jeudi 3 février 2011

La Lumière du Thabor n°36. Vie de Sainte Euphrosyne.

SAINTE EUPHROSYNE D'ALEXANDRIE



Notre sainte amma1 Euphrosyne naquit à Alexandrie en l'an 410, sous le règne du saint empereur Théodose le Mineur, lequel régna de l'an 408 à l'an 450. Paphnuce, son père, qui, sans nul doute, était l'un des hommes les plus éminents et les plus riches d'Alexandrie, avait aussi une femme, des plus pieuses et des plus vertueuses qui fussent. Avant cependant qu'il ne leur fût donné de concevoir Euphrosyne, tous deux s'affligeaient à l'excès, de ce qu'ils demeuraient stériles et privés d'enfants. Dès lors, ils demandaient instamment à Dieu qu'il leur accordât cet enfant, donnant, pour ce faire, mille aumônes, jeûnant, veillant, et accomplissant de la sorte bien d'autres oeuvres encore. Mais, surtout, la mère d'Euphrosyne, dans l'intérieur de sa maison, priait, à l'imitation de sainte Anne qui, dans les temps anciens, dans son jardin suppliait, comme elle, au travers de ses larmes implorant le Christ : «Seigneur Sabaoth, disait-elle, si, regardant ta servante, tu m'octroies un enfant, je promets de te le vouer tout, à la gloire de ton nom». - Cependant que Paphnuce, de son côté, souvent se rendait dans un monastère de la ville, conjurant les moines tous vertueux qui, là, demeuraient en synodie, d'adresser à Dieu des suppliques touchant ce douloureux propos.
Or Paphnuce, ayant entendu dire que vivait au monastère un saint Ancien qui, par sa vie irréprochable, s'était acquis devant Dieu une grande assurance, l'alla trouver dans sa cellule, et là, embrassant l'abba, l'implora, disant : «Ah, très vénérable père, jette sur moi un regard, et vois mon misérable état ! Disperse, je t'en prie, par l'éclat de ta prière, le sombre nuage de mon lourd désespoir, et supplie Jésus Christ, notre Seigneur et Maître, qu'il me donne un enfant, car ma femme et moi sommes en proie tous deux à une infinie tristesse». L'Ancien, dès lors, fit devant le Christ nombre de prières, intercédant pour cet infortuné, et Dieu tout de compassion l'entendit, en sorte que l'épouse de Paphnuce peu après conçut.
Bientôt, elle donnait le jour à une petite fille, belle entre toutes, et l'entière maisonnée résonna du doux bruit de leur joie. Et parce que l'enfant avait dissipé leur tristesse et leur mélancolie, ils la nommèrent Euphrosyne, du nom même, dans la langue grecque, de la «joie» ou de l'«allégresse». Paphnuce, voyant en sa fille le tangible fruit de la prière des saints, désormais l'élevait dans les vertus, plus que dans l'attachement aux choses du monde et aux nourritures corruptibles. Et quoiqu'elle fût jeune encore, il lui faisait l'exégèse des Saintes Ecritures, en sorte qu'elle avançait promptement dans la douce observance des préceptes plus que beaux du Christ. Aussi, plus Euphrosyne en âge acquérait de la maturité, plus elle progressait et croissait en beauté spirituelle.
A peine cependant atteignait-elle l'âge de douze ans, que sa mère, déjà, s'endormait du sommeil de la mort. Euphrosyne n'en médita que plus sur l'incomparable beauté de la vertu, et désormais ne désira plus que l'Epoux véritable. Ses voisins pourtant, dont les uniques préoccupations étaient d'humaine nature, tous, prétendaient à la main de la fille de Paphnuce, dont nul n'ignorait combien elle était belle, sage, emplie de droiture, douée aussi d'un bel esprit tout raisonnable et noble. Or Paphnuce, bien qu'il fût conscient de l'extrême piété de sa fille, comme de son brûlant désir de servir son Christ et Maître, s'en fut néanmoins la fiancer à quelque riche et opulent propriétaire. Ce dernier agréa d'autant mieux sa demande, que l'éventuel beau-père était de très noble origine. Le Seigneur, pourtant, l'Epoux véritable de la tendre Euphrosyne, veillait sur son âme : Il l'enleva du milieu d'eux, en sorte qu'elle pût poursuivre le dessein qu'elle avait fixé de mener une existence éminemment supérieure, très ressemblante à celle des anges mêmes. Or, écoutez-en l'histoire, et goûtez à l'entendre quelque délice en vérité sans pareil.
Euphrosyne avait donc, avec ses dix-huit ans, atteint à la fleur de son âge, et tous souhaitaient de voir célébrer son mariage. Paphnuce pour lors mena sa fille en ce même monastère où il était allé naguère, et là, dit à l'abba : «Voici, vénérable père, que je t'apporte ici le fruit de ta prière et de ta bénédiction. Aussi, je t'en prie, bénis-la, pour ce que je l'ai fiancée au fils de quelque noble, et que je m'en vais bientôt la mener au-devant de son fiancé. Exhorte-la donc, l'instruisant de tes préceptes, et lui remontrant la manière dont elle pourrait au mieux plaire à Dieu». Et trois longs jours durant, l'abba entretint Euphrosyne d'édifiants propos, tous utiles au salut.
Euphrosyne, entre-temps, ne manquait pas, quant à elle, d'observer l'ordre et l'harmonie qui régnaient parmi les frères, leur visible amour pour Dieu qui, dans leurs prières, et dans toute la psalmodie, transparaissaient, comme aussi les divers bienfaits que partout épanchait la grâce de l'Esprit. «En vérité, se dit-elle à part soi, bienheureux ces hommes qui, pour l'amour du Seigneur, mènent une vie si ressemblante à celle des anges ! De fait, après la mort même, ils se réjouiront encore, et pour jamais, au céleste Royaume !»
Ce temps de trois jours écoulé, Paphnuce pourtant manifesta le désir de s'en retourner. C'est alors, comme ils allaient partir, qu'Euphrosyne se laissa tomber aux pieds de l'abba, implorant sa bénédiction. Et parce que l'Ancien possédait le don de clairvoyance, l'oeil de son âme perçut l'intention véritable de l'enfant. Aussi, récitant pour elle la prière d'usage, il ajouta ces mots de consolation : «Puisse Dieu, mon enfant, dans son économie, disposer ce qui sera pour le bien de ton âme, et te sauvegarder dans sa crainte. Ah, qu'il te rende digne, avec les élus, de la béatitude céleste !»
Prononçant ces mots, l'abba ne fit qu'embraser, dans l'âme de la jeune fille, l'amour pour Dieu qui déjà y vivait. En sorte qu'à peine de retour, Euphrosyne allait partout célébrant la vertu des moines : «Bienheureux, disait-elle, ceux qui savent haïr ce monde, piètrement temporel, et qui, en Christ, travaillent à la beauté de leur âme. Beaucoup, de fait, recevront du Seigneur leur rétribution». Et constamment méditant de la sorte, elle ne prêtait plus d'attention à quelque vanité que ce fût, ne se demandant plus comment elle se vêtirait, ni de quelle parure elle ornerait sa mise. Bien plutôt, c'était par les larmes, les jeûnes et les veilles, qu'elle restaurait, jour après jour plus éclatante, la beauté de son âme. Sa garde-robe et ses bijoux, comme aussi son or et son argent, tout cela fut partagé aux pauvres. Elle ne se drapait plus désormais de douces étoffes, mais portait à même la peau des matières d'épaisse texture, rèches et grossières. La bienheureuse encore fuyait la conversation des mondains comme celle des femmes prétentieuses et superficielles. Elle ne voulait entendre ni vulgarités, ni propos futiles. Rejetant tout cela, elle s'en allait au monastère de ce saint Ancien et là, écoutait ses enseignements inestimables.
Survint la fête du saint du monastère, où l'on célébrerait la mémoire du bienheureux fondateur de cette synodie. Paphnuce lui aussi y fut invité. Là-dessus Euphrosyne, saisissant l'occasion, résolut, en l'absence de son père, d'exécuter enfin son dessein.
Or il arriva, par une économie de la divine Providence, qu'en ces mêmes jours, survint à Alexandrie un père spirituel des plus vénérables. Euphrosyne recourut à ses lumières pour se confesser à lui et s'ouvrit à lui de toutes ses aspirations, d'abord lui révélant son désir de renoncer au monde, pour l'amour que dès longtemps elle avait de son Seigneur. Et comme elle lui demandait ce qu'il lui fallait faire : «Tu sais bien, ma fille, répondit-il, ce que dans son saint Evangile a lui-même énoncé le Christ : Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi2. A présent, puisque le Maître compatissant a fait en toi jaillir son divin et salutaire amour, dès qu'il te sera possible, prends sur toi la Croix, et suis le Christ, avant que ton désir ne faiblisse. Et sans permettre que ta virginité soit flétrie par un homme de la terre, prends pour fiancé l'Epoux, roi du ciel : il te sera donné dès lors de te réjouir avec lui pour jamais dans la vie qui n'a pas de fin».
Euphrosyne, à ces mots, fut emplie d'allégresse et, sur l'heure, le pria de la vouloir bien revêtir du schème angélique des moines. L'Ancien, sans tarder, honora sa demande et, lisant une prière, la tonsura ; puis il lui donna l'habit, cependant qu'avec feu il suppliait Dieu qu'elle pût atteindre à son désir. Après quoi, il s'en retourna dans sa lointaine skite. Nouvelle moniale, Euphrosyne chercha en quel lieu elle se pourrait cacher, pour que ses proches ne pussent la trouver, qui eussent empêché qu'elle ne menât à bien ce qui était l'entière ambition de sa vie.
Raisonnant quelque peu, Euphrosyne jugea bientôt que si seulement elle se rendait en un quelconque monastère de vierges ou de veuves, le risque était grand qu'on ne l'y retrouvât. Aussi, ôtant promptement les atours de la femme, elle mit de côté sa robe, et avec elle, l'apparence même de sa féminine nature. Elle était prête alors à revêtir un habit d'homme, comme elle eût fait d'un auxiliaire, qui désormais la secondaire en sa quête du salut. Puis, un instant dupant l'attention de ses servantes, elle abandonna sa maison splendide, son or, son argent, ses perles et tout son dérisoire confort. Elle oubliait maintenant son fiancé, son père, et sa famille entière. Dédaignant tous les luxes ensemble, et le bien-être du corps, avec les plaisirs aussi de cette vie présente, la bienheureuse à cette heure prenait sur elle la Croix de son Seigneur, de son Christ plus que doux. Elle s'enfuyait vers le monastère, au jour exact où son père pour en sortir en franchissait le seuil, la fête achevée du saint du monastère.
Or, tandis qu'elle parvenait à la grille, l'abba, croyant voir en elle quelque nouveau jeune homme fraîchement arrivé, lui fit plus d'une question, tant sur son identité que sur son intention. «Smaragdos, ô maître, est mon nom, répondit-elle. Eunuque au palais de l'Empereur Théodose, j'ai grandi au milieu de ce tumulte et de ce bruit qui font la vie de cour, dont je ne laissais cependant pas de me fatiguer, lorsque j'entendis vanter ta réputation entre toutes excellente, et tes vertus de grande sainteté. Aussi accourant, suis-je venu te prier de me laisser entrer ici, au nombre des frères de ta sainte synodie».
Le pieux abba, entendant ces paroles, se réjouit grandement, d'autant qu'il observait, tout ce même temps, combien sa conduite, elle aussi, semblait de sa personne admirablement présager. «Mon enfant, fut sa réponse, visite ce monastère ; et si tu t'y plais, demeures-y. Cependant, parce que tu es jeune encore, et que le monachisme ne t'est pas familier tout-à-fait, laisse-moi t'adjoindre la garde d'un Ancien, en sorte que placé quelque temps à sa charge, comme à son obéissance, tu apprennes ce qui particulièrement ressortit à cette conduite de vie, pour toi si nouvelle». Euphrosyne, inclinant la tête, pour toute réponse donna sa parole : infatigablement elle accomplirait toute chose qui lui serait requise, et non par cet Ancien seulement, auquel elle se verrait confiée, mais à la synodie entière de ses frères.
L'abba, pour lors, manda quelque vertueux Ancien, fort éclairé en matières divines : «Reçois, lui dit-il, ce jeune homme dans ta cellule, mets-le à ton obéissance, et produis en lui plus de fruits de vertu que tu n'en as vu croître en toi-même». Sur quoi Euphrosyne, devenue Smaragdos, se soumit humblement à l'Ancien, ne lui témoignant pas moins de zèle, toutefois, que de noble retenue.
Furieux, cependant, que fût passée sur lui quelque simple et tendre jeune fille, le démon, ce perfide envieux, ennemi de la race humaine, entreprit d'éteindre sa soif et son désir de Dieu. Aussi, par intervalles s'acharnant, lui rappelait-il et l'amour de son père, et le désir de son fiancé, et la fortune, et la gloire du monde, et les plaisirs enfin de la chair. Pourtant, voyant que d'aucune façon il ne pouvait ternir sa vertu, il incita les autres moines à désirer sa beauté, et ce, jusqu'à ce que naquît le scandale.
La chose fut découverte à l'abba, lequel fut d'avis que Smaragdos se retirât à l'écart, dans quelque cellule, sans qu'il lui fût permis d'en sortir, pour converser avec quiconque. Smaragdos à présent y lisait seul les offices. Père Agapios lui, se devait de fournir à toutes ses nécessités, tant spirituelles que physiques, le vêtement comme la nourriture. Mais Euphrosyne, ravie d'être par là délivrée de tout souci, n'en était que davantage emplie pour le Christ d'un flamboyant amour qui, lui faisant sans balancer ajouter jeûne sur jeûne, lui donnait aussi, par les prières et les veilles, de lutter à un degré tel qu'Agapios, s'en émerveillant au plus haut point, en rapportait le récit à l'entière synodie.
Mais revenons quelque peu à ce jour où Euphrosyne, sans regarder en arrière, délaissa sa maison. Paphnuce, après la fête, y revenait à peine, croyant revoir enfin sa fille bien-aimée, quand il s'avisa que nulle part il ne la pouvait trouver. Avec insistance, il questionna domestiques et servantes, tâchant d'apprendre si Euphrosyne s'en était ou non allée visiter quelque parent. «Hier, lui dirent-ils, le dîner achevé, elle referma la porte de sa chambre, et comme à l'ordinaire, s'y allongea pour dormir. Mais voici qu'aujourd'hui, lorsqu'au petit matin nous y sommes entrés, elle n'y était plus».
Paphnuce sur lors envoya quelqu'un jusque chez son fiancé, afin de s'assurer si elle pouvait bien être à ses côtés. Ces nouvelles que lui donnèrent en l'espèce son futur beau-père ne laissèrent pas d'inquiéter ce dernier. Tant, que ce fut bientôt à lui de se rendre chez Paphnuce, qu'il trouva déchirant son visage de ses mains, s'arrachant les cheveux et la barbe, sanglotant haut et fort : «Las, malheur à moi ! clamait-il. Comment supporterai-je ton irréparable perte ? D'autre enfant que toi, je n'en ai point, auprès de qui j'eusse trouvé peut-être l'ombre d'un maigre réconfort. Je t'avais élevée pourtant, et avec quel amour ! espérant te garder pour soutien, quand je serais entré au seuil de mon grand âge ! Mais voici qu'à cette heure tu m'abandonnes, moi, pauvre misérable ! Hélas, qui m'aura pu ravir la lumière de mes yeux ? Qui loin de moi emmena mon trésor ? Quel loup emporta mon agneau ? O mon Euphrosyne, joie de mon coeur, souffle de ma vie, mon réconfort unique ! Qui seulement osa lever les yeux sur ta belle et noble contenance ? Ce qu'entendant, avec cent lamentations pareilles, le jeune homme, son fiancé, pleura davantage.
Enfin, comprenant que leurs larmes demeuraient sans effet, tous deux, aux quatre coins des contrées voisines, dépêchèrent des hommes, à pied tout autant qu'à cheval. Ceux-ci se rendirent en Palestine, en Libye, fouillèrent l'Egypte entière, inspectant chaque ville, chaque port, et tous les monastères, visitant toutes les retraites, tout ce qui eût pu fournir quelque repli, quelque cachette encore ignorée. En vain. Nulle part ils ne trouvèrent rien. Le Seigneur couvrait la jeune fille, et il ne permit pas qu'elle fût retrouvée, pour que ne fût pas entravé son salutaire désir.
Lorsqu'enfin ils abandonnèrent tout espoir de la retrouver jamais, la maison entière s'emplit du bruit long de leur deuil, et de leur lamentation funèbre. Arrivât-il alors que Paphnuce rencontra quelque effet, quelque parure de sa fille, qu'il en pleurait sans s'arrêter plus. Lors, se portant devant l'abba du monastère, il lui fit part de sa triste infortune. Car il avait cet espoir, que l'Ancien pourrait, éclairé par la divine grâce, lui révéler encore le lieu de sa retraite, pour ce que c'était par sa prière déjà, que sa fille autrefois lui avait été donnée. Aussi, se hâtant, vint-il se jeter à ses pieds, disant : «Hélas, père, malheur à moi ! Car j'ai perdu le fruit de tes prières. Euphrosyne est désormais perdue, et nul de mes serviteurs ne sait ce qui d'elle a pu, las, advenir ! Lors même que je venais au monastère, au jour où l'on en célébrait la fête, je perdais aussi la lumière de mes yeux. Je te prie dès lors, de m'accorder cette faveur, toutes affaires cessantes, de supplier Dieu, avec l'entière synodie te mettant en prière, jusqu'à ce que tu puisses sûrement révéler ce qui advint de l'enfant, celle qui fut mon bonheur, et l'unique délice de mon âme !»
A ces mots, le saint abba pleura, et pour la douleur de Paphnuce s'émut de compassion. Aux frères de la synodie, pour cette cause assemblés, il peignit les souffrances de cet ami commun. Il enjoignit que chacun pour sa part jeûnât cette semaine entière, priant que Dieu leur révélât la place où Paphnuce enfin retrouverait sa fille disparue.
La semaine écoulée pourtant, nul n'avait reçu de vision, pour ce que de son côté sainte Euphrosyne, à l'inverse, priait que son identité ne fût par Dieu révélée à quiconque absolument des frères. Et le Seigneur compatissant, et miséricordieux, accueillit sa prière. Dieu, dans son omniscience, savait qu'en place d'une consolation qu'eût reçue le père, mieux valaient son deuil et son tourment, lesquels davantage oeuvreraient à son salut. Ainsi fut gardé le secret d'Euphrosyne, elle qui, pour l'amour de son Seigneur, avait méprisé l'amour d'un père, et le reste aussi de ce qui est du monde.
L'abba dès lors fit venir Paphnuce : «Allons, mon fils, lui dit-il, ne t'afflige pas. Ne te lamente pas, comme font ces insensés qui, dans le monde, n'ont pas d'autre bonheur, que de jouir un moment de la seule vie présente. Non, crois-moi, ta fille fut par la main de Dieu poussée sur quelque bon sentier. Ou, si cela n'était pas, le Seigneur n'eût pas ignoré notre supplication. Loin de là, il nous eût sur la matière prodigué quelque lumière. C'est afin que tu ne puisses entraver en rien le salut de ta fille qu'il l'aura donc couverte. C'est pourquoi sois du moins reconnaissant et, sans trace de révolte, ne cesse pas d'adorer le trône de la divinité. J'espère toutefois qu'il te sera dans peu de temps donné de la revoir en cette terrestre vie -si tant est que la chose pour ton âme dût être bénéfique. Faute de quoi, tu la rencontreras, ce qui vaut mieux encore, au Royaume du Christ, dans les hauteurs du ciel, où tu pourras avec elle éternellement te réjouir». Réconforté par ces paroles, où perçait quelque espoir, Paphnuce s'en retourna chez lui. Mais il continuait toutefois de souvent venir au monastère, pour y visiter les saints pères, et goûter, à leurs paroles inspirées, certaine consolation douce.
Un jour donc qu'il y rendait sa coutumière visite : «Paphnuce, s'enquit l'abba, souhaiterais-tu voir un frère qui, bien qu'il soit fort jeune, n'en est pas moins supérieur en vertu ? Son nom est Smaragdos. Issu de noble famille, il a pourtant abandonné la gloire, et laissé la vanité du monde. Or le voici maintenant qui, dans l'ascèse, lutte à un point si extrême, pour justement honorer les préceptes divins, que nul autre ne parvient même à l'égaler». Paphnuce, entendant cet éloge, sentit en son coeur poindre quelque joie nouvelle. Aussi laissa-t-il Agapios le mener à la cellule de Smaragdos.
A voir Paphnuce entrer dans sa cellule, les yeux d'Euphrosyne se mouillèrent de larmes. Son père, lui, ne la reconnaissait pas, tant les effets d'une sévère abstinence avaient à la fin altéré ses traits. Au premier regard qu'elle jeta sur son père, percevant ses souffrances, elle fut amèrement blessée. C'est pourquoi elle pleura.
Lorsqu'elle eut cessé ses pleurs, elle implora son pardon, disant : «Crois-moi, homme de bien, si ta fille à cette heure était sur un sentier de perdition, Dieu n'eût pas rejeté tes prières, tes aumônes ni tes larmes. Non plus qu'il n'eût dédaigné les prières de l'abba et les nôtres, à nous pécheurs, que par amour de toi, nous avons en ta faveur, fait monter vers lui. J'ai donc cette foi ferme en Dieu qu'elle a, quant à elle, "choisi la bonne part3", obéissant aux doux précepte du Christ, lui qui dans son Evangile nous prévient de sa bonté, disant : "Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi4". Aussi, ne sois pas triste. Use seulement de patience. Dieu est grand, et quelque jour te révèlera ce qui advint à ta fille. Souviens-toi du Patriarche Jacob qui, le croyant mort, a pleuré sur Joseph, son fils5. Et pourtant à la fin, il vit Joseph, lequel vivait dans une gloire si peu commune, que sa tristesse, toute, fut changée en joie6. Place donc, à son imitation, tes espérances en Dieu. Alors, je te l'assure, tu reverras ta fille, avant même le temps de ton repos».
L'entretien achevé, Euphrosyne fit ses adieux à Paphnuce. D'où, se redant chez l'abba, il le remercia, disant : «Combien tu me vois reconnaissant, vénérable père ! Aux paroles de père Smaragdos, j'ai goûté un puissant réconfort. Tout était comme si j'eusse devant moi vu mon propre enfant !»
Euphrosyne, la sainte, trente-huit années durant, demeura en ce même monastère, sans que fût connu de quiconque qu'elle était une femme. Mais au bout de ce temps, père Smaragdos tomba malade, au point qu'il dut s'aliter. Paphnuce pour lors, qui à cette heure se trouvait être là, amèrement pleura, disant : «Malheur à moi, misérable ! Qui dans mon grand âge me réconfortera ? Voici trente huit longues années que j'ai perdu mon enfant, et nul comme toi, frère aimé, ne m'a donné quelque espoir ni prodigué fût-ce un encouragement, me laissant même entendre que je pusse la revoir jamais. Et maintenant, je ne vous verrai plus, ni elle, mon enfant, ni toi, mon frère, qui longtemps demeuras ma seule espérance, mon unique consolation ! N'étais-je pas toujours au désespoir, sachant que jamais plus je ne reverrais ma fille aimée !»
Mais elle, doucement, reprit : «Que t'attristes-tu ? Que t'affliges-tu à l'excès ? Sois patient seulement. Attends trois jours encore, et tu verras les merveilles de Dieu !» Paphnuce alors se tut, convaincu que Dieu sur cette matière avait à Smaragdos révélé quelque chose.
Lorsque d'Euphrosyne survint la dernière heure, elle appela Paphnuce, et lui dit : «Puisque Dieu, le Dieu Tout-Puissant, a selon son vouloir disposé qu'il me couvrirait, en sorte que je pusse mener à bien mon dessein, lequel était bon puisque conforme à ses préceptes, maintenant que vient l'heure de partir pour la vraie vie, celle qui dure pour l'éternité, je m'en vais recevoir la couronne inflétrissable, qui là-haut m'a été préparée. Je veux donc apaiser ta tristesse. Aussi, sache-le : je suis ta fille. Craignant pourtant que tu n'entraves mon dessein, j'ai changé mon aspect. Dieu, qui plus est, a permis que tu ne me reconnusses pas. Et cependant, lui-même t'a ramené en ces lieux, pour que tu m'y voies, que cette vue te confortât, et, ce qui est de bien plus de prix encore, que tu pusses de tes mains ensevelir mon corps. Toutefois, je ne l'oublie pas, je promis à l'abba, lorsque j'entrai en ce monastère, que si j'y devais jusqu'à la fin rester, je donnerais à la synodie les biens qui légalement me fussent revenus. Aussi, je t'en prie, accomplis ma promesse, donnant aux pères ce que tu m'aurais donné, car ce sont hommes d'indéniable vertu».
Alors, sur ces mots, Euphrosyne, la sainte, entre les mains de Dieu remit sa belle âme. A cette nouvelle plus qu'inopinée, Paphnuce, vivement choqué, à terre, de tout son long, tomba comme mort ; et il demeurait là, gisant, muet et comme sans souffle.
Lorsque père Agapios se fut avisé de ce qui dans la cellule de la sainte semblait se passer, il aspergea promptement d'eau froide le visage de Paphnuce, puis, lorsque ce dernier eut recouvré ses sens, s'enquit auprès de lui du drame. Le malheureux pourtant ne savait rien que crier à voix forte : «Non, non, laissez-moi mourir, car j'ai vu à l'instant quelque spectacle surnaturel !» A la fin toutefois, il se dressa sur ses pieds. Mais il pleurait à chaudes larmes, de ses sanglots baignant les reliques : «Hélas, disait-il, mon doux enfant ! Comment souffrirais-je ta perte ? Que ne m'as-tu tout dit par avance ? Car je fusse venu, j'eusse lutté à tes côtés ! Loin de là, tu m'as mortellement blessé ! Las, malheur à moi, fou, infortuné que je suis, quand tout ce que je cherchais le jour entier s'étalait à mes yeux, et que je ne le savais point ! Ah, que faire à cette heure, en ce funeste jour ? Vais-je célébrer ces ultimes retrouvailles, ou prendrais-je le deuil de ta mort ? Lors même que je suis vaincu tout par ce fol amour que j'ai de toi, ce serait un péché, je ne l'ignore pas, que de pleurer ceux qui, comme toi, ont quitté cette vie plus que vaine, pour s'en aller enfin, vers ces demeures éternelles d'une vie meilleure, incomparablement. Oui, bénie sois-tu, toi qui foulant aux pieds les perfidies et les pièges du Malin, a su sans faillir gagner le Paradis. Ma nature, certes, me contraint de pleurer. Mais tandis même que je pleure, ma joie prévaut sur ma tristesse. J'ai désir à mon tour d'abandonner ce corps, et d'entrer au Paradis, pour que, réunis enfin, nous nous réjouissions en Christ, d'une joie qui ne finit pas. Car j'ai, par tes prières, et tes supplications, ce secret espoir que Dieu, dans son immense amour pour l'homme, quelque jour m'en rendra digne aussi».
Père Agapios, qui de ses yeux avait assisté à la scène, ne put qu'en raisonnablement induire que Smaragdos sans mentir était la fille de Paphnuce. Et de ce pas s'en allant avertir l'abba, il fit venir à sa suite l'entière synodie. D'où tous aussitôt se hâtèrent, et c'était à qui le premier approcherait ces admirables reliques, pour en mieux vénérer l'immense sainteté.
Or un certain ascète, lequel était aveugle d'un oeil, embrassant au front la sainte -ô miracle ! - à l'instant recouvra la vue. L'effet en fut que tous pressentirent plus clairement la mesure de l'assurance que, devant Dieu, s'était acquise Euphrosyne, et qu'ils l'en vénérèrent avec une ferveur accrue, davantage aussi glorifiant Dieu.
Et tandis qu'en grand honneur ils ensevelissaient sa dépouille précieuse, le visage de la morte soudain brilla comme le soleil. La sainte à présent entrait dans la gloire divine, la gloire incréée du Soleil Un aux Trois Hyostases, du Père, du Fils et du Saint Esprit, Trinité une et indivisible, cette Trinité Sainte que sa vie entière elle avait adorée et justement confessée.
Paphnuce, de ce moment, jamais plus ne quitta le monastère, préférant distribuer tous ses biens, que se partagèrent les pauvres, les églises et les écoles d'Alexandrie. Il vécut là jusqu'à sa fin, ayant revêtu l'angélique habit des moines, logeant dans la cellule de sa fille, dormat sur la même natte qui longtemps avait été la sienne. Dix ans durant, Paphnuce demeura dans ces murs, progressant dans la piété, maîtresse de toute vertu, guide de la sagesse et de toute sainteté.
E lorsque quelque jour il s'endormit enfin, ses frères, pour lors vinrent l'ensevelir, puis ils le déposèrent, dans une même tombe, aux côtés de sa fille, où tous deux maintenant attendent le Second Avènement du Christ, et l'universelle Résurrection des corps, à l'heure bienheureuse où, ensemble, ils ressusciteront, dans la gloire du Père, du Fils et du Saint Esprit, ce jour et pour jamais, dans les siècles des siècles, amen.

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