mardi 8 février 2011

La Lumière du Thabor n°43-44. Saint Cyrille d'Alexandrie.

SAINT CYRILLE D’ALEXANDRIE



LA PRIERE SACERDOTALE




Voici un extrait du Commentaire de saint Cyrille d’Alexandrie sur l’Evangile de Jean. Le saint docteur y explique le chapitre 17 du quatrième Evangile, qui contient la Prière Sacerdotale ou Surnaturelle. Notre frère Joseph le Calvez a traduit ce texte d’après l’édition donnée par Pusey (Cyrilli archiepiscopi Alexandrini in S. Iannis evangelium, 3 vol. Oxford, 1872, Bruxelles, 1965), qui corrige et complète celle de Migne (Patrologie Grecque, t. 73 et 74). Nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs ce morceau inédit en français. Avec plus d’acuité peut-être qu’aucun des Pères, saint Cyrille éclaire particulièrement la synergie des deux natures de l’unique Hypostase de Notre Seigneur Jésus Christ et l’unité de l’Eglise, Corps du Christ, qui en découle. Le Dieu-Homme est comme le modèle de la communion entre Dieu et l’homme : c’est par Lui et en Lui que les énergies divines sont communiquées à la nature humaine, et également à chacun d’entre nous. Et ainsi s’édifient l’Eglise et notre salut, deux réalités indissolubles.
Pour un éventuel complément bibliographique, voir la Clavis Patrum Graecorum, t. 3, de M. Geerard, Brepols-Turnhout, 1979, n 5200-5438, et l’article «Cyrille d’Alexandrie», de M. Simonetti paru dans le Dictionnaire Encyclopédique du Christianisme Ancien, t. 1, Paris, Cerf, 1990, qui renvoie aux études antérieures.
Nous publions dans ce numéro les chapitres 3 à 8, et une partie du chapitre 9 du livre 11 du Commentaire sur saint Jean de saint Cyrille, correspondant aux versets 1-13 du chapitre 17 de l’Evangile de Jean. La suite, jusqu’à la fin de ce même chapitre, paraîtra, Dieu voulant, dans le prochain numéro.



Que personne ne considère que le Fils
a quelque besoin de la gloire convenant à Dieu,
bien qu'on le voit disant : Père glorifie ton Fils.


1. Jésus parla ainsi et levant les yeux au Ciel, il dit : Père l'heure est venue, glorifie ton Fils afin que ton Fils te glorifie (17, 1).

Le Seigneur, qui a pourvu ses disciples des provisions de route nécessaires au salut ; qui les a initiés, avivant leur intelligence par ses paroles et ses raisonnements ; qui les a rendus aussi forts que possible contre les tentations ; et qui vient, enfin, d’enraciner dans chacun d’eux une ardeur juvénile, change immédiatement pour notre profit la forme de son discours et le mue en prière : il ne laisse aucun intervalle entre les mots qu'il vient de leur adresser et sa prière à Dieu Le Père. Par cette conduite, Il nous enseigne un modèle de vie admirable. Qui aspire, en effet, à servir Dieu doit, selon moi, se tenir certain qu’il lui faut, en toute occasion, soit entretenir de bon coeur ses frères sur quelques sujets profitables ou nécessaires à leur salut, soit, s'il n'est pas ainsi engagé, se presser d'utiliser sa langue en suppliques vers Dieu, de manière à ne jamais laisser échapper de vaines paroles. De la sorte, l'usage de la langue sera ordonné d'une façon convenable et satisfaisante. Car n'est-il pas tout-à-fait évident que les conversations hasardeuses font très aisément tomber dans des paroles blâmables ? Un sage a dit : «Qui parle beaucoup ne manque pas de pécher, mais qui retient ses lèvres est un homme prudent» (Prov. 10, 19).
Autre point admirable, dont l'utilité n'est pas moindre pour nous. Il commence par prier pour sa propre gloire et celle du Père, puis il introduit sans tarder, en la liant à la première demande, sa prière pour nous. Pour quelle raison ? C'est qu'il persuade l’homme de sens et l’ami de Dieu et le dispose à devenir un véritable ouvrier de la prière. Car tout de même que, dans nos bonnes actions, comme dans tous nos gestes, nous devons diriger notre zèle non point vers notre propre gloire, mais vers celle du Père de l'Univers, je veux dire de Dieu : «Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres, et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux» (Mat. 5, 16) ; de même, quand arrive le temps de la prière, il nous sied bien de demander d’abord ce qui contribue à la gloire de Dieu, avant de présenter nos requêtes, comme le Christ Lui-même nous l’enseigne assurément : «Quant à vous, priez ainsi : Notre Père qui est aux Cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain substantiel». (Mat. 6, 9-11). Sa façon d’agir nous donne le modèle de la prière. Il fallait, en effet, de toute nécessité, que notre conducteur et guide en tout ce qui est bon, et notamment en tous les actes qui ramènent à Dieu, ne fût ni un envoyé, ni un ange, mais bien le Christ en personne (Isaïe 63, 9). Car, selon la parole du prophète, nous sommes appelés, et nous sommes vraiment, des enseignés de Dieu (Isaïe, 54, 13).
Ce qu'il dit à son Père, nous devons le considérer avec le plus grand soin. Il convient, en effet, je crois, d’examiner ses paroles avec une attention sérieuse et de rechercher avec grande exactitude la véritable intention de son enseignement.
«Père, dit-il alors, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie». Au premier abord, cette expression pourrait prêter à croire que Celui qui parle ainsi manque de gloire ; mais la considération de la majesté du Fils Unique devrait, je pense, prévenir sans peine une conclusion aussi affligeante. Car ce serait grande folie de penser que le Fils manque un tant soit peu de gloire ou se trouve privé de l'honneur qui lui est dû : n’est-il pas le Seigneur de gloire, selon les Ecritures inspirées de Dieu ? (I Cor. 2, 8 ; Jac. 2, 1). En un autre passage, du reste, nous le voyons dire à son Père : «Père, glorifie-moi de la gloire que j'avais près de toi avant que le monde fût» (Jn 17, 5). Qui donc peut encore douter ? Qui sera si dément et si ennemi de toute vérité, qu’il ne reconnaisse ni ne confesse que le Fils Unique ne saurait être privé de la gloire divine, pour autant que sa propre nature est concernée ?
Cependant, «étant en forme de Dieu» et en parfaite égalité avec le Père, «il n’a pas considéré comme une usurpation d’être l’égal de Dieu» (Phil. 2, 6), mais s'est abaissé jusqu'à notre humilité et s’est anéanti lui-même, pour porter ce pauvre corps inglorieux et vêtir la ressemblance de la petitesse humaine, pour l’amour de nous : c’est pourquoi, lorsque fut venu le moment où il devait, après avoir accompli tout le mystère de notre Rédemption, revêtir de nouveau son ancienne gloire substantielle, ayant sauvé tout l'Univers et assuré la vie et la connaissance de Dieu pour ceux qui l’habitent, lors, dis-je, que cet instant vient, il montre que ce retour encore fait l’objet de désir et de vouloir communs à Lui et à Son Père, car, s’adressant à ce dernier, Il déclare qu’il doit nécessairement retrouver la majesté qui sied à sa nature.
Et comment s'élève-t-il ? Sinon en se révélant, jusque dans la chair, capable d’accomplir et d’achever les actes de la divinité, sans être en aucun cas soumis au pouvoir d’un autre, mais en tant qu’Il est la Sagesse et la Force de Dieu le Père. Car nous devons penser que c’est bien ainsi qu’il accomplit les oeuvres de la divinité avec autorité. Car tout vient du Père, mais non sans le Fils. Comment Dieu le Père pourrait-il s'acquitter de son oeuvre propre si Sa Sagesse et Sa Force, je veux dire le Fils, n'était avec Lui et n’accomplissait avec Lui toute oeuvre où se voit son mouvement créateur ? En conséquence le sage évangéliste qui composa ce livre dit au commencement de son ouvrage : «Toutes choses ont été faites par Lui et sans Lui rien n'a été fait» (Jn 1, 3). La doctrine de la consubstantialité nous persuade donc de penser que tout provient du Père, par le Fils, dans l'Esprit.
Après avoir tué la mort et la corruption et détruit la tyrannie du diable, il devait éclairer le monde entier de la lumière de l'Esprit et se montrer de cette façon Dieu par nature, réellement et en vérité. Il dit donc nécessairement : «Père glorifie ton Fils afin que ton Fils aussi te glorifie». Et personne de sensé ne dirait que le Fils demande la gloire au Père, comme un homme à un homme, tout en lui promettant de lui rendre la pareille ; car ce serait très déplacé et même complètement insensé d'avoir une telle opinion de Dieu. En vérité, le Sauveur proclama cela pour montrer combien sa propre gloire est liée à celle du Père, afin de faire connaître leur consubstantialité. De même, en effet, qu’il serait déshonorant pour Dieu le Père que le Fils né et jailli de Lui, ne fût pas tel que doit l’être ce Dieu issu de Dieu par nature, de même, selon moi, investir son Fils de tous les attributs que l’on peut dire et penser de Lui-même, Lui confère honneur et gloire.
Le Père est donc glorifié dans la gloire de Son rejeton, comme je viens de le dire : s’il donne gloire au Fils Unique en manifestant par les oeuvres l’identité et la sublimité du Père dont ce Fils est issu, Il en reçoit tout autant en révélant de même l’identité et la sublimité de Celui dont il est Père en vérité. L'honneur et la gloire qui leur appartiennent en essence et par nature passeront du Père sur le Fils et vice-versa, du Fils au Père.
On pourrait aussi suggérer que, par suite de son abaissement et de sa venue parmi les hommes, notre Seigneur use, ici encore, pour parler de Lui, d’un langage plus pauvre qu’il ne faudrait -ce qui, à vrai dire, Lui est aussi coutumier. On parviendrait ainsi à un sens acceptable ; mais sans atteindre, néanmoins, à la vérité dans sa précision. Car si le Seigneur n’avait demandé que la gloire qui vient du Père, on serait tout-à-fait fondé à justifier cette requête par l’infériorité de la nature humaine ; mais du moment qu'Il promet de glorifier le Père en retour, ne s'ensuit-il pas forcément qu’on doive préférer le point de vue que nous avons présenté ?









L’affirmation du Fils qu’Il tient sa gloire de Dieu le Père,
loin d’amoindrir le Fils, s’explique selon la piété

2. Comme tu lui a donné autorité sur toute chair, afin qu'il accorde la vie éternelle à tout ce que tu lui as donné.

Par ces mots, le Christ nous explique de nouveau le genre de gloire par lequel Dieu le Père exaltera et glorifiera splendidement son Fils, et par lequel Il sera glorifié Lui-même en retour par Celui qu’Il a engendré. Il étend l'exposé et en éclaircit le sujet pour notre édification et notre profit. Dieu le Père, qui connaît toute chose, avait-il besoin d'apprendre le mode de la prière et de la demande ? Il appelle donc pour nous la bienveillance du Père. Puisqu'il est le Souverain Sacrificateur1 pour nos âmes, dans la mesure où il est apparu comme homme, quoique étant Dieu par nature avec le Père, c’est en toute justice qu’il intercède en notre faveur : il nous engage à croire qu'il est dès à présent la «victime d'expiation pour nos péchés et un juste défenseur», comme le dit Jean (1 Jn 2, 1-2). Paul aussi, nous souhaitant d'être ainsi disposés, nous exhorte : «Car nous n'avons pas un Souverain Sacrificateur qui ne puisse compatir à nos infirmités, au contraire il a été tenté comme nous en toute chose, sans commettre de péché» (He. 4, 15). Etant donc Souverain Sacrificateur dans Son Incarnation, Il s’est également offert Lui-même, dans Son humanité, comme victime irréprochable, à Dieu le Père, en rançon pour la vie de tous les hommes, telles les prémices de l’humanité «afin d’être en tout le premier» comme le dit Paul (Col. 1, 18). Il élève de nouveau en offrande la race humaine tombée à terre, après l’avoir purifiée dans Son propre Sang et remodelée par le Saint Esprit pour la Vie nouvelle. Puisque, comme nous l'avons plusieurs fois répété, tout est produit du Père, par le Fils, dans l'Esprit, c’est comme médiateur et Souverain Sacrificateur qu’Il formule pour nous cette demande de biens, bien qu’il soit uni à son géniteur dans le don et la dispensation des charismes spirituels et divins. Car le Christ distribue l’Esprit à qui Il veut, selon Sa propre volonté et selon Son propre pouvoir.
Voilà donc pour l’intention générale ; mais que signifie précisément la façon dont cette demande est formulée ? Voilà ce qu’il reste à examiner.
Père, dit-il alors, glorifie ton Fils afin que ton Fils te glorifie (Jn 17, 1). Mais comment, poursuit-il, ou de quelle manière, ce que je viens de dire s’accomplira-t-il ? Tu m'as donné autorité sur toute chair : je veux que, de même, tout ce que tu m'as donné ait la vie éternelle. Car le Père glorifia son Fils, en soumettant à son autorité tout ce qui est sous le soleil, et en retour il fut aussi Lui-même glorifié par le Fils. En effet, le Fils fut glorifié du Père en ceci que tous crurent en Lui comme le fruit et le rejeton du Tout-Puissant qui, sans effort, avait tout placé sous le joug de son pouvoir royal. Le Père fut glorifié en retour par son propre Fils. Car, puisque le Fils était conçu capable de tout accomplir à volonté, la splendeur de cette gloire a passé sur Celui qui l'a engendré. Comme donc, dit-il, tu L'as glorifié et tu as été glorifié, en Lui donnant pouvoir et souveraineté universels, selon le mode qu’on a dit ; ainsi je veux qu'aucun de ceux que tu m'as donnés ne soit perdu. Car cette gloire aussi passera du Père au Fils et rejaillira du Fils sur le Père. Oui, il convenait absolument que tous ceux qui étaient venus au pouvoir et aux mains du Verbe-Dieu Tout-Puissant et qui avaient été sauvés une fois pour toutes, demeurassent dans le bien à jamais, affranchis de la tyrannie de la mort et de l’empire du péché et de la corruption, et pour tout dire, incapables de retomber jamais dans leurs maux d’autrefois.
A présent, puisque les paroles Tu Lui as donné autorité sur toute chair peuvent rendre perplexes les plus simples, émettons, pour leur utilité, quelques réflexions sur ce point. C’est cette nécessité qui nous pousse, quoique tout langage soit très défectueux pour une telle explication. Car le Seigneur la donne lui-même beaucoup plus clairement par la forme qu'il a assumée, je veux dire son abaissement et la mesure de son humanité. Ecoute l'argument : si vraiment nous rougissions d’entendre dire qu'il devint esclave pour nous, quoique Seigneur de tout avec le Père, et qu'il fut consacré «Roi sur sa Sainte Montagne de Sion» (Ps. 2, 6), encore qu'il eût le pouvoir de régner sur tout l'univers, de droit, en vertu de sa nature propre sans l'avoir emprunté des autres, alors nous devrions aussi rougir quand il dit qu'il reçoit quelque chose comme homme. Mais si nous nous émerveillons de sa sujétion volontaire sans perdre de vue la dignité qui lui revient par naissance, pourquoi ne pas être saisis du même émerveillement devant ces paroles ? Car, possédant tout comme Dieu, il dit qu'il reçoit comme homme : l’homme n’a point la royauté par essence, il la reçoit en don. «Qu'as-tu que tu n'aies reçu ?» (1 Cor. 4, 7) : telle est la loi qui mesure les créatures. Le Christ est aussi une créature, dans la mesure de son hominisation, bien qu’incréé par nature, puisque né de Dieu. Car tous les biens sont conçus comme étant par nature et proprement en Dieu, où ils sont véritablement, tandis qu’en nous ils ne se trouvent que par attribution, et par les largesses de la grâce divine. Quand donc, en tant qu'homme, établi pour régner sur nous, il dit que le Père lui a donné autorité sur toute chair, nous ne devons pas en être scandalisés, mais il nous faut avoir à l'esprit l'économie de la Rédemption.
Que si tu préfères entendre cette même parole dans un sens plus convenable à sa divinité, songe à ce que le Seigneur dit aux Juifs : «En vérité, en vérité, je vous le dis, personne ne peut venir à moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire» (Jn 6, 44). Car ceux à qui le Père veut donner la vie, Il les envoie à son Fils comme à Sa propre Force vivifiante et, par Lui, leur donne puissance et sagesse. Oui, s'il veut porter quelqu'un à se soumettre à son propre pouvoir, il ne l'appelle point autrement que par Sa Force vivante, qui peut tout faire et par laquelle il gouverne tout, je veux dire par son propre Fils. Car les hommes, qui n'ont par eux-mêmes aucun pouvoir pour accomplir rien qui les dépasse, empruntent à Dieu celui de dominer les autres : car «les rois règnent par lui, selon l'Ecriture, et par lui les souverains dominent la terre» (Prov. 8, 15-16). Au contraire, voulant sauver la race humaine qui avait fui l’amour de Lui2 et secoué le joug de Sa royauté, le Dieu de l’univers, qui ne tient son pouvoir que de Soi, soumet toutes choses à Lui-même, donnant pour ainsi dire autorité sur l’univers à Sa propre Force et conduisant par elle tous ceux qui consentent à La recevoir. Car Dieu le Père les amène à son Fils comme à Sa propre Puissance. C’est par le Fils, en effet, et par nul autre moyen, que tout ce qui existe devait se soumettre au Père dans l’obéissance : comme Il donne à toute chose sagesse et vie par le Fils, de même il gouverne tout l'univers par Lui.
Nous devons cependant observer que ce n'était plus à Israël seul que la faveur de la bienveillance divine était réservée mais qu'elle s’étendait à toute chair. Car qui se soumet entièrement et spontanément à l'autorité du Sauveur participera nécessairement à la vie et à la grâce qui viennent de Lui.





Il n'est pas incompatible pour le Fils d'être vrai Dieu
et de nommer Dieu le Père seul vrai Dieu

3. Or, la vie éternelle c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé Jésus-Christ.

Il définit la foi comme la mère de la vie éternelle et affirme que la puissance de la vraie connaissance de Dieu sera telle qu'elle nous assurera un état perpétuel d’incorruptibilité, de béatitude et de sanctification. Ce que nous appelons la vraie connaissance de Dieu est celle à qui on ne peut reprocher de se détourner vers quelque chose d'autre ou de courir après ce qui est indécent. Car d’aucuns «ont adoré la créature au lieu du créateur» (Rom. 1, 25) et osé dire à un morceau de bois : «Tu es mon Père», et à la pierre : «Tu m'as donné la vie» (Jér. 2, 27). Tombés dans une ignorance insondable, ces misérables en sont venus au point de donner le grand nom de Dieu dans toute sa plénitude à des morceaux de matière privés de sensibilité. Ils les investissent même de la gloire ineffable de la substance qui est au-dessus de tout.
Le Christ appelle donc Dieu le Père le seul vrai Dieu, en opposition à de faux dieux, dans l'intention de distinguer le vrai Dieu de ceux qui sont ainsi faussement nommés. Voici, en effet, le but général de ses paroles.
Très utilement, après avoir dit le Père «seul et unique», il fait mention de sa propre gloire dans ces paroles : «Et celui que tu as envoyé Jésus-Christ». Car nul ne saurait parvenir à la connaissance parfaite du Père sans y faire concourir, de manière étroite et unie, la connaissance de Celui qu’Il a engendré, c’est-à-dire du Fils. Car si quelqu'un sait qui est le Père il sait aussi, nécessairement, qui est le Fils. Quand donc il dit que Dieu le Père est le seul vrai Dieu, il ne s'exclut pas lui-même. Car étant en lui et de lui par nature, il est aussi lui-même le vrai Dieu, Unique dans l'Unique : car, hors de lui, il n'y a point d'autre Dieu qui soit aussi le Dieu vrai et unique. «Car les dieux des nations sont des démons» (Ps. 95, 5). En effet, la création est asservie et je ne sais comment il se fait que certains l’adorent, sombrant dans une folie tout-à-fait vile et sensuelle. Contre les nombreux dieux de ce monde que l’imposture a établis, et qui usurpent ce titre illégitimement, se dresse le seul vrai Dieu, le Fils qui est en Lui et issu de Lui par nature, à la fois distinct de Lui et conjoint à Lui selon leur unité naturelle. Distinct, parce que pensé selon son mode d’existence propre : le Fils est Fils et non Père. Conjoint par nature, parce que l’engendrant est nécessairement et intrinsèquement lié, dans son mode même d’existence, à Celui qui jaillit de lui par nature. Oui, le Père et le Fils sont simultanés, s'il est vrai que le Père est Père, et nommé tel, du fait qu’on le conçoit comme ayant engendré.
«Or la vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé Jésus Christ». «Eh ! quoi, dira sans doute un auditeur, d’entre ceux que ne lasse jamais l’écoute de la Sainte Ecriture et qui poursuivent sérieusement l'étude des doctrines divines, disons-nous que la connaissance est la vie éternelle, que connaître Celui qui est réellement et par nature le vrai Dieu suffira à nous donner l’espérance parfaite et inébranlable, et qu'il ne nous manquera rien d'autre ? Dès lors, pourquoi la foi sans les oeuvres est-elle morte (Jac 2, 26) ? Or lorsque nous parlons de foi, nous voulons dire la vraie connaissance de Dieu et rien d'autre, car la connaissance vient par la foi : le prophète Isaïe nous en donne le témoignage, lui qui dit à quelqu'un : «Si vous ne croyez pas vous ne comprendrez pas» (Isaïe, 7, 9).
Que, par ailleurs, la pure connaissance spéculative soit absolument sans profit, les écrits des saints nous l’enseignent, comme ceci, je crois, le fera comprendre : l'un des saints disciples dit, en effet : «Tu crois que Dieu est unique, tu fais bien, les démons le croient aussi et ils tremblent» (Jac. 2, 19).
Que répondrons-nous à cette difficulté ? Comment le Christ sera-t-il véridique, quand il dit que la vie éternelle consiste à connaître Dieu le Père, seul vrai Dieu, et avec Lui Son Fils ?
Je pense fermement que nous devons répondre que la parole du Sauveur est entièrement vraie. Car la connaissance est vie, en tant qu’elle enfante toute la force du mystère, et nous donne de participer à la Bénédiction3 mystique par laquelle nous sommes unis au Verbe vivant et vivifiant. Et c’est pour cette raison, je pense, que Paul déclare que les gentils «sont concorporels et co-héritiers du Christ» (Eph. 3, 6), étant donné qu'ils partagent Son saint Corps et Son saint Sang. Nos membres peuvent en ce sens être compris comme «membres du Christ» (1 Cor. 6, 15). Donc cette connaissance est vie, elle qui nous apporte, en outre, la Bénédiction par l'Esprit. Car il habite en nos coeurs, régénérant ceux qui le reçoivent pour les adopter comme fils et les recréant pour l’incorruptibilité et la vraie piété par la vie évangélique. Notre Seigneur Jésus Christ, sachant que la connaissance du seul vrai Dieu, s'entremettant en quelque sorte, nous apporte les biens dont nous avons parlé, dit qu’elle est la vie éternelle. Oui, elle est la mère et la nourrice de la vie éternelle, car, de son propre pouvoir et nature, elle enfante ce qui produit la vie et mène à elle.
Je pense que nous devons attentivement observer de quelle manière le Christ dit que la connaissance du seul Dieu qui soit vraiment s’accomplit en nous dans toute sa perfection. Car de même qu’on ne saurait contempler Dieu sans voir le Fils, il est manifestement aussi impossible d’accéder à cette contemplation sans l'Esprit Saint. C’est ainsi que les Ecritures enseignent à croire et à concevoir la monade dans la Trinité. Les Juifs en vérité, suivant les principes de Moïse, rejetèrent les nombreux faux dieux et, sous sa conduite, s'engagèrent au culte du seul vrai Dieu. «Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, dit la loi, et tu le serviras lui seul» (Matt. 4, 10 et Deut. 6, 13). Or ceux qui sont restés fidèles au seul vrai Dieu et à son culte, en tant qu’ils ne connaissent pas encore parfaitement l’objet de leur vénération, s’entendent à nouveau convier à sa connaissance par les paroles de Notre Sauveur : ils sont appelés à apprendre que le Créateur de tout l’univers est non seulement un, le seul vrai Dieu, mais encore qu’Il est Père et qu’Il a engendré un Fils ; ou, pour mieux dire, ils sont appelés dès lors à Le contempler exactement dans son image parfaite, c’est-à-dire en son Fils. Car il est possible, et même très facile, d’aller de l’empreinte à la vue claire et immédiate des modèles.
Telle est donc la connaissance que Notre Seigneur Jésus Christ déclare absolument indispensable aux hommes appelés, par la foi, à l’adoption filiale et à la vie éternelle : ils doivent apprendre, non seulement que Dieu est unique et véridique, mais aussi qu'il est Père, et Père de Celui qui devint chair pour nous et fut envoyé afin de restaurer la nature verbifiée4 devenue périssable, je veux dire l'humanité.











Le Fils n'était pas dépouillé de la gloire qui sied à Dieu
quoique on le voie dire au Père :
Et maintenant glorifie-moi de la gloire que j'avais...

4-5. Moi je t'ai glorifié sur la terre, j'ai achevé l'oeuvre que tu m'as donnée à faire. Et maintenant glorifie-moi, toi Père, auprès de toi-même, de la gloire que j'avais près de toi avant que le monde fût.

La parole de notre Sauveur entrelace de nouveau l'élément humain avec la majesté divine, et se révèle ainsi composite. Il considère en même temps les deux aspects, sans élever trop haut la personne de celui qui parle dans la puissance parfaite et la gloire de sa divinité, ni l'abandonner tout-à-fait à la bassesse de son humanité, mais en mêlant les deux en un tout, qui participe de l'un et de l'autre. Car notre Seigneur Jésus Christ pensait qu'il devait enseigner à ses fidèles non pas simplement qu'il est Dieu, le Fils Unique, mais qu'il était devenu homme pour nous, afin de nous regagner tous à Dieu le Père et de nous régénérer pour une nouveauté de vie, en rachetant l'humanité par son propre sang et en offrant sa vie pour le salut de tous, Lui, l'unique et plus précieux que tous. Il dit donc qu'il glorifie le Père sur la terre, car il a achevé l'oeuvre qu'Il lui a donnée à accomplir.
Or, donc, poursuivant notre étude de ce passage selon les deux voies indiquées, montrons qu'ici encore, le Seigneur se réfère à la fois à sa nature divine et à sa nature humaine. Si donc il dit ces choses comme homme, vous pouvez le prendre de la manière que voici.
Christ est pour nous figure, origine et modèle de la vie divine et nous montre avec clarté comment et de quelle manière nous devons mener notre vie. C'est sur ce principe, en effet, que les auteurs des écrits divins ont donné le plus subtil commentaire de ce passage. En parlant ainsi, le Seigneur nous enseigne encore que chacun de nous, s'il s'acquitte de la tâche à lui confiée et accomplit les commandements de Dieu, Le glorifiera certainement par ses oeuvres, non qu'il ajoute à Dieu quelque gloire, comme s'Il en manquait -car la nature ineffable et divine est pleine de gloire- mais parce qu'il suscite, chez les spectateurs et les bénéficiaires de ses bienfaits, la louange de Dieu. Le Sauveur dit en ce sens : «Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les Cieux» (Mat. 5, 16). Quand nous pratiquons virilement la vertu, en effet, et que nous décidons de faire le bien pour l'amour de Dieu, nous ne cherchons pas à détourner à notre profit la gloire de cette conduite, mais nous portons hommage à Dieu dans nos actions, pour l'honneur et la gloire de celui qui est maître de tout. Car de même qu’une vie dissolue et déplaisante à Dieu nous expose, en toute justice, à comparaître au tribunal et rend notre âme passible de châtiment, puisque nous outrageons sa gloire indescriptible, selon la voix du prophète : «A cause de vous, mon nom est continuellement blasphémé parmi les nations» (Is. 52, 5), ainsi j’estime que, pour la même raison, lorsque nous pratiquons la vertu à un degré suréminent, nous lui ménageons une louange. Lors donc que nous avons accompli l'oeuvre que Dieu nous a donnée à réaliser, alors nous pouvons jouir en toute justice de la liberté de parole qui sied aux amis et demander à Dieu, que nous avons glorifié, qu’Il nous rende, pour ainsi dire, la même gloire : «Car aussi vrai que je vis5, dit le Seigneur, je glorifierai ceux qui me glorifient et ceux qui me méprisent seront méprisés» (1 Sam. 2, 30).
Pour nous montrer que nous pouvons convenablement demander la gloire au Dieu unique, je veux dire la gloire du siècle à venir, quand nous avons fait preuve envers lui d'une obéissance parfaite et irréprochable et que nous nous sommes montrés gardiens très vigilants de ses commandements, le Christ dit qu'il glorifie le Père, parce qu’il a accompli sur la terre l'oeuvre qu'il lui avait confiée. Il demande cependant en retour pour lui-même non pas une gloire étrangère et empruntée, comme nous le faisons, mais davantage : la gloire et l’honneur qui lui sont propres. En effet, la nécessité d’une telle demande s’imposait pour nous, mais non pour lui.
Voyez comment, en Lui et par Lui, il instaure dans notre nature, sous deux aspects, une assurance renouvelée. Car, en Lui et par Lui le premier, nous avons été enrichis à la fois de l'aptitude d'accomplir la tâche que Dieu nous confie pour notre salut et du devoir de demander hardiment l'honneur dû à ceux qui lui plaisent. Jadis, le règne des péchés qui nous dominait et la chute perpétrée en Adam nous tenaient non seulement incapables de toute action vertueuse, mais encore bien éloignés du libre entretien avec Dieu. C’est bien pourquoi Dieu, dans sa tendresse infinie, nous y rappelait par la voix consolatrice du prophète qui dit : «Ne crains pas, quoique tu aies été confondue, ne rougis pas de ton déshonneur d’autrefois» (Is. 54, 4). En tout bien notre Seigneur Jésus Christ est le commencement, la porte et la voie. Ici aussi.
Mais si le Sauveur cherche sa propre gloire, qu'il avait avant que le monde commençât, et qu'adaptant la signification du passage à notre cas, nous soutenons que nous-mêmes devons aussi faire avec beaucoup de zèle, la volonté de Dieu et ainsi demander hardiment la gloire céleste, que personne ne pense que nous disons ceci : qu'il convient à l’homme de demander, à l’imitation du Christ, une gloire primordiale et antérieure au monde, comme si une telle gloire lui était due aussi à lui-même ; mais qu'on se souvienne plutôt que l’ordre parfait demande que chacun parle selon son rang. Car si l’on ne conçoit en Christ que l’humain, semblable à nous, qu’on ne lui fasse dire alors que ce qui convient aux fils de la terre et ne dépasse pas les limites de la nature humaine ! Mais si le Verbe, étant Dieu, devint chair, la parole qu’il prononce comme Dieu ne sera appropriée qu’à lui seul, et non à ceux qui ne sont pas comme lui.
Considérant donc le passage selon l’humanité, nous le prendrons dans le sens qu’on vient de dire ; mais si nous réfléchissons à la dignité divine du Christ, nous y verrons une portée qui transcende la nature humaine.
Nous disons alors qu'Il glorifie Dieu son Père quand Il a accompli l'oeuvre qu'il avait reçue de lui, sans agir comme serviteur ni comme subalterne ; et cette conclusion s’impose en quelque sorte nécessairement, car le Seigneur de tout ne saurait se manifester comme tel dans la bassesse de notre nature ni dans la condition servile de la créature. C’est le propre des hommes ou des anges que d’obéir comme des serviteurs et de remplir en esclaves les volontés de Dieu. Lui, au contraire, nous affirmons que c’est comme Force et Sagesse de Son Père qu’Il a parfaitement accompli, comme si elle lui avait été confiée, l’oeuvre de notre recréation, ainsi que nous l’a révélé clairement le divin mélode qui, sous l’inspiration de l’Esprit, a expliqué la force du mystère en disant : «Dieu commande à Sa Force ; renforce, ô Dieu, ce que tu as fait pour nous» (Ps. 67, 29). Afin de faire distinctement entendre que le Fils est la Force du Père, tout en n’étant pas autre que le Père -j’entends selon l’identité de nature et d’essence- il commence par dire : «Commande à Ta Force» et introduit ainsi la dualité des Personnes, distinguant le donneur d’ordre de Celui qui le reçoit ; immédiatement après, il les associe dans l’unité de nature, en attribuant l’exécution de tout l’ouvrage à la nature ineffable et divine, par ces mots pleins de sagesse : «Renforce, ô Dieu, ce que tu as fait pour nous». Telle est donc la manière dont le Fils se voit remettre ou confier par son Père l’oeuvre de notre salut.
Comment, à présent, ou sous quel mode, Dieu commande-t-il à Sa propre Force ? - voilà qui reste à examiner et à expliquer, pour autant que l’homme peut interpréter ce qui dépasse l’intelligence.
Prenons donc pour exemple un de nos frères humains, que nous imaginerons savant dans l'art de fabriquer des bronzes. Puis supposons qu'il se dispose lui-même à faire un moulage ou peut-être à réparer une statue détériorée ou mutilée. Comment donc y travaillera-t-il ou comment la réparera-t-il comme il l'entend ? Evidemment en confiant ses projets à la force de ses mains et à sa sagesse d’artisan. Quoique l’on puisse ainsi isoler par la pensée sa sagesse et sa force et les considérer indépendamment de lui-même, cette distinction n’existe pas dans la réalité, puisque ces qualités sont incluses dans la définition même de son être. On appliquera donc à Dieu ce genre de considération, tout en se gardant d’accepter l'illustration comme exactement similaire. Car Dieu est totalement transcendant et il faut, sur ce point également, le penser tel.
On pourrait faire les mêmes remarques avec les exemples du Soleil ou du feu. Car le Soleil aussi commande, pour ainsi dire, à la lumière qu'il répand, d'illuminer le monde entier et assigne comme fonction à l'énergie de ses rayons, de jeter la puissance de leur chaleur sur tout ce qui la reçoit. De même encore, le feu commande et enjoint en quelque manière aux aspects propres de sa nature de remplir leurs fonctions. Or nous ne disons pas pour autant que le rayon ou la lumière occupent le rang de ministres et de serviteurs à l’égard du Soleil, ni le pouvoir de brûler à l’égard du feu. Chacun d’eux agit en vertu des propriétés de sa nature. Quoiqu’ils ne soient pas créateurs de leurs effets naturels, du moins ces derniers ne leur sont-ils pas extrinsèques. C’est une idée approchante que nous devons former de Dieu le Père et du Verbe né de Lui par nature, lorsque nous entendons dire que ce dernier se voit confier une oeuvre relative à nous.
Ainsi donc, Dieu le Père a été glorifié sur terre par Sa Sagesse et Force, c’est-à-dire par le Christ, qui a achevé l’oeuvre qu’il lui avait donnée. Ayant maintenant conduit son oeuvre au terme voulu, il demande l’honneur qui Lui appartient depuis toujours et désire, puisque le moment en est venu, recouvrer sa gloire originaire. Or quelle est cette oeuvre qu’il a accomplie et par laquelle il affirme avoir glorifié le Père ? Celle-ci : Dieu Véritable, il est devenu homme par la bienveillance et la faveur du Père, et dans son désir ardent de sauver tout l’univers et de ramener le genre humain ravalé à terre en le renouvelant pour la vie éternelle et pour la vraie connaissance de Dieu. Et cette oeuvre est arrivée à terme, par la force et par la puissance divines du Christ, qui a aboli le pouvoir de la mort, renversé la tyrannie du diable, détruit le péché et montré son amour incomparable pour nous en effaçant les accusations qui pesaient sur tous et en éclairant les égarés, désormais initiés au Dieu unique et véritable.
Le Christ, ayant accompli tous ces exploits par sa propre force, le Père en a été glorifié par tous, puisque tous les habitants du monde ont compris la sagesse, la force, la douceur et l’amour pour les hommes qui sont en Lui. Car le Père a rayonné et s’est manifesté dans Son Fils comme dans Son image et dans l’empreinte de Sa propre nature6 et, selon le mot de l’Ecriture, l’on a connu l’arbre à son fruit. Ayant donc achevé ses oeuvres et admirablement couronné l’économie de notre salut, Il retourne à l’honneur qui lui est propre et réassume sa gloire primitive. Cependant, étant encore revêtu de la forme humaine, il utilise le mode de la prière et demande la gloire comme s'il ne la possédait pas : car l'homme reçoit tout de Dieu. En effet, Dieu né de Dieu le Père, il n'avait jamais été sans la gloire divine, qu’il possédait même au suprême degré. Néanmoins, puisqu'au temps de son incarnation7 pour nous il a, en un certain sens, retenu et limité8 cette gloire en assumant ce corps sans gloire, il la redemande à juste titre, comme s’il ne l'avait pas vraiment : ici encore, il parle en homme. Le sage Paul avait en vue quelque idée similaire, lorsque, parlant du Christ, il nous fait cette recommandation : «Qu'il y ait donc en chacun de vous cette pensée qui a été dans le Christ Jésus : existant en forme de Dieu, il n'a pas regardé son égalité avec Dieu comme une usurpation, mais il s'est dépouillé lui-même, prenant une forme de serviteur et devenant semblable aux hommes ; et il a paru comme un vrai homme, il s'est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, même la mort de la croix. C'est pourquoi aussi Dieu l'a souverainement élevé et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et dans les lieux infernaux et que toute langue confesse que Jésus Christ est Seigneur pour la gloire de Dieu le Père» (Phil. 2, 5-11). En effet, bien que le Fils soit souverainement élevé, en tant qu'il provient du Père comme Dieu et Seigneur, l’Apôtre déclare néanmoins que le Père l’élève comme homme, car l’homme assurément, du fait de la bassesse de sa nature, a besoin d'élévation.
Le Christ demande donc à recouvrer, alors même qu’il est dans sa chair, la gloire qui lui est propre. Et s’il s’exprime ainsi, ce n'est certes pas qu’il pût jamais être privé de Sa gloire, même si sa présente demande ne devait pas aboutir. Dieu véritable, le Verbe n’a jamais dépouillé les attributs de Sa dignité. Mais il parle comme s’il rapportait le temple de son propre corps9 à la gloire qui lui appartient depuis toujours, ou, plutôt, comme s’il revenait Lui-même à cette gloire avec la chair qui est la sienne et à cause de laquelle sa gloire a passagèrement disparu. Afin, en effet, que nul ne pense qu’il réclame une gloire étrangère, inconnue, et dont il n’a pas une longue habitude, il déclare qu’il l’avait avant que le monde fût et quand il était auprès du Père. Car le Fils n'a jamais été exclu de la gloire du Père ; il règne toujours avec lui, et reçoit toujours avec lui le cantique et l’adoration que nous-mêmes et les saints anges lui rendons, comme Dieu issu de Dieu, Dieu en Dieu et Dieu avec Dieu. Tel est, je crois, l’enseignement que le divin évangéliste Jean donne aussi : «Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu» (Jn 1, 1-2).




Parler de don fait par le Père au Fils
ne prive pas ce dernier de la dignité divine :
quoi qu’on dise qu’il reçoive,
il apparaît comme consubstantiel et issu du Père


6-8. J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu m'as donnés du milieu du monde. Ils étaient à toi et tu me les as donnés et ils ont gardé ta parole. Maintenant ils ont connu que tout ce que tu m'as donné vient de toi. Car je leur ai donné les paroles que tu m'as données, et ils les ont reçues et ils ont vraiment connu que je suis sorti de toi et ils ont cru que tu m'as envoyé.

J'ai déjà montré, dans les passages que je viens d’examiner, non sans la minutie requise, me semble-t-il, que Christ fit sa prière au Père des Cieux à la fois comme homme et comme Dieu. Car il dirige son langage avec soin pour éviter un double écueil : le garder complètement dans les limites de l'humanité, ou l’attacher entièrement à la gloire divine. Or, le passage que nous abordons présente exactement le même caractère.
C’est comme Dieu par nature, en effet, et comme empreinte de la nature ineffable qu’il dit à son Père : J’ai manifesté ton nom aux hommes, le nom remplaçant ici la gloire. Il ne fait que suivre l’usage courant de notre langage. Le très sage Salomon n’écrit-il pas : «Bon nom vaut mieux que grandes richesses» (Prov. 22, 1), c'est-à-dire : l’estime et la bonne réputation sont préférables au faste et à l'éclat des richesses. Et Dieu lui-même, par la voix d'Isaïe, dit à ceux qui «se sont rendus eunuques pour le royaume des cieux» (Mat. 19, 12) : «Que l'eunuque ne dise pas : je suis un arbre sec ! Car ainsi parle le Seigneur aux eunuques : à ceux qui garderont mes commandements et feront ma volonté, je donnerai dans ma maison et dans mes murs une place ayant un nom qui vaudra mieux que des fils et des filles, je leur donnerai un nom éternel» (Is. 66, 3-5). A vrai dire, nul homme sensé ne pensera que le Dieu qui aime récompenser ne distribue, pour toute gratification, que de simples noms et titres, à ceux qui, dans leur amour du bien et de la vertu, ont vaincu tous les plaisirs de ce monde, mortifié «leurs membres terrestres» (Col. 3, 5) et n’ont rien prisé d’autre que ce qui s’accorde aux lois divines ! Oui, ici encore, il utilise le mot nom pour signifier la gloire ; car ceux qui régneront avec le Christ susciteront l’envie et l’admiration.
Le Sauveur déclare donc clairement qu'il a manifesté le nom de Dieu le Père, c'est-à-dire qu'il fait éclater Sa gloire aux yeux de toute la terre. Comment, de quelle manière ? En se donnant lui-même pour preuve, grâce à ses oeuvres qui dépassent la raison. Le Père est glorifié dans le Fils comme une image et une figure de sa propre forme, car dans les traits de l’empreinte, la beauté du modèle se voit toujours clairement. Le Fils Unique s'est donc manifesté, étant en son essence sagesse et vie, architecte et créateur de l'univers, supérieur à la mort et à la corruption, juste, innocent, compatissant, saint et bon. Tous ont ainsi connu que Celui qui l'engendra possède les mêmes caractères ; car il ne saurait différer par nature de celui qui vient de lui par nature. Il a donc resplendi dans la gloire du Fils comme dans l’image et la figure de sa propre forme. Car les Anciens avaient bien entendu parler ainsi de Lui : mais, à présent, Il s'est manifesté lui-même sous nos yeux ; or la vue est toujours plus convaincante que n'importe quelle parole.
Je crois donc que ce que nous avons exposé ici n'est pas hors de propos. Nous devons cependant nous avancer maintenant sur un autre chemin, celui de la contemplation.
Le Fils, en effet, a manifesté le nom du Père en nous amenant à concevoir et à considérer de façon distincte qu’il n’est pas seulement Dieu -car ce message, même avant la venue du Christ, existait dans l’Ecriture inspirée- mais que, en sus d’être Dieu véritable, il est aussi Père d’une manière authentique, ayant en Lui son Fils issu de Lui, qui l’accompagne et lui est co-éternel dans la même nature. Car Il a engendré, hors du temps, le créateur des siècles. Le nom de Père est même, en un sens, plus propre à Dieu que celui même de Dieu. Car ce dernier indique la dignité, tandis que le terme de Père signifie sa propriété essentielle. En disant Dieu, on désigne le Seigneur de toute chose ; mais en le nommant Père, on touche à la définition de sa propriété particulière, car on révèle ainsi qu’Il a engendré. Et le Fils lui-même donna à Dieu le nom de Père comme une appellation en un certain sens plus intime et plus authentique, disant dans une occasion : «Moi et le Père -et non pas moi et Dieu- nous sommes un» (Jn 10, 30) ; et dans une autre, en référence à lui-même : «Car Celui que le Père, que Dieu a marqué de son sceau» (Jn 6, 27). Que dis-je ? Mais quand il commanda à ses disciples de baptiser toutes les nations, il ne leur dit pas de le faire au nom de Dieu, mais «au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit» (Matt. 28, 19), par une loi formelle.
Certes, le divin Moïse, racontant la genèse de ce monde, n’en avait pas attribué la création à une seule personne ; en écrivant : «Et Dieu dit : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance», il suggère, par les expressions «faisons» et «à notre image», la Sainte Trinité (Gen. 1, 26). Car qui a tout créé et appelé à l’être ? Le Père, par le Fils, dans l’Esprit. Toutefois, le regard des Anciens ne pouvait guère embrasser de tels objets ; ou plutôt, il n’en était parlé qu’obscurément. Le Père, en effet, n’avait pas été appelé de son nom particulier ; mais la personne du Fils ne s’était pas non plus clairement fait connaître.
En revanche, Notre Seigneur Jésus Christ, sans aucun voile, et avec pleine liberté de parole, appela Dieu son Père. Oui, en se nommant lui-même Fils, et en prouvant qu’Il était vraiment le fruit authentique de la nature maîtresse de l'Univers10 il a manifesté le nom du Père, et nous a conduits à la connaissance parfaite.
Car la pleine connaissance de Dieu et du principe de tout, ne consiste pas à savoir simplement qu’Il est Dieu, mais encore qu’II est Père et de qui Il est Père, sans oublier l’Esprit Saint qui les accompagne. Car la simple connaissance que Dieu est Dieu ne nous convient pas mieux qu'à ceux qui étaient sous la loi : ce savoir ne dépasse pas les limites de la connaissance atteinte par les Juifs. Or la loi n’a rien conduit à la perfection, et de même qu’elle n’a apporté qu’une instruction pédagogique et qui ne saurait suffire pour soutenir une vie de foi et de vertu, ainsi la connaissance de Dieu qu’elle a inaugurée se trouva aussi imparfaite. Elle se contentait de retenir les hommes de l'amour des faux dieux et de les persuader d'adorer le seul vrai Dieu. Car il est écrit : «Tu n'auras pas d'autres dieux que moi» (Ex. 20, 3), «Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et à Lui seul tu rendras un culte» (Mat. 4, 10 ; Deut. 6, 13).
Or Notre Seigneur a ajouté de meilleurs commandements à ceux de Moïse et introduit une discipline plus claire que le commandement légal ; de même, il a également fait don d’une connaissance meilleure et plus claire que l’ancienne. Il nous a, en effet, fermement fait connaître que le Créateur et Seigneur de l’univers n’est pas simplement Dieu, mais qu’Il est aussi Père. Et il l’a prouvé par les faits. Car il s’est présenté comme son image, disant : «Qui m'a vu a vu le Père» (Jn 14, 9) ; «Moi et le Père nous sommes un» (Jn 10, 30).
Etant Dieu et issu de Dieu par nature, il est logique qu’Il parle de façon divine et relevée à son propre Père ; mais il ajoute aussitôt, d’un ton plus humain, ces mots : «Ceux que tu m'as donnés du milieu du monde, ils étaient à toi et tu me les as donnés». Nous devons penser que Notre Seigneur, en parlant ainsi, ne veut pas dire qu’il y ait rien qui appartienne ou soit soumis en propre et de façon séparée à la souveraineté de Dieu le Père, et qui échappe au Fils. Car le Fils est roi d’avant les siècles, selon la voix du psalmiste, et participe éternellement à la souveraineté du Père (Ps. 73, 12 et 54, 20). Jean lui-même nous apprend que tout lui appartient et se trouve sous sa domination, sans bien sûr que le Père soit exclu de cette royauté : «Il est venu chez les siens, écrit le très sage évangéliste, et les siens ne l'ont pas reçu» (Jn 1, 11). Il appelle «siens» ceux qui ne le connaissent pas encore et qui avaient rejeté le joug de son règne.
Or il tient à présent ce langage devant ses auditeurs, pour leur faire comprendre qu’il y avait des hommes de ce monde qui, bien loin d’accepter la notion du Dieu unique et véritable, rendaient un culte à la créature, aux démons et à leurs inventions diaboliques. Toutefois, bien qu'ils ne connussent pas le créateur de l’univers, égarés qu’ils étaient hors de la vérité, ils étaient de Dieu, puisqu'il est Seigneur de tous, comme créateur. Car tout appartient à Dieu et rien n'existe, parmi les choses venues à l’être, qui n’ait l’Unique pour maître, même s’il se trouve que la créature ignore cette dépendance. Car personne ne soutiendra que l'éloignement de tel ou tel puisse priver le créateur du monde de la souveraineté universelle ! Mais on doit, au contraire, admettre que toutes les choses restent sujettes et soumises à son autorité, parce qu'il les a créées et amenées à l'être.
Telle étant donc la vérité, ceux mêmes qui se trouvaient retenus par les pièges du diable et empêtrés dans les vanités du monde continuaient d’appartenir au Dieu selon la nature.
Et comment furent-ils donnés au Fils ?
Dieu le Père a voulu, dans sa bienveillance, que l’Emmanuel règnât sur eux ; non que son règne eût pris commencement à cet instant, car il était Seigneur et Roi de toute éternité, étant Dieu par nature : mais il devint homme et offrit sa vie pour le salut du monde, rachetant ainsi pour lui-même tous les hommes, qu’il ramena par lui-même à Dieu le Père.
Lui donc, roi dès l’origine avec son Père, fut consacré roi dans son humanité, et il possède ainsi, comme tout autre, la dignité royale comme un don, selon la condition de la nature humaine. Car la royauté n’est pas pour l’homme un privilège de sa nature, comme le fait d’être animal raisonnable, capable de pensée et de connaissance. Ces derniers traits sont inclus dans la définition de son essence, l’autre se révèle un attribut extrinsèque qui ne fait nullement partie des caractères naturels inséparables. Que le pouvoir royal soit donné ou retiré à un homme, cela ne l’affecte pas -j’entends, quant à son essence. La dignité de la royauté est un don extérieur conféré à l’homme par Dieu : «Par moi règnent les rois, dit l’Ecriture, et les souverains par moi gouvernent la terre» (Prov. 8, 15-16). Celui donc qui règne avec le Père sur toute chose, en tant qu'il était, est et sera Dieu par nature, reçoit l’empire sur le monde, selon la forme et la mesure qui conviennent à l’homme.

C’est pour cette raison qu’il continue : «Tout ce que tu m'as donné est à toi». Oui, Dieu est le magistral et authentique propriétaire de toutes choses ; nous ses créatures les tenons à titre de dons. Possession et domination universelles reviennent en vérité à la nature divine ; recevoir est notre lot propre.
Cependant, il témoigne, devant ceux qui croient en lui fermement, de la sincérité de leur service et de la ferveur de leur obéissance, quand il dit : «Car je leur ai donné les paroles que tu m'as données, et ils les ont reçues, et ils ont vraiment cru que je suis sorti de toi et ils ont cru que tu m'as envoyé». Ce sont ses propres paroles qu’il attribue ouvertement à Dieu le Père, à cause de leur identité d’essence, et aussi parce qu’il est Dieu le Verbe, révélateur des volontés du Père, -exactement comme le verbe qui sort de notre bouche et qui, proféré à l’extérieur, atteint l’ouïe de l’interlocuteur, pour lui découvrir le fond secret de notre coeur. C'est pourquoi un texte prophétique affirme à son sujet : «Il sera appelé ange du Grand Conseil» (Is. 9, 6). Le conseil, le dessein vraiment grand, surnaturel et merveilleux du Père, c’est le Verbe présent en Lui et issu de Lui qui le transmet, d’abord par les discours qu’il tint comme homme lors de sa venue parmi nous, puis par la connaissance spirituelle et l’initiation à la Lumière de l’Esprit, après son ascension dans les cieux. Il dévoile, en effet, ses mystères à ceux qui en sont dignes : témoin, Paul quand il dit : «Si vous cherchez une preuve que Christ habite en moi» (2 Cor. 13, 3).
Le Seigneur a donc témoigné en faveur de ceux qui L’aiment, qu’ils ont prêté attention aux paroles que le Père lui avait données, et qu’ils les ont gardées. En outre, ils ont pleinement cru qu’Il était l’envoyé du Père, issu de Lui ; alors que tel n’est pas le cas de ceux qui souffrent d’une méfiance hostile. En effet, ceux qui n’ont point prêté attention à ses paroles, ni gardé la liberté de la foi, n’ont été ni persuadés, ni disposés à croire qu’Il était issu du Père et envoyé par Lui. Ne voit-on pas les Juifs dirent tantôt : «Si cet homme venait de Dieu il n'aurait rompu le sabbat» (Jn 9, 16), tantôt : «Nous sommes disciples de Moïse, nous savons que Dieu a parlé à Moïse, mais celui-ci nous ne savons d'où il est» (Jn 9, 28-29). Voyez-vous comme ils refusaient sa mission, déclarant même sans vergogne qu’ils ne savaient pas d'où il était ?
Pour sa naissance ineffable d’avant les siècles, celle qu’Il tient de Dieu le Père, ils ne l’acceptaient pas davantage, dans la maladie et l’extrême indigence de leurs raisonnements, parce qu’ils achoppaient sur la seule pierre de l’Incarnation. Voici de quoi s’en convaincre aisément ; écoutons plutôt l'Evangéliste : «A cause de cela les Juifs cherchaient à le faire mourir, non seulement parce qu'il rompait le sabbat, mais aussi parce qu'il appelait Dieu son propre Père, se faisant lui même égal à Dieu» (Jn 5, 18). Il rapporte aussi ces mots que les Juifs impies lui adressèrent : «Nous ne te lapidons pas pour une bonne oeuvre, mais pour un blasphème et parce que toi, qui es un homme, tu te fais Dieu» (Jn 10, 33).
On comprendra donc très clairement que les vrais gardiens des paroles qu’il a dites ont cru et confessé qu'il a jailli du Père -tel est, selon moi, le sens de l’expression «je suis sorti» (εξηλθov)- et qu’il fut envoyé vers nous pour «annoncer le commandement du Seigneur» (Ps. 117) comme il est dit dans les psaumes. Quant à ceux qui ont traité de mépris cette Parole, ce Verbe si divin et venu du Père, ils ont, en même temps, rejeté la foi et refusé manifestement de le reconnaître pour Dieu, issu du Père, descendu jusqu’à nous pour notre salut, devenu semblable à nous, mais sans péché.
C’est donc en toute justice qu’il confie à Dieu le Père les bons, les légitimes, ceux qui lui ont prêté l’oreille de leur âme avec docilité, sans faire absolument aucune mention des autres. Il montre ainsi la vérité d’une parole qu’il avait dite, et qui commence ainsi à s’accomplir dès le temps présent. Voici laquelle : «C'est pourquoi quiconque confessera en moi11 devant les hommes, je confesserai aussi en lui devant mon Père qui est dans les Cieux. Mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les Cieux» (Mat. 10, 32-33). Dieu le Père lui-même avait depuis longtemps promis d’agir ainsi, s'écriant par la voix d'Isaïe : «Devenez mes témoins, dit le Seigneur Dieu, et je serai moi-même votre témoin, moi et le serviteur que j'ai choisi» (Is. 44, 10).
Notre Sauveur parle donc en même temps comme homme et comme Dieu. Car il était toujours à la fois Dieu et homme, et tenait un langage irréprochable à ce double égard, l’adaptant par économie aux nécessités du moment.







Rien n'est au Père
qui ne soit aussi au pouvoir du Fils :
leur règne universel est simultané.

9-11. C'est pour eux que je prie. Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m'as donnés, parce qu'ils sont à toi. Car tout ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à moi, et je suis glorifié en eux. Je ne suis plus dans le monde, mais eux sont dans le monde et je vais à toi.

Le médiateur et le ministre de la réconciliation entre Dieu et les hommes (1 Tim. 2, 5) intercède de nouveau comme homme, et le Souverain Sacrificateur vraiment suréminent et parfait en sainteté adoucit, par ses prières, la rigueur de son Père, en se sacrifiant lui-même pour nous. Car il est à la fois sacrificateur et sacrifié, intercesseur et victime toute innocente, agneau véritable «qui enlève le péché du monde» (Jn 1, 29). La médiation de l'antique Moïse fut la figure et l'ombre transparente de celle du Christ aux derniers temps ; et le Souverain Sacrificateur institué par la Loi symbolisa dans son type le Hiérurge supérieur à la Loi. Car la Loi renferme les ombres de la vérité. Le divin Moïse, en effet, et le remarquable Aaron ne cessaient d'intervenir entre Dieu et l'assemblée du peuple : tantôt ils apaisaient Sa colère que les fils d'Israël avaient suscitée, et sollicitaient la miséricorde d'en-haut pour leurs faiblesses ; tantôt ils priaient sur eux et les bénissaient, offrant les sacrifices fixés par la loi, ainsi que les offrandes, selon l'ordre prescrit, les uns pour les péchés, les autres en sacrifices d'actions de grâce pour les bienfaits qu'ils savaient avoir reçus de Dieu.
Or le Christ, Souverain Sacrificateur et médiateur survenu dans les derniers temps, au-dessus des figures et des types de la Loi, prie pour nous comme homme, mais s'associe, en tant que Dieu, à la générosité de Dieu le Père, distribuant ses biens à ceux qui en sont dignes. Paul nous l'a montré très clairement quand il dit : «Que la grâce et la paix vous soient données de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ !» (2 Cor. 1, 2). Celui donc qui demande ici comme homme, donne aussi comme Dieu. Car, étant un Souverain Sacrificateur pur, irréprochable et parfaitement bon, ce n'est point pour ses propres faiblesses, comme c'était le cas des sacrificateurs désignés par la Loi, mais pour le salut de nos âmes, qu'il s'est offert lui-même une fois pour toutes, à cause de notre péché, et qu'il est ainsi devenu notre avocat : «Il est lui-même victime propitiatoire pour nos péchés, selon la parole de Jean, et non seulement pour les nôtres mais aussi pour ceux du monde entier» (1 Jn 2, 2).

Mais peut-être quelqu'un se récriera ici et sera tenté de s’opposer à nos paroles : «N’y a-t-il pas contradiction, dira-t-il, entre les paroles du Sauveur et cette citation de son disciple ? Car notre Seigneur Jésus Christ rejette expressément ici l’idée qu’on doive prier pour le monde entier. Or le sage Jean a soutenu exactement le contraire, puisque qu’il affirme que le Sauveur ne sera pas l'avocat et la propitiation de nos seuls péchés, mais bien du monde entier !» Eh ! bien, il n'est pas difficile de trouver la solution à cette difficulté et d'expliquer comment le disciple s’accorde avec ce que dit son Maître.
Le bienheureux Jean était juif et venu du judaïsme ; il désire éviter que l’on ne croie que le Seigneur serait auprès du Père l'avocat des seuls fils d’Israël, et non des autres nations dispersées sur toute la surface de la terre, qui devaient pourtant elles aussi resplendir de la foi en Lui, mais n’avaient pas encore été appelées à la connaissance du salut en Christ : c’est pourquoi il tient absolument à souligner que le Seigneur ne réconciliera12 pas simplement la race d’Israël, mais le monde entier, autrement dit, les hommes de toute race et de toute nation qui seront appelés par la foi à la justice et à la sainteté.
Notre Seigneur Jésus Christ, Lui, distingue les fidèles authentiques de ceux qui ont n’ont pas les mêmes sentiments. Il sépare ceux qui l'insultent délibérément en s’obstinant dans l’incrédulité d’avec les auditeurs diligents de ses divines paroles, qui ont déjà courbé la nuque de leur coeur et, pour ainsi dire, se sont d’eux-mêmes placés sous le joug de la soumission à Dieu. Il déclare que pour eux seuls il était très convenable pour lui de prier. Car pour eux seuls il est Médiateur et Souverain Sacrificateur et c’est donc à eux qu’il fallait, selon Lui, réserver les bienfaits de sa médiation, à eux qui Lui étaient donnés -ce sont ses mots- mais appartenaient au Père, puisqu'il n'y a qu’un seul chemin qui conduise à l’alliance avec Dieu : celui du Fils. Ce qu’il nous enseigne lui-même par ces paroles : «Nul ne vient au Père que par moi» (Jn 14, 6).
Vous voyez que le Père, en donnant à son Fils ceux dont nous parlons, se les acquiert aussi à Lui-même. Ce qu’avait magnifiquement compris le suprême interprète des Saintes Ecritures : «Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même» (2 Cor. 5, 19). Le Christ, en effet, faisant office de médiateur, reçut ceux qui venaient à lui par la foi et les conduisit par Lui jusqu’au Père, réconciliant ainsi le monde avec Dieu. Pour cette raison, le Prophète Isaïe nous avait d’avance appris à conclure en Christ notre paix avec Dieu, en disant : «Faisons la paix avec lui, faisons la paix nous qui sommes sur la voie» (Is. 27, 5-6). Nous devons chasser de notre âme tout ce qui nous éloigne de l'amour du Christ, je veux dire les actes honteux, l’amour du plaisir, qui pousse au péché et nous incline toujours vers les agréments du monde et, en outre, l’imagination dévoyée13,illusion fallacieuse, imposture, aberration, chimère, fantasme, les imaginations trompeuses, vaines, imagination égarée, errance, divagation multiforme, inattentive, négligente, illusion séduisante mère et nourrice de tous les vices, pour devenir amis intimes du Christ et sceller notre paix avec Dieu, étroitement attachés par le Fils au Père lui-même, car nous recevons alors en nous le Verbe né de Lui et nous crions dans l'Esprit «Abba Père» (Rom. 8, 15).
Ceux qui ont été donnés au Fils sont donc devenus la propriété du Père, mais sans pour autant cesser d’appartenir au Christ. Car Dieu le Père règne avec lui et domine par lui sur les siens. Car la sainte et consubstantielle Trinité a le même royaume et un empire universel unique. Tout ce qui peut appartenir au Fils, dépendra de la gloire du Père et du Fils ; réciproquement, tout ce qu’on dit soumis au Père, reconnaît nécessairement l’autorité du Fils. Voilà pourquoi Il dit : Tout ce qui est à moi est à toi et ce qui est à toi est à moi. En effet, où paraît et brille la parfaite identité de nature, existera aussi l’égalité dans la gloire et la dignité. Cette dernière ne se divise pas, pour élever l’un des êtres au hasard et rejeter l’autre, mais elle étend à toute chose sans exception, un seul et même éclat de gloire. En effet, celui qui, par essence, hérite de son propre Père les honneurs divins, se révèle lui-même en possession de tous les attributs du Père, tout en faisant aussi connaître ce dernier comme possédant tous ceux du Fils. Ils se manifestent, en effet, naturellement l’un l’autre : le Fils brille dans le Père, le Père dans le Fils. Tel est le mystère auquel les Ecritures inspirées nous initient.
Dès lors que le gouvernement universel fait partie des prérogatives du Père, il appartiendra également au Fils : car ce dernier est l’empreinte de sa substance, et ne saurait connaître la moindre dissemblance ou disparité d’avec Lui. Il déclara donc qu'il avait été glorifié en ceux qu’il avait reçus une fois pour toutes, montrant que sa prière en leur faveur constituait pour ainsi dire une récompense bien méritée.
Que demande-t-il, et pourquoi cherche-t-il à obtenir la bienveillance de Dieu pour ses disciples ? Je ne suis plus dans le monde, dit-il, et eux sont dans le monde, et moi je viens vers toi. Tant qu'il vivait au milieu de ses saints apôtres, sur la terre, en sa chair, sa présence leur procurait une consolation visible et manifeste, pour ainsi dire toujours à leur portée et prête à les secourir dans les périls. Ils y puisaient du courage. L'esprit humain est enclin à se fonder et à se rassurer plutôt sur les choses visibles que sur les invisibles. Nous ne voulons nullement nier par là la capacité absolue du Seigneur à secourir, fût-il invisible. Croire le contraire serait par trop stupide ; n’est-il pas écrit, en effet : «Jésus Christ est le même hier, aujourd'hui et pour tous les siècles» ? (He. 13, 8). Mais il savait combien ses disciples se sentiraient pusillanimes, lorsqu’ils se verraient abandonnés et solitaires sur la terre, et le monde autour d’eux bouillonnant comme des flots déchaînés : oui, le monde allait les jeter dans des frayeurs intolérables et dans des périls extrêmes, pour tenter, comme toujours, d’ébranler les ambassadeurs chargés d’initier au verbe divin.
Puis donc que moi, je viens vers toi, dit-il, je monte comme je ne l’avais pas encore fait pour m'asseoir sur le trône de Dieu le Père et régner, en tant que Dieu, avec Lui ; eux resteront pendant ce temps dans le monde. C’est pour eux que je prie, puisque, m’étant donnés, ils sont devenus tiens. Comme ils sont désormais à toi autant qu’à moi, il est juste que je me soucie d'eux et j’ai été glorifié en eux, car tout ce que tu m'as donné est à toi et ce qui est à toi est à moi. Ce qui est vrai. En effet, ceux du monde qui ont été donnés au Christ et sont ainsi devenus aussi la propriété du Père, ne vont pas renoncer pour autant au devoir de glorifier Celui par qui ils ont été unis à Dieu Le Père : offerts par Lui, ils continuent néanmoins de Lui appartenir. Il a tout en commun avec le Père, avec la nature et la puissance divines. Car nous avons un seul Dieu, adoré dans la sainte et consubstantielle Trinité. Tous nous appartenons à Dieu, le seul, l’unique, le véritable, et sommes soumis, dans la condition de serviteurs, à la sainte et consubstantielle Trinité.









La dignité divine appartient naturellement au Fils,
quoique l’humble livrée de son humanité fasse dire
qu’il la reçoit du Père.

11. Père Saint, garde-les en ton nom que tu m'as donné, afin qu'ils soient un comme nous.

Il maintient partout l’entrelacement et l’union des deux éléments : l’humanité toujours affectée de notre petitesse et la divinité toujours porteuse de la gloire surpassant toute gloire. Son discours associe les deux. Et comme l’a montré notre interprétation du passage précédent, l'élément divin n’est pas exalté dans toute sa sublimité, ni séparé entièrement des limites de notre condition humaine.
Dieu devenu homme, par une conjonction indicible et inexprimable, occupe en quelque sorte une zone mitoyenne, sans sortir des frontières de la vraie divinité, ni abandonner tout à fait celles de l'humanité. Car Sa naissance ineffable de Dieu le Père l’élève assurément, en tant que Verbe et Fils Unique, jusqu’à l'essence divine et à la gloire qui l'accompagne naturellement. Sa kénose14 l'abaisse en quelque façon à notre niveau, mais non au sens où elle aurait pu faire violence à Celui qui règne avec le Père sur l’univers. Car le Fils Unique n’a jamais été forcé contre sa volonté. Tout au contraire, c’est de son propre mouvement, c’est par amour pour nous qu’il a accepté et maintenu sa kénose. Il s'est humilié lui-même veut dire qu’il l’a fait de son plein gré et sans contrainte. Car on montrerait vite qu’il n’a pas non plus subi volontairement l’humiliation de Sa passion, s’il existait quelque pouvoir supérieur à Lui, qui la lui eût imposée contre son gré. Il s’est donc humilié lui-même volontairement pour nous. En effet, nous n'eussions jamais reçus nous-mêmes le nom de fils et dieux selon la grâce, si le Fils Unique ne s’était abaissé à cause de nous et en notre faveur, afin que, devenus semblables à Lui par la participation de l'Esprit, nous fussions appelés enfants de Dieu et dieux nous-mêmes.
Lors donc que ses propos unissent, de quelque façon, l'humain au divin, n’en soyons pas scandalisés et ne renonçons pas imprudemment à admirer comme il convient l'art subtil et incomparable qu’ils manifestent et qui préserve habilement partout leur double caractère. L’orateur se révèle ainsi à la fois Dieu selon la nature et homme véritable ; il entremêle admirablement l'humaine petitesse avec la gloire de la nature ineffable et garde toujours libre de tout reproche et de toute critique l’équilibre de leur rencontre mutuelle.
En parlant ainsi, nous n’affirmons nullement un amoindrissement de la nature du Verbe, qui aurait déchu de ce qu’elle était au commencement ; pourquoi ? Parce que penser ainsi manifesterait la plus profonde ignorance. Le divin est totalement et à tous égards impassible ; il ne souffre nulle ombre de changement, mais conserve immuablement son état. Ce que nous voulons dire, c’est que la condition de la kénose volontaire, comprend, comme par une conséquence nécessaire, la livrée de l'humilité. Celle-ci place le Fils Unique, du fait de son humanité, apparemment plus bas que le Père, quoiqu’il soit Dieu, son égal, de même forme que lui, en qui et de qui il s’est manifesté. Et que l’auditeur ne s’étonne pas de voir le Fils amoindri, dans son humanité, devant la majesté du Père, puisque cette humanité l’a même rendu inférieur aux anges, comme Paul le déclare en écrivant : «Lui qui a été abaissé pour un peu de temps au dessous des anges, Jésus, à cause de la mort qu'il a soufferte, a été couronné de gloire et d'honneur» (He. 2, 9), et cela bien que les saints anges aient reçu l’ordre de l'adorer : «Lorsqu'il introduit le premier-né dans le monde il dit : que tous les anges l'adorent» (He. 1, 6). Que dis-je ? Mais les saints séraphims faisaient cercle autour de lui et remplissaient leur office de serviteurs quand il apparaissait aux prophètes «siégeant sur un trône exalté et sublime» (Is. 6, 1). Ainsi, pour autant qu’on parle de sa naissance et génération légitime de Dieu le Père, l’humanité n'appartient pas au Fils ; elle lui appartient, en revanche, dans la mesure de sa manifestation comme homme. Il est toujours resté ce qu'il était, est, et sera de toute éternité, mais il s’est abaissé pour nous à ce qu’il n'était pas.
Il dit donc : Père Saint garde-les en ton nom que tu m'as donné, afin qu'ils soient un comme nous. Il confie ses disciples à la force et à la puissance de la nature ineffable, attribuant en toute justice et convenance au vrai Dieu par nature le pouvoir de sauvegarder, selon son bon plaisir et sans difficulté, tous ceux qu’il veut. Par là, c’est sa propre nature, et nulle autre, qu’il glorifie de nouveau, dans la personne du Père dont il provient en tant que Dieu. Ainsi donc : Père, dit-il, garde-les en ton nom que tu m'as donné, c'est-à-dire le nom de Dieu. S’il affirme, une fois encore, avoir reçu le nom de la divinité, ce n’est point qu’il ne fût pas Dieu par nature ; non, il n’a pas été appelé à recevoir par surcroît la dignité divine. Sans quoi il serait Dieu par adoption, tout comme nous, titulaire d’une gloire illégitime et empruntée, et porteur d’une nature inauthentique, ce qu’il ne nous est pas permis de penser. Car il ne saurait alors être Fils par nature. Mais parce que, selon l’oracle des Ecritures divines, le «Verbe est devenu chair» (Jn 1, 14), c'est-à-dire homme, il affirme avoir reçu ce qu’il avait comme Dieu. De fait, le nom et la réalité de la gloire divine ne sont nullement au nombre des attributs naturels de l'homme !
Considérez de nouveau et pesez avec attention comment il prouve qu’Il est la Force vivante et personnifiée de Dieu le Père, par laquelle ce dernier opère tout. S'adressant, en effet, au Père pour lui dire «garde-les», il ne s’est pas contenté de ces mots, mais il s’est de nouveau mentionné avec bonheur, révélant que cette action lui reviendrait, comme la Force efficace de Celui qui l’engendra. Il déclare en effet : «Garde-les dans ton nom que tu m'as donné». Observez ce ton assuré. Attribuant et conférant manifestement à la seule nature divine la charge de nous conduire et protéger, il précise aussitôt que la gloire de la divinité lui a été donnée, affirmant que, du fait de l’humanité qu’il assume, il a reçu ce qui lui appartient par nature, à savoir «le nom qui est au-dessus de tout nom» (Phil. 2, 9).
C'est pourquoi, tout ce qu’il reçoit comme homme, nous l’attribuons à double titre au Fils : par nature, en tant qu’il est issu du Père et comme un don qui lui est fait dans son humanité, dans la mesure où elle se définit comme la nôtre ; car l’homme n’est pas Dieu par nature, au lieu que le Christ est Dieu par nature, quand bien même nous le concevons semblable à nous parce qu’issu de nous.
Il veut vraiment que les disciples se gardent dans l’union des sentiments et des volontés, qu’ils soient comme mêlés de coeur et d’esprit, et qu’une loi de paix et d'affection mutuelle resserre si fort le lien infrangible de leur charité, que ce noeud atteigne au point que leur affinité volontaire nous figurera l’unité naturelle qui se conçoit entre le Père et le Fils, c’est-à-dire qu’elle deviendra invincible et inaltérable, et que nulle chose du monde, nul attrait charnel, n’auront jamais la force de la dégrader en désaccord volontaire ; tout au contraire, elle conservera à jamais, dans l’harmonie de la piété et de la sainteté, la force intacte de l’amour. Ainsi en est-il advenu.
Nous lisons, en effet, dans les Actes des Apôtres : «La multitude de ceux qui avaient cru n'était qu'un coeur et qu'une âme» (Ac. 4, 32), dans l'union qui est celle de l'Esprit. Dans le même sens, Paul a dit : «Il y a un seul corps et un seul esprit» (Eph. 4, 4), «car nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps en Christ» (Rom. 12, 5) : «nous participons tous à un même pain» (1 Cor. 10, 17) et nous avons tous reçu l'onction de l'Unique Esprit du Christ. Ils étaient destinés à être un seul corps et à prendre part au seul et même Esprit. Il veut donc que ses disciples soient gardés dans une unité d'esprit que rien ne puisse troubler et dans une concorde indéfectible.
Si quelqu'un suggère que les disciples sont unis comme le Père et le Fils sont un -ce qu’Ils sont, non pas seulement selon la nature, mais aussi par la volonté, puisque leur nature sainte a une seule volonté et vise toujours en tout le même but- acceptons cette interprétation. Elle ne s’écarte pas du droit chemin, puisqu’on observe, en effet, l’identité du vouloir, du moins chez les vrais chrétiens, bien que nous n'ayons pas de consubstantialité de type comparable à celle qui existe dans le Père et le Verbe Dieu issu de Lui et demeurant en Lui.

12-13. Quand j'étais avec eux, je les gardais en ton nom que tu m'as donné ; je les ai gardés et aucun d'eux ne s'est perdu, sinon le fils de perdition, afin que l'Ecriture fût accomplie. Maintenant je vais à toi.

Le sens des paroles du Sauveur s’éclaircit graduellement : d’abord voilé, il se révèle et s’explique à présent, comme à la grisaille succède le beau temps.
Les bienheureux disciples pensaient devoir souffrir grand dommage du départ de Notre Seigneur, selon la chair bien sûr : comme Dieu, rien ne l’empêche de demeurer avec qui bon lui semble. Ils s'imaginaient qu’ils n’auraient désormais personne qui pût les sauver, après l'ascension du Christ dans le Ciel ; mais qu’ils deviendraient la proie de quiconque voudrait leur nuire, sans rien qui retînt le bras de leurs adversaires plus forts qu’eux. Bref, n’importe qui pourrait librement les traiter à sa guise et les mettre dans les pires dangers.
Oui, quoiqu’ils fussent devenus sages, pères et porteurs de la lumière pour l’univers, n’hésitons pas à dire qu’ils devaient, non point fixer simplement le regard sur la venue de notre Christ Sauveur dans la chair, mais savoir aussi que, même s’il arrivait qu’il fût séparé de corps d’avec eux et invisible à leurs yeux de chair, il n’en faudrait pas moins garder à l’esprit qu’il restait toujours présent parmi eux, de par Sa divine puissance. Quand Dieu perdra-t-il ses propriétés ? Ou quel pouvoir peut résister à la nature toute-puissante et l’empêcher, pour ainsi dire par la violence, d’accomplir son action ? La force et l'énergie divines sont omniprésentes, remplissant ineffablement les cieux ainsi que la terre ; elles pénètrent tout ; rien ne les contient. Dieu n'est pas situé dans un lieu, ni défini par des dimensions ; que dis-je ? nulle limite ne saurait l’enfermer. Rien de tel ne peut affecter la nature incorporelle qui ignore quantité et dimension. Ainsi, puisque le Christ était en même temps Dieu et homme, ses disciples se devaient absolument de savoir que, même absent de corps, il ne les abandonnerait pas complètement, mais resterait nécessairement avec eux, par la vertu propre et ineffable de sa divine puissance.
C’est pourquoi notre Sauveur lui-même disait précédemment : «Père garde-les en ton nom que tu m'as donné» (Jn 17, 11) et maintenant : «Pendant que j'étais avec eux, je les gardais en ton nom que tu m'as donné», signifiant presque littéralement à ses disciples que le pouvoir de sauver revenait plutôt à l’énergie de Sa divinité qu’à Sa présence dans la chair. Car la chair n'était pas sanctifiante en soi, mais par la conjonction du Verbe uni à elle, convertie, en quelque façon, en la force naturelle du Verbe, elle devient source de salut et de sanctification pour ceux qui communient avec elle. Nous n’attribuerons donc pas cette totalité de l’énergie déifiante à la chair prise en soi-même, mais nous en prendrons une idée plus juste et nous la mettrons au compte de la force divine du Verbe. Garder les disciples dans le nom du Père ne veut pas dire autre chose : c’est par la gloire de Dieu qu’ils sont gardés.
Pour chasser de l’esprit des disciples la crainte qu’ils ressentaient en se croyant abandonnés, il revient à plusieurs reprises sur la même idée, avec les mêmes mots, leur garantissant qu’ils jouiront d’une profonde sécurité, non pas en vivant avec le Maître physiquement présent, mais parce qu’Il est Dieu par nature. Sa force et sa puissance universelles sont évidemment sans bornes.
La substance toujours identique à soi ne peut subir nulle altération, ni devenir ce qu’elle n’était pas : elle continuera de les préserver, toujours sans nul effort, et les tirera de tout accident fâcheux.
Remarquez, ici encore, la signication que la providence a cachée dans ces paroles, pour notre salut et notre édification. Après avoir demandé que Dieu le Père soit, pour ainsi dire, l’auteur de cette sauvegarde -celle de ses saints disciples-, il affirme qu’il a d’ores et déjà lui-même opéré cet acte, montrant qu’il égale son géniteur en pouvoir et en oeuvres ou, pour mieux dire, qu’il est Lui-même la Force personnifiée du Père. Qui se révèle éminemment capable des mêmes effets que Celui qui est Dieu par nature et reconnu pour tel, doit nécessairement être pensé comme intrinsèquement égal en Puissance et identique en Nature. Or celui qui a, en tant que Dieu, gardé les disciples dans le nom de Dieu, et s’est divinement vêtu, par ses exploits, de la gloire qui répond à ce titre, comment pourrait-il paraître étranger à Dieu ou d’une autre nature que Lui ? Tout au contraire, il se révèle être exactement ce que Dieu est par nature. Nul ne saurait opérer les effets proprement divins, s’il n’est justement par essence ce que nous croyons que Dieu est.
D’autre part, il garantit encore dans ce passage la dualité qui est la sienne du fait de l’économie de l’incarnation. Il refuse, en effet, à sa nature créée le pouvoir de sauver et de maintenir ceux qui, par leur piété, ont mérité ce salut, mais il l'attribue au nom du Père, rapportant ainsi à sa seule nature divine tout ce qui convient à Dieu. De nouveau, donc, quoiqu’il affirme avoir gardé ses disciples, il n’attribue pas l’honneur de cet exploit à la mesure de son humanité, mais déclare au contraire l’avoir accompli dans le nom de Dieu : il se met lui-même, en quelque sorte, hors de cause, pour autant qu’il est devenu chair et se conçoit comme tel, et met, en revanche, à son compte cette sauvegarde, et le pouvoir d’opérer les actes divins, dans la mesure où il est Dieu issu de Dieu, la force toute-opérante du Père, énergie active et non activée, et qui, par les actes qu’elle pose, fait clairement paraître la nature dont elle a ineffablement jailli.
S’il affirme de nouveau avoir reçu le nom de la divinité, quoiqu’il soit Dieu par nature, en tant que Fils Unique né de Dieu, eh ! bien, son assertion n’est point invalidée par cette vérité de fait, et ne saurait non plus l’exclure de l’honneur et de la gloire qui lui reviennent. Loin de là ! Car recevoir est le propre de l’humanité et c’est donc à elle que ce trait s’appliquera justement ici : d’elle-même, elle n’a rien.
Il déclare qu’il a si bien gardé ses disciples et montré une telle prévenance à leur égard, qu’aucun ne s’est perdu, hormis un seul, qu’il appela le fils de perdition, pour signifier qu’il devait sa ruine à sa propre détermination, ou plutôt à sa perversité et à son impiété. N’allons jamais penser que c’est en vertu d’une sentence divine et irrésistible que le traître a été pris, d’entre les disciples, au filet de l’ennemi et qu’il est ainsi tombé dans les rets du diable. Car on ne saurait, en ce cas, lui reprocher d’avoir cédé au décret d’en-haut ! Qui résisterait aux arrêts de Dieu ? Mais en réalité, il est condamnable, objet d’abomination, et mieux vaudrait pour lui qu’il ne fût jamais né (Mat. 26, 24). Pour quelle raison ? Le malheureux tomba victime de ses propres volontés, sans contrainte de personne, et fut ainsi justement déclaré coupable. Lui qui aima tant l’horreur de cette fin peut bien être appelé fils de perdition, puisqu’il a mérité ruine et réprobation et attend chargé d'angoisse et de lamentation le jour de perdition.
Or, puisque, à ces paroles sur le traître, le Seigneur ajouta : «afin que l’Ecriture fût accomplie», nous dirons encore ceci pour l’utilité des auditeurs. Ce n’est pas, bien évidemment, parce que l’Ecriture l’avait dit, que le traître a péri et qu’il s’est avancé si loin dans la malice, qu’il a livré contre quelques pièces d’argent le Sang précieux du Christ ; non ! Mais puisqu’il devait de toute façon périr par sa propre perversité, pour avoir trahi son Seigneur, l’Ecriture qui ne saurait mentir, a prophétisé cet événement certain. Car l’Ecriture est la parole du Dieu omniscient, dont la pensée embrasse la vie et les oeuvres de tout un chacun, non moins que ses faits et gestes, du premier au dernier. Le psalmiste ne lui attribue-t-il pas la science universelle des choses passées et à venir, lui disant : «Tu connais de loin mes pensées, tu as pénétré mes chemins et mon sentier, tu as prévu toutes mes voies» (Ps. 138, 2-3). Le Verbe divin savait tout d’avance et voyait l’avenir comme déjà présent. Outre tout ce qu’il dit du Christ, il nous annonça la perdition du traître qui aurait un temps pris rang parmi les disciples. Or la prescience et la prédiction n’impliquaient nullement volonté et décret de Dieu ; bien plus, la prophétie, loin d’imposer l’exécution du mal qu’elle annonçait, et la trahison du Sauveur, visait plutôt à en détourner. Qui apprenait ces maux pouvait sans aucun doute, s’il l’eût voulu, s’en garder et s’éviter de les souffrir. Il était en effet libre de prendre la direction de son choix15.
Ici, quelqu’un m’interrogera peut-être : «Comment peut-on dire encore que le Christ a gardé ses disciples ? Si c’est en vertu des inclinations et des mouvements délibérés de leur volonté que les uns ont échappé aux filets du diable, tandis que seul d’entre tous Judas s’y trouva pris pour son malheur... A quoi bon la garde dont nous parlons ?»
Eh ! bien, cher ami, voici ma réponse. Excellente est la sobriété16, et la garde des pensées nous est très profitable, de même que le désir ardent de faire le bien et de pratiquer la vertu. Car c’est ainsi que nous «travaillerons à notre salut» (Phil. 2, 12). Mais cela ne saurait suffire à l’âme humaine. Elle a absolument besoin de l'assistance et de la grâce d'en-haut, pour alléger les difficultés et aplanir la route âpre et ardue de la justice. Nos efforts ne seraient rien sans les dons de la grâce divine ; écoute ici le cri du psalmiste : «Si le Seigneur ne bâtit la maison, ceux qui la bâtissent travaillent en vain ; si le Seigneur ne garde la ville, celui qui la garde veille en vain» (Ps. 126, 1).
J’affirme donc qu’il est de notre devoir le plus strict de nous exercer d’abord à fournir, de notre fonds, la tempérance et le zèle amoureux de Dieu, avec une ferveur juvénile, pour parvenir à chérir vraiment notre propre salut ; puis, de demander les dons de Dieu, et de saisir le secours d’en-haut, telle une armure inaltérable et invincible, pour mener un combat viril.
Lorsqu’une fois Dieu nous a fait ce don et accordé son soutien dans la lutte, il nous devient possible d’abattre la force de nos ennemis et de l’emporter haut la main sur le diable, pourvu que nous ne nous laissions point séduire par ses appels à la volupté et aux autres formes du péché. Si nous lui cédons de notre propre volonté et que, nous abandonnant aux inclinations vicieuses, nous soyons surpris dans ses lacets, sera-t-il juste d’en accuser autrui ? Ne devrons-nous pas plutôt attribuer nos malheurs à notre propre défaut de volonté ? Ou bien ce mot que Salomon a prononcé bien avant nous serait-il faux : «La folie de l'homme corrompt ses voies, mais il accuse Dieu dans son coeur» (Prov. 19, 3) ? Salomon dit vrai, sans conteste. Si donc le traître n’a pu jouir du secours du Sauveur autant que les autres disciples, qu’on le prouve et nous nous soumettrons. Mais si, bénéficiant, à l’égal des autres, de la protection de la grâce divine, il s’est, par ses propres intentions, précipité dans la perdition, l’on ne saurait dire que le Christ ne l’a point gardé : il lui accorda les dons de sa douceur et, dans toute la mesure où le salut de cet homme dépendait de Lui, il lui donna de quoi l’assurer, si ce dernier n’avait volontairement cherché son propre malheur. La grâce a, du moins, resplendi dans les autres disciples, sauvant en tout temps ceux qui faisaient de leur volonté libre sa collaboratrice. Par telle économie s’accomplit le salut de tout homme.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire