samedi 25 décembre 2010

BienHeureux Père Wladimir Guettée : Souvenirs d'un Prêtre catholique Romain devenu Orthodoxe.

WLADMIR GUETTEE
SOUVENIRS D'UN PRETRE ROMAIN DEVENU PRETRE ORTHODOXE
Je suis né à Blois le 1er décembre 1816. Mes parents n'étaient ni nobles ni riches ; mon père était un honnête homme, ma mère une femme pieuse et intelligente.
Dans une plus haute sphère, ma mère fut devenue une femme de rare distinction. Ses mœurs étaient graves, ses sentiments vraiment chrétiens ; elle détestait la bigoterie et les bigotes. Elle ne savait pas ce que c'était que le jansénisme, mais les dévots actuels l'appelleraient janséniste parce qu'elle détestait les préjugés et les superstitions.
Comme elle, je fus toujours sincèrement religieux, mais ennemi des bigots et de leurs hypocrisies.
Comme elle, je fus donc, dès mon enfance, janséniste sans le savoir. Je prie de croire qu'il n'y avait, dans ce jansénisme, rien des cinq propositions, ni du silence respectueux, ni de la bulle Unigenitus. On ne pourrait y trouver qu'un instinct chrétien, une opposition innée à tout ce qu'on appelle aujourd'hui jésuitisme.
A force de travail et d'économie, mes parents étaient parvenus à une modeste aisance ; en 1832, j'eus le malheur de perdre mon excellente mère. Elle mourut à notre maison de campagne des Renardières, près Blois.
J'étais âgé de douze ans lorsqu'on me confia à M. Léon Garapin pour commencer mon éducation ecclésiastique.
M. Léon Garapin était un bon prêtre pour lequel ma mère professait une espèce de culte. Il était pieux, charitable, studieux, ne s'occupait que de son ministère et ne se mêlait jamais, sous prétexte de zèle, des choses qui ne le regardaient pas. Je me suis toujours souvenu avec respect de cet excellent homme qui ne me donna jamais que de bons exemples. Sa vie était irréprochable. Quoique d'une santé très délicate il conservait une égalité de caractère qui attestait en lui une grande vertu. Son intelligence était remarquable, son instruction variée. Je restai chez lui pendant deux ans à Neung-sur-Beuvron. Il me fit faire des progrès remarquables sans m'obliger à un travail fatigant. Il profitait même de nos promenades quotidiennes pour m'initier à une foule de connaissances qui m'ont été fort utiles depuis. J'étais curieux ; je l'interrogeais sur tout ce que je voyais, dans nos promenades, depuis les astres jusqu'aux fleurs et aux insectes que j'apercevais à mes pieds. Il avait ainsi occasion de me donner des notions d'histoire naturelle. Il emportait souvent en promenade une Flore à l'aide de laquelle je pouvais analyser les fleurs, en apprendre le nom et les propriétés. Quelques petits ouvrages d'entomologie m'initiaient à la connaissance de ces gracieux insectes qui sont les compagnons habituels des promenades champêtres.
Ces promenades devenaient ainsi des moyens de me donner des connaissances aussi utiles qu'agréables.
Je revis depuis M. Léon Garapin à Montdoubleau dont il était devenu curé ; puis à Blois, lorsqu'il fut nommé chanoine et vicaire général honoraire. Je retrouvai toujours chez lui le même homme, aussi pieux, aussi studieux, aussi intelligent, aussi modeste.
Je citerai, dans ces Souvenirs, quelques-unes des lettres qu'il m'adressa au sujet de mes ouvrages. Elles prouveront que je n'ai pas été exagéré dans l'éloge que j'ai fait de ce bon prêtre.
En sortant de la maison de M. Léon Garapin, j'entrai au petit séminaire de Blois, dirigé par l'abbé Doré.
C'était un honnête prêtre, mais peu instruit et peu ami de l'instruction. Il se montrait hostile à tout enfant qui manifestait des tendances à sortir des sentiers battus. Pour lui, le prêtre était un homme disant régulièrement sa messe et son bréviaire. Il ne comprenait rien à la haute mission sociale et scientifique que le prêtre devrait remplir.
Il y avait dans sa chambre une bibliothèque à l'usage des élèves. Celle bibliothèque était composée de petits romans pieux, et de quelques histoires comme celles de Rollin et du père Daniel.
J'étais un lecteur intrépide. Les devoirs classiques et les leçons ne me demandaient que peu de temps. Je lisais pendant la plus grande partie des études. Je lisais sérieusement, je faisais des analyses de mes lectures et même des tableaux synoptiques des événements et des dates que me fournissaient les livres que je lisais. J'eus la patience de faire ce travail pour les histoires de Rollin et du père Daniel.
Je ne lisais pas les petits romans pieux pour lesquels j'éprouvais un dégoût insurmontable.
M, le supérieur trouvait que j'allais beaucoup trop souvent lui demander des livres. Je le vois encore me faisant à ce sujet des observations. C'était un homme long comme une perche ; au bout de cette perche, une toute petite tête agrémentée d'un nez immense. Il me faisait l'effet d'un éteignoir de sacristie.
C'était bien, en effet, un éteignoir.
Pour me dégoûter de la lecture il eut une idée qu'il crut sans doute excellente. Il m'imposa des livres dont la lecture lui semblait ennuyeuse au suprême degré. Il commença par l'Histoire véritable des temps fabuleux de Guérin du Rocher. Cet ouvrage, en effet, n'est pas amusant ; il est orné de nombreuses notes en langue hébraïque, et l'on trouve l'alphabet de cette langue en tête du premier volume.
Je commençai par là. J'appris à lire l'hébreu à l'aide des notes de l'ouvrage, puis je lus l'ouvrage lui-même. Au bout d'une semaine je reportai le premier volume à M. le supérieur qui me dit en riant : « Vous ne demandez pas le second volume, n'est-ce-pas ? - Pardon, Monsieur le supérieur, je vous le demande. - Mais vous n'avez pas lu le premier ? - Je l'ai lu. - Tout entier ? - Tout entier. - Même les notes ! - Même les notes. - Vous savez donc lire l'hébreu ? - J'ai appris à le lire dans ce volume. - Voyons, lisez-moi cette note. - Je la lus et M. le supérieur fut obligé d'avouer qu'il ne l'aurait pas lue aussi couramment que moi.
Un homme intelligent, en voyant un enfant montrer tant de dispositions pour les études les plus arides, aurait dû seconder de telles dispositions.
M. Doré n'était pas capable de concevoir une telle idée. Il m'engagea à donner plus de temps à mes leçons et à mes devoirs classiques, et à lire moins. Il consentit cependant à me prêter les volumes de l'Histoire véritable des temps fabuleux ; puis d'autres qu'il choisissait parmi ceux qui devaient m'offrir le moins d'attrait ; par exemple, le Spectacle de la nature de l'abbé Pluche, les Leçons de la nature de Cousin Despréaux ; l'Histoire d'Angleterre du père Dorléans, etc., etc.
Je lisais tout, j'analysais tout, et je sortis du petit séminaire avec un bagage scientifique et littéraire que mes condisciples n'avaient pas, et avec autant de grec et de latin qu'ils pouvaient en avoir.
La mauvaise volonté de M. le supérieur tourna à mon avantage. Les ouvrages qu'il me prêtait pour me dégoûter de la lecture, m'habituèrent dès mon enfance, aux fortes études. Si M. Doré, avec ses bouquins, a contribué à me donner cette disposition, je l'en remercie.
Le seul homme intelligent et capable parmi les directeurs du petit séminaire était l'abbé Meunier. Studieux, instruit, doué d'une élocution brillante et facile, il aurait dû être chargé du cours de rhétorique, même d'un cours d'éloquence sacrée, si l'on avait songé à en établir un ! Il avait le titre d'économe et on l'avait chargé de la surveillance de la cuisine. La cour épiscopale avait, comme on voit, un discernement remarquable. L'abbé Meunier quitta la cuisine du séminaire pour la cure de Romorantin. C'est de là qu'il m'écrivît une lettre que je donnerai plus loin et qui atteste l'estime et l'affection qu'il avait pour moi.
Le professeur de rhétorique était l'abbé Alexandre Garapin frère de celui qui m'initia aux premières études ecclésiastiques. Il avait beaucoup de goût pour le travail de la menuiserie. Il faisait ses délices du Virgile travesti de Scarron et ne manquait jamais de nous lire en classe, dans le Virgile travesti, les passages qu'on nous avait donnés à traduire. C'était un modèle comme un autre et qui nous initiait bien aux délicatesses du poète latin. A. Garapin, après avoir fait de la menuiserie dans une cure de village, devint jésuite. Je ne sais ce que la sainte Compagnie a pu faire d'un tel menuisier.
Les autres professeurs du séminaire étaient à la hauteur du professeur de rhétorique. Sous leur haute direction, on faisait du latin de cuisine, un peu de grec de cuisine ; on apprenait par cœur le cours d'histoire du père Loriquet et quelques bribes d'écrivains de même valeur. C'était tout l'enseignement.
Étonnez-vous après cela que le clergé soit si ignorant !
Je passai quatre ans dans ce petit séminaire modèle. Oh ! le bon souvenir que j'en ai conservé ! Heureusement que j'avais été un peu récalcitrant pour la direction que l'on voulait m'imposer. Je lus beaucoup, beaucoup. Les livres que l'on m'accordait contenaient toujours quelque chose de bon. J'en ai profité ; mais je ne dois aucune reconnaissance à ceux qui s'appliquèrent à mettre obstacle à mes bonnes dispositions, au lieu de les seconder.
En sortant du petit séminaire j'entrai au grand séminaire pour y faire ma philosophie et ma théologie.
Le cours de philosophie durait une année ; le cours de théologie, trois années.
J'avais dix-neuf ans quand j'étudiai en philosophie. On me mit entre les mains un ouvrage stupide écrit en mauvais latin, et je trouvai pour professeur l'abbé Venot, mon condisciple, qui en était à sa deuxième année en théologie. J'avais peu de confiance en sa capacité. A vrai dire, on n'avait pas examiné, avant de lui confier la chaire de philosophie, s'il savait quelque chose en cette science. On avait vu en lui un petit jeune homme, pas plus bête qu'un autre, très pieux, très soumis aux supérieurs, et l'on avait pensé que c'en était assez pour en faire un professeur de philosophie. Vraiment il pouvait aussi bien qu'un autre enseigner la philosophie telle qu'on la comprenait dans le clergé, il suffisait d'apprendre une thèse ; on la récitait ; on donnait aux objections les réponses bénignes indiquées dans le livre et l'on était parfait élève en philosophie.
J'ose dire que cela ne me satisfaisait pas du tout. Je lisais deux ou trois fois la thèse et j'étais assez fort pour me tirer d'affaire avec honneur si j'étais interrogé en classe. Que faire le reste du temps ?
Je repris mes lectures comme au petit séminaire. On voulait bien me prêter à la bibliothèque les œuvres de Descartes, de Malebranche, du père Buffier, de M. de Bonald ; quelques volumes de Lamennais, et d'autres ouvrages de philosophie scolastique.
Je lus tout cela.
Le système de Lamennais était alors en vogue. Les cartésiens et les lamennaisiens brisaient des lances avec une intrépidité toute juvénile. Je ne me mêlai pas à ces discussions. J'étais éclectique, et j'admettais ce qui me convenait dans les divers systèmes.
Je commis alors un gros crime. On ne m'en aurait pas donné l'absolution si je l'eusse confessé. Je sus me procurer quelques ouvrages de Herder, de Kant, de Cousin, de Damiron. Je lus même quelques ouvrages de Voltaire, de Diderot, de Jean-Jacques Rousseau, J'invoque une circonstance atténuante : je lisais en même temps les ouvrages de Guenée, de Bergier, de Barruel et quelques autres dans le même genre. Je m'essayai même à la polémique contre les adversaires du christianisme. Dans un âge déjà avancé, j'ai retrouvé, dans mes papiers, quelques-uns de mes opuscules d'élève en philosophie. Je ne les trouvai pas trop mauvais. Ils m'ont prouvé qu'à dix neuf ans j'avais du bon sens, pas mal de style et un tantinet de malice.
Il ne m'appartient pas de dire si j'ai persévéré dans mes dispositions premières.
Je fis donc ma philosophie sans m'occuper ni du livre classique, ni de mon jeune professeur. J'ignore si mes condisciples ont profité beaucoup de l'un et de l'autre. Je ne me suis jamais aperçu de leurs connaissances en philosophie.
Au bout d'une année de grand séminaire, j'entrai dans le sanctuaire théologique.
Un mot d'abord du supérieur du grand séminaire. C'était l'abbé de Belot, un homme respectable qui avait puisé, dans sa famille fort honorable, des manières distinguées. J'insiste sur ce point, car tous les autres, supérieurs ou directeurs des deux séminaires, à part l'abbé Meunier, étaient de vrais paysans ensoutanés. M. de Belot était très pieux ; on l'aimait. Je ne sais pourquoi il quitta le séminaire. Il fut nommé curé de la cathédrale, et j'aurai occasion de parler des relations que j'eus plus tard avec lui.
Il fut remplacé par un certain abbé Duc qui n'appartenait pas au diocèse. On le surnomma le Grand-Duc, parce qu'il avait la figure plate comme le hibou honoré de ce titre par les naturalistes, et que, pas plus que son homonyme, il n'aimait la lumière.
Il y avait alors an séminaire de Blois deux professeurs de théologie. L'un, M. l'abbé Laurent, enseignait la théologie morale ; l'autre, M. l'abbé Richaudeau, enseignait la théologie dogmatique.
M. Laurent, maladif et nerveux, dictait, dans chaque classe, avec une extrême rapidité, des suppléments au Cours de Théologie de Bailly qui était l'ouvrage classique. Les suppléments étaient plus considérables que l'ouvrage classique lui-même. Ils étaient composés d'extraits de divers théologiens. Comme le temps manquait, dans l'heure consacrée à la classe, pour copier et expliquer, il en résultait un cours indigeste, confus ; la plupart des élèves le comprenaient d'autant moins qu'ils n'avaient pu prendre que des copies tronquées des suppléments dictés trop rapidement.
M. l'abbé Richaudeau dictait ses traités tout en renvoyant, de temps à autre, à Bailly, l'auteur classique pour le dogme comme pour la morale. Les deux professeurs étaient deux types parfaits du prêtre instruit tel qu'on le forme dans les séminaires. Hélas ! quelle instruction !
Je dois dire que j'abordais la théologie avec une haute idée de cette science. Je m'étais formé à moi-même cette idée, car personne jusqu'alors n'avait songé à me l'inspirer. L'enseignement qu'on avait prétendu me donner était détestable et ne m'aurait, certes, pas préparé à la théologie, but suprême cependant de la science ecclésiastique. Mes études particulières m'avaient mieux servi ; mais, lorsque j'abordai l'enseignement Idéologique, quelle déception !
Je commençais à être un vrai jeune homme, et la réflexion avait poussé avec la barbe. Je compris donc tout de suite que les cours, dans les deux séminaires, se valaient, et que plus ça changeait, plus c'était la même chose.
Le cours de M. Laurent était un fouillis où l'on ne pouvait même pas attraper à la course, l'idée de morale. Les traités de M. Richaudeau étaient petits, secs, étriqués comme le professeur lui-même. Il dictait pendant une demi-heure. Pendant l'autre demi-heure, deux ou trois élèves récitaient quelques lignes de la leçon. L'heure sonnant, on levait la séance.
Dans les deux cours, on suivait la méthode strictement scolastique, et l'on y parlait un latin qui aurait bien fait rire Ciceron, s'il l'eût compris.
Bailly enseignait, dans .son ouvrage, la doctrine des quatre articles du clergé de France. Il les enseignait paisiblement depuis un demi-siècle environ lorsqu'il fut mis à l'index, à peu près à la même époque que son humble disciple qui écrit ces Souvenirs. Nous en dirons un mot plus tard. M. Richaudeau enseignait les quatre articles, comme son auteur, et se montrait très gallican.
Depuis, il est devenu très fanatique ultramontain, et il écrivit quelques volumes ou articles parfaitement illisibles. J'eus l'occasion de lui donner une petite leçon à propos de son changement. Je dis bien vite que j'étais déjà orthodoxe alors. J'anticipe un peu sur les événements, mais je consens à ce que l'on me reproche de ne pas suivre une exacte chronologie.
M. Richaudeau, devenu aumônier des Ursulines de Blois, lorsque les jésuites furent chargés du séminaire, faisait tranquillement de l'ultramontanisme inoffensif lorsqu'une de mes brochures lui tomba sous la main. Il prit aussitôt son plus beau papier à lettres, saisit sa meilleure plume, et m'écrivit cette petite missive :
+
De Sainte Ursule
de Blois.
-
J.M.J.
Arrière ! Les
cœurs de Jésus
et de Marie
sont là.
« Intonas super me judicia tua, Domine, et timoré ac tremore concutis omnia ossa mea. » (Imit. 3, 14).
« Humiliamini igitur sub potenti manu Dei, ut vos exaltet in tempore visitationis. » (1 Petr. 5, 6).
« Respicc stellam, invoca Mariam. » (S. Bernard).
« Votre sincèrement et affectueusement dévoué »
« Richaudeau »
Le petit papa Richaudeau me menaçait d'abord de la colère divine.
« Seigneur, tu fais retentir tes jugements comme un tonnerre sur moi, et tous mes os en ont été ébranlés par la crainte et la terreur ».
Puis, il indique le moyen d'échapper à cette fâcheuse situation :
« Humiliez-vous donc sous la puissante main de Dieu afin qu'il vous élève au moment où il vous visitera ».
Enfin, il indique quel sera mon sauveur :
« Regarde l'étoile, invoque Marie ».
Je suis sûr que le petit papa Richaudeau avait bien travaillé pour combiner et élaborer sa missive, illustrée de deux jolis timbres. Il n'y avait qu'un hérétique pour ne pas se rendre. Je répondis aussi en latin, aux trois points de la lettre.
D'abord, j'appris au petit papa que je devais être étonné de sa transmigration du camp gallican au camp ultramontain et je lui dis :
« Fratres, state et tenete traditiones quas didicistis. » (2 ad Thessalon. 2, 14).
«Miror quod sic tam cito transferimini ab eo qui vos vocavit in gratiam Christi, in aliud evangelium… sed licet nos aut angelus de caelo evangelizet vobis praeterquam quod evangelizavimus vobis, anathema sit1 ! » (Ad Galat., 1, 6-8).
J'appris ensuite au petit papa que ce n'était pas la sainte Vierge à laquelle il me renvoyait qui était la rédemptrice de l'humanité :
« Hic (Jesus-Christus) est lapis qui reprobatus est a vobis aedificantibus, et non est in alio aliquo salus. Née enim aliud nomen est sub caelo datum hominibus in quo oporteat nos salvos fieri2. » (Act. 4, 11-12).
Enfin comme le petit papa voulait m'effrayer en me parlant du jugement de Dieu, je lui ai rappelé ces passages de l'Écriture :
« Domine, in via testimoniorum tuorum delcctatus sum. » (Ps. 118, 14).
« Viam veritatis elegi ; judicia tua non sum oblitus. » (Ibid., 20).
« Et loquebar in testimonis tuis in conspectu regum, et non confundebar. » (Ibid., 46.).
« Superbi inique agebant usquequaque ; a lege autum tua non declinavi. Memor fui judiciorum luorum a saeculo, Domine, et consolatus sum.3 » (Ibid., 51-52.).
J'ai lieu de croire que M. Richaudeau aura compris. Le gallican devenu ultramontain et partisan des nouveaux dogmes trouva sans doute une dure leçon dans mes extraits. Il dut comprendre qu'on se mettait mieux à l'abri des jugements de Dieu, en suivant les vieilles traditions chrétiennes, qu'en imitant les girouettes et en tournant à tout vent de doctrines.
Il ne jugea pas à propos de riposter.
Quand je me rappelle ce qu'étaient les cours de MM. Laurent, Richaudeau et Venot, je ne suis point étonné de la crasse ignorance de la plupart des membres du clergé. Par mes relations avec des prêtres de divers diocèses, j'ai appris que les professeurs de Blois n'étaient pas plus mauvais que ceux des autres évêchés. Si, dans le clergé, il y a quelques exceptions, on ne peut les trouver que parmi ceux qui savaient suppléer à l'insipide enseignement qui leur était donné.
J'ose dire que je fus du nombre de ceux-là. Il me suffisait d'un quart d'heure pour préparer les devoirs de classe. J'employais le reste du temps à la lecture de quelques théologiens en réputation, particulièrement de Bossuet, de Fénelon, d'Arnauld dont la Perpétuité de la foi était tolérée. Mais je m'appliquai surtout à l'étude de l'histoire ecclésiastique. Je lus deux fois les trente-six volumes de Fleury et de son continuateur ; j'en fis l'analyse et je composai des tableaux synoptiques pour me fixer dans la mémoire les dates et les principaux faits.
J'avais acquis une connaissance assez approfondie de l'histoire de l'Église, lorsque M. Richaudeau eut l'excellente idée d'en faire un cours. Mais, grand Dieu ! quel cours ! Le professeur ne donnait qu'une courte leçon par semaine, et cette leçon se résumait dans un petit chapitre qu'il faisait réciter à quelques élèves.
Ce chapitre était donné à un élève qui devait le copier et le passer à d'autres, de manière qu'au bout de la semaine chacun eut copié le fameux chapitre.
M. Richaudeau avait une haute idée de ses petits chapitres. Pour moi, qui possédais une analyse complète de l'ouvrage de Fleury, je les trouvais insuffisants et détestables. Je ne pus m'astreindre à copier le petit cahier ; je le rendais à un autre élève lorsqu'il m'avait été remis, et je n'en copiai jamais un mot.
Un jour le professeur m'interrogea sur la leçon de la semaine précédente. Je dis tout ce que je savais sur le sujet ; le professeur n'eut pas d'autre observation à me faire que celle-ci : « Vous savez très bien votre histoire ecclésiastique, me dit-il, mais vous entrez en trop de détails et je vois bien que vous n'avez ni lu, ni copié mon cahier. J'exige que vous le copiez tout entier et que vos réponses ne soient pas plus étendues que celles qu'il contient ».
Il me fit remettre le dit cahier.
Je gardai le silence, ne sachant encore ce que je ferais. Arrivé dans ma cellule, je le lus et j'y découvris de nombreuses fautes d'orthographe. Mon parti fut bientôt pris. Je corrigeai, avec des lettres majuscules, toutes les fautes. Le docte professeur ayant écrit maux en y ajoutant un « e » comme s'il avait parlé de la ville de Meaux, je mis sur l'e un superbe accent circonflexe très apparent. Je corrigeai toutes les fautes d'une manière aussi visible, et je remis le cahier à l'élève qui devait le recevoir de moi.
Quand le cahier retourna à son auteur, il ne fut certainement pas flatté d'y trouver ce que j'y avais mis. Il ne me parla plus du cahier, mais quelle triste opinion il conçut de moi ! quelle insubordination !!! Quelques malices analogues me donnèrent une bien mauvaise réputation dans notre état-major ; mais j'y étais fort indifférent ; comme j'étais un des rares élèves qui payaient pension, je savais bien qu'on ne me mettrait pas à la porte.
M, l'abbé Duc, supérieur du séminaire, faisait une fois par semaine ce qu'on appelait le cours d'Écriture sainte. Ce cours consistait dans l'explication mystique de quelques versets d'un livre de l'Écriture. La leçon durait une heure. Il serait bien impossible d'être plus nul et plus insignifiant que ce pauvre supérieur-professeur.
L'abbé Duc était, incontestablement, l'homme le moins propre à gouverner un séminaire et à former des jeunes gens pour le sacerdoce. Imbu de la doctrine des jésuites sur l'obéissance passive, il ne prêchait que cela. L'élève le plus estimable, à ses yeux, était celui qui obéissait le plus aveuglément.
Sans être insubordonné, je haïssais l'obéissance passive ; aussi l'abbé Duc me détestait-il cordialement ; je le lui rendais avec usure et mon bonheur était de me moquer de lui, en singeant ses manières ridicules et son langage méridional qu'il voulait nous imposer. Un jour, pendant ce qu'on appelait la récréation, M. Duc racontait qu'il venait de lire une chose fort intéressante. On vient, dit-il, de découvrir en Chine une église chrétienne très ancienne ; ce qui prouve que l'Évangile y fut prêché dès les premiers siècles, - Vraiment, lui dis-je, cela vient d'être découvert ? - Mais oui, dit-il, - Comment se fait-il alors que j'ai lu la même chose dans Les Lettres édifiantes, écrites par les Jésuites, dans une lettre qui date du dix-septième siècle et qui est, je crois, du Père Parennin ? Le grand Duc rougit et balbutia quelques mots qui n'avaient pas de sens. Ce petit fait ne contribua pas à me mettre dans ses bonnes grâces. Je n'étais pas le seul qui s'amusât aux dépens de M. le supérieur. Il voulut se venger un jour dans un examen public et releva, en souriant, une prétendue erreur que j'aurais commise en répondant à une question d'histoire ecclésiastique. Il voulut sans doute venger le petit cahier Richaudeau. Malheureusement pour lui, il se trompait, et je profitai si largement de mon avantage qu'il ne me le pardonna jamais.
J'encourus encore son indignation en découvrant une société d'espionnage qu'il avait organisée, à l'instar de celles que les bons pères jésuites organisent dans leurs établissements. Il avait partagé le séminaire en deux groupes : les élèves selon son cœur et ceux qui n'étaient pas aveuglément obéissants. Les premiers devaient surveiller les autres, leur donner de bons conseils et les amener dans la bonne voie. Le moniteur chargé de m'espionner n'était pas fin. Il était le chef des moniteurs, et, depuis, il a bien fait son chemin. Dès la première monition qu'il me fit, je soupçonnai l'existence de la congrégation. Je fus assez diplomate pour gagner la confiance de mon moniteur qui, dans sa candeur, m'exposa tout le plan de la congrégation. Je racontai la chose à mes amis qui avaient été, eux-mêmes, fort intrigués des monitions qu'ils avaient reçues.
Alors on parla tout haut de la congrégation et l'on interpella assez vivement les zélés qui avaient fait des monitions. Une lutte s'ensuivit dans laquelle un des zélés, un Auvergnat, frappa celui qui l'interpellait. Une vraie bataille s'ensuivit. Supérieur et professeurs s'esquivèrent et se réunirent chez l'économe afin d'aviser aux moyens à prendre pour arrêter l'émeute.
C'était un vendredi. Il fut convenu que le lendemain les confesseurs refuseraient l'absolution à tous ceux qui ne feraient pas amende honorable. Ceux qui avaient reçu l'absolution le samedi, descendaient, le dimanche matin, pour la prière et la première messe, où ils devaient communier, avec leur surplis. Les autres descendaient simplement en soutane.
Le samedi soir tous les révoltés s'étaient vus refuser l'absolution, et étaient descendus, le dimanche matin, in nigris, c'est-à-dire, sans surplis. Les blancs n'étaient pas nombreux et semblaient honteux du rôle qu'on leur faisait jouer. Une fois réunis pour la prière, les noirs partirent d'un tel éclat de rire que blancs et directeurs en étaient confus. On rit encore pendant la messe et M. le supérieur dut comprendre qu'il s'était fourvoyé.
Il se rendit à l'évêché pour aviser l'évêque de ce qui se passait. L'évêque, Mgr de Sauzin, était un bon vieillard, vétéran de l'ancien clergé gallican. Il avait joué un rôle important dans les dernières assemblées du clergé de France avant 1789. C'était un homme vraiment saint et qui distribuait ses grands revenus, aussi bien que son traitement, aux pauvres. Il se rendit au séminaire et nous adressa quelques paroles paternelles, nous accorda une amnistie complète, nous engagea à faire la paix et nous annonça que la congrégation n'existait plus.
La paix fut faite ainsi ; mais le supérieur n'oublia jamais que j'avais été à la tête de l'opposition ; il me voua une haine profonde.
Au grand comme au petit séminaire on me reprochait de ne pas donner assez de temps à l'étude du livre officiel. Au fond, on ne savait pas, au grand séminaire, le temps que j'y donnais puisque j'étais seul dans ma cellule pendant les études, et qu'en classe je répondais toujours bien lorsque j'étais interrogé. Mais c'était une manière facile je me reprocher quelque chose. C'est tout ce qu'on voulait.
Un jour de promenade, Richaudeau me surprit seul, couché sous un arbre, un livre à la main. L'occasion était bonne pour savoir ce que je lisais. Il s'approcha de moi et me demanda pourquoi je ne prenais jamais part aux jeux comme les autres. « Cela ne me plaît pas, répondis-je ; j'aime mieux lire. - Mais que lisez-vous ? - Voilà, monsieur, le livre que je lis. ». Il le prit et vit que c'était un traité de mathématiques publié par l'abbé Finaud, professeur au séminaire de Saint-Sulpîce. « Pourquoi étudiez-vous les mathématiques ? - Parce que cela me plaît ; je suis libre, pendant les promenades, de préférer l'étude au jeu. - Vous pourriez étudier autre chose. - On étudie les mathématiques au séminaire de Saint-Sulpice, puisque M. l'abbé Finaud les enseigne et a fait un livre pour diriger ses élèves dans cette étude. Pourquoi ne ferait-on pas au séminaire de Blois ce qu'on fait à Saint-Sulpice ? - Vous êtes une mauvaise tête. - Merci, monsieur. » répondis-je ; et je repris mon livre en souriant.
On m'avait vu avec un traité de mathématiques, un jour de promenade ! on en conclut que tous les jours j'étudiais les mathématiques au lieu d'étudier la théologie.
Ces logiciens se trompaient ; je n'étudiais les mathématiques que les jours de promenade. Je voulais avoir une idée de cette science, mais je ne me sentais aucune vocation pour devenir mathématicien.
Pendant mon séjour au grand séminaire, je faillis devenir jésuite. Chaque année, à la rentrée des classes, on faisait une retraite. C'est bien la chose la plus abrutissante qu'on ait pu inventer. On devait passer huit jours entiers en prière, en examen de conscience, en méditation. On n'en sortait que pour aller entendre des entretiens dits spirituels et des prédications solennelles. Le prédicateur de la retraite était presque toujours un jésuite. Les confesseurs ordinaires engageaient leurs clients à s'adresser au bon père, à lui faire une confession générale et à lui demander des conseils.
Lorsque j'étais diacre, c'est-à-dire lorsque j'avais 21 ans, la retraite fut prêchée par le père Fantin, supérieur de la maison des jésuites de Bourges. J'allais me confesser au bon père, qui me fit beaucoup de mamours, m'embrassa avec de vrais transports d'amour paternel, me fit promettre d'aller le voir chaque jour à une heure qu'il me fixa. Je fus exact au rendez-vous. Le bon père me recevait toujours avec le même amour paternel, me pressait sur son cœur et me disait combien il serait heureux de me gagner au petit troupeau choisi – c'est-à-dire, à la Compagnie de Jésus. Je ne connaissais la Compagnie que par les éloges qu'en faisaient souvent les supérieurs du séminaire. Je voyais que les jésuites étaient toujours reçus par eux avec des témoignages du plus profond respect. On disait souvent que, dans la Compagnie, chacun des membres recevait toujours la destination la mieux appropriée à ses goûts. Mon amour de l'étude me prédisposait plutôt à la carrière de professeur qu'à celle de curé. Je m'imaginai que mes goûts seraient satisfaits si j'entrais chez les jésuites. Le père Fantin m'avait deviné, ce qui n'était pas difficile, car je fus toujours d'une candeur et d'une franchise d'enfant. Il me parla donc de tous les moyens que me fournirait la sainte Compagnie pour satisfaire mon goût pour l'étude. Je fus bientôt gagné. Le bon père s'en aperçut et ne se gêna plus avec moi. « Mon cher enfant, me dit-il, je vous aime comme un père. Nous ne pouvons pas, malheureusement, prendre une décision, après ces quelques jours que nous avons passés ensemble ; mais, l'année prochaine, à cause de vous, et à cause de vous seul, je reviendrai prêcher la retraite, malgré les engagements que j'ai pris d'aller ailleurs. Alors nous prendrons une détermination définitive ». Il me serra bien fort sur son cœur, et je retournai bien triste à ma cellule.
A la fin de la retraite, M. le supérieur annonça avec émotion que le révérend père Fantin avait été si édifié de la piété des élèves, qu'il reviendrait de nouveau l'année suivante s'édifier au milieu d'eux.
Je savais mieux à quoi m'en tenir.
Le père Fantin tint parole. Je le vis dès son arrivée au séminaire et nos relations intimes recommencèrent. Il me parlait à cœur ouvert, tant il avait confiance en moi. Un jour il me dit : « Que seriez-vous devenu, mon cher enfant, si vous aviez suivi la carrière ordinaire ? vicaire, curé, hélas ! avez-vous remarqué ce que sont ces ecclésiastiques ? » Il me fit un portrait peu flatté du vicaire de ville et du curé de campagne. Passant aux chanoines, aux vicaires généraux, aux évêques, il m'en fit un portrait dont ils n'auraient pas sujet d'être fiers. Résumé de son entretien : en dehors de la Compagnie de Jésus, il n'y avait ni mœurs, ni piété, ni science, ni intelligence.
J'étais stupéfait et je me permis de faire quelques observations. « Si j'entre dans la Compagnie, dis-je, ce n'est pas parce que je méprise le clergé séculier, mais à cause de l'espoir que j'ai d'y suivre plus facilement mon goût pour l'étude. Il y a sans doute des hommes de mauvaises mœurs dans le clergé et des ignorants ; mais je connais aussi des prêtres instruits et pieux ». Le bon père comprit qu'il avait fait fausse route ; il atténua ce qu'il avait dit ; mais le coup était porté. Il fut convenu cependant qu'à la fin de l'année scolaire je partirais pour Saint-Acheul, où je devrais me trouver le 31 juillet, jour de la fête de saint Ignace de Loyola.
Je demandai à mon père un peu d'argent pour faire le voyage. Il me refusa, ne voulant pas me voir entrer chez les jésuites. D'après les conseils du bon père Fantin, je dis à mon père que ma mère étant morte, j'avais droit à un héritage : « C'est vrai, répondit mon père, mais tu ne l'auras pas. Tu peux m'appeler en justice et me forcer à te le donner ». J'écrivis au père Fantin que je n'oserais jamais appeler mon père par devant les tribunaux. Il me répondit que je devais partir à pied et demander l'aumône le long du chemin, à l'exemple de plusieurs saints. Je n'étais jamais sorti de mon pays. Le trajet de Blois à Saint-Acheul me paraissait immense. Je n'avais pas un caractère chevaleresque comme les saints dont le père Fantin me parlait, et je ne me sentais pas porté aux aventures. Je n'entrepris donc pas le voyage et, à la fin des vacances, je rentrai au séminaire.
Au fond je commençais à perdre mon admiration pour les jésuites ; le père Fantin, sans le vouloir, me les avait fait voir de trop près dans ses entretiens intimes. Je compris qu'ils avaient d'eux-mêmes une trop haute opinion, et je me rappelai, en l'écoutant, la parabole du Pharisien, qui avait de lui-même une si haute estime, et qui méprisait les autres.
Je continuai au séminaire ma vie d'étude, et j'acquis une somme de connaissances assez variées. Je lus les meilleurs ouvrages de philosophie, de théologie et d'histoire. Il m'était difficile de me procurer d'autres ouvrages que ceux que l'on me prêtait à la bibliothèque, mais pendant mes dernières vacances, je m'émancipai un peu. Je passais la plus grande partie de mon temps à la bibliothèque de la ville ; c'était celle de M. de Thémines, ancien évêque de Blois ; elle était fort riche. J'y étudiai l'hébreu ; j'y lus les ouvrages de géologie les plus renommés à cette époque ; je lus même des ouvrages de Dupuy, de Volney, de Laplace. Je ne négligeai aucune branche de connaissances humaines, persuadé que tout ce que je pourrais apprendre me servirait plus tard.
Je fus ordonné prêtre le 21 décembre 1839. J'avais 23 ans et 20 jours.
Je quittai sans regret la sainte maison ; j'en emportais une somme de connaissances relativement considérable. Je n'en devais rien à mes professeurs et c'était même malgré eux que je les avais acquises. Ma conduite y avait été toujours régulière ; mais je n'avais pu me courber aux exigences de l'obéissance idiote et passive. Je partis donc avec la conviction que mes supérieurs ne m'aimaient pas, malgré les belles paroles qu'il m'adressèrent à mon départ.
Pour dire la vérité, je les aimais peut-être encore moins qu'ils ne m'aimaient, et je me sentis heureux lorsque je les eus quittés.

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