mercredi 4 avril 2012
L'EVERGETINOS ou Trésor de bienfaits spirituels. Tome III. Chapitres I à IX.
L’EVERGETINOS
OU
LE TRESOR DE BIENFAITS SPIRITUELS.
TOME III.
Traduction du grec byzantin par Presbytéra Anna.
Tous droits réservés.
CHAPITRE I.
I. Extrait de la Vie de Saint Jean l'Aumônier.
1. Il y avait en ce temps-là un Moine venu d'Alexandrie, qui menait avec lui une très jolie jeune fille. Quelques-uns des fidèles de l'Eglise les virent ensemble & rapportèrent le fait au Bienheureux Jean l'Aumônier, ajoutant que beaucoup se scandalisaient de ce qu'un Moine allât de compagnie avec une jeune fille. Le Patriarche, influencé par leurs propos, & s'imaginant que c'eétait mûs par un zèle divin qu'ils dénonçaient ce compagnonnage, ordonna que l'on se saisît du Moine & de la jeune fille, qu'on les fouettât fort rudement, & qu'ensuite on les enfermât séparément dans une geôle des plus ténébreuses.
Après que l'on eut exécuté son ordre, & que le Moine & la jeune fille eurent été jetés en prison, cependant que la ténèbre de la nuit recouvrait la ville d'Alexandrie, voilà que, sur la minuit, un rêve effrayant vint troubler le Patriarche : Se présente à lui un Moine, lui découvrant son corps couvert de coups; & s'adressant à lui avec simplicité & candeur : « Quoi donc ? » lui dit-il. « Tout cela est-il fait pour te plaire, Monseigneur? Crois bien que cette fois-ci du moins tu t'es laissé tromper toi aussi, en tant qu'homme faillible. »
S'étant en sursaut éveillé de son sommeil, le Patriarche envoie aussitôt chercher le Moine, pour le faire venir à lui après qu'on l'eût fait sortir de sa prison. Or, c'est à peine si celui-ci pouvait marcher du fait du nombre de ses blessures. Le Patriarche alors l'examina avec attention, & reconnut à son visage le Moine qu'il avait vu en songe!
Désireux de savoir si vraiment il avait autant de plaies qu'il en avait lors de son apparition dans son rêve, il ordonne qu'on le dénude, après qu'on eût recouvert ses membres virils d'un pagne. Cependant, par une économie divine, il arriva que le pagne se défit, & que ses parties honteuses fussent découvertes. Alors, tandis que le Moine devenait tout rouge de honte, il apparut bien qu'il était hors d'état de pécher, pour ce qu'il était eunuqye. Pourtant, en raison de son jeune âge, il n'avait pas été possible plus tôt de se débarrasser de tout soupçon à son égard. Aussitôt donc, le Patriarche, frappé par l'évènement, déposa les accusateurs du Moine de leurs dignités ecclésiastiques, & les condamna à une peine de trois ans de suspension de leurs fonctions. Quant au Moine, il s'excusa dûment auprès de lui, & le pria de lui pardonner tout ce mal qu'il lui avait fait, dans l'ignorance où il avait été de son état. « Mais je ne peux pas », ajoutait le Patriarche à l'adresse du Moine, élouer ton mode d'action, consistant, cependant que tu es Moine, & que tu parais si jeune, à te promener publiquement par les villes, en traînant après toi une femme, de manière à scandaliser la plupart des gens. »
Mais celui-ci, avec la décence qui convenait, lui répondit par ces paroles emplies de modération : « Béni soit le Seigneur, Monseigneur. Sois assuré que je ne mens pas. Il y a peu de jours de cela, je me trouvais à Gaza, & là, tandis que j'allais vénérer les Saints Cyr & Jean, voilà que cette jeune fille, sur le soir, vint à ma rencontre.
Aussitôt, s'étant avec respect laissée tomber à mes pieds, elle me pria de bien vouloir l'accompagner, pour ce qu'elle désirait devenir Chrétienne – de fait, cette jeune fille était Juive-. Moi donc, craigant le châtiment de Dieu, qui a ordonné de ne mépriser nulle de ses créatures, fût-ce la plus insignifiante, & ayant volontiers reçu sa supplication, je décidai de faire route avec elle. Je n'avais d'ailleurs pas de raison de redouter quelque énergie tentatrice que ce fût, puisque je me trouvais dans cet état d'impuissance corporelle. Après donc que je suis arrivé là, c'est-à-dire à l'église des Saints Anargyres, & que j'eus accompli mon voeu de péleriner, je me mis en devoir de lui enseigner la Foy Chrétienne. Depuis lors, c'est avec des sentiments purs que je la garde avec moi, pou la protéger, & lui permettre de subsister avec les oboles des Chrétiens, & j'ai souci, s'il se peut, de la mener jusqu'à un Monastère de femmes.
A peine eut-il entendu cela que ce Bienheureux Patriarche s'écria avec stupeur : « Hélas! Combien de serviteurs de Dieu vivent sans ébruiter rien ni faire montre de leurs vertus, & qui nous nous demeurent inconnus! » Et aussitôt il offrit en don au Moine cent pièces d'or. Celui-ci cependant refusa de les recevoir. « Si le Moine », répondit-il, « a la Foy, il n'a pas besoin d'argent; mais si, au contraire, il aime l'argent, alors son âme est dénuée de Foy ». Ayant dit cela, il embrassa la main du Patriarche, & s'en fut.
2. Alors le Patriarche conseilla à ceux qui se trouvaient présents de fuir les accusations contre les Moines; il redit aussi une phrase admirable du Saint Empereur d'éternelle mémoire Constantin, qu'il avait adressée à certaines personnes qui lui avaient tendu des lettres d'accusation contre des Evêques, lors du Premier Concile Oecuménique de Nicée-Constantinople : « Si j'avisais un évêque ou un moine en train de forniquer, alors, arrachant ma chlamyde royale, je la jetterais sur lui afin de le cacher, en sorte que nul ne le vît pécher. »
A cause donc de l'aventure du Moine eunuque, qu'il garda vivement imprimée en son âme, ce Patriarche Jean l'Aumônier d'éternelle mémoire ne prêta nulle attention aux calomnies des sycophantes contre le grand Vitaly.
Et de fait, qu'en fut-il du grand Vitaly?
Celui-ci avait précédemment mené l'hésychia au Monastère de Saint Séridon; ayant quitté ce Monastère, il s'établit à Alexandrie, où il vécut de telle sorte que les hommes étaient facilement enclins à le condamner, cependant que Dieu le glorifiait à l'extrême, comme le montrent les faits relatés.
L'Ancien Vitaly, donc, lorsqu'il arriva à Alexandrie, avait passé la soixantième année de son âge; aussitôt, il commença à dresser soigneusement par écrit la liste de toutes les prostituées qui se trouvaient en maison close. Dans l'intervalle, il prit un travail, pour lequel il recevait comme salaire douze oboles par jour. De cet argent, il réservait une obole, pour acheter des graines de lupin, qu'il mangeait après le coucher du soleil; le restant des oboles, il en disposait de la sorte : Chaque nuit, il se rendait dans un mauvais lieu, & y rencontrait une femme vendue au péché, &, lui offrant l'argent, il disait : « Prends cet argent, &, je t'en prie, cette nuit, pour l'amour de moi, ne commets pas le péché ». Et il restait toute la nuit dans un coin de ce mauvais lieu, où, agenouillé, il priait sans cesse avec ferveur pour l'âme de cette pécheresse, ajoutant à ses prières des litanies & des psaumes qu'il chantait jusqu'au matin. Et, à peine l'aube blanchissait-elle qu'il s'en allait, non sa ns qu'il eut auparavant fait promettre à la femme pécheresse de ne découvrir à personne ce qu'il avait fait.
Et, de fait, cet événement était gardé secret. Seule, l'une de ces femmes, un jour, osa faire fi des serments qu'elle avait donnés, au point d'aller révéler le comportement de l'Ancien. Cependant, par ses prières, elle fut aussitôt possédée, en sorte que toutes les autres prirent peur, & qu'aucune n'osa plus rien découvrir de la vie de l'Ancien. Le serviteur de Dieu Vitaly ne regardait qu'à une chose, le Salut de ces femmes pécheresses, & il ne s'indignait pas contre celles qui le couvraient de calomnies, mais il priait que Dieu leur pardonnât leurs jugements critiques & leurs sycophanties. Or, cette oeuvre qu'il accomplissait fut pour beaucoup l 'occasion du Salut. Car, ces femmes de péché, voyant l'agrypnie que menait l'Ancien la nuit entière en prière, sa psalmodie incessante, & son insistante supplication pour leur pénitence, elles furent incitées à s'éloigner de leurs actes honteux, & à se soucier avec zèle de leur Salut; &, parmi elles, les unes prenaient un époux légitime de par le mystère du sacrement de mariage, les autres rompaient définitivement avec cette profession honteuse, & les autres encore, renonçant complètement au monde, préféraient la vie supérieure des Moniales. Cependant, tant qu'il fut en cette vie, nul ne comprit quelle vie agréable à Dieu & toute philanthropique cet homme menait sans bruit, secrètement.
Un jour cependant, comme il sortait d'une maison mal famée de la ville, il se trouva nez à nez avec un homme débauché & dépravé, qui entrait avec l'intention de pécher dans cette maison de débauche; celui-ci donc fit mine de s'indigner avec dégoût contre l'Ancien, il lui asséna de toutes ses forces un coup sur la nuque, tout en s'exclamant : « Quand t'éloigneras-tu enfin de tes actes honteux, sale Chrétien? » A laquelle attaque l'Ancien répondit : « Pauvre homme! Il s'agit bien que te soit assénée une claque si retentissante, & qui te causera une douleur telle qu'à tes cris se rassemblera presque toute la ville d'Alexandrie ».
Quelque temps après, Vitaly, cet homme de Dieu, s'en fut vers le Seigneur; il se trouvait alors dans la campagne d'Héliopolis, où il habitait en une minuscule cellule, que lui-même avait bâtie près d'une maisonnette, que ses occupants voisins avaient abandonnée, & où avaient lieu des assemblées religieuses.
Sa Mort ne fut remarquée de personne jusqu'à ce qu'elle fut connue de la façon suivante : Dans le temps même que le Saint s'éteignait, voici qu'apparut à l'homme dépravé qui avait frappé le Saint un terrible & effrayant Ethiopien. Il le frappa si fort & si bruyamment sur les joues, que ce bruit du coup retentit sensiblement jusqu'à une certaine distance de là. « Prends ce coup », lui dit l'autre, « que le Moine Vitaly t'envoie, ainsi qu'il l'a prédit ». Aussitôt alors le malheureux fut possédé du Diable, & il se roulait de rage en chemin. Et cet évènement fit si grande impression sur tout le monde que presque tous les habitants d'Alexandrie accoururent à ce spectacle, de façon exactement conforme aux prédictions du Saint. Lorsqu'il revint un peu de son égarement, il déchira ses vêtements, & courant précipitamment à la cellule du Saint, il hurla en un cri déchirant : « Aie pitié de moi, serviteur de Dieu Vitaly, parce que j'ai beaucoup péché à la face de Dieu & devant toi ».
Entretemps nombre de gens accouraient aussi; & lorsqu'ils arrivèrent devant la cellule du Saint, il fut de nouveau devant tous repris par le démon, lequel après qu'il l'eut longtemps mis en pièces, le laissa de nouveau. Ce que voyant, quelques-uns de ceux qui se trouvaient là entrèrent dans la cellule de l'Ancien, pour lui faire part de l'évènement. Cependant, ils demeurèrent frappés de stupeur : Le Saint avait rendu à Dieu son âme bienheureuse, pendant qu'il priait agenouillé; & c'est dans cette posture que le virent ceux qui étaient entrés. Comme ensuite ils se penchaient à terre, ils virent qu'étaient écrits ces mots de sa main : « Gens d'Alexandrie, ne jugez de rien avant l'heure, c'est à savoir avant que ne soit revenu le Seigneur ». Alors le possédé revenu à lui confessa devant tous tout ce qu'il avait fait contre le Saint, & toutes les paroles prophétiques qu'il avait entendu de lui, lesquelles maintenant venaient de s'accomplir en lui.
Les gens aussitôt informèrent le Patriarche de tout ce qui s'était passé. Celui-ci alors, sans plus attendre, arrive accompagné de tout son Clergé. A peine eut-il lu l'étrange écrit qui figurait sur le sol, qu'avec stupeur il s'écria : « Si j'avais accordé de l'importance aux paroles des accusateurs de ce bienheureux homme, c'est sur mon visage même qu'aurait été assené ce soufflet retentissant! » Or, averties à leur tour de la nouvelle de la Mort de l'Ancien, celles des femmes de la ville qui avaient auparavant été des créatures de mauvaise vi, & que le Saint avait conduites à la pénitence, toutes se rassemblèrent pour suivre le cortège funèbre du vénérable corps; & ayant déposé sur sa Sainte dépouille des parfums de prix, elles pleuraient sa perte avec de longs gémissements de deuil, racontant dans l'intervalle combien elles avaient été édifiées par son enseignement. Elles rapportaient l'histoire de sa Vie vertueuse, telle qu'il l'avait vécue, expliquant que non seulement il n'avait jamais dormi aux côtés de l'une d'elle, ni n'avait commis de geste honteux, mais qu'il n'avait pas même levé les yeux sur l'une d'elle pour examiner ses traits.
Sur ces révélations, certains blâmèrent les femmes, pource qu'elles n'avaient pas révélé ces faits, & qu'elles avaient de cette façon été cause que tout le monde fût scandalisé, & qu'outreplus ce Bienheureux eût été victime de calomnies & de sycophanties. Mais elles, pour se justifier auprès d'eux, disaient : « Il nous avait donné de tels ordres, & il nous avait obligées sous peine de punition à respecter ses volontés ». Et pour preuve significative de leurs dires, elle racontaient combien il en avait mal pris à celle qui avait trahi sa promesse, & ce qu'elle avait eu à subir du Démon.
Quant à celui qui avait été si incroyablement frappé par l'Ethiopien, & qui, comme cela est maintenant connu, avait au préalable éhontément frappé le Saint, lorsqu'il fut revenu à lui & qu'il eut été guéri, il ne cessa pas, après l'ensevelissemnt du Saint, de visiter continuellement sa tombe, laquelle se révéla être une fontaine de miracles en nombre, & il y accomplissait régulièrement l'office funèbre de commémoration, chantant des psaumes à sa mémoire éternelle. Quelques années plus tard, il devint même moine au Monastère de l'Abba Séridon, où il demeura jusqu'à sa Mort dans la cellule de Saint Vitaly, qu'il priait beaucoup pour lui.
Le Saint Patriarche Jean l'Aumônier remerciait vivement Dieu pour ce que l'on ne retenait plus devers soi, ni ne songeait à dire de propos indignes & offensants envers ce Bienheureux Saint d'éternelle mémoire. Au contraire, nombre d'habitants d'Alexandrie, qui avaient été prompts à le condamner, se redressèrent & rejetèrent loin d'eux leur mauvaise habitude de juger.
Et prenant prétexte de cette histoire, le Patriarche disait qu'il fallai que nous fussions attentifs à n'être pas prompts à juger. Et il rapportait aussi l'édifiante aventure qui suit, qu'il avait lue dans l'un des Saints Pères de l'Eglise. Voici quel il est :
3.Deux Moines arrivèrent dans la ville de Tyr pour s'acquitter d'une tâche monastique. Tandis que l'un d'eux passait en un certain point de la ville, une prostituée du nom de Porphyria vint à sa rencontre, s'écriant : « Vénérable Père, sauve-moi, comme le Christ a sauvé la courtisane! ». Alors celui-ci, sans prendre en considération les hommes ni leurs jugements, la prit par la main devant tout le monde, & s'en fut avec elle par la place de la ville. Mais aussitôt se répandit la rumeur que ce Moine avait pris Porphyria pour femme. Après quoi, celle-ci s'en allant par les villes & les villages, elle avisa un jour par hasard un bébé abandonné, que par compassion elle prit avec eux pour l'élever.
Peu de temps après, quelques habitants de Tyr survinrent au lieu où demuerait le Moine avec cette ancienne fille publique. A peine viren-ils qu'elle tenait dans les bras le nouveau-né qu'ils commencèrent à rire & à se moquer amèrement de ce noble jeune homme; &, raillant aussi la jeune femme, ils lui dirent : « Tu n'as pas fait un mauvais calcul. Tu as eu du Moine un bel enfant ». Et, de retour à Tyr, ils répandirent partout la nouvelle que Porphyria avait eu un enfant du Moine, qui lui ressemblait étrangement.
Les hommes sont toujours enclins à croire les rumeurs; & cela, parce qu'ils sont débauchés & mauvais. Jugeant de la situation des autres à partir de la leur propre, ils s'imaginent que les autres sont semblables à eux, & trouvant d'autres gens volontiers enclins à calomnier, ils se mettent aisément à accuser les autres, & parce qu'ils sont contents d'avoir de tels soupçons & des propos de sycophantes, mais aussi parce qu'ils sont désireux d'en avoir d'autres à qui ressembler dans le mal, en sorte par là d'échapper aux remords de leur conscience.
Ce vénérable Moine qui avait été calomnié par eux fit Porphyria Moniale, & l'ayant conduite en un Monastère de Vierges pour y mener la Vie Angélique, il lui y donna le nom nouveau de Pélagie. Quelque temps après, ayant su à l'avance le jour de sa Mort, il s'en fut quérir Porphyria au Monastère, & ils s'en retournèrent à Tyr, accompagnés de l'enfant qui avait alors environ sept ans.
Aussitôt se répandit le bruit qu'étaient arrivés à la ville Porphyria avec son moine de mari! Mais, entretemps, le Moine tomba malade, & était sur le point de mourir. En ayant été avertis, nombre d'habitants arrivèrent dans la maison où il demeurait, pour le visiter. Alors le Moine demanda qu'on lui apportât un encensoir où l'on avait déposé un charbon incandescent. A la vue de tous, il mit ses mains & son vêtement sur le charbon, sans nullement qu'ils brûlassent. Et, aux spectateurs abasourdis : « Béni soit le Seigneur, dit-il, qui dans les temps anciens a fait que le buisson ardent ne se consumât pas. C'est Lui que j'invoque à témoin digne de foi pour attester que, de même exactement que la puissance du feu ne consume pas mes vêtements, de même, moi non plus je n'ai jamais pris de femme de toute ma vie. »
A entendre ces mots, tous les assistants furent frappés de stupeur, & ils rendaient gloire à Dieu qui, par de tels miracles, sait glorifier manifestement ceux qui oeuvrent pour lui, en oeuvrant secrètement & sans bruit à la Vertu.
Après qu'il eut dit cela & agi de la sorte, le Moine remit son Ame bienheureuse entre les mains de Dieu.
C'est pourquoi, donc, je donne pour conseil à tous mes enfants spirituels, ainsi que je l'ai dit déjà, de n'être pas aisément enclins aux jugements & à la condamnation, mais, au contraire, de se garder autant qu'ils le peuvent d'un tel méfait.
II.Extrait de l'Abba Isaïe.
Mon frère, si tu es désireux d'obtenir une chose dont tu as besoin, ne t'indigne pas contre ton frère en te demandant pourquoi il n'a pas songé à te la donner de lui-même. Mais dis-lui simplement, en lui parlant franchement : « Fais-moi la charité de me donner cela, parce que j'en ai besoin. » Car telle est la sainte pureté du coeur. Si cependant tu n'exprimes pas ton désir ouvertement, mais que tu te plains intérieurement & que tu condamnes ton frère, alors tu as commis une chute.
III Extrait de Saint Maxime.
Celui qui, par curiosité malsaine, s'occupe des fautes des autres & condamne son frère parce qu'il a des soupçons contre lui, celui-ci n'a pas encore commencé l'oeuvre de la pénitence, & il n'a pas non plus encore résolu de condamner ses propres péchés, qui sont en vérité plus pesants qu'une très lourde charge de plomb. Et cet être n'a pas non plus compris ce qui fait la tristesse du coeur dur, l'amour de la vanité, & le culte du mensonge. A cause de tout cela, il est pareil à un insensé & à un négligent avançant à tâtons au milieu d'une vaste ténèbre spirituelle, & délaisse le souci de ses propres péchés pour s'en débarrasser, & s'occupe en imagination des péchés des autres, indépendamment du fait de savoir s'ils ont réellement été commis, ou s'il croit, quant à lui, donnant libre cours au soupçon, qu'ils se sont prétendument produits.
IV.Extrait du Gérondiko (Recueil de Sentences des Pères).
1.Il arriva qu'un frère qui avait prêté attention à ses vaines pensées fut combattu par le démon de la luxure. Aussitôt, donc, il s'en fut voir un Ancien, & lui dit que deux moines qu'il connaissait s'adonnaient entre eux à des choses honteuses. L'Ancien comprit qu'il était le jouet du Démon, & voulut le corriger. Aussi envoya-t-il chercher, pur qu'on les fît venir à lui, les frères calomniés, auxquels, dès leur arrivée, il fit un accueil empressé.
Et, quand il fit nuit, il étendit à terre une paillasse pour ces deux frères, & les recouvrit tous deux d'une couverture, tout en disant que les enfants de Dieu sont saints. Puis, ayant appelé son novice, il lui enjoignit de se saisir de ce frère qui avait médit des deux moines, & de l'enfermer dans une cellule proche de là. Car, expliqua l'Ancien, c'était lui-même qui avait cette passion en son âme, & que c'était à cause de cela qu'il s'imaginait des autres qu'ils avaient cette passion semblable à la sienne.
2.L'Abba Pimène dit un jour : « Il est écrit : De ce que tes yeux ont vu, de cela sois certain. Mais, pourtant, je vous le dis, de cela même que vous aurez touché de vos mains ne vous hâtez pas d'aller en rien témoigner publiquement. Car un frère est de cette façon devenu la risée publique. Et voici comment : Il conservait de mauvaises pensées contre son frère. Un jour donc, il le voit pécher, prétendument, avec une femme. Il en fut troublé & vivement combattu par le Démon. Aussitôt il s'approcha de ce qu'il prenait pour des corps enlacés, & y lança un coup de pied, s'écriant avec colère : « Arrêtez donc! Jusqu'à quand vous livrerez-vous à des actions honteuses? » Or, que croyez-vous donc qu'il arriva. Au lieu que ce fût deux hommes en train de pécher, comme il se l'était figuré en pensée, ce n'étaient que deux balles de foin entassées l'une sur l'autre. C'est pourquoi je vous dis, poursuivit l'Abba Pimène, de cela même que vous touchez de vos mains, ne vous hâtez pas de juger.
3.Un Ancien disait : « N'accueille en ton coeur, pour quelque chose que ce soit, aucune condamnation contre ton frère. »
CHAPITRE II.
Qu'il ne faut pas mépriser ni condamner celui qui a manifestement péché, mais qu'il faut veiller sur soi-même, & ne pas s'occuper, avec une curiosité malsaine, des péchés d'autrui. En effet, celui qui est attentif à ses propres manquements, celui-là ne peut pas condamner le prochain.
I. Extrait de la Vie de Saint Jean l'Aumônier.
Un jeune homme saisi par des élans licencieux errait un jour dans Alexandrie. Après qu'il eut égaré une jeune fille d'entre celles qui avaient embrassé la Vie monastique, il en fit l'objet honteux de sa jouissance lascive. Peu après, ce jeune homme s'en fut secrètement à Byzance avec celle qu'il avait égarée. A peine eut-il appris cette mésaventure que le divin Jean l'Aumônier s'en affligea grandement, & que, selon l'expression en usage, il remua ciel & terre, se souciant fort de retirer, le plus vite possible, ces deux créatures à la Mort spirituelle.
Quelque temps après, le bienheureux racontait une histoire édifiante à un clerc. Et il arriva qu'il rapporta aussi l'histoire de ce jeune homme, qui avait été l'instrument de ses ésirs juvéniles. A peine eurent-ils entendu cela que quelques-uns de ceux qui se trouvaient présents, comme d'une seule bouche, accusèrent & condamnèrent, soutenant que cette histoire du péché du jeune homme avec cette jeune fille naguère moniale était non seulement cause de la perte de ces deux âmes, mais aussi de beaucoup d'autres pour lesquels cela constituait un mauvais exemple.
Pourtant, le Bienheureux les blâmant pour leur facilité à condamner leur dit : « N'agissez pas ainsi, mes enfants bénis, & ne remuez pas aussi facilement la langue pour condmaner votre prochain, parce qu'en agissant de telle sorte, il est vraisemblable que vous tomberez en deux maux : Le premier est la transgression du précepte de Celui qui nous a ordonné de ne point juger quiconque avant que vienne l'heure fixée, & qui a dit de surcroît que « sur ce en quoi vous jugerez, vous serez jugé. » (Matt. 6, 2); le second mal étant que, tandis que vous ignorez la condition présente de votre prochain, vous le condamnez avec une grande facilité pour des péchés passés, sans savoir de façon sûre & certaine s'il persiste à demeurer dans le péché pour lequel vous le condamnez, ou s'il a redressé ses voies. C'est pourquoi je vous conseille de laisser le jugement du prochain à Dieu qui sait tout, parce qu'il arrive parfois que nous ayons connaissance du péché de celui qui a forniqué ou qui a chuté dans un autre péché que ce soit, parce qu'il a été publiquement constaté, mais que nous ignorions cependant sa pénitence accomplie en secret, en sorte que celui que nous condamnons comme un débauché a été justifié devant Dieu, & qu'il est désormais un homme droit.
II Extrait du Gérondiko.
1.L'Abba Jean Kolovos dit : « Il n'y a pas de vertu plus noble que celle que met en pratique celui qui ne juge pas son prochain ».
2.Un frère demanda à l'Abba Joseph : « Que puis-je faire, puisque ni je ne peux souffrir pour l'Amour du Christ, ni je ne puis travailler & donner l'aumône ». Pour toute réponse, l'Ancien lui dit : « Si tu ne peux rien faire de cela, pour le moins conserve ta conscience pure de pensées de condamnation contre ton frère, & défends-toi de l'humilier. De telle façon tu sera assurément sauvé. »
3.Un frère demanda à l'Abba Pimène : « Comment peut-on échapper à la condamnation du prochain? » L'Ancien répondit ce qui suit : « Nos frères & nous nous constituons deux images différentes : Tant qu'un homme est attentif à sa vie intérieure & se condamne lui-même, alors il voit son frère comme bon & honorable. Mais quand il se flatte lui-même & se considère comme bon, alors il trouve que son frère est mauvais. »
4.Un autre frère disait au même Géronda : » Je suis troublé, Père, & je veux quitter l'endroit où je demeure. » L'Ancien lui répondit : « Ce que tu as entendu dire contre ton prochain n'est pas vrai. Ne t'en va donc pas. » Le frère reprit : « Mais si, c'est vrai, Géronda, parce que le frère qui m'en a informé est digne de foi & possède la crainte de Dieu. » L'Ancien repartit : « Non mon enfant, il n'est pas digne de foi; parce que s'il était digne de foi, il ne te dirait pas cela. Le Seigneur Lui-même n'a pas ajouté foi aux cris honteux des habitants de Sodome lorsqu'Il les entendit, mais Il ne fut persuadé que lorsqu'Il constata la situation de Ses propres yeux. Comment donc nous fonderions-nous sur les dires de quelqu'un? » Le frère reprit : « Mais moi j'ai de mes yeux vu ce frère pécher. »
A peine eut-il entendu cela que l'Ancien, jetant les yeux à terre, y ramassa un petit bâton, le montra au frère, & l'interrogea : « Qu'est ceci? » « Un bâtonnet », lui répondit le frère. Ensuite de quoi l'Ancien leva les yeux au plafond de la cellule, &, lui montrant une poutre, lui demanda : « Et qu'est cela? » Le frère répondit : « Une poutre ». Alors l'Ancien repartit sentencieusement : « Crois sincèrement que ce bâtonnet représente les péchés de ton frère, & que les tiens sont comme cette poutre. Si donc tu es attentif à tes péchés personnels, tu ne songeras aucunement aux péchés de ce frère. »
5.Le même dit encore qu'un frère avait demandé à l'Abba Moïse : « De quelle façon l'homme est-il mortifié par son prochain, au point de ne plus exister pour lui? » A quoi l'Abba Moïse répondit : « Si l'homme ne met pas en son coeur la pensée qu'il se trouve être un Mort mis dans sa tombe depuis trois années entières, il n'arrive jamais à cet état supérieur ».
6.Deux frères vinrent trouver l'Abba Pambo. L'un d'eux demanda : « Pour moi, je jeûne deux jours continûment, & le troisième je ne mange que deux petits pains. Y a-t-il donc espoir que je sois sauvé par cette pratique, ou est-ce que je m'égare? » Après lui, l'autre demanda à son tour : « Moi, Abba, je garde une partie du gain que me rapporte le travail de mes mains, grâce auquel je gagne deux pièces d'argent par jour, &, le reste, je le distribue aux frères en guise d'aumône. Est-ce que de cette manière je serai sauvé, ou est-ce que je me trouve dans l'égarement? » L'Ancien, toutefois, ne répondit nullement à ces questions, quoiqu'ils l'en priassent avec insistance. Aussi, après quatre jours qu'ils étaient demeurés là sans rien faire, les frères résolurent de s'en aller.
Mais les Prêtres qui étaient dans la synodie du Géronda consolèrent les frères. « Ne vous inquiétez pas, mes frères, disaient-ils. Dieu vous fera don de votre rétribution pour la peine que vous avez prise de le visiter. Telle est l'habitude du Géronda de ne pas répondre tout de suite à toutes les questions qu'on lui pose, du moins pas avant que Dieu ne l'ait averti de la réponse qu'il faut y donner. »
Apaisés par ces paroles, les visiteurs entrèrent dans la cellule de l'Ancien, pour lui faire leurs adieux, & lui dirent : « Abba, prie pour nous ». L'Ancien leur demanda : « Vous voulez donc partir? » « Oui », fut leur réponse. Alors l'Abba, ayant mûrement réfléchi aux oeuvres de pénitence de ces deux frères, entreprit de leur parler, ce pendant qu'il écrivait sur le sol. Et voici ce qu'il disait, comme se parlant à lui-même : « Pambo, si quelqu'un jeûne deux jours continûment, & que le troisième ensuite il mange deux petits pains, est-il de cette façon devenu un Moine parfait? Non, pas encore! » Et de nouveau il demanda : « Pambo, si quelqu'un travaille à gagner deux pièces d'argent, & qu'il les offre par Amour du prochain en aumône, est-ce que de cette manière il est devenu un Moine parfait? Non, pas encore! »
Alors, comme s'il revenait à lui d'une longue extase, il s'adressa aux deux frères & leur dit : « Ce sont là de bonnes actions, agréables à Dieu. Mais si pourtant quelqu'un réussit à garder aussi sa conscience pure de toute haine & de toute autre méchanceté envers son frère, de cette manière assurément il sera sauvé ». Sur quoi les frères, remplis de joie par cet enseignement qu'ils avaient reçu en leur âme, s'en allèrent.
7. Comme Saint Paul disait : « Que celui qui croit tenir debout veille à ne pas tomber » ( 1 Cor 1-12), la Bienheureuse Synclétique disait : Celui qui se tient debout dans la Vertu, qu’il fasse attention à ne pas tomber. Et celui qui est tombé dans le péché, qu’i ait un souci, celui de se redresser par la pénitence. Le premier, qui tient bon, doit continûment se garder de tomber, parce qu’il est diverses fautes en lesquelles il se peut qu’il tombe. Quant à celui qui est tombé dans le péché, il s’est privé de la joie de se tenir sur les cimes de la Vertu. Pour celui qui reste blessé à terre, ne pouvant tomber plus bas, sa chute ne lui cause guère de préjudice.
Celui cependant qui demeure droit sur le terrain de la vertu, s’il ne s’estime pas pour rien, s’il ne s’humilie pas, il est probable qu’il tombe dans une fosse profonde, au risque de périr tout-à-fait ; parce qu’il est naturel que du fait de la profondeur de la fosse ses appels au secours soient étouffés & recouverts, en sorte qu’i ne puisse plus même demander du secours, exactement comme le dit David en son psaume : « Que l’abîme ne m’engloutisse pas ; que je ne sois point retenu dans la bouche d’un puits ». Mais celui qui est tombé avant toi est demeuré dans cet état, & sa situation n’a pas empiré. Fais donc attention quand tu tombes de ne pas devenir la pâture des monstres invisibles. Celui qui est tombé ne garde pas la porte de son âme – ce qui est dire qu’il ne veille pas sur ses pensées. Toi cependant ne t’abandonne aucunement au sommeil, ne lésine pas sur ta capacité d’attention, mais chante toujours ce divin verset, qui dit : « Eclaire mes yeux, Seigneur, de crainte que je ne m’endorme du sommeil de la Mort. »
8. A peine un Saint Ascète eut-il compris qu’un homme péchait qu’il dit : « Celui-ci est tombé aujourd’hui, mais, moi, il n’est pas exclu que je tombe demain. Et celui-ci vraisemblablement se repentira, tandis que, moi, je ne suis pas sûr de me repentir à coup sûr ».
III. Extrait d’Antiochos de Pandecte.
La condamnation du prochain est pire que toutes les passions ; non seulement parce qu’il rend celui qui juge coupable du plus sévère châtiment devant Dieu, mais aussi parce que celui-ci ôte par avance à Dieu sa dignité de Juge suprême, que Lui seul détient, & il s’érige par quelque manière dans ce cas en antidieu, mais aussi parce que, se retrouvant par là dénué de la protection & du secours de Dieu, à cause de cette condamnation, il est probable qu’il tombe à son tour de cette même chute pour laquelle il condamne son frère. Et celui-ci qui est condamné, s’il ne s’irrite pas contre celui qui le condamne, en retire du profit en son âme, parce que le poids du péché de mépris est compté à la charge de celui qui condamne. Et celui qui condamne prend en plus sur lui la charge du péché de condamnation, comme le montre précisément & très clairement la parabole du Publicain & du Pharisien.
IV. Extrait de l’Abba Isaïe.
1. Si un homme, par ses efforts, se trouvant parvenu à une mesure louable de vertu spirituelle, voit quelqu’un dans le péché ou bien se montrer négligent, & qu’il le méprise ou qu’il l’insulte, cet homme là a détruit tout le labeur de sa propre pénitence, parce qu’il a retranché un membre du Corps du Christ en le condamnant, & en n’ayant pas laissé le droit de jugement au Seigneur, Juge impartial, & qu’il ne s’est pas intéressé à ses propres péchés. Parce que tous, durant le temps de cette vie présente, nous sommes comme des malades dans la salle d’attente d’un médecin : l’un a mal à l’œil, un autre à la main, un autre a une fistule, &, par manière générale, ces malades souffrent de toutes les maladies qui existent. Certains de ces maux ont déjà pu être guéris ; mais lorsque celui cependant qui en a été guéri mange quelqu’une des nourritures qui lui sont nuisibles, alors ce malade revient à son état précédent.
C’est de semblable façon aussi qu’il arrive que celui qui se trouve dans un état de pénitence & condamne ou méprise quelqu’un, celui-là détruit toute l’œuvre de sa pénitence ; parce que si parmi ceux qui se trouvent chez le médecin & qui sont affligés par diverses maladies, l’un gémit sur sa pathologie personnelle, l’autre lui demandera pourquoi il se plaint. Chacun ne songe-t-il pas à sa maladie personnelle ? De la même façon il faudrait agir aussi pour ses passions & péchés personnels, en sorte qu’il devienne impossible de prêter attention à un autre qui pèche ; parce que tous ceux qui attendent dans la salle d’attente du médecin se gardent de parler tout haut & d’exposer leur maladie, & nul d’entre eux ne mange d’un produit qui lui nuit & le ferait retomber dans sa maladie. Et quel est celui qui n’est pas malade ?
2. Chacun donc qui a péché après le Saint Baptême ne peut pas être indifférent à ses péchés, parce qu’il mène une vie de pénitence. Et même s’i accomplit de grand miracles, qu’il guérit les malades, qu’il ressuscite les Morts, & qu’il possède toute la connaissance divine, du moment qu’il a péché ne peut être indifférent à ses péchés, parce qu’i mène une vie de pénitence. Que signifie qu’il a péché ? Qu’il soit tombé dans la fornication, qu’il ait péché dans les limites de la nature ou qu’il ait commis des péchés contre nature, qu’il ait regardé d’un œil lubrique un beau corps, qu’il ait volé, qu’il ait mangé en cachette en veillant à n’être vu de personne, ou qu’il ait commis quelqu’ autre des péchés existants : celui donc qui pèche ainsi outrage le Christ.
L‘un des assistants, ayant entendu cela, lui demanda : « Qui donc, mon père, garde une parfaite exactitude de vie ? » L’Ancien répondit alors : « Comme a précisément été vaincu par l’ennemi celui qui a creusé un trou dans un mur où i y avait de l’argent pour le voler, de la même manière est aussi vaincu par l’Ennemi celui qui ne garde pas une telle exactitude de vie ; parce que le Diable lui-même a dupé & vaincu le premier comme le deuxième. Et celui qui est vaincu dans de petits manquements sera vaincu aussi dans de plus grands, parce qu’il n’est pas habitué à résister au Diable. »
3. Si tu t’aperçois d’un manquement de ton frère, ne le méprise pas & ne l’attaque pas, pour ne pas tomber entre les mains de ton Ennemi le Diable. Fais attention à ne pas te moquer de quelqu’un & à ne pas nuire par là à ton âme.
4. Dieu a révélé au Saint Apôtre Pierre qu’il ne faut prendre personne pour un être souillé ou impur. Au contraire, si ton cœur a été sanctifié, tout l’être a été sanctifié. Mais celui dont le cœur conserve des passions, celui-là croit tout le monde semblable à lui, parce qu’il le juge d’après le contenu de son cœur. Un tel homme en arrive à se mettre en colère si quelqu’un lui dit : « Untel est un homme bon ». Mais vous, mes bien-aimés, faites bien attention à ne condamner personne, non seulement en parole, mais pas même en pensée.
5. Si tu es combattu en pensée par le mépris de ton frère, & que tu as envie de l’attaquer, alors souviens-toi que c’est pour cela que Dieu te livre à tes ennemis. Cette pensée te rendra la paix. Car sache bien que l’homme qui condamne son frère se trouve loin de la compassion de Dieu, ce qui est dire qu’il est indigne que Dieu ait pitié de ses fautes.
V. Extrait de l’Abba Marc.
Mon frère, quand tu entends parler de la transgression d’Adam & d’Eve, il faut que tu croies que la Chute est véritablement arrivée par eux ; cependant, cet évènement de la transgression se répète après cela par moi, par toi, par tous les hommes, non seulement dans les faits, mais aussi dans les pensées ; & voici comment : Par le Saint Baptême, nous sommes nés une seconde fois, & nous avons été placés dans le Paradis spirituel de l’Eglise. Mais tandis que nous nous trouvions dans ce Paradis, nous avons transgressé le commandement de Dieu, qui nous avait régénérés par le Saint Baptême. Quel commandement avons-nous alors transgressé ? Le Seigneur a enjoint que nous aimions nos frères ; que nous considérions avec une patience sans faille leurs œuvres comme un fruit bon, & que nous le mangions avec plaisir, conformément à ce qu’avait dit Dieu à Adam & Eve, ses premières créatures : « Vous mangerez de tout arbre qui est dans le Paradis ». (Genèse 2, 16). Mais nous, entraînés par nos pensées, que nous suggère le serpent de l’esprit, nous considérons certains de nos frères comme bons, & nous les aimons, tandis qu’il en est d’autres, au contraire, que nous considérons comme mauvais, & que nous haïssons. C’est précisément ce jugement discriminant, qui partage les êtres entre bons & mauvais, qui constitue l’arbre de la connaissance du bien & du mal. Et cela est dû au fait que nous refusons de supporter les chutes de notre prochain, & que nous examinons avec attention le cas de tout un chacun selon ses conduites. Et, ceux qui nous paraissent bons, nous les aimons ; tandis que ceux qui nous paraissent mauvais, nous les haïssons.
Mais à peine l’esprit a-t-il goûté des fruits de cet arbre – ce qui est à dire à peine avons-nous formé ces pensées sur le prochain- qu’aussitôt il tombe dans ces mêmes chutes, qu’il avait condamnées chez autrui ; & alors il voit son dénuement, qui provient de la mauvaise discrimination des manquements de son frère. Or, de ce dénuement il ne s’était pas avisé plus tôt, parce qu’il était couvert par la compassion pour son frère. Mais à cause de ce dénuement, & par une conséquence naturelle, notre pensée est mortifiée, non parce que Dieu a infligé la Mort, mais parce que l’homme a haï son prochain. Parce que ce n’est pas Dieu qui a créé la Mort, qu’Il ne se réjouit pas non plus de la perte des vivants, qu’Il n’est pas mû par la passion de la colère, qu’il ne songe pas à combattre le Mal, & que Ses dispositions ne changent pas en fonction de la dignité ou de l’indignité des hommes, mais qu’Il a tout fait avec Sagesse, & qu’Il a tout disposé en sorte que les choses soient réglées par la loi de l’esprit, c’est-à-dire par la loi spirituelle. C’est pourquoi Il ne dit pas à Adam : « le jour où vous goûterez du fruit défendu je vous mettrai à Mort », mais affermissant le divin statut de Sa loi spirituelle, Il annonce à l’avance la loi de Sa divine Justice, en prédisant : « Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de Mort ». ( Gen, 2, 17). De telle sorte qu’Il a lié le bien avec la rétribution, & le mal avec le châtiment, de façon, par manière naturelle, que la récompense corresponde à la vertu, & le châtiment au vice, sans qu’il y ait nécessité, dans chacun de ces cas, que l’on y songe, comme se l’imaginent à tort ceux qui ignorent les lois spirituelles.
2. Nous donc qui connaissons, quoique imparfaitement, ces lois, il faut que nous ayons en vue que, si nous haïssons l’un de nos frères dans la Foy, sous prétexte qu’il est mauvais, assurément Dieu nous haïra à notre tour, parce que nous aussi, ce faisant, nous sommes mauvais. De même, si nous jugeons quelqu’un sévèrement en tant qu’il est pécheur, & que nous ne le considérons pas comme étant digne de pénitence, alors Dieu nous jugera nous aussi de même, & Il ne nous rendra pas dignes de pénitence. Enfin, si nous ne pardonnons pas ses péchés au prochain, Dieu non plus ne nous pardonnera pas. Il faut donc que nous ayons tout cela en considération.
3. Cette loi, le Christ, en tant que Divin législateur, l’a confirmée en disant : « Ne jugez pas, pour n’être pas jugés ; ne condamnez pas pour n’être pas condamnés par Dieu ». Pardonnez à vos frères, pour que Dieu vous pardonne ». Cette loi, l’Apôtre Paul la connaissait, qui disait : « Celui qui juge autrui se condamne lui-même ». Et c’est dans ce même esprit que s’exprimait aussi, dans les temps plus anciens, le Prophète-roi David : « Pour toi, mon Dieu, tu rendras à chacun la rétribution ou le châtiment, selon la teneur spirituelle de ses œuvres ». Et un autre Prophète, en tant que représentant de Dieu, disait : « Si m’appartient le droit d’imposer le juste châtiment, je rendrai à chacun selon ses œuvres », dit le Seigneur. Et, pour parler bref, tant l’Ancien Testament que le Nouveau nous montrent clairement cette loi à l’œuvre, en sorte que nous comprenions que c’est une loi spirituelle, & qu’elle s’adresse à l’homme intérieur. C’est pourquoi il faut sans plus tarder que, dans tous les cas, nous honorions cette loi, & que nous aimions nos frères, non seulement en le leur témoignant par des marques extérieures d’amour, mais avec une sincérité venue de l’intérieur, parce que cette loi spirituelle ne ressemble pas à la loi de Moïse, qui ne jugeait que selon les apparences, mais, en tant que loi spirituelle, elle sonde aussi les pensées secrètes des hommes. C’est du reste par cette loi spirituelle que le Christ a parachevé la loi mosaïque, comme Lui-même l’a dit : « Je ne suis pas venu pour détruire la loi, mais pour la parachever ». (Matt, 5, 17).
4. Il est donc un but que nous devons poursuivre toujours & partout, & de façon telle que nous nous réjouissions, & que nous ne nous affligions pas chaque fois que nous subissons l’injustice, de diverses manières, de la part des hommes ; que nous nous réjouissions non pas simplement parce que cela est advenu, mais parce que cela nous donne l’occasion de pardonner à celui qui nous a contristé, en sorte que nous aussi nous puissions recevoir de Dieu la rémission de nos péchés. Cette indulgence envers notre frère qui nous a affligé, affermit la véritable connaissance de Dieu, & cette connaissance contient tout ce qu’il faut à l’homme savoir. Dans le même temps, elle fournit à l’homme le pouvoir, à chaque fois qu’il supplie Dieu, d’être entendu par Lui. Cette connaissance divine, induite par l’indulgente bonté envers nos frères, est le beau fruit précieux de la prière ; par elle se manifeste la Foy que nous avons en Christ, parce que par elle aussi nous acquérons le pouvoir d’aimer Dieu de tout notre cœur, & notre prochain comme nous-même. Et pour l’acquisition de cette science divine, nous devons dans les veilles & les peines corporelles supplier Dieu qu’Il ouvre par la compassion notre cœur pour l’accueillir, loin de la faire fuir.
Alors, quand nous possédons cette Vertu, & la Grâce de l’adoption filiale, qui nous a été donnée par le Saint Baptême, mystiquement, nous la sentons agir en nous, non pas invisiblement, mais en toute clarté, perceptible au sens intérieur. Et cela, parce que nous avons eu la force de pardonner aux péchés du prochain.
Cette Vertu a deux opposés, qui l’empêchent de se manifester : le plaisir charnel & la vanité. De ces maux il nous faut nous éloigner au plus tôt en esprit, & que, libres désormais, nous nous appliquions à l’acquisition de cette Vertu.
Mais lorsque nous nous livrons avec nos âmes à ces vices, n’en jugeons personne responsable, ni Satan, ni les hommes, mais combattons contre notre volonté mauvaise, & ne nous enorgueillissons pas. La lutte est intérieure, elle se situe parmi nos pensées, & dans ce combat nul, hors de notre être intérieur, ne fera que nous serons couverts de honte.pourra nous secourir ni se battre avec nous. Nous n’avons qu’un seul allié, le Christ, qui, dès après le Saint Baptême, se trouve caché en nous, de façon secrète, & mystiquement. Et, de fait, Il est invincible & infaillible, & Il combattra avec nous en cette lutte intérieure, si, autant que nous le pouvons, nous nous acquittons de Ses préceptes.
Ces deux vices qui nous combattent ont dupé Eve & égaré Adam.
De ces deux vices, le plaisir a présenté les fruits de l’arbre comme bons à manger, & comme une œuvre bonne la connaissance profonde de toutes choses. La vanité, quant à elle, a aiguillonné les premiers êtres créés avec la pensée qu’ils seraient bientôt des dieux, puisqu’ils connaîtraient le bien & le mal.
Comme les Protoplastes donc, Adam & Eve, furent remplis de honte en se voyant mutuellement nus, ainsi, nous aussi, quand nous aurons perdu l’innocence des yeux de notre esprit & que nous verrons nos âmes nues, notre conscience fera que nous serons couverts de honte. Alors nous coudrons des feuilles de figuier, ce qui est dire que nous tâcherons de dissimuler la nudité de notre âme avec des mots, des pensées, des idées, des justifications. Le Seigneur nous apprêtera & nous fera don d’un vêtement de peau, nous disant : « Par votre patience, vous gagnerez vos âmes » (Luc) & nous donnant le conseil suivant : « Celui qui aura compris que son âme se trouvait dans la médisance ou dans quelque autre péché, celui-ci devra l’éduquer par l’ascèse ; & celui qui perdra son âme dans cette vie, c’est-à-dire, qui la crucifiera, la gagnera pour la Vie éternelle.
Et celui qui, même s’il possède quelque charisme, compatira néanmoins à ceux qui en sont dénués, celui-ci, par cette compassion, sauvegardera le don de Dieu. Mais l’orgueilleux qui fanfaronne perdra ce don de Dieu, parce qu’il sera frappé par les épreuves qui attendent l’orgueil.
Scrute avec attention tes chutes & tes manquements, non ceux ni les affaires d’autrui pour que ton mental ne soit pas régi par le Diable.
VI. Extrait de Saint Anastase le Sinaïte.
Question
Comment pouvons-nous ne pas juger celui qui pèche de façon visible ?
Réponse
Nous y parviendrons dans la mesure où nous nous rappellerons ce que dit le Seigneur : « Ne jugez pas afin de n’être pas jugés ». (Matt, 6, 1). Nous nous rappellerons également ce que dit l’Apôtre, qui donne ce conseil spirituel : « Celui qui croit se tenir debout, qu’il veille à ne pas tomber. » ( 1. Cor, 9, 12). Et ailleurs : « Pour tous ceux qui jugent, sur ce en quoi tu juges autrui, tu te condamnes toi-même » ( Rom, 2,1). Car nul ne connaît l’intérieur de l’homme, & ne sait si l’Esprit habite ou non en lui, comme dit notre Seigneur.
Parce que beaucoup de gens, lors même qu’ils pèchent bien souvent devant les hommes, ensuite de cela se confessent secrètement devant Dieu, & sont pardonnés de Lui en Lui étant agréables, au point de recevoir le Saint Esprit. Et ceux-ci, qui sont par nous considérés comme pécheurs, parce que nous ignorons leur pénitence, ont été justifiés devant Dieu. Et cela parce que , nous, les hommes, nous avons scruté avec attention le péché commis par notre semblable, mais que nous ne connaissons pas pour autant les bonnes actions qu’il a commises en secret. C’est pourquoi il ne faut pas condamner qui que ce soit, si même nous l’avons vu pécher de nos yeux.
A peine nous sommes nous éloignés de dix pas de celui qui péchait que nous ne sommes déjà plus en mesure de savoir ce qu’a fait secrètement ce pécheur, non plus que la façon dont Dieu agi en lui. Judas le traître & le prévaricateur, au soir du grand Jeudi Saint était avec le Christ & Ses disciples, tandis que le larron était avec des malfaiteurs & des meurtriers ; & cependant, à peine arriva le Vendredi que Judas était damné, parce qu’il avait trahi le Seigneur, tandis que le larron, parce qu’il s’était repenti sur la croix, fut le premier à entrer au Paradis avec le Christ.
C’est pourquoi il est donc bon de ne pas juger des changements soudains, & ce jusqu’au retour du Christ, qui connaît bien l’esprit & les pensées de l’homme, & qui lit dans les cœurs, au point que rien ne lui échappe des secrets de ces cœurs. Outreplus, le Père a donné au Fils tout pouvoir de juger, en sorte que celui qui juge son prochain dérobe au Fils la dignité de Juge, & se pose ainsi en antéchrist. Du reste, il en est qui, sans que nous le sachions, sont pardonnés par Dieu après être tombés dans maintes afflictions & des épreuves diverses. D’autres encore sont purifiés du péché par le moyen de maux corporels ou d’une longue maladie. N’est-il pas dit dans la Sainte Ecriture : « En me châtiant, le Seigneur m’a corrigé, & Il ne m’a pas livré à la Mort ». (Ps 117, 18). C’est dire qu’en recourant à diverses afflictions, le Seigneur me corrige & redresse mes voies, tel un bon pédagogue, mais que toutefois il ne me condamne pas à la Mort éternelle du péché.
De même l’Apôtre dit : « Jugés par le Seigneur, nous sommes corrigés par Lui, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde. » ( 1 Cor 10, 32). C’est ce qu’il a fait avec le débauché de Corinthe, comme nous le rapporte l’Apôtre Paul, permettant qu’il soit livré à Satan pour que fût absolument châtiée sa chair pécheresse, s’agissant que fût sauvée son âme au jour de la Seconde Parousie, lorsqu’adviendra le retour du Christ. De ce qui advint là nous apprenons que même les possédés, s’ils supportent sans murmure cette épreuve, sont sauvés de par ce châtiment. D’autres encore, comme le roi Ezéchias, sont corrigés par les pleurs à chaudes larmes qu’ils ont versés pour fléchir Dieu & le supplier de les délivrer du châtiment de leur maladie mortelle, jusqu’à ce que Dieu eût compassion d’eux.
D’autres encore, sans que les gens n’en sachent rien, après qu’ils se furent réconciliés avec Dieu, & qu’ils se furent acquittés d’un canon de pénitence, peu de jours après quittèrent cette vie pardonnés, & ils furent sauvés. Car l’homme est jugé par Dieu selon l’état où se trouvera son âme à l’instant de la Mort, que l’âme fût bonne ou mauvaise. Et cette vérité, Dieu Lui-même l’a proclamée par la bouche du Prophète Ezéchiel, qui fit entre autres annonces celle-ci : Si un homme commet toutes les injustices, puis que, s’en étant détourné, il accomplit la justice, je ne me souviendrai pas de ses iniquités, parce que c’est dans l’état où je le trouverai que je le jugerai.
Il y en a aussi qui ont été pardonnés de leurs péchés, parce que des hommes justes & saints ont prié pour eux. Car Dieu réalise toujours les pieux désirs de ceux qui le vénèrent. C’est ce que montre la Sainte Ecriture. Aaron a été pardonné du péché de la confection du veau d’or à Chorev, idole qu’il avait fait vénérer par les Juifs, parce que Moïse avait prié pour lui. Et Mariam, la sœur de Moïse, fut également purifiée de la lèpre, parce que Moïse avait supplié Dieu pour elle. Et Nabuchodonosor, grâce à la Prière du Prophète Daniel, s’attira la miséricorde de Dieu.
Que de fois les Saints Anges peuvent-ils aussi adresser leur demande à Dieu, pour le Salut de divers hommes, parce qu’ils sont de sincères serviteurs de Dieu, & qu’ils ont de l’assurance devant Lui, parce qu’ils sont sans péchés. Et Dieu, qui jour & nuit reçoit d’eux l’adoration & l’action de grâces, satisfait aussitôt leur désir, & exauce leurs demandes.
Il advient avec les Saints Anges ce qui se produit exactement avec les amis sincères des rois de la terre, qui pour l’amour d’eux accordent la vie sauve aux condamnés pour lesquels ceux-ci ont intercédé. Les Anges Saints ont beaucoup d’amour pour les hommes, & ils compatissent à notre race, parce que le Verbe Dieu ineffable s’est fait homme, & qu’ainsi ils ont été jugés dignes de Le voir dans notre chair, tel qu’ils le désiraient voir depuis la création du monde. C’est ce qu’assurent dans leur enseignement les coryphées des Apôtres, Pierre & Paul : Pierre dit que Dieu nous a gratifiés de biens tels que les Saints Anges désirent les voir ; ce qui est dire qu’ils désirent voir Dieu dans une telle magnificence, Lui que nous avons été jugés dignes de voir dans sa chair avant les Anges, dès l’instant de sa nativité dans la chair lors de Son incarnation. Et Paul, s’en rapportant à l’Ascension du Seigneur, proclame avec enthousiasme : « Maintenant le Christ est monté au Ciel, pour que les Dominations & les Puissances Le voient au milieu de l’Eglise. Ainsi donc, c’est à cause du don de la chair de l’homme & de la race humaine que les Saints Anges aiment tant les hommes. C’est pourquoi aussi le Christ dit : « Il y a de la Joie dans le Ciel pour un seul pécheur qui se repent ». ( Luc, 15, 7). A chacun des fidèles, dès à son baptême, est par Dieu donné un Ange pour Ange Gardien, Guide, & Pédagogue. C’est précisément pour cette raison que le Seigneur a dit aux Juifs : « Prenez garde à ne pas mépriser un seul de ces petits – d’entre ceux qui croient en moi- car, je vous le dis, leurs Anges dans le Ciel contemplent à toujours la Face de mon Père dans les Cieux ». ( Matt, 17, 10). L’Ange, donc, qui a été donné par Dieu pour garder l’homme, s’il voit que celui que Dieu lui a confié aime le Bien & s’efforce durement de l’accomplir, vient à son secours & supplie Dieu pour lui, afin qu’une fois ses péchés pardonnés, il soit sauvé. Et Dieu, qui est ami de l’homme, accède volontiers à la requête de Son Ange.
Parce que, comme je l’ai dit précédemment, bien souvent des hommes Justes & Saints ont demandé à Dieu le pardon des péchés, & l’ont obtenu ; comment donc les Anges, dès lors, n’auraient-ils pas le pouvoir d’obtenir ce que les Saints obtiennent ?
Ne condamnons donc aucun homme, quand bien même nous l’aurions vu de nos yeux pécher. Il est préférable que nous lui donnions humblement des conseils spirituels & que nous priions pour lui. Et si tout ce qui a été dit plus haut n’est pas suffisant pour persuader à ce propos le lecteur, nous rapporterons d’autres dires encore.
Dis-moi, je t’en prie : Qui, en voyant à Jéricho pécher publiquement Raab la courtisane, aurait-il cru que Dieu lui pardonnerait tous ses péchés, & la justifierait, pour ce qu’elle reçut & secourut les envoyés d’Israël ? Ou qui aurait pu s’imaginer que le Publicain inique & voleur, qui priait avec le Pharisien dans le temple, adoucirait la juste colère de Dieu contre lui, & qu’il rentrerait chez lui purifié de ses péchés & pardonné, à cause de ses profonds soupirs sincères poussés devant Dieu ? Et peut-être oublie-t-on que Samson, bien qu’il se fût suicidé, se trouve malgré cela parmi les Saints, comme l’affirme Paul ? Et n’est-ce pas un cas d’importance, & digne que l’on s’en souvienne, que celui de Manassé, qui, bien qu’il eût adoré les idoles durant cinquante-deux ans, & qui par là avait été cause que le Peuple d’Israël transgressât la loi & s’éloignât de Dieu, fut cependant en une heure, & ppar une simple petite prière sincère, pardonné par Dieu, comme le raconte la Sainte Ecriture ? Comme cela est connu des exégètes des récits bibliques, le roi des Assyriens enferma Manassé dans une étroite réclusion à semblance d’animal. Se trouvant donc prisonnier en ce terrible enfermement, il pria Dieu d’une âme douloureuse, & lui adressa sa prière accoutumée ; et, ô miracle ! par là Puissance de Dieu la bête se rompit, & un Ange du Seigneur le mena à Jérusalem, où il vécut dans la pénitence le temps qui lui restait à vivre. Et, pour laisser de côté les exemples les plus anciens, je rappellerai le cas du bon Saint larron sur la croix, qui fut sauvé en un instant par un repentir sincère. C’est par cet exemple que je conclurai mon entretien.
Personne, d’entre tous ceux qui se trouvent sur terre, n’aurait pu croire à la conversion du larron, d’autant que le mystère de ce repentir se réalisa de façon secrète & à bas bruit.
Comment est-il possible, demanderait-on, que cet homme affreux, qui vola nombre de gens, & qui tua petits & grands, justes & injustes, celui qui montra à d’autres comment transgresser & se faire voleur, oui, comment est-il possible qu’un tel individu, ait, par cette seule phrase : « Souviens-toi de moi Seigneur » ( Luc), été justifié à l’extrême fin de sa vie, qu’il ait été sauvé par Dieu, &, fait essentiel, qu’il soit devenu le premier à entrer au Paradis ?
Tout cela, que j’ai rapporté ici, très au long dans mes explications, je l’ai écrit parce que je sais très bien que la langue de bien des gens, quand elle condamne les autres, est plus coupante que tout autre couteau à double tranchant. Ces mêmes gens, si même ils voient un homme commettre le bien à l’infini, à peine aperçoivent-ils un seul défaut dans son caractère – car nul n’est sans péché, sinon Dieu seulement – aussitôt ils oublient & négligent tout le reste des exploits de cet homme, & ne mettent toujours en avant q ce seul petit défaut qu’ils ont décelé, &, avec une joie mauvaise, ils la divulguent parmi les hommes. C’est donc justement que sur les têtes de ces hommes calomniateurs & accusateurs éclatera le châtiment de Dieu, & non seulement à cause de leurs propres péchés, mais parce que par leurs calomnies & leurs condamnations, ils ont nui à l’âme de beaucoup, jusqu’à les détruire.
7.Extrait de Saint Maxime.
Est-il possible de ne pas frémir, de n’être pas frappé, & que l’esprit ne s’agite pas à la pensée que le Dieu & Père ne juge personne, mais qu’Il a cédé au Fils le pouvoir de juger ? Et le Fils à son tour crie aux hommes : « Ne jugez pas, afin de n’être pas jugés. » ( Matt 6, 1). Le vase d’élection qu’est l’Apôtre Paul insiste de semblable sorte : « Ne jugez pas avant le temps du retour du Seigneur. » ( 1 Cor. 4, 5). & « Par le jugement dont tu juges autrui, tu te condamnes toi-même ». ( Rom, 2,1). Mais, tout-à-fait contrairement à l’acte du Père, au précepte du Fils, & à l’avis de l’Apôtre Paul, les hommes, ayant laissé de côté leurs propres péchés, ont dérobé au Fils le pouvoir de Juge, & comme s’ils étaient prétendument sans péché, ils jugent & condamnent leurs semblables.
Pour cette audace sans nom, le Ciel fut abasourdi, & la terre a tremblé, mais ces médisants & ces sycophantes calomniateurs demeurent insensibles & sans honte.
8. Extrait du Gérondiko.
1. Auprès d’un Ancien demeurait un frère, qui n’avait encore passé que peu de temps dans l’ascèse ; & celui-ci ne se souciait pas autant qu’il aurait convenu de ses devoirs monastiques. Quand il fallut qu’il Mourût, se trouvant aux derniers instants de sa vie, quelques autres Moines vinrent à lui, pour lui fournir une compagnie spirituelle, & pour sa consolation. L’Ancien vit alors avec un étonnement content que le visage du Mourant n’avait pas l’aspect farouche qui distingue habituellement l’homme à son lit de Mort. Tout au contraire, ce Moine avait le visage joyeux & rieur. L’Ancien alors, qui était avisé, voulant édifier spirituellement ceux qui se trouvaient là, lui dit : « Nous savons tous, mon frère, que tu n’as pas mené une haute lutte méritoire dans l’ascèse monastique ; comment donc se peut-il que tu te prépares à partir pour ce voyage effrayant en étant dans une disposition si joyeuse ? »
A cette question, le Moine répondit : « De fait, mon Père, tu dis la vérité ; j’ai été négligent dans les devoirs de la vie monastique ; mais, depuis que je suis devenu Moine, je n’ai condamné personne, & je n’ai gardé rancune à personne ; mais si parfois surgissait un petit différend avec un de mes semblables, je tâchais à l’heure même de me réconcilier avec lui. Je songe donc dire à Dieu : « Tu as dit : Ne condamnez pas pour n’être pas condamnés ; pardonnez vos semblables & Dieu vous pardonnera », « Ne jugez pas, afin de n’être pas jugés » (Matt. 6, 1), & « Si vous pardonnez aux hommes leurs chutes, notre Père Céleste vous les remettra aussi. (Matt.. Alors l’Ancien inclina la tête en signe d’assentiment & dit : « La Paix de Dieu soit avec toi, mon enfant, car c’est sans la difficultueuse peine de l’ascèse monastique que tu as été sauvé, parce que tu as fui le jugement & la condamnation. »
2. L’Abba Agathon, quand il voyait quelqu’un tomber, & que sa pensée lui suggérait de le condamner, se disait en lui-même : « Agathon, fais attention à ne pas faire la même chose ». Et alors sa pensée le laissait en paix.
3. L’Abba Antoine prophétisa sur l’avenir de l’Abba Ammon, & lui dit : « Toi, avec l’aide de Dieu, tu parviendras sur les cîmes de l’ascèse, & ton âme sera pleine de la crainte de Dieu ». Puis, étant sorti de la cellule & lui ayant montré une pierre, il lui dit : « Outrage & frappe cette pierre ». L’Abba Ammon exécuta volontiers cet ordre, sans bien entendu que la pierre bronchât ou se plaignît. Alors l’Abba Antoine lui dit : « Pour toi, il s’agit que tu arrives à cette même mesure d’apathéia – d’absence de passions-, au point, comme cette pierre, de ne pas te troubler des attaques injustes ni de la méchanceté des hommes. » Et, de fait, il en advint ainsi. Il progressa tant en indulgence & en bonté qu’il ne songeait plus du tout à mal.
Après quoi l’Abba Ammon devint Evêque. Il arriva alors l’évènement caractéristique suivant : Ils amenèrent devant lui une jeune fille naguère vierge, qui avait été déflorée, & qui était enceinte ; avec elle, ils amenèrent aussi devant l’Evêque son agresseur. Ceux qui l’accompagnaient dirent alors à l’Evêque : « Très vénérable, impose à cet homme une peine sévère. A l’étonnement de tous, l’Evêque signa le ventre de la jeune femme du signe de la croix, & ordonna qu’on lui donne six paires de draps, disant : « Il en est besoin, car il est probable qu’à l’heure où elle va partir enfanter elle Meure ainsi que l’enfant, & que ne se trouvent pas en cet instant les linceuls indispensables à leur ensevelissement ». Alors, ceux qui avaient dénoncé cette femme, voyant le don généreux de l’Evêque, lui dirent : « Pourquoi fais-tu cela ? Il faut que tu lui imposes un châtiment sévère ». L’Evêque alors répondit avec douceur à ceux qui l’accusaient : « Vous voyez bien, mes frères, que cette femme, à cause de son état de grossesse avancée, se trouve maintenant toute proche de la Mort ; quant à mo, que puis-je donc faire ? » Et, sur ces mots, il dit à cette femme de s’en aller, sans oser la juger.
4. Un autre jour, l’Evêque fut invité à déjeuner quelque part, & il y alla. En ce lieu vivait un Moine sur lequel s’était répandu le bruit que c’était un débauché. Or, par hasard, le jour de la visite de l’Evêque, se trouvait aussi dans la cellule la femme avec laquelle on disait qu’il avait péché. Les habitants de ces lieux donc, à peine eurent-ils eu connaissance de la présence dans la cellule du Moine de cette femme qui était soupçonnée de luxure, qu’ils songèrent à entrer de force dans la cellule du moine pour l’en chasser. Entretemps, ayant appris que se trouvait aussi parmi eux l’Evêque Ammon, ils vinrent le prier, après qu’ils lui eurent exposé la situation, d’entrer avec eux dans la cellule du moine, pour lui faire de vifs reproches, puis chasser ensuite de la région ce couple de péché.
Le moine ayant compris ce qui se préparait contre lui eut le temps de cacher la femme dans une grand jarre qu’il avait à l’étage dans l’entrée.
L’Abba Ammon, qui avait le don de discernement, avait été secrètement averti par Dieu de ce qu’avait fait le moine, & à peine fut-il arrivé qu’entrant dans la cellule, il s’assit délibérément sur la jarre, & ordonna que les autres fissent une fouille systématique dans la cellule pour y trouver cette femme de péché.
Ils fouillèrent dans tous les coins de la cellule, sans pouvoir trouver la femme. Après laquelle recherche infructueuse, l’Abba Ammon leur dit : « Vous voyez ? Que Dieu vous pardonne ». Et après qu’il eut dit une prière pour chacun d’eux, il ordonna aux visiteurs de s’en aller. Lorsqu’il fut resté seul dans la cellule, il prit le moine par la main, & tandis que par so regard il lui donnait à entendre qu’il avait tout compris, il lui dit, plein de tendresse : « Fais attention à toi, frère. » Et, sans rien dire d’autre, il s’en alla.
5.Un moine, parce qu’il avait péché, fut renvoyé de la communauté par l’Ancien. Ensuite de quelle action, l’Abba Bessarion se leva, & partit avec le frère, disant : « Et moi aussi, je suis pécheur. »
6. L’Abba Isaïe donna à ses disciples le conseil suivant : » Si une pensée vient te troubler, t’incitant à condamner ton frère pour le péché qu’il a commis, songe bien tout d’abord, surtout, que tu es plus pécheur que lui. Ensuite, sois assuré que, sur toutes les bonnes actions que tu crois avoir faites, toutes n’étaient pas agréables à Dieu. Avec ces pensées, assurément, tu n’auras pas l’audace de condamner ton prochain. »
7. Le même dit encore : « Le meilleur moyen de tenir ta conscience en repos est de ne pas condamner ton prochain & de t’humilier toi-même ».
8. Un Ancien vit un frère se comporter honteusement avec un autre moine, & il ne lui en fit pas grief. Il ne l’accusait pas parce qu’il songeait : « Si Dieu qui les a créés les voit & ne les consume pas, qui suis-je, moi, pour les accuser ? »
9. L’Abba Isaac le Thébain alla dans une communauté de moines où il vit un frère chuter ; & il le condamna. Peu de temps après, lorsqu’il eut fini le travail pour lequel il était venu au Monastère, il s’en éloigna & retourna au Désert. A peine cependant s’approchait-il de sa cellule, & s’apprêtait-il à l’ouvrir pour y entrer qu’un Ange du Seigneur apparut devant lui & lui barra la porte. L’Ancien alors, avec douceur & humilité, le supplia, disant : « Qu’ai-je fait, & pour quelle raison ne me laisses-tu pas entrer ? » Et l’Ange du Seigneur lui répondit : » Dieu m’a envoyé te demander en quel lieu tu ordonnes que j’envoie le frère du Monastère qui a chuté & que tu as condamné ? »
A peine eut-il entendu ces paroles que l’Ancien, comprenant la cause de la conduite de l’Ange, se repentit de la condamnation qu’il avait formulée contre son frère, & dit aussitôt : « En vérité, oui, j’ai péché, pardonne-moi. » Et l’Ange, avec douceur, lui répondit : « Redresse-toi. Dieu t’a pardonné. Mais veille dorénavant à ne condamner personne, jusqu’à ce que revienne le Seigneur, auquel seul appartient le pouvoir de juger tous les hommes. »
10. L’Abba Macaire le Grand, comme le racontaient ceux qui le connaissaient, réussit à devenir un dieu sur la terre, conformément à la Parole : « J’ai dit : « Vous êtes des dieux ». (Jean 1, 34). Et il obtint cela parce que, comme Dieu couvre le monde & le protège de Sa bonté, de même manière l’Abba Macaire, quand il voyait les défauts de ses enfants spirituels, ou qu’il les entendait dire qu’ils avaient chuté, il les couvrait de sa bonté, comme s’il n’avait rien vu ni entendu.
Un jour, dans une skyte, un frère chuta, & les Pères s’assemblèrent en une synaxe pour le juger. Ils convièrent à cette assemblée, pour qu’il se joignît à eux, l’Abba Moïse. Celui-ci cependant ne voulut pas venir. Et une seconde fois celui qui présidait à la synaxe l’invita à venir, disant : « Viens, car tous les Pères t’attendent ». Alors l’Abba Moîse se mit en route après qu’il eut rempli de sable un vieux sac troué, & qu’il l’eut chargé sur ses épaules. C’est avec ce pesant fardeau qu’il arriva au lieu où se tenait la synaxe.
Les Père, qui vénéraient fort l’Abba Moïse, apprenant qu’il arrivait, sortirent pour aller à sa rencontre. Mais, lorsqu’ils le virent avec cet étrange fardeau, c’est-à-dire ce vieux sac si lourd, par les trous duquel s’écoulait le sable, stupéfaits, ils lui demandèrent : « Qu’est-ce que cela, Père ? » Et l’Ancien leur répondit : « Ce sont mes péchés, qui glissent derrière moi san que je m’en aperçoive ; & malgré cela, avec un tel fardeau de péchés, je suis venu aujourd’hui ici pour juger les péchés d’un autre. » Les Pères, qui s’étaient assemblés en synaxe, à peine eurent-ils entendu ces paroles qu’ils comprirent toute leur importance. C’est pourquoi ils ne dirent rien à leur frère, qu’il avait été question de juger, mais ils lui pardonnèrent.
11. Le même Abba Moîse dit un jour à une synaxe de frères : « Il faut que l’homme meure à ce qui concerne son frère, en sorte qu’il ne condamne personne en rien. Parce que quand le Seigneur tua les premiers-nés des Egyptiens, il n’y avait pas une maison en Egypte où l’on ne comptât pas un Mort ». Un frère d’entre ceux qui entendaient ces propos lui demanda : « Que veux-tu signifier par là, Père ? » Et l’Ancien Moîse répondit : « Si nous pouvions voir nos péchés, nous aurions assurément la faculté de nous préoccuper des péchés de nos semblables. Car c’est véritablement folie pour un homme qui a un cadavre chez lui, de l’abandonner & de se rendre dans une maison étrangère pour pleurer le Mort du voisin, au lieu de pleurer chez lui sa propre dépouille.
Que tu Meures au prochain signifie que tu soulèves le poids de tes propres péchés, que tu ne t’intéresses pas à ce que fait chacun, & que tu ne dises pas, en le condamnant, qu’il est mauvais ; que tu ne fasses non plus aucun mal à quiconque, que tu ne penses pas intérieurement du mal de quelqu’un, que tu ne fasses pas honte à celui qui a fait le mal, en le reprenant durement, que tu ne fasses pas confiance à celui qui a fait du mal, de quelque façon que ce soit, à son prochain, mais que tu ne le juges pas pour ce qu’il a fait, que tu ne prêtes pas non plus attention à celui qui condamne son prochain, que tu n’aies pas de haine pour quiconque, ce qui est dire que tu ne haïsses pas autrui. Poursuis ce but, mon frère, & assure par là la paix à ton âme, ayant en vue que la peine déployée pour l’obtention de ce résultat ne dure que peu de temps, celui de notre vie sur terre, cependant que le repos durera toujours, commençant dès ici-bas & se poursuivant dans l’éternité. »
13. Un frère demanda un jour à l’Abba Pimène : « Dis-mo, Géronda, comment je pourrai devenir un Moine parfait ». L’Ancien lui dit en réponse : « Si tu veux jouir de la sérénité & du repos intérieur ici-bas comme dans la vie à venir, dis en tous les cas avec humilité : « Pour moi donc, qui suis-je ? Et ne condamne personne. »
14. L’Ancien de Péluse apprit un jour que certains moines descendaient souvent à la ville, qu’ils se baignaient dans les eaux publiques, & qu’ils négligeaient leurs devoirs spirituels. Dès qu’il arriva à l’assemblée des moines, aussitôt donc, devant tous les autres, il enleva à ces moines négligents leur schème monastique, en guise de punition pour leur conduite. Cependant, après qu’il eut fait cela, sa conscience le tourmenta, & il se repentit d’avoir blâmé ses frères. S’en allant lors comme ivre sous l’emprise de la lutte que se livraient ses pensées entre elles, il s’en vint voir l’Abba Pimène, lui apportant aussi les habits monastiques de ceux dont il avait enlevé le schème angélique, & il lui raconta l’histoire de ces frères.
L’Ancien, après qu’il l’eut écouté avec attention, lui demanda : « Et toi, n’as-tu plus rien du vieil homme ? T’en es-tu totalement débarrassé ? » L’Ancien répondit : « Mais si, je garde encore du vieil homme. Alors l’Ancien lui redit la Parole de l’Apôtre : « En jugeant autrui, tu te condamnes toi-même, car en jugeant tu fais la même chose que lui. « (Rom 2,1). Et à cette parole, il ajouta : « Voilà donc que toi aussi, comme les frères, tu te tiens en quelque sorte sous l’emprise du péché, même si tu ne participes plus que peu du vieil homme. » Ensuite de ce dialogue, l’Ancien s’en retourna, & aussitôt il rappela les frères, qui étaient au nombre de onze. Après que, touchant terre avec sa main, il lui eut fait sa métanie en signe de pardon, il leur remit leurs habits monastiques avec le schème angélique, ensuite de quoi il les laissa partir.
15. Un autre frère encore demanda à l’Abba Pimène : « Géronda, si je m’avise de la chute de mon frère, est-il bon que je le couvre ? » L’Ancien répondit : « Autant de fois que nous aurons couvert la chute de notre frère, autant de fois Dieu aussi couvrira nos péchés ; & aussi souvent que nous les dévoilons, Dieu dévoile aussi nos péchés. Et nous appelons frère, en ce cas, celui qui habite près de nous, ou qui demeure avec nous, mais qui n’a pas le même Père spirituel. Aussi vaut-il la peine que nous le couvrions & que nous ne regardions pas au péché de notre frère, parce qu’il faut que chacun examine avec attention ses péchés personnels.
Mais pour ceux qui appartiennent à une même fraternité que la nôtre, sous la houlette du même Père spirituel, les canons de nos Pères ordonnent qu’il nous faut nous soucier l’un de l’autre, comme chacun se soucie des membres de son propre corps, parce que nous menons vie commune quoi qu’il y ait nombre de corps distincts. En ce cas, il faut que chacun rappelle humblement ce qui sied à celui qui a chuté ; & si ceux qui ont chuté ne se corrigent pas avec ces rappels fraternels, alors, qu’ils s’en ouvrent à leur sujet aux Anciens, qui dirigent spirituellement la fraternité, & de telle sorte, par cet intérêt pour leurs frères, qu’ils sanctifient leur amour mutuel. »
16. Un autre frère demanda au même Abba Pimène : « Si je rencontre un frère duquel j’ai entendu dire qu’il est tombé dans le péché, je n’ai pas envie de le faire venir dans ma cellule ; mais si j’en rencontre un autre qui est bon, & qui a bonne réputation, alors je me réjouis d’être avec lui ». L’Ancien lui répondit alors : « Si tu offres un peu de bonté à celui qui est bon, tu dois doubler cette grâce à celui dont tu as entendu dire qu’il a chuté ; parce que celui-ci est malade, & qu’alors Dieu aura pitié de toi aussi. »
17. Dans un Monastère, un moine du nom de Timothée menait la vie monastique. Dans ce Monastère se répandirent sur le compte d’un autre moine des bruits diffamatoires, à savoir que ce dernier avait péché. Alors l’Higoumène demanda à Timothée ce qu’il fallait faire à son avis, & Timothée lui conseilla de le renvoyer de la communauté. Par le fait, il le chassa donc. Mais voici ce qui arriva dans ce cas précis : Timothée fut importuné dangereusement parce que le fait qu’il avait chassé son frère devenait pour lui une épreuve pénible, & qu’il s’en fallut de peu qu’il ne tombe dans le même péché. Dans son désespoir alors Timothée commença de pleurer & de crier : « Mon Dieu, pardonne-moi ! ».
Tandis qu’il se trouvait dans cet état, il entendit une voix lui dire de manière étrange & merveilleuse : « Timothée, tout cela tu le souffres parce que tu as méprisé & abandonné ton frère au moment de son épreuve. »
18. Un jour, dans un Monastère, un moine tomba dans le péché. Dans la campagne du Monastère, à quelque distance de là, vivait un Ascète, qui, depuis nombre d’années, n’était pas sorti de sa cellule. L’Higoumène du Monastère vint donc à lui, & lui rapporta le cas du frère qui avait chuté. A peine l’Ascète eut-il entendu cela qu’il conseilla qu’on le chassât du Monastère. De fait, donc, on le chassa, & celui-ci descendit se mettre dans une fosse profonde, & y demeura pleurant & se lamentant.
Par hasard, ces jours-là, quelques frères du Monastère, s’en étant allés à la rencontre de l’Abba Pimène, passèrent près de la fosse où ils entendirent les pleurs & les plaintes du frère qui avait été chassé. Par compassion pour lui, ils descendirent dans la fosse, & y trouvèrent ce malheureux, qui était accablé de peine & d’affliction. Avec affection & douceur, ils lui enjoignirent de le suivre, en sorte qu’ils se rendissent tous ensemble auprès de l’Abba Pimène. Mais le malheureux refusait & disait en pleurant : « Laissez-moi Mourir ici ». N’étant pas parvenus à le persuader, ils repartirent & se rendirent chez l’Abba Pimène, auquel ils racontèrent en détail l’histoire du frère. Emu par ce récit, l’Abba Pimène pria les frères de retourner à la fosse, & de dire au frère : « L’Abba Pimène te convie à venir à sa cellule. »
Ensuite de quoi, le frère finit par venir auprès de l’Abba Pimène. A peine l’eut-il vu arriver de loin que l’Abba Pimène s’approcha de lui, l’embrassa, lui parla avec douceur, parce qu’il était affligé pour lui, & il le pria de lui faire la grâce de manger un peu. Après qu’il eut apaisé & fait reposer le moine, il envoya un de ses novices à l’ascète, & lui signifia ce qui suit : « Il y avait longtemps que j’avais le désir de te connaître, parce que j’avais entendu dire beaucoup de bien de toi. Mais tous deux, de par notre négligence, n’avons pas, jusqu’à aujourd’hui, réussi à nous rencontrer ».
L’Anachorète, bien qu’il ne fût toujours pas sorti de sa cellule, entendit l’invitation & dit : « Pour que l’Ancien me fasse envoyer cette annonce, c’est que Dieu l’aura averti de quelque chose. « Aussitôt donc il quitta le lieu où il se tenait assis, pour aller à la rencontre de l’Abba Pimène.
Dès qu’ils furent arrivés à la rencontre l’un de l’autre, ils échangèrent le baiser fraternel, & commencèrent, joyeux , à s’entretenir.
A un moment, pourtant, l’Abba Pimène dit à l’Ascète : « Deux hommes vivaient en un lieu. Un jour, soudain, Moururent les parents de ces deux voisins, en sorte que chacun avait un Mort chez lui. Mais voici cependant que l’un des deux abandonna son Mort chez lui, & s’en fut pleurer le Mort de son voisin. » Dès qu’il eut entendu ce récit, l’Ascète s’émut & réfléchit que cette histoire s’appliquait à son cas, à cause du malheur qu’il avait eu d’avoir chassé le frère du Monastère. Aussi s’écria-t-il : « Pimène se trouve au Ciel, tandis que moi je rampe sur la terre. »
19. « Quelques Pères demandèrent à l’Abba Pimène : « Veux-tu, Abba, que nous fassions grief à celui dont , pour notre part, nous avons compris qu’il pèche ? » L’Abba leur répondit alors calmement : « Pour moi, quoi qu’il en soit, s’il se trouve que je doive nécessairement passer par un endroit où se tient quelqu’un que je vois personnellement pécher, je passerai sans lui faire aucun grief. »
20. A nouveau, ils l’interrogèrent : « Comment l’Abba Nisthéro a-t-il pu supporter son disciple avec tant de douceur ? » L’Abba Pimène lui répondit : « Pour moi, si j’avais été là, je lui aurais mis un oreiller sur la tête. » Sur quoi l’Abba Anoub fit cette remarque : « Mais comment pourrais-tu alors justifier ta conduite devant Dieu ? » L’Abba Pimène lui expliqua : « Mon Dieu, lui dirais-je, tu as enjoint à l’homme qu’il ôte d’abord la poutre qui est dans son œil, en sorte qu’il y voit clair, & qu’ensuite seulement il enlève la petite paille de l’œil de son frère ». ( Matt 6, 5).
21. Un autre frère demanda à l’Abba Pimène ce qu’il fallait faire. Et l’Abba Pimène lui répondit : « Ce qu’il faut que tu fasses est écrit dans le Psaume de David : « Je fais part de mon iniquité & je me soucie de mes péchés ». ( Ps 37, 19).
22. L’Abba Pimène vint un jour habiter dans une contrée d’Egypte. Près de lui demeurait un frère, qui vait une femme, & jamais il ne lui fit grief de sa transgression. Une nuit, cette femme enfanta. Aussitôt l’Abba Pimène comprit ce dont il s’agissait. Mais au lieu de s’en prendre durement au frère qui avait commis un tel péché, au contraire il appela le plus jeune de ses Moines & lui dit : « Prends avec toi un petit récipient en terre, emplis-le de vin, & offre-le à ton voisin, parce qu’aujourd’hui il en a besoin. » Les autres novices de l’Abba Pimène ne comprirent rien à tout cela. Et le frère fit ce que lui avait ordonné l’Abba Pimène.
Le frère qui avait péché, dès qu’il eut reçu ce don, octroyé dans un geste d’amour & de bonté, alors qu’il s’était attendu à ce qu’on lui fît grief de sa faute & qu’on lui prodiguât du mépris, fut saisi de contrition. Il réfléchit à son péché, & peu de jours après, il éloigna sa femme, après qu’il lui eut donné, pour qu’elle pût survivre, ce qu’il avait. Ensuite de quoi, plein de remords, il vint trouver l’Abba Pimène & lui dit : « A dater d’aujourd’hui, je me repens ». Alors l’Abba Pimène entreprit avec douceur & tendresse de l’affermir dans sa résolution de pénitence. Ce frère se fit une petite cellule près de l’Ancien, &, de là, il communiquait régulièrement avec l’Abba Pimène. Et celui-ci, par son enseignement avisé, l’éclairait & le menait sur la voie de Dieu qu’il lui fallait suivre. De cette façon, par cette conduite, l’Abba Pimène gagna l’âme du frère qui avait péché.
23. Les Pères d’une Skyte s’assemblèrent & tinrent conseil au sujet d’un frère qui avait chuté. Tous les Pères parlaient tour à tour, & chacun exprimait son avis. Seul l’Abba Pimène se taisait, & demeurait sceptique. Finalement, il se leva discrètement & sortit ; il prit un sac, le remplit de sable, & le chargea sur ses épaules. Il remplit également de sable un petit coquillage qu’il garda dans ses mains. C’est ainsi, tel qu’il était, avec le lourd sac sur son dos, & le petit coquillage entre ses mains, qu’il entra au milieu de l’assemblée des moines.
Les Pères, à cette vue, lui demandèrent ce que cela signifiait. Celui-ci leur répondit alors : « Ce sac plein de sable représente mes fautes que, parce qu’elles sont innombrables, j’ai jetées derrière moi , pour ne pas les voir, au lieu que je me fatigue à les effacer & à les pleurer. J’ai mis devant moi dans ce coquillage le peu de fautes de mon frère, & je m’en préoccupe en en parlant & en condamnant mon frère. Il ne sied pourtant pas que j’agisse ainsi. Au contraire, il faut que je place devant moi mes péchés personnels, & que je supplie Dieu de me les pardonner ». A entendre ces paroles profondes, les Pères, pris de contrition, se levèrent & s’écrièrent : « De fait, telle est la voie du Salut ! ».
24. L’Abba Paphnuce rapporta l’aventure suivante : Un jour, dit-il, tandis que j’étais en route, je perdis mon chemin & m’égarai, alors que je me trouvais non loin d’un village. Soudain , je tombai sur deux êtres, un homme & une femme, qui se trouvaient dans une posture indécente. Aussitôt alors, je me mis à prier pour mes péchés, pour n’avoir pas d’occasion de condamner, & de la sorte je m’éloignai. En chemin apparut devant moi un Ange avec un fouet à la main, & il me dit : « Paphnuce, tous ceux qui condamnent leur frère sont tués avec ce fouet. Toi, cependant, parce que tu n’as pas condamné, mais que tu t’es humilié devant Dieu, comme si c’était toi qui avait commis le péché, à cause de cela ton nom a été écrit dans le livre de la Vie. »
25. Un Ancien qui était Ascète disait : « Ne condamne pas le débauché, même si toi tu te gardes sage ; parce qu’autrement toi aussi tu deviens un transgresseur de la loi. Celui – c’est-à-dire Dieu – qui a dit de n’être pas débauché, a dit aussi de ne pas condamner. »
26. On racontait l’évènement suivant, à propos d’un Saint Géronda, qui demeurait en Egypte. Celui-ci n’avait qu’une toute petite cellule, à laquelle avait l’habitude de se rendre, pour y recevoir du profit spirituel, un moine ; une jeune fille s’y rendait aussi, qui avait la même habitude.
Un jour, tous deux se rencontrèrent dans la petite cellule de l’Ancien. Entretemps, la nuit était tombée, & il n »était plus possible qu’ils repartissent. L’Ancien alors étendit sa paillasse à terre, & tous trois se couchèrent ensemble, avec l’Ancien au milieu. Mais, durant la nuit, sous l’influence du Démon, le frère & la jeune fille furent tentés, & ils péchèrent ensemble. L’Ancien, bien qu’il comprît ce qui arrivait, ne leur dit malgré tout rien. Au contraire, au matin, il leur souhaita bon voyage avec bonté, sans leur témoigner nulle dureté aucune. Ceux-ci, tandis qu’ils faisaient route vers la ville, commencèrent d’éprouver de vifs remords de conscience, de se repentir pour ce qu’ils avaient fait, & de beaucoup souffrir intérieurement.
Au lieu donc de continuer leur chemin vers la ville, ils s’en retournèrent chez l’Ancien, &, se repentant, se mirent à se confesser à lui avec larmes : « Abba, lui dirent-ils, n’as-tu pas su comment Satan s’est ri de nous, & nous a fait pécher ? » « Je l’ai compris », répondit l’Ancien. Alors, stupéfaits tous deux, ils lui demandèrent : « Et où se trouvait ton esprit à cette heure, pour que tu ne nous aies pas empêché de commettre cette action honteuse que maintenant nos cœurs regrettent, brûlants de chagrin & de remords. » L’Ancien leur fit avec émotion cette réponse : « A cette heure, mon esprit se trouvait sur le Golgotha, au lieu de la crucifixion, & il y demeurait pleurant. » Après qu’ils eurent reçu de l’Ancien leur canon de pénitence, ils s’en allèrent. Après quoi, ils devinrent des vases d’élection.
27. En ces temps là vivait un Ancien qui ne mangeait que trois biscottes de pain dur par jour. Un frère vint un jour le visiter. Lorsque vint l’heure du repas, l’Ancien présenta au frère les trois biscottes de pain dur. Après quoi, comprenant qu’il avait encore faim, il lui en apporta trois autres. Lorsqu’ils furent rassasiés, & qu’ils se furent levés de table, l’Ancien blâma son visiteur & lui dit : « Mon frère, tu ne dois pas autant te soucier de la chair ». Le visiteur fit une métanie au Géronda & s’en alla.
Le jour suivant, à l’heure du repas, l’Ancien, comme à son habitude, mangea ses trois biscottes. Ensuite de quoi, il se mit à avoir faim. Néanmoins, il se maîtrisa. La même chose se reproduisit aussi le lendemain. Possédé par un sentiment de honte, il souffrit de la faim à ne manger que ses trois seules biscottes, mais il décida de ne pas rompre son habitude. Cela eut pour résultat qu’il s’affaiblit. Or, parce que ce phénomène ne s’était pas produit en tant d’années d’ascèse, mais qu’il venait seulement de se produire, l’Ancien comprit que c’était là un signe que Dieu l’abandonnait. Il commença alors avec larmes & génuflexions à supplier Dieu de lui révéler pour quelle cause Il l’avait abandonné en sorte qu’il se repente. Alors l’Ange du Seigneur s’étant présenté, il lui dit : « Cela t’est arrivé parce que tu as condamné ton frère, & pour que tu apprennes que celui qui est tempérant, ou qui parvient à quelque autre vertu, ne l’obtient pas par ses propres forces, mais que ce sont la Bonté & la Grâce de Dieu qui le soutiennent & le fortifient. »
28. Un Saint homme, à peine eut-il vu quelqu’un pécher, dit avec larmes : « Celui-ci a péché aujourd’hui, & moi je pécherai demain. »
29. Le même, dans un autre cas, dit encore : « Si quelqu’un pèche devant moi de quelque façon que ce soit, ne le condamne pas, mais considère-toi comme plus pécheur que lui, même s’il s’agit d’un laïc qui vit dans le monde. »
30. L’un des Pères d’entre les Ascètes dit ce qui suit : « Il n’y a pas sous le Ciel une race meilleure que les Chrétiens, ni parmi les Chrétiens de chose meilleure que celle des Moines. Mais ce qui nuit aux Chrétiens & aux Moines, plus que toute autre chose, c’est lorsqu’il y a entre eux de la médisance & de la condamnation ; mais si quelqu’un les éloigne autant qu’il peut de son cœur, il vivra véritablement une vie angélique sur la terre. »
31. Dans un Monastère vivaient deux frères, qui avaient grandi ensemble dans la vie monastique, depuis leur plus jeune âge. Ils furent jugés dignes par Dieu que l’un vît sur le visage de l’autre un signe visible de la Grâce. Un jour donc, l’un d’eux sortit du Monastère pour accomplir une tâche. C’était un vendredi. Au matin très tôt, il vit quelqu’un manger sans prendre en considération le jeûne imposé le vendredi, il mangeait de bonne heure.
Après qu’il eut accompli sa mission, le moine revint au Monastère. Lors de la synaxe – ce qui est dire l’assemblée habituelle des moines- son frère regarda au visage le moine qui était de retour, & il n’y distingua pas de signe de la Grâce qui s’y trouvait d’habitude. Il s’en chagrina. Lorsqu’ils s’en furent retournés dans leur cellule, très attristé, il lui demanda :
- Qu’as-tu fait, mon frère, pour que n’apparaisse plus sur ton visage le signe de la Grâce de Dieu ?
- Sincèrement, je te le dis, ma conscience ne m’accuse pas pour une action mauvaise, ni même pour une pensée honteuse.
- Peut-être as-tu dit quelque chose à quelqu’un.
Après donc que le moine eut bien réfléchi, il se souvint du cas de celui qui avait mangé le matin du vendredi, & il dit : « Hier, à l’extérieur du Monastère, j’ai vu quelqu’un manger, & je lui ai dit : « C’est aujourd’hui Vendredi, & tu manges à cette heure ?» Tel est donc mon péché, conclut-il. Et alors il supplia son frère, disant : « Viens donc avec moi, que nous nous fatiguions à faire pénitence deux semaines, & nous supplierons Dieu qu’il me pardonne. »
Et, de fait, ainsi firent-ils donc. Et deux semaines plus tard, un frère vit à nouveau la manifestation sensible de la Grâce sur le visage du moine, signe que la Grâce de Dieu était revenue sur lui. Ils en furent consolés, & rendirent grâces à Dieu.
32. Un frère demanda à un Ancien : - Si je vais voir un Ancien qui a du discernement, pour lui demander s’il faut que je demeure chez quelqu’un, & que lui sache que cela n’est pas profitable à mon âme, que faut-il qu’il me réponde ? S’il me dit : « N’y va pas », n’a-t-il pas alors en pensée condamné ce frère ?
- Cet état de discernement, répondit l’Ancien, c’est-à-dire cette finesse de scrutation des pensées, peu seulement en disposent. De toute manière, si son énergie est due à la passion, c’est-à-dire que par passion & par haine il répond en parlant défavorablement d’un frère ou qu’il le condamne, il se nuit à lui-même, & son discours n’a aucune valeur. L’intérêt de son âme en ce cas réclame absolument qu’il réponde : « Je ne sais que te dire pour ce que tu me demandes », & qu’il se libère de la passion. Et quand il se sera libéré de la passion, il ne condamnera plus personne, mais se condamnant lui-même, il prendra prétexte de son ignorance, disant : « Par nature, mon frère, je suis sauvage, & je ne fréquente personne ; ne me demande donc rien ».
Si celui qui interroge est avisé, il ne va pas chez cette personne, parce qu’il comprend le sens des paroles de l’Ancien & ses bonnes intentions, qui veut que s’il a parlé ainsi, c’est qu’il a eu le souci de son propre Salut. C’est pourquoi aussi la parole de celui qui prodigue ce conseil est apte à éclairer son auditeur, en sorte qu’il se conforme à ce conseil spirituel.
33. Un Saint Ascète apprit un jour qu’un frère était tombé dans la débauche, & il dit : « Oh !Quels actes honteux il a commis ! »
Quelques jours après, ce frère Mourut. Aussitôt alors apparut à l’Ancien un Ange du Seigneur, qui accompagnait l’âme du frère qui s’était endormi, & qui lui dit sereinement :
- Regarde celui que tu as condamné : Il s’est endormi ! Où ordonnes-tu donc que je le place, au Royaume des Cieux ou en Enfer ?
L’Ancien, après cette vision, demeura jusqu’à la fin de sa vie suppliant Dieu dans les larmes, parmi de dures luttes menées dans la pénitence, de le pardonner de ce péché.
34. Un Ancien dit un jour : « Si tu vois quelqu’un manger beaucoup & sans discernement, ou rire avec indifférence, ne le condamne pas ; dis-toi plutôt que cet homme a la chance de n’avoir pas de péchés, & que c’est pour cela que son âme se réjouit.
35. Un Saint Ancien qui était Ascète dit : « Si tu vois de tes yeux quelqu’un tomber dans le péché, dis aussitôt : « Anathème à toi, Satan ». – Cette expression n’est pas considérée comme un blasphème, parce que Satan est de toute façon maudit par Dieu-. De cette façon, tu gardes ton cœur de la condamnation, & l’Esprit Saint ne se retire pas de toi. Ensuite de quoi, dis-toi à toi-même : « Comme celui-ci a été vaincu par l’Ennemi, c’est de la même façon qu’il est probable que je sois vaincu moi aussi ». Et avec larmes implore le secours de Dieu, & sois compatissant envers lui, qui a subi ce mal indépendamment de sa volonté, parce que, de fait, nul ne veut pécher devant Dieu, mais tous, à chaque fois que nous péchons, nous sommes dupés par le Diable. »
36. Un autre Ascète raconta l’aventure suivante : « Je demeurai un jour dans un endroit retiré du Désert. Un frère que je connaissais vint me visiter du Monastère.
- Que font les Pères, lui dis-je.
- Par tes Prières, ils vont bien & sont en bonne santé, me répondit-il.
Ensuite de quoi je l’interrogeai aussi sur un frère qui avait une mauvaise réputation, & il me dit :
- Pour lui, je t’assure, mon Ancien, qu’il est toujours le même, & qu’il n’a changé en rien.
A cette nouvelle, je ne dis rien, mais une simple expression de peine spontanée s’échappa de mes lèvres :
- Oh ! fis-je alors.
Mais voici ce qui m’arriva : A peine eus-je dit cela qu’aussitôt je fus vaincu par le sommeil. Je tombai en extase, & je vis que je me trouvais sur le Saint lieu du Crâne au Golgotha, & qu’il y avait là notre Seigneur Jésus Christ, crucifié entre les deux larrons. Sous l’emprise de la peine & de l’émotion, je me précipitai pour vénérer notre Seigneur. Mais comme je m’approchai, le Seigneur se tourna vers les Saints Anges qui se tenaient près de lui, & d’une voix forte leur enjoignit :
- Chassez-le, parce qu’il est à mes yeux un antéchrist. Avant même que je juge son frère, lui l’a condamné.
Tandis que j’étais violemment chassé de ce lieu admirable, l’on me prit ma soutane, & la porte se ferma soudain. Je la laissai sur place, & tandis que je m’enfuyais, je me réveillai soudain.
Expliquant le sens profond de tout ce que j’avais vu, je dis au frère qui me visitait :
- C’est pour moi un jour d’épreuve du Diable pour mes péchés.
- Pourquoi, Père ? me demanda le frère.
Alors je lui racontai ma vision. Le plus étonnant & le plus pénible pour moi était la privation de ma soutane, laquelle symbolisait la protection de Dieu, & qui avait été retenue derrière cette porte étrange.
Dès lors, sept ans durant, j’errai par les Déserts, à la face du Seigneur de Gloire, sans plus goûter de pain, sans demeurer sous un toit, sans voir face d’homme. Et je ne pus retrouver la paix de l’âme que lorsque je revis mon Seigneur en ce lieu du Crâne, comme la première fois, mais qui, cette fois, permit que l’on me rendît ma soutane, manifestation du retour sur moi de la Protection Divine. »
37. Quelqu’un demanda à un Ancien :
- Pourquoi ne puis-je pas cohabiter avec des frères ?
- Parce que, lui répondit l’Ancien, tu n’as pas la crainte de Dieu. Si tu avais en vue, continua-t-il, l’Ecriture qui rapporte que Lot fut sauvé dans Sodome parce qu’il n’avait condamné personne, alors, toi aussi, tu pourrais cohabiter fût-ce avec des bêtes sauvages, sans crainte aucune.
38. Un Ascète racontait que, durant vingt années, il était resté à lutter dans l’ascèse à cause d’une seule mauvaise pensée, & il priait Dieu de lui donner la force de considérer tous les hommes sans distinction comme un seul & même être.
VIII. Extrait de Saint Ephrem.
« Moine, ne considère pas en pensée comme rien l’homme laïc qui est dans le monde, car seul le Seigneur connaît les secrets des cœurs des hommes. Aussi, pour l’amour de Dieu, honore tous les êtres, en sorte que t’ honore toi aussi le Seigneur de toutes choses.
IX. Extrait du Père Ephrem.
C’est admirablement que le Saint Père Ephrem situait ce qui se trouvait dans sa pensée comme pouvant prodiguer de plus hauts conseils spirituels que ses paroles. Parce qu’il est possible de mépriser les laïcs qui sont dans le monde uniquement des lèvres, sans que sa pensée y prenne part, & ce, dans l’intérêt de certains moines qui aiment le monde & ressentent de l’attirance pour lui, ou qui, à cause des remords de leur conscience, courent le danger de tomber dans le désespoir, comme du reste Saint Ephrem lui-même l’a enseigné dans d’autres cas.
CHAPITRE III.
Que personne ne doit se scandaliser d’actes accomplis sans un commandement. Ce que peut causer le scandale. Que nul ne doit se scandaliser. Et qu’il faut guérir ceux qui sont scandalisés.
I.Extrait du Gérondiko.
1. Des frères quittèrent un Monastère pour aller dans le Désert visiter un Ascète. L’Ascète les reçut avec une grande joie, & conformément à l’habitude des Ascètes, les voyant fatigués de leur voyage, il leur mit la table avant l’heure ordinaire du repas, & il leur prodigua l’hospitalité avec ce qu’il avait dans son pauvre ermitage. De la sorte il leur causa un vif contentement.
Lorsque le soir arriva, il ne psalmodia que douze psaumes au lieu de faire tout son office. Durant la nuit, semblablement, il leur enjoignit de ne célébrer qu’une partie de l’office, par compassion pour les frères fatigués. Mais, sur la minuit, tandis que l »Ascète veillait seul de son côté, il entendit ses visiteurs s’entretenir à voix basse entre eux, disant que les Ascètes se reposaient plus dans le Désert qu’eux dans les Monastères.
Au matin, les moines venus le visiter s’apprêtèrent à se rendre chez un voisin de l’Ascète. L’Ancien leur dit donc :
- Saluez-le de ma part, & avertissez-le, je vous prie, de ne pas arroser les légumes.
De fait, ils transmirent à l’Ascète les salutations & le message de l’Ancien. Celui-ci en comprit aussitôt le sens profond. C’est pourquoi il laissa ses visiteurs travailler à jeun jusqu’au soir.
Dès qu’il fit nuit, il tint une longue assemblée, puis dit à ses visiteurs :
Bien que nous ayons un canon de jeûne, mangeons, puisque vous êtes fatigués. Comme cela est connu, nous avons, nous, Ascètes, l’habitude de jeûner toute la semaine, mais, par compassion pour vous, nous mangerons un peu.
Sur ces mots, il mit la table & apporta un peu de pain dur & du sel. Et, s’adressant à ses visiteurs, il ajouta :
Il faut que nous fêtions votre visite.
Comme repas de fête, il ajouta un peu de sel dans le vinaigre.
Lorsqu’ils se furent levés de table, l’Ascète appela les frères pour l’office de nuit habituel. A minuit, il interrompit l’office & dit à ses visiteurs :
Par amour pour vous, nous n’avons pas achevé tout le canon de prière, en sorte de vous laisser un peu de repos au lieu de vous fatiguer.
Au matin, les visiteurs demandèrent la bénédiction de l’Ascète pour partir. Celui-ci cependant les invita à demeurer un peu de temps encore, & pour le moins trois jours, conformément à la règle selon laquelle les ermites ont coutume de donner l’hospitalité à leurs visiteurs.
Les visiteurs, lorsqu’ils virent que l’Ascète ne leur donnait pas la bénédiction pour s’en aller, fatigués de tant d’ascèse, quittèrent les lieux en secret pour s’en retourner au Monastère.
2. Deux moines virent d’Egypte à Scété, pour visiter les Anciens. Après donc qu’ils eurent un peu parlé avec eux, ils s’assirent pour manger. Durant le repas, ils voyaient les frères de Scété manger avec une grande boulimie, comme s’ils étaient affamés, à cause de leur ascèse. Ce comportement scandalisa les pèlerins venus d’Egypte. Dès qu’il eut compris la chose, le plus Ancien des Ascètes de Scété voulut faire en sorte qu’ils cessassent de se scandaliser en conscience.
C’est pourquoi, comme ils sortaient de l’église, il invita les frères à venir auprès de lui & leur dit : « Jeûnez, mes frères, & maintenez autant que possible les efforts de votre ascèse ». Et il ne leur permit pas d repartir, bien qu’ils le voulussent.
Etant donc restés, ils firent le premier jour un jeûne complet, jusqu’ à en avoir des nausées. Mais il les obligea à jeûner deux jours entiers, & ne les laissa manger qu’au terme du second jour. Les frères de Scété,quant à eux, jeûnaient une semaine entière d’affilée. Dès qu’arriva le samedi, à l’heure habituelle du repas, les Anciens de Scété s’assirent à table avec les visiteurs venus d’Egypte.
Les Egyptiens se mirent à manger voracement, à grands gestes & avec bruit, mûs qu’ils étaient par leur grande faim. Alors, l’un des Anciens qui demeuraient à Scété les retint par les mains, pour leur montrer que cette manière de manger en affamés ne convenait pas à des Moines, lesquels devaient se nourrir avec mesure & décence.
Mais l’un des deux Egyptiens repoussa violemment sa main & lui dit :
- Laisse-moi, parce que je meurs de faim. Et, de toute la semaine, je n’ai pas mangé un plat cuisiné.
Alors l’un des Anciens leur dit fort à propos :
- Si vous, en n’ayant jeûné que deux jours de suite, & en ayant mangé le troisième jour, vous êtes aussi accablés par la faim, pourquoi vous êtes- vous scandalisés de vos frères, qui mènent une si dure ascèse, jeûnant toujours continument la semaine entière ?
Les Egyptiens furent édifiés par cette remarque avisée, & ils se repentirent, parce qu’ils s’étaient scandalisés injustement. Après quoi, tout joyeux, ils quittèrent Scété.
II. Extrait de Saint Barsanuphe.
1. Un frère soumit la question suivante à un Ancien qui était Ascète :
- Si je m’acquitte d’un service, que je crois indispensable & raisonnable, & que quelqu’un essaie de m’en dissuader à tort, faut-il que je m’en excuse devant lui, & que je lui explique de quoi il retourne, ou faut-il que je ne dise rien du tout, en sorte de fuir la vanité ?
A cette remarque, l’Ancien répondit :
- S’il n’y a pas de raison que tu t’excuses, ne parle pas. Si cependant la situation scandalise ton frère & trouble ses pensées, alors ne crains pas la vanité, mais donne-lui les explications nécessaires, & apaise sa conscience.
Ensuite de cela, le frère redemanda à l’Ancien qui était plein de discernement :
- Si j’exécute une tâche spirituellement indifférente, c’est-à-dire une diaconie qui n’est ni bonne ni mauvaise, & que je m’aperçois que si un frère voit ce travail, il va être scandalisé par moi, alors, de deux choses que dois-je faire ? Cacher que je fais ce travail, parce que j’aurai honte qu’il me voit, auquel cas je serai tombé sous le coup de la passion de vanité, ou ne pas m’en cacher, auquel cas j’aurai fui la vanité, mais j’aurai cependant scandalisé mon frère ? Et si je ne suis pas sûr de la disposition d’âme de mon frère, masi que je crains seulement ses réactions, que faut-il que je fasse ?
L’Ancien répondit :
- Si ta conscience te condamne de scandaliser ton frère par ce que tu fais, bien que ce soit spirituellement indifférent, cache ce que tu fais, & ne fais pas sombrer ce frère dans de mauvaises pensées. Si cependant tu n’es pas sûr du fait, mais que tu ne fais que le supputer, alors ne t’en soucie pas.
2. Un autre frère encore soumit la question suivante :
- Si je dis à quelqu’un un mot offensant, & que celui-ci n’en comprend pas le sens, faut-il que je lui en demande pardon, ou est-il préférable que je me taise, & que je ne le trouble pas avec de vaines pensées ?
L’Ancien répondit :
- Si ton frère n’a pas saisi que tu l’as titillé par tes paroles, garde le silence, & ne l’importune pas. Mais essaie d’en demander pardon à Dieu.
Par la suite, le même frère demanda :
- Explique-moi, maître, en quoi consiste la liberté de parole dans la vie, & comment il faut en user.
3. La liberté de parole, répondit l’Ancien, est la vérité que l’on dit sans hésiter. Si par exemple quelqu’un a besoin de nourriture, d’un vêtement, ou de quelque chose que ce soit, il faut le demander simplement à celui qui a la possibilité d’en faire don ; cependant, il ne faut pas user de cette liberté de parole avec n’importe qui, mais uniquement avec ceux qui ont les moyens d’honorer cette liberté & de satisfaire à la requête sans se scandaliser.
4. Paarce que celui qui a du discernement est édifié spirituellemnt & se réjouit de cette liberté. Mais celui qui n’a pas de discernement est scandalisé par l’esprit de liberté. Celui qui fait usage de la liberté de parole doit l’utiliser non pour la satisfaction de celui qui est importuné par la passion, mais pour accomplir ce qui constitue une nécessité vitale. Si donc nul n’est scandalisé, & que nous ne sommes pas mûs par la passion, alors nous pouvons à bon droit exercer la liberté de parole.
5. Si un frère est scandalisé par l’usage de la liberté de parole, que nous exerçons à bon droit, alors il faut avec itelligence nous restreindre dans cet usage, & nous garder de l’exercer, en sorte de ne pas scandaliser le prochain par l’exercice de ce bon droit qu’est la liberté de parole. Si par exemple quelqu’un est fatigué par son travail & veut manger plus tôt que les autres, & que l’autre cependant qui entend ou voit cela ainsi que celui qui a ce vouloir s’en scandalise ; ou bien qu’il arrive que tu demandes quelque chose par quoi ton frère n’est pas édifié spirituellement : Dans ces cas-là tout particulièrement, il faut adresser sa requête à celui qui a la possibilité de te donner ce que tu demandes, de telle façon que tu ne nuises pas à la conscience de ton frère, & que tu ne jette pas le trouble dans ses pensées. De tout ce que nous avons dit, nous concluons que la liberté de parole est bonne tant qu’on l’exerce avec la carinte de Dieu.
6. Tu détruis la liberté de parole de la manière suivante : Supposons que quelqu’un ait besoin de quelque chose, & que tu ne t’adresses pas à celui qui a la possibilité de t’en faire don, mais que tu attendes qu’il devine tout seul ta pensée & qu’il te l’offre ; mais qu’il advienne que celui-ci ignore de quelles choses tu as besoin, ou, s’il le sait, qu’il l’oublie, ou encore qu’il ne satisfasse pas à ton désir, voulant t’éprouver, pour voir si tu as de la patience. De la sorte, tu murmures contre lui, prétendant qu’il te méprise, tu es scandalisé, & tu pèches.
7. Mais si, faisant usage de ta liberté de parole, tu exprimes clairement ta demande, rien de tout cela n’arrive. Il est bon de toute façon que tu te prépares en ton âme, en sorte, si tu ne reçois pas ce que tu demandes, que tu ne t’en affliges pas, que tu ne te scandalises pas, & que tu ne murmures pas contre lui. Il faut que tu te dises en esprit : S’il ne me donne pas ce que je lui ai demandé, ou bien c’est qu’il n’a pas les moyens de me le donner, ou que je n’en suis pas digne, ou que cela ne doit pas être utile àmon âme ; & ce sera à cause de cela que Dieu n’aura pas permis que ma requête soit satisfaite. Et fais attention à ne pas, à cause de cet échec, renoncer à ta liberté de parole, en sorte que s’il est encore besoin de quelque chose, tu le demandes librement à celui qui a la faculté de te le donner, t’étant préparé, comme je l’ai dit, à demeurer sans trouble au cas où ta requête échouerait.
8. De même, si quelqu’un te demande quelque chose dont tu as besoin, dis-lui la vérité, à savoir que tu t’en sers. Et si tu as honte, & que durant un moment tu n’oses pas , n’hésite pas à dire à celui qui te l’a demandé : » Pardonne-moi, mon frère, si l’orgueil m’a attaqué & que je t’ai dit non. Mais j’ai besoin de cette chose que tu as suggéré de me prendre.
9. Après qu’il eut entendu ce bel enseignement, il demanda à nouveau à l’Ancien :
- Si je ne connais pas les dispositions d’âme de la personne, & si je demeure dans le doute, ne sachant s’il sera scandalisé ou non par ma liberté de parole & par ma hardiesse, que faut-il que je fasse ?
A cette nouvelle aporie, l’Ancien répondit :
- Tu peux le mettre à l’épreuve, pour voir s’il se scandalise ou non. Si, par exemple, tu as besoin de nourriture, ne lui dis pas directement : « Donne-moi à manger ». Mais fais lui part de ta demande de façon indirecte, t’exprimant de la sorte : « J’ai faim, parce que je me suis beaucoup fatigué aujourd’hui ». Quand il t’entendra, assurément il se révèlera, en sorte que tu comprendras ses états d’âme, & que tu verras s’il se scandalise ou non.
A cette réponse de l’Ancien, le frère fit cette remarque :
- Mon Père, tu as dit que le fait de demander franchement ce dont j’ai besoin est la liberté de parole. Comment donc quand le frère Jean demanda au grand Ancien s’il fallait qu’il coupe des fruits pour en manger, celui-ci lui permit-il de n’en manger qu’autant qu’il lui en donnait, sans qu’il demandât à prendre rien de plus ? Il semble qu’ici il fasse obstacle à sa liberté de parole.
10. A cette aporie, l’Ancien répondit ce qui suit :
- Le frère jean avait dans l’esprit de ne rien manger du tout. Mais cet Ancien, qui avait du discernement, comprit que cette pensée n’était pas selon Dieu, & qu’elle avait été suggérée à Jean par le Démon. Et désireux de le lui montrer, il lui dit : « Pour toi, de toi-même, ne demande rien. Et alors tu comprendras la vilitude des Ennemis, parce que celui qui t’incite maintenant à ne pas manger, te fera murmurer quand on ne t’en donnera qu’un peu ou pas du tout. C’est donc pourquoi le grand Ancien répondit de telle sorte, quand Jean l’interrogea. C’est la liberté de parole mise à part qu’il avait donné un tel ordre à son disciple. Mais la liberté de parole est utile là où il n’y a pas obéissance à un commandement.
III. Extrait de Saint Ephrem.
Lorsque tu cohabites avec d’autres frères, fais attention à ne pas devenir cause que l’un d’eux quitte la fraternité, pour que tu ne sois pas condamné dans le reste du monde. Garde-toi par ta conduite de scandaliser qui que ce soit d’entre ceux de la fraternité, pour que tu ne sois pas chassé du royaume des Cieux avec ceux qui provoquent des scandales.
CHAPITRE IV.
Qu’il faut que le Chrétien rende chacune de ses pensées prisonnières du Christ. En effet les spirituels, même issus des laïcs qui sont dans le monde, & parmi ceux mêmes qui avaient des états d’âme impurs, sont par là conduits à des pensées bonnes & élevées.
I.Extrait de la vie de Sainte Pélagie.
L’Archevêque & les Evêques d’Antioche étaient un jour assis devant l’église du Saint Martyr Julien, & ils s’entretenaient de diverses questions édifiantes. Soudain passe devant eux sans honte & sans pudeur, assise dans un char, la courtisane Pélagie dans ses fastueux ornements & son apparat coutumier. Elle était suivie par une foule d’admirateurs, tous hommes de péché. L’air autour d’elle embaumait de ses parfums, & les entours resplendissaient du brillant de ses pierres précieuses & des perles qu’elle portait.
D’entre ces Saints pasteurs, lorsqu’ils la virent passer de la sorte, si impudiquement, les uns la condamnèrent pour ses allures de courtisane, & ne pouvant rien voir d’autre à cette heure que ce spectacle, mais ne pouvant non plus supporter de le voir, rougissant de honte, détournèrent leur regard.
2. Mais un des Evêques, dénommé Nonnos, qui savait exactement l’art d’édifier spirituellement à partir des situations les plus contraires, là où un autre aurait éprouvé dans son âme l’aiguillon du péché de luxure, s’en servit comme d’une étincelle pour faire briller la vertu. Aussi, au contraire des autres Pères, il ne détacha pas les yeux de cette courtisane quand elle fit son apparition, & il la regardait sans crainte, tandis qu’elle approchait. Et, lorsqu’elle se fut éloignée, il la suivait toujours du regard.
3. Alors il gémit profondément & ses yeux s’emplirent de larmes. Et ce Bienheureux Père commença de mener grand deuil comme pour lui-même.
Lorsque les autres Pères l’interrogèrent sur son étrange conduite, il leur dit ce qui suit :
- La façon dont s’embellit cette femme pécheresse est pour moi grief & condamnation. Celle-ci, qui s’amourache de corps périssables en se souillant elle-même, ne se lasse pas de souligner sa beauté, quand bien même à cause de son jeune âge sa beauté fleurit dans ses membres, & elle imagine diverses manières de rehausser & de faire éclater cette beauté, pour voler un plaisir amer, en esclave de perdition. Mais nous, contrairement à elle, qui aimons Jésus Immortel, l’Eternel amant de nos âmes, & qui nous destinons à des noces immortelles & éternelles, où la Grâce posée sur ceux qui en sont réellement ornés ne vieillit ni ne se corrompt jamais, nous négligeons tellement d’orner notre âme immortelle, que nous n’avons pas honte, tandis que nous avons honte de cette beauté physique. De la sorte, nous nous outrageons nous-mêmes, & nous sommes sinistrement empêchés de goûter à l’indicible & merveilleux plaisir céleste. Et tout cela nous le faisons, bien que nous sachions pertinemment quel Enfer a été préparé aux négligents, & quels tribunaux se situent au-delà du tombeau.
4. Ce Saint Père Nonnos dit cela en se référant non seulement à la situation présente, qui lui avait donné l’occasion de ces réflexions, mais aussi parce qu’il avait le don de voir à l’avance, & qu’il prophétisait par là l’avenir de Pélagie, cette femme pécheresse. Car, illuminé par Dieu, il voyait clairement qu’avant qu’il fût longtemps beaucoup seraient vaincus & surpassés dans leurs luttes spirituelles par la beauté de l’âme qu’atteindrait cette femme, & qu’ils seraient de loin devancés par les exploits ascétiques d’une ancienne courtisane.
III. Extrait du Gérondiko.
L’Abba Macaire, un jour, avec ses frères, traversait une région d’Egypte. Et voici qu’un enfant disait à sa mère :
- Mère, il y a un homme riche qui m’aime, mais, moi, je le hais ; & il y a au contraire un pauvre, qui me hait, mais que j’aime.
L’Ancien entendit cette phrase & fut admiratif.
Dès qu’ils eurent entendu ce mot admirable, ceux qui l’accompagnaient lui demandèrent :
- Mais quel est le sens caché que tu as découvert dans cette phrase de l’enfant, Père, pour que tu sois en admiration ?
Alors le Saint Ancien, qui était si sage, leur répondit :
- Voici ce que m’a rappelé cette phrase. De fait, notre Seigneur est riche & Il nous aime ; & nous, cependant, nous ne voulons pas L’écouter, ni accomplir Sa volonté. Au contraire, notre Ennemi le Diable est pauvre, & il nous hait. Et cependant nous l’aimons, lui & son impureté.
2. Quelques frères vinrent un jour à la cabane de l’Abba Jean de Kalyvos pour le mettre à l’épreuve, parce qu’il ne laissait jamais sa pensée errer sans but, & qu’il ne parlait pas non plus des questions matérielles de cette vie éphémère.
Après donc qu’ils l’eurent salué, ils lui dirent :
- Nous remercions Dieu parce que cette année il a beaucoup plu, & que les palmiers ont été suffisamment arrosés, au point qu’y ont poussé de longues feuilles blanches qui servent aux Pères de matériau pour leur travail manuel.
Pour toute réponse à cette considération matérielle, l’Abba Jean Kalyvos leur dit :
- Telle est aussi, mes frères, l’Energie du Saint Esprit. Elle descend dans le cœur des hommes, & ils sont ainsi renouvelés. Ils font alors fleurir de nouveaux surgeons de vertus, sans s’en enorgueillir, couverts par la crainte de Dieu.
3. Le Bienheureux Athanase, Patriarche d’Alexandrie, pria l’Abba Pambô de descendre du Désert jusqu’à Alexandrie. Et, de fait, l’Abba Pambo se rendit à cette invitation ;
Comme il était arrivé à Alexandrie, il y rencontra une actrice de théâtre. A peine l’eut-il vue que ses yeux s’emplirent de larmes.
- Pourquoi pleures-tu, Père ? lui demandèrent les assistants.
- Deux raisons m’y ont incité, répondit l’Ascète. La première est la perte de l’âme de cette femme, & la seconde que je n’ai pas une envie aussi vive de plaire à Dieu que cette femme a souci de plaire à des hommes impudiques.
III. Extrait de Saint Ephrem.
1. Mon bien-aimé, si ton âme est pure & droite devant le Seigneur, tu pourras être édifié spirituellement par toutes les choses de la vie. Si tu vois un marchand, tu te diras en pensée : « O mon âme, celui-ci, par désir de gagner des biens matériels éphémères, se fatigue beaucoup & supporte bien des situations pénibles, pour collecter des marchandises, qui ne restent pas en sa possession jusqu’à la fin. Et toi, tu ne te soucies pas des choses qui sont éternelles & incorruptibles ? Et si tu en vois qui commettent l’iniquité pour des prétextes matériels, dis : « O mon âme, ceux-ci, sans qu’il y ait aucune nécessité, font montre de tant de zèle & se livrent à tant de rivalités entre eux. Et toi, qui dois dix mille talents à Dieu, pourquoi ne Le supplies-tu pas, en tombant à terre devant Lui, comme il convient, pour obtenir la remise de ta dette ?
2. Et si tu en vois bâtir des maisons, dis-toi encore : « O mon âme, ces bâtisseurs que voici, bien qu’ils bâtissent des maisons de boue, déploient malgré tout un grand zèle, pour achever l’œuvre qu’ils ont projetée de construire sur plans. Toi donc, pourquoi es-tu indifférente aux demeures éternelles, & ne luttes-tu pas pour ériger en ton âme l’inhabitation de Dieu, par la composition & l’agencement des vertus ?
Et pour que je ne sois pas trop long à exposer un à un les différents cas de figures, il nous faut prendre les pensées qui touchent aux choses du monde, lesquelles sont produites par la vue matérielle des choses de la vie présente, pour les transformer en pensées spirituelles. De telle sorte, nous serons dans tous les cas spirituellement édifiés, & secourus par la Divine Grâce agissant en synergie avec nous.
CHAPITRE V.
Au sujet de la ruse & de la mauvaiseté, & de la simplicité & de l’innocence. Par quoi elles sont générées, & quels sont l’utilité & le dommage respectifs qui résulte de chacune. Et au sujet de la jalousie.
I. Extrait de l’Abba Isaïe.
1. La simplicité de caractère & le fait de ne pas se considérer soi-même comme quelqu’un d’important sanctifient le cœur de l’homme & le rendent inaccessible aux attaques du Diable. Mais chez celui qui fait route avec son frère, & qui a de la méchanceté dans son cœur à son encontre, le chagrin ne quittera jamais son âme. Et pour celui qui dit une chose des lèvres, mais en pense d’autres, méchantes, dan s son cœur, tout ce qu’il fait est vain & n’a aucune valeur.
2. Fais attention à ne pas fréqueenter un tel homme, pour n’être pas souillé par le poison de son âme impure. Tiens compagnie aux innocents, pour prendre part à leur gloire & à leur pureté. Ne sois méchant envers nul homme, si tu veux que tes peines spirituelles ne perdent pas toute leur valeur. Purifie ton cœur de toutes les pensées mauvaises, en sorte de regarder tous les êtres avec simplicité, & de voir la paix de Dieu régner dans ton âme. La méchanceté de l’homme à l’encontre de son voisin ressemble au poison que déverse le scorpion au cœur de l’homme, & qui, lorsqu’il a parcouru tout son corps, le tue au corps. Exactement comme le poison du scorpion est aussi le mal que nous ressentons contre le prochain ; parce que le poison de ce mal souille l’âme, & que, de telle sorte, elle court le risque d’être perdue sous le coup de cette malignité.
Celui donc qui tient à ses peines spirituelles & aux efforts de son ascèse, en sorte qu’ils ne perdent pas toute leur valeur, jette vite au loin de dessus lui ce dangereux serpent, ce qui est dire la méchanceté & le mal.
3. Quand un frère te fait un présent, ne te hâte pas d’ouvrir le paquet pour voir ce qu’il contient, du moins sans sa permission. Et si tu crois que ce cadeau qui t’est fait a une grande valeur, alors dis-lui de te le mettre lui-même entre les mains.
4. Si tu ressens de la jalousie pour les progrès accomplis par ton frère, songe que nous sommes tous des membres du Christ, & que tant l’honneur que la honte du prochain sont l’honneur & la honte de nous tous. Et avec cette pensée, tu seras assurément en repos.
II. Extrait de Saint Maxime.
1. L’affliction que ressent celui qui est jaloux de ta valeur, il faut, fût-ce au prix de grandes peines, que tu la chasses de lui. Parce que le jaloux regarde comme son malheur ton avantage, - celui pour lequel il t’envie. Et tu ne peux, toi, chasser son affliction autrement qu’en cachant ton avantage. Mais si toutefois ton avantage en édifie spirituellement beaucoup, & qu’il afflige le jaloux, que faut-il que tu préfères, & lequel doit-il t’être indifférent ?
2. C’est l’édification spirituelle de beaucoup qui, bien sûr, est la chose la plus nécessaire ; mais cependant, autant que cela t’est possible, ne sois pas indifférent au jaloux, en sorte que celui-ci & toi-même ne soyez pas détruits tous les deux à cause de sa passion mauvaise. Tu combattras non seulement contre sa passion irrationnelle, mais aussi ce malheureux jaloux qui souffre ; avec humilité, tu le considéreras comme meilleur que toi, & toujours & partout, & dans tous les cas de figures, tu le préfèreras aux autres.
3. Quant à la jalousie que tu éprouves, toi, tu pourras la réfréner si tu te réjouis de ce qui réjouit celui que tu jalouses, & que tu t’affliges en même temps que lui de ce qui l’afflige. De cette manière, tu mets en pratique le précepte de l’Apôtre paul qui dit de « se réjouir avec ceux qui se réjouissent & de pleurer avec ceux qui pleurent . (Romains, 11.15).
III. Extrait de l’Abba Marc.
1. De ceux qui commettent manifestement l’injustice envers leur prochain, le plus méchant & le plus infernal est celui qui lui nuit de façon cachée ; c’est précisément pourquoi il est châtié plus gravement que les autres.
2. Celui qui fait le mal par ses machinations diaboliques & sans apparaître au grand jour est, selon la Sainte Ecriture, un serpent qui se tient en embuscade sur la route, & mord le cheval au talon. ( Gen). Et celui qui un instant loue le prochain, & qui l’instant d’après le condamne, est assurément vaincu par deux passions, la vanité & la jalousie. Il essaie de cacher sa jalousie sous ses louanges, tandis qu’avec ses accusations lancées contre le prochain il tente de paraître plus parfait que ce dernier.
3. Comme il n’est pas possible que paissent ensemble les loups & les brebis, ainsi celui qui trompe le prochain ne peut pas obtenir de Dieu Sa pitié ni Sa compassion.
IV. Extrait de Saint Ephrem.
Celui qui par méchanceté se tait quand on lui fait grief de quelque chose cache sa rancune dans son cœur. Mais celui qui avec sérénité & douceur s’excuse de ce dont on lui fait grief, celui-là est de fait incapable de ressentiment.
CHAPITRE VI.
Que ceux qui raillent & méprisent les hommes sans malice & s’humiliant eux-mêmes pèchent grandement.
I. Extrait de la Vie de Saint Grégoire le Thaumaturge.
C’était chose connue de tous que Saint Grégoire le Grand avait grand souci de consoler & d’alléger la peine de ceux qui en avaient besoin. – Il s’agit de notre Père parmi les Saints, Grégoire, Evêque de Césarée, dit Grégoire le Thaumaturge, fêté le 17 novembre. Cf Le grand Synaxaire de l’Eglise Orthodoxe, tome 11 p.433-. Un jour, donc, il s’en revenait de la ville voisine de Comana. Dès qu’ils l’aperçurent, deux Juifs qui connaissaient son mode d’être, se mirent en tête de le guetter sur la route, soit parce qu’ils voulaient trouver quelque avantage à sa bonté, soit qu’ils cherchassent à le tourner en dérision, sous prétexte qu’il était prétendument un peu simple & facile à duper.
De fait, donc, lorsqu’ils le virent arriver de loin, l’un d’eux s’étendit au bord de la route & fit le Mort ; & l’autre faisait semblant de prendre soin du Mort & de le pleurer. Et au moment où ce grand Saint passait devant eux, il lui cria, en contrefaisant l’affligé :
- Ce malheureux est Mort d’une piqûre de serpent, & il gît là maintenant, nu, & sans qu’il y eût dans ce désert rien de ce qu’il faut pour l’ensevelir.
Et, avec des larmes hypocrites, il suppliait le Saint de ne pas mépriser la Tradition qui veut que l’on honore un Mort, d’avoir en quelque façon compassion de son malheur & de sa pauvreté, & de lui donner quelque chose sur ce qu’il avait, pour qu’on le jetât sur ce corps Mort, en guise d’ultime ornement.
3. Ainsi parlait ce Juif hypocrite, & telles étaient ses supplications. Et le Saint, sans rien examiner, après qu’il eut enlevé le manteau dont il était revêtu, le jeta sur le corps qui était devant lui, & continua sa route.
A peine le Saint fut-il passé, & ceux qui s’étaient moqués de lui furent-ils demeurés seuls qu’aussitôt cet hypocrite trompeur changea son aspect d’endeuillé en celui d’un homme rieur, & invita celui qui était étendu à terre à se lever.
4. Quelle chose effarante pourtant ! L’Autre, le complice de sa ruse, demeurait immobile dans la même position, sans rien entendre de ce qu’on lui disait. Et bien que son compagnon criât plus fort & qu’il le secouât du pied, malgré cela celui qui gisait à terre n’entendait toujours rien. Il demeurait dans la même position, sans entendre les cris de son compagnon, ni rien ressentir des secousses qu’il lui infligeait.
Il était réellement Mort ! A peine le manteau du Saint l’avait-il touché que la Mort aussi était venue, qu’il avait d’abord simulée, pour duper le Saint. De telle sorte que le Saint n’avait pas été dupé, mais que le manteau s’était révélé véritablement utile à la fonction qu’ils lui avaient fait remplir.
5. Les conséquences de la Foy & de la puissance de ce grand Saint peuvent paraître affligeantes. Mais que nul ne s’en étonne. Que l’on se souvienne des Actes du grand Apôtre Pierre. Celui-ci montra la grande puissance que lui avait donnée Dieu, non seulement par ses bienfaisants miracles ( au point que son ombre seule avait le pouvoir de guérir les malades), mais aussi en condamnant à la Mort Ananias, qui avait méprisé son pouvoir. Et bien que le châtiment d’Ananias fût dur, malgré cela il inspira à tous une crainte bénéfique, en sorte que devinssent plus sensés tous ceux qui s’étaient disposés au mépris, & qu’ils fussent instruits par cet exemple effrayant, en sorte qu’ils ne tombassent pas dans des chutes semblables.
6. Il était donc naturel que l’imitateur de Pierre obtienne le même résultat que lui contre celui qui avait voulu tromper le Saint Esprit & simuler cette action mensongère des deux trompeurs, par laquelle ils avaient cherché à se moquer du Saint & à abuser de son aide matérielle. Ce fut donc justement que ces deux Juifs impies furent punis d’un tel châtiment, eux qui avaient cru qu’ils pouvaient se jouer de la puissance spirituelle de ce Saint. Et ils servirent de contrexemple, en sorte que les autres n’osassent pas recourir à la tromperie dont Dieu condamne & châtie ceux qui ont l’audace d’en user.
II. Extrait de Saint Ephrem.
S’il se trouve quelqu’un qui travaille aux vertus & s’en soucie plus que les autres, que nul ne le méprise. Au contraire, ces hommes-là, il faut que nous les ayons auprès de nous, & que nous les chérissions tendrement, parce qu’ils sont aimés de Dieu & utiles à la communauté. Celui qui en doute, qu’il se fonde sur l’exemple des deux armées des Hébreux & de leurs ennemis, & sur celui de David & Goliath. Il vaut également la peine que nous fassions mémoire de ceux qui firent naufrage dans la mer, & furent tous sauvés de façon miraculeuse grâce à Paul, ce Juste auquel Dieu avait dit : « N’aie crainte, Paul… ; voici, Dieu a fait grâce à tous ceux qui naviguaient avec toi. » (Actes).
CHAPITRE VII.
Que le fidèle doit faire ce qu’il fait avec bonne & non avec mauvaise conscience. Car Dieu juge les actes de tout un chacun non selon leur apparence, mais d’après l’intention & le but visé par celui qui l’accomplit.
I. Extrait de Saint Grégoire le Dialogue.
Il est bien des choses, Pierre, dont les hommes croient qu’elles sont bonnes, alors qu’en fait elles ne le sont pas, parce qu’elles ne sont pas accomplies avec une bonne disposition d’âme. C’est ce qu’a proclamé aussi le Seigneur dans l’Evangile : « Si mon œil est mauvais, tout mon corps sera dans la ténèbre. » ( Matt 6, 23). Et si le motif & le principe d’une action est la ruse, alors toute l’action & les conséquences qui en découlent seront perverses.
2. Un Ancien, qui était Ascète, disait ceci de Moïse : Avant qu’il ne tue l’Egyptien, il regarda attentivement de côté & d’autre ; c’est-à-dire qu’il examina en détail ses pensées & ses dispositions, & lorsqu’il eut vu clairement qu’il ne nuisait à personne, mais que c’était pour la Gloire de Dieu qu’il songeait d’accomplir ce qu’il avait résolu de faire, alors il frappa l’Egyptien.
3. Une action accomplie est manifestement bonne si son but vise au bien. Ce ne sont pas seulement des actes que l’on commet, mais aussi des paroles qui sont prononcées de la façon que nous avons dite – c’est-à-dire qu’elles sont bonnes ou mauvaises. Et les uns modifient leurs actes à cause de leur inexpérience ou de leur ignorance, les autres en changent par intention maligne, & les autres parce qu’ils visent la piété.
4. Il est difficilement découvert par les simples celui qui masque ses calomnies à l’encontre de son prochain sous les prétendues louanges qu’il en fait. A ce type d’homme louangeur ressemble celui qui contrefait l’humble par vanité. Et ces deux types d’hommes sont démasqués par les faits, si même ils essaient de se couvrir du mensonge, ayant tragiquement déformé la vérité.
5. Il se peut que quelqu’un fasse manifestement le bien, pour protéger le prochain ; & il est possible au contraire que quelqu’un soit édifié spirituellement, sans réaliser un tel bien. Il y a des hommes qui accusent le prochain à cause de leur propre malignité & de leur disposition à la vengeance, & d’autres qui le jugent parce qu’ils ont la crainte de Dieu & qu’ils honorent la vérité. Tes pensées & le souvenir de tes actes, découvre-les à Dieu. Lui te connaît, qui est le Maître de toutes choses. L’homme juge son semblable à partir des signes extérieurs, parce qu’il voit son visage ; mais Dieu voit le cœur de l’homme & le juge d’après ses dispositions intérieures. Lorsque tu pèches en cachette, ne crois pas que tu pourras éviter le regard de Dieu, parce que devant Dieu toutes choses sont mises à nu. C’est à Lui aussi qu’appartient notre justification.
6. Dieu juge nos actes d’après nos dispositions intérieures, parce qu’Il dit : « Le Seigneur te donne selon ton cœur ». (Ps 17, 5). Il se peut que quelqu’un s’acquitte aux yeux du monde du commandement de Dieu, & que cependant il soit esclave d’une passion antispirituelle, & que, par ses mauvaises pensées, il ruine sa bonne action.
7. L’action qui résulte d’un commandement diffère de celle qui est imputable à la vertu, bien que l’une dépende de l’autre. L’action qui découle d’un commandement se produit lorsque l’on exécute ce qui a été ordonné ; l’action qui découle de la vertu a lieu lorsque ce qui survient est en accord absolu avec le bien & la vérité.
8. Exactement comme est une la fortune matérielle, qui cependant se divise entre beaucoup pour ce qui est de sa possession pour ses détenteurs, de la même façon une est la vertu, que l’on distingue cependant sous de bien diverses sortes pour ce qui est de sa pratique.
Celui qui désire faire quelque chose, mais qui n’en a pas la force, est considéré & jugé par Dieu qui connaît les cœurs comme s’il avait réalisé ce qu’il désirait faire. C’est-à-dire que cette caractérisation d’une action à partir de la disposition intérieure de la personne vaut autant pour les bonnes que pour les mauvaises actions. L’esprit de l’homme a la capacité de réaliser bien des actions, soit bonnes soit mauvaises, indépendamment du corps.
Mais le corps seul, lui, sans l’énergie de l’esprit, ne peut rien réaliser de ces actions, ni bonnes, ni mauvaises. Car la loi de la liberté est spirituelle, & se tient dans l’esprit avant l’action.
9. Dieu examine l’intention de tous nos actes, soit que nous agissions pour Sa Gloire, soit que nous poursuivions d’autres desseins. Quand la Sainte Ecriture dit : « Car Tu rendras à chacun selon ses œuvres » (Ps), elle veut dire que Dieu rend pour ces œuvres que nous avons réalisées en tant qu’elles sont bonnes, destinées à une fin bonne, & non pour celles qui, bien qu’elles paraissent bonnes, n’ont malgré tout pas été réalisées dans de bonnes dispositions d’âme. Et cela, parce que Dieu n’examine pas les choses d’après les évènements eux-mêmes, mais qu’il scrute le but des choses d’après lequel aussi Il juge les actions.
10. Il y a certaines actions, qu’accomplissent les hommes, par nature belles & bonnes, & telles cependant que ces notions perdent leur valeur, parce que l’on poursuit à travers elles d’autres buts inavoués. Le jeûne, par exemple, la veille, la prière, la psalmodie, l’aumône, l’hospitalité envers les étrangers, & d’autres œuvres semblables qui sont bonnes par nature. Malgré tout pourtant ces œuvres bonnes perdent leur valeur quand on les accomplit par vanité.
11. Le gain des peines de la vertu est l’apathéia – l’absence de passions- & la haute connaissance spirituelle. Par elles, l’apathéia & la connaissance, l’homme s’assure le royaume des Cieux. Tout comme, à l’inverse, les passions & l’inconnaissance sont causes de la damnation dans l’Enfer éternel. Celui donc qui cherche les gains des fruits de la Vertu pour s’attirer la louange des hommes & non pour leur valeur propre, entendra l’Ecriture lui dire : « Demandez & ne recevez pas, parce que vous avez mal demandé ». ( Jacques 4,3).
Extrait de Saint Isaac.
La Vertu n’est pas la démonstration de nombre d’actions diverses qui s’effectuent par le moyen du corps ; mais c’est le contenu du cœur très sage, que soutient l’espoir en Dieu. C’est le but juste & droit qui lie ce cœur aux actes accomplis selon Dieu.
L’esprit peut accomplir le bien même sans énergies corporelles ; mais le corps, lui, s’il n’est pas dirigé par un cœur droit, ne retire aucun profit spirituel, quand bien même il accomplit des œuvres bonnes.
CHAPITRE VIII.
Que la conscience est un grand don qui nous a été octroyé par Dieu, & que celui qui l’écoute accomplit de grandes choses.
Extrait du Gérondiko.
L’abba Agathon disait que le Moine ne devait pas laisser sa conscience l’accuser par quoi que ce soit.
Les Pèresqui étaient des Ascètes disaient que l’âme est comme une fontaine. Si l’on l’approfondit en creusant, elle se purifie, & l’eau qui en jaillit est limpide. Mais si l’on l’emplit de terre, elle ne fonctionne plus. Je crois que l’âme a pour signification la conscience, que celui qui l’écoute rend plus claire. Au contraire, il l’enténèbre complètement celui qui ne l’écoute pas & la foule aux pieds.
Extrait de Saint Isaîe l’Anachorète.
Frère, soucions-nous avec zèle d’imiter tous les Saints, qui ont résisté jusqu’à la Mort au péché, obéissant à leur conscience, eux qui ont ainsi hérité du royaume des Cieux. Avec crainte de Dieu, donc, prêtons attention à notre conscience, jusqu’à ce qu’elle soit libérée elle aussi, avec nous, des mauvaises influences & des passions, & que, de la sorte, nos actes s’harmonisent avec ses commandements, qui sont droits, afin que règne dans le monde de notre âme une absolue harmonie de pensées, de bonnes dispositions, & d’actions bonnes.
Lorsque nous aurons obtenu cela, alors la conscience s’érigera pour nous en gardien & en veilleur, nous indiquant tout ce qu’il faut fuir. Mais si cependant nous n’obéissons pas à ses injonctions, alors ce bon gardien s’éloignera de nous, &il nous abandonnera, & dès lors nous tomberons aux mains de nos ennemis, c’est-à-dire de nos passions, qui n’auront absolument nulle compassion pour nous. C’est ce que veut dire aussi notre Seigneur, quand Il enseigne dans Son Evangile : « Connais ton adversaire jusqu’à ce que tu fasses route avec lui, pour qu’il ne te livre jamais au juge, & que le juge ne te livre pas à son serviteur, & que tu ne sois pas jeté en prison. Amin, je te le dis, tu ne sortiras pas de là avant que tu n’aies rendu le dernier centime. » (Matt. 5, 26). Les exégètes disent que l’adversaire en question est la conscience de l’ homme, parce qu’elle se dresse contre lui, à chaque fois qu’il veut accomplir les volontés de la chair. Et si on l’écoute pas, alors elle vous livre à vos ennemis.
Extrait de Saint Marc.
1.Quand tu demandes la guérison pour ton âme, aie souci de ta conscience & fais ce qu’elle te dit ; & assurément tu y trouveras du profit spirituel.
2. Nombreux sont les conseils des tiers ; il n’y a cependant rien de plus approprié à l’intérêt de l’homme que sa conscience personnelle, dans la mesure bien sûre où sa conscience est pure.
3. Dieu seul connaît les secrets de chaque homme ; lui-même et sa conscience, laquelle les connaît aussi, peuvent tous deux redresser ces choses cachées lorsqu’elles ne sont pas droites.
4. Celui qui ne scrute pas attentivement ce que lui montre sa conscience, celui-ci ne pourra pas non plus supporter les peines corporelles que réclame la piété.
5. La conscience est un livre naturel ; celui donc qui le lit, & fait ce qu’elle lui indique, possède l’expérience du souci qu’a Dieu de l’homme.
6. La bonne conscience s’acquiert par la prière. Et la prière & la conscience, pour une raison naturelle, ont besoin l’une d el’autre.
IV. Extrait de Saint Maxime.
Ne méprise pas ta conscience,parce qu’elle te conseille toujours ce qu’il y a de mieux. Elle te soumet un avis divin & angélique, elle te délivre de la culpabilité & de tes pensées pécheresses, qu’elle seule connaît, & elle t’assure à toi qui es homme la possibilité de voir & de parler librement à Dieu àl’instant de ta Mort, parce qu’elle t’a gardé du péché.
CHAPITRE VIII.
Qu’il faut toujours & partout être vigilants & nous prémunir de toutes parts, parce que l’ennemi nous attaque de partout & par tous les moyens.
Extrait de la Vie de Sainte Synclétique.
Sainte Synclétique disait aux Moniales qui s’étaient rassemblées autour d’elle :
1. Mes sœurs, il nous faut nous armer contre les ennemis de notre Salut par tous les moyens. Et cela parce que nos ennemis s’attaquent à nous de l’extérieur, mais qu’ils nous combattent aussi de l’intérieur. Exactement comme un navire prend parfois le fond à cause d’une tempête extérieure, mais aussi parfois à cause des eaux qui se sont amoncelées dans sa cale par les fentes intérieures de la coque, de la même manière l’âme est parfois mise en danger par les attaques extérieures des esprits ennemis, & parfois se livre aux mains de ces ennemis sous l’impulsion de ses pensées intérieures. C’est précisément pour cette raison qu’il faut que nous suivions des yeux les attaques des esprits impurs, qui proviennent de l’extérieur, mais aussi que nous découvrions quels maux sont dûs aux pensées intérieures ; & que nous veillions bien davantage sur nos pensées, parce qu’elles nous importunent sans trêve de leur présence, mais qu’aussi parce que, sans que nous le soupçonnions, elles nous mènent à la catastrophe.
2. Et quand le navire court le danger d’affronter une grosse mer, les marins ont coutume de pousser des cris de désespoir, & bien souvent sont sauvés grâce aux navires qui se trouvaient non loin du leur & qui lui portent secours. Si cependant le bateau est en proie à une brisure intérieure, & que les marins dorment avec insouciance, alors la cale s’emplira d’eau, auquel cas, si même il n’y a pas de tempête, la coque coulera par le fond.
Il faut donc que notre attention portée aux pensées qui nous accusent soit parfaitement vigilante ; parce que l’ennemi, désirant détruire l’âme, comme le voleur pénétrant dans la maison, ou bien la ruine par les fondements, ou il commence sa besogne honteuse par le toit, ou bien encore il fait soudainement irruption par les fenêtres, & après qu’il a ligoté le maître de maison, libre désormais de ses mouvements, il se soumet toutes choses. Dans l’image à laquelle je viens de recourir, les fondements sont les œuvres bonnes ; le toit est la Foy, & les fenêtres sont les sens. Par toutes ces voies l’Ennemi nous combat.
3. C’est pourquoi celui qui veut être sauvé doit avoir des yeux partout. Aussi, en cette vie présente, ne faut-il pas que nous restions distraits, mais nous devons être vigilants. Car, comme le dit la Sainte Ecriture, « Celui qui croit se tenir debout, qu’il veille à ne pas tomber ». ( I. Cor. 9, 12). La vie présente ressemble à une mer, dont certains lieux sont pleins de dangereux récifs, d’autres emplis d’effrayants monstres marins, & dont quelques-uns seulement sont paisibles & ne sont pas très menacés par la tempête. Nous, les Moines, nous avons le sentiment que nous naviguons dans cette partie de la mer où règne un calme paisible, tandis que les laïcs qui sont dans le monde sont dans cette partie de la mer qui est troublée par la tempête. De plus, nous les Moines, nous faisons route sous la lumière du jour spirituel, guidés par le Soleil de Justice, tandis que les gens du monde errent au milieu d’une dangereuse ténèbre, en cette nuit que provoque leur inconnaissance. Malgré tout cela, il arrive ordinairement que l’homme du monde sauve son embarcation, c’est-à-dire son âme, si même il est drossé par la tempête, & qu’il voyage par une nuit menaçante, parce qu’il a crié vers Dieu & que son attention est demeurée vigilante. Tandis que le Moine qui se trouve dans une mer calme prend le fond par sa négligence, parce qu’il a laissé s’échapper de ses mains le gouvernail de justice. Qu’il fasse donc attention à ne pas tomber celui qui se tient en lieu sûr. Parce que celui qui est tombé a le souci de savoir comment il va se relever par la pénitence ; mais celui qui se tient debout, qu’il ne se repose pas, & qu’il veille à ne pas tomber.
II. Extrait du Gérondiko.
1. L’Abba Bessarion, aux derniers instants de sa vie, un peu avant de Mourir, disait que le Moine est contraint d’avoir des yeux partout, & même de n’être tout entier qu’un œil, comme les Chérubins & les Séraphins.
2. L’ Abba Pimène disait que nous n’avons besoin de rien, si ce n’est d’un cœur paisible & sans passions.
3. L même disait encore que les ennemis de notre âme cachent hypocritement derrière eux leur malignité.
4. Le même rapportait aussi le dialogue suivant, qui s’était tenu entre un frère & l’Abba Simon :
- Si je sors de ma cellule, demandait le frère, & que je rencontre quelqu’un qui s’occupe à quelque chose, moi aussi je m’y occupe avec lui ; & si je rencontre quelqu’un qui rie, moi aussi je rie avec lui ; pourquoi cependant, lorsque je retourne à ma cellule, ne puis-je pas trouver le calme & le repos ?
- Tu veux, répondit l’Ancien, au sortir de ta cellule rire & parler avec ceux que tu rencontres, & après ton retour dans ta cellule demeurer le même que tu étais ? Cela n’est pas possible. Mais, à l’intérieur de ta cellule, sois sur le qui vive, & à l’extérieur de ta cellule, sois- le également.
5. Un jour, deux Anciens se rencontrèrent, & comme ils se parlaient l’un à l’autre, l’un d’eux dit :
- Moi, mon frère, je suis Mort au monde.
- N’aie pas confiance en toi-même, lui répondit l’autre, si ce n’est seulement au moment où ton âme sortira de ton corps. Tu prétends, toi, que tu es Mort au monde, mais Satan cependant n’est pas Mort.
6. Satan apparut à un Saint homme au moment de sa Mort, & lui dit :
- Toi, tu m’as échappé.
- Je ne sais pas encore, répondit l’Ancien, si je t’ai échappé.
7. L’Abba Agathon demeura les yeux ouverts durant les trois derniers jours de sa vie. Ses compagnons d’ascèse, le voyant en cette extase, sans mot dire, le secouèrent légèrement, & lui dirent :
- Abba Agathon, où te trouves-tu ?
- Je me tiens devant le redoutable tribunal de Dieu.
-Même toi, Père, tu redoutes ce tribunal ?
L’Abba Agathon répondit à cette interrogation des Moines :
- Jusque récemment, j’ai tenté de toutes mes forces d’appliquer les commandements de Dieu. Mais je suis homme. D’où saurai-je donc si mon œuvre est agréable à Dieu ?
- N’es-tu pas sûr, Père, qu’elle était selon Dieu ?
- Je n’ai pas confiance en moi. Mais je ne m’apaiserai que lorsque je serai devant Dieu, parce que le Jugement de Dieu diffère du jugement des hommes.
Tandis que les frères tentaient de lui soumettre encore une autre question, l’Abba Agathon leur dit :
- Je vous en prie, faites-moi l’amitié de ne plus me parler, parce que je suis occupé.
Et, disant ces mots, il rendit son esprit avec joie.
Les assistants le virent quitter ce monde tout joyeux, comme s’il se réjouissait avec des amis & des êtres bien-aimés.
8.Un jour l’Abba Macaire s’enfonça plus profondément dans le Désert. En chemin, il rencontra un vieillard, qui était très chargé d’un étrange fardeau. Fixés partout sur le corps, il portait en effet des récipients. Dans chacun d’eux, il y avait une plume. Et c’est cet étrange fardeau qu’il portait comme un vêtement.
Dès qu’il aperçut ce vieillard, l’Abba Macaire s’arrêta stupéfait.
- Que fais-tu à errer dans ce Désert ? demanda-t-il à l’Abba.
- Je veux trouver Dieu dans l’hésychia de ce Désert, & fuir l’égarement, répondit l’Abba. Toi, cependant, explique-moi, vieillard, qui tu es. Car ton accoutrement est étrange & inhabituel aux hommes. Et qu’est cela dont tu es chargé ?
Cet étrange voyageur alors, indépendamment de sa volonté, & invisiblement contraint par la Puissance de Dieu, confessa alors sa particularité :
- Je suis, dit-il, celui que vous appelez le Diable ou Satan. Et ce que je porte sur moi comme un vêtement, ce sont mes poisons, avec lesquels j’égare les hommes & les attire près de moi. Chacun de ces récipients contient l »appât approprié à chaque membre du corps humain, avec lequel j’attire celui-ci dans le péché. Avec ces plumes, je chatouille les désirs, je sème la révolte dans les cœurs, &, de la sorte, je détruis ceux qui se sont fiés à moi. L’obtention de tous ces succès me distrait grandement, & je me réjouis de la chute de ceux qui sont vaincus par moi.
Entendant ces mots, Saint Macaire, sans rien perdre de son audace, dit au Diable :
- Puisque le Christ par Sa Mort sur la Croix a désormais fait de toi, aux yeux de Ses fidèles, la risée universelle, comment peux-tu encore avoir le pouvoir de te vanter de victoires que tu remporterais sur les âmes ? En tout cas, montre-moi le pouvoir de chacune de tes espèces de poisons. Dieu, du reste, a permis que tu m’apparaisses pour que nous apprenions les différents moyens par lesquels tu trompes les hommes, en sorte que nous ne croyions plus désormais en tes conseils.
A quoi le Diable répondit :
- Quoique je ne le veuille pas, je suis obligé de te révéler les secrets de ma science, car Celui qui a prévu que tu aies cette vision, Celui-là m’oblige moi aussi maintenant à te parler de tout cela. Apprends donc à quoi sert chacun de ces récipients :
Lorsque j’avise quelqu’un qui étudie continûment la loi du Seigneur – la Sainte Ecriture-, j’essaie de l’empêcher de faire ce travail ; pour cela, je l’enduis du contenu du récipient que j’ai sur la tête, &, de la sorte, je lui cause un violent mal de tête. Celui qui doit se lever la nuit pour veiller, priant & louangeant Dieu, je l’enduis avec cette plume du contenu de cet ustensile que j’ai sur les sourcils, &, de cette manière, je lui donne sommeil & je le force à dormir. Ces récipients que j’ai près des oreilles ont été préparées pour obtenir la désobéissance, & par ce moyen je me moque de ceux qui veulent être sauvés, en sorte qu’ils n’écoutent pas les conseils spirituels ni les paroles de vérité. Avec ceux que j’ai sur le nez, j’incite les jeunes gens à la luxure, en les excitant avec des huiles parfumées. Avec les poisons que j’ai dans ces vases, qui sont près de ma bouche, je tente les ascètes en leur faisant sentir les bonnes odeurs qui leur rappellent le plaisir pris aux bons repas, en sorte que je les fais tomber dans la gloutonnerie, & que je les amène à faire ce que je veux ; ou encore, de par le contenu de ces vases, je les incite à condamner & à tenir des propos honteux. Et ceux qui prennent quelques-unes de ces graines cultivent aussitôt pour l’amour de moi une foule de fruits pourris tels que je les aime.
Du contenu des récipients que j’ai sur le cou, j’enduis de l’infection de l’orgueil ceux qui vivent dans la Vertu, en sorte que je les élève sur les hauteurs de cette exaltation orgueilleuse, & que, de là, je les précipite à tous coups dans le gouffre de la perdition. Il en est d’autres encore que je parviens à rendre fous du désir de plaire aux hommes & de gagner la gloire humaine ; & avec cette volonté de plaire, je leur donne aussi la vanité, &, de la sorte, je les éloigne de Dieu. Tous les ustensiles que tu vois sur ma poitrine sont pleins de mes mauvaises pensées. De leur contenu j’arrose les cœurs, que j’emplis de la folie de l’impiété, je trouble les pensées selon Dieu de ceux qui veulent garder l’avenir en tête afin de s’assagir, &, par l’oubli, j’efface la mémoire de leur esprit ; les récipients que je tiens sur mon ventre sont pleins d’insensibilité & d’impudence, avec le contenu desquels je fais en sorte que les hommes vivent comme des bêtes & des animaux sans raison. Avec ceux que j’ai sous le nombril, j’excite les hommes aux désirs impurs, en sorte qu’ils se jettent dans les adultères, la débauche, la luxure, & diverses dissolutions. Ces ustensiles que je tiens dans mes mains ont été préparés pour servir à la jalousie & au meurtre. Ceux qui sont suspendus sur mon dos & sur mes épaules servent à enténébrer mes pièges & mes tentations, à l’aide desquels j’intrigue contre ceux qui tentent de me combattre, &, rusant invisiblement, sans qu’ils puissent s’en rendre compte, je me jette brusquement sur ceux qui ont mis leur confiance dans leurs grands exploits ascétiques.
Tous les récipients qui pendent sur mes hanches & mes jambes, & jusqu’à mes pieds, sont pleins de pièges variés & de chausse-trappes, avec lesquels je trouble la progression des hommes de Dieu vénérables & sincères, je les empêche de marcher dans la voie de la piété, & je les tire de côté pour qu’ils marchent derrière moi, parce que me tenant au croisement des voies de la vie & de la Mort, je les incite fortement à suivre ma voie. Et tous ceux qui me suivent, & dévient du droit chemin, refusent dorénavant tout-à-fait de suivre la voie de la Vérité & de la Vertu. Toi cependant, tu n’as pas voulu le moins du monde m’écouter, fût-ce une fois, pour que je te console quelque peu. Au contraire, tu me consumes toujours à chaque fois que je t’approche, parce que tu disposes de fortes armes contre moi. C’est pourquoi, moi aussi, après mon échec avec toi, je cours me réfugier chez mes propres esclaves, cependant que ceux qui servent Dieu avec toi & toi-même avez un bon Maître, qui vous parle avec douceur, & vous protège comme étant Ses véritables enfants.
Dès qu’il eut entendu ces choses surprenantes, le Saint Ancien se signa du signe de la Croix & dit : « Béni soit Dieu qui t’a livré à tous ceux qui espèrent en Lui, pour qu’ils te fassent honte par leur piété ; & puisse-t-Il me garder moi aussi de la ruse jusqu’à la fin de ma vie, comme tous ceux qui invoquent Son Saint Nom. Et qu’Il t’anéantisse toi & ton pouvoir de péchér en te chassant loin de nous. »
Comme Saint Macaire disait ces mots, Satan devint invisible, & il ne laissa derrière lui que feu & fumée.
Ensuite de quoi l’Abba Macaire rendit grâces à Dieu, & il continua son chemin avec joie.
9. L’on dit qu’un Saint Ancien un jour supplia Dieu qu’Il le laissât voir les démons. Dieu lui révéla qu’il n’était pas nécessaire qu’il les vît. L’Ancien cependant suppliait Dieu avec insistance, & disait : « Mon Seigneur, Tu as le pouvoir de me garder de Ta main puissante, en sorte que je n’encoure nul danger ». Dieu se rendit à sa supplique, & pour qu’il soit édifié spirituellement, lui ainsi que les autres, Il le rendit capable de voir les démons de ses yeux. Et, de fait, il vit que les démons, comme des frelons, cernaient l’homme de toutes parts, & que, dans leur jalousie, ils grinçaient des dents contre lui. Et l’Ange du Seigneur leur assénait des coups.
10. Pour moi, disait l’Abba Isaïe, je suis semblable à un petit passereau qu’un enfant aurait attaché par un fil à la patte ; si l’enfant relâche un peu le fil avec lequel il le tient attaché, aussitôt il s’envole, parce qu’il croit qu’il est libre ; mais dès que l’enfant tire sur le fil, il le fait retomber à terre. Oui, je ressemble, moi aussi, à ce petit oiseau. Je dis cela parce que nul, jusqu’à sa Mort, ne doit vivre tranquille, parce que notre Ennemi le Diable est mauvais & Malin, tramant incessamment ses pièges maléfiques.
11. Le même Abba Isaïe disait encore : « Si un homme accomplit des prodiges & des guérisons miraculeuses, si même il ressuscite les Morts, & qu’il a connaissance de tous les Mystères, tant qu’il vit dans le péché il ne peut vivre sans souci ni angoisse, parce qu’il est obligé d’atteindre à une pénitence véritable & parfaite, hormis laquelle rien autre ne lui sera d’aucun profit spirituel.
Allons donc, mes frères, prenons courage, & tombons avec humilité devant Dieu ; assurément alors, la bonté infinie de Dieu aura compassion de nous, & nous fortifiera d’une force surprenante, en sorte que nous repousserons de dessus nous le fardeau honteux des passions impures. Et cela, parce que l’Ennemi ne cesse pas un instant de nous poursuivre comme le chasseur ses proies, décidé à nous ravir nos âmes. Mais soyons sans crainte : Notre Seigneur Jésus Christ est auprès de nous, & le tient fermement tout en le châtiant de par Ses saints commandements, en sorte que nous puissions de façon assurée Le vénérer & accomplir Ses préceptes.
Heureux l’homme qui a connaissance de la misère des passions, qui en éprouve de la honte, & qui supplie Dieu de l’en délivrer. Mais malheur à ceux qui ont gaspillé le temps de leur vie dans l’indifférence spirituelle & dans la négligence. Ils sont malheureux ceux qui ont cru qu’ils étaient sans péché, tout en violant leur conscience, & en évitant de s’ennuyer à écouter ce qu’elle leur disait, & ne discernant pas non plus qu’ils ne pouvaient caractériser aucune action ni pensée comme étant choses petites & sans importance, quand bien même elles paraîtraient effectivement petites & sans importance.
Combien le laboureur s’afflige & considère son œuvre comme vaine, quand ne portent pas de fruits les différentes graines qu’il a semées ! Ainsi en est-il de l’homme. Et si même il arrive à connaître tous les Mystères, à faire de toute la connaissance le trésor de son âme, à réaliser des miracles stupéfiants, à accomplir des guérisons, à supporter volontairement maintes tribulations diverses, & s’il parvient, pour l’Amour du Christ, au point de se dénuer de l’unique vêtement qui lui reste, en dépit de tout cela, il continue encore à se trouver sous l’empire de la peur & de l’angoisse, dans la crainte que ses peines ne produisent pas de fruit, pour ce que sa conscience ne lui permet pas d’avoir conscience en lui-même. Car, jusqu’à ce qu’il arrive à l’Amour parfait, il compte nombre d’ennemis visibles & invisibles qui le prennent en chasse.
Ce n’est que lorsqu’il arrive au stade de l’Amour parfait qu’il s’entendra dire que l’Amour « couvre tout, croit tout, espère tout, supporte tout », & que « l’Amour ne passe jamais ». (I. Cor. 13, 78). Celui donc qui ressent véritablement dans son âme la crainte de Dieu, lutte de toutes ses forces en sorte de se maltraiter & de subir des tribulations pour l’Amour du Christ, tout en livrant un continuel & incessant effort pour la vigilante garde de son âme. Et dans cet état, il se croit indigne de prononcer de ses lèvres fût-ce le Nom de Dieu.
12. Le même, l’Abba Isaïe, disait : « Fais bien attention, mon frère, à ne pas laisser ton cœur privé de la garde de la vigilance. Exactement comme le laboureur ne peut avoir confiance qu’il obtiendra des fruits, si même ses graines peu à peu mûrissent dans les champs, parce qu’il ne sait jamais ce qui peut leur arriver avant qu’il ne les ait resserrés dans ses réserves & qu’il les y eut mis en sûreté, de la même façon il ne faut pas que l’homme laisse son cœur libre de toute garde, & ce, tant qu’il respire en cette vie. Parce que comme l’homme ne sait pas quelles maladies sont susceptibles d’accabler son corps tant qu’il est en cette vie, de même il ne peut pas être sûr de ne pas tomber dans Dieu sait quelle passion. C’est pourquoi il ne faut pas, tant que nous nous trouvons en terrain ennemi, c’est-à-dire dans la vie présente, que nous nous croyions en paix & que nous soyons indifférents, mais il nous faut toujours crier douloureusement vers Dieu, implorant Son secours & Sa compassion.
Mes frères, & vous aussi les spirituels qui, avec le secours de Dieu, vous trouvez parvenus à la mesure de la perfection, il faut que vous vous gardiez jusqu’au dernier souffle fût-ce même des défauts les plus invisibles & les plus imperceptibles, & de l’inattention à ce qui paraît sans importance. L’Esprit de Dieu dit : « Celui qui néglige les petites choses tombera peu à peu » ( Sirach. 18,&) ; c’est-à-dire que celui qui néglige les petites choses tombera peu à peu dans de grands péchés. Et ne demande pas : « Mais comment est-il possible que l’homme spirituel s’écroule ? » Assurément, tant qu’il se garde spirituel, il ne s’écroule pas. Mais lorsque cependant il accueille en son âme une part insignifiante de ce qui lui est contraire, & qu’il s’en réjouit sans faire pénitence, alors ce qui est petit & insignifiant avec le temps s’augmente, & ce peu ne supporte plus de se trouver comme une part isolée & orpheline de son être, mais attire violemment l’homme du côté de sa tribu de passions, à laquelle appartient ce petit défaut, transformant sa logue amitié en filin d’esclavage, avec lequel il le tire à lui. Et si l’homme réussit par sa lutte spirituelle & son effort de prière à trancher de lui ce défaut, il s’en trouve bien ; & il demeure encore comme précédemment sur les cimes de la perfection spirituelle, n’ayant tardé d’atteindre à l’apathéia qu’autant de temps qu’il lui en aura fallu pour vaincre ce défaut. Mais si cependant, parvenant vers la fin qu’il s’est fixé, il limite la peine prise à la prière, & qu’il se laisse entraîner par l’accroissement du pouvoir de l’Ennemi qui le combat, alors, par une conséquence naturelle, son âme commencera de se laisser duper par d’autres passions. De telle sorte, l’homme sera peu à peu séparé du secours divin, parce qu’une passion découlera de l’autre, & qu’entraîné par la force de l’habitude, il sera conduit à de plus grands maux, d’autant que sa volonté se sera affaiblie sous la violence des défauts qui l’ont préalablement vaincu.
Le Diable ne méprise pas les petits péchés ; & sans eux il ne peut conduire l’homme à de plus grands. L’un après l’autre, ils multiplient le pouvoir du mal, exactement comme se multiplient les biens lorsqu’ils cohabitent dans l’âme de l’homme. Alors ceux-ci éveillent efficacement l’âme qui s’est attachée à eux, en sorte qu’elle arrive à des hauteurs spirituelles plus élevées.
III Extrait de Pallade.
1. Un Moine menait l’ascèse au profond du désert, & il aimait par-dessus tout l’hésychia. Il avait comme unique tâche l’occupation perpétuelle de la Prière du cœur, le chant des hymnes, dont il glorifiait Dieu, & la contemplation la plus haute qui soit en esprit. Grâce à cette perfection spirituelle, il fut jugé digne par Dieu d’avoir maintes visions, qui lui étaient révélées tandis qu’il se tenait éveillé, ou bien dans un sommeil léger, durant lequel il reposait son corps durement éprouvé par l’ascèse. En sorte qu’il s’en fallait de peu que sa vie ne soit celle d’un incorporel & d’un immortel. Il ne se souciait aucunement de savoir comment il conservait son corps en vie & comment il le nourrirait. Dès lors, il abandonna le monde, & s’en fut habiter dans le Désert ; son âme s’emplit d’espérance en Dieu, & il déposa tous les soucis du monde, les remettant au Seigneur, sans tenir aucun compte de ses problèmes corporels.
2. Ce fut cette Foy ferme & sans faille & pour son entière dévotion que Dieu le rétribua par le charisme suivant : Tous les deux ou trois jours, Dieu lui envoyait un pain venu du Ciel par l’entremise d’un Ange. Et toutes les fois que l’Ascète sentait que son corps avait besoin de nourriture, il entrait dans sa grotte, & y trouvait ce pain céleste, qu’il mangeait non sans avoir rendu grâces pour ce don au Maître de toutes choses. Aussitôt après, il s’adonnait à la divine délextation que lui procuraient les hymnes à Dieu, les prières & les contemplations. C’était vivement & incessamment qu’il désirait ces dons de la Grâce, les hymnes, la contemplation, & la prière incessante ; au point qu’il s’en enivrait, & qu’il était toujours joyeux. Comme l’arbre toujours vert, il florissait dans les luttes spirituelles, & jour après jour il progressait dans l’Amour de Dieu, librement, & avec assurance, communiant à Lui. Se trouvant dans semblable état d’âme, il détenait assurément entre ses mains ce qu’il y avait de meilleur, & pouvait escompter une fin de vie selon Dieu. Telle était l’impression qu’il conservait.
3. Mais, précisément pour cette raison, il se trouvait en péril, parce que s’étant cru désormais sans passions, il prit confiance en lui, & peu à peu restreignit son zèle pour la lutte & l’effort ascétiques. Ce fut précisément alors qu’il fut attaqué par une énergie diabolique, à cause de quoi il s’en fallut de peu qu’il ne fût broyé par le Diable, & qu’il ne tombât entre ses mains, tel un cadavre, si le Seigneur ne s’était promptement hâté à son secours, lui qui est au vrai si inimaginablement compatissant, & qui tendrement prend pitié de l’homme.
4. A peine donc eut-il eu conscience que ce mode de vie était le plus parfait qui fût, & eut-il commencé de s’enorgueillir de ce qu’il se trouvait prétendument en un état spirituel plus élevé que celui de beaucoup d’autres, puisqu’il avait été jugé digne de tels charismes, & qu’il avait vécu dans les luttes ascétiques, qu’aussitôt alors se fit jour en son âme un état de légère hésitation, presque insensible, si insignifiante que lui-même, bien qu’il eût vieilli dans les combats spirituels contre le Diable, n’en soupçonna pas la présence. Mais, peu à peu, cette état devint paresse, & cette paresse grandit en son âme, & lui-même, désormais, le comprenait, parce qu’il ne s’éveillait plus de son sommeil aussi volontiers qu’auparavant, pour faire l’office de nuit, qu’il ne faisait pas sa prière aussi assidûment, & qu’elle ne durait pas aussi longtemps, & que son corps, dont précédemment il ne sentait pas la présence, commençait maintenant de ressentir la fatigue, & de réclamer plus de repos. Et son esprit même, qui jusqu’alors le dirigeait souverainement, qui se trouvait constamment au Ciel & s’occupait aux contemplations divines, à présent se mettait à se courber vers la terre, & ses pensées s’égaraient, errant à des considérations terrestres.
Par-dessus tout cela, le Diable instilla encore d’autres inconvenances dans la partie silencieuse de son âme inscrutable, ce qui est dire dans son subconscient. Mais sa longue habitude des œuvres & des pensées plus élevées éloigna cependant aussitôt l’âme de cette indécence, & la tira, tout au contraire, vers des matières plus spirituelles.
5. Aussi longtemps que l’Ascète ne se soucia pas de chasser de sa conscience ces symptômes d’un mal nouveau, dus à la diminution de sa résistance aux pensées mauvaises & qu’il ne s’anima pas avec résolution dans le dessein de guérir son mal, mais qu’il en faisait fi, le considérant comme bénin, ce mal grandit en lui, cependant que les pensées inconvenantes l’importunaient toujours plus souvent, & qu’elles ne s’éloignaient que fort difficilement de lui. Cet être pourtant béni n’avait pas suffisamment tôt pris en considération que les petits manquements, auxquels nous n’accordons pas d’importance, détruisent totalement le zèle & l’intérêt des lutteurs pour les combats spirituels. Et voici qu’à cause de cette négligence s’alluma dans son âme la flamme du désir mauvais, & qu’elle consumait son cœur.
6. Alors, peu à peu, l’Ascète commença de faire en lui place à sa passion, cependant que les pensées honteuses s’emparaient de son esprit & le ramenaient en arrière jusque dans le monde.
Cette chute fit perdre à l’Ascète la paix de ses pensées, & il résolut d’y résister désormais, se replongeant dans le combat spirituel qu’il livrait dans la prière & les hymnes. Ensuite de quoi il entra dans sa grotte, où il trouva, comme auparavant, le pain qui lui était réservé, lequel, comme l’on sait, lui était envoyé du Ciel ; mais il ne le trouva pas aussi fin qu’avant ; au contraire, il était grossier & souillé, comme mangé des souris. Il en fut frappé d’étonnement, & s’affligea, jusqu’à pousser de profonds gémissements. Pourtant il mangea le pain, & refit un peu ses forces. Lorsqu’arriva la troisième nuit depuis que le mal avait commencé de l’envahir, la guerre des pensées s’alluma davantage en lui, le désir charnel le consuma plus violemment, & ses pensées lui mirent en l’esprit une image plus vive du péché, comme si une femme se trouvait auprès de lui, & que tous deux se trouvaient étendus côte à côte. Tremblant, il s’éveilla à son heure accoutumée pour chanter les hymnes & dire les prières de l’office de nuit ; il ne pouvait cependant avoir les pensées pures, & son esprit, assailli de toutes parts, se trouvait prisonnier de ses représentations inconvenantes.
7. Ce fut donc ainsi qu’il passa cette nuit-là ; sur le soir, il s’en revint à sa grotte, éprouvant le besoin de manger. Et, de fait, il trouva le pain à sa place habituelle, mais presque totalement inutilisable, comme mangé des chiens & des souris ; car, au lieu que demeurât le pain entier, il n’en demeurait que des miettes, unique reste de cette nourriture bénie. A cause de quoi, il sombra dans la mélancolie & s’affligea grandement ; en proie à un vif deuil de l’âme, il se mit à pleurer, mais insuffisamment toutefois pour faire cesser la guerre intestine qui déchirait son âme. Après donc qu’il eut mangé les restes de cette vilaine nourriture, & sans pouvoir se rassasier autant qu’il l’eût voulu, il s’alla reposer. Mais comment eût-il pu trouver le repos ? Ses pensées révoltées l’assiégeaient de toutes parts, qui l’entraînèrent sans tarder, tel leur prisonnier, dans le monde.
Et voici quel fut le résultat de la chose : Cet Ascète qui tant d’années était demeuré dans le Désert profond, à cette heure-là se leva, & se mit en route pour retourner dans le monde, marchant toute la nuit & le jour suivant, car il avait demeuré fort loin de toute ville habitée. Epuisé, il jeta les yeux autour de lui, & il se demandait sérieusement s’il verrait quelque Monastère pour y entrer & s’y reposer un peu.
9 Et, de fait, peu de temps après il rencontra un Ermitage, & s’en approcha. Les frères du lieu le reçurent avec joie. Ils voyaient en lui véritablement un Père. C’est pourquoi, tout d’abord, ils lui lavèrent avec empressement les pieds qui, depuis le temps, s’étaient complètement maculés. Puis, ayant dit la bénédiction, ils dressèrent la table, & prièrent l’Ascète de manger ce qui s’y trouvait. De fait, celui-ci mangea, & se remit quelque peu.
10. Lorsqu’ils eurent mangé, les frères supplièrent avec insistance l’Ascète de les entretenir de paroles salutaires, de leur dire de quelle façon ils pourraient fuir les pièges du Diable, & comment encore ils vaincraient les pensées honteuses.
Ce fut avec plaisir que l’Ancien les entretint assez au long sur les combats ascétiques, la lutte contre les mauvaises pensées, & sur d’autres questions édifiantes. A quoi il ajouta que les lutteurs devaient sans trouble persévérer dans les peines de l’Ascèse, fortifiés par l’espérance des biens à venir de la vie éternelle & de la jouissance de la douce patrie des Cieux, en laquelle ils s’en iraient dans peu de temps d’ici.
11. De ces conseils spirituels il affermit les frères, cependant que lui-même se pénétrait de contrition. C’est pourquoi aussi, à peine cessa-t-il de parler que, se concentrant sur lui-même, il se mit à songer sérieusement que, tandis qu’il conseillait les autres & leur indiquait ce qu’il était convenable qu’ils fissent, lui-même demeurait comme dénué de ces mêmes exhortations. Ces pensées s’avérèrent salutaires, parce qu’il comprit que lui-même avait été vaincu par le Diable. Aussitôt alors, sans plus perdre de temps, il se leva, quitta cet Ermitage hospitalier, &, littéralement courant, s’en retourna à son Désert, où il regagna sa bonne vieille grotte. Brisé de contrition & se repentant de sa chute & de cette cuisante défaite, il se jeta dans de la cendre qu’il avait répandue à terre, & se recouvrit d’un sac ; &, pleurant son péché, tout en poussant les plus profonds gémissements, il implora la Miséricorde de Dieu.
12. Menant très grand deuil de ce qu’il avait pris conscience de sa chute, il confessa à Dieu ses incongruités, lesquelles l’avaient réduit en cet état, & il en demandait le pardon avec contrition de l’âme. Il ne cessait pas de gémir & de mener ce grand deuil, & il ne se relevait plus du sol de sa grotte, sur lequel il était tombé agenouillé, s’y malmenant, jusqu’au moment où, totalement épuisé désormais, il s’endormit.
Alors, dans un rêve qui fut une révélation, il entendit un Ange lui parler :
-Ne t’afflige pas, lui dit-il, car Dieu a agréé ta pénitence & a eu pitié de toi dans sa grande indulgence. Mais fais dorénavant attention à ne plus te laisser duper par le Diable. Pour t’assurer de la vérité de mes paroles, je te fais savoir à l’avance que, d’ici peu, ces frères auxquels tu as donné des conseils spirituels viendront ici t »honorer de leur visite. Pour l’occasion, ils t’apporteront diverses bonnes choses, en signe de leur amour pour toi. Reçois-les avec plaisir & manges en. Car, dorénavant, ce sera de ces frères que tu recevras ta nourriture. Et, dès lors, ta vie entière, ne cesse pas de rendre grâce à Dieu pour ce signe de Sa compassion.
Et, de fait, comme l’avait révélé l’Ange, les frères vinrent le visiter.
13. Dès là, l’Ascète passa le reste de sa vie dans le deuil spirituel. Mais bien que le reste de sa vie fût digne de sa pénitence, il ne goûta néanmoins plus de cette table céleste & divine qui avait préalablement été son apanage.
IV.Extrait de Saint Maxime.
OU
LE TRESOR DE BIENFAITS SPIRITUELS.
TOME III.
Traduction du grec byzantin par Presbytéra Anna.
Tous droits réservés.
CHAPITRE I.
I. Extrait de la Vie de Saint Jean l'Aumônier.
1. Il y avait en ce temps-là un Moine venu d'Alexandrie, qui menait avec lui une très jolie jeune fille. Quelques-uns des fidèles de l'Eglise les virent ensemble & rapportèrent le fait au Bienheureux Jean l'Aumônier, ajoutant que beaucoup se scandalisaient de ce qu'un Moine allât de compagnie avec une jeune fille. Le Patriarche, influencé par leurs propos, & s'imaginant que c'eétait mûs par un zèle divin qu'ils dénonçaient ce compagnonnage, ordonna que l'on se saisît du Moine & de la jeune fille, qu'on les fouettât fort rudement, & qu'ensuite on les enfermât séparément dans une geôle des plus ténébreuses.
Après que l'on eut exécuté son ordre, & que le Moine & la jeune fille eurent été jetés en prison, cependant que la ténèbre de la nuit recouvrait la ville d'Alexandrie, voilà que, sur la minuit, un rêve effrayant vint troubler le Patriarche : Se présente à lui un Moine, lui découvrant son corps couvert de coups; & s'adressant à lui avec simplicité & candeur : « Quoi donc ? » lui dit-il. « Tout cela est-il fait pour te plaire, Monseigneur? Crois bien que cette fois-ci du moins tu t'es laissé tromper toi aussi, en tant qu'homme faillible. »
S'étant en sursaut éveillé de son sommeil, le Patriarche envoie aussitôt chercher le Moine, pour le faire venir à lui après qu'on l'eût fait sortir de sa prison. Or, c'est à peine si celui-ci pouvait marcher du fait du nombre de ses blessures. Le Patriarche alors l'examina avec attention, & reconnut à son visage le Moine qu'il avait vu en songe!
Désireux de savoir si vraiment il avait autant de plaies qu'il en avait lors de son apparition dans son rêve, il ordonne qu'on le dénude, après qu'on eût recouvert ses membres virils d'un pagne. Cependant, par une économie divine, il arriva que le pagne se défit, & que ses parties honteuses fussent découvertes. Alors, tandis que le Moine devenait tout rouge de honte, il apparut bien qu'il était hors d'état de pécher, pour ce qu'il était eunuqye. Pourtant, en raison de son jeune âge, il n'avait pas été possible plus tôt de se débarrasser de tout soupçon à son égard. Aussitôt donc, le Patriarche, frappé par l'évènement, déposa les accusateurs du Moine de leurs dignités ecclésiastiques, & les condamna à une peine de trois ans de suspension de leurs fonctions. Quant au Moine, il s'excusa dûment auprès de lui, & le pria de lui pardonner tout ce mal qu'il lui avait fait, dans l'ignorance où il avait été de son état. « Mais je ne peux pas », ajoutait le Patriarche à l'adresse du Moine, élouer ton mode d'action, consistant, cependant que tu es Moine, & que tu parais si jeune, à te promener publiquement par les villes, en traînant après toi une femme, de manière à scandaliser la plupart des gens. »
Mais celui-ci, avec la décence qui convenait, lui répondit par ces paroles emplies de modération : « Béni soit le Seigneur, Monseigneur. Sois assuré que je ne mens pas. Il y a peu de jours de cela, je me trouvais à Gaza, & là, tandis que j'allais vénérer les Saints Cyr & Jean, voilà que cette jeune fille, sur le soir, vint à ma rencontre.
Aussitôt, s'étant avec respect laissée tomber à mes pieds, elle me pria de bien vouloir l'accompagner, pour ce qu'elle désirait devenir Chrétienne – de fait, cette jeune fille était Juive-. Moi donc, craigant le châtiment de Dieu, qui a ordonné de ne mépriser nulle de ses créatures, fût-ce la plus insignifiante, & ayant volontiers reçu sa supplication, je décidai de faire route avec elle. Je n'avais d'ailleurs pas de raison de redouter quelque énergie tentatrice que ce fût, puisque je me trouvais dans cet état d'impuissance corporelle. Après donc que je suis arrivé là, c'est-à-dire à l'église des Saints Anargyres, & que j'eus accompli mon voeu de péleriner, je me mis en devoir de lui enseigner la Foy Chrétienne. Depuis lors, c'est avec des sentiments purs que je la garde avec moi, pou la protéger, & lui permettre de subsister avec les oboles des Chrétiens, & j'ai souci, s'il se peut, de la mener jusqu'à un Monastère de femmes.
A peine eut-il entendu cela que ce Bienheureux Patriarche s'écria avec stupeur : « Hélas! Combien de serviteurs de Dieu vivent sans ébruiter rien ni faire montre de leurs vertus, & qui nous nous demeurent inconnus! » Et aussitôt il offrit en don au Moine cent pièces d'or. Celui-ci cependant refusa de les recevoir. « Si le Moine », répondit-il, « a la Foy, il n'a pas besoin d'argent; mais si, au contraire, il aime l'argent, alors son âme est dénuée de Foy ». Ayant dit cela, il embrassa la main du Patriarche, & s'en fut.
2. Alors le Patriarche conseilla à ceux qui se trouvaient présents de fuir les accusations contre les Moines; il redit aussi une phrase admirable du Saint Empereur d'éternelle mémoire Constantin, qu'il avait adressée à certaines personnes qui lui avaient tendu des lettres d'accusation contre des Evêques, lors du Premier Concile Oecuménique de Nicée-Constantinople : « Si j'avisais un évêque ou un moine en train de forniquer, alors, arrachant ma chlamyde royale, je la jetterais sur lui afin de le cacher, en sorte que nul ne le vît pécher. »
A cause donc de l'aventure du Moine eunuque, qu'il garda vivement imprimée en son âme, ce Patriarche Jean l'Aumônier d'éternelle mémoire ne prêta nulle attention aux calomnies des sycophantes contre le grand Vitaly.
Et de fait, qu'en fut-il du grand Vitaly?
Celui-ci avait précédemment mené l'hésychia au Monastère de Saint Séridon; ayant quitté ce Monastère, il s'établit à Alexandrie, où il vécut de telle sorte que les hommes étaient facilement enclins à le condamner, cependant que Dieu le glorifiait à l'extrême, comme le montrent les faits relatés.
L'Ancien Vitaly, donc, lorsqu'il arriva à Alexandrie, avait passé la soixantième année de son âge; aussitôt, il commença à dresser soigneusement par écrit la liste de toutes les prostituées qui se trouvaient en maison close. Dans l'intervalle, il prit un travail, pour lequel il recevait comme salaire douze oboles par jour. De cet argent, il réservait une obole, pour acheter des graines de lupin, qu'il mangeait après le coucher du soleil; le restant des oboles, il en disposait de la sorte : Chaque nuit, il se rendait dans un mauvais lieu, & y rencontrait une femme vendue au péché, &, lui offrant l'argent, il disait : « Prends cet argent, &, je t'en prie, cette nuit, pour l'amour de moi, ne commets pas le péché ». Et il restait toute la nuit dans un coin de ce mauvais lieu, où, agenouillé, il priait sans cesse avec ferveur pour l'âme de cette pécheresse, ajoutant à ses prières des litanies & des psaumes qu'il chantait jusqu'au matin. Et, à peine l'aube blanchissait-elle qu'il s'en allait, non sa ns qu'il eut auparavant fait promettre à la femme pécheresse de ne découvrir à personne ce qu'il avait fait.
Et, de fait, cet événement était gardé secret. Seule, l'une de ces femmes, un jour, osa faire fi des serments qu'elle avait donnés, au point d'aller révéler le comportement de l'Ancien. Cependant, par ses prières, elle fut aussitôt possédée, en sorte que toutes les autres prirent peur, & qu'aucune n'osa plus rien découvrir de la vie de l'Ancien. Le serviteur de Dieu Vitaly ne regardait qu'à une chose, le Salut de ces femmes pécheresses, & il ne s'indignait pas contre celles qui le couvraient de calomnies, mais il priait que Dieu leur pardonnât leurs jugements critiques & leurs sycophanties. Or, cette oeuvre qu'il accomplissait fut pour beaucoup l 'occasion du Salut. Car, ces femmes de péché, voyant l'agrypnie que menait l'Ancien la nuit entière en prière, sa psalmodie incessante, & son insistante supplication pour leur pénitence, elles furent incitées à s'éloigner de leurs actes honteux, & à se soucier avec zèle de leur Salut; &, parmi elles, les unes prenaient un époux légitime de par le mystère du sacrement de mariage, les autres rompaient définitivement avec cette profession honteuse, & les autres encore, renonçant complètement au monde, préféraient la vie supérieure des Moniales. Cependant, tant qu'il fut en cette vie, nul ne comprit quelle vie agréable à Dieu & toute philanthropique cet homme menait sans bruit, secrètement.
Un jour cependant, comme il sortait d'une maison mal famée de la ville, il se trouva nez à nez avec un homme débauché & dépravé, qui entrait avec l'intention de pécher dans cette maison de débauche; celui-ci donc fit mine de s'indigner avec dégoût contre l'Ancien, il lui asséna de toutes ses forces un coup sur la nuque, tout en s'exclamant : « Quand t'éloigneras-tu enfin de tes actes honteux, sale Chrétien? » A laquelle attaque l'Ancien répondit : « Pauvre homme! Il s'agit bien que te soit assénée une claque si retentissante, & qui te causera une douleur telle qu'à tes cris se rassemblera presque toute la ville d'Alexandrie ».
Quelque temps après, Vitaly, cet homme de Dieu, s'en fut vers le Seigneur; il se trouvait alors dans la campagne d'Héliopolis, où il habitait en une minuscule cellule, que lui-même avait bâtie près d'une maisonnette, que ses occupants voisins avaient abandonnée, & où avaient lieu des assemblées religieuses.
Sa Mort ne fut remarquée de personne jusqu'à ce qu'elle fut connue de la façon suivante : Dans le temps même que le Saint s'éteignait, voici qu'apparut à l'homme dépravé qui avait frappé le Saint un terrible & effrayant Ethiopien. Il le frappa si fort & si bruyamment sur les joues, que ce bruit du coup retentit sensiblement jusqu'à une certaine distance de là. « Prends ce coup », lui dit l'autre, « que le Moine Vitaly t'envoie, ainsi qu'il l'a prédit ». Aussitôt alors le malheureux fut possédé du Diable, & il se roulait de rage en chemin. Et cet évènement fit si grande impression sur tout le monde que presque tous les habitants d'Alexandrie accoururent à ce spectacle, de façon exactement conforme aux prédictions du Saint. Lorsqu'il revint un peu de son égarement, il déchira ses vêtements, & courant précipitamment à la cellule du Saint, il hurla en un cri déchirant : « Aie pitié de moi, serviteur de Dieu Vitaly, parce que j'ai beaucoup péché à la face de Dieu & devant toi ».
Entretemps nombre de gens accouraient aussi; & lorsqu'ils arrivèrent devant la cellule du Saint, il fut de nouveau devant tous repris par le démon, lequel après qu'il l'eut longtemps mis en pièces, le laissa de nouveau. Ce que voyant, quelques-uns de ceux qui se trouvaient là entrèrent dans la cellule de l'Ancien, pour lui faire part de l'évènement. Cependant, ils demeurèrent frappés de stupeur : Le Saint avait rendu à Dieu son âme bienheureuse, pendant qu'il priait agenouillé; & c'est dans cette posture que le virent ceux qui étaient entrés. Comme ensuite ils se penchaient à terre, ils virent qu'étaient écrits ces mots de sa main : « Gens d'Alexandrie, ne jugez de rien avant l'heure, c'est à savoir avant que ne soit revenu le Seigneur ». Alors le possédé revenu à lui confessa devant tous tout ce qu'il avait fait contre le Saint, & toutes les paroles prophétiques qu'il avait entendu de lui, lesquelles maintenant venaient de s'accomplir en lui.
Les gens aussitôt informèrent le Patriarche de tout ce qui s'était passé. Celui-ci alors, sans plus attendre, arrive accompagné de tout son Clergé. A peine eut-il lu l'étrange écrit qui figurait sur le sol, qu'avec stupeur il s'écria : « Si j'avais accordé de l'importance aux paroles des accusateurs de ce bienheureux homme, c'est sur mon visage même qu'aurait été assené ce soufflet retentissant! » Or, averties à leur tour de la nouvelle de la Mort de l'Ancien, celles des femmes de la ville qui avaient auparavant été des créatures de mauvaise vi, & que le Saint avait conduites à la pénitence, toutes se rassemblèrent pour suivre le cortège funèbre du vénérable corps; & ayant déposé sur sa Sainte dépouille des parfums de prix, elles pleuraient sa perte avec de longs gémissements de deuil, racontant dans l'intervalle combien elles avaient été édifiées par son enseignement. Elles rapportaient l'histoire de sa Vie vertueuse, telle qu'il l'avait vécue, expliquant que non seulement il n'avait jamais dormi aux côtés de l'une d'elle, ni n'avait commis de geste honteux, mais qu'il n'avait pas même levé les yeux sur l'une d'elle pour examiner ses traits.
Sur ces révélations, certains blâmèrent les femmes, pource qu'elles n'avaient pas révélé ces faits, & qu'elles avaient de cette façon été cause que tout le monde fût scandalisé, & qu'outreplus ce Bienheureux eût été victime de calomnies & de sycophanties. Mais elles, pour se justifier auprès d'eux, disaient : « Il nous avait donné de tels ordres, & il nous avait obligées sous peine de punition à respecter ses volontés ». Et pour preuve significative de leurs dires, elle racontaient combien il en avait mal pris à celle qui avait trahi sa promesse, & ce qu'elle avait eu à subir du Démon.
Quant à celui qui avait été si incroyablement frappé par l'Ethiopien, & qui, comme cela est maintenant connu, avait au préalable éhontément frappé le Saint, lorsqu'il fut revenu à lui & qu'il eut été guéri, il ne cessa pas, après l'ensevelissemnt du Saint, de visiter continuellement sa tombe, laquelle se révéla être une fontaine de miracles en nombre, & il y accomplissait régulièrement l'office funèbre de commémoration, chantant des psaumes à sa mémoire éternelle. Quelques années plus tard, il devint même moine au Monastère de l'Abba Séridon, où il demeura jusqu'à sa Mort dans la cellule de Saint Vitaly, qu'il priait beaucoup pour lui.
Le Saint Patriarche Jean l'Aumônier remerciait vivement Dieu pour ce que l'on ne retenait plus devers soi, ni ne songeait à dire de propos indignes & offensants envers ce Bienheureux Saint d'éternelle mémoire. Au contraire, nombre d'habitants d'Alexandrie, qui avaient été prompts à le condamner, se redressèrent & rejetèrent loin d'eux leur mauvaise habitude de juger.
Et prenant prétexte de cette histoire, le Patriarche disait qu'il fallai que nous fussions attentifs à n'être pas prompts à juger. Et il rapportait aussi l'édifiante aventure qui suit, qu'il avait lue dans l'un des Saints Pères de l'Eglise. Voici quel il est :
3.Deux Moines arrivèrent dans la ville de Tyr pour s'acquitter d'une tâche monastique. Tandis que l'un d'eux passait en un certain point de la ville, une prostituée du nom de Porphyria vint à sa rencontre, s'écriant : « Vénérable Père, sauve-moi, comme le Christ a sauvé la courtisane! ». Alors celui-ci, sans prendre en considération les hommes ni leurs jugements, la prit par la main devant tout le monde, & s'en fut avec elle par la place de la ville. Mais aussitôt se répandit la rumeur que ce Moine avait pris Porphyria pour femme. Après quoi, celle-ci s'en allant par les villes & les villages, elle avisa un jour par hasard un bébé abandonné, que par compassion elle prit avec eux pour l'élever.
Peu de temps après, quelques habitants de Tyr survinrent au lieu où demuerait le Moine avec cette ancienne fille publique. A peine viren-ils qu'elle tenait dans les bras le nouveau-né qu'ils commencèrent à rire & à se moquer amèrement de ce noble jeune homme; &, raillant aussi la jeune femme, ils lui dirent : « Tu n'as pas fait un mauvais calcul. Tu as eu du Moine un bel enfant ». Et, de retour à Tyr, ils répandirent partout la nouvelle que Porphyria avait eu un enfant du Moine, qui lui ressemblait étrangement.
Les hommes sont toujours enclins à croire les rumeurs; & cela, parce qu'ils sont débauchés & mauvais. Jugeant de la situation des autres à partir de la leur propre, ils s'imaginent que les autres sont semblables à eux, & trouvant d'autres gens volontiers enclins à calomnier, ils se mettent aisément à accuser les autres, & parce qu'ils sont contents d'avoir de tels soupçons & des propos de sycophantes, mais aussi parce qu'ils sont désireux d'en avoir d'autres à qui ressembler dans le mal, en sorte par là d'échapper aux remords de leur conscience.
Ce vénérable Moine qui avait été calomnié par eux fit Porphyria Moniale, & l'ayant conduite en un Monastère de Vierges pour y mener la Vie Angélique, il lui y donna le nom nouveau de Pélagie. Quelque temps après, ayant su à l'avance le jour de sa Mort, il s'en fut quérir Porphyria au Monastère, & ils s'en retournèrent à Tyr, accompagnés de l'enfant qui avait alors environ sept ans.
Aussitôt se répandit le bruit qu'étaient arrivés à la ville Porphyria avec son moine de mari! Mais, entretemps, le Moine tomba malade, & était sur le point de mourir. En ayant été avertis, nombre d'habitants arrivèrent dans la maison où il demeurait, pour le visiter. Alors le Moine demanda qu'on lui apportât un encensoir où l'on avait déposé un charbon incandescent. A la vue de tous, il mit ses mains & son vêtement sur le charbon, sans nullement qu'ils brûlassent. Et, aux spectateurs abasourdis : « Béni soit le Seigneur, dit-il, qui dans les temps anciens a fait que le buisson ardent ne se consumât pas. C'est Lui que j'invoque à témoin digne de foi pour attester que, de même exactement que la puissance du feu ne consume pas mes vêtements, de même, moi non plus je n'ai jamais pris de femme de toute ma vie. »
A entendre ces mots, tous les assistants furent frappés de stupeur, & ils rendaient gloire à Dieu qui, par de tels miracles, sait glorifier manifestement ceux qui oeuvrent pour lui, en oeuvrant secrètement & sans bruit à la Vertu.
Après qu'il eut dit cela & agi de la sorte, le Moine remit son Ame bienheureuse entre les mains de Dieu.
C'est pourquoi, donc, je donne pour conseil à tous mes enfants spirituels, ainsi que je l'ai dit déjà, de n'être pas aisément enclins aux jugements & à la condamnation, mais, au contraire, de se garder autant qu'ils le peuvent d'un tel méfait.
II.Extrait de l'Abba Isaïe.
Mon frère, si tu es désireux d'obtenir une chose dont tu as besoin, ne t'indigne pas contre ton frère en te demandant pourquoi il n'a pas songé à te la donner de lui-même. Mais dis-lui simplement, en lui parlant franchement : « Fais-moi la charité de me donner cela, parce que j'en ai besoin. » Car telle est la sainte pureté du coeur. Si cependant tu n'exprimes pas ton désir ouvertement, mais que tu te plains intérieurement & que tu condamnes ton frère, alors tu as commis une chute.
III Extrait de Saint Maxime.
Celui qui, par curiosité malsaine, s'occupe des fautes des autres & condamne son frère parce qu'il a des soupçons contre lui, celui-ci n'a pas encore commencé l'oeuvre de la pénitence, & il n'a pas non plus encore résolu de condamner ses propres péchés, qui sont en vérité plus pesants qu'une très lourde charge de plomb. Et cet être n'a pas non plus compris ce qui fait la tristesse du coeur dur, l'amour de la vanité, & le culte du mensonge. A cause de tout cela, il est pareil à un insensé & à un négligent avançant à tâtons au milieu d'une vaste ténèbre spirituelle, & délaisse le souci de ses propres péchés pour s'en débarrasser, & s'occupe en imagination des péchés des autres, indépendamment du fait de savoir s'ils ont réellement été commis, ou s'il croit, quant à lui, donnant libre cours au soupçon, qu'ils se sont prétendument produits.
IV.Extrait du Gérondiko (Recueil de Sentences des Pères).
1.Il arriva qu'un frère qui avait prêté attention à ses vaines pensées fut combattu par le démon de la luxure. Aussitôt, donc, il s'en fut voir un Ancien, & lui dit que deux moines qu'il connaissait s'adonnaient entre eux à des choses honteuses. L'Ancien comprit qu'il était le jouet du Démon, & voulut le corriger. Aussi envoya-t-il chercher, pur qu'on les fît venir à lui, les frères calomniés, auxquels, dès leur arrivée, il fit un accueil empressé.
Et, quand il fit nuit, il étendit à terre une paillasse pour ces deux frères, & les recouvrit tous deux d'une couverture, tout en disant que les enfants de Dieu sont saints. Puis, ayant appelé son novice, il lui enjoignit de se saisir de ce frère qui avait médit des deux moines, & de l'enfermer dans une cellule proche de là. Car, expliqua l'Ancien, c'était lui-même qui avait cette passion en son âme, & que c'était à cause de cela qu'il s'imaginait des autres qu'ils avaient cette passion semblable à la sienne.
2.L'Abba Pimène dit un jour : « Il est écrit : De ce que tes yeux ont vu, de cela sois certain. Mais, pourtant, je vous le dis, de cela même que vous aurez touché de vos mains ne vous hâtez pas d'aller en rien témoigner publiquement. Car un frère est de cette façon devenu la risée publique. Et voici comment : Il conservait de mauvaises pensées contre son frère. Un jour donc, il le voit pécher, prétendument, avec une femme. Il en fut troublé & vivement combattu par le Démon. Aussitôt il s'approcha de ce qu'il prenait pour des corps enlacés, & y lança un coup de pied, s'écriant avec colère : « Arrêtez donc! Jusqu'à quand vous livrerez-vous à des actions honteuses? » Or, que croyez-vous donc qu'il arriva. Au lieu que ce fût deux hommes en train de pécher, comme il se l'était figuré en pensée, ce n'étaient que deux balles de foin entassées l'une sur l'autre. C'est pourquoi je vous dis, poursuivit l'Abba Pimène, de cela même que vous touchez de vos mains, ne vous hâtez pas de juger.
3.Un Ancien disait : « N'accueille en ton coeur, pour quelque chose que ce soit, aucune condamnation contre ton frère. »
CHAPITRE II.
Qu'il ne faut pas mépriser ni condamner celui qui a manifestement péché, mais qu'il faut veiller sur soi-même, & ne pas s'occuper, avec une curiosité malsaine, des péchés d'autrui. En effet, celui qui est attentif à ses propres manquements, celui-là ne peut pas condamner le prochain.
I. Extrait de la Vie de Saint Jean l'Aumônier.
Un jeune homme saisi par des élans licencieux errait un jour dans Alexandrie. Après qu'il eut égaré une jeune fille d'entre celles qui avaient embrassé la Vie monastique, il en fit l'objet honteux de sa jouissance lascive. Peu après, ce jeune homme s'en fut secrètement à Byzance avec celle qu'il avait égarée. A peine eut-il appris cette mésaventure que le divin Jean l'Aumônier s'en affligea grandement, & que, selon l'expression en usage, il remua ciel & terre, se souciant fort de retirer, le plus vite possible, ces deux créatures à la Mort spirituelle.
Quelque temps après, le bienheureux racontait une histoire édifiante à un clerc. Et il arriva qu'il rapporta aussi l'histoire de ce jeune homme, qui avait été l'instrument de ses ésirs juvéniles. A peine eurent-ils entendu cela que quelques-uns de ceux qui se trouvaient présents, comme d'une seule bouche, accusèrent & condamnèrent, soutenant que cette histoire du péché du jeune homme avec cette jeune fille naguère moniale était non seulement cause de la perte de ces deux âmes, mais aussi de beaucoup d'autres pour lesquels cela constituait un mauvais exemple.
Pourtant, le Bienheureux les blâmant pour leur facilité à condamner leur dit : « N'agissez pas ainsi, mes enfants bénis, & ne remuez pas aussi facilement la langue pour condmaner votre prochain, parce qu'en agissant de telle sorte, il est vraisemblable que vous tomberez en deux maux : Le premier est la transgression du précepte de Celui qui nous a ordonné de ne point juger quiconque avant que vienne l'heure fixée, & qui a dit de surcroît que « sur ce en quoi vous jugerez, vous serez jugé. » (Matt. 6, 2); le second mal étant que, tandis que vous ignorez la condition présente de votre prochain, vous le condamnez avec une grande facilité pour des péchés passés, sans savoir de façon sûre & certaine s'il persiste à demeurer dans le péché pour lequel vous le condamnez, ou s'il a redressé ses voies. C'est pourquoi je vous conseille de laisser le jugement du prochain à Dieu qui sait tout, parce qu'il arrive parfois que nous ayons connaissance du péché de celui qui a forniqué ou qui a chuté dans un autre péché que ce soit, parce qu'il a été publiquement constaté, mais que nous ignorions cependant sa pénitence accomplie en secret, en sorte que celui que nous condamnons comme un débauché a été justifié devant Dieu, & qu'il est désormais un homme droit.
II Extrait du Gérondiko.
1.L'Abba Jean Kolovos dit : « Il n'y a pas de vertu plus noble que celle que met en pratique celui qui ne juge pas son prochain ».
2.Un frère demanda à l'Abba Joseph : « Que puis-je faire, puisque ni je ne peux souffrir pour l'Amour du Christ, ni je ne puis travailler & donner l'aumône ». Pour toute réponse, l'Ancien lui dit : « Si tu ne peux rien faire de cela, pour le moins conserve ta conscience pure de pensées de condamnation contre ton frère, & défends-toi de l'humilier. De telle façon tu sera assurément sauvé. »
3.Un frère demanda à l'Abba Pimène : « Comment peut-on échapper à la condamnation du prochain? » L'Ancien répondit ce qui suit : « Nos frères & nous nous constituons deux images différentes : Tant qu'un homme est attentif à sa vie intérieure & se condamne lui-même, alors il voit son frère comme bon & honorable. Mais quand il se flatte lui-même & se considère comme bon, alors il trouve que son frère est mauvais. »
4.Un autre frère disait au même Géronda : » Je suis troublé, Père, & je veux quitter l'endroit où je demeure. » L'Ancien lui répondit : « Ce que tu as entendu dire contre ton prochain n'est pas vrai. Ne t'en va donc pas. » Le frère reprit : « Mais si, c'est vrai, Géronda, parce que le frère qui m'en a informé est digne de foi & possède la crainte de Dieu. » L'Ancien repartit : « Non mon enfant, il n'est pas digne de foi; parce que s'il était digne de foi, il ne te dirait pas cela. Le Seigneur Lui-même n'a pas ajouté foi aux cris honteux des habitants de Sodome lorsqu'Il les entendit, mais Il ne fut persuadé que lorsqu'Il constata la situation de Ses propres yeux. Comment donc nous fonderions-nous sur les dires de quelqu'un? » Le frère reprit : « Mais moi j'ai de mes yeux vu ce frère pécher. »
A peine eut-il entendu cela que l'Ancien, jetant les yeux à terre, y ramassa un petit bâton, le montra au frère, & l'interrogea : « Qu'est ceci? » « Un bâtonnet », lui répondit le frère. Ensuite de quoi l'Ancien leva les yeux au plafond de la cellule, &, lui montrant une poutre, lui demanda : « Et qu'est cela? » Le frère répondit : « Une poutre ». Alors l'Ancien repartit sentencieusement : « Crois sincèrement que ce bâtonnet représente les péchés de ton frère, & que les tiens sont comme cette poutre. Si donc tu es attentif à tes péchés personnels, tu ne songeras aucunement aux péchés de ce frère. »
5.Le même dit encore qu'un frère avait demandé à l'Abba Moïse : « De quelle façon l'homme est-il mortifié par son prochain, au point de ne plus exister pour lui? » A quoi l'Abba Moïse répondit : « Si l'homme ne met pas en son coeur la pensée qu'il se trouve être un Mort mis dans sa tombe depuis trois années entières, il n'arrive jamais à cet état supérieur ».
6.Deux frères vinrent trouver l'Abba Pambo. L'un d'eux demanda : « Pour moi, je jeûne deux jours continûment, & le troisième je ne mange que deux petits pains. Y a-t-il donc espoir que je sois sauvé par cette pratique, ou est-ce que je m'égare? » Après lui, l'autre demanda à son tour : « Moi, Abba, je garde une partie du gain que me rapporte le travail de mes mains, grâce auquel je gagne deux pièces d'argent par jour, &, le reste, je le distribue aux frères en guise d'aumône. Est-ce que de cette manière je serai sauvé, ou est-ce que je me trouve dans l'égarement? » L'Ancien, toutefois, ne répondit nullement à ces questions, quoiqu'ils l'en priassent avec insistance. Aussi, après quatre jours qu'ils étaient demeurés là sans rien faire, les frères résolurent de s'en aller.
Mais les Prêtres qui étaient dans la synodie du Géronda consolèrent les frères. « Ne vous inquiétez pas, mes frères, disaient-ils. Dieu vous fera don de votre rétribution pour la peine que vous avez prise de le visiter. Telle est l'habitude du Géronda de ne pas répondre tout de suite à toutes les questions qu'on lui pose, du moins pas avant que Dieu ne l'ait averti de la réponse qu'il faut y donner. »
Apaisés par ces paroles, les visiteurs entrèrent dans la cellule de l'Ancien, pour lui faire leurs adieux, & lui dirent : « Abba, prie pour nous ». L'Ancien leur demanda : « Vous voulez donc partir? » « Oui », fut leur réponse. Alors l'Abba, ayant mûrement réfléchi aux oeuvres de pénitence de ces deux frères, entreprit de leur parler, ce pendant qu'il écrivait sur le sol. Et voici ce qu'il disait, comme se parlant à lui-même : « Pambo, si quelqu'un jeûne deux jours continûment, & que le troisième ensuite il mange deux petits pains, est-il de cette façon devenu un Moine parfait? Non, pas encore! » Et de nouveau il demanda : « Pambo, si quelqu'un travaille à gagner deux pièces d'argent, & qu'il les offre par Amour du prochain en aumône, est-ce que de cette manière il est devenu un Moine parfait? Non, pas encore! »
Alors, comme s'il revenait à lui d'une longue extase, il s'adressa aux deux frères & leur dit : « Ce sont là de bonnes actions, agréables à Dieu. Mais si pourtant quelqu'un réussit à garder aussi sa conscience pure de toute haine & de toute autre méchanceté envers son frère, de cette manière assurément il sera sauvé ». Sur quoi les frères, remplis de joie par cet enseignement qu'ils avaient reçu en leur âme, s'en allèrent.
7. Comme Saint Paul disait : « Que celui qui croit tenir debout veille à ne pas tomber » ( 1 Cor 1-12), la Bienheureuse Synclétique disait : Celui qui se tient debout dans la Vertu, qu’il fasse attention à ne pas tomber. Et celui qui est tombé dans le péché, qu’i ait un souci, celui de se redresser par la pénitence. Le premier, qui tient bon, doit continûment se garder de tomber, parce qu’il est diverses fautes en lesquelles il se peut qu’il tombe. Quant à celui qui est tombé dans le péché, il s’est privé de la joie de se tenir sur les cimes de la Vertu. Pour celui qui reste blessé à terre, ne pouvant tomber plus bas, sa chute ne lui cause guère de préjudice.
Celui cependant qui demeure droit sur le terrain de la vertu, s’il ne s’estime pas pour rien, s’il ne s’humilie pas, il est probable qu’il tombe dans une fosse profonde, au risque de périr tout-à-fait ; parce qu’il est naturel que du fait de la profondeur de la fosse ses appels au secours soient étouffés & recouverts, en sorte qu’i ne puisse plus même demander du secours, exactement comme le dit David en son psaume : « Que l’abîme ne m’engloutisse pas ; que je ne sois point retenu dans la bouche d’un puits ». Mais celui qui est tombé avant toi est demeuré dans cet état, & sa situation n’a pas empiré. Fais donc attention quand tu tombes de ne pas devenir la pâture des monstres invisibles. Celui qui est tombé ne garde pas la porte de son âme – ce qui est dire qu’il ne veille pas sur ses pensées. Toi cependant ne t’abandonne aucunement au sommeil, ne lésine pas sur ta capacité d’attention, mais chante toujours ce divin verset, qui dit : « Eclaire mes yeux, Seigneur, de crainte que je ne m’endorme du sommeil de la Mort. »
8. A peine un Saint Ascète eut-il compris qu’un homme péchait qu’il dit : « Celui-ci est tombé aujourd’hui, mais, moi, il n’est pas exclu que je tombe demain. Et celui-ci vraisemblablement se repentira, tandis que, moi, je ne suis pas sûr de me repentir à coup sûr ».
III. Extrait d’Antiochos de Pandecte.
La condamnation du prochain est pire que toutes les passions ; non seulement parce qu’il rend celui qui juge coupable du plus sévère châtiment devant Dieu, mais aussi parce que celui-ci ôte par avance à Dieu sa dignité de Juge suprême, que Lui seul détient, & il s’érige par quelque manière dans ce cas en antidieu, mais aussi parce que, se retrouvant par là dénué de la protection & du secours de Dieu, à cause de cette condamnation, il est probable qu’il tombe à son tour de cette même chute pour laquelle il condamne son frère. Et celui-ci qui est condamné, s’il ne s’irrite pas contre celui qui le condamne, en retire du profit en son âme, parce que le poids du péché de mépris est compté à la charge de celui qui condamne. Et celui qui condamne prend en plus sur lui la charge du péché de condamnation, comme le montre précisément & très clairement la parabole du Publicain & du Pharisien.
IV. Extrait de l’Abba Isaïe.
1. Si un homme, par ses efforts, se trouvant parvenu à une mesure louable de vertu spirituelle, voit quelqu’un dans le péché ou bien se montrer négligent, & qu’il le méprise ou qu’il l’insulte, cet homme là a détruit tout le labeur de sa propre pénitence, parce qu’il a retranché un membre du Corps du Christ en le condamnant, & en n’ayant pas laissé le droit de jugement au Seigneur, Juge impartial, & qu’il ne s’est pas intéressé à ses propres péchés. Parce que tous, durant le temps de cette vie présente, nous sommes comme des malades dans la salle d’attente d’un médecin : l’un a mal à l’œil, un autre à la main, un autre a une fistule, &, par manière générale, ces malades souffrent de toutes les maladies qui existent. Certains de ces maux ont déjà pu être guéris ; mais lorsque celui cependant qui en a été guéri mange quelqu’une des nourritures qui lui sont nuisibles, alors ce malade revient à son état précédent.
C’est de semblable façon aussi qu’il arrive que celui qui se trouve dans un état de pénitence & condamne ou méprise quelqu’un, celui-là détruit toute l’œuvre de sa pénitence ; parce que si parmi ceux qui se trouvent chez le médecin & qui sont affligés par diverses maladies, l’un gémit sur sa pathologie personnelle, l’autre lui demandera pourquoi il se plaint. Chacun ne songe-t-il pas à sa maladie personnelle ? De la même façon il faudrait agir aussi pour ses passions & péchés personnels, en sorte qu’il devienne impossible de prêter attention à un autre qui pèche ; parce que tous ceux qui attendent dans la salle d’attente du médecin se gardent de parler tout haut & d’exposer leur maladie, & nul d’entre eux ne mange d’un produit qui lui nuit & le ferait retomber dans sa maladie. Et quel est celui qui n’est pas malade ?
2. Chacun donc qui a péché après le Saint Baptême ne peut pas être indifférent à ses péchés, parce qu’il mène une vie de pénitence. Et même s’i accomplit de grand miracles, qu’il guérit les malades, qu’il ressuscite les Morts, & qu’il possède toute la connaissance divine, du moment qu’il a péché ne peut être indifférent à ses péchés, parce qu’i mène une vie de pénitence. Que signifie qu’il a péché ? Qu’il soit tombé dans la fornication, qu’il ait péché dans les limites de la nature ou qu’il ait commis des péchés contre nature, qu’il ait regardé d’un œil lubrique un beau corps, qu’il ait volé, qu’il ait mangé en cachette en veillant à n’être vu de personne, ou qu’il ait commis quelqu’ autre des péchés existants : celui donc qui pèche ainsi outrage le Christ.
L‘un des assistants, ayant entendu cela, lui demanda : « Qui donc, mon père, garde une parfaite exactitude de vie ? » L’Ancien répondit alors : « Comme a précisément été vaincu par l’ennemi celui qui a creusé un trou dans un mur où i y avait de l’argent pour le voler, de la même manière est aussi vaincu par l’Ennemi celui qui ne garde pas une telle exactitude de vie ; parce que le Diable lui-même a dupé & vaincu le premier comme le deuxième. Et celui qui est vaincu dans de petits manquements sera vaincu aussi dans de plus grands, parce qu’il n’est pas habitué à résister au Diable. »
3. Si tu t’aperçois d’un manquement de ton frère, ne le méprise pas & ne l’attaque pas, pour ne pas tomber entre les mains de ton Ennemi le Diable. Fais attention à ne pas te moquer de quelqu’un & à ne pas nuire par là à ton âme.
4. Dieu a révélé au Saint Apôtre Pierre qu’il ne faut prendre personne pour un être souillé ou impur. Au contraire, si ton cœur a été sanctifié, tout l’être a été sanctifié. Mais celui dont le cœur conserve des passions, celui-là croit tout le monde semblable à lui, parce qu’il le juge d’après le contenu de son cœur. Un tel homme en arrive à se mettre en colère si quelqu’un lui dit : « Untel est un homme bon ». Mais vous, mes bien-aimés, faites bien attention à ne condamner personne, non seulement en parole, mais pas même en pensée.
5. Si tu es combattu en pensée par le mépris de ton frère, & que tu as envie de l’attaquer, alors souviens-toi que c’est pour cela que Dieu te livre à tes ennemis. Cette pensée te rendra la paix. Car sache bien que l’homme qui condamne son frère se trouve loin de la compassion de Dieu, ce qui est dire qu’il est indigne que Dieu ait pitié de ses fautes.
V. Extrait de l’Abba Marc.
Mon frère, quand tu entends parler de la transgression d’Adam & d’Eve, il faut que tu croies que la Chute est véritablement arrivée par eux ; cependant, cet évènement de la transgression se répète après cela par moi, par toi, par tous les hommes, non seulement dans les faits, mais aussi dans les pensées ; & voici comment : Par le Saint Baptême, nous sommes nés une seconde fois, & nous avons été placés dans le Paradis spirituel de l’Eglise. Mais tandis que nous nous trouvions dans ce Paradis, nous avons transgressé le commandement de Dieu, qui nous avait régénérés par le Saint Baptême. Quel commandement avons-nous alors transgressé ? Le Seigneur a enjoint que nous aimions nos frères ; que nous considérions avec une patience sans faille leurs œuvres comme un fruit bon, & que nous le mangions avec plaisir, conformément à ce qu’avait dit Dieu à Adam & Eve, ses premières créatures : « Vous mangerez de tout arbre qui est dans le Paradis ». (Genèse 2, 16). Mais nous, entraînés par nos pensées, que nous suggère le serpent de l’esprit, nous considérons certains de nos frères comme bons, & nous les aimons, tandis qu’il en est d’autres, au contraire, que nous considérons comme mauvais, & que nous haïssons. C’est précisément ce jugement discriminant, qui partage les êtres entre bons & mauvais, qui constitue l’arbre de la connaissance du bien & du mal. Et cela est dû au fait que nous refusons de supporter les chutes de notre prochain, & que nous examinons avec attention le cas de tout un chacun selon ses conduites. Et, ceux qui nous paraissent bons, nous les aimons ; tandis que ceux qui nous paraissent mauvais, nous les haïssons.
Mais à peine l’esprit a-t-il goûté des fruits de cet arbre – ce qui est à dire à peine avons-nous formé ces pensées sur le prochain- qu’aussitôt il tombe dans ces mêmes chutes, qu’il avait condamnées chez autrui ; & alors il voit son dénuement, qui provient de la mauvaise discrimination des manquements de son frère. Or, de ce dénuement il ne s’était pas avisé plus tôt, parce qu’il était couvert par la compassion pour son frère. Mais à cause de ce dénuement, & par une conséquence naturelle, notre pensée est mortifiée, non parce que Dieu a infligé la Mort, mais parce que l’homme a haï son prochain. Parce que ce n’est pas Dieu qui a créé la Mort, qu’Il ne se réjouit pas non plus de la perte des vivants, qu’Il n’est pas mû par la passion de la colère, qu’il ne songe pas à combattre le Mal, & que Ses dispositions ne changent pas en fonction de la dignité ou de l’indignité des hommes, mais qu’Il a tout fait avec Sagesse, & qu’Il a tout disposé en sorte que les choses soient réglées par la loi de l’esprit, c’est-à-dire par la loi spirituelle. C’est pourquoi Il ne dit pas à Adam : « le jour où vous goûterez du fruit défendu je vous mettrai à Mort », mais affermissant le divin statut de Sa loi spirituelle, Il annonce à l’avance la loi de Sa divine Justice, en prédisant : « Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de Mort ». ( Gen, 2, 17). De telle sorte qu’Il a lié le bien avec la rétribution, & le mal avec le châtiment, de façon, par manière naturelle, que la récompense corresponde à la vertu, & le châtiment au vice, sans qu’il y ait nécessité, dans chacun de ces cas, que l’on y songe, comme se l’imaginent à tort ceux qui ignorent les lois spirituelles.
2. Nous donc qui connaissons, quoique imparfaitement, ces lois, il faut que nous ayons en vue que, si nous haïssons l’un de nos frères dans la Foy, sous prétexte qu’il est mauvais, assurément Dieu nous haïra à notre tour, parce que nous aussi, ce faisant, nous sommes mauvais. De même, si nous jugeons quelqu’un sévèrement en tant qu’il est pécheur, & que nous ne le considérons pas comme étant digne de pénitence, alors Dieu nous jugera nous aussi de même, & Il ne nous rendra pas dignes de pénitence. Enfin, si nous ne pardonnons pas ses péchés au prochain, Dieu non plus ne nous pardonnera pas. Il faut donc que nous ayons tout cela en considération.
3. Cette loi, le Christ, en tant que Divin législateur, l’a confirmée en disant : « Ne jugez pas, pour n’être pas jugés ; ne condamnez pas pour n’être pas condamnés par Dieu ». Pardonnez à vos frères, pour que Dieu vous pardonne ». Cette loi, l’Apôtre Paul la connaissait, qui disait : « Celui qui juge autrui se condamne lui-même ». Et c’est dans ce même esprit que s’exprimait aussi, dans les temps plus anciens, le Prophète-roi David : « Pour toi, mon Dieu, tu rendras à chacun la rétribution ou le châtiment, selon la teneur spirituelle de ses œuvres ». Et un autre Prophète, en tant que représentant de Dieu, disait : « Si m’appartient le droit d’imposer le juste châtiment, je rendrai à chacun selon ses œuvres », dit le Seigneur. Et, pour parler bref, tant l’Ancien Testament que le Nouveau nous montrent clairement cette loi à l’œuvre, en sorte que nous comprenions que c’est une loi spirituelle, & qu’elle s’adresse à l’homme intérieur. C’est pourquoi il faut sans plus tarder que, dans tous les cas, nous honorions cette loi, & que nous aimions nos frères, non seulement en le leur témoignant par des marques extérieures d’amour, mais avec une sincérité venue de l’intérieur, parce que cette loi spirituelle ne ressemble pas à la loi de Moïse, qui ne jugeait que selon les apparences, mais, en tant que loi spirituelle, elle sonde aussi les pensées secrètes des hommes. C’est du reste par cette loi spirituelle que le Christ a parachevé la loi mosaïque, comme Lui-même l’a dit : « Je ne suis pas venu pour détruire la loi, mais pour la parachever ». (Matt, 5, 17).
4. Il est donc un but que nous devons poursuivre toujours & partout, & de façon telle que nous nous réjouissions, & que nous ne nous affligions pas chaque fois que nous subissons l’injustice, de diverses manières, de la part des hommes ; que nous nous réjouissions non pas simplement parce que cela est advenu, mais parce que cela nous donne l’occasion de pardonner à celui qui nous a contristé, en sorte que nous aussi nous puissions recevoir de Dieu la rémission de nos péchés. Cette indulgence envers notre frère qui nous a affligé, affermit la véritable connaissance de Dieu, & cette connaissance contient tout ce qu’il faut à l’homme savoir. Dans le même temps, elle fournit à l’homme le pouvoir, à chaque fois qu’il supplie Dieu, d’être entendu par Lui. Cette connaissance divine, induite par l’indulgente bonté envers nos frères, est le beau fruit précieux de la prière ; par elle se manifeste la Foy que nous avons en Christ, parce que par elle aussi nous acquérons le pouvoir d’aimer Dieu de tout notre cœur, & notre prochain comme nous-même. Et pour l’acquisition de cette science divine, nous devons dans les veilles & les peines corporelles supplier Dieu qu’Il ouvre par la compassion notre cœur pour l’accueillir, loin de la faire fuir.
Alors, quand nous possédons cette Vertu, & la Grâce de l’adoption filiale, qui nous a été donnée par le Saint Baptême, mystiquement, nous la sentons agir en nous, non pas invisiblement, mais en toute clarté, perceptible au sens intérieur. Et cela, parce que nous avons eu la force de pardonner aux péchés du prochain.
Cette Vertu a deux opposés, qui l’empêchent de se manifester : le plaisir charnel & la vanité. De ces maux il nous faut nous éloigner au plus tôt en esprit, & que, libres désormais, nous nous appliquions à l’acquisition de cette Vertu.
Mais lorsque nous nous livrons avec nos âmes à ces vices, n’en jugeons personne responsable, ni Satan, ni les hommes, mais combattons contre notre volonté mauvaise, & ne nous enorgueillissons pas. La lutte est intérieure, elle se situe parmi nos pensées, & dans ce combat nul, hors de notre être intérieur, ne fera que nous serons couverts de honte.pourra nous secourir ni se battre avec nous. Nous n’avons qu’un seul allié, le Christ, qui, dès après le Saint Baptême, se trouve caché en nous, de façon secrète, & mystiquement. Et, de fait, Il est invincible & infaillible, & Il combattra avec nous en cette lutte intérieure, si, autant que nous le pouvons, nous nous acquittons de Ses préceptes.
Ces deux vices qui nous combattent ont dupé Eve & égaré Adam.
De ces deux vices, le plaisir a présenté les fruits de l’arbre comme bons à manger, & comme une œuvre bonne la connaissance profonde de toutes choses. La vanité, quant à elle, a aiguillonné les premiers êtres créés avec la pensée qu’ils seraient bientôt des dieux, puisqu’ils connaîtraient le bien & le mal.
Comme les Protoplastes donc, Adam & Eve, furent remplis de honte en se voyant mutuellement nus, ainsi, nous aussi, quand nous aurons perdu l’innocence des yeux de notre esprit & que nous verrons nos âmes nues, notre conscience fera que nous serons couverts de honte. Alors nous coudrons des feuilles de figuier, ce qui est dire que nous tâcherons de dissimuler la nudité de notre âme avec des mots, des pensées, des idées, des justifications. Le Seigneur nous apprêtera & nous fera don d’un vêtement de peau, nous disant : « Par votre patience, vous gagnerez vos âmes » (Luc) & nous donnant le conseil suivant : « Celui qui aura compris que son âme se trouvait dans la médisance ou dans quelque autre péché, celui-ci devra l’éduquer par l’ascèse ; & celui qui perdra son âme dans cette vie, c’est-à-dire, qui la crucifiera, la gagnera pour la Vie éternelle.
Et celui qui, même s’il possède quelque charisme, compatira néanmoins à ceux qui en sont dénués, celui-ci, par cette compassion, sauvegardera le don de Dieu. Mais l’orgueilleux qui fanfaronne perdra ce don de Dieu, parce qu’il sera frappé par les épreuves qui attendent l’orgueil.
Scrute avec attention tes chutes & tes manquements, non ceux ni les affaires d’autrui pour que ton mental ne soit pas régi par le Diable.
VI. Extrait de Saint Anastase le Sinaïte.
Question
Comment pouvons-nous ne pas juger celui qui pèche de façon visible ?
Réponse
Nous y parviendrons dans la mesure où nous nous rappellerons ce que dit le Seigneur : « Ne jugez pas afin de n’être pas jugés ». (Matt, 6, 1). Nous nous rappellerons également ce que dit l’Apôtre, qui donne ce conseil spirituel : « Celui qui croit se tenir debout, qu’il veille à ne pas tomber. » ( 1. Cor, 9, 12). Et ailleurs : « Pour tous ceux qui jugent, sur ce en quoi tu juges autrui, tu te condamnes toi-même » ( Rom, 2,1). Car nul ne connaît l’intérieur de l’homme, & ne sait si l’Esprit habite ou non en lui, comme dit notre Seigneur.
Parce que beaucoup de gens, lors même qu’ils pèchent bien souvent devant les hommes, ensuite de cela se confessent secrètement devant Dieu, & sont pardonnés de Lui en Lui étant agréables, au point de recevoir le Saint Esprit. Et ceux-ci, qui sont par nous considérés comme pécheurs, parce que nous ignorons leur pénitence, ont été justifiés devant Dieu. Et cela parce que , nous, les hommes, nous avons scruté avec attention le péché commis par notre semblable, mais que nous ne connaissons pas pour autant les bonnes actions qu’il a commises en secret. C’est pourquoi il ne faut pas condamner qui que ce soit, si même nous l’avons vu pécher de nos yeux.
A peine nous sommes nous éloignés de dix pas de celui qui péchait que nous ne sommes déjà plus en mesure de savoir ce qu’a fait secrètement ce pécheur, non plus que la façon dont Dieu agi en lui. Judas le traître & le prévaricateur, au soir du grand Jeudi Saint était avec le Christ & Ses disciples, tandis que le larron était avec des malfaiteurs & des meurtriers ; & cependant, à peine arriva le Vendredi que Judas était damné, parce qu’il avait trahi le Seigneur, tandis que le larron, parce qu’il s’était repenti sur la croix, fut le premier à entrer au Paradis avec le Christ.
C’est pourquoi il est donc bon de ne pas juger des changements soudains, & ce jusqu’au retour du Christ, qui connaît bien l’esprit & les pensées de l’homme, & qui lit dans les cœurs, au point que rien ne lui échappe des secrets de ces cœurs. Outreplus, le Père a donné au Fils tout pouvoir de juger, en sorte que celui qui juge son prochain dérobe au Fils la dignité de Juge, & se pose ainsi en antéchrist. Du reste, il en est qui, sans que nous le sachions, sont pardonnés par Dieu après être tombés dans maintes afflictions & des épreuves diverses. D’autres encore sont purifiés du péché par le moyen de maux corporels ou d’une longue maladie. N’est-il pas dit dans la Sainte Ecriture : « En me châtiant, le Seigneur m’a corrigé, & Il ne m’a pas livré à la Mort ». (Ps 117, 18). C’est dire qu’en recourant à diverses afflictions, le Seigneur me corrige & redresse mes voies, tel un bon pédagogue, mais que toutefois il ne me condamne pas à la Mort éternelle du péché.
De même l’Apôtre dit : « Jugés par le Seigneur, nous sommes corrigés par Lui, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde. » ( 1 Cor 10, 32). C’est ce qu’il a fait avec le débauché de Corinthe, comme nous le rapporte l’Apôtre Paul, permettant qu’il soit livré à Satan pour que fût absolument châtiée sa chair pécheresse, s’agissant que fût sauvée son âme au jour de la Seconde Parousie, lorsqu’adviendra le retour du Christ. De ce qui advint là nous apprenons que même les possédés, s’ils supportent sans murmure cette épreuve, sont sauvés de par ce châtiment. D’autres encore, comme le roi Ezéchias, sont corrigés par les pleurs à chaudes larmes qu’ils ont versés pour fléchir Dieu & le supplier de les délivrer du châtiment de leur maladie mortelle, jusqu’à ce que Dieu eût compassion d’eux.
D’autres encore, sans que les gens n’en sachent rien, après qu’ils se furent réconciliés avec Dieu, & qu’ils se furent acquittés d’un canon de pénitence, peu de jours après quittèrent cette vie pardonnés, & ils furent sauvés. Car l’homme est jugé par Dieu selon l’état où se trouvera son âme à l’instant de la Mort, que l’âme fût bonne ou mauvaise. Et cette vérité, Dieu Lui-même l’a proclamée par la bouche du Prophète Ezéchiel, qui fit entre autres annonces celle-ci : Si un homme commet toutes les injustices, puis que, s’en étant détourné, il accomplit la justice, je ne me souviendrai pas de ses iniquités, parce que c’est dans l’état où je le trouverai que je le jugerai.
Il y en a aussi qui ont été pardonnés de leurs péchés, parce que des hommes justes & saints ont prié pour eux. Car Dieu réalise toujours les pieux désirs de ceux qui le vénèrent. C’est ce que montre la Sainte Ecriture. Aaron a été pardonné du péché de la confection du veau d’or à Chorev, idole qu’il avait fait vénérer par les Juifs, parce que Moïse avait prié pour lui. Et Mariam, la sœur de Moïse, fut également purifiée de la lèpre, parce que Moïse avait supplié Dieu pour elle. Et Nabuchodonosor, grâce à la Prière du Prophète Daniel, s’attira la miséricorde de Dieu.
Que de fois les Saints Anges peuvent-ils aussi adresser leur demande à Dieu, pour le Salut de divers hommes, parce qu’ils sont de sincères serviteurs de Dieu, & qu’ils ont de l’assurance devant Lui, parce qu’ils sont sans péchés. Et Dieu, qui jour & nuit reçoit d’eux l’adoration & l’action de grâces, satisfait aussitôt leur désir, & exauce leurs demandes.
Il advient avec les Saints Anges ce qui se produit exactement avec les amis sincères des rois de la terre, qui pour l’amour d’eux accordent la vie sauve aux condamnés pour lesquels ceux-ci ont intercédé. Les Anges Saints ont beaucoup d’amour pour les hommes, & ils compatissent à notre race, parce que le Verbe Dieu ineffable s’est fait homme, & qu’ainsi ils ont été jugés dignes de Le voir dans notre chair, tel qu’ils le désiraient voir depuis la création du monde. C’est ce qu’assurent dans leur enseignement les coryphées des Apôtres, Pierre & Paul : Pierre dit que Dieu nous a gratifiés de biens tels que les Saints Anges désirent les voir ; ce qui est dire qu’ils désirent voir Dieu dans une telle magnificence, Lui que nous avons été jugés dignes de voir dans sa chair avant les Anges, dès l’instant de sa nativité dans la chair lors de Son incarnation. Et Paul, s’en rapportant à l’Ascension du Seigneur, proclame avec enthousiasme : « Maintenant le Christ est monté au Ciel, pour que les Dominations & les Puissances Le voient au milieu de l’Eglise. Ainsi donc, c’est à cause du don de la chair de l’homme & de la race humaine que les Saints Anges aiment tant les hommes. C’est pourquoi aussi le Christ dit : « Il y a de la Joie dans le Ciel pour un seul pécheur qui se repent ». ( Luc, 15, 7). A chacun des fidèles, dès à son baptême, est par Dieu donné un Ange pour Ange Gardien, Guide, & Pédagogue. C’est précisément pour cette raison que le Seigneur a dit aux Juifs : « Prenez garde à ne pas mépriser un seul de ces petits – d’entre ceux qui croient en moi- car, je vous le dis, leurs Anges dans le Ciel contemplent à toujours la Face de mon Père dans les Cieux ». ( Matt, 17, 10). L’Ange, donc, qui a été donné par Dieu pour garder l’homme, s’il voit que celui que Dieu lui a confié aime le Bien & s’efforce durement de l’accomplir, vient à son secours & supplie Dieu pour lui, afin qu’une fois ses péchés pardonnés, il soit sauvé. Et Dieu, qui est ami de l’homme, accède volontiers à la requête de Son Ange.
Parce que, comme je l’ai dit précédemment, bien souvent des hommes Justes & Saints ont demandé à Dieu le pardon des péchés, & l’ont obtenu ; comment donc les Anges, dès lors, n’auraient-ils pas le pouvoir d’obtenir ce que les Saints obtiennent ?
Ne condamnons donc aucun homme, quand bien même nous l’aurions vu de nos yeux pécher. Il est préférable que nous lui donnions humblement des conseils spirituels & que nous priions pour lui. Et si tout ce qui a été dit plus haut n’est pas suffisant pour persuader à ce propos le lecteur, nous rapporterons d’autres dires encore.
Dis-moi, je t’en prie : Qui, en voyant à Jéricho pécher publiquement Raab la courtisane, aurait-il cru que Dieu lui pardonnerait tous ses péchés, & la justifierait, pour ce qu’elle reçut & secourut les envoyés d’Israël ? Ou qui aurait pu s’imaginer que le Publicain inique & voleur, qui priait avec le Pharisien dans le temple, adoucirait la juste colère de Dieu contre lui, & qu’il rentrerait chez lui purifié de ses péchés & pardonné, à cause de ses profonds soupirs sincères poussés devant Dieu ? Et peut-être oublie-t-on que Samson, bien qu’il se fût suicidé, se trouve malgré cela parmi les Saints, comme l’affirme Paul ? Et n’est-ce pas un cas d’importance, & digne que l’on s’en souvienne, que celui de Manassé, qui, bien qu’il eût adoré les idoles durant cinquante-deux ans, & qui par là avait été cause que le Peuple d’Israël transgressât la loi & s’éloignât de Dieu, fut cependant en une heure, & ppar une simple petite prière sincère, pardonné par Dieu, comme le raconte la Sainte Ecriture ? Comme cela est connu des exégètes des récits bibliques, le roi des Assyriens enferma Manassé dans une étroite réclusion à semblance d’animal. Se trouvant donc prisonnier en ce terrible enfermement, il pria Dieu d’une âme douloureuse, & lui adressa sa prière accoutumée ; et, ô miracle ! par là Puissance de Dieu la bête se rompit, & un Ange du Seigneur le mena à Jérusalem, où il vécut dans la pénitence le temps qui lui restait à vivre. Et, pour laisser de côté les exemples les plus anciens, je rappellerai le cas du bon Saint larron sur la croix, qui fut sauvé en un instant par un repentir sincère. C’est par cet exemple que je conclurai mon entretien.
Personne, d’entre tous ceux qui se trouvent sur terre, n’aurait pu croire à la conversion du larron, d’autant que le mystère de ce repentir se réalisa de façon secrète & à bas bruit.
Comment est-il possible, demanderait-on, que cet homme affreux, qui vola nombre de gens, & qui tua petits & grands, justes & injustes, celui qui montra à d’autres comment transgresser & se faire voleur, oui, comment est-il possible qu’un tel individu, ait, par cette seule phrase : « Souviens-toi de moi Seigneur » ( Luc), été justifié à l’extrême fin de sa vie, qu’il ait été sauvé par Dieu, &, fait essentiel, qu’il soit devenu le premier à entrer au Paradis ?
Tout cela, que j’ai rapporté ici, très au long dans mes explications, je l’ai écrit parce que je sais très bien que la langue de bien des gens, quand elle condamne les autres, est plus coupante que tout autre couteau à double tranchant. Ces mêmes gens, si même ils voient un homme commettre le bien à l’infini, à peine aperçoivent-ils un seul défaut dans son caractère – car nul n’est sans péché, sinon Dieu seulement – aussitôt ils oublient & négligent tout le reste des exploits de cet homme, & ne mettent toujours en avant q ce seul petit défaut qu’ils ont décelé, &, avec une joie mauvaise, ils la divulguent parmi les hommes. C’est donc justement que sur les têtes de ces hommes calomniateurs & accusateurs éclatera le châtiment de Dieu, & non seulement à cause de leurs propres péchés, mais parce que par leurs calomnies & leurs condamnations, ils ont nui à l’âme de beaucoup, jusqu’à les détruire.
7.Extrait de Saint Maxime.
Est-il possible de ne pas frémir, de n’être pas frappé, & que l’esprit ne s’agite pas à la pensée que le Dieu & Père ne juge personne, mais qu’Il a cédé au Fils le pouvoir de juger ? Et le Fils à son tour crie aux hommes : « Ne jugez pas, afin de n’être pas jugés. » ( Matt 6, 1). Le vase d’élection qu’est l’Apôtre Paul insiste de semblable sorte : « Ne jugez pas avant le temps du retour du Seigneur. » ( 1 Cor. 4, 5). & « Par le jugement dont tu juges autrui, tu te condamnes toi-même ». ( Rom, 2,1). Mais, tout-à-fait contrairement à l’acte du Père, au précepte du Fils, & à l’avis de l’Apôtre Paul, les hommes, ayant laissé de côté leurs propres péchés, ont dérobé au Fils le pouvoir de Juge, & comme s’ils étaient prétendument sans péché, ils jugent & condamnent leurs semblables.
Pour cette audace sans nom, le Ciel fut abasourdi, & la terre a tremblé, mais ces médisants & ces sycophantes calomniateurs demeurent insensibles & sans honte.
8. Extrait du Gérondiko.
1. Auprès d’un Ancien demeurait un frère, qui n’avait encore passé que peu de temps dans l’ascèse ; & celui-ci ne se souciait pas autant qu’il aurait convenu de ses devoirs monastiques. Quand il fallut qu’il Mourût, se trouvant aux derniers instants de sa vie, quelques autres Moines vinrent à lui, pour lui fournir une compagnie spirituelle, & pour sa consolation. L’Ancien vit alors avec un étonnement content que le visage du Mourant n’avait pas l’aspect farouche qui distingue habituellement l’homme à son lit de Mort. Tout au contraire, ce Moine avait le visage joyeux & rieur. L’Ancien alors, qui était avisé, voulant édifier spirituellement ceux qui se trouvaient là, lui dit : « Nous savons tous, mon frère, que tu n’as pas mené une haute lutte méritoire dans l’ascèse monastique ; comment donc se peut-il que tu te prépares à partir pour ce voyage effrayant en étant dans une disposition si joyeuse ? »
A cette question, le Moine répondit : « De fait, mon Père, tu dis la vérité ; j’ai été négligent dans les devoirs de la vie monastique ; mais, depuis que je suis devenu Moine, je n’ai condamné personne, & je n’ai gardé rancune à personne ; mais si parfois surgissait un petit différend avec un de mes semblables, je tâchais à l’heure même de me réconcilier avec lui. Je songe donc dire à Dieu : « Tu as dit : Ne condamnez pas pour n’être pas condamnés ; pardonnez vos semblables & Dieu vous pardonnera », « Ne jugez pas, afin de n’être pas jugés » (Matt. 6, 1), & « Si vous pardonnez aux hommes leurs chutes, notre Père Céleste vous les remettra aussi. (Matt.. Alors l’Ancien inclina la tête en signe d’assentiment & dit : « La Paix de Dieu soit avec toi, mon enfant, car c’est sans la difficultueuse peine de l’ascèse monastique que tu as été sauvé, parce que tu as fui le jugement & la condamnation. »
2. L’Abba Agathon, quand il voyait quelqu’un tomber, & que sa pensée lui suggérait de le condamner, se disait en lui-même : « Agathon, fais attention à ne pas faire la même chose ». Et alors sa pensée le laissait en paix.
3. L’Abba Antoine prophétisa sur l’avenir de l’Abba Ammon, & lui dit : « Toi, avec l’aide de Dieu, tu parviendras sur les cîmes de l’ascèse, & ton âme sera pleine de la crainte de Dieu ». Puis, étant sorti de la cellule & lui ayant montré une pierre, il lui dit : « Outrage & frappe cette pierre ». L’Abba Ammon exécuta volontiers cet ordre, sans bien entendu que la pierre bronchât ou se plaignît. Alors l’Abba Antoine lui dit : « Pour toi, il s’agit que tu arrives à cette même mesure d’apathéia – d’absence de passions-, au point, comme cette pierre, de ne pas te troubler des attaques injustes ni de la méchanceté des hommes. » Et, de fait, il en advint ainsi. Il progressa tant en indulgence & en bonté qu’il ne songeait plus du tout à mal.
Après quoi l’Abba Ammon devint Evêque. Il arriva alors l’évènement caractéristique suivant : Ils amenèrent devant lui une jeune fille naguère vierge, qui avait été déflorée, & qui était enceinte ; avec elle, ils amenèrent aussi devant l’Evêque son agresseur. Ceux qui l’accompagnaient dirent alors à l’Evêque : « Très vénérable, impose à cet homme une peine sévère. A l’étonnement de tous, l’Evêque signa le ventre de la jeune femme du signe de la croix, & ordonna qu’on lui donne six paires de draps, disant : « Il en est besoin, car il est probable qu’à l’heure où elle va partir enfanter elle Meure ainsi que l’enfant, & que ne se trouvent pas en cet instant les linceuls indispensables à leur ensevelissement ». Alors, ceux qui avaient dénoncé cette femme, voyant le don généreux de l’Evêque, lui dirent : « Pourquoi fais-tu cela ? Il faut que tu lui imposes un châtiment sévère ». L’Evêque alors répondit avec douceur à ceux qui l’accusaient : « Vous voyez bien, mes frères, que cette femme, à cause de son état de grossesse avancée, se trouve maintenant toute proche de la Mort ; quant à mo, que puis-je donc faire ? » Et, sur ces mots, il dit à cette femme de s’en aller, sans oser la juger.
4. Un autre jour, l’Evêque fut invité à déjeuner quelque part, & il y alla. En ce lieu vivait un Moine sur lequel s’était répandu le bruit que c’était un débauché. Or, par hasard, le jour de la visite de l’Evêque, se trouvait aussi dans la cellule la femme avec laquelle on disait qu’il avait péché. Les habitants de ces lieux donc, à peine eurent-ils eu connaissance de la présence dans la cellule du Moine de cette femme qui était soupçonnée de luxure, qu’ils songèrent à entrer de force dans la cellule du moine pour l’en chasser. Entretemps, ayant appris que se trouvait aussi parmi eux l’Evêque Ammon, ils vinrent le prier, après qu’ils lui eurent exposé la situation, d’entrer avec eux dans la cellule du moine, pour lui faire de vifs reproches, puis chasser ensuite de la région ce couple de péché.
Le moine ayant compris ce qui se préparait contre lui eut le temps de cacher la femme dans une grand jarre qu’il avait à l’étage dans l’entrée.
L’Abba Ammon, qui avait le don de discernement, avait été secrètement averti par Dieu de ce qu’avait fait le moine, & à peine fut-il arrivé qu’entrant dans la cellule, il s’assit délibérément sur la jarre, & ordonna que les autres fissent une fouille systématique dans la cellule pour y trouver cette femme de péché.
Ils fouillèrent dans tous les coins de la cellule, sans pouvoir trouver la femme. Après laquelle recherche infructueuse, l’Abba Ammon leur dit : « Vous voyez ? Que Dieu vous pardonne ». Et après qu’il eut dit une prière pour chacun d’eux, il ordonna aux visiteurs de s’en aller. Lorsqu’il fut resté seul dans la cellule, il prit le moine par la main, & tandis que par so regard il lui donnait à entendre qu’il avait tout compris, il lui dit, plein de tendresse : « Fais attention à toi, frère. » Et, sans rien dire d’autre, il s’en alla.
5.Un moine, parce qu’il avait péché, fut renvoyé de la communauté par l’Ancien. Ensuite de quelle action, l’Abba Bessarion se leva, & partit avec le frère, disant : « Et moi aussi, je suis pécheur. »
6. L’Abba Isaïe donna à ses disciples le conseil suivant : » Si une pensée vient te troubler, t’incitant à condamner ton frère pour le péché qu’il a commis, songe bien tout d’abord, surtout, que tu es plus pécheur que lui. Ensuite, sois assuré que, sur toutes les bonnes actions que tu crois avoir faites, toutes n’étaient pas agréables à Dieu. Avec ces pensées, assurément, tu n’auras pas l’audace de condamner ton prochain. »
7. Le même dit encore : « Le meilleur moyen de tenir ta conscience en repos est de ne pas condamner ton prochain & de t’humilier toi-même ».
8. Un Ancien vit un frère se comporter honteusement avec un autre moine, & il ne lui en fit pas grief. Il ne l’accusait pas parce qu’il songeait : « Si Dieu qui les a créés les voit & ne les consume pas, qui suis-je, moi, pour les accuser ? »
9. L’Abba Isaac le Thébain alla dans une communauté de moines où il vit un frère chuter ; & il le condamna. Peu de temps après, lorsqu’il eut fini le travail pour lequel il était venu au Monastère, il s’en éloigna & retourna au Désert. A peine cependant s’approchait-il de sa cellule, & s’apprêtait-il à l’ouvrir pour y entrer qu’un Ange du Seigneur apparut devant lui & lui barra la porte. L’Ancien alors, avec douceur & humilité, le supplia, disant : « Qu’ai-je fait, & pour quelle raison ne me laisses-tu pas entrer ? » Et l’Ange du Seigneur lui répondit : » Dieu m’a envoyé te demander en quel lieu tu ordonnes que j’envoie le frère du Monastère qui a chuté & que tu as condamné ? »
A peine eut-il entendu ces paroles que l’Ancien, comprenant la cause de la conduite de l’Ange, se repentit de la condamnation qu’il avait formulée contre son frère, & dit aussitôt : « En vérité, oui, j’ai péché, pardonne-moi. » Et l’Ange, avec douceur, lui répondit : « Redresse-toi. Dieu t’a pardonné. Mais veille dorénavant à ne condamner personne, jusqu’à ce que revienne le Seigneur, auquel seul appartient le pouvoir de juger tous les hommes. »
10. L’Abba Macaire le Grand, comme le racontaient ceux qui le connaissaient, réussit à devenir un dieu sur la terre, conformément à la Parole : « J’ai dit : « Vous êtes des dieux ». (Jean 1, 34). Et il obtint cela parce que, comme Dieu couvre le monde & le protège de Sa bonté, de même manière l’Abba Macaire, quand il voyait les défauts de ses enfants spirituels, ou qu’il les entendait dire qu’ils avaient chuté, il les couvrait de sa bonté, comme s’il n’avait rien vu ni entendu.
Un jour, dans une skyte, un frère chuta, & les Pères s’assemblèrent en une synaxe pour le juger. Ils convièrent à cette assemblée, pour qu’il se joignît à eux, l’Abba Moïse. Celui-ci cependant ne voulut pas venir. Et une seconde fois celui qui présidait à la synaxe l’invita à venir, disant : « Viens, car tous les Pères t’attendent ». Alors l’Abba Moîse se mit en route après qu’il eut rempli de sable un vieux sac troué, & qu’il l’eut chargé sur ses épaules. C’est avec ce pesant fardeau qu’il arriva au lieu où se tenait la synaxe.
Les Père, qui vénéraient fort l’Abba Moïse, apprenant qu’il arrivait, sortirent pour aller à sa rencontre. Mais, lorsqu’ils le virent avec cet étrange fardeau, c’est-à-dire ce vieux sac si lourd, par les trous duquel s’écoulait le sable, stupéfaits, ils lui demandèrent : « Qu’est-ce que cela, Père ? » Et l’Ancien leur répondit : « Ce sont mes péchés, qui glissent derrière moi san que je m’en aperçoive ; & malgré cela, avec un tel fardeau de péchés, je suis venu aujourd’hui ici pour juger les péchés d’un autre. » Les Pères, qui s’étaient assemblés en synaxe, à peine eurent-ils entendu ces paroles qu’ils comprirent toute leur importance. C’est pourquoi ils ne dirent rien à leur frère, qu’il avait été question de juger, mais ils lui pardonnèrent.
11. Le même Abba Moîse dit un jour à une synaxe de frères : « Il faut que l’homme meure à ce qui concerne son frère, en sorte qu’il ne condamne personne en rien. Parce que quand le Seigneur tua les premiers-nés des Egyptiens, il n’y avait pas une maison en Egypte où l’on ne comptât pas un Mort ». Un frère d’entre ceux qui entendaient ces propos lui demanda : « Que veux-tu signifier par là, Père ? » Et l’Ancien Moîse répondit : « Si nous pouvions voir nos péchés, nous aurions assurément la faculté de nous préoccuper des péchés de nos semblables. Car c’est véritablement folie pour un homme qui a un cadavre chez lui, de l’abandonner & de se rendre dans une maison étrangère pour pleurer le Mort du voisin, au lieu de pleurer chez lui sa propre dépouille.
Que tu Meures au prochain signifie que tu soulèves le poids de tes propres péchés, que tu ne t’intéresses pas à ce que fait chacun, & que tu ne dises pas, en le condamnant, qu’il est mauvais ; que tu ne fasses non plus aucun mal à quiconque, que tu ne penses pas intérieurement du mal de quelqu’un, que tu ne fasses pas honte à celui qui a fait le mal, en le reprenant durement, que tu ne fasses pas confiance à celui qui a fait du mal, de quelque façon que ce soit, à son prochain, mais que tu ne le juges pas pour ce qu’il a fait, que tu ne prêtes pas non plus attention à celui qui condamne son prochain, que tu n’aies pas de haine pour quiconque, ce qui est dire que tu ne haïsses pas autrui. Poursuis ce but, mon frère, & assure par là la paix à ton âme, ayant en vue que la peine déployée pour l’obtention de ce résultat ne dure que peu de temps, celui de notre vie sur terre, cependant que le repos durera toujours, commençant dès ici-bas & se poursuivant dans l’éternité. »
13. Un frère demanda un jour à l’Abba Pimène : « Dis-mo, Géronda, comment je pourrai devenir un Moine parfait ». L’Ancien lui dit en réponse : « Si tu veux jouir de la sérénité & du repos intérieur ici-bas comme dans la vie à venir, dis en tous les cas avec humilité : « Pour moi donc, qui suis-je ? Et ne condamne personne. »
14. L’Ancien de Péluse apprit un jour que certains moines descendaient souvent à la ville, qu’ils se baignaient dans les eaux publiques, & qu’ils négligeaient leurs devoirs spirituels. Dès qu’il arriva à l’assemblée des moines, aussitôt donc, devant tous les autres, il enleva à ces moines négligents leur schème monastique, en guise de punition pour leur conduite. Cependant, après qu’il eut fait cela, sa conscience le tourmenta, & il se repentit d’avoir blâmé ses frères. S’en allant lors comme ivre sous l’emprise de la lutte que se livraient ses pensées entre elles, il s’en vint voir l’Abba Pimène, lui apportant aussi les habits monastiques de ceux dont il avait enlevé le schème angélique, & il lui raconta l’histoire de ces frères.
L’Ancien, après qu’il l’eut écouté avec attention, lui demanda : « Et toi, n’as-tu plus rien du vieil homme ? T’en es-tu totalement débarrassé ? » L’Ancien répondit : « Mais si, je garde encore du vieil homme. Alors l’Ancien lui redit la Parole de l’Apôtre : « En jugeant autrui, tu te condamnes toi-même, car en jugeant tu fais la même chose que lui. « (Rom 2,1). Et à cette parole, il ajouta : « Voilà donc que toi aussi, comme les frères, tu te tiens en quelque sorte sous l’emprise du péché, même si tu ne participes plus que peu du vieil homme. » Ensuite de ce dialogue, l’Ancien s’en retourna, & aussitôt il rappela les frères, qui étaient au nombre de onze. Après que, touchant terre avec sa main, il lui eut fait sa métanie en signe de pardon, il leur remit leurs habits monastiques avec le schème angélique, ensuite de quoi il les laissa partir.
15. Un autre frère encore demanda à l’Abba Pimène : « Géronda, si je m’avise de la chute de mon frère, est-il bon que je le couvre ? » L’Ancien répondit : « Autant de fois que nous aurons couvert la chute de notre frère, autant de fois Dieu aussi couvrira nos péchés ; & aussi souvent que nous les dévoilons, Dieu dévoile aussi nos péchés. Et nous appelons frère, en ce cas, celui qui habite près de nous, ou qui demeure avec nous, mais qui n’a pas le même Père spirituel. Aussi vaut-il la peine que nous le couvrions & que nous ne regardions pas au péché de notre frère, parce qu’il faut que chacun examine avec attention ses péchés personnels.
Mais pour ceux qui appartiennent à une même fraternité que la nôtre, sous la houlette du même Père spirituel, les canons de nos Pères ordonnent qu’il nous faut nous soucier l’un de l’autre, comme chacun se soucie des membres de son propre corps, parce que nous menons vie commune quoi qu’il y ait nombre de corps distincts. En ce cas, il faut que chacun rappelle humblement ce qui sied à celui qui a chuté ; & si ceux qui ont chuté ne se corrigent pas avec ces rappels fraternels, alors, qu’ils s’en ouvrent à leur sujet aux Anciens, qui dirigent spirituellement la fraternité, & de telle sorte, par cet intérêt pour leurs frères, qu’ils sanctifient leur amour mutuel. »
16. Un autre frère demanda au même Abba Pimène : « Si je rencontre un frère duquel j’ai entendu dire qu’il est tombé dans le péché, je n’ai pas envie de le faire venir dans ma cellule ; mais si j’en rencontre un autre qui est bon, & qui a bonne réputation, alors je me réjouis d’être avec lui ». L’Ancien lui répondit alors : « Si tu offres un peu de bonté à celui qui est bon, tu dois doubler cette grâce à celui dont tu as entendu dire qu’il a chuté ; parce que celui-ci est malade, & qu’alors Dieu aura pitié de toi aussi. »
17. Dans un Monastère, un moine du nom de Timothée menait la vie monastique. Dans ce Monastère se répandirent sur le compte d’un autre moine des bruits diffamatoires, à savoir que ce dernier avait péché. Alors l’Higoumène demanda à Timothée ce qu’il fallait faire à son avis, & Timothée lui conseilla de le renvoyer de la communauté. Par le fait, il le chassa donc. Mais voici ce qui arriva dans ce cas précis : Timothée fut importuné dangereusement parce que le fait qu’il avait chassé son frère devenait pour lui une épreuve pénible, & qu’il s’en fallut de peu qu’il ne tombe dans le même péché. Dans son désespoir alors Timothée commença de pleurer & de crier : « Mon Dieu, pardonne-moi ! ».
Tandis qu’il se trouvait dans cet état, il entendit une voix lui dire de manière étrange & merveilleuse : « Timothée, tout cela tu le souffres parce que tu as méprisé & abandonné ton frère au moment de son épreuve. »
18. Un jour, dans un Monastère, un moine tomba dans le péché. Dans la campagne du Monastère, à quelque distance de là, vivait un Ascète, qui, depuis nombre d’années, n’était pas sorti de sa cellule. L’Higoumène du Monastère vint donc à lui, & lui rapporta le cas du frère qui avait chuté. A peine l’Ascète eut-il entendu cela qu’il conseilla qu’on le chassât du Monastère. De fait, donc, on le chassa, & celui-ci descendit se mettre dans une fosse profonde, & y demeura pleurant & se lamentant.
Par hasard, ces jours-là, quelques frères du Monastère, s’en étant allés à la rencontre de l’Abba Pimène, passèrent près de la fosse où ils entendirent les pleurs & les plaintes du frère qui avait été chassé. Par compassion pour lui, ils descendirent dans la fosse, & y trouvèrent ce malheureux, qui était accablé de peine & d’affliction. Avec affection & douceur, ils lui enjoignirent de le suivre, en sorte qu’ils se rendissent tous ensemble auprès de l’Abba Pimène. Mais le malheureux refusait & disait en pleurant : « Laissez-moi Mourir ici ». N’étant pas parvenus à le persuader, ils repartirent & se rendirent chez l’Abba Pimène, auquel ils racontèrent en détail l’histoire du frère. Emu par ce récit, l’Abba Pimène pria les frères de retourner à la fosse, & de dire au frère : « L’Abba Pimène te convie à venir à sa cellule. »
Ensuite de quoi, le frère finit par venir auprès de l’Abba Pimène. A peine l’eut-il vu arriver de loin que l’Abba Pimène s’approcha de lui, l’embrassa, lui parla avec douceur, parce qu’il était affligé pour lui, & il le pria de lui faire la grâce de manger un peu. Après qu’il eut apaisé & fait reposer le moine, il envoya un de ses novices à l’ascète, & lui signifia ce qui suit : « Il y avait longtemps que j’avais le désir de te connaître, parce que j’avais entendu dire beaucoup de bien de toi. Mais tous deux, de par notre négligence, n’avons pas, jusqu’à aujourd’hui, réussi à nous rencontrer ».
L’Anachorète, bien qu’il ne fût toujours pas sorti de sa cellule, entendit l’invitation & dit : « Pour que l’Ancien me fasse envoyer cette annonce, c’est que Dieu l’aura averti de quelque chose. « Aussitôt donc il quitta le lieu où il se tenait assis, pour aller à la rencontre de l’Abba Pimène.
Dès qu’ils furent arrivés à la rencontre l’un de l’autre, ils échangèrent le baiser fraternel, & commencèrent, joyeux , à s’entretenir.
A un moment, pourtant, l’Abba Pimène dit à l’Ascète : « Deux hommes vivaient en un lieu. Un jour, soudain, Moururent les parents de ces deux voisins, en sorte que chacun avait un Mort chez lui. Mais voici cependant que l’un des deux abandonna son Mort chez lui, & s’en fut pleurer le Mort de son voisin. » Dès qu’il eut entendu ce récit, l’Ascète s’émut & réfléchit que cette histoire s’appliquait à son cas, à cause du malheur qu’il avait eu d’avoir chassé le frère du Monastère. Aussi s’écria-t-il : « Pimène se trouve au Ciel, tandis que moi je rampe sur la terre. »
19. « Quelques Pères demandèrent à l’Abba Pimène : « Veux-tu, Abba, que nous fassions grief à celui dont , pour notre part, nous avons compris qu’il pèche ? » L’Abba leur répondit alors calmement : « Pour moi, quoi qu’il en soit, s’il se trouve que je doive nécessairement passer par un endroit où se tient quelqu’un que je vois personnellement pécher, je passerai sans lui faire aucun grief. »
20. A nouveau, ils l’interrogèrent : « Comment l’Abba Nisthéro a-t-il pu supporter son disciple avec tant de douceur ? » L’Abba Pimène lui répondit : « Pour moi, si j’avais été là, je lui aurais mis un oreiller sur la tête. » Sur quoi l’Abba Anoub fit cette remarque : « Mais comment pourrais-tu alors justifier ta conduite devant Dieu ? » L’Abba Pimène lui expliqua : « Mon Dieu, lui dirais-je, tu as enjoint à l’homme qu’il ôte d’abord la poutre qui est dans son œil, en sorte qu’il y voit clair, & qu’ensuite seulement il enlève la petite paille de l’œil de son frère ». ( Matt 6, 5).
21. Un autre frère demanda à l’Abba Pimène ce qu’il fallait faire. Et l’Abba Pimène lui répondit : « Ce qu’il faut que tu fasses est écrit dans le Psaume de David : « Je fais part de mon iniquité & je me soucie de mes péchés ». ( Ps 37, 19).
22. L’Abba Pimène vint un jour habiter dans une contrée d’Egypte. Près de lui demeurait un frère, qui vait une femme, & jamais il ne lui fit grief de sa transgression. Une nuit, cette femme enfanta. Aussitôt l’Abba Pimène comprit ce dont il s’agissait. Mais au lieu de s’en prendre durement au frère qui avait commis un tel péché, au contraire il appela le plus jeune de ses Moines & lui dit : « Prends avec toi un petit récipient en terre, emplis-le de vin, & offre-le à ton voisin, parce qu’aujourd’hui il en a besoin. » Les autres novices de l’Abba Pimène ne comprirent rien à tout cela. Et le frère fit ce que lui avait ordonné l’Abba Pimène.
Le frère qui avait péché, dès qu’il eut reçu ce don, octroyé dans un geste d’amour & de bonté, alors qu’il s’était attendu à ce qu’on lui fît grief de sa faute & qu’on lui prodiguât du mépris, fut saisi de contrition. Il réfléchit à son péché, & peu de jours après, il éloigna sa femme, après qu’il lui eut donné, pour qu’elle pût survivre, ce qu’il avait. Ensuite de quoi, plein de remords, il vint trouver l’Abba Pimène & lui dit : « A dater d’aujourd’hui, je me repens ». Alors l’Abba Pimène entreprit avec douceur & tendresse de l’affermir dans sa résolution de pénitence. Ce frère se fit une petite cellule près de l’Ancien, &, de là, il communiquait régulièrement avec l’Abba Pimène. Et celui-ci, par son enseignement avisé, l’éclairait & le menait sur la voie de Dieu qu’il lui fallait suivre. De cette façon, par cette conduite, l’Abba Pimène gagna l’âme du frère qui avait péché.
23. Les Pères d’une Skyte s’assemblèrent & tinrent conseil au sujet d’un frère qui avait chuté. Tous les Pères parlaient tour à tour, & chacun exprimait son avis. Seul l’Abba Pimène se taisait, & demeurait sceptique. Finalement, il se leva discrètement & sortit ; il prit un sac, le remplit de sable, & le chargea sur ses épaules. Il remplit également de sable un petit coquillage qu’il garda dans ses mains. C’est ainsi, tel qu’il était, avec le lourd sac sur son dos, & le petit coquillage entre ses mains, qu’il entra au milieu de l’assemblée des moines.
Les Pères, à cette vue, lui demandèrent ce que cela signifiait. Celui-ci leur répondit alors : « Ce sac plein de sable représente mes fautes que, parce qu’elles sont innombrables, j’ai jetées derrière moi , pour ne pas les voir, au lieu que je me fatigue à les effacer & à les pleurer. J’ai mis devant moi dans ce coquillage le peu de fautes de mon frère, & je m’en préoccupe en en parlant & en condamnant mon frère. Il ne sied pourtant pas que j’agisse ainsi. Au contraire, il faut que je place devant moi mes péchés personnels, & que je supplie Dieu de me les pardonner ». A entendre ces paroles profondes, les Pères, pris de contrition, se levèrent & s’écrièrent : « De fait, telle est la voie du Salut ! ».
24. L’Abba Paphnuce rapporta l’aventure suivante : Un jour, dit-il, tandis que j’étais en route, je perdis mon chemin & m’égarai, alors que je me trouvais non loin d’un village. Soudain , je tombai sur deux êtres, un homme & une femme, qui se trouvaient dans une posture indécente. Aussitôt alors, je me mis à prier pour mes péchés, pour n’avoir pas d’occasion de condamner, & de la sorte je m’éloignai. En chemin apparut devant moi un Ange avec un fouet à la main, & il me dit : « Paphnuce, tous ceux qui condamnent leur frère sont tués avec ce fouet. Toi, cependant, parce que tu n’as pas condamné, mais que tu t’es humilié devant Dieu, comme si c’était toi qui avait commis le péché, à cause de cela ton nom a été écrit dans le livre de la Vie. »
25. Un Ancien qui était Ascète disait : « Ne condamne pas le débauché, même si toi tu te gardes sage ; parce qu’autrement toi aussi tu deviens un transgresseur de la loi. Celui – c’est-à-dire Dieu – qui a dit de n’être pas débauché, a dit aussi de ne pas condamner. »
26. On racontait l’évènement suivant, à propos d’un Saint Géronda, qui demeurait en Egypte. Celui-ci n’avait qu’une toute petite cellule, à laquelle avait l’habitude de se rendre, pour y recevoir du profit spirituel, un moine ; une jeune fille s’y rendait aussi, qui avait la même habitude.
Un jour, tous deux se rencontrèrent dans la petite cellule de l’Ancien. Entretemps, la nuit était tombée, & il n »était plus possible qu’ils repartissent. L’Ancien alors étendit sa paillasse à terre, & tous trois se couchèrent ensemble, avec l’Ancien au milieu. Mais, durant la nuit, sous l’influence du Démon, le frère & la jeune fille furent tentés, & ils péchèrent ensemble. L’Ancien, bien qu’il comprît ce qui arrivait, ne leur dit malgré tout rien. Au contraire, au matin, il leur souhaita bon voyage avec bonté, sans leur témoigner nulle dureté aucune. Ceux-ci, tandis qu’ils faisaient route vers la ville, commencèrent d’éprouver de vifs remords de conscience, de se repentir pour ce qu’ils avaient fait, & de beaucoup souffrir intérieurement.
Au lieu donc de continuer leur chemin vers la ville, ils s’en retournèrent chez l’Ancien, &, se repentant, se mirent à se confesser à lui avec larmes : « Abba, lui dirent-ils, n’as-tu pas su comment Satan s’est ri de nous, & nous a fait pécher ? » « Je l’ai compris », répondit l’Ancien. Alors, stupéfaits tous deux, ils lui demandèrent : « Et où se trouvait ton esprit à cette heure, pour que tu ne nous aies pas empêché de commettre cette action honteuse que maintenant nos cœurs regrettent, brûlants de chagrin & de remords. » L’Ancien leur fit avec émotion cette réponse : « A cette heure, mon esprit se trouvait sur le Golgotha, au lieu de la crucifixion, & il y demeurait pleurant. » Après qu’ils eurent reçu de l’Ancien leur canon de pénitence, ils s’en allèrent. Après quoi, ils devinrent des vases d’élection.
27. En ces temps là vivait un Ancien qui ne mangeait que trois biscottes de pain dur par jour. Un frère vint un jour le visiter. Lorsque vint l’heure du repas, l’Ancien présenta au frère les trois biscottes de pain dur. Après quoi, comprenant qu’il avait encore faim, il lui en apporta trois autres. Lorsqu’ils furent rassasiés, & qu’ils se furent levés de table, l’Ancien blâma son visiteur & lui dit : « Mon frère, tu ne dois pas autant te soucier de la chair ». Le visiteur fit une métanie au Géronda & s’en alla.
Le jour suivant, à l’heure du repas, l’Ancien, comme à son habitude, mangea ses trois biscottes. Ensuite de quoi, il se mit à avoir faim. Néanmoins, il se maîtrisa. La même chose se reproduisit aussi le lendemain. Possédé par un sentiment de honte, il souffrit de la faim à ne manger que ses trois seules biscottes, mais il décida de ne pas rompre son habitude. Cela eut pour résultat qu’il s’affaiblit. Or, parce que ce phénomène ne s’était pas produit en tant d’années d’ascèse, mais qu’il venait seulement de se produire, l’Ancien comprit que c’était là un signe que Dieu l’abandonnait. Il commença alors avec larmes & génuflexions à supplier Dieu de lui révéler pour quelle cause Il l’avait abandonné en sorte qu’il se repente. Alors l’Ange du Seigneur s’étant présenté, il lui dit : « Cela t’est arrivé parce que tu as condamné ton frère, & pour que tu apprennes que celui qui est tempérant, ou qui parvient à quelque autre vertu, ne l’obtient pas par ses propres forces, mais que ce sont la Bonté & la Grâce de Dieu qui le soutiennent & le fortifient. »
28. Un Saint homme, à peine eut-il vu quelqu’un pécher, dit avec larmes : « Celui-ci a péché aujourd’hui, & moi je pécherai demain. »
29. Le même, dans un autre cas, dit encore : « Si quelqu’un pèche devant moi de quelque façon que ce soit, ne le condamne pas, mais considère-toi comme plus pécheur que lui, même s’il s’agit d’un laïc qui vit dans le monde. »
30. L’un des Pères d’entre les Ascètes dit ce qui suit : « Il n’y a pas sous le Ciel une race meilleure que les Chrétiens, ni parmi les Chrétiens de chose meilleure que celle des Moines. Mais ce qui nuit aux Chrétiens & aux Moines, plus que toute autre chose, c’est lorsqu’il y a entre eux de la médisance & de la condamnation ; mais si quelqu’un les éloigne autant qu’il peut de son cœur, il vivra véritablement une vie angélique sur la terre. »
31. Dans un Monastère vivaient deux frères, qui avaient grandi ensemble dans la vie monastique, depuis leur plus jeune âge. Ils furent jugés dignes par Dieu que l’un vît sur le visage de l’autre un signe visible de la Grâce. Un jour donc, l’un d’eux sortit du Monastère pour accomplir une tâche. C’était un vendredi. Au matin très tôt, il vit quelqu’un manger sans prendre en considération le jeûne imposé le vendredi, il mangeait de bonne heure.
Après qu’il eut accompli sa mission, le moine revint au Monastère. Lors de la synaxe – ce qui est dire l’assemblée habituelle des moines- son frère regarda au visage le moine qui était de retour, & il n’y distingua pas de signe de la Grâce qui s’y trouvait d’habitude. Il s’en chagrina. Lorsqu’ils s’en furent retournés dans leur cellule, très attristé, il lui demanda :
- Qu’as-tu fait, mon frère, pour que n’apparaisse plus sur ton visage le signe de la Grâce de Dieu ?
- Sincèrement, je te le dis, ma conscience ne m’accuse pas pour une action mauvaise, ni même pour une pensée honteuse.
- Peut-être as-tu dit quelque chose à quelqu’un.
Après donc que le moine eut bien réfléchi, il se souvint du cas de celui qui avait mangé le matin du vendredi, & il dit : « Hier, à l’extérieur du Monastère, j’ai vu quelqu’un manger, & je lui ai dit : « C’est aujourd’hui Vendredi, & tu manges à cette heure ?» Tel est donc mon péché, conclut-il. Et alors il supplia son frère, disant : « Viens donc avec moi, que nous nous fatiguions à faire pénitence deux semaines, & nous supplierons Dieu qu’il me pardonne. »
Et, de fait, ainsi firent-ils donc. Et deux semaines plus tard, un frère vit à nouveau la manifestation sensible de la Grâce sur le visage du moine, signe que la Grâce de Dieu était revenue sur lui. Ils en furent consolés, & rendirent grâces à Dieu.
32. Un frère demanda à un Ancien : - Si je vais voir un Ancien qui a du discernement, pour lui demander s’il faut que je demeure chez quelqu’un, & que lui sache que cela n’est pas profitable à mon âme, que faut-il qu’il me réponde ? S’il me dit : « N’y va pas », n’a-t-il pas alors en pensée condamné ce frère ?
- Cet état de discernement, répondit l’Ancien, c’est-à-dire cette finesse de scrutation des pensées, peu seulement en disposent. De toute manière, si son énergie est due à la passion, c’est-à-dire que par passion & par haine il répond en parlant défavorablement d’un frère ou qu’il le condamne, il se nuit à lui-même, & son discours n’a aucune valeur. L’intérêt de son âme en ce cas réclame absolument qu’il réponde : « Je ne sais que te dire pour ce que tu me demandes », & qu’il se libère de la passion. Et quand il se sera libéré de la passion, il ne condamnera plus personne, mais se condamnant lui-même, il prendra prétexte de son ignorance, disant : « Par nature, mon frère, je suis sauvage, & je ne fréquente personne ; ne me demande donc rien ».
Si celui qui interroge est avisé, il ne va pas chez cette personne, parce qu’il comprend le sens des paroles de l’Ancien & ses bonnes intentions, qui veut que s’il a parlé ainsi, c’est qu’il a eu le souci de son propre Salut. C’est pourquoi aussi la parole de celui qui prodigue ce conseil est apte à éclairer son auditeur, en sorte qu’il se conforme à ce conseil spirituel.
33. Un Saint Ascète apprit un jour qu’un frère était tombé dans la débauche, & il dit : « Oh !Quels actes honteux il a commis ! »
Quelques jours après, ce frère Mourut. Aussitôt alors apparut à l’Ancien un Ange du Seigneur, qui accompagnait l’âme du frère qui s’était endormi, & qui lui dit sereinement :
- Regarde celui que tu as condamné : Il s’est endormi ! Où ordonnes-tu donc que je le place, au Royaume des Cieux ou en Enfer ?
L’Ancien, après cette vision, demeura jusqu’à la fin de sa vie suppliant Dieu dans les larmes, parmi de dures luttes menées dans la pénitence, de le pardonner de ce péché.
34. Un Ancien dit un jour : « Si tu vois quelqu’un manger beaucoup & sans discernement, ou rire avec indifférence, ne le condamne pas ; dis-toi plutôt que cet homme a la chance de n’avoir pas de péchés, & que c’est pour cela que son âme se réjouit.
35. Un Saint Ancien qui était Ascète dit : « Si tu vois de tes yeux quelqu’un tomber dans le péché, dis aussitôt : « Anathème à toi, Satan ». – Cette expression n’est pas considérée comme un blasphème, parce que Satan est de toute façon maudit par Dieu-. De cette façon, tu gardes ton cœur de la condamnation, & l’Esprit Saint ne se retire pas de toi. Ensuite de quoi, dis-toi à toi-même : « Comme celui-ci a été vaincu par l’Ennemi, c’est de la même façon qu’il est probable que je sois vaincu moi aussi ». Et avec larmes implore le secours de Dieu, & sois compatissant envers lui, qui a subi ce mal indépendamment de sa volonté, parce que, de fait, nul ne veut pécher devant Dieu, mais tous, à chaque fois que nous péchons, nous sommes dupés par le Diable. »
36. Un autre Ascète raconta l’aventure suivante : « Je demeurai un jour dans un endroit retiré du Désert. Un frère que je connaissais vint me visiter du Monastère.
- Que font les Pères, lui dis-je.
- Par tes Prières, ils vont bien & sont en bonne santé, me répondit-il.
Ensuite de quoi je l’interrogeai aussi sur un frère qui avait une mauvaise réputation, & il me dit :
- Pour lui, je t’assure, mon Ancien, qu’il est toujours le même, & qu’il n’a changé en rien.
A cette nouvelle, je ne dis rien, mais une simple expression de peine spontanée s’échappa de mes lèvres :
- Oh ! fis-je alors.
Mais voici ce qui m’arriva : A peine eus-je dit cela qu’aussitôt je fus vaincu par le sommeil. Je tombai en extase, & je vis que je me trouvais sur le Saint lieu du Crâne au Golgotha, & qu’il y avait là notre Seigneur Jésus Christ, crucifié entre les deux larrons. Sous l’emprise de la peine & de l’émotion, je me précipitai pour vénérer notre Seigneur. Mais comme je m’approchai, le Seigneur se tourna vers les Saints Anges qui se tenaient près de lui, & d’une voix forte leur enjoignit :
- Chassez-le, parce qu’il est à mes yeux un antéchrist. Avant même que je juge son frère, lui l’a condamné.
Tandis que j’étais violemment chassé de ce lieu admirable, l’on me prit ma soutane, & la porte se ferma soudain. Je la laissai sur place, & tandis que je m’enfuyais, je me réveillai soudain.
Expliquant le sens profond de tout ce que j’avais vu, je dis au frère qui me visitait :
- C’est pour moi un jour d’épreuve du Diable pour mes péchés.
- Pourquoi, Père ? me demanda le frère.
Alors je lui racontai ma vision. Le plus étonnant & le plus pénible pour moi était la privation de ma soutane, laquelle symbolisait la protection de Dieu, & qui avait été retenue derrière cette porte étrange.
Dès lors, sept ans durant, j’errai par les Déserts, à la face du Seigneur de Gloire, sans plus goûter de pain, sans demeurer sous un toit, sans voir face d’homme. Et je ne pus retrouver la paix de l’âme que lorsque je revis mon Seigneur en ce lieu du Crâne, comme la première fois, mais qui, cette fois, permit que l’on me rendît ma soutane, manifestation du retour sur moi de la Protection Divine. »
37. Quelqu’un demanda à un Ancien :
- Pourquoi ne puis-je pas cohabiter avec des frères ?
- Parce que, lui répondit l’Ancien, tu n’as pas la crainte de Dieu. Si tu avais en vue, continua-t-il, l’Ecriture qui rapporte que Lot fut sauvé dans Sodome parce qu’il n’avait condamné personne, alors, toi aussi, tu pourrais cohabiter fût-ce avec des bêtes sauvages, sans crainte aucune.
38. Un Ascète racontait que, durant vingt années, il était resté à lutter dans l’ascèse à cause d’une seule mauvaise pensée, & il priait Dieu de lui donner la force de considérer tous les hommes sans distinction comme un seul & même être.
VIII. Extrait de Saint Ephrem.
« Moine, ne considère pas en pensée comme rien l’homme laïc qui est dans le monde, car seul le Seigneur connaît les secrets des cœurs des hommes. Aussi, pour l’amour de Dieu, honore tous les êtres, en sorte que t’ honore toi aussi le Seigneur de toutes choses.
IX. Extrait du Père Ephrem.
C’est admirablement que le Saint Père Ephrem situait ce qui se trouvait dans sa pensée comme pouvant prodiguer de plus hauts conseils spirituels que ses paroles. Parce qu’il est possible de mépriser les laïcs qui sont dans le monde uniquement des lèvres, sans que sa pensée y prenne part, & ce, dans l’intérêt de certains moines qui aiment le monde & ressentent de l’attirance pour lui, ou qui, à cause des remords de leur conscience, courent le danger de tomber dans le désespoir, comme du reste Saint Ephrem lui-même l’a enseigné dans d’autres cas.
CHAPITRE III.
Que personne ne doit se scandaliser d’actes accomplis sans un commandement. Ce que peut causer le scandale. Que nul ne doit se scandaliser. Et qu’il faut guérir ceux qui sont scandalisés.
I.Extrait du Gérondiko.
1. Des frères quittèrent un Monastère pour aller dans le Désert visiter un Ascète. L’Ascète les reçut avec une grande joie, & conformément à l’habitude des Ascètes, les voyant fatigués de leur voyage, il leur mit la table avant l’heure ordinaire du repas, & il leur prodigua l’hospitalité avec ce qu’il avait dans son pauvre ermitage. De la sorte il leur causa un vif contentement.
Lorsque le soir arriva, il ne psalmodia que douze psaumes au lieu de faire tout son office. Durant la nuit, semblablement, il leur enjoignit de ne célébrer qu’une partie de l’office, par compassion pour les frères fatigués. Mais, sur la minuit, tandis que l »Ascète veillait seul de son côté, il entendit ses visiteurs s’entretenir à voix basse entre eux, disant que les Ascètes se reposaient plus dans le Désert qu’eux dans les Monastères.
Au matin, les moines venus le visiter s’apprêtèrent à se rendre chez un voisin de l’Ascète. L’Ancien leur dit donc :
- Saluez-le de ma part, & avertissez-le, je vous prie, de ne pas arroser les légumes.
De fait, ils transmirent à l’Ascète les salutations & le message de l’Ancien. Celui-ci en comprit aussitôt le sens profond. C’est pourquoi il laissa ses visiteurs travailler à jeun jusqu’au soir.
Dès qu’il fit nuit, il tint une longue assemblée, puis dit à ses visiteurs :
Bien que nous ayons un canon de jeûne, mangeons, puisque vous êtes fatigués. Comme cela est connu, nous avons, nous, Ascètes, l’habitude de jeûner toute la semaine, mais, par compassion pour vous, nous mangerons un peu.
Sur ces mots, il mit la table & apporta un peu de pain dur & du sel. Et, s’adressant à ses visiteurs, il ajouta :
Il faut que nous fêtions votre visite.
Comme repas de fête, il ajouta un peu de sel dans le vinaigre.
Lorsqu’ils se furent levés de table, l’Ascète appela les frères pour l’office de nuit habituel. A minuit, il interrompit l’office & dit à ses visiteurs :
Par amour pour vous, nous n’avons pas achevé tout le canon de prière, en sorte de vous laisser un peu de repos au lieu de vous fatiguer.
Au matin, les visiteurs demandèrent la bénédiction de l’Ascète pour partir. Celui-ci cependant les invita à demeurer un peu de temps encore, & pour le moins trois jours, conformément à la règle selon laquelle les ermites ont coutume de donner l’hospitalité à leurs visiteurs.
Les visiteurs, lorsqu’ils virent que l’Ascète ne leur donnait pas la bénédiction pour s’en aller, fatigués de tant d’ascèse, quittèrent les lieux en secret pour s’en retourner au Monastère.
2. Deux moines virent d’Egypte à Scété, pour visiter les Anciens. Après donc qu’ils eurent un peu parlé avec eux, ils s’assirent pour manger. Durant le repas, ils voyaient les frères de Scété manger avec une grande boulimie, comme s’ils étaient affamés, à cause de leur ascèse. Ce comportement scandalisa les pèlerins venus d’Egypte. Dès qu’il eut compris la chose, le plus Ancien des Ascètes de Scété voulut faire en sorte qu’ils cessassent de se scandaliser en conscience.
C’est pourquoi, comme ils sortaient de l’église, il invita les frères à venir auprès de lui & leur dit : « Jeûnez, mes frères, & maintenez autant que possible les efforts de votre ascèse ». Et il ne leur permit pas d repartir, bien qu’ils le voulussent.
Etant donc restés, ils firent le premier jour un jeûne complet, jusqu’ à en avoir des nausées. Mais il les obligea à jeûner deux jours entiers, & ne les laissa manger qu’au terme du second jour. Les frères de Scété,quant à eux, jeûnaient une semaine entière d’affilée. Dès qu’arriva le samedi, à l’heure habituelle du repas, les Anciens de Scété s’assirent à table avec les visiteurs venus d’Egypte.
Les Egyptiens se mirent à manger voracement, à grands gestes & avec bruit, mûs qu’ils étaient par leur grande faim. Alors, l’un des Anciens qui demeuraient à Scété les retint par les mains, pour leur montrer que cette manière de manger en affamés ne convenait pas à des Moines, lesquels devaient se nourrir avec mesure & décence.
Mais l’un des deux Egyptiens repoussa violemment sa main & lui dit :
- Laisse-moi, parce que je meurs de faim. Et, de toute la semaine, je n’ai pas mangé un plat cuisiné.
Alors l’un des Anciens leur dit fort à propos :
- Si vous, en n’ayant jeûné que deux jours de suite, & en ayant mangé le troisième jour, vous êtes aussi accablés par la faim, pourquoi vous êtes- vous scandalisés de vos frères, qui mènent une si dure ascèse, jeûnant toujours continument la semaine entière ?
Les Egyptiens furent édifiés par cette remarque avisée, & ils se repentirent, parce qu’ils s’étaient scandalisés injustement. Après quoi, tout joyeux, ils quittèrent Scété.
II. Extrait de Saint Barsanuphe.
1. Un frère soumit la question suivante à un Ancien qui était Ascète :
- Si je m’acquitte d’un service, que je crois indispensable & raisonnable, & que quelqu’un essaie de m’en dissuader à tort, faut-il que je m’en excuse devant lui, & que je lui explique de quoi il retourne, ou faut-il que je ne dise rien du tout, en sorte de fuir la vanité ?
A cette remarque, l’Ancien répondit :
- S’il n’y a pas de raison que tu t’excuses, ne parle pas. Si cependant la situation scandalise ton frère & trouble ses pensées, alors ne crains pas la vanité, mais donne-lui les explications nécessaires, & apaise sa conscience.
Ensuite de cela, le frère redemanda à l’Ancien qui était plein de discernement :
- Si j’exécute une tâche spirituellement indifférente, c’est-à-dire une diaconie qui n’est ni bonne ni mauvaise, & que je m’aperçois que si un frère voit ce travail, il va être scandalisé par moi, alors, de deux choses que dois-je faire ? Cacher que je fais ce travail, parce que j’aurai honte qu’il me voit, auquel cas je serai tombé sous le coup de la passion de vanité, ou ne pas m’en cacher, auquel cas j’aurai fui la vanité, mais j’aurai cependant scandalisé mon frère ? Et si je ne suis pas sûr de la disposition d’âme de mon frère, masi que je crains seulement ses réactions, que faut-il que je fasse ?
L’Ancien répondit :
- Si ta conscience te condamne de scandaliser ton frère par ce que tu fais, bien que ce soit spirituellement indifférent, cache ce que tu fais, & ne fais pas sombrer ce frère dans de mauvaises pensées. Si cependant tu n’es pas sûr du fait, mais que tu ne fais que le supputer, alors ne t’en soucie pas.
2. Un autre frère encore soumit la question suivante :
- Si je dis à quelqu’un un mot offensant, & que celui-ci n’en comprend pas le sens, faut-il que je lui en demande pardon, ou est-il préférable que je me taise, & que je ne le trouble pas avec de vaines pensées ?
L’Ancien répondit :
- Si ton frère n’a pas saisi que tu l’as titillé par tes paroles, garde le silence, & ne l’importune pas. Mais essaie d’en demander pardon à Dieu.
Par la suite, le même frère demanda :
- Explique-moi, maître, en quoi consiste la liberté de parole dans la vie, & comment il faut en user.
3. La liberté de parole, répondit l’Ancien, est la vérité que l’on dit sans hésiter. Si par exemple quelqu’un a besoin de nourriture, d’un vêtement, ou de quelque chose que ce soit, il faut le demander simplement à celui qui a la possibilité d’en faire don ; cependant, il ne faut pas user de cette liberté de parole avec n’importe qui, mais uniquement avec ceux qui ont les moyens d’honorer cette liberté & de satisfaire à la requête sans se scandaliser.
4. Paarce que celui qui a du discernement est édifié spirituellemnt & se réjouit de cette liberté. Mais celui qui n’a pas de discernement est scandalisé par l’esprit de liberté. Celui qui fait usage de la liberté de parole doit l’utiliser non pour la satisfaction de celui qui est importuné par la passion, mais pour accomplir ce qui constitue une nécessité vitale. Si donc nul n’est scandalisé, & que nous ne sommes pas mûs par la passion, alors nous pouvons à bon droit exercer la liberté de parole.
5. Si un frère est scandalisé par l’usage de la liberté de parole, que nous exerçons à bon droit, alors il faut avec itelligence nous restreindre dans cet usage, & nous garder de l’exercer, en sorte de ne pas scandaliser le prochain par l’exercice de ce bon droit qu’est la liberté de parole. Si par exemple quelqu’un est fatigué par son travail & veut manger plus tôt que les autres, & que l’autre cependant qui entend ou voit cela ainsi que celui qui a ce vouloir s’en scandalise ; ou bien qu’il arrive que tu demandes quelque chose par quoi ton frère n’est pas édifié spirituellement : Dans ces cas-là tout particulièrement, il faut adresser sa requête à celui qui a la possibilité de te donner ce que tu demandes, de telle façon que tu ne nuises pas à la conscience de ton frère, & que tu ne jette pas le trouble dans ses pensées. De tout ce que nous avons dit, nous concluons que la liberté de parole est bonne tant qu’on l’exerce avec la carinte de Dieu.
6. Tu détruis la liberté de parole de la manière suivante : Supposons que quelqu’un ait besoin de quelque chose, & que tu ne t’adresses pas à celui qui a la possibilité de t’en faire don, mais que tu attendes qu’il devine tout seul ta pensée & qu’il te l’offre ; mais qu’il advienne que celui-ci ignore de quelles choses tu as besoin, ou, s’il le sait, qu’il l’oublie, ou encore qu’il ne satisfasse pas à ton désir, voulant t’éprouver, pour voir si tu as de la patience. De la sorte, tu murmures contre lui, prétendant qu’il te méprise, tu es scandalisé, & tu pèches.
7. Mais si, faisant usage de ta liberté de parole, tu exprimes clairement ta demande, rien de tout cela n’arrive. Il est bon de toute façon que tu te prépares en ton âme, en sorte, si tu ne reçois pas ce que tu demandes, que tu ne t’en affliges pas, que tu ne te scandalises pas, & que tu ne murmures pas contre lui. Il faut que tu te dises en esprit : S’il ne me donne pas ce que je lui ai demandé, ou bien c’est qu’il n’a pas les moyens de me le donner, ou que je n’en suis pas digne, ou que cela ne doit pas être utile àmon âme ; & ce sera à cause de cela que Dieu n’aura pas permis que ma requête soit satisfaite. Et fais attention à ne pas, à cause de cet échec, renoncer à ta liberté de parole, en sorte que s’il est encore besoin de quelque chose, tu le demandes librement à celui qui a la faculté de te le donner, t’étant préparé, comme je l’ai dit, à demeurer sans trouble au cas où ta requête échouerait.
8. De même, si quelqu’un te demande quelque chose dont tu as besoin, dis-lui la vérité, à savoir que tu t’en sers. Et si tu as honte, & que durant un moment tu n’oses pas , n’hésite pas à dire à celui qui te l’a demandé : » Pardonne-moi, mon frère, si l’orgueil m’a attaqué & que je t’ai dit non. Mais j’ai besoin de cette chose que tu as suggéré de me prendre.
9. Après qu’il eut entendu ce bel enseignement, il demanda à nouveau à l’Ancien :
- Si je ne connais pas les dispositions d’âme de la personne, & si je demeure dans le doute, ne sachant s’il sera scandalisé ou non par ma liberté de parole & par ma hardiesse, que faut-il que je fasse ?
A cette nouvelle aporie, l’Ancien répondit :
- Tu peux le mettre à l’épreuve, pour voir s’il se scandalise ou non. Si, par exemple, tu as besoin de nourriture, ne lui dis pas directement : « Donne-moi à manger ». Mais fais lui part de ta demande de façon indirecte, t’exprimant de la sorte : « J’ai faim, parce que je me suis beaucoup fatigué aujourd’hui ». Quand il t’entendra, assurément il se révèlera, en sorte que tu comprendras ses états d’âme, & que tu verras s’il se scandalise ou non.
A cette réponse de l’Ancien, le frère fit cette remarque :
- Mon Père, tu as dit que le fait de demander franchement ce dont j’ai besoin est la liberté de parole. Comment donc quand le frère Jean demanda au grand Ancien s’il fallait qu’il coupe des fruits pour en manger, celui-ci lui permit-il de n’en manger qu’autant qu’il lui en donnait, sans qu’il demandât à prendre rien de plus ? Il semble qu’ici il fasse obstacle à sa liberté de parole.
10. A cette aporie, l’Ancien répondit ce qui suit :
- Le frère jean avait dans l’esprit de ne rien manger du tout. Mais cet Ancien, qui avait du discernement, comprit que cette pensée n’était pas selon Dieu, & qu’elle avait été suggérée à Jean par le Démon. Et désireux de le lui montrer, il lui dit : « Pour toi, de toi-même, ne demande rien. Et alors tu comprendras la vilitude des Ennemis, parce que celui qui t’incite maintenant à ne pas manger, te fera murmurer quand on ne t’en donnera qu’un peu ou pas du tout. C’est donc pourquoi le grand Ancien répondit de telle sorte, quand Jean l’interrogea. C’est la liberté de parole mise à part qu’il avait donné un tel ordre à son disciple. Mais la liberté de parole est utile là où il n’y a pas obéissance à un commandement.
III. Extrait de Saint Ephrem.
Lorsque tu cohabites avec d’autres frères, fais attention à ne pas devenir cause que l’un d’eux quitte la fraternité, pour que tu ne sois pas condamné dans le reste du monde. Garde-toi par ta conduite de scandaliser qui que ce soit d’entre ceux de la fraternité, pour que tu ne sois pas chassé du royaume des Cieux avec ceux qui provoquent des scandales.
CHAPITRE IV.
Qu’il faut que le Chrétien rende chacune de ses pensées prisonnières du Christ. En effet les spirituels, même issus des laïcs qui sont dans le monde, & parmi ceux mêmes qui avaient des états d’âme impurs, sont par là conduits à des pensées bonnes & élevées.
I.Extrait de la vie de Sainte Pélagie.
L’Archevêque & les Evêques d’Antioche étaient un jour assis devant l’église du Saint Martyr Julien, & ils s’entretenaient de diverses questions édifiantes. Soudain passe devant eux sans honte & sans pudeur, assise dans un char, la courtisane Pélagie dans ses fastueux ornements & son apparat coutumier. Elle était suivie par une foule d’admirateurs, tous hommes de péché. L’air autour d’elle embaumait de ses parfums, & les entours resplendissaient du brillant de ses pierres précieuses & des perles qu’elle portait.
D’entre ces Saints pasteurs, lorsqu’ils la virent passer de la sorte, si impudiquement, les uns la condamnèrent pour ses allures de courtisane, & ne pouvant rien voir d’autre à cette heure que ce spectacle, mais ne pouvant non plus supporter de le voir, rougissant de honte, détournèrent leur regard.
2. Mais un des Evêques, dénommé Nonnos, qui savait exactement l’art d’édifier spirituellement à partir des situations les plus contraires, là où un autre aurait éprouvé dans son âme l’aiguillon du péché de luxure, s’en servit comme d’une étincelle pour faire briller la vertu. Aussi, au contraire des autres Pères, il ne détacha pas les yeux de cette courtisane quand elle fit son apparition, & il la regardait sans crainte, tandis qu’elle approchait. Et, lorsqu’elle se fut éloignée, il la suivait toujours du regard.
3. Alors il gémit profondément & ses yeux s’emplirent de larmes. Et ce Bienheureux Père commença de mener grand deuil comme pour lui-même.
Lorsque les autres Pères l’interrogèrent sur son étrange conduite, il leur dit ce qui suit :
- La façon dont s’embellit cette femme pécheresse est pour moi grief & condamnation. Celle-ci, qui s’amourache de corps périssables en se souillant elle-même, ne se lasse pas de souligner sa beauté, quand bien même à cause de son jeune âge sa beauté fleurit dans ses membres, & elle imagine diverses manières de rehausser & de faire éclater cette beauté, pour voler un plaisir amer, en esclave de perdition. Mais nous, contrairement à elle, qui aimons Jésus Immortel, l’Eternel amant de nos âmes, & qui nous destinons à des noces immortelles & éternelles, où la Grâce posée sur ceux qui en sont réellement ornés ne vieillit ni ne se corrompt jamais, nous négligeons tellement d’orner notre âme immortelle, que nous n’avons pas honte, tandis que nous avons honte de cette beauté physique. De la sorte, nous nous outrageons nous-mêmes, & nous sommes sinistrement empêchés de goûter à l’indicible & merveilleux plaisir céleste. Et tout cela nous le faisons, bien que nous sachions pertinemment quel Enfer a été préparé aux négligents, & quels tribunaux se situent au-delà du tombeau.
4. Ce Saint Père Nonnos dit cela en se référant non seulement à la situation présente, qui lui avait donné l’occasion de ces réflexions, mais aussi parce qu’il avait le don de voir à l’avance, & qu’il prophétisait par là l’avenir de Pélagie, cette femme pécheresse. Car, illuminé par Dieu, il voyait clairement qu’avant qu’il fût longtemps beaucoup seraient vaincus & surpassés dans leurs luttes spirituelles par la beauté de l’âme qu’atteindrait cette femme, & qu’ils seraient de loin devancés par les exploits ascétiques d’une ancienne courtisane.
III. Extrait du Gérondiko.
L’Abba Macaire, un jour, avec ses frères, traversait une région d’Egypte. Et voici qu’un enfant disait à sa mère :
- Mère, il y a un homme riche qui m’aime, mais, moi, je le hais ; & il y a au contraire un pauvre, qui me hait, mais que j’aime.
L’Ancien entendit cette phrase & fut admiratif.
Dès qu’ils eurent entendu ce mot admirable, ceux qui l’accompagnaient lui demandèrent :
- Mais quel est le sens caché que tu as découvert dans cette phrase de l’enfant, Père, pour que tu sois en admiration ?
Alors le Saint Ancien, qui était si sage, leur répondit :
- Voici ce que m’a rappelé cette phrase. De fait, notre Seigneur est riche & Il nous aime ; & nous, cependant, nous ne voulons pas L’écouter, ni accomplir Sa volonté. Au contraire, notre Ennemi le Diable est pauvre, & il nous hait. Et cependant nous l’aimons, lui & son impureté.
2. Quelques frères vinrent un jour à la cabane de l’Abba Jean de Kalyvos pour le mettre à l’épreuve, parce qu’il ne laissait jamais sa pensée errer sans but, & qu’il ne parlait pas non plus des questions matérielles de cette vie éphémère.
Après donc qu’ils l’eurent salué, ils lui dirent :
- Nous remercions Dieu parce que cette année il a beaucoup plu, & que les palmiers ont été suffisamment arrosés, au point qu’y ont poussé de longues feuilles blanches qui servent aux Pères de matériau pour leur travail manuel.
Pour toute réponse à cette considération matérielle, l’Abba Jean Kalyvos leur dit :
- Telle est aussi, mes frères, l’Energie du Saint Esprit. Elle descend dans le cœur des hommes, & ils sont ainsi renouvelés. Ils font alors fleurir de nouveaux surgeons de vertus, sans s’en enorgueillir, couverts par la crainte de Dieu.
3. Le Bienheureux Athanase, Patriarche d’Alexandrie, pria l’Abba Pambô de descendre du Désert jusqu’à Alexandrie. Et, de fait, l’Abba Pambo se rendit à cette invitation ;
Comme il était arrivé à Alexandrie, il y rencontra une actrice de théâtre. A peine l’eut-il vue que ses yeux s’emplirent de larmes.
- Pourquoi pleures-tu, Père ? lui demandèrent les assistants.
- Deux raisons m’y ont incité, répondit l’Ascète. La première est la perte de l’âme de cette femme, & la seconde que je n’ai pas une envie aussi vive de plaire à Dieu que cette femme a souci de plaire à des hommes impudiques.
III. Extrait de Saint Ephrem.
1. Mon bien-aimé, si ton âme est pure & droite devant le Seigneur, tu pourras être édifié spirituellement par toutes les choses de la vie. Si tu vois un marchand, tu te diras en pensée : « O mon âme, celui-ci, par désir de gagner des biens matériels éphémères, se fatigue beaucoup & supporte bien des situations pénibles, pour collecter des marchandises, qui ne restent pas en sa possession jusqu’à la fin. Et toi, tu ne te soucies pas des choses qui sont éternelles & incorruptibles ? Et si tu en vois qui commettent l’iniquité pour des prétextes matériels, dis : « O mon âme, ceux-ci, sans qu’il y ait aucune nécessité, font montre de tant de zèle & se livrent à tant de rivalités entre eux. Et toi, qui dois dix mille talents à Dieu, pourquoi ne Le supplies-tu pas, en tombant à terre devant Lui, comme il convient, pour obtenir la remise de ta dette ?
2. Et si tu en vois bâtir des maisons, dis-toi encore : « O mon âme, ces bâtisseurs que voici, bien qu’ils bâtissent des maisons de boue, déploient malgré tout un grand zèle, pour achever l’œuvre qu’ils ont projetée de construire sur plans. Toi donc, pourquoi es-tu indifférente aux demeures éternelles, & ne luttes-tu pas pour ériger en ton âme l’inhabitation de Dieu, par la composition & l’agencement des vertus ?
Et pour que je ne sois pas trop long à exposer un à un les différents cas de figures, il nous faut prendre les pensées qui touchent aux choses du monde, lesquelles sont produites par la vue matérielle des choses de la vie présente, pour les transformer en pensées spirituelles. De telle sorte, nous serons dans tous les cas spirituellement édifiés, & secourus par la Divine Grâce agissant en synergie avec nous.
CHAPITRE V.
Au sujet de la ruse & de la mauvaiseté, & de la simplicité & de l’innocence. Par quoi elles sont générées, & quels sont l’utilité & le dommage respectifs qui résulte de chacune. Et au sujet de la jalousie.
I. Extrait de l’Abba Isaïe.
1. La simplicité de caractère & le fait de ne pas se considérer soi-même comme quelqu’un d’important sanctifient le cœur de l’homme & le rendent inaccessible aux attaques du Diable. Mais chez celui qui fait route avec son frère, & qui a de la méchanceté dans son cœur à son encontre, le chagrin ne quittera jamais son âme. Et pour celui qui dit une chose des lèvres, mais en pense d’autres, méchantes, dan s son cœur, tout ce qu’il fait est vain & n’a aucune valeur.
2. Fais attention à ne pas fréqueenter un tel homme, pour n’être pas souillé par le poison de son âme impure. Tiens compagnie aux innocents, pour prendre part à leur gloire & à leur pureté. Ne sois méchant envers nul homme, si tu veux que tes peines spirituelles ne perdent pas toute leur valeur. Purifie ton cœur de toutes les pensées mauvaises, en sorte de regarder tous les êtres avec simplicité, & de voir la paix de Dieu régner dans ton âme. La méchanceté de l’homme à l’encontre de son voisin ressemble au poison que déverse le scorpion au cœur de l’homme, & qui, lorsqu’il a parcouru tout son corps, le tue au corps. Exactement comme le poison du scorpion est aussi le mal que nous ressentons contre le prochain ; parce que le poison de ce mal souille l’âme, & que, de telle sorte, elle court le risque d’être perdue sous le coup de cette malignité.
Celui donc qui tient à ses peines spirituelles & aux efforts de son ascèse, en sorte qu’ils ne perdent pas toute leur valeur, jette vite au loin de dessus lui ce dangereux serpent, ce qui est dire la méchanceté & le mal.
3. Quand un frère te fait un présent, ne te hâte pas d’ouvrir le paquet pour voir ce qu’il contient, du moins sans sa permission. Et si tu crois que ce cadeau qui t’est fait a une grande valeur, alors dis-lui de te le mettre lui-même entre les mains.
4. Si tu ressens de la jalousie pour les progrès accomplis par ton frère, songe que nous sommes tous des membres du Christ, & que tant l’honneur que la honte du prochain sont l’honneur & la honte de nous tous. Et avec cette pensée, tu seras assurément en repos.
II. Extrait de Saint Maxime.
1. L’affliction que ressent celui qui est jaloux de ta valeur, il faut, fût-ce au prix de grandes peines, que tu la chasses de lui. Parce que le jaloux regarde comme son malheur ton avantage, - celui pour lequel il t’envie. Et tu ne peux, toi, chasser son affliction autrement qu’en cachant ton avantage. Mais si toutefois ton avantage en édifie spirituellement beaucoup, & qu’il afflige le jaloux, que faut-il que tu préfères, & lequel doit-il t’être indifférent ?
2. C’est l’édification spirituelle de beaucoup qui, bien sûr, est la chose la plus nécessaire ; mais cependant, autant que cela t’est possible, ne sois pas indifférent au jaloux, en sorte que celui-ci & toi-même ne soyez pas détruits tous les deux à cause de sa passion mauvaise. Tu combattras non seulement contre sa passion irrationnelle, mais aussi ce malheureux jaloux qui souffre ; avec humilité, tu le considéreras comme meilleur que toi, & toujours & partout, & dans tous les cas de figures, tu le préfèreras aux autres.
3. Quant à la jalousie que tu éprouves, toi, tu pourras la réfréner si tu te réjouis de ce qui réjouit celui que tu jalouses, & que tu t’affliges en même temps que lui de ce qui l’afflige. De cette manière, tu mets en pratique le précepte de l’Apôtre paul qui dit de « se réjouir avec ceux qui se réjouissent & de pleurer avec ceux qui pleurent . (Romains, 11.15).
III. Extrait de l’Abba Marc.
1. De ceux qui commettent manifestement l’injustice envers leur prochain, le plus méchant & le plus infernal est celui qui lui nuit de façon cachée ; c’est précisément pourquoi il est châtié plus gravement que les autres.
2. Celui qui fait le mal par ses machinations diaboliques & sans apparaître au grand jour est, selon la Sainte Ecriture, un serpent qui se tient en embuscade sur la route, & mord le cheval au talon. ( Gen). Et celui qui un instant loue le prochain, & qui l’instant d’après le condamne, est assurément vaincu par deux passions, la vanité & la jalousie. Il essaie de cacher sa jalousie sous ses louanges, tandis qu’avec ses accusations lancées contre le prochain il tente de paraître plus parfait que ce dernier.
3. Comme il n’est pas possible que paissent ensemble les loups & les brebis, ainsi celui qui trompe le prochain ne peut pas obtenir de Dieu Sa pitié ni Sa compassion.
IV. Extrait de Saint Ephrem.
Celui qui par méchanceté se tait quand on lui fait grief de quelque chose cache sa rancune dans son cœur. Mais celui qui avec sérénité & douceur s’excuse de ce dont on lui fait grief, celui-là est de fait incapable de ressentiment.
CHAPITRE VI.
Que ceux qui raillent & méprisent les hommes sans malice & s’humiliant eux-mêmes pèchent grandement.
I. Extrait de la Vie de Saint Grégoire le Thaumaturge.
C’était chose connue de tous que Saint Grégoire le Grand avait grand souci de consoler & d’alléger la peine de ceux qui en avaient besoin. – Il s’agit de notre Père parmi les Saints, Grégoire, Evêque de Césarée, dit Grégoire le Thaumaturge, fêté le 17 novembre. Cf Le grand Synaxaire de l’Eglise Orthodoxe, tome 11 p.433-. Un jour, donc, il s’en revenait de la ville voisine de Comana. Dès qu’ils l’aperçurent, deux Juifs qui connaissaient son mode d’être, se mirent en tête de le guetter sur la route, soit parce qu’ils voulaient trouver quelque avantage à sa bonté, soit qu’ils cherchassent à le tourner en dérision, sous prétexte qu’il était prétendument un peu simple & facile à duper.
De fait, donc, lorsqu’ils le virent arriver de loin, l’un d’eux s’étendit au bord de la route & fit le Mort ; & l’autre faisait semblant de prendre soin du Mort & de le pleurer. Et au moment où ce grand Saint passait devant eux, il lui cria, en contrefaisant l’affligé :
- Ce malheureux est Mort d’une piqûre de serpent, & il gît là maintenant, nu, & sans qu’il y eût dans ce désert rien de ce qu’il faut pour l’ensevelir.
Et, avec des larmes hypocrites, il suppliait le Saint de ne pas mépriser la Tradition qui veut que l’on honore un Mort, d’avoir en quelque façon compassion de son malheur & de sa pauvreté, & de lui donner quelque chose sur ce qu’il avait, pour qu’on le jetât sur ce corps Mort, en guise d’ultime ornement.
3. Ainsi parlait ce Juif hypocrite, & telles étaient ses supplications. Et le Saint, sans rien examiner, après qu’il eut enlevé le manteau dont il était revêtu, le jeta sur le corps qui était devant lui, & continua sa route.
A peine le Saint fut-il passé, & ceux qui s’étaient moqués de lui furent-ils demeurés seuls qu’aussitôt cet hypocrite trompeur changea son aspect d’endeuillé en celui d’un homme rieur, & invita celui qui était étendu à terre à se lever.
4. Quelle chose effarante pourtant ! L’Autre, le complice de sa ruse, demeurait immobile dans la même position, sans rien entendre de ce qu’on lui disait. Et bien que son compagnon criât plus fort & qu’il le secouât du pied, malgré cela celui qui gisait à terre n’entendait toujours rien. Il demeurait dans la même position, sans entendre les cris de son compagnon, ni rien ressentir des secousses qu’il lui infligeait.
Il était réellement Mort ! A peine le manteau du Saint l’avait-il touché que la Mort aussi était venue, qu’il avait d’abord simulée, pour duper le Saint. De telle sorte que le Saint n’avait pas été dupé, mais que le manteau s’était révélé véritablement utile à la fonction qu’ils lui avaient fait remplir.
5. Les conséquences de la Foy & de la puissance de ce grand Saint peuvent paraître affligeantes. Mais que nul ne s’en étonne. Que l’on se souvienne des Actes du grand Apôtre Pierre. Celui-ci montra la grande puissance que lui avait donnée Dieu, non seulement par ses bienfaisants miracles ( au point que son ombre seule avait le pouvoir de guérir les malades), mais aussi en condamnant à la Mort Ananias, qui avait méprisé son pouvoir. Et bien que le châtiment d’Ananias fût dur, malgré cela il inspira à tous une crainte bénéfique, en sorte que devinssent plus sensés tous ceux qui s’étaient disposés au mépris, & qu’ils fussent instruits par cet exemple effrayant, en sorte qu’ils ne tombassent pas dans des chutes semblables.
6. Il était donc naturel que l’imitateur de Pierre obtienne le même résultat que lui contre celui qui avait voulu tromper le Saint Esprit & simuler cette action mensongère des deux trompeurs, par laquelle ils avaient cherché à se moquer du Saint & à abuser de son aide matérielle. Ce fut donc justement que ces deux Juifs impies furent punis d’un tel châtiment, eux qui avaient cru qu’ils pouvaient se jouer de la puissance spirituelle de ce Saint. Et ils servirent de contrexemple, en sorte que les autres n’osassent pas recourir à la tromperie dont Dieu condamne & châtie ceux qui ont l’audace d’en user.
II. Extrait de Saint Ephrem.
S’il se trouve quelqu’un qui travaille aux vertus & s’en soucie plus que les autres, que nul ne le méprise. Au contraire, ces hommes-là, il faut que nous les ayons auprès de nous, & que nous les chérissions tendrement, parce qu’ils sont aimés de Dieu & utiles à la communauté. Celui qui en doute, qu’il se fonde sur l’exemple des deux armées des Hébreux & de leurs ennemis, & sur celui de David & Goliath. Il vaut également la peine que nous fassions mémoire de ceux qui firent naufrage dans la mer, & furent tous sauvés de façon miraculeuse grâce à Paul, ce Juste auquel Dieu avait dit : « N’aie crainte, Paul… ; voici, Dieu a fait grâce à tous ceux qui naviguaient avec toi. » (Actes).
CHAPITRE VII.
Que le fidèle doit faire ce qu’il fait avec bonne & non avec mauvaise conscience. Car Dieu juge les actes de tout un chacun non selon leur apparence, mais d’après l’intention & le but visé par celui qui l’accomplit.
I. Extrait de Saint Grégoire le Dialogue.
Il est bien des choses, Pierre, dont les hommes croient qu’elles sont bonnes, alors qu’en fait elles ne le sont pas, parce qu’elles ne sont pas accomplies avec une bonne disposition d’âme. C’est ce qu’a proclamé aussi le Seigneur dans l’Evangile : « Si mon œil est mauvais, tout mon corps sera dans la ténèbre. » ( Matt 6, 23). Et si le motif & le principe d’une action est la ruse, alors toute l’action & les conséquences qui en découlent seront perverses.
2. Un Ancien, qui était Ascète, disait ceci de Moïse : Avant qu’il ne tue l’Egyptien, il regarda attentivement de côté & d’autre ; c’est-à-dire qu’il examina en détail ses pensées & ses dispositions, & lorsqu’il eut vu clairement qu’il ne nuisait à personne, mais que c’était pour la Gloire de Dieu qu’il songeait d’accomplir ce qu’il avait résolu de faire, alors il frappa l’Egyptien.
3. Une action accomplie est manifestement bonne si son but vise au bien. Ce ne sont pas seulement des actes que l’on commet, mais aussi des paroles qui sont prononcées de la façon que nous avons dite – c’est-à-dire qu’elles sont bonnes ou mauvaises. Et les uns modifient leurs actes à cause de leur inexpérience ou de leur ignorance, les autres en changent par intention maligne, & les autres parce qu’ils visent la piété.
4. Il est difficilement découvert par les simples celui qui masque ses calomnies à l’encontre de son prochain sous les prétendues louanges qu’il en fait. A ce type d’homme louangeur ressemble celui qui contrefait l’humble par vanité. Et ces deux types d’hommes sont démasqués par les faits, si même ils essaient de se couvrir du mensonge, ayant tragiquement déformé la vérité.
5. Il se peut que quelqu’un fasse manifestement le bien, pour protéger le prochain ; & il est possible au contraire que quelqu’un soit édifié spirituellement, sans réaliser un tel bien. Il y a des hommes qui accusent le prochain à cause de leur propre malignité & de leur disposition à la vengeance, & d’autres qui le jugent parce qu’ils ont la crainte de Dieu & qu’ils honorent la vérité. Tes pensées & le souvenir de tes actes, découvre-les à Dieu. Lui te connaît, qui est le Maître de toutes choses. L’homme juge son semblable à partir des signes extérieurs, parce qu’il voit son visage ; mais Dieu voit le cœur de l’homme & le juge d’après ses dispositions intérieures. Lorsque tu pèches en cachette, ne crois pas que tu pourras éviter le regard de Dieu, parce que devant Dieu toutes choses sont mises à nu. C’est à Lui aussi qu’appartient notre justification.
6. Dieu juge nos actes d’après nos dispositions intérieures, parce qu’Il dit : « Le Seigneur te donne selon ton cœur ». (Ps 17, 5). Il se peut que quelqu’un s’acquitte aux yeux du monde du commandement de Dieu, & que cependant il soit esclave d’une passion antispirituelle, & que, par ses mauvaises pensées, il ruine sa bonne action.
7. L’action qui résulte d’un commandement diffère de celle qui est imputable à la vertu, bien que l’une dépende de l’autre. L’action qui découle d’un commandement se produit lorsque l’on exécute ce qui a été ordonné ; l’action qui découle de la vertu a lieu lorsque ce qui survient est en accord absolu avec le bien & la vérité.
8. Exactement comme est une la fortune matérielle, qui cependant se divise entre beaucoup pour ce qui est de sa possession pour ses détenteurs, de la même façon une est la vertu, que l’on distingue cependant sous de bien diverses sortes pour ce qui est de sa pratique.
Celui qui désire faire quelque chose, mais qui n’en a pas la force, est considéré & jugé par Dieu qui connaît les cœurs comme s’il avait réalisé ce qu’il désirait faire. C’est-à-dire que cette caractérisation d’une action à partir de la disposition intérieure de la personne vaut autant pour les bonnes que pour les mauvaises actions. L’esprit de l’homme a la capacité de réaliser bien des actions, soit bonnes soit mauvaises, indépendamment du corps.
Mais le corps seul, lui, sans l’énergie de l’esprit, ne peut rien réaliser de ces actions, ni bonnes, ni mauvaises. Car la loi de la liberté est spirituelle, & se tient dans l’esprit avant l’action.
9. Dieu examine l’intention de tous nos actes, soit que nous agissions pour Sa Gloire, soit que nous poursuivions d’autres desseins. Quand la Sainte Ecriture dit : « Car Tu rendras à chacun selon ses œuvres » (Ps), elle veut dire que Dieu rend pour ces œuvres que nous avons réalisées en tant qu’elles sont bonnes, destinées à une fin bonne, & non pour celles qui, bien qu’elles paraissent bonnes, n’ont malgré tout pas été réalisées dans de bonnes dispositions d’âme. Et cela, parce que Dieu n’examine pas les choses d’après les évènements eux-mêmes, mais qu’il scrute le but des choses d’après lequel aussi Il juge les actions.
10. Il y a certaines actions, qu’accomplissent les hommes, par nature belles & bonnes, & telles cependant que ces notions perdent leur valeur, parce que l’on poursuit à travers elles d’autres buts inavoués. Le jeûne, par exemple, la veille, la prière, la psalmodie, l’aumône, l’hospitalité envers les étrangers, & d’autres œuvres semblables qui sont bonnes par nature. Malgré tout pourtant ces œuvres bonnes perdent leur valeur quand on les accomplit par vanité.
11. Le gain des peines de la vertu est l’apathéia – l’absence de passions- & la haute connaissance spirituelle. Par elles, l’apathéia & la connaissance, l’homme s’assure le royaume des Cieux. Tout comme, à l’inverse, les passions & l’inconnaissance sont causes de la damnation dans l’Enfer éternel. Celui donc qui cherche les gains des fruits de la Vertu pour s’attirer la louange des hommes & non pour leur valeur propre, entendra l’Ecriture lui dire : « Demandez & ne recevez pas, parce que vous avez mal demandé ». ( Jacques 4,3).
Extrait de Saint Isaac.
La Vertu n’est pas la démonstration de nombre d’actions diverses qui s’effectuent par le moyen du corps ; mais c’est le contenu du cœur très sage, que soutient l’espoir en Dieu. C’est le but juste & droit qui lie ce cœur aux actes accomplis selon Dieu.
L’esprit peut accomplir le bien même sans énergies corporelles ; mais le corps, lui, s’il n’est pas dirigé par un cœur droit, ne retire aucun profit spirituel, quand bien même il accomplit des œuvres bonnes.
CHAPITRE VIII.
Que la conscience est un grand don qui nous a été octroyé par Dieu, & que celui qui l’écoute accomplit de grandes choses.
Extrait du Gérondiko.
L’abba Agathon disait que le Moine ne devait pas laisser sa conscience l’accuser par quoi que ce soit.
Les Pèresqui étaient des Ascètes disaient que l’âme est comme une fontaine. Si l’on l’approfondit en creusant, elle se purifie, & l’eau qui en jaillit est limpide. Mais si l’on l’emplit de terre, elle ne fonctionne plus. Je crois que l’âme a pour signification la conscience, que celui qui l’écoute rend plus claire. Au contraire, il l’enténèbre complètement celui qui ne l’écoute pas & la foule aux pieds.
Extrait de Saint Isaîe l’Anachorète.
Frère, soucions-nous avec zèle d’imiter tous les Saints, qui ont résisté jusqu’à la Mort au péché, obéissant à leur conscience, eux qui ont ainsi hérité du royaume des Cieux. Avec crainte de Dieu, donc, prêtons attention à notre conscience, jusqu’à ce qu’elle soit libérée elle aussi, avec nous, des mauvaises influences & des passions, & que, de la sorte, nos actes s’harmonisent avec ses commandements, qui sont droits, afin que règne dans le monde de notre âme une absolue harmonie de pensées, de bonnes dispositions, & d’actions bonnes.
Lorsque nous aurons obtenu cela, alors la conscience s’érigera pour nous en gardien & en veilleur, nous indiquant tout ce qu’il faut fuir. Mais si cependant nous n’obéissons pas à ses injonctions, alors ce bon gardien s’éloignera de nous, &il nous abandonnera, & dès lors nous tomberons aux mains de nos ennemis, c’est-à-dire de nos passions, qui n’auront absolument nulle compassion pour nous. C’est ce que veut dire aussi notre Seigneur, quand Il enseigne dans Son Evangile : « Connais ton adversaire jusqu’à ce que tu fasses route avec lui, pour qu’il ne te livre jamais au juge, & que le juge ne te livre pas à son serviteur, & que tu ne sois pas jeté en prison. Amin, je te le dis, tu ne sortiras pas de là avant que tu n’aies rendu le dernier centime. » (Matt. 5, 26). Les exégètes disent que l’adversaire en question est la conscience de l’ homme, parce qu’elle se dresse contre lui, à chaque fois qu’il veut accomplir les volontés de la chair. Et si on l’écoute pas, alors elle vous livre à vos ennemis.
Extrait de Saint Marc.
1.Quand tu demandes la guérison pour ton âme, aie souci de ta conscience & fais ce qu’elle te dit ; & assurément tu y trouveras du profit spirituel.
2. Nombreux sont les conseils des tiers ; il n’y a cependant rien de plus approprié à l’intérêt de l’homme que sa conscience personnelle, dans la mesure bien sûre où sa conscience est pure.
3. Dieu seul connaît les secrets de chaque homme ; lui-même et sa conscience, laquelle les connaît aussi, peuvent tous deux redresser ces choses cachées lorsqu’elles ne sont pas droites.
4. Celui qui ne scrute pas attentivement ce que lui montre sa conscience, celui-ci ne pourra pas non plus supporter les peines corporelles que réclame la piété.
5. La conscience est un livre naturel ; celui donc qui le lit, & fait ce qu’elle lui indique, possède l’expérience du souci qu’a Dieu de l’homme.
6. La bonne conscience s’acquiert par la prière. Et la prière & la conscience, pour une raison naturelle, ont besoin l’une d el’autre.
IV. Extrait de Saint Maxime.
Ne méprise pas ta conscience,parce qu’elle te conseille toujours ce qu’il y a de mieux. Elle te soumet un avis divin & angélique, elle te délivre de la culpabilité & de tes pensées pécheresses, qu’elle seule connaît, & elle t’assure à toi qui es homme la possibilité de voir & de parler librement à Dieu àl’instant de ta Mort, parce qu’elle t’a gardé du péché.
CHAPITRE VIII.
Qu’il faut toujours & partout être vigilants & nous prémunir de toutes parts, parce que l’ennemi nous attaque de partout & par tous les moyens.
Extrait de la Vie de Sainte Synclétique.
Sainte Synclétique disait aux Moniales qui s’étaient rassemblées autour d’elle :
1. Mes sœurs, il nous faut nous armer contre les ennemis de notre Salut par tous les moyens. Et cela parce que nos ennemis s’attaquent à nous de l’extérieur, mais qu’ils nous combattent aussi de l’intérieur. Exactement comme un navire prend parfois le fond à cause d’une tempête extérieure, mais aussi parfois à cause des eaux qui se sont amoncelées dans sa cale par les fentes intérieures de la coque, de la même manière l’âme est parfois mise en danger par les attaques extérieures des esprits ennemis, & parfois se livre aux mains de ces ennemis sous l’impulsion de ses pensées intérieures. C’est précisément pour cette raison qu’il faut que nous suivions des yeux les attaques des esprits impurs, qui proviennent de l’extérieur, mais aussi que nous découvrions quels maux sont dûs aux pensées intérieures ; & que nous veillions bien davantage sur nos pensées, parce qu’elles nous importunent sans trêve de leur présence, mais qu’aussi parce que, sans que nous le soupçonnions, elles nous mènent à la catastrophe.
2. Et quand le navire court le danger d’affronter une grosse mer, les marins ont coutume de pousser des cris de désespoir, & bien souvent sont sauvés grâce aux navires qui se trouvaient non loin du leur & qui lui portent secours. Si cependant le bateau est en proie à une brisure intérieure, & que les marins dorment avec insouciance, alors la cale s’emplira d’eau, auquel cas, si même il n’y a pas de tempête, la coque coulera par le fond.
Il faut donc que notre attention portée aux pensées qui nous accusent soit parfaitement vigilante ; parce que l’ennemi, désirant détruire l’âme, comme le voleur pénétrant dans la maison, ou bien la ruine par les fondements, ou il commence sa besogne honteuse par le toit, ou bien encore il fait soudainement irruption par les fenêtres, & après qu’il a ligoté le maître de maison, libre désormais de ses mouvements, il se soumet toutes choses. Dans l’image à laquelle je viens de recourir, les fondements sont les œuvres bonnes ; le toit est la Foy, & les fenêtres sont les sens. Par toutes ces voies l’Ennemi nous combat.
3. C’est pourquoi celui qui veut être sauvé doit avoir des yeux partout. Aussi, en cette vie présente, ne faut-il pas que nous restions distraits, mais nous devons être vigilants. Car, comme le dit la Sainte Ecriture, « Celui qui croit se tenir debout, qu’il veille à ne pas tomber ». ( I. Cor. 9, 12). La vie présente ressemble à une mer, dont certains lieux sont pleins de dangereux récifs, d’autres emplis d’effrayants monstres marins, & dont quelques-uns seulement sont paisibles & ne sont pas très menacés par la tempête. Nous, les Moines, nous avons le sentiment que nous naviguons dans cette partie de la mer où règne un calme paisible, tandis que les laïcs qui sont dans le monde sont dans cette partie de la mer qui est troublée par la tempête. De plus, nous les Moines, nous faisons route sous la lumière du jour spirituel, guidés par le Soleil de Justice, tandis que les gens du monde errent au milieu d’une dangereuse ténèbre, en cette nuit que provoque leur inconnaissance. Malgré tout cela, il arrive ordinairement que l’homme du monde sauve son embarcation, c’est-à-dire son âme, si même il est drossé par la tempête, & qu’il voyage par une nuit menaçante, parce qu’il a crié vers Dieu & que son attention est demeurée vigilante. Tandis que le Moine qui se trouve dans une mer calme prend le fond par sa négligence, parce qu’il a laissé s’échapper de ses mains le gouvernail de justice. Qu’il fasse donc attention à ne pas tomber celui qui se tient en lieu sûr. Parce que celui qui est tombé a le souci de savoir comment il va se relever par la pénitence ; mais celui qui se tient debout, qu’il ne se repose pas, & qu’il veille à ne pas tomber.
II. Extrait du Gérondiko.
1. L’Abba Bessarion, aux derniers instants de sa vie, un peu avant de Mourir, disait que le Moine est contraint d’avoir des yeux partout, & même de n’être tout entier qu’un œil, comme les Chérubins & les Séraphins.
2. L’ Abba Pimène disait que nous n’avons besoin de rien, si ce n’est d’un cœur paisible & sans passions.
3. L même disait encore que les ennemis de notre âme cachent hypocritement derrière eux leur malignité.
4. Le même rapportait aussi le dialogue suivant, qui s’était tenu entre un frère & l’Abba Simon :
- Si je sors de ma cellule, demandait le frère, & que je rencontre quelqu’un qui s’occupe à quelque chose, moi aussi je m’y occupe avec lui ; & si je rencontre quelqu’un qui rie, moi aussi je rie avec lui ; pourquoi cependant, lorsque je retourne à ma cellule, ne puis-je pas trouver le calme & le repos ?
- Tu veux, répondit l’Ancien, au sortir de ta cellule rire & parler avec ceux que tu rencontres, & après ton retour dans ta cellule demeurer le même que tu étais ? Cela n’est pas possible. Mais, à l’intérieur de ta cellule, sois sur le qui vive, & à l’extérieur de ta cellule, sois- le également.
5. Un jour, deux Anciens se rencontrèrent, & comme ils se parlaient l’un à l’autre, l’un d’eux dit :
- Moi, mon frère, je suis Mort au monde.
- N’aie pas confiance en toi-même, lui répondit l’autre, si ce n’est seulement au moment où ton âme sortira de ton corps. Tu prétends, toi, que tu es Mort au monde, mais Satan cependant n’est pas Mort.
6. Satan apparut à un Saint homme au moment de sa Mort, & lui dit :
- Toi, tu m’as échappé.
- Je ne sais pas encore, répondit l’Ancien, si je t’ai échappé.
7. L’Abba Agathon demeura les yeux ouverts durant les trois derniers jours de sa vie. Ses compagnons d’ascèse, le voyant en cette extase, sans mot dire, le secouèrent légèrement, & lui dirent :
- Abba Agathon, où te trouves-tu ?
- Je me tiens devant le redoutable tribunal de Dieu.
-Même toi, Père, tu redoutes ce tribunal ?
L’Abba Agathon répondit à cette interrogation des Moines :
- Jusque récemment, j’ai tenté de toutes mes forces d’appliquer les commandements de Dieu. Mais je suis homme. D’où saurai-je donc si mon œuvre est agréable à Dieu ?
- N’es-tu pas sûr, Père, qu’elle était selon Dieu ?
- Je n’ai pas confiance en moi. Mais je ne m’apaiserai que lorsque je serai devant Dieu, parce que le Jugement de Dieu diffère du jugement des hommes.
Tandis que les frères tentaient de lui soumettre encore une autre question, l’Abba Agathon leur dit :
- Je vous en prie, faites-moi l’amitié de ne plus me parler, parce que je suis occupé.
Et, disant ces mots, il rendit son esprit avec joie.
Les assistants le virent quitter ce monde tout joyeux, comme s’il se réjouissait avec des amis & des êtres bien-aimés.
8.Un jour l’Abba Macaire s’enfonça plus profondément dans le Désert. En chemin, il rencontra un vieillard, qui était très chargé d’un étrange fardeau. Fixés partout sur le corps, il portait en effet des récipients. Dans chacun d’eux, il y avait une plume. Et c’est cet étrange fardeau qu’il portait comme un vêtement.
Dès qu’il aperçut ce vieillard, l’Abba Macaire s’arrêta stupéfait.
- Que fais-tu à errer dans ce Désert ? demanda-t-il à l’Abba.
- Je veux trouver Dieu dans l’hésychia de ce Désert, & fuir l’égarement, répondit l’Abba. Toi, cependant, explique-moi, vieillard, qui tu es. Car ton accoutrement est étrange & inhabituel aux hommes. Et qu’est cela dont tu es chargé ?
Cet étrange voyageur alors, indépendamment de sa volonté, & invisiblement contraint par la Puissance de Dieu, confessa alors sa particularité :
- Je suis, dit-il, celui que vous appelez le Diable ou Satan. Et ce que je porte sur moi comme un vêtement, ce sont mes poisons, avec lesquels j’égare les hommes & les attire près de moi. Chacun de ces récipients contient l »appât approprié à chaque membre du corps humain, avec lequel j’attire celui-ci dans le péché. Avec ces plumes, je chatouille les désirs, je sème la révolte dans les cœurs, &, de la sorte, je détruis ceux qui se sont fiés à moi. L’obtention de tous ces succès me distrait grandement, & je me réjouis de la chute de ceux qui sont vaincus par moi.
Entendant ces mots, Saint Macaire, sans rien perdre de son audace, dit au Diable :
- Puisque le Christ par Sa Mort sur la Croix a désormais fait de toi, aux yeux de Ses fidèles, la risée universelle, comment peux-tu encore avoir le pouvoir de te vanter de victoires que tu remporterais sur les âmes ? En tout cas, montre-moi le pouvoir de chacune de tes espèces de poisons. Dieu, du reste, a permis que tu m’apparaisses pour que nous apprenions les différents moyens par lesquels tu trompes les hommes, en sorte que nous ne croyions plus désormais en tes conseils.
A quoi le Diable répondit :
- Quoique je ne le veuille pas, je suis obligé de te révéler les secrets de ma science, car Celui qui a prévu que tu aies cette vision, Celui-là m’oblige moi aussi maintenant à te parler de tout cela. Apprends donc à quoi sert chacun de ces récipients :
Lorsque j’avise quelqu’un qui étudie continûment la loi du Seigneur – la Sainte Ecriture-, j’essaie de l’empêcher de faire ce travail ; pour cela, je l’enduis du contenu du récipient que j’ai sur la tête, &, de la sorte, je lui cause un violent mal de tête. Celui qui doit se lever la nuit pour veiller, priant & louangeant Dieu, je l’enduis avec cette plume du contenu de cet ustensile que j’ai sur les sourcils, &, de cette manière, je lui donne sommeil & je le force à dormir. Ces récipients que j’ai près des oreilles ont été préparées pour obtenir la désobéissance, & par ce moyen je me moque de ceux qui veulent être sauvés, en sorte qu’ils n’écoutent pas les conseils spirituels ni les paroles de vérité. Avec ceux que j’ai sur le nez, j’incite les jeunes gens à la luxure, en les excitant avec des huiles parfumées. Avec les poisons que j’ai dans ces vases, qui sont près de ma bouche, je tente les ascètes en leur faisant sentir les bonnes odeurs qui leur rappellent le plaisir pris aux bons repas, en sorte que je les fais tomber dans la gloutonnerie, & que je les amène à faire ce que je veux ; ou encore, de par le contenu de ces vases, je les incite à condamner & à tenir des propos honteux. Et ceux qui prennent quelques-unes de ces graines cultivent aussitôt pour l’amour de moi une foule de fruits pourris tels que je les aime.
Du contenu des récipients que j’ai sur le cou, j’enduis de l’infection de l’orgueil ceux qui vivent dans la Vertu, en sorte que je les élève sur les hauteurs de cette exaltation orgueilleuse, & que, de là, je les précipite à tous coups dans le gouffre de la perdition. Il en est d’autres encore que je parviens à rendre fous du désir de plaire aux hommes & de gagner la gloire humaine ; & avec cette volonté de plaire, je leur donne aussi la vanité, &, de la sorte, je les éloigne de Dieu. Tous les ustensiles que tu vois sur ma poitrine sont pleins de mes mauvaises pensées. De leur contenu j’arrose les cœurs, que j’emplis de la folie de l’impiété, je trouble les pensées selon Dieu de ceux qui veulent garder l’avenir en tête afin de s’assagir, &, par l’oubli, j’efface la mémoire de leur esprit ; les récipients que je tiens sur mon ventre sont pleins d’insensibilité & d’impudence, avec le contenu desquels je fais en sorte que les hommes vivent comme des bêtes & des animaux sans raison. Avec ceux que j’ai sous le nombril, j’excite les hommes aux désirs impurs, en sorte qu’ils se jettent dans les adultères, la débauche, la luxure, & diverses dissolutions. Ces ustensiles que je tiens dans mes mains ont été préparés pour servir à la jalousie & au meurtre. Ceux qui sont suspendus sur mon dos & sur mes épaules servent à enténébrer mes pièges & mes tentations, à l’aide desquels j’intrigue contre ceux qui tentent de me combattre, &, rusant invisiblement, sans qu’ils puissent s’en rendre compte, je me jette brusquement sur ceux qui ont mis leur confiance dans leurs grands exploits ascétiques.
Tous les récipients qui pendent sur mes hanches & mes jambes, & jusqu’à mes pieds, sont pleins de pièges variés & de chausse-trappes, avec lesquels je trouble la progression des hommes de Dieu vénérables & sincères, je les empêche de marcher dans la voie de la piété, & je les tire de côté pour qu’ils marchent derrière moi, parce que me tenant au croisement des voies de la vie & de la Mort, je les incite fortement à suivre ma voie. Et tous ceux qui me suivent, & dévient du droit chemin, refusent dorénavant tout-à-fait de suivre la voie de la Vérité & de la Vertu. Toi cependant, tu n’as pas voulu le moins du monde m’écouter, fût-ce une fois, pour que je te console quelque peu. Au contraire, tu me consumes toujours à chaque fois que je t’approche, parce que tu disposes de fortes armes contre moi. C’est pourquoi, moi aussi, après mon échec avec toi, je cours me réfugier chez mes propres esclaves, cependant que ceux qui servent Dieu avec toi & toi-même avez un bon Maître, qui vous parle avec douceur, & vous protège comme étant Ses véritables enfants.
Dès qu’il eut entendu ces choses surprenantes, le Saint Ancien se signa du signe de la Croix & dit : « Béni soit Dieu qui t’a livré à tous ceux qui espèrent en Lui, pour qu’ils te fassent honte par leur piété ; & puisse-t-Il me garder moi aussi de la ruse jusqu’à la fin de ma vie, comme tous ceux qui invoquent Son Saint Nom. Et qu’Il t’anéantisse toi & ton pouvoir de péchér en te chassant loin de nous. »
Comme Saint Macaire disait ces mots, Satan devint invisible, & il ne laissa derrière lui que feu & fumée.
Ensuite de quoi l’Abba Macaire rendit grâces à Dieu, & il continua son chemin avec joie.
9. L’on dit qu’un Saint Ancien un jour supplia Dieu qu’Il le laissât voir les démons. Dieu lui révéla qu’il n’était pas nécessaire qu’il les vît. L’Ancien cependant suppliait Dieu avec insistance, & disait : « Mon Seigneur, Tu as le pouvoir de me garder de Ta main puissante, en sorte que je n’encoure nul danger ». Dieu se rendit à sa supplique, & pour qu’il soit édifié spirituellement, lui ainsi que les autres, Il le rendit capable de voir les démons de ses yeux. Et, de fait, il vit que les démons, comme des frelons, cernaient l’homme de toutes parts, & que, dans leur jalousie, ils grinçaient des dents contre lui. Et l’Ange du Seigneur leur assénait des coups.
10. Pour moi, disait l’Abba Isaïe, je suis semblable à un petit passereau qu’un enfant aurait attaché par un fil à la patte ; si l’enfant relâche un peu le fil avec lequel il le tient attaché, aussitôt il s’envole, parce qu’il croit qu’il est libre ; mais dès que l’enfant tire sur le fil, il le fait retomber à terre. Oui, je ressemble, moi aussi, à ce petit oiseau. Je dis cela parce que nul, jusqu’à sa Mort, ne doit vivre tranquille, parce que notre Ennemi le Diable est mauvais & Malin, tramant incessamment ses pièges maléfiques.
11. Le même Abba Isaïe disait encore : « Si un homme accomplit des prodiges & des guérisons miraculeuses, si même il ressuscite les Morts, & qu’il a connaissance de tous les Mystères, tant qu’il vit dans le péché il ne peut vivre sans souci ni angoisse, parce qu’il est obligé d’atteindre à une pénitence véritable & parfaite, hormis laquelle rien autre ne lui sera d’aucun profit spirituel.
Allons donc, mes frères, prenons courage, & tombons avec humilité devant Dieu ; assurément alors, la bonté infinie de Dieu aura compassion de nous, & nous fortifiera d’une force surprenante, en sorte que nous repousserons de dessus nous le fardeau honteux des passions impures. Et cela, parce que l’Ennemi ne cesse pas un instant de nous poursuivre comme le chasseur ses proies, décidé à nous ravir nos âmes. Mais soyons sans crainte : Notre Seigneur Jésus Christ est auprès de nous, & le tient fermement tout en le châtiant de par Ses saints commandements, en sorte que nous puissions de façon assurée Le vénérer & accomplir Ses préceptes.
Heureux l’homme qui a connaissance de la misère des passions, qui en éprouve de la honte, & qui supplie Dieu de l’en délivrer. Mais malheur à ceux qui ont gaspillé le temps de leur vie dans l’indifférence spirituelle & dans la négligence. Ils sont malheureux ceux qui ont cru qu’ils étaient sans péché, tout en violant leur conscience, & en évitant de s’ennuyer à écouter ce qu’elle leur disait, & ne discernant pas non plus qu’ils ne pouvaient caractériser aucune action ni pensée comme étant choses petites & sans importance, quand bien même elles paraîtraient effectivement petites & sans importance.
Combien le laboureur s’afflige & considère son œuvre comme vaine, quand ne portent pas de fruits les différentes graines qu’il a semées ! Ainsi en est-il de l’homme. Et si même il arrive à connaître tous les Mystères, à faire de toute la connaissance le trésor de son âme, à réaliser des miracles stupéfiants, à accomplir des guérisons, à supporter volontairement maintes tribulations diverses, & s’il parvient, pour l’Amour du Christ, au point de se dénuer de l’unique vêtement qui lui reste, en dépit de tout cela, il continue encore à se trouver sous l’empire de la peur & de l’angoisse, dans la crainte que ses peines ne produisent pas de fruit, pour ce que sa conscience ne lui permet pas d’avoir conscience en lui-même. Car, jusqu’à ce qu’il arrive à l’Amour parfait, il compte nombre d’ennemis visibles & invisibles qui le prennent en chasse.
Ce n’est que lorsqu’il arrive au stade de l’Amour parfait qu’il s’entendra dire que l’Amour « couvre tout, croit tout, espère tout, supporte tout », & que « l’Amour ne passe jamais ». (I. Cor. 13, 78). Celui donc qui ressent véritablement dans son âme la crainte de Dieu, lutte de toutes ses forces en sorte de se maltraiter & de subir des tribulations pour l’Amour du Christ, tout en livrant un continuel & incessant effort pour la vigilante garde de son âme. Et dans cet état, il se croit indigne de prononcer de ses lèvres fût-ce le Nom de Dieu.
12. Le même, l’Abba Isaïe, disait : « Fais bien attention, mon frère, à ne pas laisser ton cœur privé de la garde de la vigilance. Exactement comme le laboureur ne peut avoir confiance qu’il obtiendra des fruits, si même ses graines peu à peu mûrissent dans les champs, parce qu’il ne sait jamais ce qui peut leur arriver avant qu’il ne les ait resserrés dans ses réserves & qu’il les y eut mis en sûreté, de la même façon il ne faut pas que l’homme laisse son cœur libre de toute garde, & ce, tant qu’il respire en cette vie. Parce que comme l’homme ne sait pas quelles maladies sont susceptibles d’accabler son corps tant qu’il est en cette vie, de même il ne peut pas être sûr de ne pas tomber dans Dieu sait quelle passion. C’est pourquoi il ne faut pas, tant que nous nous trouvons en terrain ennemi, c’est-à-dire dans la vie présente, que nous nous croyions en paix & que nous soyons indifférents, mais il nous faut toujours crier douloureusement vers Dieu, implorant Son secours & Sa compassion.
Mes frères, & vous aussi les spirituels qui, avec le secours de Dieu, vous trouvez parvenus à la mesure de la perfection, il faut que vous vous gardiez jusqu’au dernier souffle fût-ce même des défauts les plus invisibles & les plus imperceptibles, & de l’inattention à ce qui paraît sans importance. L’Esprit de Dieu dit : « Celui qui néglige les petites choses tombera peu à peu » ( Sirach. 18,&) ; c’est-à-dire que celui qui néglige les petites choses tombera peu à peu dans de grands péchés. Et ne demande pas : « Mais comment est-il possible que l’homme spirituel s’écroule ? » Assurément, tant qu’il se garde spirituel, il ne s’écroule pas. Mais lorsque cependant il accueille en son âme une part insignifiante de ce qui lui est contraire, & qu’il s’en réjouit sans faire pénitence, alors ce qui est petit & insignifiant avec le temps s’augmente, & ce peu ne supporte plus de se trouver comme une part isolée & orpheline de son être, mais attire violemment l’homme du côté de sa tribu de passions, à laquelle appartient ce petit défaut, transformant sa logue amitié en filin d’esclavage, avec lequel il le tire à lui. Et si l’homme réussit par sa lutte spirituelle & son effort de prière à trancher de lui ce défaut, il s’en trouve bien ; & il demeure encore comme précédemment sur les cimes de la perfection spirituelle, n’ayant tardé d’atteindre à l’apathéia qu’autant de temps qu’il lui en aura fallu pour vaincre ce défaut. Mais si cependant, parvenant vers la fin qu’il s’est fixé, il limite la peine prise à la prière, & qu’il se laisse entraîner par l’accroissement du pouvoir de l’Ennemi qui le combat, alors, par une conséquence naturelle, son âme commencera de se laisser duper par d’autres passions. De telle sorte, l’homme sera peu à peu séparé du secours divin, parce qu’une passion découlera de l’autre, & qu’entraîné par la force de l’habitude, il sera conduit à de plus grands maux, d’autant que sa volonté se sera affaiblie sous la violence des défauts qui l’ont préalablement vaincu.
Le Diable ne méprise pas les petits péchés ; & sans eux il ne peut conduire l’homme à de plus grands. L’un après l’autre, ils multiplient le pouvoir du mal, exactement comme se multiplient les biens lorsqu’ils cohabitent dans l’âme de l’homme. Alors ceux-ci éveillent efficacement l’âme qui s’est attachée à eux, en sorte qu’elle arrive à des hauteurs spirituelles plus élevées.
III Extrait de Pallade.
1. Un Moine menait l’ascèse au profond du désert, & il aimait par-dessus tout l’hésychia. Il avait comme unique tâche l’occupation perpétuelle de la Prière du cœur, le chant des hymnes, dont il glorifiait Dieu, & la contemplation la plus haute qui soit en esprit. Grâce à cette perfection spirituelle, il fut jugé digne par Dieu d’avoir maintes visions, qui lui étaient révélées tandis qu’il se tenait éveillé, ou bien dans un sommeil léger, durant lequel il reposait son corps durement éprouvé par l’ascèse. En sorte qu’il s’en fallait de peu que sa vie ne soit celle d’un incorporel & d’un immortel. Il ne se souciait aucunement de savoir comment il conservait son corps en vie & comment il le nourrirait. Dès lors, il abandonna le monde, & s’en fut habiter dans le Désert ; son âme s’emplit d’espérance en Dieu, & il déposa tous les soucis du monde, les remettant au Seigneur, sans tenir aucun compte de ses problèmes corporels.
2. Ce fut cette Foy ferme & sans faille & pour son entière dévotion que Dieu le rétribua par le charisme suivant : Tous les deux ou trois jours, Dieu lui envoyait un pain venu du Ciel par l’entremise d’un Ange. Et toutes les fois que l’Ascète sentait que son corps avait besoin de nourriture, il entrait dans sa grotte, & y trouvait ce pain céleste, qu’il mangeait non sans avoir rendu grâces pour ce don au Maître de toutes choses. Aussitôt après, il s’adonnait à la divine délextation que lui procuraient les hymnes à Dieu, les prières & les contemplations. C’était vivement & incessamment qu’il désirait ces dons de la Grâce, les hymnes, la contemplation, & la prière incessante ; au point qu’il s’en enivrait, & qu’il était toujours joyeux. Comme l’arbre toujours vert, il florissait dans les luttes spirituelles, & jour après jour il progressait dans l’Amour de Dieu, librement, & avec assurance, communiant à Lui. Se trouvant dans semblable état d’âme, il détenait assurément entre ses mains ce qu’il y avait de meilleur, & pouvait escompter une fin de vie selon Dieu. Telle était l’impression qu’il conservait.
3. Mais, précisément pour cette raison, il se trouvait en péril, parce que s’étant cru désormais sans passions, il prit confiance en lui, & peu à peu restreignit son zèle pour la lutte & l’effort ascétiques. Ce fut précisément alors qu’il fut attaqué par une énergie diabolique, à cause de quoi il s’en fallut de peu qu’il ne fût broyé par le Diable, & qu’il ne tombât entre ses mains, tel un cadavre, si le Seigneur ne s’était promptement hâté à son secours, lui qui est au vrai si inimaginablement compatissant, & qui tendrement prend pitié de l’homme.
4. A peine donc eut-il eu conscience que ce mode de vie était le plus parfait qui fût, & eut-il commencé de s’enorgueillir de ce qu’il se trouvait prétendument en un état spirituel plus élevé que celui de beaucoup d’autres, puisqu’il avait été jugé digne de tels charismes, & qu’il avait vécu dans les luttes ascétiques, qu’aussitôt alors se fit jour en son âme un état de légère hésitation, presque insensible, si insignifiante que lui-même, bien qu’il eût vieilli dans les combats spirituels contre le Diable, n’en soupçonna pas la présence. Mais, peu à peu, cette état devint paresse, & cette paresse grandit en son âme, & lui-même, désormais, le comprenait, parce qu’il ne s’éveillait plus de son sommeil aussi volontiers qu’auparavant, pour faire l’office de nuit, qu’il ne faisait pas sa prière aussi assidûment, & qu’elle ne durait pas aussi longtemps, & que son corps, dont précédemment il ne sentait pas la présence, commençait maintenant de ressentir la fatigue, & de réclamer plus de repos. Et son esprit même, qui jusqu’alors le dirigeait souverainement, qui se trouvait constamment au Ciel & s’occupait aux contemplations divines, à présent se mettait à se courber vers la terre, & ses pensées s’égaraient, errant à des considérations terrestres.
Par-dessus tout cela, le Diable instilla encore d’autres inconvenances dans la partie silencieuse de son âme inscrutable, ce qui est dire dans son subconscient. Mais sa longue habitude des œuvres & des pensées plus élevées éloigna cependant aussitôt l’âme de cette indécence, & la tira, tout au contraire, vers des matières plus spirituelles.
5. Aussi longtemps que l’Ascète ne se soucia pas de chasser de sa conscience ces symptômes d’un mal nouveau, dus à la diminution de sa résistance aux pensées mauvaises & qu’il ne s’anima pas avec résolution dans le dessein de guérir son mal, mais qu’il en faisait fi, le considérant comme bénin, ce mal grandit en lui, cependant que les pensées inconvenantes l’importunaient toujours plus souvent, & qu’elles ne s’éloignaient que fort difficilement de lui. Cet être pourtant béni n’avait pas suffisamment tôt pris en considération que les petits manquements, auxquels nous n’accordons pas d’importance, détruisent totalement le zèle & l’intérêt des lutteurs pour les combats spirituels. Et voici qu’à cause de cette négligence s’alluma dans son âme la flamme du désir mauvais, & qu’elle consumait son cœur.
6. Alors, peu à peu, l’Ascète commença de faire en lui place à sa passion, cependant que les pensées honteuses s’emparaient de son esprit & le ramenaient en arrière jusque dans le monde.
Cette chute fit perdre à l’Ascète la paix de ses pensées, & il résolut d’y résister désormais, se replongeant dans le combat spirituel qu’il livrait dans la prière & les hymnes. Ensuite de quoi il entra dans sa grotte, où il trouva, comme auparavant, le pain qui lui était réservé, lequel, comme l’on sait, lui était envoyé du Ciel ; mais il ne le trouva pas aussi fin qu’avant ; au contraire, il était grossier & souillé, comme mangé des souris. Il en fut frappé d’étonnement, & s’affligea, jusqu’à pousser de profonds gémissements. Pourtant il mangea le pain, & refit un peu ses forces. Lorsqu’arriva la troisième nuit depuis que le mal avait commencé de l’envahir, la guerre des pensées s’alluma davantage en lui, le désir charnel le consuma plus violemment, & ses pensées lui mirent en l’esprit une image plus vive du péché, comme si une femme se trouvait auprès de lui, & que tous deux se trouvaient étendus côte à côte. Tremblant, il s’éveilla à son heure accoutumée pour chanter les hymnes & dire les prières de l’office de nuit ; il ne pouvait cependant avoir les pensées pures, & son esprit, assailli de toutes parts, se trouvait prisonnier de ses représentations inconvenantes.
7. Ce fut donc ainsi qu’il passa cette nuit-là ; sur le soir, il s’en revint à sa grotte, éprouvant le besoin de manger. Et, de fait, il trouva le pain à sa place habituelle, mais presque totalement inutilisable, comme mangé des chiens & des souris ; car, au lieu que demeurât le pain entier, il n’en demeurait que des miettes, unique reste de cette nourriture bénie. A cause de quoi, il sombra dans la mélancolie & s’affligea grandement ; en proie à un vif deuil de l’âme, il se mit à pleurer, mais insuffisamment toutefois pour faire cesser la guerre intestine qui déchirait son âme. Après donc qu’il eut mangé les restes de cette vilaine nourriture, & sans pouvoir se rassasier autant qu’il l’eût voulu, il s’alla reposer. Mais comment eût-il pu trouver le repos ? Ses pensées révoltées l’assiégeaient de toutes parts, qui l’entraînèrent sans tarder, tel leur prisonnier, dans le monde.
Et voici quel fut le résultat de la chose : Cet Ascète qui tant d’années était demeuré dans le Désert profond, à cette heure-là se leva, & se mit en route pour retourner dans le monde, marchant toute la nuit & le jour suivant, car il avait demeuré fort loin de toute ville habitée. Epuisé, il jeta les yeux autour de lui, & il se demandait sérieusement s’il verrait quelque Monastère pour y entrer & s’y reposer un peu.
9 Et, de fait, peu de temps après il rencontra un Ermitage, & s’en approcha. Les frères du lieu le reçurent avec joie. Ils voyaient en lui véritablement un Père. C’est pourquoi, tout d’abord, ils lui lavèrent avec empressement les pieds qui, depuis le temps, s’étaient complètement maculés. Puis, ayant dit la bénédiction, ils dressèrent la table, & prièrent l’Ascète de manger ce qui s’y trouvait. De fait, celui-ci mangea, & se remit quelque peu.
10. Lorsqu’ils eurent mangé, les frères supplièrent avec insistance l’Ascète de les entretenir de paroles salutaires, de leur dire de quelle façon ils pourraient fuir les pièges du Diable, & comment encore ils vaincraient les pensées honteuses.
Ce fut avec plaisir que l’Ancien les entretint assez au long sur les combats ascétiques, la lutte contre les mauvaises pensées, & sur d’autres questions édifiantes. A quoi il ajouta que les lutteurs devaient sans trouble persévérer dans les peines de l’Ascèse, fortifiés par l’espérance des biens à venir de la vie éternelle & de la jouissance de la douce patrie des Cieux, en laquelle ils s’en iraient dans peu de temps d’ici.
11. De ces conseils spirituels il affermit les frères, cependant que lui-même se pénétrait de contrition. C’est pourquoi aussi, à peine cessa-t-il de parler que, se concentrant sur lui-même, il se mit à songer sérieusement que, tandis qu’il conseillait les autres & leur indiquait ce qu’il était convenable qu’ils fissent, lui-même demeurait comme dénué de ces mêmes exhortations. Ces pensées s’avérèrent salutaires, parce qu’il comprit que lui-même avait été vaincu par le Diable. Aussitôt alors, sans plus perdre de temps, il se leva, quitta cet Ermitage hospitalier, &, littéralement courant, s’en retourna à son Désert, où il regagna sa bonne vieille grotte. Brisé de contrition & se repentant de sa chute & de cette cuisante défaite, il se jeta dans de la cendre qu’il avait répandue à terre, & se recouvrit d’un sac ; &, pleurant son péché, tout en poussant les plus profonds gémissements, il implora la Miséricorde de Dieu.
12. Menant très grand deuil de ce qu’il avait pris conscience de sa chute, il confessa à Dieu ses incongruités, lesquelles l’avaient réduit en cet état, & il en demandait le pardon avec contrition de l’âme. Il ne cessait pas de gémir & de mener ce grand deuil, & il ne se relevait plus du sol de sa grotte, sur lequel il était tombé agenouillé, s’y malmenant, jusqu’au moment où, totalement épuisé désormais, il s’endormit.
Alors, dans un rêve qui fut une révélation, il entendit un Ange lui parler :
-Ne t’afflige pas, lui dit-il, car Dieu a agréé ta pénitence & a eu pitié de toi dans sa grande indulgence. Mais fais dorénavant attention à ne plus te laisser duper par le Diable. Pour t’assurer de la vérité de mes paroles, je te fais savoir à l’avance que, d’ici peu, ces frères auxquels tu as donné des conseils spirituels viendront ici t »honorer de leur visite. Pour l’occasion, ils t’apporteront diverses bonnes choses, en signe de leur amour pour toi. Reçois-les avec plaisir & manges en. Car, dorénavant, ce sera de ces frères que tu recevras ta nourriture. Et, dès lors, ta vie entière, ne cesse pas de rendre grâce à Dieu pour ce signe de Sa compassion.
Et, de fait, comme l’avait révélé l’Ange, les frères vinrent le visiter.
13. Dès là, l’Ascète passa le reste de sa vie dans le deuil spirituel. Mais bien que le reste de sa vie fût digne de sa pénitence, il ne goûta néanmoins plus de cette table céleste & divine qui avait préalablement été son apanage.
IV.Extrait de Saint Maxime.
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