jeudi 30 décembre 2010

La Lumière du Thabor n°1.Centre de Recherches Théologiques Saint Grégoire Palamas. Ière Conférence.

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CENTRE DE RECHERCHE THEOLOGIQUES
SAINT GEGOIRE PALAMAS

Première Conférence

Du 15 mars au 31 mai 1983, s’est tenue à l’Ecole Supérieure de la rue d’Ulm à Paris, une série de conférences sur l’Histoire et la Théologie Ortho­doxe. L’organisateur en était M. L. Motte, attaché de recherches au CNRS ; M. Terestchenko et P. Ranson, agrégés de philosophie, y participè­rent également. Plus d’une cinquantaine de personnes ayant désiré posséder le texte de ces conférences, L. Motte nous a demandé de les publier dans « LA LUMIERE DU THAB0R », ce que nous faisons ici avec la première d’entre elles. Une introduction de L. Motte, présente brièvement l’intention et le résultat de ces travaux.

Le but de ces conférences était de faire connaî­tre la Foi Orthodoxe, dans sa plénitude et son universalité et d’inviter ainsi, tous ceux qui le voulaient, à un débat sur le sens et l’impor­tance du dogme, tel que les Conciles Œcuméniques et les Pères de l’Eglise le fixèrent, y apposant le sceau éternel de la Vérité. Il nous fallait donc confronter les dogmes des églises occidentales avec la Foi Une qui constitue le Dépôt que reçurent les Apôtres, le Jour de la Pentecôte, et que l’Eglise Orthodoxe confesse. Ce débat se justifiait d’autant plus que, depuis des siècles, précisément depuis l’effondre­ment de la Romanité Orthodoxe Occidentale, la Foi des Pères est totalement ignorée en France.

Nous mesurâmes, avec beaucoup de tristesse, l’abîme de cette ignorance et l’extrême difficul­té de restaurer une « conscience dogmatique ». En effet, nous vîmes s’opposer à la rigueur orthodo­xe, tous les épouvantails du fanatisme et l’exigence œcuméniste de « l’amour ». Notre ambition d’un débat, fondé sur une confrontation dogmati­que s’effondra sous les coups des injures et de la haine à l’égard de la Vérité. Ainsi avons-nous dé­couvert que le sentimentalisme exacerbé, ce « culte de l’amour », soi-disant fondé sur l’Evangile est, en réalité, fondé sur le rejet de toute idée de Vérité, c’est à dire sur le rejet de l’Eglise et du Christ Lui-Même. Pour avoir mis a jour cette logique nihiliste, au creux même de l’œcuménisme contemporain, nous fûmes condamnés, sans appel, certains allant même jusqu’à insinuer que c’était là pécher con­tre l’amour, le seul péché irrémissible !!!

Ce n’était pas, pourtant, qu’on eût quoique ce soit à nous répondre, au contraire ! Les catholiques (papistes) que nous avons rencontrés à nos conférences, sont généralement prêts à reconnaî­tre que les dogmes de l’église papale, tels que le Filioque, le péché originel et la théologie juridique de la Rédemption ou la vision béatifique de l’Essence de Dieu, sont des inventions théolo­giques de la scolastique médiévale ou plus récentes encore. Mais, on ne comprend pas pourquoi, ils n’en tirent aucune conséquence et pensent que si le dogme est faux, la spiritualité, elle, peut être juste. Ainsi, de leur propre aveu, la sainteté ne dépend pas de l’Eglise, et l’hérésie n’interdit pas la vie en Christ.

Nous avons vu, lors des premières conférences, de jeunes catholiques, futures historiennes, pré­tendre que Nestorius avait eu une attitude plus charitable que saint Cyrille d’Alexandrie et qu’on ne pouvait aucunement juger ce fameux héréti­que ; quant au Concile d’Ephèse, qui anathématisa Nestorius, nos historiennes n’en connaissaient visiblement pas le contenu.

Nous avons donc principalement tenté de montrer que la distinction entre spiritualité et dogme était totalement contraire à l’enseignement des Pères et des Conciles ; qu’il était absurde de vouloir dépasser l’enseignement médiéval ou clas­sique de la théologie catholique par l’appel à une sorte de « transcendance » de la spiritualité par rapport au dogme, parce que cette thèse n’est pas moins dogmatique que le dogme qu’elle prétend dépasser, elle est issue de ce qui en constitue le soubassement : l’augustinisme rationaliste dont nous dévoilâmes la tyrannie idéologique aussi bien dans la théologie catholique classique que dans son pseudo-dépassement. Ce sont là, en effet, les mêmes conséquen­ces d’une subjectivité laissée à elle-même et que n’a pas transfigurée la Grâce déifiante et initiatique du Saint-Esprit.

Il fut impossible de faire comprendre que la Théologie Orthodoxe ne repose que sur une « expérience » et une révélation de Dieu à ceux qui en sont devenus dignes ; qu’à la théologie rationaliste des maîtres à penser occidentaux, aujourd’hui abandonnés d’ailleurs, pour laisser place à l’éclectisme des interprétations person­nelles que garantit la seule sincérité, qu’à cette méthode subjective s’oppose la Théologie Une des Pères Théophores, Théodidactes, que l’Eglise Orthodoxe seule prit pour guides et aux­quels elle reste fidèle. Enfin, nous avons pu mesurer à quel point, sans vouloir quitter le pape, pour des raisons his­toriques, politiques ou sentimentales, un grand nombre de catholiques ne comprennent plus guère les dogmes de leur propre église. C’est pourquoi nous nous sommes trouvés dans cette étrange et ironique situation, de devoir leur enseigner d’abord, ce qu’ils sont censés croire, avant de le réfuter.

Le titre que nous avions donné à cette série de conférences « Pour en finir avec le jugement de Dieu », paraîtra obscur à beaucoup. Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier l’événement eschatologique du Jugement Dernier que nous confessons dans le Symbole de notre Foi, ni de partir en guerre contre tous ceux qui jugent Dieu, mais contre ceux qui rejettent Dieu au nom d’une certaine théologie, ou plutôt contre cette théologie elle-même qui enfanta l’athéisme contemporain comme sa progéniture, celle qui fait de Dieu le créateur du mal, de la mort et de l’enfer ; qui pense l’Incarnation nécessaire pour la satis­faction d’un Dieu de colère, que seule la mort de son Fils peut apaiser ; celle qui interdit l’union de l’homme à Dieu, bouleversant ainsi la vocation même du chrétien ; cette théologie qui s’origine, comme nous le verrons, chez Augustin d’Hippone, s’élabora avec Anselme de Cantorbéry, avant d’être dogmatiquement consacrée au Concile de Trente (1563). C’est avec cette théologie fondée sur les principes juridiques de la société féodale et les catégories de la philosophie grecque que nous voulions, au terme de ce travail, en finir.

C’est pourquoi nous avons affronté la question systématiquement :
-- Est-ce que l’on peut affirmer que la théologie fondée sur l’enseignement d’Augustin, d’Anselme, de Thomas d’Aquin ou d’autres penseurs « autodidactes » est fondée et compatible avec l’enseignement des Pères et des Conciles Œcuméniques ?

-- Cette méthode, philosophique au point de vouloir sonder rationnellement l’essence de Dieu et les relations intimes de la Sainte Trinité, est-elle la même que celle des Pères Théodidactes, Prophètes, Apôtres et Saints, auxquels Dieu se manifesta dans sa Gloire Incréée ?

-- L’enseignement théologique de ces déifiés, est-il un ou, au contraire comme en Occident, multiple ?

-- Quelles conclusions, s’agissant du projet « œcuméniste » contemporain, peut-on tirer de l’évidence de cette fracture abyssale ?

Pour conduire ce questionnement et mettre au jour les divergences entre ces méthodes théologiques, nous analysâmes successivement l’enseignement occidental et l’enseignement orthodoxe sur :

1°. La question du « Péché originel » et de la « Rédemption ».
2°. La question de la Grâce, telle qu’elle se présente d’une manière exemplaire dans le conflit qui opposa saint Gré­goire Palamas à Barlaam le Calabrais.

Mais avant tout, il nous fallait briser un préjugé souverain, selon lequel la distinction entre ces « théologies » – qui ne serait pas absolue d’ailleurs – repose sur une distinction culturelle, à la fois sociologique, linguistique et géographi­que, entre les Pères « grecs », dits « byzantins » et les Pères « latins ». Or cette distinction repose sur des présupposés faux comme devait le montrer la première conférence.

Nous tenons à exprimer toute notre reconnaissance à l’Ecole Normale Supérieure, qui a accueilli avec faveur et gentillesse, notre Centre de Recherches Théologiques Saint Grégoire Palamas.

PREMIERE SERIE
Histoire du « Schisme » Orient-Occident

PREMIERE CONFERENCE
Le Cadre Politique et religieux : la Romanité

La question du « schisme », pour être abordée avec le sérieux nécessaire, doit esquiver une première attaque qui consiste à nier son enjeu dogmatique, fondamental aujourd’hui. Elle risque d’être re­jetée immédiatement, d’un point de vue histori­que, tant les spécialistes en œcuménisme, veulent en réduire la portée, à n’être qu’une querelle de clocher, dont la maintenance est anachronique. Le patriarche Athënagoras, il y a quelques années, ne déclarait-il pas d’une façon désinvolte, qu’il avait perdu son diplôme de théologie, manifestant ainsi son désintérêt pour l’aspect dogmatique du schisme ?
Pour le Père catholique, Y. Congar, ce sont les malentendus historiques qui ont provoqué un éloignement réci­proque : « Le schisme oriental, nous apparaît comme constitué par l’acceptation d’une situation où chaque partie de la Chrétienté vit, se compor­te et juge sans tenir compte de l’autre. Eloigne­ment, provincialisme, situation de non-rapports, état d’ignorance réciproque ». Aucun terme français ne traduisant adéquatement cette situation, Congar utilise le mot anglais « estrangement » : « Le schisme oriental s’est fait par un estrangement progressif et il est constitué par l’acceptation de cet estrangement ». Selon une telle interprétation, cet éloignement a eu des causes géographiques, linguistiques et morales.

La principale cause géographique, affirmation, à la suite de l’historien belge Pirenne, c’est la rupture des voies de communication, provoquée par les invasions musulmanes.

La cause linguistique de cette méconnaissance mutuelle est l’ignorance du grec en Occident et du latin en Orient. Culturellement, les deux traditions qui ne se comprennent plus guère, ont développé, chacune d’une façon autonome, deux visions possibles du Christianisme. En Orient, la théologie devient « byzantine » à force de ressasser sans cesse les Pères grec ; en Occident, grâce aux Carolingiens, le dogme progresse, en approfondissant les « authentiques intuitions » de la patristique latine.

Enfin, sur le plan moral, cet éloignement réciproque est l’indice d’un refroidissement de l’amour ou de la charité, entre deux mondes, jadis si fraternellement proches.

Congar, qui veut tirer toutes les conséquences de son analyse dans l’optique de l’union des églises, en déduit que l’éloignement réciproque peut être dépassé, puisque les conditions sociologiques et morales ont changé : la société moder­ne est plus « civilisée », plus capable d’amour que ne l’étaient celles de « Byzance » et de l’Occident médiéval. Congar affirme même que l’amour serait la grande découverte moderne, ignorée dans le passé de l’Eglise : « 19 siècles de christianisme se sont intéressés presque uniquement à Dieu. Aujourd’hui nous connaissons le monde et celui-ci s’impose tellement à nous, que certaines affirmations chrétiennes semblent sinon vaciller, du moins être surclassées par les évidences qui nous viennent des choses… Rien n’est plus significatif à cet égard que la rentrée de l’amour, serait-ce même du mot « amour » dans la littérature religieuse ».

Le fond de cette position « oecuméniste » sur l’histoire du schisme, c’est que les Pères ont ignoré tout ou partie de l’amour, et que, par sui­te, n’importe qui vivant de nos jours, s’élève sur ce point plus haut que saint Athanase l’intransigeant lutteur de la Foi de Nicée, saint Cyrille d’Alexandrie le « persécuteur » de Nestorius ou saint Maxime le Confesseur qui refusait tout compromis à l’égard des cinq patriarches devenus, un moment, hétérodoxes.

On voit donc à quel point ces thèses sont insultantes, à l’égard de la Théologie des Pères, si l’amour est « une découverte récente » et si c’est le manque d’amour qui a été la cause des grandes polémiques des Pères contre les héréti­ques !
Cette conception admise aujourd’hui par de nombreux catholiques et même beaucoup « d’orthodoxes », repose sur une vision de l’histoire to­talement fausse et sur trois postulats que nous proposons de mettre en doute de la façon sui v ante :

1°. Tout d’abord, « Byzance » n’existe pas ; c’est une imposture ou une polémique indigne d’histo­riens sérieux, de nommer « byzantins » ceux qui jusqu’à la chute de Constantinople, Nouvelle Rome, et même au-delà, se sont nommés « ro­mains ». Le Patriarche de Constantinople porte encore de nos jours le titre d’archevêque de Constantinople, Nouvelle Rome.

2°. Ensuite, l’opposition culturelle des Pères grecs et latins ne se justifie que par l’autorité exclusive donnée par les germano-francs de l’é­poque carolingienne, à Augustin d’Hippone, aux dépends des autres très nombreux Pères latinophones antérieurs. Cette soi-disant opposi­tion est donc, en grande partie, fausse. Et au lieu de distinguer les Pères « latins » et les Pères « grecs », il faut reconnaître l’unité de la Foi des Pères latinophones et des Pères hellénophones – Augustin, mis à part – à l’intérieur du cadre géopolitique de la Romanité.

3°. Enfin, il n’y a pas eu de « schisme » au sens de la séparation de deux mondes, une telle chose étant contraire à la définition même de l’Eglise, UNE par nature, mais usurpation du siège orthodoxe de Rome, par le parti franco­phile qui a mis plusieurs siècles à vaincre la Romanité en Occident.

Nous traiterons le premier point seulement dans cette première conférence.

D’une façon générale, la science historique européenne, nomme « byzantin », à partir de la fonda­tion de Constantinople, ou parfois à partir de Justinien, l’Empire Romain du saint empereur Constantin le Grand. L’origine de cette nouvelle civilisation, serait liée à une soi-disant « orientalisation » de l’Empire Romain. En tout cas, tout le monde affirme que l’Empire Romain devient « byzantin » vers le Vème-VIème siècle, parce qu’il s’hellé­nise et perd sa latinité première. D’un autre côté, cette même science historique nomme « byzantin », le cadre culturel et théologique de l’Empire, parce qu’il perd sa spécificité grecque pour se modeler sur un problématique « esprit byzantin ». Ces deux termes, « Grecs » et « Byzantins », sont cependant une appellation récente et péjorative.

Le terme « grec » n’est employé véritablement qu’au VIIIème-IXème siècle, dans le climat politique et idéologique particulier de l’époque carolingien­ne : Charlemagne veut restaurer un « empire romain », et il lui faut, pour cela, dénier toute légitimité au Basileus Orthodoxe, afin de briser le lien profond existant entre les populations gallo-romaines et italo-romaines, avec Constantinople. Appeler les peuples de l’Empire « grecs », c’est, par une entreprise idéologique de grande envergure, les rejeter hors de l’Occident, et les identifier quasiment aux « Gentils », aux grecs anciens, c’est à dire aux païens dont parle l’Ecriture.

Quelques années plus tard, Nicolas 1er, le premier pape germanophile, attaqué par les évêques italo-romains du sud de l’Italie et gallo-romains en conflit avec le clergé franc, tenta de rassembler autour de lui, tout l’épiscopat germanique et franc.
Il commanda des traités « contre les erreurs des grecs » qui menacent la Foi chré­tienne. Dans l’esprit de Hincmar et des autres théologiens francs de cette époque, qui pensaient faire progresser subtilement la théologie, en scrutant l’essence de Dieu avec les catégories d’Aristote, le terme de « grec » est une insulte pleine de mépris : les « grecs » sont à la fois indignes du nom de « chrétiens », ignorants de la théologie et perfides comme des « orientaux ». Il suffit de consulter les nombreux « Traités con­tre les erreurs des grecs », de celui de Ratramne de Corbie jusqu’à celui de Thomas d’Aquin, ce recueil de citations fausses et mensongères, pour voir que la subtilité diabolique du « Filioque » est présentée comme une marque de grande supé­riorité intellectuelle de l’Occident sur les « Grecs » ! Parmi les Orthodoxes Romains de l’Empire, le terme passait pour une véritable injure ; au XVème siècle, même un partisan de l’union avec Rome, au Concile de Florence, comme l’Em­pereur Jean Paléologue, refusa l’appellation dis­courtoise de « Grec ».

Pour le mot « byzantin », il en va de même ; nul ne songerait à appeler les parisiens « lutétiens » du nom de l’ancienne bourgade sur laquelle est bâtie la ville nouvelle, comme nous le faisons par ce vocable, pour les habitants de Constantinople, Nouvelle Rome. Le terme est d’ailleurs tardif et c’est au XVème siècle seulement, qu’un la­tinisant uniate, Nicéphore Grégoras, l’utilisa pour son histoire des Romains, appelée histoire des « Byzantins ». Aux XVIème et XVlIème siècles ; il est employé plus fréquemment et ce sont sur­tout nos « Lumières » qui lui ont donné une valeur péjorative. Montesquieu et Voltaire parlent, respectivement, « d’un indigne recueil de déclamations et de miracles » et « d’un tissu do révoltes, de séditions et de perfidies » pour décrire l’Empire Romain de Constantinople. Jusqu’à aujourd’hui, ce terme a gardé cette con­notation négative, et nous avons vu un professeur de la Sorbonne, se fâcher au simple nom du grand et saint Photios.

Quelle que soit l’empreinte de mille ans de passions anti-orthodoxes, est-ce que l’Histoire, dans son effort exigible de rigueur et d’objectivité, a le droit d’emprunter une terminologie issue des polémiques les plus violentes de l’époque carolingienne ou du XVIIIème siècle ?

Est-il conséquent de traiter la « longue durée » de l’Histoire Universelle, à partir des concepts apparus à des moments bien précis, de luttes quasiment « provinciales » ?

Ne serait-il pas plus juste, de nommer les byzantins de la façon dont eux-mêmes se nommaient, c’est-à-dire des « romains » et d’utiliser les adjectifs et substantifs de « Romanité », « Romaïcité », « Romiosynie », « Romaïque » ?

N’est-ce pas ce qu’ont fait les Arabes, qui les appelaient « Roum », « Roumis », ter­minologie qui a subsisté jusqu’à nos jours ?

Les sources textuelles de telles affirmations se­raient innombrables Et les historiens pour­raient analyser plus adéquatement, le sentiment profond d’unité culturelle qu’avaient les Romains de la Nouvelle Rome à l’égard de tout le passé tant « romain » (latin) que « grec », tant antique que chrétien.
Par exemple la BIBLIOTHE­QUE de saint Photios déconcerte souvent le critique occidental qui n’y voit qu’un précieux li­vre d’érudition, manifestant seulement la curiosi­té intellectuelle du saint Patriarche, alors que les livres d’Histoire Romaine, ou de Philoso­phie grecque lui étaient aussi peu étrangers que pour un français du XXème siècle, Racine ou Molière. L’histoire antique, pouvait être aussi proche culturellement de saint Photios qu’elle en était éloignée, sur le plan des valeurs chré­tiennes, comme en témoigne son rejet de l’intru­sion du rationalisme humaniste carolingien à l’intérieur de la dogmatique. Les « humanistes » latins ou grecs, n’avaient pas plus de caractè­re exemplaire pour un romain de Constantinople, que notre enfance n’a un caractère exemplaire pour un adulte que nous sommes devenus.

Prenons un autre exemple plus récent : on nous objectera peut-être, que la Grèce continentale libérée du joug des Turcs, n’a pas choisi le nom de « Romanité ». En fait, l’exception confirme la règle : ce sont les puissances occidentales qui ont imposé le terme de « Grecs », pour couper les Orthodoxes continentaux de leurs frères d’Anatolie et empêcher toute revendication de l’Asie Mineure. Les Turcs, en effet, devaient être épargnés et protégés pour des raisons de politique internationale. Les conséquences d’une telle politique furent, plus tard, les massacres d’Asie Mineure en 1923 et où, troupes françaises et anglaises, assistèrent indifférentes, au meurtre des populations chrétiennes. Au XIXème siècle, en tout cas, le choix des termes grecs et hellènes, fut combattu par les Orthodoxes hostiles à la renaissance d’un néo-paganisme hellène ; le grand poète Costis Palamas, fut le chantre de la Romanité, face aux thèses du groupe néo-grec de Koraïs, incapable de démon­trer l’existence d’une conscience nationale néo­grecque autonome. Aujourd’hui, le théologien de renommée mondiale, le professeur Jean Romanidis de l’Université de Thessalonique, s’est fait le défenseur de l’idée et de la conscience romaïque orthodoxe.

Le père Jean Romanidis a, en particulier, dénoncé cette grande contradiction de la science historique européenne que nous évoquions tout à l’heure : d’un côté, on affirme que l’empire est devenu « byzantin » parce qu’il est devenu « hellène » ou « grec » ; d’un autre, on explique le passage de la civilisation hellénique de l’Empi­re Romain – celle, par exemple, des grands Cappadociens – à la civilisation byzantine, par la perte du caractère proprement hellène de cette civilisation. Donc, l’Empire Romain devient « byzantin » parce qu’il s’hellénise et la civilisation hellénique devient « byzantine » parce qu’elle cesse d’être hellène !

On le voit, la confusion est grande chez les historiens et les théologiens occidentaux qui parlent tantôt de « byzantins », tantôt d’orientaux, tantôt de grecs, pour désigner un empire qui s’est toujours nommé de la même façon : Romain !

Ce serait donc accomplir un progrès véritable de rejeter ces termes péjoratifs de « grecs » et de « byzantins », qui n’ont même pas le mérite de clarifier les événements historiques. Si l’on revenait à l’appellation de « romain » et de « Romanité Orthodoxe », l’efficace scientifique serait grande sur au moins trois points :


1°. L’historien aurait un fil directeur cohérent pour penser l’histoire du monde méditerranéen dans sa totalité : l’empire romain envahi par des peuples barbares qui imposent leur domination de façon différente ; en Occident cette domination se constitue sur un mode d’imitation parodique et d’usurpation des anciennes structures romaïques et chrétiennes ; chez les musulmans s’établit un modèle de domination non-parodique, les deux cultures chrétienne et musulmane restant, dans une certaine mesure parallèles et hostiles.

Les points de rencontre essentiels sont particuliè­rement intéressants et ils sont incompréhensibles hors cette unité culturelle romaïque, en particu­lier s’agissant de la période carolingienne, des croisades et du concile de Florence. Ce der­nier événement est souvent négligé par les historiens, alors qu’il revêt une importance quasi-paradigmatique. Bessarion invente et propage bientôt l’humanisme à la fois païen et papiste ; saint Marc d’Ephèse rejette, définitivement, au nom de la Romanité Orthodoxe, « l’infaillibili­té » du pape et de l’homme européen ; Pléthon redécouvre une hellénicité fondée sur le retour aux cultes païens, hostile aussi bien à la Romanité qu’à l’Europe.

2°. L’histoire n’aurait pas à chercher une « lati­nité » qui n’existe pas toujours (H.I. Marrou par exemple, critiquait volontiers ce caractère artificiel de la latinité en Occident). Les différentes constructions de la latinité en Occident – Charlemagne et ses successeurs – seraient mieux comprises, si elles étaient étudiées comme des utopies ou des idéologies fa­cilitant la domination sur l’ancienne Romanité Orthodoxe.

3°. La lutte pathétique des romains d’Occident face aux barbares, pourrait enfin être étudiée dans une perspective de longue durée au lieu de s’évanouir curieusement après les Mérovin­giens. En particulier, la volonté des Italo-romains du Sud de l’Italie ou de Sicile, des provençaux, des aquitains, des espagnols romanisés, tous orthodo­xes, de préserver leur culture et leur foi, pourrait être étudiée sous cette optique. Enfin, l’histoire des idées jaillirait de l’histoire événementielle, puisque le sentiment d’infaillibili­té qui caractérise, selon le père Justin Popovic, l’homme européen, progresserait en même temps que les forces politiques et religieuses pro­pres à l’Occident médiéval et classique : la papauté et la monarchie absolue.

L’histoire de ce que l’on nomme le « schisme » de 1054 serait, de ce point de vue, archétypale ; nous l’étudierons dans la prochaine conférence et nous verrons comment l’abandon des termes anti-scientifiques de « byzantins » et de « grecs » permet de modifier les opinions tant traditionnelles, qu’« oecuménistes » sur le « schisme ».

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