mardi 8 février 2011

La Lumière du Thabor n°43-44. Editorial : Mgr Auxence.

EDITORIAL



MONSEIGNEUR AUXENCE

HIERARQUE ET SERVITEUR DU CHRIST

1912-1994



Prévoyant Ton ineffable mystère, O Christ, le prophète disait :
Père compatissant, Tu as fait de l’amour Ta force.
Matines du Jeudi Saint, Canon, Hirmos 4.




Eglise chante aux saints hiérarques un tropaire qui est comme l’icône et le programme de tout pasteur vraiment consacré au service du Seigneur et qui donne sa vie pour ses brebis : «La vérité de tes oeuvres t’a rendu pour ton troupeau règle de foi, modèle de douceur, maître de tempérance. Tu as obtenu par ton humilité l’exaltation, la richesse par ta pauvreté. Prie le Christ Dieu de sauver nos âmes». En notre époque inféconde, nous avons vu ces vertus briller dans la personne de l’Archevêque Auxence d’Athènes, qui vient de s’endormir dans le Seigneur après un labeur de plus de soixante années au service du Seigneur et de sa sainte Eglise.
Monseigneur Auxence était l’archevêque canonique1 d’Athènes et des Vrais Chrétiens Orthodoxes de Grèce, c’est-à-dire, de ceux qui restent fidèles au dépôt de la foi apostolique qui a été donné au monde une fois pour toutes : «O Timothée, garde le dépôt, en évitant les discours vains et profanes et les disputes de la fausse science dont font profession quelques-uns, qui se sont ainsi détournés de la foi» (1 Tim. 6, 20-21). En notre siècle, en effet, «quelques-uns» de ceux qui auraient dû garder le dépôt de la foi orthodoxe, évêques, métropolites et patriarches, se sont, malheureusement, «détournés de la foi» ; «mais les brebis ne les ont pas suivis».
Dans les lignes qui suivent, nous voudrions résumer la vie et les travaux de Monseigneur Auxence, et indiquer en même temps les raisons pour lesquelles les brebis du Christ ont reconnu dans ce hiérarque un vrai pasteur, «dispensant fidèlement la parole de Vérité» au milieu des schismes, des hérésies et des tempêtes que l’adversaire de la vérité suscite contre tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus Christ. Les diverses revues des Vrais Chrétiens Orthodoxes, comme la revue officielle du Synode, Pharos, et la revue américaine Orthodox Christian Witness, nous ont fourni les éléments de notre esquisse historique. Nous tenons certains détails de la bouche du Père Callistrate d’Athènes, et de Mère Xénie, higoumène du Monastère Saint-Jean-le-Théologien de Pétroupolis, qui s’est inlassablement dévouée, aux côtés de Monseigneur Auxence, pour le service de l’Eglise des Vrais Chrétiens Orthodoxes, et l’a accompagné dans ses travaux et dans ses tribulations.



1. Que tes demeures sont aimables, Seigneur des armées...

Monseigneur Auxence est né en Thessalie, dans le village de Saint Théodore d’Almiros, le 4 avril 1912, jour de la fête de Saint Platon le Confesseur. Il reçut au baptême le nom de Constantin. Les Balkans connurent sept ans de guerre, de 1912 jusqu’à 1918. Agé seulement de six ans, Constantin perdit son père, Panagiotis Pastras, qui mourut au front et sa mère Vassiliki resta seule pour élever son fils et sa fille Hélène, au milieu des difficultés et des labeurs de toute espèce.
Après avoir achevé ses études secondaires, Constantin entra à l’Académie Royale de la Marine, pour y faire une carrière d’officier. Il fit la connaissance d’un moine, le frère Minas, fils spirituel de l’Archimandrite Matthieu Carpadakhis de la Sainte Montagne. Constantin et quelques uns de ses camarades, frappés par l’enseignement de frère Minas, commencèrent à vivre plus intensément dans l’amour du Seigneur. Ils passaient le temps libre de leurs permissions dans les agrypnies -nuits de veille et de prière- des monastères voisins d’Athènes.
Avec un de ses condisciples, enfant de l’Eglise, Constantin visita un jour un monastère qui plut si fort à leur coeur que, très peu de temps après, ils s’y présentèrent, demandant à y vivre la vie du renoncement monastique.
C’est à l’âge de trente-deux ans, en 1934, que Constantin entra dans le Monastère de la Sainte Transfiguration de Kouvara, en Attique. Son fondateur était l’Archimandrite Matthieu, qui avait également établi à Kératéa, non loin d’Athènes, un couvent de moniales.
Notre Seigneur dit dans son Evangile : «Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive» (Mt 10, 34). Cette parole dont si peu, de nos jours, se souviennent, devait s’accomplir ponctuellement pour le futur moine Auxence, qui avait donné sa vie au Seigneur. Sur la demande de ses proches, la police l’arrête et le ramène à son village pour lui faire honte d’abandonner la brillante carrière à laquelle il se destinait. Arrêté de nouveau, il s’enfuit en sautant par la fenêtre du poste de police. Une autre fois, les membres de sa famille l’arrachent de force du monastère et le gardent prisonnier dans la maison de son beau-frère. Par trois fois, il eut ainsi «pour ennemis, les gens de sa maison», mais il rejoignit toujours le lieu de sa pénitence.
Sa mère, qui ne voulait pas qu’il restât au monastère, recourut même aux services d’une magicienne qui envoya le démon pour tenter le jeune moine. Le diable se présenta, exhortant le moine à rentrer chez lui. «Je suis dans la maison de mon Père, fut la réponse. Et comment toi, qui n’es pas resté chez ton Père, mais qui as fui loin de lui, oses-tu demeurer ici ? Retourne vers qui t’a envoyé. -Tu veux donc, dit le démon pour émouvoir les entrailles de sa tendresse filiale, tu veux donc que j’aille vers ta mère ? -Chez ma mère tu ne peux aller, car elle est la Reine des Anges». Alors le diable s’évanouit.
Plus tard, Vassiliki devait recevoir le schème ou habit monastique des mains de Monseigneur Auxence : la mère selon la chair devint la fille selon l’Esprit, sous le nom d’Auxentia, et s’endormit au couvent fondé par son fils, «dans la maison du Père».
Revenons à Kouvara où, en 1935, cinq moines reçurent le Grand Schème Angélique et furent tonsurés par leur géronda, l’Evêque de Vresthène, Monseigneur Matthieu. Il leur donna les noms des cinq glorieux Martyrs de Grande Arménie : Eustrate, Mardaire, Eugène, Oreste et Auxence. La vie de chacun d’eux, disait Monseigneur Auxence, répondit au nom qu’il portait : la vaste culture de saint Eustrate se reflétait dans celle du moine Eustrate, la simplicité du martyr Mardaire brillait dans le moine son homonyme, Eugène avait de nobles traits et Oreste la vigueur physique, comme leurs saints patrons. De même enfin, que le saint martyr Auxence était prêtre, le moine Auxence, consacré diacre en 1939, reçut l’ordination sacerdotale l’année suivante.
Le hiéromoine Auxence fit preuve de zèle et d’obéissance, au sein d’une communauté qui vivait selon la règle de saint Sabbas de Palestine, que Monseigneur Matthieu avait apportée du Mont Athos. Aux vigiles, aux prosternations et aux jeûnes fidèlement suivis, s’ajoutait le travail de la construction des deux monastères. De cette vie laborieuse et ascétique, Monseigneur Auxence garda le souvenir d’une période bénie de son existence : «Nous n’avions rien, raconta-t-il un jour lors de son voyage en France, et certaines personnes qui venaient nous voir nous plaignaient parce que chacun de nous n’avait même pas de soutane à soi, mais nous, nous étions heureux».
Durant ces premières années d’ascèse et de labeur, le jeune moine Auxence fut atteint de pleurésie. Toute sa vie, il resta malade des poumons. Il n’en continuait pas moins sa tâche avec diligence.
Un jour qu’il devait traverser les lignes ennemies pour apporter les consolations de l’Eglise aux fidèles d’une ville éloignée, le futur évêque se sentit pris de crainte, mais, recevant la bénédiction de son Ancien, il ne laissa pas de prendre le train pour la destination redoutée. Il s’assoupit durant le trajet, entendit des coups de feu, demeura les yeux fermés, puis les ouvrit pour constater, à l’arrivée, que les résistants avaient tués toutes les personnes à bord du train, excepté lui seul. Il avait gardé l’obéissance, l’obéissance l’avait gardé. «Que mille tombent à ton côté, et dix mille à ta droite, tu ne seras pas atteint».
La Grèce ne connut pas seulement, dans notre vingtième siècle, les horreurs de la Seconde guerre mondiale, puis celles de la guerre Civile. Un autre conflit, parfois ardent, déchira les croyants : celui que suscita, dans l’Eglise, l’innovation du calendrier, première manifestation concrète de l’hérésie de l’oecuménisme.

2. Tes adversaires ont rugi au milieu de ton temple :
ils ont établi pour signes leurs signes

La querelle du calendrier est l’une des plus douloureuses qui ait agité l’Eglise parce que, sous l’apparence d’une question anodine, elle atteint le coeur même de l’Eglise.
Le calendrier des fêtes en usage dans l’Eglise orthodoxe a été fixé au Premier Concile Oecuménique, et confirmé par tous ceux qui ont suivi. La célébration commune des fêtes manifeste l’unité de l’Eglise : «Qu’ils soient un comme nous sommes un» dit le Christ à Son Père dans la Prière Sacerdotale. Quoique unies dans la foi, dans l’amour, dans le Corps et le Sang du Christ et dans l’Esprit, les Eglises chrétiennes fondées par les Apôtres étaient encore dispersées localement et divisées sur la manière de fixer la date des fêtes. Adoptant le calendrier julien et les mesures des astronomes d’Alexandrie, le Premier Concile fixa la pascalie (manière de déterminer la Pâque et toutes les fêtes mobiles qui en dépendent) et le ménologe (calendrier des fêtes fixes). Le but explicite du Concile, tel qu’il est exposé dans la lettre synodale à l’Eglise d’Egypte, ou dans les lettres de Constantin le Grand, était d’unifier la pratique de l’Eglise et d’éviter que les uns jeûnent pendant que les autres célébreraient les fêtes.
Sanctifié par l’usage de l’Eglise, le calendrier (hemerologion) est ainsi devenu un calendrier des fêtes (heortologion), une de ces traditions ecclésiastiques que le saint Septième Concile Oecuménique a déclaré immuables : «Celui qui rejette ne serait-ce qu’une des traditions de l’Eglise, qu’il soit anathème !» C’est pourquoi, lorsque le Pape Grégoire XIII instaura, en 1582, une réforme du calendrier, et qu’il proposa à l’Eglise Orthodoxe de l’adopter, cette dernière refusa, par la voix de ses Conciles et de ses Patriarches, d’y souscrire. Ces conciles du XVIème siècle reçurent une approbation panorthodoxe.
Le dix-neuvième siècle avait légué aux chefs de l’Eglise orthodoxe une magnifique confession de foi : celle du Patriarche Anthime de Constantinople et de son saint Synode qui, dans leur Encyclique de 1895, avaient rejeté, au nom de tout le plérôme orthodoxe, la proposition de Léon XIII, qui demandait aux orthodoxes de s’unir à lui et de reconnaître le pape pour leur tête. Les saints évêques écrivaient ces mots, qui résument la conscience que l’Eglise orthodoxe a d’elle-même : «L’Eglise orthodoxe et catholique est l’Eglise des sept conciles et des neuf premiers siècles du christianisme, donc l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique, colonne et fondement de la vérité».
Les hiérarques orthodoxes, loin de manquer d’amour ou de rejeter quiconque, posaient la base de l’union véritable, comme le fit Grégoire VI de Constantinople, le 3 octobre 1868, dans un entretien avec les envoyés du Pape Pie IX : «Ces Conciles [les Conciles Oecuméniques] et ces vénérables Pères, que tous connaissent, doivent être nos critères et devenir les guides sûrs et infaillibles de tout chrétien ou évêque d’Occident qui cherche sincèrement et aspire à la vérité de l’Evangile. Voilà les modèles qui doivent servir de règle et de mesure suprême pour la vérité chrétienne, voilà le sentier fidèle sur lequel nous pourrions échanger le saint baiser de l’unité de foi». Et au représentant papal qui lui demandait : «Je m’étonne... est-il possible à la seule prière d’amener l’union ? Quand un homme est malade, nous pouvons espérer que Dieu le guérira et adresser ainsi de longues prières et supplications instantes à Dieu ; mais nous n’omettons pas pour autant d’aller chercher le médecin ni de donner des médicaments», le même Patriarche répondit : «En ce qui regarde les maladies religieuses et spirituelles, seul l’Omniscient, qui a fondé et qui rend parfaite l’Eglise qui est Sienne, le Seigneur Jésus Christ, sait précisément qui est malade, à quel degré il l’est, de quel mal il souffre et quel remède lui convient. C’est pourquoi, répétons-le, toutes ces choses réclament la prière -et une prière fervente et continuelle- adressée à Notre Seigneur qui est l’Amour Même, pour inspirer aux coeurs ce qui plaît à Dieu et pour nous sauver2».
Or, à cette confession si claire, le vingtième siècle se montra infidèle. Les premières traces du mouvement oecuméniste se voient dans l’Encyclique que Joachim III de Constantinople adressa en 1902 aux autres Eglises autocéphales. Tout en reconnaissant les divergences dogmatiques entre les confessions chrétiennes, et l’impossibilité, à vue humaine, d’amener tout le monde à l’orthodoxie, le Patriarche affirmait qu’il fallait s’efforcer «d’aplanir la route» conduisant vers l’unité que Dieu seul peut donner, et «chercher des signes de rencontre et de contact» conduisant à la réalisation de la parole du Christ sur l’unicité du troupeau et celle du Pasteur. Pour unir les hétérodoxes à l’Eglise, ni la prière, ni la discussion dans la paix ne suffisaient plus : il fallait des signes, une avancée visible, des «dieux qui marchent» (Ex. 32, 1).
Dans la même lettre, le Patriarche Joachim posait la question d’une éventuelle réforme du calendrier.
Or, en 1904, ayant reçu les réponses des synodes dirigeants des diverses Eglises locales, il leur adressa une nouvelle Encyclique, où il affirmait, conformément à leur volonté, que la pascalie orthodoxe restait une tradition séculaire intangible, et que changer le ménologe pour l’accorder au calendrier grégorien ne présentait aucun intérêt ecclésiastique ni scientifique.
Il est à croire que, si les Patriarches de Constantinople qui ont succédé à Joachim avaient continué d’agir comme lui, c’est-à-dire, de ne rien faire sans l’avis de leurs frères dans l’épiscopat, selon les règles saintes de l’orthodoxie, aucune des innovations qui ont lieu en notre siècle n’aurait été possible. Dans l’orthodoxie, la collégialité dans l’amour protège le dogme de la foi, et réciproquement. Malheureusement, les guerres, les persécutions, les dictatures, l’extension du communisme, et les diverses douleurs qui frappèrent les peuples orthodoxes, permirent une série de coups de force qui ont introduit l’oecuménisme.
Le texte qui introduisit l’oecuménisme fut l’Encyclique de 1920, du Patriarche Métaxakis de Constantinople. Celui qui se devait d’être le gardien de l’orthodoxie y affirmait que les diverses Eglises chrétiennes se considèrent comme «parentes et alliées en Christ, ’cohéritières et concorporelles dans la promesse de Dieu en Christ’ (Eph. 3, 6)». Comme l’écrit le théologien Alexandre Kalomiros : «Pour la première fois un Patriarcat Orthodoxe renversait l’article du Credo sur l’Eglise Une, et prêchait officiellement sa foi dans l’existence de plusieurs Eglises. Pour la première fois un Patriarche Orthodoxe confessait publiquement et de la manière la plus officielle que l’Eglise du Christ n’est pas une, qu’elle n’est pas l’Eglise sainte, catholique et apostolique, connue sous le nom d’Orthodoxe, mais que sont aussi Eglises du Christ toutes les hérésies qui existent sur la face de la terre3».
L’Encyclique de 1920 préconisait ensuite toute une série de mesures destinées à «renforcer l’amour entre les Eglises». Cet amour, notons-le, n’avait plus rien à voir avec le «double amour» que chante l’Eglise -celui de Dieu et celui du prochain. Il ne s’agit plus ici ni du devoir d’aimer tout homme, ni de la force de l’amour que le Christ répand comme un sang dans toutes les parties de Son Eglise-Epouse et qui unit les croyants en un seul Corps.
Le grand Khomiakoff avait prophétiquement parlé de cette manière d’amour, issue non de la force de la foi en Christ, mais de la faiblesse humaine. Cet amour ne rassure qu’un instant, pour mieux désespérer ensuite. Il écrivait, en 1853, à propos de la doctrine du protestant Guizot, qui appelait à la coopération catholiques et protestants : «Il désire que les deux partis soient unis non seulement par la tolérance, mais encore par les liens plus puissants de la charité, donnant à ce mot un sens évidemment différent de celui dans lequel nous sommes tous tenus d’être unis par la charité avec tous les hommes, nos frères, mahométans ou idolâtres, quelles que soient leurs erreurs. Cette coopération des deux partis serait tout aussi inutile que la lutte. La tendance même vers un tel compromis, est déjà nuisible. Elle indique la peur, la faiblesse et l’absence de foi véritable. Les chrétiens des premiers temps ne demandaient pas le concours des marcionites et des sabelliens. Il y a un siècle que ni la papauté, ni la Réforme, ne se seraient encore invitées à agir de concert. Leur énergie morale est brisée, et le désespoir les pousse dans une voie évidemment fausse ; car elles ne peuvent pas ne pas comprendre que si, comme je n’en doute pas, le christianisme est tout puissant contre l’incrédulité et l’erreur, dix christianismes différents agissant en commun, seraient l’impuissance avouée, et l’humanité les reconnaîtrait avec raison pour un scepticisme masqué. De pareilles invitations n’ont pas jusqu’à ce jour été adressées à l’Eglise. J’ose espérer qu’elles ne le seront jamais, et je dis hardiment qu’elles n’attireraient même pas son attention4».
Les propositions d’union avec les hétérodoxes ont malheureusement bien été adressées aux orthodoxes en notre siècle. Et si Khomiakoff a raison de dire que l’Eglise, la vraie, n’y a pas prêté attention, il reste que de nombreux hiérarques sont tombés dans le piège qu’il dénonçait. Métaxakis et ses successeurs ont repris à leur compte l’idée, née dans le protestantisme, d’une charité non fondée sur la vérité.
Le premier des signes visibles de ce nouvel «amour» était «l’adoption d’un seul calendrier pour la célébration commune des grandes fêtes chrétiennes par toutes les Eglises». Les autres concernaient les échanges de compliments entre primats à l’occasion des grandes fêtes, les échanges d’étudiants dans les instituts de théologie, etc. Toutes choses extérieures.
Le programme de 1920 a été fidèlement rempli par les successeurs de Métaxakis, et l’on peut dire que toute l’histoire du mouvement oecuménique n’est que le développement dans le temps des idées contenues dans l’Encyclique. La première proposition qu’elle énonçait -le changement du calendrier- fut aussi la première à intervenir dans la vie des Eglises locales, dont certaines changèrent alors de calendrier, sans consulter l’avis de leurs frères. En 1904, les Eglises consultées s’étaient prononcées contre tout changement de calendrier. Le simple fait de projeter, puis de mettre à exécution un tel changement, constituait une rupture du lien ecclésial, un affront à la collégialité, et une façon de fouler aux pieds l’amour fraternel. L’oecuménisme commençait par la rupture du lien d’amour authentique.
Il suffit donc de lire les textes officiels du Patriarcat de Constantinople et de rapprocher l’Encyclique de 1904 de celle de 1920 pour comprendre le lien entre l’hérésie de l’oecuménisme et la modification du calendrier. Ce changement n’a jamais visé ni l’utilité de l’Eglise ni la précision scientifique -point clairement énoncé par Joachim III- mais un but anti-ecclésiastique par excellence : il s’agissait de tisser des liens entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie. Or quel noeud y a-t-il entre la Vérité et l’erreur, tant que celle-ci subsiste ? Quel rapport entre le Christ et Bélial ?

3. Du fond des sources d’Israël

En 1924, l’Archevêque d’Athènes, Chrysostome Papadopoulos, sous la pression de l’Etat5, décida l’adoption d’un nouveau calendrier des fêtes dans l’Eglise grecque. Ce «nouveau calendrier» est un calendrier mixte : il suit pour le cycle pascal le calendrier julien (orthodoxe) et pour les fêtes fixes le calendrier grégorien (catholique). Cette solution hybride rompt les liens qui unissent les deux séries de fêtes, par exemple dans le cas du carême des Apôtres qui, lorsque Pâque tombe tard, se trouve réduit à rien.
Ce nouveau calendrier, introduit sans consultation des autres Eglises locales, représentait, comme nous l’avons dit, une rupture du lien conciliaire de l’Eglise. Beaucoup de membres éminents de l’Eglise officielle, nouvelle-calendariste, ont reconnu le caractère anti-canonique et schismatique de l’acte de 1924, perpétré contre l’avis de la majorité des autres Eglises et à un moment tragique de l’histoire des peuples orthodoxes, broyés par la Catastrophe d’Asie Mineure, puis par la Révolution Russe.
Une fraction des prêtres et du peuple refusa l’innovation manifeste que constituait ce calendrier et il reçurent dès lors, des membres de l’Eglise d’Etat, le sobriquet d’«Anciens Calendaristes». Eux-mêmes s’appelèrent «Eglise orthodoxe traditionnelle» ou «Vrais chrétiens orthodoxes», ces noms n’ayant d’autre but que de distinguer l’Eglise restée fidèle à la confession de foi de toujours et à la conscience ecclésiale traditionnelle, d’avec l’Eglise de la confusion oecuméniste.
La même division entre «Anciens Calendaristes» et «Nouveaux Calendaristes» eut lieu dans tous les pays orthodoxes où fut adopté le calendrier julien réformé, notamment en Roumanie, où les tenants de l’Ancien Calendrier furent persécutés par le Patriarche Myron, avant de l’être par le communisme.
En Grèce même, les pieux fidèles qui avaient rejeté le modernisme furent également victimes d’une persécution qui dura, plus ou moins intense, jusqu’à la chute du régime des colonels6. La police de l’Etat fermait les Eglises, arrêtait les prêtres et les moines, leur rasait la barbe et les cheveux7, emprisonnait les fidèles qui résistaient.
En 1925, les orthodoxes fidèles au calendrier des Pères avaient résolu de fêter solennellement les Saintes Théophanies de Notre Seigneur Jésus Christ, fête qui tombe le 6 janvier, en allant en procession bénir les eaux de la mer. A la demande de l’Archevêque schismatique, les autorités politiques firent interrompre la cérémonie manu militari.
La même année, à la veille de la Fête de l’Exaltation Universelle de la Vivifiante Croix, fête qui tombe le 14 septembre du calendrier ecclésiastique, deux mille fidèles s’étaient rassemblés aux abords de l’Eglise Saint-Jean-le-Théologien dans la banlieue d’Athènes, pour assister aux vigiles nocturnes. Les autorités dépêchèrent vers vingt-trois heures une escouade de policiers, pour «prévenir les désordres pouvant résulter d’un tel rassemblement», en fait pour interdire cette célébration conforme au calendrier traditionnel. Vu l’ampleur de la foule, les policiers durent se contenter, dans un premier temps, de se mêler aux fidèles. Vers vingt-trois heures trente apparut dans le ciel, au nord-est, une Croix de lumière éclatante, aux trois branches, dont les rayons firent pâlir les étoiles et inondèrent l’église et les alentours. A minuit, la Croix s’éleva, verticale, comme celle que le prêtre élève durant l’Office de l’Exaltation, et s’évanouit peu à peu. Tous les fidèles, et les policiers eux-mêmes, prièrent en larmes devant ce signe opéré par la droite du Très-Haut. Les vigiles durèrent jusqu’à quatre heures du matin. De retour en ville, les témoins du miracle en annoncèrent la nouvelle. Des photographies en furent publiées. Cette «confirmation venue de Dieu» prouva à tous ceux qui ont des yeux pour voir que la garde du calendrier traditionnel était chose juste. A Jérusalem, en 351, sous l’épiscopat de saint Cyrille, dans l’Empire dominé par les ariens, la Croix était apparue et avait réconforté les orthodoxes. Le même miracle, en 1925, dénonça l’oecuménisme, ce nouvel arianisme, dont le premier symptôme visible fut l’altération du calendrier des fêtes.
Les années suivantes furent très difficiles pour les Vrais Chrétiens Orthodoxes. En 1927, néanmoins, la cérémonie de la bénédiction des eaux de la mer fut autorisée. Les Vrais Chrétiens Orthodoxes tentèrent, depuis lors, de la célébrer tous les ans : cette procession devint le symbole de leur lutte.
C’est au cours d’une de ces processions de bénédiction des eaux que, en 1933, le Métropolite Chrysostome de Florina prit conscience du caractère profondément pieux, juste et orthodoxe de la lutte des «Anciens Calendaristes». Il commença dès lors à publier sa confession de foi contre l’innovation, et avertit la hiérarchie du nouveau calendrier par de multiples articles publiés dans les journaux des Vrais Chrétiens Orthodoxes. Accomplissant ensuite la parole de l’Apôtre Paul -«Eloigne de toi, après un premier et un second avertissement, celui qui provoque des divisions» (Tite, 2, 10)- il rejoignit les rangs des chrétiens fidèles à la tradition, accompagné de deux autres métropolites, Chrysostome de Zanthe et Germain de Demetrias.
Le 14/27 mai 1935, dimanche de la Samaritaine, sur la place de Colonos à Athènes, devant plus de vingt-cinq mille fidèles, les trois Métropolites rejetèrent l’Eglise néo-calendariste et lancèrent un appel au peuple grec. Ils envoyèrent le lendemain un acte officiel au Synode du nouveau calendrier, où ils disaient : «Puisque la hiérarchie de l’Eglise de Grèce se coupe et se sépare d’elle-même du tronc unique de l’Orthodoxie, selon les saints canons, elle se déclare, dans le principe, schismatique». Jugés dans les jours qui suivirent, et condamnés à un exil injuste, ils adressèrent, le 8/21 juin cette lettre aux fidèles : «Prenant la tête du peuple grec orthodoxe resté fidèle au Calendrier orthodoxe de nos Pères, et gardant pleine conscience du serment que nous avons prêté de sauvegarder tout ce qui a été transmis par les Sept Conciles Oecuméniques8, en évitant toute innovation, nous ne pouvions que déclarer l’Eglise officielle schismatique puisqu’elle accepte le calendrier du Pape, calendrier condamné par les Synodes panorthodoxes comme une innovation des hérétiques, un pierre d’achoppement pour le monde entier et une transgression arbitraire des Saints Canons et Traditions de l’Eglise9». La suite de la lettre mettait les pieux chrétiens en garde contre toute participation à des offices célébrées par les néo-calendaristes, en se référant au premier canon de saint Basile le Grand, qui expose que les schismatiques, se séparant du Corps du Christ, se coupent par là-même de la vie de la grâce et du Saint Esprit : leurs mystères sont désormais privés de la grâce, car comment transmettre ce qu’on n’a plus ?
Chrysostome de Florina et les deux autres métropolites consacrèrent quatre évêques et formèrent un Synode. Ils furent ainsi à l’origine de la hiérarchie fidèle à toute la Tradition Orthodoxe. Parmi les nouveaux évêques se trouvait Matthieu de Vresthène, le père spirituel du moine Auxence.
Qu’était, en son fond, la querelle du calendrier ? Comme l’écrit Alexandre Kalomiros : «(Les Nouveaux Calendaristes) n’étaient pas fondés dans leur accusation quand ils disaient que les "Anciens Calendaristes" se battaient pour un calendrier. La question n’était pas de savoir lequel des deux calendriers était correct. Aucun des deux ne l’est, comme chacun le sait. Les "Anciens Calendaristes" ne soutenaient pas un calendrier, pas plus que les Nouveaux Calendaristes n’en avaient introduit un nouveau par souci de précision scientifique... La raison qu’avait les "Anciens Calendaristes" de ne pas se soumettre était vraiment théologique et elle jaillissait du plus profond de leur vraie conscience ecclésiale10». Et comme l’écrit Mère Xénie, l’higoumène du Monastère de Pétroupolis : «Le calendrier, pris en soi-même, n’est qu’une affaire de temps et de dates et, comme tel, n’a rien à voir avec la foi ni avec le culte des chrétiens. Mais quand nous considérons son lien avec l’Eglise, avec la vie de foi et la manifestation du culte divin orthodoxe, nous constatons que le changement, fût-il d’un seul jour, ne saurait être étranger ni extérieur aux liens et aux règles dogmatiques et canoniques11».
Honneur aux pieux chrétiens qui ont su discerner le mal que recélait le changement de calendrier et qui ont eu la force de rompre la communion avec les innovateurs ! Une fois de plus, comme souvent dans l’histoire de l’Eglise, le salut n’est pas venu des savants, ni des puissants de ce monde ; mais Dieu a choisi les faibles selon ce monde, ceux qui n’étaient rien pour confondre ce qui est. Les pieux chrétiens qui aiment s’assembler pour célébrer les grandes fêtes : voilà ceux que Dieu a choisis pour manifester sa justice.
Les premiers chrétiens se réunissaient de nuit dans les forêts, les cavernes et les antres de la terre pour célébrer le Seigneur. Et les mêmes refuges, en bien d’autres époques, ont abrité les sanglots des vrais amis du Christ... «Dans les assemblées bénissez Dieu le Seigneur, du fond des sources d’Israël».

4. Nous étions affligés de toute manière :
luttes au dehors, craintes au dedans

L’année 1935 fut, nous venons de le voir, glorieuse pour les partisans du calendrier traditionnel, puisque Dieu leur donna une hiérarchie canonique. La même année fut riche aussi d’épreuves et de souffrances. Le Christ n’a-t-il appelé «gloire» la Croix qu’il devait subir pour le salut des hommes ?
Les persécutions avaient commencé dès les années 20, donnant même à l’Eglise des chrétiens fidèles à la tradition, le bonheur de souffrir pour le Christ. En 1927, à Mandra d’Eleusina, au jour de la fête des Archanges, le 8 novembre, la police, qui avait encerclé l’église dès le début des Vigiles, tenta d’arrêter le prêtre qui venait de célébrer la liturgie selon le calendrier sacré de l’Eglise. Plusieurs personnes s’interposèrent, une haie de pieuses fidèles firent cortège au prêtre, bravant les menaces des hommes d’armes. Une jeune femme, du nom de Catherine Routtis, mère de deux petits enfants, avait assisté aux Vêpres avec sa famille, puis son mari, prévoyant le danger, lui avait proposé de rentrer. Elle se trouvait donc chez elle quand sa soeur lui apprit la situation devant l’église. Laissant les siens, elle s’élança pour rejoindre les fidèles en péril et courut gagner la couronne du martyre. Les policiers, pour effrayer les pierres humaines qui faisaient rempart autour du prêtre, n’avaient pas hésité à recourir à la violence. Tirant de vraies balles, ils blessèrent à la tempe une fidèle, Angélique Catsarellis. Catherine, sans sourciller, allait dénonçant la brutalité de ces prétoriens envoyés par l’«Archevêque» schismatique d’Athènes. Lorsque l’un d’eux leva la crosse de son arme pour en assener un coup sur le prêtre, elle se précipita, s’interposa et reçut sur la nuque le coup fatal, baignant le sol de son sang. On l’entendit murmurer : «Très Sainte Mère de Dieu...» Elle souffrit encore sept jours à l’hôpital, avant de rendre son âme pure à Dieu, le 15 novembre du calendrier des Pères, premier jour du Carême de la Nativité. Les chrétiens accompagnèrent son corps comme les reliques d’une martyre : «C’est un sommeil d’honneur devant le Seigneur que la mort de ses saints» et célèbrent désormais la fête de la Nouvelle Martyre au jour anniversaire de sa dormition, le 15/28 novembre. Ainsi, les limites entre l’Eglise et le schisme se sont trouvées, une fois de plus, écrites avec du sang.
En 1935, des milliers de pieux fidèles se rassemblèrent devant la cathédrale d’Athènes. Pris de panique, le clergé néo-calendariste ferma les portes de l’église ; c’est sur le seuil que le peuple chanta le canon de Paraclèse à la Mère du Sauveur. Malgré le caractère tout pacifique de cette manifestation, l’archevêque de l’Eglise officielle fit appel à la police qui intervint avec violence pour disperser l’assemblée. Le jeune moine Auxence fut blessé à la tête et porté, sans connaissance, à la clinique. Plus tard, Monseigneur Auxence regretta de n’être pas mort ce jour-là, en martyr de la foi. Dieu le réservait pour d’autres combats.
En 1936, puis pendant toute la Guerre, la procession des Théophanies fut interdite aux «Anciens Calendaristes».
En 1939, comme nous l’avons vu, le moine Auxence fut ordonné diacre, puis, en 1940, prêtre. Il remplit son ministère auprès des deux monastères de Monseigneur Matthieu, mais aussi partout où celui-ci l’envoyait, pour servir les chrétiens orthodoxes fidèles au calendrier des Pères, privés souvent de prêtres dans les diverses régions d’Hellade.
En 1946, l’église de Saint-Spiridon de Détroit, formée d’émigrés grecs qui avaient refusé l’innovation, demanda un prêtre à la Grèce. Le Père Agathangelos de Cappadoce, un émigré survivant de la catastrophe d’Asie Mineure de 1922, était désormais trop âgé pour célébrer. Monseigneur Matthieu envoya Père Auxence, alors âgé de trente-trois ans.
Pieux, ardent et instruit, le hiéromoine Auxence travailla tel un bon ouvrier dans la vigne du Seigneur. Il fut une lumière, non seulement pour les Grecs de sa paroisse, mais pour beaucoup d’orthodoxes des cités du Midwest : Chicago, Milwaukee, etc. Il expliquait en particulier que le nouveau calendrier avait déjà été rejeté conciliairement par l’Eglise. Trois conciles panorthodoxes, tenus en 1583, 1587 et 1593 sous Jérémie II Tranos de Constantinople, ont dénoncé l’innovation du Pape Grégoire XIII comme inutile et anti-ecclésiastique. Le Sigillion (décision conciliaire) de 1593, qui porte la signature des Patriarches Jérémie de Constantinople, Silvestre d’Alexandrie, Sophronios de Jérusalem, ainsi que celles de Joachim, locum tenens du Patriarcat d’Antioche, et des autres archevêques présents, a jeté l’anathème sur ceux qui abandonneraient la Pâque et le ménologe orthodoxes pour adopter la pascalie et le ménologe «des astronomes athées du pape12». Le hiéromoine Auxence consacra même une brochure à ce sujet ; sa parole érudite et inspirée convainquit de nombreux auditeurs, en particulier un jeune homme nommé Jean -l’actuel Père Pantéléimon, doyen des Monastères de Boston.
En 1948, Monseigneur Matthieu ordonna seul d’autres évêques. Or, un tel acte est habituellement contraire aux Canons des Apôtres, qui précisent qu’un évêque doit toujours être ordonné par deux ou trois évêques. Ce n’est qu’en cas de nécessité absolue -par exemple, s’il ne restait plus qu’un seul évêque orthodoxe possédant une juste confession de foi- qu’un tel acte serait légitime. L’histoire de l’Eglise nous en donne des exemples. Comme beaucoup d’autres clercs, le Hiéromoine Auxence estima que les conditions n’étaient pas remplies alors pour permettre les actes de Monseigneur Matthieu. Il en conclut qu’il s’agissait d’une transgression, laquelle rendait vain le combat «pour les canons» qui était le leur.
La séparation entre Monseigneur Chrysostome et son fils spirituel, Monseigneur Matthieu, porta un coup très dur aux fidèles. Pour dissiper la stupeur que ces événements suscitent encore aujourd’hui, il convient de rappeler avant tout que «le diable ne dort jamais» et bien prendre conscience qu’il est logique que le Malin assène ses coups les plus durs, sème la zizanie et attise les passions là où l’on confesse véritablement la Foi Orthodoxe. Cependant, l’on doit également garder à l’esprit que ces malheureux événements sont guérissables, comme le fut jadis le schisme entre saint Mélèce et saint Flavien. L’homme du monde peut sourire devant ce rappel, l’homme de foi comprendra comment la comparaison peut s’appliquer. Enfin, il est indispensable aussi de ne pas réduire cette part de l’histoire de l’Eglise à cet épisode. Il ne faut pas oublier que, pendant tout ce temps, des milliers de fidèles priaient, jeûnaient, vivaient et témoignaient de la Vraie Foi Orthodoxe comme des confesseurs. Une telle attitude au sein de la persécution représente une réalité spirituelle ô combien plus importante !
En ce qui concerne les faits eux-mêmes, il ne faut pas perdre de vue qu’ils ont été rendus possibles par l’atmosphère de violence et de suspicion qui règnait alors. En effet, certains se livraient à des manoeuvres souterraines afin d’introduire, parmi le troupeau des Vrais Chrétiens Orthodoxes, des traîtres chargés de saboter leur saint combat. La saine prudence pouvait alors laisser la place à trop de méfiance humaine, aux soupçons les plus injustifiés, etc... Chacun comprendra que la hiérarchie schismatique et ses prétoriens avaient tout intérêt à diviser pour régner.
La raison de cette séparation réside également dans un malentendu. Pour le comprendre, il faut remonter quelques années auparavant. Le 8/21 juin 1935, Monseigneur Chrysostome de Florina et le Synode nouvellement constitué avaient, nous l’avons dit, pris acte du schisme des néo-calendaristes, avec toutes les conséquences qui en découle selon le Premier canon de saint Basile le Grand. Dans ce cadre, en 1937, dans l’église de l’Annonciation de Chalkis, Monseigneur Chysostome traita de cette question ecclésiologique. Voulant éviter une interprétation scolastique de ce canon précis, sans en nier le moins du monde l’application, il se contentait d’expliquer qu’en pareil cas, lorsqu’un schisme se déclare, la grâce se retire peu à peu de l’organisme schismatique comme d’un corps malade, sans qu’on puisse déterminer le jour, le mois, et l’heure de son retrait, de façon mécanique, à la manière augustinienne. Il employa néanmoins une terminologie sans doute imprécise (schisme en puissance et schisme en acte) qui pouvait donner lieu à une ambiguïté que sa propre confession de foi n’avait pas. La chose est prouvée par ses encycliques ultérieures. Il est vrai qu’en pareille situation, le choix pastoral des mots destinés à faire saisir une situation peu commune n’était pas aisé. De ce fait, il fut mal compris par l’un des premiers combattants, Marc Chaniotis, devenu moine et disciple de l’Archimandrite Gédéon Papanicolaou. Père Marc diffusa alors une circulaire véhiculant la mauvaise compréhension qu’il avait eu du sermon de Monseigneur Chrysostome. Ceci entraîna un grand trouble, comme la séparation de Monseigneur Matthieu et de ceux qui le suivirent.
Il reste bien clair que Monseigneur Chrysostome fit tout ce qui était en son pouvoir pour dissiper ce malentendu. Toutes ses encycliques témoignent qu’il persévéra dans sa confession de foi jusqu’à sa dormition en 1955. Il est utile de se souvenir ici que Père Marc Chaniotis possédait une conscience aussi honnête que droite. Revenu plus tard de sa malheureuse interprétation, il n’hésita pas à reconnaître son erreur et à confesser publiquement son repentir, dans lequel il persévéra jusqu’à la mort.
Depuis cette époque -des années 1920 à 1950- chacun a pu voir la maladie s’aggraver : prétendue «levée» des anathèmes (1965), réunion d’Assise (1986), «union» de Balamand (1992), rendant encore plus évidente la nécessité de rompre avec tout organisme ecclésiastique professant une telle négation de l’Eglise. Tout chrétien conscient qui désire rester fidèle aux canons de l’Eglise ne peut ni être en communion avec les Eglises engagées dans l’oecuménisme, ni admettre leur ecclésialité13. Beaucoup de chrétiens orthodoxes reconnaissent que ceux que l’on a brocardé sous l’appellation d’«Anciens Calendaristes» ne sont autres que leurs aînés dans le combat pour la garde de la vraie foi orthodoxe, et leur savent gré du refus qu’ils ont opposé à la première manifestation de l’apostasie. Les mêmes chrétiens souhaitent aussi les voir tous s’unir dans une aussi claire confession de foi.
Rappelé en Grèce en 1950, le Hiéromoine Auxence se rangea donc sous l’omophore de Monseigneur Chrysostome de Florina. Près d’Athènes, dans un endroit où s’étendait encore la campagne, il fonda le monastère Saint-Jean-le-Théologien de Pétroupolis. La même année, le 14 mai, Monseigneur Matthieu quitta cette terre.
A cette époque, un nouveau primat de l’Eglise d’Etat, l’Archevêque Spiridon Vlachos, redoubla les persécutions contre les Anciens Calendaristes. De 1952 à 1957, il leur fut interdit de célébrer la procession des Théophanies ; les prêtres risquaient à tout moment l’arrestation. Le hiéromoine Auxence et les moniales qui lui furent, dès la première heure, fidèles -Mère Théologia, Mère Xénie- construisirent pierre à pierre le Monastère, au prix des plus grandes privations. Aujourd’hui, le visiteur qui vient vénérer l’église de Saint-Jean à Pétropoulis, ne peut s’empêcher de songer à cette époque où, la crainte de Dieu submergeant celle des hommes, les fidèles construisaient en cachette cet édifice plein de grâce et d’humilité. Par tout ce labeur, ils ont contribué à garder le trésor de la foi orthodoxe.

5. J’ai trouvé David, un homme selon mon coeur

A la mort du Métropolite Chrysostome de Florina, le 7 septembre 1955, l’Eglise vraiment orthodoxe de Grèce se trouva privée d’évêque14, et fut administrée par une épitropie (conseil) d’archimandrites. Cette commission désigna les personnes qui lui semblaient dignes de l’épiscopat, fixant son choix sur trois noms : les archimandrites Akakios (Pappas), Chrysostome (Kioussis) et un autre Chrysostome (Naslimis).
L’archimandrite Akakios fut ordonné évêque par deux hiérarques de l’Eglise Russe Hors Frontières. Monseigneur Séraphim le consacra, assisté de Monseigneur Théophile, à Chicago en 1960.
En 1962, l’Archevêque Léonty du Chili et du Pérou, à la demande de l’Eglise grecque traditionnelle et de Monseigneur Séraphim, vint à Athènes pour consacrer, avec les évêques Parthenios des Cyclades, très âgé, et Akakios, de nouveaux évêques pour les Vrais Chrétiens Orthodoxes.
L’Archimandrite Auxence n’était pas sur la liste des candidats proposés pour l’épiscopat. Toutefois, la main du Dieu qui seul fait des merveilles, l’avait choisi.
En présence des évêques Akakios et Léonty, Chrysostome Kioussis et Chrysostome de Volos, les deux candidats retenus par l’épitropie, se disputèrent : qui serait le premier ordonné ? Devant ce désaccord, Monseigneur Léonty demanda : «N’y a-t-il pas un archimandrite qui ne veut pas être évêque». On cita le nom d’Auxence, et il demanda qu’on le fit venir sans retard.
L’Archimandrite Auxence se trouvait alors à son monastère, célébrant la Vigile. Il s’apprêtait à préparer les dons sur l’autel de la prothèse quand on lui dit que les évêques désiraient le voir immédiatement. Comme il était avant tout désireux de préserver sa paix, cette nouvelle le remplit d’inquiétude. Il interrogea les quatre moniales qui le suivaient depuis le début : soeur Théodoulie, soeur Chrysovalanthou, soeur selon la chair du Père Savvas, soeur Théologia, et soeur Xénie, l’actuelle higoumène du Monastère de Pétroupolis, qui n’était alors que moniale rasophore. Elles le persuadèrent que le service de l’Eglise lui imposait d’aller à la réunion. Quand Monseigneur Léonty vit l’Archimandrite Auxence, il dit : «Comment pourrions-nous consacrer comme évêques des hommes qui se disputent déjà ? Mais je vois quelqu’un qui est en paix : Auxence est en paix, c’est lui que nous ferons évêque». Aucun de ceux que les hommes avait choisis ne fut consacré ce jour-là. Les Pères ne disent-ils pas que David fut choisi par Dieu à cause de sa douceur ?
Monseigneur Auxence fut donc consacré évêque le 20 mai 1962, par Monseigneur Léonty du Chili et Monseigneur Akakios, avec l’accord de Monseigneur Parthenios des Cyclades. La cérémonie dura de onze heures du soir à cinq heures du matin, l’Office fut chanté par les moniales de Saint-Jean de Pétropoulis et celles du monastère de Saint-Nicolas.
Quelques mois plus tard Monseigneur Parthenios s’endormait dans le Seigneur. Monseigneur Akakios s’endormit lui aussi en 1963. En 1964, Monseigneur Auxence fut élu archevêque par le Synode des Vrais Orthodoxes de Grèce.

6. Voici, oh ! qu’il est agréable, qu’il est doux
pour des frères de demeurer ensemble

C’est donc à des hiérarques de l’Eglise Russe Hors Frontières que les Anciens Calendaristes grecs durent leurs ordinations15. Comment s’explique, historiquement et canoniquement, le lien entre les deux Eglises, la grecque et la russe ?
Le mouvement oecuménique moderne, nous l’avons dit, est venu au jour peu à peu, et s’est manifesté en 1920, sans, toutefois, que la plupart des orthodoxes en ait eu immédiatement connaissance. Il est apparu en même temps que la persécution, en Russie, des chrétiens orthodoxes, et la constitution d’«Eglises» apparentes (Eglise Vivante, Patriarcat sergianiste à Moscou) destinées à égarer les fidèles. Le Patriarche Tykhon resta fidèle à la doctrine des Apôtres : il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et, tout en acceptant le gouvernement communiste, refusa de soumettre l’Eglise à l’Etat athée. Après sa mort, le Métropolite Serge de Moscou, locum tenens du Patriarche, accepta de son propre chef, alors que tant d’évêques souffraient dans les camps, cette soumission totale à l’Etat. Ainsi naquit un nouveau «Patriarcat de Moscou», refusé par les hiérarques des catacombes16 et par ceux de l’émigration qui formèrent le Synode Russe Hors Frontières.
C’est la conscience spirituelle de l’Eglise, éclairée par le saint Esprit, qui a refusé l’oecuménisme comme le sergianisme, dans un temps de confusion profonde. Dieu qui a suscité en Russie l’Eglise des catacombes, a également suscité en Grèce celle des «Anciens Calendaristes17». La résistance, ici et là, était la même. Quant à l’Eglise Russe Hors Frontières, elle représentait la fraction «libre» de l’Eglise russe confessante et martyre qui souffrait dans les catacombes.
L’intervention de l’Eglise russe dans les affaires de la Grèce était tout-à-fait justifiée par les canons. L’Eglise est, certes, organisée de façon locale : mais il existe des cas où un évêque a le devoir d’intervenir dans une autre Eglise locale. Le Canon 121 du Concile de Carthage et le Canon 15 du Concile Premier-Second posent les bases d’une telle action : un évêque doit intervenir dans le diocèse d’un autre quand ce dernier favorise l’erreur. Or le nouveau calendrier constituait une telle erreur, aux incidences à la fois dogmatiques et canoniques, et les vieux-calendaristes luttaient pour la sauvegarde des canons.
Monseigneur Léonty du Chili, né à Kiev en 1907, était un ancien membre de l’Eglise des catacombes : trois fois arrêté par la police, il avait connu les prisons et célébré la liturgie avec les hiérarques captifs. Comme l’écrivait Père Patric : «C’est parce que la même mentalité zélote existe dans les Catacombes et chez les vieux-calendaristes que Monseigneur Léonty a voulu participer à la consécration de Monseigneur Auxence. Le fait qu’un ancien évêque des Catacombes a participé à cette consécration établit un lien très profond et tout-à-fait logique entre les vrais orthodoxes de Russie et les vrais orthodoxes de Grèce. Ce lien a été plusieurs fois mentionné dans ses écrits par l’archevêque Averky de Jordanville».
Cependant, ni Monseigneur Séraphim, ni Monseigneur Léonty, pressés par la nécessité d’agir vite, n’avaient eu le temps de soumettre leurs actes au Synode de leur propre Eglise. A Monseigneur Léonty qui expliquait cette nécessité au Métropolite Anastase et lui demandait pardon de sa hâte, ce dernier répondit : «Vous avez bien fait d’agir ainsi». Etait témoin de ces propos le hiéromoine Arseny qui fut longtemps l’aumônier du Couvent des moniales de Provémont.
La reconnaissance canonique publique de ces actes, et la pleine communion entre l’Eglise Russe Hors Frontières et le Synode des Vrais Orthodoxes de Grèce eut lieu alors que Monseigneur Philarète présidait comme Métropolite le Synode Russe, et Monseigneur Auxence celui de l’Eglise grecque18.
Le 18/31 décembre 1969, le Synode des Evêques de l’Eglise Russe Hors Frontières adressait cette lettre à Sa Béatitude Auxence, Archevêque de l’Eglise des Vrais Chrétiens Orthodoxes de Grèce : «Béatitude, la lettre fraternelle de Votre Béatitude en date du 25 novembre 1969 a été lue aujourd’hui lors de la réunion de notre Synode. Les nombreuses épreuves que l’Eglise Orthodoxe a souffertes depuis les commencements de son histoire, sont particulièrement grandes dans les temps difficiles que nous traversons et, en conséquence, réclament une unité plus grande et plus forte entre ceux qui se consacrent en vérité à la foi de nos Pères. Dans ces sentiments, nous désirons une fois encore vous assurer que le Synode des Evêques de l’Eglise Russe Orthodoxe dans la Diaspora reconnaît la validité des ordinations épiscopales de votre prédécesseur de bienheureuse mémoire, l’Archevêque Akakios, et de celles qui ont suivi dans Votre Sainte Eglise. En conséquence, et compte tenu aussi de diverses autres circonstances, notre Synode Episcopal considère les membres de votre Hiérarchie comme des Frères en Christ, en pleine communion avec nous. Que la bénédiction de Dieu soit avec les clercs et les fidèles de votre Eglise, tout spécialement dans ces jours voisins de la Nativité selon la chair de Notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ». Cette lettre historique est signée de Monseigneur Philarète et des membres du Synode.

7. Heureux ceux qui placent en Toi leur appui !
Ils trouvent dans leur coeur des chemins tout tracés !

A peine les persécutions contre l’Eglise des Vrais Chrétiens Orthodoxes de Grèce s’éteignaient, que le diable, qui ne chôme jamais, suscitait aux hommes pieux et craignant Dieu, de nouvelles épreuves. Aux querelles de personne qui ont, malheureusement, souvent existé dans l’histoire, s’ajoutèrent des difficultés inconnues jusque-là dans le monde orthodoxe et que Monseigneur Auxence dut affronter.
Certains des évêques du Synode de l’Eglise des Vrais Orthodoxes se séparèrent de Monseigneur Auxence. Certains le firent sans éclat, en n’assistant plus aux réunions du Synode, et en déclarant que des «incompatibilités personnelles» les empêchaient de continuer de participer au Synode présidé par Monseigneur Auxence. Tels furent Gabriel et Akakios le jeune19, qui restèrent «sans tête», évêques isolés.
D’autres prétendirent agir pour «purifier l’Eglise» et partirent en critiquant très fortement leur primat pour avoir procédé à la consécration de personnes, selon eux, indignes. C’est ainsi que deux évêques se séparèrent de Monseigneur Auxence en 1979, en ordonnant à l’épiscopat une fournée de huit archimandrites. Ce coup d’état ecclésiastique (praxicopima) causa une infinie douleur à Monseigneur Auxence. Notons ici que même si les reproches adressés au Synode par ces évêques et ces archimandrites avaient été fondés, ils ne justifiaient en aucune façon cette rupture de communion. Tous ceux qui se sont séparés de Monseigneur Auxence ont du reste reconnu à l’époque qu’ils ne le faisaient pas pour des raisons de foi : c’est dire qu’ils le faisaient sans bonne raison.
L’un des évêques consécrateurs était le très pieux, mais abusé, Callixte de Corinthe20, qui se repentit amèrement de son acte. Il alla même jusqu’à maudire son successeur, qu’il avait lui-même ordonné, et qui s’était empressé de le chasser de son monastère... Quant aux autres évêques sécessionistes, après quelques temps d’errance ecclésiastique, ils reformèrent un synode et demandèrent à Monseigneur Chrysostome Kioussis, qui avait été ordonné par Monseigneur Auxence en juillet 1971, de le présider. Comme des brigands rendent leur alliance irréversible en la scellant dans une faute commune, ces évêques révoltés prétendirent «déposer» Monseigneur Auxence. Que ne dut-il pas ressentir, lorsqu’il vit celui auquel il avait imposé les mains, Monseigneur Chrysostome Kioussis, se dresser contre lui ? «Celui qui mangeait mon pain a levé le talon contre moi».
Chaque chrétien orthodoxe ne peut que désirer la fin de telles déchirures. L’Ecriture le dit : à maints égards, nous sommes tous fautifs. Encore faut-il rester humbles pour ne pas tomber dans les trop fréquentes erreurs contemporaines de ceux qui, pour nouer des unions, provoquent de nouvelles déchirures. Il faut se souvenir de la parabole de l’ivraie : le démon cherche, en premier lieu, à troubler les orthodoxes fidèles qui sont «le sel de la terre». A cet égard, il faut bien souligner l’exemple contraire de Monseigneur Epiphane de l’Eglise des Vrais Chrétiens Orthodoxes de Chypre21 qui s’en tint toujours aux vrais principes de réconciliation dans la vérité et dans l’amour. Son Eglise locale, attaquée ces dernières années sur les ondes par les oecuménistes chypriotes a produit une brillante réfutation éditée par son Institut Théologique Saint Epiphane de Salamine, et que nous reproduisons à la fin de ce numéro. Que saint Spyridon, tant vénéré par cette Eglise orthodoxe autocéphale depuis les premiers siècles chrétiens, le garde fidèle jusqu’à la fin !
Grâce à Dieu, notre Synode en Grèce n’a pas d’autre attitude et notre mission suit le même chemin. Monseigneur Auxence, au moment du Grand Carême, demandait à tous les fidèles de faire un un effort de prière et d’ascèse pour supplier le Seigneur en vue de la sainte réconciliation de tous ceux qui L’aiment et gardent intacte la foi qu’Il nous a transmise.
L’un des reproches adressés aux «Anciens Calendaristes» était qu’ils avaient admis dans leur sein des personnages contestables. Voici comment les choses se passèrent.
Il existe en Occident, parmi les minorités religieuses connues sous le nom de vagantes, de véritables imposteurs. Ces «évêques» ou «prêtres» de «Petites Eglises» sont en rupture avec les Eglises officielles qu’ils imitent, s’en étant séparés le plus souvent sans troupeau et à titre personnel. Ils profitent de certains principes ancrés dans la conscience occidentale : d’une part, l’aplomb avec lequel ils jouent les ecclésiastiques offre une analogie partielle avec la façon dont l’épiscopat frank obtint, au septième siècle sa succession apostolique -en massacrant les épiscopes légitimes et en s’auto-proclamant évêques. Ils participent bien de ce second aspect, en effet, en s’investissant d’une charge à laquelle on ne les a pas appelés. D’autre part, la théologie scolastique des sacrements, qui postule qu’un prêtre, même s’il se sépare de son Eglise, continue de pouvoir opérer des sacrements valides -quoique illicites- a donné à beaucoup de clercs, en rupture avec l’Eglise catholique romaine, la possibilité d’une action d’apparence ecclésiale, voire, pour certains imposteurs, d’un fructueux négoce des sacrements. Toutes ces oeuvres sont, bien sûr, celles de Simon le Magicien, et aux antipodes de l’Eglise confessante et martyre des Vrais Chrétiens Orthodoxes de Grèce.
Les Eglises dites officielles -l’Eglise catholique romaine, les Vieux-Catholiques, les Eglises Protestantes- dénoncent, par leur existence même, les vagantes. Ces derniers cherchent donc souvent une couverture qui rassure leurs fidèles. Vers les années soixante-dix, certains d’entre eux se mirent à demander la protection de l’Orthodoxie que l’époque réduisait souvent à une mode exotique. Ils s’adressèrent alors aux Eglises des «Anciens Calendaristes» qui, sortant de trente années de persécution et d’interdiction de fréquenter les écoles théologiques, n’avaient pas les moyens de distinguer immédiatement entre l’ivraie et le bon grain, ni de discerner instantanément les vrais conversions d’avec l’imposture22.
C’est ainsi qu’un groupe, dont le centre était au Portugal, réussit à s’insinuer dans le Synode des Vrais Chrétiens Orthodoxes.
Si les «Anciens Calendaristes» ont commis des erreurs en recevant certains hommes qui leur mentaient, il faut néanmoins reconnaître que l’événement tourne à leur louange : car dès que l’erreur a été connue, le Synode présidé par Monseigneur Auxence a rejeté de son sein les imposteurs. Voici la décision du Saint Synode, relativement au groupe dont nous venons de parler : «Le Saint Synode de l’Eglise des Vrais Chrétiens Orthodoxes d’Hellade fait savoir que par sa décision prise à l’unanimité, du 23 novembre 1988, il a exclu de ses membres les évêques du Portugal, lesquels n’ont pas marché en accord avec les commandements divins, les lois et les ordonnances de notre Eglise martyre».
Trahi et calomnié à mainte reprise, Monseigneur Auxence a passé par des épreuves amères comme la mort, comme nous l’a raconté Mère Xénie, qui a toujours été proche de l’Archevêque. Quel courage lui permit de rester fidèle au poste qu’il occupait dans les tourmentes ? Le Seigneur l’avait ceint de la force d’en-haut.
Le risque de recevoir des imposteurs n’est qu’un des multiples périls qui guettent toute mission authentique. La tentation aurait donc pu être grande, pour l’Eglise des Vrais Orthodoxes de Grèce, de s’enfermer dans les bornes de l’Hellade et de se contenter de prêcher au peuple grec. Mais comment l’Eglise orthodoxe pourrait-elle ne pas être à la fois confessante et missionnaire ? Comment pourrait-elle tenir sous le boisseau la lumière que le Seigneur nous demande de rayonner ? C’est pourquoi Monseigneur Auxence réalisa également une oeuvre missionnaire immense ; l’Afrique, l’Europe, l’Asie, l’Amérique et l’Australie ont apporté au Christ leurs présents... «Le Seigneur est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je crainte ?»

8. Hierapostoli

Hierapostoli ! (Mission sacrée) tel fut le premier mot que Monseigneur Auxence jeta aux douaniers de l’aéroport lorsqu’il vint visiter l’Eglise de France en 1989.
Monseigneur Auxence avait en effet reçu sous son omophore en 1988 les paroisses d’Europe et d’Amérique qui quittaient, pour des raisons de foi, l’Eglise Russe Hors Frontières. Sous la Présidence de Monseigneur Philarète, en effet, celle-ci avait pris un redoutable anathème contre les oecuménistes et ceux qui communiaient avec eux. Cet anathème fut ajouté au Synodicon de l’Orthodoxie. Or, après la dormition de Monseigneur Philarète, des hiérarques de l’ERHF déclarèrent que cette condamnation ne s’appliquait à aucune Eglise locale. Devant ce quasi-reniement de l’anathème, de nombreux prêtres, moines et laïcs appartenant à l’ERHF cherchèrent refuge au sein de l’Eglise des Vrais Chrétiens Orthodoxes de Grèce, laquelle avait cessé de concélébrer avec l’Eglise Russe.
Pour d’autres raisons encore, Monseigneur Auxence, devenu archevêque d’Athènes et de la Grèce, s’est trouvé, sans l’avoir cherché, appelé à un rôle historique dépassant les limites de l’Hellade. Beaucoup d’orthodoxes de divers pays, afin de garder la foi qu’ils avaient reçue dans leur baptême, ont désiré la communion du Synode qu’il présidait. Tâche écrasante pour un hiérarque, qui ne s’est point dérobé au poste de garde que le Seigneur lui avait confié.
Monseigneur Auxence, aidé des évêques de son Synode, consacra ainsi des évêques pour les diverses missions : tout d’abord Monseigneur Ephrem de Boston pour les U.S.A. ; puis Monseigneur Macaire pour le Canada. En 1989, Monseigneur Auxence présida à la consécration de Monseigneur Photios pour la France et l’Europe.
A ce souci missionnaire s’est ajouté le désir de voir et de connaître personnellement son troupeau. Déjà âgé et fort malade, puisqu’il était atteint d’une grave maladie pulmonaire, Monseigneur Auxence entreprit des voyages dans le but de raffermir la foi : il visita notamment le Canada, les U.S.A. et la France.
Les fidèles de ces contrées ont conservé le souvenir de ce hiérarque à la contenance humble et pleine de noblesse, au verbe toujours juste, et dont l’aspect seul remplissait de componction. Un homme très simple, catholique-romain, de la ville de Dinan, en Bretagne, nous demanda : «Qui passe là ?... C’est un évêque orthodoxe ? Ah ! si nous pouvions en avoir de tels !»
Dans la lettre qu’il écrivit à l’Eglise de France à la suite de son voyage dans notre pays, l’Archevêque mentionne les noms des fidèles qui l’ont hébergé. Cette sollicitude, jusqu’en de petites choses, paraît bien digne d’un hiérarque. Saint Jean Chrysostome n’écrit-il pas dans son admirable homélie sur les mots de Paul «saluez Priscille et Aquila» : «Avant tout, nous devons louer la vertu de Paul. Embrassant dans sa sollicitude le monde entier, les terres et les mers, toutes les villes que le soleil éclaire dans sa course, les Barbares et les Grecs, alors qu’il porte dans son coeur tous les peuples, il se préoccupe à ce point d’un homme et d’une femme en particulier».
Au cours de ses voyages missionnaires, Monseigneur Auxence rappelait les raisons de la lutte des Anciens Calendaristes pour la garde de la foi. «On raconte, disait-il, qu’au temps du siège de Constantinople, une seule petite porte était restée ouverte dans la muraille de la Ville imprenable. C’est par elle que les ennemis sont passés, et la Ville est tombée. Le calendrier est cette petite porte ; si nous acceptions l’innovation, nous ouvririons la clôture de l’Eglise». Insistant sur la valeur de la Tradition dans son ensemble, l’Archevêque retrouvait le langage des Pères. Dans l’homélie sur Priscille et Aquila, saint Jean Chrysostome s’exprime ainsi : «Nous n’étudions pas toutes les parties de l’Ecriture, nous choisissons ce qui nous paraît plus aisé, et nous mettons de côté le reste comme un objet sans valeur. Les hérésies elles-mêmes sont nées de ce choix arbitraire et de ces téméraires dédains».
Comme l’écrivait l’Archevêque à la Fraternité Saint Grégoire Palamas, résumant le sens de sa mission : «Aujourd’hui, nous comprenons que le changement de calendrier annoncé par l’Encyclique de 1920 du Patriarcat de Constantinople a été seulement le premier moment, la première manifestation de l’hérésie moderne de l’oecuménisme et de la théorie des branches. Ceux-là mêmes qui ont modifié le rythme liturgique ancien de l’Eglise Orthodoxe, ont fini par nier l’unicité de l’Eglise Orthodoxe que nous confessons dans le Credo de Nicée-Constantinople : «Je crois en l’Eglise, une, sainte, catholique et apostolique». En relativisant l’Eglise qui contient la plénitude de la vérité, et dont le Christ est la tête, ils ont peu à peu relativisé les dogmes, les canons, les dignités sacrées, les règles du jeûne et de la vie spirituelle. Ils ont créé un nouvel arianisme, pire que l’ancien, dans lequel, aujourd’hui, comme à l’époque de saint Athanase le Grand, et à celle de saint Maxime le Confesseur, beaucoup d’Eglises sont tombées, adoptant l’hérésie de l’oecuménisme. C’est seulement par le retour à la tradition théologique des Pères, loin des influences de la théologie latine, que l’oecuménisme, le modernisme, le mépris des canons et des dogmes pourront être corrigés23».

9. Je désire être dissous pour vivre avec Jésus Christ

Malgré la maladie, les travaux et les soucis qui l’assaillaient, Monseigneur Auxence continuait son ascèse et ses jeûnes, montrant le modèle de la persévérance. En cela, comme en tout, il suivait la voie des Pères. Parlant des vertus de saint Timothée, saint Jean Chrysostome dit ceci du disciple de saint Paul : «Bien qu’il eût atteint à ce haut degré d’honneur et de sainteté, loin de se confier en lui-même, il se tenait dans la crainte et la ferveur : c’est pour cela qu’il continuait à jeûner, se gardant bien d’imiter ces hommes qui, après s’être livrés au jeûne pendant dix ou vingt mois, tombent tout à coup dans le relâchement et la dissolution... Plus il avait acquis de vertus, plus il craignait et tremblait ; et cette philosophie, il l’avait apprise de son maître24». Voici une anecdote qui prouve cette prudence chez notre hiérarque.
Une année, Père Patric, obligé de se rendre à Athènes durant la première semaine du Grand Carême, rendit visite au Monastère de Saint-Jean. Toutefois, il ne put, malgré son désir, voir l’Archevêque, parce que celui-ci passait cette semaine pure dans un jeûne strict et une grande pénitence, ne recevant personne : loin de s’en affliger notre Père Patric se réjouit de la force et de l’édification que l’Archevêque procurait à tous par ses prières et par son exemple.
En 1994, l’Archevêque fêta ses trente ans d’archiépiscopat. Agé de quatre-vingt deux ans, et gravement malade des bronches, Monseigneur Auxence continuait de remplir les tâches de son ministère.
L’agglomération athénienne ayant peu à peu envahi les champs qui entouraient Saint-Jean de Pétroupolis, Monseigneur Auxence avait fondé un autre couvent, loin de la ville, à Capandriti de l’Attique. Dans les derniers temps de sa vie, c’est dans ce monastère, dédié à l’Ascension du Seigneur, qu’il séjournait le plus souvent, goûtant la solitude propice à la vie monastique.
Le dernier jour de sa vie terrestre, Monseigneur Auxence se trouvait au Monastère de Pétroupolis. Au matin, après la liturgie, il eut un malaise cardiaque, qui fit craindre pour sa santé. Les médecins appelés ne diagnostiquèrent rien de grave. Tout le reste du jour, l’archevêque s’entretint avec Mère Xénie et d’autres moniales, notamment une soeur du Couvent de la Nativité de Boston, arrivée d’Amérique. Monseigneur Auxence commença par résumer le combat des Vrais Chrétiens Orthodoxes de Grèce. Il raconta son ordination épiscopale, parla de la venue en Grèce de Monseigneur Léonty du Chili, insistant sur le fait qu’il était venu aussi visiter les lieux foulés par l’Apôtre Paul, l’Aréopage où il avait prêché devant les sages de ce siècle et pris dans ses filets évangéliques le futur saint Denys, évêque d’Athènes. L’archevêque commenta longuement les épîtres de Paul, notamment le passage de la lettre aux Philippiens dans lequel l’Apôtre déclare : «Je désire être dissous et être avec le Christ», préférant vivre avec Jésus Christ que sur cette terre.
Mère Xénie s’aperçut alors que le visage de l’Archevêque était extraordinairement lumineux et elle lui dit : «Vous allez mieux, à présent, Monseigneur !» Il répondit ces mots qu’elle ne devait comprendre que plus tard : «Oui, maintenant je me sens bien, maintenant je suis très très bien», et il ajouta : «Mon oeuvre est achevée». Mère Xénie dut s’absenter un instant. A un instant donné, l’archevêque s’arrêta, regardant devant lui, en murmurant le nom de Paul. Tous les assistants pensent que Paul lui était apparu. Toujours calmement assis sur son fauteuil, l’Archevêque tourna la tête vers l’icône de saint Minas, puis rendit l’esprit.
Monseigneur Auxence s’étant endormi le jeudi 4/17 novembre 1994, les funérailles eurent lieu au monastère de l’Ascension à Capandriti le samedi qui suivit. Des centaines de fidèles se rendirent à la cérémonie, pour vénérer une dernière fois leur père et pasteur. L’archevêque siégeait toujours sur son fauteuil ; ses membres étaient souples ; plusieurs personnes virent des miracles, notamment une femme malade des yeux, qui vit son mal disparaître lorsqu’elle eut vénéré la main du hiérarque endormi. La coutume veut qu’un évêque soit déposé dans le tombeau assis sur son trône épiscopal : c’est ainsi que Monseigneur Auxence repose au monastère de l’Ascension, dans l’attente du jour où, avec tous les ressuscités, il ira à la rencontre du Seigneur dans les airs.
Beaucoup d’entre nous gardent devant leur regard la majesté du hiérarque, lorsqu’il passait les Portes Saintes, dans sa droite portant le cierge à trois branches et dans sa gauche le cierge à deux branches, et qu’il bénissait la vigne du Seigneur. Ses armes étaient l’amour et l’humilité. Que la mémoire de Monseigneur Auxence soit éternelle ! Puisse le Seigneur nous donner de réaliser aussi dans notre vie cette parole de l’Apôtre Paul qui pourrait servir de devise à la sienne : «Disant la vérité dans l’amour, nous grandirons en tout dans Celui qui est la Tête, le Christ !» (Eph. 4, 15). Par les prières de nos Pères Saints, Seigneur Jésus Christ, Notre Dieu, aie pitié de nous !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire