mardi 1 février 2011

La Lumière du Thabor n°35. Editorial.

EDITORIAL



PERE ANASTASE





De certains hommes spirituels, un proverbe grec dit justement qu'ils s'en vont pour ne pas revenir. D'un côté, en effet, les hommes de Dieu font partie d'une longue chaîne spirituelle, celle de la tradition, de la Pentecôte, de l'expérience de la grâce incréée de Dieu ; ils se rattachent au fil d'or de la sainteté ou au fil écarlate du martyre ; mais, d'autre part, de génération en génération, les oeuvres des saints diminuent. Les Pères du désert ont prophétisé qu'à la fin des temps il n'y aurait plus d'oeuvres. Un jeune moine interrogeait un ancien et lui demandait si les saints de son époque étaient aussi grands et faisaient autant de miracles que ceux dont il lisait la vie. «Non, lui répondit l'Ancien. Nous ne faisons qu'à peine la moitié de ce qu'ils faisaient». Le jeune homme insista : «Et ceux qui viendront après nous ? - Ceux-là, répondit l'Ancien, feront encore moitié moins que nous. - Et les derniers ? - Ceux des derniers temps ne feront rien, ils n'auront aucune oeuvre ; et néanmoins, au Jugement, ils se trouveront devant les premiers», parce que les temps seront devenus si difficiles que le seul fait de confesser Notre Seigneur Jésus Christ venu dans la chair l'emportera sur tous les miracles et sur toute oeuvre bonne. Voyant prophétiquement ces temps difficiles, les saints demandaient à Dieu de les en garder : saint Cyrille de Jérusalem commente en ce sens la prière du Notre Père : «Ne nous soumets pas à l'épreuve», c'est-à-dire, au temps de la fin. Ces temps, Dieu les abrégera à cause de ses élus. Le Seigneur qui «nous a promis, sans mentir, d'être avec nous jusqu'à la consommation des siècles» dit aussi : «Quand ces choses commenceront de se produire, redressez-vous et relevez la tête, car votre délivrance est proche !» (Luc 21,29).
Oui, bienheureux ceux qui garderont jusqu'au bout une confession de foi justes ! Parmi ces hommes que Dieu connaît et que le monde ignore, qui sont des exemples vivants d'une ascèse et d'une foi juste, qui joignent l'orthodoxie à l'orthopraxie, nous devons citer le Père Anastase Mavrides, qui s'est endormi dans le Seigneur le 27 août/5 septembre 1992, au petit village d'Aspropurgos, situé dans la banlieue d'Athènes, non loin de Daphni.
Nous l'avons peu connu, mais le peu qu'il nous a raconté et ce que nous avons entendu sur lui, nous pensons devoir le transmettre au lecteur français. Deux petits-fils de Père Anastase, Georges et Nicolas, ont composé, d'après les récits de leur grand-père, un petit livret de souvenirs, où nous avons aussi puisé certaines informations. Sa vie, disent-ils, fut une immense lutte contre Satan.
Père Anastase est l'un de ces Hellènes -un Romaios, un Romain- du Pont, nourri par la piété russe, ayant vécu l'époque des grandes persécutions communistes qui ont donné à l'Eglise du Christ tant de Nouveaux Martyrs. Il est né en 1909, au jour de la Pâque, quand l'Eglise fêtait la Sainte Résurrection du Seigneur. A cette circonstance de sa naissance, il dut son nom -Anastase vient d'Anastasis, Résurrection et le programme de sa vie : ressusciter la foi là même où ce monde, nouveau sanhédrin des impies, tentait de la sceller pour jamais dans le tombeau.
Elève diligent et attentif, Anastase eut une enfance difficile et presque sans jeux : le matin il allait à l'école, et ensuite il travaillait. Fils et petit-fils de prêtre, Anastase a grandi dans un milieu familial indissolublement lié à l'Eglise. Il ne souhaitait pas la prêtrise, mais lorsque son père partit pour la Grèce, laissant le village sans pasteur, tous les habitants le voulurent comme prêtre.
Attentif à tous ses devoirs ecclésiastiques et pastoraux, Père Anastase était d'une générosité extrême, se laissant dérober par des voleurs sans émettre une plainte et distribuant sans cesse aux pauvres ce qu'il avait. Quand on frappait à sa porte, il mettait sur la table tout ce qu'il avait de meilleur ; malgré sa pauvreté, la richesse de son coeur et la bénédiction divine pourvoyaient à tout.
Face à l'athéisme, au communisme, Père Anastase a été un confesseur de la foi. Il fut un jour, en 1949, avec sa famille, à trois heures du matin, jeté dans des fourgons par des soldats arméniens et, sans avoir le temps de rien prendre avec eux ni pouvoir s'informer où on les emportait, conduits vers l'Est, par la volonté de Staline. Il dut repartir de rien, reconstruire église, maison, rassembler autour de lui les chrétiens...
Pour ne pas communier avec ceux qui avaient été établis par le régime ou avec son accord, Père Anastase fit dans son jardin une église cachée, une église des catacombes et il nous disait, quand nous l'avons vu : «Dans cette église, en ce temps-là, j'entendais chanter les anges, maintenant ici, je ne les entends plus».
Un jour, il fut arrêté par la police et mis en prison, et le soir même, toute l'électricité de la ville fut en panne. Sa matouchka, Anna, suivie d'un grand nombre de ses fidèles, demanda aux policiers de libérer le prêtre, leur disant que tout reviendrait alors en ordre. Et, effectivement, lorsque Père Anastase fut libéré, l'électricité de la ville se remit en marche. Ainsi Dieu manifesta son serviteur.
En 1965, lorsque les persécutions furent moins fortes, Père Anastase décida d'émigrer en Grèce avec sa famille ; il fut mal reçu au début, comme venant d'un pays communiste, et il eut la douleur de perdre un enfant, maltraité par d'autres autorités. En Grèce, il refusa le réformisme, dont l'indice était à ce moment-là le changement de calendrier ecclésiastique et devint l'un des prêtres de l'Eglise des Vrais Chrétiens Orthodoxes. Il se souvenait certainement du rôle joué par la question du calendrier dans le modernisme de l'Eglise vivante condamnée solennellement par le Patriarche Tykhon qui avait déclaré notamment sur cette question, tant à propos de l'Eglise vivante que de celle de Finlande : «Sous la pression du gouvernement luthérien de Finlande, le Patriarche Grégoire VII a accepté de changer le calendrier, même pour la Sainte Fête de Pâque, au mépris des anathèmes lancés par les saints Conciles contre de tels changements (le Premier Concile Oecuménique, le premier canon de celui d'Antioche, et le septième canon apostolique). La célébration simultanée avec les hérétiques, et même avec les juifs, "est une exception à la règle" affirment-ils, alors que la Sainte Eglise a tout fait pour éviter cette coïncidence pour Pâque, "afin de ne pas célébrer avec les juifs". Le gouvernement finlandais persécute désormais, physiquement et moralement, les moines et les fidèles orthodoxes qui veulent obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes1».
Comme d'autres Hellènes venus du Pont, Père Anastase perçut donc le lien entre le réformisme de l'Eglise vivante et celui du Patriarcat de Constantinople, qui avait d'ailleurs reconnu l'Eglise vivante comme la vraie Eglise russe et incité le saint Patriarche Tykhon à se retirer en faveur de ce schisme mis en place par les bolcheviques.
En Grèce, avec sa famille, la première chose qu'il fit, ce fut de construire une église, dédiée à la Sainte-Trinité, dans cette très pauvre banlieue d'Athènes, où il s'était installé dans un genre d'isba assez misérable. Si l'on veut savoir ce qui pousse les hommes de Dieu à élire domicile dans des endroits que tous les autres hommes jugeraient méprisables, il faut interroger l'un d'eux : et voici ce que l'évêque Nicolas Vélimirovitch écrivait à ce sujet. «Pourquoi les hommes quittent-ils un lieu pour en gagner un autre ? Principalement parce qu'ils espèrent être plus heureux dans l'autre lieu. Et, du point de vue de la vie terrestre et du contentement d'ici-bas, les lieux peuvent assurément être différents, meilleurs ou pires. Celui qui n'a pas l'espérance d'une vie meilleure après la mort cherche une meilleure pâture pour satisfaire ses sens durant cette vie. Mais si vous regardez dans le coeur de ceux qui se sont installés dans les endroits réputés les meilleurs du globe terrestre, vous y verrez déception, tristesse et désespoir. Ils n'ont pas trouvé ce qu'ils cherchaient. Ils se sont emplis à satiété partout, et, à la fin, toujours affamés, ils plongent leur regard dans les yeux de la mort.
«Mais voyez les saints chrétiens ! Ils ont choisi les lieux les moins verdoyants, "secs, impraticables et sans eau", lieux de solitude terrible, qui n'appellent pas l'attention et que personne ne désirerait posséder. Ils ont considéré tous les lieux de la terre comme également sans valeur, mais ils ont choisi ceux-là uniquement afin de se rapprocher en esprit et en pensée de leur demeure éternelle. Et si quelqu'un pouvait voir dans leur coeur, il y trouverait joie et contentement».
Grâce à la générosité des fidèles -notamment de Christos Mulonas- et à son amour de l'aumône, Père Anastase ne manqua jamais de rien et, accomplissant le mot de l'Apôtre, «pauvres, nous en enrichissons plusieurs», il put construire son église, même si tout l'argent qui lui passait entre les mains était immédiatement donné à d'autres.
Il fut en butte aux tracasseries administratives. Comme beaucoup d'autres partisans du calendrier traditionnel, il lui fallait construire son église sans permis de construire. Il fut arrêté par la police, passa une nuit au poste ; mais le tribunal le relaxa. Quand les juges lui demandèrent de promettre de ne plus bâtir sans permis, sa réponse fut un non catégorique. Ils le laissèrent aller, et il reprit son ouvrage. L'église fut achevée en 1982.
Là, à Aspropurgos, avec sa famille, sa presbytéra, ses trois enfants, Père Anastase mena une ascèse très dure, se levant à minuit après avoir très peu dormi et célébrant son office jusqu'au matin. Et sa vie a certainement ressemblé à celles des synaxaires. Ainsi, un jour, une pensée lui dit : «Dieu m'oublie». Peu après, montant sur une échelle, il tomba du haut sur un clou, qui lui entra dans la joue ; alors il se releva, disant : «Gloire à Dieu, maintenant je vois que Dieu ne m'oublie pas». Et il alla célébrer un moleben avant de se rendre à l'hôpital. Il avait réalisé dans sa vie l'expérience millénaire des saints, que nous résumerons en citant de nouveau l'évêque Nicolas Vélimirovitch, qui parle ainsi de l'utilité des épreuves : «Si toute ta vie s'est passée sans heurts ni soucis, pleure sur toi-même. Car aussi bien l'Evangile que l'expérience humaine assurent d'une seule voix que, sans grandes épreuves et grandes douleurs, personne n'a rien laissé de grand derrière soi, personne n'a été glorifié dans les cieux. Si ton chemin terrestre a été baigné de sueur et de larmes répandues pour atteindre la justice et la vérité, réjouis-toi ! Et sois plein d'allégresse, car ta récompense, en vérité, sera grande dans les cieux ! Ne te laisse jamais aller à penser follement que Dieu t'ait oublié. Dieu sait exactement combien tu peux porter, et mesure tes épreuves et tes afflictions en proportion de tes forces. Du moment, dit saint Nil de la Sora, que les hommes savent quel poids un cheval peut porter, quel un âne et quel un chameau, et qu'ils les chargent chacun selon sa force ; du moment que le potier sait combien de temps il faut laisser l'argile dans le four pour qu'il ne brise pas ni ne cuise trop peu, comment Dieu ne connaîtrait-Il pas quelle tentation une âme peut supporter, pour la préparer et la rendre propre au Royaume des Cieux ?»
La prière de Père Anastase opérait des miracles. L'euchologe, de livre qui contient des prières que l'Eglise nous a données pour toutes les circonstances, devenait, entre ses mains, la panacée du Christ. C'est ainsi que, dans le Pont, il avait guéri un enfant paralytique. De même, en Grèce, un jour, au cours d'une bénédiction des eaux, il indiqua un endroit du petit jardin qui entourait l'église, en déclarant qu'il s'y trouvait de l'eau. On fit venir des ouvriers, des machines, on creusa, mais l'eau ne vint pas. Les ouvriers partis, Père Anastase, sans désespérer, se mit à creuser tout seul, très profond. Et l'eau arriva. L'église eut ainsi son puits, jusqu'à aujourd'hui.
Un autre miracle fut la guérison de son petit fils Georges. Tout enfant, celui-ci, entendant son père crier brusquement, avait perdu la vue. Père Anastase lut les prières, et les yeux revinrent en place.
Autour de lui se fit comme un monastère familial. Sa fille devint la moniale Xénie, et son fils, qui travaillait dans une usine, devint prêtre sous le nom de Père Elie, tout en continuant son travail à l'usine. Un autre fils, qui exerce le métier de maçon, construit églises et chapelles ; quand l'une est finie, il en construit une autre.
Il tomba malade en 1989, et dès lors ses forces déclinèrent. Chaque matin son fils Elie lui apportait la Sainte Communion.
Père Elie a célébré, avec Père Dorothéos de la Panaghia Canala, l'office de la dormition de son père. Dans l'église chantaient les enfants de Père Elie, Théodose et Nicolas, qui certainement suivront la voie de leur père, de leur grand père et d'une très longue lignée d'ancêtres prêtres, race véritablement sacerdotale.



































Père Anastase
Lorsqu'on demandait à Père Anastase de raconter un peu sa vie, il sortait une grande Bible grecque imprimée au début du siècle à Moscou, et il disait : «Tout ce qu'il y a d'important dans ma vie, toute mon histoire est notée au dos de cette bible. Voyez ? Il y a ma date de baptême et celle de mon ordination». Tel est le véritable chrétien, dont toute la vie dépend du baptême, tel est le véritable prêtre qui ne mentionne de lui-même que son baptême et son ordination.
Certes, on pourrait dire de la vie de Père Anastase ce que Père Ambroise écrivait à propos d'un épisode de la vie de saint Nectaire : «Nul n'a su quelle a été son épreuve... L'histoire ne note que les événements extérieurs». Saint Jean Chrysostome plaçait l'ascèse au-dessus du martyre : donner dans un élan d'enthousiasme sa vie pour le Christ, est une grande chose ; mais recommencer chaque année les carêmes, chaque jour les prières, jusqu'à pouvoir offrir à chaque instant le sacrifice de sa pensée, est plus grand encore. Une telle vie conduit à la pureté du coeur que le Seigneur a déclarée bienheureuse, et dont saint Nectaire fait l'éloge suivant :
«Celui qui a le coeur pur, celui qui n'est pas accusé par son coeur, qui fait le bien et ce qui est agréable et parfait aux yeux de Dieu, celui qui observe scrupuleusement les commandements du Seigneur, celui-là a l'audace de se tenir devant Dieu. Tout ce qu'il demande, il le reçoit de Dieu. Celui qui a le coeur pur est fils bien-aimé de Dieu. L'Esprit du Fils habite en son coeur, il reçoit ce qu'il demande, trouve ce qu'il cherche et on lui ouvre quand il frappe. Quoi de plus bienheureux qu'un tel homme ! De quel bien peut-il être privé ? Tous les biens, tous les charismes du Saint Esprit ne sont-ils pas rassemblés en cette âme bienheureuse ? Que lui manque-t-il ? Rien ! Oui, mes frères chrétiens, rien !»
Que la mémoire de Père Anastase soit éternelle !

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