mardi 8 février 2011

La Lumière du Thabor n°33-34. Dossier.

DOSSIER



LE NEO-PAPISME DE CONSTANTINOPLE

tenu en échec par les Eglises slaves



Avec la fin de la turcocratie dans les Balkans, au XIXème siècle, et la proclamation de l’autocéphalie des diverses Eglises des nations libérées, le Patriarche de Constantinople, qui avait joué un rôle éminent, en tant que protecteur du millet1 des chrétiens orthodoxes soumis aux Turcs, a vu décroître son importance et son territoire s’amenuiser. A cet «affaiblissement» -purement temporel- les Patriarches de notre siècle ont répondu par une vaste entreprise de «conquête» de la Diaspora orthodoxe -qui, elle, est anticanonique. Le Patriarche Mélétios Métaxakis, monté sur le trône de Constantinople en 1922 fut l’initiateur de cette politique : il prit sous son omophore les diocèses de Finlande et de Pologne, qui dépendaient jusque-là du Patriarcat de Moscou, et intervint en territoire tchécoslovaque, rattaché au Patriarcat de Serbie. Il établit également, à Londres, l’«Exarchat d’Europe Centrale et Occidentale», destiné à regrouper les orthodoxes vivant en Europe ; il fonda l’Archevêché d’Amérique du Nord et du Sud, puis celui d’Australie et de Nouvelle Zélande. Grégoire VII, successeur de Métaxakis à Constantinople, continua cette politique, nommant des évêques pour des régions qui dépendaient d’autres patriarcats, au mépris des canons qui précisent que même un Patriarche ne peut nommer un évêque sans le consentement du Métropolite du lieu. Athénagoras fonda les métropoles de France, d’Allemagne, d’Autriche, de Belgique et de Suède ; Dimitri celle de Suisse2. De plus en plus, le Patriarche Oecuménique désire apparaître aux yeux du monde comme la voix officielle de toute l’orthodoxie. A cette fin encore, il a ouvert à Bruxelles, en janvier 1995, un Bureau de l’Eglise orthodoxe auprès de l’Union européenne. Cet activisme politico-religieux, fondé sur les médias, étranger à la tradition orthodoxe, suit le modèle tracé par la papauté.

Efforts des canonistes de Constantinople
pour justifier les actes du Patriarcat

Sur quelles idées se fondent les Patriarches de Constantinople pour justifier leur politique ecclésiastique ?
a) Constantinople et les «barbares»
Les canonistes de Constantinople interprètent les saints canons de l’Eglise, en particulier le canon 28 du Quatrième Concile Oecuménique, comme donnant à Constantinople l’autorité et la juridiction ecclésiastiques sur toutes les terres de la Diaspora, qui sont extérieures aux limites des autres Patriarcats. Le canon en question précise simplement que les limites de la juridiction de Constantinople s’étendent aux diocèses du Pont, de l’Asie et de la Thrace et aux peuples «barbares» (c’est-à-dire étrangers) qui en dépendent, c’est-à-dire les Alains et les Russes. Il est chimérique de vouloir tirer de ce canon une autorité suprême de Constantinople3.
b) Démonstration circulaire
Une telle interprétation arbitraire répond pourtant au triple but poursuivi par le Patriarcat de Constantinople : transformer la «primauté d’honneur» qui est reconnue à l’évêque de la Ville impériale (IIème Concile Oecuménique, canon 3) en primauté juridictionnelle ; faire de Constantinople un centre dogmatique de l’orthodoxie, au sens où la communion avec son Patriarche devient le critère de l’orthodoxie4 ; et enfin, conduire l’Eglise orthodoxe dans les voies de l’aggiornamento, du modernisme oecuméniste.
Les deux hérésies principales de Constantinople, le néo-papisme et l’oecuménisme, apparaissent donc comme liées l’une à l’autre, si l’on consulte les théologiens de Constantinople. «Le rôle directeur du Patriarcat de Constantinople par rapport à l’ensemble des orthodoxes, écrit T.Fitzgerald5, se manifeste principalement, dans les temps qui sont les nôtres aujourd’hui, dans quatre domaines importants qui contribuent à l’unité de l’Eglise. Premièrement, c’est au Patriarcat de Constantinople qu’incombe la responsabilité d’accorder l’autocéphalie à des églises locales avant la convocation d’un Concile Oecuménique. Deuxièmement, le Patriarcat a soutenu la cause de la conciliarité parmi les diverses Eglises soeurs à de nombreuses reprises, face à des circonstances politiques extrêmement difficiles. Les multiples conférences formelles et informelles liées à la future convocation du «Grand et Saint Concile» sont des expressions de cette conciliarité... Troisièmement, le Patriarcat de Constantinople a été le principal coordinateur de la participation orthodoxe dans les aspects variés du mouvement oecuménique... Enfin, le Patriarcat a une responsabilité particulière à l’égard des orthodoxes qui vivent dans les territoires se trouvant hors des frontières canoniques des autres Eglises autocéphales». Notons le troisième point : l’engagement oecuméniste du Patriarcat (certes non prévu par les canons) serait une des marques de sa primauté, laquelle à son tour rendrait l’oecuménisme légitime : le cercle vicieux est donc bouclé.
Les chrétiens fidèles à la tradition -Eglises russes libres (ex-Eglises des Catacombes), Vrais Chrétiens Orthodoxes de Grèce, etc- n’admettent ni l’oecuménisme, ni le néo-papisme.
c) De la primauté d'honneur à la primauté juridictionnelle
Comme le dit un autre théologien, L. Patsavos : «Tout en gardant à l’esprit ces concepts fondamentaux de non-ingérence, de conciliarité et de collégialité, il importe de noter que, en tant que porte-parole principal représentant toutes les têtes des Eglises orthodoxes, le Patriarche Oecuménique n’a pas simplement une primauté d’honneur (Presveia Times), mais également les prérogatives d’une réelle autorité ecclésiastique6».
La fausseté de cette dernière affirmation éclate si l’on se réfère aux saints Canons de l’Eglise, comme le fait le théologien grec A.D. Delembase : «La "primauté d’honneur" que les Canons donnent au Patriarche de Constantinople n’est point une "primauté" d’autorité sur l’Eglise, comme le prétendent les hérétiques dans leur erreur, mais une simple "antériorité d’honneur" parmi les Patriarches. Comme l’explique saint Nicodème de la Sainte Montagne, il y a "égalité d’honneur et bon ordre7", parce que tous les Patriarches possèdent un honneur égal mais, par une nécessité naturelle, un protocole règle le rang de chacun d’eux. Zonaras, commentateur autorisé des Canons, expose les trois prérogatives qui distinguent le Patriarche de Constantinople : 1. quand on commémore les Patriarches, son nom est cité en premier. 2. quand les Patriarches sont ensemble, il siège à la première place. 3. lors de la signature d’un acte, il signe le premier. Néanmoins, il n’a aucune autorité ni droits juridictionnels sur les autres Patriarches8». Les prérogatives de Constantinople sont ainsi, en réalité, très limitées.
Il n’est donc pas possible, actuellement, pour Constantinople, d’imposer aux autres Eglises locales son interprétation arbitraire des canons, comme le Métropolite Damaskinos l’a reconnu lors d’une réunion de la Commission inter-orthodoxe préparatoire, en 19909 : «Ce sont les rapports des Eglises de Constantinople, d’Alexandrie et de Grèce qui soutiennent le critère canonique en se basant sur les canons 2 et 3 du IIème Concile oecuménique réuni à Constantinople. Par contre, ce critère est directement réfuté dans le rapport de l’Eglise de Russie par une interprétation différente de ces mêmes canons et, indirectement, dans le rapport de l’Eglise de Roumanie qui avance le principe de la nationalité». Moscou n’a jamais vu d’un très bon oeil le néo-papisme de Constantinople, et rappelle donc l’interprétation traditionnelle.
d) Le «droit stavropigiaque» et le «droit d'appel»
D’autres canonistes de Constantinople, enfin, glosent sur ce qu'ils appellent le «droit stavropigiaque». Qu’est-ce qu’une stavropigie ? Normalement, l’Eglise étant organisée de façon locale, chaque paroisse, chaque monastère dépend de l’évêque du lieu. Telle est l’organisation prévue par les canons des Apôtres et ceux des Conciles Oecuméniques et locaux, notamment le canon 31 des saints Apôtres et le canon 8 du IVème Concile Oecuménique. Cette règle vaut pour les temps ordinaires.
Dans certaines crises très graves, par exemple au temps de l’iconoclasme ou au temps de l’uniatisme en Lithuanie (15-16ème siècle), des chrétiens orthodoxes doutaient de l’authenticité de la foi de leur évêque. Ils se sont rattachés, par-delà leur tête immédiate, à un patriarche orthodoxe. Quatre croix plantées au quatre points cardinaux (croix : stavros, plantation : pigie) indiquaient que le monastère dépendait directement du Patriarcat. Le grand exégète des canons, Théodore Balsamon (ca 1130-1196), explique, commentant le canon 31 des Apôtres, que les stavropigies suscitaient, de son temps, les récriminations des évêques de Constantinople ; mais le Patriarcat répondit que ces enclaves, contraires à la lettre des canons, avaient lieu en vertu d’une «grande coutume non écrite qui, depuis des temps immémoriaux jusqu’à ce jour, a prévalu sur les canons». Le même auteur affirme, toutefois, qu’aucun patriarche n’a le droit d’établir une stavropigie dans un diocèse dépendant d’un autre patriarche «afin que les droits des Eglises ne soient pas confondus».
Erigeant le «droit stavropigiaque» en règle absolue, le professeur Vlassios Phidas le met en relation avec le droit de juger les différends entre les évêques. Selon cet auteur, chaque patriarche a le droit de juger les évêques qui dépendent de lui, et donc aussi le droit d’ériger des stavropigies dans les diocèses de son patriarcat. Quant au siège de Constantinople, il dispose dans les deux domaines d’un «privilège canonique exceptionnel» qui lui permet de juger en dernier appel les évêques des autres sièges et d’établir des stavropigies en dehors de son territoire propre. «Ce droit découle des canons 9 et 17 du IVème Concile oecuménique». Phidas en arrive à la conclusion suivante : «Le patriarcat oecuménique dispose donc sur les autres sièges de l’Orient d’un droit de recours et d’un droit stavropigiaque. Dans la conscience canonique orthodoxe, ces deux droits se définissent mutuellement et reflètent le lien profond entre, d’une part, le droit des patriarches de sacrer et de juger les évêques, et de créer des stavropigies à l’intérieur de leur propre juridiction et, d’autre part, l’exercice extra-territorial du droit de recours et du droit de créer des stavropigies dans les juridictions des autres sièges patriarcaux, ces droits revenant exclusivement au patriarcat oecuménique10».
La thèse de Phidas a été réfutée par un canoniste serbe, Miodrag M. Petrovitch11. Sapant la base même du raisonnement du canoniste constantinopolitain, Petrovitch rappelle le commentaire donné par saint Nicodème des canons 9 et 17 du IVème Concile oecuménique. Ce commentaire, qui s’appuie sur l’ensemble des canons et sur les données de l’histoire de l’Eglise, montre qu’il est impossible de déduire de ces canons une suprématie du Patriarcat de Constantinople, sans renverser tous les principes de l’organisation ecclésiastique.
Citons simplement le canon 9 : «Si un clerc a un différend avec un autre clerc, qu’il ne quitte pas son évêque ni ne recoure aux tribunaux civils, mais qu’il soumette d’abord son affaire à son évêque, ou qu’elle soit examinée par des juges choisis par les deux parties et agréés par l’évêque. Quiconque contreviendra à cette prescription sera passible des sanctions canoniques. Si, d’autre part, un clerc a un différend avec son évêque ou avec un autre évêque, que le Synode de la province en juge. Mais si un évêque ou autre clerc a un différend avec le métropolite de sa province, qu’il porte l’affaire devant l’exarque du diocèse ou devant le trône de la capitale impériale, Constantinople, et qu’elle soit jugée devant ce dernier». La longue note que saint Nicodème consacre à ce canon montre qu’aucun texte n’a été davantage sollicité par les interprètes de toute espèce, à commencer par Nicolas Ier de Rome qui y trouvait une occasion d’affirmer son papisme : pour lui, l’Exarque du Diocèse était l’évêque de Rome, et le recours à Constantinople s’exerçait par concession et secondairement. Toutefois, ni cette interprétation «romaine», ni l’interprétation «constantinopolitaine» ne sont recevables, vu qu’elles contredisent ;
(a) le principe plusieurs fois rappelé dans la législation de Justinien, que «les décisions des Patriarches sont sans appel». «Si le présent canon du IVème Concile, ou le canon 17 du même Concile, dit saint Nicodème, avait voulu dire que le Patriarche de Constantinople a un droit de trancher les appels par-dessus les autres Patriarches, comment les empereurs eussent-ils pu prendre des décrets diamétralement opposés et contraires, sachant qu’à cette époque, les dispositions de la loi civile, quant elles différaient des canons, étaient réputées nulles et non avenues ?» (Pidalion, note sur le canon 9 du IVème Concile Oecuménique) ;
(b) les canons 34 et 35 des Apôtres, et de nombreux autres des Conciles oecuméniques et locaux qui précisent tous que nul -fût-il métropolite ou patriarche- n’a le droit d’imposer quoi que ce soit aux Eglises qui se trouvent hors de sa juridiction.
Dès lors le canon 9 du IVème Concile, veut dire que l’Evêque de Constantinople entendra les appels de ceux qui lui sont soumis, et ainsi des autres patriarches12. «Seul un Concile Oecuménique, écrit saint Nicodème, est le juge ultime et le plus universel de tous les Patriarches, à l’exclusion de toute autre instance».
Que restaient-ils à faire aux théologiens de Constantinople, du moment que la vie de l'Eglise, les canons, la raison, les Eglises slaves, et plusieurs théologiens grecs, rejettent leurs prétentions ? Une avancée à pas menus, qui a profité de la promesse d’une convocation d’un Grand Concile de l’Eglise orthodoxe.

La réunion de novembre 1990

En novembre 1990, une réunion de la Commission inter-orthodoxe préparatoire -destinée à préparer la quatrième Conférence panorthodoxe préconciliaire- a adopté un texte pour réglementer provisoirement la Diaspora. Comment cette commission est-elle constituée, qui représente-t-elle exactement ? Quel est le problème majeur de la Diaspora orthodoxe ? Quelle solution a été proposée ?
a) La Commission inter-orthodoxe est-elle orthodoxe ?
Visant à préparer le Grand Concile panorthodoxe, «La commission préconciliaire préparatoire, dit Istina (t.39, juillet-septembre 1994, n3, p. 307), rassemble les représentants des quinze Eglises orthodoxes locales autocéphales ou autonomes dont le statut canonique est actuellement reconnu par l’ensemble de l’orthodoxie». Si par «l’ensemble de l’orthodoxie» on entend ces quinze Eglises, nous avons encore ici un cercle vicieux. Or, que ces Eglises se reconnaissent elles-mêmes ne leur donne pas ipso facto de statut canonique. Pour qu’elles l’aient, elles doivent remplir deux conditions : a) d’abord être orthodoxes b) puis se conformer au canons. Les quinze Eglises en question (Patriarcat oecuménique de Constantinople, Patriarcats d’Alexandrie, d’Antioche, de Jérusalem, de Moscou, de Géorgie, de Serbie, de Roumanie, de Bulgarie, Eglises de Chypre, de Grèce, de Pologne, d’Albanie, de la République tchèque et de la Slovaquie, de Finlande) sont-elles orthodoxes ? Pour le savoir, il faut ouvrir le livre des Saints Conciles et des Saints Canons de l’Eglise et confronter leur confession à celle de la foi de toujours. Le premier canon du IIème Concile Oecuménique ordonne «d’anathématiser toute hérésie». Or les quinze Eglises dont nous parlons font partie du Conseil Oecuménique des Eglises et, en conséquence, loin d’anathématiser toutes les hérésies, les considèrent comme des «Eglises fraternelles» (voir la charte constitutive du COE). Cette idée passe dans les discours et dans les actes : prières communes, unions avec les monophysites, avec les catholiques-romains (Balamand, 1993). L’orthodoxie de ces Eglises est, pour le moins, douteuse.
Les canons ayant pour but de sauvegarder l’intégrité de la foi, il va de soi qu’on ne saurait en appeler à leur autorité si l’on n’a pas la première. C’est pourquoi toutes les discussions autour de la question de la Diaspora orthodoxe sont inévitablement grevées d’un certain malentendu. Quels que soient les arguments échangés par les uns et les autres, au sein de l’orthodoxie qui se dit «officielle», leur valeur est paralysée par l’absence d’une confession orthodoxe vraie.
b) Le douloureux problème de la Diaspora.
Les bouleversements du XXème (massacres d’Asie Mineure, Révolution Russe, etc) siècle ont conduit beaucoup d’orthodoxes, grecs, russes, bulgares, serbes et roumains, à émigrer dans divers pays du monde, où n’existait pas (ou plus) d’Eglise orthodoxe locale. Chaque émigration emportait avec elle ses prêtres et évêques. D’où la présence de plusieurs hiérarchies vivant côte à côte dans les mêmes régions, de plusieurs évêques dans une même ville. Or l’un des principes de l’Eglise est son organisation locale : il ne peut y avoir qu’un évêque par diocèse. La division du peuple de Dieu selon les nationalités d’origine n’a aucun sens. Elle n’est acceptable que par économie. Cette situation risque, à la longue, de donner une image fausse de l’orthodoxie qui apparaît comme une «religion nationale».
Trouver une solution permettant de dépasser le «phylétisme» (nationalisme religieux), dans le respect des principes orthodoxes, paraissait possible : mais le désir de l’emporter sur les autres, joint à la maladie de l’oecuménisme ont compliqué les choses. Le Patriarche en a profité pour insinuer que seul, il peut apparaître comme centre d’unité. Comme l’explique Miodrag Petrovitch, dans l’article cité ci-dessus, Rome désirerait que tous les orthodoxes obéissent à un «pape» oriental qui lui serait soumis. Comme le disait un Cardinal : «Avec le Dialogue, nous les Latins, nous tâchons d’aider les orthodoxes à prendre conscience qu’il leur faut un centre d’unité autour du Phanar. Seulement ainsi, et peu à peu, quand nous aurons réussi, les orthodoxes comprendront qu’ils ont aussi besoin de Rome comme centre de l’Eglise13».
c) La «solution transitoire»
Toutes les Eglises locales présentes à la Commission ont voté l’adoption d’une «solution transitoire», qui évite de trancher sur la question canonique où l’accord n’existe pas, et permet néanmoins de s’acheminer vers une situation conforme aux vues de Constantinople. «Nul n’ignore qu’aussi longtemps que chaque Diaspora nationale continuera à dépendre de son Eglise mère, les timides règlements proposés ne pourront pas remédier au morcellement juridictionnel de la Diaspora orthodoxe. Cependant, pour remédier à la réalité des situations existantes depuis longtemps il nous est toujours permis de procéder progressivement pour rétablir l’"acribie" canonique14».
Cette étape provisoire consiste à créer dans chaque région de la diapora des «assemblées épiscopales» «réunissant tous les évêques canoniquement reconnus de cette région qui continueront à être soumis aux mêmes juridictions canoniques qu’aujourd’hui». Le point important : «ces assemblées seront composées de tous les évêques de chaque région qui se trouvent en communion canonique avec toutes les très saintes Eglises orthodoxes et seront présidées par celui qui occupe le premier rang parmi les prélats de la juridiction de l’Eglise de Constantinople ou, en son absence, conformément à l’ordre des diptyques». Telle est la différence entre les assemblées épiscopales telles qu’elles existent actuellement de manière factuelle -par exemple, le «comité inter-épiscopal» qui siège en France-, et ces nouvelles assemblées officielles qui auront une existence ecclésiastique : elles reconnaîtront un primat canonique, le hiérarque de Constantinople le plus haut placé dans la région.
La phrase sur la primauté accordée au représentant du Patriarcat de Constantinople a fait l’objet d’une minutieuse discussion. Elle permet une avancée à la fois discrète -le peuple orthodoxe ne peut guère en prendre conscience- et décisive du Patriarcat vers la conquête d’une hégémonie «à la romaine» sur l’ensemble de l’orthodoxie.

La réunion de novembre 1993

La Commission préconciliaire préparatoire, lors d’une nouvelle réunion, à Chambésy, en Suisse, du 7 au 13 novembre 1993, a défini les modalités de la proclamation des futures «autocéphalies» qui seront accordées pour les terres se trouvant hors des limites des anciens patriarcats15.
Ici encore, Constantinople a marqué son désir de suprématie, notamment dans le paragraphe 3 c du document final «adopté à l’unanimité» : «En exprimant le consentement de l’Eglise-mère et le consensus panorthodoxe, le Patriarche oecuménique proclame officiellement l’autocéphalie de l’Eglise requérante par la publication d’un Tomos patriarcal. Le Tomos est signé par le Patriarche oecuménique. Il est souhaitable qu’il soit co-signé par les Primats des Eglises autocéphales, mais doit en tout cas l’être par le Primat de l’Eglise-mère» (p. 24). Toutefois, une note -qui fait partie de ce texte adopté à l’unanimité- précise : «Le contenu de ce paragraphe 3c fut cependant renvoyé pour complément d’examen à la Commission inter-orthodoxe préparatoire suivante qui devra rechercher un consensus des Eglises orthodoxes locales sur cette question» (Ibid.). On ne saurait avouer plus naïvement l’absence unanime de consensus.
La réunion de 1993 a cependant eu pour effet de relancer le processus de formation des «assemblées épiscopales» prévues par celle de 1990. D’une part, en effet, la Commission préparatoire précise que les textes qu’elle approuve ne sont que des propositions à soumettre à la IVème Conférence panorthodoxe préconciliaire, laquelle «formulera la proposition finale à soumettre au saint et grand Concile» (p. 20). D’autre part est affirmée la volonté de mettre en oeuvre le plus vite possible la solution retenue : «il ne fait pas de doute que la mise en fonction des assemblées épiscopales, tôt ou tard, estompera l’antagonisme juridictionnel...» (p. 19). C’est pourquoi, bien que le texte prévoie que les assemblées existeront après la IVème Conférence -«Ces assemblées qui seront constituées après la décision de la IVème Conférence panorthodoxe préconciliaire, auront la responsabilité de compléter les détails du projet de règlement de fonctionnement et de l’application avant la convocation du saint et grand Concile» (p. 23)- le Patriarcat de Constantinople tente de les créer dès à présent, ce qui placera les futures réunions panorthodoxes devant le fait accompli.
Le document intitulé La Diaspora orthodoxe énumère les huit régions dans lesquelles seront créées, dans une première étape, les assemblées épiscopales : (1) Amérique du Nord et Amérique Centrale, (2) Amérique du Sud, (3) Australie, (4) Grande Bretagne, (5) France, (6) Belgique et Hollande, (7) Autriche et Italie, (8) Allemagne. Le dernier paragraphe met en garde contre tout «dérapage» : «§ 5. Les Eglises orthodoxes s’engagent à ne pas procéder à des actes pouvant entraver le processus susmentionné pour régler de façon canonique la question de la Diaspora, en plus de ceux déjà existants. Au contraire, ces Eglises, en leur qualité d’Eglises-mères, feront tout leur possible pour faciliter le travail des assemblées épiscopales et rétablir la normalité de l’ordre canonique dans la Diaspora».
Les deux documents approuvés par la Commission, La Diaspora orthodoxe, et L’autocéphalie et la manière de la proclamer, représentaient donc des pierres d’attente pour la construction dont rêve Constantinople. Restait à en faire passer les recommandations dans les faits.

C’est alors que ce processus a connu un coup d’arrêt.

La réaction de l’Evêque Damaskine

Monseigneur Damaskine, que le Saint Synode de l’Eglise serbe a désigné comme évêque pour les communautés serbes de France, Belgique, Espagne et Pays-Bas, a été intronisé le dimanche 2 octobre 1994 en l’église Saint-Savva de Paris. Il a pris sa place au sein du «comité inter-épiscopal» qui regroupe les évêques qui sont en communion avec l’oecuménisme. Ce comité s’est réuni le 11 octobre 1994, sous la présidence du Métropolite Damaskinos de Genève, représentant du Patriarcat Oecuménique. Voici le compte-rendu de la réunion, adressé par Monseigneur Damaskine au Saint Synode de l’Eglise Serbe.
«A Sa Sainteté, l’Archevêque de Petch, Métropolite de Belgrade-Karlovac et Patriarche, Paul de Serbie, Belgrade, et au Saint Synode des Archi-hiérarques de l’Eglise Orthodoxe Serbe, Belgrade, au Patriarcat.
Vos Saintetés, votre Toute Sainteté et très saints frères.
A l’appel du secrétaire du soi-disant "Comité inter-épiscopal" en France, j’ai assisté à sa réunion, en tant qu’accompagnateur de M. Vélizar Gajic, ancien représentant du très saint Evêque Lavrentij
au sein de ce comité, et de M. Michel Milkovitch-Malise, secrétaire temporaire de la nouvelle éparchie d’Europe Occidentale.
Etaient présents les très saints :
1. Damaskinos, Métropolite de Genève, du Patriarcat de Constantinople ;
2. Jérémie, Métropolite de Paris, du Patriarcat de Constantinople ;
3. Goury, Evêque du Patriarcat de Moscou pour la France ;
4. Paul, vicaire de l’Evêque de l’Archevêché Russe de Nice ;
5. Stéphanos, vicaire de l’Evêque de Nice, du Patriarcat de Constantinople ;
6. Damaskine, évêque de l’Eglise Orthodoxe Serbe en Europe Occidentale.
Etaient absents les très saints :
1. Séraphim, Evêque de l’Eglise Orthodoxe Roumaine et
2. Gabriel (Salibi), Evêque du Patriarcat d’Antioche. Le Métropolite Jérémie a déclaré que ce dernier n’a pas de juridiction en France, qu’il ne fait qu’y résider, mais qu’il lui a de toute manière remis les pleins pouvoirs pour parler en son nom ; propos qui ont manifestement surpris nombre des représentants présents.
Il y avait en tout une quinzaine de conseillers, clercs et laïcs.
Le Métropolite Damaskinos a déclaré, en début de séance, que le but de sa présence était de proposer son conseil au comité sur le règlement administratif des régions qui, selon l’accord de Genève des 7-13 novembre 1993, devraient être sous la juridiction du Patriarcat de Constantinople, pour le monde entier -à l’exception de la Suisse !
Il a déclaré que la France avait progressé dans ce sens plus que tout autre région, et qu’il souhaitait qu’elle servît de modèle.
La tâche concrète qui s’impose, selon lui, est la transformation immédiate du Comité en Conseil Episcopal, sous contrôle du Métropolite de Constantinople, qui en sera le président ex officio ; et l’enregistrement dudit Conseil comme instance officielle auprès des autorités civiles compétentes, afin qu’il soit l’autorité unique de référence pour quiconque voudrait soit individuellement, soit collectivement, porter le nom d’orthodoxe sur le sol français, puis, par extension, dans l’espace de l’union européenne. Pour asseoir cette prétention, il a cité l’exemple de deux évêques se disant catholiques qu’un tribunal civil a condamné pour usurpation de nom, puisque l’Eglise catholique ne les a pas reconnus pour siens.
Ce statut devrait être fixé sur la base des documents signés à Genève, relatifs à la délimitation des régions en Europe et dans le monde, faite au profit de la juridiction de Constantinople, et à sa volonté de jouer dans l’avenir un rôle d’arbitre dans la procédure de création d’autonomies et d’autocéphalies.
Ces ambitions constantinopolitaines reçoivent l’appui de la soi-disant «Fraternité Orthodoxe en Europe Occidentale» qui, en pleine intelligence avec Constantinople, y voit la chance d’un rôle déterminant à jouer dans la formation d’une sorte d’Eglise locale sous tutelle constantinopolitaine. Ainsi s’offrirait une possibilité commode pour soumettre les éléments indociles des autres Eglises de la Diaspora qui refusent de s’aligner sur les proclamations ouvertement oecuménistes de cette Fraternité et des évêques de Constantinople en Europe Occidentale -lesquels jouissent du soutien inconditionnel du Vatican.
Lors de la séance, l’Eglise Orthodoxe Serbe a été attaquée, sous prétexte qu’elle n’aurait pas respecté sa signature de Genève.
Nous avons répondu que notre Eglise avait déjà trois évêques en Europe Occidentale et qu’elle n’a fait qu’officialiser la structure de son territoire, de manière que le troupeau sache exactement à quel pasteur il appartient.
En ce qui concerne notre représentant à Genève, nous avons fait savoir aux personnes présentes que cette signature n’a pas entièrement été reçue, ce qui est pourtant une condition de base pour la pleine validité, s’agissant de signatures de représentants d’une Eglise locale. Nous avons de même fait savoir aux participants que le Saint Synode des hiérarques de l’Eglise Orthodoxe Serbe a décidé qu’aucun des évêques ne pourrait à l’avenir signer des actes importants sans l’accord de l’ensemble et sans l’autorisation du Saint Synode.
Il nous a été demandé de donner notre approbation à la décision des membres de la Commission préparatoire du statut de cette future Assemblée épiscopale de France -nous avons appris de source officieuse que notre participation se bornerait à donner au Statut sa touche finale, le projet complet existant déjà.
Nous avons répondu qu’une telle approbation ne pouvait pas dépendre uniquement de nous, puisqu’il s’agissait d’un acte qui aurait de profondes conséquences canoniques, et nous avons promis que nous nous adresserions à notre mère l’Eglise pour réfléchir, avant de donner quelque réponse que ce soit.
Parmi les prélats présents, se sont déclarés favorables au projet :
1. Le Métropolite Damaskinos
2. Le Métropolite Jérémie
3. L’Evêque Stéphanos, tous du Patriarcat de Constantinople.
Se sont abstenus :
1. L’Archevêque Serge qui, après l’accord de principe sur la formation de la commission, a proposé de désigner le Père Jean Gueit pour président.
2. L’Evêque Goury.
L’Evêque Paul avait déjà quitté l’assemblée.
Nous avons fait dépendre notre vote de la décision de notre Eglise». L’Evêque serbe d’Europe Occidentale ajoute quelques informations, signalant notamment que le Métropolite Damaskinos compte se rendre aux U.S.A. où va se tenir le même genre de réunion du Comité inter-épiscopal. Il s’en remet au Synode : «Ensemble avec mes fidèles dans l’éparchie qui m’a été confiée, je prie Sa Sainteté et Vous Très Saints Frères Archi-hiérarques de l’Eglise Orthodoxe Serbe, de nous donner votre avis et vos positions, et un conseil pour savoir comment il nous faudrait agir à l’avenir».

Conclusion

La conclusion qu’on tire à la lecture de ces documents, c’est que la solution proposée par Constantinople pour sortir de la situation actuelle de la Diaspora est inutile et anticanonique. Le canoniste serbe Miodrag Petrovitch a montré, dans l’article cité plus haut, qu’il n’y avait aucune nécessité de créer un corps planétaire d’«assemblées épiscopales» dont les représentants devraient rendre compte au Patriarche Oecuménique. Les «assemblées épiscopales» envisagées ne répondent à aucun modèle connu dans l’histoire de l’Eglise ni dans les canons. Leur seul effet serait de donner à Constantinople la suprématie dans la Diaspora et, par là, de fournir un précédent juridique pour appuyer sa prétention à devenir le centre de l’orthodoxie mondiale : si les évêques russes, serbes, roumains... de la Diaspora prennent l’habitude de considérer Constantinople comme leur tête suprême, il est clair qu’on en déduira vite que Constantinople est aussi la tête de leurs Eglises locales respectives. Du sein même des juridictions unies à Constantinople s'élèvent pourtant des voix qui rappellent, sur ce point, l'ecclésiologie traditionnelle et protestent contre le syncrétisme oecuméniste et contre le néo-papisme du Patriarcat. Les abus de pouvoir du pape Nicolas Ier, fondateur du papisme, avaient suscité les mêmes réclamations dans l'Occident du IXème siècle. Souhaitons qu'instruits par l'Histoire, les orthodoxes d'aujourd'hui prêtent l'oreille.

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