mardi 8 février 2011

La Lumière du Thabor n°45. Chronique et livres reçus.

CHRONIQUE ET LIVRES RECUS



Anniversaire de la dormition
du saint Patriarche Tykhon

Lorsque le Patriarcat fut restauré en Russie, en 1917, le renouveau de la vie ecclésiale eut lieu en même temps que les commencements de la Révolution bolchévique. Le Patriarche Tykhon, le premier à s’asseoir de nouveau sur le trône resté vide depuis 217 ans, fut aussi le martyr du communisme, et mourut, probablement empoisonné, le 25 mars/7 avril 1925. Le journal Russie Orthodoxe a consacré un éditorial au soixante-dixième anniversaire de la dormition du saint Patriarche, dont le corps, intact, a été retrouvé en 1991 au monastère de Donskoï, à Moscou. Le miracle de la redécouverte de ces reliques -consécutive à un incendie- confirme avec éclat le bien-fondé de la position du Patriarche, qui avait toujours refusé de se soumettre complètement au régime communiste. Le Métropolite Serge de Moscou devait, par la suite, accepter une telle soumission, provoquant la rupture irréconciliable entre le Patriarcat de Moscou inféodé au pouvoir et l’Eglise des catacombes, fidèle à sa liberté en Christ, qui marchait selon les voies du patriarche Tykhon.
Dans un de ses précédents numéros, cette revue avait aussi publié des renseignements sur un autre Nouveau Martyr, proche du Patriarche, le Métropolite Pierre Kroutitsky. En 1920, le Patriarche Tykhon avait proposé à son ami, Pierre Théodorovitch Poliansky qui, avant la Révolution, occupait le poste d’inspecteur des écoles ecclésiastiques auprès du Saint Synode, de devenir moine, puis prêtre et évêque, afin de l’aider dans le gouvernement de l’Eglise. Sa réponse fut : «Je ne puis refuser, car si je refuse, je serais traître à l’Eglise ; mais, si j’accepte, je signe, par là-même, mon arrêt de mort». Mystérieux destin que celui du Métropolite Pierre, qui remplit durant onze ans les fonctions de locum tenens du Patriarche... dans les cellules soviétiques. Ce n’est qu’à l’automne 1991 que l’ouverture des archives du KGB permit d’avoir quelque lumière sur les dernières années de sa vie, qui se serait achevée en 1936.
Que le Christ Notre Dieu, par les prières de ses Nouveaux Martyrs, affermisse la foi sainte et immaculée des chrétiens pieux et orthodoxes !
Russie Orthodoxe, (en russe), 1/14 sept.1994 et 15/28 mars 1995.

Contradictions oecuménistes

Dans un article de la revue Contacts (n170, 1995), intitulé Mission et Oecuménisme, l’Higoumène André Wade pose la question de la conciliation entre le caractère missionnaire du chrétien orthodoxe et l’engagement oecuménique moderne. La mission par l’enseignement -bien distincte du prosélytisme agressif- est inséparable du christianisme. «Le Christ, écrit le Père Wade, a fondé une seule Eglise», et la volonté de Dieu est «que tous les hommes deviennent des pieux chrétiens orthodoxes». Selon l’Higoumène André, l’oecuménisme n’est pas en contradiction avec cette recherche de la conversion de toutes les nations. Il écrit : «Malgré les protestations hystériques de petits groupes schismatiques à tendances intégristes, l’oecuménisme n’est pas une trahison de la foi orthodoxe, ni en contradiction avec la mission de l’Eglise. Mais il y en a plusieurs sortes, et il est évident que le nôtre devra être orthodoxe, ce qui en exclut tout genre de relativisme. Il ne saurait être question de "négocier" les vérités de la foi établie par la Sainte Tradition et les Conciles Oecuméniques. Mais comment des chrétiens pourraient-ils refuser de cultiver à l’égard d’autres chrétiens l’amour, le dialogue, le respect, les rencontres, les échanges, l’accueil et la compréhension réciproque ?... En Europe Occidentale (et ailleurs...) nous devons préparer avec soin et avec discernement ceux qui demandent à devenir orthodoxes... nous devons affirmer aux autres chrétiens que l’Eglise orthodoxe préserve la pure tradition donnée par le Christ aux Apôtres. Il faut des ouvrages adaptés aux besoins des chrétiens qui désirent connaître l’Orthodoxie et comprendre les différences avec les autres confessions chrétiennes».
Tout cela est beau, mais ne correspond en rien à la réalité de l’oecuménisme qui va aujourd’hui bien au-delà de l’amour, du dialogue, du respect, des rencontres, des échanges, de l’accueil et de la compréhension réciproque ; ne reconnaît-il point, par exemple, le caractère d’Eglise, dans toute la plénitude du terme, à la papauté ? L’Higoumène André Wade, qui est sous l’omophore de l’archevêque Serge, lequel dépend du Patriarcat de Constantinople, devrait savoir ceci : en juin 1995, le Patriarche Bartholomée de Constantinople, en visite au Vatican, a prié avec le Pape -contrevenant ainsi aux canons qui interdisent toute prière avec les non orthodoxes- et ils ont donné ensemble leur bénédiction à la place Saint-Pierre ; puis ils ont signé une déclaration commune, où se lisent notamment les paroles suivantes : «Ce dialogue -à travers la Commission mixte internationale- s’est révélé fécond et a pu progresser de manière substantielle. Il en est ressorti une conception sacramentelle commune de l’Eglise, soutenue et transmise à travers le temps par la succession apostolique. Dans nos Eglises, la succession apostolique est fondamentale pour la sanctification et l’unité du peuple de Dieu. Considérant que dans chaque Eglise locale se réalise le mystère de l’amour divin et que de cette façon l’Eglise du Christ manifeste sa présence effective en chacune d’elles, la Commission mixte a pu déclarer que nos Eglises se reconnaissent comme Eglises-soeurs, portant ensemble la responsabilité de la sauvegarde de l’unique Eglise de Dieu dans la fidélité au dessein divin, et de façon toute spéciale en ce qui concerne l’unité. Du fond du coeur, nous rendons grâce au Seigneur de l’Eglise parce que non seulement ces affirmations faites ensemble aplanissent le chemin qui mène vers la solution des difficultés existantes, mais que dès à présent elles rendent les catholiques et les orthodoxes capables de donner un témoignage commun de leur foi... C’est dans cette perspective que nous exhortons nos fidèles, catholiques et orthodoxes, à renforcer l’esprit de fraternité qui provient de l’unique baptême et de la participation à la vie sacramentelle».
Cette déclaration commune s’inscrit dans une fidélité totale à l’union de Balamand (juin 1993) :
1. L’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe se reconnaissent comme Eglises-soeurs dans la pleine acception de ce terme, c’est-à-dire :
2. elles ont même foi ;
3. même succession apostolique ;
4. baptême unique et sacrements valides.
Cette déclaration contredit ouvertement toute la tradition orthodoxe, résumée dans l’enseignement des trois Nouveaux Docteurs, saint Photios le Grand, saint Grégoire Palamas et saint Marc d’Ephèse, qui ont défini le filioquisme et le papisme comme des hérésies -et comme le disait saint Cyrille de Jérusalem dans ses Catéchèses : «On ne rebaptise que les hérétiques, parce qu’alors, il n’y a pas eu de baptême».
Le journal catholique Irénikon (n67,3 du 3ème trim. 1994) publie l’information suivante, avec son commentaire : «Au cours d’un camp d’été, organisé par l’aumônerie de la police de Grèce, un policier belge catholique a reçu le baptême dans l’Eglise orthodoxe, en présence de 450 enfants et des membres de leur famille. Selon le bulletin d’informations du bureau de presse du Saint-Synode, Ekklèsiastikè Alètheia, qui relate l’événement, le néophyte d’origine catholique (âgé de trente ans) aurait "désiré embrasser l’Orthodoxie depuis son enfance". Ce qui peut étonner -et attrister- le lecteur catholique à ce sujet, n’est peut-être pas en premier lieu le fait qu’un Catholique passe à l’Orthodoxie, mais le renouvellement du baptême par une «Eglise soeur», le contexte dans lequel le sacrement a été célébré et la manière dont celui-ci est relaté dans un bulletin officiel du Saint-Synode, comme si tout cela "allait de soi" ou comme s’il s’agissait de la conversion d’un sectaire» (p.403).
L’incohérence des positions oecuménistes apparaît ici. Comme l’écrit Epignosi : «Ces gens parlent en orthodoxes aux orthodoxes, aux Latins comme des frères en Christ et aux fidèles des autres religions comme des serviteurs des idéaux humanistes les plus élevés». Ou bien les catholiques sont eux aussi l’Eglise, et alors toute mission auprès d’eux est vaine et vide de sens ; ou la mission est bonne et juste, et alors les déclarations du Pape et du Patriarche sont frappées au coin du mensonge, et doivent être absolument rejetées par les orthodoxes.
Epignosi, mars-mai 1995.

Comptes-rendus

La rédaction a reçu plusieurs ouvrages, dont le compte-rendu occuperait beaucoup d’espace. Nous présentons donc ici quelques titres importants, réservant les autres pour un prochain numéro. Nous commençons cette revue par un livre dont Père Patric avait écrit la recension et qui vient de connaître un nouveau tirage. Nous donnons ensuite un certain nombre de livres sur la Serbie, dont les résumés ont été préparés par le diacre Spyridon et le lecteur Pachôme.

Rémi Brague. - Europe, la Voie Romaine, Centurion, Paris, 1992.

De nombreux auteurs orthodoxes, depuis une trentaine d’années, ont insisté sur le thème historique de la Romanité comme une clef nécessaire pour la compréhension de l’histoire de l’Eglise, et de la civilisation européenne en général. Ce sont principalement Photios Kontoglou, le grand iconographe, des théologiens grecs comme le P. Jean Romanides ou le P. Georges Metallinos, ou encore, en Occident, le P. Ambroise Fontrier, et, à sa suite, la revue La Lumière du Thabor.
L’idée même de Romanité permet de comprendre l’organisation de l’Eglise aux temps des Conciles Oecuméniques. Les canons apostoliques n’accordent de primauté à aucun évêque, mais précisent que dans chaque métropole, les évêques doivent élire un premier, ne rien faire sans ce premier, qui, lui ne peut rien décider sans eux. Cette symphonie, ce caractère synodal caractérise l’organisation de l’Eglise ancienne. Les évêques choisissaient généralement comme métropolite l’évêque d’une ville importante, comportant de nombreux chrétiens, et jouant le plus souvent un rôle administratif dans la structure politique de l’Empire romain. Les différents patriarcats furent établis de la même façon. Rome fut choisie pour la primauté d’honneur parce qu’elle était la capitale historique de tout l’empire, et lorsque la Nouvelle Rome, Constantinople, fut fondée, elle reçut le second rang, du fait de son importance politique -et de la présence de l’empereur et de la cour- devant les autres capitales historiques Alexandrie et Antioche. Plus tard, Jérusalem fut ajoutée, la Ville sainte, celle où le Seigneur posa ses pas et où il fut crucifié et ressuscité, mais seulement au cinquième rang du fait de son rôle inexistant dans le cadre de l’empire romain.
L’organisation géographique et ecclésiastique de l’Eglise reposait donc sur un principe canonique -celui de la constitution de synodes locaux, ceux des métropoles et des patriarcats- et sur un principe purement historique, l’insertion de l’Eglise dans un empire romain dont les centres importants déterminèrent en grande partie l’établissement et la hiérarchisation (d’honneur) des patriarcats.
Cette double organisation n’accorde aucune place, tant du point de vue canonique que du point de vue historique à ce qu’on conçoit aujourd’hui comme la papauté, c’est-à-dire l’autorité suprême et de droit divin de l’évêque de Rome. Du point de vue canonique, l’existence d’un évêque, ou même d’un métropolite qui pourrait agir sans le consentement des autres évêques est contraire aux canons apostoliques. Du point de vue de l’Histoire, la place d’honneur donnée à Rome l’a été pour des raisons historiques, contingentes, et non sur le commandement du Seigneur qui aurait confié au seul évêque de Rome le gouvernement de toute l’Eglise comme le clame le Vatican en se fondant sur une fausse interprétation du chapitre 16 de saint Matthieu. Wladimir Guettée a donné, au dix-neuvième siècle, l’exposé le plus complet des raisons qui excluent cette exégèse.
Mais la Romanité est aussi une clef pour comprendre ce que l’on appelle le schisme entre l’Occident et l’Orient et qu’il faut désormais présenter autrement. Le conflit théologique et ecclésiologique qui se déroula à partir du neuvième siècle entre la théologie des Pères et une nouvelle conception de la théologie -qui allait donner naissance à la scolastique- fut en réalité un conflit interne à l’Occident entre les Romains -galloromains, italoromains, hispanoromains etc- et les pouvoirs issus de la conquête barbare -essentiellement germano-franke à partir du IXème siècle. Si le conflit prend toute son ampleur au moment où un pape francophile Nicolas Ier revendique, pour la première fois dans l’Histoire, une autorité absolue sur toute l’Eglise, suscitant alors la réaction du saint Patriarche Photios, puis du Pape Jean VIII, il s’étend, en Occident, bien au-delà du XIème siècle. Jusqu’au XIIIème siècle on note, à Paris, des traces de condamnations, par l’Université, de la théologie orthodoxe. En effet, en 1241, toute une série de thèses théologiques subirent la censure, parmi lesquelles se trouvent les principes fondamentaux de la «théognosie», connaissance de Dieu, selon les Pères1.
Enfin, la notion de romanité permet de lever l’un des plus absurdes préjugés sur les Pères de l’Eglise, à savoir l’existence de deux théologies patristiques, l’une occidentale et l’autre orientale. En réalité, il y eut des Pères latinophones et des Pères hellénophones, mais jamais deux approches différentes de la théologie. C’est la réduction de la théologie latinophone à celle d’Augustin d’Hippone, opérée par les carolingiens, qui a été la cause d’une telle erreur historique.
Quoi qu’il en soit, la romanité a été une réalité historique incontestable, qui a longtemps jeté ses douces eaux dans un moyen-âge hérité des barbares, et elle est maintenant un concept pertinent pour interpréter l’histoire de l’Eglise.
C’est sans doute pour cette raison que, maintenant, des auteurs catholiques viennent lui donner un sens nouveau, construit assez maladroitement mais qui a pour but de subvertir la notion même de romanité. Ce phénomène est visible notamment dans le livre de Rémi Brague, Europe, la voie romaine, paru récemment chez un éditeur catholique, Centurion.

La thèse de Brague

L’Europe, dit R. Brague, doit redevenir romaine : «La tâche culturelle qui attend l’Europe d’aujourd’hui pourrait donc consister, au sens que j’ai dit, à redevenir romaine» (p. 169). L’auteur admet même que Byzance était bien «romaine» : «La chrétienté ne s’est pas conçue elle-même, et elle n’a pas non plus été perçue par les autres civilisations comme grecque ou comme juive, mais bien comme romaine. Les Grecs eux-mêmes, dès l’époque byzantine, se considéraient comme des romains et, encore maintenant, désignent la langue qu’ils parlent comme le roméique. Le monde musulman nomma les Byzantins, de langue grecque ou syriaque, des roumis, et l’empire ottoman appelait «Roumélie» ce que nous appelons, nous, la Turquie d’Europe» (p. 21). Mais cette «romanité», celle de Byzance, Brague n’en veut pas, et pour cette raison, il en réduit la définition, la réduisant à la latinité (p. 21). En même temps, il veut garder à cette latinité tous les caractères de la romanité, puisqu’il considère qu’elle inclut l’héritage hellénique et l’héritage hébraïque : «Je prétends... que nous ne sommes et ne pouvons être "grecs" et "juifs" que parce que nous sommes d’abord "romains"».
A vrai dire, cette grande découverte n’en est pas une, puisque l’on sait que l’Apôtre Paul était citoyen romain, comme d’ailleurs l’étaient de nombreux Athéniens de son temps. En revanche, il semble bien plus difficile de prétendre que saint Paul était «latin» ou lié d’une quelconque façon à la «latinité». Romanides, dans ses différents travaux historiques, a bien montré que la latinité avait déjà quasiment disparu dans les classes cultivées de la Rome païenne dès le début de notre ère. Définir une latinité qui puisse accueillir «Athènes et Jérusalem» est une pure fiction, qui n’a aucun sens historique.
C’est sans doute pour cette raison que la romanité prend très vite, dans le petit livre de R. Brague, un sens non historique, mais conceptuel. Malheureusement, le concept choisi n’est pas très heureux, c’est celui de «secondarité» : «La situation de secondarité par rapport à une culture antérieure, on vient de le voir, constitue ce que j’ai appelé la "romanité"» (p. 45). Secondarité veut dire rapport indirect à l’hellénisme et au judaïsme. Cela veut dire aussi, de l’aveu de Brague, sentiment d’infériorité, notamment par rapport à l’hellénisme : «Ce complexe d’infériorité -même si l’on cherche à le masquer par divers subterfuges- se fera jour d’abord au niveau du support universel de la culture, le langage. Le latin n’a jamais été particulièrement valorisé» (p. 37).
Encore plus étrange est cette notion de secondarité appliquée à l’Ancien Testament. D’une part, en effet, c’est la romanité, l’Europe telle que la conçoit Brague, qui donne sa «plénitude» à l’héritage hébraïque : «C’est parce que l’Europe les accueille tous deux, "grecs" et "juifs", d’un point de vue "romain", qu’ils peuvent rester eux-mêmes et y produire la plénitude de leurs effets» (p. 45-46). Ce n’est pas l’Eglise, Nouvel Israël, qui donne ici son sens à l’Ancien Israël, mais c’est la romanité, l’Europe. Le Nouveau Testament est second par rapport à l’Ancien ; il est dans la même position que la latinité par rapport à l’hellénisme, c’est-à-dire au fond en situation d’infériorité et d’inauthenticité. Pour Brague, le lien du Nouveau Testament à l’Ancien Testament ne va pas de soi et les Pères ont fait un choix paradoxal et courageux en le justifiant : «Cette attitude fut tenue, héroïquement, car l’anticipation de l’Ancien Testament peut être délicate, voire gênante pour l’Eglise. En effet, l’Ancien Testament ne renvoie pas en toute clarté au Nouveau...» (p. 61). On pourrait évidemment suggérer que les Pères n’ont jamais conçu le Nouveau Testament comme ayant un rapport secondaire ou de secondarité à l’Ancien Testament. L’Evangile est pour eux la lumière, alors que, comparé au Christ, l’Ancien Testament est l’ombre qui précède certes historiquement l’Incarnation du Verbe, mais qui trouve son sens par elle.
L’idée de secondarité rencontre bien des objections en réalité :
- le rapport de l’empire romain à l’hellénisme n’est pas un rapport d’infériorité, le grec des Pères ou des écrivains païens tardifs n’a rien à envier à la petite Grèce antique des philosophes ni même à celle, plus ouverte, d’Alexandre. La romanité a adopté sans difficulté comme sienne la langue grecque, qui est devenue l’une des langues de l’empire. Le rapport d’inauthenticité, de secondarité par rapport à l’hellénisme est un complexe barbare, propre aux carolingiens notamment.
- comment la foi chrétienne et l’Eglise pourraient-elles être définies par un rapport de secondarité, alors que le Christ est «l’alpha et l’oméga», le centre de toute l’histoire de l’humanité ? Une thèse comme celle de Brague réduit le christianisme à une dimension purement culturelle, indépendante de tout contenu, et de la Révélation qui transcende toute culture déterminée. Définir ensuite l’Incarnation elle-même comme secondaire, et l’Eglise romaine comme la forme religieuse de cette romanité secondaire est encore plus étrange. Brague (p. 118) définit la «culture européenne» comme étant «dans son entier un effort pour remonter vers un passé qui n’a jamais été le sien, mais par rapport auquel il y a eu comme une chute irrécupérable, un "estrangement" douloureusement perçu». Le christianisme, l’Eglise peuvent-ils être définis ainsi ? Quel est «l’estrangement» de l’Eglise par rapport à l’Ecriture, à l’Ancien Testament comme au Nouveau ?
Si l’on veut rétablir la vérité, on verra vite que cet «estrangement», que cet éloignement de plus en plus profond de la source apostolique et patristique n’a rien de «romain», mais qu’il est très caractéristique du mouvement issu de la renaissance carolingienne -et qui est à l’origine de la scolastique. C’est la romanité fantasmatique des Franks que R. Brague revendique en vérité. C’est celle de Charlemagne, nullement celle de saint Constantin le Grand.

Saint Constantin, patron de la romanité

Quelques mois avant sa mort (14 janvier 92), le Père Ambroise Fontrier se demandait pourquoi le patron historique de l’Europe ne serait pas l’empereur Constantin, né dans ce qui correspond à l’Angleterre actuelle, empereur romain, latinophone, mais fondateur de la Nouvelle Rome, Constantinople.
En réalité, l’Europe d’aujourd’hui n’est pas l’héritière de l’Empire romain, de la civilisation patristique romaïque, mais de l’Europe médiévale, germano-francque, qui n’a rien gardé du contenu de ses dogmes, mais qui conserve les mêmes prétentions à imposer son modèle culturel à tout ce qui, en Europe de l’Est, hérite de Byzance.
Revenir à la romanité -dont il n’y a plus que des restes aujourd’hui- supposerait d’abord de revenir à l’orthodoxie, c’est-à-dire d’abandonner cette Eglise qui se dit romaine, et qui en réalité en a usurpé le nom.
Père Patric

Pierre-Marie Gallois. - Le Soleil d’Allah aveugle l’Occident, L’Age d’Homme, Lausanne, 1995.

En géopoliticien averti, le Général Gallois resitue la crise yougoslave dans son véritable contexte, celui du nouvel ordre international voulu par les USA après l’éclatement de l’empire soviétique. La présence américaine en Europe ne pouvant plus se justifier par quelque impératif hérité de la guerre froide ou de la bipolarisation, la guerre dans les Balkans est venue à point pour justifier le maintien et même l’extension d’une présence armée sur le vieux continent. Le nouvel ordre international, prétextant des droits de l’homme et de la démocratie universelle, instaure un nouveau droit, le droit d’ingérence, qui ne tient compte ni de l’Histoire, ni de l’environnement naturel, ni des mentalités des peuples. La supériorité écrasante de l’Amérique lui permet, par sa mainmise sur le Conseil de Sécurité des Nations Unies, d’internationaliser des interventions conformes à ses propres intérêts. Or, «entre quelque 200 millions d’orthodoxes et bientôt 1,5 millard de fidèles de l’Islam, détenant des ressources facilement exploitables (...), Washington a choisi le monde de l’Islam». Usant des formidables moyens d’information et de désinformation que procure la puissance économique, les tenants du nouvel ordre mondial manipulent les opinions publiques qui sont ainsi conduites à penser que les Serbes sont les seuls responsables de la guerre et les musulmans des victimes innocentes de «l’épuration ethnique». Il est vrai qu’aux Etats-Unis, «le triomphe de l’intégrisme islamique est tenu pour inéluctable» ; il s’agit donc pour eux de composer avec lui afin de sauvegarder pour l’avenir leurs intérêts économiques. C’est cette logique qui dicte le soutien au régime islamique de Sarajevo tandis que l’embargo étrangle Belgrade.
Par ailleurs, les USA ont fondé leur politique européenne sur une étroite alliance avec l’Allemagne et la Turquie. Or, sur cette question yougoslave, les intérêts de l’une comme de l’autre convergent, au détriment de la Serbie.
L’Allemagne a été le premier pays avec le Vatican -«toujours prompt à combattre le schisme orthodoxe»- à reconnaître l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie, entérinant ainsi la dislocation de la Yougoslavie ; elle visait depuis longtemps cet objectif afin de recouvrer son influence d’antan sur l’Europe centrale. Quant à la Turquie, héritière de l’empire ottoman, elle rêve de s’implanter définitivement en Europe par le biais de la création d’un état confessionnel musulman en Bosnie.
Dans ce contexte, l’affaiblissement de la Russie, en proie à de graves difficultés internes, est préjudiciable au nécessaire équilibre des forces en présence. A terme, le général Gallois prévoit une hégémonie accrue des Etats Unis sur une Europe de plus en plus islamisée.

Dusan T. Batakovitch. - Yougoslavie - Nations, Religions, Idéologies, L’Age d’Homme, Lausanne, 1995.

Annie Kriegel salue dans sa préface cet ouvrage «d’une érudition exemplaire» qui, par une analyse impartiale et détaillée de l’histoire des nations, nous permet de mieux appréhender les événements récents qui ont conduit à la dislocation de la fédération yougoslave. Conçue comme un pont jeté au-dessus d’un abîme millénaire, la Yougoslavie n’a bénéficié ni du temps ni de la paix extérieure nécessaires pour se consolider de l’intérieur. Les divergences fondamentales quant à la conception de l’Etat commun ont conduit à une série de malentendus que les prises de position des intervenants extérieurs n’ont fait qu’aggraver. Ainsi la Communauté Internationale, voulant imposer une solution hâtive à la crise sans résoudre au préalable la question nationale, n’a pas été en mesure de jouer un rôle modérateur. Quant à la violence de la désintégration, l’auteur estime qu’elle est corrélative à la nature du pouvoir communiste qui l’a précédée.
Par un examen approfondi des sources idéologiques et religieuses qui ont façonné les nations, s’appuyant sur une abondante documentation, l’auteur brosse le tableau saisissant d’une réalité historique trop souvent déformée par des «libelles hâtifs» plus soucieux de propagande que d’information.
Au sujet des crimes perpétrés à l’encontre des orthodoxes serbes au cours des années 40, l’auteur note qu’il n’y a toujours pas eu, à ce jour, de condamnation du génocide oustachi par les évêques de Croatie. Seul un évêque de Bosnie s’est exprimé en des termes très généraux sur ce douloureux problème qui provoqua en son temps l’indignation du cardinal Tisserant. Celui-ci évaluait à 350 000 le nombre de victimes serbes - on sait maintenant que ce chiffre peut être multiplié par deux - et se déclarait indigné par l’attitude des franciscains de Bosnie, fers de lance de la campagne de conversion forcée au catholicisme.

Paul, Patriarche de Serbie. - Dieu voit tout - L’Eglise orthodoxe face au conflit yougoslave, L’Age d’Homme, Lausanne, 1995.

Au travers des différentes homélies et interviews du patriarche Paul rassemblées dans cet ouvrage, se fait entendre la voix rarement diffusée et écoutée de l’Eglise orthodoxe serbe, Eglise vouée, semble-t-il, depuis ses origines, au martyre : «Bercés par l’enseignement de l’Evangile, nous avons appris de nos ancêtres qu’il vaut mieux perdre la vie que pécher contre son âme».
Ce n’est que dans cette optique chrétienne, que peut véritablement se comprendre l’attitude du peuple serbe, qui aspire non pas à une prétendue hégémonie pour une mythique «Grande Serbie», mais qui entend comme tout peuple préserver la terre de ses ancêtres, tout en gardant en vue que «la vie et le royaume terrestres sont provisoires, alors que le royaume céleste est, lui, éternel à jamais».
Aussi c’est certainement avec émotion et admiration que le lecteur pourra prendre connaissance de ce témoignage lucide et sans complaisance pour les différents partis en conflit : «Toute tentative de présenter, soi-même ou son peuple, meilleur qu’on n’est, est une vaine tentative», car «il n’est rien de secret qui ne sera dévoilé, rien de caché qui ne sera révélé».
En homme d’Eglise, le patriarche Paul nous livre ici une analyse des faits éclairés à la lumière du Soleil de justice, de Celui qui est la Voie, la Vérité, la Vie, et qui seul peut nous aider à comprendre et à surmonter les épreuves de l’égarement, de l’injustice et de la mort.
En effet, comme le rapporte admirablement le patriarche, les sentiments d’injustice et de troubles que suscitent la guerre et tous ses maux, surtout quand ils concernent des enfants innocents, nous renvoient «à l’éternelle question de Job sur l’inéluctable réalité de la souffrance dans le monde». Mais «Si le Christ n’était pas, s’il n’y avait eu Sa venue et Son Martyre, alors, cette question, avec tout son horrible non-sens resterait, effectivement, sans réponse».
Ainsi, loin d’attiser la haine et de répondre au mal par le mal (Rom., 12, 17), le patriarche exhorte sans cesse au pardon et à la patience dans les souffrances. Pour démontrer qu’il est toujours possible de pratiquer de telles vertus évangéliques, il rapporte cette magnifique histoire, véritable page de synaxaire, telle qu’il en existe d’innombrables dans la mémoire des peuples orthodoxes : un jeune Monténégrin avait sauvagement blessé et volé un vieillard. Le jeune homme fut condamné à perpétuité, mais le vieillard se présenta au tribunal pour supplier le juge de le libérer. Le prince Nicolas qui se trouvait là lui dit :
- Mais enfin, il t’a éborgné et dépouillé !
- Il n’a que 17 ans, j’en ai 60, et toi, dit-il au prince, tu en as 300 !
- Je n’ai pas 300 ans ! se fâcha le prince.
- Tu n’as pas 300 ans, mais tu te dois d’avoir la sagesse de quelqu’un qui aurait un tel âge, pour pouvoir diriger ce peuple !
Puis il ajouta :
- Il a causé un plus grand malheur à lui-même qu’à moi.
De cette manière, le patriarche place toujours l’homme et ses actions dans le monde sous le regard divin, et rappelle que «Dieu voit tout». Et face aux calomnies et mensonges développés par les artisans de la désinformation afin de couvrir leurs iniquités, il répond qu’il est de notre devoir de chrétiens de «participer au processus de découverte de la vérité», sachant que «si le monde ne veut pas entendre la vérité, nous nous présenterons tous un jour à la face de Dieu».
Nous ne pouvons que regretter que, devant le nouveau génocide, il n’y ait aujourd’hui que peu de voix, non seulement pour réitérer l’appel que Victor Hugo lançait en 1876 quand les Turcs massacraient les Serbes : «On assassine un peuple», mais aussi pour dire : «On assassine des âmes».
Si le Malin peut déchaîner toutes sortes de guerres, le chrétien ne peut oublier qu’il n’a pas à «lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes» (Eph. 6, 12-13) et que «la guerre pour la terre c’est la guerre contre la VERITE. La guerre contre LA VERITE, c’est la guerre contre la nature humaine et divine», comme l’a exprimé Mgr Nicolas d’Ochrid confronté à son époque à la persécution nazie et témoin du revirement de certains de ses compatriotes vers les pseudo-vérités humanistes du nouvel homme européen (Voir P. Justin Popovitch, «L’oecuménisme humaniste», La Lumière du Thabor, n23).
Tout comme Mgr Nicolas, le Bienheureux père Justin Popovitch, avait conscience de cette lutte contre le mensonge et contre le père du mensonge, le diable qui tente depuis toujours d’altérer les vérités divino-humaines révélées par notre Seigneur, et ce par le subtil poison spirituel que sont les hérésies.
Aujourd’hui, les paroles inspirées du père Justin sont d’autant plus d’actualité que progresse et se diffuse sournoisement au sein de l’orthodoxie «officielle» la panhérésie de l’oecuménisme dans l’illusoire «dialogue actuel de l’Amour», qui est «un refus de l’unique et salutaire amour de la Vérité» (ibid.).
En réponse à cette nouvelle attaque menaçant le salut des âmes, par la remise en cause de l’Eglise du Seigneur elle-même, le Père Justin Popovitch, en véritable confesseur de la foi orthodoxe, donnait l’unique solution : «L’issue à toutes les impasses humanistes, oecuménistes, papistes, c’est le Dieu-Homme historique, le Seigneur Jésus-Christ et son édifice historique divino-humain : l’Eglise dont Il est la Tête éternelle et qui est Son Corps Eternel» (ibid.).
Dès lors que de nombreux faits historiques concernant la conquête des pays orthodoxes2 prouvent combien le dialogue avec des hétérodoxes est caduc et n’amène aucunement des âmes à la confession de la vraie foi, mais bien au contraire sème la confusion dans les esprits, nous pouvons nous demander quelles sont les véritables bases du «dialogue d’amour», -nouvelle croisade dissimulée contre ceux qui désirent garder le dépôt de la foi ?

Patrick Barriot, Eve Crépin. - On assassine un peuple - les Serbes de Krajina, L’Age d’Homme, Lausanne 1995.

«Quand finira le martyr de cette héroïque petite nation ?» demandait en 1896 Victor Hugo alors que déjà le peuple serbe, dans l’indifférence ou la complicité des puissances occidentales, était «assassiné», massacré par les Turcs.
Voici donc revenu le temps des assassins nous disent les auteurs de ce livre, un livre fort et bouleversant qui est à la fois un appel au secours et une terrible accusation portée contre les promoteurs du nouvel ordre mondial, complices et artisans d’une «purification ethnique» sans précédent depuis la deuxième guerre mondiale.
Patrick Barriot, médecin-colonel de l’armée française a servi dans la Krajina serbe auprès d’un bataillon de casques bleus où Eve Crépin était infirmière. En témoignant d’une réalité totalement occultée par les médias occidentaux, ces deux jeunes français ont sauvé l’honneur de leur pays. Ils ont couvert de honte les contempteurs du peuple serbe, et en premier lieu tous ceux qui au mépris de toute déontologie journalistique, ont par un matraquage systématique des consciences justifié par avance un nouveau génocide. P. Barriot évoque les diverses manipulations médiatiques qui ont peu à peu conduit à cette situation, la vision hollywoodienne du bon cow-boy et du mauvais indien, chère au Américains, et qui, transposée en ex-Yougoslavie, a consisté à opposer les «agresseurs criminels» serbes aux «victimes innocentes», croates et musulmanes.
Les auteurs de ce livre ne se contentent pas de décrire les conditions politiques et militaires dans lesquelles les Krajinas ont été conquises par l’armée croate. Pour rendre justice aux Serbes, ils retracent l’histoire de ces régions habitées depuis des siècles par ces populations fières de leur indépendance et fidèles à la foi orthodoxe. Lorsque se produit l’invasion ottomane des Balkans au XIVème siècle, des Serbes refusent le joug turc, quittent leur terre et vont s’installer plus au nord. Ces populations installées sur les frontières séparant l’empire austro-hongrois de l’empire ottoman constituent à partir du XVème siècle, les remparts protecteurs de l’Occident chrétien face au monde musulman. Ces «confins militaires» de la Croatie et de la Save bénéficient d’un statut particulier : les paysans serbes y sont libres sur des terres dont ils ont la jouissance perpétuelle en échange des services qu’ils rendent aux Autrichiens, en particulier la défense militaire. Jusqu’à leur dissolution en 1881, les régiments militaires maintiennent leurs activités : surveillance de la frontière et missions de renseignements sur l’activité des troupes ennemies.
Pendant quatre siècles, ils luttent efficacement et loyalement contre l’invasion ottomane et parviennent à demeurer des paysans et des soldats libres, tout en préservant leur identité et leur religion, sans cesse menacées par les campagnes de conversion au catholicisme orchestrées par les Croates. La jalousie de ces derniers, suscitée par le statut privilégié des Serbes qui ne doivent pas d’impôts à l’Eglise catholique et aux féodaux croates, se change en haine inexplicable au milieu du XIXème siècle lorsque le système féodal est aboli et que la noblesse doit partager le pouvoir politique avec toutes les composantes de la population. L’existence des Serbes commence dès cette époque à être niée, le mépris et les discriminations à leur encontre imprègnent toute la société et les institutions de l’empire.
Après qu’en 1912, la première guerre balkanique eut permis de chasser les Turcs d’Europe, la Serbie se trouva encore sous l’occupation militaire austro-hongroise. Lors de la première guerre mondiale, les Serbes résistent héroïquement aux Autrichiens soutenus par l’Allemagne, et avec l’aide de la France et des alliés, parviennent à libérer leur territoire. Le peuple serbe a perdu un million d’âmes mais se trouve du côté des vainqueurs tandis que les Croates, alliés des Habsbourg, sont dans le camp des vaincus. Le 1er décembre 1918, le royaume des Serbes, Croates et Slovènes est proclamé avec à sa tête Alexandre Ier Karageorges qui assure à tous l’égalité des droits. Peu après, les nationalistes croates créent le groupe terroriste Oustacha (Insurrection) afin de lutter contre le centralisme serbe. Le roi est assassiné en 1934 à Marseille.
Lorsqu’éclate la Seconde guerre mondiale, les Croates rejoignent majoritairement le camp germanique qui envahit les Balkans. C’est alors que les fascistes croates de Pavelic s’allient à des musulmans de Bosnie afin de mettre en oeuvre la solution finale contre les Serbes. La religion orthodoxe et l’écriture cyrillique sont interdites, les Eglises saccagées, leurs prêtres torturés, des camps d’extermination sont organisés, en particulier celui de Jasenovac où l’on se félicite d’avoir en une année égorgé plus d’hommes que les Turcs en quatre siècles d’occupation.
L’archevêque Stepinac de Zagreb, en donnant sa bénédiction à Ante Pavelic, a engagé la responsabilité de l’église catholique dans le carnage, des religieux franciscains se sont livrés à de telles atrocités qu’il paraîtrait indécent de les mentionner. Après la guerre, les patriotes serbes et le général Mihailovic sont évincés par les communistes qui prennent le pouvoir en la personne du Croate Joseph Broz dit Tito. La nouvelle Yougoslavie communiste a pour objectif de disperser les Serbes et de les isoler. La Croatie devient une des six républiques de la fédération, le Kossovo majoritairement peuplé de musulmans se voit accorder un statut d’autonomie, tandis que la Krajina majoritairement serbe est incorporée à la Croatie où elle sera l’objet d’un traitement économique particulièrement défavorable.
Lorsque le régime communiste s’effondre en 1990, le parti nationaliste de Franjo Tudjman arrive au pouvoir en Croatie où la flamme de l’idéologie oustachi ne s’est jamais éteinte. L’homme qui se déclare heureux que sa femme ne soit ni juive ni serbe ambitionne de reconstituer la «grande Croatie» et trouve en Allemagne et au Vatican de précieux soutiens politiques et financiers. Lorsqu’en décembre 1990, la nouvelle constitution croate est promulguée, les Serbes de Krajina se voient dépossédés de leur statut de peuple constitutif : leur exode commence dès l’été 1991 alors que les exactions et les brimades se multiplient à leur encontre. En décembre 1991, la province serbe de Krajina décide de faire sécession de la Croatie. En février 1992, l’ONU ordonne le déploiement d’une force d’interposition entre les deux communautés. En mai, l’embargo est instauré contre la fédération yougoslave, créant une situation dramatique en Krajina où la survie n’est assurée que par l’ouverture du corridor reliant Knin à la Bosnie serbe par les forces du général Mladic. L’union des deux républiques est décidée en juin 1993. Peu à peu cependant, l’étau se resserre autour de la Krajina serbe, l’alliance militaire croato-musulmane est proclamée sous l’égide des Etats Unis, les forces serbes reculent en Bosnie devant les offensives de leurs adversaires armés par l’Occident et les pays islamiques. Le sort des territoires serbes de Croatie est scellé le 31 mars 1995 lorsqu’une résolution de l’ONU réaffirme «l’intégrité territoriale» de cette dernière. La Slavonie occidentale est envahie le 1er mai par l’armée croate, tous ses habitants serbes en sont chassés dans l’indifférence et le silence complices des médias. Encouragés par l’absence de réaction internationale, les dirigeants de Zagreb sont déterminés à récupérer par la force les territoires sous contrôle serbe. L’armée croate, équipée, par l’Allemagne et les USA, du matériel militaire le plus sophistiqué, forte de plus de 100 000 hommes, encercle les 40 000 volontaires serbes, paysans et instituteurs. Le 4 août, un déluge de feu s’abat sur la Krajina, l’avancée croate est irrésistible, les massacres et les pillages se multiplient tandis que les casques bleus sont retenus en otage pour les empêcher de témoigner ou de réagir face aux crimes perpétrés contre les populations civiles. Comme en Slavonie trois mois plus tôt, aucun journaliste n’est présent sur les lieux pour témoigner de la barbarie croate. Le 5 août, deux cent mille serbes fuient vers Banja Luka, des colonnes de réfugiés sont impitoyablement bombardées par l’aviation croate alors que les médias annoncent triomphalement la chute de Knin et la fin de «l’invincibilité serbe».
Dans la dernière partie de son livre, Patrick Barriot revient sur l’odieuse campagne de diabolisation du peuple serbe : «le peuple martyrisé par les nazis, le peuple symbole de la résistance contre le fascisme a ainsi été assimilé à ses bourreaux». Pour l’auteur «c’est la mise en place du nouvel ordre mondial et le clientélisme des grandes puissances qui sont à l’origine de cette guerre civile». Il ne s’agirait donc pas d’une guerre de religion. Cependant, le Vatican a bien soutenu l’effort de guerre croate en achetant des armes à Beyrouth pour les offrir à la Croatie. Peu avant l’invasion de la Krajina, le pape Jean Paul II a même appelé à la «guerre juste» contre les Serbes tandis que l’abbé Pierre s’écriait : «Il faut que le châtiment tombe comme la foudre». A la déclaration de l’archevêque de Zagreb, Mgr Kuharic qualifiant l’invasion de la Krajina d’«acte d’autodéfense justifié» faisait écho celle du Conseil permanent de l’épiscopat français : «le gouvernement croate s’est vu obligé de prendre la décision légitime et morale de récupérer par une intervention armée ce qui avait été occupé et retenu par la violence» (La Croix du 11/08/95). Et l’auteur de conclure par ces deux questions : «L’Eglise catholique n’a-t-elle pas suffisamment de sang serbe sur les mains ? La croisade contre les Serbes orthodoxes est-elle déclarée presque mille ans après le schisme de 1054 ?»

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