jeudi 3 février 2011
La Lumière du Thabor n°36. Théodore du Stoudion.
THEODORE DU STOUDION
CONTRE LES ADVERSAIRES DES IMAGES
e temps de parler est venu, celui qui le peut ne doit plus se taire1. Une hérésie se dresse et jappe contre la vérité. Elle cherche à troubler les âmes instables par un vacarme inepte. Celui qui prend la parole vise en effet deux buts : pour lui-même, il veut affermir complètement son esprit par l'ordonnancement et l'échafaudage de démonstrations édifiantes sur le problème posé. Pour autrui, il cherche à transmettre ses découvertes, pourvu qu'on lui prête l'oreille. Quant à moi, bien que je sois incapable d'atteindre ces deux buts, enhardi par les prières et les instances de mes pères, je vais tenter de proposer, dans la mesure de mes possibilités, mes propres conceptions, car il vaut mieux, selon les mots du Théologien, apporter sa contribution comme on le peut que s'abstenir complètement -d'autant que je ne l'ai pas suffisamment exposée dans la Dénonciation que j'ai déjà publiée2. Je vais donc exposer ici contradictoirement notre propre dogme et celui de l'adversaire, afin de pouvoir refuser par ce test la fausse monnaie frappée au coin de l'impiété comme par la touche d'une pierre de vérité. Et le Seigneur mettra la parole dans la bouche de ceux qui annoncent la bonne nouvelle avec une grande puissance3» -pour autant que j'aie le droit, dans mon indignité, de commencer mon discours en citant l'Ecriture.
L'orthodoxe : Pour nous chrétiens, c'est une seule et même chose, ô hérétiques, que la foi, le culte et l'adoration -je parle de celle que l'on doit au Père, au Fils et au Saint Esprit,- car Celui que nous vénérons est Un par sa nature divine, alors que selon notre doctrine ils sont Trois, Ceux que nous percevons par les particularités de leurs Hypostases.
L'hérétique : Ce ne serait en tout cas plus une chose unique, si du moins notre culte devait devenir une adoration multiple en reprenant, sous l'effet des ruses du démon, l'érection d'images à la manière des Grecs pour instituer une adoration idolâtrique dans l'Eglise catholique. Pour tout théologien cependant, la Divinité est totalement incompréhensible et indescriptible.
L'orthodoxe : Certes la Divinité ne peut être ni comprise ni décrite, cela est certain, mais il faut ajouter qu'elle est en outre sans mesure et sans fin, qu'elle n'est pas représentable, et tout ce qu'elle n'est pas et qui peut faire l'objet d'une négation. Or qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres ? Cela aussi on peut le dire, de même que : Quel accord est possible entre Christ et Bélial4 ? -ou bien entre les saintes images et les idoles du démon ? (Si cet accord n'est pas possible), dans le doute il faut alors vénérer et adorer plutôt les causes que ce qu'elles ont causé : Astarté et Chamos, l'abomination des Sidoniens5, Apollon, Zeus et Chronos, et toutes sortes de dieux des Grecs. Abusés par les démons, ces Grecs transféraient dans leur insconscience leur culte du Dieu créateur aux produits de leur artisanat. Ils ont adoré -comme il est écrit- la créature au lieu du Créateur,6 tombant ainsi dans le précipice du polythéisme. Pour nous, c'est le Dieu unique qui est adoré dans la Trinité. Ce n'est pas que nous y ayons découvert une circonscription ou une conception en ce qui concerne le dogme de la Théologie -loin de là ! Ce ne sont là qu'inventions de la spéculation grecque ! Nous ne savons même pas ce qu'est Dieu ni qui il est comme Lui seul le sait de Lui-même, -mais dans l'excès de sa bonté, il est entré dans la nature humaine, il est devenu l'Un d'entre nous, Lui l'Un de la sainte Trinité, devenu mélange de non mélangeable, composé d'incompatibles, c'est-à-dire, oh miracle ! composé de circonscrit et d'incirconscriptible, de fini et d'infini, de limité et d'illimité, d'informe et de bien formé. C'est ainsi que le Christ peut être peint en image : invisible il est vu, Lui dont la Divinité est sans contour, il admet un contour naturel de son corps afin que les deux réalités soient révélées l'une comme l'autre pour ce qu'elles sont. Sinon, ce serait bien une tromperie, comme tu le penses.
L'hérétique : Mais la Divinité ne peut pas rester incirconscrite lorsque le corps est circonscrit. La Divinité étant unie à la chair par une union hypostatique, il serait nécessaire de circonscrire la Divinité non circonscrite en une chair circonscrite, car il n'est pas possible de les séparer -sinon on y introduirait une sorte de détestable division.
L'orthodoxe : Si l'on suivait tes acrobaties verbales, il ne pourrait plus rien se trouver d'insaisissable dans ce qui est saisi -et pourtant il a bien été saisi dans les langes ; ni d'indivisible dans ce qui est vu -et pourtant il a bien été vu ; ni d'intouchable dans ce qui est touché -et pourtant il a bien été touché ; rien d'impassible dans ce qui a subi la Passion -et pourtant il a bien été crucifié ; rien d'immortel dans ce qui a été mis à mort -et pourtant il a bien été mis à mort. Admets donc également qu'il reste incirconscriptible alors qu'il a été circonscrit -car ce sont également là ses propriétés. Or c'est bien aux propriétés de la nature incirconscriptible que l'on reconnaît qu'il est Dieu, et c'est à cause des propriétés de la nature circonscrite qu'il peut être confessé comme homme : chaque nature ne fait pas de l'autre une nouvelle nature, pas plus qu'elle ne cesse d'être ce qu'elle était. Elles ne sont pas transformées l'une en l'autre -ce serait là une confusion que nous écartons au sujet du Christ. Il est Un seul et le même par son hypostase, gardant sans confusion les deux natures, chacune en son domaine. Admets donc la circonscription, ou sinon refuse également le visible, le touchable et le saisissable, et on devra alors constater que tu refuses d'admettre que le Christ soit devenu chair - or c'est bien là le comble du blasphème.
L'hérétique : Traiter le Christ d'homme ordinaire est complètement absurde. La circonscription caractérise en effet un homme ordinaire ; or le Christ n'est pas un homme ordinaire, puisqu'il est incirconscriptible.
L'orthodoxe : Il me semble que tu radotes complètement lorsque tu prononces ton habituel «incirconscriptible». Tu tentes d'échapper à nos raisons par le non-sens, de réfuter l'indémontrable par le démontré, le non-logique par le logique. Le Christ en effet n'est pas simplement devenu un homme, et la piété interdit aussi de dire qu'il ait assumé un homme. C'est la totalité, c'est la nature humaine universelle qu'il a assumée, et pourtant on ne saurait la voir qu'en un individu -comment eût-on pu la voir autrement ? -et c'est bien selon cette nature qu'on peut le voir et le figurer, qu'on peut le toucher et le circonscrire, qu'il peut manger et qu'il peut boire, qu'il peut être élevé et qu'il peut grandir, qu'il travaille et qu'il se repose, qu'il dort et qu'il veille, qu'il a faim et qu'il a soif, qu'il pleure et qu'il transpire -et tout ce que peut faire et subir tout homme. Le Christ est donc circonscriptible, bien qu'il ne soit pas simplement un homme, car il n'est pas un individu banal dans la multitude, il est le Dieu fait homme -sinon, ceux qui disent qu'Il ne serait venu qu'en apparence ou en illusion, ceux que tu suis toi aussi, ces dragons de l'hérésie, se jetteront rapidement sur nous. Mais s'il est vraiment le Dieu fait Homme, il est également incirconscriptible, et honni soit le chien impie qui radote qu'il a commencé de Marie ! C'est bien là le mystère nouveau et magnifique de l'économie que cette rencontre des natures divine et humaine dans l'Hypostase unique du Verbe, qui conserve sans les altérer, en une union indivisible, les particularités de l'une et de l'autre.
L'hérétique : L'Ecriture interdit formellement d'ériger des ressemblances. Elle dit en effet : Tu ne feras point d'image ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, des choses qui sont en bas sur la terre, ni des choses qui sont dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant elles, car je suis le Seigneur ton Dieu7.
L'orthodoxe : Quand et à qui l'a-t-elle dit ? C'était avant le règne de la grâce et c'était à ceux qui étaient captifs sous la garde de la Loi8, alors que Dieu n'avait pas encore paru dans la chair et que les Anciens étaient protégés contre les idoles du dehors. Il fallait bien que ceux qui étaient appelés à former un peuple élu dans l'ancêtre Abraham reçoivent cette loi pour échapper aux abîmes du polythéisme -car il n'y a qu'un seul Dieu et Seigneur de l'univers, que nul homme n'a vu ni ne peut voir9 ; il ne connaît ni signe ni ressemblance, ni contour, ni définition ni absolument rien qui puisse entrer dans la capacité de l'intelligence humaine. Sur ce point, l'Ecriture est très claire : A quoi voulez-vous comparer le Seigneur ? A quelle comparaison le comparerez-vous ?10». Et je passe sur le fait que ce qui était tout à fait interdit concernant Dieu ne l'était pas pour autant concernant d'autres choses -car Celui-là même qui venait de formuler ses interdits au hiérophante Moïse, lui ordonna tout aussitôt : «Tu feras deux Chérubins d'or battu aux deux extrémités. Les Chérubins auront deux ailes déployées vers le haut, protégeant de leurs ailes le dessus du propitiatoire, leurs faces l'une contre l'autre ... C'est là que je me rencontrerai avec toi ... et que je te parlerai11». Et dans le Lévitique : «Fais-toi un serpent et place- le en signal, et voici, si un serpent mord un homme, tout homme mordu qui le regardera vivra. Et Moïse fit un serpent d'airain et le plaça en signal. Et voici, quand un serpent mordait un homme et qu'il regardait le serpent d'airain, il vivait12». Vois-tu ce qui est écrit dans l'Ecriture ? Certes les Anges ne sont pas charnels comme nous, et le serpent diffère de nous par sa forme bestiale, et pourtant il fut élevé mystérieusement à l'image du Christ13. Si donc Dieu consentit jadis à être figuré mystérieusement pour guérir ceux qui avaient été mordus, comment donc, puisqu'il est devenu homme, ne lui serait-il pas agréable et convenable d'ériger l'image de sa forme corporelle ?
L'hérétique : Dieu se contredit-il donc et s'oppose-t-il à Lui- même ?
L'orthodoxe : Quelle aberration ! L'interdit porte sur l'assimilation à la Divinité de tout ce qui a été créé, du soleil, de la lune ou des étoiles ou de tout ce qui pourrait se trouver d'autre ; c'est bien d'après cela que l'on fait les idoles14. Le commandement, lui, vise à élever symboliquement Israël par les sculptures ou par les images jusqu'à la vision et au culte du Dieu unique -pour autant que cela soit possible. Et de fait, l'exemple de la Demeure n'est-il pas une ébauche évidente du culte spirituel, comme esquissé dans les visions symboliques du grand Moïse par le Dieu même de l'univers15 ?
L'hérétique : C'est un abaissement et un amoindrissement que de représenter le Christ par des formes matérielles. Il faut que nous nous contentions de le voir en esprit, ou bien plutôt tel qu'il est figuré par le Saint Esprit, qui envoie en nous une forme divine par la sanctification et la justice. Car l'Ecriture le dit bien : Quel profit tire-t-on d'une sculpture parce qu'on l'a sculptée ? d'une image de métal, maîtresse de mensonge ? Car l'ouvrier met sa confiance dans son ouvrage16. Et aussi : Car c'est un arbre coupé dans la forêt, oeuvre du menuisier, ou une fonte d'argent ou d'or17.
L'orthodoxe : Tu ne crains pas de te répéter ou plutôt de faire l'aveugle, glissant par ruse d'un sujet à l'autre. Ce que tu considéres comme vil et indécent est ce qui rend magnifique et sublime la grandeur de ce mystère. Ceux qui ont une position élevée ne doivent-il pas en effet considérer l'abaissement comme une gloire ? Inversement c'est un déshonneur que de s'exalter18. Il en est ainsi du Christ. Lui qui demeure au sommet de la Divinité, glorifié en son incirconscriptibilité immatérielle, considère comme un honneur de s'être circonscrit en son propre corps, Lui le Très-Haut, dans sa condescendance envers nous. En effet, il est bien devenu matière et donc chair, Lui qui maintient tout. Or il ne renie pas ce qu'il a daigné devenir, car c'est le propre de la matière que d'être circonscrite matériellement. Qu'il suffise d'une vision en esprit formée en nous par le Saint Esprit -c'est une question qui ne concerne que le baptême ; n'oublions pas que c'est l'image même de l'hypostase de Dieu le Père que nous portons en nous19, mais ce que nous représentons par des couleurs matérielles, c'est l'image de sa forme humaine. S'il avait suffi en effet d'une vision en esprit, il aurait pu venir en nous de cette même manière, et nous aurions alors été trompés par l'illusion de ses actes et de ses souffrances indéniablement humains, s'il n'était pas venu dans la chair.
Poursuivons donc. Chair, il a souffert dans la chair. De même, il a mangé et il a bu, et fait tout ce que fait un homme, sauf le péché20. Ainsi ce que tu tiens pour un déshonneur est-il tenu pour un honneur par le Verbe très honorable et très glorieux ! Cesse donc de citer parmi nous avec ignorance la voix de l'Ecriture, et d'appliquer à l'image du Christ ce qui est dit contre les idoles des Grecs ! Pour peu qu'on ait de l'esprit, comment ne pourrait-on saisir la différence entre idole et image ? L'une est ténèbre, l'autre est lumière ; l'une est erreur, l'autre est vérité ; l'une est polythéisme, l'autre claire confession de l'économie divine.
L'hérétique : Comment alors ce qui est écrit de la Croix n'est-il pas écrit aussi de l'image ? «Car la parole de la Croix, est-il écrit, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour nous qui sommes sauvés, elle est puissance de Dieu21», et : «Pour moi, puissè-je ne me glorifier que dans la Croix de notre Seigneur Jésus-Christ22 !» et tant d'autres choses dans l'Ecriture ! Où iras-tu donc chercher des passages sur l'image, et prononcés par qui ?
L'orthodoxe : Dis-moi fanfaron : que célébrait-il et en quoi se glorifiait-il : dans la Croix ou dans l'image de la Croix ? Evidemment dans la première ; mais la copie n'est pas privée pour autant de la gloire du prototype, pas plus que l'ombre de la lumière. Tout ce que nous avons dit de la cause peut être dit de la même façon de ce qui aura été causé. Mais là on le disait en propre, parce que c'était par nature -ici, on ne le dit pas en propre, mais à cause de la communauté du nom (homonymia). De même, à partir du moment où l'on a proclamé le Christ, on peut parler d'image en se référant à Lui, et dans la mesure où l'on parle de l'image du Christ, on parle tout autant du Christ Lui-même. Tout ce que l'on peut dire de l'image de la Croix, on peut le dire tout autant de la Croix elle-même. Jamais il n'est question de «type» ni d'«image» -dès lors que ces deux notions désignent la même chose. Il serait illogique en effet de rechercher (ces catégories), puisque pour nous ce qui est causé participe de la puissance de la cause.
Toute image n'est-elle pas un sceau, une empreinte portant en elle la réalité de ce dont elle porte le nom ? Appelons Croix ce qui en porte la figure, car c'est la Croix -et pourtant il n'y a pas deux croix. Appelons Christ l'image du Christ -et pourtant il n'y a pas deux Christs, car il n'est pas permis de séparer l'un de l'autre, lorsque nous leur donnons ce nom qui est ce qu'ils ont en commun -et non pas la nature. De la même façon, le divin Basile remarquait que l'image du Roi porte le nom de «Roi»- et qu'il n'y a pourtant pas deux rois. La puissance n'est pas divisée et la gloire n'est pas partagée. Il est naturel que l'honneur donné à l'image aille au prototype, et réciproquement23.
L'hérétique : Il arrive que l'on parle de divers «seigneurs» ou de divers «christs» en parlant de différentes images. C'est alors qu'apparaît le polythéisme. Pour nous, nous n'adorons qu'un seul Seigneur et Dieu.
L'orthodoxe : Mais comment, le Père n'est-il pas Seigneur ? Et le Saint Esprit Seigneur ? et le Fils Seigneur ? On aurait donc un dieu et un dieu et un dieu ? Mais quelle impiété ! Il n'y a qu'un seul Dieu et Seigneur. Et bien mon cher, il faut comprendre ici la même chose des images : les empreintes sont multiples, mais le Christ est unique et non multiple ; le Seigneur est le même et non pas différencié. De même en effet que le nom de Dieu ou de Seigneur s'appliquait à la Nature -qu'on peut répartir entre les trois personnes, -de même ici les différents types concernent une même forme invoquée par un Nom unique, ce qui retire toute sa portée à ton observation futile.
L'hérétique : Je concède que le Christ puisse être représenté, mais seulement suivant cette parole sacrée qui nous a été donnée divinement : Faites ceci en mémoire de moi24 -ce qui bien sûr n'autorise pas à le représenter autrement que pour mémoire. Seule cette image est vraie et il est saint de la représenter.
L'orthodoxe : Je pourrais te rétorquer que tu te réfutes toi-même, puisque tu admets que le Christ soit circonscrit -ce que tu refusais auparavant. Mais il ne serait pas bon de laisser ton affirmation sans discussion. Nous irons donc jusqu'à la réfuter mot à mot. Que devons nous dire de ces paroles saintes que le prêtre récite : est-ce une image ou bien une vérité ? Si c'est une image, quelle inconvenance ! tu vas de blasphème en blasphème, comme ces gens qui, embourbés et cherchant à éviter la glaise, perdent pied sur un terrain encore plus glissant : pour rendre ton argument encore plus pertinent, tu prends le risque d'encourir l'accusation d'athéisme ! Car si ces paroles sont vérité -et c'est bien ce que l'on doit dire, puisque ceci est bien le corps et le sang du Christ, comme nous le confessons à la communion des fidèles, selon la parole prononcée par Dieu,- que viens-tu alors radoter en communiant en image aux Mystères de la vérité ? Si cette parole est bien : «Faites ceci en mémoire de moi», cela ne signifie point qu'elle soit permise à tous, mais seulement à ceux qui en ont le ministère : pour autant, il ne nous a pas interdit la célébration des autres mystères. On peut nous voir commémorer la Nativité et la Théophanie ; nous cueillons des branches en mémoire du jour où le Seigneur s'assit sur un âne, nous nous embrassons en signe de Résurrection -et je passe la montée au Temple, ou la Tentation au désert que nous imitons par une abstinence de quarante jours, et d'autres cas de même signification. Dans «Faites ceci en mémoire de moi», nous devons comprendre ce que le Verbe a ordonné, sous-entendant dans le mystère principal ce qui est passé sous silence.
Et quand on voit sa forme corporelle sur papier ne faut-il pas supposer la même chose que lorsqu'on lit par exemple les Evangiles divinement écrits ? Il n'a dit à personne d'écrire un verbe «abrégé»25, et pourtant les apôtres nous ont transmis son image par écrit jusqu'à maintenant. Or ce qui est écrit ici à l'encre sur le papier, c'est ce qui est peint aussi là sur la planche en couleurs variées ou en toute autre matière car, comme le dit le grand Basile, ce que les mots du récit représentent, le dessin le montre en silence, par imitation26. Nous sommes ainsi instruits à reproduire non seulement ce qui tombe sous la perception, le toucher, la couleur, mais aussi tout ce qui est compris par l'intelligence, par la vision de l'intellect. C'est pourquoi il a été de tradition depuis les origines, non seulement de représenter les Anges, mais même d'esquisser le Jugement dernier, ceux qui passent à droite et à gauche, et leur aspect honteux ou glorieux. Une seule et unique chose est indescriptible : la Divinité ; aucune pensée ne peut comprendre, aucune oreille ne peut entendre ce qu'elle est par nature : c'est pour cette raison que toute circonscription en est impossible ; tout ce qui peut être défini et saisi par l'esprit est accessible et descriptible par la parole ou par la vue -car cela revient au même dans les deux cas.
L'hérétique : Qu'est-ce qui est donc montré ? Est-ce l'image du Christ ou le Christ ? Certes pas les deux, car l'ombre et la réalité ne sont pas la même chose. Comment peut-on dire que l'une est l'autre, et que chacune est l'autre ? L'absurdité est évidente.
L'orthodoxe : Personne n'aurait la folie de supposer qu'ombre et réalité, nature et art, original et copie, cause et effet, soient d'une même substance, ou bien dire que «l'un est l'autre et que chacun est l'autre». C'est bien pourtant ce que l'on devrait dire si on supposait ou disait que le Christ et son image sont une seule et même chose par nature. Par nature, autre est le Christ, autre l'image du Christ -même s'il y a identité par la communauté d'appellation. Et si l'on considère la nature de l'image, on peut appeler ce que l'on voit «Christ», mais aussi «image du Christ» -car cela peut être du bois, de la couleur, de l'or et de l'argent, ou tout ce qu'on peut dire des différentes matières ; mais quand on considère la ressemblance avec l'archétype procuré par la représentation, c'est le Christ, et du Christ : c'est le Christ par la communauté du nom (homonymie), c'est du Christ en ce qui concerne le rapport d'image. C'est un exemplaire, un exemplaire de l'Archétype, comme le nom est le nom de Celui qui est nommé.
En voici un exemple : Josias leva les yeux vers la tombe de l'homme de Dieu, l'homme qui avait crié ces choses. Il dit : «Quel est ce tombeau que je vois ?» Les gens de la ville lui répondirent : «C'est l'homme de bien qui est venu de Juda»... Il dit : «Laissez-le ! Que personne ne touche à ses ossements27 !» Comprends-tu l'Ecriture ? Elle appelle la tombe «homme de Dieu», du nom de celui qui y repose. Combien plus faudra-t-il nommer le prototype d'après l'image ! De même Dieu dit à Moïse : Fais-moi deux Chérubins en or28 -et non pas : «des images de Chérubins». Vois donc d'après cela comment l'exemplaire est nommé d'après le modèle par homonymie, cesse de tenter l'inanité et d'user de logique contre ce qu'on ne peut comprendre.
L'hérétique : Comment peux-tu dire que la Divinité du Christ soit par nature dans l'image ? Car tu l'y vénères bien, n'est-ce pas ? Or si elle y est, c'est qu'elle y est circonscrite, mais si elle n'y est pas, ta vénération n'est qu'impiété. Ou bien les choses sont ainsi que tu le prétends, ou bien il ne faut pas vénérer. La chair du Christ est toujours vénérée avec sa Divinité, puisqu'elles ont été unies inséparablement, mais l'image ne l'est pas.
L'orthodoxe : Tu persistes dans les mêmes insanités ! L'archétype et l'image, comme la réalité et l'ombre, ne sont pas identiques ; qu'y a-t-il donc de sage dans ta tentative ? La Divinité est adorée et glorifiée conjointement avec le corps du Seigneur, en raison de la conjonction des natures, puisqu'elle se soumet au contour de la chair. Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement, puisque la chair peut être touchée, saisie et vue, sans jamais endosser dans leur union les propriétés de la nature incirconscriptible qui lui restent étrangères ? Nous l'avons dit : la chair a souffert sans que la nature impassible ait souffert -l'image, elle, absolument pas. Là où la nature de la chair représentée n'est pas même présente, mais où elle est seulement dans un rapport d'image, tu peux parler de la Divinité incirconscriptible : la Divinité s'y trouve et elle y est vénérée dans la mesure où elle se trouve dans l'ombre de la chair à laquelle elle est unie. De quel lieu en effet la Divinité pourrait-elle être absente, des êtres rationnels ou des êtres irrationnels , de ceux qui sont animés ou bien inanimés ? En fait elle y est plus ou moins présente, selon les capacités de la nature qui la reçoit. Si donc quelqu'un dit que la Divinité est présente dans l'image, il ne pèche point, puisqu'elle est tout aussi présente dans la forme de la Croix et dans les autres objets consacrés. Elle n'y est pas présente par une union de nature, car ce n'est pas une chair divinisée ; elle n'y est présente que par une participation relative, par une participation à la grâce et à l'honneur.
L'hérétique : Et qu'en dit-on ? Qu'il ne convient pas d'exposer une image sans la vénérer ? Et pourtant, cela vaudrait mieux, car c'est bien ainsi qu'on peut écouter pour remonter aux réalités et se les remémorer. C'est également ainsi qu'on peut éviter le caractère vil de la forme matérielle. Car il est dit : «Dieu est Esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité29».
L'orthodoxe : Si tu veux bien reconnaître une égale clarté à la vue et à l'ouïe, admets alors leur équivalence, ou bien laisse l'Evangile à la seule ouïe, sans le vénérer -et pourtant il est bien vénérable. Mais si c'est là une sottise, n'en serait-ce pas une autre de dire que tu les estimes égales mais qu'il ne faudrait pas pour autant les vénérer toutes deux, et qu'elles se contrediraient entre elles pour le bien et le mal ? Il en ressort bien que Dieu est adoré en esprit et en vérité -que ce soit en image, que ce soit dans l'Evangile, par la Croix ou par tout autre moyen consacré. C'est en dépassant la matière que l'esprit s'éveille à Dieu : ce n'est pas vers elle qu'il pourrait s'élever, car il ne place pas sa confiance en elle, mais c'est par elle qu'il monte vers le prototype, et c'est bien là la foi des orthodoxes.
L'hérétique : Est-ce l'inscription qu'il faut vénérer, ou bien l'image dont elle indique le nom ? seulement l'une ou l'autre ou bien les deux ? Et alors laquelle ?
L'orthodoxe : C'est comme si on demandait s'il faut vénérer l'Evangile ou son nom, la forme de la Croix ou l'écriteau qu'elle porte... j'ajouterai même, en ce qui nous concerne : Untel ou son nom -le nom de Paul ou Pierre, par exemple, ou de chacun des individus de notre race, -ne serait-ce pas insensé, pour ne pas dire ridicule ? Parmi tout ce que nous voyons est-il chose qu'on ne puisse nommer ? et comment distinguer en gloire ce qui est nommé de son appellation, comment donner à l'une la vénération qui lui convient et lui refuser la vénération due à l'autre ? Il s'agit bien ici de relation, car le nom est en relation avec ce qui est nommé, -en cela nous ne brisons pas l'unité de la révélation.
L'hérétique : Faut-il adorer la Croix plus que l'image ? ou autant ? ou moins ?
L'orthodoxe : Comme il existe une ordonnance naturelle des choses, j'ai l'impression de me répéter, car par «Croix», tu entends bien l'archétype, n'est-ce pas ? C'est sur elle que le Verbe impassible a subi la passion, et sa puissance est telle que même par son ombre elle brûle les démons, et que son sceau sur les choses les fait fuir ; mais si tu entends par là l'image, cela n'est pas sérieux. De même que les causes différent, les effets reçoivent les honneurs différents, car ce qui est pris comme substitut est moins honoré que ce qu'il remplace. Il en est ainsi de la Croix du Christ : elle était jadis instrument de malédiction, puis elle a été sanctifiée par son usage dans la divine Passion.
L'hérétique : Il n'y a pas de différence entre «idole» et «image» : la signification est la même. L'une est la «forme» (eidos) en général, car le sens principal n'est pas ce qui est vu, l'autre la «semblance» (eoikos) dans une acception identique. Ce qui est semblable n'est autre que ce qui n'est pas l'original : ainsi de l'idole, ainsi de l'icône -dans les deux cas la signification est la même. C'est une impiété que de vénérer une idole -c'est-à-dire de vénérer le Christ en un contour : c'est chose interdite par la Parole de vérité.
L'orthodoxe : En suivant ce même raisonnement selon lequel les apparences ne sont pas la Divinité mais usurpent la vérité, il n'y a pas de différence, car ce sont des choses également abominables pour la Sainte Ecriture : non seulement la fabrication des idoles, mais leur érection et leur reproduction et autres choses de ce genre. Il est dit en effet : Vous ne ferez pas de fabrication de vos mains, vous ne dresserez ni statue ni stèle, vous n'érigerez pas de pierre levée dans votre terre pour vous prosterner devant, car je suis le Seigneur votre Dieu30 ! et ailleurs : N'est-ce pas l'artisan qui a fait l'image, et l'orfèvre coulant l'or qui l'a dorée et en a fait une ressemblance31 ? C'est dans les deux que se trouve le danger de l'idolâtrie. Certes, puisque jadis il nous a été interdit de donner le nom «d'image» à la ressemblance de Dieu à cause de sa nature infinie, on ne peut en user, non plus que de ses semblables ; usons donc du nom d'«image» plutôt pour la ressemblance corporelle du Christ. De même qu'à l'origine, lors de la création du monde, ceci fut indiqué lorsque Dieu modela l'homme : «Faisons, dit-il en effet, l'homme à notre image et à notre ressemblance32», il en est de même, dans la question posée par Dieu : «De qui est cette image33 ?» C'est de là que nous tirons notre usage.
Nous usons aussi des mots «caractères» et «ressemblance». Jamais du mot «idole» -bien que ce soit le même mot -car il est réservé aux anciens idolâtres et à quiconque aujourd'hui n'adore pas la Sainte Trinité indivisible par nature en gloire et en puissance, et ne confesse pas l'incarnation du Verbe. Quant à ces dieux qui n'ont pas fait le ciel et la terre34, qui sont fabriqués de bois, de pierre, ou de toute autre matière, qui sont divisés, qui sont en conflit, non seulement en nature, mais aussi en volonté, en gloire et en culte, qu'ils périssent ! Chassés d'ici, ils nous rendront les images de notre Dame et celle de tous les saints.
L'hérétique : Mais ce sont ces images qu'il ne faut ni peindre ni vénérer, car il ne faut pas façonner des images matérielles de ceux qui ont reçu en partage la gloire qui surpasse le monde. C'est par les mots qu'il vaudrait mieux leur élever un mémorial, car les mots sont bien préférables aux images peintes -et bien plus utiles.
L'orthodoxe : Ils avaient dit la même chose du Christ ! Mais la réfutation est évidente, et il est inutile de nous répéter : l'ouïe est semblable à la vue, et on ne peut faire qu'il n'y ait pas les deux, car celui qui rejette l'une rejette l'autre aussi, et dans les deux cas il y aurait avantage à rendre vénération à ce qui est vénérable, si nous ne voulons pas nous tromper.
L'hérétique : Mais il ne faut pas vénérer ceux qui sont représentés sur les images : cet homme ou cet homme - sans importance peut-être, ou peu dignes de louange.
L'orthodoxe : Ici nous avons des personnes vénérables et glorieuses, qui ont mérité cet honneur par le sang du martyre ou par leur sainte vie.
L'hérétique : Alors la vénération est ainsi divisée. Or la vénération doit être unique et non multiple.
L'orthodoxe : La vénération d'adoration est unique et ne s'adresse qu'à Dieu seul. Les autres (vénérations) vont aux autres. Chez nous, les rois et les gouvernants sont vénérés, les maîtres le sont par les esclaves, les parents par les enfants -mais pas en tant que Dieu. Certes, la vénération est égale -mais les raisons en diffèrent : ce sont des hommes en effet, et la vénération qui les honore a pour cause la Loi, ou la crainte ou le désir, si bien que -voyant la différence dans la vénération par laquelle on vénère les prototypes selon leur caractère,- on attribue la vénération proprement dite de manière propre à l'unique Divinité, puis, selon le cas et proportionnellement, à la Mère de Dieu et aux saints en tant que saints. Les livres saints aussi sont offerts dans toutes les Eglises de Dieu à la vue de tout homme, comme leurs mots sont offerts à l'ouïe ; ils sont de même vénérés comme égaux en puissance. Ou peut-être même les images ont-elles la préséance, eu égard à la plus grande importance de la vue comme sens. Sinon que ferions-nous de ces usages qui ont prévalu depuis les origines jusqu'à nos jours -comme il ressort de tout temple et de tout monument consacré à Dieu ? Le choeur des saints était-il impie ? L'Eglise immaculée était-elle hérétique ? Quand et par qui sera-t-elle purifiée des idoles ?
Vos objections viennent de l'Antichrist : comment pourrait-on bouleverser les anciennes observances qui nous viennent des coutumes et des traditions antiques ? Bien que ce soit superflu, ce que nous ont fixé nos pères inspirés par Dieu nous retient de céder aux démonstrations logiques. Ils le disaient bien : «Que la simplicité de la foi soit plus forte que les démonstrations logiques» et ailleurs : «Que les anciennes coutumes prévalent». Lorsque tu traites l'Eglise de Dieu de temple d'idoles, n'es-tu pas le produit de toutes les hérésies ? Tourne-toi donc du côté opposé si tu n'as pas honte, entends la voix qui viens te frapper comme une pierre, pour t'interdire d'attenter comme un hérétique bestial à la montagne de l'Eglise35.
Si donc quelqu'un ne confesse pas que notre Seigneur Jésus Christ venu dans la chair est circonscrit dans le chair, bien qu'il demeure incirconscrit dans sa nature divine, il est hérétique.
Si quelqu'un, de ce que la chair du Seigneur est circonscrite, cherche à en déduire que la Divinité du Seigneur est aussi circonscrite, sans faire de distinction dans l'Hypostase selon les particularités de chaque nature -car l'une n'exclut pas l'autre en une union inséparable,- il est hérétique.
Si quelqu'un, voyant le contour de la forme corporelle du Verbe, ne la nomme pas «image» du Christ, ni «Christ» par identité de nom, mais qu'il la traite d'«idole illusoire», il est hérétique.
Si quelqu'un ose affirmer que la vénération du Christ par son rapport avec une image est une vénération d'idole et non du Christ Lui-même, alors que selon le grand Saint Basile «la gloire du prototype n'est pas divisée par l'image36», il est hérétique. Si quelqu'un transfère et applique à la sainte image du Christ les interdictions de l'Ecriture concernant les idoles, afin de taxer d'idolâtrie l'Eglise du Christ, il est hérétique.
Si quelqu'un, vénérant l'image du Christ, dit y vénérer la nature divine -et pas simplement dans la mesure où il n'y a là que l'ombre de la chair qui lui fut unie, ou bien parce que Dieu est partout- il est hérétique.
Si quelqu'un réserve aux humbles de monter vers le prototype par les saintes images, croyant qu'il peut lui monter sans elles, c'est-à-dire par l'ouïe, vers la vue directe de l'Archétype, et s'il refuse d'égaler l'exposition graphique silencieuse à l'exposition verbale du mémorial, comme le dit le grand Basile37, il est hérétique.
Si quelqu'un ne dit pas que l'image du Christ doit être reproduite en tout lieu à l'égal de celle de la Croix et exposée pour le salut du peuple de Dieu, il est hérétique.
Si quelqu'un n'accorde pas à l'image de la Mère de Dieu et de tous les saints la vénération requise à celle de la Mère de Dieu en tant que Mère de Dieu, à celle des saints en tant que saints, selon la différence de vénération entre la Mère de Dieu et ses serviteurs,- mais qu'il dise que ces ornements salutaires de l'Eglise sont une invention idolâtrique, il est hérétique.
Si quelqu'un ne range pas avec les autres hérétiques ceux qui se déchaînent contre les vénérables images, comme s'écartant aussi de Dieu, mais se dit indifférent à la communion avec eux, il est hérétique.
Si quelqu'un exagérant l'honneur dû à l'image du Christ, dit qu'il ne faut pas aller vers elle, et que cela ne sert à rien si l'on n'est pas préalablement purifié de tout péché, c'est un insensé.
Traduit par J.L.Palierne. Le texte des Trois Controverses est très important pour comprendre les querelles de l'iconoclasme. Il devrait être publié prochainement à
l'Age d'Homme dans la Collection La Lumière du Thabor.
CONTRE LES ADVERSAIRES DES IMAGES
e temps de parler est venu, celui qui le peut ne doit plus se taire1. Une hérésie se dresse et jappe contre la vérité. Elle cherche à troubler les âmes instables par un vacarme inepte. Celui qui prend la parole vise en effet deux buts : pour lui-même, il veut affermir complètement son esprit par l'ordonnancement et l'échafaudage de démonstrations édifiantes sur le problème posé. Pour autrui, il cherche à transmettre ses découvertes, pourvu qu'on lui prête l'oreille. Quant à moi, bien que je sois incapable d'atteindre ces deux buts, enhardi par les prières et les instances de mes pères, je vais tenter de proposer, dans la mesure de mes possibilités, mes propres conceptions, car il vaut mieux, selon les mots du Théologien, apporter sa contribution comme on le peut que s'abstenir complètement -d'autant que je ne l'ai pas suffisamment exposée dans la Dénonciation que j'ai déjà publiée2. Je vais donc exposer ici contradictoirement notre propre dogme et celui de l'adversaire, afin de pouvoir refuser par ce test la fausse monnaie frappée au coin de l'impiété comme par la touche d'une pierre de vérité. Et le Seigneur mettra la parole dans la bouche de ceux qui annoncent la bonne nouvelle avec une grande puissance3» -pour autant que j'aie le droit, dans mon indignité, de commencer mon discours en citant l'Ecriture.
L'orthodoxe : Pour nous chrétiens, c'est une seule et même chose, ô hérétiques, que la foi, le culte et l'adoration -je parle de celle que l'on doit au Père, au Fils et au Saint Esprit,- car Celui que nous vénérons est Un par sa nature divine, alors que selon notre doctrine ils sont Trois, Ceux que nous percevons par les particularités de leurs Hypostases.
L'hérétique : Ce ne serait en tout cas plus une chose unique, si du moins notre culte devait devenir une adoration multiple en reprenant, sous l'effet des ruses du démon, l'érection d'images à la manière des Grecs pour instituer une adoration idolâtrique dans l'Eglise catholique. Pour tout théologien cependant, la Divinité est totalement incompréhensible et indescriptible.
L'orthodoxe : Certes la Divinité ne peut être ni comprise ni décrite, cela est certain, mais il faut ajouter qu'elle est en outre sans mesure et sans fin, qu'elle n'est pas représentable, et tout ce qu'elle n'est pas et qui peut faire l'objet d'une négation. Or qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres ? Cela aussi on peut le dire, de même que : Quel accord est possible entre Christ et Bélial4 ? -ou bien entre les saintes images et les idoles du démon ? (Si cet accord n'est pas possible), dans le doute il faut alors vénérer et adorer plutôt les causes que ce qu'elles ont causé : Astarté et Chamos, l'abomination des Sidoniens5, Apollon, Zeus et Chronos, et toutes sortes de dieux des Grecs. Abusés par les démons, ces Grecs transféraient dans leur insconscience leur culte du Dieu créateur aux produits de leur artisanat. Ils ont adoré -comme il est écrit- la créature au lieu du Créateur,6 tombant ainsi dans le précipice du polythéisme. Pour nous, c'est le Dieu unique qui est adoré dans la Trinité. Ce n'est pas que nous y ayons découvert une circonscription ou une conception en ce qui concerne le dogme de la Théologie -loin de là ! Ce ne sont là qu'inventions de la spéculation grecque ! Nous ne savons même pas ce qu'est Dieu ni qui il est comme Lui seul le sait de Lui-même, -mais dans l'excès de sa bonté, il est entré dans la nature humaine, il est devenu l'Un d'entre nous, Lui l'Un de la sainte Trinité, devenu mélange de non mélangeable, composé d'incompatibles, c'est-à-dire, oh miracle ! composé de circonscrit et d'incirconscriptible, de fini et d'infini, de limité et d'illimité, d'informe et de bien formé. C'est ainsi que le Christ peut être peint en image : invisible il est vu, Lui dont la Divinité est sans contour, il admet un contour naturel de son corps afin que les deux réalités soient révélées l'une comme l'autre pour ce qu'elles sont. Sinon, ce serait bien une tromperie, comme tu le penses.
L'hérétique : Mais la Divinité ne peut pas rester incirconscrite lorsque le corps est circonscrit. La Divinité étant unie à la chair par une union hypostatique, il serait nécessaire de circonscrire la Divinité non circonscrite en une chair circonscrite, car il n'est pas possible de les séparer -sinon on y introduirait une sorte de détestable division.
L'orthodoxe : Si l'on suivait tes acrobaties verbales, il ne pourrait plus rien se trouver d'insaisissable dans ce qui est saisi -et pourtant il a bien été saisi dans les langes ; ni d'indivisible dans ce qui est vu -et pourtant il a bien été vu ; ni d'intouchable dans ce qui est touché -et pourtant il a bien été touché ; rien d'impassible dans ce qui a subi la Passion -et pourtant il a bien été crucifié ; rien d'immortel dans ce qui a été mis à mort -et pourtant il a bien été mis à mort. Admets donc également qu'il reste incirconscriptible alors qu'il a été circonscrit -car ce sont également là ses propriétés. Or c'est bien aux propriétés de la nature incirconscriptible que l'on reconnaît qu'il est Dieu, et c'est à cause des propriétés de la nature circonscrite qu'il peut être confessé comme homme : chaque nature ne fait pas de l'autre une nouvelle nature, pas plus qu'elle ne cesse d'être ce qu'elle était. Elles ne sont pas transformées l'une en l'autre -ce serait là une confusion que nous écartons au sujet du Christ. Il est Un seul et le même par son hypostase, gardant sans confusion les deux natures, chacune en son domaine. Admets donc la circonscription, ou sinon refuse également le visible, le touchable et le saisissable, et on devra alors constater que tu refuses d'admettre que le Christ soit devenu chair - or c'est bien là le comble du blasphème.
L'hérétique : Traiter le Christ d'homme ordinaire est complètement absurde. La circonscription caractérise en effet un homme ordinaire ; or le Christ n'est pas un homme ordinaire, puisqu'il est incirconscriptible.
L'orthodoxe : Il me semble que tu radotes complètement lorsque tu prononces ton habituel «incirconscriptible». Tu tentes d'échapper à nos raisons par le non-sens, de réfuter l'indémontrable par le démontré, le non-logique par le logique. Le Christ en effet n'est pas simplement devenu un homme, et la piété interdit aussi de dire qu'il ait assumé un homme. C'est la totalité, c'est la nature humaine universelle qu'il a assumée, et pourtant on ne saurait la voir qu'en un individu -comment eût-on pu la voir autrement ? -et c'est bien selon cette nature qu'on peut le voir et le figurer, qu'on peut le toucher et le circonscrire, qu'il peut manger et qu'il peut boire, qu'il peut être élevé et qu'il peut grandir, qu'il travaille et qu'il se repose, qu'il dort et qu'il veille, qu'il a faim et qu'il a soif, qu'il pleure et qu'il transpire -et tout ce que peut faire et subir tout homme. Le Christ est donc circonscriptible, bien qu'il ne soit pas simplement un homme, car il n'est pas un individu banal dans la multitude, il est le Dieu fait homme -sinon, ceux qui disent qu'Il ne serait venu qu'en apparence ou en illusion, ceux que tu suis toi aussi, ces dragons de l'hérésie, se jetteront rapidement sur nous. Mais s'il est vraiment le Dieu fait Homme, il est également incirconscriptible, et honni soit le chien impie qui radote qu'il a commencé de Marie ! C'est bien là le mystère nouveau et magnifique de l'économie que cette rencontre des natures divine et humaine dans l'Hypostase unique du Verbe, qui conserve sans les altérer, en une union indivisible, les particularités de l'une et de l'autre.
L'hérétique : L'Ecriture interdit formellement d'ériger des ressemblances. Elle dit en effet : Tu ne feras point d'image ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, des choses qui sont en bas sur la terre, ni des choses qui sont dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant elles, car je suis le Seigneur ton Dieu7.
L'orthodoxe : Quand et à qui l'a-t-elle dit ? C'était avant le règne de la grâce et c'était à ceux qui étaient captifs sous la garde de la Loi8, alors que Dieu n'avait pas encore paru dans la chair et que les Anciens étaient protégés contre les idoles du dehors. Il fallait bien que ceux qui étaient appelés à former un peuple élu dans l'ancêtre Abraham reçoivent cette loi pour échapper aux abîmes du polythéisme -car il n'y a qu'un seul Dieu et Seigneur de l'univers, que nul homme n'a vu ni ne peut voir9 ; il ne connaît ni signe ni ressemblance, ni contour, ni définition ni absolument rien qui puisse entrer dans la capacité de l'intelligence humaine. Sur ce point, l'Ecriture est très claire : A quoi voulez-vous comparer le Seigneur ? A quelle comparaison le comparerez-vous ?10». Et je passe sur le fait que ce qui était tout à fait interdit concernant Dieu ne l'était pas pour autant concernant d'autres choses -car Celui-là même qui venait de formuler ses interdits au hiérophante Moïse, lui ordonna tout aussitôt : «Tu feras deux Chérubins d'or battu aux deux extrémités. Les Chérubins auront deux ailes déployées vers le haut, protégeant de leurs ailes le dessus du propitiatoire, leurs faces l'une contre l'autre ... C'est là que je me rencontrerai avec toi ... et que je te parlerai11». Et dans le Lévitique : «Fais-toi un serpent et place- le en signal, et voici, si un serpent mord un homme, tout homme mordu qui le regardera vivra. Et Moïse fit un serpent d'airain et le plaça en signal. Et voici, quand un serpent mordait un homme et qu'il regardait le serpent d'airain, il vivait12». Vois-tu ce qui est écrit dans l'Ecriture ? Certes les Anges ne sont pas charnels comme nous, et le serpent diffère de nous par sa forme bestiale, et pourtant il fut élevé mystérieusement à l'image du Christ13. Si donc Dieu consentit jadis à être figuré mystérieusement pour guérir ceux qui avaient été mordus, comment donc, puisqu'il est devenu homme, ne lui serait-il pas agréable et convenable d'ériger l'image de sa forme corporelle ?
L'hérétique : Dieu se contredit-il donc et s'oppose-t-il à Lui- même ?
L'orthodoxe : Quelle aberration ! L'interdit porte sur l'assimilation à la Divinité de tout ce qui a été créé, du soleil, de la lune ou des étoiles ou de tout ce qui pourrait se trouver d'autre ; c'est bien d'après cela que l'on fait les idoles14. Le commandement, lui, vise à élever symboliquement Israël par les sculptures ou par les images jusqu'à la vision et au culte du Dieu unique -pour autant que cela soit possible. Et de fait, l'exemple de la Demeure n'est-il pas une ébauche évidente du culte spirituel, comme esquissé dans les visions symboliques du grand Moïse par le Dieu même de l'univers15 ?
L'hérétique : C'est un abaissement et un amoindrissement que de représenter le Christ par des formes matérielles. Il faut que nous nous contentions de le voir en esprit, ou bien plutôt tel qu'il est figuré par le Saint Esprit, qui envoie en nous une forme divine par la sanctification et la justice. Car l'Ecriture le dit bien : Quel profit tire-t-on d'une sculpture parce qu'on l'a sculptée ? d'une image de métal, maîtresse de mensonge ? Car l'ouvrier met sa confiance dans son ouvrage16. Et aussi : Car c'est un arbre coupé dans la forêt, oeuvre du menuisier, ou une fonte d'argent ou d'or17.
L'orthodoxe : Tu ne crains pas de te répéter ou plutôt de faire l'aveugle, glissant par ruse d'un sujet à l'autre. Ce que tu considéres comme vil et indécent est ce qui rend magnifique et sublime la grandeur de ce mystère. Ceux qui ont une position élevée ne doivent-il pas en effet considérer l'abaissement comme une gloire ? Inversement c'est un déshonneur que de s'exalter18. Il en est ainsi du Christ. Lui qui demeure au sommet de la Divinité, glorifié en son incirconscriptibilité immatérielle, considère comme un honneur de s'être circonscrit en son propre corps, Lui le Très-Haut, dans sa condescendance envers nous. En effet, il est bien devenu matière et donc chair, Lui qui maintient tout. Or il ne renie pas ce qu'il a daigné devenir, car c'est le propre de la matière que d'être circonscrite matériellement. Qu'il suffise d'une vision en esprit formée en nous par le Saint Esprit -c'est une question qui ne concerne que le baptême ; n'oublions pas que c'est l'image même de l'hypostase de Dieu le Père que nous portons en nous19, mais ce que nous représentons par des couleurs matérielles, c'est l'image de sa forme humaine. S'il avait suffi en effet d'une vision en esprit, il aurait pu venir en nous de cette même manière, et nous aurions alors été trompés par l'illusion de ses actes et de ses souffrances indéniablement humains, s'il n'était pas venu dans la chair.
Poursuivons donc. Chair, il a souffert dans la chair. De même, il a mangé et il a bu, et fait tout ce que fait un homme, sauf le péché20. Ainsi ce que tu tiens pour un déshonneur est-il tenu pour un honneur par le Verbe très honorable et très glorieux ! Cesse donc de citer parmi nous avec ignorance la voix de l'Ecriture, et d'appliquer à l'image du Christ ce qui est dit contre les idoles des Grecs ! Pour peu qu'on ait de l'esprit, comment ne pourrait-on saisir la différence entre idole et image ? L'une est ténèbre, l'autre est lumière ; l'une est erreur, l'autre est vérité ; l'une est polythéisme, l'autre claire confession de l'économie divine.
L'hérétique : Comment alors ce qui est écrit de la Croix n'est-il pas écrit aussi de l'image ? «Car la parole de la Croix, est-il écrit, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour nous qui sommes sauvés, elle est puissance de Dieu21», et : «Pour moi, puissè-je ne me glorifier que dans la Croix de notre Seigneur Jésus-Christ22 !» et tant d'autres choses dans l'Ecriture ! Où iras-tu donc chercher des passages sur l'image, et prononcés par qui ?
L'orthodoxe : Dis-moi fanfaron : que célébrait-il et en quoi se glorifiait-il : dans la Croix ou dans l'image de la Croix ? Evidemment dans la première ; mais la copie n'est pas privée pour autant de la gloire du prototype, pas plus que l'ombre de la lumière. Tout ce que nous avons dit de la cause peut être dit de la même façon de ce qui aura été causé. Mais là on le disait en propre, parce que c'était par nature -ici, on ne le dit pas en propre, mais à cause de la communauté du nom (homonymia). De même, à partir du moment où l'on a proclamé le Christ, on peut parler d'image en se référant à Lui, et dans la mesure où l'on parle de l'image du Christ, on parle tout autant du Christ Lui-même. Tout ce que l'on peut dire de l'image de la Croix, on peut le dire tout autant de la Croix elle-même. Jamais il n'est question de «type» ni d'«image» -dès lors que ces deux notions désignent la même chose. Il serait illogique en effet de rechercher (ces catégories), puisque pour nous ce qui est causé participe de la puissance de la cause.
Toute image n'est-elle pas un sceau, une empreinte portant en elle la réalité de ce dont elle porte le nom ? Appelons Croix ce qui en porte la figure, car c'est la Croix -et pourtant il n'y a pas deux croix. Appelons Christ l'image du Christ -et pourtant il n'y a pas deux Christs, car il n'est pas permis de séparer l'un de l'autre, lorsque nous leur donnons ce nom qui est ce qu'ils ont en commun -et non pas la nature. De la même façon, le divin Basile remarquait que l'image du Roi porte le nom de «Roi»- et qu'il n'y a pourtant pas deux rois. La puissance n'est pas divisée et la gloire n'est pas partagée. Il est naturel que l'honneur donné à l'image aille au prototype, et réciproquement23.
L'hérétique : Il arrive que l'on parle de divers «seigneurs» ou de divers «christs» en parlant de différentes images. C'est alors qu'apparaît le polythéisme. Pour nous, nous n'adorons qu'un seul Seigneur et Dieu.
L'orthodoxe : Mais comment, le Père n'est-il pas Seigneur ? Et le Saint Esprit Seigneur ? et le Fils Seigneur ? On aurait donc un dieu et un dieu et un dieu ? Mais quelle impiété ! Il n'y a qu'un seul Dieu et Seigneur. Et bien mon cher, il faut comprendre ici la même chose des images : les empreintes sont multiples, mais le Christ est unique et non multiple ; le Seigneur est le même et non pas différencié. De même en effet que le nom de Dieu ou de Seigneur s'appliquait à la Nature -qu'on peut répartir entre les trois personnes, -de même ici les différents types concernent une même forme invoquée par un Nom unique, ce qui retire toute sa portée à ton observation futile.
L'hérétique : Je concède que le Christ puisse être représenté, mais seulement suivant cette parole sacrée qui nous a été donnée divinement : Faites ceci en mémoire de moi24 -ce qui bien sûr n'autorise pas à le représenter autrement que pour mémoire. Seule cette image est vraie et il est saint de la représenter.
L'orthodoxe : Je pourrais te rétorquer que tu te réfutes toi-même, puisque tu admets que le Christ soit circonscrit -ce que tu refusais auparavant. Mais il ne serait pas bon de laisser ton affirmation sans discussion. Nous irons donc jusqu'à la réfuter mot à mot. Que devons nous dire de ces paroles saintes que le prêtre récite : est-ce une image ou bien une vérité ? Si c'est une image, quelle inconvenance ! tu vas de blasphème en blasphème, comme ces gens qui, embourbés et cherchant à éviter la glaise, perdent pied sur un terrain encore plus glissant : pour rendre ton argument encore plus pertinent, tu prends le risque d'encourir l'accusation d'athéisme ! Car si ces paroles sont vérité -et c'est bien ce que l'on doit dire, puisque ceci est bien le corps et le sang du Christ, comme nous le confessons à la communion des fidèles, selon la parole prononcée par Dieu,- que viens-tu alors radoter en communiant en image aux Mystères de la vérité ? Si cette parole est bien : «Faites ceci en mémoire de moi», cela ne signifie point qu'elle soit permise à tous, mais seulement à ceux qui en ont le ministère : pour autant, il ne nous a pas interdit la célébration des autres mystères. On peut nous voir commémorer la Nativité et la Théophanie ; nous cueillons des branches en mémoire du jour où le Seigneur s'assit sur un âne, nous nous embrassons en signe de Résurrection -et je passe la montée au Temple, ou la Tentation au désert que nous imitons par une abstinence de quarante jours, et d'autres cas de même signification. Dans «Faites ceci en mémoire de moi», nous devons comprendre ce que le Verbe a ordonné, sous-entendant dans le mystère principal ce qui est passé sous silence.
Et quand on voit sa forme corporelle sur papier ne faut-il pas supposer la même chose que lorsqu'on lit par exemple les Evangiles divinement écrits ? Il n'a dit à personne d'écrire un verbe «abrégé»25, et pourtant les apôtres nous ont transmis son image par écrit jusqu'à maintenant. Or ce qui est écrit ici à l'encre sur le papier, c'est ce qui est peint aussi là sur la planche en couleurs variées ou en toute autre matière car, comme le dit le grand Basile, ce que les mots du récit représentent, le dessin le montre en silence, par imitation26. Nous sommes ainsi instruits à reproduire non seulement ce qui tombe sous la perception, le toucher, la couleur, mais aussi tout ce qui est compris par l'intelligence, par la vision de l'intellect. C'est pourquoi il a été de tradition depuis les origines, non seulement de représenter les Anges, mais même d'esquisser le Jugement dernier, ceux qui passent à droite et à gauche, et leur aspect honteux ou glorieux. Une seule et unique chose est indescriptible : la Divinité ; aucune pensée ne peut comprendre, aucune oreille ne peut entendre ce qu'elle est par nature : c'est pour cette raison que toute circonscription en est impossible ; tout ce qui peut être défini et saisi par l'esprit est accessible et descriptible par la parole ou par la vue -car cela revient au même dans les deux cas.
L'hérétique : Qu'est-ce qui est donc montré ? Est-ce l'image du Christ ou le Christ ? Certes pas les deux, car l'ombre et la réalité ne sont pas la même chose. Comment peut-on dire que l'une est l'autre, et que chacune est l'autre ? L'absurdité est évidente.
L'orthodoxe : Personne n'aurait la folie de supposer qu'ombre et réalité, nature et art, original et copie, cause et effet, soient d'une même substance, ou bien dire que «l'un est l'autre et que chacun est l'autre». C'est bien pourtant ce que l'on devrait dire si on supposait ou disait que le Christ et son image sont une seule et même chose par nature. Par nature, autre est le Christ, autre l'image du Christ -même s'il y a identité par la communauté d'appellation. Et si l'on considère la nature de l'image, on peut appeler ce que l'on voit «Christ», mais aussi «image du Christ» -car cela peut être du bois, de la couleur, de l'or et de l'argent, ou tout ce qu'on peut dire des différentes matières ; mais quand on considère la ressemblance avec l'archétype procuré par la représentation, c'est le Christ, et du Christ : c'est le Christ par la communauté du nom (homonymie), c'est du Christ en ce qui concerne le rapport d'image. C'est un exemplaire, un exemplaire de l'Archétype, comme le nom est le nom de Celui qui est nommé.
En voici un exemple : Josias leva les yeux vers la tombe de l'homme de Dieu, l'homme qui avait crié ces choses. Il dit : «Quel est ce tombeau que je vois ?» Les gens de la ville lui répondirent : «C'est l'homme de bien qui est venu de Juda»... Il dit : «Laissez-le ! Que personne ne touche à ses ossements27 !» Comprends-tu l'Ecriture ? Elle appelle la tombe «homme de Dieu», du nom de celui qui y repose. Combien plus faudra-t-il nommer le prototype d'après l'image ! De même Dieu dit à Moïse : Fais-moi deux Chérubins en or28 -et non pas : «des images de Chérubins». Vois donc d'après cela comment l'exemplaire est nommé d'après le modèle par homonymie, cesse de tenter l'inanité et d'user de logique contre ce qu'on ne peut comprendre.
L'hérétique : Comment peux-tu dire que la Divinité du Christ soit par nature dans l'image ? Car tu l'y vénères bien, n'est-ce pas ? Or si elle y est, c'est qu'elle y est circonscrite, mais si elle n'y est pas, ta vénération n'est qu'impiété. Ou bien les choses sont ainsi que tu le prétends, ou bien il ne faut pas vénérer. La chair du Christ est toujours vénérée avec sa Divinité, puisqu'elles ont été unies inséparablement, mais l'image ne l'est pas.
L'orthodoxe : Tu persistes dans les mêmes insanités ! L'archétype et l'image, comme la réalité et l'ombre, ne sont pas identiques ; qu'y a-t-il donc de sage dans ta tentative ? La Divinité est adorée et glorifiée conjointement avec le corps du Seigneur, en raison de la conjonction des natures, puisqu'elle se soumet au contour de la chair. Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement, puisque la chair peut être touchée, saisie et vue, sans jamais endosser dans leur union les propriétés de la nature incirconscriptible qui lui restent étrangères ? Nous l'avons dit : la chair a souffert sans que la nature impassible ait souffert -l'image, elle, absolument pas. Là où la nature de la chair représentée n'est pas même présente, mais où elle est seulement dans un rapport d'image, tu peux parler de la Divinité incirconscriptible : la Divinité s'y trouve et elle y est vénérée dans la mesure où elle se trouve dans l'ombre de la chair à laquelle elle est unie. De quel lieu en effet la Divinité pourrait-elle être absente, des êtres rationnels ou des êtres irrationnels , de ceux qui sont animés ou bien inanimés ? En fait elle y est plus ou moins présente, selon les capacités de la nature qui la reçoit. Si donc quelqu'un dit que la Divinité est présente dans l'image, il ne pèche point, puisqu'elle est tout aussi présente dans la forme de la Croix et dans les autres objets consacrés. Elle n'y est pas présente par une union de nature, car ce n'est pas une chair divinisée ; elle n'y est présente que par une participation relative, par une participation à la grâce et à l'honneur.
L'hérétique : Et qu'en dit-on ? Qu'il ne convient pas d'exposer une image sans la vénérer ? Et pourtant, cela vaudrait mieux, car c'est bien ainsi qu'on peut écouter pour remonter aux réalités et se les remémorer. C'est également ainsi qu'on peut éviter le caractère vil de la forme matérielle. Car il est dit : «Dieu est Esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité29».
L'orthodoxe : Si tu veux bien reconnaître une égale clarté à la vue et à l'ouïe, admets alors leur équivalence, ou bien laisse l'Evangile à la seule ouïe, sans le vénérer -et pourtant il est bien vénérable. Mais si c'est là une sottise, n'en serait-ce pas une autre de dire que tu les estimes égales mais qu'il ne faudrait pas pour autant les vénérer toutes deux, et qu'elles se contrediraient entre elles pour le bien et le mal ? Il en ressort bien que Dieu est adoré en esprit et en vérité -que ce soit en image, que ce soit dans l'Evangile, par la Croix ou par tout autre moyen consacré. C'est en dépassant la matière que l'esprit s'éveille à Dieu : ce n'est pas vers elle qu'il pourrait s'élever, car il ne place pas sa confiance en elle, mais c'est par elle qu'il monte vers le prototype, et c'est bien là la foi des orthodoxes.
L'hérétique : Est-ce l'inscription qu'il faut vénérer, ou bien l'image dont elle indique le nom ? seulement l'une ou l'autre ou bien les deux ? Et alors laquelle ?
L'orthodoxe : C'est comme si on demandait s'il faut vénérer l'Evangile ou son nom, la forme de la Croix ou l'écriteau qu'elle porte... j'ajouterai même, en ce qui nous concerne : Untel ou son nom -le nom de Paul ou Pierre, par exemple, ou de chacun des individus de notre race, -ne serait-ce pas insensé, pour ne pas dire ridicule ? Parmi tout ce que nous voyons est-il chose qu'on ne puisse nommer ? et comment distinguer en gloire ce qui est nommé de son appellation, comment donner à l'une la vénération qui lui convient et lui refuser la vénération due à l'autre ? Il s'agit bien ici de relation, car le nom est en relation avec ce qui est nommé, -en cela nous ne brisons pas l'unité de la révélation.
L'hérétique : Faut-il adorer la Croix plus que l'image ? ou autant ? ou moins ?
L'orthodoxe : Comme il existe une ordonnance naturelle des choses, j'ai l'impression de me répéter, car par «Croix», tu entends bien l'archétype, n'est-ce pas ? C'est sur elle que le Verbe impassible a subi la passion, et sa puissance est telle que même par son ombre elle brûle les démons, et que son sceau sur les choses les fait fuir ; mais si tu entends par là l'image, cela n'est pas sérieux. De même que les causes différent, les effets reçoivent les honneurs différents, car ce qui est pris comme substitut est moins honoré que ce qu'il remplace. Il en est ainsi de la Croix du Christ : elle était jadis instrument de malédiction, puis elle a été sanctifiée par son usage dans la divine Passion.
L'hérétique : Il n'y a pas de différence entre «idole» et «image» : la signification est la même. L'une est la «forme» (eidos) en général, car le sens principal n'est pas ce qui est vu, l'autre la «semblance» (eoikos) dans une acception identique. Ce qui est semblable n'est autre que ce qui n'est pas l'original : ainsi de l'idole, ainsi de l'icône -dans les deux cas la signification est la même. C'est une impiété que de vénérer une idole -c'est-à-dire de vénérer le Christ en un contour : c'est chose interdite par la Parole de vérité.
L'orthodoxe : En suivant ce même raisonnement selon lequel les apparences ne sont pas la Divinité mais usurpent la vérité, il n'y a pas de différence, car ce sont des choses également abominables pour la Sainte Ecriture : non seulement la fabrication des idoles, mais leur érection et leur reproduction et autres choses de ce genre. Il est dit en effet : Vous ne ferez pas de fabrication de vos mains, vous ne dresserez ni statue ni stèle, vous n'érigerez pas de pierre levée dans votre terre pour vous prosterner devant, car je suis le Seigneur votre Dieu30 ! et ailleurs : N'est-ce pas l'artisan qui a fait l'image, et l'orfèvre coulant l'or qui l'a dorée et en a fait une ressemblance31 ? C'est dans les deux que se trouve le danger de l'idolâtrie. Certes, puisque jadis il nous a été interdit de donner le nom «d'image» à la ressemblance de Dieu à cause de sa nature infinie, on ne peut en user, non plus que de ses semblables ; usons donc du nom d'«image» plutôt pour la ressemblance corporelle du Christ. De même qu'à l'origine, lors de la création du monde, ceci fut indiqué lorsque Dieu modela l'homme : «Faisons, dit-il en effet, l'homme à notre image et à notre ressemblance32», il en est de même, dans la question posée par Dieu : «De qui est cette image33 ?» C'est de là que nous tirons notre usage.
Nous usons aussi des mots «caractères» et «ressemblance». Jamais du mot «idole» -bien que ce soit le même mot -car il est réservé aux anciens idolâtres et à quiconque aujourd'hui n'adore pas la Sainte Trinité indivisible par nature en gloire et en puissance, et ne confesse pas l'incarnation du Verbe. Quant à ces dieux qui n'ont pas fait le ciel et la terre34, qui sont fabriqués de bois, de pierre, ou de toute autre matière, qui sont divisés, qui sont en conflit, non seulement en nature, mais aussi en volonté, en gloire et en culte, qu'ils périssent ! Chassés d'ici, ils nous rendront les images de notre Dame et celle de tous les saints.
L'hérétique : Mais ce sont ces images qu'il ne faut ni peindre ni vénérer, car il ne faut pas façonner des images matérielles de ceux qui ont reçu en partage la gloire qui surpasse le monde. C'est par les mots qu'il vaudrait mieux leur élever un mémorial, car les mots sont bien préférables aux images peintes -et bien plus utiles.
L'orthodoxe : Ils avaient dit la même chose du Christ ! Mais la réfutation est évidente, et il est inutile de nous répéter : l'ouïe est semblable à la vue, et on ne peut faire qu'il n'y ait pas les deux, car celui qui rejette l'une rejette l'autre aussi, et dans les deux cas il y aurait avantage à rendre vénération à ce qui est vénérable, si nous ne voulons pas nous tromper.
L'hérétique : Mais il ne faut pas vénérer ceux qui sont représentés sur les images : cet homme ou cet homme - sans importance peut-être, ou peu dignes de louange.
L'orthodoxe : Ici nous avons des personnes vénérables et glorieuses, qui ont mérité cet honneur par le sang du martyre ou par leur sainte vie.
L'hérétique : Alors la vénération est ainsi divisée. Or la vénération doit être unique et non multiple.
L'orthodoxe : La vénération d'adoration est unique et ne s'adresse qu'à Dieu seul. Les autres (vénérations) vont aux autres. Chez nous, les rois et les gouvernants sont vénérés, les maîtres le sont par les esclaves, les parents par les enfants -mais pas en tant que Dieu. Certes, la vénération est égale -mais les raisons en diffèrent : ce sont des hommes en effet, et la vénération qui les honore a pour cause la Loi, ou la crainte ou le désir, si bien que -voyant la différence dans la vénération par laquelle on vénère les prototypes selon leur caractère,- on attribue la vénération proprement dite de manière propre à l'unique Divinité, puis, selon le cas et proportionnellement, à la Mère de Dieu et aux saints en tant que saints. Les livres saints aussi sont offerts dans toutes les Eglises de Dieu à la vue de tout homme, comme leurs mots sont offerts à l'ouïe ; ils sont de même vénérés comme égaux en puissance. Ou peut-être même les images ont-elles la préséance, eu égard à la plus grande importance de la vue comme sens. Sinon que ferions-nous de ces usages qui ont prévalu depuis les origines jusqu'à nos jours -comme il ressort de tout temple et de tout monument consacré à Dieu ? Le choeur des saints était-il impie ? L'Eglise immaculée était-elle hérétique ? Quand et par qui sera-t-elle purifiée des idoles ?
Vos objections viennent de l'Antichrist : comment pourrait-on bouleverser les anciennes observances qui nous viennent des coutumes et des traditions antiques ? Bien que ce soit superflu, ce que nous ont fixé nos pères inspirés par Dieu nous retient de céder aux démonstrations logiques. Ils le disaient bien : «Que la simplicité de la foi soit plus forte que les démonstrations logiques» et ailleurs : «Que les anciennes coutumes prévalent». Lorsque tu traites l'Eglise de Dieu de temple d'idoles, n'es-tu pas le produit de toutes les hérésies ? Tourne-toi donc du côté opposé si tu n'as pas honte, entends la voix qui viens te frapper comme une pierre, pour t'interdire d'attenter comme un hérétique bestial à la montagne de l'Eglise35.
Si donc quelqu'un ne confesse pas que notre Seigneur Jésus Christ venu dans la chair est circonscrit dans le chair, bien qu'il demeure incirconscrit dans sa nature divine, il est hérétique.
Si quelqu'un, de ce que la chair du Seigneur est circonscrite, cherche à en déduire que la Divinité du Seigneur est aussi circonscrite, sans faire de distinction dans l'Hypostase selon les particularités de chaque nature -car l'une n'exclut pas l'autre en une union inséparable,- il est hérétique.
Si quelqu'un, voyant le contour de la forme corporelle du Verbe, ne la nomme pas «image» du Christ, ni «Christ» par identité de nom, mais qu'il la traite d'«idole illusoire», il est hérétique.
Si quelqu'un ose affirmer que la vénération du Christ par son rapport avec une image est une vénération d'idole et non du Christ Lui-même, alors que selon le grand Saint Basile «la gloire du prototype n'est pas divisée par l'image36», il est hérétique. Si quelqu'un transfère et applique à la sainte image du Christ les interdictions de l'Ecriture concernant les idoles, afin de taxer d'idolâtrie l'Eglise du Christ, il est hérétique.
Si quelqu'un, vénérant l'image du Christ, dit y vénérer la nature divine -et pas simplement dans la mesure où il n'y a là que l'ombre de la chair qui lui fut unie, ou bien parce que Dieu est partout- il est hérétique.
Si quelqu'un réserve aux humbles de monter vers le prototype par les saintes images, croyant qu'il peut lui monter sans elles, c'est-à-dire par l'ouïe, vers la vue directe de l'Archétype, et s'il refuse d'égaler l'exposition graphique silencieuse à l'exposition verbale du mémorial, comme le dit le grand Basile37, il est hérétique.
Si quelqu'un ne dit pas que l'image du Christ doit être reproduite en tout lieu à l'égal de celle de la Croix et exposée pour le salut du peuple de Dieu, il est hérétique.
Si quelqu'un n'accorde pas à l'image de la Mère de Dieu et de tous les saints la vénération requise à celle de la Mère de Dieu en tant que Mère de Dieu, à celle des saints en tant que saints, selon la différence de vénération entre la Mère de Dieu et ses serviteurs,- mais qu'il dise que ces ornements salutaires de l'Eglise sont une invention idolâtrique, il est hérétique.
Si quelqu'un ne range pas avec les autres hérétiques ceux qui se déchaînent contre les vénérables images, comme s'écartant aussi de Dieu, mais se dit indifférent à la communion avec eux, il est hérétique.
Si quelqu'un exagérant l'honneur dû à l'image du Christ, dit qu'il ne faut pas aller vers elle, et que cela ne sert à rien si l'on n'est pas préalablement purifié de tout péché, c'est un insensé.
Traduit par J.L.Palierne. Le texte des Trois Controverses est très important pour comprendre les querelles de l'iconoclasme. Il devrait être publié prochainement à
l'Age d'Homme dans la Collection La Lumière du Thabor.
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