jeudi 3 février 2011

La Lumière du Thabor n°36. Editorial.

EDITORIAL



DIALOGUE AVEC DEUX PHILOSOPHES



La sagesse de ce monde, remarquait l'évêque Nicolas Vélimirovitch, se distingue de celle du Christ en ceci, qu'elle ne donne pas de force, mais inspire la peur. La science et la philosophie purement humaines ne sustentent pas l'âme, mais le psychisme. La mémoire et l'imagination, qu'elles fortifient, ne sont pas des facultés de l'âme humaine, qui est simple : elles ne lui appartiennent que dans la mesure de sa liaison avec le corps. En conséquence, ces études nourrissent les facultés psychiques mais ne sont pas utiles au salut de l'âme. C'est pourquoi les chrétiens distinguent entre la sagesse du dehors, celle de l'homme extérieur, et la sagesse du dedans, celle de l'homme intérieur, celle du coeur. Certes, les Pères de l'Eglise ont été parmi les hommes les plus savants de leur temps, mais ils n'ont jamais fait des sciences ou de la philosophie leur critère absolu. Après s'être instruits dans les écoles, ils sont partis dans les déserts ou dans les monastères pour purifier leur coeur. C'est alors qu'ils ont pu utiliser leurs connaissances pour édifier une culture chrétienne.
Malheureusement, beaucoup de chrétiens instruits, mais n'ayant qu'une connaissance superficielle du christianisme ou atteints par le péché, appliquent sans discernement des théories purement humaines aux mystères divino-humains de l'Eglise. Ces chrétiens superficiels deviennent de plus grands ennemis du Christ que les païens, comme le furent autrefois les iconoclastes. Ils préfèrent, comme le dit encore l'évêque Nicolas, les bas-fonds de la pensée humaine aux profondeurs périlleuses du Christ. «Ceux qui entreprennent sincèrement de suivre le Christ sont constamment invités par lui à une profondeur toujours plus grande, comme il le dit un jour à Pierre : Avance en eau profonde (Luc 5,4)».
Chrétien des eaux profondes, tel était le général Macriyannis. Né en 1797, ce héros de la Guerre d'Indépendance, dont le christianisme ignorait toute tiédeur, savait fermer la bouche aux «rhéteurs éloquents». Sans grande culture -ses textes sont écrits avec une orthographe et un découpage des mots si inhabituels qu'il faut du temps aux spécialistes pour les déchiffrer- il était encaciné dans l'Eglise et la parole du Christ s'est accomplie : «Quand on vous mènera devant les synagogues, les magistrats et les autorités, ne vous inquiétez pas de la manière dont vous vous défendrez ni de ce que vous direz ; car le Saint-Esprit vous enseignera à l'heure même ce qu'il faudra dire».
Dans le texte qui suit, extrait de Visions et miracles (Horamata kai thamata) et traduit par Vassiliki Contoumas, Jean Macriyannis réfute deux courants de pensée très en vogue aujourd'hui. Le premier dit que le christianisme n'a rien à faire avec la pensée rationnelle, et qu'il est pur mysticisme. Dès lors, tous les arguments dogmatiques, canoniques et patristiques sont étouffés sous l'anti-intellectualisme ou sous l'amour sentimental. L'Eglise ne connaît pas ce romantisme ; l'oeuvre d'un saint Basile ou d'un saint Grégoire de Nysse prouve la connaissance parfaite qu'ils avaient de la philosophie et l'utilité qu'ils en ont tiré pour défendre les dogmes chrétiens. L'autre courant de pensée, inverse, consiste à importer des idées pseudo-scientifiques ou des théories philosophiques dans l'interprétation des Ecritures. Le critère de la Révélation n'étant plus le coeur purifié, mais les conjectures de l'homme déchu, tout l'incréé est ramené au créé. L'orthodoxie ignore de telles interprétations qui, même justes, n'atteindraient qu'à l'écorce. Seuls les saints, qui ont vécu la réalité incréée qui se cache derrière les mots créés de l'Ecriture, donnent le commentaire qui conduit au salut. Voici comment le général Macriyannis le montra un jour à deux philosophes.

Le soir de la saint Jean le Théologien, se trouvaient chez moi deux érudits, à moitié ignorants et irréligieux. L'un d'eux se mit à parler, et dit : «Le déluge a-t-il été universel, ou non ?» Je les ai laissés se quereller quelque temps entre eux, puis j'ai pris la parole : «Pourquoi vous faites-vous du souci ? Nous savons bien que le déluge a été universel. C'est pourquoi Noé a utilisé l'arche, et y a mis toutes les espèces qui se sont ensuite multipliées».
Nous nous sommes disputés un moment sur ce sujet. Puis, il a repris la parole et demandé : «Comment la Mère de Dieu est-elle restée vierge si Dieu l'a choisie pour enfanter le Christ ? Comment cela est-il possible ?» Et il a continué : «Le saint que nous fêtons aujourd'hui était un homme très doué. Lorsqu'on a voulu fabriquer la religion, on l'a emmené et on l'a prié de fortifier cette religion, lui promettant qu'on allait le glorifier et faire son portrait. Alors il l'a fait, et tout cela s'est produit, et la religion a ainsi été fortifiée». A mon tour, j'ai dit : «A l'école où vous allez, vous étudiez la théologie et la philosophie, ou seulement l'une des deux ?» Il répondit : «Uniquement la philosophie».
Je l'ai laissé, je ne lui ai rien reproché, et nous avons changé de discussion. Puis, le second a pris la parole : «Pourquoi Dieu a-t-il appelé la vigne vigne ? Pourquoi la vigne donne-t-elle ce fruit ?» Alors, je lui ai répondu : «Ce fruit ne te plaît pas ? Car il aurait pu appeler la vigne ortie, elle aurait donné le même fruit, et elle aurait été la même. Mais toi, avec tout ton savoir, tu aurais encore demandé "pourquoi", et tu aurais été ingrat. Il l'a appelée vigne, il l'a bénie, et elle fleurit, mûrit, et donne un fruit meilleur que tout autre. D'ailleurs, elle produit aussi le vin. Celui qui en boit un peu se réjouit, mais celui qui en boit beaucoup devient un âne, et il ne sait plus ce qu'il dit, comme toi».
Puis j'ai dit au premier : «Toi mon ami, tu es boiteux. Pourquoi t'obstines-tu à courir avec deux jambes, si tu n'en as qu'une seule ?» Il répondit : «Non, j'en ai deux, et elles sont solides !» Je le repris : «Tu n'en as qu'une, et elle est cassée». Et de nouveau, il répondit qu'il en avait deux. Je m'écriais : «Tais-toi menteur !» Alors il se leva, et dit : «Voilà mes deux jambes, tu vois bien que je marche !» Et moi : «Cher ami, ne t'ai-je pas demandé si tu étudies la théologie et la philosophie ? Et ne m'as-tu pas répondu que tu n'étudiais que la philosophie ? Mais alors, si tu n'étudies que l'une, pourquoi juges-tu les deux ? Pourquoi détestes-tu la religion, et pourquoi demandes-tu comment la Mère de Dieu a enfanté le Christ tout en restant vierge ? Toi, qui es boiteux, tu ne peux pas le savoir. Mais le saint que nous fêtons aujourd'hui, saint Basile et les autres Pères de l'Eglise le savent, car ils possédaient d'abord la vertu et la morale. Ils ont d'abord étudié la théologie, puis la philosophie, et ont parfaitement connu l'une et l'autre, ils sont devenus de bons chrétiens, des théologiens orthodoxes et de bons philosophes, ils ont reçu l'illumination et la bénédiction de Dieu et de son Royaume, et ils sont devenus des Pères de l'Eglise et des saints. C'est pourquoi on dresse leurs icônes (non, cher ami, ce ne sont pas des «portraits») et on les vénère. Eux, ils savent comment était la Mère de Dieu, quelle était sa vertu et sa bonté, comment le Christ s'est incarné, comment il est né, et comment il a été crucifié, pour te sauver, toi, mauvais sujet. Et si tu veux savoir comment, lève-toi, ingrat, pour que ta tête creuse se remplisse, ta tienne et celle de tes pareils !» Il ne se levait pas, parce qu'il voyait que j'étais fâché et avait peur d'être battu. Bon gré, mal gré, je l'ai forcé à se lever et je lui ai dit : «Entre dans la chambre voisine, et colle ton oreille à la serrure. Tout ce que je te dirai en cachette, tu le répéteras quand tu sortiras». Il entra dans la chambre et colla son oreille à la serrure. Je lui dis : «Colle-la bien !» et je me mis à souffler très fort par le trou de la serrure.
«Sors maintenant, et répète ce que je t'ai dit !» Il sortit et dit : «Un souffle m'a rempli l'oreille». Je rétorquais : «Entre la Providence et la Mère de Dieu, il y avait aussi un souffle, car il parla, et c'était fait. Ce n'était pas une oeuvre humaine, c'est pourquoi la Mère de Dieu est née vierge et l'est restée. Et maintenant, regarde ce qu'est une oeuvre humaine». J'ai pris un clou, je l'ai frappé. Le clou perça le mur. Puis je l'ai retiré, et j'ai dit : «O mon ami très érudit, voici une oeuvre humaine, car le mur a été abîmé».

Extrait de Visions et miracles (Horamata kai thamata, éd.A.Papacostas, Athènes, 1983, p.96-98).

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