mardi 8 février 2011
La Lumière du Thabor n°43-44. Philarète de Moscou : Homélie.
METROPOLITE PHILARETE DE MOSCOU
HOMELIES
POUR LES FETES DU SEIGNEUR
Monseigneur Philarète de Moscou (1783-1867) est la plus grande figure de hiérarque de l’Eglise Russe du XIXème siècle. Comme l’écrit le Père Georges Florovsky : «Il n’était pas simplement un théologien, il vivait la théologie». Traduits et publiés à Paris par A.Serpinet dès 1866, ses sermons furent l’un des rares ouvrages qui permirent aux Français d’aborder l’orthodoxie patristique. Saint Philarète y apparaît comme un hésychaste, attentif aux moindres nuances du texte biblique, dont il déploie l’inépuisable richesse, tel un nouveau Chrysostome. Nous donnons ici, dans la traduction de Serpinet, quelques-uns des sermons prononcés à l’occasion des fêtes du Seigneur. La première homélie date de 1814.
1. Homélie pour le Grand et Saint Vendredi
Qu'attendez-vous maintenant, mes chers auditeurs, des serviteurs de la parole ? La Parole n'est plus.
Le Verbe, coéternel au Père et à l'Esprit, né pour notre salut, le principe de toute parole vivante et efficace, s'est tu ; il est mort, enseveli et scellé dans la tombe. Pour dire aux hommes, avec plus de clarté et de force, les voies de la vie (Ps. 15, 11), ce Verbe a abaissé les cieux et s'est revêtu de la chair ; mais les hommes n'ont pas voulu entendre le Verbe ; ils ont déchiré sa chair, et voilà que sa vie a été retranchée de la terre (Is. 53, 8). Qui nous donnera maintenant la parole de la vie et du salut ?
Hâtons-nous de confesser le mystère du Verbe, mystère qui doit désarmer ses persécuteurs, et qui le ramène aux âmes prêtes à le recevoir. La Parole de Dieu ne peut pas être liée à la mort. De même que la parole de la bouche humaine ne meurt pas complètement à l'instant même où elle cesse de se faire entendre, mais qu'elle acquiert bien plutôt alors une nouvelle force, et, en passant par le sentiment, pénètre dans l'esprit et le coeur de ceux qui l'entendent, ainsi le Verbe hypostatique de Dieu, le Fils de Dieu, dans son incarnation libératrice, en mourant par la chair, remplit toutes choses (Eph. 4, 10), au même instant, de son esprit et de sa force. C'est pour cela qu'au moment où Jésus Christ s'affaisse et succombe sur la Croix, le ciel et la terre lui prêtent leurs voix, et les morts annoncent la résurrection du Crucifié, et les rochers eux-mêmes font entendre pour lui leurs clameurs. Et le soleil s'obscurcit, et le voile du temple se déchira, et la terre trembla, et les pierres se fendirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts se levèrent (Luc 23, 45 ; Mt. 27, 51-52).
Chrétiens, la Parole incarnée ne se tait que pour nous parler avec plus de force et d'efficacité ; elle se cache pour pénétrer en nous plus profondément (Jn 1, 14) ; elle meurt pour nous faire don de son héritage. Assemblés dans ce temple pour vous entretenir avec Jésus au tombeau, entendez la parole vivante (Héb. 4, 12) du divin Trépassé ; écoutez le testament qu'il vous a laissé : Je vais vous préparer, comme mon Père m'a préparé, un royaume (Luc 22, 29).
Mais pour que des rêves inopportuns sur la grandeur de cet héritage, ne viennent pas détourner nos regards de Jésus crucifié qui doit appeler particulièrement notre attention dans ces grands jours, remarquons avec soin, chrétiens, que ses premiers héritiers n'ont reçu, à sa mort, d'autre trésor que le bois de la Croix sur laquelle il a souffert et il est mort, et qu'ils n'ont transmis que cette Croix, sous des images figuratives, à ceux qui veulent avoir part à l'héritage de son royaume. Qu'est-ce que cela nous apprend ? - C'est que de même qu'il a fallu que le Christ souffrît, et qu'il entrât ainsi dans la gloire (Luc 24, 26) qu'il avait en son Père, ainsi c'est par beaucoup de tribulations que le chrétien doit entrer dans le royaume (Ac. 14, 21) que le Christ lui a préparé ; que de même que la Croix de Jésus Christ est pour tous la porte de ce royaume, ainsi la croix du chrétien est, pour tout enfant du même royaume, la clef qui le doit introduire dans son héritage. Voilà le résumé de cette grande parole de la Croix (1 Cor. 1, 18), si au-dessus de la portée de l'esprit, si bien à la portée de la foi, si puissante par Dieu. Portons-la, comme une goutte de myrrhe, au tombeau du Verbe auteur de la vie.
Avant que le Fils de Dieu incarné prît et portât sa Croix, cette Croix appartenait aux hommes. A son origine, elle fut faite du bois de l'arbre de la science du bien et du mal. Le premier homme pensait ne faire qu'essayer du fruit de cet arbre ; mais à peine y eut-il goûté que l'arbre défendu, avec toutes ses branches et tous ses rejetons, croula de tout son poids sur le corps du violateur de la défense divine. Les ténèbres, l'affliction, la terreur, les fatigues, les maladies, la mort, la misère, l'humiliation, l'inimitié de toute la nature, toutes les puissances destructives, en un mot, comme déchaînées de l'arbre fatal, s'armèrent contre lui, et l'enfant de colère eût été précipité pour toujours dans les enfers, si la Miséricorde, dans ses conseils éternels, ne lui eût tendu les mains et ne l'eût soutenu dans sa chute. Le Fils de Dieu prit sur lui le fardeau qui écrasait l'homme ; il fit sienne la croix de l'homme, et ne lui laissa qu'à suivre cette Croix, non pas, sans doute, pour aider le Tout-Puissant à soutenir le fardeau, mais pour que lui-même, avec la petite croix qui restait son partage, se trouvât encore porté par la vertu de la grande Croix, comme la nacelle qu'entraîne le sillage du navire. Ainsi la Croix de colère se transforme en Croix d'amour ; la Croix qui fermait le paradis devient une échelle dressée vers le ciel ; la Croix issue de l'arbre terrible de la science du bien et du mal, arrosée du sang divin, reprend en arbre de vie. Le Fils de Dieu revêt notre nature et consacre en lui-même, par les souffrances, l'auteur de notre salut ; il est éprouvé de toutes les manières et il vient en aide à ceux qui sont éprouvés ; il marche portant sa Croix, et il conduit à la gloire ceux qui le suivent (Héb. 2, 10, 18 ; 4, 15).
Qui mesurera cette Croix du monde entier, portée par l'auteur de notre salut ? Qui en pèsera le poids ? Qui comptera la multitude de croix diverses dont elle se compose comme la mer se compose de gouttes ? - Cette Croix n'a pas été portée seulement de Jérusalem au Golgotha, avec l'aide de Symon le Cyrénéen, elle l'a encore été de Gethsémani à Jérusalem, et de Bethléhem même jusqu'à Gethsémani. Toute la vie de Jésus n'a été qu'une Croix, et personne n'a touché au fardeau, si ce n'est pour l'appesantir : Il a foulé seul le pressoir de la fureur divine, et, de tous les peuples, pas un homme n'a été avec lui (Is. 63, 3).
La divinité s'unit avec l'humanité, l'éternel avec l'éphémère, l'infini avec le fini, l'incréé avec sa créature, l'être par essence avec le néant : quelle Croix immense et incompréhensible doit résulter de cette union !
Le Dieu-Homme dont les cieux célèbrent la descente sur la terre, apparaît ici-bas dans la condition la plus humble de l'humanité, dans la plus petite des villes du plus petit des royaumes de la terre ; il n'a ni asile, ni berceau ; avec ses pauvres parents, à peine quelques pâtres s'occupent-ils de sa naissance.
Huit jours comptés de la nouvelle existence de l'Eternel, on l'assujettit à la loi sanglante de la circoncision.
Le Dieu du Temple est porté au Temple pour être présenté devant le Seigneur, et celui qui est venu racheter le monde est racheté au prix de deux petits oiseaux (Luc 2, 22, 24).
Alors qu'il est encore muet, le glaive de la parole de la Croix s'aiguise déjà sur lui par la bouche de Syméon, et transperce le coeur de sa mère (Luc 2, 34-35).
Quelques étrangers viennent le saluer du nom de roi des Juifs ; mais ce faible hommage excite contre lui la haine d'Hérode, le rend la cause innocente de l'effusion du sang, et le force à s'éloigner du peuple de Dieu et à se réfugier chez un peuple adorateur des idoles.
La Sagesse infinie de Dieu ne croît qu'avec l'âge en sagesse devant Dieu et devant les hommes. La source et l'auteur de toute grâce reçoit la grâce (Luc 2, 52). Trente ans, le Maître des cieux et le Roi de gloire se cache au ciel et à la terre dans une profonde soumission à deux mortels qu'il a daigné appeler ses parents.
Que n'a pas supporté ensuite Jésus, du jour de son avènement aux fonctions solennelles de rédempteur du genre humain !
Le Saint de Dieu, venant sanctifier les hommes, s'incline avec les pécheurs qui demandent à être purifiés, sous la main d'un homme, et reçoit le baptême : baptême en vérité, mes chers auditeurs, car il se plongea moins dans l'eau que dans l'océan des douleurs de la Croix.
Celui qui sonde les coeurs et les reins, se soumet lui-même à la tentation. Le Pain céleste est en proie à la faim terrestre. Celui devant qui tout genou doit fléchir au ciel, sur la terre et dans les enfers, souffre que le prince des puissances infernales lui demande ses adorations (Mt. 4, 9).
Le Médiateur entre Dieu et les hommes se découvre aux hommes, mais ou ils ne le reconnaissent pas, ou ils ne veulent pas le reconnaître. Ils regardent ses enseignements comme des blasphèmes (Mt. 9, 3), ses oeuvres comme contraires à la loi (Jn 9, 16), ses miracles comme faits au nom de Béelzéboul (Mt. 12, 24). S'il répand ses miracles et ses bienfaits le samedi, ils l'accusent de violer le sabbat. S'il redresse ceux qui errent, s'il reçoit ceux qui se repentent, ils lui reprochent d'être l'ami des pécheurs (Mt. 11, 19). Là, ils cherchent à le surprendre dans ses paroles (Mt. 22, 15) ; ici, ils le conduisent au sommet d'une montagne pour le précipiter (Luc 4, 29) ; ailleurs, ils ramassent des pierres pour les lui jeter (Jn 8, 59) ; nulle part, ils ne lui permettent de reposer sa tête (Mt. 8, 20). Ressuscite-t-il un mort, - ses envieux se consultent pour le faire mourir lui-même (Jn 11, 43-44, 46, 53). Le peuple le salue-t-il roi aux portes de Jérusalem, - tous les pouvoirs terrestres se lèvent pour le condamner comme un criminel. Dans le nombre choisi de ses amis, il voit un traître ingrat, le premier instrument de sa mort ; les meilleurs d'entre eux lui sont un sujet de scandale, en lui opposant leurs pensées humaines quand lui s'avance à son oeuvre divine (Mt. 16, 23).
Déposeras-tu, divin Porteur de la Croix, ne fût-ce que pour un instant, le fardeau énorme qui va sans cesse s'appesantissant sur tes épaules ? Te reposeras-tu un peu, sinon afin de renouveler tes forces pour de nouveaux exploits, du moins par condescendance pour la faiblesse de ceux qui te suivent ? - En effet, en approchant du Golgotha, tu t'arrêtes sur le Thabor. Va, gravis cette montagne de gloire ; que ton visage resplendisse de la lumière céleste ; que tes vêtements éclatent de blancheur ; que la Loi et les Prophètes viennent reconnaître en toi leur accomplissement ; qu'on entende la voix de l'affection de ton Père ! - mais ne remarquez-vous pas, mes chers auditeurs, que la Croix suit Jésus sur le Thabor même, et que la parole de la Croix ne se sépare pas de la parole qui glorifie ? De quoi s'entretiennent avec Jésus, au milieu d'une pareille gloire, Moïse et Elie ? - Ils s'entretiennent de sa Croix et de sa mort : Ils disaient sa sortie du monde, qu'il devait accomplir en Jérusalem (Luc 9, 31).
Longtemps Jésus porta sa Croix comme sans en sentir la pesanteur ; mais à la fin il lui fut livré, comme à un lion, pour qu'elle brisât tous ses os (Is. 38, 13). Suivons-le, avec Pierre et les fils de Zébédée, dans le jardin de Gethsémani, et plongeons un oeil attentif dans les ténèbres de sa dernière nuit sur la terre. Là, il ne cache plus la Croix qui brise son âme : Mon âme est triste, même jusqu'à la mort (Mt. 26, 38). Son entretien suppliant avec son Père consubstantiel, loin de le délivrer, le retient sous le fardeau de sa souffrance. Mon Père, s'il est possible, que ce calice passe loin de moi : cependant, non comme je veux, mais comme tu veux (Mt. 26, 39). Celui qui porte tout par la parole de sa force, a besoin maintenant qu'un ange le fortifie (Luc 22, 43).
Cette tristesse mortelle de Jésus paraîtra peut-être, à quelques-uns d'entre nous, indigne de l'Impassible. Qu'ils sachent que cette tristesse n'est pas l'effet de l'impatience humaine, mais de la justice divine. Pouvait-il, l'Agneau immolé dès la création du monde (Ap. 13, 8), échapper à l'autel de son sacrifice ? Celui que son Père a sanctifié et envoyé dans le monde (Jn 10, 36), celui qui a pris sur lui, dès le commencement la tâche de réconcilier les hommes avec Dieu, pouvait-il hésiter dans l'accomplissement de cette mission à la seule pensée de la souffrance ? S'il pouvait avoir quelque impatience, c'était l'impatience d'accomplir notre rédemption et de consommer notre bonheur. J'ai à être baptisé d'un baptême, dit-il, et combien je suis impatient jusqu'à ce qu'il s'accomplisse (Luc 12, 50) ! Ainsi donc, s'il est triste, il n'est pas triste de sa propre tristesse, mais de la nôtre ; si nous le voyons comme un homme de douleur, comme un lépreux frappé par Dieu, couvert d'opprobres, c'est qu'il porte nos péchés, et qu'il s'est chargé de nos langueurs (Is. 53, 3-4) ; le calice que lui présente son Père est le calice de toutes les iniquités que nous avons commises et de tous les châtiments qui nous étaient préparés, calice qui aurait submergé le monde entier s'il ne l'avait accepté, embrassé et épuisé à lui tout seul. Ce calice est composé d'abord de la désobéissance d'Adam, ensuite de la corruption du premier monde (Gen. 6, 12 ; 2 Pi. 2, 5), de l'orgueil et de l'impiété de Babylone, de l'endurcissement et l'impénitence de l'Egypte, de la perfidie de Jérusalem tuant les prophètes et lapidant ceux qui lui étaient envoyés (Mt. 23, 37), de la méchanceté de la Synagogue, des superstitions du paganisme, de l'arrogance des philosophes, et enfin (puisque le Rédempteur a porté même les péchés futurs du monde) des scandales qui sont arrivés jusque dans le Christianisme : les divisions du troupeau unique de l'unique Pasteur, les subtilités audacieuses des faux docteurs, l'appauvrissement de la foi et de l'amour dans le royaume de l'amour et de la foi, la propagation de l'impiété dans le sein de la piété elle-même. Ajoutons à cela tout ce que nous trouvons en nous et hors de nous qui mérite la haine et la colère de Dieu, et encore tout ce que nous nous efforçons de dérober à notre conscience sous le nom spécieux de faiblesses : l'étourderie et les plaisirs criminels de la jeunesse, l'endurcissement de la vieillesse, l'oubli de la Providence dans la prospérité, les murmures dans l'infortune, la vanité dans la bienfaisance, la cupidité dans le travail, notre paresse à nous corriger, nos rechutes fréquentes après nous être relevés, l'insouciance et l'oisiveté compagnes nécessaires du règne du luxe, la licence du siècle enflé des chimères de sa science ; - tous ces torrents d'iniquités ont fondu ensemble sur Jésus pour lui composer un seul calice de tristesse et de douleur ; tout l'enfer s'est conjuré contre cette âme céleste : est-il donc bien étonnant qu'elle ait été triste jusqu'à la mort ?
Notre parole faiblit, chers auditeurs, devant la tâche d'accompagner encore le grand Martyr de Gethsémani à Jérusalem et au Golgotha, de la Croix morale à la Croix réelle. Mais les cérémonies saintes accomplies aujourd'hui par l'Eglise, ont déjà mis sous vos yeux cette voie et cette dernière Croix. Elle est si douloureuse que le soleil n'en a pu soutenir la vue, si pesante que la terre a tremblé sous elle. Toutes les tortures intérieures et extérieures, les plus cruelles et les plus outrageantes, endurées par l'innocence la plus pure, et endurées en récompense de bienfaits sans nombre ; le Très-Saint supplicié par les artisans de tous les crimes, le Créateur martyrisé par ses créatures ; souffrir pour des indignes, pour des ingrats, pour les auteurs mêmes de ses souffrances ; souffrir pour la gloire de Dieu et être abandonné de Dieu : - quel abîme incommensurable de douleurs !
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi as-tu abandonné ton Bien-Aimé ? - En effet, Seigneur, tu l'as abandonné pour un instant, afin de ne pas nous abandonner pour l'éternité, nous qui t'avons abandonné. Dès aujourd'hui il règne, il se revêt de beauté, il ceint sa force, et il affermit la terre de sorte qu'elle ne sera point ébranlée (Ps. 92, 1). Elevé de la terre par la Croix, il en couvre la terre, et il attire tout à lui au ciel (Jn 12, 32).
Mais quelque grande et quelque divine que soit, pour attirer tout à elle, la force de Jésus Christ, il ne peut autrement nous entraîner sur ses pas (Cant. 1, 3) qu'en plantant sa Croix en nous, qu'en unissant notre croix à la sienne. Celui qui veut venir avec moi, dit-il, qu'il prenne sa croix et me suive (Luc 9, 23). En effet, quoique, par son sang, gage de son alliance, et par sa Croix, il ait consommé l'expiation de tous les péchés et racheté le monde de l'anathème, et qu'il nous ait ouvert l'entrée du Saint des Saints, comme personne n'y peut entrer que le sacrificateur et la victime, nous devons nous livrer comme victimes aux mains de ce grand prêtre selon l'ordre de Melchisédec ; comme la malédiction est le fruit du péché, et que le péché prend sa racine dans la volonté libre, nous devons, pour nous approprier l'expiation et la rédemption, la justification et la sanctification de Jésus Christ, livrer librement notre volonté à l'action efficace de la Croix de Jésus Christ. C'est pour cela que ceux qui ont réellement compris toute la force divine renfermée dans la parole de la Croix, nous enseignent si souvent, par leurs exemples et leurs discours, à être crucifiés avec le Christ, à crucifier notre chair avec ses passions et ses désirs déréglés, à ne pas vivre pour nous-mêmes, à accomplir dans notre chair ce qui manque à la passion de Jésus Christ (Rom. 6, 6 ; Gal. 6, 14 ; 5, 24 ; Rom. 14, 7 ; Col. 1, 24).
Plus nous portons constamment et avec patience le fardeau de notre croix, et plus nous recevons avec abondance les dons de Dieu qui nous ont été achetés par la Croix de Jésus Christ : A mesure que les souffrances de Jésus Christ abondent en nous, nos consolations abondent aussi par Jésus Christ (2 Cor. 1, 5). Le pécheur qui, en portant courageusement sa croix, arrive enfin à s'y attacher lui-même, en se livrant avec une soumission sans réserve à tous les effets de la justice expiatoire sous les yeux de Jésus crucifié, celui-là entendra bientôt, avec le larron, cette parole de joie : Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis. La souffrance en présence de Jésus Christ et à son exemple, est l'entrée du ciel.
De même que la Croix visible et réelle est l'étendard royal du royaume de Jésus Christ, ainsi la Croix invisible est le sceau et le signe distinctif des vrais serviteurs, des élus du royaume de Dieu. Elle est le gage précieux de l'amour de Dieu, le sceptre paternel qui frappe et brise moins qu'il ne fortifie et console (Ps. 2, 9 ; 22, 4), le feu purificateur de la foi, la compagne de l'espérance, l'antidote de la sensualité, la domination des passions, l'invitation à la prière, la gardienne de l'innocence, la mère de l'humilité, l'institutrice de la sagesse, le guide des enfants du Royaume. Où ont grandi tous les saints qui ont été les guides et les défenseurs de l'Eglise, les Joseph, les Moïse, les Daniel, les Paul ? - A l'école de la Croix. Quand l'Eglise a-t-elle été plus féconde, plus florissante, et quand a-t-elle produit le plus de fruits de sainteté ? - C'est quand tout le champ du Seigneur a été sans relâche labouré par la Croix, et abreuvé du sang des martyrs. «Quels sont ceux qui entourent le trône glorieux de l'Agneau ?» fut-il demandé à Jean dans sa vision : Ceux qui sont revêtus de robes blanches, qui sont-ils, et d'où viennent-ils ? Et comme il ne put pas les reconnaître dans cette gloire de Dieu, il lui fut dit que c'étaient ceux qui avaient été marqués du sceau de la Croix : Ce sont ceux qui sont venus des grandes afflictions (Ap. 7, 13‑14).
Quelle est donc la folie de ceux qui veulent anéantir la Croix de Jésus Christ (1 Cor. 1, 17), et qui s'imaginent comprendre la vertu de sa résurrection sans la participation de ses souffrances (Ph. 3, 10) ! Si Jésus Christ seul est la vie et la voie (Jn 14, 6) qui conduit à la vie, comment pourront-ils arriver à la vie de Jésus Christ sans passer par sa voie ? Peuvent-ils, ces membres amollis, entrer dans la composition d'un corps qui s'adjoint à une Tête couronnée d'épines (Eph. 6, 15‑16) ? Est-il possible aux membres d'être dans le repos et le calme, quand la tête est plongée dans la peine, les tourments et l'ignominie ; de s'oublier dans les plaisirs bruyants, quand elle est en proie à des douleurs mortelles ; de boire à pleines coupes les joies du monde, quand elle a soif et n'est abreuvée que de vinaigre ; de se dresser orgueilleusement, quand elle s'incline ; de ne pas vouloir souffrir, même un instant, pour leurs propres péchés et leurs propres iniquités, quand elle meurt dans les tortures pour les péchés et les iniquités des autres ; d'être vivants au monde et à la chair, quand elle rend son âme à Dieu ?
O homme attiré au ciel par la grâce de ton Dieu, mais empêché dans le monde par la chair ! vois ton image dans le malheureux qui, s'enfonçant dans l'eau, lutte pour se soutenir à la surface : il étend incessamment ses membres en croix, et c'est ainsi qu'il parvient à vaincre les vagues ennemies. Regarde l'oiseau, quand il veut s'élever de la terre : il s'étend en croix, et prend de l'essor. Cherche, toi aussi, dans la Croix, le moyen de t'arracher au monde, et de t'élever à Dieu. La parole de la Croix est, pour ceux qui se sauvent, la force de Dieu. Amen.
2. La Résurrection de Notre Seigneur Jésus Christ1
Christ est ressuscité !
Déjà se sont écoulées quelques-unes des heures solennelles et symboliques de la plus grande des fêtes. Il me vient à la pensée de me demander : Comprenons-nous assez les toutes premières minutes de cette solennité ? - Retournons, de ce jour éclatant, à la nuit qui l'a précédé, nuit d'abord sombre, et puis non moins éclatante que ce jour lui-même, et arrêtons nos méditations sur ce qui s'est passé.
Dès minuit, l'Eglise s'est hâtée de nous réunir pour le commencement de la fête. Pourquoi cela ? - C'est qu'il était désirable de rapprocher, autant que possible, le commencement de la solennité de l'heure de l'événement qu'elle est destinée à célébrer : la résurrection de Jésus Christ. Cette heure ne nous est pas précisément connue. Quand les saintes femmes, vers le lever du soleil, arrivèrent au tombeau du Seigneur, il était déjà ouvert, et les anges leur annoncèrent la résurrection du Christ, qui était déjà accomplie. Ce fut beaucoup plus tôt que la terre trembla autour du tombeau du Seigneur, que l'ange en souleva la pierre, qu'il en terrassa les gardes par l'éclat de son apparition, et qu'il les en éloigna ainsi afin d’en rendre l'approche libre aux saintes femmes et aux apôtres. Ce fut encore plus tôt que s'accomplit la résurrection, puisqu'elle s'accomplit le tombeau étant encore scellé, ainsi que l'atteste la sainte Eglise, gardienne des mystères du Christ ; mais ce ne fut pas toutefois avant minuit, puisque, selon la prédiction du Seigneur, elle devait arriver le troisième jour, et par conséquent après l'heure de minuit du samedi, quoique ce puisse être dans les premiers moments qui la suivirent. Nous avons voulu saisir, cachée dans ces heures, la minute incomparablement grande et merveilleuse de la résurrection, en commençant à propos notre solennité, afin que notre fête coïncidât autant que possible avec l'événement que nous célébrons, de même que ceux qui conduisent un triomphe sont appelés à se joindre au triomphateur.
Immédiatement avant de commencer cette pompe de la résurrection, nous avons entonné un cantique en l'honneur de la sépulture de trois jours de Jésus Christ. Pourquoi cela ? - D'abord, ici encore l'ordre de la commémoration a suivi l'ordre des événements commémorés, puisque la résurrection de Jésus Christ n'arriva qu'à la suite de sa sépulture de trois jours. En second lieu, ce réveil, avant la joie, d'une pieuse tristesse, devait fort bien nous préparer à une intelligence plus exacte et plus claire, et à un sentiment plus vif de la joie divine qui devait la suivre.
Nous avons préludé à cette cérémonie solennelle par un hymne dans lequel nous avons proclamé que les anges chantent dans les cieux la résurrection de Jésus Christ ; ensuite nous avons demandé pour nous aussi la grâce de la célébrer avec un coeur pur ; et ce chant a été entonné dès le commencement, le sanctuaire encore fermé, lorsque l'Eglise était encore dans le silence2. Que veut dire cet ordre des cérémonies ? - Il rappelle encore l'ordre des événements. Les anges ont connu et glorifié avant les hommes la résurrection de Jésus Christ, puisque les hommes l'ont apprise d'abord des anges. Le ciel ne s'est pas ouvert aux yeux de la terre quand le Christ l'a ouvert d'une manière invisible par la force de sa Croix, et y a introduit, dès le moment de sa résurrection, les patriarches, les prophètes et les saints de l'Ancien Testament, au milieu des cantiques des anges. Nous connaissons par la foi, et non par nos yeux, cette marche triomphale de l'Eglise céleste, et, pour que cette connaissance que nous en avons ne soit pas trop confuse, pour que la représentation symbolique qu'en fait l'Eglise de la terre ne soit pas trop morte, nous avons besoin de demander au Christ Dieu sa grâce et la pureté du coeur, parce que ceux qui ont le coeur pur, verront Dieu (Mt. 5, 8).
Et après avoir demandé à Jésus Christ ressuscité lui-même son secours pour le glorifier dignement, nous avons suivi, dans cette glorification, un ordre de cérémonie tout à fait inaccoutumé. Sortis du sanctuaire et du temple, nous nous sommes arrêtés dans la nuit, à l'occident, devant les portes fermées du temple, et, là, nous avons chanté un premier hymne à la très Sainte Trinité et au Christ ressuscité. L'encensoir et la croix nous ont ouvert les portes, et alors, de l'ombre extérieure, nous sommes entrés dans la lumière intérieure, et nous nous sommes livrés complètement à l'enthousiasme de la fête. Il y a là tant de choses inaccoutumées qu'on serait amené à les regarder comme désordonnées si l'on n'y voyait une signification mystérieuse et profonde. Quelle est cette signification ? - Celle-là même que nous vous avons déjà expliquée en partie. Dans ces cérémonies visibles de l'Eglise de la terre, est retracée, autant que possible, la liturgie triomphale de l'Eglise du ciel.
C'est une loi ancienne et sublime des cérémonies de l'Eglise, d'être l'image des liturgies du ciel. C'est ainsi que l'apôtre saint Paul dit du sacerdoce de l'Ancien Testament qu'il était la figure et l'ombre des choses célestes (Héb. 8, 5). L'Eglise chrétienne est plus près de l'Eglise céleste que celle de l'Ancien Testament. Celle-ci était surtout la figure de l'abaissement du ciel sur la terre, - de l'incarnation du Fils de Dieu ; l'Eglise chrétienne, après sa descente sur la terre, a dû principalement le représenter, selon l'expression du Prophète, montant au ciel, et traînant captive la captivité (Ps. 67, 19), ou, pour parler plus clairement, arrachant à l'enfer ses prisonniers et ses esclaves, et les conduisant à la liberté et à la béatitude ; recevant des dons pour les hommes, c'est-à-dire, acquérant aux hommes, par les vertus de sa Croix, le droit aux dons bienheureux du Saint Esprit.
La résurrection et l'ascension de Jésus Christ n'ont pas commencé au tombeau seulement, mais à l'enfer même : car, après sa mort sur la Croix, ainsi que le proclame l'Eglise, dans le tombeau tu étais avec ton corps, aux enfers avec ton âme comme Dieu. Il est descendu même jusqu'aux enfers, et il y a dissipé les ténèbres qui y règnent. Jusque-là, quoique les patriarches, les prophètes et les justes de l'Ancien Testament ne fussent pas plongés dans la nuit profonde où sont submergés les incrédules et les impies, ils n'étaient cependant pas sortis non plus de l'ombre de la mort, et ne jouissaient pas de la pleine lumière. Ils avaient la semence de la lumière, c'est-à-dire la foi dans la venue de Jésus Christ ; mais ce n'était qu'à sa venue réelle vers eux, et au contact de sa lumière divine que leurs lampes pouvaient s'allumer de la flamme de la véritable vie céleste. Leurs âmes, comme les vierges sages, se tenaient aux portes de la maison céleste ; mais la clef de David pouvait seule ouvrir ces portes ; l'Epoux divin seul, qui était sorti par ces portes, pouvait y rentrer, et ramener avec lui les fils de son lit nuptial. Et ainsi le Sauveur du monde, après avoir été crucifié et être mort dans le monde visible, est descendu dans le monde invisible, même jusqu'aux enfers, et il a éclairé les âmes des justes, et il les a délivrées de l'ombre de la mort, et il leur a ouvert les portes du paradis et du ciel ; puis il a montré enfin, dans le monde visible, la lumière de la résurrection.
Ne comprenez-vous pas, maintenant, comment l'Eglise a joint cet invisible à ce visible, et a figuré l'un dans l'autre ? Nous nous sommes arrêtés, comme avec les habitants du monde invisible, au couchant, dans l'ombre de la nuit comme dans l’ombre de la mort, devant les portes fermées du temple comme devant les portes fermées du paradis. Par là, l'Eglise a voulu nous dire : C'était ainsi avant la résurrection de Jésus Christ, et c'eût été ainsi éternellement s'il ne fût pas ressuscité. Ensuite l'hymne à la très Sainte Trinité et au Christ ressuscité, la croix et l'encensoir nous ont ouvert les portes du temple représentant les portes du paradis et du ciel. Par ces images l'Eglise nous a dit : C'est ainsi que la grâce de la très Sainte Trinité, et le nom et la force de Jésus Christ ressuscité, la foi et la prière ouvrent les portes du paradis et du ciel. Les cierges brûlant dans nos mains ne représentaient pas seulement la lumière de la résurrection, mais ils nous rappelaient en même temps les vierges sages, et nous invitaient à nous tenir prêts pour accueillir, avec la lampe de la foi, alimentée par l'huile de la paix, de l'amour et de la charité, la seconde venue, la venue glorieuse de l'Epoux céleste au milieu de la nuit, et pour trouver ouvertes devant nous les portes de son royaume.
Ce sont là quelques-uns des traits des cérémonies mystérieuses accomplies aujourd'hui par l'Eglise ! Soyons attentifs, mes Frères, et surtout soyons fidèles à l'enseignement symbolique de l'Eglise notre mère.
En célébrant le triomphe du Christ ressuscité pour nous, arrêtons en même temps, dans l'attendrissement de nos coeurs, nos regards sur le Christ crucifié, tourmenté, mort et enseveli pour nous, de peur que notre joie ne s'oublie et ne devienne déraisonnable. Celui-là seul peut goûter pleinement, et sans crainte de la perdre, la joie de la résurrection de Jésus Christ, qui est ressuscité lui aussi intérieurement avec Jésus Christ, et qui peut avoir l'espérance de ressusciter triomphalement : or, cette espérance n'appartient qu'à celui qui prend sa part de la Croix, des souffrances et de la mort du Christ, ainsi que nous l'enseigne l'apôtre : Si nous avons été entés en lui par la ressemblance de sa mort, nous serons aussi entés en lui par la ressemblance de sa résurrection (Rom. 6, 5). Souffrons avec lui, et nous serons glorifiés avec lui (Rom. 8, 17). La joie de cette fête, si elle oubliait la Croix et la mort du Sauveur qui nous invitent à crucifier notre chair avec ses passions et ses convoitises, courrait le risque - de terminer par la chair ce qui a été commencé par l'esprit, et de changer ceux qui célèbrent la résurrection du Christ en bourreaux qui le crucifieraient une seconde fois.
Nous avons célébré, après les anges et à leur exemple, le triomphe de la résurrection de Jésus Christ, nous nous sommes joints figurativement, pour ce triomphe, aux patriarches, aux prophètes et aux justes ; nous avons été introduits dans l'Eglise comme dans le paradis et le ciel pour la solennisation de cette fête. Songez donc quelle doit être, après cela, notre solennité ! Elle doit ressembler de près à celle des anges ; elle doit être digne de s’unir à celle de l’Eglise céleste des patriarches, des prophètes et de tous les autres saints ; elle doit être digne du paradis et du ciel. Ne pensez pas que cette exigence soit excessive et impossible à notre faiblesse. Celui qui célèbre cette fête avec un coeur pur, la célèbre avec les anges. Celui qui la célèbre avec amour pour Dieu et pour Jésus Christ ressuscité, dans un esprit de fraternité pour son prochain, celui-là la célèbre en communion avec l'Eglise céleste, puisque le ciel n'est autre chose que le royaume de l'amour divin ; et si, comme l'assure l'auteur de l'Apocalypse, Quiconque demeure dans l'amour, demeure en Dieu (1 Jn 4, 16), il ne demeure pas, évidemment, hors du paradis et du ciel. Mais s'il ne nous est pas très difficile de nous élever pour unir notre solennité à celle des anges et de l'Eglise céleste, il ne nous l'est pas beaucoup non plus, malheureusement, de tomber et de nous éloigner de leur communion. Celui qui plonge et ensevelit les joies de l'âme dans les jouissances de la chair, celui-là ne célèbre plus la fête avec les anges incorporels. Celui qui s'occupe de la terre au point d'oublier le ciel, celui-là, dès ce moment, est loin de l'Eglise céleste. Celui qui ne s'efforce pas de préserver sa fête du péché, celui-là ne la célèbre plus en communion avec les saints. Celui qui ne garde pas et n'entretient pas sa lumière intérieure, et qui, par sa négligence, la laisse s'éteindre, celui-là n'a pas beaucoup d'espérance de voir ouvertes les portes saintes de la demeure céleste, quoiqu’il voie, sur la terre, s’ouvrir les portes saintes du sanctuaire.
O Christ, notre Sauveur, glorifié au ciel par les anges et par les âmes bienheureuses des justes ! rends-nous dignes de te glorifier aussi sur la terre avec un coeur pur ! Amen.
3. L'Ascension de Notre Seigneur Jésus Christ
Et pendant qu'ils le suivaient des yeux montant au ciel, voilà que deux hommes se présentèrent devant eux, vêtus de blanc, qui leur dire : Hommes de Galilée, que restez-vous là à regarder au ciel ?
Ac. 1, 10-11.
Et à moi, il me semble étonnant, hommes de lumière, que vous demandiez à ces hommes de Galilée pourquoi ils tiennent leurs regards attachés aux cieux. Comment ne regarderaient-ils pas les cieux où vient de s'élever Jésus, où vient d'être enlevé leur trésor, où vient de leur être ravie leur espérance et leur joie, où a disparu leur vie ? S'ils portaient maintenant leurs regards vers la terre, c'est alors qu'il faudrait leur demander, - ce qu'il faut demander à tous ceux qui, marchant sur les pas de Jésus Christ, tiennent cependant leurs yeux opiniâtrement abaissés sur ce monde : Que regardez-vous sur la terre ? Qu'avez-vous à y chercher encore, quand votre unique trésor, et le sien, après avoir été trouvé à Bethléhem, répandu sur toute la Judée et la Samarie, après avoir passé par les mains des brigands à Gethsémani, à Jérusalem et au Golgotha, après avoir été caché sous une pierre dans le jardin de Joseph d'Arimathie, - a été enlevé et emporté dans les Tabernacles du ciel ? On vous a dit, et il en doit être ainsi : Où est votre trésor, là est votre coeur (Mt. 6, 21) ; par conséquent, si votre trésor est au ciel, votre coeur y doit être aussi, et c'est là que doivent être tendus vos regards, vos pensées et tous vos désirs.
Ces deux hommes vêtus de blanc, qui apparurent aux apôtres aussitôt après l'ascension du Seigneur, et qui leur demandèrent pourquoi ils regardaient ainsi au ciel, ces deux hommes étaient eux-mêmes, sans aucun doute, des habitants du ciel ; il n'est donc pas possible de penser que cela leur fût désagréable, ni qu'ils voulussent tourner ailleurs les regards des hommes de Galilée. Non ! Ils ne veulent que mettre un terme à l'ébahissement inactif des apôtres : Que restez-vous là à regarder au ciel ? Après les avoir tirés de cet ébahissement, ils les amènent à la réflexion, ils enseignent aux apôtres, - et à nous, avec quelles pensées il faut porter ses regards au ciel à la suite du Seigneur Jésus, qui vient de s'y élever. Ce Jésus, continuent-ils, qui vous est ravi et qui s'est élevé au ciel, viendra de la même manière que vous l'avez vu monter au ciel.
Quoique notre Seigneur, après sa résurrection, se fût souvent montré aux apôtres et se fût souvent fait subitement invisible à leurs yeux, et que, par conséquent, ils eussent pu en quelque sorte s'accoutumer à ces surprises merveilleuses, cependant, lorsque, en se séparant d'eux sur le Mont des Oliviers, il ne s'éloigna pas simplement ou ne disparut pas tout à coup à leurs yeux, mais qu'il s'éleva toujours visible jusqu'au-dessus des nuages, et qu'ils ne le perdirent de vue que dans l'immensité de l'espace, il n'y a aucun doute que ce prodige nouveau ne leur ait paru, malgré leur habitude de voir des merveilles, extraordinaire et particulièrement frappant. Alors ils comprirent bien que c'était l'accomplissement des paroles que leur avait rapportées Marie Madeleine : Je monte à mon Père et à votre Père, à mon Dieu et à votre Dieu (Jn 20, 17). Il leur fallut bien comprendre alors que ces visites qui les remplissaient de joie, que ces entretiens dans lesquels il les instruisait, que ces communications sensibles avec sa Divinité incarnée, qui avaient continué quarante jours, cet instant y mettait un terme. Quand leurs mains et leurs voix ne purent plus atteindre à lui, dans son ascension, ils le poursuivirent de leurs regards qui cherchaient à le retenir. Ils le suivaient des yeux, montant au ciel. On peut s'imaginer quelle immense privation durent éprouver les apôtres par la retraite au ciel de Jésus, qui seul était tout pour eux dans le monde. Mais cette privation immense, les puissances célestes s'empressent de la combler. Ce Jésus, qui vous est ravi et s'est élevé au ciel, viendra.
Chrétien, si tu as tant soit peu connu le Seigneur Jésus, si tu as goûté combien le Seigneur est doux (Ps. 33, 9), tu comprendras certainement plus ou moins quel vide son absence laisse dans le monde, tu sentiras quel vide son absence laisse dans le coeur. Et cela doit être ainsi : car tout ce qu'il y a dans le monde est vanité des vanités ; or, la vanité ne peut remplir un coeur créé par la Vérité pour la vérité : tout ce qu'il y a dans le monde est convoitise, ou bien objet, appât de convoitise, sous des formes diverses ; et, comme le monde passe avec sa convoitise (1 Jn 2, 16-17), ou pour mieux dire, comme les objets qui excitent la convoitise durent peu, alors, quelque grand que soit le monde, quelque divers que soient ses biens, quelque abondantes que soient ses sources de jouissances, tout cela ne saurait remplir le petit vase du coeur humain qui, étant immortel, ne peut être rempli que par la vie éternelle. Si, dans ce sentiment du néant des créatures, il te semble que le Seigneur, qui est ta vérité, ta vie, ton désir et la plénitude de tous tes désirs, s'éloigne de toi, se cache, t'abandonne non seulement sans consolation, mais encore dans l'affliction, non seulement dans l'isolement, mais au milieu des ennemis de ton salut ; si tes yeux épuisés de fatigue ne peuvent plus pénétrer les cieux voilés par un nuage, et que les décrets impénétrables du Très-Haut ne te présentent que l'inconnu, entends la parole pleine de force des puissances célestes, cette parole qui peut remplir le vide de ton coeur, soulager ton affliction, faire cesser ton isolement, éclairer tes ténèbres, résoudre ton inconnu, revivifier ton âme par une espérance infaillible et incorruptible : Ce Jésus, qui vous est ravi, et qui s'est élevé au ciel, - viendra.
A cette assurance consolante et salutaire de la venue future du Seigneur monté au ciel, ses messagers célestes ajoutent une brève explication de la manière dont il reviendra. Ils affirment que la venue du Seigneur sera semblable à son départ, ou à son ascension. Il viendra de la même manière que vous l'avez vu monter au ciel. Les envoyés célestes ne tiennent probablement pas de vains discours, comme nous le faisons quelquefois, nous, êtres terrestres ; la moindre de leurs paroles contient un grand enseignement pour ceux qui savent les écouter. Soyons donc attentifs !
Il viendra de la même manière que vous l'avez vu monter au ciel. D'après ces paroles, si nous observons toutes les circonstances qui ont accompagné l'ascension de Jésus Christ au ciel, nous pouvons remarquer, d'abord, la bénédiction qu'il donna en ce moment à ses apôtres. Il fut fait, dit l'évangéliste saint Luc, qu'en les bénissant, il s'éloigna d'eux et s'éleva au ciel (Luc 24, 51). Cette circonstance de son ascension au ciel et de sa séparation d'avec les élus, le Seigneur lui-même la leur rappellera lorsqu'il viendra dans sa gloire, et, en les revoyant, il les appellera à la possession réelle de son royaume ; car alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, les bénis de mon Père (Mt. 25, 34).
Quel inépuisable torrent de bénédictions le Christ nous promet, chrétiens ! Il élève la main pour bénir, et, avant de l'abaisser, il commence son ascension. Il fut fait qu'en les bénissant, - il s'éleva. Ainsi, en s'élevant, il continue encore à répandre invisiblement sa bénédiction. Elle s'épanche et coule incessamment sur les apôtres ; par eux elle découle sur ceux qu'ils bénissent au nom de Jésus Christ ; ceux qui ont reçu la bénédiction de Jésus Christ par les apôtres, la répandent sur les autres ; ainsi, tous ceux qui appartiennent à la sainte Eglise universelle et apostolique, deviennent participants de la même bénédiction de Jésus Christ et de son Père qui nous a comblés de toutes les bénédictions spirituelles pour le ciel, en Jésus Christ (Eph. 1, 3). Comme la rosée d'Hermon qui descend sur la montagne de Sion (Ps. 132, 3), cette bénédiction de paix descend sur toute âme qui s'élève au-dessus des passions et des convoitises, au-dessus des inquiétudes et des soucis du monde ; comme un sceau ineffaçable, elle marque ceux qui sont à Jésus Christ, tellement qu'à la fin des siècles, il les reconnaîtra à ce signe et les appellera du milieu de toute la race humaine : Venez, les bénis de mon Père !
Songeons, mes Frères, combien il est important pour nous de nous efforcer d'acquérir et de conserver la bénédiction du Seigneur dans son ascension, bénédiction qui descend, par les apôtres, sur nous et sur l'Eglise apostolique. Si nous l'avons reçue et si nous la conservons, nous serons appelés, avec les apôtres et avec tous les saints, lors de la venue future de Jésus Christ, au partage de son royaume : Venez les bénis ! Mais si, lorsqu'il appellera les bénis de son Père, il ne reconnaît pas sur nous ce signe, ou bien si nous n'avons reçu que la bénédiction menteuse de ces hommes qui eux-mêmes n'ont pas hérité du don divin et mystérieux de la bénédiction du Père céleste, quel sera notre sort ? En vérité, je vous le dis, songeons-y et occupons-nous-en tandis qu'il en est encore temps.
La seconde circonstance de l’ascension du Seigneur, que nous avons à remarquer par rapport à sa venue future, c'est qu'il est monté au ciel en présence de ses disciples, d'une manière apparente et solennelle. Ils le virent s'élever, et une nuée le déroba à leurs yeux. Quelle est cette nuée ? - Une nuée de lumière et de gloire, semblable à celle qui couvrit et remplit jadis le tabernacle de Moïse et le temple de Salomon. Alors on vit la gloire, mais on ne vit pas le Dieu de gloire ; plus tard on vit le Dieu, mais dépouillé de sa gloire, et on ne le reconnut pas, et on ne le glorifia pas : ici, la gloire ne cache plus le Dieu, et le Dieu ne cache plus la gloire. Les apôtres virent la gloire du Seigneur montant au ciel ; le prophète l'a aussi vue et entendue, quand il s'écrie lui-même dans un transport de triomphe : Dieu est monté au milieu des cris de joie, et le Seigneur, au bruit de la trompette (Ps. 46, 6). Ainsi, quand les messagers de lumière nous annoncent qu'il viendra comme on l'a vu monter au ciel, ils nous donnent à penser qu'il viendra d'une manière éclatante et solennelle. C'est bien ainsi que le Seigneur a dit de lui-même, que le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et tous les saints anges avec lui (Mt. 25, 31). C'est encore ainsi que s'exprime l'Apôtre : Le Seigneur, à l'ordre, ou à l'avertissement, à la voix de l'Archange, et au son de la trompette de Dieu, descendra du ciel (1 Th. 4, 16).
Mais pourquoi, dira-t-on, s'arrêter à ces détails qui paraissent plus faits pour exciter la curiosité que pour répondre à un vrai désir d'instruction ? Les prophéties sont faites pour marquer et recommander à la fois les événements qui viennent de Dieu ; or, qui ne reconnaîtra à l'instant, sans être prévenu de tous ses détails, la venue glorieuse du Christ ? - Ne vous hâtez pas tant, mes très chers amis, de conclure à la superfluité de ces détails. Non ! Les apôtres et les anges, et le Seigneur lui-même ne disent jamais rien pour la curiosité ; mais toutes leurs paroles tendent à instruire. Que la venue de Jésus Christ doive être éclatante et solennelle, cela nous a été prédit parce qu'il y aura de faux prophètes qui annonceront le contraire, quand un esprit de séduction sera envoyé aux chrétiens indignes, infidèles et pervertis. L'heure approche, ou le temps de la tentation (et peut-être est-elle présente), où l'on vous dira : Le Christ est ici, ou : Il est là ! Le voici dans le désert ! Le voici dans l'intérieur de la maison ! (Mt. 24, 23, 26). Le voilà chez nous, disent les sectaires apostats qui, abandonnant la cité de Dieu, la Jérusalem spirituelle, l'Eglise apostolique, se réfugient, non dans le vrai désert de la paix et du silence, mais dans la désolation de l'esprit et du coeur, où il n'y a ni saine doctrine, ni sainteté des mystères, ni vrais principes pour la vie, soit intérieure, soit extérieure. Le voilà chez nous, disent les ennemis secrets de notre sainte religion, en montrant leurs conciliabules ténébreux, comme si le soleil ne devait luire que sous terre, comme si ce n'était pas lui qui nous a dit et fait cette injonction : Ce que je vous dis dans la nuit, dites-le à la lumière, et ce que vous avez entendu dans l'oreille, prêchez-le sur les toits (Mt. 10, 27).
Que vous entendiez ces cris ou ces murmures, souvenez-vous, chrétiens, des paroles et de la promesse des anges à l'ascension du Seigneur : Il viendra de la même manière que vous l'avez vu monter au ciel, d'une manière aussi éclatante, aussi solennelle. Et c'est pourquoi, si quelqu'un vous dit : Le Christ est ici, ou : Il est là, ne le croyez point. Ni les cris violents, ni les murmures astucieux ne sauraient ressembler à la voix de l'archange ou à la trompette de Dieu. Ne sortez point à la suite de ceux qui vous appelleront hors de la cité du Seigneur ; restez à votre place, et gardez votre foi pour la venue réelle de Jésus Christ glorieux et triomphant.
La troisième circonstance de l'ascension du Seigneur, qui mérite d'être signalée pour l'avenir, c'est qu'elle fut soudaine et inattendue pour ses disciples. Autant que nous l'apprenons par les courtes relations évangéliques, elle eut lieu de la manière suivante : Il leur apparut à Jérusalem, comme il l'avait fait souvent, et, étant sorti, il les emmena avec lui, comme pour l'accompagner, s'entretenant avec eux, comme d'ordinaire, du royaume de Dieu, et particulièrement de la venue prochaine du Saint Esprit ; il les conduisit donc en dehors de Jérusalem, jusqu'à Béthanie, et il éleva les mains, et il les bénit, et il fut fait qu'en les bénissant, il s'éloigna d'eux et s'éleva au ciel. Non seulement il ne voulut pas de lui-même les prévenir de ce grand événement, mais encore, lors même qu'ils s'interrogèrent sur l'époque des grands événements de son règne, il refusa positivement de leur donner cette connaissance. Mais il leur dit : Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a réservés à son pouvoir (Ac. 1, 7). Ce refus de leur faire connaître les temps porte évidemment aussi sur l'époque de la venue future du Christ, et même s'y rapporte principalement. Précédemment encore, il insinuait à ses disciples la soudaineté de cet événement, en le comparant à l'éclair qui est, dans la nature, l'image la plus frappante de la soudaineté absolue : Comme l'éclair part de l'orient et luit jusqu'à l'occident, ainsi sera la venue du Fils de l'homme (Mt. 24, 27). L'Apôtre dit semblablement : Le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit (1 Th. 5, 2).
De cette soudaineté de sa venue future, le Seigneur tire lui-même, pour nous, chrétiens, un avertissement salutaire. Veillez donc, dit-il, car vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur viendra (Mt. 24, 42). Ne vous laissez pas entraîner à la curiosité ou à une crédulité légère quand des chrétiens, pensant en savoir plus qu'il ne nous a été donné par le Christ, vous compteront les temps de son royaume, et vous fixeront les jours de son apparition désirée : il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments ; efforcez-vous plutôt de connaître vos péchés, de compter vos chutes, et d'y trouver un terme dans la pénitence. Surtout gardez-vous, si vous l'entendez, de ce que diront ces insolents prédits par l'Apôtre : Qu'est devenue la promesse de son avènement ? Car depuis que nos pères se sont endormis, toutes choses demeurent dans le même état depuis le commencement du monde (2 Pi. 3, 4). Prenez garde que les rêves ténébreux des enfants de ce siècle, qui ont fermé les yeux à la lumière du siècle à venir, n'obscurcissent votre coeur, n'aveuglent votre intelligence, n'assoupissent votre esprit à cette heure désirée et redoutable où viendra le jour du Seigneur, comme un voleur dans la nuit.
Mes biens-aimés ! en espérant ces choses, efforcez-vous d'être trouvés par lui immaculés et purs, dans la paix (2 Pi. 3, 14). Amen.
4. La Pentecôte3
Ils furent tous remplis de l'Esprit Saint. (Ac. 2, 4)
Lorsque, après s'être abîmé dans la créature, lorsque, ne pouvant plus supporter l'éclat de la lumière incréée, l'homme se fut caché (Gen. 3, 8) de Dieu, et lorsque Dieu se fut caché de l'homme pour ne pas exterminer le coupable par l'unique effet de sa sainte présence, l'indivisible Trinité, dans sa clémence ineffable, se rapprocha du malheureux banni par des manifestations graduelles, afin que la grâce de Notre Seigneur Jésus Christ, et l'amour de Dieu le Père, et la communication du Saint Esprit (2 Cor. 13, 13) pussent le relever et le réhabiliter de sa déchéance. Le Père se manifesta par des promesses d'amour et de miséricorde, et confia le pécheur effrayé de sa justice infinie, à la médiation du Fils ; le Fils se manifesta sous le voile de l'humanité, et, après avoir vaincu en lui-même le péché et terrassé la mort, il ouvrit à la grâce du Saint Esprit une porte vers les enfants de colère ; enfin le Saint Esprit se manifesta par l'apparition de langues de feu, et pénétra, dans la personne des apôtres, la nature humaine, pour lui approprier l'amour du Père et les biens du Fils, et nous rendre participants de la nature divine (2 Pi. 1, 4).
En ce même jour où fut donnée autrefois sur le Sinaï la loi de l'esprit de servitude dans la crainte de la mort, en ce même jour est sortie aujourd'hui de Sion la loi de l'esprit de vie, de liberté, d'adoption (Rom. 8, 15, 2), pour que nous comprenions que la justification de la loi, qui n’a pas été atteinte par les Israélites charnels, s’accomplit dans les enfants de la foi, qui marchent selon l’esprit (Rom. 9, 31 ; Rom. 8, 3), et que la communauté de ceux qui ont été sauvés approche, d'un pas mesuré d'avance, vers la consommation de la loi.
Et ainsi, nous devons voir, dans la descente du Saint Esprit, non seulement un miracle qui illustre l'Eglise apostolique, mais un événement essentiellement lié avec l'affaire de notre salut. La solennité présente n'est pas une simple commémoration du passé, mais une continuation de la préparation des apôtres pour recevoir cet Esprit qui souffle sans cesse où il veut. Les apôtres, ainsi que le rapporte le livre de leurs Actes, après avoir persévéré ensemble dans la prière, furent remplis du Saint Esprit. Et non seulement les apôtres, mais encore, selon l'opinion de saint Jean Chrysostome, tous les disciples qui demeuraient avec eux, au nombre d'environ cent vingt (Ac. 1, 15), furent tous remplis du Saint Esprit. Et nous aussi, l'Eglise nous réunit dans ce temple, comme dans le cénacle (Ac. 1, 13) de Jérusalem, pour invoquer l'Esprit consolateur, l'Esprit de vérité, afin qu'il vienne et qu'il demeure en nous.
Et afin que cette prière d'une si haute importance ne soit point accueillie par cet ancien reproche : Vous ne savez pas ce que vous demandez ! - examinons préalablement, mes chers auditeurs, ce que c'est qu'être rempli du Saint Esprit, et combien ce don est indispensable pour tous et pour chacun.
Nous ne nous hasarderons pas à parler ici du Saint Esprit comme troisième personne de l'adorable Trinité, procédant du Père et résidant dans le Fils ; l'Esprit de Dieu lui-même peut seul pénétrer les profondeurs de Dieu (1 Cor. 2, 10-11). L'Esprit envoyé par le Fils de la part du Père (Jn 15, 26) dans ses dons libérateurs, l'Esprit remplissant l'homme, l'homme rempli de l'Esprit, voilà les objets auxquels l'intelligence de l'homme peut atteindre, et encore l'homme dans lequel demeure l'Esprit ; nous, qui à peine possédons les prémices de l'Esprit (Rom. 8, 23), nous ne pouvons que de loin, par le miroir de la parole de Dieu, chercher à voir quelque chose dans les manifestations de ce grand mystère.
L'Esprit Saint nous explique lui-même, par ses langues de feu, ce qu'il est dans ses dons primordiaux. Il est un feu immatériel, agissant par deux forces, la lumière et la chaleur, - la lumière de la foi, la chaleur de l'amour. Cette lumière céleste, selon l'expression de Salomon, s'avance et croît jusqu'au jour parfait (Prov. 4, 18). Elle dissipe les nuages de l'ignorance et du doute ; elle dévoile les illusions fantastiques que l'esprit perdu dans la sensualité prend souvent pour la vérité ; elle permet à l'homme de se voir lui-même dans la nudité de sa nature corrompue, de connaître les rapports du monde avec l'âme, et de sentir la présence de Dieu comme source de toute lumière ; elle communique la connaissance des choses que l'on espère, et la preuve de celles que l'on ne voit pas (Héb. 11, 1). Selon que la lumière du Soleil de vérité augmente dans l'esprit, le coeur s'échauffe et s'enflamme. L'amour divin en chasse l'amour de soi ; il y consume l'aiguillon des désirs charnels ; il le purifie, le délivre, et, respectivement, il éclaire l'âme d'une lumière nouvelle. La fusion de ces dons primordiaux de l'Esprit est figurée par la langue de feu qui proclame la loi du Dieu Verbe au coeur (Ps. 36, 31) de l'homme, y imprime Jésus Christ (Gal. 4, 19), et accomplit sa régénération dans la vie spirituelle.
Le moyen par lequel l'homme est rempli des dons divins, c'est l'action une et indivisible du Saint Esprit, qui toutefois peut avoir un commencement et une fin, diminuer ou augmenter, se ralentir ou s'accélérer, prendre différentes directions et des aspects divers ; elle correspond toujours au degré de préparation de celui qui la reçoit, mais elle n'est jamais soumise à sa volonté4 ; elle est suivie de conséquences sensibles, mais elle échappe à la raison qui voudrait remonter à son principe. Par sa propagation de l'intérieur à l'extérieur, elle ressemble à la rosée qui descend sur la toison de Gédéon (Jg. 6, 38), et qui de l'air se forme en gouttes d'eau, et remplit une coupe ; ou au vent que l'on perçoit par le mouvement qu'il produit, mais non par celui qui le constitue. L'esprit souffle où il veut, et vous entendez sa voix ; mais vous ne savez d'où il vient, ni où il va : il en est ainsi de tout homme qui est né de l'Esprit (Jn 3, 8). Quels sont donc les changements les plus saisissables qui peuvent marquer la présence de l'Esprit de Dieu dans l'âme de l'homme ? - Il y a des minutes où l'homme même adonné au monde et à la chair, se réveille du charme sous lequel ils le retiennent ; il voit clairement que toute sa vie passée n'a été qu'un enchaînement d'erreurs, de faiblesses, de crimes, de trahisons envers Dieu, que ses oeuvres sont réellement pour lui une semence de châtiments à venir, et que ses vertus elles-mêmes ne pourront soutenir le regard du Juge éternel ; il se condamne lui-même ; il tremble dans tout son être, le désespoir s'empare de lui, et il se sent attiré par ce désespoir même à la confiance en Dieu : - cette disposition au repentir, qu'est-ce autre chose que cet Esprit grand et fort qui renverse les montagnes et brise les rochers (c'est-à-dire, qui terrasse l'orgueil et amollit l'endurcissement du coeur), et qu'envoie devant lui le Seigneur quand il passe (3 Rois 19, 11) ? Qu'est-ce autre chose que ce vent violent qui annonce la descente du Saint Esprit (Ac. 2, 2) ? Qu'est-ce autre chose que ta crainte, Seigneur, au milieu de laquelle nous recevons dans notre sein l'Esprit de ton salut (Is. 26, 18) ? Heureux celui qui se livre avec docilité à cet entraînement de l'Esprit de Dieu ! Il le conduira par la voie étroite (Mt. 7, 14) de l'abnégation ; il lui fera arracher à lui-même ce qu'il avait semé, renverser ce qu'il avait édifié ; il lui apprendra à souffrir, et à se réjouir dans les souffrances (Col. 1, 24) ; à crucifier sa chair avec ses passions et ses convoitises (Gal. 5, 24), pour remettre entièrement son esprit dans les mains de Dieu. Peu à peu, le souffle violent se changera en ces doux et inénarrables gémissements par lesquels l'Esprit lui-même intercède pour nous (Rom. 8, 26), en cette voix vivante par laquelle il crie dans nos coeurs : Abba, Père (Gal. 4, 6) : et alors l'homme accomplira le précepte de Jésus Christ touchant la prière incessante (Luc 18, 1), ce qui aurait été impossible à ses forces seules, soit à cause de son penchant à la distraction, soit à cause de son ignorance de l'objet et de la forme de la véritable prière : nous ne savons ni ce que nous devons demander, ni comment nous devons le demander. A l'exercice de la prière incessante, est inséparablement liée la solitude spirituelle, dans laquelle le chrétien, après être entré dans sa chambre et en avoir fermé la porte (Mt. 6, 6), persévère, comme les apôtres, dans l'attente de la promesse du Père (Ac. 1, 4). Il ne se laisse pas aller à la distraction dans laquelle les mondains, enchaînés par des convenances frivoles, poursuivant les plaisirs, poursuivis par les soucis, rentrent rarement en eux-mêmes ; mais il réduit son esprit en servitude sous l'obéissance de Jésus Christ (2 Cor. 10, 5), et il donne à tous ses désirs l'essor vers le ciel où sa vie est cachée en Dieu avec Jésus Christ (Col. 3, 3), ou bien il les repose au-dedans de lui-même, où la grâce doit à la fin introduire le royaume de Dieu (Luc 17, 21). Il remplit les devoirs de son état sans être lié par les avantages qu'il en recueille ; il use des biens de ce monde, mais il ne s'y attache pas ; il acquiert comme s'il n'avait pas de besoins ; il perd comme s'il donnait de son superflu. L'homme qui est fermement résolu à se maintenir, autant que possible, dans cet état de détachement de lui-même, verra bientôt son désert desséché fleurir comme un lis (Is. 35, 1) ; le grain de sénevé semé dans le jardin de son âme, deviendra un grand arbre (Luc 13, 19) ; au travers du vêtement corruptible du vieil homme, se dépouillant d'heure en heure, brillera l'homme nouveau, créé à la ressemblance de Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité (Col. 3, 9 ; Eph. 4, 24) ; et l'esprit de sainteté respirera dans toutes ses facultés et dans toutes ses actions.
Ainsi, l'homme rempli du Saint Esprit présente à l'oeil qui n'est pas obscurci par les préjugés, une image de perfection devant laquelle disparaît comme une ombre tout ce que le monde appelle magnifique et grand. L'Apôtre, mes chers auditeurs, l'a estimé à son véritable prix quand il a dit de quelques défenseurs de la foi que le monde n'était pas digne d'eux (Héb. 11, 38). La grâce change en un trésor inestimable tout ce qu'elle touche dans l'homme qu'elle possède. Dans son esprit brille l'esprit de sagesse : non de cette sagesse par laquelle les enfants de ce siècle l'emportent, selon les paroles du Sauveur, dans leur génération (Luc 16, 8), c'est-à-dire, par laquelle ils apprennent à être inventifs dans les moyens et habiles dans les occasions d'acquérir les biens temporels, et ils augmentent leur propre valeur moins en elle-même qu'aux yeux des autres ; mais de cette sagesse qui juge spirituellement de tout (1 Cor. 2, 15), afin que tout lui devienne moyen d'arriver à l'unique félicité de son âme, la félicité éternelle. Sa volonté est dirigée par l'esprit de liberté : car la loi de l'Esprit de vie l'a affranchi, par Jésus Christ, de la loi du péché et de la mort qui impose à ses esclaves autant de tyrans qu'ils ont de besoins et de désirs, de passions et d'habitudes. Au fond de son coeur, repose l'esprit de consolation et de paix qui surpasse toute intelligence (Ph. 4, 7), que Jésus Christ donne à ses disciples, non comme le monde la donne (Jn 14, 27) : car la paix du monde n'est qu'un court assoupissement au milieu du bruit d'une tempête dangereuse, une tranquillité fondée sur l'ignorance, tellement que ces cris de joie : Paix et sécurité ! sont quelquefois interrompus par une ruine qui fond soudainement (Th. 5, 3) ; au contraire, la paix que donne Jésus Christ est fondée sur la confiance inébranlable qui vient de la réconciliation avec Dieu, en sorte que le chrétien, au milieu même des épreuves, des tribulations et des dangers, n'est point troublé, mais qu'il se livre même à la mort sans inquiétude, dans la conviction que les afflictions si courtes et si légères de la vie présente produiront pour lui le poids éternel d'une gloire sublime et incomparable (2 Cor. 4, 8-17). En lui réside un esprit de grandeur qui n'est ni une audace aveugle, ni une fierté cachée sous une vaine ostentation, ni l'éclat de vertus naturelles corrompues dans leur source, mais une véritable élévation de ses pensées occupées de Dieu, une largeur de vues qui n'est bornée que par l'éternité, une noblesse de sentiments produite et cultivée par la parole de Dieu ; - un esprit d'humilité qui, au milieu de l'abondance des biens de Dieu, ne voit en soi que pauvreté et indignité, pour en glorifier Dieu d'autant plus, tandis que ceux qui ne sont pas régénérés par l'Esprit de Dieu s'efforcent de trouver même dans leurs défauts quelque chose de grand, mendient les respects par leur humiliation même, rampent pour écraser les autres ; - un esprit de force, par lequel le chrétien n'est plus cet homme faible, esclave de ses propres sens, exposé de tous côtés aux attaques de l'ennemi, vaincu avant le combat, et sacrifiant une passion aux exigences d'une autre, mais un bon guerrier, revêtu de toutes les armes de Dieu (Eph. 6, 11), pouvant tout en Jésus Christ qui le fortifie (Ph. 4, 13), ravissant par la violence le royaume de Dieu (Mt. 11, 12). Que dire de ces dons merveilleux, de ces manifestations de l'Esprit que Dieu donne à ses élus pour l'utilité (1 Cor. 12, 7) des autres, pour l'édification de toute l'Eglise ?
O bonheur incomparable d'être le vase, la demeure, l'instrument de l'Esprit de Dieu ! O félicité céleste sur la terre ! O mystère dans lequel est renfermé tout ce que cherche l'esprit de l'homme, et pour lequel toute créature gémit et souffre toutes les douleurs (Rom. 8, 22) ! Mais, ô Seigneur ! qui a cru à notre prédication, et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé (Is. 53, 1) ? Ni la chair, ni le sang ne révèlent (Mt. 16, 17) ce mystère. Le monde s'imagine qu'aux cieux même on respire de l'esprit de ce monde, et quoiqu'il ait entendu si souvent ceux qui parlent le langage de ton Esprit, il répète grossièrement, aujourd'hui comme autrefois : Ils sont pleins de vin.
Et cela est vrai. Il y a, même parmi les chrétiens, des gens auxquels les dons du Saint Esprit paraissent si étranges que, s'ils n'osent les nier tout à fait, du moins ils les attribuent à d'autres personnes et à d'autres temps5, et, sans songer à se régénérer eux-mêmes, ils se reposent ou sur une espérance illusoire dans les mérites du Médiateur6, ou même sur leur propre justice.
Nous ne nous laisserons pas abuser par l'apparence séduisante que présente ordinairement la justice du monde. Ne pas être l'ennemi déclaré de la foi, ne pas commettre d'iniquités criantes, faire quelques bonnes oeuvres, éviter les excès nuisibles, se contenter, en un mot, de remplir ses devoirs indispensables et extérieurs d'homme et de membre de la société, ce n'est que blanchir son sépulcre (Mt. 23, 27) qui cependant reste à l'intérieur - tout plein d'ossements de morts ; c'est arracher les feuilles de l'arbre de vie qui doivent guérir les nations, mais ne pas goûter à ses fruits (Ap. 22, 2) qui doivent être la nourriture du chrétien ; c'est avoir la justice des scribes et des pharisiens, qui n'introduit pas dans le royaume des cieux (Mt. 5, 20). Mais pénétrer dans les replis de son coeur, d'où viennent les mauvaises pensées (Mt. 15, 19), et y rétablir la pureté et la sainteté ; mais garder toute la loi, et ne pas la violer en un seul point, pour n'être pas coupable comme si on l'avait violée tout entière (Jc. 2, 10) : - quel est l'homme qui, abandonné à sa seule raison et à ses seules forces, peut se flatter de faire cela ? Seul, Dieu crée en l'homme un coeur pur et renouvelle l'esprit de droiture en son sein (Ps. 50, 12). Il faut naître d'en haut, pour voir le royaume de Dieu (Jn 3, 3).
D'un autre côté, quoique la semence incorruptible (1 Pi. 1, 23) de cette naissance d'en haut soit descendue sur la terre par la mort du Dieu-Homme, nous ne pouvons pas nous en remettre, pour le reste aussi, à la vertu, pourtant infinie, de ses mérites. Comment cela ? Dieu aurait-il livré son fils en sacrifice, non seulement à sa justice, mais encore à notre ingratitude ? N'aurions-nous reconnu l'efficacité du sacrifice de la Croix que pour nous endormir avec plus d'insouciance dans l'inactivité ? Penser ainsi, ce n'est pas relever le prix des mérites de Jésus Christ, mais plutôt l'abaisser et se reposer sur eux avec une sécurité aussi pernicieuse que celle avec laquelle les Juifs se reposaient sur la loi. Si nous avons été baptisés en Jésus Christ, nous devons, conformément à cette profession de foi, montrer, par les fruits de ce baptême, que nous l'avons reçu non seulement dans l'eau, mais encore dans l'Esprit : car le Christ baptise dans l'Esprit Saint et dans le feu (Mt. 3, 11).
Enfin, si le don divin de l'Esprit nous semble se manifester rarement, n'en concluons pas qu'il n'est pas pour tous. Il est pour tous, dès que tous sont pour lui. Si l'on n'aperçoit plus de signes de sa présence, c'est ou que l'on a des yeux et que l'on ne voit point, ou qu'en effet cette question : Quand le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre (Luc 18, 8) ? approche de sa solution, et que le monde lui-même en est à son dernier soupir. L'univers sait ce qui lui arriva quand Dieu irrité dit : Mon Esprit ne demeurera plus à jamais dans les hommes, parce qu'ils ne sont que chair (Gen. 6, 3). Alors, non seulement la race impie des hommes, mais encore toute créature soumise au mal sans sa volonté, furent englouties par les eaux vengeresses. Encore une pareille menace, - et ce sera le déluge de feu du dernier jugement !
Mais aussi longtemps que Dieu conserve notre existence, chrétiens, et la prospérité de son Eglise, nous ne saurions douter que l'Esprit de Dieu ne réside en elle. De même que, lors de la création du monde, il était porté sur les eaux, il est porté aujourd'hui, pendant la durée de la régénération de l'homme, sur l'abîme sans fond de notre nature désordonnée, et, par sa bénédiction vivifiante, il la féconde pour la renaissance bienheureuse. Livrons-nous à son action toute-puissante ; élevons vers lui nos pensées et nos désirs, après les avoir dégagés de la chair et du monde ; appelons-le de la profondeur de notre chute, afin qu'Il descende sur nous, et, par sa grâce, qui nous a été acquise par la médiation du Rédempteur, le Dieu de bonté purifiera, éclairera, renouvellera, sanctifiera et sauvera nos âmes. Amen.
HOMELIES
POUR LES FETES DU SEIGNEUR
Monseigneur Philarète de Moscou (1783-1867) est la plus grande figure de hiérarque de l’Eglise Russe du XIXème siècle. Comme l’écrit le Père Georges Florovsky : «Il n’était pas simplement un théologien, il vivait la théologie». Traduits et publiés à Paris par A.Serpinet dès 1866, ses sermons furent l’un des rares ouvrages qui permirent aux Français d’aborder l’orthodoxie patristique. Saint Philarète y apparaît comme un hésychaste, attentif aux moindres nuances du texte biblique, dont il déploie l’inépuisable richesse, tel un nouveau Chrysostome. Nous donnons ici, dans la traduction de Serpinet, quelques-uns des sermons prononcés à l’occasion des fêtes du Seigneur. La première homélie date de 1814.
1. Homélie pour le Grand et Saint Vendredi
Qu'attendez-vous maintenant, mes chers auditeurs, des serviteurs de la parole ? La Parole n'est plus.
Le Verbe, coéternel au Père et à l'Esprit, né pour notre salut, le principe de toute parole vivante et efficace, s'est tu ; il est mort, enseveli et scellé dans la tombe. Pour dire aux hommes, avec plus de clarté et de force, les voies de la vie (Ps. 15, 11), ce Verbe a abaissé les cieux et s'est revêtu de la chair ; mais les hommes n'ont pas voulu entendre le Verbe ; ils ont déchiré sa chair, et voilà que sa vie a été retranchée de la terre (Is. 53, 8). Qui nous donnera maintenant la parole de la vie et du salut ?
Hâtons-nous de confesser le mystère du Verbe, mystère qui doit désarmer ses persécuteurs, et qui le ramène aux âmes prêtes à le recevoir. La Parole de Dieu ne peut pas être liée à la mort. De même que la parole de la bouche humaine ne meurt pas complètement à l'instant même où elle cesse de se faire entendre, mais qu'elle acquiert bien plutôt alors une nouvelle force, et, en passant par le sentiment, pénètre dans l'esprit et le coeur de ceux qui l'entendent, ainsi le Verbe hypostatique de Dieu, le Fils de Dieu, dans son incarnation libératrice, en mourant par la chair, remplit toutes choses (Eph. 4, 10), au même instant, de son esprit et de sa force. C'est pour cela qu'au moment où Jésus Christ s'affaisse et succombe sur la Croix, le ciel et la terre lui prêtent leurs voix, et les morts annoncent la résurrection du Crucifié, et les rochers eux-mêmes font entendre pour lui leurs clameurs. Et le soleil s'obscurcit, et le voile du temple se déchira, et la terre trembla, et les pierres se fendirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts se levèrent (Luc 23, 45 ; Mt. 27, 51-52).
Chrétiens, la Parole incarnée ne se tait que pour nous parler avec plus de force et d'efficacité ; elle se cache pour pénétrer en nous plus profondément (Jn 1, 14) ; elle meurt pour nous faire don de son héritage. Assemblés dans ce temple pour vous entretenir avec Jésus au tombeau, entendez la parole vivante (Héb. 4, 12) du divin Trépassé ; écoutez le testament qu'il vous a laissé : Je vais vous préparer, comme mon Père m'a préparé, un royaume (Luc 22, 29).
Mais pour que des rêves inopportuns sur la grandeur de cet héritage, ne viennent pas détourner nos regards de Jésus crucifié qui doit appeler particulièrement notre attention dans ces grands jours, remarquons avec soin, chrétiens, que ses premiers héritiers n'ont reçu, à sa mort, d'autre trésor que le bois de la Croix sur laquelle il a souffert et il est mort, et qu'ils n'ont transmis que cette Croix, sous des images figuratives, à ceux qui veulent avoir part à l'héritage de son royaume. Qu'est-ce que cela nous apprend ? - C'est que de même qu'il a fallu que le Christ souffrît, et qu'il entrât ainsi dans la gloire (Luc 24, 26) qu'il avait en son Père, ainsi c'est par beaucoup de tribulations que le chrétien doit entrer dans le royaume (Ac. 14, 21) que le Christ lui a préparé ; que de même que la Croix de Jésus Christ est pour tous la porte de ce royaume, ainsi la croix du chrétien est, pour tout enfant du même royaume, la clef qui le doit introduire dans son héritage. Voilà le résumé de cette grande parole de la Croix (1 Cor. 1, 18), si au-dessus de la portée de l'esprit, si bien à la portée de la foi, si puissante par Dieu. Portons-la, comme une goutte de myrrhe, au tombeau du Verbe auteur de la vie.
Avant que le Fils de Dieu incarné prît et portât sa Croix, cette Croix appartenait aux hommes. A son origine, elle fut faite du bois de l'arbre de la science du bien et du mal. Le premier homme pensait ne faire qu'essayer du fruit de cet arbre ; mais à peine y eut-il goûté que l'arbre défendu, avec toutes ses branches et tous ses rejetons, croula de tout son poids sur le corps du violateur de la défense divine. Les ténèbres, l'affliction, la terreur, les fatigues, les maladies, la mort, la misère, l'humiliation, l'inimitié de toute la nature, toutes les puissances destructives, en un mot, comme déchaînées de l'arbre fatal, s'armèrent contre lui, et l'enfant de colère eût été précipité pour toujours dans les enfers, si la Miséricorde, dans ses conseils éternels, ne lui eût tendu les mains et ne l'eût soutenu dans sa chute. Le Fils de Dieu prit sur lui le fardeau qui écrasait l'homme ; il fit sienne la croix de l'homme, et ne lui laissa qu'à suivre cette Croix, non pas, sans doute, pour aider le Tout-Puissant à soutenir le fardeau, mais pour que lui-même, avec la petite croix qui restait son partage, se trouvât encore porté par la vertu de la grande Croix, comme la nacelle qu'entraîne le sillage du navire. Ainsi la Croix de colère se transforme en Croix d'amour ; la Croix qui fermait le paradis devient une échelle dressée vers le ciel ; la Croix issue de l'arbre terrible de la science du bien et du mal, arrosée du sang divin, reprend en arbre de vie. Le Fils de Dieu revêt notre nature et consacre en lui-même, par les souffrances, l'auteur de notre salut ; il est éprouvé de toutes les manières et il vient en aide à ceux qui sont éprouvés ; il marche portant sa Croix, et il conduit à la gloire ceux qui le suivent (Héb. 2, 10, 18 ; 4, 15).
Qui mesurera cette Croix du monde entier, portée par l'auteur de notre salut ? Qui en pèsera le poids ? Qui comptera la multitude de croix diverses dont elle se compose comme la mer se compose de gouttes ? - Cette Croix n'a pas été portée seulement de Jérusalem au Golgotha, avec l'aide de Symon le Cyrénéen, elle l'a encore été de Gethsémani à Jérusalem, et de Bethléhem même jusqu'à Gethsémani. Toute la vie de Jésus n'a été qu'une Croix, et personne n'a touché au fardeau, si ce n'est pour l'appesantir : Il a foulé seul le pressoir de la fureur divine, et, de tous les peuples, pas un homme n'a été avec lui (Is. 63, 3).
La divinité s'unit avec l'humanité, l'éternel avec l'éphémère, l'infini avec le fini, l'incréé avec sa créature, l'être par essence avec le néant : quelle Croix immense et incompréhensible doit résulter de cette union !
Le Dieu-Homme dont les cieux célèbrent la descente sur la terre, apparaît ici-bas dans la condition la plus humble de l'humanité, dans la plus petite des villes du plus petit des royaumes de la terre ; il n'a ni asile, ni berceau ; avec ses pauvres parents, à peine quelques pâtres s'occupent-ils de sa naissance.
Huit jours comptés de la nouvelle existence de l'Eternel, on l'assujettit à la loi sanglante de la circoncision.
Le Dieu du Temple est porté au Temple pour être présenté devant le Seigneur, et celui qui est venu racheter le monde est racheté au prix de deux petits oiseaux (Luc 2, 22, 24).
Alors qu'il est encore muet, le glaive de la parole de la Croix s'aiguise déjà sur lui par la bouche de Syméon, et transperce le coeur de sa mère (Luc 2, 34-35).
Quelques étrangers viennent le saluer du nom de roi des Juifs ; mais ce faible hommage excite contre lui la haine d'Hérode, le rend la cause innocente de l'effusion du sang, et le force à s'éloigner du peuple de Dieu et à se réfugier chez un peuple adorateur des idoles.
La Sagesse infinie de Dieu ne croît qu'avec l'âge en sagesse devant Dieu et devant les hommes. La source et l'auteur de toute grâce reçoit la grâce (Luc 2, 52). Trente ans, le Maître des cieux et le Roi de gloire se cache au ciel et à la terre dans une profonde soumission à deux mortels qu'il a daigné appeler ses parents.
Que n'a pas supporté ensuite Jésus, du jour de son avènement aux fonctions solennelles de rédempteur du genre humain !
Le Saint de Dieu, venant sanctifier les hommes, s'incline avec les pécheurs qui demandent à être purifiés, sous la main d'un homme, et reçoit le baptême : baptême en vérité, mes chers auditeurs, car il se plongea moins dans l'eau que dans l'océan des douleurs de la Croix.
Celui qui sonde les coeurs et les reins, se soumet lui-même à la tentation. Le Pain céleste est en proie à la faim terrestre. Celui devant qui tout genou doit fléchir au ciel, sur la terre et dans les enfers, souffre que le prince des puissances infernales lui demande ses adorations (Mt. 4, 9).
Le Médiateur entre Dieu et les hommes se découvre aux hommes, mais ou ils ne le reconnaissent pas, ou ils ne veulent pas le reconnaître. Ils regardent ses enseignements comme des blasphèmes (Mt. 9, 3), ses oeuvres comme contraires à la loi (Jn 9, 16), ses miracles comme faits au nom de Béelzéboul (Mt. 12, 24). S'il répand ses miracles et ses bienfaits le samedi, ils l'accusent de violer le sabbat. S'il redresse ceux qui errent, s'il reçoit ceux qui se repentent, ils lui reprochent d'être l'ami des pécheurs (Mt. 11, 19). Là, ils cherchent à le surprendre dans ses paroles (Mt. 22, 15) ; ici, ils le conduisent au sommet d'une montagne pour le précipiter (Luc 4, 29) ; ailleurs, ils ramassent des pierres pour les lui jeter (Jn 8, 59) ; nulle part, ils ne lui permettent de reposer sa tête (Mt. 8, 20). Ressuscite-t-il un mort, - ses envieux se consultent pour le faire mourir lui-même (Jn 11, 43-44, 46, 53). Le peuple le salue-t-il roi aux portes de Jérusalem, - tous les pouvoirs terrestres se lèvent pour le condamner comme un criminel. Dans le nombre choisi de ses amis, il voit un traître ingrat, le premier instrument de sa mort ; les meilleurs d'entre eux lui sont un sujet de scandale, en lui opposant leurs pensées humaines quand lui s'avance à son oeuvre divine (Mt. 16, 23).
Déposeras-tu, divin Porteur de la Croix, ne fût-ce que pour un instant, le fardeau énorme qui va sans cesse s'appesantissant sur tes épaules ? Te reposeras-tu un peu, sinon afin de renouveler tes forces pour de nouveaux exploits, du moins par condescendance pour la faiblesse de ceux qui te suivent ? - En effet, en approchant du Golgotha, tu t'arrêtes sur le Thabor. Va, gravis cette montagne de gloire ; que ton visage resplendisse de la lumière céleste ; que tes vêtements éclatent de blancheur ; que la Loi et les Prophètes viennent reconnaître en toi leur accomplissement ; qu'on entende la voix de l'affection de ton Père ! - mais ne remarquez-vous pas, mes chers auditeurs, que la Croix suit Jésus sur le Thabor même, et que la parole de la Croix ne se sépare pas de la parole qui glorifie ? De quoi s'entretiennent avec Jésus, au milieu d'une pareille gloire, Moïse et Elie ? - Ils s'entretiennent de sa Croix et de sa mort : Ils disaient sa sortie du monde, qu'il devait accomplir en Jérusalem (Luc 9, 31).
Longtemps Jésus porta sa Croix comme sans en sentir la pesanteur ; mais à la fin il lui fut livré, comme à un lion, pour qu'elle brisât tous ses os (Is. 38, 13). Suivons-le, avec Pierre et les fils de Zébédée, dans le jardin de Gethsémani, et plongeons un oeil attentif dans les ténèbres de sa dernière nuit sur la terre. Là, il ne cache plus la Croix qui brise son âme : Mon âme est triste, même jusqu'à la mort (Mt. 26, 38). Son entretien suppliant avec son Père consubstantiel, loin de le délivrer, le retient sous le fardeau de sa souffrance. Mon Père, s'il est possible, que ce calice passe loin de moi : cependant, non comme je veux, mais comme tu veux (Mt. 26, 39). Celui qui porte tout par la parole de sa force, a besoin maintenant qu'un ange le fortifie (Luc 22, 43).
Cette tristesse mortelle de Jésus paraîtra peut-être, à quelques-uns d'entre nous, indigne de l'Impassible. Qu'ils sachent que cette tristesse n'est pas l'effet de l'impatience humaine, mais de la justice divine. Pouvait-il, l'Agneau immolé dès la création du monde (Ap. 13, 8), échapper à l'autel de son sacrifice ? Celui que son Père a sanctifié et envoyé dans le monde (Jn 10, 36), celui qui a pris sur lui, dès le commencement la tâche de réconcilier les hommes avec Dieu, pouvait-il hésiter dans l'accomplissement de cette mission à la seule pensée de la souffrance ? S'il pouvait avoir quelque impatience, c'était l'impatience d'accomplir notre rédemption et de consommer notre bonheur. J'ai à être baptisé d'un baptême, dit-il, et combien je suis impatient jusqu'à ce qu'il s'accomplisse (Luc 12, 50) ! Ainsi donc, s'il est triste, il n'est pas triste de sa propre tristesse, mais de la nôtre ; si nous le voyons comme un homme de douleur, comme un lépreux frappé par Dieu, couvert d'opprobres, c'est qu'il porte nos péchés, et qu'il s'est chargé de nos langueurs (Is. 53, 3-4) ; le calice que lui présente son Père est le calice de toutes les iniquités que nous avons commises et de tous les châtiments qui nous étaient préparés, calice qui aurait submergé le monde entier s'il ne l'avait accepté, embrassé et épuisé à lui tout seul. Ce calice est composé d'abord de la désobéissance d'Adam, ensuite de la corruption du premier monde (Gen. 6, 12 ; 2 Pi. 2, 5), de l'orgueil et de l'impiété de Babylone, de l'endurcissement et l'impénitence de l'Egypte, de la perfidie de Jérusalem tuant les prophètes et lapidant ceux qui lui étaient envoyés (Mt. 23, 37), de la méchanceté de la Synagogue, des superstitions du paganisme, de l'arrogance des philosophes, et enfin (puisque le Rédempteur a porté même les péchés futurs du monde) des scandales qui sont arrivés jusque dans le Christianisme : les divisions du troupeau unique de l'unique Pasteur, les subtilités audacieuses des faux docteurs, l'appauvrissement de la foi et de l'amour dans le royaume de l'amour et de la foi, la propagation de l'impiété dans le sein de la piété elle-même. Ajoutons à cela tout ce que nous trouvons en nous et hors de nous qui mérite la haine et la colère de Dieu, et encore tout ce que nous nous efforçons de dérober à notre conscience sous le nom spécieux de faiblesses : l'étourderie et les plaisirs criminels de la jeunesse, l'endurcissement de la vieillesse, l'oubli de la Providence dans la prospérité, les murmures dans l'infortune, la vanité dans la bienfaisance, la cupidité dans le travail, notre paresse à nous corriger, nos rechutes fréquentes après nous être relevés, l'insouciance et l'oisiveté compagnes nécessaires du règne du luxe, la licence du siècle enflé des chimères de sa science ; - tous ces torrents d'iniquités ont fondu ensemble sur Jésus pour lui composer un seul calice de tristesse et de douleur ; tout l'enfer s'est conjuré contre cette âme céleste : est-il donc bien étonnant qu'elle ait été triste jusqu'à la mort ?
Notre parole faiblit, chers auditeurs, devant la tâche d'accompagner encore le grand Martyr de Gethsémani à Jérusalem et au Golgotha, de la Croix morale à la Croix réelle. Mais les cérémonies saintes accomplies aujourd'hui par l'Eglise, ont déjà mis sous vos yeux cette voie et cette dernière Croix. Elle est si douloureuse que le soleil n'en a pu soutenir la vue, si pesante que la terre a tremblé sous elle. Toutes les tortures intérieures et extérieures, les plus cruelles et les plus outrageantes, endurées par l'innocence la plus pure, et endurées en récompense de bienfaits sans nombre ; le Très-Saint supplicié par les artisans de tous les crimes, le Créateur martyrisé par ses créatures ; souffrir pour des indignes, pour des ingrats, pour les auteurs mêmes de ses souffrances ; souffrir pour la gloire de Dieu et être abandonné de Dieu : - quel abîme incommensurable de douleurs !
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi as-tu abandonné ton Bien-Aimé ? - En effet, Seigneur, tu l'as abandonné pour un instant, afin de ne pas nous abandonner pour l'éternité, nous qui t'avons abandonné. Dès aujourd'hui il règne, il se revêt de beauté, il ceint sa force, et il affermit la terre de sorte qu'elle ne sera point ébranlée (Ps. 92, 1). Elevé de la terre par la Croix, il en couvre la terre, et il attire tout à lui au ciel (Jn 12, 32).
Mais quelque grande et quelque divine que soit, pour attirer tout à elle, la force de Jésus Christ, il ne peut autrement nous entraîner sur ses pas (Cant. 1, 3) qu'en plantant sa Croix en nous, qu'en unissant notre croix à la sienne. Celui qui veut venir avec moi, dit-il, qu'il prenne sa croix et me suive (Luc 9, 23). En effet, quoique, par son sang, gage de son alliance, et par sa Croix, il ait consommé l'expiation de tous les péchés et racheté le monde de l'anathème, et qu'il nous ait ouvert l'entrée du Saint des Saints, comme personne n'y peut entrer que le sacrificateur et la victime, nous devons nous livrer comme victimes aux mains de ce grand prêtre selon l'ordre de Melchisédec ; comme la malédiction est le fruit du péché, et que le péché prend sa racine dans la volonté libre, nous devons, pour nous approprier l'expiation et la rédemption, la justification et la sanctification de Jésus Christ, livrer librement notre volonté à l'action efficace de la Croix de Jésus Christ. C'est pour cela que ceux qui ont réellement compris toute la force divine renfermée dans la parole de la Croix, nous enseignent si souvent, par leurs exemples et leurs discours, à être crucifiés avec le Christ, à crucifier notre chair avec ses passions et ses désirs déréglés, à ne pas vivre pour nous-mêmes, à accomplir dans notre chair ce qui manque à la passion de Jésus Christ (Rom. 6, 6 ; Gal. 6, 14 ; 5, 24 ; Rom. 14, 7 ; Col. 1, 24).
Plus nous portons constamment et avec patience le fardeau de notre croix, et plus nous recevons avec abondance les dons de Dieu qui nous ont été achetés par la Croix de Jésus Christ : A mesure que les souffrances de Jésus Christ abondent en nous, nos consolations abondent aussi par Jésus Christ (2 Cor. 1, 5). Le pécheur qui, en portant courageusement sa croix, arrive enfin à s'y attacher lui-même, en se livrant avec une soumission sans réserve à tous les effets de la justice expiatoire sous les yeux de Jésus crucifié, celui-là entendra bientôt, avec le larron, cette parole de joie : Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis. La souffrance en présence de Jésus Christ et à son exemple, est l'entrée du ciel.
De même que la Croix visible et réelle est l'étendard royal du royaume de Jésus Christ, ainsi la Croix invisible est le sceau et le signe distinctif des vrais serviteurs, des élus du royaume de Dieu. Elle est le gage précieux de l'amour de Dieu, le sceptre paternel qui frappe et brise moins qu'il ne fortifie et console (Ps. 2, 9 ; 22, 4), le feu purificateur de la foi, la compagne de l'espérance, l'antidote de la sensualité, la domination des passions, l'invitation à la prière, la gardienne de l'innocence, la mère de l'humilité, l'institutrice de la sagesse, le guide des enfants du Royaume. Où ont grandi tous les saints qui ont été les guides et les défenseurs de l'Eglise, les Joseph, les Moïse, les Daniel, les Paul ? - A l'école de la Croix. Quand l'Eglise a-t-elle été plus féconde, plus florissante, et quand a-t-elle produit le plus de fruits de sainteté ? - C'est quand tout le champ du Seigneur a été sans relâche labouré par la Croix, et abreuvé du sang des martyrs. «Quels sont ceux qui entourent le trône glorieux de l'Agneau ?» fut-il demandé à Jean dans sa vision : Ceux qui sont revêtus de robes blanches, qui sont-ils, et d'où viennent-ils ? Et comme il ne put pas les reconnaître dans cette gloire de Dieu, il lui fut dit que c'étaient ceux qui avaient été marqués du sceau de la Croix : Ce sont ceux qui sont venus des grandes afflictions (Ap. 7, 13‑14).
Quelle est donc la folie de ceux qui veulent anéantir la Croix de Jésus Christ (1 Cor. 1, 17), et qui s'imaginent comprendre la vertu de sa résurrection sans la participation de ses souffrances (Ph. 3, 10) ! Si Jésus Christ seul est la vie et la voie (Jn 14, 6) qui conduit à la vie, comment pourront-ils arriver à la vie de Jésus Christ sans passer par sa voie ? Peuvent-ils, ces membres amollis, entrer dans la composition d'un corps qui s'adjoint à une Tête couronnée d'épines (Eph. 6, 15‑16) ? Est-il possible aux membres d'être dans le repos et le calme, quand la tête est plongée dans la peine, les tourments et l'ignominie ; de s'oublier dans les plaisirs bruyants, quand elle est en proie à des douleurs mortelles ; de boire à pleines coupes les joies du monde, quand elle a soif et n'est abreuvée que de vinaigre ; de se dresser orgueilleusement, quand elle s'incline ; de ne pas vouloir souffrir, même un instant, pour leurs propres péchés et leurs propres iniquités, quand elle meurt dans les tortures pour les péchés et les iniquités des autres ; d'être vivants au monde et à la chair, quand elle rend son âme à Dieu ?
O homme attiré au ciel par la grâce de ton Dieu, mais empêché dans le monde par la chair ! vois ton image dans le malheureux qui, s'enfonçant dans l'eau, lutte pour se soutenir à la surface : il étend incessamment ses membres en croix, et c'est ainsi qu'il parvient à vaincre les vagues ennemies. Regarde l'oiseau, quand il veut s'élever de la terre : il s'étend en croix, et prend de l'essor. Cherche, toi aussi, dans la Croix, le moyen de t'arracher au monde, et de t'élever à Dieu. La parole de la Croix est, pour ceux qui se sauvent, la force de Dieu. Amen.
2. La Résurrection de Notre Seigneur Jésus Christ1
Christ est ressuscité !
Déjà se sont écoulées quelques-unes des heures solennelles et symboliques de la plus grande des fêtes. Il me vient à la pensée de me demander : Comprenons-nous assez les toutes premières minutes de cette solennité ? - Retournons, de ce jour éclatant, à la nuit qui l'a précédé, nuit d'abord sombre, et puis non moins éclatante que ce jour lui-même, et arrêtons nos méditations sur ce qui s'est passé.
Dès minuit, l'Eglise s'est hâtée de nous réunir pour le commencement de la fête. Pourquoi cela ? - C'est qu'il était désirable de rapprocher, autant que possible, le commencement de la solennité de l'heure de l'événement qu'elle est destinée à célébrer : la résurrection de Jésus Christ. Cette heure ne nous est pas précisément connue. Quand les saintes femmes, vers le lever du soleil, arrivèrent au tombeau du Seigneur, il était déjà ouvert, et les anges leur annoncèrent la résurrection du Christ, qui était déjà accomplie. Ce fut beaucoup plus tôt que la terre trembla autour du tombeau du Seigneur, que l'ange en souleva la pierre, qu'il en terrassa les gardes par l'éclat de son apparition, et qu'il les en éloigna ainsi afin d’en rendre l'approche libre aux saintes femmes et aux apôtres. Ce fut encore plus tôt que s'accomplit la résurrection, puisqu'elle s'accomplit le tombeau étant encore scellé, ainsi que l'atteste la sainte Eglise, gardienne des mystères du Christ ; mais ce ne fut pas toutefois avant minuit, puisque, selon la prédiction du Seigneur, elle devait arriver le troisième jour, et par conséquent après l'heure de minuit du samedi, quoique ce puisse être dans les premiers moments qui la suivirent. Nous avons voulu saisir, cachée dans ces heures, la minute incomparablement grande et merveilleuse de la résurrection, en commençant à propos notre solennité, afin que notre fête coïncidât autant que possible avec l'événement que nous célébrons, de même que ceux qui conduisent un triomphe sont appelés à se joindre au triomphateur.
Immédiatement avant de commencer cette pompe de la résurrection, nous avons entonné un cantique en l'honneur de la sépulture de trois jours de Jésus Christ. Pourquoi cela ? - D'abord, ici encore l'ordre de la commémoration a suivi l'ordre des événements commémorés, puisque la résurrection de Jésus Christ n'arriva qu'à la suite de sa sépulture de trois jours. En second lieu, ce réveil, avant la joie, d'une pieuse tristesse, devait fort bien nous préparer à une intelligence plus exacte et plus claire, et à un sentiment plus vif de la joie divine qui devait la suivre.
Nous avons préludé à cette cérémonie solennelle par un hymne dans lequel nous avons proclamé que les anges chantent dans les cieux la résurrection de Jésus Christ ; ensuite nous avons demandé pour nous aussi la grâce de la célébrer avec un coeur pur ; et ce chant a été entonné dès le commencement, le sanctuaire encore fermé, lorsque l'Eglise était encore dans le silence2. Que veut dire cet ordre des cérémonies ? - Il rappelle encore l'ordre des événements. Les anges ont connu et glorifié avant les hommes la résurrection de Jésus Christ, puisque les hommes l'ont apprise d'abord des anges. Le ciel ne s'est pas ouvert aux yeux de la terre quand le Christ l'a ouvert d'une manière invisible par la force de sa Croix, et y a introduit, dès le moment de sa résurrection, les patriarches, les prophètes et les saints de l'Ancien Testament, au milieu des cantiques des anges. Nous connaissons par la foi, et non par nos yeux, cette marche triomphale de l'Eglise céleste, et, pour que cette connaissance que nous en avons ne soit pas trop confuse, pour que la représentation symbolique qu'en fait l'Eglise de la terre ne soit pas trop morte, nous avons besoin de demander au Christ Dieu sa grâce et la pureté du coeur, parce que ceux qui ont le coeur pur, verront Dieu (Mt. 5, 8).
Et après avoir demandé à Jésus Christ ressuscité lui-même son secours pour le glorifier dignement, nous avons suivi, dans cette glorification, un ordre de cérémonie tout à fait inaccoutumé. Sortis du sanctuaire et du temple, nous nous sommes arrêtés dans la nuit, à l'occident, devant les portes fermées du temple, et, là, nous avons chanté un premier hymne à la très Sainte Trinité et au Christ ressuscité. L'encensoir et la croix nous ont ouvert les portes, et alors, de l'ombre extérieure, nous sommes entrés dans la lumière intérieure, et nous nous sommes livrés complètement à l'enthousiasme de la fête. Il y a là tant de choses inaccoutumées qu'on serait amené à les regarder comme désordonnées si l'on n'y voyait une signification mystérieuse et profonde. Quelle est cette signification ? - Celle-là même que nous vous avons déjà expliquée en partie. Dans ces cérémonies visibles de l'Eglise de la terre, est retracée, autant que possible, la liturgie triomphale de l'Eglise du ciel.
C'est une loi ancienne et sublime des cérémonies de l'Eglise, d'être l'image des liturgies du ciel. C'est ainsi que l'apôtre saint Paul dit du sacerdoce de l'Ancien Testament qu'il était la figure et l'ombre des choses célestes (Héb. 8, 5). L'Eglise chrétienne est plus près de l'Eglise céleste que celle de l'Ancien Testament. Celle-ci était surtout la figure de l'abaissement du ciel sur la terre, - de l'incarnation du Fils de Dieu ; l'Eglise chrétienne, après sa descente sur la terre, a dû principalement le représenter, selon l'expression du Prophète, montant au ciel, et traînant captive la captivité (Ps. 67, 19), ou, pour parler plus clairement, arrachant à l'enfer ses prisonniers et ses esclaves, et les conduisant à la liberté et à la béatitude ; recevant des dons pour les hommes, c'est-à-dire, acquérant aux hommes, par les vertus de sa Croix, le droit aux dons bienheureux du Saint Esprit.
La résurrection et l'ascension de Jésus Christ n'ont pas commencé au tombeau seulement, mais à l'enfer même : car, après sa mort sur la Croix, ainsi que le proclame l'Eglise, dans le tombeau tu étais avec ton corps, aux enfers avec ton âme comme Dieu. Il est descendu même jusqu'aux enfers, et il y a dissipé les ténèbres qui y règnent. Jusque-là, quoique les patriarches, les prophètes et les justes de l'Ancien Testament ne fussent pas plongés dans la nuit profonde où sont submergés les incrédules et les impies, ils n'étaient cependant pas sortis non plus de l'ombre de la mort, et ne jouissaient pas de la pleine lumière. Ils avaient la semence de la lumière, c'est-à-dire la foi dans la venue de Jésus Christ ; mais ce n'était qu'à sa venue réelle vers eux, et au contact de sa lumière divine que leurs lampes pouvaient s'allumer de la flamme de la véritable vie céleste. Leurs âmes, comme les vierges sages, se tenaient aux portes de la maison céleste ; mais la clef de David pouvait seule ouvrir ces portes ; l'Epoux divin seul, qui était sorti par ces portes, pouvait y rentrer, et ramener avec lui les fils de son lit nuptial. Et ainsi le Sauveur du monde, après avoir été crucifié et être mort dans le monde visible, est descendu dans le monde invisible, même jusqu'aux enfers, et il a éclairé les âmes des justes, et il les a délivrées de l'ombre de la mort, et il leur a ouvert les portes du paradis et du ciel ; puis il a montré enfin, dans le monde visible, la lumière de la résurrection.
Ne comprenez-vous pas, maintenant, comment l'Eglise a joint cet invisible à ce visible, et a figuré l'un dans l'autre ? Nous nous sommes arrêtés, comme avec les habitants du monde invisible, au couchant, dans l'ombre de la nuit comme dans l’ombre de la mort, devant les portes fermées du temple comme devant les portes fermées du paradis. Par là, l'Eglise a voulu nous dire : C'était ainsi avant la résurrection de Jésus Christ, et c'eût été ainsi éternellement s'il ne fût pas ressuscité. Ensuite l'hymne à la très Sainte Trinité et au Christ ressuscité, la croix et l'encensoir nous ont ouvert les portes du temple représentant les portes du paradis et du ciel. Par ces images l'Eglise nous a dit : C'est ainsi que la grâce de la très Sainte Trinité, et le nom et la force de Jésus Christ ressuscité, la foi et la prière ouvrent les portes du paradis et du ciel. Les cierges brûlant dans nos mains ne représentaient pas seulement la lumière de la résurrection, mais ils nous rappelaient en même temps les vierges sages, et nous invitaient à nous tenir prêts pour accueillir, avec la lampe de la foi, alimentée par l'huile de la paix, de l'amour et de la charité, la seconde venue, la venue glorieuse de l'Epoux céleste au milieu de la nuit, et pour trouver ouvertes devant nous les portes de son royaume.
Ce sont là quelques-uns des traits des cérémonies mystérieuses accomplies aujourd'hui par l'Eglise ! Soyons attentifs, mes Frères, et surtout soyons fidèles à l'enseignement symbolique de l'Eglise notre mère.
En célébrant le triomphe du Christ ressuscité pour nous, arrêtons en même temps, dans l'attendrissement de nos coeurs, nos regards sur le Christ crucifié, tourmenté, mort et enseveli pour nous, de peur que notre joie ne s'oublie et ne devienne déraisonnable. Celui-là seul peut goûter pleinement, et sans crainte de la perdre, la joie de la résurrection de Jésus Christ, qui est ressuscité lui aussi intérieurement avec Jésus Christ, et qui peut avoir l'espérance de ressusciter triomphalement : or, cette espérance n'appartient qu'à celui qui prend sa part de la Croix, des souffrances et de la mort du Christ, ainsi que nous l'enseigne l'apôtre : Si nous avons été entés en lui par la ressemblance de sa mort, nous serons aussi entés en lui par la ressemblance de sa résurrection (Rom. 6, 5). Souffrons avec lui, et nous serons glorifiés avec lui (Rom. 8, 17). La joie de cette fête, si elle oubliait la Croix et la mort du Sauveur qui nous invitent à crucifier notre chair avec ses passions et ses convoitises, courrait le risque - de terminer par la chair ce qui a été commencé par l'esprit, et de changer ceux qui célèbrent la résurrection du Christ en bourreaux qui le crucifieraient une seconde fois.
Nous avons célébré, après les anges et à leur exemple, le triomphe de la résurrection de Jésus Christ, nous nous sommes joints figurativement, pour ce triomphe, aux patriarches, aux prophètes et aux justes ; nous avons été introduits dans l'Eglise comme dans le paradis et le ciel pour la solennisation de cette fête. Songez donc quelle doit être, après cela, notre solennité ! Elle doit ressembler de près à celle des anges ; elle doit être digne de s’unir à celle de l’Eglise céleste des patriarches, des prophètes et de tous les autres saints ; elle doit être digne du paradis et du ciel. Ne pensez pas que cette exigence soit excessive et impossible à notre faiblesse. Celui qui célèbre cette fête avec un coeur pur, la célèbre avec les anges. Celui qui la célèbre avec amour pour Dieu et pour Jésus Christ ressuscité, dans un esprit de fraternité pour son prochain, celui-là la célèbre en communion avec l'Eglise céleste, puisque le ciel n'est autre chose que le royaume de l'amour divin ; et si, comme l'assure l'auteur de l'Apocalypse, Quiconque demeure dans l'amour, demeure en Dieu (1 Jn 4, 16), il ne demeure pas, évidemment, hors du paradis et du ciel. Mais s'il ne nous est pas très difficile de nous élever pour unir notre solennité à celle des anges et de l'Eglise céleste, il ne nous l'est pas beaucoup non plus, malheureusement, de tomber et de nous éloigner de leur communion. Celui qui plonge et ensevelit les joies de l'âme dans les jouissances de la chair, celui-là ne célèbre plus la fête avec les anges incorporels. Celui qui s'occupe de la terre au point d'oublier le ciel, celui-là, dès ce moment, est loin de l'Eglise céleste. Celui qui ne s'efforce pas de préserver sa fête du péché, celui-là ne la célèbre plus en communion avec les saints. Celui qui ne garde pas et n'entretient pas sa lumière intérieure, et qui, par sa négligence, la laisse s'éteindre, celui-là n'a pas beaucoup d'espérance de voir ouvertes les portes saintes de la demeure céleste, quoiqu’il voie, sur la terre, s’ouvrir les portes saintes du sanctuaire.
O Christ, notre Sauveur, glorifié au ciel par les anges et par les âmes bienheureuses des justes ! rends-nous dignes de te glorifier aussi sur la terre avec un coeur pur ! Amen.
3. L'Ascension de Notre Seigneur Jésus Christ
Et pendant qu'ils le suivaient des yeux montant au ciel, voilà que deux hommes se présentèrent devant eux, vêtus de blanc, qui leur dire : Hommes de Galilée, que restez-vous là à regarder au ciel ?
Ac. 1, 10-11.
Et à moi, il me semble étonnant, hommes de lumière, que vous demandiez à ces hommes de Galilée pourquoi ils tiennent leurs regards attachés aux cieux. Comment ne regarderaient-ils pas les cieux où vient de s'élever Jésus, où vient d'être enlevé leur trésor, où vient de leur être ravie leur espérance et leur joie, où a disparu leur vie ? S'ils portaient maintenant leurs regards vers la terre, c'est alors qu'il faudrait leur demander, - ce qu'il faut demander à tous ceux qui, marchant sur les pas de Jésus Christ, tiennent cependant leurs yeux opiniâtrement abaissés sur ce monde : Que regardez-vous sur la terre ? Qu'avez-vous à y chercher encore, quand votre unique trésor, et le sien, après avoir été trouvé à Bethléhem, répandu sur toute la Judée et la Samarie, après avoir passé par les mains des brigands à Gethsémani, à Jérusalem et au Golgotha, après avoir été caché sous une pierre dans le jardin de Joseph d'Arimathie, - a été enlevé et emporté dans les Tabernacles du ciel ? On vous a dit, et il en doit être ainsi : Où est votre trésor, là est votre coeur (Mt. 6, 21) ; par conséquent, si votre trésor est au ciel, votre coeur y doit être aussi, et c'est là que doivent être tendus vos regards, vos pensées et tous vos désirs.
Ces deux hommes vêtus de blanc, qui apparurent aux apôtres aussitôt après l'ascension du Seigneur, et qui leur demandèrent pourquoi ils regardaient ainsi au ciel, ces deux hommes étaient eux-mêmes, sans aucun doute, des habitants du ciel ; il n'est donc pas possible de penser que cela leur fût désagréable, ni qu'ils voulussent tourner ailleurs les regards des hommes de Galilée. Non ! Ils ne veulent que mettre un terme à l'ébahissement inactif des apôtres : Que restez-vous là à regarder au ciel ? Après les avoir tirés de cet ébahissement, ils les amènent à la réflexion, ils enseignent aux apôtres, - et à nous, avec quelles pensées il faut porter ses regards au ciel à la suite du Seigneur Jésus, qui vient de s'y élever. Ce Jésus, continuent-ils, qui vous est ravi et qui s'est élevé au ciel, viendra de la même manière que vous l'avez vu monter au ciel.
Quoique notre Seigneur, après sa résurrection, se fût souvent montré aux apôtres et se fût souvent fait subitement invisible à leurs yeux, et que, par conséquent, ils eussent pu en quelque sorte s'accoutumer à ces surprises merveilleuses, cependant, lorsque, en se séparant d'eux sur le Mont des Oliviers, il ne s'éloigna pas simplement ou ne disparut pas tout à coup à leurs yeux, mais qu'il s'éleva toujours visible jusqu'au-dessus des nuages, et qu'ils ne le perdirent de vue que dans l'immensité de l'espace, il n'y a aucun doute que ce prodige nouveau ne leur ait paru, malgré leur habitude de voir des merveilles, extraordinaire et particulièrement frappant. Alors ils comprirent bien que c'était l'accomplissement des paroles que leur avait rapportées Marie Madeleine : Je monte à mon Père et à votre Père, à mon Dieu et à votre Dieu (Jn 20, 17). Il leur fallut bien comprendre alors que ces visites qui les remplissaient de joie, que ces entretiens dans lesquels il les instruisait, que ces communications sensibles avec sa Divinité incarnée, qui avaient continué quarante jours, cet instant y mettait un terme. Quand leurs mains et leurs voix ne purent plus atteindre à lui, dans son ascension, ils le poursuivirent de leurs regards qui cherchaient à le retenir. Ils le suivaient des yeux, montant au ciel. On peut s'imaginer quelle immense privation durent éprouver les apôtres par la retraite au ciel de Jésus, qui seul était tout pour eux dans le monde. Mais cette privation immense, les puissances célestes s'empressent de la combler. Ce Jésus, qui vous est ravi et s'est élevé au ciel, viendra.
Chrétien, si tu as tant soit peu connu le Seigneur Jésus, si tu as goûté combien le Seigneur est doux (Ps. 33, 9), tu comprendras certainement plus ou moins quel vide son absence laisse dans le monde, tu sentiras quel vide son absence laisse dans le coeur. Et cela doit être ainsi : car tout ce qu'il y a dans le monde est vanité des vanités ; or, la vanité ne peut remplir un coeur créé par la Vérité pour la vérité : tout ce qu'il y a dans le monde est convoitise, ou bien objet, appât de convoitise, sous des formes diverses ; et, comme le monde passe avec sa convoitise (1 Jn 2, 16-17), ou pour mieux dire, comme les objets qui excitent la convoitise durent peu, alors, quelque grand que soit le monde, quelque divers que soient ses biens, quelque abondantes que soient ses sources de jouissances, tout cela ne saurait remplir le petit vase du coeur humain qui, étant immortel, ne peut être rempli que par la vie éternelle. Si, dans ce sentiment du néant des créatures, il te semble que le Seigneur, qui est ta vérité, ta vie, ton désir et la plénitude de tous tes désirs, s'éloigne de toi, se cache, t'abandonne non seulement sans consolation, mais encore dans l'affliction, non seulement dans l'isolement, mais au milieu des ennemis de ton salut ; si tes yeux épuisés de fatigue ne peuvent plus pénétrer les cieux voilés par un nuage, et que les décrets impénétrables du Très-Haut ne te présentent que l'inconnu, entends la parole pleine de force des puissances célestes, cette parole qui peut remplir le vide de ton coeur, soulager ton affliction, faire cesser ton isolement, éclairer tes ténèbres, résoudre ton inconnu, revivifier ton âme par une espérance infaillible et incorruptible : Ce Jésus, qui vous est ravi, et qui s'est élevé au ciel, - viendra.
A cette assurance consolante et salutaire de la venue future du Seigneur monté au ciel, ses messagers célestes ajoutent une brève explication de la manière dont il reviendra. Ils affirment que la venue du Seigneur sera semblable à son départ, ou à son ascension. Il viendra de la même manière que vous l'avez vu monter au ciel. Les envoyés célestes ne tiennent probablement pas de vains discours, comme nous le faisons quelquefois, nous, êtres terrestres ; la moindre de leurs paroles contient un grand enseignement pour ceux qui savent les écouter. Soyons donc attentifs !
Il viendra de la même manière que vous l'avez vu monter au ciel. D'après ces paroles, si nous observons toutes les circonstances qui ont accompagné l'ascension de Jésus Christ au ciel, nous pouvons remarquer, d'abord, la bénédiction qu'il donna en ce moment à ses apôtres. Il fut fait, dit l'évangéliste saint Luc, qu'en les bénissant, il s'éloigna d'eux et s'éleva au ciel (Luc 24, 51). Cette circonstance de son ascension au ciel et de sa séparation d'avec les élus, le Seigneur lui-même la leur rappellera lorsqu'il viendra dans sa gloire, et, en les revoyant, il les appellera à la possession réelle de son royaume ; car alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, les bénis de mon Père (Mt. 25, 34).
Quel inépuisable torrent de bénédictions le Christ nous promet, chrétiens ! Il élève la main pour bénir, et, avant de l'abaisser, il commence son ascension. Il fut fait qu'en les bénissant, - il s'éleva. Ainsi, en s'élevant, il continue encore à répandre invisiblement sa bénédiction. Elle s'épanche et coule incessamment sur les apôtres ; par eux elle découle sur ceux qu'ils bénissent au nom de Jésus Christ ; ceux qui ont reçu la bénédiction de Jésus Christ par les apôtres, la répandent sur les autres ; ainsi, tous ceux qui appartiennent à la sainte Eglise universelle et apostolique, deviennent participants de la même bénédiction de Jésus Christ et de son Père qui nous a comblés de toutes les bénédictions spirituelles pour le ciel, en Jésus Christ (Eph. 1, 3). Comme la rosée d'Hermon qui descend sur la montagne de Sion (Ps. 132, 3), cette bénédiction de paix descend sur toute âme qui s'élève au-dessus des passions et des convoitises, au-dessus des inquiétudes et des soucis du monde ; comme un sceau ineffaçable, elle marque ceux qui sont à Jésus Christ, tellement qu'à la fin des siècles, il les reconnaîtra à ce signe et les appellera du milieu de toute la race humaine : Venez, les bénis de mon Père !
Songeons, mes Frères, combien il est important pour nous de nous efforcer d'acquérir et de conserver la bénédiction du Seigneur dans son ascension, bénédiction qui descend, par les apôtres, sur nous et sur l'Eglise apostolique. Si nous l'avons reçue et si nous la conservons, nous serons appelés, avec les apôtres et avec tous les saints, lors de la venue future de Jésus Christ, au partage de son royaume : Venez les bénis ! Mais si, lorsqu'il appellera les bénis de son Père, il ne reconnaît pas sur nous ce signe, ou bien si nous n'avons reçu que la bénédiction menteuse de ces hommes qui eux-mêmes n'ont pas hérité du don divin et mystérieux de la bénédiction du Père céleste, quel sera notre sort ? En vérité, je vous le dis, songeons-y et occupons-nous-en tandis qu'il en est encore temps.
La seconde circonstance de l’ascension du Seigneur, que nous avons à remarquer par rapport à sa venue future, c'est qu'il est monté au ciel en présence de ses disciples, d'une manière apparente et solennelle. Ils le virent s'élever, et une nuée le déroba à leurs yeux. Quelle est cette nuée ? - Une nuée de lumière et de gloire, semblable à celle qui couvrit et remplit jadis le tabernacle de Moïse et le temple de Salomon. Alors on vit la gloire, mais on ne vit pas le Dieu de gloire ; plus tard on vit le Dieu, mais dépouillé de sa gloire, et on ne le reconnut pas, et on ne le glorifia pas : ici, la gloire ne cache plus le Dieu, et le Dieu ne cache plus la gloire. Les apôtres virent la gloire du Seigneur montant au ciel ; le prophète l'a aussi vue et entendue, quand il s'écrie lui-même dans un transport de triomphe : Dieu est monté au milieu des cris de joie, et le Seigneur, au bruit de la trompette (Ps. 46, 6). Ainsi, quand les messagers de lumière nous annoncent qu'il viendra comme on l'a vu monter au ciel, ils nous donnent à penser qu'il viendra d'une manière éclatante et solennelle. C'est bien ainsi que le Seigneur a dit de lui-même, que le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et tous les saints anges avec lui (Mt. 25, 31). C'est encore ainsi que s'exprime l'Apôtre : Le Seigneur, à l'ordre, ou à l'avertissement, à la voix de l'Archange, et au son de la trompette de Dieu, descendra du ciel (1 Th. 4, 16).
Mais pourquoi, dira-t-on, s'arrêter à ces détails qui paraissent plus faits pour exciter la curiosité que pour répondre à un vrai désir d'instruction ? Les prophéties sont faites pour marquer et recommander à la fois les événements qui viennent de Dieu ; or, qui ne reconnaîtra à l'instant, sans être prévenu de tous ses détails, la venue glorieuse du Christ ? - Ne vous hâtez pas tant, mes très chers amis, de conclure à la superfluité de ces détails. Non ! Les apôtres et les anges, et le Seigneur lui-même ne disent jamais rien pour la curiosité ; mais toutes leurs paroles tendent à instruire. Que la venue de Jésus Christ doive être éclatante et solennelle, cela nous a été prédit parce qu'il y aura de faux prophètes qui annonceront le contraire, quand un esprit de séduction sera envoyé aux chrétiens indignes, infidèles et pervertis. L'heure approche, ou le temps de la tentation (et peut-être est-elle présente), où l'on vous dira : Le Christ est ici, ou : Il est là ! Le voici dans le désert ! Le voici dans l'intérieur de la maison ! (Mt. 24, 23, 26). Le voilà chez nous, disent les sectaires apostats qui, abandonnant la cité de Dieu, la Jérusalem spirituelle, l'Eglise apostolique, se réfugient, non dans le vrai désert de la paix et du silence, mais dans la désolation de l'esprit et du coeur, où il n'y a ni saine doctrine, ni sainteté des mystères, ni vrais principes pour la vie, soit intérieure, soit extérieure. Le voilà chez nous, disent les ennemis secrets de notre sainte religion, en montrant leurs conciliabules ténébreux, comme si le soleil ne devait luire que sous terre, comme si ce n'était pas lui qui nous a dit et fait cette injonction : Ce que je vous dis dans la nuit, dites-le à la lumière, et ce que vous avez entendu dans l'oreille, prêchez-le sur les toits (Mt. 10, 27).
Que vous entendiez ces cris ou ces murmures, souvenez-vous, chrétiens, des paroles et de la promesse des anges à l'ascension du Seigneur : Il viendra de la même manière que vous l'avez vu monter au ciel, d'une manière aussi éclatante, aussi solennelle. Et c'est pourquoi, si quelqu'un vous dit : Le Christ est ici, ou : Il est là, ne le croyez point. Ni les cris violents, ni les murmures astucieux ne sauraient ressembler à la voix de l'archange ou à la trompette de Dieu. Ne sortez point à la suite de ceux qui vous appelleront hors de la cité du Seigneur ; restez à votre place, et gardez votre foi pour la venue réelle de Jésus Christ glorieux et triomphant.
La troisième circonstance de l'ascension du Seigneur, qui mérite d'être signalée pour l'avenir, c'est qu'elle fut soudaine et inattendue pour ses disciples. Autant que nous l'apprenons par les courtes relations évangéliques, elle eut lieu de la manière suivante : Il leur apparut à Jérusalem, comme il l'avait fait souvent, et, étant sorti, il les emmena avec lui, comme pour l'accompagner, s'entretenant avec eux, comme d'ordinaire, du royaume de Dieu, et particulièrement de la venue prochaine du Saint Esprit ; il les conduisit donc en dehors de Jérusalem, jusqu'à Béthanie, et il éleva les mains, et il les bénit, et il fut fait qu'en les bénissant, il s'éloigna d'eux et s'éleva au ciel. Non seulement il ne voulut pas de lui-même les prévenir de ce grand événement, mais encore, lors même qu'ils s'interrogèrent sur l'époque des grands événements de son règne, il refusa positivement de leur donner cette connaissance. Mais il leur dit : Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a réservés à son pouvoir (Ac. 1, 7). Ce refus de leur faire connaître les temps porte évidemment aussi sur l'époque de la venue future du Christ, et même s'y rapporte principalement. Précédemment encore, il insinuait à ses disciples la soudaineté de cet événement, en le comparant à l'éclair qui est, dans la nature, l'image la plus frappante de la soudaineté absolue : Comme l'éclair part de l'orient et luit jusqu'à l'occident, ainsi sera la venue du Fils de l'homme (Mt. 24, 27). L'Apôtre dit semblablement : Le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit (1 Th. 5, 2).
De cette soudaineté de sa venue future, le Seigneur tire lui-même, pour nous, chrétiens, un avertissement salutaire. Veillez donc, dit-il, car vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur viendra (Mt. 24, 42). Ne vous laissez pas entraîner à la curiosité ou à une crédulité légère quand des chrétiens, pensant en savoir plus qu'il ne nous a été donné par le Christ, vous compteront les temps de son royaume, et vous fixeront les jours de son apparition désirée : il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments ; efforcez-vous plutôt de connaître vos péchés, de compter vos chutes, et d'y trouver un terme dans la pénitence. Surtout gardez-vous, si vous l'entendez, de ce que diront ces insolents prédits par l'Apôtre : Qu'est devenue la promesse de son avènement ? Car depuis que nos pères se sont endormis, toutes choses demeurent dans le même état depuis le commencement du monde (2 Pi. 3, 4). Prenez garde que les rêves ténébreux des enfants de ce siècle, qui ont fermé les yeux à la lumière du siècle à venir, n'obscurcissent votre coeur, n'aveuglent votre intelligence, n'assoupissent votre esprit à cette heure désirée et redoutable où viendra le jour du Seigneur, comme un voleur dans la nuit.
Mes biens-aimés ! en espérant ces choses, efforcez-vous d'être trouvés par lui immaculés et purs, dans la paix (2 Pi. 3, 14). Amen.
4. La Pentecôte3
Ils furent tous remplis de l'Esprit Saint. (Ac. 2, 4)
Lorsque, après s'être abîmé dans la créature, lorsque, ne pouvant plus supporter l'éclat de la lumière incréée, l'homme se fut caché (Gen. 3, 8) de Dieu, et lorsque Dieu se fut caché de l'homme pour ne pas exterminer le coupable par l'unique effet de sa sainte présence, l'indivisible Trinité, dans sa clémence ineffable, se rapprocha du malheureux banni par des manifestations graduelles, afin que la grâce de Notre Seigneur Jésus Christ, et l'amour de Dieu le Père, et la communication du Saint Esprit (2 Cor. 13, 13) pussent le relever et le réhabiliter de sa déchéance. Le Père se manifesta par des promesses d'amour et de miséricorde, et confia le pécheur effrayé de sa justice infinie, à la médiation du Fils ; le Fils se manifesta sous le voile de l'humanité, et, après avoir vaincu en lui-même le péché et terrassé la mort, il ouvrit à la grâce du Saint Esprit une porte vers les enfants de colère ; enfin le Saint Esprit se manifesta par l'apparition de langues de feu, et pénétra, dans la personne des apôtres, la nature humaine, pour lui approprier l'amour du Père et les biens du Fils, et nous rendre participants de la nature divine (2 Pi. 1, 4).
En ce même jour où fut donnée autrefois sur le Sinaï la loi de l'esprit de servitude dans la crainte de la mort, en ce même jour est sortie aujourd'hui de Sion la loi de l'esprit de vie, de liberté, d'adoption (Rom. 8, 15, 2), pour que nous comprenions que la justification de la loi, qui n’a pas été atteinte par les Israélites charnels, s’accomplit dans les enfants de la foi, qui marchent selon l’esprit (Rom. 9, 31 ; Rom. 8, 3), et que la communauté de ceux qui ont été sauvés approche, d'un pas mesuré d'avance, vers la consommation de la loi.
Et ainsi, nous devons voir, dans la descente du Saint Esprit, non seulement un miracle qui illustre l'Eglise apostolique, mais un événement essentiellement lié avec l'affaire de notre salut. La solennité présente n'est pas une simple commémoration du passé, mais une continuation de la préparation des apôtres pour recevoir cet Esprit qui souffle sans cesse où il veut. Les apôtres, ainsi que le rapporte le livre de leurs Actes, après avoir persévéré ensemble dans la prière, furent remplis du Saint Esprit. Et non seulement les apôtres, mais encore, selon l'opinion de saint Jean Chrysostome, tous les disciples qui demeuraient avec eux, au nombre d'environ cent vingt (Ac. 1, 15), furent tous remplis du Saint Esprit. Et nous aussi, l'Eglise nous réunit dans ce temple, comme dans le cénacle (Ac. 1, 13) de Jérusalem, pour invoquer l'Esprit consolateur, l'Esprit de vérité, afin qu'il vienne et qu'il demeure en nous.
Et afin que cette prière d'une si haute importance ne soit point accueillie par cet ancien reproche : Vous ne savez pas ce que vous demandez ! - examinons préalablement, mes chers auditeurs, ce que c'est qu'être rempli du Saint Esprit, et combien ce don est indispensable pour tous et pour chacun.
Nous ne nous hasarderons pas à parler ici du Saint Esprit comme troisième personne de l'adorable Trinité, procédant du Père et résidant dans le Fils ; l'Esprit de Dieu lui-même peut seul pénétrer les profondeurs de Dieu (1 Cor. 2, 10-11). L'Esprit envoyé par le Fils de la part du Père (Jn 15, 26) dans ses dons libérateurs, l'Esprit remplissant l'homme, l'homme rempli de l'Esprit, voilà les objets auxquels l'intelligence de l'homme peut atteindre, et encore l'homme dans lequel demeure l'Esprit ; nous, qui à peine possédons les prémices de l'Esprit (Rom. 8, 23), nous ne pouvons que de loin, par le miroir de la parole de Dieu, chercher à voir quelque chose dans les manifestations de ce grand mystère.
L'Esprit Saint nous explique lui-même, par ses langues de feu, ce qu'il est dans ses dons primordiaux. Il est un feu immatériel, agissant par deux forces, la lumière et la chaleur, - la lumière de la foi, la chaleur de l'amour. Cette lumière céleste, selon l'expression de Salomon, s'avance et croît jusqu'au jour parfait (Prov. 4, 18). Elle dissipe les nuages de l'ignorance et du doute ; elle dévoile les illusions fantastiques que l'esprit perdu dans la sensualité prend souvent pour la vérité ; elle permet à l'homme de se voir lui-même dans la nudité de sa nature corrompue, de connaître les rapports du monde avec l'âme, et de sentir la présence de Dieu comme source de toute lumière ; elle communique la connaissance des choses que l'on espère, et la preuve de celles que l'on ne voit pas (Héb. 11, 1). Selon que la lumière du Soleil de vérité augmente dans l'esprit, le coeur s'échauffe et s'enflamme. L'amour divin en chasse l'amour de soi ; il y consume l'aiguillon des désirs charnels ; il le purifie, le délivre, et, respectivement, il éclaire l'âme d'une lumière nouvelle. La fusion de ces dons primordiaux de l'Esprit est figurée par la langue de feu qui proclame la loi du Dieu Verbe au coeur (Ps. 36, 31) de l'homme, y imprime Jésus Christ (Gal. 4, 19), et accomplit sa régénération dans la vie spirituelle.
Le moyen par lequel l'homme est rempli des dons divins, c'est l'action une et indivisible du Saint Esprit, qui toutefois peut avoir un commencement et une fin, diminuer ou augmenter, se ralentir ou s'accélérer, prendre différentes directions et des aspects divers ; elle correspond toujours au degré de préparation de celui qui la reçoit, mais elle n'est jamais soumise à sa volonté4 ; elle est suivie de conséquences sensibles, mais elle échappe à la raison qui voudrait remonter à son principe. Par sa propagation de l'intérieur à l'extérieur, elle ressemble à la rosée qui descend sur la toison de Gédéon (Jg. 6, 38), et qui de l'air se forme en gouttes d'eau, et remplit une coupe ; ou au vent que l'on perçoit par le mouvement qu'il produit, mais non par celui qui le constitue. L'esprit souffle où il veut, et vous entendez sa voix ; mais vous ne savez d'où il vient, ni où il va : il en est ainsi de tout homme qui est né de l'Esprit (Jn 3, 8). Quels sont donc les changements les plus saisissables qui peuvent marquer la présence de l'Esprit de Dieu dans l'âme de l'homme ? - Il y a des minutes où l'homme même adonné au monde et à la chair, se réveille du charme sous lequel ils le retiennent ; il voit clairement que toute sa vie passée n'a été qu'un enchaînement d'erreurs, de faiblesses, de crimes, de trahisons envers Dieu, que ses oeuvres sont réellement pour lui une semence de châtiments à venir, et que ses vertus elles-mêmes ne pourront soutenir le regard du Juge éternel ; il se condamne lui-même ; il tremble dans tout son être, le désespoir s'empare de lui, et il se sent attiré par ce désespoir même à la confiance en Dieu : - cette disposition au repentir, qu'est-ce autre chose que cet Esprit grand et fort qui renverse les montagnes et brise les rochers (c'est-à-dire, qui terrasse l'orgueil et amollit l'endurcissement du coeur), et qu'envoie devant lui le Seigneur quand il passe (3 Rois 19, 11) ? Qu'est-ce autre chose que ce vent violent qui annonce la descente du Saint Esprit (Ac. 2, 2) ? Qu'est-ce autre chose que ta crainte, Seigneur, au milieu de laquelle nous recevons dans notre sein l'Esprit de ton salut (Is. 26, 18) ? Heureux celui qui se livre avec docilité à cet entraînement de l'Esprit de Dieu ! Il le conduira par la voie étroite (Mt. 7, 14) de l'abnégation ; il lui fera arracher à lui-même ce qu'il avait semé, renverser ce qu'il avait édifié ; il lui apprendra à souffrir, et à se réjouir dans les souffrances (Col. 1, 24) ; à crucifier sa chair avec ses passions et ses convoitises (Gal. 5, 24), pour remettre entièrement son esprit dans les mains de Dieu. Peu à peu, le souffle violent se changera en ces doux et inénarrables gémissements par lesquels l'Esprit lui-même intercède pour nous (Rom. 8, 26), en cette voix vivante par laquelle il crie dans nos coeurs : Abba, Père (Gal. 4, 6) : et alors l'homme accomplira le précepte de Jésus Christ touchant la prière incessante (Luc 18, 1), ce qui aurait été impossible à ses forces seules, soit à cause de son penchant à la distraction, soit à cause de son ignorance de l'objet et de la forme de la véritable prière : nous ne savons ni ce que nous devons demander, ni comment nous devons le demander. A l'exercice de la prière incessante, est inséparablement liée la solitude spirituelle, dans laquelle le chrétien, après être entré dans sa chambre et en avoir fermé la porte (Mt. 6, 6), persévère, comme les apôtres, dans l'attente de la promesse du Père (Ac. 1, 4). Il ne se laisse pas aller à la distraction dans laquelle les mondains, enchaînés par des convenances frivoles, poursuivant les plaisirs, poursuivis par les soucis, rentrent rarement en eux-mêmes ; mais il réduit son esprit en servitude sous l'obéissance de Jésus Christ (2 Cor. 10, 5), et il donne à tous ses désirs l'essor vers le ciel où sa vie est cachée en Dieu avec Jésus Christ (Col. 3, 3), ou bien il les repose au-dedans de lui-même, où la grâce doit à la fin introduire le royaume de Dieu (Luc 17, 21). Il remplit les devoirs de son état sans être lié par les avantages qu'il en recueille ; il use des biens de ce monde, mais il ne s'y attache pas ; il acquiert comme s'il n'avait pas de besoins ; il perd comme s'il donnait de son superflu. L'homme qui est fermement résolu à se maintenir, autant que possible, dans cet état de détachement de lui-même, verra bientôt son désert desséché fleurir comme un lis (Is. 35, 1) ; le grain de sénevé semé dans le jardin de son âme, deviendra un grand arbre (Luc 13, 19) ; au travers du vêtement corruptible du vieil homme, se dépouillant d'heure en heure, brillera l'homme nouveau, créé à la ressemblance de Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité (Col. 3, 9 ; Eph. 4, 24) ; et l'esprit de sainteté respirera dans toutes ses facultés et dans toutes ses actions.
Ainsi, l'homme rempli du Saint Esprit présente à l'oeil qui n'est pas obscurci par les préjugés, une image de perfection devant laquelle disparaît comme une ombre tout ce que le monde appelle magnifique et grand. L'Apôtre, mes chers auditeurs, l'a estimé à son véritable prix quand il a dit de quelques défenseurs de la foi que le monde n'était pas digne d'eux (Héb. 11, 38). La grâce change en un trésor inestimable tout ce qu'elle touche dans l'homme qu'elle possède. Dans son esprit brille l'esprit de sagesse : non de cette sagesse par laquelle les enfants de ce siècle l'emportent, selon les paroles du Sauveur, dans leur génération (Luc 16, 8), c'est-à-dire, par laquelle ils apprennent à être inventifs dans les moyens et habiles dans les occasions d'acquérir les biens temporels, et ils augmentent leur propre valeur moins en elle-même qu'aux yeux des autres ; mais de cette sagesse qui juge spirituellement de tout (1 Cor. 2, 15), afin que tout lui devienne moyen d'arriver à l'unique félicité de son âme, la félicité éternelle. Sa volonté est dirigée par l'esprit de liberté : car la loi de l'Esprit de vie l'a affranchi, par Jésus Christ, de la loi du péché et de la mort qui impose à ses esclaves autant de tyrans qu'ils ont de besoins et de désirs, de passions et d'habitudes. Au fond de son coeur, repose l'esprit de consolation et de paix qui surpasse toute intelligence (Ph. 4, 7), que Jésus Christ donne à ses disciples, non comme le monde la donne (Jn 14, 27) : car la paix du monde n'est qu'un court assoupissement au milieu du bruit d'une tempête dangereuse, une tranquillité fondée sur l'ignorance, tellement que ces cris de joie : Paix et sécurité ! sont quelquefois interrompus par une ruine qui fond soudainement (Th. 5, 3) ; au contraire, la paix que donne Jésus Christ est fondée sur la confiance inébranlable qui vient de la réconciliation avec Dieu, en sorte que le chrétien, au milieu même des épreuves, des tribulations et des dangers, n'est point troublé, mais qu'il se livre même à la mort sans inquiétude, dans la conviction que les afflictions si courtes et si légères de la vie présente produiront pour lui le poids éternel d'une gloire sublime et incomparable (2 Cor. 4, 8-17). En lui réside un esprit de grandeur qui n'est ni une audace aveugle, ni une fierté cachée sous une vaine ostentation, ni l'éclat de vertus naturelles corrompues dans leur source, mais une véritable élévation de ses pensées occupées de Dieu, une largeur de vues qui n'est bornée que par l'éternité, une noblesse de sentiments produite et cultivée par la parole de Dieu ; - un esprit d'humilité qui, au milieu de l'abondance des biens de Dieu, ne voit en soi que pauvreté et indignité, pour en glorifier Dieu d'autant plus, tandis que ceux qui ne sont pas régénérés par l'Esprit de Dieu s'efforcent de trouver même dans leurs défauts quelque chose de grand, mendient les respects par leur humiliation même, rampent pour écraser les autres ; - un esprit de force, par lequel le chrétien n'est plus cet homme faible, esclave de ses propres sens, exposé de tous côtés aux attaques de l'ennemi, vaincu avant le combat, et sacrifiant une passion aux exigences d'une autre, mais un bon guerrier, revêtu de toutes les armes de Dieu (Eph. 6, 11), pouvant tout en Jésus Christ qui le fortifie (Ph. 4, 13), ravissant par la violence le royaume de Dieu (Mt. 11, 12). Que dire de ces dons merveilleux, de ces manifestations de l'Esprit que Dieu donne à ses élus pour l'utilité (1 Cor. 12, 7) des autres, pour l'édification de toute l'Eglise ?
O bonheur incomparable d'être le vase, la demeure, l'instrument de l'Esprit de Dieu ! O félicité céleste sur la terre ! O mystère dans lequel est renfermé tout ce que cherche l'esprit de l'homme, et pour lequel toute créature gémit et souffre toutes les douleurs (Rom. 8, 22) ! Mais, ô Seigneur ! qui a cru à notre prédication, et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé (Is. 53, 1) ? Ni la chair, ni le sang ne révèlent (Mt. 16, 17) ce mystère. Le monde s'imagine qu'aux cieux même on respire de l'esprit de ce monde, et quoiqu'il ait entendu si souvent ceux qui parlent le langage de ton Esprit, il répète grossièrement, aujourd'hui comme autrefois : Ils sont pleins de vin.
Et cela est vrai. Il y a, même parmi les chrétiens, des gens auxquels les dons du Saint Esprit paraissent si étranges que, s'ils n'osent les nier tout à fait, du moins ils les attribuent à d'autres personnes et à d'autres temps5, et, sans songer à se régénérer eux-mêmes, ils se reposent ou sur une espérance illusoire dans les mérites du Médiateur6, ou même sur leur propre justice.
Nous ne nous laisserons pas abuser par l'apparence séduisante que présente ordinairement la justice du monde. Ne pas être l'ennemi déclaré de la foi, ne pas commettre d'iniquités criantes, faire quelques bonnes oeuvres, éviter les excès nuisibles, se contenter, en un mot, de remplir ses devoirs indispensables et extérieurs d'homme et de membre de la société, ce n'est que blanchir son sépulcre (Mt. 23, 27) qui cependant reste à l'intérieur - tout plein d'ossements de morts ; c'est arracher les feuilles de l'arbre de vie qui doivent guérir les nations, mais ne pas goûter à ses fruits (Ap. 22, 2) qui doivent être la nourriture du chrétien ; c'est avoir la justice des scribes et des pharisiens, qui n'introduit pas dans le royaume des cieux (Mt. 5, 20). Mais pénétrer dans les replis de son coeur, d'où viennent les mauvaises pensées (Mt. 15, 19), et y rétablir la pureté et la sainteté ; mais garder toute la loi, et ne pas la violer en un seul point, pour n'être pas coupable comme si on l'avait violée tout entière (Jc. 2, 10) : - quel est l'homme qui, abandonné à sa seule raison et à ses seules forces, peut se flatter de faire cela ? Seul, Dieu crée en l'homme un coeur pur et renouvelle l'esprit de droiture en son sein (Ps. 50, 12). Il faut naître d'en haut, pour voir le royaume de Dieu (Jn 3, 3).
D'un autre côté, quoique la semence incorruptible (1 Pi. 1, 23) de cette naissance d'en haut soit descendue sur la terre par la mort du Dieu-Homme, nous ne pouvons pas nous en remettre, pour le reste aussi, à la vertu, pourtant infinie, de ses mérites. Comment cela ? Dieu aurait-il livré son fils en sacrifice, non seulement à sa justice, mais encore à notre ingratitude ? N'aurions-nous reconnu l'efficacité du sacrifice de la Croix que pour nous endormir avec plus d'insouciance dans l'inactivité ? Penser ainsi, ce n'est pas relever le prix des mérites de Jésus Christ, mais plutôt l'abaisser et se reposer sur eux avec une sécurité aussi pernicieuse que celle avec laquelle les Juifs se reposaient sur la loi. Si nous avons été baptisés en Jésus Christ, nous devons, conformément à cette profession de foi, montrer, par les fruits de ce baptême, que nous l'avons reçu non seulement dans l'eau, mais encore dans l'Esprit : car le Christ baptise dans l'Esprit Saint et dans le feu (Mt. 3, 11).
Enfin, si le don divin de l'Esprit nous semble se manifester rarement, n'en concluons pas qu'il n'est pas pour tous. Il est pour tous, dès que tous sont pour lui. Si l'on n'aperçoit plus de signes de sa présence, c'est ou que l'on a des yeux et que l'on ne voit point, ou qu'en effet cette question : Quand le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre (Luc 18, 8) ? approche de sa solution, et que le monde lui-même en est à son dernier soupir. L'univers sait ce qui lui arriva quand Dieu irrité dit : Mon Esprit ne demeurera plus à jamais dans les hommes, parce qu'ils ne sont que chair (Gen. 6, 3). Alors, non seulement la race impie des hommes, mais encore toute créature soumise au mal sans sa volonté, furent englouties par les eaux vengeresses. Encore une pareille menace, - et ce sera le déluge de feu du dernier jugement !
Mais aussi longtemps que Dieu conserve notre existence, chrétiens, et la prospérité de son Eglise, nous ne saurions douter que l'Esprit de Dieu ne réside en elle. De même que, lors de la création du monde, il était porté sur les eaux, il est porté aujourd'hui, pendant la durée de la régénération de l'homme, sur l'abîme sans fond de notre nature désordonnée, et, par sa bénédiction vivifiante, il la féconde pour la renaissance bienheureuse. Livrons-nous à son action toute-puissante ; élevons vers lui nos pensées et nos désirs, après les avoir dégagés de la chair et du monde ; appelons-le de la profondeur de notre chute, afin qu'Il descende sur nous, et, par sa grâce, qui nous a été acquise par la médiation du Rédempteur, le Dieu de bonté purifiera, éclairera, renouvellera, sanctifiera et sauvera nos âmes. Amen.
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