dimanche 6 février 2011
La Lumière du Thabor n°41. Saint Photios le Grand.
SAINT PHOTIOS
SUR LA VIE EN CHRIST
L’onction sur la pierre de Jacob
Pourquoi Jacob a-t-il fait une onction à la pierre ?
C’était une préfiguration du coeur cru et dur comme pierre des païens, parce qu’il devait, d’une part, recevoir la chrismation du Saint Esprit, ensuite être mis à part pour Dieu comme lui-même l’avait été.
Une autre interprétation possible de l’onction faite à la pierre est que la Chair assumée devait, par la miséricorde ineffable, être chrismée de la Divinité. Or le Seigneur est la pierre angulaire, la pierre de grand prix, qui a uni en lui les deux peuples.
Les enfants de Dieu1
En quel sens la Sainte Ecriture dit-elle que les enfants de Dieu ne font pas de péché, alors que la même Ecriture assure que sont enfants de Dieu ceux qui sont nés de l’eau et de l’Esprit ? Il est clair, en effet, que beaucoup, quoique devenus fils d’adoption par le baptême, pèchent néanmoins.
Si l’on appelle enfants de Dieu ceux qui sont nés de l’eau et de l’Esprit et que «les enfants de Dieu», comme le proclame le divin Jean, «ne font pas de péché», voici ta demande et ta difficulté : comment, après avoir été dignes de la grâce immense du bain de régénération, pouvons-nous encore être entraînés au péché ?
Eh ! bien, avant d’apporter une explication à ces paroles apparemment contradictoires, il convient d’examiner en lui-même le mot de l’Apôtre : comment, absolument parlant, un homme devenu enfant de Dieu peut ne plus pécher. Certains disent, en effet, que saint Jean éclaire lui-même son propos en ajoutant : «Parce que la semence de Dieu est en lui». En effet, lorsque la semence du Maître, c’est-à-dire la parole de son enseignement -car il est écrit : «Le Semeur sortit pour semer»- a jeté ses racines dans l’âme et qu’elle y demeure, alors il ne peut plus commettre de péché, celui qui a, par cette semence, acquis la ressemblance au Dieu qui l’a engendré. Mais que cette semence vienne à être arrachée de notre esprit, aussitôt, le grain de l’ennemi prend sa place, et l’ivraie commence à germer.
Telle est l’opinion de certains interprètes de ce passage de l’Apôtre qui, à mon avis, se rapprochent fortement de la vérité. D’autres disent, de façon plus naïve, que ni le juste pratiquant la justice, ni le tempérant quand il accomplit les oeuvres de la tempérance, ni aucun de ceux que l’on qualifie d’après leur vertu, ne saurait jamais, dans le temps qu’il la pratique et la met en oeuvre, devenir auteur du péché.
Quoiqu’elle ait ses défenseurs, cette interprétation me paraît toutefois indigne de la sublimité des pensées de l’Apôtre. Car il n’est guère besoin d’habileté pour savoir et pour enseigner que le juste, agissant selon la justice, ne commet point d’injustice, ou que le tempérant, tant qu’il est tempérant, ne tombe pas dans la débauche ! Le sens serait plus fort, si l’on considérait que celui qui est né de Dieu et qui retient en lui la semence de Dieu, j’ai nommé la vertu -car «tout don parfait vient d’en-haut, descendant de Toi, Père des Lumières»- et devient un modèle accompli de vertu, au point de la manifester comme une habitude profonde de son être, sans la mêler aucunement aux semailles du Mauvais, cet homme ne pécher, n’ayant pas un caractère enclin aux passions, ni l’esprit tourné vers elles. Car de même que la nature, sans avoir été enseignée, sait fuir les choses qui lui sont contraires, de même, l’habitude née de l’enseignement, par l’exercice des actes vertueux, acquiert une grande force pour renoncer toute inclination au mal, quel qu’il soit, et se garder d’y prendre goût.
Nous pourrions conclure de la sorte l’examen du sens de cette formule prise isolément.
Quant à la difficulté proposée, qui naît du rapprochement des deux affirmations susdites, elle se résout valablement par l’une ou l’autre des interprétations que nous venons d’évoquer. Il n’y a aucun embarras, en effet, à dire que celui qui possède, germant en lui-même, les raisons séminales -c’est-à-dire, soit les germes premiers des vertus, soit ceux de la foi authentique- ne peut dès lors rien recevoir des grains semés en sus par le malin ; mais que si nous nous tenons déserts et dépourvus de bons germes, nous nous montrons prêts à recevoir l’ivraie. Que, d’autre part, celui qui pratique la vertu, quand il le fait avec pureté, n’a point de talent pour mal faire, mais que s’il néglige les oeuvres bonnes, il se trouve entraîné vers le pire, nul n’en doutera.
C’est ainsi, disons-nous, qu’on peut résoudre la contradiction apparente de ces paroles. On pourrait cependant ajouter une explication plus précise et mieux adaptée au passage et qui serait telle : double est la filiation d’en-haut. La première vient de la seule bienveillance du Père qui nous adopte ; la seconde est consécutive à notre propre contribution : celle de notre ferveur, qui s’épanouit dans la pratique des vertus. Quand la grâce de l’adoption filiale donnée d’en-haut s’unit à la pratique volontaire des vertus, elle reforme et remodèle complètement le fils adoptif à l’image et à la ressemblance du Dieu qui l’a engendré, pour autant que l’homme peut L’imiter. Celui donc qu’on nomme, en ce sens, enfant de Dieu et qui possède, de manière stable et solide, la filiation adoptive, celui-là reçoit l’habitude indéfectible du bien : il hait le péché, s’en détourne et ne veut à aucun prix le commettre. En revanche, celui qui a joui de la bonté du Maître mais sans apporter, pour sa part, rien qui vaille pour affermir la filiation divine et se rendre autant qu’il peut, par ses oeuvres, digne d’elle, cet homme-là, quoiqu’il ait obtenu la filiation offerte par la bienveillance du Seigneur, va se trouver, puisqu’il ne montre ni volonté ni effort pour y répondre, aisément porté aux actions du péché. Il délaisse la bonne semence, don de la grâce, et l'empêche de s'épanouir, mais il cultive et fait fructifier par sa négligence le grain que le Malin répand par-dessus. Dès lors qu’il porte toujours en lui cette dernière semence, on peut à bon droit le nommer enfant du diable et non plus de Dieu.
Ne jetez pas vos perles aux pourceaux2
La parole du divin évangile donne le nom de perles et de choses saintes au Corps très pur du Seigneur. Perles ! parce que ces mystères sont précieux et qu'ils font briller l'éclat du salut sur ceux qui les approchent dans la pureté. Choses saintes, parce qu'ils sont vénérables et qu'ils séparent la vérité d'avec le mensonge. Les chiens sont les hérétiques et les infidèles qui, après avoir entendu à mainte reprise des catéchèses orthodoxes, loin d'en tirer le moindre profit, ont déchaîné leur rage contre notre sainte religion, en aboyant plus furieusement que des chiens. Les porcs sont les hommes vautrés dans la fange des passions, insensibles aux exhortations, et qui restent impénitents. L'oracle de la parole divine interdit donc de donner à tous ceux-là les divins mystères, parce qu'ils se sont eux-mêmes rendus, par leurs actions, indignes de la grâce et du salut qui sont par-delà la nature.
Mais, s'il est interdit de les donner à ces deux catégories, on pourrait se demander : à qui faut-il alors les donner ? Je réponds donc : aux fidèles orthodoxes, à ceux dont la vie répond à la foi. Je dis encore que, parmi les incroyants, parmi les hérétiques aussi bien sûr, et parmi ceux qui, dans leur conduite, ont fait des faux pas et ont perdu la pureté, il en est qu'il faut enseigner par la parole et s'empresser de prendre en main. Ce sont ceux qui sont comme des brebis qui n'ont pas de berger et qui souffre un grand besoin de la catéchèse et du gouvernement d'un pasteur. Car le Seigneur prend pitié de ceux-là et les nourrit d'un aliment qui sustente le corps et améliore et raffermit l'âme.
Bien ! Mais comment les porcs et les chiens se retournent-ils pour déchirer3 ceux qui par aventure leurs auraient donné ce qu'il n'est pas permis de leur donner ? N'est-ce pas, évidemment, que les premiers plaisantent, raillent, et tournent en dérision les mystères qui dépassent toute vénération ; et que les seconds profanent et souillent de leur propre impureté et de leur vice impénitent la pureté et l'éclat suprême de ces mystères. Ces deux maux reviennent sur les mauvais économes du mystère, infligeant à ces responsables irréfléchis et imprévoyants une chute pénible et une grande honte.
D'autres réalités encore pourraient porter ces noms de perles et de choses saintes. Ainsi, les charismes des signes et des guérisons et, avant eux, ces miracles et ces guérisons mêmes, et, en troisième lieu, si tu veux, la dignité divine et apostolique dont se voit revêtu l'ordre des évêques, à qui elle est échue par succession. Car la loi défend assurément d'offrir aucune de ces choses aux chiens ni aux porcs. La sentence et le décret du Maître que nous examinons constituent une loi générale applicable à tous ces cas, mais on peut trouver, sans difficulté, des témoignages de l'Ecriture qui la confirme pour chacun d'entre eux.
J'en veux pour preuve immédiate ceux qui, revêtus d'impudence, tels des chiens, demandent un signe, alors que leur regard est encore plein des miracles qu'ils viennent de contempler. Non seulement le Sauveur du genre humain ne leur en a montré aucun, mais il a même refusé de leur en donner à l'avenir, et il a déclaré la raison de ce rejet, en les nommant «génération perverse et adultère». Il a montré, en découvrant ces deux vices, qu'ils ne valaient pas mieux que les «chiens» et les «porcs». Dans sa patrie, de même, Il ne fit pas beaucoup de miracles (dunameis) à cause de leur manque de foi. Et à plusieurs reprises, nous Le voyons demander d'abord la foi et, lors seulement, opérer la guérison. De sorte que l'homme qui montre aussi peu de reconnaissance qu'un chien et qui nourrit des sentiments porcins est indigne du bienfait des miracles. Or, s'il en est ainsi, combien plus indigne il doit être du charisme d'opérer les signes ! Cela est de soi évident, mais Pierre, Coryphée des Apôtres, en donne aussi la plus certaine des preuves, dans les remontrances dont il accabla Simon, pervers amant de l'or et adorateur des démons.
Que nul de ces hommes ne mérite en partage la dignité de l'apostolat ou l'honneur de l'épiscopat, le Maître en personne le montra également, en parole et en actes, lorsqu'il répondit à un homme qui demandait à Le suivre et manoeuvrait pour s'insinuer dans les rangs des Apôtres et jouir de leurs privilèges. Il ne se contenta pas de lui opposer un refus, mais l'exclut de la compagnie des disciples en exposant pour sa honte les secrets de son coeur. Car Celui qui connaît toutes choses avant qu'elles soient le perçait au jour, ce nid de rapaces et cette tanière de renards. Il lui reproche donc son audace : empli de fraude, d'impudence et de frivolité, et follement attaché à l'argent, il prétendait néanmoins, avant d'avoir purgé son âme de ces fauves, forcer sa place parmi les disciples, et se figurait capable de devenir le réceptacle des charismes surnaturels accordés par le Maître. Il se voit totalement débouté de cet espoir par Celui qui attire à Lui tous les hommes et veut le salut universel. Et le vase d'élection, qui parcourut l’orbe des cieux comme un stade terrestre, et qui fit de l'univers l’arène de sa course apostolique et de son martyre pour la foi (eusebeia), répète l'enseignement de son Maître et Seigneur dans ses épîtres à Timothée : «N'impose les mains à personne avec précipitation, et ne prend pas part aux péchés d'autrui4». Et on pourrait citer des milliers d'exemples, mais ceux-ci suffiront.
Je ne laisserai pas pourtant de t'instruire d'une autre interprétation, assez voisine des précédentes et je le ferai d'autant plus volontiers que ces contemplations font tes merveilles, tes amours et tes délices, quoique les lois du genre épistolaire hésitent ici, quelque peu, à me suivre. Eh ! bien, si l'on voyait, dans les perles, les pensées pures sur la vertu, et dans les choses saintes le caractère vénérable et précieux des pensées pieuses et orthodoxes, et qu'on leur donnât ces noms, on ne s'éloignerait pas de la vérité. De même, les chiens seront les pensées impies et hérétiques, et les porcs les pensées voluptueuses, puantes et passionnées. Eh ! bien donc, il ne faut pas jeter non plus ni à ces porcs, ni à ces chiens, les perles et les choses saintes pour les pousser à la lutte et au combat. Il est arrivé à beaucoup, en effet, de faire cette confrontation. Le siège de la pensée, dans l'âme, devient une sorte de salle de spectacle, pour contempler la bataille. Mais, comme ils gardent de l'attachement aux passions, au lieu de juger de sang-froid, ils se laissent, sans s'en rendre compte, jeter eux-mêmes à terre et leur chute est immense : le meilleur en eux se voit vaincu par le pire, et ils se retrouvent non plus spectateurs, mais victimes de ce théâtre d'horreur !
Si, du combat des pensées et des idées, tu passes aux actions mêmes qui s'opposent et aux hommes qui les exécutent, tu verras la même interprétation s'y appliquer. Car la vie fervente et orthodoxe, qui brille comme des perles et des choses saintes, n'a nul besoin de fréquenter ni de se mêler aux manières de vivre hérétiques, fétides et souillées. Car il est écrit : «Sortez du milieu d'eux, dit le Seigneur, et je vous accueillerai5» et «Qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres6» et «Otez le méchant du milieu de vous7» et «ne pas même manger avec un tel homme8», et un nombre infini de préceptes similaires. Mais j'en ai dit suffisamment pour faire honneur à ta grâce, qui sait bien elle-même orner le champ de la connaissance spirituelle (anagogique) en découvrant d'amples objets de contemplation.
Leurs yeux s’ouvrirent9
Comment les yeux d’Adam et d’Eve ont-ils pu s’ouvrir du fait de la transgression ?
L’expression «leurs yeux à tous deux s’ouvrirent» ne signifie pas que la transgression leur ait ouvert les yeux, loin de là ! Aussi bien n’est-il pas écrit que leurs yeux s’ouvrirent dans l’acte même, mais après qu’ils l’eurent commis. Que dit en effet l’Ecriture ? «Et la femme ayant pris de ce fruit en mangea, et elle en donna à son mari et ils en mangèrent ; et leurs yeux à tous deux s’ouvrirent». Le sens est à peu près celui-ci. C’est après le péché, le plus souvent, qu’on prend conscience de sa faute, et c’est alors surtout que l’on conçoit l’ampleur de l'inconvenance qu’on a commise. Car la passion qui nous obnubile et le désir qui nous aiguillonne, une fois le mal perpétré, se rasseyent et se calment ; alors, enfin, notre raison se fraye, pour ainsi dire, un petit passage sous le brouillard, et revient à elle. Elle discerne le méfait, prend davantage conscience de l’état où elle est tombée de tout son haut, et, pleine de remords, lucide, elle discerne ce que la passion qui l'aveuglait l'empêchait de voir clairement.
D’autre part, celui qui s’apprête à pécher, victime des séductions et des chatouillements dont le Malin joue pour nous amollir et nous enténébrer, n’est plus capable que d’une pensée engourdie et l’oeil de son jugement paraît mutilé ; après l’acte, le Malin nous remet sous les yeux la turpitude que nous avons faite et il nous découvre avec cruauté ce qu’il tâchait auparavant de dissimuler par tous les moyens ; puis, en accentuant le poids de la culpabilité, il s’efforce de pousser le pécheur au désespoir.
En tout état de cause, l’expression «leurs yeux s’ouvrirent» ne doit pas se prendre comme s'opposant au passé ni au temps précédant leur désobéissance. Car ils gardaient alors les yeux grands ouverts, puisqu'ils n'avaient pas encore été abusés par les sussurrations du serpent, et un esprit vif, capable d’embrasser d’un coup d’oeil ce qu’il fallait faire. On ne saurait donc prétendre que, d'abord dépourvus de la faculté de voir, ils l’auraient reçue, par surcroît, du péché ! Il s’en faut de beaucoup ! La vérité, c'est qu'ils perdirent la vue en commettant le péché, qu'ils ne purent discerner, et qu'une fois le péché consommé, ils la recouvrèrent.
Eh ! bien, mais voilà comment le Malin a procédé. Auteur du premier mal et ennemi de notre nature, il savait personnellement, pour l’avoir souffert, qu’une fois le mal accompli, vient le sentiment de la faute et, quoiqu’il n’en soit pas pour autant venu lui-même à résipiscence, il connaissait d’expérience l’aiguillon de la conscience qui, après l’acte, taraude le pécheur, et c’est pourquoi, proposant à Adam et à sa compagne de pécher par la transgression, il dit : «Le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront». Ensuite, hypocrite qu’il est depuis le commencement, et père du mensonge, il imbibe la mèche de la vérité en la trempant toute de la ténèbre de l’erreur, et déclare : «Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal». Or s'ils reconnurent le bien et le mal, ce n'est pas qu'ils eussent reçu une clarté divine, mais parce que, leur vue s'étant perdue au moment du péché, dans la chaleur de la faute, ils recouvrèrent ensuite leurs esprits et prirent conscience du forfait qu’ils avaient osé.
Pourquoi, cependant, une fois leurs yeux ouverts, sentent-ils d’abord la nudité de leurs organes génitaux et en ont-ils honte ? Parce que la passion qui s’y manifeste nous attaque avec plus de véhémence que tous les autres péchés, sans se soumettre aux lois de la tempérance, et que, d’ordinaire, c’est quand le sentiment du plaisir sexuel a été éveillé dans le vivant que les autres passions y prennent racine ; c’est aussi à partir ce moment que tous les autres péchés deviennent passibles de jugement. Avant ce temps, en effet, la plupart des péchés sont imputés à la tendresse de l’âge et à la faiblesse intellectuelle de l’enfant, aussi bien selon la loi spirituelle, que selon la loi civile.
Contre toi seul j’ai péché
«Contre toi seul j’ai péché, et j’ai fait le mal devant toi, afin que tu sois justifié dans tes sentences et vainqueur quand tu seras jugé».
David ruine le mariage d’autrui, ajoute le meurtre à l’adultère, et échafaude un plan pour dissimuler son acte ; mais lorsque Dieu, par l’entremise du prophète, lui met sous les yeux l’ampleur de son crime, il revient à lui et dit : «Contre toi seul j’ai péché», comme pour dire : «Je croyais qu’il était en mon pouvoir de pécher à ton insu et de te cacher ma faute ; mais désormais je porte sur ma face ma propre condamnation». Pour cette raison, il déclare : «Contre toi seul j’ai péché. En effet, quoique Urie soit la victime, tes reproches m’ont appris que contre toi j’ai osé pécher, et je cours au pardon. Car tu n’as pas voulu que mon péché envers mon serviteur restât secret, mais tu as fais paraître au grand jour l’insulte que je t’ai lancée, à toi mon maître». Pourquoi ? «Afin que tu sois justifié dans tes sentences», c’est-à-dire, «afin que ta justice l’emporte sur les artifices de l’homme, et que nul pécheur ne croit pouvoir fuir, par un tour subtil, ton jugement». Voilà, en effet, le sens de : «Tu seras vainqueur quand tu seras jugé». Ou encore : «Tu seras vainqueur parce que personne ne paraîtra juste auprès de toi, et que, dans ta bonté, toi qui as soif du salut de tous, tu vaincras nos péchés par ta miséricorde, acceptant la conversion et la pénitence comme de magnifiques présents». Car Dieu est mis en jugement contre nous, lui qui, dans la balance, oppose au poids de nos péchés sa propre miséricorde, et remporte la victoire en annulant dans sa tendresse le châtiment destiné aux pécheurs.
Les cicatrices du péché10
De même que les cicatrices de nos blessures, même bien guéries, créent des zones sensibles et vulnérables là où elles ont durci, ainsi, les meurtrissures que les péchés ont infligées à l’âme lui donnent un faible et une propension pour le péché qui l’a tachée. Fuis donc, dès ta jeunesse, et de tout ton zèle, les actes du péché. Car s’il t’arrivait d’en être transpercé, quoique tu puisses à grand’peine te dégager de leurs traits, les marques et les stigmates reçus ne cesseront pas, jusque dans ta vieillesse, de provoquer des irritations et, montrant l’image en creux des passions qui te sont propres et de leurs congénères, ils n’auront aucun mal à t’y prédisposer.
Vends tes biens et donne-les aux pauvres11
«Vends tes biens et donne-les aux pauvres». Ce précepte te paraît dur et lourd à porter. Pour moi, au contraire, je juge que c’est ici surtout que tu peux mesurer combien, en vérité, le joug du Seigneur est doux et son fardeau léger. Il nous presse, en effet, de déposer la charge des soucis et de secouer la poussière des épreuves, mais non de les reprendre ; et, gracieusement, il nous a donné aussi de les distribuer aux indigents et de nous enrichir du trésor céleste au prix de ces possessions qui, même non distribuées, restent pour la vie présente inutiles et sans fruit, et que nous devons abandonner ici-bas au jour de notre exode. Considère donc plutôt l’amour du Maître pour les hommes ; regarde comment son ineffable providence recourt à une infinité de ruses et de ressources ! Ce qui doit survenir inéluctablement, que nous le voulions ou non, Il l’agrée, pour peu que nous y ajoutions notre consentement, comme des fruits et des oeuvres venant de nous ! Et il accorde l’héritage de Son Royaume à ceux qui n’ont apporté que leur bon propos, comme s’ils avaient accompli tout l’oeuvre de la vertu. «Venez, dit-il, les bénis de mon Père, héritez le Royaume qui vous a été préparé».
Dieu est-il vraiment bon ?
Vous qui dites que Dieu est bon, comment pouvez-vous lui attribuer une telle cruauté ? Car il faut être cruel et inhumain pour infliger un tel châtiment pour une petite bouchée de trop, et un châtiment qui atteint non seulement les fautifs, mais encore tous leurs descendants !
La tunique souillée12
Que signifie : «Haïssant jusqu’à la tunique souillée par la chair13» ?
Nous apprenons de la Sainte Ecriture qu’une vie vertueuse et une conduite pure et libre du péché tissent un vêtement de noce. Ceux qui l’ont revêtue sont, par le Christ-Epoux Lui-même, jugés dignes de la chambre des noces mystiques et vont prendre place à ce festin royal et bienheureux. En revanche, ceux qui ont sali ces vêtements, se voient exclus de cette admirable jouissance et connaissent les affres de la honte. Sachant cela, nous comprenons aussi clairement ce que le divin Apôtre appelle la tunique souillée et qu’il nous ordonne, justement et bien à propos, de haïr. Celui qui se trouve tout maculé et pollué de péchés, telle serait la tunique souillée. Pour rendre ce sens plus manifeste encore, l’Apôtre ne s’est pas contenté de parler de tunique souillée, mais il a précisé «par la chair», c’est-à-dire : entachée et salie par les passions charnelles, par les plaisirs et les chutes de la chair, et tout ce que la chair accomplit lorsqu’elle désire contre l’Esprit14, marquant ainsi notre vie de taches et de salissures. Il convient donc de la haïr et de s’en détourner par tous les moyens, parce qu’elle nous ferme la porte de la mystique chambre nuptiale, nous rend indignes de l’Epoux parfait, nous écarte loin du redoutable et salutaire festin.
Se tenir toujours prêts15
Comment accorder l’exhortation du coryphée des disciples : «Soyez toujours prêts à vous défendre devant quiconque demande raison de l’espérance qui est en vous» avec le commandement du Seigneur ordonnant de ne pas méditer sa défense à l’avance quand on est conduit devant le tribunal des princes et des puissants pour y être interrogé sur la foi ?
A vrai dire, ô toi le plus sublime des philosophes sacrés, l’une et l’autre injonction, quoique formulées différemment, visent le même but. Il n’y aura donc nulle contradiction, tout au contraire, entre des préceptes qui conduisent au même comportement et règlent la pensée selon des lois identiques. Se tenir prêts, en effet, c’est pouvoir rétorquer sur-le-champ à une question, et cela suppose qu’on n’ait pas, même en pensée, la moindre hésitation devant ceux qui nous interrogent. Or, ne pas méditer à l’avance et ne pas consacrer à la réflexion ses moments de liberté, ni se laisser troubler par les préliminaires du combat lorsque celui-ci se déclare -voilà qui s’apparente à cette certitude et s’accorde avec elle. Qui, en effet, se tient prêt ne connaît plus souci, soin ni doute. Et celui dont la conscience est allégée de cette humeur passionnée n’a point ni à s’inquiéter des signes avant-coureurs du combat, ni à songer avec déchirement aux labeurs et aux épreuves qui l’attendent ; la méditation, en effet, a d’avance, et fermement, fixé sa résolution et rendu, avec le temps et l’habitude, son jugement inébranlable : le champion de la piété tire donc de lui-même un bouclier et, avec le secours de la grâce du Tout Saint Esprit, se trouve prêt à fournir, à quiconque désire s’instruire, un enseignement salutaire, et affronte, d’un coeur ferme et sans hésiter, quiconque entreprend de railler ou de ridiculiser la vérité parfaite et précise du dogme, en réfutant la doctrine erronée et en montrant le caractère irréprochable de la foi juste.
SUR LA VIE EN CHRIST
L’onction sur la pierre de Jacob
Pourquoi Jacob a-t-il fait une onction à la pierre ?
C’était une préfiguration du coeur cru et dur comme pierre des païens, parce qu’il devait, d’une part, recevoir la chrismation du Saint Esprit, ensuite être mis à part pour Dieu comme lui-même l’avait été.
Une autre interprétation possible de l’onction faite à la pierre est que la Chair assumée devait, par la miséricorde ineffable, être chrismée de la Divinité. Or le Seigneur est la pierre angulaire, la pierre de grand prix, qui a uni en lui les deux peuples.
Les enfants de Dieu1
En quel sens la Sainte Ecriture dit-elle que les enfants de Dieu ne font pas de péché, alors que la même Ecriture assure que sont enfants de Dieu ceux qui sont nés de l’eau et de l’Esprit ? Il est clair, en effet, que beaucoup, quoique devenus fils d’adoption par le baptême, pèchent néanmoins.
Si l’on appelle enfants de Dieu ceux qui sont nés de l’eau et de l’Esprit et que «les enfants de Dieu», comme le proclame le divin Jean, «ne font pas de péché», voici ta demande et ta difficulté : comment, après avoir été dignes de la grâce immense du bain de régénération, pouvons-nous encore être entraînés au péché ?
Eh ! bien, avant d’apporter une explication à ces paroles apparemment contradictoires, il convient d’examiner en lui-même le mot de l’Apôtre : comment, absolument parlant, un homme devenu enfant de Dieu peut ne plus pécher. Certains disent, en effet, que saint Jean éclaire lui-même son propos en ajoutant : «Parce que la semence de Dieu est en lui». En effet, lorsque la semence du Maître, c’est-à-dire la parole de son enseignement -car il est écrit : «Le Semeur sortit pour semer»- a jeté ses racines dans l’âme et qu’elle y demeure, alors il ne peut plus commettre de péché, celui qui a, par cette semence, acquis la ressemblance au Dieu qui l’a engendré. Mais que cette semence vienne à être arrachée de notre esprit, aussitôt, le grain de l’ennemi prend sa place, et l’ivraie commence à germer.
Telle est l’opinion de certains interprètes de ce passage de l’Apôtre qui, à mon avis, se rapprochent fortement de la vérité. D’autres disent, de façon plus naïve, que ni le juste pratiquant la justice, ni le tempérant quand il accomplit les oeuvres de la tempérance, ni aucun de ceux que l’on qualifie d’après leur vertu, ne saurait jamais, dans le temps qu’il la pratique et la met en oeuvre, devenir auteur du péché.
Quoiqu’elle ait ses défenseurs, cette interprétation me paraît toutefois indigne de la sublimité des pensées de l’Apôtre. Car il n’est guère besoin d’habileté pour savoir et pour enseigner que le juste, agissant selon la justice, ne commet point d’injustice, ou que le tempérant, tant qu’il est tempérant, ne tombe pas dans la débauche ! Le sens serait plus fort, si l’on considérait que celui qui est né de Dieu et qui retient en lui la semence de Dieu, j’ai nommé la vertu -car «tout don parfait vient d’en-haut, descendant de Toi, Père des Lumières»- et devient un modèle accompli de vertu, au point de la manifester comme une habitude profonde de son être, sans la mêler aucunement aux semailles du Mauvais, cet homme ne pécher, n’ayant pas un caractère enclin aux passions, ni l’esprit tourné vers elles. Car de même que la nature, sans avoir été enseignée, sait fuir les choses qui lui sont contraires, de même, l’habitude née de l’enseignement, par l’exercice des actes vertueux, acquiert une grande force pour renoncer toute inclination au mal, quel qu’il soit, et se garder d’y prendre goût.
Nous pourrions conclure de la sorte l’examen du sens de cette formule prise isolément.
Quant à la difficulté proposée, qui naît du rapprochement des deux affirmations susdites, elle se résout valablement par l’une ou l’autre des interprétations que nous venons d’évoquer. Il n’y a aucun embarras, en effet, à dire que celui qui possède, germant en lui-même, les raisons séminales -c’est-à-dire, soit les germes premiers des vertus, soit ceux de la foi authentique- ne peut dès lors rien recevoir des grains semés en sus par le malin ; mais que si nous nous tenons déserts et dépourvus de bons germes, nous nous montrons prêts à recevoir l’ivraie. Que, d’autre part, celui qui pratique la vertu, quand il le fait avec pureté, n’a point de talent pour mal faire, mais que s’il néglige les oeuvres bonnes, il se trouve entraîné vers le pire, nul n’en doutera.
C’est ainsi, disons-nous, qu’on peut résoudre la contradiction apparente de ces paroles. On pourrait cependant ajouter une explication plus précise et mieux adaptée au passage et qui serait telle : double est la filiation d’en-haut. La première vient de la seule bienveillance du Père qui nous adopte ; la seconde est consécutive à notre propre contribution : celle de notre ferveur, qui s’épanouit dans la pratique des vertus. Quand la grâce de l’adoption filiale donnée d’en-haut s’unit à la pratique volontaire des vertus, elle reforme et remodèle complètement le fils adoptif à l’image et à la ressemblance du Dieu qui l’a engendré, pour autant que l’homme peut L’imiter. Celui donc qu’on nomme, en ce sens, enfant de Dieu et qui possède, de manière stable et solide, la filiation adoptive, celui-là reçoit l’habitude indéfectible du bien : il hait le péché, s’en détourne et ne veut à aucun prix le commettre. En revanche, celui qui a joui de la bonté du Maître mais sans apporter, pour sa part, rien qui vaille pour affermir la filiation divine et se rendre autant qu’il peut, par ses oeuvres, digne d’elle, cet homme-là, quoiqu’il ait obtenu la filiation offerte par la bienveillance du Seigneur, va se trouver, puisqu’il ne montre ni volonté ni effort pour y répondre, aisément porté aux actions du péché. Il délaisse la bonne semence, don de la grâce, et l'empêche de s'épanouir, mais il cultive et fait fructifier par sa négligence le grain que le Malin répand par-dessus. Dès lors qu’il porte toujours en lui cette dernière semence, on peut à bon droit le nommer enfant du diable et non plus de Dieu.
Ne jetez pas vos perles aux pourceaux2
La parole du divin évangile donne le nom de perles et de choses saintes au Corps très pur du Seigneur. Perles ! parce que ces mystères sont précieux et qu'ils font briller l'éclat du salut sur ceux qui les approchent dans la pureté. Choses saintes, parce qu'ils sont vénérables et qu'ils séparent la vérité d'avec le mensonge. Les chiens sont les hérétiques et les infidèles qui, après avoir entendu à mainte reprise des catéchèses orthodoxes, loin d'en tirer le moindre profit, ont déchaîné leur rage contre notre sainte religion, en aboyant plus furieusement que des chiens. Les porcs sont les hommes vautrés dans la fange des passions, insensibles aux exhortations, et qui restent impénitents. L'oracle de la parole divine interdit donc de donner à tous ceux-là les divins mystères, parce qu'ils se sont eux-mêmes rendus, par leurs actions, indignes de la grâce et du salut qui sont par-delà la nature.
Mais, s'il est interdit de les donner à ces deux catégories, on pourrait se demander : à qui faut-il alors les donner ? Je réponds donc : aux fidèles orthodoxes, à ceux dont la vie répond à la foi. Je dis encore que, parmi les incroyants, parmi les hérétiques aussi bien sûr, et parmi ceux qui, dans leur conduite, ont fait des faux pas et ont perdu la pureté, il en est qu'il faut enseigner par la parole et s'empresser de prendre en main. Ce sont ceux qui sont comme des brebis qui n'ont pas de berger et qui souffre un grand besoin de la catéchèse et du gouvernement d'un pasteur. Car le Seigneur prend pitié de ceux-là et les nourrit d'un aliment qui sustente le corps et améliore et raffermit l'âme.
Bien ! Mais comment les porcs et les chiens se retournent-ils pour déchirer3 ceux qui par aventure leurs auraient donné ce qu'il n'est pas permis de leur donner ? N'est-ce pas, évidemment, que les premiers plaisantent, raillent, et tournent en dérision les mystères qui dépassent toute vénération ; et que les seconds profanent et souillent de leur propre impureté et de leur vice impénitent la pureté et l'éclat suprême de ces mystères. Ces deux maux reviennent sur les mauvais économes du mystère, infligeant à ces responsables irréfléchis et imprévoyants une chute pénible et une grande honte.
D'autres réalités encore pourraient porter ces noms de perles et de choses saintes. Ainsi, les charismes des signes et des guérisons et, avant eux, ces miracles et ces guérisons mêmes, et, en troisième lieu, si tu veux, la dignité divine et apostolique dont se voit revêtu l'ordre des évêques, à qui elle est échue par succession. Car la loi défend assurément d'offrir aucune de ces choses aux chiens ni aux porcs. La sentence et le décret du Maître que nous examinons constituent une loi générale applicable à tous ces cas, mais on peut trouver, sans difficulté, des témoignages de l'Ecriture qui la confirme pour chacun d'entre eux.
J'en veux pour preuve immédiate ceux qui, revêtus d'impudence, tels des chiens, demandent un signe, alors que leur regard est encore plein des miracles qu'ils viennent de contempler. Non seulement le Sauveur du genre humain ne leur en a montré aucun, mais il a même refusé de leur en donner à l'avenir, et il a déclaré la raison de ce rejet, en les nommant «génération perverse et adultère». Il a montré, en découvrant ces deux vices, qu'ils ne valaient pas mieux que les «chiens» et les «porcs». Dans sa patrie, de même, Il ne fit pas beaucoup de miracles (dunameis) à cause de leur manque de foi. Et à plusieurs reprises, nous Le voyons demander d'abord la foi et, lors seulement, opérer la guérison. De sorte que l'homme qui montre aussi peu de reconnaissance qu'un chien et qui nourrit des sentiments porcins est indigne du bienfait des miracles. Or, s'il en est ainsi, combien plus indigne il doit être du charisme d'opérer les signes ! Cela est de soi évident, mais Pierre, Coryphée des Apôtres, en donne aussi la plus certaine des preuves, dans les remontrances dont il accabla Simon, pervers amant de l'or et adorateur des démons.
Que nul de ces hommes ne mérite en partage la dignité de l'apostolat ou l'honneur de l'épiscopat, le Maître en personne le montra également, en parole et en actes, lorsqu'il répondit à un homme qui demandait à Le suivre et manoeuvrait pour s'insinuer dans les rangs des Apôtres et jouir de leurs privilèges. Il ne se contenta pas de lui opposer un refus, mais l'exclut de la compagnie des disciples en exposant pour sa honte les secrets de son coeur. Car Celui qui connaît toutes choses avant qu'elles soient le perçait au jour, ce nid de rapaces et cette tanière de renards. Il lui reproche donc son audace : empli de fraude, d'impudence et de frivolité, et follement attaché à l'argent, il prétendait néanmoins, avant d'avoir purgé son âme de ces fauves, forcer sa place parmi les disciples, et se figurait capable de devenir le réceptacle des charismes surnaturels accordés par le Maître. Il se voit totalement débouté de cet espoir par Celui qui attire à Lui tous les hommes et veut le salut universel. Et le vase d'élection, qui parcourut l’orbe des cieux comme un stade terrestre, et qui fit de l'univers l’arène de sa course apostolique et de son martyre pour la foi (eusebeia), répète l'enseignement de son Maître et Seigneur dans ses épîtres à Timothée : «N'impose les mains à personne avec précipitation, et ne prend pas part aux péchés d'autrui4». Et on pourrait citer des milliers d'exemples, mais ceux-ci suffiront.
Je ne laisserai pas pourtant de t'instruire d'une autre interprétation, assez voisine des précédentes et je le ferai d'autant plus volontiers que ces contemplations font tes merveilles, tes amours et tes délices, quoique les lois du genre épistolaire hésitent ici, quelque peu, à me suivre. Eh ! bien, si l'on voyait, dans les perles, les pensées pures sur la vertu, et dans les choses saintes le caractère vénérable et précieux des pensées pieuses et orthodoxes, et qu'on leur donnât ces noms, on ne s'éloignerait pas de la vérité. De même, les chiens seront les pensées impies et hérétiques, et les porcs les pensées voluptueuses, puantes et passionnées. Eh ! bien donc, il ne faut pas jeter non plus ni à ces porcs, ni à ces chiens, les perles et les choses saintes pour les pousser à la lutte et au combat. Il est arrivé à beaucoup, en effet, de faire cette confrontation. Le siège de la pensée, dans l'âme, devient une sorte de salle de spectacle, pour contempler la bataille. Mais, comme ils gardent de l'attachement aux passions, au lieu de juger de sang-froid, ils se laissent, sans s'en rendre compte, jeter eux-mêmes à terre et leur chute est immense : le meilleur en eux se voit vaincu par le pire, et ils se retrouvent non plus spectateurs, mais victimes de ce théâtre d'horreur !
Si, du combat des pensées et des idées, tu passes aux actions mêmes qui s'opposent et aux hommes qui les exécutent, tu verras la même interprétation s'y appliquer. Car la vie fervente et orthodoxe, qui brille comme des perles et des choses saintes, n'a nul besoin de fréquenter ni de se mêler aux manières de vivre hérétiques, fétides et souillées. Car il est écrit : «Sortez du milieu d'eux, dit le Seigneur, et je vous accueillerai5» et «Qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres6» et «Otez le méchant du milieu de vous7» et «ne pas même manger avec un tel homme8», et un nombre infini de préceptes similaires. Mais j'en ai dit suffisamment pour faire honneur à ta grâce, qui sait bien elle-même orner le champ de la connaissance spirituelle (anagogique) en découvrant d'amples objets de contemplation.
Leurs yeux s’ouvrirent9
Comment les yeux d’Adam et d’Eve ont-ils pu s’ouvrir du fait de la transgression ?
L’expression «leurs yeux à tous deux s’ouvrirent» ne signifie pas que la transgression leur ait ouvert les yeux, loin de là ! Aussi bien n’est-il pas écrit que leurs yeux s’ouvrirent dans l’acte même, mais après qu’ils l’eurent commis. Que dit en effet l’Ecriture ? «Et la femme ayant pris de ce fruit en mangea, et elle en donna à son mari et ils en mangèrent ; et leurs yeux à tous deux s’ouvrirent». Le sens est à peu près celui-ci. C’est après le péché, le plus souvent, qu’on prend conscience de sa faute, et c’est alors surtout que l’on conçoit l’ampleur de l'inconvenance qu’on a commise. Car la passion qui nous obnubile et le désir qui nous aiguillonne, une fois le mal perpétré, se rasseyent et se calment ; alors, enfin, notre raison se fraye, pour ainsi dire, un petit passage sous le brouillard, et revient à elle. Elle discerne le méfait, prend davantage conscience de l’état où elle est tombée de tout son haut, et, pleine de remords, lucide, elle discerne ce que la passion qui l'aveuglait l'empêchait de voir clairement.
D’autre part, celui qui s’apprête à pécher, victime des séductions et des chatouillements dont le Malin joue pour nous amollir et nous enténébrer, n’est plus capable que d’une pensée engourdie et l’oeil de son jugement paraît mutilé ; après l’acte, le Malin nous remet sous les yeux la turpitude que nous avons faite et il nous découvre avec cruauté ce qu’il tâchait auparavant de dissimuler par tous les moyens ; puis, en accentuant le poids de la culpabilité, il s’efforce de pousser le pécheur au désespoir.
En tout état de cause, l’expression «leurs yeux s’ouvrirent» ne doit pas se prendre comme s'opposant au passé ni au temps précédant leur désobéissance. Car ils gardaient alors les yeux grands ouverts, puisqu'ils n'avaient pas encore été abusés par les sussurrations du serpent, et un esprit vif, capable d’embrasser d’un coup d’oeil ce qu’il fallait faire. On ne saurait donc prétendre que, d'abord dépourvus de la faculté de voir, ils l’auraient reçue, par surcroît, du péché ! Il s’en faut de beaucoup ! La vérité, c'est qu'ils perdirent la vue en commettant le péché, qu'ils ne purent discerner, et qu'une fois le péché consommé, ils la recouvrèrent.
Eh ! bien, mais voilà comment le Malin a procédé. Auteur du premier mal et ennemi de notre nature, il savait personnellement, pour l’avoir souffert, qu’une fois le mal accompli, vient le sentiment de la faute et, quoiqu’il n’en soit pas pour autant venu lui-même à résipiscence, il connaissait d’expérience l’aiguillon de la conscience qui, après l’acte, taraude le pécheur, et c’est pourquoi, proposant à Adam et à sa compagne de pécher par la transgression, il dit : «Le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront». Ensuite, hypocrite qu’il est depuis le commencement, et père du mensonge, il imbibe la mèche de la vérité en la trempant toute de la ténèbre de l’erreur, et déclare : «Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal». Or s'ils reconnurent le bien et le mal, ce n'est pas qu'ils eussent reçu une clarté divine, mais parce que, leur vue s'étant perdue au moment du péché, dans la chaleur de la faute, ils recouvrèrent ensuite leurs esprits et prirent conscience du forfait qu’ils avaient osé.
Pourquoi, cependant, une fois leurs yeux ouverts, sentent-ils d’abord la nudité de leurs organes génitaux et en ont-ils honte ? Parce que la passion qui s’y manifeste nous attaque avec plus de véhémence que tous les autres péchés, sans se soumettre aux lois de la tempérance, et que, d’ordinaire, c’est quand le sentiment du plaisir sexuel a été éveillé dans le vivant que les autres passions y prennent racine ; c’est aussi à partir ce moment que tous les autres péchés deviennent passibles de jugement. Avant ce temps, en effet, la plupart des péchés sont imputés à la tendresse de l’âge et à la faiblesse intellectuelle de l’enfant, aussi bien selon la loi spirituelle, que selon la loi civile.
Contre toi seul j’ai péché
«Contre toi seul j’ai péché, et j’ai fait le mal devant toi, afin que tu sois justifié dans tes sentences et vainqueur quand tu seras jugé».
David ruine le mariage d’autrui, ajoute le meurtre à l’adultère, et échafaude un plan pour dissimuler son acte ; mais lorsque Dieu, par l’entremise du prophète, lui met sous les yeux l’ampleur de son crime, il revient à lui et dit : «Contre toi seul j’ai péché», comme pour dire : «Je croyais qu’il était en mon pouvoir de pécher à ton insu et de te cacher ma faute ; mais désormais je porte sur ma face ma propre condamnation». Pour cette raison, il déclare : «Contre toi seul j’ai péché. En effet, quoique Urie soit la victime, tes reproches m’ont appris que contre toi j’ai osé pécher, et je cours au pardon. Car tu n’as pas voulu que mon péché envers mon serviteur restât secret, mais tu as fais paraître au grand jour l’insulte que je t’ai lancée, à toi mon maître». Pourquoi ? «Afin que tu sois justifié dans tes sentences», c’est-à-dire, «afin que ta justice l’emporte sur les artifices de l’homme, et que nul pécheur ne croit pouvoir fuir, par un tour subtil, ton jugement». Voilà, en effet, le sens de : «Tu seras vainqueur quand tu seras jugé». Ou encore : «Tu seras vainqueur parce que personne ne paraîtra juste auprès de toi, et que, dans ta bonté, toi qui as soif du salut de tous, tu vaincras nos péchés par ta miséricorde, acceptant la conversion et la pénitence comme de magnifiques présents». Car Dieu est mis en jugement contre nous, lui qui, dans la balance, oppose au poids de nos péchés sa propre miséricorde, et remporte la victoire en annulant dans sa tendresse le châtiment destiné aux pécheurs.
Les cicatrices du péché10
De même que les cicatrices de nos blessures, même bien guéries, créent des zones sensibles et vulnérables là où elles ont durci, ainsi, les meurtrissures que les péchés ont infligées à l’âme lui donnent un faible et une propension pour le péché qui l’a tachée. Fuis donc, dès ta jeunesse, et de tout ton zèle, les actes du péché. Car s’il t’arrivait d’en être transpercé, quoique tu puisses à grand’peine te dégager de leurs traits, les marques et les stigmates reçus ne cesseront pas, jusque dans ta vieillesse, de provoquer des irritations et, montrant l’image en creux des passions qui te sont propres et de leurs congénères, ils n’auront aucun mal à t’y prédisposer.
Vends tes biens et donne-les aux pauvres11
«Vends tes biens et donne-les aux pauvres». Ce précepte te paraît dur et lourd à porter. Pour moi, au contraire, je juge que c’est ici surtout que tu peux mesurer combien, en vérité, le joug du Seigneur est doux et son fardeau léger. Il nous presse, en effet, de déposer la charge des soucis et de secouer la poussière des épreuves, mais non de les reprendre ; et, gracieusement, il nous a donné aussi de les distribuer aux indigents et de nous enrichir du trésor céleste au prix de ces possessions qui, même non distribuées, restent pour la vie présente inutiles et sans fruit, et que nous devons abandonner ici-bas au jour de notre exode. Considère donc plutôt l’amour du Maître pour les hommes ; regarde comment son ineffable providence recourt à une infinité de ruses et de ressources ! Ce qui doit survenir inéluctablement, que nous le voulions ou non, Il l’agrée, pour peu que nous y ajoutions notre consentement, comme des fruits et des oeuvres venant de nous ! Et il accorde l’héritage de Son Royaume à ceux qui n’ont apporté que leur bon propos, comme s’ils avaient accompli tout l’oeuvre de la vertu. «Venez, dit-il, les bénis de mon Père, héritez le Royaume qui vous a été préparé».
Dieu est-il vraiment bon ?
Vous qui dites que Dieu est bon, comment pouvez-vous lui attribuer une telle cruauté ? Car il faut être cruel et inhumain pour infliger un tel châtiment pour une petite bouchée de trop, et un châtiment qui atteint non seulement les fautifs, mais encore tous leurs descendants !
La tunique souillée12
Que signifie : «Haïssant jusqu’à la tunique souillée par la chair13» ?
Nous apprenons de la Sainte Ecriture qu’une vie vertueuse et une conduite pure et libre du péché tissent un vêtement de noce. Ceux qui l’ont revêtue sont, par le Christ-Epoux Lui-même, jugés dignes de la chambre des noces mystiques et vont prendre place à ce festin royal et bienheureux. En revanche, ceux qui ont sali ces vêtements, se voient exclus de cette admirable jouissance et connaissent les affres de la honte. Sachant cela, nous comprenons aussi clairement ce que le divin Apôtre appelle la tunique souillée et qu’il nous ordonne, justement et bien à propos, de haïr. Celui qui se trouve tout maculé et pollué de péchés, telle serait la tunique souillée. Pour rendre ce sens plus manifeste encore, l’Apôtre ne s’est pas contenté de parler de tunique souillée, mais il a précisé «par la chair», c’est-à-dire : entachée et salie par les passions charnelles, par les plaisirs et les chutes de la chair, et tout ce que la chair accomplit lorsqu’elle désire contre l’Esprit14, marquant ainsi notre vie de taches et de salissures. Il convient donc de la haïr et de s’en détourner par tous les moyens, parce qu’elle nous ferme la porte de la mystique chambre nuptiale, nous rend indignes de l’Epoux parfait, nous écarte loin du redoutable et salutaire festin.
Se tenir toujours prêts15
Comment accorder l’exhortation du coryphée des disciples : «Soyez toujours prêts à vous défendre devant quiconque demande raison de l’espérance qui est en vous» avec le commandement du Seigneur ordonnant de ne pas méditer sa défense à l’avance quand on est conduit devant le tribunal des princes et des puissants pour y être interrogé sur la foi ?
A vrai dire, ô toi le plus sublime des philosophes sacrés, l’une et l’autre injonction, quoique formulées différemment, visent le même but. Il n’y aura donc nulle contradiction, tout au contraire, entre des préceptes qui conduisent au même comportement et règlent la pensée selon des lois identiques. Se tenir prêts, en effet, c’est pouvoir rétorquer sur-le-champ à une question, et cela suppose qu’on n’ait pas, même en pensée, la moindre hésitation devant ceux qui nous interrogent. Or, ne pas méditer à l’avance et ne pas consacrer à la réflexion ses moments de liberté, ni se laisser troubler par les préliminaires du combat lorsque celui-ci se déclare -voilà qui s’apparente à cette certitude et s’accorde avec elle. Qui, en effet, se tient prêt ne connaît plus souci, soin ni doute. Et celui dont la conscience est allégée de cette humeur passionnée n’a point ni à s’inquiéter des signes avant-coureurs du combat, ni à songer avec déchirement aux labeurs et aux épreuves qui l’attendent ; la méditation, en effet, a d’avance, et fermement, fixé sa résolution et rendu, avec le temps et l’habitude, son jugement inébranlable : le champion de la piété tire donc de lui-même un bouclier et, avec le secours de la grâce du Tout Saint Esprit, se trouve prêt à fournir, à quiconque désire s’instruire, un enseignement salutaire, et affronte, d’un coeur ferme et sans hésiter, quiconque entreprend de railler ou de ridiculiser la vérité parfaite et précise du dogme, en réfutant la doctrine erronée et en montrant le caractère irréprochable de la foi juste.
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