocent, quand Dieu Lui-même, par un miracle étonnant, a sauvé ses jours, et quand il nous faudra payer le prix d’un meurtre si cruel ! ”
Mais la mère, poussée par cette haine odieuse, ne voulait pas croire un mot des contes de sa servante. Rageuse, elle la querellait : “ Honte sur toi ! hurla-t-elle. C’est sur un vampire que tu t’apitoies ! Si nous le laissons vivre, il nous vaudra les pires maux. Non, mieux vaut que je le noie de mes mains, plutôt que de souffrir ce monstre, dont la vue seule m’est un supplice affreux ! ”
Sur ces mots, Euphrosyne, d’un geste violent arracha Foma des bras de la servante toute terrorisée, et d’un pas furieux, prit le chemin qui menait à la rivière. Un moulin à eau, non loin de là se dressait. Euphrosyne s’approcha du bord. Il était tôt encore, nul ne paraissait alentour. Jugeant l’heure et le lieu appropriés à son crime, elle prit son élan et, balançant bien haut son fils en l’air, le jeta sous les pales même de la roue du moulin. Alors, donnant l’enfant pour mort, elle quitta l’endroit. Mais tandis qu’elle s’en allait, la conscience en paix, un troisième miracle encore se produisit. La roue du moulin, dans un terrible grondement s’était arrêtée.
Voyant que sa roue ne tournait plus, le meunier intrigué sortit en courant, tâchant d’apercevoir ce qui l’entravait. Bloquées par une force mystérieuse les pales, sous l’énorme pression qui dérivait contre elles vibraient encore, tandis que l’eau, écumant et bouillonnant, semblait vouloir s’acharner contre elles, rageuse de cette immobilité subite où on la forçait. Mais l’homme à ce moment crut entendre comme les vagissements d’un enfant nouveau-né. Regardant à ses pieds, il vit, flottant au milieu de l’étrange tourbillon, un être emmailloté. Prestement il se baissa, et s’arc-boutant au-dessus du torrent, retira le bébé d’entre ces eaux furieuses… A peine avait-il ôté l’enfant, que les pales se remettaient à tourner.
Eperdue, la servante, en désespoir de cause, avait de loin suivi l’indigne mère. Lors donc qu’elle eut de ses yeux vu ce nouveau miracle, ses sanglots de plus belle la reprirent. S’approchant du meunier, elle lui dit tout ce qu’elle savait, lui dévoilant l’étrange manifestation sur cet enfant de la puissance divine, qui par trois fois, l’avait sauvé du péril de la mort.
“ Que faire à présent ? demanda le meunier, plus qu’embarrassé. Si nous rendons l’enfant à sa mère, elle recommencera sans attendre ”.
Craignant de rendre l’innocent victime, une nouvelle fois, de cette haine perverse d’une mère dénaturée, ils résolurent de rapporter bientôt toute l’affaire au père.
Mais ni les plaidoyers, ni les prières, ni les menaces mêmes n’eurent sur Euphrosyne le plus infime effet. Dans le fait, à rebours, que l’enfant, toujours réchappait à la mort, elle ne voyait rien que l’action du démon. Et plus son époux, pour l’en faire revenir, voulait la convaincre de sa folie, plus profondément elle s’y enfonçait. “ Je ne le laisserai pas vivre ! hurlait-elle. Ce n’est pas un enfant ! C’est un monstre, un substitut ! Je veux voir à jamais sa vie flétrie ! ” Et la superstitieuse femme, à plusieurs reprises encore, voulut faire périr son fils.
Comprenant enfin jusqu’où allait la haine de cette femme pour un fils, l’époux, le coeur brisé, consentit à l’éloigner d’elle pour longtemps. En secret il s’enquit d’une nourrice qui fût avisée puis, lui ayant par le détail conté l’horrible histoire, et dévoilé ce honteux secret de famille, il se remit à elle du soin de l’élever. De ce jour engagée, la nourrice donnait au petit de la mie de pain trempée dans du bouillon, et chaque jour à son père faisait parvenir des nouvelles de Foma.
Les mois passèrent. L’enfant se développait harmonieusement. Mieux, il se fortifiait. La nourrice s’acquittait avec conscience de cette tâche qu’elle s’était vu impartir. Elle élevait Foma, et s’occupait de lui, comme elle l’eût fait d’un fils. Bientôt pourtant, il plut à Dieu de faire passer Andréï, son père, de cette vie éphémère aux demeures éternelles. Sentant venir sa mort le père, inquiet de l’avenir de son fils, se souvint du bon meunier, qu’il fit venir à son chevet : “ C’est, lui dit-il, parce que tu as été témoin que Foma fut sauvé naguère par miracle qu’aujourd’hui, devant Dieu, je m’en remets à toi du soin de mon enfant. Elève-le, protège-le, et ne lui fais aucun mal. ”
Voyant en cette charge une bénédiction du ciel, le meunier, d’un coeur joyeux, aussitôt accepta.
Cependant, l’étrange histoire de l’infortuné Foma s’était répandue alentour. En sorte qu’un vieux propriétaire vint de la ville de Makhovo trouver chez lui le meunier, qu’il pria de lui céder la garde du garçon.
“ Je n’ai pas d’enfant, lui dit-il. Aussi voudrais-je faire de ce petit mon fils. Je l’établirai, à ma mort, héritier de tout ce que je possède. Laisse-moi Foma, je t’en prie. ”
Le meunier, sachant l’homme riche, et voyant son coeur sincère, se rendit à ses suppliques, et lui remit Foma.
Alors s’ouvrit pour l’enfant une période de jours heureux. Il vivait sous le toit du propriétaire, et le vieil homme en retour lui prodiguait l’amour et toute la tendresse qu’il n’avait jamais eu. L’heure venue, Foma devait même devenir riche. Ainsi du moins en eut-il été, si les vues humaines eussent concordé toujours avec les voies impénétrables qui sont celles de la divine Providence. Mais le Seigneur en avait disposé d’autre sorte. Le garçonnet n’avait guère été adopté que depuis quelque temps que son bienfaiteur, qui pour lui avait été un second père, mourait de manière inopinée.
Le pauvre enfant dès lors, qui n’avait pas même atteint l’âge encore de ses trois ans, une fois de plus demeurait orphelin.
De la fortune, la femme du défunt s’arrogea sur-le-champ l’entier revenu. Puis, ayant résolu de prendre un second mari, elle s’empressa de placer l’importun. Le prêtre du village, par compassion, voulut bien l’accepter. “ Avec lui, plaidait la veuve pour se justifier, je suis pieds et poings liés. Mais vous, batiushka, vous le préparerez sans peine aux devoirs qui siéront mieux à son état de fils de prêtre. ”
L’affaire conclue, Foma fut conduit à son nouvel asile. Aussi loin qu’il tentait par le souvenir de remonter dans le temps, ce tout petit enfant n’avait rien connu que cette vie errante, dont il ne semblait plus à présent s’étonner. A peine était-il entré en cette vie, qu’il avait dû prendre sur lui déjà, la croix de celui qui, son temps durant sur la terre, n’avait pas eu à reposer sa tête.
Jusqu’à ce qu’il eût sept ans, Foma vécut chez son tuteur. Nul ne lui prêtait attention, et le prêtre ne cherchait guère à l’instruire. Le garçon, la plupart du temps, restait livré à lui-même. Rarement prenait-il part aux jeux de son âge. A l’étonnement des enfants, il ne montrait nulle inclination pour ces occupations, trop bruyantes ou puériles à son gré, ne s’y joignant qu’à contrecoeur, lorsqu’on l’y forçait. Préférant s’isoler, il s’adonnait, assis dans quelque coin tranquille, à des méditations d’aspect mélancolique.
Foma s’accoutumait à cette vie errante, dont le caractère libre et fantasque marquait heureusement son esprit. Bientôt il goûta la douceur que laissaient sur son âme ses prières enfantines. Il fit l’épreuve de la frugalité puis, de là, celle des jeûnes prolongés. Très vite, il s’en vit spirituellement affermi ; son être entier, à ses yeux même se transformait. L’église devenait son plus cher refuge. Les villageois jasaient : l’étrange enfant ne manquait pas un office. Au premier son de cloche, il accourait, comme transporté. Nulle part, comme à l’église, son âme n’eût trouvé semblable réconfort, nulle part elle ne se fût tenue dans ce repos mystérieux qu’elle ne sentait qu’en ce lieu. Et, plus souvent qu’ailleurs à présent, on le rencontrait là sous le vieux porche, debout devant les portes closes, abîmé dans une prière profonde, étranger au monde, à tout ce qui faisait la texture de ce monde.
Les gamins du village, l’estimant taciturne et par trop renfermé, le raillaient sans répit. Ils en faisaient des gorges chaudes, et souvent le battaient. Devenu leur cible préférée, Foma, pour les fuir, s’enfonçait dans les bois, où de longues heures il disparaissait, demeurant parfois jusqu’à deux jours entiers. Des bergers, le plus souvent, le retrouvaient pleurant, puis se répandaient sur lui en contes extravagants. L’enfant-martyr, lui, savait déjà qu’il n’est ni vraie joie, ni bonheur ici-bas, mais qu’est voué à souffrir plutôt tout être qui reçoit le jour. Parce qu’il savait d’expérience toute l’amertume que comprend une vie, il voyait le monde encore ne prêter nulle attention aux criantes souffrances, incapable, tant il est dur, de distinguer des larmes, furtives certes, dans les yeux frères qu’il renie. Depuis longtemps aussi, Foma savait la joie sans pareille qu’il est à secourir ces laissés pour compte, tous gens de misère. Ne gardant rien pour lui, il leur distribuait, à pleines mains, tout ce qu’il pouvait trouver. La vue dans la rue d’un garçonnet vêtu d’une loque l’émut un jour au point qu’il ôta la sienne et, sans hésiter, la lui donna. Son bienfaiteur, l’avisant à son retour, avec pour tout vêtement une simple casaque, regarda ce beau geste d’un oeil moins bienveillant : une correction fut le tribut de cet acte généreux, jugé peu réfléchi.
Lorsque l’enfant eut sept ans passés, le prêtre entreprit de lui apprendre ses lettres. Mais peu après, le bon maître déjà, mourait, laissant à nouveau sans abri la pauvre âme errante. Foma versa bien des larmes amères, pleurant douloureusement celui que malgré tout il jugeait comme un bienfaiteur. Mais ce qu’il pleurait aussi, peut-être, était moins la perte d’un père ou d’un toit, que celle d’un maître, d’un myste initié, qui venait à peine d’entrouvrir sur lui des portes d’un monde nouveau, où trônent la science, la sagesse et la connaissance.
Le prêtre mort, il fallut trouver pour Foma un nouvel asile. Alors, présumant qu’après sept années entières la haine d’Euphrosyne pour son fils avait disparu, et qu’elle se sentirait prise pour lui d’une maternelle tendresse, un vieil homme, vétéran de la paroisse, jugea bon de ramener Foma chez sa mère. Ils partirent donc pour la maison d’Euphrosyne. Ils arrivèrent comme elle taillait du bois. La mère en les voyant reconnut son fils. Ce fut comme si la prenait un transport de rage. Loin d’accueillir ce fils avec amour, elle lui jeta, furieuse sa hache à la tête. Par bonheur manquant son but, la lame atteignit le petit à l’épaule.
Stupéfait, horrifié, le vieillard prit dans ses bras l’enfant ensanglanté. L’arrachant aux prises de la folle, il le porta chez lui et là, sous son propre toit, pansa sa blessure. Tandis que Foma, doucement se remettait, l’ancien, après quelques recherches, apprit que l’enfant avait encore un oncle, prêtre lui aussi, et qui devenu veuf, s’était retiré à Kiev, au monastère Bratsky, où on le regardait avec autant de vénération qu’un starets. Tout heureux le vieillard dès lors, oubliant que le garçon n’était pas encore guéri tout-à-fait, le mena de ce pas jusqu’à Kiev. Là, trouvant le starets, il lui dit tout ce qu’il savait de son infortuné neveu, qu’il lui laissait maintenant le soin d’élever. Le monastère Bratsky comptait à l’époque une académie de théologie comportant des classes de jeunes débutants. On y plaça l’orphelin qui commença de s’y familiariser avec la sagesse des livres.
Voulant faire bon usage de cette hospitalité d’un oncle généreux, Foma se plongea dans l’étude, devenant bientôt un modèle d’étudiant. Jusque dans ses moments perdus, il lisait les théologiens, ne les abandonnant plus que pour s’adonner à la prière hésychaste. Il connaissait à présent l’exégèse entière de tous les psaumes, et il y puisait, à les redire par coeur, sa joie et son réconfort de chaque instant.
Pures et enfantines, ses prières, bientôt trouvèrent grâce devant Dieu, et le Seigneur adoucit assez le coeur de la dure Euphrosyne pour que pût s’opérer la réconciliation que son fils avait si ardemment souhaitée.
Il advint en effet qu’Euphrosyne fut frappée soudain d’un mal incurable. Escomptant que ce devait être là quelque punition que lui infligeait Dieu pour ses fautes, elle comprit enfin toute l’horreur de cette cruauté dont elle avait toujours fait montre envers ce fils innocent qu’elle avait sciemment tourmenté. Et ressentant les affres du repentir, elle versa d’amères larmes. Sa conscience pourtant ne la laissait plus en paix. Et tandis que le jour entier la torturait sa maladie, des cauchemars, la nuit, achevaient de la mettre au supplice.
Si elle voyait en tout cela la main de la justice divine, son doux fils durant ce même temps pleurait, implorant son salut. Et par ses prières sans doute, sa mère peu à peu ouvrit les yeux de son âme, et mesurant sa fatale erreur, supplia Dieu de la lui pardonner. Le Seigneur qui est bonté la prit en pitié. Son fils, peu avant sa mort, vint la visiter. Et ces retrouvailles, si longtemps différées, furent pour tous les deux une consolation rare.
“ Pardonne-moi, mon fils, suppliait en pleurant celle qu’enfin touchait le repentir. Pardonne à la cruelle, à la folle et abjecte que je suis. Enténébré, mon esprit ne me laissait pas voir ces actes tout démoniaques que je commettais. Puissent toutefois descendre sur toi les bénédictions divines. Ne maudis pas une mère qui fut diabolique, et souviens-toi de moi, sombre pécheresse, dans tes incessantes prières. ”
A ces mots Euphrosyne, pressant son fils contre elle, fit sur lui de signe de la croix, et paisiblement rendit son âme à Dieu.
Foma de ses mains, ferma ces yeux sans vie, et lut les prières pour sa défunte mère.


Chapitre II

Ma bouche annoncera ta justice,
tout au long du jour ton salut,
parce que je n̓ai pas le savoir d̓un lettré (Ps.70,15).

Foma, à l’académie, s’avérait un étudiant des plus remarquables. Mais ne s’y sentant pas malgré tout assez d’inclination, il résolut d’interrompre là ses études théologiques. Il ne jugeait pas qu’elles pussent le mener jamais à la vision de Dieu. Pour plus haute école, Foma n’admettait que la seule Eglise. S’adonnant dès lors à la lecture et à la psalmodie, il accoutumait de surcroît son esprit à la prière incessante. De ce moment, la pensée du monachisme ne le quitta plus, devenant sa plus chère aspiration.
Peu de temps après –c’était en 1810– l’oncle qui l’avait avec bonté recueilli mourut à son tour, laissant son neveu sans toit ni ressources. Il ne fut plus question même que Foma poursuivît ses études. Il quitta l’académie, et se mit en devoir de gagner sa pitance. Passant par la ville de Chigiria, il y assuma la charge de lecteur. Mais, sa voix ayant été jugée médiocre, il fut relégué au fin fond du village d’Obukhov, à titre de sacristain.
Foma n’y resta pas davantage. Le monde, qui depuis sa naissance, l’avait rejeté, l’opprimait à présent sous le carcan de ses règles et de ses lois, toutes étouffantes et rigides, qui empêchaient son âme de bien se recueillir. “ Mon âme a soif de Toi, soupirait-il, elle languit après les parvis du Seigneur». Pris d’un profond dégoût pour les gens, dont l’immense majorité est d’esprit malveillant et méchant, Foma résolut en 1812 d’entrer au monastère Bratsky de Kiev. La “ guerre patriotique ” battait alors son plein.
La vue du monastère emplit le jeune ascète d’une indicible joie. Il retrouvait ces lieux bénis, ce cloître paisible, que deux ans plus tôt, l’âme en peine, il lui avait fallu quitter. Cette fois pourtant, ce n’était pas pour s’y livrer à l’étude qu’il y revenait, mais pour s’adonner avec une persévérance accrue aux bienfaits de la prière et du jeûne. Il était mort au monde, et le monde était à jamais mort pour lui.
Entré au monastère Bratsky, Foma s’y vit assigner diverses obédiences. Placé d’abord à la boulangerie, il pétrissait la pâte et cuisait le pain. Les prosphores pourtant, ne pouvant être enfournées sur place, Foma devait encore les porter au monastère Florovsky, lequel était le couvent de femmes, situé non loin de là, où elles cuisaient à part. Mis un peu plus tard à la cuisine, on le retrouve ensuite à l’hospice du monastère, exerçant les fonctions d’aide-infirmier. Enfin, on le nomma sacristain, puis sonneur de cloches. Cette diaconie-là lui plaisait entre toutes. Il se levait à l’aube, montait au sommet du clocher, et s’y adonnait en secret à quelque méditation profonde. Ses prières s’y élevaient brûlantes, d’autant plus que nul en ces lieux n’eût pu l’importuner. A ses pieds gisait le vain monde, et sous ses yeux éblouis se déroulait azurée l’écharpe du ciel, abritant aux regards le Tout Puissant Créateur des choses visibles et invisibles.
Plusieurs années se passèrent ainsi. Redoublant son ascèse comme aussi ses prières, Foma était pour chacun un vivant exemple d’obéissance, de douceur et d’humilité. De toute son âme, il désirait ressembler aux anges. Et sans cesse en lui résonnaient ces paroles : “ Je soupire après ton salut, Seigneur, et ta loi fait mes délices.”
Bien qu’il le souhaitât ardemment, Foma ne priait pas ses Anciens de le tonsurer plus tôt, conscient qu’il était de devoir s’exercer d’abord à la stricte observance des canons monastiques. L’higoumène toutefois, ne manquant pas de remarquer son ardeur sans pareille pour les ascèses les plus difficiles, l’honora le 11 décembre 1821, du petit Schème Angélique que Foma reçut, avec le nom nouveau de Théodore.
Le jeune moine ensuite reçut la charge des divers ornements sacerdotaux. Et ce fut peu de temps après que le dévouement dont il fit preuve dans l’acquittement de cette tâche, non moins que sa vie exemplaire, en tout point monastique, lui valurent, le 30 septembre 1822, d’être élevé au rang de hiérodiacre.
Ce nouvel état fut une autre fois pour lui l’occasion de redoubler son ascèse. Habilité désormais à servir à l’autel du Roi des Puissances, Théodore, de toute la force de son âme, tentait d’imiter les vies toutes angéliques de ceux qui par leurs vies avaient su plaire à Dieu, et qui maintenant, devant le trône céleste, se tenaient aux côtés de l’Agneau, Celui qui sur Lui prit autrefois les péchés de l’univers entier.
Bien que la nouvelle fonction de Théodore lui valût une rente modeste, il n’en resta pas moins un jeûneur des plus austères. Il ne possédait rien en propre, et sa cellule montrait assez que la possession de biens matériels lui était chose entièrement étrangère. En sorte, pour finir, qu’il ne faisait servir sa rente qu’à des fins charitables. Souvent gardant le jeûne quelque deux ou trois jours à la suite, il distribuait vivres et argent aux divers pauvres, mendiants et pèlerins qu’il pouvait aviser en chemin, n’hésitant pas même à donner sa propre part. “ Que sont à mes yeux cette chair et ce sang, qui quelque jour ne seront plus que poussière ? ” songeait Théodore pour se donner du courage. Et il redoublait son jeûne.
A l’imitation du Christ, il témoignait à ceux qui l’entouraient un amour sans limites. Souvent aussi, il s’acquittait lui-même du travail des autres, faisant les diaconies pénibles qui incombaient aux novices, en sorte que servant comme l’eût fait un esclave acheté, il mettait ses pas dans ceux du Sauveur, venu “ Non pas pour être servi, mais pour servir. ”
Théodore, quelques années plus tard, le 6 février 1827, était ordonné hiéromoine. Assigné à la même époque au poste d’intendant du monastère Bratsky – charge qui, regardée comme un grand honneur, était très convoitée par bien des moines, mais qui ne répondait nullement cependant aux aspirations de Théodore – il fit en sorte, désireux qu’il était de fuir les rencontres, et de loin préférant demeurer dans un isolement absolu, de se faire relever de ses fonctions d’intendant. Refusant dès lors toute diaconie, il requit la bénédiction de l’higoumène pour pouvoir se retirer aux grottes de Saint Théodose, que celui-ci naguère avait creusées dans les trouées rocheuses du village de Lesniky. La permission lui en ayant été refusée, Théodore ne vit plus pour lui d’autre salut que dans la difficile ascèse du “ fol en Christ ”, ne craignant pas désormais d’emprunter cette voie si peu ordinaire, qui lui permettrait toutefois, sous une feinte excentricité, de dissimuler ses hautes vertus. Du moins son humilité l’exigeait-elle ainsi, quand cependant il avait clairement conscience de s’élever toujours de puissance en puissance sur l’échelle sainte du progrès spirituel, dont l’ascension, jour après jour, est infiniment ardue, jusqu’au degré ultime de la perfection. Car Théodore véritablement suivait ce précepte de l’Apôtre disant : “ Si quelqu’un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu’il devienne fou, afin de devenir sage.”
Théodore, en vérité avait moins à lutter pour accomplir des progrès et s’élever dans les vertus spirituelles qu’un être ordinaire n’eût eu à le faire, car le Seigneur dès longtemps “ avait sondé son coeur, et connu toutes ses pensées ”. Tout enfant déjà, Théodore avait été par Dieu doué de pureté et d’humilité. A quoi s’ajoutait l’irréfragable foi qu’il avait en la Providence, elle qui chaque fois l’avait retiré de l’abîme des marais et des sables mouvants, affermissant ses pas pour les poser sur le Christ – le roc inébranlable. “ Mon coeur est prêt Seigneur ”, lui murmurait son coeur avec le psalmiste, “ Mon coeur est prêt ! ” Dès lors, s’étant fixé pour but la plus haute des ascèses monastiques, Théodore, le 9 décembre 1834, revêtit le Grand Schème Angélique, qu’il reçut cette fois sous le nom nouveau de Théophile.
Le Grand Schème, qui pour le moine est à l’image de la mort corporelle, comme de la lutte aussi qu’il convient de mener pour qui veut s’élever toujours jusqu’au jour de son entrée dans les demeures du séjour éternel, pour le bienheureux Théophile, lequel, dès les premiers jours de son temps sur la terre avait apprêté son âme au service de Dieu, fut de manière plus radicale encore le signe du renoncement absolu à ce monde, et du transfert par la pensée de sa vie vers les hauteurs du ciel. La Mort, le Jugement, le Royaume, voilà ce qui maintenant occupait toutes ses pensées, comme tous les moments aussi de sa contemplation.
Et ce fut avec une joie sans bornes que Théophile, le bienheureux, s’engagea sur ce sentier étroit et douloureux que savent ceux qui sans regret se sont crucifiés au monde, à cette fin quand il l’aurait parcouru, d’atteindre à l’état serein de la seule liberté qui fût, loin, bien loin de toutes passions de la chair. En vrai soldat du Christ que désormais il était, il allait revêtu des armes divines, par quoi il était apte à présent à parer toutes les faiblesses, toutes les tentations qui sont de l’homme faible.
Etranger à toutes les vanités de ce monde, il dédaignait toutes ces contingences purement matérielles, qui sont la trame ordinaire de la vie quotidienne du commun des gens. Théophile ne nouait non plus de liens avec quiconque, choisissant de fermer entièrement le temple de son âme à ce monde qui dès l’enfance l’avait rejeté. Aussi n’ouvrait-il plus les lèvres que pour la seule prière, tandis que faisaient seules mouvoir sa langue ses invocations à son Créateur. D’un pas toujours paisible, il allait les yeux baissés, abîmé dans quelque méditation profonde, le long de l’habituel sentier qui de sa cellule menait à l’église, dont jamais il n’eût manqué un office. Il s’y arrêtait un peu à l’entrée, ou bien se tenait auprès des portes, et, debout, immobile, demeurait là, jusqu’à ce que s’achevât l’office. A ses pieds, chaque fois, il posait un panier empli de provisions diverses, qu’il distribuait à qui semblait en avoir le plus besoin, et qui, outre le reste, comportait invariablement un bol, un seau, une cruche et un petit psautier.
Voulant accentuer sa prétendue folie, le bienheureux, dans sa cellule, mit un vieux cercueil dont, contrairement à l’usage de bien des anciens ascètes qui s’y allongeaient la nuit pour dormir, il se servait, lui, pour y emmagasiner provisions et ustensiles divers. Plus extravagant encore, au jour de revêtir le Grand Habit Angélique, Théophile cousut ensemble de vieux lambeaux d’étoffe, dont il se fit un voile, que jusqu’à la mort il ne quitta plus. Si bien que lorsqu’à sa dormition, on lui ôta ses hardes, le voile d’origine, qu’il avait reçu avec le Grand Habit, apparut intact au-dessous, comme s’il eût voulu le garder neuf pour l’ensevelissement.
Le starets chaque matin allait au Dniepr pour y chercher de l’eau. là, souvent, il montait dans quelque canot amarré sur la berge, ramait jusqu’à la rive opposée du fleuve, puis, prestement descendait. Alors, pénétrant dans l’épaisseur du sous-bois, il s’adonnait insatiable à l’ineffable vision de Dieu. Sans quérir jamais l’aide d’un passeur, prenant la première barque venue, il ramait seul, mieux que n’eût fait un batelier. Les pêcheurs, qui savaient les usages de Théophile, ne s’inquiétaient guère de voir manquer l’une ou l’autre de leurs embarcations. Ils se fussent bien gardés même de l’empêcher d’agir ainsi à sa guise.
Bientôt devenu réceptacle sans tâche des dons du Saint Esprit, Théophile, le bienheureux théophore de la Grâce divine, ne se dérobait plus dès lors à l’attention grandissante que lui prêtaient les gens, non plus qu’à la vénération qu’ils lui vouaient d’un seul coeur. De fait, ils avaient pris l’habitude de venir faire cercle autour de lui, le suivant en tout lieu, dans l’espoir d’entendre tomber de sa bouche quelque rare et précieux précepte spirituel. Ainsi du moins le Seigneur place-t-il les humbles sur les hauteurs mêmes de la ville. Les autorités de l’Académie, pourtant, se gardaient bien, quant à elles, de partager tant soit peu cet inquiétant engouement pour “ ce moine sale et déguenillé de Théophile ”. Jaloux, les moines, à leur tour, se rendaient chez l’évêque, et constamment se plaignaient de lui, prétextant que les foules de curieux qui marchaient à sa suite, et qui selon leurs dires forçaient l’entrée des bâtiments, gênaient l’accès à l’Académie, nuisaient au silence, et troublaient la paix nécessaire aux étudiants. Ces plaintes furent l’occasion de sévères réprimandes dirigées contre lui. Aussi, préférant éviter d’aller au-devant de situations qui s’annonçaient plus sombres, le bienheureux jugea que le temps était venu pour lui de se cacher dans les bois, afin d’échapper à la foule curieuse de ses admirateurs. Dès lors, il ne rentra plus dans sa cellule que ne se fût couché le soleil. Mais la foule, néanmoins, se massait sur la rive du Dniepr, l’y attendant jusqu’au soir, et de là lui faisait cortège, tout au long du chemin qui le menait chez lui.
Voyant son zèle brûlant et l’amour de feu qu’il portait à son Christ, Dieu couronna Théophile, l’illuminant de la sagesse d’en haut, au point que tout ce qui dans la nature semblait, tant pour la morale que pour la physique, incompréhensible, était pour le starets naturel et intelligible. Aussi le bienheureux prédisait-il avec exactitude maints phénomènes ressortissant du monde visible et, chose plus extraordinaire encore, connaissait les secrets des coeurs, si profondément fussent-ils enfouis. Car très tôt, dit-on la grâce divine avait commencé de se manifester en lui, quand il n’était que rasophore, exerçant humblement sa diaconie de sacristain.
Les moniales du monastère Florovsky avaient à cette époque coutume de se rendre au Dniepr, pour y puiser l’eau chaque jour. Celle-ci, plus riche en fer et plus saine, y était en effet meilleure que n’était l’eau du puits. Et le plus court chemin pour aller au fleuve passant par les terres du monastère Bratsky, c’était là celui qu’empruntaient les moniales. Leur canon voulait seulement que nulle novice ne franchît les portes de son couvent qu’elle n’en eût au préalable demandé à l’higoumène la bénédiction. Celles qui allaient à la rivière devaient, de même, en aviser leur proche supérieure. Une jeune novice toutefois, s’étant rendue chez sa staritsa, et ne l’ayant pas trouvée dans sa cellule, ne s’en rendit pas moins au Dniepr, sans avoir reçu la bénédiction requise. Elle allait y plonger son seau, lorsque soudain perdant l’équilibre, elle vit lui échapper, et glisser au fond de l’eau, la clef qu’elle tenait à la main, et qui ouvrait sa cellule. Confuse, la pauvre enfant se mit à sangloter et, de désespoir se tordant les mains, se demandait comment elle oserait se présenter à nouveau devant sa staritsa. Il lui faudrait bien, ne pouvant plus ouvrir sa porte, expliquer en détail la perte de sa clef… Elle se lamentait encore lorsque tout-à-coup apparut, surgi d’on ne sait où, le bienheureux Théophile.
“ Qu’as-tu à pleurer ? ” demanda-t-il, en s’approchant. La jeune fille aussitôt lui confia son chagrin. Il écouta son récit puis, abruptement : “ C’est pour ton bien, folle ! lui lança-t-il, lorsqu’elle eut achevé. Tu ne sortiras plus, la prochaine fois, sans bénédiction ! Allons, donne-moi ton seau. Je vais t’aider. ”
Lestement se penchant au-dessus de la rivière le bienheureux fit sur le seau le signe de la croix, et puisa un plein seau d’eau.
“ Eh bien ! lui dit-il. Prends tout cela, et rentre chez toi. Te voici avec ton eau, et ta clef, qui était perdue. ”
La novice regarda, et vit au fond du seau sa clef qu’elle avait crue à tout jamais perdue. Poussant un cri de joie elle voulut courir derrière Théophile. Mais celui-ci, déjà, avait disparu.
Ainsi confondant chacun, et par la grandeur de ses vues, et par l’aspect si exemplaire de sa vie, Théophile, le bienheureux, apparaissait à lui seul comme un vivant témoignage de cette puissance merveilleuse qu’enferme en soi la nature originelle du Premier Adam. Il manifestait assez en effet quel pouvoir étrange et admirable recèlent l’âme et le corps de l’homme, si seulement il combat pour être pénétré tout entier de cette force invincible, et de ce pouvoir victorieux qui sont émanés de la grâce surabondante du Christ.
Curieux de savoir comment le bienheureux avait pu acquérir cette faculté de lire dans les coeurs et de prédire l’avenir, un paysan vint un jour naïvement s’informer auprès de lui.
“ Comment se peut-il, père que tu saches tout, et que tu puisses prédire leur avenir aux gens ?
- Voilà qui n’a rien de difficile, repartit le bienheureux.
- Vraiment, père, c’est donc si simple que cela ? fit le paysan vivement intéressé.
- Oui, rétorqua Théophile, très simple. Prends l’un de tes cils, et fais-y un double noeud. Et sache que, lorsque tu y auras réussi, tu seras aussi sage que moi.
- Veux-tu dire que c’est par de tels moyens que tu l’es devenu ? s’étonna le pauvre homme.
- Mais oui ” fit le starets, souriant.
Le naïf paysan courut appliquer le magique conseil. Mais malgré tous ses efforts, il ne put parvenir, sur la longueur de son cil, à faire un seul noeud.
“ Eh bien, conclut le bienheureux, lorsqu’il le revit, vois comme il m’a été difficile d’atteindre à mon état présent. ” Et sur ces mots, il lui tourna les talons.
Voulant tenter le bienheureux, nombre d’étudiants de l’Académie, sous couleur de solliciter de lui quelque entretien spirituel, allaient dans sa cellule pour l’y importuner. Mais ses réponses, chaque fois les frappaient, par la sage simplicité dont elles étaient empreintes. Et ils s’étonnaient de ce qu’un moine Grand Schème à l’air si morose et si renfrogné, et dont la mise était si sale et si négligée, pût en quelques mots abrupts leur révéler ainsi leurs pensées. Cependant, lorsque les plus impudents, par pure méchanceté, confisquaient le propos, à seule fin de railler, le starets, préférant mettre un terme à ces inutiles palabres, à brûle-pourpoint les coupait, et sans cérémonie les chassait :
“ Loin d’ici ! maugréait-il. Allez-vous-en ! Eh bien, oui, j’ai autrefois étudié, mais mon esprit à présent se brouille. Et si je persistais à vous dire tout ce que je sais, peut-être ne chercheriez-vous rien encore qu’à me détourner loin de la voie droite. Allez, partez ! Car, “ Repousse, dit la Sainte Ecriture, les discussions folles et ineptes, sachant qu’elles font naître de vaines querelles ”
Mais tous ne se moquaient pas également du bienheureux. Parfois au contraire, le grand ascète devenait un exemple imité par d’autres. Théophile fit ainsi connaissance à l’Académie – lui-même n’avait alors que depuis peu entrepris de mener son ascèse de fol-en-Christ – d’un étudiant de qualité, Pierre Gavrilovich Kryzhanovsky. Le bienheureux était donc novice encore, lorsqu’une fraternelle amitié les lia tous deux. Des heures durant, les jeunes amis dès lors s’entretinrent de sujets salutaires, qu’il s’agît du sens et de la destinée de l’humanité, de la vanité de ce monde, ou du sort à venir de l’âme dans l’au-delà. En son ami, le starets décelait un coeur d’or, que rehaussait encore une âme combative. Il le fortifiait donc, s’appliquant à faire croître en lui la semence de la Parole divine.
“ Dès à présent, lui redisait souvent Théophile, lie-toi à Dieu d’un lien indissoluble. Et sois en paix : car de ton ascèse, ne t’adviendra que du bien. Entends ce que dit Job :
“ Attache-toi donc à Dieu, et tu auras la paix ;
Tu jouiras ainsi du bonheur .
Reçois de sa bouche l’instruction,
Et mets dans ton coeur ses paroles. ”
Et plus loin :
“ Tu le prieras, et il t’exaucera,
Et tu accompliras tes voeux.
A tes résolutions répondra le succès ;
Sur tes sentiers brillera la lumière ”
Ces conseils, sans cesse réitérés, eurent sur le jeune Pyotr une heureuse influence. Poussé par son starets, Pierre sans cesse redisait en son coeur la prière de Jésus, mettant encore en pratique les importants principes que lui enseignait son ami. Pyotr, à présent, ne pouvait plus se passer de Théophile. Un jour qu’ils se retrouvaient comme à l’accoutumée, sur les bords du Dniepr, ils entamèrent, assis côte à côte sur l’herbe de la rive, l’un de ces dialogues innombrables qu’ils affectionnaient.
“ Aide-moi, frère, suppliait Pyotr, regardant Théophile, aide-moi à sauver mon âme. ”
“ Mais tu le peux tout seul, répondait le bienheureux. Il suffit que tu en aies le désir et l’ardeur. ”
“ Comment cela ? s’inquiétait Pyotr. Apprends-le moi donc. ”
“ Renonce au monde, commença gravement Théophile. Renonce au monde, et à tout ce qui s’y trouve. Ferme à chacun la porte intérieure de ton âme. Crucifie ta chair, ses passions et la luxure. Et gardant la prière incessante, choisis la voie étroite qui mène à la vie éternelle. ”
“ Je le promets devant Dieu, dit Pierre. Ce que tu m’ordonneras, je suis prêt à l’accomplir. Je crains seulement que ma naïveté, et mon inexpérience me laissent malaisément atteindre au succès espéré. ”
“ Eh bien, fit le starets, marche sur mes traces, imite mon ascèse, et tu seras sauvé. ”
Le jeune Pyotr, de ce jour, fût tout-à-fait transformé. Devenu silencieux et méditatif, il ne riait plus, ne plaisantait plus, et toute sa façon de vivre changea bientôt elle aussi. Des jours entiers, il demeurait penché sur ses livres, ou bien s’en allait, des heures durant, prier à l’église. Et surtout, il jeûnait.
Les supérieurs de l’Académie, notant en lui ce brusque changement observèrent attentivement le jeune homme qui, parce qu’il méprisait tout-à-coup les règles et les usages de ce monde, leur paraissait à présent le vivant reproche de tout ce qu’ils étaient. Ils lui adressèrent dès lors de sévères remontrances, lesquelles cependant restèrent sans effet. Pierre seulement, voyant les regards de l’autorité fixés sans cesse sur lui, en fut contrarié, et résolut d’élire, pour lieu de ses ascèses, les terres du monastère Florovsky. Il passait là, dans quelque coin paisible et retiré, de longues heures solitaires, se sachant toute liberté de s’y adonner à la prière. Pyotr, un soir, oubliant qu’allaient fermer les portes se trouva même enfermé à l’intérieur du cloître. Allant donc se cacher dans la cave du couvent, il entreprit, à la lueur d’un cierge, d’y lire patiemment tout le Saint Evangile. Mais des moniales y étant descendues en quête de provisions, à cette vue tellement inhabituelle furent prises de peur, et se mirent à crier, alertant les autres, qui aussitôt accoururent. Sur quoi l’abbesse Séraphina arriva, elle aussi, sur les lieux. Mais l’affaire fut éclaircie, et l’on renvoya Pierre dans son monastère.
“ Pourquoi te conduire ainsi ? ” s’enquit Andréï Stefanovsky, oncle de Piotr, et prêtre du monastère de Florovsky.
“ Que ne restes-tu tranquillement à étudier au monastère Bratsky ? Veux-tu te discréditer et causer ton malheur ? ”
Pierre demeurait muet. Silencieux il avait appris à souffrir toutes ces vexations. De temps à autre seulement, lorsqu’il perdait courage, et que son âme sombrait à l’excès dans le désespoir, il rejoignait le starets, se laissant en sanglotant tomber sur la poitrine de son grand ami.
“ Fais-toi violence, fais-toi violence, répétait le starets, consolant Piotr, auquel il voulait rendre son ancien courage :
“ Prends sur toi, disait-il ta part d’épreuves. Et suis l’Apôtre Paul : “ Souffre avec moi, comme un bon soldat de Jésus Christ”. Alors si ton adversaire, “ Le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant qui dévorer ”, que l’ascèse pour autant ne t’effraie pas. Mène-la jusqu’à son terme. C’est chose difficile, mais qui te vaudra d’échapper au feu de la géhenne. Si tes mains se roidissent, qu’usent un rude labeur, oins-les de la prière bienfaisante du Seigneur. Et que tes pieds aussi poursuivent la prière. Car “ Si le grain de blé ne meurt, qui est tombé en terre, il demeure seul. Mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits, ” dit le Seigneur. Si donc tu veux porter du fruit, meurs à ta pauvre image, pour éprouver en ton coeur que tu es mort déjà.
- Ah ! Batiushka ! soupirait Pierre, tout cela est si difficile pour moi ! Mes forces m’abandonnent. Mes proches se méprennent sur moi, et leurs cris me tourmentent m’affligeant à l’extrême.
- Toi donc, disait le starets, ne les écoute pas. Deviens semblable à un mort qui ne réagit plus à rien de ce qui l’entoure. Si même l’on t’adresse des suppliques, garde le silence. Si l’on te blâme, garde le silence. Si l’on te lèse, garde le silence. Si l’on t’avantage, garde le silence. Si tu es rassasié, garde le silence. Si tu as faim, garde le silence. Et ne crains pas surtout que nul fruit ne t’advienne pour avoir en toi fait mourir toute chose. Car il y en aura. Tout ne mourra pas. Une force en toi soudain se fera jour… Et quelle force, toute surnaturelle !… ”
Ces exhortations rendaient force et courage à Pierre, qui redoublait son ascèse. Persécuté, le jeune ascète fut bientôt radié de l’Académie. Pis même, ses parents se méprenant entièrement sur l’état, étrange apparemment, de son esprit qui, toujours plus noble, s’élevait vers les mystères, le firent enfermer à Kirillovskaya, dans un asile psychiatrique. Mais le lendemain, Pyotr, mourut, demeurant une énigme pour ceux qui d’abord avaient cru le connaître.
Théophile, ce jour-là, se trouvait à l’ermitage de Kitayevskaya. Comme secrètement averti, il dépêcha sur le champ une moniale du couvent Florovosky, chargée de présenter au défunt le dernier hommage d’un ami.
“ Va, dit-il à la moniale, jette sur lui ton regard, et incline bas la tête devant un être qui fut courageux, et d’esprit longanime. Voici comment sont sauvés ceux qui croient au Seigneur, et de toute la force de leur âme apprennent à l’aimer. La Parole en effet est véridique : “ Si nous sommes morts avec Lui, dit l’Apôtre, avec Lui nous vivrons ; et si nous persévérons, avec Lui nous régnerons”.
Las de vie agitée dont bruissait le monastère Bratsky, Théophile chercha quelque lieu plus propice à ses solitaires ascèses. Ce fut dans ce dessein, qu’il élut à Glubochitsa un vaste verger ombragé, à quelques distances du monastère Pokrovsky. Joseph Nikiforovich Dikivsky, qui en était le propriétaire, vouait au bienheureux un grand respect, et souvent venait lui demander conseils, et directions spirituelles. En sorte qu’il ne tarda pas, sous l’influence du bienheureux starets, à mener une vie véritablement ascétique. Il dormait peu, jeûnait, ne mangeait pas de viande, priait beaucoup, et s’adonnait avec bonheur à la lecture des écrits patristiques.
L’on était en 1906, et Joseph Dikovsky avait alors quatre vingt dix ans. Le starets Théophile rapporte son fils Nazaire, avait alors coutume de venir à notre verger. A peine arrivait-il qu’il courait à ses abeilles. Il ne possédait que quelques ruches, trois ou quatre peut-être, mais à s’en occuper, il usait d’un soin tout paternel. Et comme elles étaient florissantes ! Il ne s’en trouvait pas une pour mourir de maladie… Le starets m’aimait beaucoup. Quand il me voyait, du fond du verger venir à lui, il s’écriait : “ Nazaire, viens vite ! Je m’approchais, lui demandant sa bénédiction. Dieu te bénisse ! disait-il. Puis aussitôt : Pêches-tu toujours du poisson ? Apporte-m’en, et nous en ferons tous deux de la soupe. Car nous avions au verger une mare, où prospéraient d’énormes carpes. Aussi en attrapais-je à son intention, qu’il lançait dans son panier, encore frétillantes. Et chaque fois, il me faisait des reproches. Allons, que ne te maries-tu, Nazaire ? ”
Je bredouillais des excuses :
“ Je suis jeune, père. J’avais cependant déjà vingt sept ans à l’époque.
- Voyons, grondait le starets, fais attention ! Marie-toi, ou tu n’auras personne, lorsque tu seras vieux, pour te prendre par la main.
- Mais qui épouserais-je, père ? m’étonnais-je. Je n’aime, ni ne connais personne.
- La boulangère, Nazaire ! répondait-il. Elle te demandera ! ”
Le malheur fut que mon père, surprenant un jour notre conversation, se mit en tête de vouloir aussi me marier. Il ne me restait plus d’issue : je dus chercher un parti. Et à qui m’advint-il, selon vous, d’unir ma destinée ? Mais à une boulangère !
Son nom était Euphrosinia Kagarlitskaya. Sa mère, une pauvre veuve, pétrissait le pain qu’elle vendait au marché. Je ne l’avais pourtant jamais vue avant que d’épouser sa fille. Le fait même est que je ne découvris la vérité qu’à la veille exacte du couronnement. Car, devisant avec ma fiancée, je lui posai brusquement, au détour d’une phrase, cette question logique pourtant :
“ Mais à quoi donc travailliez-vous, ta mère et toi, avant que nous ne nous rencontrions ?
- Oh ! dit-elle simplement, nous pétrissions le pain.
- Et c’est ainsi, m’étonnai-je, que vous gagniez votre vie ?
- Eh bien oui, fit-elle. Les prières de père Théophile, vois-tu, nous assuraient de bonnes ventes.
- Comment ? repris-je de plus en plus surpris, veux-tu dire qu’il vous connaissait ?
Elle rit : “ Bien sûr qu’il nous connaissait ! A Justine, ma mère, il avait coutume d’envoyer un moine du monastère Bratsky. Il lui faisait dire alors, par le messager, qu’elle lui fît parvenir tant de petits pains, et qu’il se contenterait, à défaut, fût-ce de pâte crue. Dieu sait ce qu’il en faisait ! Il semble qu’il ait dû les distribuer à ses visiteurs, accompagnés d’autant de prophéties à sa manière ! Ah, quel gain nous faisions ces jours-là ! Ma mère vendait toujours au marché jusqu’à son dernier pain. ”
“ Voici maintenant, poursuivait Nazaire, treize ans que je suis paralysé tout-à-fait. Treize ans que je ne puis, sans l’aide de quelqu’un, ni marcher, ni même me vêtir. Comme d’un petit enfant, ma femme doit prendre soi de moi. Et je comprends aujourd’hui le sens des paroles étranges du bienheureux : Marie-toi Nazaire, ou lorsque tu seras vieux, tu n’auras personne pour te tenir par la main. ”
“ Ah, soupirait Nazaire, c’était un visionnaire, un voyant que le père Théophile ! ”
Le starets, qui jamais ne se faisait voiturer par quiconque, se déplaçait à cheval – un curieux cheval, que lui offrit Ivan Katkov, un marchand de la ville de Podol, qui possédait la crainte de Dieu, et tenait le starets en grande estime.
Sachant que le bienheureux pouvait difficilement, dans la clôture du monastère, s’occuper d’une bête, Katkov chaque jour le lui envoyait frais pansé et nourri, en sorte qu’il ne restait plus au starets qu’à l’atteler à sa carriole. Il y grimpait alors, s’asseyait dans cet équipage, et tout au long du chemin s’absorbait dans sa lecture du psautier, cependant que le cheval, lui, allait seul, les rênes flottant sur l’encolure. Et si, comme il arrivait souvent, des galopins, en route, lui cherchaient noise, s’égayant en bande derrière l’attelage et criant : “ Théophile ! Théophile ! emmène-nous avec toi ! ” parfois même lui jetant des pierres, le starets se contentait, un instant, de fixer le voyou, pointait dans sa direction un doigt sévère, puis à nouveau se plongeait dans sa lecture.
Joseph Dikovsky n’était pas le seul être cher au coeur du starets. Avec lui, Théophile aimait sa famille entière, entre lesquels Eugénie, sa fille aînée, comme aussi son mari Ivan Grigorievich Rudkin, qui était marchand de bétail. Vouant au starets un profond respect, Rudkin jamais n’eût rien entrepris sans sa bénédiction. S’apprêtait-il même à partir à la foire, qu’il se rendait d’abord à Kitayev, pour que le starets bénît son projet. Un jour qu’Eugénie était elle aussi venue poser au père Théophile quelque question difficile, le starets soudain lui demanda : “ Dis-moi, servante de Dieu, que ne maries-tu tes enfants ?
- Père, répondit-elle, c’est que je ne trouve pas de fiancés.
- Fais attention, tout cela prévaudra contre ton âme quand, nécessairement l’heure sera venue de passer le fleuve de feu. Comment, blâma le starets, comment cela, tu ne trouves pas de fiancés ?
- Eh bien, dit en riant Eugénie, par manière de boutade, tu me tendras ton bâton, et je traverserai. ”
Un instant rentré dans sa cellule, le starets en ressortit avec du pain blanc tartiné de caviar.
“ Pour toi, dit-il en le lui tendant. N’aie crainte, prends-le. Et, sitôt de retour chez toi, donne-le à ta fille. Tu la verras avant peu épouser un homme de renom. ”
De fait, l’on apprenait peu après que la fille de Rudkin était fiancée. Et l’on sut bientôt que celui qu’elle épousait était M. Constantin Skvortsov, professeur en titre.
Rudkina, une autre fois, revint sur quelque matière nouvelle interroger le starets. Et comme elle allait partir : “ Comment se fait-il, batiushka, lança-t-elle, que tu aies à ce point oublié mon père ? Viens donc lui rendre une visite. Tu verras comme en ce moment notre verger est beau. ”
“ Je viendrai, je viendrai, ” assura le starets. Et son regard se chargea de tendresse. Le bienheureux ne se fit guère attendre. Il vint bientôt à Glubochitsa, où la rencontre avec Dikovsky fut des plus émouvantes. N’ayant pas vu le starets depuis plusieurs années déjà, Joseph Nikiforovich se réjouissait comme un enfant de cette venue tant attendue. Il entreprit de montrer au starets divers aménagements nouveaux apportés à son domaine.
“ Joli, très joli, approuvait le bienheureux. Tout cela a magnifiquement fleuri. ”
Tout deux se promenèrent dans le verger, s’y arrêtant à l’ombre d’un gros chêne. Là, le starets leva ses yeux sur Joseph, et comme inspiré soudain, prononça ces mots étranges :
“ Prie, Joseph, serviteur de Dieu. Prie. Le sol que nous foulons est sacré. ”
“ Comment cela se pourrait-il ? s’étonna Dikovsky. La jeunesse de la ville, durant les vacances, vient se livrer ici à des jeux plutôt indécents, et tu dis, toi, que ce lieu est saint ? ”
“ Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, dit le visionnaire. Et son ton marquait une pleine assurance. Mais en vérité, je dis qu’en ce lieu, sur cet emplacement même où nous nous tenons, viendra rayonner la grâce abondante de Dieu. Une église bientôt y sera édifiée ; et ce chêne que tu vois ici sera abattu, en place duquel un autel sera érigé. Ton verger entier portera les fondations d’un couvent de moniales, et une femme de condition royale en sera tout à la fois l’higoumène et la fondatrice. ”
Les années passèrent. Un jour enfin, il s’avéra que s’accomplissait en tout point la prédiction du starets.
En 1888 en effet, il advint que la propre femme du Grand Duc Nicolas Nikolaevich, la Grande Duchesse Alexandra Petrovna, laquelle vivait à Lipky, dans la banlieue de Kiev, non loin d’un petit monastère qu’elle avait fait surgir de terre, entreprit soudain, dans le voisinage de Kiev, de chercher un lieu, propice à la construction d’un nouveau monastère, qui eût été plus grand. Or il se fit au même moment que Théodisia Ponyrkina, l’une des filles de Dikovsky, entendit évoquer ce vaste projet. A la Grande Duchesse elle suggéra dès lors l’acquisition du terrain de Dikovsky. Son Altesse Royale délégua sur place la femme de son diacre, chargée par elle d’inspecter le verger, puis d’en dresser les plans. Enchantée de ces derniers, elle acquit sans plus tarder le verger de Dikovsky. Et l’on vit peu après, grâce au zèle immense déployé par la Grande Duchesse, commencer de s’y élever le monastère dit Pokrovsky, édifié tout sur sa fortune personnelle.
Plus tard, apprenant la prophétie du starets Théophile – elle était alors higoumène – la Grande Duchesse fut abasourdie.
“ Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Cela peut-il être vrai ? Que ne me l’a-t-on pas dit plus tôt ? ”
“ Cela m’avait entièrement échappé, votre Altesse ; ” répondit Ponyrkina.
Sur-le-champ, la Grande Duchesse dépêcha une moniale à l’ermitage Kitayevskaya, pour y chanter une pannykhide, sur la tombe du bienheureux. Et de ce jour elle honora pieusement la mémoire du starets Théophile, dont elle avait demandé qu’on lui peignît une icône.

Chapitre III

Mes larmes ont été ma nourriture jour et nuit,
tandis qu̓on me disait chaque jour :
«Où est ton Dieu ?» (Ps.41,4).

“ Voici : je fuirais bien loin, j’irais séjourner au désert”.
Voyant dans son grand âge décliner ses forces, le hiéromoine grand schème Théophile pria, le 1er décembre 1844, l’higoumène du monastère Bratsky, qu’on le transférât à la Lavra Pecherskaya de Kiev, pour y être affecté au monastère de Bolnichny. Mais le Métropolite Philarète ne condescendit pas à sa requête, l’envoyant à l’ermitage de Goloseyevskaya, à quelques lieues de là, où l’on lui donna la cellule de feu le hiérodiacre Eustache. Pour une raison inconnue l’on oublia, qui plus est, de faire suivre le registre du starets, ce qui lui valut, jusqu’à sa mort, de n’être pas recensé parmi les moines de la Lavra.
L’hiver passa. Le printemps survint, puis l’été arriva.
La renommée de l’ascète s’étendait chaque jour plus loin, attirant sur le site si pittoresque de Goloseyevskaya une foule toujours plus nombreuse. “ Une ville, située sur une montagne, dit le Seigneur, ne peut être cachée. ” Et tout comme il est impossible aussi de cacher parmi l’herbe sauvage une fleur odoriférante, pour ce que son parfum suave à lui seul la fait découvrir, le bienheureux Théophile ne pouvait non plus demeurer longtemps caché dans la solitude de son ermitage. Déjà, l’odorant parfum de sa vie sainte allait au loin se répandre, tant et si bien que les âmes en quête de consolation et de secours spirituel en percevaient bientôt la douce senteur. A ceux-là s’ajoutaient les pèlerins qui, venus à Kiev pour en vénérer les saints lieux, faisaient le détour par l’ermitage, pour y voir le starets et parler avec lui. Le bienheureux dès lors accrut encore sa feinte folie, espérant ainsi faire fuir les gens dont l’importunaient les incessants bavardages, et désireux aussi d’échapper à la gloire du monde.
Théophile, les premières années qui suivirent son entrée à la Lavra, ne s’était pas fait assez remarquer encore pour que l’higoumène, le père Grégoire, prît garde à ses bizarreries. Aussi les lettres de recommandation du même higoumène font-elles d’abord état de lui, en 1845, comme d’un moine capable et soucieux d’obéir, honnête, doux, et humble dans sa conduite. Mais dès 1846 pourtant, le même Théophile y fait figure de “ moine peu capable, irrespectueux, opiniâtre et égoïste. ” En 1847, le hiéromoine grand schème Moïse le juge “peu capable”. “ Il va à l’église, dit-il et se contente de vivre tranquillement en homme paisible. ” Et en 1848, lorsque soudain s’élève une controverse sur l’attitude étrange du starets, il est décrit en ces termes : “ Incapable de rien ; sans la moindre obéissance ; péremptoire et borné ; il a cinquante neuf ans. ”
Ces noirs rapports sur Théophile, ainsi que d’autres semblables émanés du Conseil des Anciens de Goloseyevskaya, achevèrent d’alarmer le Métropolite Philarète, qui donna ordre au nouvel higoumène de l’ermitage, le hiéromoine grand schème Callixte, de lui rendre compte des capacités de Théophile. C’est ainsi que fut établi un rapport, en date du 20 octobre 1848, lequel attestait que le hiéromoine grand schème Théophile “célébrait tous les offices de semaine, mais n’était pas apte, selon l’avis commun de célébrer un office religieux dans les règles, avec la correction et le respect voulus.” Le Métropolite prit note de la circulaire, en vertu de quoi il fut dès lors interdit au bienheureux de prendre part aux célébrations d’offices. Il n’était plus admis “pour le salut de son âme”, qu’à donner la communion aux fidèles, les seuls jours de samedi, revêtu par faveur de ses ornements de prêtre.
Nul prophète n’est jamais en honneur en son propre pays. Aussi Théophile fut-il, peu après l’oukaze pontifical, de surcroît radié de l’ermitage, et transféré sans cérémonie au lieu dit communément du “verger de Novopasyechny”. Le starets pourtant ne tarda pas à beaucoup s’y plaire. L’ennui était qu’il lui fallait, pour atteindre l’église, marcher fort longtemps. Mais le starets, malgré cela, jamais ne manqua un office. Mieux même, il apparaissait dans le temple de Dieu avant que les cloches ne se fussent mises à sonner. Ne s’était-il pas, dès sa jeunesse, distingué par son ardeur extrême à la prière et par son amour sans bornes pour les offices de l’Eglise ? D’un même coeur, avec le psalmiste, il se fût écrié : “ Combien j’aime, Seigneur, la beauté de ta maison, et le temple de ta gloire ! Accorde-moi seulement de vivre sous les parvis du Seigneur tous les jours de ma vie, de voir la beauté de Dieu, et d’habiter son saint temple. ”
Entrant dans l’église, il avait pour coutume de s’y prosterner chaque fois par trois fois devant l’autel. Puis, se signant devant les Portes Royales, il se tenait-là, quelques temps en prière. A moins qu’il ne se dirigeât, parfois, vers la porte qui s’ouvrait au midi. Et si les femmes alors se hâtaient de venir faire cercle tout autour de lui, il pressait le pas vers la porte ouest, traçant en l’air d’invisibles signes de croix, comme s’il eût voulu par la force indéfectible de la croix, repousser au loin ces importunes.
“ D’où, puissances obscures, vous êtes-vous assemblées ? clamait-il d’une voix forte, sur un ton qu’emportait la colère. Et il citait le Psaume : Dieu se lèvera, et ses ennemis seront dispersés. ”
Venait l’hexapsalme. Théophile alors, brusquement entrait dans le choeur, et sans crier gare lisait les psaumes qui revenait au lecteur. Celui-ci, appréciant peu cette aide indésirable, tentait en vain de l’en empêcher. Mais rebuté par le starets, il finissait pourtant par lui donner son livre. Le bienheureux d’un ton inspiré, se mettait à lire, mais sa voix demeurait étrangement détimbrée. Mécontents de sa lecture, les choristes fondaient en reproches :
“ Plus fort, batiushka. On entend rien. ”
Le starets, à rebours, baissait la voix davantage, ne lisant plus qu’avec un ridicule filet de voix, avant, la lecture du troisième psaume achevée, que de fermer son livre en hâte et de sortir bruyamment du choeur pour aller se planter enfin au beau milieu de l’église, à l’extrême stupeur de toute l’assistance.
D’autres fois encore, tandis que le choeur concluait les mâtines, entonnant avec force la Grande Doxologie, ou durant la liturgie, à l’heure solennelle de l’Hymne Chérubique, écartant tout-à-coup les gens sur son passage, le bienheureux se ruait au centre de l’église et, s’agenouillant devant l’autel, les bras et les regards élevés vers le ciel, priait à haute voix. Puis, avec précipitation, il quittait les lieux, suivi d’une foule de curieux l’enserrant à l’étouffer.
Populaire en effet, le starets l’était. Car l’on disait sa prière puissante devant Dieu et, par un fait mystérieux, capable de grandement soulager les maux et les afflictions de ceux qui, dans leurs souffrances recouraient à lui. Et bien des malades – des infirmes même se trouvaient subitement guéris. De leur nombre fut Marie Gringorievna, femme de fonctionnaire, qui, sujette à d’inexplicables accès de délire, voulut recourir aux prières du bienheureux. Le starets lut sur elle l’évangile, puis, levant le Livre Saint, lui en assena sur la tête un coup violent. Et tandis que, surprise par la douleur subite, elle s’écroulait à la renverse, lui s’écria d’une voix forte : “ Au nom de notre Seigneur Jésus Christ, je te le commande, sors ! ” Et la femme fut à l’instant guérie.
“ Si tu veux aller bien désormais, lui conseilla le starets en la bénissant, vis à l’ermitage de Kitayevskaya, et ne t’aventure plus au-delà. ” Jusqu’à sa mort donc, Marie Grigorievna vécut auprès de l’ermitage, où chaque jour elle se rendait, pour y assister à l’office.
Un chantre du Métropolite, prénommé Nikolaï, était, de manière irrésistible, la proie de si violentes passions charnelles, qu’il faisait communément figure de possédé. Ni le jour ni la nuit de fait, ces pensées qui l’obsédaient ne quittaient son esprit, ne lui laissant de répit. Quand, un matin de printemps, nonchalamment flânant dans les bois, il tomba nez à nez avec le bienheureux. Désireux de fuir tout entretien qui pût lui évoquer son mal, il obliqua en chemin. Mais de son côté, le starets eut tôt fait de le rattraper :
“ Hé, Nicolas ! cria-t-il. Attends un peu ! Où vas-tu donc ? Viens par ici, que nous nous délections tous deux à des pensées lascives. ”
Se sentant accusé, Nicolas pleura amèrement.
“ Voyons, dit le starets pour le consoler, tout cela n’est rien. Le Seigneur, pour peu qu’on le prie, fait miséricorde. ”
Et joignant le geste à la parole, sur-le-champ il s’agenouilla, et se mit à prier. Non moins d’une demi-heure plus tard, il se relevait enfin et, regardant tendrement le malheureux : “ Voilà qui est fini, lui dit-il. Les pensées lascives ne t’importuneront plus. ”
Le jeune homme, de ce jour fut guéri de son mal, et les pensées ne le tourmentèrent plus.
Le bienheureux Théophile n’avait guère vécu plus de six mois au verger de Novopasyechny lorsque, le 29 avril 1849, il fut en vertu d’un décret du Métropolite Philarète, transféré à l’ermitage de Kitayevskaya, à quelques distances de Kiev.
Là, le starets, pour l’amour du Seigneur, accrut davantage encore son ascèse de fol-en-Christ. Et bien qu’il se fût trouvé, en l’espèce des mille persécutions dont l’accablèrent dès lors les Anciens de l’ermitage, une croix nouvelle à porter, il recevait néanmoins en ces lieux la consolation douce de l’hésychia. Ceinte de hautes montagnes, Kitayevskaya était environnée de denses forêts. Le starets s’enfonçait fort avant dans cette solitude, et son âme, longtemps s’y épanchait en prières. Alors il s’adonnait à l’ineffable vision de Dieu – Dieu, dont les yeux, dit le Prophète, sont mille fois plus brillants que le soleil et brillent, radieux, sur toutes les actions des hommes, qu’ils pénètrent jusqu’aux lieux les plus secrets de leurs coeurs.
Il allait s’agenouiller souvent sur la souche d’un arbre, et demeurant là des jours entiers, se lamentait sans fin sur ces temps pervertis, implorant le pardon du monde qu’enténèbre le péché.
L’esprit constamment occupé de la prière et de la pensée de Dieu, Théophile n’avait nul égard à sa mise. Soucieux de la seule beauté de l’âme, il se moquait bien de la propreté du corps. Et maculés de tâches d’huile, ses habits élimés étaient ravaudés d’étoffes, et de tous côtés cousus d’un grossier fil blanc. Allât-il à l’église, le bienheureux par-dessus sa chemise, jetait seulement son rasso, et dans cet accoutrement allait par les rues, la poitrine ouverte sous le voile épais largement rabattu, les pieds chaussés de pantoufles éculées ou, parfois, d’une paire de bottes dépareillées, dont l’une lui montait à la cheville, tandis que l’autre, d’une matière de feutre, était par une bizarrerie nouvelle, à demi recouverte d’une chaussure de ville. Enfin, pour compléter le tout, il se nouait sur la tête un vieux chiffon sale.
Beaucoup, remarquant cet affreux bandage dont il s’enrubannait la tête, le raillaient, disant :
“ Salut, père Théophile ! Où as-tu pris mal aujourd’hui ? ”
“ Es-tu médecin ? ” répliquait le starets, prenant son air sévère. Et il leur tournait les talons.
D’autres fois au contraire, voulant paraître comme éclatant de santé, il contrefaisait le glouton, que ses excès de table eussent rendu corpulent. Et plaçant sur son ventre un oreiller énorme, il arpentait la cour, avant que de déambuler, par-delà les portes du monastère, jusque vers les bois. Là, rencontrant des novices, lesquels en désoeuvrés s’attardaient à bavarder, lui, d’un air de reproche, les regardant secouait la tête :
“ Pourquoi, grondait-il, les scribes et les pharisiens furent-ils jugés ? ”
“ Mais les drôles, déjà, avaient noté, volumineux, le faux estomac de Théophile, et partant, se répandaient en gros éclats de rire.
Cependant, cette saleté même qu’on lui voyait toujours, ce manque de soin qui lui était par tous unanimement reproché, pour Théophile revêtait un sens particulier. L’on avait bien remarqué, d’ailleurs, que plus il était mal mis, plus son esprit combattait, plus méditatif se faisait son front, et plus grande était la force de ses prières.
Toujours, le bienheureux priait dans le secret. Avant que de commencer sa règle dans sa cellule il endossait son rasso, puis pour lire l’acathiste et l’évangile, allumait trois lampes, en mémoire des trois fois où Dieu l’avait sauvé de l’eau. Constamment aussi, il portait un ceinturon de métal, où figurait une icône de la Théophanie du Seigneur. Dès lors, pour n’être pas paresseux, fût-ce un seul instant, le bienheureux filait la laine, tricotait des chaussettes ou tissait de la toile, qu’ordinairement il donnait aux iconographes, pour avancer leur ouvrage. Et, durant son travail, il récitait, avec d’autres prières encore, le psautier en entier, qu’il savait tout par coeur. Chaque jour enfin, il faisait devant les icônes des prosternations sans nombre, n’accordant à son corps épuisé qu’un dérisoire temps de repos : Il s’adossait pour ce faire simplement au mur, à moins qu’il ne s’étendît sur son poêle, en travers duquel il plaçait pour oreiller une bûche ; ou bien il venait, au milieu de la cellule, s’asseoir sur un banc étroit, si court que s’il s̓abandonnait seulement un instant au sommeil, il en tombait bientôt, et, de la sorte éveillé, s’en retournait vite à ses prières.
Le supérieur de l’ermitage, lui, néanmoins, Iov, hiéromoine grand schème, haïssait le bienheureux et son ascèse de folie, constamment épiant sa vie et sa conduite. Jamais pourtant il ne parvenait à surprendre le starets en prière, non plus qu’occupé à de salutaires et spirituels exercices. A quelque moment qu’il visitât le visionnaire dans sa cellule, celui-ci, sachant toujours quand il allait venir, précipitamment ôtait ses habits de dessus, et, se jetant sur son banc, feignait de dormir. C’est ainsi qu’il suivait ce précepte du Seigneur :
“ Mais toi quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est dans le lieu secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. ”
Par ses labeurs donc, et ses secrètes ascèses, menées toujours dans la prière, le bienheureux s’édifiait dans les cieux un palais éternel, dès cette vie accumulant ces réserves qui valent pour l’éternité.
La cellule du bienheureux, loin d’être jamais tenue, était invariablement jonchée de déchets et de détritus lesquels en recouvraient tout le sol. Et, lui demandait-on pourquoi il la laissait dans cet état :
“ C’est, disait-il, pour que tout ce qui m’entoure me rappelle cruellement le désordre de mon âme. ”
Quelques anciens de la Lavra, lesquels avaient visité la cellule de cet homme de Dieu, rapportaient qu’elle était encombrée de rangées de cruches et de pots, tous emplis de quelque nourriture, destinée aux visiteurs – pain, gruau, farine, tartes, sucre, miel, oeufs de cabillaud, poissons divers, raisins et autres fruits, thé, huile, encens, cierges, et mille choses encore.
Cet amas de provisions faisait, il va sans dire, plus d’un envieux dans le monastère, parmi les jeunes recrues surtout. Brûlant de faire main basse sur cette nourriture, les jeunes gens élaborèrent un plan des plus judicieux. S’étant avisés que le supérieur de l’ermitage haïssait Théophile, ils persuadèrent son sacristain favori, Polycarpe, de présenter à Iov une pétition, le priant de transférer le starets, dans quelque autre cellule ailleurs. A quoi Polycarpe fut d’autant plus disposé qu’il détestait le bienheureux tout autant que faisait son supérieur. Il semble en outre que Théophile ait eu l’habitude fâcheuse de collectionner des armées entières de lombrics, de cafards, de scarabées et de punaises qu’il cousait dans une toile à matelas, pour les lâcher ensuite à l’église, où bientôt ils grouillaient en tous sens. Hélas, c’était Polycarpe qui se voyait requis alors de prendre en chasse cet armada rampante, et d’en repousser, armé d’un balai, tous ses hideux soldats sur le seuil de la porte. Souvent dès lors, Polycarpe, dans un accès de colère, se jetait sur le bienheureux qu’il couvrait d’injures, allant jusqu’à le battre même, cependant que le starets, immobile devant lui, croisait seulement les bras, gardant un muet silence.
“ Le méchant songe à la ruine, dit le prophète Isaïe. Il cherche où il jettera ses filets pour perdre le malheureux, l’abusant de ses paroles fourbes, quand même le pauvre est homme de droiture. ”
Telle était bien la source de la haine que Polycarpe portait à Théophile. Se répandant donc en calomnies sur son compte auprès du supérieur, il reçut de lui l’ordre de déménager “ le coupable ” dans quelque autre cellule. Sur quoi Polycarpe courut chez le bienheureux et, lui minaudant un sourire affecté :
“ Père Théophile ! s’écria-t-il. L’higoumène vous ordonne de déménager ailleurs ! Dans une autre cellule ! ”
“ Dirige mes pas selon Ta parole, ” répondit humblement le starets. Et prenant sous le bras son rasso, le psautier et une icône, il se rendit en hâte vers la cellule qu’on lui désignait. C’était justement ce qu’attendaient les novices. Sous couleur de déménager le “mobilier” – le bienheureux pourtant n’avait rien dans sa cellule hormis son lutrin, un banc, et une petite table de bois brut – ils se ruèrent sur les provisions. Mais le starets Théophile, sans être le moins du monde troublé par la perte de ces douceurs, dans la bonté de son coeur angélique ne savait que s’exclamer :
“ Merveilleuses sont tes oeuvres, Seigneur ! ”

Chapitre IV

Celui qui marche dans une voie intègre
sera mon serviteur (Ps.100, 6).

Pour éviter que ne se reproduisent à l’infini semblables situations, comme pour contribuer aussi à extirper le mal qui contaminait certaines âmes, néanmoins bonnes, le bienheureux résolut d’accepter que des syncelles partagent sa cellule. Ceux-ci pourtant n’étaient pris d’entre les moines, le starets préférant les choisir parmi les laïcs. L’ancien dès lors ne portait nul égard à la conduite de vie de la dite personne, fût-elle ou non corrompue, pourvu que l’être fût ardent, que le coeur fût bon, l’âme ouverte, et qu’il y eût de plus quelque désir de s’amender.
C’est ainsi qu’un certain Ivan, vagabond en guenilles, survint un jour à l’ermitage de Kitayevskaya. Déserteur du service militaire, il avait commis depuis – la chose remontait à plusieurs années – une bonne série de crimes. Tombant nez à nez sur lui dans la cuisine du monastère, le starets à brûle-pourpoint lui révéla tous ses péchés les plus secrets, ce qui eut sur-le-champ pour effet d’amener au repentir le coeur du vagabond. Voyant devant lui ce moine extraordinaire, Ivan stupéfait résolut de ne plus quitter au grand jamais le starets. Pleurant à chaudes larmes, il se mit à se repentir de ses crimes.
“ Oui, sanglotait-il, il est grand besoin que je me repente. J’ai fait bien du mal sur la terre. ” Et il soupira profondément.
Le starets Théophile le scruta de la tête aux pieds. Puis, secouant avec pitié la tête, il eut aussi un profond soupir.
“ Connais-tu, lui demanda-t-il, la parabole des talents ? ”
“ Non, batiushka, répondit Ivan, plein de contrition, je ne connais rien. Je suis né fou et mourrai fou. ”
Le starets alors lui conta la parabole et, lui en ayant expliqué le sens :
“ C’est ainsi, poursuivit-il, que notre vie est un temps de placement. L’on doit être prompt à l’utiliser pour acquérir tout ce qu’il est possible. Si tu t’en vas au bazar vendre des sandales de corde, et qu’au lieu de t’asseoir les bras croisés, tu t’ingénies à faire entrer les acheteurs, alors, lorsque tu as tout vendu, tu peux acheter tout ce dont tu as besoin pour toi-même. ”
“ Mais, mon batiushka, quand, et où vais-je acquérir ces talents ? Je suis un illettré, fou et simple d’esprit. De talent, je n’ai jamais acquis aucun. ”
“ Tout cela est faux. Le Seigneur, à chacun de ceux qui naissent sur la terre, a donné quelque chose. Ce qui veut dire que tout être a de quoi investir et espérer un gain. ”
“ Mais où alors ? Où sont ces talents ? ”
“ Eh bien, il suffit que tu te regardes attentivement, et tu découvriras quel talent est le tien, et comment tu peux le mettre à profit pour en attendre un gain. Car au jour terrible du jugement, tout sera soumis à examen : Tu as eu des mains ? Que t’es-tu acquis avec elles ? Tu as eu une tête, une langue aussi ? Qu’en as-tu fait ? Qu’as-tu acquis avec elles ? Quant à la rétribution, elle ne sera pas donnée en fonction du fait que tu auras ou non acquis, mais selon la nature même de ce que tu auras acquis. ”
Après cette conversation, Ivan, l’espace d’un jour entier, se tint aux côtés du starets, en toute chose l’observant, et il demeura stupéfait de sa sagesse, de son humilité et de sa simplicité. Enfin, vers le soir, il fut enflammé du désir de vivre à jamais sous la direction spirituelle du saint. S’approchant de Théophile, il tomba avec larmes à ses pieds.
“ Batiushka ! s’écria-t-il. Prends-moi avec toi ! Ne laisse pas mon âme périr dans les péchés et les vices ! ”
“ Très bien, très bien, fut la réponse du starets. Quiconque vient à moi, jamais je ne m’en détournerai. Je vois que ton coeur véritablement désire oeuvrer pour le Seigneur. Viens donc vivre avec moi, tu feras ton salut ; mais mets-toi bien dans l’esprit que, parce que je ne possède rien, il te faut t’attendre à endurer le froid, la faim, la soif, les privations et les peines. Aussi ne te plains pas, dès lors que tu commenceras d’en souffrir. ”
“ O mon véritable père ! Et quand j’aurais à donner ma vie pour toi, à cause de l’amour du Christ Sauveur, je suis prêt à le faire. ”
Ivan, de ce temps, commença de servir le bienheureux, devenant son premier syncelle. Strict, le starets Théophile, d’un oeil vigilant suivait le développement spirituel et les progrès d’Ivan, interceptant jusqu’à l’ombre d’un vice ou d’une méchanceté qui pût se faire jour en son âme.
L’on vint un jour porter au bienheureux un grand filet tout levé d’esturgeon. Tenté par le présent, Ivan se l’appropria. Il l’eut bientôt mangé, lorsqu’il se sentit à l’estomac une douleur si terrible, qu’elle lui fit pousser les hauts cris, et appeler à l’aide.
“ Souffre, souffre, frère, lui dit en plaisantant le starets accouru à ce bruit. Ce sera ce poisson que digère ton estomac… Qu’écoutes-tu l’ennemi ? ajouta-t-il. Pourquoi t’es-tu laissé persuader de prendre une nourriture qui ne t’était pas destinée ? ”
Mais voyant le repentir tout sincère du coupable, il en eut compassion. Un instant il se mit à prier, et le mal aussitôt disparut.
De la sorte, il forma son syncelle, lui imposant divers travaux, et lui enjoignant autant d’ordres, qui, tout apparemment insensés qu’ils fussent, et fort étranges de nature, n’en étaient pas moins d’un très grand profit pour les progrès en pureté de l’esprit d’Ivan. C’est ainsi, mêlant en outre à ses paroles des directions spirituelles telles qu’il pût les comprendre, que le starets, sans retard, parvint à purifier le coeur d’Ivan de tout vice, de tout mal, et de toute tentation.
Reconnaissant dès lors, le syncelle perçut sa propre insignifiance en regard du starets. Voyant en lui ce paternel amour que rien ne pouvait entamer, comme tous ces soins qu’infatigable il lui prodiguait, Ivan pour cela le payait de retour par le dévouement le plus tendre, l’obéissance la plus candide qui fussent.
“ Ivan, lui dit un jour le starets. Prends un panier, et viens cueillir des champignons. ”
Prenant leur panier, ils s’en furent au bois, jusque dans un épais hallier. L’air alentour était lourd, la chaleur accablante. Le starets cueillait des champignons, mais ce faisant soupirait :
“ Ah, quel orage ! Quel orage s’approche ! ”
Ivan leva les yeux, regardant en l’air. Clair et limpide, le ciel était d’azur.
“ Il n’y aura pas d’orage, batiushka ! On ne voit pas un nuage ! ”
“ Oh si, si ! Il y en aura un ! Très bientôt ! Le voici, qui déjà s’approche de nous ! ”
A cet instant précis, trois jeunes gens armés de gourdins surgirent des buissons et, furieux, se ruèrent sur le starets.
“ Ah ! Nous avons pris un moine ! Ton argent ! Donne-le-nous ! ”
Le starets se signa puis, paisiblement, fouilla son panier, pour en sortir bientôt le plus gros champignon.
“ Tiens ! dit-il en le lui tendant, manges-en tout ton content ! ”
“ Quoi ? s’écrièrent les brigands. Et tu te moques de nous encore ! ”
Et ils se mirent à le rouer de coups.
“ Ivan ! murmura le starets ensanglanté déjà, va-t-en ! ”
“ Non ! répondit, fidèle, celui qui le servait. Où est le maître, là est aussi son serviteur. ”
Alors, à la vue du sang ruisselant sur son starets, une frénésie le prit, qui sur-le-champ le fit se jeter sur ces malfrats. Hélas, ils étaient deux fois plus forts et, garrotant le syncelle, à son tour ils le battirent sans merci. Après quoi, s’étant assez rassasiés de brutaliser ces victimes sans défense, les brigands s’en furent comme ils étaient venus.
Ivan maintenant comprenait quelle sorte d’orage les avait approchés.
Le second syncelle du bienheureux était un soldat en retraite du nom de Kornily. Têtu et borné, jusqu’à un point fort peu ordinaire, le bonhomme avait de plus une langue bien fourchue. Tant, que les pèlerins qui venaient visiter le starets devaient souffrir de Cornélius cent insultes diverses, ce qui souvent les faisait se plaindre à Théophile de la grossièreté de son syncelle.
“ Tu ne sais en rien te conduire en ermite, grondait, sévère, le starets. Mais je vais t’envoyer à la Lavra : Ils auront tôt fait là-bas de te mettre au pas ! Espèce d’ours ! ”
De fait, il envoya Kornily à l’hôtellerie de la Lavra. Ensuite de quoi, l’higoumène Agapit, lorsqu’il fut nommé supérieur de la dite hôtellerie de la Lavra, prit Kornily pour être son syncelle.
Agapit était un grand starets, et son nom fut longtemps dans les mémoires de tous ceux qui purent bénéficier de son immense charité. C’est ainsi qu’il avait coutume d’acheter des pièces entières de beau drap noir, de toile, et d’autres tissus encore, dont il faisait coudre des habits tant d’hommes que de femmes, qu’ensuite il donnait tout à de pauvres pèlerins. A quoi s’ajoutaient, outre la constante distribution d’argent, d’habits et de pain qu’il faisait, les pensions mensuelles qu’il allouait à un nombre non négligeable de familles véritablement pauvres et nécessiteuses de la ville. Enfin le père Agapit acceptait à l’hôtellerie de la Lavra toute une foule de gens simples, qu’il nourrissait, habillait, soignait, et surtout exhortait à faire bientôt leur salut.
Tel fut donc le starets auprès duquel se retourna Kornily. Et s’il fut en vérité malaisé, pour père Agapit, dans les premiers temps, de s’entendre avec Kornily, il en vint pourtant à la fin, sous le nom de Nector, à le tonsurer, et plus tard, lorsqu’il l’eut enterré, ce ne fut jamais sans amour qu’il évoqua sa mémoire. A Kornily cependant, il convient aussi de rendre cette justice qu’il fut irremplaçable dans l’exercice des secrètes charités du starets Agapit et qu’il lui était par manière générale, dévoué de toute son âme. Père Agapit en effet, qui ne limitait pas ses charités à la seule Lavra, aimait à visiter la prison de la ville, les précaires abris des plus démunis, comme aussi tous les gens qui se trouvaient être les plus pauvres. Et c’est dans de telles tournées que Kornily justement avait coutume de l’accompagner. Tous deux chargeaient alors leur attelage de baluchons d’habits et, prenant des paniers emplis de pain blanc et de pièces d’argent, il s’en allaient à la ville, comme s’ils eussent dû faire leurs emplettes dans divers magasins. En réalité pourtant, c’est une oeuvre toute spirituelle qu’ils menaient à bien. Et, visitant les nécessiteux, ils habillaient les uns, donnaient à d’autres du pain, à d’autres encore de l’argent. Après quoi, désireux toutefois de sauvegarder les apparences, ils emplissaient leurs paniers de quelques menues denrées, puis s’en revenaient chez eux, heureux et contents. C’est ainsi que peu après son transfert à la Lavra, Kornily, d’ours ignorant qu’il était, fut entièrement changé en un digne disciple du grand starets qui le formait.
Ce changement, le bienheureux Théophile l’avait déjà prédit bien longtemps auparavant lorsque le père Agapit, qui dans le monde n’était encore que Timothée Milovanov, visita le starets à l’ermitage de Kitayevskaya pour la première fois, il s’entendit dire en effet :
“ Quand tu deviendras higoumène de l’hôtellerie de la Lavra, ce fou de Kornily te servira. Il rétorque à tous et s’en prend à tout le monde, mais il saura s’entendre avec toi. ”
Le troisième syncelle du bienheureux Théophile fut un dénommé Pantéléimon, lequel, après la mort du starets, vécut à l’hôtellerie de la Lavra jusque dans un âge très avancé. Là, il contait à nombre d’Anciens les divers miracles du bienheureux, comme aussi les faits prouvant sa merveilleuse clairvoyance, dont lui-même tant de fois avait été témoin.
C’est ainsi que Pantéléimon, un jour, sur la requête de son starets, apportait le dîner au réfectoire lorsque, glissant malencontreusement, il renversa sur le seuil tout le contenu des plateaux. Pris de peur, et voulant s’éviter une réprimande, le syncelle entreprit de balayer les repas, dans le dessein malhonnête de le remettre sur les assiettes. C’est alors que le starets surgit derrière lui :
“ Pantéléimon ! gronda-t-il, tu es incapable de mener à bien la moindre diaconie ! Aussi ne deviendras-tu pas moine que tu ne sois près de mourir. ”
Et de fait, ce fut ainsi qu’il en advint. Pantéléimon, lequel vécut, jusque dans un fort grand âge, demeura toujours novice, jusqu’à son lit de mort, sur lequel il fut tonsuré moine rasophore, recevant le nom de Théodose.
Du jour de sa maladresse pourtant, Pantéléimon avait témoigné à son starets une obéissance entière.
Le bienheureux Théophile, pour le vingtième anniversaire de l’invention des reliques de saint Mitrophane, évêque de Voronège, avait obtenu de voyager jusqu’en cette même ville de Voronège. Son novice, Pantéléimon l’accompagnait dans ce long périple. Parvenus à Voronège, ils passèrent leurs journées dans l’église, et leurs nuits au-dehors, dans la cour près du beffroi. Leur ascèse de pèlerins achevée, ils résolurent, lorsqu’ils eurent assez vénéré les reliques du saint de s’en retourner chez eux. Ils refirent la longue route. Kiev, enfin, parut dans le lointain.
“ Ah ! dit le bienheureux Théophile, il serait agréable de faire ici une dernière halte. ” Et il s’assit à terre dans l’herbe du champ, pour s’y reposer à ciel ouvert.
S’étant sustenté de quelque nourriture, il tendit la main vers le sac, pour y prendre la provision d’eau. Il fouilla, mais elle n’y était pas.
“ Pantéléimon ! s’écria déçu le starets. Où est notre gourde ? ”
Un instant, le syncelle réfléchit. Puis il se rappela :
“ Eh bien, batiushka, elle sera restée à Voronège. Nous l’avons laissée sur place, lorsque nous avons dîné la nuit dernière, sur les marches du beffroi. ”
“ Quel bon à rien tu fais ! gronda le starets. Retournes-y et reprends-la, avant qu’elle n’ait disparu. ”
Sans balancer un instant, Pantéléimon sur l’heure s’en fut pour Voronège, ne songeant pas même à passer la nuit dans son monastère, lequel n’était qu’à une verste de là, comme si la gourde eût constitué quelque rareté de grand prix, ou comme si quelques pas seulement – et non pas une distance considérable – eussent séparé Kiev de Voronège.
Sans encombre enfin, il atteignit Voronège et, à sa grande joie, trouva la gourde à l’exact endroit où il l’avait laissée. S’en saisissant, il s’en retourna. Simple de coeur, Pantéléïmon regardait comme de nulle importance cette dure ascèse qu’il venait d’accomplir, et dont il n’eût pas songé à tirer orgueil, non plus qu’il n’eût maugréé contre le bienheureux. Il n’ignorait d’ailleurs pas que les pères anachorètes d’Orient enjoignaient jadis à leurs novices de planter en terre des branches de chêne et de les arroser ensuite chaque jour, à cette seule fin de combattre la paresse et l’oisiveté.
Durant le Grand Carême une autre fois, tandis que le bienheureux de longs jours durant ne mangeait pas, et qu’il priait Dieu dans le secret, il envoya Pantéléimon acheter au bazar de larges revers de vieilles bottes usées. Lorsque, la diaconie accomplie, les vieux revers de bottes furent apportés au starets, il les étala bord à bord sur un banc, et enjoignit à Pantéléimon de les coudre ensemble, comme s’il se fût agi de feuillets. Alors, apportant un pot de goudron, il entreprit avec application d’en enduire ces parchemins de cuir.
“ Pourquoi fais-tu cela, batiushka ? ” s’enquit avec curiosité Pantéléimon.
“ Dieu le veut ainsi, fit hâtivement le starets. Oui c’est Dieu qui le demande. ”
“ Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? ”
“ Cela veut dire, mon cher ami, que les démons écrivent là-dessus tous les méfaits des pécheurs. Mais tout ceci aujourd’hui est effacé. Il n’y a plus de péchés. ”
Le starets, par là expliquait plus tard le syncelle, donnait à entendre que les péchés de ses enfants spirituels, lesquels lui étaient si proches, et pour lesquels il priait en ces jours-là avec tant de constance et de ferveur, étaient à la face de Dieu déjà pardonnés, et leur conscience toute purifiée.
Durant l’été, rapportait encore Pantéléimon, le starets à de certains moments m’appelait : “ Tu iras demain dans le verger, disait-il, et tu y cueilleras des pommes fraîches. ” – Et il en spécifiait alors exactement le nombre. “ Puis, au matin, à l’heure où se lève le soleil, tu t’en iras dans le bois qui longe la route. Tu rencontreras là un groupe de pèlerins. A chacun tu donneras deux pommes. ”
Pour moi, j’exécutais ces ordres, cueillant le nombre de pommes requis par lui. Puis je me rendais à l’endroit désigné, et voilà que, donnant à chaque pèlerin deux pommes, j’en avais exactement le nombre… Le starets me donnait souvent de tels ordres, et je m’émerveillais chaque fois de tant de clairvoyance.
Le quatrième syncelle du starets fut un certain Kozma. Ce serviteur-là était si pieux et si extraordinairement cultivé que le starets Théophile lui-même l’avait, par manière de plaisanterie, surnommé “le théologien”. Des jours durant Cosmas s’occupait à la lecture des Saints Pères et des Saintes Ecritures. Souvent, qui plus est, il en oubliait la nourriture et la boisson, et non seulement cela, mais jusqu’aux devoirs qui incombaient à sa diaconie de syncelle. Cette faculté d’oubli chez lui atteignait un degré tel qu’un jour où il lui avait fallu signer un papier pour la réception de quelques documents, Kozma oublia son nom, et, chose plus incroyable encore, son prénom même, en sorte qu’il eut besoin que d’autres lui en fissent ressouvenir.
D’entre tous les objets de ce monde, Kozma n’aimait que les livres, et plus qu’eux tous, sa vieille Bible usée et fatiguée que toujours il portait à la ceinture, et qu’il posait la nuit sous sa tête tel un oreiller. Kozma traitait son starets avec le respect qui eût été celui d’un esclave pour son maître, et il eût été prêt, sur un seul mot de lui, à se jeter indifféremment dans l’eau ou dans le feu. Quant aux créatures de la terre, celles que de toutes Kozma détestait le plus étaient sans conteste les femmes. A Dieu ne plaise qu’il lui advînt de rencontrer quelque animal femelle tandis qu’il allait au matin chercher l’eau au Dniepr ! Kozma se regardait alors comme souillé pour le jour entier et, de retour chez lui, des pieds jusqu’à la tête, s’aspergeait d’eau bénite. Ses pensées et ses désirs tous étaient dirigés vers un unique but, celui, au déclin de sa vie, de se retirer au coeur d’une forêt, pour y creuser une grotte, s’y établir, et mener enfin l’ascèse propre à sauver son âme.
Un jour qu’il se représentait, par une de ses contemplations ordinaires, une béatitude tellement inaccessible, une fois de plus construisant des châteaux en Espagne, le starets Théophile surgit soudain derrière lui, et à brûle-pourpoint s’enquit :
“ Kozma ! Où habiteras-tu lorsque je serai parti déjà pour l’autre monde ? ”
“ Où Dieu le commandera, fut la réponse étonnée de Kozma. Je rejoindrai sans doute quelque monastère. ”
“ Non, non, tu ne seras pas un homme de monastère. C’est parmi les femmes que tu vivras, dans ta propre ville. ”
Pareille pensée, on ne peut plus inattendue, fit frémir Kozma. Cette prophétie, pour lui, équivalait à la pire condamnation, le plongeant dans une anxiété et dans une confusion des plus grandes qui se puissent imaginer.
“ Vivre hors du monastère ! songea Kozma. Et avec des femmes, qui plus est ! Non, non ! Cela ne se peut pas ! Ah Seigneur, délivre-moi d’une semblable infamie ! ”
Mais ces prophétiques paroles du bienheureux starets bientôt s’avérèrent exactes en tout point.
Moins d’un an après cette conversation, Théophile mourait, et son syncelle Kozma s’en retournait dans sa ville natale de Bogodukhov, pour s’y installer aux abords du bourg, dans une modeste cabane. Il mena là une vie purement ascétique, qui bientôt le rendit célèbre dans le comté entier, où on le donnait pour un batiushka expérimenté, dont les directions spirituelles et les conseils éclairés étaient ceux d’un homme de Dieu. Il arriva pourtant, peu après que, grâce aux efforts d’une femme riche, et de plusieurs donateurs des plus généreux, le terrain avoisinant celui de Kozma fut acheté – en vue d’y édifier une maison de bienfaisance d’usage public, à laquelle par la suite vint encore s’adjoindre un monastère de femmes.
C’est ainsi que Kozma – quoi qu’il n’eût pas été témoin de l’ultime extension de ce cloître, pour ce que, tombé malade à l’époque, il n’avait pas dès lors tardé à mourir – Kozma donc n’en avait pas moins longtemps vécu en voisin des moniales du premier monastère jouxtant la maison de bienfaisance, ayant de la sorte, demeuré pour ainsi dire “avec des femmes”.
Après la mort de Kozma, son terrain fut lui aussi adjoint au monastère agrandi, où la mémoire de ce remarquable starets jamais jusqu’à ce jour ne fut évoquée sans vénération.

Chapitre V

Je suis un étranger sur la terre
ne me cache pas tes commandements (Ps.118,19).

Le bienheureux Théophile, hiver comme été tenait son poêle allumé, en toute saison enfumant sa pièce : car il était si vieux et si délabré qu’il ne semblait plus avoir d’autre usage. Le starets y enfournait d’énormes bûches qu’il omettait de fendre, et pour allumer l’ensemble devait s’y reprendre à cent fois. Aussi ce système de fortune ne pouvait-il rien moins que chauffer sa cellule, si bien qu’il n’était nullement rare que l’eau y gelât en hiver. Le starets pourtant ne semblait guère noter cet inconfort. Passant seulement un manteau de peau de mouton à l’incommodante odeur, il retournait, chaussé de vieilles bottes de feutre, à ses longues prières, cependant que son esprit volait bien haut par-delà les pauvres nécessités, et les vils désirs d’un corps émacié par l’ascèse.
Un jour d’été enfin, tandis que le bienheureux vivait, la saison durant, dans une cabane en bois, quelque part ailleurs sur les lieux de l’ermitage, l’higoumène Lov dépêcha dans sa cellule une armée de ramoneurs, avec pour mission la réparation de l’antique engin. Théophile, de son côté, soudoya ces derniers, obtenant qu’ils ne touchent pas au poêle. De quoi le père Lov s’étant offusqué, il résolut de l’ôter de ses mains. Prenant ses précautions, il fit déménager le starets dans un bâtiment en dur, pour l’y surveiller de plus près. Loin pour cela de renoncer à sa folle ascèse, Théophile en son nom propre engagea d’autres ouvriers, leur enjoignant de casser le poêle nouvellement refait, pour le reconstruire ensuite sur de nouveaux plans, plus fantaisistes que n’étaient les premiers. A ce projet, l’higoumène, une fois de plus, voulut s’opposer. Mais en septembre de la même année, le starets, après les vêpres, outrepassant l’interdiction du père Lov, prit sur lui d’allumer son poêle. Y posant les récipients qu’il avait à chauffer, il sortit dans les bois, laissant le tout sans surveillance. Or durant son absence, l’un des chaudrons, tombant à terre, mit le feu au plancher. Les moines, voyant au loin s’élever une âcre fumée, accoururent aussitôt, et non sans mal maîtrisèrent l’incendie. Il ne fallut guère de temps pour trouver le coupable d’un si vaste désastre. Mais c’était encore lui qui consolait tout le monde.
“ Ne vous affligez pas, leur dit-il, de ce qui n’était pas. Mieux vaut mille fois prier le Seigneur, sans cesse le louant de sa miséricorde. Tant sont merveilleuses, les oeuvres que pour ses enfants il accomplit sur la terre. ”
Au réfectoire des moines où le starets prenait sa nourriture, il avait coutume chaque jour de mélanger en un seul tous les plats du menu, se moquant bien qu’il pût au voisinage du salé se trouver du sucré, ce qui donnait d’aussi curieuses mixtures, que du raifort au cidre, ou du potage mêlé de semoule aux raisins.
A qui s’étonnait de sa bizarrerie : “ Il n’en va pas, soulignait-il, autrement dans la vie, dont il nous faut ingurgiter la douceur, l’aigre-doux et l’amertume ensemble. ”
Ce n’est que lorsqu’il en proposait à ses hôtes, ou qu’il en distribuait aux pauvres, qu’il laissait la nourriture intacte, telle qu’il l’avait reçue de la main des moines.
D’autres fois aussi, il apprêtait pour son propre usage gruau, semoule, boules de pâte, ou soupe de vermicelles. Mais il n’utilisait à cet effet ni huile ni sel, ce qui conférait au tout une écoeurante fadeur.
Théophile ne mangeait que très peu. Le mercredi et le vendredi, il ne prenait rien qu’un demi bol de miel coupé d’un peu d’eau et de glace pilée. Ce breuvage faisait aussi tout son menu du premier Samedi et du premier Dimanche de Carême, comme celui du Samedi Saint. Mais tout le restant de la Semaine Sainte, il s’abstenait même de boire de l’eau. Le starets alors ne faisait pas davantage usage de thé, se contentant d’une infusion de menthe bouillie qu’il versait ensuite dans deux petites tasses, pour ne boire à la fin que la moitié de chacune, versant le reste dans des pots en grès qu’il offrait à ses hôtes. Le bienheureux ne prenait pas non plus de pain noir qu’il jugeait trop riche, se contentant de pain blanc, qu’il consommait dur. Mais il évitait en outre de manger la croûte, grappillant si et là la mie par lichettes.
A ces idiotismes, le bienheureux en ajoutait un autre : son grand amour des animaux – les oiseaux du ciel surtout …
Il y avait à l’ermitage de Kitayevskaya un petit lopin de terre, lequel, s’étendant tout au long de la clôture du monastère, courait jusqu’au bord de la mare. Voyant le terrain rester toujours en friche, Théophile fit venir un paysan, et l’engageant à désherber, le pria d’y planter du chanvre.
“ Mais, batiushka, s’étonna l’homme qu’as-tu besoin de chanvre ? ”
“ C’est, dit le starets, pour les oiseaux du ciel. Ils viendront, et ils en mangeront. ”
Le paysan, sans plus discuter, se mit à l’ouvrage. Et le chanvre bientôt se mit à monter, et les oiseaux en bandes, plongeant, s’y abattirent, nichant entre les branches dont ils se nourrissaient.
Une autre fois, ce fut une colonie de souris, qui avait élu domicile dans la cellule du starets, attirées soudain par les amas de vivres, qui jonchaient le sol. Enfin n’y tenant plus, le starets, qu’exaspéraient leurs raids de nuit, résolut de donner le coup de grâce. Faisant donc venir un jeune lecteur : “ Toi, lui dit-il, appelle un peu l’higoumène. Appelle-le moi te dis-je et je te donnerai de quoi t’offrir un pain au lait. ”
Le novice crut que Théophile parlait du père Lov, hiéromoine Grand Schème.
“ Et comment le faire venir, persifla le blanc-bec, puisqu’il ne veut pas seulement quitter sa cellule ? Essaie toi-même, tu verras. Il t’assènera une bonne volée de bois vert, que tu ne seras pas près d’oublier ! ”
“ Mais non, idiot ! s’insurgea Théophile. Pas cet higoumène-là, voyons ! ”
“ Lequel alors, batiushka ? ”
“ Un higoumène pour le moins capable d’attraper des souris ! Tiens, trouve un vieux chat de gouttière. Il remplira ses fonctions avec le plus grand zèle. Un chat domestique, à rebours, ne saurait rien que remuer l’air, et ronfler sur le poêle. ”
Un gros matou trôna bientôt dans la cellule, et les souris, comme par enchantement, s’évanouirent d’un coup. Mais en leur lieu et place, hélas, marchait maintenant une interminable cohorte, où se distinguaient mites, scarabées et cafards. Le bienheureux, cette fois fit venir son syncelle.
“ Tiens, lui dit-il, prends cet argent et va m’acheter une poule. ”
Le syncelle sortit, mais au lieu d’une poule, prit un coquelet. Nerveux, le jeune coq arpentait la pièce en tous sens, par saccades agitant sa crête rouge, dans tous les coins et recoins piquetant des insectes. Mais lorsqu’au petit matin, après une longue nuit de prière, le starets épuisé s’assoupissait un peu, le coq soudain se dressait, et de sa plus belle voix clamait :Co-co-ri-co !
“ Ah ! ” soupirait le starets. “ Ce n’est pas une vie de monastère ! ” Alors, appelant son syncelle :
“ Ivan ! cria-t-il, reprends-moi cette chose ! Allez, fais-le déguerpir ! ”
“ Ouah … Où … Où cela ? gémit le syncelle, s’éveillant à demi. ”
“ Eh bien, voyons … chez le novice Nicéphore ! Tu le lui porteras de ma part. ”
Le syncelle, sans répliquer, donna le coq à Nicéphore.
Ce Nicéphore, avant que d’entrer au monastère, avait été laquais, et comme domestique avait endossé la livrée d’un maître. Se sentant cependant plus d’inclination pour la vie monastique, il avait supplié qu’on lui rendît sa liberté. De là se rendant à Kiev, il avait gagné Kitayevskaya, puis était entré à l’ermitage. C’est là qu’il vivait depuis trois ans déjà, lorsqu’assailli de mauvaises pensées, son esprit s’enténébra, au point qu’il ressentit, insidieuse, mais d’une terrible acuité, l’irrésistible tentation de fuir le monastère. Il était dans ce tourbillon de noires pensées, lorsqu’il reçut l’extravagant présent. Le voyant, Nicéphore fut quelque temps songeur.
“ Pour quelle étrange raison, ” se demandait-il, le starets a-t-il pu m’envoyer un coquelet ? Il sait pourtant que je m’abstiens de viande, et que les gens dès lors me soupçonneront d’en manger.
Humble pourtant, il accepta le coq, qu’il prit dans sa cellule.
Théophile, de son côté, maintenant qu’il s’était défait du coq, acquit une poulette. Sur ces entrefaites, Nicéphore, le mois suivant, vint trouver le starets, lui demandant conseil. Le bienheureux resta sans mot dire. Et quand, désemparé, l’autre fut près de partir, Théophile à brûle-pourpoint lui tendit la poule.
“ Pour l’amour de Dieu ! supplia le moine. Pourquoi faire, batiushka ? J’ai plus qu’assez avec le coq ! ”
“ Prends-la, prends-la, te dis-je, insista le starets. Cela te fera la paire. ”
Trois jours plus tard, Nicéphore, comme par le plus inopiné des hasards, rencontrait une belle jeune fille. A l’instant passionnément épris, il quitta secrètement les lieux, et peu de temps après l’épousa. Alors seulement ses yeux s’ouvrirent, et comprenant le sens des deux présents du starets, il sut pourquoi il lui avait donné le coq, puis la poule, pour former selon ses mots “ la paire ”.
La Lavra et la ville de Kiev étant situées à notable distance de son ermitage, le malheureux starets ne pouvait plus s’y rendre que malaisément. Il s’avisa donc de trouver un veau, qui, jusqu’à la Lavra ou bien au monastère Bratsky, pût lui servir de monture.
Voici comment se fit la chose :
Un certain Ivan Katkov, lequel était boucher à Podol – le même qui, au monastère Bratsky, avait fait don d’un cheval à Théophile, – revint plus tard voir le starets, pour se confesser à lui. Puis il l’entretint un moment du cours de ses affaires, lorsqu’au détour du propos, il fit mention d’un jeune veau qu’il avait acquis, mais dont l’humeur, hélas, semblait désespérément rétive.
“ C’est un veau, batiushka, que je viens d’acheter. J’avais pensé le garder, d’abord, mais je ne sais plus à présent qu’en faire. Cette bête est devenue folle, un véritable taureau, qui ne cesse de montrer les cornes. J’en suis si déçu que je ne le crois plus bon que pour la boucherie. Je vais devoir m’en défaire …
“ Eh bien, dit le starets, donne-le-moi. ”
“ A toi ? s’insurgea-t-il. Dieu merci ! Impossible de seulement l’approcher ! Il a déjà blessé plus d’une personne. ”
“ Cela ne fait rien. A lui aussi nous apprendrons l’humilité. ”
“ Comment cela ? ” fit l’autre interloqué.
“ Rien de plus simple. Voici : Tu iras le voir, et tu lui diras : “ Allons, mon petit veau ! Tu n’es plus à moi, désormais, mais au père Théophile. Prépare-toi : Tu vas lui rendre bientôt visite. ”
Le boucher suivit trait pour trait ce mot d’ordre. De retour chez lui, il entra dans l’étable et, s’approchant du bestiau, lui redit une à une les propres paroles du starets. Et le veau qui, dès son entrée, avait reniflé le sol, puis gentiment gratté la terre, au même instant devint plus doux qu’un mouton. Se laissant caresser, il vint lécher les mains du boucher. On lui mit une corde au cou, avant, sur le soir, de le mener à l’ermitage du père Théophile.
Ainsi devenu propriétaire du veau, le starets se fit une carriole, qu’il surmonta d’un auvent de toile, fixé tant bien que mal à l’arrière, sur une vieille armature de capote. Enfin, il vit sortir de ses mains, pour prix de tant de peines, un magnifique chariot, bâché à l’ancienne.
C’est dans cet étrange équipage que le starets à présent se rendait à la ville. Chose plus curieuse, jamais il ne s’asseyait à l’avant de sa splendide voiture, mais invariablement à l’arrière, libre sous le vent, tournant le dos à la route. Il avait de surcroît fixé sur l’auvent une manière de rideau, qu’il tirait chaque fois, à l’abri duquel, tout le trajet durant, il se laissait tomber à genoux, pour lire avec avidité son bien-aimé psautier. Mais ce qui de tout étonnait plus les passants, c’était que l’animal allât sans rênes, et que lié comme il l’était par un simple licol, il fît en tout point ce que voulait son maître, qu’il le menât à la Lavra, à Podol, ou bien au monastère Bratsky. Et l’on s’extasiait voyant le veau contourner fossés, ornières, et jusqu’à la moindre pierre, évitant avec le plus grand soin d’imprimer au chariot la moindre secousse, pour que rien ne vînt dans sa lecture importuner le starets.
A moins au contraire que l’on jugeât ordinaire que, sans nul recours au fouet, lui obéît à l’excès une créature dénué de raison, et que parût naturel qu’une bête, d’un instinct si farouche, adoptât avec lui la douce familiarité d’un mouton.
Or n’est-ce-pas la cruauté de la nature humaine qui seule rendit féroce tout animal sauvage ? Tel ne fut pas l’état de choses, du moins, que dans le Paradis connurent les ancêtres. Toutes les créatures vivantes alors voyaient, répandue sur leur face, dont s’illuminaient les traits, la lumière incréée, sceau radieux de la ressemblance avec Dieu, et les bêtes féroces même, discernant à leur tour, l’ineffable beauté de cette divine image, devant le premier Adam, doucement, inclinaient la tête. Mais lorsque l’homme cessa d’obéir aux divins préceptes, sa ressemblance avec Dieu, soudain pâlit à s’effacer. Les créatures déraisonnables, de ce jour aussi cessèrent et de le reconnaître, et de lui obéir. La beauté de la divine image fut changée en laideur, son parfum en puanteur – la puanteur horrible des passions, – et l’homme lui-même devint semblable aux bêtes, privées de raison. Sa désobéissance envers Dieu se voyait payée de retour par la désobéissance envers lui des créatures de la terre, et l’homme désormais craignait l’animal, soumis jadis à son empire. Il n’est plus aujourd’hui que les seuls saints de Dieu, pour savoir en eux, par l’obéissance aux préceptes angéliques, restaurer la ressemblance dès longtemps perdue, eux qui, recevant la douce rétribution des charismes de la grâce, voient cette beauté s’irradier encore de la lumière originelle, admirable et divine. Et les bêtes à nouveau leur obéissent, percevant en eux le suave parfum de cette pureté première. Car telle est la puissance indestructible que seuls recèlent l’amour et la vertu.
Tous, en ville, connaissaient le starets. A peine paraissait-il, dans une artère du faubourg, qu’en hâte les marchands, tous, accouraient sur leur seuil. C’était un concert de cris : “ Voilà Théophile ! Théophile arrive ! ” Chacun alors de jeter à la volée quelque objet dans sa carriole. Pour l’un, une pièce de calicot, pour l’autre une miche, pour un troisième un écheveau de laine, ou des mouchoirs de baptiste. Car ils avaient remarqué que ceux qui, tant soit peu donnaient au starets, ne manquaient pas, ce jour-là, d’effectuer en affaires de magnifiques profits.
D’une telle abondance, Théophile pourtant ne gardait rien pour lui, aussitôt redistribuant le tout aux pauvres, rencontrés en chemin. Et ceux-ci ne manquaient pas, en vérité, qui suivaient par bandes, courant bras ouverts derrière la carriole du saint.
Bien des récits vont colportant les bizarres expéditions de l’extravagant Théophile. C’est ainsi que, conscient de l’hostilité que lui vouait sa béatitude, le Métropolite Philarète, le starets se plaisait à poursuivre l’éminent archipasteur, sans cesse l’importunant de ses incongruités les plus folles.
Un jour donc – c’était l’été – que Monseigneur passait à se reposer quelque temps dans son cottage de Goloseyevo, Théophile, sur sa carriole, surgit à l’improviste dans le jardin pontifical, fonçant au grand galop parmi les allées d’arbres. Saisi de stupeur, le jardinier ne pouvait rien qu’écarquiller les yeux :
“ Père Théophile, père Théophile ! ”criait-il. “ Dieu soit avec toi, mais où cours-tu ainsi ? ”
Sans lui prêter attention, le bienheureux fit marche arrière, cette fois longeant les vignes que bordait un sentier, si étroit qu’à peine l’on y pouvait marcher. La sente, justement, menait sous la propre fenêtre du Métropolite. Cette vue empourpra Monseigneur qui, d’un bond furieux, sauta sur la terrasse.
“ Qu’est-ce que cette infamie ? ” hurla-t-il. “ Qui a laissé Théophile entrer dans le jardin ? Et qu’est-il venu faire ici ? Renvoyez-le ! Sur-le-champ ! Il saccage mes vignes ! ”
A cet instant le starets, achevant à tombeau ouvert de remonter l’allée, subitement se trouva nez à nez avec Monseigneur, et non sans plaisir savourant la colère du noble archipasteur, entreprit paisiblement de tourner en rond autour de lui.
Et pour mieux clore ce carrousel :
“ Si ma visite, jeta-t-il, ne vous agrée point, elle n’est donc pas nécessaire. ”
Et quittant le jardin, sans pour autant emprunter un plus large sentier, il fit demi-tour, reprenant l’allée même qu’il avait suivie pour venir, toujours entre les ceps de vigne, sous les yeux ébahis du pauvre jardinier, qui, avec une religieuse admiration, se demandait comment Théophile, en un espace aussi resserré, pouvait obtenir que l’attelage tournât sur lui-même. De ce même jour pourtant, Théophile, auprès de Monseigneur tomba en une véritable disgrâce. Le veau lui fut enlevé, pour être sans appel envoyé paître sur les pacages de la Lavra de Kiev, et le starets, lui, se vit interdire fût-ce de paraître à l’ermitage de Goloseyevskaya, ou “ de rôder même alentour. ”
A peine cependant le veau était-il venu s’adjoindre au troupeau du monastère, que s’en était ensuivie une perte immense de bétail – phénomène à ce point inhabituel, qu’il plongea le solide régisseur de la Lavra dans le plus sombre désarroi. Ne sachant que résoudre, et songeant que quelque épidémie peut être se serait déclarée, qu’il serait temps encore d’enrayer en partie, il eut recours aux lumières d’un contigent de vétérinaires qui, procédant dès lors à l’examen du troupeau, ne purent toutefois rien constater qui parût anormal. Les dernières bêtes achevaient de tomber, frappées de mort subite, lorsqu’enfin l’on s’avisa de rapporter le fait au Métropolite. Monseigneur Philarète, à cette nouvelle, fit venir l’intendant, lui demandant quel jour s’était déclaré le fléau. L’homme lui fit valoir que tout sans conteste avait exactement commencé lorsqu’on avait adjoint au troupeau le veau de Théophile.
“ Ah ! rugit Monseigneur. Cela est-il Dieu possible ? ” Et il donna l’ordre sans attendre d’ôter du troupeau le veau contaminé. La chose était à peine faite que l’étrange mal cessait tout-à-fait. Reconduit à Kitayev, le veau fut rendu à son propriétaire, lequel, ayant recouvré son cher animal, en signe de victoire lui dora les cornes, et, paisiblement, reprit avec lui ses voyages quotidiens.
Le prophète ne dit-il pas en vérité : “ Le boeuf connaît son maître ”.
La route, qui de Goloseyevo menait à Kitayev, avait l’ennuyeuse particularité d’être trop étroite. A la lisière, qui plus est, des bois de Kitayev, tandis que le sentier en pente raide s’élevait à flanc de colline, une étroite ravine coupait en son milieu la route, obligeant à cet endroit les voyageurs à descendre, pour en poursuivre à pied la traversée. Un jour que le Métropolite Philarète qu’accompagnait l’Archimandrite Lavrentios, gouverneur de la Lavra se hâtaient tous deux, le long de cette route, de gagner l’ermitage de Kitayevskaya, où les attendaient de pressantes affaires, il se trouva qu’au moment exact où l’attelage épiscopal atteignait le milieu du ravin, le père Théophile y apparut aussi, juché sur son étrange monture. Pensant qu’il s’agissait là de quelque paysan malappris, qui les serrait de trop près, le cocher du Métropolite, rudement l’interpella :
“ Eh toi ! cria-t-il, arrière ! Marche arrière, je te dis ! ”
Inquiet le Métropolite, à ces cris, mit la tête à la fenêtre, cherchant à s’enquérir de l’objet de la querelle. Mais la vue de Théophile lui laissa bientôt deviner la suite.
“ Ivan ! s’interposa-t-il, arrête ! ”
Le cocher sur-le-champ stoppa les chevaux, et Monseigneur, avec le gouverneur, descendit de voiture. Assis dans sa carriole, les coudes sur la ridelle, Théophile semblait dormir.
“ Allons, Théophile, claironnait Monseigneur, debout ! Nous avons des ennuis ! ”
Et pour le réveiller, il le secouait, plus qu’un bouleau des taïgas, sous le vent violent du nord.
“ Hmm … Quoi ? …Ah ! Sa béatitude ! ”
“ Elle-même ! Que t’es-tu endormi, génie malfaisant ? Vois tout l’embarras que tu nous causes ! ”
L’encombrement, de fait n’était pas négligeable. La rencontre s’était faite à l’endroit le plus resserré du ravin, en sorte qu’il était impossible de faire virer de bord la carriole ou le veau.
“ Que faire à présent ? ” s’impatientait Monseigneur.
“ Voilà ! Voilà ! ” fit tranquillement Théophile.
Il ne restait plus rien qu’à dételer le veau, pour lui faire à pied remonter la colline. L’on vit alors Monseigneur, armé d’un bâton, faire grimper l’animal, suivi de Théophile et du gouverneur qui, poussant la carriole, lui avaient emboîté le pas. Le cocher, lui, était exempt de cette rude ascèse, n’ayant d’autre tâche que de tenir ses chevaux. Après maints laborieux efforts, la voie de nouveau fut libre, et l’archipasteur enfin put reprendre sa route. Chose étrange, Monseigneur, cette fois, était de charmante humeur. Il fit en riant ses adieux à Théophile. Et s’en allant :
“ Vois un peu, lança-t-il, méchant bougre, ce que tu nous auras coûté de sueur ! ” Cependant, il essuyait son front, où perlaient de grosses gouttes.
La route, peu après, fut élargie, mais insuffisamment, et les voyageurs, régulièrement continuaient, à l’endroit du ravin, de se trouver en péril. Le bienheureux et le Métropolite Philarète s’y retrouvèrent bientôt nez à nez. Et bien que Théophile, cette fois, eût pu contourner l’attelage épiscopal, il refusa d’en rien faire. L’on eût dit au contraire qu’il avait de plein gré coupé la route de Monseigneur. Devant ce nouvel embouteillage, une altercation ne tarda pas à opposer Théophile au cocher. Père Théophile en effet soutenait qu’il serait plus malaisé que son veau fît marche arrière, pour remonter son chargement jusqu’au sommet de la colline, qu’il ne le serait pour les quatre chevaux de Sa Béatitude de le faire avec le leur, qui en regard était moindre. Le cocher, lui ne voulait rien entendre.
“ Théophile a raison, ” coupa Monseigneur, qui depuis un moment observait la scène. Nous aurions dû lui céder la place. Mais puisqu’il est impossible à présent qu’un attelage de quatre chevaux fasse ici demi-tour, je t’en prie, Théophile, sois donc assez aimable pour faire faire à ton veau demi-tour.
Impassible toutefois, le starets ne broncha pas, comme refusant purement et simplement d’obtempérer à la requête de l’archipasteur. Tant d’aplomb déconcerta ce dernier.
“ Enfin, qu’y a-t-il ? Cesseras-tu quelque jour d’user ma patience ? ”
“ Nullement, je ne cesserai pas. Parce que c’est toi, et non moi, qui dois faire demi-tour. ”
“ Comment cela ? ”
“ C’est ainsi. ”
A ce moment parut un cocher, expressément dépêché de la Lavra, porteur d’un courrier urgent à l’adresse de Monseigneur. Un couvreur travaillant au clocher de la cathédrale Sainte Sophie, était à l’instant tombé du toit, et, dans sa malencontreuse chute, avait été tué sur le coup.
“ Longtemps, dit le messager, il s’est tenu suspendu en l’air, agrippé à une balustrade; mais à la fin, lâchant prise, il s’est écrasé au sol. ” Lui-même venait au nom de l’higoumène chercher auprès de Monseigneur ses premières instructions concernant les dispositions à prendre.
Très troublé, l’archipasteur, sans un mot, se signa, et donna l’ordre au cocher de remonter sur-le-champ la colline, pour y faire demi-tour et rentrer à la Lavra. Cependant, Théophile avait disparu, à l’arrivée du courrier tournant bride, sa mission pour l’heure achevée.
Le Métropolite et lui se rencontrèrent une troisième fois. Revenant de la ville, le starets s’en retournait à Kitayev, lorsqu’il fut rejoint sur le pont Dyemiyev, par l’équipage de Monseigneur, qui fut quelque temps roulant à sa hauteur.
“ Théophile, où vas-tu ? ” cria l’Archevêque.
“ Là, dit le fol-en-Christ, où Dieu dirige mes pas, et m’appelle la nécessité. L’ennui, poursuivit-il, est que le veau maintenant ne veut plus m’obéir, et qu’il m’a fallu, pour le faire marcher, commander un grand knout. ”
“ Et que t’obstines-tu à vouloir qu’il te mène ? A ce pas de tortue, cela ne vaut guère la peine ! ”
“ Le chemin qui mène au Royaume, dit sentencieusement Théophile requiert une allure lente et réglée. ”
“ Allons, grimpe avec moi, je te mènerai plus vite que le faucon ailé. ”
“ Merci, je n’en ai nulle envie. J’arriverai à destination tout aussi bien que toi … Avant même ! ”
Et il n’en fut pas autrement que le starets ne l’avait prédit. Le carrosse de Monseigneur, dans une allure emportée perdit une roue, et il ne fallut pas moins, pour la réparer, une grande heure entière. Aussi, lorsque le Métropolite parvint à Kitayev enfin, Théophile, depuis longtemps, l’attendait-il à la porte. Le voyant approcher, il le salua bien bas.
“ Santé, saint Monseigneur ! persifla-t-il voici longtemps déjà que je t’attendais ! ”
“ Tu avais raison, Théophile, fit le Métropolite, qui cachait mal sa gêne. Ton vieux veau cornu a battu de vitesse mon riche attelage, grassement nourri. Il semble que je dusse à l’avenir me faire ainsi voiturer. ”
Nombreux sont ceux qui gardent le souvenir, aujourd’hui de ce veau étrange, qui allait sans entraves, librement gambadant à l’entour du cloître. L’on eût dit que l’animal possédât quelque instinct supérieur, qui lui fît juger infailliblement, même du caractère des gens venus voir le starets. De sorte qu’il accueillait les uns de façon hostile et fort inamicale, mais traitait les autres avec d’infinis égards, les laissant sans encombre approcher son maître.
Outre son amour des animaux et la compassion qu’il portait aux oiseaux, le starets avait nombre d’autres particularités bizarres. C’est ainsi qu’il ne tolérait pas les fumeurs, ne pouvant seulement souffrir l’odeur du tabac.
“ Sache que t’intoxique le poison du démon, ” grondait-il, s’il voyait fumer un quelconque visiteur. Et de son air le plus sévère : “ Fallait-il, avec ton maudit tabac, venir au monastère, pour en contaminer les moines ? Et de quel profit, dis-moi, cela te sera-t-il, d’approcher demain les Saints Mystères, si ton haleine exhale semblable puanteur ? ”
Théophile, une autre fois, tenant dans ses mains un plat de radis noir mêlé de kvas, déambulait, escorté d’un fidèle, dans le jardin du monastère, lorsque l’accosta Victor Ignalievich Askochensky, éditeur d’un grand journal de la ville. L’homme, par bouffées courtes, tirait sur un épais cigare, lorsque voulant pour parler ouvrir la bouche, il souffla sur un plat une âcre fumée noire. Le starets, sans un mot dire, furtivement plongea son doigt dans le kvas, puis, à la dérobée, en aspergea le fumeur.
De retour chez lui, Askochensky, qui n’avait rien noté, s’installa pour dîner. Mais le plat qu’on lui servit avait une désagréable odeur de radis noir, qu’il le fit sur-le-champ renvoyer aux cuisines. Un second plat lui fut apporté, mais, par un fait inexplicable, la même odeur horrible subsistait. Furieux, Askochensky s’en prit aux domestiques, puis couvrit son cuisinier d’injures. L’on entama le second service. Mais l’assiette posée devant lui, cette fois encore, empestait le radis noir. L’on fit passer le troisième jeu de plats. – Mais c’était, hélas, encore et toujours la même chose. Troublé, Askochensky, quittant la place, s’en fut chez un ami. Celui-ci l’accueillant, lui fit observer qu’il sentait outrageusement le radis noir. Surpris, l’hôte pria pourtant son ami de lui donner à manger, lui marquant que son cuisinier avait si mal apprêté son dîner, qu’il n’avait pu seulement le manger. Quelle ne fut pas sa surprise alors, lorsque l’éditeur découvrit qu’à la table même de son vieil ami, le repas exhalait des relents de radis noir. Déconcerté, il résolut d’aller à la pâtisserie pour y acheter des gâteaux que, de retour chez lui, il voulut accompagner d’un thé. Mais par une fatalité que, cette fois encore, il ne put s’expliquer, le thé, comme les petits fours, empestaient toujours cette inévitable odeur. Trois jours durant, le phénomène, étrangement, persista. Askochensky était au désespoir. Ceux qu’il rencontrait dans la rue, ne manquaient pas, qui plus est, de lui faire observer qu’il sentait fortement le radis noir.
Désespérément, le malheureux à présent cherchait la cause de l’odieuse illusion. Enfin, se rappelant l’entrevue avec le starets, il mesura l’inconvenance qui, ce jour-là, avait été la sienne, et retournant à Kitayev, y implora le pardon du starets. A peine lui eut-il été donné, que la mauvaise odeur aussitôt s’évanouit.
La staritsa Magdalina, moniale au couvent voisin, relate à ce propos un fait non moins étrange.
“ Accompagné de son épouse, un riche marchand moscovite fit étape au monastère Florovsky. Nous entendant parler du saint starets, ils décidèrent le visiter, et me prièrent, sa femme et lui, de les accompagner à Kitayevskaya, ignorant, de fait, le chemin de l’ermitage. Nous étions en route, lorsque le marchand, dans le bois de Goloseyevo, exprima le voeu de fumer. Fouillant ses poches, il ne put toutefois y trouver une allumette.
Par chance, avisant assis au bord du chemin quelques voyageurs, appliqués sur un réchaud de fortune à réchauffer du gruau, il s’en approcha pour demander du feu. A peine pourtant eut-il touché la flamme, que le réchaud, mystérieusement, se renversa, étouffant le feu, et laissant à terre se répandre le gruau.
“ Etrange ! ” murmura le marchand. “ Je n’avais pas même effleuré le gruau ! ”
Nous repartîmes. Plus loin, le marchand tout-à-coup, vit un second groupe d’étrangers, installés eux aussi sur le bas-côté de la route, où brûlait leur bivouac. Il courut leur demander du feu. Mais comme il s’arrêtait à leur hauteur, le réchaud, curieusement, de manière analogue se renversa.
“ Quelle coïncidence ! fit en riant le marchand. Voilà qui vraiment est étrange ! L’on dirait le tour d’un sorcier ! ”
“ Mais non ! lui dis-je. Père Théophile, sans doute, aura fait cela pour vous. Plus que tout, il déteste que l’on fume. ”
Nous parvînmes enfin à Kitayev. Venant au-devant de nous le starets, d’emblée, s’adressa au marchand.
“ Eh bien, mon hirondelle, railla-t-il, tu as eu du mal à fumer ? Vois plutôt de quoi ta passion fut la cause : tu as, par deux fois, laissé sans nourriture de pauvres affamés. ”
Et disparaissant dans sa cellule, Théophile en ressortit porteur d’un gros oignon.
“ Tiens, dit-il, comme il le lui tendait. Mâche donc un peu d’oignon ; tu sentiras moins le tabac. Car c’est le monastère entier que, par ton odeur, tu as empesté. ”
“ Voici, conclut la staritsa, quelle sorte de visionnaire était Théophile. ”
Le starets avait encore un principe. Il ne crachait pas par terre. Et il enjoignait aux autres de bien s’en garder. Rien, surtout, ne l’indignait plus que ceux qui crachaient dans l’église.
“ Comment ? Vous crachez à l’église ? s’insurgeait-il dévisageant ceux qu’il prenait ainsi sur le fait. Ne savez-vous pas que vous êtes ici dans le saint Temple de Dieu ? Le Seigneur en ces lieux est partout, présent invisiblement, et les gens, pour prier, s’y agenouillent devant Lui. Oubliez-vous que vous-mêmes n’êtes que terre et cendre ? Comment donc osez-vous cracher ainsi, sur votre propre mère ? N’est-ce pas elle qui, à votre mort, vous renfermera dans son sein ? N’est-ce pas elle qui, jusqu’à l’universelle résurrection des êtres, gardera votre corps, enclos au profond d’elle ?”

Chapitre VI

Les hommes droits le verront et se réjouiront
mais toute iniquité aura la bouche fermée (Ps.106,42).

Rares étaient ceux qui avaient la chance d’approcher le starets, pouvant solliciter sa bénédiction. Car se cachant pour prier, il passait dans les bois des jours entiers, souvent ne revenant à l’ermitage qu’à l’approche des vêpres, pour se trouver à temps dans l’église, avant que ne débutât l’office divin. Et si quelqu’un, d’aventure, réussissait à se glisser jusqu’à lui, le starets alors, s’il ne refusait pas sa bénédiction, la donnait comme en passant, sans seulement s’arrêter. Car le bienheureux n’aimait ni être distrait dans ses prières, ni que l’attention fût tournée vers lui.
Remarquait-il des pèlerins sur la route guettant sa venue, qu’aussitôt il prenait un chemin de traverse –dût-il pour cela se perdre entre les buissons– ou, s’il était attendu dans le cloître, n’hésitait pas à monter au sommet d’un gros chêne qui se trouvait auprès, à moins qu’il n’allât se cacher dans le verger du monastère, s’y dérobant aux regards dans le profond fossé, qu’il y avait creusé lui-même, à cet effet précis.
Novice à la Lavra, Joachim Panfilych, jardinier au verger, habile dans son art, était un homme instruit, fort apprécié du Métropolite Philarète. Cependant, que le bienheureux se cachât dans son verger l’irritait à l’excès, car ses admirateurs dès lors, qui à travers tout le jardin le cherchaient, sans vergogne piétinaient ses plates-bandes. Aussi, bien souvent, Panfilych, à ce sujet éclatait-il en reproches auprès du starets –reproches fondés en vérité, auxquels Théophile, du reste, n’opposait jamais qu’une gentillesse imperturbable. Mais cette coutumière inertie achevait, justement d’exaspérer le pauvre homme, qui, de ce moment, n’y répondait plus qu’en le frappant au visage. Loin de se laisser troubler pour si peu, le bienheureux, comme empli de gratitude à son égard, saluait jusqu’à terre celui qui l’avait offensé.
“ Juge, Seigneur, murmurait-il seulement, ceux qui m’offensent, et combats ceux qui me combattent. ” Puis, à l’adresse du novice : “ Joachim, ajoutait-il, cesse de t’enfler pour ce que le Métropolite t’aime et t’estime. Car jamais tu ne feras un moine. ”
Les paroles du starets bientôt s’avérèrent d’un prophète. Car envoyé aux grottes de la Lavra, Joachim, de là, fut à tout jamais chassé du monastère, par suite d’actes peu glorieux qu’il y avait commis.
Théophile n’aimait guère davantage les intellectuels qui semblaient incapables de travailler de leurs mains, non plus que ceux qui, imbus d’eux-mêmes, s’imaginaient pouvoir s’élever au-dessus du commun des mortels. Mais ceux qu’il détestait à outrance était la race “des gens en carrosses” -ainsi du moins les avait-il surnommés- qui venaient à lui voiturés dans les plus somptueux équipages, et qu’attirait seule à l’ermitage du fol en Christ leur curiosité minable de mondains.
“ Que pouvez-vous attendre, disait-il à ces importuns, d’une chose aussi puante que je le suis ? Que voulez-vous de moi, pauvre starets, et moine de misère, pécheur entre tous, s’il en fût jamais ? ”
“ Un simple mot, batiushka, balbutiait gêné, le visiteur, quelque réconfort ou menu conseil spirituel. ”
“ Si c’est pour cela, allez donc voir Parthène, moine du grand habit. Lui vous répondra ; il vous enseignera. Pour moi, je n’ai rien à dire. Ou, vous armant d’une foi pure, tournez-vous d’abord vers la Toute Sainte Mère de Dieu, puis vers les saints pères de la Lavra de Pécherskaya. Eux sauront vous prodiguer tout ce qui sera nécessaire à votre salut. Mais moi, non je puis rien vous donner. ”
Souvent même le starets, sans ménagement, repoussait ceux qui l’approchaient, puis s’enfuyait à grands pas, aussi loin qu’il le pouvait. Et de fait, qu’aurait-il pu dire ? Leurs questions, absolument creuses, n’avaient jamais trait qu’aux vaines mondanités qui seules faisaient tout le cours de leur vie. L’un voulait par ses prières gagner son procès, en lésant un pauvre ; l’autre cherchait à savoir si son fils obtiendrait un poste fort en vue, promis par d’éminentes personnes ; un autre souhaitait une bénédiction pour marier son fils à quelque héritière, sa fille à un hobereau de l’aristocratie. Certains allaient jusqu’à demander des prières pour que leur fussent assignées des pensions ou des rentes. Mais de tous ces gens, bien peu songeaient à l’interroger sur l’unique nécessaire– le salut de son âme.
Désireux d’éviter ces rencontres, parfaitement inutiles et plus que jamais résolu à fuir tous ces importuns qui le fatiguaient, le bienheureux pour ce faire imagina cet ingénieux stratagème : chaque jour désormais, il allait, sur le seuil de sa cellule, répandre un plein seau de goudron fumant, dont l’âcre odeur chassait les oisifs, bavards et autres indésirables en tous genres. Mais que parût une personne pieuse, au coeur simple, spirituellement assoiffée de conseils éclairés, et le starets volontiers l’accueillait, si même il ne lui parlait que peu de temps. Car Théophile, souvent, se contentait de lui donner l’absolution de ses péchés, après qu’il eût à haute voix blâmé les plus secrets, par là manifestant qu’il n’était pas sans les connaître.
“ Etrange ”, rapportaient à l’époque les témoins oculaires, la manière dont confessait le starets. A qui venait à lui, il ne demandait pas, comme ordinairement font les pères spirituels, de dire ses péchés, mais, la personne prosternée à ses pieds, il posait ses saintes mains sur sa tête, et, levant ses regards vers le ciel, énumérait lui-même, et jusqu’aux plus secrètes, toutes les fautes commises –ce qui avait pour effet de faire fondre, immanquablement, le pénitent en pleurs, lequel pénitent, pour cause de ses larmes, trouvait moins l’émotion, que la honte, et la crainte, que dès lors lui inspirait le starets.
Dans la ville de Vasilkovo vivait un usurier qui devait sa fortune à nombre d’affaires douteuses, effectuées tandis qu’il avait d’abord été revendeur. Ayant de la sorte amassé une fortune immense, et s’étant dans ses vieux jours retiré pour en jouir, il fut tourmenté soudain par sa conscience, laquelle lui reprochait une vie entière menée dans les turpitudes de la dépravation, du mal et de la malhonnêteté. C’est alors qu’entendant tout ce qu’on disait du hiéromoine grand schème et starets Théophile, il résolut d’enfin se repentir, et d’aller à Kiev, pour implorer de lui le pardon de ses fautes.
Prévoyant à l’avance la venue de l’usurier, le clairvoyant starets s’en fut à sa rencontre. Et s’installant dans le bois qui bordait la route, au lieu-dit de la Taverne Rouge, il se tint là, dans cette sorte d’avant-poste détaché de l’ermitage, des jours entiers attendant le marchand. Enfin, parut à l’horizon la voiture du bonhomme. Assis à l’intérieur, l’usurier, comme toujours, faisait l’important, lorsqu’avisant ce moine qui venait à lui, il descendit et à son tour marcha jusqu’à lui. Alors, dès qu’il fut à portée de voix :
“ Comment allez-vous, batiushka ? ” jeta-t-il non sans hauteur.
“ Bien, fit le starets. Et vous-même, monsieur le marchand ? ”
“ L’ermitage, poursuivit l’autre, sans relever, est-il donc loin d’ici ? ”
“ Duquel voulez-vous parler ? ”
“ De Kitayevskaya. ”
“ La route, pour aller à Dieu, répondit le starets est fort escarpée ; elle est longue pour aller au Tsar ; mais de tout, l’ermitage est ce que l’on fait de plus près. Quel est votre dessein ? Est-ce pour prier Dieu que vous souhaitez vous y rendre ? ”
“ Hmm … Ce sera quelque chose, sans doute, comme cela … Mais je voudrais surtout, voir un moine grand-schème … celui qui … on le nomme Théophile … Peut-être me direz-vous où je pourrai le trouver ? ”
“ Et de quoi cela vous servira-t-il ? ”
“ On le dit très saint, visionnaire même. ”
“ Qui ? Théophile ? ”
“ Oui, ce hiéromoine grand-schème. ”
“ Visionnaire ! De quelle sorte de sainteté s’agit-il bien là ? Et vous croyez, vous, à ces ragots de bonne femme ? ”
“ Comment cela ? Puisque tout le monde le dit … ”
“ Vous voulez rire ! Théophile ? Mais c’est un fornicateur, un bandit, un suppôt de Satan ! Vous n’en trouverez pas dans le monde entier un seul comme lui ! Toute sa vie, il a violé des filles, abusé des femmes, volé, la nuit, des chevaux à ses voisins, prêté aux miséreux à des taux plus qu’usuraires ! Si tu savais combien d’orphelins il a laissés nus dormir sur la paille, combien de familles il a ruinées, les engageant en fourbe dans les affaires les plus louches ! Il s’est fait une grosse panse sur les biens des autres. Et maintenant, il a le désir, dit-il d’approcher Dieu ! Il est venu à l’ermitage chargé d’une infinie kyrielle de péchés mortels. Qu’il se repente donc, qu’il fasse pénitence ! Qu’il prie ! Le Seigneur est miséricordieux. “ Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se repente et qu’il vive. ”
Le maquignon, à s’entendre adresser ce discours, qui ne l’avait pas peu surpris d’abord, reconnut enfin son portrait. Son coeur, quoique confusément encore, comprenait aussi que Théophile, seul, pouvait lui parler de la sorte. Et s’étant jeté aux pieds du starets, il pleurait amèrement :
“ Pardon, batiushka, ” implorait-il. Et au travers de ses larmes : “ Pardonne-moi, ” redisait-il. “ Accorde, je t’en prie, l’absolution au scélérat, à l’escroc, à l’assassin maudit que je suis. ”
“ Dieu pardonnera, dit le starets, Dieu pardonnera. Va voir les saints de Dieu. Va et incline-toi devant eux. Demande leurs prières. Eux expieront pour toi. Et tu seras pardonné de tout. Ton père lui, était un homme vertueux, et par ses prières aussi, Dieu aura pitié de toi. ”
“ Non, gémissait le marchand, il n’aura pas, il ne pourra pas avoir pitié de moi. J’ai trop outragé son infinie bonté. ”
“ Il pardonnera, répétait le starets, Il pardonnera. Crains seulement, par ta négligence de ne pas retomber dans de nouvelles fautes, souillant les larmes bienfaitrices qui aujourd’hui ont lavé ton âme repentie. Surtout, ne cesse pas de prier, et fais-toi violence, pour ne pas donner à tes passions libre cours. Garde un coeur contrit, cultive en toi l’amour de Dieu comme celui du prochain, et que jamais ne te quitte la crainte de Dieu … Allons ! Bonne route ! ”
L’homme s’éloigna, gagnant les grottes de la Lavra, où, de longues heures durant, il s’entretint avec les moines de sa mémorable rencontre avec le starets.
Une autre fois, le bienheureux croisa, dans les bois de Kitayev, quelque grand propriétaire, qui passait par là.
“ Où vas-tu ?” s’enquit Théophile.
“ Chez moi, batiushka”, fit l’homme, hâtivement.
“ Mais es-tu sûr d’avoir bien réglé tes comptes avec Dieu ? ” demanda, sévère, le starets.
Trop embarrassé pour savoir que répondre, le propriétaire préféra presser le pas. Mais le starets, lui, n’entendait pas le laisser s’enfuir aussi vite, et bientôt le rattrapa.
“ Vraiment ? insista-t-il. Tu ne t’es pas mis en règle ? … Eh bien, souviens-t’en ! Tu es venu jusqu’ici bien portant, mais tu ne rentreras pas chez toi sain et sauf. ”
De fait, sur le chemin du retour, comme il approchait des portes de la ville, les chevaux s’emballèrent, et, la voiture se retourna, jetant à terre le propriétaire, qui, allant heurter contre une pierre, mourut sur le coup.
Or cette malheureuse histoire n’est pas elle-même sans en évoquer une autre.
Non loin de la ville de Kerch, sur les bords du Taman, vivait la veuve d’un colonel, nommée Alexandra Sokolova, laquelle, un beau jour, se rendit avec sa soeur à Kitayev, pour y visiter le starets, et prendre sa bénédiction.
“ Instruis cette pauvre folle, ” dit lorsqu’il la vit Théophile à sa soeur, du doigt désignant Sokolova. “ Instruis-la mieux, ou elle risque fort, jusqu’à sa mort, de conduire des chevaux. ”
Mais à ces paroles, Sokolova ne prêta nulle attention. Rentrée sur ses terres, elle fit atteler sa voiture, et partit pour Kerch, faire de menues emplettes. Mais quelque chose en chemin fit peur aux chevaux, qui soudain s’emballèrent. Projetée à terre, Sokolova mourut le soir même.
Le starets Théophile, une autre fois, entrant dans l’église de la Grande Lavra, avisa l’une des stalles qui longeait le mur et, jugeant le lieu paisible, s’y mit pour prier. L’on entamait, un peu plus tard, les cathismes lorsque, s’éloignant un instant, il s’en fut vénérer les sépultures des saints, reposant sous la nef. Mais tandis qu’il était là, devant la dalle de saint Théodose, s’inclinant, le lecteur et l’aide régisseur remarquant, de leur côté, le psautier qu’avait dans sa stalle laissé Théophile, décidèrent, pour lui jouer un tour, de le lui dérober. Mais voici que, regagnant sa place, le bienheureux, sans seulement jeter sur sa stalle un coup d’oeil, marcha droit sur le régisseur, lequel avait au fond de sa poche dissimulé le Psautier.
“ Pauvre Ancien ! dit sévèrement le starets. Il te faut mourir demain, et tu ne penses, aujourd’hui encore, qu’à jouer ces vils tours pendables ! Allons malheur à toi ! ”
Et il en fut exactement comme l’avait prédit le starets. Au matin du jour suivant, l’Ancien soudainement mourut, sans que nul s’y fût attendu.
Le starets, dans sa cellule, entassait des piles de vêtements, envoyés par des philanthropes à des fins charitables. Avisait-il un homme en guenilles, qu’il l’invitait à entrer, le gavait de boulettes, enfin lui passait une chemise neuve, s’il ne l’habillait pas de la tête aux pieds.
Un ouvrier de l’usine de briques, qui attenait à la Lavra, vint un jour à cet effet le voir. Car Ivan Bolshakov –c’était là son nom– à peine recevait-il sa paie du mois, qu’il allait d’un pas la boire, et jusqu’au dernier sou. Le loqueteux était venu frapper à sa porte, demandant au bienheureux la charité.
“ Pour toi, fit le starets, quelles aumônes peut-il y avoir ? Tu boirais tout indifféremment. Allons, laisse-moi du moins t’offrir une nouvelle chemise. Car tu vas mourir aujourd’hui, et il serait indécent que tu sois en guenilles couché dans le cercueil. ”
Ivan, tout en prenant la chemise, songeait à part lui : “ Oui, compte bien sur ma mort, et bois de l’eau fraîche. Sur l’heure, je fonce à la taverne, j’y vends la chemise, et bois un verre à ta santé ! ”
Il fit comme il l’escomptait, s’enivra tout son saoul, et sur le soir, s’en revint ivre mort à l’usine. Là il chanta, dansa et fit le fou, à tous les assistants contant comment il s’était fait donner une chemise, par Théophile, qui même lui avait prédit sa mort. Enfin, n’en pouvant plus, il demanda à rester à l’usine pour y dormir dans un coin, ce qui, dans son état, lui fut accordé. Il grimpa donc et s’alla nicher sous les combles, s’endormant à hauteur presque du plafond. Mais voici que, durant la nuit, se fit un grand bruit mât, comme d’une chute de corps lourds. L’on fit de la lumière, et l’on vit, gisant sur le plancher, Ivan Bolshakov, la face en sang, sans un souffle, immobile. L’on chercha son coeur. Il ne battait plus. Le pauvre était bien mort.
Bolshakov n’avait pas même une chemise pour être décemment enterré. Les ouvriers lui mirent donc ce qu’ils purent trouver, lui faisant du moins un enterrement chrétien. Mais la prédiction du starets comme l’histoire de la chemise, aujourd’hui encore sont sur toutes les lèvres.
Maria Kozminishna Shepeleva, noble dame des alentours, aimait l’ermitage, où souvent elle venait, accompagnée de son fils, lequel, à l’époque, ne devait guère avoir plus de quatre ou cinq ans. Là, l’enfant, chaque fois, se rendait chez le starets, lui demandant sa bénédiction. Et le bienheureux, qui le tenait en grande affection, s’il le rencontrait en passant dans le cour du monastère, le regardait d’un air tendre : “ Ah, disait-il, voici notre petit moine ! ”
Un jour, dans sa cellule, faisant venir le petit, il lui tendit avec amour une pleine poignée de gâteaux secs à la mélasse. “ Tiens, donne tes petites mains. Prends ces gâteaux. ” Tout heureux, le garçonnet, sous l’oeil approbateur du starets, se mit à les croquer avec délectation. “ Mange, mange, disait le bienheureux. Lorsque tu seras grand, ce ne sont plus des gâteaux que tu recevras, mais le Christ, qui habitera en toi. ”
Et la prophétie du starets à la lettre se réalisa. L’enfant grandit, fut pour son instruction envoyé à l’imprimerie de la Lavra puis, comme novice, entra au monastère, où par la suite il devint père spirituel de grand renom.
Un autre petit garçon vint à son tour le trouver. Le bienheureux, cette fois, fit venir son syncelle :
“ Pantéléimon, lui dit-il, prosterne-toi donc aux pieds de ce garçon. Embrasse aussi la main de ton père spirituel. ”
De fait, devenu hiéromoine du grand habit, l’enfant de naguère, dans les derniers temps de son séjour terrestre, tonsura le père Pantéléimon, et, lorsqu’il mourut, l’enterra.
Chef des travaux de la cathédrale Saint Wladimir qui s’édifiait à Kiev, Condrat Kozmich Khovalkin, parce qu’il désirait finir ses jours dans la paix et la tranquillité, entreprenait encore de construire une maison pour ses vieux jours, lorsque la douleur vint soudain l’accabler. La mort lui ravissait sa chère enfant, longtemps l’unique joie de sa vie solitaire. Khovalkin dès lors, au plus fort de sa détresse, vint chercher consolation chez le starets Théophile.
“ Pourquoi, dit le starets, t’attrister ainsi ? Entre dans ta chambre comme en une cellule, assieds-toi, et redis en ton coeur la prière de Jésus : “ Seigneur Jésus Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur. ” Et tout, tu le verras alors, tout passera. ”
“ Ah, batiushka ! Il serait plus qu’impossible de faire passer cela ! Avec le visage de ma défunte fille, s’est éteinte en moi toute la lumière de ma vie ! ”
“ Non, corrigea le starets. De notre vie, Jésus Christ est l’unique lumière. Lui seul est le soleil sans déclin. Va donc t’acheter un voile : Tu seras bientôt moine. ”
Et véritablement, quelque temps après, Codrat Kozmich, comme novice, entrait à l’ermitage de Goloseyevskaya. Ayant fait là construire une hôtellerie encore, il se mit en devoir ensuite d’y mener l’ascèse salutaire. Plus tard, devenu aveugle, il fut sous le nom d’Erasme, tonsuré moine, et, plusieurs années durant, vécut dans l’hésychia d’une cellule, aux abords de l’église. Et lorsqu’il mourut, le 15 août 1880, on l’ensevelit auprès du starets.
Répondant au nom de Férapont Dobrovolsky, un jeune homme de la bourgeoisie de Kiev voulut comme novice entrer à la Lavra. Trois jours durant, il tenta, mais en vain, de solliciter du starets une entrevue, dans l’espoir de lui demander pour ce faire sa bénédiction. Mais l’on eût dit que Théophile se gardât avec soin de rencontrer le visiteur, chaque fois l’envoyant à l’église, ou à l’hôtellerie. Le troisième jour enfin, Férapont et sa mère, qui l’accompagnait, trop affamés, n’y tenant plus, se tournèrent vers le syncelle, implorant son aide. Les prenant en pitié, celui-ci, une nouvelle fois envoya Férapont frapper chez Théophile.
“ Qu’as-tu donc à rôder encore ici, vieux bougre d’animal rampant ? ” fit, courroucé, le starets. Et, disant ces mots, il lui lança quelque quignon de pain, qu’agrémentait un trognon de chou. A peine, pourtant, le jeune homme en eut-il goûté, qu’il sentit sa faim aussitôt s’évanouir. La porte de la cellule, déjà, s’était refermée. Férapont attendit. Moins d’une demi-heure plus tard, le starets, à nouveau, sortait. Férapont, le voyant, se laissa tomber à ses pieds.
“ Batiushka, gémit-il, donne-moi ta bénédiction : je voudrais entrer à la Lavra. ”
“ Quelle bénédiction te donner ? gronda le starets. Jamais tu ne deviendras hiéromoine. Mais entre à la Lavra, pour y mener la vie d’un moine ordinaire. Veille à vivre en toute droiture. Le mercredi et le vendredi, abstiens-toi de manger du poisson. Et sous aucun prétexte ne manque l’office des mâtines. ”
Peu de temps après, Férapont Dobrovolsky était, sous le nom de Spiridon, reçu entre les frères de la Lavra. Cinquante et un ans durant, il vécut là en simple moine, suivant avec foi les directions du starets, jamais ne manquant fût-ce un office de mâtines.
Escorté de sa femme, de sa fille, et de l’une de ses soeurs, Andréï Gapchenko, marin de la ville de Kerch, résolut en 1851 d’entreprendre un pèlerinage à Kiev. Les voyageurs dès lors passèrent plusieurs jours dans la ville sainte, puis, lorsqu’ils en eurent vénéré les hauts lieux, se rendirent à Kitayev, pour y visiter le starets Théophile.
Sortant sur le seuil de sa cellule et, se tournant en premier lieu vers la femme de Gapchenko, Eudoxie Trifonova :
“ Ainsi, s’enquit-il, tu vis au bord de la mer ? ”
“ Oui, batiushka, confirma-t-elle, au bord de la mer. ”
“ L’estuaire est profond, n’est-il pas vrai ? ”
“ Je ne sais pas, batiushka, je ne l’ai pas mesuré, ” fit Eudoxie surprise, jetant aux siens un regard effrayé.
“ Le mercredi et le vendredi, dit sévèrement le starets, vous achèterez de l’encens et des cierges, et vous les mettrez à l’église, pour le salut de votre âme. Car depuis que vous réussissez en affaires, vous ne pensez plus à rien qu’à vendre du poisson. ”
Il les bénit, et, sur ces mots, s’en fut. Les pèlerins alors partirent pour Pochaev. Etant demeurés là quelques temps à prier, ils revinrent à Kiev, laissant au monastère Florovsky leur fille aînée, dont une moniale du nom d’Angelina prendrait le plus grand soin, et seuls, s’en retournèrent à Kerch.
Des mois passèrent. L’été survint. Arriva le 28 juin, veille de la fête des Saints Apôtres Pierre et Paul. Appelé par quelque affaire pressante, Andréï Gapchenko, ce jour-là, devait quitter les siens. Mais tombé malade inopinément, il pourvut à son déplacement, déléguant sa femme, contraint pour sa part de demeurer chez lui, dans sa maison de Mitrodat. Eudoxie Trifonava dès lors se mit en route, emmenant avec elle Parascève, la dernière de ses filles, âgée d’un an à peine. Il lui fallait en bateau traverser l’estuaire. Tous les ferries se trouvant être pleins, la jeune femme dut se contenter d’embarquer sur un frêle canot déjà chargé de chaux. L’embarcation bientôt mit à la voile, voguant en pleine mer. Mais cette même nuit, désespéré, un cri, soudain, déchira l’air :
“ Sauve qui peut, nous coulons ! ”
Une grosse voie d’eau s’était ouverte à fond de cale, et la barque sombrait. Les uns, dans la panique, se jetaient à l’eau, d’autres prenaient d’assaut les chaloupes. Les derniers, ne sachant quel parti prendre, préféraient s’en remettre à la Providence. Eudoxie, ne perdant pas courage, se tourna vers Dieu, implorant son aide. Une longue demi-heure sans doute se passa. Le rafiot s’enfonçait, toujours davantage. Le pont était à présent submergé. Eudoxie sentait l’eau happer ses genoux. La mort, inexorablement, montait, chaque instant plus imminente.
Eudoxie, dans un cri, se signa. “ Bénis, Seigneur ! ” Puis, de son mieux, fixant son enfant sur son dos, d’un trait, elle se jeta à l’eau, et vaillante se mit à nager. La jeune femme, désespérément, luttait contre l’immense amas liquide, de toutes parts l’enveloppant. Une force inconnue la poussait à briser sous ses mains les vagues trop impétueuses d’un océan sans fond. Partout autour d’elle s’étalait, indistincte, une menaçante obscurité. L’étendue des eaux semblait infinie. Nulle part, sur la mer, ne venait de secours. Ses bras s’engourdirent. Au prix de surhumains efforts, Eudoxie fit glisser sa fillette devant elle et dessus sa poitrine la tenant, entre ses dents, par son vêtement agrippée, elle s’étendit sur le dos, nageant plus loin, toujours plus loin, Dieu savait où, elle ne savait … Le rivage était loin, si loin encore …
Un instant, elle crut voir, livides, les chers visages des siens, guettant, atterrés son retour.
“ Adieu mes chéris, adieu ! ” murmura-t-elle.
Ses forces faiblissaient. Elles l’abandonnaient. Il lui semblait que ses bras, impuissants, ne se mouvaient plus. Elle se sentit quelque part glisser, au plus profond de cette nappe froide. Terrifiante, l’obscurité recouvrit ses yeux …
Accablé de douleur, Andréï, longtemps, chercha sa jeune femme. Dieu enfin, eut pitié de lui. Et le troisième jour, près de Taman, les vagues, sur le rivage, rejetèrent pâli le corps de la morte. Son visage de noyée portait, répandue sur ses traits, l’atroce empreinte d’une indicible terreur. La douce compagne de sa vie, immobile, en silence, gisait sur la grève, entre ses bras roidis tenant son enfant défunte, dans un dernier geste d’amour, farouchement pressée, sur ce sein qui l’avait portée.
Ce fut là, au lieu même où les avaient roulées les vagues, qu’Andréï, pleurant, les ensevelit. Puis on le vit partir, vers la Lavra Pecherskaya, pour n’en plus revenir, prenant sur-le-champ le voile monastique, changeant aussi son nom pour celui de Malachie, le prophète inspiré. Longtemps après, il vécut en ces lieux, observant, fidèle, les divins préceptes, jusqu’à ce que la mort vînt à son tour le prendre au vieil âge de quatre-vingt deux ans.
Le bienheureux Théophile, lorsqu’il quittait sa cellule, jamais ne la fermait à clef, son syncelle dût-il même s’absenter. Le fait se reproduisait du reste à l’infini, puisque le starets sans cesse en partait, fuyant l’attroupement inévitable de ces femmes bavardes qui toujours se tenaient à sa porte. C’était là l’unique ressource pour se débarrasser un peu d’elles. Des heures, elles le guettaient à sa fenêtre, puis couraient encore à sa poursuite, telles d’épais volatiles, en bandes s’éparpillant derrière lui.
Mais quand il les recevait, c’était vêtu seulement de sa tunique grossière de crin, sans autres égards à leur rang respectif. A peine, toutefois leur ouvrait-il sa porte, que toutes les femmes alors, becs et ongles, se chipotaient entre elles, bruyantes, plus que les oisons d’une volière. C’était à qui, la première, lui remettrait son cadeau. Et dans un tohu-bohu des plus invraisemblables, elles brandissaient, l’une sa cruche de lait, l’autre ses oeufs et son fromage, la troisième une bouteille de kvas, chacune tentant, en mains propres, de lui remettre son bien, voulant sur elle-même attirer l’attention du starets.
Théophile, pour tout remerciement, leur distribuait à l’envie de dures corvées ménagères, envoyant les unes charrier de l’eau, les autres couper du bois, tandis que les dernières devaient bêcher au jardin, ou astiquer des pierres de taille. Si même en leur compagnie venaient de nobles dames, le starets ne se fût pas embarrassé pour elles. Ce n’était pas là de ces gens avec lesquels il eût fait des façons ; mais, comme aux autres, il leur faisait pétrir le pain, peler les pommes de terre, charrier les eaux usées, vider les ordures.
Issue de bonne noblesse, une jeune femme un jour, vint, encore nouvelle mariée, visiter Théophile. Or il y avait tant de monde devant la cellule attroupé, que ne pouvant y atteindre, elle entreprit de pousser et de bousculer, cherchant dans la foule à se frayer un passage.
“ Batiushka, criait-elle, ta bénédiction ! Batiushka, ta bénédiction ! ”
“ Ah ! fit le starets. C’est pour une bénédiction, que tu veux me voir ? ”
“ Pour te voir, aussi, batiushka ! Te voir ! Je veux te parler ! ”
“ Ah, bien ! En ce cas, tout de suite ! ”
L’espace d’un instant, le starets rentra dans sa cellule pour en ressortir, portant une pleine bassine de grosse soupe au chou.
“ Lève ta traîne, cria-t-il. Dieu te bénisse ! ”
Achevant ces mots, il lança, sur la robe ainsi relevée, toute sa soupe au chou. La grande et noble dame fut pétrifiée d’horreur. Elle étrennait justement une jupe de soie. Sans lui laisser placer un mot, le starets conclut, coupant court à sa colère.
“ Alors ? On trompe son mari tous les jours ? Qui donc, dans une robe de soie, est venue me demander la bénédiction ? Je t’apprendrai, moi, à faire sans scrupules usage de la beauté pour séduire les jeunes gens ! Ne t’ai-je pas donné là les premiers rudiments, pour te l’apprendre enfin ? ”
La femme d’un grand propriétaire vint à son tour voir le starets. Escortée d’une armée de serviteurs, elle fit devant la cellule stopper sa calèche et, le sourire aux lèvres, au travers d’une lorgnette, scruta tous les lieux alentour. Sur quoi, voyant s’approcher le syncelle, elle le toisa, et d’un air hautain :
“ Dites-moi, je vous prie : Où donc Théophile peut-il bien être ? ”
“ Il est là, dit le syncelle, qui bêche dans le jardin. ”
Jetant les yeux en arrière, l’indiscrète, de fait, aperçut le starets. Vêtu d’une simple flanelle, il pataugeait dans les plates-bandes. Outrée, la dame, à cette vue, cracha par terre, manifestant son dégoût.
“ Fi ! dit-elle. Quelle ignorance ! Déambuler par le monastère, sans rien porter sur soi qu’une vile camisole ! ”
“ Sans rien porter sur soi qu’une vile camisole ”, redit en écho le starets, singeant sa mimique ridicule.
Il s’était en effet, par derrière, approché à son insu. Puis, d’un seul coup, lorsqu’il fut auprès d’elle :
“ Et toi ” éclata-t-il. “ Vieille princesse aux mains blanches ! Toi, te dis-je ! Avais-tu le droit de dépouiller, toi, tes serviteurs, extorquant jusqu’à leur dernière chemise ? Et pourquoi les laisser, par le monde, aller sans un morceau de pain ? Ah, pour causer la ruine des autres, il n’est nulle conscience qui tienne ! Mais devant un pauvre moine, voilà que la pudeur, soudain réapparaît ! Allons, repens-toi, folle ! Orgueilleuse ! Aime un peu tes proches ! Ou bien tu verras avec quelle amertume ton âme pécheresse se tiendra nue, dans l’unique confusion de ses méfaits honteux, quand, au redoutable jugement, il lui faudra se trouver seule, à la face de Dieu ! ”
Cette tirade inopinée abasourdit à ce point la noble dame que, sautant sans attendre à bas de sa calèche, elle demanda sur-le-champ à entrer dans la cellule du saint. Une heure entière, elle y versa les larmes d’une sincère repentante, ardemment implorant son pardon.
D’autres encore visitèrent le bienheureux. Une noble admiratrice voulut, elle aussi, sa bénédiction. Comme à l’accoutumée pourtant, le starets, à cette heure, n’était pas dans le cloître, mais dans le bois vagabondant. De Kitayevskaya toutefois, juchés sur le clocher, des moines l’aperçurent, qui sans nul doute s’en revenait chez lui, marchant tête basse, couvert de loques et de chiffons sales, dénichés Dieu sait où. Pis même, vues d’un peu près ces loques, à les mieux considérer, étaient –comble d’horreur– souillées, on ne peut plus, d’immondes excréments. Parvenu devant la noble dame, Théophile enfin s’arrêta et, dans un vulgaire dialecte mêlé de petit russe :
“ Oh, oh ! siffla-t-il. V’là une grande dame ! Faut qu’j’m’ nettoye les mains. ”
Et il les passa longuement sur les chiffons souillés.
“ V’là qui est fait ! dit-il, lui tendant la main. Embrasse ! Ici ! ”
Comme elle reculait d’horreur :
“ Eh bien ! gronda-t-il, sévère. Telles sont tes vertus devant le Christ Dieu ! Elles puent, madame, elles puent ! ”
L’éminente, dévote et philanthrope comtesse, Anna Alexeevna Orlova Chesmenskaya, ne fut pas, pour sa part, épargnée davantage. Bien qu’elle fût venue sur recommandation expresse de Monseigneur le Métropolite Philarète, visiter le starets, lui pourtant, lorsqu’elle requit sa bénédiction pour quelque affaire d’importance, qu’elle voulait entreprendre, ne la gratifia pas même d’un mot, mais, emplissant un pot d’épluchures, le lui versa dans sa jupe. Orlova, toutefois, parce qu’elle était dévote, et qu’elle estimait assez le starets, s’en fut tête basse, la robe maculée de restes d’épluchures, au long du chemin méditant sur le possible sens de cet étrange geste.
Elle revint néanmoins. L’on était à la veille alors de célébrer la Dormition de la Toute Sainte Mère de Dieu. Le starets, ce jour-là, avait pour coutume de nettoyer à fond sa pauvre cellule. Il lavait donc cruches et écuelles, lorsque survint la comtesse. Sa vue, cette fois, parut l’emplir de joie :
“ Merveille, clama-t-il une bonniche ! Une petite bonniche ! Vraiment, oui, tu tombes à merveille ! De grâce, ma chère, descends au Dniepr, et laves-y donc ces quelques menus pots pour moi ! ”
Et joignant le geste à la parole, il lui tendit une imposante batterie de casseroles sales, toutes à récurer. Anna Alexeevna eut un sourire mais, sans plus attendre, descendit au Dniepr, où, de ses blanches mains qu’ornaient des pierres précieuses, elle se mit avec un diligent empressement à polir ces marmites enfumées, cependant que sa suivante, respectueuse, demeurait à quelque distance s’émerveillant de ce que la comtesse pût s’abaisser à s’acquitter d’une tâche si servile.
Le starets ne parlait pas clairement à chacun, préférant s’exprimer, souvent, au travers de paraboles pourtant chargées de sens. Souvent aussi, il offrait au visiteur un curieux présent qui, s’il n’était pas en soi significatif, annonçait toutefois, prophétiquement, sa destinée à venir. Ces objets qu’il distribuait, du reste, étaient de toute espèce, en sorte qu’on le voyait brusquement exhiber de son panier cruches, cuillères, trognons de pommes, poires, blettes, miettes de gâteaux, chiffons, concombres, prosphores, morceaux de cierge, fumier même –autant d’objets dont chacun à ses yeux était signe, porteur de sa signification propre– sens caché d’un symbole, qui eût en particulier convenu à tel être, plutôt qu’il n’eût été celui d’un autre.
Un jour donc, il dépêcha son syncelle au régisseur de la Lavra, le hiéromoine Modeste, le chargeant de lui porter une vieille paire de chaussettes sales.
“ Donne-les lui, enjoignit le starets au syncelle, et dis-lui de bien les laver. ”
Les chaussettes expédiées peu après revinrent propres.
“ Ah non ! fit le starets. Pas comme cela ! Rapporte-les lui, et fais-les lui laver à nouveau. Je les veux plus blanches ! ” Le syncelle aussitôt s’en fut les rapporter. Modeste alors comprit que les chaussettes sales symbolisaient ces pensées impures qui justement le troublaient, et que le starets les lui ferait laver jusqu’à ce que son esprit en fût entièrement purifié, et qu’il eût en leur place accueilli des pensées pures.
Le hiérodiacre Agapit –lequel par la suite devint higoumène de la Lavra– n’était encore à l’époque qu’archiviste de l’église. C’était là une diaconie quelque peu astreignante, dont s’accommodait fort mal son tempérament solitaire. Car il devait subir à tout instant les filandreuses conversations des pèlerins sans nombre venus visiter la Lavra, et l’on attendait de lui qu’il leur fît bon accueil, satisfaisant à leur inlassable curiosité. Tout cela nuisait à sa méditation, réduisant à néant le temps de son étude. Au point qu’il fût à ce propos pris un jour d’un découragement profond, lorsque soudain parut un messager du père Théophile, portant une prosphore, qu’il lui enjoignait de manger. Ce qu’ayant fait, Agapit sur-le-champ vit tomber son désespoir.
Une autre fois, ce fut la pauvre veuve d’un lecteur qui vint voir le starets, et longtemps pleura devant lui, plaignant sa destinée amère. Bien qu’elle fût mère, en effet, d’une famille nombreuse, laquelle se mourait ou presque de faim, ses parents, tous, se refusaient de l’aider.
Le starets attentivement scruta son visage, puis, de sa main essuya ces larmes qui roulaient sur les joues usées. A la fin regagnant sa cellule, il en revint tenant un grand chaudron, empli de soupe au chou.
“ Voilà, dit-il, le lui tendant. Retourne-t-en chez toi, prie, et console-toi. Mais quand tu auras reçu la part qui te revient, veille, surtout, à ne la distribuer à personne. Les tiens ne t’ont pas secourue ; toi donc, ne leur donne pas non plus. ”
“ Mais que leur donnerais-je, batiushka ? s’étonnait la veuve. Je n’ai rien à partager. ”
“ Bon, bon, fit le starets. Veille seulement à ne rien donner. Cache tes biens, et garde tout pour toi. ”
La veuve s’en revint donc chez elle, riche d’une soupe au chou. A peine arrivée pourtant, elle apprit tout-à-coup que, mort sans héritier, l’un de ses cousins lui laissait une immense fortune. Cupides, ses parents, lesquels jusque-là avaient tout ignoré de sa pauvreté, prenaient maintenant des nouvelles de sa santé. Mais elle, restant fidèle aux recommandations du saint, ne leur donnait rien.
Ce fut au tour d’un paysan de venir, accompagné de sa fille, trouver le bienheureux.
“ Que me veux-tu ? s’enquit le starets.
“ Batiushka, dit l’autre, bénis donc ma fille, qui veut entrer au monastère. Vois, elle est bonne, obéissante et d’un gentil naturel. Sa mère et moi, depuis longtemps déjà, avions promis de la vouer à Dieu. ”
“ Voilà qui est bien, ironisa le starets. A l’instant je la bénis. ”
Et s’engouffrant dans sa cellule, il en revint avec un cierge, duquel il enlevait la mèche.
“ Que fais-tu là, batiushka ? ” s’étonnait l’homme.
“ Tu le vois, dit le starets, je bénis ta fille. Et maintenant allez-vous en. ”
Six mois plus tard, la “ bonne fille, obéissante, et d’un gentil naturel, ” accouchait d’un marmot. Il ne fut plus question de douce vierge alors, ni de monastère mais d’un mariage précipité.
Originaires du comté de Saratov, Iona Kirillov et Damien N., paysans tous deux, résolurent de gagner la Sainte Montagne athonite. En chemin, s’arrêtant à Kiev pour y vénérer les lieux saints, ils prièrent le starets de bénir leur voyage.
“ Non, dit le bienheureux, vous ne pouvez aller à l’Athos. Restez plutôt ici. L’on ne vous laissera pas seulement entrer. ”
Les jeunes gens pourtant, sans l’écouter aucunement, prirent la route d’Odessa. Là toutefois, les visas leur furent effectivement refusés. Les relations diplomatiques, de fait, avec la Turquie, se dégradaient d’inquiétante façon. Force fut bien aux amis de retourner à la Lavra de Kiev, où ils furent acceptés au nombre des novices. Près d’une semaine plus tard, ils rendaient à nouveau visite au bienheureux. Leur apportant un petit pain de trois sous, le starets alors le rompit en deux, pour en distribuer une moitié à chacun. Les amis comprirent peu après le sens de ce geste : ils devaient être séparés. Damien était affecté au cloître de Sarov, cependant que Iona, lui, demeurait à la Lavra de Kiev-Pecherskaya.
Veuve d’un riche propriétaire de Kherson, Maria Matfeevna Genzo était depuis des années aux prises avec ses beaux-frères, qui, pour la spolier de ses terres, l’avaient engagée dans un procès interminable. Mal conseillée toutefois, et manquant d’appuis, elle avait à la fin perdu sa cause, et désormais se voyait confrontée à la ruine. En désespoir de cause, elle avait fait appel, toutefois, à l’autorité du Sénat, espérant, contre toute attente, une révision ultime de l’injuste arrêt du tribunal. De pieux amis lui ayant en outre parlé du starets, elle s’en vint à Kiev, voulant demander conseil au saint visionnaire.
Celui-ci se trouvait alors à son ermitage de Kitayevskaya. A sa visiteuse, il porta une grosse miche de pain blanc encore tiède, fraîchement coupée en deux parts, dont l’une était percée d’un trou que le starets avait si abondamment empli d’huile, qu’elle en dégouttait jusqu’à terre.
“ Tiens, dit-il prends. Sois sans honte, c’est pour toi ; de ma part. A cause de ta longue patience. ”
Quoique embarrassée, Genzo prit la miche, et s’en retourna chez elle, fort intriguée par cet étrange cadeau. Mais la chose bientôt, s’éclaircit d’elle-même. Quelque temps plus tard en effet, elle recevait du Sénat un nouvel arrêt, notifiant que le jugement, en dernier ressort, avait finalement été tranché en sa faveur. Non seulement sa terre lui serait restituée, mais ses oppresseurs étaient mis en demeure de lui verser dommages et intérêts. Emplie de gratitude, l’heureuse Genzo fit parvenir au starets cinquante roubles d’or, qu’il entreprit sur-le-champ de distribuer aux pauvres.
Il est un autre fait étrange, que relata l’higoumène d’un monastère de Kiev.
“ J’achevais, dit-il en 1852, mes études au séminaire de Koursk, lorsqu’éprouvant le désir, soudain, de me faire moine, j’entrepris jusqu’à Kiev un pèlerinage à la Lavra de Pecherskaya. Entendant en ces lieux dire que Théophile, le bienheureux, ne bénissait pas chacun d’égale manière, je jugeai préférable, avant que d’approcher sa cellule, d’y dépêcher à l’avance mon compagnon de route, tandis que je me tiendrais prudemment caché, à l’abri d’un arbre, observant quel accueil lui ferait le starets. Le recevant d’amicale sorte, Théophile le bénit et lui dit de salutaires paroles. Encouragé par semblable réception, je sortis à mon tour de derrière ma cachette et, me prosternant à genoux, demandai aussi la bénédiction du saint. Mais la requête, cette fois, parut le courroucer.
“ Va-t-en ! jeta-t-il. Je ne suis pas archevêque, pour pouvoir te bénir. Lui te bénira ! ”
Etonné, stupéfait, je sentis les larmes me monter au visage, tandis que mes genoux sous moi se dérobaient. Me tirant par le bras, mon camarade m’entraîna plus loin, hors de l’ermitage. J’ignore comment je pus même regagner à pied la Lavra. Je me souviens que mon ami s’efforçait seulement de me consoler, me peignant sous un jour meilleur l’accueil glacial de Théophile, comme augurant de forts bons présages. Mais ce n’en était pas moins une épreuve qu’avec peine je devais surmonter, et j’implorai le secours de la Reine des Cieux. Rentrés à la Lavra, nous allâmes à l’église vénérer les reliques. Nous en ressortions, lorsque nous vîmes arrêté devant la porte un magnifique attelage autour duquel se massaient des pèlerins. “ Nous attendons, nous dit-on Monseigneur en personne. ” Quelques instant plus tard, de fait paraissait le Métropolite. Je me hâtai à sa rencontre, implorant sa bénédiction. M’ouvrant à lui de ce qui m’avait amené jusqu’en ces lieux, je lui exprimai mon désir de demeurer au monastère pour toujours. Quelles ne furent pas ma surprise et ma joie, lorsque je fus aussitôt béni par Monseigneur. Sa béatitude consentait à ce que je fusse admis à la Lavra où, de fait, je devins moine peu après. Alors seulement, les paroles du starets s’éclaircirent à mes yeux.”
Venu à Kiev en pèlerinage, un paysan demanda au starets sa bénédiction pour entrer au monastère. Théophile l’écoutait sans mot dire.
“ Veux-tu manger ? ” s’enquit-il enfin.
Le paysan hocha la tête, affirmativement.
“ Tiens, dit le bienheureux, mange. ”
Et il lui tendit un bol de soupe, où surnageait un morceau si dur qu’il en était immangeable. Curieux de savoir pourtant s’il en viendrait à bout, le starets, posté derrière sa porte, observait le jeune homme. Bientôt, voyant l’épreuve passer ses forces, il s’approcha :
“ Bien, dit-il, c’est assez. Va donc vivre au monastère de Saint Mikhaïlovsky. ”
Le jeune homme, peu après entrait au monastère, où sa douceur, sa simplicité, son intelligence, le firent remarquer, au point qu’on le fit assistant du frère-cellerier. Ce hiéromoine hélas, qui avait pour nom Michel, témoigna bientôt, envers son humble assistant, d’une inimitié terrible, par tous les moyens voulant lui faire quitter les lieux. Découragé le novice courut les larmes aux yeux demander conseil au starets. Déjà, prononçant la prière d’usage, il frappait à la porte de Théophile :
“ Par les prières de nos pères saints, Seigneur Jésus Christ, aie pitié de nous. ”
Sans le laisser achever, le starets, ouvrant sa porte, se répandit en sévères reproches :
“ Mais, Paul, que viens-tu donc là ? Veux-tu bien rentrer chez toi ? Oui, toi, Paul, moine de Mikhaïlovsky ! Allons, retourne au monastère ! ”
“ Comme cela est étrange, se disait-il, chemin faisant. Ne dit-on pas du starets qu’il est visionnaire ? Or il m’a appelé Paul. Pourquoi Paul, puisque ce nom n’est nullement le mien ? ”
Monseigneur Apollinaire, sur ces entrefaites –évêque vicaire de Kiev, il prêtait aux moines de son troupeau, et à chacun en particulier, le plus grand intérêt, d’autant que lui-même était simple et juste– apprenant l’injustice dont le novice avait été victime, convoqua le cellerier, lui enjoignant de se mettre en quête de celui qu’il avait si durement malmené. L’on fit partout chercher le novice, lequel justement était de retour. Aussi le Métropolite, peu de temps après, le tonsurait-il, et le novice, à sa grande surprise, s’entendait-il donner, avec l’habit angélique, ce nom prophétisé par le starets : Paul.
Femme d’un courtier, Maria Dudareva, depuis longtemps déjà, avait désiré de se rendre à Kiev. Mais l’épidémie de choléra, qui ne 1853 s’était abattue sur la ville, toujours lui avait fait différer son voyage. Maria, de fait, avait jusqu’à la manie l’âpre souci de sa santé. Enfin, s’aventurant au-dehors, elle parvint à Kitayevskaya, et gagnant l’ermitage, visita le starets. Elle approchait, quand Théophile sortit à sa rencontre, tenant à la main une boîte, coiffée d’un couvercle.
“ Salut, lui dit-il, salut, femme de courtier ! Regarde : Je t’ai préparé cette boîte. Te plaît-elle ? ”
“ Oh oui, batiushka, beaucoup ! ”
“ Et si l’on refermait le couvercle… Tiens, comme cela… Tout irait bien alors ? ”
“ … Oui, sans doute… Mais pourquoi cela, batiushka ? ” fit-elle interloquée.
“ Eh bien, fit-il sans répondre, prends-la. Seulement, fais bien attention : Retourne-t’en vite chez toi, tu entends ? Et ne t’arrête nulle part en ville, ou cela tournerait mal pour toi. ”
“ Mais, batiushka, c’est pour faire un pèlerinage que je suis venue à Kiev. Je voudrais du moins y rester un jour ou deux encore. ”
“ Allons, n’y pense plus. Va-t-en seulement, aussi vite que tu le pourras. ”
Saisie d’effroi, Maria sans attendre, prit le chemin du retour. A peine, avait-elle revu les siens que de fortes nausées tout-à-coup la prirent, et que, saisie de violentes douleurs, elle dût s’aliter, –cependant que son visage bientôt tournait au bleu. C’étaient là les signes avant-coureurs de ce choléra qu’elle avait tant redouté. Il ne fallut guère plus de trois heures ensuite pour qu’elle remît à Dieu son âme infortunée.
Cette histoire n’est pas sans en évoquer une autre, laquelle du reste n’est pas moins frappante. Il y avait à Tula, ville du voisinage, deux pauvres pèlerins, sans parents ni famille. Catherina et son frère Ivan –c’étaient leurs noms– chaque année au printemps, partaient dans la contrée vénérer les saints lieux, Ivan par le nord, Catherina par le sud. Et ce n’était qu’aux premiers froids qu’ils regagnaient leur ville.
Catherina, un jour, s’en vint à Kiev, et comme à son habitude, cette année-là encore fit halte chez Théophile. Le starets alors, lui donnant sa bénédiction, lui remit un pot de terre, qu’enveloppait un papier.
“ Tiens, prends-le, dit-il. En souvenir ! Mais prends garde de ne pas l’ouvrir avant que d’être arrivée. ”
Catherina s’en fut, mais chemin faisant, sa curiosité, peu à peu s’accrut la tourmentant davantage. “ Ah, se demandait-elle, que peut-il bien y avoir là-dedans ? Le starets, sans doute aura vu par avance quelque bonne fortune devant m’advenir. Il aura donc mis du beurre au fond de la cruche. ” N’y pouvant plus tenir, elle prit sur elle d’ouvrir enfin le pot, quelque avertissement que lui eût donné le starets de n’en surtout rien faire. Elle défit le papier et regarda. Mais à sa grande surprise, elle ne vit rien qu’un passereau mort.
“ Comment ? songea-t-elle. Qu’est-ce-que cette plaisanterie ? Un oiseau mort ! Qu’a donc dans la tête le pauvre starets ? ”
Et de dépit crachant par terre, elle jeta le pot contre l’arbre.
Un mois plus tard, Catherine était de retour à la maison natale
“ Ah, s’étonna-t-elle, mon frère n’est pas encore rentré ? ”
“ Non, confirmèrent les voisins, pas encore. Mais voici une lettre en souffrance, qui vous est adressée. ”
Catherina, fébrile, ouvrit la missive. Elle portait qu’attaqué par des brigands, son frère avait été tué en chemin. Comprenant dès lors le sens de l’oiseau mort, Catherina pleura, amèrement.
Il y avait, à Kiev, un riche maquignon, A.D, être vulgaire s’il en fut, et qui, sans foi ni loi, ajoutait à ses vices une certaine cruauté. Sa femme au contraire, douce et possédant une crainte aiguë de Dieu, loin d’aller seulement aux offices de l’église, et d’être, pour son édification propre, une visiteuse assidue des couvents et des monastères, aimait à faire l’aumône, sa table ouverte aux pauvres, mendiants et pèlerins, dont sa maison ne désemplissait pas. Par-dessus tout admirant les ascètes, elle invitait souvent Théophile, auquel elle s’était entièrement dévouée, à venir la voir dans sa maison. Mais D. , dont le coeur était dur, et qui menait une vie fortement dissipée, mû sans doute par la honte, ne pouvait souffrir sa présence chez lui. Et il blâmait constamment sa femme de ce qu’elle ne cessât de l’inviter.
“ Ne vois-tu pas l’inconvenance qu’il y a, grondait-il, à perdre tout ton temps avec ce fou dévot ? ”
Or un matin, D. s’étant comme le plus souvent absenté, Théophile survint, charriant avec lui des éclats de charbon, qu’il fit aussitôt servir à griffonner sur les murs d’illisibles messages chiffrés. N’osant l’interrompre, la dame, debout, se tenait à ses côtés, non sans surprise le regardant faire. Mais son mari qui, sur ces entrefaites, n’avait pas tardé à rentrer, remarquant au-dehors le boeuf de Théophile, s’était rué dans la maison, lorsque la vue subite de l’état du salon le cloua d’horreur. Les tentures murales, naguère si luxueuses, étaient à présent maculées de charbon.
“ Qui ? hurla-t-il. Qui a osé ? Théophile, bien sûr ! ” Et il s’en fut, courant à travers les couloirs, en quête du bienheureux. Enfin, le trouvant installé dans sa chambre à coucher, il se jeta sur lui, l’accablant sous les injures et les coups. Théophile, pour toute réponse, contrefit le fou, et se mit, silencieux, à ôter ses habits. D. , de dégoût, cracha par terre et prit la porte. Sa femme, que la scène d’abord avait affolée, retrouva dès lors un peu de son sang-froid, et voulant s’excuser auprès de Théophile, lui offrit de la choucroute, dont elle savait qu’il l’appréciait. Mais le starets ne voulut rien entendre :
“ Non, fit-il sévère, tout est fini. Dieu est juste. J’ai été offensé, battu, traité comme un laquais. Le Seigneur a donné ; le Seigneur reprendra. ”
Et il s’en fut, comme il était venu.
De fait, la famille D. , peu après, eut à subir une lourde épreuve. L’affaire de D. battit de l’aile, son capital fondit, il fallut faire des dettes énormes. La propriété même fut mise aux enchères, et le riche D. , si plein de morgue naguère en fut réduit à mendier, traînant misérablement une pénible existence dans une masure que les autorités de la ville, par compassion, lui allouaient.

Chapitre VII

Jusques à quand chercherez-vous tous à l̓abattre
comme un mur qui s̓incline, une clôture qui chancelle (Ps.61,4).

L’estime et le respect dont était l’objet Théophile, adulé par ses admirateurs, n’allaient pas, bien entendu, sans susciter contre lui maintes jalousies.
Iov surtout, hiéromoine grand schème, higoumène de l’ermitage, ne pouvait se défendre à son endroit d’éprouver une animosité presque insupportable. Ayant à part soi convenu que les agissements curieux du starets ne pouvaient être que l’effet d’une superstition bigote, il entreprit de lui créer tout autant d’ennuis qu’il lui serait possible. Dès lors, les incessants rapports qu’il rédigeait sur lui, comme les plaintes continuelles qu’il formulait à son sujet finirent par lasser jusqu’au Métropolite lui-même. Que l’higoumène vît autour du starets s’assembler un groupe de ses fidèles, aussitôt il accourait pour les chasser, non sans leur reprocher au passage leur inepte superstition. Et si l’argument était insuffisant pour écarter un moment ces curieux, il ordonnait que fussent après le repas verrouillées les portes du monastère, en sorte que la foule fût empêchée d’approcher la cellule. Grisé par ce succès facile, Iov alla plus loin. Entrant à tout moment chez le bienheureux, il lui prenait son linge, pour que Théophile ne pût le donner à blanchir. Mais à toutes ses persécutions, ce dernier avec douceur n’opposait rien que les mots de l’Evangile. Souvent aussi, sachant par avance que Iov venait le harceler, il chargeait son syncelle, Panteléimon, de verrouiller la porte.
Iov enfin, voulant, de façon plus retentissante, faire état de son pouvoir autoritaire, fit déménager le starets dans un appartement plus vaste, mais situé à proximité du sien propre. Aussi, quelque confortable que fût le nouveau logement, consistant en quatre grandes pièces, n’était-il cependant pas pour plaire à Théophile, entravé dans la tâche à présent dont Dieu l’avait chargé.
La Lavra, quelque temps après, fit envoyer à l’ermitage un dénommé Théodose Tupitsin qui, tout hiérodiacre qu’il était, semblait pour le moins psychopathe, au point qu’il requérait une attention spéciale. Ce que voyant, Iov lui assigna la cellule du starets. Celui-ci pourtant l’en ayant promptement chassé, Iov, courroucé de ce qui lui paraissait la subite manifestation d’une volonté propre, vint en personne ramener Théodose chez le bienheureux.
“ Père Théodose, ironisait-il, avec un saint, tu seras un saint ! Aux côtés d’un élu, tu seras un élu ! ”
Mais Théophile, à nouveau, chassa Théodose. Et se tournant vers l’higoumène.
“ Sais-tu lire au moins ? cria-t-il. ”
“ Si je ne savais pas, minauda Iov, je ne serais certainement pas devenu higoumène. ”
“ Tu as lu peut-être les livres de la Bible ? ”
“ Non seulement je les ai lus, mais je sais par coeur bon nombre d’entre eux. ”
“ En ce cas, pourquoi Caïn a-t-il tué son frère Abel ? Pour quelle raison dis-moi ? ”
Sur ces mots, jetant Iov dehors, il lui claqua violemment la porte au nez. Outragé, l’higoumène, de ce pas, s’en fut rapporter la chose au Métropolite Philarète, demandant que Théophile, sans délai, fût renvoyé de l’ermitage.
A lire les plaintes et les griefs portés contre le bienheureux, lesquels figurent en détail dans les épaisses archives de la Lavra Pecherskaya, l’on s’étonne de voir combien Théophile fut mécompris de son entourage. Et certes, celui qui méconnaît son âme propre, aurait peine à sonder l’âme de son frère. “ Car puisque le monde, dit l’Apôtre, avec sa sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication ”. Pourquoi dès lors attendre que le monde, en Théophile, reconnût un authentique serviteur de Dieu ? La jalousie, l’orgueil, la vanité aveuglaient les yeux, empêchés de discerner en lui le vase d’élection du Christ –l’être choisi, dès le sein de sa mère, pour devenir, au firmament de l’Eglise, luminaire radieux. Pourquoi s’étonner encore que le monde, interminablement, gise dans le péché, quand, dans ces pieux ascètes, il se refuse à voir les vrais fils de Dieu ? A rebours plutôt, ceux qui prient pour le monde, ne sont, pour leurs peines, que méprisés, et haïs de lui. Si nous sommes, quant à nous, assaillis d’infinies tristesses, de douleurs sans nombre, d’épreuves incessantes, voyant l’ennemi constamment nous combattre, ceux, qui en revanche, qui véritablement luttent contre l’adversaire, cherchant, par leurs prières, à sauver un grand nombre de la colère de Dieu, ceux-là dont, dans le même temps, universellement condamnés, rejetés, mis au rebut et persécutés. Ces ascètes alors patiemment, se rappellent les mots évangéliques : “ Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, et que je vous ai choisis du milieu du monde, à cause de cela, le monde a de la haine pour vous. ” C’est ainsi qu’un moine même, tel du moins qu’était Iov, échouait à reconnaître en Théophile un starets, puis, envieux, le persécutait.
Mais voyant que ses abus, ses outrages et ses méfaits, ne lui servaient contre lui de rien, Iov crut bon d’échafauder un nouveau plan pour se débarrasser enfin de l’importun : il rassemblerait contre lui divers faux-témoignages qui lui vaudraient d’être à jamais banni de l’ermitage. Car voici, dit l’Ecriture, ce que crie l’oppresseur : “ Laisse-nous mentir en l’absence de l’homme vertueux. Parce qu’il nous importune, et s’oppose à notre genre de vie… Devant nous, il se tient, reproche vivant à notre façon de penser ; ses vues perspicaces pèsent à nos esprits ; sa conduite de vie diffère de celle des autres hommes, les sentiers qu’il foule ne nous sont pas connus. Selon son sentiment, nous sommes contrefaits… ”
Iov se mit donc en devoir d’écrire au Métropolite une lettre –lettre d’accusation qui, dirigée contre le starets, était rédigée en ces termes : “ Le hiéromoine grand-schème Théophile fait injure au monachisme et, par l’incurie qu’il a de son rang, en déchoit entièrement. Il va partout semant la superstition et la bigoterie. Dissimulant sa vie privée avec une outrecuidance outrée, il inspire le doute quant au bien-fondé de ses croyances, en l’espèce, religieuses, et quant à son état mental. ” Mais les âmes vertueuses, dit le psalmiste, sont dans la main de Dieu. A quelques armes déloyales que recourussent les adversaires de Théophile, ils ne purent jamais parvenir à leurs fins. Pis même, ces fausses accusations n’offusquaient pas le bienheureux. L’on eut dit, à l’inverse, qu’il se réjouissait, comme se ressouvenant des Saintes Ecritures : “ Si vous êtes outragés pour le nom de Christ, vous êtes heureux, car l’Esprit de gloire, l’Esprit de Dieu, repose sur vous !” Et encore : “ Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés ”.
Tant de méchantes calomnies émurent de compassion, le syncelle du starets. Venu trouver le bienheureux, Ivan lui demanda ce qu’il pouvait faire pour lui venir en aide.
“ Ivan ! Ivan ! répondit le starets. Mieux vaut subir l’injustice, que la commettre. ”
“ Et s’il faut, batiushka, injustement l’endurer ? ”
“ L’on ne peut changer un être diabolique. Et c’est un péché que de céder à la tristesse. Pour nous, Ivan, nous sommes, vois-tu, des exilés sur la terre. Les exilés ne s’étonnent ni d’un outrage, ni d’une insulte. Nous vivons pour Dieu, dans la pénitence, et la pénitence est faite de dures privations. Nous sommes malades, d’âme et de corps, et d’amers remèdes conviennent aux malades. ”
Et pour étouffer en son coeur, envers ses offenseurs, jusqu’au moindre soupçon d’inimitié, comme pour accomplir en entier le doux précepte évangélique – “ Ne laisse pas le soleil se coucher sur ta colère” – le bienheureux répondit aux attaques de Iov en écrivant une lettre, où il s’affirmait en vérité coupable de tout ce dont on le chargeait. Ensuite de quoi, il accrut davantage son ascèse de folie.
Ses manières –plus encore à l’Eglise– choquaient amplement. Car il avait cette étrange habitude, tournant le dos aux fidèles, de tenir la face obstinément tournée vers le mur, sans ouvrir les yeux sur quiconque. Mais lorsqu’il servait, sa conduite était plus curieuse encore, tant qu’à son propos Iov écrivait au Métropolite Philarète, se répandant en plaintes :
“ Lorsqu’il doit servir avec d’autres, Théophile, chaque fois, brise l’ordonnance et la règle. Avant que ne commencent vêpres ou matines, il refuse, au dam de mon autorité, de demeurer reclus dans le sanctuaire. Nul ne sait où ni en quel lieu dès lors, il s’en va lire comme il l’affecte son canon de prières. C’est à peine en vérité, s’il assiste à la liturgie dans son entier, s’il écoute in extenso l’Hymne du Magnificat. Résolument plutôt, pendant la lecture si solennelle des cathismes, il quitte tout bonnement l’église, et là se tient en effronté dehors, campé devant la porte sud. Durant la célébration du reste, loin comme les autres, de se tenir droit, négligemment il s’incline vers l’orient. Jamais, bien entendu, il ne se lave non plus les mains avant l’office, moins encore le visage. Le reste du temps il reste figé devant l’autel, idiot et hébété, en sorte qu’il faut à tout propos le reprendre. Car sans cesse, il tripote ses cheveux et bien qu’il gardât son livre ouvert devant lui, pas une fois il ne saurait se trouver à la bonne page. S’il est rare qu’il fasse une métanie, sans arrêt, d’un revers de la main, il essuie salement son nez, ou mieux, préfère se moucher dans la nappe de l’autel. Et tandis que partout l’on clame : “ Christ est parmi nous ”, lui fait tout pour ne pouvoir se conformer à l’ordre des célébrants. Puis, lorsqu’il prend part aux Saints Mystères, il va communier en courant et s’approchant de la porte, dévisage un à un les fidèles. Et c’est alors, pour se donner en spectacle, que théâtralement il lit les prières d’action de grâce. Aux jours de grandes fêtes, bien qu’il doive lui aussi célébrer, il omet, lorsqu’il lui faut venir lire au-dehors des prières, de sortir à son tour du sanctuaire, puis tout-à-coup, sans raison aucune, ôte ses ornements, derechef quittant l’église. La chose d’ailleurs, lui valut, maintes fois qu’on le privât de dîner. Lors de la proscomédie, ensuite au lieu de poser la prosphore au centre même de la patène, la mettant sur le bord gauche, il risque de l’en renverser. Sur cette patène, soit dit en passant, il n’observe pas non plus pour la répartition des parcelles, l’ordre canoniquement établi. Après quoi il demeure, jusqu’à la fin de l’office tourné vers le rideau, sans jeter sur son livre un regard, se détournant ostentatoirement de la Table. Quand dès lors surviennent la petite puis la grande entrée, il faut le supplier d’élever les saints dons. Au moment du sacrifice ultime, l’on a peine fût-ce à obtenir qu’il s’incline bas devant le peuple, pieusement bénissant les saints dons. L’allure enfin à laquelle il célèbre ne concorde non plus avec aucune : Qu’il coupe la prosphore et que des miettes restent collées à ses mains, il prend une éponge et, une à une, très lentement les essuie. Le diacre à l’inverse lui demande-t-il d’emplir le calice, alors, sans prendre garde à ce qu’il fait, il y verse si promptement la vénérable parcelle de l’Agneau, qu’il est impossible de seulement suivre la succession brusque de ses gestes. ”
Sans doute le Métropolite n’avait-il aucun mal à croire semblables assertions, puisqu’il avait pu lui-même, et de ses propres yeux, s’assurer de leur véracité, ayant concélébré souvent avec père Théophile. “ Remets-le donc en place, ” enjoignait-il, patient, à son archidiacre, lorsqu’il le voyait célébrer face à l’orient, quand les autres prêtres, tous, étaient tournés vers l’occident. De fait le Métropolite, en tout état de cause, ignorait quel secret pût se trouver à la clef de sa conduite extravagante. Aussi ne savait-il que présumer en Théophile un être pour le moins inapte à vivre sa vocation de prêtre.
Le Métropolite Philarète, pourtant n’en était pas moins un homme bon qu’en premier lieu distinguait sa grande humilité. Loin de vouloir sur la Lavra régner en puissant despote, il la dirigeait avec zèle, avec fermeté aussi, mais une fermeté toute empreinte de douceur. Jamais il n’eût porté atteinte aux us et coutumes instaurés pour les moines, par l’infinie sollicitude des saints des grottes de Kiev. Sa vie même était un modèle. Sa conduite comme son enseignement, tout en lui suivait la ligne frayée par les saints théophores, ces thaumaturges qui jadis rayonnèrent sur la Lavra Pecherskaya. Plus qu’un métropolite, qu’un recteur de la communauté, il était pour eux comme n’eût pas été un père. C’était, véritablement, un Abba, un Ancien, tel ces pères ascètes des origines, que l’on honorait de ces noms où d’abord se marquait l’immense vénération qu’on leur vouait. Ses paroles, homélies et directions spirituelles, jusqu’à ses plus simples remarques, toutes étaient empreintes d’une bienveillante, d’une patiente douceur. A quiconque il n’inspirait de défiance ni de crainte. Mais c’est avec une joie simple et ouverte que chacun s’en venait à lui.
Monseigneur donc, lorsque touchant Théophile s’éleva cette piètre controverse, ne se conduisit pas d’autre sorte. Il était clair d’ailleurs que les plaintes de Iov n’étaient dictées que par l’animosité qui personnellement l’opposait au starets. Et c’est en juge impartial, en ami véritable de la paix, que Monseigneur, ayant fait venir l’accusé, avec douceur le questionna :
“ Théophile, dit-il des plaintes à ton sujet me sont parvenues.
- Les forts se lèvent contre moi, et les puissants en veulent à ma vie, répondit, paisible, le bienheureux.
- Et maintenant, s’enquit Monseigneur, que penses-tu que je doive faire de toi ?
- Tes oeuvres, Seigneur, sont merveilleuses, continua Théophile.
- L’on m’écrit, dit sa béatitude, que tu corromps le peuple et incites à la superstition.
- Délivre-moi des griffes de ces hommes, rétorqua le starets, toujours citant le psalmiste.
- Cesse donc tes “délivre-moi”, et raisonne un peu. Vois : l’higoumène me harcèle et demande que je te punisse.
- Le Seigneur est mon refuge et mon Sauveur : de quoi aurais-je peur ?
- A la fin ! Veux-tu me tenter ? s’irrita le Métropolite.
- Le Seigneur est ma rétribution, et mon réconfort est dans le Très-Haut. ”
Le débat tournant court, le starets fit une révérence et quitta la pièce, laissant le très vénérable archipasteur dans la même incertitude quant à son innocence.
Autant le Métropolite n’avait que peu d’abord apprécié Théophile, autant il avait dès longtemps respecté le saint starets Parthène. Aussi, chaque année, lorsque revenait l’été, gagnait-il avec Parthène l’ermitage de Goloseyevskaya, ne rentrant à la Lavra que pour les jours de fête, après quoi il retournait en hâte à sa chère solitude. Là en effet, dans le lieu le plus retiré de tout l’ermitage, parmi l’épais hallier d’un verger à l’abandon, était la cellule de Parthène.
Sitôt achevée la liturgie matinale, le starets quittait la chapelle qu’abritait la demeure de l’archipasteur, de là s’enfonçant dans les bois. Et pour compléter alors sa règle de prière, il lisait, tout en marchant, le psautier en entier. C’est admirablement, et d’édifiante façon, que son biographe décrit les liens de spirituelle amitié qui l’unissaient au Métropolite Philarète.
Si pour le starets l’amour du saint homme était grand, la dévotion du starets envers le saint était, elle, infinie. Et cette union spirituelle était à chacun un doux réconfort, cependant que tous deux, de si ascétique manière, parcouraient cette vie. Las de tant d’obligations fastidieuses incombant à son rang, l’archipasteur, dans les lumineux entretiens du starets théophore, trouvait un spirituel repos, tandis qu’avec une entière confiance, l’âme du starets aimait à s’appuyer sur la docte sagesse de l’archipasteur.
Pourquoi dès lors, aimant tant les moines de la Lavra, Monseigneur restait-il de glace envers un être aussi remarquable que l’était Théophile ? Comment, se sentant tant d’affinités avec le hiéromoine Parthène, demeurait-il tellement indifférent à l’ascétique starets ? Sans doute parce que le hiéromoine Parthène suivait-il un mode de vie imitant celui des grands ascètes d’antan, en sorte que tout ce qu’il était se reflétait sur son radieux visage, laissant s’étaler aux yeux sa perfection spirituelle. Enfin, cette raison qu’il avait de l’aimer, chez le Métropolite se doublait d’un autre attachement, celui remontant au jour ancien déjà, où, dans l’une des grottes habitées encore de la présence divine du grand saint Abba Antoine, l’archipasteur, qui dès longtemps avait en lui pressenti le zélote de feu, brûlant du désir de mener la sainte ascèse, l’avait de ses mains revêtu du grand habit angélique avec lequel il lui avait, en outre, donné le beau nom de Parthène. Et cet amour sans mélange du métropolite pour l’ascète n’avait fait que s’accroître toujours, tant qu’il l’avait même élu pour son père spirituel.
Mais le starets Théophile, lui, bien qu’il fût tout autant que Parthène hiéromoine grand schème, d’égale façon attaché à la Lavra de Kiev, et bien qu’il eût très aisément pu, sur ses traits laisser se refléter une spirituelle perfection qui n’eût en rien été moins haute, ayant cependant choisi pour ascèse ultime la folie en Christ, pour l’amour du Seigneur s’appliquait au contraire à dissimuler entièrement l’absolue pureté de son âme, irréprochable plus que l’enfantine innocence. De là venait qu’il mettait ses soins à fuir tout commerce spirituel qui l’eût lié avec l’archipasteur. Jamais il n’eût permis à Monseigneur, par-delà son étrange humeur, fantasque mais à dessein, de scruter les profondeurs de son âme, craignant qu’il aperçût quels flots de grâce au-dessus s’y épanchaient. Quel homme, de fait, sait ce qu’un autre recèle, s’il ne pénètre d’abord l’esprit qui vit en lui ?
Aussi, déconcerté, l’archipasteur, dans son amour de la justice, voulut-il, selon les formes, trancher cette controverse dont il voyait qu’elle s’élevait au dam de Théophile. Ayant convoqué pour lors la synaxe des Anciens, il résolut d’entendre les avis de laïcs étrangers à la Lavra, avant que de conclure à la culpabilité ou à l’innocence du starets.
La lumière, bientôt, fût faite en partie, sur le témoignage d’un moine auquel Théophile parfois se confiait, et qui l’avait pressé de lui révéler les motifs de sa conduite à l’église, étrange aux yeux de tous.
“ Ecoute, ” dit le starets ; “ quant à la liturgie, je célèbre selon l’ordre canonique : et je lis toutes les prières requises, et j’honore le célébrant tel un supérieur. Mais quand, durant l’accomplissement du Mystère, je viens à m’abîmer dans la contemplation, j’oublie, alors, jusqu’à mon être propre, et avec lui, tout ce qui l’entoure. Car en ces moments, vois-tu, il n’est pas rare même que sur l’autel descende en forme de croix un rayon de lumière, se posant sur le prêtre, comme sur tous ceux qui avec lui célèbrent. Et sur les saints dons j’aperçois encore, doucement se posant, une douce rosée, et des anges brillants au-dessus de l’autel voleter, chantant :
“ Saint, Saint, Saint, le Seigneur Sabbaoth : Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire. ”
Mon être tout entier, dès lors ineffablement ravi, je ne puis m’arracher à cette douce vision… Ce n’est pas, mon frère, que je veuille tant soit peu me justifier auprès de toi. Je ne te dis rien là que l’entière et absolue vérité. Mais ne va pas, je t’en prie, révéler rien de ce que je te dis ici, de peur que je ne devinsse, moi pécheur vil et puant, une tentation pour d’autres ! ”
Cet aveu du starets fut pourtant sans tarder redit à Monseigneur. Et bien que l’archipasteur eût convenu déjà de transférer Théophile au monastère lointain de Moshorogorsky, pour l’exclure d’entre les lavriotes, il fit encore venir, pour un ultime avis, l’archimandrite Ioann, ainsi que l’ecclésiarque, le hiéromoine Mélétios.
Or ce dernier, qui, pour la défense de Théophile, s’était toujours battu, résolument s’en tint à son parti.
“ Pourquoi, s’insurgea-t-il, importuner l’homme vertueux ? Laissons-le, plutôt, nous illuminer ! Nul ne sait en effet qui de vous, lui ou toi, est appelé à vivre plus longtemps sur la terre. ”
Monseigneur, d’un oeil sévère fixant l’audacieux conseiller, fut quelque temps songeur.
“ Eh bien oui, dit-il enfin, tu as raison ; nous allons tous à Dieu. ”
Et il donna l’ordre à l’higoumène de suspendre les mesures de brimade à l’encontre du starets, dans l’attente imminente de plus amples instructions.
C’est ainsi que Théophile, jusqu’au terme de ses jours, n’allait plus quitter son ermitage.
Au lendemain de l’âpre délibération, l’on vit le bienheureux envoyer à Mélétios une énorme pastèque que son syncelle lui fit bientôt parvenir. Nul encore ne savait la signification de ce présent étrange, ni ce qu’ainsi le starets, avait en vue pour l’ecclésiarque. Le dimanche suivant apporta la réponse. Sans que nul s’y fût attendu, le Métropolite élevait au rang d’archimandrite le hiéromoine Mélétios, lui posant sur la tête une imposante mitre.

Chapitre VIII

Dieu donne une maison
à ceux qui vivent en solitaires (Ps.67,7).

Le Métropolite, néanmoins, devait peu après réviser entièrement ses vues quant à la personne du starets. Et bien qu’il eût jusqu’alors douté de sa vie sainte, et de ce charisme prophétique que l’on imputait à Théophile, ses yeux cependant allaient enfin s’ouvrir.
Monseigneur Philarète avait une règle de prières connue pour être d’une exemplaire longueur, en sorte qu’il ne fallait pas moins de six à sept heures pour l’achever tout-à-fait.
“ Je ne puis comprendre, confiait-il un jour à l’higoumène de la Lavra, comment les gens d’un certain âge, lorsqu’ils sont moines même, peuvent trouver la force et le goût de vivre, s’ils n’ont pas dès longtemps acquis la pratique et l’amour de la prière. Ou il faut que leur existence soit bien difficile, bien solitaire aussi. Ah ! Comme il est nécessaire, pour qui ne veut pas dans la tristesse et la mélancolie couler ses vieux jours, de s’accoutumer à prier dès sa tendre enfance. ”
La présence de Monseigneur, un jour pourtant fut à Kitayev requise d’urgence. Fatigué par une nuit d’insomnie durant laquelle avaient dans son esprit défilé les soucis innombrables qui l’accablaient, l’archipasteur eut peine à se lever, près d’une demi-heure plus tard que de coutume. Si bien que craignant de se mettre davantage en retard, il ne dit que fort sommairement ses prières. Il n’en avait pas achevé la lecture qu’entrait son syncelle, le hiéromoine Nazaire : l’attelage l’attendait à la porte. Ne pouvant plus longtemps remettre son départ, force fut à Monseigneur de jeter sur ses épaules une sombre pèlerine, et sans délai de monter en voiture, laissant cette fois sa règle inachevée. Moins d’une heure plus tard enfin, la voiture entrait dans les bois de Kitayev. Monseigneur Philarète avait baissé sa vitre et, avec bonheur, humait le doux parfum qu’à cette heure matinale exhalait la campagne. Mais son regard soudain fut arrêté par la vue d’un arbre immense. A son sommet, assis, se tenait Théophile, paisiblement lisant un livre de prières.
“ Que fais-tu là ? ” s’étonna l’archipasteur.
“ Tu le vois, j’achève mon canon ” rétorqua Théophile, juché sur son arbre.
“ Quoi ? Que dis-tu ? ”s’exclama Philarète. “ Parle plus fort, je n’entends pas ! ”
“ Je dis : J’achève mon canon, ”cria le starets.
Et ce faisant, il s’égosillait. “ C’est, vois-tu, que je n’en ai pas eu ce matin le temps. L’obligation du départ a quelque peu bousculé ma règle. Mais je peux, du moins, finir en chemin. ”
“ Ah ? C’est de moi que tu parles ! ” s’écria Monseigneur. “ Eh bien, je te remercie de donner des conseils au vieil homme que je suis. Allons hâte-toi de descendre ! J’achèverai bien seul la lecture. ”
Cet incident eut pour effet de rendre perplexe le Métropolite. Vivement intrigué, il entreprit d’observer de plus près le starets. Enfin, il résolut d’aller jusqu’à lui rendre visite dans sa propre cellule, en sorte d’apprendre ce que véritablement il en était des calomnies portées contre lui, et de se forger à son sujet un dernier avis.
Il survint donc, escorté de son syncelle, et fut assez heureux pour trouver chez lui Théophile. Le bienheureux reçut avec chaleur cet hôte de marque, qu’il fit d’abord asseoir sur son petit banc, cependant que lui-même allait chercher le samovar. L’eau s’étant mise à frémir, il l’apporta au milieu de la pièce, et là posa le samovar à même le sol, puis, sous le fausset, mit une bassine en terre. Alors, se saisissant brusquement du bâton de l’archipasteur, il le tourna et le retourna en tous sens, comme pour mieux l’estimer. Alors, à son tour fixant Monseigneur :
“ Ce bâton, que vaut-il ? ” s’enquit-il.
“ A peu près rien ! ” répartit Monseigneur.
“ De fait, dit le starets. Il vaudra vingt cinq roubles, tout au plus. ”
Théophile à ces mots, mit le bâton dans la bassine, puis, ayant ôté du samovar le fausset qu’il jeta dans un coin, il en laissa se déverser l’eau qui, ayant empli la bassine, déborda, et se répandit partout sur le sol. Apeuré, stupéfait, Monseigneur se leva, et d’un bond franchissant la pièce inondée, se précipita à l’air libre.
Des jours passèrent. L’été survint, et son temps merveilleux. Par une belle après-midi de juin, Monseigneur s’en fut se promener dans les bois. Il était si simplement mis, qu’on l’eût pris pour un simple moine de Goloseyevo. Il allait, de fait, vêtu seulement d’une soutane, et coiffé d’un bonnet monastique, tenant d’une main une vulgaire canne, de l’autre un évangile des plus ordinaires. Tout au plus l’eût-on cru l’un des starets du monastère.
De Goloseyevo, il atteignit à la lisière du bois. Un tertre se trouvait auprès, planté d’une haie, au long de laquelle s’étendait un banc de jardin, où Monseigneur aimait à prendre du repos. C’était là sa place favorite, à cause de la vue magnifique peut-être, qui, depuis ce promontoire, se découvrait au regard. Devant lui, en effet, à perte de vue s’étendaient, d’un côté la Lavra, de l’autre la ville de Kiev. Le Métropolite goûtait tant cette solitude qu’il avait accoutumé de s’y asseoir trois ou quatre heures paisiblement à la suite. Alors, tendant ses saintes mains vers le ciel, il faisait en secret monter ses prières pour les habitants de cette ville bénie, comme pour les moines aussi de Pecherskaya.
Et tandis qu’il allait, ce jour-là, se mettre à genoux pour dire sa prière ordinaire, de derrière un buisson tout-à-coup surgit un homme armé d’un gourdin qui, du doigt désignant le bâton du Métropolite, à brûle-pourpoint demanda :
“ Ce bâton, que vaut-il ? ”
Monseigneur, sans comprendre d’abord, esquissait une bénédiction, lorsque l’autre, jetant bas le masque, trahit ses véritables intentions.
“ Allons, grogna-t-il, ne t’embarrasse pas pour moi ; donne-moi seulement ce que tu as sur toi de précieux. ”
Monseigneur, tranquillement sortant son porte-monnaie, lui tendit vingt cinq roubles qu’il contenait.
“ Tu me vois, frère, lui dit-il, désolé pour toi. De fait, je n’ai presque rien ici. ”
Monseigneur en sortant le porte-monnaie avait cependant tiré les rabats de sa soutane, où l’oeil furtif du voleur avait aperçu, pendant au bout de sa chaîne, une montre gousset à monture d’or.
“ Si tu n’as rien ici, maugréa-t-il, donne-moi un peu ta montre, que je vois là avec sa chaîne.
Imperturbable, Monseigneur s’exécuta :
“ Ah ! fit l’autre. On dirait bien de l’or. ”
“ Qu’importe, dit Monseigneur, mieux vaudrait pour toi… ”
“ Comment se fait-il, coupa le larron, pour un moine, que tu aies une montre en or ? A moins que tu ne sois pas un moine comme les ordinaires ? Par exemple ! Tu ne serais pas trésorier peut-être ? ”
“ Certes non ! ” certifia Monseigneur.
“ Que peux-tu bien être alors ? ”
“ A dire vrai, l’on me dit Métropolite. ”
“ Métropolite ? ” jeta l’autre abasourdi.
“ Eh bien, mon ami, qu’y a-t-il donc là qui t’étonne tant ? Dieu te bénisse ! ”
Déconfit, le pauvre bougre, à ces mots, se laissa tomber à ses pieds.
“ Allons, frère, lui dit Monseigneur, lève-toi, et rentre avec moi, sans t’effrayer de rien. ”
Ils se mirent en route. Ils approchaient de l’ermitage, lorsque l’archipasteur se tourna vers lui.
“ A présent, frère, souffla Monseigneur, sans doute serait-il plus sage que tu me rendisses la montre et la chaîne. Vois : elle est gravée à mon nom. Qui sait quelles sortes d’ennuis tu pourrais t’attirer en tentant de la vendre ? Et mieux vaut que tu restes un moment à l’écart. Tu me rejoindras plus tard, te faisant passer pour simple pèlerin. Je te donnerai dès lors quelque argent. ”
Le voleur rendit sa montre à Monseigneur qui, seul, s’avança vers l’ermitage. S’engageant sous le porche, il rencontra son syncelle, le père Serge, qu’aussitôt il pria d’aller à la porte. Il trouverait là un pauvre pèlerin, lequel avait été assez aimable pour l’accompagner. Il fallait l’inviter à entrer. Le syncelle s’en fut donc à la porte. Mais l’étranger, lui, avait disparu.
“ Grossier personnage, songea le Métropolite. Enfin, puisse le Seigneur être pourtant avec lui. ”
Monseigneur fut quelque temps assis pour reprendre ses esprits. Remis, il fit chercher Théophile. Ce dernier parut. Monseigneur Philarète, à sa vue, se leva, et du doigt montrant sa canne, dans un sourire lui dit :
“ Ta prédiction, Théophile s’est accomplie. Le bâton valait bien vingt-cinq roubles. Mais ce n’est pas le pire. Le plus terrifiant, mon ami, est que le malfaiteur eût pu faire de moi sortir autant de sang que tu as fait couler d’eau de ton samovar. ”
“ Tes oeuvres, Seigneur, sont merveilleuses ! ” répartit le bienheureux, citant son verset favori.
Un nouvel incident, survenu peu après, acheva de convaincre le métropolite que le starets Théophile, loin de ressembler à un être ordinaire, possédait une âme où surabondaient la grâce et les dons du Saint Esprit.
Monseigneur, un jour, se promenait à travers bois, quand il intima l’ordre à son cocher d’obliquer vers Kitayev, où il voulait faire halte, une heure ou deux durant. Lui-même, à pied, continuerait seul de marcher vers l’ermitage. Il désirait en effet parler à l’higoumène, et s’entretenir avec lui de diverses matières. En chemin pourtant, il tomba nez à nez sur Théophile qui, loin de prendre avec respect sa bénédiction, sortit de dessous sa soutane une bûche calcinée, et, sans mot dire, la lui lança sur les pieds. L’archipasteur eût pu s’offusquer de la brutalité du geste. Il ne parut guère offensé toutefois, et passa son chemin, comme s’il ne se fût rien produit.
Monseigneur, quelque temps plus tard, de nouveau vint à Kitayev et, dans la cour du monastère avisant Théophile, s’arrêta pour lui parler un instant.
“ Eh bien, petit malappris, jeta sa béatitude, voici longtemps que je ne suis venu dans ta cellule pour t’y rendre visite. Aujourd’hui donc, après la liturgie, je viendrai chez toi, si tu le veux bien. Veille seulement à ne pas m’y régaler avec l’espèce de thé dont tu m’as l’autre fois inondé. ”
“ Bienvenue à son Eminence, ” fut la réponse du starets, qui devant l’archipasteur s’inclina jusqu’à terre.
Peut-être le Métropolite désirait-il en effet s’entretenir avec lui, à moins qu’il ne voulût connaître le sens caché de cette bûche calcinée que lui avait lancée le starets.
Théophile, cependant, était allé à sa cellule, y préparer la venue du Métropolite. Là, priant son syncelle d’emplir un baril d’eau, il ajouta du sable. Lorsqu’il eut de la sorte obtenu un fort plaisant gruau, il en badigeonna les murs, la porte et jusqu’à ses montants. Après quoi, il déversa sur le sol ce mélange boueux, puis, s’étant lui aussi couvert de cette fange, il prit place sur l’escabeau qui trônait au milieu de la pièce et, solennel, attendit son très illustre visiteur.
Une demi-heure plus tard, la porte soudain s’ouvrit. Le Métropolite, d’abord, fit un pas pour entrer. Mais, avisant l’état de la cellule, il demeura cloué sur le seuil, en proie à la plus indicible stupeur. Il régnait partout alentour un désordre indescriptible. Une épaisse boue maculait la pièce, et le maître des lieux ne ressemblait guère plus à un moine qu’à un ramoneur noirci de suie qui se fût à l’instant extrait d’un conduit de cheminée.
“ Qu’est-ce que tout cela ? ” cria l’archipasteur, un accent de colère dans la voix.
“ Que sa béatitude n’en doute pas, rétorqua le starets. L’état des lieux ici semble le résidu d’un feu. Un incendie, vois, s’est déclaré, et j’ai dû pour étouffer les flammes, jeter par centaines des seaux et des sacs de sable. C’est pourquoi tu me vois si sale. ”
Outré l’archipasteur jeta au starets un noir regard chargé de mépris et, précipitamment, battit en retraite. Son attelage déjà démarrait quand Ivan, syncelle de Théophile, vint en courant lui rapporter trois bouteilles.
“ Qu’est-ce encore que cela ? maugréa Philarète. Et que faut-il en faire ? ”
“ Ce sont des bouteilles d’eau, Votre Eminence. De la part du starets Théophile. Il m’a donné l’ordre de vous faire ce présent et de vous dire qu’il serait bien utile d’en asperger la bûche calcinée. ”
“ La bûche calcinée ? Qu’est-ce que cette nouvelle invention ? Et qu’y a-t-il au fond de ces bouteilles ? Goûte donc pour voir ! ”
“ De l’eau, Monseigneur, de l’eau vous dis-je. Simplement de l’eau. ”
“ Tu veux dire de la vulgaire eau plate ? ”
“ En vérité, oui, Monseigneur. ”
“ Eh bien, donne-les au cocher. ”
Le Métropolite soupira. “ Assurément, songea-t-il à part soi, le drôle aura encore voulu prophétiser quelque chose. ”
Des jours, des semaines passèrent. L’on était à présent au fort de l’automne. Enfin, à minuit le 18 novembre 1844, un novice de la Lavra, du nom de Roman Baranov, lequel, aidé d’autres moines, rasophores, travaillait à la boulangerie, alluma le four, puis se mit à pétrir ses prosphores. Les novices ensuite, s’apprêtant à prendre part aux Saints Mystères, partirent pour l’église. Après quoi, les mâtines achevées, ils gagnèrent leurs cellules, pour y lire les prières d’usage.
Vers trois heures du matin soudain, empruntant le corridor de séparation qui délimitait les deux boulangeries –la boulangerie centrale de celle des prosphores– Joseph Alferov, le veilleur de nuit, perçut l’âcre odeur d’une fumée. Alferov, de ce pas, précipitamment gagna la cour. Mais inspectant les appentis où l’on remisait le bois, il ne constata rien qui parût anormal. Il eut l’idée, alors, de coller son oeil à la serrure d’une porte qui donnait sur le grenier, auquel l’on accédait par une échelle de meunier. Constatant que c’était de là que provenait le feu, qui faisait rage déjà, il voulut ouvrir la porte. Mais la fumée l’atteignit en plein visage, si fortement qu’il recula de peur. Un simple regard permettait de comprendre que l’estrade de bois attenante au conduit menant au grand four des prosphores avait pris feu d’abord, de là propageant l’incendie au grenier dans son entier. Joseph, à ce spectacle, courut alerter les frères, qui sur-le-champ survinrent charriant de lourds seaux d’eau, qu’ils employèrent à maîtriser les flammes. Mais leurs efforts furent entravés par la distance non négligeable qui séparait la source d’eau du brasier. Le feu cependant gagnait toujours, embrasant à présent la boulangerie des prosphores toute entière. Pour surcroît de malheur enfin, s’était au-dehors déchaîné un violent orage qu’incandescents encore, de pleins panneaux de bois furent charriés au loin par les vents, allumant ça et là des feux jusqu’à Podol, et dans le monastère Florovsky lui-même.
Le 19 novembre au matin, le feu qui n’avait cessé de s’étendre, pénétrait par le toit l’imprimerie de la Lavra. Voyant le feu sans cesse croître en force comme en étendue, au point qu’il menaçait à présent non plus seulement les bâtiments attenants, mais la Grande Lavra toute entière, le Métropolite effrayé, n’attendant plus nul secours des humains mit désormais son espoir dans le seul Christ-Dieu. S’étant fit ouvrir les portes de la Basilique, il s’y agenouilla, et longtemps pria, devant l’icône miraculeuse de la Dormition versant des flots de larmes, suppliant la Mère de Dieu, dont à haute voix il implorait l’assistance et l’intercession.
A bout de forces, il allait au désespoir, lorsqu’un sacristain fit son entrée dans l’église, à quelques pas de lui s’arrêtant avec une respectueuse crainte.
“ Eh bien ? Qu’est-ce ? demanda le Métropolite, d’une voix que l’on sentait trembler. ”
“ Grâce à Dieu, dit le sacristain, la Lavra, par vos saintes prières, est sauvée. ”
Exhalant un soupir profond de soulagement, Monseigneur, lentement, se signa. Quittant l’église, alors, il s’en fut vers le brasier. Un contingent énorme de pompiers, de gens de maison, de police et d’armée, venaient depuis peu, unissant leurs efforts, de maîtriser le feu. Ils avaient, en l’espace de quelques heures, éteint ces flammes qui, depuis si longtemps, consumaient l’imprimerie, et les édifices attenants.
Les pertes en bâtiments pourtant ne s’avéraient guère importantes, les toits seuls ayant brûlé, en sorte que les murs demeuraient intacts. Mais lorsqu’il fallut estimer les pertes du gigantesque fonds de bibliothèque, comme celui du matériel d’imprimerie, le montant, hélas, ne s’éleva pas à moins de 80 000 roubles.
Cet événement acheva d’attacher Monseigneur au starets. L’archipasteur, dès lors, se prit même pour lui d’un tel amour, et d’une si forte estime, qu’il résolut de l’installer aux côtés de Parthène, hiéromoine grand schème, dans sa villa de Goloseyevskaya, où il lui donnerait une chambre voisine de la sienne propre.
“ Je n’ai que vous au monde, ” leur disait-il en guise d’explication, tandis qu’avec une tendresse toute paternelle, il les installait tous deux dans son cottage.
“ Toi, Théophile, insistait-il, toi, Parthène, et moi, qui sommes grands schèmes tous trois, vivons de concert au nom de la Sainte Trinité. ”
Le Métropolite, en effet, dix sept ans avant que de reposer dans le Seigneur, avait, avec le nom de Théodose, reçu le grand schème angélique, mais, jusque dans ses derniers jours, avait gardé la chose secrète.
Cette cohabitation toutefois, n’était pas pour enchanter le starets. Aussi, sans attendre, se mit-il en devoir de maculer la pièce de boue, d’en endommager les parquets avec les papiers peints, et comble d’extravagance, ne trouva rien de mieux, pour plaire au Métropolite, que d’introduire dans ses appartements une foule d’insectes hideux et terrifiants. Enfin, il ne se passait pas de jour qu’il ne jetât par la fenêtre quelque objet personnel de sa béatitude. Et comme si cela n’eût pas suffi, Théophile, chaque fois qu’ils s’asseyaient tous trois, pour dîner, s’efforçait autant qu’il le pouvait de répandre sur la nappe, comme par mégarde, tout le contenu de son assiette, incommodant ses hôtes au point qu’ils étaient contraints de quitter précipitamment la table. Et s’ils n’étaient pas assez prompts, encore, à battre en retraite, il jouait les malades, se mettant à tousser et à renifler si fort qu’il leur ôtait tout appétit. Le starets importunait aussi Parthène, durant la nuit lui dérobant ses bottes, en place desquelles il ne laissait rien qu’une paire de godillots usés. Puis il s’enfuyait, disparaissant au fond des bois, jusqu’au soir gardant l’objet de son larcin. A moins que, par une belle nuit paisible, tandis que tous au cottage dormaient du plus profond sommeil, il ne sautât à bas de son lit, et subitement ne se mît à entonner à tue-tête la psalmodie nocturne : “ Voici qu’arrive l’Epoux, au milieu de la nuit. Bienheureux les serviteurs qu’il trouve vigilants. ” N’estimant pas même que cela fût assez, Théophile qui, du premier jour avait paru ignorer la chaleur lourde du plein été, se plaisait à faire marcher le gros poêle de sa chambre, lorsque Monseigneur précisément s’occupait dans la sienne avec ses prières ou sa correspondance. Il disposait alors les bûches de façon que son feu tirât le plus mal possible, dégageant une si âcre fumée que les syncelles devaient ouvrir en grand les portes et les fenêtres de l’étage entier. Et il fallait que Monseigneur allât durant ce temps s’asseoir, contrarié, sur un banc du jardin, rongeant dès lors son frein en une vaine attente, laquelle lui semblait toujours des plus désagréables.
Le starets Parthène avait coutume, en outre, chaque matin, de célébrer la liturgie, dans la chapelle privée du Métropolite, attenant à ses appartements. Mais Théophile, souvent, un quart d’heure avant qu’il ne fût arrivé, y faisait lui-même irruption, et revêtant les ornements du starets, de son chef entamait l’office avec le sacristain. Aussi, lorsque Parthène arrivait à l’église, ne devait-il plus se contenter, au lieu de participer au service divin, d’en être le passif témoin.
Il est mille choses encore, plus insensées, toutes, les unes que les autres, que Théophile, dans l’amour fou qu’il vouait à son Christ, accomplissait à la face du monde, ce qui ne cessait d’attirer au cottage toujours davantage de curieux.
Or, voyant ces pèlerins constamment agglutinés à sa porte –ils attendaient en effet, et avec grande impatience, que parût leur bien-aimé Théophile– le Métropolite, dès lors, ne souhaitant pas servir ainsi de risée au peuple de ses fidèles, qui les verraient bien, de la sorte, lui et ceux qui demeuraient avec lui, victimes des douces folies de son protégé, ne tenta plus d’en vain le retenir. Un beau matin, donc, il fit après le thé venir le starets, et dans un sourire lui dit :
“ Que Dieu te bénisse, frère Théophile ! Que dirais-tu, cher vieux passereau ami, de retrouver ton nid de Kitayev ? Sans doute serais-tu plus libre là-bas ? ”
“ Dirige mes pas selon ta parole, ” répondit, sentencieux, Théophile, comme chaque fois que l’on voulait le transférer d’un lieu à un autre, reprenant la formule qui lui était chère.
Et aussitôt, ayant devant les icônes prononcé quelque courte prière, il s’en fut pour l’endroit désigné.
De retour à Kitayev, le bienheureux, longtemps, y vécut sans trouble. Nul ne se plaignait plus de ses façons étranges, ni n’essayait de mettre un terme à ses folles escapades. Le temps était venu, de fait, où l’on avait sur le luminaire placé la lumière, tant d’années voilée sous le boisseau, pour qu’elle commençât enfin, sur chacun de resplendir.

Chapitre IX

Les ennemis du Seigneur ont feint de le flatter...
mais Il a nourri les siens de la fleur du froment,
rassasiés du miel du rocher (Ps.80,16-17).

Du bienheureux, l’on rapporte qu’il avait de l’argent un total mépris, jusqu’à un point même qui ne laissait pas d’étonner. Le starets, de fait, ne s’attachait à rien. Jamais il n’avait d’argent sur lui, ou s’il en acceptait, pour céder aux instances de quelque pieux fidèle, à l’instant il redistribuait le tout aux pauvres, rencontrés en chemin. Une noble dame, un jour, lui fit don, pour ses aumônes, d’une assez coquette somme. Il accepta d’abord, ne voulant pas l’offenser par un refus obstiné ; à peine pourtant eut-elle tourné les talons, qu’il jeta tout l’argent sur le seuil de sa cellule, en sorte que sa conscience pût rester en repos. La chose bien sûr, ne manqua pas d’échapper à de rares avaricieux, qui, passant par là, et croyant duper le starets, se précipitèrent pour empocher son or.
La comtesse Orlova Chemenskaya, une autre fois, fit aux portes de la Lavra la rencontre de Théophile.
“ Ah ! s’écria-t-elle, père Théophile ! Je m’en vais aujourd’hui en voyage. Que veux-tu, dis-moi, que je te rapporte en souvenir ? ”
Lui jetant un prompt coup d’oeil, le starets eut un sourire, et lui fit une réponse sibylline, qu’elle ne comprit pas. Mais, lorsqu’à ceux qui l’entouraient elle demanda ce qu’il avait voulu dire, il fut clair que le starets la priait de lui porter un flacon de vodka. Ainsi, du moins, lui laissait-il entendre que tous les trésors, tous les biens, tous les présents de la terre, ne lui semblaient pas moins méprisables qu’un vil et vulgaire alcool.
La mère Agnia, quant à elle –alors higoumène du monastère Florovsky de Kiev– apprit que le starets, bien souvent, priait debout dans la forêt, pieds nus sur la mousse humide des sous-bois, et son coeur compatissant s’en émut pour lui de sollicitude.
“ Mon Dieu ! se dit-elle. Comment peut-il passer ainsi, à prier pour nous pécheurs, des jours entiers, enfonçant dans la boue ? Pauvre saint homme ! Encore s’il avait un plaid, pour y poser ses pieds ! Donnons-lui en un ! ”
Et elle fit par ses syncelles confectionner une couverture de prix, qu’Anna Novichkova, jeune rasophore, s’empressa d’aller porter au starets, lequel craignant d’offusquer Agnia, voulut bien l’accepter. Mais le lendemain, lorsqu’il s’en alla, suivant sa coutume, prier dans la forêt, il étendit un moment le tissu sur le sol, puis, s’y étant assis, l’espace d’une minute ou deux, il le jeta sur l’herbe, et s’enfonça dans les bois. Comme il était prévisible, le présent abandonné fut d’autant plus tôt ramassé qu’il était de grande qualité. Le starets, pour sa part, n’y pensait plus, depuis longtemps déjà.
Au nombre des admirateurs de Théophile étaient deux militaires gradés, Mikhaïl Dimitrievich Pozdnial, et son ami, tous deux brillants officiers, en poste à Kiev, dans les services administratifs du gouverneur général. Chaque semaine, le dimanche, comme aux vacances, ils venaient de compagnie rendre visite au starets, dînaient avec lui dans sa cellule, et passaient tout le jour en d’édifiants entretiens.
Il arriva pourtant qu’ils convinrent de réserver au saint une innocente surprise : car, prenant en secret les habits qui composaient son vieux schème usagé, ils en commandèrent un nouveau à la ville. Mais de cette privation, le starets fut fort peiné, ne déplorant pas moins cette perte que s’il se fût agi d’un trésor inestimable. Enfin, lorsqu’avec le nouveau schème les deux coupables rapportèrent leur larcin, il eut un sourire et leur dit :
“ Ah, plaisantins que vous êtes ! Pourquoi me faire cela ? Ne voyez-vous pas que vous avez manqué m’induire en tentation ? J’ allais dire des prières au Roi, et je n’avais pas mon schème ! Je voulais célébrer à l’église, et je n’avais pas mon schème ! Mais gloire à Dieu, vous m’avez rapporté mon vieux schème ! ”
“ Mets donc le nouveau, batiushka ! Le vieux est immettable ! ”
“ Drôles que vous êtes, rétorqua le starets. Quel soldat, s’il devait être avant peu passé en revue par le Tsar, oserait-il seulement se présenter, n’arborant pas tous ses insignes, toutes ses décorations ? Quelles récompenses eussé-je méritées dans ce nouveau schème, quand le vieux, lui, laisse paraître dans leur éclat quelques actions méritoires ? ”
Et sans vouloir même essayer le nouveau schème, il le fit envoyer aux moines des grottes de Kiev.
Il y avait, à Lavra, un novice exerçant au verger de Novopasyechny la fonction de jardinier, mais qui, peu après, ayant atteint l’âge des obligations militaires, fut enrôlé parmi les conscrits. Rien davantage n’eût pu accabler le jeune ascète que cet éloignement forcé de son cher monastère. Hélas, il ne pouvait non plus, n’ayant pas d’argent, payer l’acquittement, qui lui eût valu l’exemption.
Il était en permission lorsque, de retour pour un temps au monastère, il y rencontra Théophile. S’arrêtant, le starets longuement le regarda.
“ Pauvre soldat ! murmura-t-il enfin. Qu’es-tu devenu si triste ? Serait-ce que tu souffres de devoir servir un simple roi de la terre ? Tu veux donc être enrôlé au service du Roi du Ciel ? ”
“ Oh, batiushka ! Je ne suis pas, de la part du Seigneur, digne de tant de miséricorde. Il n’est pour moi pécheur nulle place dans ce cloître saint de la Lavra. ”
Et tandis qu’il parlait, les larmes de ses yeux ruisselaient.
“ Allons, allons, frère, dit le bienheureux, ne sois pas si triste. Sèche tes larmes. Tu resteras à Lavra. ”
Et il passa son chemin.
Trois jours après, la Comtesse Orlova-Chesmenskaya vint à Kiev en pèlerinage, puis se rendit chez le starets pour se confesser à lui. Elle ne le trouva pas, d’abord, dans sa cellule, mais l’ayant bientôt aperçu dans la cour, s’en fut à sa rencontre. Devinant l’intention d’Orlova, le bienheureux choisit d’éprouver dès lors son humilité ; il feignit de ne l’avoir pas remarquée, et partit à vive allure en direction des bois. Orlova, qui savait combien il était difficile de le trouver dans la forêt, s’obstina, et ne voulant pas perdre sa trace, le suivit aussitôt. Le starets pressa le pas. Orlova fit de même. Enfin il parvint, à force de détours, à quelque peu la distancer. L’espace d’un instant, elle le vit se diriger vers le verger de Novopasyechny ; puis ce fut tout. Il était à présent tout-à-fait hors de sa vue. Embarrassée, la comtesse fit une halte. Par bonheur, elle aperçut, assis à l’entrée du verger, le jeune novice qu’elle savait être devenu soldat.
“ Dis-moi, s’il te plaît, questionna-t-elle, s’arrêtant à sa hauteur, père Théophile est-il passé par là ? ”
“ Ah ! répondit le novice, saluant respectueusement la comtesse. Il vient justement d’entrer dans le verger. ” Et il ouvrit la porte devant elle.
“ Permettez-moi… ” fit-il, l’invitant à entrer.
Folle de joie, Orlova prit dans sa bourse une pleine poignée de pièces d’or, qu’avec gratitude elle offrit au jeune homme.
Il y avait là de quoi non seulement l’acquitter du service militaire, mais pourvoir même à ses menus besoins.
Le père Théophile était devenu si célèbre aux alentours de Kiev, que c’est à peine si l’on eût pu trouver, dans tous les lieux à la ronde, une âme simple, pieuse et amie de Dieu, qui ne fût allée, avant que d’entreprendre quoi que ce fût, demander d’abord ses conseils et sa bénédiction. Car chacun, sans mot dire, acceptait sa parole, quelque dure qu’elle parût et tous suivaient à la lettre ses préceptes, comme ils eussent obéi à quelque voix prophétique, descendue du ciel.
Il y avait à Kiev un dénommé Ivan N., courtier de commerce. Jeune encore –il était alors vendeur dans un magasin– il avait résolu de se marier. Longtemps, il avait cherché la jeune fille de ses rêves, lorsque, lors de comices marchandes, son regard soudain avait rencontré Lioubochka. Son destin s’était arrêté. C’est à Lioubochka qu’il ferait sa demande. Revêtant son plus beau costume, il se rendit chez la jeune fille, et fit à ses parents part de ses intentions.
“ Mais, répondit la mère, notre Lioubochka est déjà fiancée. Elle doit sous peu épouser M. Hendrick. M. Bien qu’il soit luthérien, nous ne pouvons à présent revenir sur notre engagement. ”
“ Oh, mon Dieu ! fit Ivan éploré. Mais j’aime votre fille à la folie. ”
“ Qu’y faire ? Il est dommage, certes, que tu ne te fusses pas déclaré plus tôt. ”
Si le courtier était un être intelligent et travailleur, l’allemand, lui, quoique riche, était un volage notoire. Aussi, les parents de Lioubochka, lorsqu’ils eurent entendu la demande du jeune Ivan, jugèrent-ils bon, malgré tout, de réunir leurs proches, pour tenir une dernière fois conseil. La majorité néanmoins fut en faveur de l’allemand. Mais avant que d’arrêter définitivement le mariage, tous furent d’avis d’aller consulter le starets. Ayant donc apprêté pain, gâteaux, encens et cierges, ils s’en furent à la cellule du bienheureux. Ils n’étaient pas arrivés que le starets, déjà, ouvrait sa porte, souhaitant à chacun la bienvenue. Et sans laisser à ses visiteurs le loisir de prononcer un mot, il se tourna vers le père de la promise :
“ Ivan ! Ivan ! s’écria-t-il. Tu perdras ta fille, si tu as l’impudence de la donner en mariage à cette tête brûlée d’Hendrick ! ”
Les parents à ces mots, sur-le-champ s’inclinèrent. Lioubochka épousa le courtier, pour le bonheur de leur vie entière.
Cette histoire en rappelle une autre. La veuve d’un riche propriétaire terrien, Thècla Tarasova, avait une fille unique d’une grande beauté, Anna, laquelle était courtisée par deux prétendants rivaux. L’un, demeurant à Dimievka, aux abords de Kiev, noble et bien fait de sa personne, n’en était pas moins un bon vivant, enclin à boire et à festoyer ; l’autre, habitant la ville paisible de Myshelovka, bien qu’il fût d’apparence bourrue et marqué de petite vérole, était d’un naturel doux et fort aimable, faisant de lui un homme d’entière confiance. Follement amoureuse du bellâtre, Anna n’avait que du mépris pour le second, qu’elle refusait net d’épouser, contre l’avis de sa mère, qui la pressait à l’inverse de le prendre pour époux.
Ne pouvant s’accorder, la mère et la fille partirent donc pour Kitayev, dans l’espoir que le starets saurait, quant à lui, les tirer d’embarras. Le père Théophile à leur vue, avant même qu’elles eussent ouvert la bouche, tendant à Anna une perche où pendaient deux seaux, la pria d’aller à Dimievka, pour y chercher de l’eau. La jeune fille s’exécuta, et plus tard rapporta l’eau, que le bienheureux versa dans un tonneau qui se trouvait là, posé sous une gouttière. Puis il lui demanda d’aller en chercher d’autre, cette fois à Myshelovka. Moins d’une demi-heure plus tard, la jeune fille revenait, toujours portant ses seaux d’eau.
“ Eh bien, demanda le starets, d’où t’a-t-il été plus malaisé d’apporter de l’eau ? ”
“ De Dimievka, dit Anna. C’est loin d’ici. Myshelovka est beaucoup plus près. ”
“ Alors, souviens-toi, conclut le starets. Les seaux que tu portais sur l’épaule sont à l’image de ta vie : Si tu écoutes ta mère, et que tu épouses le jeune homme de Myshelovka, l’existence alors te seras facile et légère. Mais si tu épouses celui de Dimievka, tu maudiras tous les jours de ta vie, tant les maux et les nécessités viendront en foule t’accabler. ”
Convaincue par ses paroles, Anna suivit le conseil de sa mère et, s’étant mariée au jeune homme de Myshelovka, n’eut jamais le loisir, sa vie entière, de s’en repentir.
Le starets, une autre fois, conseilla fortement à quelqu’un d’épouser une jeune veuve du voisinage. Mais l’autre, ne voulant rien entendre, choisit pour fiancée une jeune fille, qu’il connaissait de la veille.
“ A quoi bon s’embêter à écouter ce vieux ? raillait-il, s’esclaffant devant ses camarades. Le pauvre moine, d’ailleurs, n’y verra que du feu. ”
Le jeune couple, quelque temps plus tard, vint pourtant à Kitayev, où la nouvelle mariée voulut voir le starets, et lui demander sa bénédiction. Théophile, sur le seuil de sa porte, vint à leur rencontre, et pour toute bénédiction, les reçut leur jetant à la tête un vieux panier percé, d’où s’échappait un ramassis d’ordures surmontées de deux pommes ridées. Cherchant à comprendre le sens de ce curieux manège, le jeune homme pria le starets de s’en expliquer.
“ Les deux petites pommes, répondit-il, c’est vous. Les ordures placées au-dessous, c’est la vie d’infortune qui avant peu vous attend. ”
De fait, l’année n’était pas achevée, que le jeune couple déjà se querellait, et bientôt se séparait.
A mesure que le monde saisissait à quel point Théophile avait le don de prophétie, et percevait avec quel discernement aussi il en usait, à cette fin de conseiller et d’amender les âmes –celles du moins qu’il voyait désireuses d’échapper à la triste vanité du péché– les êtres s’en étonnaient davantage, et c’est toujours plus nombreux qu’ils venaient recourir à son infinie compassion.
Le 14 août 1852, de bon matin, le bienheureux quitta Kitayev en carriole. L’on était à la veille de la fête de la Dormition, et Théophile pensait passer à la Lavra la nuit jusqu’au surlendemain. Il passait à travers bois, le long de ce qui devint l’ermitage de la Preobrazhenskaya, quand le boeuf, comme s’il était perdu, bifurqua brusquement à droite. Cependant le starets, occupé qu’il était à lire son psautier, n’avait paru quant à lui, ne s’apercevoir de rien, si bien que l’animal poursuivit sa route, s’enfonçant plus avant dans l’épaisse forêt. Mais des bûcherons qui, leur cognée sur l’épaule, arrivaient du village voisin, notant qu’il ne suivait pas son itinéraire coutumier, interpellèrent Théophile :
“ Batiushka ! Ton boeuf s’est perdu ! Regarde : Il s’est écarté de la bonne direction. ”
Le bienheureux, semblant s’arracher avec peine à la lecture de son très aimé psautier, se retourna vers eux :
“ Laissez-le, dit-il, aller son chemin. Il sait mieux que nous ce qui là-bas l’appelle. La raison en est que je pourrai de la sorte prier Dieu en ce lieu aussi. ”
Sur ces mots, le starets, descendant de sa carriole, prit une bûche des mains d’un bûcheron, abattit un arbrisseau et, sur son emplacement, tailla une modeste croix de bois. Et, bien qu’à l’époque l’endroit tout entier ne fût rien qu’une vaste forêt, où nul jamais n’eût songé à édifier le moindre monastère, telle n’en est pas moins la place où aujourd’hui s’élève l’ermitage Preobrazhenskaya. Le bienheureux, de fait, voyant à l’avance en esprit quelle grâce surabonderait en ces lieux, s’y arrêta pour prier Dieu, et comme autrefois André, premier du nom, avait sur les hauteurs de Kiev érigé une croix, le père Théophile, lui aussi, plantait dans ces bois sa croix disant :
“ Souvenez-vous, mes amis. Un monastère, ici-même, sera bientôt édifié, et des vivants et des morts viendront en nombre y trouver le repos. ”
Et ce qui avait été prédit mot pour mot s’accomplit. Car en 1872, au lieu précis où Théophile avait planté sa croix, furent posés les premiers fondements de l’ermitage de Preobrazhenskaya, et tandis que les vivants accouraient, là trouvant la paix de l’âme, les défunts y étaient ensevelis, reposant dans une paix infinie, dans l’attente du jour marqué pour le redoutable tribunal de Dieu.
Or tel n’est pas l’unique monastère dont le bienheureux starets vit à l’avance la fondation : la même chose advint également pour celui de Ionovsky, dédié à la Sainte Trinité.
Il y avait, à la ferme de Bamburg, non loin de l’ermitage de Kitayevskaya, une moniale novice du nom de Pélagie. Elle avait pour le starets tant d’amour et de vénération, qu’elle s’acquittait avec la plus parfaite obéissance des diverses tâches qu’il lui arrivait de lui confier. Lui demandait-il de laver sa chemise, elle la lavait aussitôt ; la priait-il d’atteler le boeuf, elle l’attelait en hâte ; l’envoyait-il au Dniepr laver une paire de bottes, elle y courait au plus vite. Et le starets, voyant tant de dévouement et tant de candide obéissance, le lui rendait au centuple, chérissant la jeune fille, et par ses prières la sauvegardant de périls et de tentations sans nombre.
Un hiéromoine grand schème vint un jour du Mont Athos visiter la Lavra, et lorsqu’il vit à la ferme les quatre jeunes rasophores dont était Pélagie, leur offrit de secrètement les tonsurer. Craignant pourtant de ne pouvoir pas accepter sans la bénédiction de leur père Théophile semblable proposition, quelque tentante qu’elle fût, les novices sur-le-champ allèrent lui demander conseil. Le bienheureux ne souffla mot, mais leur ayant à chacune porté une miche de pain toute entière évidée :
“ Vos pensées, leur dit-il, sont plus creuses que ce pain. ” Et il interdit à Pélagie de se laisser troubler plus longtemps par ces pensées qu’il jugeait être de vaine gloire.
Le starets, une autre fois, l’ayant fait venir, lui remit une fiole :
“ Va t’acheter un peu de miel, des cierges et de l’encens, lui dit-il, et souviens-toi du nombre douze. ”
Pélagie fit comme il le lui disait. Elle était sur le chemin du retour, lorsqu’à distance du marché, le starets la rencontra, perdue dans une foule nombreuse.
“ Eh bien, s’enquit-il, as-tu acheté ce que je t’ai demandé ? ”
“ Oui, batiushka, confirma Pélagie, j’ai tout acheté. ”
“ Bien. Tu vas maintenant te mettre à prier pour mon père, cependant que je prierai pour le tien. ” Et comme elle hésitait encore : Tout de suite, pressa-t-il.
Et il se mit, tel quel, à se prosterner au milieu de la rue. Pélagie était au comble de l’embarras. Des gens tout autour d’eux faisaient cercle, contemplant cette exhubérante manifestation du même air qu’ils eussent pris devant la plus étrange des bizarreries. Mais à la fin, surmontant sa gêne, Pélagie, elle aussi, accompagna le starets, se prosternant à ses côtés sans comprendre.
Quelques jours passèrent. Quand, un beau matin, Pélagie reçut de ses proches une lettre, lui faisant part de la mort de son père, survenue le douze du même mois, à la suite d’une grave maladie.
Théophile, une autre fois, rencontrant Pélagie sur la route, lui demanda de bien vouloir tenir le boeuf par le licol, pour le guider ainsi jusqu’à la Lavra, tandis que lui-même dans sa carriole se tournerait vers l’Orient, comme à son habitude achevant sa lecture du psautier. Arrivés de la sorte à Zberints, où s’élève aujourd’hui le monastère de la Sainte Trinité de Iovovky, le bienheureux tout-à-coup pria son équipière de faire halte et de donner au boeuf son picotin. Puis, appelant la moniale :
“ Pélagie, jeta-t-il, si tu lançais au fond du Dniepr un grand filet de pêcheur, qu’en retirerais-tu, dis-moi ? ”
Un instant, Pélagie réfléchit.
“ Voyons…, répondit-elle enfin. Je crois qu’il y aurait de tout, batiushka… De gros, comme de petits poissons… Oui, des carpes et des brochets, des gardons, des moules, des têtards aussi. ”
“ Ecoute, reprit le starets, sache Pélagie, qu’en ce lieu bientôt surabondera la grâce divine, et qu’un grand monastère s’apprête à surgir de terre. Et comme dans le filet du pêcheur se rassemblent cent sortes de poissons, de même aussi, dans ce nouveau cloître, chacune des âmes, quant à la croissance spirituelle, différera des autres. Alors l’on verra paraître, tels des brochets de belle taille, des êtres tout spirituels, à la vie hautement ascétique, et l’on rencontrera aussi, pareils à des coquilles vides, des gens peu soucieux d’atteindre à la pureté de l’âme. ”
A ces mots, levant les yeux vers le ciel, le starets, en chacun des quatre points cardinaux bénit l’endroit, puis y ayant prié une demi-heure encore, poursuivit sa route vers la Lavra.
Aujourd’hui donc, maintenant que s’est entièrement accomplie la prophétie du starets, et qu’en place des sables d’antan s’élève un monastère à la fière apparence, l’esprit, de lui-même, incline à redire ces versets prophétiques :
“ Le désert et le pays aride se réjouiront ;
La solitude s’égaiera, et fleurira comme un narcisse,
Elle se couvrira de fleurs, et tressaillira de joie,
Avec chants d’allégresse et cris de triomphe ;
La gloire du Liban lui sera donnée,
La magnificence du Carmel et de Saron.
Ils verront la gloire du Seigneur,
La magnificence de notre Dieu. ”
Le bienheureux, une autre fois, longeait le Dniepr, dont les rives mènent à Lavra. Pantéléimon, son syncelle, faisait route avec lui. Il y avait, avant que ne sonnent les cloches de l’église, près de deux heures à attendre encore. Approchant l’endroit où, sur la hauteur, culminent les grottes de Lavra, le starets, sur le bord du fleuve, vit un bateau amarré.
“ Sais-tu, Pantéléimon, dit-il alors, ce que j’ai pensé ? ”
“ Non, batiushka, quoi donc ? ”
“ Et si nous passions tous deux sur l’autre rive, où nul jamais ne prie Dieu ? Nous pourrions y prier pour chacun, et lire le saint psautier. ”
“ A ton aise, batiushka. ”
Ils se penchèrent au-dessus de l’eau. Le bienheureux détacha la barque, et fit asseoir Pantéléimon.
L’embarcation pourtant semblait démunie de rames.
“ Comment irons-nous ? s’étonna le syncelle. Nous n’avons pas de rames, batiushka. Je cours en chercher une. Il y en aura sûrement près d’ici, dans la cabane de garde. ”
“ Inutile, fit le starets. Assieds-toi seulement. ”
“ Et pour ramer ? insista le syncelle. A moins que nous prenions nos mains. ”
“ Qu’as-tu besoin de rames, simplet ? ”
“ Mais pour nous propulser sur l’eau, et diriger le bateau ! ”
“ Assieds-toi ! gronda le starets. Assieds-toi donc, te dis-je ! Le Seigneur mène l’univers, Il mènera bien aussi notre fragile esquif ! ”
Vaincu, Pantéléimon prit place, attendant la suite. Le bienheureux hâla le bateau en arrière du rivage, puis, s’asseyant à la poupe, ouvrit son psautier.
“ Bénis, Seigneur ! ” commença-t-il. Et il s’absorba dans sa chère lecture.
Or –miracle !– voici que le bateau de lui-même se mit en branle. Stupéfait, le souffle court, ne pouvant dire un mot, Pantéléimon suivait l’avancée. Les vaguelettes qui ridaient la surface mollement balançaient la frêle embarcation. Le soleil brillait, haut dans le ciel. Une brise légère soufflait sur le fleuve. La rive opposée doucement se rapprochait.
Alors, il parut au syncelle que passait devant ses yeux un éblouissement. Sur l’eau bondissaient des poissons d’or. Certains, tombés à fond de cale, se mirent à sauter au milieu du bateau. Leurs écailles, dans la lumière du soleil, faisaient un étincellement de brillants. Pantéléimon leva sur le starets un visage que marquait une profonde stupeur.
“ Chut ! souffla le bienheureux. Demeure en silence et rassérène-toi ! Ce sont les anges du Seigneur. Dieu les a envoyés pour notre consolation. ”
Fixement contemplant les poissons, Pantéléimon peu à peu entra dans un ravissement indicible. Soudain, comme le bateau allait toucher la rive, les poissons, bondissant par-dessus bord, disparurent dans les profondeurs.
Lorsqu’ils revinrent, la même chose encore se produisit, qui se poursuivit au long de la traversée.
Ils laissaient le fleuve derrière eux.
“ Mets une garde à ta bouche, dit alors le starets au syncelle. Que tes lèvres soient indissolublement scellées. Jusqu’à ma mort, ne dis rien à personne de ce que tu as vu aujourd’hui. ”
Pantéléimon, de fait, garda jalousement le secret, jusqu’au trépas du bienheureux. C’est à sa dormition seulement qu’il commença, parmi les frères de la Lavra, de répandre le récit de l’étrange miracle.
Tu es grand, Seigneur et tes oeuvres sont merveilleuses, toi qui crées tout ce qui te plaît, par tout l’univers, sur les mers et dans les profondeurs, toi qui tiens dans ta main les antres de la terre, avec les cimes des montagnes, toi à qui appartient l’étendue des eaux que tu as créées.
Le syncelle, souvent, relatait un autre prodige, non moins extraordinaire, du bienheureux.
Un jour –c’était en mai 1853, (le starets à cette date, près de six mois avant sa mort, avait été transféré à l’ermitage de Goloseyevskaya)– le saint, soudain, appela son syncelle.
“ Pantéléimon ! lui dit-il, allons prier Dieu dans les bois ! ”
Ils prirent le chemin de la forêt. Le bienheureux tout en marchant lisait son évangile, dont il alternait la méditation avec le chant des psaumes, ce qui ne l’empêchait pas en même temps d’achever une chaussette à demi tricotée. Pantéléimon, lui, de loin en loin coupait du chaume, qu’il amassait dans un grand sac, pour nourrir le boeuf au retour. Ils firent de la sorte un fort long périple. Au soir seulement, lorsque le soleil se mit à décliner derrière la hauteur, les voyageurs reprirent la direction de leur cellule. Ils avaient dépassé l’emplacement de l’actuel ermitage de la Preobrazhenskaya, lorsque le starets fit une halte.
“ Que dirais-tu, Pantéléimon, dit-il, de te reposer un peu sur cette colline, réjouissant nos yeux de la vue de la sainte Lavra ? ”
C’était ce qu’attendait le syncelle harassé qui, se laissant sans plus attendre tomber de tout son long sur l’herbe, s’y assoupit aussitôt. Le starets, de son côté, tira de son panier un bloc de glace, dont il fit une eau qu’il but additionnée de miel, pour fortifier quelque peu son corps épuisé. Une demi-heure s’était ainsi passée, lorsque le bienheureux s’écria :
“ Pantéléimon ! Des étrangers approchent. Cours donc au-devant d’eux ! Invite-les à venir se reposer ici ! ”
Encore ensommeillé, le syncelle ouvrit les yeux, et vit, en effet, un groupe de pèlerins, passant sur la route à proximité. Les rejoignant, il les pria de venir se joindre à eux.
“ Dieu vous soit en aide ! ” s’écria le starets, les accueillant.
“ Par tes prières, batiushka, ” fut la réponse des pauvres gens.
A leur mine hâve et fatiguée, le saint vit qu’ils avaient faim.
“ Peut-être n’avez-vous rien mangé encore ? ” s’enquit-il, plein de sollicitude.
“ Si, batiushka, nous te remercions… Bien qu’à vrai dire nous n’ayons pris que peu de choses. Nous avons mordillé quelques croûtes de pain qui nous restaient, trempées dans un peu d’eau. Cependant, voilà près d’une semaine que nous n’avons rien eu de chaud sous la langue. ”
“ C’est sans importance, fit le starets, accoutumé à de plus dures ascèses. Mais asseyez-vous donc ici, et faites-nous le récit de vos pérégrinations. Et la Mère de Dieu, dans moins d’un instant, vous aura tous rassasiés. ”
Le bienheureux, les ayant fait asseoir, prit dans son panier un petit réchaud en fonte qu’il y gardait toujours, puis, creusant un trou dans le sol, pria Pantéléimon d’aller à quelques pas de là cueillir des brindilles.
“ Des brindilles ? Pourquoi faire, batiushka ? ” s’étonna le syncelle, sachant qu’ils n’avaient rien à manger.
“ Simplet ! gronda le starets. Nous ferons du gruau ! Ne vois-tu pas qu’il faut nourrir ces pèlerins ? ”
Les brindilles furent bientôt apportées. Nulle trace de feu pourtant n’était encore visible.
“ Quel ennui ! fit Pantéléimon embarrassé. Nous n’avons rien pour allumer. ”
“ Et Dieu ? ” dit le starets, sur un ton d’autorité qui en imposa au disciple.
Et levant les yeux vers le ciel, le saint, à haute voix, se mit à prier.
“ Toi, Seigneur, qui commandes aux flammes et suscites le feu, Toi qui par les éclairs illumines les cieux, entends la voix de la supplication de ton serviteur qui t’implore, et lève ses mains vers ton temple saint ! Entends ma prière, afin que par Toi soient rassasiés les pauvres, en sorte qu’ils puissent louer ton nom très saint. ”
Sur ces mots, se prosternant vers l’Orient, il bénit le réchaud, disant : “ Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit… ”
A peine achevait-il sa prière que sous le trépied jaillissait, bleuâtre, l’étincelle. Les brindilles se mirent à fumer, de hautes flammes crépitantes bientôt embrasèrent le bois.
Pantéléimon, voyant le miracle, voulut courir le clamer aux pèlerins. Mais le starets l’arrêta et, d’un geste du doigt, lui fit jeter dans le chaudron un peu d’herbe rase, sur les petits cailloux qu’il y avait déjà versés, le tout agrémenté d’un nouveau morceau de glace, cette fois encore tiré de son panier. Toujours priant dans son coeur, le bienheureux, une seconde fois, bénit le trépied, et pour finir mélangea le tout.
“ Goûte à présent, ” dit-il à son syncelle. Pantéléimon, non sans circonspection, prit un peu de l’étrange mixture, et consciencieusement lécha le bout de la cuillère. Frappé du goût inattendu qu’il lui semblait pourtant reconnaître, il en reprit une louche qu’il mangea toute entière.
“ Batiushka ! cria-t-il stupéfait. C’est vraiment de la semoule. ”
“ Alors dépêche-toi, simplet, de la servir à tes hôtes, avant qu’elle ne refroidisse ! ”
Tout joyeux, quoique dans le même temps empli de déférence, le syncelle prit la marmite, et versa le gruau dans les tasses, sous les yeux des pèlerins non moins abasourdis. Or, quelle que fût la quantité qu’il versât à chacun, la semoule, dans le plat ne diminuait pas. Tous avaient été servis, tous avaient mangé à satiété, et il en restait encore autant à servir. Comme au désert, pour nourrir la foule nombreuse, avaient été multipliés les pains et les poissons, ainsi aussi, par les prières de père Théophile, avait été multiplié le gruau.
“ Dieu soit avec vous ! dit convivialement le starets à ses hôtes, le repas achevé. Vous pouvez à présent vous rendre au saint monastère de la Lavra, en sorte d’y prier pour le salut de tous. ”
Confondus par le miracle, dont leurs yeux avaient été témoins, les pèlerins s’en furent à Lavra où, joyeux et craintifs à la fois, ils contèrent à chacun le merveilleux prodige, dû aux prières du saint. Car, dit le Seigneur, “ Tout ce que vous demanderez avec foi dans le jeûne et la prière, vous sera accordé. ”
Il était huit heures du matin, le 5 juillet 1853, lorsque l’abbesse Séraphima du monastère Florovsky de Kiev qu’accompagnait la moniale Agnia, la trésorière, parvinrent à Lavra, où elles étaient venues demander au Métropolite Philarète de bien vouloir servir la liturgie au jour anniversaire de la fête de leur monastère, dédié à l’icône de la Mère de Dieu de Kazan.
Monseigneur les reçut chaleureusement, se rendant avec plaisir à leur invitation.
“ C’est bien, disait-il, j’y serai, soyez-en bien assurées. Vous n’aurez rien qu’à préparer ce que requiert le service. ”
L’abbesse s’apprêtait à prendre congé du Métropolite lorsqu’il la retint :
“ Gérondissa, s’enquit-il, tu escomptes donc t’en retourner ? ”
“ Oui, Monseigneur. C’est du moins ce que nous pensions faire. ”
“ Ecoute. Il me faut aujourd’hui me rendre à l’ermitage de Kitayevskaya, et servir une liturgie à l’église Saint Serge. Mais puisque, par bonheur, tu te trouves être ici, peut-être consentiras-tu à te joindre à nous pour le temps de l’office ? ”
“ Si cela est béni, saint Monseigneur, ce sera, certes, avec le plus grand plaisir. ”
Le Métropolite hâta ses préparatifs. Mais quel ne fut pas son désarroi, lorsqu’au moment de partir, il ne put parvenir à trouver son chapelet.
“ Ah ! se dit-il, quel incapable tu fais ! Tu l’auras oublié à Goloseyevskaya. ”
Il allait appeler son syncelle, le père Nazaire, lorsqu’intervint Séraphima.
“ Peut-être, Monseigneur, pourriez-vous prendre le mien ? ”
“ Le tien ? Mais comment feras-tu ? L’on dit qu’il porte préjudice d’aller sans chapelet. Et pourtant… Que faire ? Allons, puisque tu le veux bien, je prendrai le tien. ”
L’abbesse tendit son chapelet à Monseigneur puis, le laissant à ses préparatifs, partit la première pour Kitayev, Agnia sur ses talons.
Tout l’ermitage de Kitayevskaya était ce jour-là en émoi. Le Métropolite n’avait que fort tard averti de sa venue, et les moines, pris au dépourvu, couraient ça et là, lavant, balayant, apprêtant en hâte les habits liturgiques. L’higoumène et l’ecclésiarque avaient pour leur part, travaillé jusqu’à l’épuisement de leurs forces. Quant aux vigiles, on les avait depuis l’aube dépêchés au beffroi –tant l’on craignait de manquer l’entrée du pontife. C’était l’époque, de fait, où le haut clergé avait coutume encore de voyager en berlines, tirées par quatre chevaux, en sorte qu’il était aisé aux vigiles de les voir au loin paraître sur la route.
L’un d’eux tout-à-coup, voyant pointer les chevaux de l’abbesse de Florovsky, présumant que c’était là sans doute la voiture du Métropolite, avec cette exubérance propre aux jeunes novices, se mit à crier à tue-tête : “ Il arrive ! ”
C’est ce qu’attendait le sonneur qui, d’un geste vigoureux, fit à toute volée retentir les cloches.
Les moines, à ce signal, coururent hors de l’église, et ce fut, s’ébranlant au-devant de sa béatitude, une longue procession de croix, de bannières et d’encensoirs. L’attelage s’arrêta devant la porte, et le cocher vint aider les voyageurs à s’extirper du coupé. Loin pourtant que l’on vît sortir le Métropolite que l’on attendait, ce fut l’abbesse Séraphima du monastère Florovsky, qui descendit de voiture. Une vague confusion s’ensuivit, après quoi seulement tout finit par rentrer dans l’ordre.
Enfin, le Métropolite peu après survint à son tour, et l’on put commencer de célébrer la liturgie. Grandiose, la cérémonie avait attiré une foule immense, laquelle se pressait dans l’église et au-dehors, jusque dans la cour du monastère. Le père Théophile officiait aussi et, comme à son habitude, s’était assis à quelque distance des autres célébrants, à demi tourné sur le côté. Les derniers psaumes achevés, le Métropolite bénit le peuple des fidèles, tandis que l’abbesse Séraphima, toujours accompagnée de la moniale Agnia, tâchait de gagner la porte et de remonter en voiture.
Elles se glissaient le long de la travée de l’église, lorsqu’elles se trouvèrent nez à nez avec le père Théophile. Séraphima le salua, mais celui-ci, sans répondre, sortant de sa poche une bouteille de sable, la lui répandit sur la tête.
Hurlant de terreur, Séraphima s’enfuit au-dehors. Tremblante encore, elle s’était assise dans le coupé, lorsque le syncelle de Théophile, Ivan, la rattrapa, qui remit à Agnia une longue robe de femme enveloppant une javelle de seigle.
“ Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que tout cela ? ” fit Agnia, reculant de peur.
“ Sois sans crainte, répartit le syncelle. C’est batiushka qui t’envoie cela. Dis à Agnia, a-t-il enjoint, d’ôter les épis. Qu’elle les garde pour elle, mais me renvoie les tiges. ”
Très embarrassée, Agnia dut pourtant accepter l’étrange présent, qu’elle mit au fond de la voiture. Le cocher fit claquer son fouet, et les chevaux sur-le-champ s’élancèrent.
Que voulait donc dire le starets, et que signifiaient tant d’étonnants avertissements ?
Séraphima cependant, à peine arrivée au monastère Florovsky, se sentit mal, et vers le soir dut s’aliter. Au jour même de la fête de Kazan, et bien que le Métropolite fût venu célébrer tout exprès la liturgie, elle était si gravement malade qu’il lui fut impossible de se lever.
Monseigneur, apprenant la soudaine maladie de Séraphima, en eut un vif chagrin. “ Mon Dieu ! répétait-il avec une tristesse non dissimulée secours-la, Seigneur ! Elle est si jeune ! Hier encore si pleine de vie, voici qu’elle tombe aujourd’hui malade ! Priez pour elle, soeurs en Christ, priez avec feu. Que le Seigneur nous la garde saine et sauve ! ” Puis, se tournant vers le Gouverneur Général, le prince Vassilchikov, lequel était pour sa part un vrai chrétien, aimant Dieu et se comportant en digne fils de l’église : “ Allons la réconforter, ” dit-il.
La malade, lorsqu’ils arrivèrent à sa cellule, gisait inerte sur son lit. A la vue d’éminents visiteurs, elle tenta pourtant de se soulever. Monseigneur lui interdisit tout effort. “ Le chapelet… ” souffla-t-il d’une voix triste. “ Vous rappelez-vous ? Ne vous avais-je pas dit qu’il était préjudiciable d’aller sans chapelet. ”
Le Métropolite, se reprenant quelque peu, bénit la malade. Enfin, il s’en alla, lui ayant souhaité de bientôt se rétablir. Le soir même l’état de Séraphima empira. Quelque temps plus tard –l’on était alors le 1 juillet, jour de la fête de saint Antoine de Pechersk– se sentant parvenue au terme de sa vie, elle demanda qu’une voiture fût dépêchée à Lavra pour y chercher le starets Parthène, son père spirituel. Lorsqu’arriva ce dernier, portant les Saints Dons, il était trop tard. L’abbesse Séraphima avait remis son âme entre les mains de Dieu.
Deux jours ensuite, le 12 juillet, Agnia, la trésorière, était élue, en place de l’higoumène défunte. Ainsi s’accomplissait la prophétie du bienheureux.

Chapitre X

Mon oeil a vu de loin mes ennemis (Ps.53,9).

L’empereur Nicolas Pavlovich, le 12 septembre 1851, entrait dans Kiev, escorté des grands ducs Nicolaï et Mikhaïl Nikolaevich. Déjà la nuit tombait. Sa majesté suivait depuis Lusk la direction de Zhitomir ; mais Lavra n’étant pas sur sa route, il ne put s’y rendre ce même soir, et n’y parvint que le lendemain 14 septembre, jour de l’Exaltation de la Croix. Là, l’empereur et sa suite purent assister à la liturgie, célébrée par le Métropolite Philarète.
Cinq jours plus tard, le 19 septembre, le souverain était de retour à Kiev. Le carrosse impérial traversait Perchersk, lorsqu’à un tournant, soudain, les chevaux du Tsar brusquement s’immobilisèrent. Ils venaient en effet de croiser Théophile, comme à son habitude juché sur son veau, et cette vue semblait les avoir paralysés d’effroi. Tous les efforts du cocher pour les faire avancer, demeuraient entièrement vains. Les chevaux avaient beau tirer de droite et de gauche, ils étaient dans l’incapacité d’ébranler l’attelage : l’on eût dit celui-ci rivé invisiblement au sol.
Avisant devant lui ce moine drapé d’un manteau loqueteux, le tsar voulut savoir qui il était. Il dépêcha son escorte, qu’il chargea de le lui amener.
“ Qu’es-tu donc ? ” l’interrogea-t-il sévèrement, lorsqu’il l’eut devant lui. Et il lui décrocha un regard pénétrant.
“ Je suis, repartit le bienheureux, sur un ton d’enfantine simplicité, un homme de Dieu. ”
“ Je le vois bien, fit l’empereur. Mais d’où es-tu, et où vas-tu ? ”
“ D’où je suis, –je ne sais plus. Où je suis à l’instant, –chacun peut le voir. Où je serai bientôt –Dieu seul sait. ”
Nicolaï Pavlovich lança sur sa suite un regard étonné. Aussi ses gardes, que la réponse n’embarrassait pas moins, expliquèrent-ils que ce simple était un fol-en-Christ, du nom de Théophile, moine à la Lavra Pecherskaya de Kiev.
“ Un fol-en-Christ ? murmura surpris, Nicolaï Pavlovich. Etrange… ”
Souhaitant cependant mettre fin à la gêne de ceux qui l’escortaient, le tsar se tourna vers Théophile et, d’un air aimable :
“ Eh bien, lui dit-il, adieu. Mais auparavant souhaite-moi bon voyage. ”
“ Non, votre majesté, fit paisiblement le fol-en-Christ. Vous devrez affronter des tempêtes. ” Et il sauta dans sa carriole.
Les chevaux à ce moment s’arc-boutèrent avec force, et le carrosse du tsar bondit de l’avant. Aux oreilles de l’empereur résonnait encore la curieuse prophétie du starets. Se retournant en arrière, il posa un long regard sur le moine extravagant.
Ce ne fut qu’au matin, le lendemain, 20 septembre 1851 que le tsar, enfin, visita la Lavra.
L’empereur Nicolaï Pavlovich, près d’un an plus tard, en 1852, pour la dernière fois revenait visiter la ville chère à son coeur. La Russie était alors à la veille d’entrer en guerre contre la Turquie –cette guerre qui mènerait à la malheureuse campagne de Crimée, laquelle devait si prématurément causer la mort du souverain.
Le dimanche 5 octobre au matin arrivait donc à Kiev, sur le coup de onze heures, le tsar escorté des grands ducs Nicolaï et Mikhaïl Nikolaevich.
Vers une heure, l’après-midi, il parvint à la Lavra. Gagnant sans attendre les appartements du Métropolite, longtemps il s’y entretint avec lui. Le tsar arborait un air sombre et défait. Sourcil froncé, le regard voilé d’amères pensées, Nicolas Pavlovich évoquait le sort des chrétiens d’Orient, qu’il voulait protéger, mais qui demeuraient victimes de l’oppression du turc. Consumé par les ardentes prières de la liturgie, le tsar à songer aux souffrances de ces infortunés, sentait son coeur se briser de compassion. Il rappelait combien les Turcs, naguère, avaient opprimé Grecs et Slaves, et comment les souverains russes, tentant d’alléger leurs souffrances, avaient dû souvent, comme lui-même, déclarer au sultan de sanglantes guerres. Les Turcs vaincus une première fois, et contraints de demander la paix, la Grèce, après quatre siècles d’une interminable servitude, s’était vue reconnaître enfin libre et indépendante. Mais l’ottoman, à présent, de nouveau opprimait le peuple des chrétiens, qu’il persistait à placer sous sa domination, forçant le tsar de lui déclarer une guerre qu’il n’eût pas souhaitée. Le pis était que les forces ennemies se trouvaient maintenant multipliées par trois ; car la France et l’Angleterre, rêvant d’affaiblir la puissance des Russes, s’apprêtaient à secourir la Turquie. Le souverain finissait de brosser l’alarmant tableau des affaires politiques. Au Métropolite, il représentait qu’un lourd nuage menaçant la patrie, mais que lui, Nicolaï Pavlovich, ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour garder sa terre bien-aimée des souillures de l’adversaire, comme pour l’empêcher de traiter avec ceux qui n’étaient que vils ennemis de la dignité du chrétien.
“ Je ne veux pas en vain, disait-il, verser le sang de nos fidèles. Mais la morgue de mes ennemis m’oblige de sortir mon épée du fourreau. Mes plans, certes, ne sont pas arrêtés. Mais mon coeur, lui, sent que le moment est proche où il faudra les exécuter. ”
Le souverain, sur ces mots, baissant tristement la tête, sombra dans de noires pensées.
“ Hélas, ” redit en écho le métropolite, “ nul ne peut le savoir, sinon Dieu ! ”
“ Oui, oui, s’impatienta le tsar, je sais bien qu’il en est ainsi. Mais je sais aussi que la sainte Lavra Pecherskaya de Kiev, depuis des temps immémoriaux, est un berceau de piété et de foi orthodoxe, lequel compta toujours nombre de saints moines, brillant d’une vie véritablement ascétique. N’auriez-vous pas, parmi les pères, semblables Anciens, emplis de la grâce spirituelle, auxquels demander conseil, quant à la conduite politique à suivre désormais ? ”
“ Mais si, Majesté, répondit à brûle-pourpoint Monseigneur, nous avons bien un tel homme… Oui, il en existe un… Et quoique son mode de vie ne ressemblât en nulle façon à celui des autres moines de son monastère, je puis vous assurer que sous ses aspects de fol, et de simple d’esprit, il dissimule tous les trésors de la grâce de l’Esprit, lequel entre ses charismes, lui confère un don de prophétie des plus extraordinaires. ”
Ces mots firent tressaillir le tsar.
“ Ne s’agirait-il pas, coupa-t-il, de ce grand moine maigre, que j’ai certain jour rencontré en ville ? Autant qu’il m’en souvienne, il menait une carriole, traînée par un boeuf. ”
“ Tout juste, votre majesté, acquiesça le métropolite. C’est bien lui, Théophile, moine grand schème. Je n’hésiterai pas, si cela vous agrée, à vous le présenter. Il vit à l’ermitage de Kitayevskaya, et ma voiture, en une heure de temps, peut vous l’amener ici. ”
“ Non, dit le tsar. Cela ne sera pas nécessaire. Nous irons nous-mêmes. Il en sera mieux ainsi. ”
Il fut arrêté qu’ils iraient à l’ermitage sitôt le dîner achevé. C’est ainsi qu’à l’heure dite, le tsar accompagné du métropolite, s’en fut à Kitayevskaya, dans l’espoir d’y voir Théophile.
Or, bien qu’un éclaireur eût été dépêché, avec l’ordre de garder tout le jour le starets au monastère, le bienheureux parvint à s’échapper au-dehors, et se glissa dans les bois. De là, spirituellement averti que l’attelage du métropolite peu à peu approchait, il vint au-devant d’eux, faisant route à pied vers Goloseyevo. Il courait à travers buissons et halliers s’écorchant jusqu’au sang les mains et le visage, lorsqu’il aperçut à quelque distance de la route, une immense fourmilière. S’arrêtant net, il y fit un grand trou, et s’y étendit sur le dos. Il faisait chaud ce jour-là, et la campagne scintillait sous le soleil, ce qui rendait aux voyageurs le périple plaisant et agréable. Abîmé dans ses pensées, cependant, le tsar demeurait taciturne, de temps à autre seulement levant un oeil sur le paysage champêtre défilant devant lui –lorsqu’il vit, de loin, se profiler, un curieux objet.
“ Qu’est-ce ? fit-il troublé, désignant du doigt l’étrange chose immobile. Une charogne, l’on dirait ? ”
Monseigneur écarquilla les yeux. Mais sa vue trop courte ne pouvait rien discerner qu’une forme vague, étendue sur la route.
“ Gabriel ! ” cria-t-il au syncelle qui, tranquillement, trônait sur la malle arrière. “ Dis-moi : Que vois-tu là-bas ?”
“ Un homme, votre Eminence, assura Gavrilka lorsqu’il eut tourné autour du monticule. Un homme est couché là. Il n’est pas mort pourtant… non, vivant. Regardez, ses pieds bougent. ”
“ Mais sur quoi est-il donc couché ? ” s’étonna le Tsar.
“ Sur une fourmilière, l’on dirait, Majesté, ” répondit Gavrilka perplexe.
“ Etrange, ” murmura le Tsar. Et il enjoignit au cocher de contourner l’obstacle.
Les voyageurs, descendant de voiture, s’approchèrent du tertre. Théophile y gisait, inerte, les yeux clos, bras en croix sur la poitrine, tel un défunt de la veille. Une armée de fourmis courait sur son corps, lui dévorant la face. Comme s’il n’eût rien senti pourtant, il semblait endormi du sommeil de la mort.
“ C’est le moine Théophile, souffla au Souverain le Métropolite. Il s’approcha plus près : Oui, c’est bien le starets que nous venions voir. ”
“ Mais que fait-il couché là ? ” s’inquiéta le Tsar Nicolas Pavlovich.
Monseigneur déjà se penchait sur le bienheureux.
“ Théophile ! répéta-t-il. Que faites-vous ici ? ”
Un silence lui répondit.
“ Lève-toi, fou, te dis-je ! L’Empereur veut te parler. ”
Théophile ne réagit pas.
“ Etrange, ” redit le Souverain, d’un air de courroux, rejoignit à grands pas sa voiture.
“ Votre Majesté… commença Monseigneur, lorsqu’ils furent tous les deux assis dans le carrosse. “ Voilà qui mérite réflexion. Mon coeur a l’assurance que cette feinte folie recèle quelque signification profonde. ”
Mais avec quelque application que Monseigneur s’efforçât de penser au sens caché de cette extravagante conduite, il ne pouvait apporter de réponse.
Il ne s’était guère passé de temps que la Russie entrait en guerre contre la Turquie. La flotte alliée, le 2 septembre 1854, abordait aux rivages de Crimée, débarquant une immense armée de 70 000 hommes de troupe –anglais, français et turcs confondus. Très inférieures en nombre, les troupes russes cependant tinrent bon, combattant avec la dernière âpreté. Enfin, désespérant de bloquer la progression de l’ennemi, les Russes, à l’entrée de la baie de Sébastopol, coulèrent une partie de leur propre flotte, et pour former une batterie, tirèrent sur la plage les canons des navires. De la sorte improvisées en infanterie, les forces navales, sous la conduite d’amiraux aussi héroïques que Kornilov, Istomin et Nakhimov, entamèrent une défense qu’ils savaient désespérée.
L’ennemi approchait toujours. Cité maritime, Sébastopol n’était pas fortifiée de l’intérieur. Les Russes pourtant ne désemparaient pas. Au prix d’un travail acharné, ils parvinrent en l’espace de quelques jours à ériger vers la terre, sur une distance de sept verstes, des fortifications de fortune. Nuit et jour, les troupes restaient à l’oeuvre, aidées des habitants venus leur prêter main forte, tous, hommes, femmes et enfants charriant la terre pour édifier les remblais. L’on alla même jusqu’à mettre sur pied une batterie de femmes, surnommée pour la cause “ détachement des demoiselles. ”
Et ce fut la bataille. Obus, balles et bombes dans chacun des deux camps sifflèrent comme grêle. Du matin dès l’aube jusque fort avant dans la nuit, le pilonnage ennemi ne connaissait pas de cesse. Le monde entier fut dans l’émoi, s’émerveillant de la bravoure sans pareille et de la constance admirable de l’armée russe. Hélas, elle fut pourtant décimée. Tandis qu’un à un tombaient les derniers bastions de ces acharnés lutteurs, s’emplissait le cimetière. Rongé, dévoré par la peine, le Tsar Nicolaï Pavlovich errait dans son palais, la face hâve et amaigrie. Tant de fatidiques soucis menaçaient sa santé qui chaque jour déclinait. Sur quoi, prenant froid, il dut s’aliter. Et tandis qu’au même moment s’ouvrait la bataille de Sinope, de tristes nouvelles parvenaient du front. L’on faisait état de pertes énormes subies par les troupes russes, entre lesquelles celles d’illustres héros, tels Kornilov et Nakhimov, toutes choses qui portèrent le coup de grâce au coeur brisé du Souverain. C’est ainsi que miné par le chagrin, le 18 février 1855 s’endormait paisiblement le Tsar Nicolaï Pavlovich.
Le vénérable archipasteur, lorsqu’il apprit la mort de son Tsar aimé, pleura publiquement. Nul en effet, plus que le Métropolite Philarète, ne s’était senti d’amitié pour le défunt souverain.
“ Notre cher père de Russie n’est plus, ” disait-il au père Serge, son syncelle, d’une voix où tremblait la tristesse.
“ Nous ne le verrons plus ici venir à son saint monastère. Nous n’entendrons plus sa voix admirable au timbre tout royal, nous ne verrons plus ses yeux, brillants plus que la lumière du jour. ”
Puis, faisant venir Gabriel Théodorovich Golvshka, qui le servait :
“ Te souvient-il, Gabriel, lui dit le Métropolite, du dernier voyage à Kitayev avec le Souverain ? Te souvient-il de la fourmilière, où gisait Théophile ? ”
“ Comment l’oublierais-je, Monseigneur, quand même cela se passait il y a plus de trois ans ? ”
“ Si je n’avais jusqu’à présent, vois-tu pu comprendre le sens de sa conduite étrange, je perçois aujourd’hui que la prophétie du starets n’était pas moins claire que le jour de Dieu, les fourmis figurant l’ennemi de la patrie, les yeux clos et les bras en croix sur la poitrine annonçant la mort brusque et prématurée de notre père et tsar bien-aimé. ”

Chapitre XI

Pour les saints qui sont sur sa terre,
le Seigneur a fait des merveilles,
toutes ses volontés en eux (Ps.15,3).

Le bienheureux Théophile, le 23 avril 1853 –peu de temps avant sa dormition– une fois de plus fut envoyé à Goloseyevo, à la requête de l’higoumène de l’ermitage de Goloseyevskaya, auquel son amour et le respect qu’il portait au starets lui inspiraient l’idée qu’il y serait plus à son aise, maintenant qu’irrémédiablement approchaient ses vieux jours.
“ Nous ferons selon ton désir, fut la réponse du starets à cette aimable invitation. Mais je reviendrai pour mourir au lieu qui, si longtemps, fut entre tous cher à mon coeur. ”
C’étaient là les paroles d’un prophète. Le 15 juillet, cette même année, moins de trois mois avant sa mort, le starets Théophile, sur l’injonction du Métropolite, s’en revenait à Kitayev.
Parvenu au terme de sa vie sur la terre, il devint visible que le bienheureux, dans les derniers temps, s’affaiblissait à l’extrême. Comme par le passé pourtant, refusant d’obtempérer à un corps dont la faiblesse se fût plus que volontiers accommodée de repos, le starets fuyait tout bien-être, n’usant pour seul réconfort que de la prière et de la pensée de Dieu, auxquelles il puisait sa force et une consolation singulières. A peine la souffrance physique commençait-elle de l’importuner que, revenant à ses prières, il se trouvait à l’instant restauré d’âme et de corps. Aussi, ne changeant rien à son mode de vie, non plus qu’à sa mise, le bienheureux continuait-il de vivre comme il avait toute sa vie vécu. Et il continuait d’être ce qu’il avait été –être de douceur, coeur paisible et humble, tendre d’esprit, prompt à s’émouvoir, bouche amie du silence, corps pur, amoureux de la chasteté, et qu’il asservissait durement, le soumettant à de pénibles labeurs, ne lui accordant qu’une frustre et rare nourriture, des habits loqueteux, un dur lit de planches, l’étouffante étroitesse d’une minuscule cellule, et le forçant avec gratitude de souffrir maux et maladies –toutes choses dures et fastidieuses, en quoi son âme ne voyait qu’autant de sources de joies sans pareilles.
Douleurs, privations, afflictions, tout cela il le souffrait avec un sentiment d’indicible allégresse, pour l’amour de son bien-aimé et Seigneur Jésus Christ. Et qu’était en retour devenue l’âme de Théophile, sinon l’abyssal océan d’un amour tout désintéressé ? Merveille en vérité que cette âme, qui s’étant livrée à si grande ascèse –d’extrême humilité et de surhumaine patience– jamais n’eût cependant songé à livrer en exemple –exemple édifiant s’il en fut– sa face radieuse qu’illuminait un coeur très pur, sa modestie, sa douceur sans égale, et sa simplicité, devenue très semblable à celle qu’à chaque page enseigne l’évangile.
Regard baissé, sourcil froncé, le starets, abîmé dans ses profondes pensées, attestait clairement que son âme constamment était occupée d’autre chose, toute invisible qu’elle fût, échappant même aux yeux des mortels. “ Au milieu de l’assemblée des hommes, ” selon le mot du psalmiste, le starets, encore et toujours, était avec Dieu, portant vers le ciel toutes ses pensées, cependant que seuls ceux qui avaient quelque intelligence de la prière du coeur confusément percevaient que le bienheureux sans cesse priait en âme et en esprit.
La vie spirituelle de fait suppose souffrance et âpre chemin de croix, comme elle exige une lutte contre son être propre, contre le monde et contre le diable. Cette ascèse de souffrance, le starets en tout point l’avait accomplie, et il en avait récolté avec la paix profonde, l’assurance tranquille d’une âme lassée des choses de ce monde qui, s’étant par la grâce du Christ affranchie des humaines passions, avait atteint la purification d’abord, puis l’illumination, enfin la glorification des saints, jusqu’à entrer avec Dieu en communion secrète. Car Théophile était bien de ceux qui, dès cette vie présente, ont obtenu l’assurance de leur céleste béatitude pour les temps à venir. Hélas, il nous est impossible, à nous pécheurs qui n’avons pas purifié nos coeurs des passions, de percevoir quel merveilleux mystère recèle cet état de l’âme en vérité vertueuse, toute baignée par la grâce surabondante de Dieu. Les faux critères en effet sur quoi nous nous fondons pour juger, cette vie éphémère misérable sur la terre, sont incapables d’approcher seulement la mesure de la grâce spirituelle d’en-haut. Aussi ne faisons-nous qu’entre-apercevoir, pour peu que nous fassions preuve d’une piété véritable, quelques pâles rayons en halo émanés de cette pureté radieuse, de cette brillance éblouissante que réfléchit la divine ressemblance, laquelle, quoi que tente l’être théophore pour la cacher aux hommes, cependant éclate en chacun de ses gestes, de ses actes et de ses paroles. Rayonnant d’un feu spirituel inconnu à nos coeurs, le déifié instantanément se soumet nos esprits, et comme autant de plaques photographiques, les impressionne de l’éclat très rare d’un ordre de choses autre, infiniment plus haut –avant de peu à peu par là tirer nos âmes vers cette lumière sans déclin, où l’élu de Dieu en tout temps se meut.
La vie, tant à l’ermitage de Kitayevskaya qu’à celui de Goloseyevskaya, conservait sa nature patriarcale. Les vêpres achevées, les laïcs s’en retournaient, et chacun, parmi les frères, demeurait libre d’aller à sa guise prier en quelque lieu paisible, de ceux que naguère bénirent de leur présence les saints pères de la Lavra. De Goloseyevskaya, Parthène, le célèbre starets, donne ainsi son sentiment : “ S’il est sur la terre une quelconque joie, dit-il, une quelconque consolation, c’est ici, dans le silence de l’ermitage, qu’il sied de le chercher. Autant les gens du monde nous éloignent de Dieu, autant l’ermitage nous attire à lui. ”
Touchant l’ermitage, le starets Théophile n’eût pas émis d’autre jugement, lui qui, des jours durant, demeurait dans les bois de Goloseyevskaya, s’agenouillant pour prier sur une large souche, quand il ne rejoignait pas le refuge si cher à son coeur, qu’il avait aménagé au creux d’un vieux chêne, où il avait pendu auprès d’une veilleuse une croix, et devant lesquelles, il passait à l’imitation des stylites des temps anciens, des nuits entières. Et tandis qu’il coulait là ses jours dans la solitude, dans le silence de la forêt percevant “ ce lien qui nous unit au Père et à son Fils et Seigneur Jésus Christ, ” il arrivait, aux heures chaudes d’été, qu’ôtant ses vêtements, il se mît tout-à-fait nu, soumettant durement sa chair aux piqûres incessantes des moustiques et de tous autres insectes. Tel l’Adam d’avant le péché qui, déambulant nu dans le Paradis, n’en concevait pas de honte, ainsi le bienheureux Théophile, orné de la beauté spirituelle d’en haut, n’éprouvait nulle honte de sa nudité.
Les derniers jours de sa vie sur la terre, l’on vit Théophile s’en aller souvent à la Lavra, pour y lire, chaque samedi, devant l’icône miraculeuse dite de la “ Mère de Dieu Chenstoknovskaya, ” l’hymne acathiste à la Mère de Dieu. Mais il avait une manière plus qu’originale d’apprêter l’office. Entrant dans la basilique, il y saisissait le premier ornement venu, s’en revêtait, puis, se ruant au-dehors, longeait en courant les couloirs du monastère. Là, heurtant à la porte de chacune des cellules, il assemblait tous les frères, pour venir avec lui composer un choeur. S’en trouvait-il un seul pour refuser, le starets aussitôt, d’un geste menaçant, le refoulait du bout de sa canne. Mais parce que beaucoup se rendaient à son invite, les acathistes de Théophile, bien que célébrés dans la vieille boulangerie où l’icône avait été découverte étaient toujours majestueux et psalmodiés d’admirable sorte.
Entré dans les derniers mois de sa vie, le starets tout-à-coup s’entretint plus librement avec ses fidèles, prodiguant directions spirituelles et plus amples conseils, et priant chacun de n’oublier jamais dans ses prières celui qu’il n’appelait d’autre nom que “ le puant Théophile. ” Ses paroles alors révélaient de la Sainte Ecriture une étonnante connaissance, dénotant ce fait aussi qu’il en comprenait l’esprit, non par le biais de son seul intellect, mais d’un coeur que guidait sa longue et profonde expérience de la vie spirituelle, et qu’illuminait tout entier la grâce divine.
“ Aimez-vous les uns les autres, disait-il, d’un amour sanctifié, et soyez sans colère les uns envers les autres. Gardez-vous de vous laisser tenter, et d’attacher vos coeurs à rien absolument de terrestre. Parce que nous laisserons après nous tout ce qui est d’ici ; nos bonnes actions seules s’en iront avec nous jusque dans l’autre monde. Comme il sera merveilleux alors de vivre auprès de Dieu dans la splendeur du Paradis ! Ah, le Seigneur en vérité puisse-t-il nous garder de l’enfer ! De là vient qu’il sied de nourrir l’âme davantage que le corps, et de prier toujours plus, pleurant sur ses péchés comme sur ceux de ses proches. Sans quoi, il ne serait pas au monde un homme pour être sauvé. Beaucoup aujourd’hui sont devenus athées, beaucoup ont délaissé le troupeau du Christ –malheur à eux. Car notre berger est le Christ et Seigneur Lui-même, et toutes ses brebis le suivent, qui suivent ses paroles et ses préceptes. Il est, certes, des brebis faibles et malades, facilement enclines au péché, mais celle-là, bien que se traînant en arrière du troupeau, cependant marchent avec Lui. Ceux au contraire qui ont perdu la foi, pour avoir sciemment renié le troupeau du Christ, et n’avoir pas voulu écouter sa voix, ceux-là sont laissés en arrière, abandonnés en pâture, et mangés par les loups. Les brebis, elles, “ écoutent ma voix, dit le Seigneur, et je les connais, et elles viennent à Moi. ” Aux autres, hélas, quand viendra le jour terrible de son redoutable Jugement, le Christ dira : “ Allez-vous-en. Je ne vous connais pas. ”
C’est en 1897 qu’Ivan Ivanovich Troïtsky, le célèbre pèlerin russe, s’endormait dans le Seigneur. Lui qui, peu de temps avant que ne s’en fût allé d’ici-bas le starets Théophile, avait passé à Kitayev près d’un été entier, n’évoquait jamais sans émotion ni amour la mémoire du bienheureux.
“ Nous ne sommes restés dans sa cellule que fort peu de temps, ” confiait Troïtsky à Wladimir Bobkov, moine à la Lavra Pecherskaya de Kiev. Mais nous avons bien davantage demeuré dans les bois. Le starets m’y faisait lire à haute voix le psautier. De temps à autre seulement, il m’arrêtait pour m’en expliquer le sens. Parfois aussi, quand j’étais là, il m’envoyait ça et là dans les fermes de Goloseyevo, pour y demander du lait, que les laitières chaque fois se faisaient un plaisir de servir, et que je buvais avec lui dans les bois. Plus tard le starets, de retour à sa cellule, recevait ses hôtes, et j’y préparais des boulettes qu’il tenait à offrir à tous ceux qui venaient à lui.
Dans ses lettres à l’ascétique starets Hadrien de l’ermitage de Yovgskaya Dosifeyevaya, Troïtsky livrait sur le père Théophile d’autres souvenirs non moins émus :
“ Le Seigneur m’a fait cette grâce, disait-il de servir, fût-ce peu de temps, le starets Théophile. Un simple regard à cet amoureux de Dieu, au corps plus qu’épuisé, à l’esprit d’une originale étrangeté, incompréhensible au vulgaire, à la vie de véritable exilé sur la terre, menant une existence isolée, toujours sans ami –cet être que l’on eût dit descendu de quelque monde radieux et supérieur– suffisait à contraindre mon esprit hébété, et paresseusement endormi, à se secouer de sa torpeur, pour se réveiller, et se tenir avec crainte devant lui et devant Dieu. J’espère, lorsque je te verrai, pouvoir te relater de vive voix ce que fut, durant cette trop brève époque, notre mutuelle amitié, comme te rapporter ses conseils, ses préceptes, et toutes ses édifiantes paroles. La séparation fut fort triste. Il eût voulu, d’abord, que je demeurasse avec lui, jusqu’à la fête de la Protection de la Très Sainte Mère de Dieu. Plus tard, il eût souhaité même que je passe à Kiev l’hiver tout entier, me priant à cet effet de solliciter de l’évêque de Tver un laissez-passer pour une longue année. Les arrangements pourtant que j’avais pris avec vous ne me permirent point de céder à sa requête. Cependant, je demeurais encore très indécis, quant à l’attitude qu’il m’eût fallu adopter. Mais lorsque je reçus de vous la lettre qui m’appelait à vos côtés, le starets Théophile, comprenant à l’avance la difficile position dans laquelle je me trouvais, vint à ma rencontre et, me bénissant, me dit : “ Je n’ai plus besoin de toi, à présent. Pars, va où Dieu t’appelle. ” Et cette fois encore, ce charisme de clairvoyance qu’il détenait à un point si extraordinaire, fit sur mon esprit la plus vive impression. ”
Du starets, l’infirmière Alexandra Grigoriefna Chernikova, qui avait participé à la campagne de Russie, elle aussi rapportait ses plus vieux souvenirs :
“ Du premier jour où je le vis, écrit-elle, il m’en souvient comme si la chose à peine venait d’arriver. Nous étions en famille venus à Goloseyevo. Ma mère connaissait bien le starets, dont elle était très proche. Elle souhaitait ardemment ce jour-là recevoir la bénédiction. Le starets quand nous arrivâmes, n’étant pas dans sa cellule, nous partîmes le chercher dans la forêt. J’avais six ans à l’époque ; mon petit frère Shura, lui, n’en avait que cinq. Comme nous jouions tous deux, et que nous battions les bois, j’aperçus soudain, surplombant un précipice abrupt, un gigantesque tronc d’arbre, qui me sembla être un chêne. Nous y courûmes et, plongeant notre regard à l’intérieur du tronc, nous y vîmes un moine qui priait. Il tenait dans ses mains un livre entrouvert, et sur sa tête portait un chapeau, semblable à celui dont l’on voit saint Séraphim habituellement coiffé, sur ces peintures naïves où d’ordinaire il est représenté. Nullement effrayée, je courus vers les nôtres. “ Par ici ! m’écriai-je. Venez vite ! Père Théophile est là ! ” C’est alors que le starets, nous voyant approcher, sortit à notre rencontre. Son visage brillait, extraordinairement clair, lumineux même, et sur ses lèvres, flottait le sourire d’un être bienheureux. Son premier geste fut de bénir les enfants.
“ Toi, dit-il à Shura, tu es un bon petit enfant. Doux, gentil, obéissant. Que Dieu te bénisse. Mais le Seigneur a besoin des bons aussi. ”
Puis se tournant vers moi, il posa ses mains sur ma tête, qu’il caressa tendrement, et profondément soupira :
“ Pauvre, pauvre petite enfant ! Triste et amère ta destinée ! Tout au long de ta pitoyable vie sur la terre, tu oeuvreras et seras dans la peine ne recueillant ni remerciements, ni gratitude de personne. ”
Shura, de fait, peu après tombait malade et, trois mois plus tard, mourait prématurément. Pour moi, j’eus toute ma vie à souffrir et, demeurée seule, j’usais mes forces à secourir les autres, sans recevoir en retour nulle gratitude.
Quand à ma soeur Pélagie Grigorievna Yanovskaya, elle aussi était ce jour-là parmi nous. Et se retournant vers elle, le starets, à brûle-pourpoint, fusa en véhéments reproches :
“ Folle que tu es ! dit-il. Vois combien de gens tu as voulu amener avec toi ! S’ils n’étaient que deux encore ! Mais te voici venue, sous couleur de prendre une bénédiction, avec dix-sept personnes en tout. Vraiment, tu désirais distraire le starets de ses prières ! Allons, remmène-les à présent, si tu as tant soit peu de discernement. ”
Et le starets s’en retourna prier au coeur de son arbre.
Agapia Ivanovna Chernikova, ma mère, peu après s’en revint, le voir, accompagnée cette fois d’une parente, femme d’un marchand de Kiev, nommée Xénia Ivanovna Chernikova. Nous eûmes même, ce jour-là, la rare chance de le trouver chez lui. Le chaleureux accueil qu’il fit à ma mère nous montra clairement en quelle haute estime il la tenait. Il la fit donc asseoir sur son petit banc, ensuite de quoi, se tournant vers la femme du marchand, sa parente :
“ De retour chez toi, Xénia Ivanovna, enjoignit-il, tu cuisineras pour moi quelques feuilles de chou farcies. Veille seulement à ce que ce plat soit bon. J’enverrai mon syncelle Ivan les chercher. Tu les lui remettras. ”
Revenue chez elle, Mizernilova toutefois enjoignit à ma mère :
“ Pour l’amour du ciel, je t’en prie, fais ce que demande Théophile. ”
“ Mais n’est-ce pas à toi plutôt que l’a demandé le starets ? ”
“ Moi ? s’indigna-t-elle. Fichtre, je n’ai pas le temps ! Je t’enverrai du beurre et de la farine ; il ne te restera plus guère qu’à fournir le travail. ”
Ma mère céda aux cavalières instances de Xénia Ivanovna. C’est ainsi qu’au jour dit arriva le syncelle Ivan, porteur d’un pain de Pâque des plus magnifiques, non moins gros que tendre, qu’accompagnaient de surcroît deux prosphores, dont l’une était grande, et l’autre plus petite.
“ Pourquoi nous as-tu donc apporté des prosphores, Ivan ? ” s’étonna ma mère.
“ C’est batiushka Théophile, répondit Ivan, qui vous les envoie. Il m’a dit de donner à la veuve –et véritablement, c’est ainsi qu’il désignait ma mère– le gros pain de Pâque et la grande prosphore, la petite suffisant à la femme du marchand. La veuve, a-t-il ajouté, se donnant de la peine, m’a fait des boulettes. Mais la femme du marchand, elle, refusant tout net de prendre la moindre peine, a cru qu’un vieux comme moi serait facile à berner. Elle devra donc se contenter de la petite prosphore. ”
Le visionnaire, de fait, savait toujours qui, pour lui, s’était mis le plus en peine.
J’avais douze ans, rapporte Euphrosine Mikhaïlovna Tsybulskaya, paysanne de Kiev, lorsque j’eus pour la première fois l’idée, pour lui demander conseil, d’aller voir le bienheureux Théophile. Très tôt demeurée orpheline, j’avais depuis toujours vécu auprès d’hôtes étrangers, et de l’existence n’avais encore connu que dureté et nécessité. Perpétuellement privée, je me sentais le coeur et l’âme d’un oiseau blessé. Un jour enfin entendant de braves gens évoquer un “ saint batiushka ” menant l’ascèse à Kitayev, j’en vins à éprouver un vif désir de le voir, et de lui dire ma peine. Je partis pour Kitayev mais, n’osant m’y rendre seule, j’emmenai avec moi deux femmes, qui devaient faire route avec moi. Nous allions à travers bois, approchant de l’ermitage, lorsqu’au détour d’un sentier, nous rencontrâmes un grand moine, vêtu misérablement.
“ Qui cherchez-vous ? ” s’enquit-il en venant vers moi.
“ Le père Théophile, batiushka, ” répondis-je.
“ Eh bien, lança le moine, si réellement vous avez besoin de lui, allez à sa cellule. ”
Et il disparut dans les bois. Nous poursuivîmes notre route. Tandis qu’amèrement je pleurais au souvenir de nos peines, mes compagnes, elles, tout au long du chemin, ne cessaient de glousser et de rire, faisant des gorges chaudes de ce moine affublé de loques que nous venions de voir. J’en eus honte, choquée de ce qu’elles se permissent de rire ainsi d’un être qui visiblement paraissait un homme de Dieu.
“ Allons, vous êtes folles, leur dis-je. Et si vous persistez, vous verrez qu’il vous faudra pleurer souvent au souvenir de son âme vertueuse. ”
A peine étions-nous parvenues à la cellule du starets, que nous vîmes ce même moine resurgir derrière nous. Il n’eut pas un mot, mais se contenta, sur mes compagnes, de lancer un oeil sévère. Entrant dans sa cellule, il en ressortit aussitôt, me tendant une prosphore, tandis qu’il jetait à la tête des autres un sac de pelures de patates, mêlées de crevettes mortes, par là leur signifiant sans doute quelle dégoûtante honte s’attachait à leur vie impudique et dissolue.
“ Batiushka, lui dis-je en pleurant –et je pris la prosphore– comme j’aimerais entrer au monastère de Rzichevsky ! ”
“ Non ! fut la ferme réponse du starets. Tu ne vivras pas dans un monastère. Tu demeureras, certes, près d’un monastère, mais tu n’y entreras pas. ”
“ Pourquoi cela, batiushka ? ” m’étonnai-je.
“ Pourquoi ? Parce que jusqu’à l’âge de soixante-six ans tu pleureras. Mais dans quarante-huit ans d’ici, Dieu t’enverra un prêtre, qui te sauvera. ”
Je ne compris pas, d’abord, les paroles du starets. De fait pourtant, un terrible malheur, bientôt, s’abattit sur moi. J’étais dans ma dix-huitième année en effet, quand je fus affectée soudain d’un mal très grave, qui devait ensuite me coûter bien des larmes. Mal terrible en vérité, mal étrange, qui me mettait au supplice. Toute la semaine donc, je me portais fort bien, travaillant même durement. Mais voyait-on arriver le dimanche, ou le jour d’une quelconque fête, que l’horrible mal se déclarait. Une boule, dès le matin, se nouait dans ma gorge, au point presque de me suffoquer, tandis que tout l’estomac me brûlait, non moins que s’il eût été passé au fer rouge. C’est alors, comme si des esprits impurs se fussent emparés de moi, qu’à pleins poumons, je me mettais à hurler. Je recourus à cent sortes de remèdes. D’aucun cependant je n’éprouvai de soulagement. Le seul qui m’en procurât quelque peu était de courir à l’église de la Grande Lavra, pour m’y tenir devant l’icône miraculeuse de la Très Sainte Mère de Dieu. Après quoi, chaque fois, je me sentais mieux l’espace de quelque temps. Mais à peine l’hymne chérubique, ou le rituel de la bénédiction des pains, avait-il commencé qu’à nouveau j’étais saisie d’une crise. Le ventre alors me brûlait, si atrocement que je me serais tuée, pour peu que j’en eusse eu la force, d’un seul coup de couteau. Je me ruais hors de l’église et, courant autour de la Lavra, je hurlais, sous l’implacable emprise de la douleur. Et ce supplice continua quarante huit ans durant, soit le laps de temps exactement, prédit par le bienheureux Théophile.
Un jour enfin où j’étais, une fois de plus, venue à Lavra, et me hâtais vers l’église, pour aller y pleurer selon mon habitude, je vis s’avancer vers moi un vieux prêtre d’aspect grisonnant :
“ Pourquoi pleures-tu, pauvre créature ? ” me demanda-t-il.
Mes larmes, à ces mots, s’arrêtèrent, et je lui détaillai ma peine.
“ Eh bien, ne pleure plus, me dit-il. Christ est compatissant. Approche seulement… Tiens… Tends ton cou… ”
Je fis comme il me demandait. Alors, me passant autour du cou un cordon, il ôta de dessus sa poitrine l’icône de saint Dimitri de Rostov qui y tenait suspendue, et la mit au ruban qu’il m’avait donné. Après quoi, m’ayant un long temps regardée avec une compassion profonde, il me donna sa bénédiction, et s’éloigna, disant :
“ Prie, servante de Dieu, prie avec feu ! ”
Une semaine entière passa. Advint un jour de grande fête. J’étais certaine que de mon horrible mal se manifesterait quelque nouvel accès. Rien cependant ne se produisit. Je me rendis à l’église, et j’attendis. L’on chanta l’hymne chérubique ; –je n’avais rien encore. L’on en arriva au Credo, puis au Notre Père ; –je ne sentais toujours rien. La liturgie s’acheva ; je m’en retournai chez moi ; –je n’éprouvais encore et toujours rien. L’étrange maladie, comme si elle n’eût jamais été, s’était évanouie. Je courus à la Grande Eglise, et, tombant à genoux devant l’icône de saint Dimitri de Rostov, versai devant le saint des larmes de gratitude et de reconnaissance.
Ne m’étais-je pas pourtant, depuis longtemps déjà, tournée vers le starets, pour quémander son aide ? Certes si, je l’avais fait, maintes fois implorant ses saintes prières. Il me réconfortait alors, me donnait une prosphore, mais chaque fois me renvoyait, disant :
“ Va et prends patience. Telle est ta destinée. Et pour tes souffrances, les anges dans les cieux te tresseront une couronne. ”
Ma soeur et moi en ce temps-là vivions à Pechersk, où toutes deux étions blanchisseuses. Terrible, notre pauvreté touchait à l’indigence. Ma soeur, pour comble de malheur, commença bientôt de perdre la vue, et dut cesser tout travail. N’eût été mon amour pour le père Théophile, j’eusse, dès ma jeunesse, assurément mis fin à mes jours. Mais, pour nous en vérité, il était comme un ange gardien, sans cesse nous guidant, et nous prodiguant force et réconfort. A moins, parfois, qu’il ne nous dépêchât sa soeur, moniale au monastère Florovsky, qui de sa part venait nous porter une prosphore. Il lui faisait dire aussi de nous lever chaque jour bien à temps pour les matines. Et il advint, un jour, qu’il se dérangeât lui-même, pour venir en personne nous le signifier. Nous étions debout déjà, lorsqu’il arriva, achevant de nous préparer pour l’église. Heureux à cette vue, il loua notre zèle, disant :
“ C’est bien, mes enfants, travaillez, peinez durement. Priez, et gardez-vous surtout de céder jamais à la paresse. ”
Il vint, une autre fois, porter à ma petite soeur Dunya un paquet de pois secs.
“ Dunyasha, lui dit-il, va-t-en vivre au monastère ; tu y pétriras les prosphores… Si tu m’écoutes, ajouta-t-il après un temps, tes yeux seront guéris. Mais si tu n’écoutes pas, tes yeux seront comme ces pois. ”
“ Oh, batiushka, répartit ma soeur, comment irais-je au monastère ? Mieux vaut sans doute que tu me donnes la bénédiction pour que je reste ici, vivant avec ma soeur. ”
“ En vérité, tu ne veux pas aller au monastère ? Voici donc ma bénédiction. Mais tu iras, jusqu’à ta mort, dans l’obscurité. ”
Et il en fut comme il l’avait dit. Car Dunya, peu après devenait entièrement aveugle. Pour moi, voici cinquante-cinq ans maintenant que je vis auprès du monastère de la Sainte Lavra. Là, quarante-huit ans durant, je demeurai possédée par des démons. Mais Dieu m’en a délivrée, il y a de cela douze ans aujourd’hui.
L’on était désormais en 1853. L’automne était venu et, avec l’âpre froidure d’octobre, l’heure approchait, pour le bienheureux, de s’en aller enfin vers son Seigneur. Voyant à l’avance venir sa fin, Théophile, un mois entier avant sa dormition, cessa de prendre toute nourriture, ne se satisfaisant plus chaque jour que d’un petit morceau de prosphore, trempé dans un fond de vin coupé d’eau. Il n’en restait pas moins si longtemps debout en prière, que ses jambes bientôt se mirent à enfler. Il n’y prêtait nulle attention pourtant, redoublant à l’inverse l’ascèse de sa prière. La campagne de Crimée commençait alors, et tandis que la Russie essuyait de lourdes pertes, le starets, lui, multipliait ses prières et ses luttes. Avant que n’arrivât du front chacun des bulletins, porteurs de piètres nouvelles, le starets comme s’il l’eût su, déambulait tête basse, des jours entiers pleurant, inconsolablement. Un jour même, voulant avertir les pères de la tragique issue d’une bataille des plus sanglantes, il se griffa d’épines le visage et les mains, puis, tout baigné de sang, s’étendit à terre, immobile, sous l’auvent d’une remise du jardin.
“ Mon Dieu, batiushka, que vous est-il arrivé ? ” s’affola l’higoumène Agnia qui, par bonheur, passait au même instant par Kitayev.
“ Rien, rien, ma chère enfant. Je n’ai fait que mettre, sur mon corps de pécheur, une centaine de sangsues. ”
“ Ciel, mais pourquoi cela, batiushka ? ”
“ C’était là chose nécessaire. Tel est mon sacrifice. Mon sacrifice pour les troupes russes qui, sur le champ de bataille, cette nuit, donneront leur vie, pour la foi, le Tsar et la patrie. ”
Sans nul égard pourtant aux tourments qu’il infligeait à son corps, non plus qu’à sa faiblesse extrême, le starets, comme toujours auparavant, continuait d’entendre les liturgies, vêpres et mâtines, et quand il avait chaque jour participé aux Saints Mystères du Christ, méditait l’évangile et le psautier, lisait les écrits des saints pères, faisait de multiples prosternations, et trouvait encore le temps d’enseigner les pèlerins… L’hiver touchait à sa fin, lorsque le bienheureux starets eut la révélation que son départ était désormais imminent. Faisant alors venir à lui son syncelle :
“ Ivan, demande-t-il, à quoi penses-tu en cet instant ? ”
“ Mais à rien, ” répondit le syncelle.
“ Et moi, je pense qu’il me faut supplier le Roi du Ciel de me laisser passer encore cet hiver sur la terre, afin que Praskoviya –c’était sa façon à lui d’appeler la sainte martyre Parascève, à laquelle il vouait une particulière vénération– n’ait pas, en hiver, à me creuser une tombe. ”
Mais ce ne fut qu’à la dormition du starets qu’Ivan s’avisa du sens de ces paroles, auxquelles il n’avait jusque là prêté nulle attention.
Le starets, une autre fois, appela Pantéléimon, son second syncelle, et de sa cellule se penchant à la fenêtre, lui montra la cour du monastère :
“ Mais non, répondit le syncelle, je ne vois rien. ”
Et, à la vérité, il n’y avait ni croix ni tombe, à l’endroit que lui désignait le starets. Ce ne fut qu’après son repos seulement lorsque le syncelle, après un fort long pélerinage, fut de retour à Kiev, qu’il vit la tombe du bienheureux, surmonté de la croix qu’y avaient plantée ses enfants, au lieu exact que lui avait indiqué Théophile.
Une semaine avant le jour marqué pour sa dormition, le starets pria les novices de Kitayevskaya d’apporter de la terre du Dniepr, et de la verser devant sa cellule, jusqu’à former un monticule, en forme de tombe. Puis, à l’aide d’un pieu de bois, en ayant mesuré la largeur et la longueur, il ne se sépara plus ensuite du bâton.
“ J’aurais dû mourir depuis bien longtemps, allait-il répétant sans cesse. Mais Praskoviya prie Dieu pour moi. ”
Cependant, le syncelle Ivan, voyant que le starets ne semblait guère plaisanter au sujet de sa mort prochaine, se mit à s’attrister, déplorant son sort à venir.
“ Batiushka, sanglotait-il, à qui nous laisseras-tu ? Pour l’amour de Dieu, demande à l’higoumène de Lavra de me faire entrer parmi les frères… ”
“ Ils t’y feront entrer, le rassura le starets. Et non seulement cela, mais ils te feront moine encore. ”
“ Moi, serviteur indigne ? Un ancien déserteur, un vagabond ? Non, cela ne se pourra jamais, certes non ! ”
“ C’est avec peu de foi, répondit le starets, que tu es venu à moi d’abord ; mais le Seigneur t’établira sur beaucoup. ”
Et ce même jour, se rendant chez l’archimandrite Ioann, le starets lui parla d’Ivan. L’higoumène, volontiers, consentit à sa requête et, peu après, tonsurait le syncelle, l’ornant, avec le monachisme, du nom nouveau de Dimitri.
Plus tard, lorsqu’au nouveau moine les frères de Lavra demandaient la raison de cette entrée soudaine au monastère :
“ Je ne puis vous la dire, répondait le syncelle. C’est un secret que connaissent seuls le starets Théophile, l’higoumène et moi-même. Si je le trahis, le bienheureux a prédit que l’higoumène et moi mourrions aussitôt. ”
Outre Dimitri, le starets avait étendu sa protection à bien d’autres âmes. C’est ainsi qu’au monastère, lui-même intercéda pour Anna sa soeur, moniale novice à Florovsky, et, peu de temps avant sa dormition, vint en personne assister à sa tonsure. En ville aussi, le bienheureux comptait nombre d’enfants spirituels, qu’il visitait de façon quotidienne, par sa présence leur prodiguant force et réconfort, cependant qu’absent, il les affermissait et les secourait par ses saintes prières. A la veille même de sa mort, il leur donnait encore ses ultimes instructions, accomplissant pour eux une dernière fois cent gestes d’amour.
A Shukyavka, dans les faubourgs de Kiev, relate un contemporain, témoin oculaire de ces mêmes événements, vivait avec sa fille une pauvre veuve nommée Rudnichtkha. Son mari vivant, ils avaient vécu à leur aise, menant grand train, possédant biens et chevaux de poste, dans leurs affaires prospérant avec un rare bonheur. Devenue veuve pourtant, Rudnichtkha s’était retrouvée démunie de toutes ressources, et de son état ancien de femme riche était à présent tombée dans une indigence extrême. Il lui fallait vivre seule désormais, assurant sa subsistance au prix de labeurs multiples et de peines sans nombre, souvent même manquant de pain. C’est alors –comble de malheur– qu’il fallut que sa fille s’alitât, frappée d’une grave maladie. La pauvre mère, le coeur brisé, voyait approcher les derniers moments de sa fille moribonde. De nulle part pourtant ne surgissait le secours. “ Mon Dieu ! sanglotait-elle, toute à son désespoir, comme je suis misérable ! Tous m’ont abandonnée, moi qui suis pauvre et désargentée ! Ah si seulement, je pouvais m’en aller chercher le père Théophile, pour l’entendre me donner conseil ! Si seulement je pouvais lui conter ma peine, et pour ma chérie implorer ses saintes prières ! ” Mais il y avait loin à pied de chez elle à l’ermitage de Kitayevskaya, et comment eût-elle, quand elle se mourrait, quittée le chevet de son enfant aimée ?
C’est alors qu’il se fit un bruit, comme si quelqu’un avant que de s’engouffrer sous le porche eût marché sous les fenêtres. “ Qui cela peut-il être à cette heure tardive ? ” s’étonna Rudnichtkha se dirigeant vers la porte. Elle l’ouvrit et, l’espace d’un instant, fut interdite. Devant elle, se tenait le starets, la regardant d’un air d’infinie tendresse.
“ C’est moi, lui dit-il, n’aie crainte. Paix à toi. Tu désirais me voir. Aussi suis-je venu à toi. ” Et marchant droit vers le lit, il y bénit l’enfant. Rudnichtkha se laissa tomber à ses pieds, pleurant à haute voix. Père Théophile l’apaisa : “ Calme-toi ; ne pleure plus… Reprends-toi : ta fille ne mourra pas. Elle a pris froid seulement. ”
Otant son épais manteau, il en couvrit l’enfant. Et longtemps, il pria.
Ce qui dut être une demi-heure s’écoula. Le starets maintenant reprenait son manteau et, silencieusement, quittait la masure.
Troublée, la mère s’approcha du lit, se pencha pour contempler sa malade. La fillette, déjà, ouvrait les yeux, partout promenant un regard étonné. Sur ses lèvres flottait un joyeux sourire.
“ Maman ! murmura-t-elle. Je me sens tellement mieux à présent… Mais qui donc, à l’instant, était auprès d’ici ? ”
“ Père Théophile, ma chérie… C’est lui qui est venu, ” balbutia la mère, éperdue de joie.
“ Père Théophile ? Pourquoi ne m’as-tu pas réveillée ? ”
“ Mais, ma petite enfant, tu allais mourir… ”
Sautant à bas du lit, la fillette courut au travers de sa chambre. Une heure plus tard, elle avait, à la stupeur des voisins achevé de guérir.
Au starets de Dieu, il restait, de sa vie sur la terre, trois jours à vivre encore. De ce temps, Théophile suivit une conduite plus étrange s’il en fut. De toute part on le voyait donner des injonctions, si incompréhensibles que le sens n’en semblait clairement intelligible qu’à lui seul. Plaçant un banc sur le seuil de sa cellule, il s’y étendit, disant à son syncelle que jamais, depuis trente-huit ans, il n’avait été aussi bien, ni si paisiblement étendu, s’étonnant même de n’avoir pas songé plus tôt à s’installer ainsi. Puis, appelant Dimitri, qui le servait, il lui remit un peu de myrrhe et d’encens, le chargeant de les porter au plus vite à l’higoumène Ioann. Lorsque le syncelle pourtant parvint à Lavra –un lundi 26 octobre– les matines étaient commencées déjà et, bien que l’higoumène fût à l’autel, Dimitri se rua sur lui, brandissant sous son nez la myrrhe et l’encens. Effrayé, l’higoumène eut peine à attendre que s’achevât l’office, et de là courut à Kitayev demander au bienheureux d’expliciter son geste.
“ Père Théophile, s’écria le père Ioann, entrant précipitamment dans la cellule, pourquoi cette myrrhe, et cet encens, que tu m’as envoyés ? ”
“ Mercredi, nous enterrerons, ” dit le starets.
“ Qui cela ? ”
“ Celui que Dieu appelle… Et, d’un air détaché : Ce sera moi peut-être… ”
“ Toi ? s’écria l’higoumène. Dieu te garde ! Que dis-tu là ? Seigneur ! ”
“ Car les flots de la mort m’avaient environné, répartit le starets, et les liens de la mort m’avaient enserré…”
Un instant Ioann réfléchit, puis, sentencieusement, déclara :
“ Si vraiment tu t’apprêtes à nous quitter pour toujours, je vais te commander un cercueil. En quoi le préfères-tu ? Le chêne ou le pin ? ”
“ Ni l’un ni l’autre, merci. Le mien est prêt depuis longtemps. ”
“ Où est-il donc ? ”
“ Rangé dans le clocher. ”
Surpris, l’higoumène fit grimper à la tour du clocher un moine, qui de fait y trouva rangée une assez longue boîte, laquelle en vérité pouvait sembler un cercueil, à l’intérieur duquel dormaient aussi des cierges qui, depuis longtemps déjà, semblaient y avoir été amassés. Le couvercle, lui, ne consistait qu’en un couvercle de bois des plus ordinaires, où pendaient d’anciennes charnières.
“ Veux-tu dire que tu seras enterré là-dedans ? ” fit l’higoumène, plein de suspicion.
“ Là-dedans, maître, affirma Théophile. Telle est du moins ma dernière volonté. Amen. ”
L’higoumène parti, le starets fit envoyer un messager au hiéromoine Anatole, le priant de venir le surlendemain mercredi 28 octobre à sa cellule, lui porter les Saints Dons. Il réitéra même à plusieurs reprises sa requête, ajoutant que ce serait sans doute la dernière fois. Ce désir du starets fut bientôt exaucé. Et, tôt le mercredi matin, il reçut les Saints Mystères. Après quoi, il se sentit rasséréné, et totalement en paix.
Les vêpres n’avaient pas commencé lorsqu’il dépêcha Dimitri au marché, le priant d’acheter de l’encens, du miel, et trois petits pains. Et lorsqu’il fut de retour :
“ Dimitri, lui dit le starets, si tu ne quittes pas aujourd’hui la cellule, tu y verras quelque chose d’extraordinaire. ”
Père Théophile ensuite pria que fût nettoyée sa cellule, et que l’on en balayât les ordures qui encombraient le sol. Il devait, ajoutait-il, s’en aller de manière chrétienne. Puis il demanda au syncelle d’allumer la veilleuse, qui brûlait devant les icônes. Dimitri objecta qu’il était trop tôt, que les cloches n’avaient pas sonné pour les vêpres. Mais Théophile insista.
“ Cette fois, lui dit-il, c’est nécessaire. Sois donc obéissant, du moins jusqu’à la fin. ”
La veilleuse fut alors allumée.
“ Voilà qui est fait, dit Théophile. Tout est bien maintenant. Assure-toi seulement que l’huile ne déborde pas. ”
Et il s’étendit sur le banc, demeuré sur le seuil devant sa cellule, sa tête dépassant dans le couloir d’entrée. Il fit encore allumer, fixés aux montants de la porte, deux cierges de cire, demanda la croix dont il avait coutume de bénir ceux qui venaient à lui et, en ayant béni ses syncelles, envoya l’un d’eux chercher le hiéromoine Anatole, higoumène de l’ermitage, avec ce message : “ Sonne les cloches ; Théophile s’est endormi. ” Obéissant le syncelle, sans réfléchir, rapporta mot pour mot ces paroles du starets à Anatole. Père Anatole, pourtant, ne mesura pas d’abord le sens de cette nouvelle, et machinalement dépêcha au clocher le sonneur, pour notifier aux frères le repos du Juste. Mais intrigué soudain, il s’arrêta :
“ Qui t’envoie, dis-tu ? ” redemanda-t-il.
“ Mais… batiushka Théophile. ”
“ C’est dire qu’il a de ses lèvres formulé sa requête ? ”
“ De ses lèvres… ”
“ Alors comment sais-tu s’il est mort déjà ? ”
Et sans attendre la réponse, il courut d’un bond à la cellule du starets, pour éclaircir le mystère.
Dimitri toutefois, resté seul dans la cellule, et ne sachant que faire, se mit en devoir d’arranger les cierges, pour éviter qu’ils ne brûlent le linteau. Cependant, tandis qu’il s’activait ainsi, il ne quittait pas des yeux le banc où gisait son starets, qui maintenant se mourait, et tout doucement il pleurait. Comme il lui semblait difficile d’affronter la séparation, imminente à présent, d’avec son père très aimé, quand il avait si longtemps vécu au couvert de son aile spirituelle, dans une atmosphère qu’il sentait, tangiblement, chargée de ses prières. Et il était là, tête basse, immobile, silencieux au chevet de ce lit, qui dans un instant serait son lit de mort, écoutant les ultimes préceptes du maître qu’il chérissait. Eclatant en lourds sanglots, inlassablement il embrassa ses mains très saintes. Quelque chose soudain illumina son regard, et sur son visage passa le souffle d’une brise. Surpris, Dimitri leva les yeux. Et ce qu’il vit le cloua de stupeur. Dans la cellule tout-à-coup, voici que le plafond se surélevait, et que le ciel entrait, à petites franges bleues, semblant ouvrir les bras, comme se préparant à recevoir en son sein l’âme pure et sainte du Juste qui se mourait.
“ Oh… mon Seigneur, murmura le starets, dans un souffle qui s’entendait à peine, entre tes mains je remets mon esprit. ” Et la mort, à l’instant même, inexorablement, scella pour jamais ces lèvres, qui avaient tant aimé, jour après jour, à prier son Seigneur.
Sans pouvoir plus contenir sa peine, désespéré, Dimitri sentit tout son corps frissonner et, dans un cri de surprise horrifié, se rua dans la cour. Il passait en courant la porte du monastère, lorsqu’il se heurta au père Anatole, l’higoumène qu’escortait l’autre syncelle, et qui tous deux venus aux nouvelles, étaient en chemin pour aller chez le starets. Lorsqu’ils entrèrent dans la cellule, tout de nouveau y était en ordre. Le plafond, comme s’il fût redescendu, reposait en son lieu ordinaire. Immobile, sur le banc, le starets Théophile était étendu, ses mains hâves croisées sur sa poitrine. Mais son visage de Juste brillait d’un lumineux éclat, comme si la mort eût été impuissante, devant cette face qu’irradiait la grâce, à poser sur elle son sceau ténébreux. Un ineffable parfum embaumait la pièce, comme exhalé d’un dernier souffle du starets. Ce jour, 28 octobre 1853, était jour de la fête aussi de sainte Parascève, moniale et martyre, –cette sainte tant vénérée du bienheureux qui, tendrement, toujours l’avait appelée Pyatnitsa. Et voici qu’à cinq heures de l’après-midi, ce jour-là, le starets, doucement, paisiblement, avait quitté cette vie, remettant son âme vertueuse entre les mains de son Seigneur.
La nouvelle de la dormition du bienheureux ne tarda pas à attirer à l’ermitage une foule innombrable, venue de Kiev, et des villes alentour. Le peuple des fidèles en rangs serrés se pressait autour du cercueil, dans l’église de Kitayevskaya toute sonnante de l’incessante psalmodie des offices, chantés pour le repos de son âme, –cette âme vertueuse et longanime, qui sur la terre avait tant souffert ; chacun voulait au défunt dire un dernier adieu, toucher son corps avec son cercueil, arracher aussi, en mémoire de lui, quelque pan de ses habits ou, en bénédiction, quelque objet de sa cellule. Et c’était chose étrange encore que la vue du catafalque, recouvert tout des cierges de cire que, d’entre cette épaisse nuée, chacun de ses enfants, en un dernier hommage, y venait allumer. Certains pleuraient. Mais les visages pour la plupart étaient empreints plutôt d’une sereine gravité.
Un pieux silence régnait, que, de temps à autre parfois, brisaient les soupirs profonds, qu’au souvenir de leurs péchés sans nombre, ils exhalaient, pleins de contrition –comme d’eux-mêmes retrouvant la juste expression d’un saint Basile le Grand : “ Ce n’est pas de pleurs que nous accompagnons les saints en allés dans la mort, mais d’une louange toute triomphante, et tandis que nous leur disons adieu, devant leurs cercueils même, nous nous réjouissons, car pour les justes, la mort est comme un sommeil, ou mieux un envol vers une vie meilleure. ” En vérité, chacun ce jour-là sentait en conscience que, bien qu’endormi, bien que les quittant pour le Père des lumières, le starets toutefois leur laissait, comme toujours vivant, l’immuable amour qu’il continuait de vouer à ses enfants. Et bien qu’en son corps il fût passé de ce monde à la vie, en esprit cependant, il demeurait sur la terre, uni à ceux qui, pour lui rester fidèles, lutteraient vaillamment. ”
“ Arrêtez un instant vos regards semblait dire le corps sans vie du bienheureux starets. Observez, et comprenez enfin ! Laissez ce monde et sa futile vanité, car ses biens, tous, sont inutiles, et telle une eau s’enfuient. Mes yeux hier voyaient, mes oreilles entendaient, mes lèvres murmuraient, mon corps se mouvait. Mais l’esprit de vie aujourd’hui m’a laissé, et voyez ce qui de moi demeure. Souvenez-vous donc, amis, de vivre dans l’absolue crainte de Dieu. Pour ce que notre vie sur la terre n’est rien qu’une mort continuée. Ce que nous sommes aujourd’hui, hier nous ne l’étions pas, demain, nous ne le serons plus. Une parcelle de vie chaque jour pour nous s’évanouit, et tandis que nous croissons en jours, notre vie, elle, décroît, s’amenuise, et se meurt. Votre frère hier est mort, demain vous mourrez. Le chemin pour tous est le même. La terre entière, telle un vaste champ de blé, partout est jonchée des os de ceux qui dorment ; les vivants, même, ne peuvent trouver où marcher un lieu, un seul, sans fouler sous leurs pieds les ossements des morts. Ne faites pas vos délices de l’ouïe ni de la vue, car vos yeux demain se fermeront, vos oreilles cesseront d’entendre. A vos mains, à vos pieds, n’octroyez nulle liberté. Car la main de la mort demain les tiendra liés, vous-mêmes serez rivés à votre lit de mort, dont plus tard vous ressusciterez. Ne recherchez pour vous ni vêtements splendides, ni maisons spacieuses, car vous serez demain enveloppés d’un linceul, un étroit cercueil sera votre demeure. Ne désirez nulle gloire, n’aspirez à nulle distinction, lesquelles ne suivront votre cercueil que l’espace d’un instant, pour se moquer seulement de votre vaine gloire. Ne vous attachez ni à la terre, ni à rien non plus de ce qui est sur la terre. Car la faucille de la mort, demain, viendra rompre ces attaches, et contre votre désir, contre votre volonté, vous irez aborder aux rives très lointaines de l’au-delà du monde, où tout est autre, absolument, où rien ne sera plus pour rappeler à vous vos richesses passées, votre terrestre fortune. Veillez donc, coeur et âme vous y transportant à l’avance, quand il est temps encore, pour qu’à l’heure où vous serez enlevés, enfin, parmi ces paysages inconnus et nouveaux, vous ne vous y trouviez point en terre étrangère, à mille lieux de cette ordonnance qui règne ici-bas, mais que dès longtemps déjà, vous en soyez par la nostalgie familiers. ”
Selon que l’avait souhaité le défunt starets, son corps, revêtu du schème, fut placé dans le vieux cercueil, qu’il avait préparé pour son ensevelissement. Les funérailles néanmoins furent grandioses, et l’on vit l’archimandrite Ioann –futur évêque de Poltava– concélébrer l’office, avec le père Anatole, hiéromoine et higoumène de l’ermitage, et nombre de starets encore, cependant que le père Modeste, hiéromoine, dirigeait le choeur des moines de la Lavra. La foule des fidèles, toute entière emplissait l’église de la Sainte Trinité, au loin s’étendant jusque dans la cour du monastère. Avant qu’au Juste endormi, l’on ne vînt donner l’ultime baiser, l’archimandrite Ioann prononça, émouvante aux larmes, l’oraison funèbre. Il en énonçait la péroraison, lorsque fut enlevé, et porté dans la cour, le cercueil du saint, dernière demeure abritant les nobles reliques de celui qui, de tous, avait été, d’abord, le père très aimé. Un temps merveilleusement calme et paisible, ce jour-là, régnait au-dehors. Une radieuse lumière illuminait l’air chaud. Nul souffle de vent ne troublait le silence. Aux mains des fidèles, les cierges, hautes et brillantes, élevaient leurs flammes, comme attestant que l’âme en allée du starets pareille à ces éclatantes lueurs, à présent se tenait ainsi devant la glorieuse face du Christ qui, tel un soleil sans déclin resplendit. Alors s’ébranla le cortège funèbre. Le peuple en procession, derrière le saint Evangile et les porte-bannières, tout autour de l’église suivait le cercueil. Puis, tandis qu’à toute volée sonnaient dans Kitayevskaya les cloches de l’ermitage, la foule avec force entonna : “ Saint Dieu, Saint Fort, Saint Immortel, aie pitié de nous… ” Et l’on descendit le cercueil dans les entrailles de la terre.
L’on peut aujourd’hui encore, à l’ermitage de Kitayevskaya, voir non loin de l’église de la Sainte Trinité, vers le septentrion, auprès de la tombe de l’ermite Dosithée, qui mena l’ascèse à la Lavra de Kiev, la pierre tombale de Théophile, hiéromoine grand schème, qui pour l’amour de son Seigneur, devint Fol-en-Christ. Là, sur l’humble dalle, se détachent ces simples mots :
“ Ici reposent les reliques de Théophile, hiéromoine grand schème, qui le 11 décembre 1821 fut tonsuré moine au monastère Bogoyavlensky de Kiev-Bratsky, le 30 septembre 1822 ordonné hiérodiacre, le 6 janvier 1827 ordonné hiéromoine, le 9 décembre 1834 ici-même, au monastère de Kiev-Bratsky, tonsuré dans le schème, et le 28 octobre 1853 s’endormit à l’ermitage Kitayevskaya de la Sainte Trinité, dans sa soixante-cinquième année. Place, Seigneur, son âme dans les demeures des justes, lui accordant la mémoire éternelle. ”
Touchant à sa physionomie, sans doute avons-nous omis de dire que père Théophile, hiéromoine grand schème, était de haute stature. Son fin visage, et ses doux yeux bleus, ne s’harmonisaient guère avec cet aspect sombre et austère, qu’il prenait parfois, s’entretenant avec ceux qui venaient à lui. Il ne taillait pas sa barbe, qu’il avait cependant étroite et courte, comme arrachée par touffes. Son débit, lorsqu’il parlait, était fort rapide ; monotone, sa diction étonnait, pour ce qu’il s’exprimait ordinairement en dialecte petit-russe. Nul ne le vit jamais rire, mais il pleurait souvent, et ces larmes incessantes, pareilles aux perles précieuses, sous le regard de Dieu devenaient rançon, habilitée à racheter la foule de nos péchés sans nombre.
Les faits tous merveilleux qui tissent la trame des jours du bienheureux starets, révélant une vie en tout point agréable à Dieu, après son repos même, ne cessèrent pas néanmoins de se manifester à ses enfants. Et ceux qui aujourd’hui encore invoquent son aide promptement se voient secourus dans les maux, et réconfortés dans la peine, comme en témoignent les pannykhides, en grand nombre, célébrées sur la tombe du juste endormi dans le Christ, par les fidèles venus, des fins fonds de la Russie, lui marquer leur gratitude. Combien de malades et d’affligés, que le secours des humains était impuissant à sauver, ne reçurent-ils pas en rêve l’étrange visitation du batiushka, qui pleins de foi, par ses prières, obtinrent la guérison !
C’est ainsi qu’un médecin grec de Jérusalem, qui souffrait de la goutte au point d’être, depuis de longues années sans espoir de guérison, cloué dans un fauteuil roulant, vit une nuit le starets Théophile lui apparaître en rêve :
“ Va, lui dit-il à Kiev, vénérer les saints de Dieu, et rends-toi à l’ermitage de Kitayevskaya. Célèbre sur ma tombe une pannykhide, et tu seras guéri. N’aie crainte, c’est moi Théophile, hiéromoine grand schème. ”
Le médecin d’abord, ne prêta guère attention à ce rêve ; la nuit suivante, la même chose pourtant se produisit. La troisième nuit enfin, Théophile, une nouvelle fois, réapparut, et d’un air sévère enjoignit de l’écouter. Pris de crainte à son réveil, le médecin résolut d’accomplir le voyage. En chemin déjà, il sentit son état s’améliorer assez pour abandonner son fauteuil d’infirme, marcher sur des béquilles.
Aidé de sa femme, il parvint à Kiev en 1882. Mais ignorant le russe, il dut recourir aux lumières du Métropolite Platon. L’archipasteur le conduisit à Kitayev, et sur la tombe du saint Théophile, fit célébrer une pannykhide, à l’intention du malade.
L’office achevé, le médecin vénéra les reliques du bienheureux starets, et avec elles celles d’autres saints de la Lavra, puis s’en revint chez lui, entièrement guéri.
Matthieu Vassilievich Kocherzhinsky, natif de la province de Kiev-Podol, fit un jour le récit d’un rêve qu’il avait eu longtemps auparavant.
C’est aux alentours des années 1860 que je dus entrer au monastère M.
Jeune homme à l’époque, je sentais, pour la vie monastique et les peines de l’ascèse, mon coeur brûler d’un zèle ardent. Privé comme je l’étais, pourtant, d’un père spirituel, qui fût homme d’expérience, il m’était bien malaisé d’atteindre mon but. Fort affligé, je me transportais en esprit aux jours anciens des vies des saints pères du désert, regrettant ces temps bénis où tout novice était sous l’aile spirituelle d’un Ancien, lequel chaque fois était homme de Dieu. Enfin, lorsque j’eus longtemps ardemment prié, je m’en remis à la seule et entière volonté de Dieu, et le Seigneur dès lors m’entendit.
Une nuit, donc, où, paisiblement je dormais dans ma cellule, parut devant moi la haute silhouette d’un vieux moine, portant l’habit des grands schèmes. S’aidant d’une canne, il marcha jusqu’au lit, et sévèrement me dit :
“ Est-ce ainsi, Matthieu, que tu maîtrises les passions de la chair ? Est-ce ainsi que tu veux devenir un vrai soldat du Christ ? Est-ce ainsi que tu prépares ton salut ? Non, non… Pas ainsi… Ce n’est pas là la méthode… Je vais te montrer… ” Et, disant ces mots, il jeta par terre l’édredon, puis l’oreiller, le drap, et toute la literie. Plein de confusion, je m’éveillai. La sueur perlait à mon front, je tremblais de tous mes membres. Mon coeur, lui, battait la chamade :
“ Qu’est-ce mon Dieu ? Où suis-je ? pensai-je en me signant. De ce jour pourtant, je résolus de donner mon lit à quelque pauvre de passage, et de dormir désormais à même le sol, m’accordant seulement de placer sous ma tête un mince coussin de feutre.
Les mois passèrent. Mais l’austère starets ne quittait pas mon esprit. Où que j’allasse, quelque travail que je fisse, ses accusations me poursuivaient toujours, lourdement pesant sur mon âme. C’est alors que je tombai sur Paul, moine novice, auquel l’on avait donné la diaconie de cirier, et qui comme tel fabriquait des cierges. Il avait toujours été très amical avec moi, et cette fois encore m’invita dans sa cellule à boire du thé. Nous nous étions assis, et parlions peu, lorsque mon regard, qui machinalement courait sur les murs, soudain s’arrêta sur le portrait de quelque vieux starets. Surpris, je le regardai fixement.
“ C’est lui, balbutiais-je stupéfait. Oui, c’est lui ! Le même starets exactement qui m’est apparu en rêve… Comment s’appelle-t-il donc ? ”
Le père Paul eut tôt fait de m’éclaircir, me disant que c’était là le portrait du bienheureux Théophile. Je me levai d’un bond, embrassant l’icône avec reconnaissance. Et dans ma cellule à mon tour j’en eus bientôt une copie, qui, lorsque je dors, veille sur ma tête, et y veillera, jusqu’au terme de mes jours, tel un austère juge de mes instables passions, constamment m’assurant que l’homme, aussi longtemps qu’il demeure sur la terre, n’y a besoin de rien que de peu de choses… Ah, que de fois, regardant ce portrait du saint starets, ne me suis-je abîmé en une silencieuse et profonde contemplation….



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