samedi 25 décembre 2010
CAHIER GUETTEE N°1 ( BienHeureux Père Wladimir Guettée. O.C. Extraits).
Éditorial
Pourquoi les Cahiers Guettée ?
Wladimir Guettée a très bien expliqué ce qui, dans l'orthodoxie, exaspère la papauté moderne, ultramontaine et sans tradition ancienne dans l'histoire de l'Église : « Depuis huit siècles que la papauté a remplacé les doctrines primitives par ses systèmes de circonstances, l'Église orthodoxe est là pour lui dire : « On ne croyait pas ainsi autrefois ; tu mets tes idées à la place des dogmes révélés. Arrière tes systèmes, qui n'ont l'avantage ni d'être philosophiques, ni d'être chrétiens ! » Si la papauté entreprend de faire croire à ses adeptes que ses dogmes nouveaux sont anciens et ont été toujours crus ; si elle en appelle à de prétendus textes des Pères et des conciles de l'Église primitive pour faire illusion ; l'Église orthodoxe est là pour lui dire : « Les textes que tu cites sont tronqués ; tu dénatures les écrits des Pères et les actes des conciles pour en faire les complices de tes erreurs ». Lorsqu'il prend à la papauté la fantaisie d'invoquer les témoignages de la sainte Écriture, pour mettre sur le compte de Dieu le produit de son esprit d'innovation, l'Église orthodoxe est là pour lui dire : « Tu falsifies l'Écriture ; et la preuve : c'est que tu ne l'interprètes pas comme on l'interprétait dans l'Église primitive, dans cette Église qui a été l'écho sincère et vrai de l'enseignement apostolique ». C'est donc, pour la papauté et pour son Église, un témoin bien gênant que l'Église orthodoxe » [ 1 ] .
Héritier du gallicanisme, dernier représentant érudit de l'esprit de Port Royal, le P. Wladimir Guettée a choisi, dans sa vie et son travail d'historien, d'être un « témoin gênant » pour ce qu'il voyait se construire sous ses yeux : la dogmatisation d'une infaillibilité papale qui, même en occident, n'avait aucune autorité profonde. Avant le début du XIXème siècle, l'immense majorité des catholiques de France croyait que le concile était au-dessus du pape – et il fallut attendre 1870 pour voir, avec le Concile de Vatican I, , le triomphe de ceux que Guettée appelait « la secte », à savoir les jésuites qui avaient pris pour objectif la proclamation de cette infaillibilité du pape, inconnue de l'Écriture et de la tradition patristique.
Les Souvenirs de Guettée rapportent la soumission et la lâcheté de la plupart des clercs catholiques qui ne croyaient pas à cette infaillibilité et qui acceptaient par intérêt ou par crainte le compromis avec ce que Dostoïevski allait nommer bientôt « le Grand Inquisiteur ». Guettée cite, en particulier, le cas de l'Abbé Migne, éditeur d'un très grand nombre d'ouvrages ecclésiastiques, parmi lesquels les grandes collections des Pères de l'Église, la Patrologie grecque et la Patrologie latine. Migne dit un jour à Guettée, dont l'Histoire de l'Église de France avait été mise à l'index : «Votre intérêt demande que vous vous soumettiez ; au fond, qu'est-ce que cela vous fait ? C'est une pure formalité. Faites comme moi. Je suis gallican comme vous, mais je fais l'ultramontain parce que cela est nécessaire au succès de mes publications. Vous avez de l'avenir dans cette voie ; dans l'autre vous serez brisé » [ 2 ] .
Quel est le propre de ce Grand Inquisiteur ? C'est de se servir du nom du Christ contre le Christ, contre son enseignement, et d'ériger cette dictature spirituelle en doctrine absolue. Avec la papauté, l'Institution devient le critère et non plus la foi apostolique. Les lieux (Rome), les bâtiments (le Vatican), l'autorité d'un seul homme non soumis au jugement de l'Église deviennent le critère et non plus ce que les Apôtres, les Pères qui les ont suivis et les conciles ont enseigné. Face à la montée de l'ultramontanisme, et à la falsification des textes historiques que supposait la ré-interprétation de l'histoire de l'Église sur le seul critère de la primauté absolue des papes, Guettée a été sans compromis, c'est-à-dire qu'il a été un historien attentif aux sources, constatant que ses adversaires lui mentaient. Il étudia, en effet, les écrivains jésuites, tous les défenseurs de la papauté, les comparant aux textes des Pères et des conciles.
C'est ainsi qu'il devint orthodoxe – en constatant que l'orthodoxie avait gardé l'ecclésiologie des premiers siècles de l'Église et des Conciles Œcuméniques. La Providence le mit en relation avec l'Église russe et l'un de ses prêtres en France, Joseph Wassilieff, et ainsi sa science ne resta pas inutile : elle ne fut pas simplement, comme cela a été le cas de plusieurs érudits, la recherche isolée d'une âme troublée, mais elle le conduisit véritablement à la lumière. Il a été le « véritable Israélite, l'homme sans fraude » dont parle le Seigneur, quand Il voit Nathanaël venant vers Lui (Jn 2, 47). Sa vie confirme donc la vérité de la foi orthodoxe et du saint évangile qui a dit : « Quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve et l'on ouvre à celui qui frappe » (Matt. 7,8).
Formé dans la théologie scolastique et classique, principalement augustinienne, Guettée n'a malheureusement pas eu dans tous ses écrits une idée parfaitement exacte des dogmes de la foi orthodoxe. Certes, l'influence occidentale qui prévalait dans certains secteurs de l'Église russe au XVIIIème et au XIXème siècles sont une excuse réelle et une explication de cette lacune. Il ne pouvait pas transmettre ce que lui-même n'avait pas reçu ; ni corriger ce que ses maîtres dans l'orthodoxie, de bonne foi, lui donnaient comme la doctrine orthodoxe, et qui s'accordait avec ce qu'il avait appris dans la théologie latine. En matière de dogmatique, ses références étaient principalement le métropolite Macaire Boulgakov dont, on le sait, le Père Georges Florovsky a dit, très sévèrement, mais très justement : « La Dogmatique de Macaire Boulgakov, éminent historien de l'Église russe et plus tard Métropolite de Moscou, reste, en dépit de ses mérites, un livre mort, un monument d'érudition sans vie, qui n'est jamais inspiré par le véritable esprit de l'Église : un livre, une fois de plus, purement occidental » [ 3 ] .
Du renouveau spirituel et hésychaste de l'Église russe au XIXème siècle, Guettée n'a malheureusement rien connu. Cela n'ôte évidemment rien au caractère scientifique de sa démonstration sur la papauté, sur l'évolution de ses prétentions à travers l'histoire. Mais cela interdit, bien sûr, d'en faire un saint, de faire peindre des icônes ou de lui composer des offices ou encore, de l'inclure dans des offices d'intercession, comme on l'a vu faire récemment par des invertébrés intellectuels et spirituels. Proclamer des saints pour son propre intérêt – c'est blasphémer contre le Saint Esprit.
Guettée a été un vrai converti, d'une parfaite honnêteté et sincérité intellectuelle. Il n'a pas cherché à réformer l'Église, mais à se faire réformer par elle. Il ne s'est pas servi de l'orthodoxie pour se faire un nom et devenir un théologien connu ; au contraire, il a été persécuté toute sa vie parce qu'il ne s'est pas plié au fanatisme, à l'ultramontanisme et au légitimisme de salon qui a régné dans les milieux catholiques au début de la IIIème République. Lui rendre justice, c'est le faire connaître tel qu'il a été, un témoin gênant pour ceux qui font semblant d'oublier que l'Église a une histoire et qu'il suffit d'étudier un tant soit peu cette histoire pour y trouver les preuves qui confondent les hérésies occidentales et les arguments utiles qui dissipent les tentations modernistes d'aggiornamento de l'orthodoxie. Wladimir Guettée n'a pas besoin qu'on lui invente des titres de gloire controuvés ; ceux qu'il a conquis, par ses efforts personnels et dans l'amertume des difficultés que ses ennemis lui ont suscitées jusqu'à sa mort, lui suffisent amplement, et recommandent sa mémoire aux prières de tous les chrétiens orthodoxes.
Nous avons donc imaginé des Cahiers Guettée, pour republier, bien sûr, les œuvres du grand historien ; mais aussi pour faire connaître celles d'une multitude d'auteurs, tant en Occident qu'en Orient, qui ont été eux aussi des « témoins gênants » pour la papauté et ses faux dogmes. Nous disons « en Orient et en Occident », parce que nous ne croyons pas à cette division. Ce genre de coupures entre l'Orient et l'Occident, entre les Pères latins et les Pères grecs, etc., est hérité des catégories issues de la mentalité des conquérants germaniques. Or l'Occident, l'ancien empire romain d'Occident, n'a jamais été unanime à suivre les dogmes nouveaux qui se sont imposés lentement, par la force du pouvoir politique. La papauté, le Filioque, la dogmatique occidentale sur le péché originel, la transmission de la culpabilité d'Adam, la colère divine satisfaite sur la Croix, tout cet arsenal intellectuel qui s'est constitué entre l'époque carolingienne et le XlIIème siècle, a été avant tout une « idéologie », un système de reconnaissance culturel et politique, et non une véritable théologie. La résistance à ces doctrines, mêlées de paganisme et de barbarie, a été longue, et très forte. En Italie du sud, en Provence, dans le sud-ouest, en Bretagne – et même jusque dans les universités parisiennes au XIIIème siècle – il serait possible de trouver de nombreux îlots de foi orthodoxe refusant la féodalisation du christianisme en Occident.
L'Église d'Occident n'est pas devenue hérétique de l'intérieur. Elle a d'abord été usurpée de l'extérieur. Celle que l'on voit aujourd'hui en Europe et qui se nomme « catholique romaine » n'a aucun droit à ce titre. L'Église orthodoxe pourrait bien davantage le revendiquer, Elle est catholique – universelle – parce qu'elle a gardé l'universalité, c'est-à-dire la vérité de la foi évangélique que les Apôtres ont prêchée partout. Elle est romaine, parce que son organisation canonique et historique s'est longtemps inscrite dans le cadre de l'Empire romain – qui fut aussi celui de la prédication apostolique. L'« œcuméné » des Conciles Œcuméniques était l'empire romain (faussement nommé byzantin). La papauté moderne, celle des Papes Nicolas Ier et de Grégoire VII, est née, au contraire, de la décomposition de la romanité en Occident, de la pénétration massive et militaire des barbares franks et germaniques dans l'Église Orthodoxe d'Occident, et de leur prise de contrôle finale. Elle est née aussi de la perte de la « catholicité » de la foi en Occident, où les écrits d'un auteur ecclésiastique, Augustin d'Hippone, ont servi de fondement à la constitution de doctrines singulières et ignorées des pères anciens.
Pour bien mettre en valeur ce caractère véritablement « catholique » et « romain » de l'orthodoxie en Occident, les Cahiers Guettée se proposent donc cinq thèmes principaux de recherches et d'études. Ils s'efforceront :
a) tout d'abord de publier les écrites peu connus aujourd'hui de Guettée, historien et témoin de l'orthodoxie en France.
b) de faire connaître les nombreux écrits qui, en se fondant sur les textes patristiques, ont montré le peu de fondement, dans la tradition chrétienne, de la papauté et de ses dogmes. Par les vraies bases, ils ont ébranlé les bases imaginaires, « par la lumière des dogmes divins », ils ont « couvert de ténèbres » [ 4 ] les doctrines hétérodoxes.
c) d'étudier la résistance orthodoxe qui s'est manifestée en Italie romaine, en Gaule romaine, en Espagne romaine, etc., contre les doctrines qui ont été imposées par la féodalisation de l'Église et la transformation radicale du sens de la théologie dans la scholastique.
d) à partir de là, donner une idée plus juste du « schisme » intervenu entre l'Orient et l'Occident – qui a d'abord été un schisme à l'intérieur de l'Occident.
e) étudier enfin la façon dont l'orthodoxie a été présente dans les ouvrages occidentaux, ainsi que sa redécouverte au XIXème siècle et au XXème siècle.
L'œuvre de Guettée invite, comme on le voit, à esquisser une histoire des « voies de la théologie occidentale », sans cesse affrontée, dans ses errements successifs, à son « autre », qu'elle nie mais dont elle vit et qui est dans la doctrine apostolique, gardée intacte, pure et lumineuse dans le foyer de l'Église orthodoxe, à l'image d'une veilleuse qui brûle perpétuellement devant l'icône du Seigneur.
Dans ce premier numéro, nous republions deux textes de Wladimir Guettée : la lettre à Monseigneur Dupanloup sur le dogme de l'infaillibilité pontificale, dont Guettée montre l'absurdité historique et ses conséquences désastreuses, et un extrait des Souvenirs d'un Prêtre Romain devenu Prêtre Orthodoxe. Ces textes permettent de comprendre comment l'évolution des dogmes, dans l'Église du pape, a précédé et conditionné celle des mentalités, au point de rendre l'orthodoxie, l'ancienne doctrine, à peine envisageable, même comme étape historique, pour des esprits moulés dans le nouveau système. En effet, n'ayant plus pour critère la foi de l'Église, le « bien commun » comme le disait saint Basile, les évêques proclament toutes les nouvelles doctrines que le pape décrète. L'infaillibilité du pape – et les évêques qui transmettent ce qu'il émet – conduit à une scission radicale entre « les fidèles, transformés en un troupeau d'esclaves, et les évêques s'attribuant orgueilleusement le droit d'imposer des doctrines, de dominer les intelligences, de soumettre les esprits à leur parole, qu'ils appellent, d'une manière sacrilège, ma parole de Dieu » [ 5 ] .
Nous avons ajouté à ces deux textes un autre texte sur la papauté, celui du grand iconographe contemporain Photios Kontoglou, qui présente dans ces lignes la vision traditionnelle de l'orthodoxie hellénophone sur ce sujet.
La lutte des orthodoxes d'Occident pour préserver l'iconographie orthodoxe contre l'iconoclasme dualiste et d'inspiration platonicienne ets certainement l'une des clefs de toutes les controverses religieuses qui ont eu lieu entre le neuvième et le douzième siècle. Quand les textes ne peuvent plus parler, détruits ou falsifiés par des copistes trop zélés, les « pierres cirent » : l'architecture des églises et les peintures qui les décorent, la manière de construire et d'iconographier rappellent l'ancienne orthodoxie de nos pays. La continuation de l'iconographie orthodoxe dans les reliefs romans, dans les fresques des églises de Catalogne et d'ailleurs, les procédés traditionnels de l'architecture romane, si proche de sa sœur byzantine, la terrible rupture de l'art gothique seront parmi nos thèmes de recherche.
Dans l'Église orthodoxe, tout est solidaire. « Jérusalem, tu es une ville dont toutes les larties sont liées ensemble » chante la psalmiste. Cela veut dire que le dogme, la spiritualité, la psalmodie, l'architecture, l'iconographie sont nourries d'une même réalité théandrique, divino-humaine. Au contraire, en Occident, les différents domaines se sont dissociés, chacun se mettant à avoir son histoire et sa vision du monde propres. Tout est devenu interprétation du christianisme, variation sur l'Évangile, imitation de l'Église ; mais ce n'est plus l'Évangile, ni l'Église, ni le christianisme lui-même.
La grande leçon de Guettée c'est que l'Occident n'est pas sans racines orthodoxes et qu'il peut les retrouver s'il veut. Ces racines sont celles de l'Église apostolique, de l'Église des martyrs des premiers siècles, qui ont sanctifié notre sol, de l'empire romain du grand et saint empereur Constantin, de la papauté orthodoxe des premiers siècles et de tous les saints qui se sont unis au Christ et dont les noms se trouvent dans le calendrier orthodoxe. Puissent de nombreux descendants des Gallo-romains, Italo-romains, Hispano-romains, et autres peuples de l'empire chrétien, suivre l'exemple de Guettée et revenir dans l'Église authentique et orthodoxe qui attend leur retour.
1 De la Papauté, : Choix de textes. , L'Age d'Homme. , Lausanne, 1990, p.304.
2 Souvenirs d'un prêtre Romain devenu prêtre Orthodoxe. , Paris, 1889, p.118.
3 , Les influences occidentales dans la théologie russe. , Procès Verbaux du Premier Congrès de Théologie Orthodoxe, Athènes, 1939, tr. La Lumière du Thabor. , n°24, 4ème trim.1989, p.71.
4 Par la lumière des dogmes divins, tu as couvert de ténèbres la doctrine d'Arius chante l'Église orthodoxe dans le kondak de saint Ambroise.
5 Lettre à Monseigneur Dupanloup..
Pourquoi les Cahiers Guettée ?
Wladimir Guettée a très bien expliqué ce qui, dans l'orthodoxie, exaspère la papauté moderne, ultramontaine et sans tradition ancienne dans l'histoire de l'Église : « Depuis huit siècles que la papauté a remplacé les doctrines primitives par ses systèmes de circonstances, l'Église orthodoxe est là pour lui dire : « On ne croyait pas ainsi autrefois ; tu mets tes idées à la place des dogmes révélés. Arrière tes systèmes, qui n'ont l'avantage ni d'être philosophiques, ni d'être chrétiens ! » Si la papauté entreprend de faire croire à ses adeptes que ses dogmes nouveaux sont anciens et ont été toujours crus ; si elle en appelle à de prétendus textes des Pères et des conciles de l'Église primitive pour faire illusion ; l'Église orthodoxe est là pour lui dire : « Les textes que tu cites sont tronqués ; tu dénatures les écrits des Pères et les actes des conciles pour en faire les complices de tes erreurs ». Lorsqu'il prend à la papauté la fantaisie d'invoquer les témoignages de la sainte Écriture, pour mettre sur le compte de Dieu le produit de son esprit d'innovation, l'Église orthodoxe est là pour lui dire : « Tu falsifies l'Écriture ; et la preuve : c'est que tu ne l'interprètes pas comme on l'interprétait dans l'Église primitive, dans cette Église qui a été l'écho sincère et vrai de l'enseignement apostolique ». C'est donc, pour la papauté et pour son Église, un témoin bien gênant que l'Église orthodoxe » [ 1 ] .
Héritier du gallicanisme, dernier représentant érudit de l'esprit de Port Royal, le P. Wladimir Guettée a choisi, dans sa vie et son travail d'historien, d'être un « témoin gênant » pour ce qu'il voyait se construire sous ses yeux : la dogmatisation d'une infaillibilité papale qui, même en occident, n'avait aucune autorité profonde. Avant le début du XIXème siècle, l'immense majorité des catholiques de France croyait que le concile était au-dessus du pape – et il fallut attendre 1870 pour voir, avec le Concile de Vatican I, , le triomphe de ceux que Guettée appelait « la secte », à savoir les jésuites qui avaient pris pour objectif la proclamation de cette infaillibilité du pape, inconnue de l'Écriture et de la tradition patristique.
Les Souvenirs de Guettée rapportent la soumission et la lâcheté de la plupart des clercs catholiques qui ne croyaient pas à cette infaillibilité et qui acceptaient par intérêt ou par crainte le compromis avec ce que Dostoïevski allait nommer bientôt « le Grand Inquisiteur ». Guettée cite, en particulier, le cas de l'Abbé Migne, éditeur d'un très grand nombre d'ouvrages ecclésiastiques, parmi lesquels les grandes collections des Pères de l'Église, la Patrologie grecque et la Patrologie latine. Migne dit un jour à Guettée, dont l'Histoire de l'Église de France avait été mise à l'index : «Votre intérêt demande que vous vous soumettiez ; au fond, qu'est-ce que cela vous fait ? C'est une pure formalité. Faites comme moi. Je suis gallican comme vous, mais je fais l'ultramontain parce que cela est nécessaire au succès de mes publications. Vous avez de l'avenir dans cette voie ; dans l'autre vous serez brisé » [ 2 ] .
Quel est le propre de ce Grand Inquisiteur ? C'est de se servir du nom du Christ contre le Christ, contre son enseignement, et d'ériger cette dictature spirituelle en doctrine absolue. Avec la papauté, l'Institution devient le critère et non plus la foi apostolique. Les lieux (Rome), les bâtiments (le Vatican), l'autorité d'un seul homme non soumis au jugement de l'Église deviennent le critère et non plus ce que les Apôtres, les Pères qui les ont suivis et les conciles ont enseigné. Face à la montée de l'ultramontanisme, et à la falsification des textes historiques que supposait la ré-interprétation de l'histoire de l'Église sur le seul critère de la primauté absolue des papes, Guettée a été sans compromis, c'est-à-dire qu'il a été un historien attentif aux sources, constatant que ses adversaires lui mentaient. Il étudia, en effet, les écrivains jésuites, tous les défenseurs de la papauté, les comparant aux textes des Pères et des conciles.
C'est ainsi qu'il devint orthodoxe – en constatant que l'orthodoxie avait gardé l'ecclésiologie des premiers siècles de l'Église et des Conciles Œcuméniques. La Providence le mit en relation avec l'Église russe et l'un de ses prêtres en France, Joseph Wassilieff, et ainsi sa science ne resta pas inutile : elle ne fut pas simplement, comme cela a été le cas de plusieurs érudits, la recherche isolée d'une âme troublée, mais elle le conduisit véritablement à la lumière. Il a été le « véritable Israélite, l'homme sans fraude » dont parle le Seigneur, quand Il voit Nathanaël venant vers Lui (Jn 2, 47). Sa vie confirme donc la vérité de la foi orthodoxe et du saint évangile qui a dit : « Quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve et l'on ouvre à celui qui frappe » (Matt. 7,8).
Formé dans la théologie scolastique et classique, principalement augustinienne, Guettée n'a malheureusement pas eu dans tous ses écrits une idée parfaitement exacte des dogmes de la foi orthodoxe. Certes, l'influence occidentale qui prévalait dans certains secteurs de l'Église russe au XVIIIème et au XIXème siècles sont une excuse réelle et une explication de cette lacune. Il ne pouvait pas transmettre ce que lui-même n'avait pas reçu ; ni corriger ce que ses maîtres dans l'orthodoxie, de bonne foi, lui donnaient comme la doctrine orthodoxe, et qui s'accordait avec ce qu'il avait appris dans la théologie latine. En matière de dogmatique, ses références étaient principalement le métropolite Macaire Boulgakov dont, on le sait, le Père Georges Florovsky a dit, très sévèrement, mais très justement : « La Dogmatique de Macaire Boulgakov, éminent historien de l'Église russe et plus tard Métropolite de Moscou, reste, en dépit de ses mérites, un livre mort, un monument d'érudition sans vie, qui n'est jamais inspiré par le véritable esprit de l'Église : un livre, une fois de plus, purement occidental » [ 3 ] .
Du renouveau spirituel et hésychaste de l'Église russe au XIXème siècle, Guettée n'a malheureusement rien connu. Cela n'ôte évidemment rien au caractère scientifique de sa démonstration sur la papauté, sur l'évolution de ses prétentions à travers l'histoire. Mais cela interdit, bien sûr, d'en faire un saint, de faire peindre des icônes ou de lui composer des offices ou encore, de l'inclure dans des offices d'intercession, comme on l'a vu faire récemment par des invertébrés intellectuels et spirituels. Proclamer des saints pour son propre intérêt – c'est blasphémer contre le Saint Esprit.
Guettée a été un vrai converti, d'une parfaite honnêteté et sincérité intellectuelle. Il n'a pas cherché à réformer l'Église, mais à se faire réformer par elle. Il ne s'est pas servi de l'orthodoxie pour se faire un nom et devenir un théologien connu ; au contraire, il a été persécuté toute sa vie parce qu'il ne s'est pas plié au fanatisme, à l'ultramontanisme et au légitimisme de salon qui a régné dans les milieux catholiques au début de la IIIème République. Lui rendre justice, c'est le faire connaître tel qu'il a été, un témoin gênant pour ceux qui font semblant d'oublier que l'Église a une histoire et qu'il suffit d'étudier un tant soit peu cette histoire pour y trouver les preuves qui confondent les hérésies occidentales et les arguments utiles qui dissipent les tentations modernistes d'aggiornamento de l'orthodoxie. Wladimir Guettée n'a pas besoin qu'on lui invente des titres de gloire controuvés ; ceux qu'il a conquis, par ses efforts personnels et dans l'amertume des difficultés que ses ennemis lui ont suscitées jusqu'à sa mort, lui suffisent amplement, et recommandent sa mémoire aux prières de tous les chrétiens orthodoxes.
Nous avons donc imaginé des Cahiers Guettée, pour republier, bien sûr, les œuvres du grand historien ; mais aussi pour faire connaître celles d'une multitude d'auteurs, tant en Occident qu'en Orient, qui ont été eux aussi des « témoins gênants » pour la papauté et ses faux dogmes. Nous disons « en Orient et en Occident », parce que nous ne croyons pas à cette division. Ce genre de coupures entre l'Orient et l'Occident, entre les Pères latins et les Pères grecs, etc., est hérité des catégories issues de la mentalité des conquérants germaniques. Or l'Occident, l'ancien empire romain d'Occident, n'a jamais été unanime à suivre les dogmes nouveaux qui se sont imposés lentement, par la force du pouvoir politique. La papauté, le Filioque, la dogmatique occidentale sur le péché originel, la transmission de la culpabilité d'Adam, la colère divine satisfaite sur la Croix, tout cet arsenal intellectuel qui s'est constitué entre l'époque carolingienne et le XlIIème siècle, a été avant tout une « idéologie », un système de reconnaissance culturel et politique, et non une véritable théologie. La résistance à ces doctrines, mêlées de paganisme et de barbarie, a été longue, et très forte. En Italie du sud, en Provence, dans le sud-ouest, en Bretagne – et même jusque dans les universités parisiennes au XIIIème siècle – il serait possible de trouver de nombreux îlots de foi orthodoxe refusant la féodalisation du christianisme en Occident.
L'Église d'Occident n'est pas devenue hérétique de l'intérieur. Elle a d'abord été usurpée de l'extérieur. Celle que l'on voit aujourd'hui en Europe et qui se nomme « catholique romaine » n'a aucun droit à ce titre. L'Église orthodoxe pourrait bien davantage le revendiquer, Elle est catholique – universelle – parce qu'elle a gardé l'universalité, c'est-à-dire la vérité de la foi évangélique que les Apôtres ont prêchée partout. Elle est romaine, parce que son organisation canonique et historique s'est longtemps inscrite dans le cadre de l'Empire romain – qui fut aussi celui de la prédication apostolique. L'« œcuméné » des Conciles Œcuméniques était l'empire romain (faussement nommé byzantin). La papauté moderne, celle des Papes Nicolas Ier et de Grégoire VII, est née, au contraire, de la décomposition de la romanité en Occident, de la pénétration massive et militaire des barbares franks et germaniques dans l'Église Orthodoxe d'Occident, et de leur prise de contrôle finale. Elle est née aussi de la perte de la « catholicité » de la foi en Occident, où les écrits d'un auteur ecclésiastique, Augustin d'Hippone, ont servi de fondement à la constitution de doctrines singulières et ignorées des pères anciens.
Pour bien mettre en valeur ce caractère véritablement « catholique » et « romain » de l'orthodoxie en Occident, les Cahiers Guettée se proposent donc cinq thèmes principaux de recherches et d'études. Ils s'efforceront :
a) tout d'abord de publier les écrites peu connus aujourd'hui de Guettée, historien et témoin de l'orthodoxie en France.
b) de faire connaître les nombreux écrits qui, en se fondant sur les textes patristiques, ont montré le peu de fondement, dans la tradition chrétienne, de la papauté et de ses dogmes. Par les vraies bases, ils ont ébranlé les bases imaginaires, « par la lumière des dogmes divins », ils ont « couvert de ténèbres » [ 4 ] les doctrines hétérodoxes.
c) d'étudier la résistance orthodoxe qui s'est manifestée en Italie romaine, en Gaule romaine, en Espagne romaine, etc., contre les doctrines qui ont été imposées par la féodalisation de l'Église et la transformation radicale du sens de la théologie dans la scholastique.
d) à partir de là, donner une idée plus juste du « schisme » intervenu entre l'Orient et l'Occident – qui a d'abord été un schisme à l'intérieur de l'Occident.
e) étudier enfin la façon dont l'orthodoxie a été présente dans les ouvrages occidentaux, ainsi que sa redécouverte au XIXème siècle et au XXème siècle.
L'œuvre de Guettée invite, comme on le voit, à esquisser une histoire des « voies de la théologie occidentale », sans cesse affrontée, dans ses errements successifs, à son « autre », qu'elle nie mais dont elle vit et qui est dans la doctrine apostolique, gardée intacte, pure et lumineuse dans le foyer de l'Église orthodoxe, à l'image d'une veilleuse qui brûle perpétuellement devant l'icône du Seigneur.
Dans ce premier numéro, nous republions deux textes de Wladimir Guettée : la lettre à Monseigneur Dupanloup sur le dogme de l'infaillibilité pontificale, dont Guettée montre l'absurdité historique et ses conséquences désastreuses, et un extrait des Souvenirs d'un Prêtre Romain devenu Prêtre Orthodoxe. Ces textes permettent de comprendre comment l'évolution des dogmes, dans l'Église du pape, a précédé et conditionné celle des mentalités, au point de rendre l'orthodoxie, l'ancienne doctrine, à peine envisageable, même comme étape historique, pour des esprits moulés dans le nouveau système. En effet, n'ayant plus pour critère la foi de l'Église, le « bien commun » comme le disait saint Basile, les évêques proclament toutes les nouvelles doctrines que le pape décrète. L'infaillibilité du pape – et les évêques qui transmettent ce qu'il émet – conduit à une scission radicale entre « les fidèles, transformés en un troupeau d'esclaves, et les évêques s'attribuant orgueilleusement le droit d'imposer des doctrines, de dominer les intelligences, de soumettre les esprits à leur parole, qu'ils appellent, d'une manière sacrilège, ma parole de Dieu » [ 5 ] .
Nous avons ajouté à ces deux textes un autre texte sur la papauté, celui du grand iconographe contemporain Photios Kontoglou, qui présente dans ces lignes la vision traditionnelle de l'orthodoxie hellénophone sur ce sujet.
La lutte des orthodoxes d'Occident pour préserver l'iconographie orthodoxe contre l'iconoclasme dualiste et d'inspiration platonicienne ets certainement l'une des clefs de toutes les controverses religieuses qui ont eu lieu entre le neuvième et le douzième siècle. Quand les textes ne peuvent plus parler, détruits ou falsifiés par des copistes trop zélés, les « pierres cirent » : l'architecture des églises et les peintures qui les décorent, la manière de construire et d'iconographier rappellent l'ancienne orthodoxie de nos pays. La continuation de l'iconographie orthodoxe dans les reliefs romans, dans les fresques des églises de Catalogne et d'ailleurs, les procédés traditionnels de l'architecture romane, si proche de sa sœur byzantine, la terrible rupture de l'art gothique seront parmi nos thèmes de recherche.
Dans l'Église orthodoxe, tout est solidaire. « Jérusalem, tu es une ville dont toutes les larties sont liées ensemble » chante la psalmiste. Cela veut dire que le dogme, la spiritualité, la psalmodie, l'architecture, l'iconographie sont nourries d'une même réalité théandrique, divino-humaine. Au contraire, en Occident, les différents domaines se sont dissociés, chacun se mettant à avoir son histoire et sa vision du monde propres. Tout est devenu interprétation du christianisme, variation sur l'Évangile, imitation de l'Église ; mais ce n'est plus l'Évangile, ni l'Église, ni le christianisme lui-même.
La grande leçon de Guettée c'est que l'Occident n'est pas sans racines orthodoxes et qu'il peut les retrouver s'il veut. Ces racines sont celles de l'Église apostolique, de l'Église des martyrs des premiers siècles, qui ont sanctifié notre sol, de l'empire romain du grand et saint empereur Constantin, de la papauté orthodoxe des premiers siècles et de tous les saints qui se sont unis au Christ et dont les noms se trouvent dans le calendrier orthodoxe. Puissent de nombreux descendants des Gallo-romains, Italo-romains, Hispano-romains, et autres peuples de l'empire chrétien, suivre l'exemple de Guettée et revenir dans l'Église authentique et orthodoxe qui attend leur retour.
1 De la Papauté, : Choix de textes. , L'Age d'Homme. , Lausanne, 1990, p.304.
2 Souvenirs d'un prêtre Romain devenu prêtre Orthodoxe. , Paris, 1889, p.118.
3 , Les influences occidentales dans la théologie russe. , Procès Verbaux du Premier Congrès de Théologie Orthodoxe, Athènes, 1939, tr. La Lumière du Thabor. , n°24, 4ème trim.1989, p.71.
4 Par la lumière des dogmes divins, tu as couvert de ténèbres la doctrine d'Arius chante l'Église orthodoxe dans le kondak de saint Ambroise.
5 Lettre à Monseigneur Dupanloup..
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