vendredi 4 février 2011
La Lumière du Thabor n°38. Editorial.
EDITORIAL de PERE PATRIC
LES PERES ETAIENT-ILS PATRISTIQUES ?
Le terme de «patristique» est utilisé pour désigner ce qui renvoie aux Pères de l'Eglise, à leur époque, à leur autorité, voire à leur esprit. Rien de plus désirable que cette référence qui fait dire à un Père Justin Popovitch, dans la préface de sa Philosophie orthodoxe de la vérité : «Saint Jean Damascène a posé une fois pour toutes le principe qui doit diriger le dogmaticien orthodoxe, lorsqu'il a évoqué lui-même son propre rôle, dans l'introduction de son système dogmatique, L'exposé exact de la foi orthodoxe : «Je ne veux rien dire de moi-même, je ne veux qu'exposer brièvement ce qu'ont dit les sages hommes de Dieu1».
Malheureusement, la référence aux Pères de l'Eglise n'implique pas toujours la même humilité vis à vis du dépôt de la foi, dont les Pères, guidés par le Saint Esprit, ont donné, après les prophètes et les Apôtres, l'expression la plus juste. Ce terme de «patristique», souvent mal utilisé, finit par désigner une limitation -dans l'espace et dans le temps- et une extériorité, qui réduit l'enseignement et la prédication des Apôtres et des Pères à être un corps de doctrine ou de textes que le spécialiste, à partir d'autres méthodes que celle des Pères, analyse et dissèque sans fin.
Aussi, bien des confusions se sont-elles introduites, et l'on nomme «patristiques» des auteurs qui ont lu les Pères, qui les citent d'une façon historique ou abstraite, mais qui ne vivent pas, qui ne pratiquent pas ce que les Pères recommandaient : l'ascèse, la prière perpétuelle, la confession de la foi jusqu'au sang du martyre face aux hérésies. C'est pour cette raison que, lorsqu'il étudiait, dans Les voies de la Théologie russe, l'éloignement progressif et tragique de la Russie, au XVI, XVII et XVIIIème siècles, à l'égard des sources patristiques, le P. G. Florovsky se référait d'abord à la lutte spirituelle, au podvig contre les trois ennemis irréductibles de l'homme, et vaincus par le Dieu-Homme, qui sont le diable, le péché et la mort : «La puissance intarissable de la tradition patristique en théologie se définit mieux encore par le fait que la théologie était, pour les saints Pères, une chose vitale, une quête spirituelle (podvig), une confession de foi, la réponse créative à des questions vivantes. Les livres des anciens étaient toujours inspirés de cet esprit créatif2».
La société, la culture, l'Eglise des Pères n'enseigne pas que la morale, la culture, la pratique des commandements est le but, la finalité de la vie chrétienne ; mais que ce but est la vision de Dieu, de la gloire incréée de Dieu qui s'est manifestée aux Prophètes, aux Apôtres -lesquels ont reçu ce don dans toute la plénitude dont l’homme soit capable- et aux saints qui, de génération en génération, par la purification et l'illumination divine, se sont rendus dignes de monter sur le Sinaï spirituel, et de s'unir ainsi à Dieu.
Le Synodicon de l'orthodoxie est ici la charte de la véritable patristique qui dit : «Comme les prophètes ont vu, comme les Apôtres ont prêché, comme l'Eglise a reçu, comme les docteurs ont dogmatisé et comme l'univers a cru ; comme la grâce a brillé, comme la vérité a été démontrée et comme l'erreur a été dissipée ; comme la Sagesse a déclaré et comme le Christ a décerné la victoire : ainsi nous pensons, ainsi nous disons, ainsi nous proclamons3». Il s'agit donc d'une même expérience. Les Pères ont dogmatisé ce qu'ils ont vu et touché spirituellement, le Sauveur, le Christ, le Verbe de Dieu. Les Prophètes L'ont vu asarkos, sans la chair, avant son Incarnation ; les Apôtres et les saints L'ont vu dans la chair, lorsqu'Il l'eut revêtue dans le sein de la Vierge.
C'est cette expérience de la gloire incréée commune au Christ, au Père et au Saint Esprit, cette expérience de l'énergie incréée de Dieu que les Pères transmettent de génération en génération, de Père spirituel en fils spirituel. La transmission se fait le plus souvent de façon orale, mais certains pères ont voulu laisser à leurs enfants les mots qui décrivent, rappellent, témoignent de cette expérience. Cependant, les mots ne sont pas l'expérience elle-même, qui est au-delà de tout ce qui est discursif -et que le langage ne désigne que d'une façon antinomique. Ainsi saint Grégoire de Nysse donne-t-il Moïse comme le modèle du théologien et décrit de façon antinomique cette expérience de la gloire de Dieu : «Il s’enfonce toujours plus avant... jusqu’à l’invisible et à l’inconnaissable et là, il voit Dieu. Car c’est là qu’existe la vraie connaissance de Celui qu’il désire et la vraie vision consiste à ne pas voir, parce que l’objet de son désir transcende toute connaissance, isolé de tout côté par son incompréhensibilité comme par une ténèbre4». Seuls les Pères peuvent parler véritablement de cette expérience à laquelle les mots créés renvoient. Certes, celui qui s'applique, dans l'Eglise, à se purifier, peut s'adonner à la lecture des écrits des Pères, mais il n'est pas un «père». En tout cas, le vrai sens de la «patristique» suppose l'enracinement dans la vie de l'Eglise, dans la prière, dans la pratique des commandements, dans la confession effective de la foi5. Malheureusement, le terme «patristique» a fini par désigner autre chose, et il est devenu une restriction à l'égard de la théologie.
a) Tout d'abord, le terme, qui date du début du XVIIème siècle, et qui est lié à un contexte de polémique entre catholiques et protestants, délimite, interrompt même le temps des Pères. Il y a une période patristique et achevée et que l'on étudie comme telle. Selon les historiens, elle s'achève avec saint Maxime le Confesseur ou avec saint Jean Damascène. Après le huitième siècle, la méthode de la théologie changerait et l'on entrerait dans la théologie «spéculative» c'est-à-dire la scolastique du Moyen-Age. La théologie «positive» ou histoire des dogmes qui naît au seizième siècle a enregistré, en effet, les différences capitales qui existent entre les Pères anciens et les scolastiques ; mais elle les a attribuées faussement au «mouvement de l'Histoire». Or, tandis que les premiers Pères restent fidèles à la Bible et à la Tradition, les docteurs médiévaux lisent l'Ecriture à la lumière des philosophes païens de l'antiquité6.
Or cette idée d’une évolution de la théologie patristique en théologie scolastique est infondée. Si les Pères sont ceux qui font l'expérience de Dieu, il n'y a pas d'arrêt à la théologie des Pères qui est fondée sur le Saint Esprit. Et effectivement, une multitude de Pères a fleuri après le huitième siècle, et certains d'entre eux sont parmi les plus grands : saint Grégoire Palamas, au quatorzième siècle, en qui est condensée, réunie et couronnée toute la théologie patristique ; saint Marc d'Ephèse, qui fut, au Concile de Florence en 1439, le champion de la théologie des Pères ; saint Nicodème de l'Athos, qui a commenté l'Ecriture et les Offices de l'Eglise, dressant une véritable «nouvelle échelle sainte» qui fait monter, par les dogmes et la prière, jusqu'au paradis. Et au vingtième siècle, un auteur comme le Père Justin Popovitch, appartient à la même lignée : il ne s'écarte pas de la philosophie orthodoxe de la vérité7, qui est le christianisme, mais en donne la présentation la plus complète pour notre époque.
b) La référence aux «Pères» comme à une époque déterminée ne va donc pas de soi et reflète une vision idéologique de l'Histoire. Une telle conception implique, en effet, soit un dépassement, soit une limitation des Pères. Cette idée du dépassement se trouve implicitement chez les scolastiques avec leur fameuse affirmation : «Nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants». Les géants sont les Anciens, notamment les anciens Pères. Les scolastiques -pourtant anti-orthodoxes sur de nombreux points- peuvent être dits «patristiques» en ce sens qu'ils se réfèrent aux Pères. Mais cette référence est partielle -les Pères ne sont pas toujours bien connus-, inexacte -ils commettent des contresens sur eux-, voire polémique -ils refusent parfois de les suivre en les attaquant ouvertement.
L'idée du dépassement est aussi très caractéristique des «penseurs», de Boulgakov par exemple. D'autres se réfèrent aux Pères dans un non-sens total -comme Yannaras- ou d'une façon historique qui va jusqu'au contresens comme Meyendorff.
Bref, ces auteurs se réfèrent aux Pères, mais ils ne sont pas des Pères. Ils n'ont même pas l'esprit des Pères, leur «méthode», si l'on peut dire, pour connaître Dieu8. Ils considèrent les textes des Pères comme des documents sur lesquels, ici ou là, ils font pousser leur réflexion. Cette manière de faire introduit une conception très vague de la patristique.
Alors «patristique» finit par dire le contraire de ce qu'il veut dire en réalité. Comme l’écrivait Père Ambroise Fontrier à propos de saint Grégoire Palamas : «D’autres... ont voulu le neutraliser, le limiter, en l’enfermant dans les moules d’une "Ecole" qu’on aurait appelée "palamisme", comme on dit "augustinisme", "thomisme", etc... Mais la sainte théologie orthodoxe n’a jamais connu de telles particularités ; elle n’a ni "basilisme", ni "grégorisme", ni "chrysostomisme". Il n’y a pas plusieurs traditions théologiques et ascétiques orthodoxes ; il n’y en a qu’une et saint Grégoire Palamas lui appartient, s’étant identifié à elle».
c) Les Pères ne se prenaient pas pour des «auteurs». Ils n'étaient pas des «intellectuels» ou des professeurs. Ils écrivaient sur les inspirations du Saint Esprit et parce que Dieu le leur commandait. La vie de saint Grégoire Palamas le démontre clairement. Vivant dans l'ascèse et la prière, dans l'ermitage de saint Sabbas sur le mont Athos, il eut un jour une vision et il lui sembla tenir un vase de lait qui se transformait en source jaillissante. Le lait alors se changeait en un vin de suave parfum, qui inondait ses mains et ses vêtements, cependant qu'un officier lumineux se présentait à lui et lui disait de faire boire aux autres ce breuvage merveilleux et intarissable. A quelque temps de là, saint Grégoire entra dans l'arène et lutta par ses écrits contre le calabrais Barlaam, qui, arrivé à Constantinople vers 1328, s'était mis à écrire des textes théologiques pleins d'erreurs, et bientôt calomnia les hésychastes. Le changement du lait en vin avait montré à saint Grégoire qu'il lui faudrait passer, pour l’utilité des fidèles, de l'enseignement éthique et simple, à la parole dogmatique et céleste. Telle était la volonté de Dieu.
C'est pour le troupeau des fidèles que les Pères écrivaient, chaque fois qu’il était menacé par l'hérésie. Leurs écrits étaient leur confession de foi. Saint Maxime le Confesseur, par exemple, vainquit, dans une dispute à Carthage, les arguments du Patriarche Pyrrhus qui revint ainsi à la confession de foi orthodoxe. La Dispute avec Pyrrhus qu'on trouve dans les oeuvres de Maxime est donc un ouvrage de circonstance, un débat public retranscrit. Saint Maxime a parcouru l'univers pour endiguer l'hérésie monothélite, il n'a pas cherché à faire oeuvre d'auteur, encore moins à développer des thèses originales sur les deux volontés en Christ. Il n'a fait qu'énoncer plus clairement ce que dit l'Ecriture, face à des hérétiques dont l'interprétation, collant à la lettre du texte, en détruisait totalement l'esprit.
Aujourd'hui toutes les grandes hérésies christologiques, pneumatologiques sont passées. L'hérésie qui touche l'Eglise est ecclésiologique. C'est la négation de l'unité de l'Eglise -ce que l'on appelle communément l'oecuménisme ou la théorie des branches. Beaucoup, aujourd'hui, se disent «patristiques» qui se gardent bien d'imiter les Pères. On imagine mal, en effet, saint Athanase dissertant sur le gnosticisme en pleine crise arienne et ne disant rien de l'arianisme ; ou saint Grégoire Palamas rédigeant un traité sur l'hérésie monophysite au moment où l'hésychasme était combattu. Non, les Pères avaient pour souci principal le salut, le leur et celui de leur prochain. Hors du salut, tout est inutile. Si l'on a ce critère patristique, tout devient clair. Par exemple, le dialogue oecuménique est-il utile au salut ? Est-ce qu'en nous en occupant, nous nous occupons de l'essentiel pour notre âme ? Est-il nécessaire ou même utile à la purification de notre âme ?
Cette question est liée, nous dira-t-on, à une autre. Est-ce que les âmes vont trouver le salut dans le dialogue ? Est-ce un moyen pour faire connaître l'orthodoxie ? La réponse aurait pu être oui -mais dans la réalité, elle est non, parce que ce dialogue a entraîné un nombre de plus en plus grand de confusions. Ce dialogue n'a pas été l'occasion de faire connaître la foi orthodoxe, mais plutôt de la trahir. Au lieu de confesser l’orthodoxie comme la vérité unique et la foi qui sauve, les orthodoxes qui dialoguent admettent la légitimité de plusieurs points de vue. D’où l’accord avec les monophysites, la reconnaissance des hétérodoxes comme «Eglises-soeurs», etc9. Or, que dit le vrai chrétien orthodoxe ? «Seigneur, je crois et je confesse que tu es le Christ, Fils du Dieu Vivant...» et non pas : «Je pense que...»
Inversement, la théorie des branches contredit-elle un point particulier du dogme ? N'est-elle pas une négation de l'unicité de l'Eglise ? Et dès lors, s'il en est ainsi, elle est une hérésie, parce qu'elle implique des pratiques contraires aux canons de l'Eglise10. «Si un homme renie ou renverse les dogmes, écrit le Père Justin Popovitch, c'est comme s'il se suicidait spirituellement, car un tel homme se retranche lui-même du corps vivifiant de l'Eglise, coupe le contact vivant entre soi-même et les forces bénies de l'Eglise -qui seules sont en état d'emplir l'homme de l'éternelle vie divine, et de le faire passer de la mort à la vie éternelle11». Voilà pourquoi l'Eglise reste attachée immuablement à ces vérités salvatrices que sont les dogmes. C'est pour cela qu'elle ne peut rester indifférente lorsqu'ils sont attaqués d'une manière ou d'une autre ; pour cela que les Pères les ont soutenus, chaque fois qu'une hérésie a voulu les ébranler, les rendre relatifs, incertains et simplement humains.
Les Pères de l'Eglise n'ont pas établi un musée des Pères de l'Eglise. Ils ont donné leur sang dans les luttes spirituelles, au sens propre ou au sens figuré. Et ils ont reçu l'Esprit. «D'autres furent livrés aux tourments, et n'acceptèrent point leur délivrance, afin d'obtenir une meilleure résurrection, dit l'Apôtre Paul des saints Pères et Patriarches d'avant la venue du Christ. D'autres subirent les moqueries et le fouet, les chaînes et la prison ; ils furent lapidés, sciés, torturés, ils moururent tués par l'épée, ils allèrent çà et là, vêtus de peaux de brebis et de peaux de chèvres, dénués de tout, persécutés, maltraités, -eux dont le monde n'était pas digne -errant dans les déserts et les montagnes, dans les cavernes et les antres de la terre» (Héb.11, 35-38). Leur mesure est très haute. Cependant, ils nous ont été donnés à imiter et non pas seulement à citer.
LES PERES ETAIENT-ILS PATRISTIQUES ?
Le terme de «patristique» est utilisé pour désigner ce qui renvoie aux Pères de l'Eglise, à leur époque, à leur autorité, voire à leur esprit. Rien de plus désirable que cette référence qui fait dire à un Père Justin Popovitch, dans la préface de sa Philosophie orthodoxe de la vérité : «Saint Jean Damascène a posé une fois pour toutes le principe qui doit diriger le dogmaticien orthodoxe, lorsqu'il a évoqué lui-même son propre rôle, dans l'introduction de son système dogmatique, L'exposé exact de la foi orthodoxe : «Je ne veux rien dire de moi-même, je ne veux qu'exposer brièvement ce qu'ont dit les sages hommes de Dieu1».
Malheureusement, la référence aux Pères de l'Eglise n'implique pas toujours la même humilité vis à vis du dépôt de la foi, dont les Pères, guidés par le Saint Esprit, ont donné, après les prophètes et les Apôtres, l'expression la plus juste. Ce terme de «patristique», souvent mal utilisé, finit par désigner une limitation -dans l'espace et dans le temps- et une extériorité, qui réduit l'enseignement et la prédication des Apôtres et des Pères à être un corps de doctrine ou de textes que le spécialiste, à partir d'autres méthodes que celle des Pères, analyse et dissèque sans fin.
Aussi, bien des confusions se sont-elles introduites, et l'on nomme «patristiques» des auteurs qui ont lu les Pères, qui les citent d'une façon historique ou abstraite, mais qui ne vivent pas, qui ne pratiquent pas ce que les Pères recommandaient : l'ascèse, la prière perpétuelle, la confession de la foi jusqu'au sang du martyre face aux hérésies. C'est pour cette raison que, lorsqu'il étudiait, dans Les voies de la Théologie russe, l'éloignement progressif et tragique de la Russie, au XVI, XVII et XVIIIème siècles, à l'égard des sources patristiques, le P. G. Florovsky se référait d'abord à la lutte spirituelle, au podvig contre les trois ennemis irréductibles de l'homme, et vaincus par le Dieu-Homme, qui sont le diable, le péché et la mort : «La puissance intarissable de la tradition patristique en théologie se définit mieux encore par le fait que la théologie était, pour les saints Pères, une chose vitale, une quête spirituelle (podvig), une confession de foi, la réponse créative à des questions vivantes. Les livres des anciens étaient toujours inspirés de cet esprit créatif2».
La société, la culture, l'Eglise des Pères n'enseigne pas que la morale, la culture, la pratique des commandements est le but, la finalité de la vie chrétienne ; mais que ce but est la vision de Dieu, de la gloire incréée de Dieu qui s'est manifestée aux Prophètes, aux Apôtres -lesquels ont reçu ce don dans toute la plénitude dont l’homme soit capable- et aux saints qui, de génération en génération, par la purification et l'illumination divine, se sont rendus dignes de monter sur le Sinaï spirituel, et de s'unir ainsi à Dieu.
Le Synodicon de l'orthodoxie est ici la charte de la véritable patristique qui dit : «Comme les prophètes ont vu, comme les Apôtres ont prêché, comme l'Eglise a reçu, comme les docteurs ont dogmatisé et comme l'univers a cru ; comme la grâce a brillé, comme la vérité a été démontrée et comme l'erreur a été dissipée ; comme la Sagesse a déclaré et comme le Christ a décerné la victoire : ainsi nous pensons, ainsi nous disons, ainsi nous proclamons3». Il s'agit donc d'une même expérience. Les Pères ont dogmatisé ce qu'ils ont vu et touché spirituellement, le Sauveur, le Christ, le Verbe de Dieu. Les Prophètes L'ont vu asarkos, sans la chair, avant son Incarnation ; les Apôtres et les saints L'ont vu dans la chair, lorsqu'Il l'eut revêtue dans le sein de la Vierge.
C'est cette expérience de la gloire incréée commune au Christ, au Père et au Saint Esprit, cette expérience de l'énergie incréée de Dieu que les Pères transmettent de génération en génération, de Père spirituel en fils spirituel. La transmission se fait le plus souvent de façon orale, mais certains pères ont voulu laisser à leurs enfants les mots qui décrivent, rappellent, témoignent de cette expérience. Cependant, les mots ne sont pas l'expérience elle-même, qui est au-delà de tout ce qui est discursif -et que le langage ne désigne que d'une façon antinomique. Ainsi saint Grégoire de Nysse donne-t-il Moïse comme le modèle du théologien et décrit de façon antinomique cette expérience de la gloire de Dieu : «Il s’enfonce toujours plus avant... jusqu’à l’invisible et à l’inconnaissable et là, il voit Dieu. Car c’est là qu’existe la vraie connaissance de Celui qu’il désire et la vraie vision consiste à ne pas voir, parce que l’objet de son désir transcende toute connaissance, isolé de tout côté par son incompréhensibilité comme par une ténèbre4». Seuls les Pères peuvent parler véritablement de cette expérience à laquelle les mots créés renvoient. Certes, celui qui s'applique, dans l'Eglise, à se purifier, peut s'adonner à la lecture des écrits des Pères, mais il n'est pas un «père». En tout cas, le vrai sens de la «patristique» suppose l'enracinement dans la vie de l'Eglise, dans la prière, dans la pratique des commandements, dans la confession effective de la foi5. Malheureusement, le terme «patristique» a fini par désigner autre chose, et il est devenu une restriction à l'égard de la théologie.
a) Tout d'abord, le terme, qui date du début du XVIIème siècle, et qui est lié à un contexte de polémique entre catholiques et protestants, délimite, interrompt même le temps des Pères. Il y a une période patristique et achevée et que l'on étudie comme telle. Selon les historiens, elle s'achève avec saint Maxime le Confesseur ou avec saint Jean Damascène. Après le huitième siècle, la méthode de la théologie changerait et l'on entrerait dans la théologie «spéculative» c'est-à-dire la scolastique du Moyen-Age. La théologie «positive» ou histoire des dogmes qui naît au seizième siècle a enregistré, en effet, les différences capitales qui existent entre les Pères anciens et les scolastiques ; mais elle les a attribuées faussement au «mouvement de l'Histoire». Or, tandis que les premiers Pères restent fidèles à la Bible et à la Tradition, les docteurs médiévaux lisent l'Ecriture à la lumière des philosophes païens de l'antiquité6.
Or cette idée d’une évolution de la théologie patristique en théologie scolastique est infondée. Si les Pères sont ceux qui font l'expérience de Dieu, il n'y a pas d'arrêt à la théologie des Pères qui est fondée sur le Saint Esprit. Et effectivement, une multitude de Pères a fleuri après le huitième siècle, et certains d'entre eux sont parmi les plus grands : saint Grégoire Palamas, au quatorzième siècle, en qui est condensée, réunie et couronnée toute la théologie patristique ; saint Marc d'Ephèse, qui fut, au Concile de Florence en 1439, le champion de la théologie des Pères ; saint Nicodème de l'Athos, qui a commenté l'Ecriture et les Offices de l'Eglise, dressant une véritable «nouvelle échelle sainte» qui fait monter, par les dogmes et la prière, jusqu'au paradis. Et au vingtième siècle, un auteur comme le Père Justin Popovitch, appartient à la même lignée : il ne s'écarte pas de la philosophie orthodoxe de la vérité7, qui est le christianisme, mais en donne la présentation la plus complète pour notre époque.
b) La référence aux «Pères» comme à une époque déterminée ne va donc pas de soi et reflète une vision idéologique de l'Histoire. Une telle conception implique, en effet, soit un dépassement, soit une limitation des Pères. Cette idée du dépassement se trouve implicitement chez les scolastiques avec leur fameuse affirmation : «Nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants». Les géants sont les Anciens, notamment les anciens Pères. Les scolastiques -pourtant anti-orthodoxes sur de nombreux points- peuvent être dits «patristiques» en ce sens qu'ils se réfèrent aux Pères. Mais cette référence est partielle -les Pères ne sont pas toujours bien connus-, inexacte -ils commettent des contresens sur eux-, voire polémique -ils refusent parfois de les suivre en les attaquant ouvertement.
L'idée du dépassement est aussi très caractéristique des «penseurs», de Boulgakov par exemple. D'autres se réfèrent aux Pères dans un non-sens total -comme Yannaras- ou d'une façon historique qui va jusqu'au contresens comme Meyendorff.
Bref, ces auteurs se réfèrent aux Pères, mais ils ne sont pas des Pères. Ils n'ont même pas l'esprit des Pères, leur «méthode», si l'on peut dire, pour connaître Dieu8. Ils considèrent les textes des Pères comme des documents sur lesquels, ici ou là, ils font pousser leur réflexion. Cette manière de faire introduit une conception très vague de la patristique.
Alors «patristique» finit par dire le contraire de ce qu'il veut dire en réalité. Comme l’écrivait Père Ambroise Fontrier à propos de saint Grégoire Palamas : «D’autres... ont voulu le neutraliser, le limiter, en l’enfermant dans les moules d’une "Ecole" qu’on aurait appelée "palamisme", comme on dit "augustinisme", "thomisme", etc... Mais la sainte théologie orthodoxe n’a jamais connu de telles particularités ; elle n’a ni "basilisme", ni "grégorisme", ni "chrysostomisme". Il n’y a pas plusieurs traditions théologiques et ascétiques orthodoxes ; il n’y en a qu’une et saint Grégoire Palamas lui appartient, s’étant identifié à elle».
c) Les Pères ne se prenaient pas pour des «auteurs». Ils n'étaient pas des «intellectuels» ou des professeurs. Ils écrivaient sur les inspirations du Saint Esprit et parce que Dieu le leur commandait. La vie de saint Grégoire Palamas le démontre clairement. Vivant dans l'ascèse et la prière, dans l'ermitage de saint Sabbas sur le mont Athos, il eut un jour une vision et il lui sembla tenir un vase de lait qui se transformait en source jaillissante. Le lait alors se changeait en un vin de suave parfum, qui inondait ses mains et ses vêtements, cependant qu'un officier lumineux se présentait à lui et lui disait de faire boire aux autres ce breuvage merveilleux et intarissable. A quelque temps de là, saint Grégoire entra dans l'arène et lutta par ses écrits contre le calabrais Barlaam, qui, arrivé à Constantinople vers 1328, s'était mis à écrire des textes théologiques pleins d'erreurs, et bientôt calomnia les hésychastes. Le changement du lait en vin avait montré à saint Grégoire qu'il lui faudrait passer, pour l’utilité des fidèles, de l'enseignement éthique et simple, à la parole dogmatique et céleste. Telle était la volonté de Dieu.
C'est pour le troupeau des fidèles que les Pères écrivaient, chaque fois qu’il était menacé par l'hérésie. Leurs écrits étaient leur confession de foi. Saint Maxime le Confesseur, par exemple, vainquit, dans une dispute à Carthage, les arguments du Patriarche Pyrrhus qui revint ainsi à la confession de foi orthodoxe. La Dispute avec Pyrrhus qu'on trouve dans les oeuvres de Maxime est donc un ouvrage de circonstance, un débat public retranscrit. Saint Maxime a parcouru l'univers pour endiguer l'hérésie monothélite, il n'a pas cherché à faire oeuvre d'auteur, encore moins à développer des thèses originales sur les deux volontés en Christ. Il n'a fait qu'énoncer plus clairement ce que dit l'Ecriture, face à des hérétiques dont l'interprétation, collant à la lettre du texte, en détruisait totalement l'esprit.
Aujourd'hui toutes les grandes hérésies christologiques, pneumatologiques sont passées. L'hérésie qui touche l'Eglise est ecclésiologique. C'est la négation de l'unité de l'Eglise -ce que l'on appelle communément l'oecuménisme ou la théorie des branches. Beaucoup, aujourd'hui, se disent «patristiques» qui se gardent bien d'imiter les Pères. On imagine mal, en effet, saint Athanase dissertant sur le gnosticisme en pleine crise arienne et ne disant rien de l'arianisme ; ou saint Grégoire Palamas rédigeant un traité sur l'hérésie monophysite au moment où l'hésychasme était combattu. Non, les Pères avaient pour souci principal le salut, le leur et celui de leur prochain. Hors du salut, tout est inutile. Si l'on a ce critère patristique, tout devient clair. Par exemple, le dialogue oecuménique est-il utile au salut ? Est-ce qu'en nous en occupant, nous nous occupons de l'essentiel pour notre âme ? Est-il nécessaire ou même utile à la purification de notre âme ?
Cette question est liée, nous dira-t-on, à une autre. Est-ce que les âmes vont trouver le salut dans le dialogue ? Est-ce un moyen pour faire connaître l'orthodoxie ? La réponse aurait pu être oui -mais dans la réalité, elle est non, parce que ce dialogue a entraîné un nombre de plus en plus grand de confusions. Ce dialogue n'a pas été l'occasion de faire connaître la foi orthodoxe, mais plutôt de la trahir. Au lieu de confesser l’orthodoxie comme la vérité unique et la foi qui sauve, les orthodoxes qui dialoguent admettent la légitimité de plusieurs points de vue. D’où l’accord avec les monophysites, la reconnaissance des hétérodoxes comme «Eglises-soeurs», etc9. Or, que dit le vrai chrétien orthodoxe ? «Seigneur, je crois et je confesse que tu es le Christ, Fils du Dieu Vivant...» et non pas : «Je pense que...»
Inversement, la théorie des branches contredit-elle un point particulier du dogme ? N'est-elle pas une négation de l'unicité de l'Eglise ? Et dès lors, s'il en est ainsi, elle est une hérésie, parce qu'elle implique des pratiques contraires aux canons de l'Eglise10. «Si un homme renie ou renverse les dogmes, écrit le Père Justin Popovitch, c'est comme s'il se suicidait spirituellement, car un tel homme se retranche lui-même du corps vivifiant de l'Eglise, coupe le contact vivant entre soi-même et les forces bénies de l'Eglise -qui seules sont en état d'emplir l'homme de l'éternelle vie divine, et de le faire passer de la mort à la vie éternelle11». Voilà pourquoi l'Eglise reste attachée immuablement à ces vérités salvatrices que sont les dogmes. C'est pour cela qu'elle ne peut rester indifférente lorsqu'ils sont attaqués d'une manière ou d'une autre ; pour cela que les Pères les ont soutenus, chaque fois qu'une hérésie a voulu les ébranler, les rendre relatifs, incertains et simplement humains.
Les Pères de l'Eglise n'ont pas établi un musée des Pères de l'Eglise. Ils ont donné leur sang dans les luttes spirituelles, au sens propre ou au sens figuré. Et ils ont reçu l'Esprit. «D'autres furent livrés aux tourments, et n'acceptèrent point leur délivrance, afin d'obtenir une meilleure résurrection, dit l'Apôtre Paul des saints Pères et Patriarches d'avant la venue du Christ. D'autres subirent les moqueries et le fouet, les chaînes et la prison ; ils furent lapidés, sciés, torturés, ils moururent tués par l'épée, ils allèrent çà et là, vêtus de peaux de brebis et de peaux de chèvres, dénués de tout, persécutés, maltraités, -eux dont le monde n'était pas digne -errant dans les déserts et les montagnes, dans les cavernes et les antres de la terre» (Héb.11, 35-38). Leur mesure est très haute. Cependant, ils nous ont été donnés à imiter et non pas seulement à citer.
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