mardi 8 février 2011

La Lumière du Thabor n°45-46. Saint Joseph l'Hésychaste : Lettres.

PERE JOSEPH L’HESYCHASTE



LETTRES SPIRITUELLES



Moine de l’Athos, le Père Joseph l’Hésychaste (1896-1959), fut un grand ascète et le guide de nombreux disciples. Doué du charisme si rare de l’enseignement spirituel, il a dispensé ses instructions à la fois oralement et dans des lettres, que Presbytéra Anna a traduites en français. Nous donnons ci-dessous les lettres 36 et suivantes de l’édition grecque Description de l’expérience monastique, Mont Athos, 1980.



Que la prière du coeur préserve toujours de l'égarement.


Puisse celui qui habite les cieux, le Dieu et Seigneur de toutes choses, qui nous donne le souffle, et la vie, et toute chose, et qui toujours se met en souci de notre salut, puisse notre Dieu insuffler à vos âmes bénies son Esprit de prière ; pour que soit éclairé votre esprit, comme furent illuminés les disciples de notre Christ Sauveur ; puisse l'éclat de sa gloire divine resplendir sur votre être spirituel que l'on voie par elle renaître tout entier, et que votre coeur à son saint amour s'enflamme, tout comme celui de Cléophas, et tressaille en concevant, secrètement averti que le nouvel Adam est conçu en lui, de sorte qu'à la fin en vous aussi périsse l'ancien, avec toutes ses passions, et que par là vous obteniez les larmes perpétuelles, qui, telles une fontaine, jaillissent à chaque instant, faisant sourdre avec elles une douceur ineffable. Amen.
C'est aujourd'hui même, mon enfant, que je reçois ta lettre. J'en ai bien lu le contenu, et voici quelle est ma réponse à tout ce que tu m'y écris.
Pour la prière mentale, la méthode est bien celle que t'a exposée ta sainte gérondissa. Telle est la prière du coeur qui préserve toujours de l'égarement -cet égarement auquel le plus souvent mènent les autres méthodes, que l'imagination investit aisément. Or c'est par elle justement, que l'égarement s'immisce dans l'esprit.
Ah ! Combien redoutable le sombre égarement de l'intelligence ! Et quoique ce fût pour l'esprit chose obscure et difficile à saisir, je dois vous en dire pourtant de certaines petites choses, qu'il faut que vous sachiez. Car j'ai eu la grande audace d'y vouloir toucher autrefois, et de pratiquer, au commencement, toutes les sortes de prières existantes. C'est pourquoi j'ai fait l'expérience de toutes.
Car lorsque vient la grâce qui s'approche de l'homme, l'esprit alors, -cet «impudent butor», que l'abba Isaac fustige à juste titre- cherche tout le premier à s'insinuer partout, voulant tout essayer et goûter à tout. Aussi se déploie‑t‑il sans fin, remontant à l'origine jusqu'à la création d'Adam et parvenant, au terme de sa course, à s'engloutir dans des gouffres sans fond, ou bien, au contraire, à s'élever toujours plus haut, sur d'inaccessibles hauteurs, tellement que, si Dieu même ne le bridait pas, jamais, lui ne s'en retournerait en arrière.
Or donc, cette méthode unique -la seule qui fût authentique- de la «prière du coeur», est un procédé pratique à quoi nous recourons pour retenir l'esprit dans le coeur. Après quoi, la grâce s'augmentant, vient ravir l'esprit en contemplations sublimes. Alors aussi le coeur s'enflamme d'un amour divin, et cet amour le brûle, et le consume tout. Et l'esprit désormais se trouve uni en Dieu en une union parfaite : c'est l'instant où, par une transformation subtile, il commence de fondre, comme fond la cire approchée d'une flamme, ou comme fait le fer s'assimilant au feu. Car si le fer, tandis qu'il est à la flamme, ne change pas quant à sa nature, mais fond au feu, jusqu'à ne former plus avec lui qu'un seul corps, que vienne à cesser ensuite l'état d'incandescence, et le voici qui, de nouveau revient à sa nature première, celle que constituait naguère sa dureté originelle.
Tel est ce que nous appelons contemplation. Avec elle règnent le calme de l'esprit, et la paix du corps entier. Dès lors, à celui qui prie, paroles et prières viennent d'elles‑mêmes, et lui, sur les ailes de la contemplation s'élève, sans plus retenir désormais son esprit enclos dans le lieu du coeur. C'est que la prière de l'intellect n'avait d'autre but que d'appeler la grâce. Quand donc la grâce est descendue, pourquoi faudrait‑il encore que l'esprit s'élevât ? Aussi l'esprit se fige‑t‑il, comme en suspens, immobile. Le temps pour lui est venu enfin, de recourir à toutes sortes de prières, pour s'essayer à toutes.
Si donc la méthode prônée par tes soeurs, telle néammoins que tu me la décris, ne ressortit nullement au pur égarement, prends garde cependant qu'elle peut aisément y mener et que leur esprit, encore mal purifié, se laissera facilement duper, leur faisant voir des contemplations, où ne sont en vérité que fausses imaginations et chimères fantasques.
Or prenons cet exemple, d'une fontaine douce, érigée devant un océan. D'elle, légèrement jaillissante, viendrait sourdre une eau pure, pour retomber en pluie sur la grève ensablée. Mais voici que soudain se déchaîne une tempête terrible, et que la mer en furie projette ses lames sur la petite fontaine. Las, la pauvre ! A ses eaux cristallines à présent, sont mêlées ces viles eaux de saumure. Et tu viendrais, toi maintenant, tout vaillant que tu es, démêler ces eaux d'avec ces autres eaux, les douces d'avec les marines ? Allons ! Tu sais bien que tu ne le pourrais pas. Eh bien, vois‑tu, c'est la même chose aussi qui advient à l'esprit.
Ecoute seulement ce que je vais te dire : Ce sont des esprits1 que les démons. C'est pourquoi ils s'immiscent en nous pour se mêler à notre souffle2, qui lui aussi est esprit. Or l'esprit3 qui perçoit les choses est le pourvoyeur de l'âme : c'est lui qui vient porter au coeur chacune de ses sensations, chacune de ses impressions intuitives, qui font mouvoir cet esprit. Et c'est ce coeur ensuite qui, tel un filtre, sait les purifier pour les communiquer alors à l'intelligence. Et c'est par où justement l'esprit, qui trop aisément perçoit, peut trop aisément aussi se laisser abuser. Songe à notre fontaine. Il suffit que d'une façon dérobée l'esprit impur obscurcisse l'esprit, et de son eau trouble, ternisse sa perception, pour que cet esprit à son tour n'ait plus à donner au coeur, comme il advient d'ordinaire, que des impressions troubles. Pour peu que le coeur alors ne soit pas encore purifié, et ce coeur à l'intelligence ne sait rien non plus confier que de trouble. Et voici l'âme désormais ternie d'une sombre noirceur. Las ! La malheureuse ! Dès lors qu'elle croit contempler, ce qu'elle accueille à profusion le jour entier ne sont que fausses images, froides vapeurs exhalées du tout‑venant de son imagination. Voici donc comment sont nés tous les égarements, toutes les errances, et toutes les hérésies. Or quand le lutteur s'est assez rassasié de la grâce, s'il sait conserver pourtant sa vigilance ordinaire, que jamais il ne présume de soi ni ne se fie en ses forces propres, mais que jusqu'au dernier souffle il garde, pure et inaltérée, la crainte de Dieu, alors, lorsque l'autre s'approche, lui perçoit aussitôt à cela quelque bizarrerie contre l'ordinaire.
Et son esprit dès lors, son coeur, sa pensée, et toute la force de son âme, invoquent Celui seul qui peut le sauver. Il l'appelle le Maître et Seigneur, qui du non‑être mena toutes choses à l'être. Car Il sait, lui qui clarifie toutes choses, tel un filtre, séparer les eaux d'avec les autres eaux. Or à peine a‑t‑on mandé Dieu par ses larmes brûlantes qu'éclate au grand jour la duperie de l'Envieux. Alors l'on apprend aussi comment échapper au fol égarement. C'est ainsi lorsqu'on a souvent fait l'épreuve de ces choses, que l'on devient véritablement un être de «pratique». Et l'on célèbre la gloire à Dieu, lui rendant grâces à l'infini, de ce qu'en nous ouvrant l'esprit, il nous fait bien connaître les pièges du Malin, pour que tout aussitôt nous fuyions loin d'eux.
Or pour moi, je vous le dis en vérité, j'ai pénétré tous les repaires de l'ennemi et je l'y ai rudement combattu, en d'acharnés corps à corps. Et ce fut la grâce chaque fois qui m'en fit réchapper. Si donc il se trouve aujourd'hui quelque malade pour être atteint du mal des pensées comme du mal de l'égarement, de cette double maladie, je peux par la grâce de Dieu l'en délivrer. Il suffit pour cela qu'il veuille m'obéir. Mais parce que celui‑là même qui se sera égaré peut, par cette obéissance à un autre que lui, espérer échapper à sa fatale erreur, le diable alors, voyant s'enfuir sa proie, lui conseille la chose inverse, persuadant le malheureux de ne surtout pas se fier à un autre, ni de lui obéir jamais, mais de n'accepter seulement que ses pensées propres et de n'accorder foi qu'à son propre jugement.
Ainsi donc ce penser si hautain n'a d'autre usage en vérité que d'abriter un peu mieux cet égoïsme sans fond et cet orgueil tout diabolique qui sont l'apanage commun des égarés et des hérétiques, à tel point que ces êtres, jamais, ne consentent à s'en retourner, fût‑ce d'un pas en arrière.
Mais notre Christ, lui, est la lumière véritable, éclairant et dirigeant les pas de tous ceux qui veulent ne serait‑ce que s'approcher de Lui. Si donc vous aimez la prière en esprit4, prenez le deuil joyeux et cherchez Jésus en pleurant. Et lui‑même à la fin se découvrira, à vous, dans un amour de feu qui bientôt consumera toutes vos passions. Alors vous deviendrez l'amoureux fou qui, lors même qu'il présente à son esprit, fugitif, le visage qu'il aime, aussitôt sent son coeur tressaillir et les larmes couler de ses yeux. Car c'est bien un tel amour, un amour tout divin, un amour de feu, dont la flamme doit brûler dans le coeur. Un amour si ardent, qu'à peine l'on entend dire : «Mon Seigneur ! Jésus, mon Christ, mon doux amour ! Ma douce Mannoula, Vierge Toute Sainte !», au même instant jaillissent les larmes.
Tous les saints ont beaucoup chanté, beaucoup célébré notre Panaghia. Mais moi, pauvre sot, je n'ai su trouver de plus belles louanges que de lui donner un nom très doux, dont à chaque instant j'aime à l'appeler : «Maman ! Ma douce petite Maman ! Entre tes mains, je t'en prie prends mon âme qui est tienne, afin que tes mains elles‑mêmes la rendent à son divin Créateur, ton Fils Unique seul engendré». Ah ! Ma douce petite Maman, il n'est rien d’autre que nous désirions, sinon rendre l'âme à l'heure sans pareille de l'embrasement, quand par le divin amour l'être entier se consume ; quand notre âme brûle, et que l'esprit s'arrête immobile, comme en suspens, tandis que dans une brise légère, que couvre la ténèbre, s'exhale un souffle doux et parfumé ; alors cessent les sensations ; alors à jamais règne en nous le doux Jésus, le tant désiré; lui, vie et amour et tendresse éternelle.
Vous donc, enfants du Père céleste, vous qui êtes héritiers du royaume des Cieux, courez, hâtez‑vous, et prenez le deuil joyeux ; oui, laissez une à une ruisseler pour le Christ des larmes qui soient d'amour. Laissez s'abîmer votre esprit jusqu'aux profondeurs abyssales de celui qui, pour nous sauver, jusqu'aux tréfonds de la terre vint abîmer son corps. Car c'est pour nous élever que le doux Jésus a daigné s'abaisser ; pour nous ressusciter qu'il est mort et ressuscité. Réjouissez‑vous donc et tressaillez d'allégresse, pour ce que nous avons été jugés dignes, nous, de devenir ses enfants, et d'obtenir encore la jouissance de ses biens éternels, afin que par eux aussi nous nous réjouissions ensemble de son infini amour.


Je tâcherai ici, pour l'amour de vous et le bien de vos âmes
d'ébaucher à grands traits l'esquisse de ma vie...

Encore et toujours à ma fille bien‑aimée, et à toutes ses soeurs en Christ...
Ah ! Si vous saviez avec quelles larmes je fais pour vous monter des prières, dans l'amour pur et accompli du Christ ! ...
Ainsi, m'écris‑tu dans ta lettre, tes épreuves sont nombreuses ? Mais, sache‑le mon enfant, c'est par elles seulement que peut advenir la purification de l'âme. Au milieu même des afflictions, au milieu même des tentations, là justement se trouve aussi la grâce. Et là aussi, quelque jour, tu trouveras le plus que doux Jésus.
Or c'est maintenant, en supportant les afflictions, qu'il te faut montrer comme tu aimes le Christ. Après quoi viendra la grâce, pour s'en aller encore. Toi seulement, ne cesse pas de la chercher dans les larmes et le deuil.
Tu as sous les yeux, pour vivants modèles, la gérondissa bénie, et toutes les petites soeurs de ta sainte synodie. Tu as ton vénérable Ancien, lui qui pénètre le Saint des Saints, et qui pour toi implore Dieu, lorsque la nuée divine est descendue d'en haut. Et tu m'as enfin, moi le dernier de tous, qui dis tout à l'Epoux lorsqu'il vient me visiter et qui, pour toi comme pour toutes tes soeurs, le supplie ardemment. Et je l'entends souvent me dire : «Apprenez à vos âmes la patience. Pas l'impatience. Oui, tout vous adviendra car j'entends toute vos suppliques. Tout arrive, mais doucement, tout doucement !»
Ainsi donc, mes soeurs et mères bien‑aimées dans le Seigneur, écoutez‑moi encore ; soyez attentives à mes paroles, et prêtez l'oreille à mon récit.
Je tâcherai ici, pour l'amour de vous, et le bien de vos âmes, d'ébaucher à grands traits l'esquisse de ma vie. Pour qu'à cette vue, vous preniez courage et soyez affermis. Car sans la patience, sachez‑le, il est impossible de rien gagner.
C'est une lampe sans huile qu'un moine sans patience.
Et pardon de ce que j'écris d'une écriture si serrée, pour économiser le papier qui me manque. Pardon aussi pour l'odeur de la feuille, qui sent le produit contre les punaises et les poux, qu’un médecin de mes correspondants m'a si gentiment envoyé. De tout cela pardon !
Je vous parlerai brièvement en termes ramassés.
Voici : J'étais dans le monde, menant en secret des luttes et des combats, jusqu'à en verser le sang : je ne mangeais à cette époque qu'une fois tous les deux jours. D'ailleurs, les montagnes du Pentélis, avec toutes ses grottes, me connaissent encore, comme le noir corbeau, en larmes et affamé, qui y venait la nuit, en quête de son salut. C'est que je me soumettais moi‑même à l'épreuve, afin de juger ce dont j'étais capable, et de savoir si je pourrais endurer les peines des moines du Mont Athos. Car je voulais partir à la Sainte Montagne et devenir l'un des leurs. A quoi, m’étant assez exercé durant quelques années, je suppliais le Seigneur, qu'il voulût me pardonner de manger encore tous les deux jours. Et je lui faisais cette promesse, qu'une fois sur la Sainte Montagne, je ne mangerais plus que tous les huit jours, selon ce qui est écrit dans les Vies de Saints.
Parvenu donc à la Sainte Montagne, j'y commençai ma quête. Mais nulle part je n'y pus trouver quelqu'un qui pût manger moins d'une fois par jour... Ah ! Le vertige me prend s'il faut vous dire mes larmes, et la peine de mon âme, et mes cris à fendre les pierres ; car jour et nuit je pleurais, de ne trouver pas la Sainte Montagne, telle que les Saints l'ont dépeinte.
En vérité, oui, toutes les grottes de l'Athos m'ont quelque jour reçu pour visiteur. Car, comme on voit les biches chercher un étang pour y étancher leur soif, moi aussi, pas à pas, j'explorai les lieux, suppliant Dieu de me trouver bientôt un père spirituel, qui pût m'enseigner l'action puis la contemplation céleste.
Enfin, après deux années d'une recherche toute de tribulations, et après avoir versé des piscines entières de larmes, je m'avisai avec un autre frère de demeurer auprès d'un Ancien, petit vieillard simple et bon, auquel toute espèce de mal était totalement étranger. Et l'Ancien me donna sa bénédiction, me permettant de lutter autant que je le pourrais, et de me confesser au père spirituel qui fût le plus apte à mettre ma conscience en repos.
Je me soumis donc à parfaite obéissance.
Or avant que de venir m'installer auprès de mon Ancien, j'avais pris cette habitude, deux ou trois heures durant, l'après‑midi de chaque jour, de m'en aller au désert -là où se risquaient seules quelques bêtes sauvages- pour y pleurer assis sur une pierre. Et je pleurais tant, demeurant à tel point inconsolable, que mes larmes détrempaient la terre devenue de la boue. Des lèvres, je disais la prière. Je ne savais pas la dire avec l'esprit, mais je suppliais le Seigneur et Sa Mère Toute Sainte de me donner cette grâce de l'apprendre, telle que la décrivent les Saints du livre sublime de la Philocalie. Car j'avais senti à le lire, que c'était là quelque chose qui véritablement existait, mais que, quant à moi, je ne possédais pas.
Or il advint une fois que je fus assailli d'une foule de tentations. Et je ne fis tout le jour que crier ma lourde peine. Le soir seulement, comme le soleil se couchait derrière la montagne, je m'apaisai un peu, affamé, mais rassasié de larmes jusqu'à l'écoeurement. Tout en regardant au sommet l'Eglise de la Transfiguration, le coeur blessé et meurtri, je suppliai le Seigneur. Or il me parut soudain que venait de là‑bas un souffle puissant. Mon âme aussi fut emplie d'un ineffable parfum. Et voici que les battements de mon coeur, tel les coups d'une horloge rythmaient les mots de la prière. La grâce m'emplissait tout. Je me levai alors, saisi d'une indicible joie ; et, me hissant au sommet, j'entrai dans la grotte. Inclinant ensuite le menton sur ma poitrine, je me mis à dire la prière en esprit.
C'est à peine si je pus deux ou trois fois la dire... Déjà, j'étais ravi en contemplation. Et tandis que je me tenais au milieu de la grotte, la porte close, voici qu'en vérité j'étais parmi le ciel, en un lieu sublime, où régnait une paix profonde, qui faisait l'âme sereine. Et dans cet absolu repos, je n'avais qu'une pensée : «Mon Dieu ! Fais que je ne retourne plus dans le monde, vivre cette douloureuse vie dont je suis tout blessé. Ah ! Puissé‑je rester ici, mon Dieu, rester ici !» Longtemps le Seigneur me reposa, aussi longtemps qu'il le voulût bien. Puis, comme je revenais à moi, je me vis de nouveau dans la grotte. De ce jour donc, la prière, jamais plus, ne cessa de battre en mon coeur. Après quoi je revins auprès de mon Ancien, et je repris sa bénédiction pour mener à bien d'autres luttes difficiles. Une nuit donc où je priai, de nouveau j'entrai en extase, et mon esprit fut ravi dans une prairie. Il y avait là des moines ; bien en rang, disposés en ligne de bataille, selon leur formation de combat. Je vis alors leur général. C'était un homme d'une haute stature. Il s'approcha de moi : «Aimerais-tu combattre en première ligne ?» me demanda‑t‑il. Je lui répondis que c'était là mon plus vif désir que de combattre ces Ethiopiens qui hurlaient là-bas de l'autre côté, crachant du feu comme des chiens sauvages au point que leur seule vue suscitait la peur. Mais je ne ressentais aucun crainte. Dans ma rage au contraire, je les eusse déchirés sous mes dents. Il est vrai que dans le monde aussi j'avais été une âme vaillante. Le général alors me sortit d'entre les rangs, où se pressait la foule des Pères. Et après m'avoir fait dépasser trois ou quatre rangs, il m'amena en première ligne. Il y avait encore là, un ou deux soldats pour faire face aux démons. Déjà, ces sauvages allaient s'élancer contre moi. Mais j'étais inspiré contre eux d'une rage folle. Le général, lui, me laissa sur ces mots : «Si tu veux courageusement les combattre, loin de t'en empêcher, je t'aiderai».
Après quoi, je revins à moi. Et je songeais en moi‑même : «Mais quelle guerre cela peut‑il bien être ?»
Et les ennemis désormais, entreprirent en hordes sauvages de se ruer sur moi, ne me laissant nul répit, ni le jour ni la nuit... Des ennemis, enfin, mais des ennemis farouches... Ils ne m'eussent pas laissé fût‑ce une heure pour souffler un peu. Et ma rage contre eux n'était pas moindre que la leur.
J'eus beau dès lors rester six heures assis à la prière, les misérables ne laissaient pas mon esprit sortir de mon coeur. Comme d'une fontaine la sueur ruisselait sur ma peau. J'étais à moi‑même mon propre bourreau, m'assenant des coups sans vergogne. Je peinai dans les larmes, menant un jeûne austère, veillant la nuit entière ; jusqu'à tomber à terre raide d'épuisement.
Huit années durant, chaque nuit le martyre recommença. A la fin pourtant, les démons s'enfuirent en hurlant : «Il nous brûle, il nous brûle !» Si bien qu'une nuit mon frère syncelle, qui demeurait à quelques pas de là, à les entendre ainsi hurler, vint me demander qui pouvait bien crier de la sorte.
Le dernier jour cependant -celui‑là même où le Christ allait venir les chasser- , il me sembla même à voir mon corps si complètement ruiné et comme déjà mort de l'excès de ses souffrances, que les démons, bien loin que je fusse leur vainqueur, étaient à n'en pas douter les miens ! Je m'étais pour finir, assis, désespéré, dans ma cellule, le corps rompu, brisé, blessé à mort, quand il me sembla soudain que la porte s'ouvrait, laissant entrer un inconnu. Moi pourtant occupé à dire la prière, je ne me retournai pas. Mais sous la ceinture tout‑à‑coup, je sens que quelqu'un me caresse, comme pour m'exciter au plaisir de la chair. Je me retourne, et je vois le démon. Ah ! Comme il était hideux ! et sa tête balafrée, couverte de plaies, comme elle puait ! Tel un fauve je me jetai sur lui pour l'attraper aussitôt. Je l'empoignai à pleines mains. Il était velu comme un porc. Alors, il devint invisible. Il me laissa au toucher l'horrible impression de ses poils et dans le nez sa puanteur infecte. Mais de cet instant enfin, cessa la guerre. Tout était fini. La paix entra dans mon âme. Et avec elle aussi l'absolue délivrance des passions impures de la chair.
Au terme de cette nuit, j'entrai de nouveau en extase. Et voici que devant mes yeux s'ouvrait un large paysage. Une mer étale le divisait. Et dans cette étendue sans fin partout des pièges dressés ; dissimulés, de-ci de-là, pour n'être pas vus. Mais je me tenais, moi, sur un surplomb, comme à l'avant‑scène d'un théâtre, d'où m'apparaissait toute l'étendue, posée à mes pieds. Sur la terre ferme, des moines, une foule de moines ; et tous devaient traverser les eaux. Mais dans la mer écumait un dragon, effroyable démon dont les orbites laissaient sortir des flammes. Terriblement hostile. Et il dardait sa gueule en dehors de l'eau pour mieux voir ses victimes tomber dans les pièges. Or tandis que sans prendre garde, ni craindre pour leur vie, les moines passaient l'étendue marine, l'un soudain était pris à la gorge, tandis qu'un autre après lui se voyait à son tour saisi à la taille, qu'un troisième se sentait aggripé par le pied, et un autre encore happé par la main... Or à cette vue, le démon réjoui exultait, et s'étranglait de rire. Mais moi, triste à en mourir, je versais d'amères larmes. «Ah ! me disais‑je. Satanique dragon ! Ainsi donc voici ce que tu nous fais, voici comme tu nous abuses !» Et sur ces mots je revins à moi‑même. J'étais de nouveau dans ma pauvre cabane.
J'avais pour règle de ne manger qu'une fois le jour, me sustentant alors, très modérément, de quelque nourriture et d'un peu de pain. Fût‑ce d'ailleurs la Pâque ou les périodes sans jeûne, nous ne faisions encore qu'un repas unique. En tout et pour tout.
Et tout au long de l'année, la nuit entière se passait à veiller.
Cette règle, nous la tenions, le père Arsène et moi, d'un authentique géronda, lui‑même héritier de la tradition de nos Pères Neptiques, un saint, le Papa-Daniel. C'était à l'époque où il y avait encore beaucoup de saints. Lui était l'un d'eux. C'était un prêtre, mais aussi un sublime hésychaste. A sa liturgie, nul n'était admis. C'est que sa liturgie à lui pouvait bien durer trois ou quatre heures : les sanglots l'étouffaient, au point qu'il ne pouvait seulement pas dire les ecphonèses5. Et le sol, trempé de ses larmes devenait comme boue. Tout cela faisait que Papa-Daniel n'en finissait pas de célébrer. Et cela durait depuis plus de cinquante ans qu'il était prêtre. Pas une fois il n'eut songé à remettre le divin office. Durant le Grand Carême même, où l'on ne peut célébrer la liturgie ordinaire, il disait chaque jour l'office des Présanctifiés. Et cela jusqu'à son dernier jour, où sans même avoir été malade, le Papa‑Daniel s'endormit dans le Seigneur.
Il y avait encore un autre saint. Celui‑là était russe. Lui aussi avait les larmes perpétuelles. Jour et nuit il pleurait. En lui n'était que sublime et contemplation. Et il avait atteint à une mesure telle, qu'il passait, même alors, beaucoup des saints d'autrefois. «Celui qui voit Dieu, disait‑il, à l'heure de le voir n'a plus rien à dire. Mais dans sa joie, il ne sait plus que pleurer». Cet ascète-là avait encore le don de prophétie. Et d'avance il connaissait ceux qui devaient venir à lui.
Pour nous donc, c'était au Papa‑Daniel que nous avions pris notre règle. Pour lui cependant, comme nous l'avons dit, il ne recevait personne, mais comme il était utile à mon âme que je pus trouver le lieu où il se cachait, pour apprendre de lui davantage, à cause de cela donc et par une divine économie du Seigneur que j'avais ardemment supplié, le Père Daniel accepta finalement de me voir. Dès lors, chaque fois que j'allais à sa skyte, il ne me disait que quelques mots à peine, mais tout emplis de la grâce d'en haut. C'était pour ces quelques mots-là et pour la vision de cette figure en vérité divine que j'avais sans balancer marché seul la nuit entière.
Ces deux saints étaient l'un et l'autre totalement reclus. Et il y en avait encore beaucoup d'autres pareils ; chacun possédant son charisme propre, mais tous sanctifiés, et, comme autant de lys, embaumant le désert.
Un soir de pleine lune, je fis une de ces marches de nuit pour aller chez l'Ancien lui confesser mes pensées et communier aux saints dons. J'approchais enfin de la skyte, lorsqu'avisant un petit rocher, je m'y arrêtai auprès, de crainte de troubler trop tôt leur veille de prière. Et m'y étant assis, je m'abîmai dans la prière en esprit. Lorsque soudain, j'entendis les gazouillis d'un oiseau -comme une voix très douce. Ce devait être alors la quatrième heure de la nuit. Et mon esprit par cette voix fut ravi à lui‑même. Je voulais suivre l'oiseau pour voir où il s'en était allé. Je voulais suivre l'oiseau mais il n'y avait plus d'oiseau. Et je scrutais attentivement de-ci de-là. Je le découvris enfin, à l'entrée d'une prairie. Cette prairie-là était de toute beauté. Et m'avançant, je vis un chemin d'une blancheur de neige, bordé de remparts tout en cristal et en diamant. Or ces murailles étaient partout piquetées de fleurs aux mille couleurs où l'or aussi se mêlait en une si chatoyante beauté que mon esprit, aussitôt, en oublia l'oiseau, pour ne plus regarder que ce paradis, dont la seule contemplation le retenait captif. Je m'avançai encore, et voici que je me trouvai devant un palais merveilleux, tellement élancé, qu'il n'en frappait que davantage l'esprit et l'entendement. Alors je vis devant la porte Notre Vierge Toute Sainte, debout tenant entre ses bras son enfant nouveau‑né, Jésus plus que doux. Et de tout son être émanait une blancheur, un éblouissement, plus étincelant que toutes les neiges ensemble. Alors, m'approchant d'elle, je lui fis un baiser, d'un infini amour. Elle, en retour, comme si j'eusse été petit enfant, me rendit mon étreinte, doucement murmurant à mon oreille. Ah! Comment oublier tout cet excès d'amour, que la Toute Sainte, ce jour‑là, témoigna, ‑ amour véritable de Mère véritable. Aussi approchai‑je davantage encore, sans plus de gêne ni de crainte que je n'en ai d'ordinaire à m'approcher de son icône. Et de la même façon qu'est avec sa mère un petit enfant innocent, lorsqu'il voit sa douce maman chérie6, ainsi moi aussi j'étais avec la Toute Sainte. Comment ai‑je pu ensuite m'en aller loin d'elle, c'est ce qu'aujourd'hui même je ne puis savoir parce que mon esprit tout entier s'était tenu en haut. Enfin, étant de là reparti par un autre chemin, je me retrouvai bientôt dans la prairie. Or il y avait là une belle habitation. L'on me dit qu'en ce lieu était le sein d'Abraham. L'on vint aussi me donner la bénédiction. «Il est de coutume, me dit‑on, de donner la bénédiction à celui qui traverse ce lieu». C'est ainsi que je m'en allai, et qu'en chemin je revins à moi. Et voici que de nouveau j'étais adossé à mon pauvre rocher. Plein de joie, alors, et oublieux déjà du but de ma venue, je descendis à la grotte de saint Athanase. Je désirais m'y prosterner devant l'icône de la Toute Sainte, l'icône que j'avais en grande vénération. C'était par amour pour l'icône aussi, que dans les premiers temps, alors que je venais de la découvrir, six mois durant j'étais demeuré là reclus, allumant sa veilleuse, nuit et jour m'entretenant avec elle. Cette nuit‑là donc, l'âme toute entière captive de l'amour de Dieu, je descendis à la grotte pour célébrer la Mère de Dieu. Or donc, étant entré, à peine m'étais‑je tenu debout devant elle, lui parlant et lui rendant grâces, que de ses lèvres si douces, tel un souffle épanchant la rosée, s'exhala l'odeur suave d'un parfum aux riches effluves. Et mon âme en fut toute emplie, et longtemps je demeurai sans voix, immobile, ravi en une seconde extase. Ce fut seulement lorsque le marguillier entra pour allumer les veilleuses, que, tout transporté, je m'enfuis au dehors, tant était grande ma crainte qu'il ne conçût quelque soupçon, ou ne se mit à m'interroger.
Une autre fois encore, comme je veillais seul dans ma minuscule cabane -car nous avions cette règle, avec le père Arsène, de veiller chaque nuit dans la prière et dans les larmes, chacun seul dans sa cellule- cette fois donc, il m'arriva d'entrer à nouveau en contemplation. Et ma cellule fut emplie d'une lumière pareille à celle du plein‑jour. Et voici qu'au milieu de la pièce parurent trois enfants, âgés chacun de dix ans tout au plus. Mais une, était la démarche ; une, la forme des corps ; une, la parure des vêtements ; et une aussi la finesse des visages, sous le regard de la beauté. Et j'étais moi, tout extasié, m'émerveillant à les contempler si pareils. Mais eux déjà, inclinés un peu l'un sur l'autre, tous trois ensemble me bénissaient, comme bénit le prêtre ; et mélodieusement ils chantaient : Vou‑ous tous qui avez été baptisés en Christ, vous a‑vez revêtus le Christ ! Allé‑lou‑ou‑ouia ! Or tout en chantant la psalmodie, ils m'ouvraient la marche, avant que de passer en arrière, comme pour me faire escorte, puis de nouveau, sans rien changer à leur ordre, ils revenaient, en chantant devant moi. Et je me demandais en pensée : «Mais où ont‑ils appris si petits à bénir et à chanter d'aussi belle façon ?» Mais je ne songeais pas qu'il ne se trouve pas sur la Sainte Montagne d'aussi beaux enfants, ni même d'aussi petits. Or voici que comme ils étaient venus, de la même façon aussi ils s'en allèrent, pour aller porter à d'autres la bénédiction. Et ils me laissèrent transporté d'une telle joie, que bien des jours se passèrent avant qu'elle ne se dissipe, et que dans ma mémoire leur souvenir s'estompe. Car ce sont là de ces choses qui jamais ne s'effacent.
Il y eut une autre fois... J'étais en proie à de grandes inquiétudes. Dieu d'ailleurs, nul ne l'ignore, ni n'invite l'âme, ni ne lui donne à voir ces choses sublimes, qu'elle ne doive encourir au temps nécessaire de multiples dangers, et passer encore de terribles épreuves. Non, rien en ce domaine ne se fait ainsi, comme au petit bonheur. Or tandis que je me tenais ainsi dans un désespoir sans fond, soudain, comme naguère, irradié de lumière et cloué sur la croix, m'apparut le Christ. Et sur le côté inclinant sa tête, il me fit ressouvenir... «Vois, souffla‑t‑il, vois combien j'ai souffert pour toi ! ...» Et comme fumée aussitôt se dissipèrent mes afflictions.
Ah ! Que dirons‑nous de tant d'amour, de ce surcroît d'amour que, pour notre salut, nous témoigne le Christ ? Mais nous, jusqu'à quand faudra‑t‑il que pour une seule tentation de rien nous oubliions tout ? et cela justement quand c'est au milieu même des épreuves et des tentations, que notre Christ se laisse découvrir... Par afflictions pourtant, il ne faut pas entendre les soucis ou les inquiétudes qui touchent notre vie de chaque jour, mais ces afflictions seulement qui s'endurent pour le Christ ; les persécutions, les souffrances que l'on endure afin de sauver l'autre ; ou bien ces luttes menées pour l'amour du Christ et cette résistance qu'on oppose aux tentations ; pour l'amour du Christ, être dans l'affliction jusqu'à en mourir ; supporter les injures et les outrages les plus injustes ; et encourir le mépris de tous, qui vous jugent égaré. Car c'est alors au contraire que le Christ appelle notre âme et l'invite à se réjouir.
Une autre fois encore j'éprouvai pareille affliction -tant il est vrai que ma vie entière ne fut qu'un martyre. Et comme il arrive le plus souvent, c'était pour les autres que je souffrais ainsi, eux dont je désire tant le salut, mais qui ne m'écoutent pas. Alors, l'on prie et l'on pleure, tandis qu'ils vous raillent, eux, qui en vérité demeurent sous l'emprise du malin. J'étais donc plongé dans ce chagrin et cette immense peine, lorsque soudain voici que j'entrai en contemplation. Et voici qu'en marchant, j'avançai dans une plaine. Le sol en était blanc comme la neige. Et je me demandai, tout extasié, comment j'avais pu me trouver en ce lieu si beau. Puis, craignant que l'on ne me trouve ici et que l'on me blâme d'y être entré sans avoir été prié, je cherchai comment m'en échapper. Alors, comme je jetais de droite et de gauche des regards curieux pour trouver une issue et m'enfuir, j'avisai affleurant la terre, une porte, par où j'entrai... C'était la porte du temple de la Très Sainte Mère de Dieu. Sur des trônes étaient assis de beaux jeunes gens, tous revêtus d'un ornement magnifique. Sur la poitrine, ils arboraient une croix rouge, et une autre sur le front. Alors l'un d'eux se leva : il portait une robe plus brillante encore que les autres, et il devait être comme leur stratège.
‑ Entre, me dit‑il, nous t'attendons.
Et il m'invita à m'asseoir.
- Pardonne‑moi, lui dis‑je, mais je ne suis pas digne quant à moi de m'asseoir ici. Je peux cependant me tenir ici à vos pieds.
Il sourit alors, puis me laissant en arrière, il s'avança dans l'église jusqu'à l'icône de la Toute Sainte :
‑ O ma souveraine, lui dit‑il, toi qui régis tout l'univers entier, toi la Reine des Anges, toi, Mère de Dieu, et Vierge Toute Pure ! Ah, je t'en prie, prodigue un peu ta grâce à ton serviteur que voici, lui qui pour l'amour de toi souffre tant de maux, qu'il risque à la fin de sombrer avec son affliction !
Il achevait à peine quand la divine icône soudain irradia une aveuglante lumière. La Toute Sainte maintenant m'apparaissait dans la splendeur de sa gloire, plus belle cent fois que le jour, plus lumineuse aussi que mille soleils ensemble... Ce fut un éblouissement tel que, comme foudroyé, je tombai à ses pieds, le visage en terre pour dérober à mes yeux cette vue qu'ils ne soutenaient pas. Alors, en larmes, éperdu, je criai : «Pardonne‑moi, petite Maman, moi qui dans mon ignorance ne cesse de te chagriner».
Je sanglotais encore lorsque je revins à moi, tout inondé de joie et trempé de larmes.
Mais je n'ai fait d'autres récits jusqu'ici que celui de mes consolations. Il me faut dire maintenant quelles furent les afflictions terribles, et quelles les épreuves, mêlées d'un noir poison de mort. Car d'une consolation chaque fois, une peine mortelle était le prélude... Etouffement de l'âme, brusques reflux sur elle des ténèbres infernales7...


Mère bien‑aimée, et vous mes soeurs, toutes, proches et aimées...

Mère bien‑aimée, et vous mes soeurs, toutes, proches et aimées, réjouissez‑vous dans le Seigneur.
Je suis quant à moi, par les prières de nos pères et de nos proches, en santé dans notre Christ. Mais ce qui fait ma joie, ce dont je ne cesse de rendre grâce à Dieu, c'est qu'Il m'ait jugé digne, moi l'indigne, du don si haut et si céleste d'être appelé moine, jusqu'à être revêtu du grand schème angélique. Oui, qu'à Lui en soit la gloire, Lui notre Père si bon, compatissant et miséricordieux, qui ne s'est pas détourné loin de moi, mais qui m'a pris en pitié, comme un fils prodigue. Aussi m'a‑t‑il retiré du monde pour m'emmener ici sur cette Sainte Montagne, Paradis sur la terre. Alors je fis mourir en moi le désir de mon âme qui, toute enflammée pour vous d'un filial amour, avait toujours souci de votre santé. Mais le commandement du Seigneur dit que «celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi» ; aussi me fallut‑il oublier les miens, parents, frères et proches, et jusqu'à mon propre corps. C'est pourquoi tout mon amour désormais, et tout le désir de mon âme ne veut plus qu'être tourné vers Dieu. Sur lui, il veut se fixer ; en lui, il veut contempler. Ah ! Le prier, Le supplier, et recevoir de Lui les remèdes qui donnent au coeur de se purifier, pour la croissance de l'homme spirituel !
Mais à voir pourtant le très grand désastre survenu dans le monde -quoi de plus redoutable en effet, que l'apostasie- et craignant de vous savoir vous aussi menacées de ce danger terrible de l'impiété, c'est pour vous à présent que je consume mes veilles continuelles, m'autorisant pour cela de cette parole : «A cause de la nécessité, même un changement de loi est permis». Et je me redis aussi le mot de l'Apôtre : Mieux vaut pour moi transgresser un seul commandement, pour gagner à Dieu mes bien‑aimés.
Oui, tout mon désir, toute la brûlure de mon coeur, tout le divin amour qui jamais ne cesse d'enflammer mes entrailles, cherchent à toute force le moyen de sauver des âmes, pour offrir à notre Jésus si doux ces sacrifices raisonnables.
Non, vraiment, je n'ai d'autre désir que de voir tous les miens, ma mère et mes frères, avec leurs enfants, devenus tous enfants de Dieu. Oui, que tous deviennent ce sacrifice divin, en agréable odeur au Seigneur qui est saint. Mais les passions hélas, avec l'absence de discernement, et l'âme que chacun tue en l'étouffant sous lui, tout cela ne laisse pas l'esprit s'élever fût‑ce un peu sur les hauteurs sacrées, pour qu'apparaisse enfin l'absolu nécessité du salut de l'âme. Mais je ne me plains pas poutant, car l'autre monde, celui des impies, est cent fois pire encore.
Aussi me dis‑je en moi‑même : ces frères qui sont miens, en regard des autres, sont comme des anges de Dieu. Qu'au Seigneur en soit donc la gloire. Et puisque c'est l'amour selon Dieu qui, tous, vous réunit, au milieu de vous se trouve le Christ. Or, là où est le Christ, là aussi sont tous les biens de la vie éternelle avec ceux de cette vie. C'est pourquoi le Seigneur a dit, lui la seule Vérité : «Cherchez d'abord mon royaume et tout le reste vous sera donné par surcroît».
Et puis ceci, rappelez-vous : «Que servira à l'homme de gagner le monde entier s'il demeure hors du Paradis ?»
Qui donc dès lors, vivant dans l'espérance de telles choses, ne regardera pas pour rien tous les sarcasmes du monde, toutes les médisances et tous les outrages, toutes les injustices des hommes pernicieux et méchants, et même les épreuves et les afflictions qu'infligent les démons cruels et impitoyables, pour être jugé digne, lui, de cette joie céleste, de cette félicité des bienheureux ?
Ah ! S'il s'était trouvé quelqu'un près de moi pour entendre mes prières, comme il eût entendu aussi mes gémissements, comme il eût vu couler les larmes que je verse sur mes frères ! Car toute la nuit, dans ma prière je crie à Dieu : «Sauve les miens, Seigneur, tous les miens, ou bien extermine‑moi, moi aussi, car je ne veux pas sans eux du Paradis !»
Oui, si pour le monde entier, devant le Seigneur de toutes choses nous exhalons la puissance entière de notre âme et de notre coeur, combien plus pour vous le ferons‑nous ?
Ecoutez donc, l'humble, le moindre parmi les moines, et ne me méprisez pas, me considérant comme inculte et illettré. Mais ouvrez seulement les yeux de votre âme, et vous apercevrez ce qui est par‑delà cette vie.
Si les hommes du monde aiment le monde, c'est qu'il n'ont pas encore connu son amertume. Ils restent aveugles en leur âme, et ils ne voient pas ce qui se tapit sous leur joie éphémère. Sur eux la lumière de l'esprit n'est pas venue, l'aurore du salut n'a pas lui. Mais vous qui avez tant vu et tant entendu, il faut que vous songiez que les jouissances de ce temps éphémère, comme une ombre s'effaceront. Car le temps de la vie passe et se perd, et jamais ne revient en arrière. Car il est, ce temps, le temps de la vendange et de la moisson. Et chacun pour se nourrir amasse son grain, le plus fin possible, et c'est cette nourriture-là qu'il engrange pour l'autre vie.
Mais ce n'est ni aux intelligents, ni aux nobles, ni aux phraseurs, ni aux rhéteurs, ni aux riches qu'en ce Jour va l'avantage ; mais il va bien plutôt à ceux qui, sous les outrages, se montrent longanimes, à ceux qui, victimes d'une injustice savent pourtant pardonner, à ceux qui devenus tels des éponges épurent ce qu'ils entendent, quoi qu'on leur dise, quelque discours qu'on leur tienne. Ceux‑ci sont lumineux et purs. Ceux‑ci atteignent aux cimes élevées. Ceux‑ci font leurs délices des mystères sublimes de la contemplation. Et ce sont eux qui à la fin vont d'ici dans le paradis. Alors quand pour eux vient cette heure de la mort, à peine se ferment les yeux de leur corps, que s'ouvrent ceux de leur âme. Et tandis qu'ils méditaient encore aux choses d'ici‑bas, soudain, sans avoir pu même le comprendre, ils se trouvent auprès de celles qu'ils ont tant et tant désirées. De l'ombre, ils passent à la lumière, de la souffrance à la sérénité, du tourbillon des passions au port calme de l'ataraxie, des guerres sans trêve à la paix éternelle.
Ainsi donc, frères bons et bien‑aimés, que celui d'entre vous qui en ce monde subit l'injustice et qui, s'en affligeant demande justice, que celui‑ci sache bien qu'il n'est d'autre justice, jusqu'à son dernier souffle que de supporter le fardeau d'un frère comme d'un prochain, et, en toute circonstance fâcheuse, durant la vie présente, d'user de patience.
Parce que, quelque affliction qui nous vienne, frères bien-aimés, que ce fût des hommes, des démons, ou de notre pauvre nature, chacune tient enclose en elle le même poids en bienfaits que nous aurons reçu d'amertume.
Oui, nécessaire la patience, tout comme le sel dans le plat. Car d'autre voie pour nous valoir du gain, nous enrichir, nous donner de régner, il n'en est pas. Tel est le sentier que pour nous le Seigneur a frayé. Aussi, nous qui l'aimons, nous faut-il le suivre, par amour de lui. Et quand bien même le chemin nous serait plus amer que l'absinthe, c'est en l'empruntant seulement qu'est purifié notre sang, et assaini notre corps. Car sans les épreuves, les âmes pures ne se peuvent connaître, la patience se marquer, ni la vertu paraître. Comme il n'est pas possible non plus que, sans épreuves, soit révélée au jour la bonne santé de l'âme. Tel est le feu purificateur qui parfait encore l'âme déjà pure et lumineuse...
... J'oubliais de vous faire encore ce petit conte, plus doux que le miel : un soir où fatigué de la prière, je m'étais agenouillé, je vis une chose bien extraordinaire : un jeune homme aux aigrettes de feu m'était apparu, qui avait avec lui deux jolies petites filles : Je reconnus alors nos deux petites qui sont mortes à présent : l'une était notre Marouso, et l'autre notre Ergina. Le jeune homme leur dit alors : «Celui‑ci est votre frère, le connaissez‑vous ?» Marouso était plus grande que naguère. «Je le connais, dit‑elle, mais tant d'années ont passé depuis lors». «Moi dit l'autre, je ne l'ai pas connu quand j'étais en ce monde». Déjà, le jeune homme les entraînait : «Embrassez‑le, leur dit‑il, et partons». Les deux petites filles alors m'embrassèrent, et leur parfum était pareil à des fleurs qui embaument la myrrhe, puis, bien vite, elles s'en allèrent. Et je revins à moi, et mes yeux se mouillèrent de larmes au souvenir de la joie parfaite qui règne dans les cieux, lorsque les pécheurs soudain se repentent, et que les Justes entrent enfin dans le Paradis.


Bien‑aimée, ma soeur, réjouis‑toi dans le Seigneur...

Bien‑aimée, ma soeur, réjouis‑toi dans le Seigneur ! Je reçois aujourd'hui ta lettre toute violente d'amour et de tendre piété. Et sous l'ardeur brûlante de mon âme, saisi pour toi d'un amour enflammé, j'ai levé les bras au ciel, exhalant vers le Seigneur les voix les plus secrètes qui se cachent en mon humble coeur : «Ecoute, mon doux amour, ô Jésus mon Sauveur, disais‑je, lumière au-dessus de toute lumière, Fils seul engendré du Père sans commencement, toi la Connaissance et la Vérité, toi mon esprit et ma consolation, ma force et ma puissance, mon amour et ma lumière, écoute‑moi, je t'en supplie, et envoie sur ma soeur la lumière divine de ton intercession ; brise les verrous et les sceaux de cette âme souffrante et assombrie, et par le lumineux éclat de ton indicible clarté, illumine son coeur afin que s'amenuisent en elle les afflictions nombreuses que viennent l'une après l'autre jeter furieusement contre elle les vagues des épreuves. Oui, mon Christ Très Doux, lumière qui éclaire les reins et les coeurs, l'âme et le corps, les nerfs et les os, l'esprit et la pensée, et tout le fondement de notre séjour terrestre, écoute-moi qui te supplie pour ma soeur affligée qu'accable la douleur».
Ces choses‑là, et beaucoup d'autres semblables, par où paraît aussi quel amour j'ai pour toi, voilà, soeur bien-aimée, ce que je crie à mon Seigneur et Maître. Car je n'oublie pas de mentionner encore quels tourments affreux et sans nombre il t'a fallu depuis l'enfance essuyer sans répit -c'est là aussi une raison sans doute pour moi, de t'aimer davantage, quand déjà je t'aimais à l'excès. Car de tous ceux qui me sont chers, c'est encore à toi, soeur chérie, que je garde le plus d'amour. Je ne te demande rien d'autre en échange que de me rendre autant d'amour que j'en ai pour toi. Ceci encore je te le demande : de la patience, bien‑aimée, un peu plus de patience. Et mettant ma confiance en Jésus qui nous a aimés, je crois fermement qu'à toutes tes requêtes, il accédera, et qu'il t'en octroiera plus encore que tu n'avais demandé. Alors tu trouveras la paix de l'âme avec l'hésychia ; et, sache‑le, tout ce qui est utile à notre pauvre petite âme, le Seigneur te l'accordera. Demande seulement dans les larmes qu'il en soit fait selon la divine connaissance, pour que s'accomplisse, non ta volonté, mais la sainte volonté du Seigneur.
Tu sais que tu as une fois péché devant Lui ; n'ajoute donc plus aux blessures de nouvelles meurtrissures. Et si, pour être humaine, tu tombes à nouveau, ne te décourage pas ; ne désespère pas. En effet, celui qui a dit à Pierre de pardonner soixante dix sept fois sept fois à celui qui chute un seul jour, comment ne nous pardonnerait‑il, Lui le Seigneur ami de l'homme ? Pour ton mari, laisse‑le agir comme il l'entend. Dis-lui néammoins que tu as donné ces objets en aumône. Mais ce que tu auras donné ici, ne le donne plus ailleurs. Ce bienfait suffit. Mieux vaut, à cause de ton mari, renoncer à trop faire l'aumône. Mieux vaut laisser là sa volonté propre pour trouver la paix de l'âme. Car la volonté propre est pour l'homme comme un mur d'airain qui fait obstacle à la paix et à l'illumination divine.
Considère donc l'exemple de notre doux Jésus : à son Père sans commencement, jusqu'à la mort il s'est fait obéissant, et à la mort sur une croix. Il a livré son corps aux fouets, offert ses joues aux soufflets et n'a pas détourné son visage des crachats infâmes. Vois-tu ma soeur, de combien d'amour a usé pour nous le Seigneur très doux ? Allons, laissons-là, nous aussi, nos volontés propres, et remettons même à ceux qui fautent contre nous. C'est alors qu'avec assurance nous dirons : «Remets-nous nos dettes, comme nous remettons nous aussi à nos débiteurs».
Car nous sommes tous hommes, nés de la poussière, et tous, nous avons péché. Tous nous sommes boue, quand bien même nous l'ignorons. Et c'est toujours la boue qui vole la boue ; la boue qui outrage la boue ; la boue qui diffame la boue ; la boue qui méprise la boue ; la boue qui enrichit la boue ; la boue qui commande à la boue ; la boue qui frappe la boue ; la boue qui emprisonne la boue ; et pour dire le tout, c'est encore la boue qui s'estime plus savante, plus puissante, plus noble, plus précieuse, plus riche qu'une autre boue -mais de quelles richesses peut‑elle se vanter, quand elle n'a que sa sottise et sa noire ignorance concernant son essence ? Car elle ne sait d'où elle vient, ni par où elle s'est trouvée en ce monde, ni comment elle y est née, ni quelle est sa vocation, ni où tout cela finit, ni ce qu'il y a encore après que ces choses-là ont été.
Mais pour avoir laissé l'oubli trop vite ensevelir ces belles vérités, l'ignorance les ronger, puis un chaos d'ignorance à la fin les recouvrir, pour tout cela donc, il nous faut subir en ce monde et dans l'autre, l'affliction affreuse de n'être pas repentis. Aussi ne reste‑t‑il qu'à prier son prochain -celui qui y voit un peu mieux, l'autre un peu moins aveugle- de compatir, de pardonner à son frère, possédant avec lui une âme pareille et des passions semblables.
Car Dieu, au commencement, n'a pas fait l'homme ainsi, pour qu'il souffrît ces maux, ni pour l'en affliger, mais c'est égal aux anges qu'il l'a créé, -oui, très peu différent, à peine différent des anges.
Puis ayant mis le Paradis dans l'Eden, il y plaça cet homme -comme un Roi, pour que le gouvernât seulement sa bonne volonté et son libre arbitre. Et il le lia par un unique commandement, à cette fin seulement qu'il comprît qu'un être supérieur le dirigeait. Mais lui, égaré par le démon, et succombant trop vite au plaisir hideux de s'égaler à Dieu, bientôt fut banni du Paradis, et par cet exil, sombra dans la multitude d'horribles souffrances qu'est cette vie entière séparée de Dieu, où chaque jour ne fait que moissonner épines et chardons.
Qu'apporte en effet la suite des jours et des événements sinon ces afflictions, épines, ronces et chardons ? Car que d'épreuves dues à l'enchaînement des causes, aux hommes pervers et corrompus, ou bien à notre nature même, toute malade et comme dénaturée -laquelle par ses habitudes mauvaises et ses pratiques néfastes, est devenue pour nous telle une seconde nature, dont il nous faut subir encore mille maux bien pires que ceux que nous infligent le reste de nos ennemis ; tant, que si ne la devançait pas la compassion de Dieu, il nous faudrait courir chaque jour le risque de sombrer à notre perte !
Et de tous ces maux, quel est enfin le terme ? Quand donc tout cela finira‑t‑il ? Quand, est‑il dit, «toi qui as été pris de la terre, à la terre tu retournes». Voilà bien le terme à nos peines et à nos afflictions -posé par le Dieu ami de l'homme.
Que me demandes‑tu donc, ma soeur bien‑aimé ? Quel sentier pourrions‑nous bien trouver, où n'apparaîtraient ronces ni chardons ? Quelle autre voie qui pût échapper à la sentence divine d'excommunication ?
Regarde donc ces Rois qui, naguère encore, faisaient si bonne chère au doux son des flûtes et des tambourins, et devant qui tremblait la création entière ? Où sont tous ces biens ? Où tout cela ? Vois, épines et chardons, bien vite, les ont étouffés. Où sont les notables d'antan, sur leurs trônes, aux premières places ? Vois, les frelons et les guêpes les ont dévorés tout vivants... Vois... Les chardons encore...
Qui donc a jamais pu se défaire d'un buisson de ces épines ? Personne, jamais, sinon la mort.
Allons, ensemble ici jetons à nouveau le cri de Salomon : «Vanité des vanités, tout est vanité !»
Bienheureux celui qui jusqu'à la fin aura patienté, méprisant toute chose ; bienheureux celui qui, par sa longanimité, sait raréfier épines et chardons, pour que sur la terre soit produit du fruit et qu'au ciel s'amoncellent en son nom d'inestimables trésors pour l'éternité.
C'est pourquoi, soeur bien‑aimée, toi, l'âme de mon âme, à cause de l'amour si grand que mon coeur a pour toi, cesse toi aussi, je t'en prie, de consulter désormais tes droits légitimes et tes volontés propres. Assujettis‑toi seulement sous le vrai, sous l'unique bon joug -le joug de la patience et de longanimité.
Et prie que le Seigneur me garde moi aussi. Car de tes chères prières, si fraternelles, si spirituelles, je reçois, je m'en suis aperçu, un bien grand secours. Et lorsque tu en trouveras le temps, fais dire, je t'en prie, quarante liturgies, pour que s'allègent un peu les fardeaux pesants qui accablent mon âme.
Tu m'écris, bien aimée, de te commander une icône, mais tu oublies de dire à quel saint, et en quelle grandeur. Ecris-le moi, après quoi je tâcherai de la faire exécuter.
Mais je reçois à l'instant la corbeille que tu me fais parvenir, et, en l'ouvrant, aussi ces mesures mêmes que je te demandais pour tes saintes icônes. Sois donc tranquille, tu les recevras, quand bien même cela tarderait un peu.
Je reçois aussi tes dons fraternels ; non pas des dons ordinaires, mais des dons d'amour, les dons d'une soeur qui depuis l'enfance mène le bon combat. Puisse le Seigneur qui dispense magnifiquement, en échange de ces humbles dons, lui accorder la jouissance de lui être à jamais unie dans la lumière sans crépuscule du royaume éternel.
Ah ! Bien‑aimée. Dans ce panier que tu m'as adressé, j'ai trouvé les douceurs aussi dont s'est nourri notre âge tendre -tous ces fruits délicieux de notre patrie- et ils m'ont fait ressouvenir de ces jours d'adolescents que nous avons passés après l'enfance.
Aussi me suis‑je dit en moi‑même : «Ah ! Monde de vanité ! Combien tu fus malheureux, combien tu l'es encore aujourd'hui, et combien jusqu'à la fin tu continueras de l'être !» Mais combien aux bienheureux est bienheureuse l'éternité, et cette jouissance qui jamais ne finit ! Ah, ma soeur ! Si tu faisais l'épreuve d'un peu de ces biens là, tu deviendrais en patience plus inébranlable cent fois, que ne l'est le fer inflexible.
Tu te dis troublée aussi, de ce que tu n'édifies qu'en pensée. Et tu as raison de parler ainsi. Mais c'est ce monde qui veut cela. Prends courage, cependant. Car celui qui aura véritablement appris à édifier, celui‑ci apprendra quelque jour aussi à ne pas détruire en acte ce qu'il aura édifié en pensée. Et peut‑être le Seigneur nous trouvera‑t-il occupés justement à édifier, lorsqu'il viendra nous chercher pour nous prendre, et nous mener là où ne sévissent plus les desseins des hommes. Alors nous aurons une demeure pour l'éternité. C'est pourquoi, prends courage. Moi aussi, vois-tu, avec toi et pour toi j'édifie. Mais la demeure que j'édifie, nul ne peut l'abattre. N'oublie pas de m'envoyer seulement quelque drachme spirituelle qui soit de toi. J'achèterai ainsi les clous qui sont pour mettre aux portes et clouer aux fenêtres de cette céleste demeure. Allons, prends courage et patience ! Je te remercie mille fois de tout ce que tu as fait pour moi ; de toute mon âme, je prie pour toi. Et si tu vois nos frères, transmets‑leur à tous mes humbles prières. Je baise les pieds de la Mère Higoumène. J'embrasse aussi ton bon et tendre époux ainsi que tes enfants. Pour eux aussi, je fais des prières, demandant au Seigneur qu'ils deviennent par la suite de vertueux jeunes gens.
Ceci encore, pour répondre à tes questions : C'est au sujet de ce garçon dont la mère te demandait si l'on pouvait à l'église mentionner son nom. Non, d'un suicidé l'Eglise ne peut faire mémoire. Mais que sa mère, si elle veut, fasse pour lui l'aumône. Car le Seigneur est grand, et l'abîme est insondable de son infinie miséricorde. Qu'elle envoie donc ses dons, et qu'elle en fasse encore aux ascètes, dont le Seigneur entend les suppliques, eux qui le prient le jour comme la nuit. Selon tes dires d'ailleurs, elle connaîtrait beaucoup de moines. Qu'elle leur envoie de ses biens, et eux sauront les partager. A moins qu'elle n'envoie ses biens à ces moniales. Mais pour son fils suicidé rien d'autre ne se peut.
Et pour cette jeune fille dont tu dis qu'elle a prêté serment, son serment n'est d'aucune valeur, parce qu'il va contre Dieu. Mieux vaudrait pour elle qu'elle aille s'en confesser à son père spirituel...


Toujours Dieu secourt, à tout il pourvoit, mais il demande patience.

Voici, ma soeur si bonne, si tendrement aimée, qu'une fois encore je viens ici consoler tes afflictions. Et voici aussi : célébrons Dieu et bénissons‑le, avec la douce voix du coeur, celle que la bouche exhale, et que l'esprit fait résonner en lui. «Mon âme, dirons‑nous, mon âme loue le Seigneur, et que tout ce qui est moi bénisse son saint nom !»
Vois‑tu combien nous aime le Seigneur ? Vois‑tu combien nous sommes d'ingrats fortunés, à cause de tout ce que chaque jour nous octroie sa bonté ? Et pourtant, l'heure est encore différée de la moisson véritable. Oui, il nous attend toujours ce bienheureux instant, où, laissant les choses d'ici‑bas, nous nous en irons dans la patrie d'en haut. Elle nous attend la vie seule véritable, la vie bienheureuse avec la joie certaine, pour que nous prenions chacun notre part, celle que nous accorde le Très Doux Jésus, lui qui seul dispense la véritable richesse.
Et, là‑haut, bien‑aimée... O joie de toute joie ! O grâces et actions de grâces ! O amour de notre père des cieux ! Ah ! Puisse notre Dieu avant ce temps nous purifier de toutes nos souillures, nous honorant et nous enrichissant du large don de ses richesses !
Là‑bas, ma soeur, mon trésor, il n'est point d'être injuste ni méchant. Là-bas, point de haine, ni de jalousie. Là‑bas, nulle place pour les passions. Car ceux qui en sont affligés n'ont pu seulement passer le pont. Mais entre ceux‑là et les saints, un gouffre immense s'interpose.
Or toi, doux amour du Christ, quel bien as‑tu seulement pu trouver en nous que tu nous aies donc conduit dans tes voies si divines ?
Réjouis‑toi donc, soeur bien‑aimée, et tressaille en esprit ; rends grâce à Dieu et glorifie-le, car voici, l'heure approche. Voici, le temps est venu, et bientôt nous entendrons la voix bénie doucement nous dire : «Venez donc à moi !» Et les yeux de la chair à peine se seront-ils fermés qu'aussitôt s'ouvriront les yeux intelligibles, qui sont dans l'âme. Et comme d'un sommeil, c'est à l'autre vie que nous nous éveillerons. Alors tu verras les Anges et les Saints, et la bienheureuse Mère de Tous, la Très Pure Vierge et Mère de Dieu, qu'à chaque instant, tous, nous invoquons, elle à qui, après Dieu, nous devons tout.
Avec lequel en premier lieu nous entretiendrons‑nous ? Lequel d'abord viendra nous embrasser, et lequel d'abord embrasserons‑nous ? Car tout n'est là qu'honneur, pureté et sainteté.
Qui dès lors, quand ce sont de tels biens qui l'attendent, ne devrait pas supporter ici toutes les afflictions de la vie ?
C'est pourquoi, toi aussi, soeur bonne et bien‑aimée, fais l'examen de ta vie. Médite sur ton passé, vois comme tu l'as conduit. Revis en souvenir les trésors de bienfaits que t'ont prodigués Jésus‑Christ notre sauveur, et sa très douce Mère, et prends patience pour les épreuves à venir. Toujours Dieu secourt, à tout il pourvoit, mais il demande la patience. A peine crions‑nous vers lui, qu'aussitôt il entend, quand bien même il n'en est encore rien, à notre sentiment du moins.
Tu vas t'imaginer, peut‑être, que ta voix n'est pas au même instant parvenue jusqu'aux saints, à notre Toute Sainte ou bien au Christ. Et pourtant, avant même que tu ne cries, déjà les Saints se hâtaient à ton secours, connaissant à l'avance que tu les implorerais et demanderais à Dieu leur protection. Mais parce que tu ne vois pas au‑delà du visible et que tu ne sais comment Dieu gouverne le monde, tu veux que sur le champ, comme l'éclair, soit accordée ta demande. Il n'en va pas ainsi pourtant. Le Seigneur réclame ta patience. Il veut que tu montres quelle est ta foi. Elle ne lui suffit pas la prière que l'on dit comme un perroquet. Mais à tout ce que l'on demande dans sa prière, il faut coopérer, par la synergie de ses actes et de ses oeuvres bonnes.
Après quoi il faut avec l'attente apprendre la patience. Et vois, ce qu'hier et avant‑hier tu désirais, tu l'as obtenu. Cependant tu t'es nui à toi‑même, pour n'avoir pas eu la patience d'attendre. Car avec la patience, s'obtiennent toutes les choses ensemble, les temporelles avec les éternelles.
Ainsi donc, aujourd'hui, tout à tour tu t'emportes, t'affliges et te désespères, à songer comme ton père céleste tarde à te répondre. Mais je te le dis, cela aussi viendra -oui, reçois en l'assurance, cela viendra. Seulement il te faut prier d'abord, prier de toute ton âme, et puis il faut attendre. Et lorsque cessera ton désir pour ce que tu demandais ainsi avec tant d'insistance, et qu'avec ce désir cessera la demande elle‑même, alors le don t'en sera fait, et ce sera là le prix de ta patience et de ta persévérance. Car lorsqu'à tant prier, et à tant supplier, tu frôles le désespoir, c'est là le signe que tu es près, tout près d'être exaucée. Ce sera pour quelque passion cachée, que le Christ aura voulu guérir en toi, qu'il aura tant différé de t'accorder ta requête. Car s'il te l'eût accordée plus tôt, à l'heure exacte où tu la lui présentais, tu n'aurais pas obtenu avec elle la guérison de ta passion. Mais si tu as attendu, tu reçois et l'objet de tes voeux, et la guérison de ta passion. Et tu te réjouis alors d'une très grande joie, et avec ferveur tu rends grâce à Dieu, Lui qui, dans son économie, dispose tout avec sagesse, et fait toutes choses pour notre utilité.
Rien ne sert de te décourager, ni de t'inquiéter, ni même de geindre, maugréant que personne n'a jamais le souci de toi.
Il te faut fermer la bouche et serrer les dents. Que personne n'ait le souci de toi. Et il ne s'agit plus que tes narines laissent s'exhaler la fumée de ta colère, mais que des larmes coulent de tes yeux. Il ne convient pas que tu tempêtes, ni que tu épanches ta bile, mais que tu t'apaises, afin, par ta patience et ta longanimité, de consumer le diable. Pour moi ‑le Seigneur m'est témoin, qui fait périr tous ceux qui profèrent le mensonge‑ c'est ce dont je te parle ici, qui m'est venu en aide. Tant d'épreuves m'accablaient -à croire que de douleur, mon âme, comme d'une fournaise ardente, allait sortir de moi. Mais après que l'épreuve est passée, l'on sent brûler en soi une prière de feu, comme à se trouver hors de son corps, parmi le Paradis. Alors tu te vois en vérité l'objet de l'amour du Christ et de notre Toute Sainte, de la louange des Saints, et de l'admiration des Anges.
Vois‑tu quels biens confèrent les tentations avec les afflictions ? Si donc tu veux voir toi aussi, et goûter l'amour du Christ, alors, quelque chose qui t'advienne, fais oeuvre de patience. Et supporte, non ce qu'il te plaira de supporter, mais ce en quoi le Seigneur voudra t'éprouver. Car elles ne sont rien ces épreuves que nous souffrons volontiers, en regard de celles, infiniment supérieures, que d'en haut nous dépêche le Seigneur, fût‑ce quand elles contrarient notre disposition naturelle. Corps à corps, sang versé pour sang versé ainsi, par la permission de Dieu, l'ennemi, le diable, s'acharne contre l'homme. Tellement qu'à la fin le pauvre homme fond, tout liquéfié, comme fond au feu la cire d'un masque. Que l'épreuve finisse pourtant, et tu n'es plus que joie. Baignée d'éclatante lumière, tu vois les mystères, tels qu'aucune langue ne saurait les dire. Et tu as soif, dès lors, du temps où reviendront les épreuves, car tu sais désormais de quel immense profit elles sont pour ton âme.
Tel est bien, ma soeur, en vérité, le chemin, et celui qui pour toi écris ces mots, fort de son expérience, témoigne ici même de cette vérité.
Ainsi donc, prends courage. Sois forte dans le Seigneur. Supporte tout ce qui t'adviendra ; et tu recevras après la peine, la sérénité, avec la grâce de Dieu.
Allons, tiens ferme ta petite âme, et songe que ce ne sont pas les lépreux, ni même les boiteux, qui entreront jamais dans de si grands biens. Et si le Christ nous laisse les épreuves, ce n'est que pour mieux nous purifier de notre présomption. Car il en use comme du savon et du battoir des lavandières qui, dans le temps qu'ils nous frappent, nous blanchissent aussi. Et de tout ce linge qui est au lavoir, ce sont les pièces les plus solides, faites de beau lin, que l'on fera seules servir au trousseau de l'Epoux. Mais celles qui ne peuvent pas même supporter un battoir, quand on n'en aura fait que de vieux lambeaux de vilaine étoffe, ne seront plus bons ensuite qu'à être jetés dehors, avec le rebut.
C'est pourquoi, tant que nous sommes ici‑bas, faisons‑nous un peu violence. Car voici, l'heure approche... Quant à ces lettres que je t'envoie peut‑être sera-t‑il bon que tu les conserves, afin d'en disposer au temps de l'épreuve, lorsque les afflictions viendront t'accabler.
C'est que je crains de devoir bientôt te laisser orpheline. Tel est du moins mon sentiment -le seul que puisse m'inspirer une santé trop délabrée, dont l'état chaque jour va s'aggravant davantage- moi qui désormais n'ai guère plus l'usage de mes membres, que si mon corps eût été paralysé.
Post‑Scriptum :
Le temps me manque pour te peindre à loisir de quel miracle le Seigneur a daigné me rendre témoin, afin de me relever d'une chute grave, dans laquelle, comme tu ne l'ignores pas, j'étais tombé par la faute de mon ignorance. Vois‑tu bien la bonté de Notre Seigneur Dieu ? Elle va jusqu'à opérer pour nous des miracles, lorsque par un arrêt souverain de sa Providence, elle le juge opportun. Car c'est son ignorance qui le plus souvent égare l'homme, ou bien encore l'influence néfaste d'autrui, cherchant à le conduire hors du droit chemin.
Mais quand une âme est droite, et qu'elle manifeste tant soit peu quelque bonne volonté, alors le Seigneur, non seulement ne l'abandonne pas, mais il fait même en sorte, par les biais les plus divers, de la mener quelque jour jusqu'à l'illumination... Las, à cette seule pensée, je me sens devenir ver, terre et cendre...
Ah ! Grande en vérité est la miséricorde de Dieu. Et c'est avec justice que le Psalmiste proclame : «Il ne nous juge pas selon nos péchés et ne nous rend pas selon nos iniquités».
Que ne rends‑tu donc grâce à Dieu ? Et pourquoi murmurer ainsi ? Ah ! S'il fallait que je te peigne quelles épreuves il me faut souffrir, le simple récit t'en serait odieux. Et cependant, il y a la grâce du Christ et de notre Toute Sainte qui dissipe tout. Aussi, prends patience. Car la Mère de Dieu Reine et Souveraine de l'univers entier ne nous abandonne pas. Mais elle ne cesse pas au contraire de prier pour nous.

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