mardi 1 février 2011
La Lumière du Thabor n°35. Père G. Florovsky.
PERE GEORGES FLOROVSKY
LA CONTROVERSE ICONOCLASTE
«La controverse iconoclaste» a paru dans «Origène, Eusèbe et la controverse iconoclaste», Church History, 19, n2, 1950, p.77-96 puis dans les Collected Works de Florovsky, publiés à Belmont, Mass., par Nordland, vol.2, 1974, p.101-119. Cet article a été traduit de l'anglais par la Presbytéra Hélène.
Certaines formules de l'auteur, dans cet article, paraissent encore subir l'influence de la théologie scolaire occidentale. Notre revue s'efforce, depuis le début, de dépasser cette approche fausse et d'inscrire l'étude des Pères dans l'ensemble de la tradition vivante de l'Eglise et de l'expérience de la déification qui la nourrit. Le mérite du travail de Florovsky, et la raison pour laquelle nous avons jugé bon de le publier, est qu'il montre de façon claire et exacte que, contrairement à l'opinion admise couramment sur l'origine de l'iconoclasme, celui-ci s'inspire en fait de la philosophie païenne et hellénique et non de la mentalité biblique. Mais deux idées développées par l'auteur nous paraissent fausses : celle qui consiste à voir dans saint Maxime un partisan de l'origénisme et, en second lieu, le fait de comprendre la querelle sur les icônes comme une scission à l'intérieur d'un néo-platonisme qui serait commun aux orthodoxes et aux iconoclastes.
La querelle iconoclaste fut sans aucun doute l'une des controverses les plus importantes de l'histoire de l'Eglise chrétienne. Elle ne concerna pas uniquement l'empire byzantin ; l'Occident y prit également part. Certes l'Occident n'a jamais suivi l'Orient dans cette querelle théologique, et n'a pas non plus subi les conséquences de la théologie byzantine des icônes1. Dans l'histoire de l'Orient chrétien, cette controverse représente, en revanche, un moment décisif. Elle eut un retentissement sur tous les aspects de la vie et toutes les couches de la société se trouvèrent impliquées dans cette lutte, qui fut violente, acharnée, désespérée. Le prix de la victoire fut exorbitant, et celle-ci ne résolut pas toutes les tensions qui régnaient dans l'Eglise. L'Eglise byzantine n'a jamais retrouvé son unité, qui a été comme perdue ou dénaturée par la crise iconoclaste.
Aussi curieux que cela puisse paraître, il semble que nous ayons perdu la clef pour comprendre cette période essentielle de l'histoire de l'Eglise. L'origine, la signification et la portée de la crise iconoclaste sont des plus obscures et incertaines. Les historiens modernes n'ont pas pu se mettre d'accord sur les grandes lignes de leur interprétation. Depuis Paparrigopoulo et Vasiljevsky, il était de bon ton d'interpréter la crise iconoclaste en termes politiques et sociaux principalement, et d'en considérer la dimension religieuse comme une question secondaire. Nombreux sont ceux qui ont suggéré qu'au départ la crise iconoclaste n'avait rien à voir avec les questions doctrinales, et que les arguments et les positions théologiques n'étaient que pure invention -pour ainsi dire post factum, venue après-coup- au service des partis en présence. Quelques historiens sont allés jusqu'à affirmer que la question religieuse n'était qu'une diversion, imaginée par les factions rivales, et destinée à en dissimuler l'enjeu véritable, de nature économique selon eux2. Encore récemment, un éminent spécialiste des questions byzantines a affirmé que la théologie «ne comptait en rien» dans la querelle et que celle-ci était «totalement dénuée d'enjeu philosophique3». Du point de vue spirituel, bien avant qu'éclate la controverse iconoclaste, Byzance était prétendument morte et enterrée, et cette querelle manifestait clairement la sclérose de l'Eglise byzantine. Celle-ci était dans l'impasse. «Toute curiosité intellectuelle avait disparu : du côté orthodoxe, on n'en voyait plus le moindre signe». D'autre part, l'iconoclasme «n'avait guère de dimension intellectuelle4». Par conséquent, il ne faudrait pas interpréter la querelle iconoclaste dans le cadre des grands conflits doctrinaux des siècles précédents ; les hérésies christologiques anciennes avaient été condamnées et n'étaient plus à l'ordre du jour. On essaya bien de les ranimer, par pure intention polémique, durant la controverse sur les icônes5. Mais, en dernière analyse, il vaudrait mieux ne pas réveiller des fantômes.
Pour la recherche récente, ces affirmations arbitraires s'avèrent totalement démodées et périmées. Des chercheurs impartiaux ont incontestablement redécouvert et redéfini l'arrière-plan théologique de ce conflit. J'en veux pour preuve les écrits de George Ostrogorsky, de Gerhart B. Ladner et de Lucas Koch, O.S.B., en particulier6. La plupart des spécialistes contemporains s'accordent à dire que le véritable enjeu était d'ordre spécifiquement religieux, et que les deux partis en présence étaient aux prises avec de véritables problèmes théologiques. La querelle iconoclaste ne portait pas seulement sur des questions ecclésiastiques ou de rite ; ce fut une controverse doctrinale, portant sur quelques uns des points essentiels de la foi. Ce fut une véritable lutte pour l'orthodoxie. Saint Jean Damascène, le Patriarche Nicéphore et Saint Théodore le Studite étaient sans aucun doute de vrais théologiens, et non point de simples polémistes ou des aventuriers ecclésiastiques. Fait significatif, une étude serrée des oeuvres de Nicéphore (dont une grande partie n'a pas été publiée) a contraint J. P Andreev à réviser et à inverser sa première interprétation de la controverse iconoclaste. Au début de ses recherches, il partageait l'opinion de Paparrigopoulo, mais, au terme de celles-ci, il était intimement persuadé que l'iconoclasme était partie intégrante de la querelle christologique, et que le Patriarche Nicéphore était «l'ardent champion de la théologie grecque». Malheureusement le livre d'Andreev ne fut jamais édité et son manuscrit, qui était prêt pour la publication, semble s'être égaré7.
Ces nouvelles conclusions ne doivent pas éclipser ou minimiser les aspects socio-politiques de cette querelle. Mais il ne faut pas en exagérer la portée. Tous les courants doctrinaux -et philosophiques- dans l'Eglise ancienne étaient, en quelque sorte, «engagés politiquement», et comportaient des implications sociales et politiques ; même le monothéisme était un «problème politique8». Pourtant, ils ne constituaient nullement une superstructure idéologique qui aurait masqué une réalité politique ou économique. Dans la querelle iconoclaste, la lutte politique elle-même avait une connotation théologique très marquée et le «césaro-papisme» des empereurs iconoclastes était lui-même une forme de doctrine théologique9. L'iconoclasme, fut, sans nul doute, un phénomène complexe. Divers groupes furent associés au mouvement : leurs objectifs, leurs préoccupations, leurs motivations, étaient extrêmement variés. A coup sûr, les partisans de l'iconoclasme n'étaient pas unanimes, et on peut même se demander s'il existait vraiment un parti iconoclaste. En fait, ils étaient fort divisés. Ainsi, resituer la question dans son contexte théologique n'apporte pas de solution miracle. Au contraire, cela suscite de nouvelles interrogations. Il faut bien admettre que notre connaissance de cette époque est encore partielle et imparfaite. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir avant de proposer une synthèse historique exhaustive. Il reste encore à étudier les principaux documents théologiques de l'époque. Il n'existe pas à ce jour d'ouvrage sérieux sur la théologie de saint Théodore le Studite, ni de monographie sur le saint Patriarche Nicéphore. La plupart des sources disponibles ont été négligées ou mal interprétées, en raison de préjugés et de présupposés idéologiques qui n'ont jamais été examinés sérieusement.
Il ne serait pas exagéré d'affirmer que, dans l'ensemble, nous connaissons et comprenons beaucoup mieux la position des iconodules que celle des iconoclastes. Les arguments théologiques et les aspirations des iconophiles sont, il est vrai, claires et faciles à saisir. Ils ont été formulés et résumés par les grands auteurs de l'époque. Nous savons ce qu'ils défendaient et ce qu'ils rejetaient, et quelles étaient leurs motivations10. Au contraire, la position théologique des iconoclastes demeure plutôt obscure. Bien sûr, cela est dû en premier lieu à la rareté des sources. Notre documentation est insuffisante et fragmentaire. Les écrits iconoclastes ont été détruits par leurs opposants et peuvent être reconstitués à partir des écrits de leurs adversaires. Cela a d'ailleurs été fait, en partie11. Pourtant, nous ignorons toujours quel fut le point de départ de la querelle iconoclaste et son véritable enjeu. Les historiens ont d'ordinaire suppléé ce chaînon manquant grâce à un raisonnement de type analogique. La haine du judaïsme et de l'islam pour les Saintes Images et leur rejet de celles-ci, d'une part, la condamnation puritaine de tout art sacré, d'autre part, semblaient devoir permettre de comprendre, par analogie, les enjeux de la querelle iconoclaste, car il s'agissait, dans un autre contexte, de phénomènes homologues qui eurent lieu à la même époque que la crise iconoclaste à Byzance. Pour l'historien, le problème essentiel reste de savoir quelle fut la motivation de ces factions ecclésiastiques, qui se sont dédiées à la cause iconoclaste. Il serait risqué d'avoir recours à l'analogie avant d'avoir répondu à cette question liminaire. Il serait abusif et un peu facile de se contenter d'affirmer, comme on l'a souvent fait, que ces factions étaient mues par le désir de plaire à l'Empereur12. Cette affirmation ne rend pas justice aux faits. Les évêques, nous le savons, n'allaient pas aussi loin que certains politiciens, et pourtant leur opposition aux iconodules semblait sincère. Même Copronyme dut justifier sa politique et ses convictions au moyen d'arguments théologiques, non pas tant pour impressionner ses adversaires que pour rallier ses partisans éventuels ; il devait donc parler leur langue, même si ce n'était point la sienne, même si enfin sa motivation profonde n'était pas d'ordre théologique. Or, nous savons que le pseudo-concile de 754 n'a pas totalement suivi l'Empereur13.
Il ne s'agit pas ici de tenter une synthèse -le cadre de cet article est plus modeste et plus restreint- mais de mettre en évidence des faits jusqu'ici négligés et de suggérer de nouvelles orientations de recherche. Sur quelle autorité se fondaient les iconoclastes ? Ils se référaient aux auteurs anciens : c'était peut-être là le point fort de leurs attaques et de leur plaidoyer pro domo. Ils faisaient à la fois appel à l'Ecriture et à la Tradition. Pour les lecteurs modernes, il est d'usage d'accorder la priorité aux arguments scripturaires. En revanche, les références iconoclastes aux écrits patristiques sont plutôt négligées. Elles semblent moins instructives et moins convaincantes. Mais au VIIIème et IXème siècle, les arguments patristiques pesaient lourd dans la balance. Il me semble qu'il faudrait accorder plus d'attention à ces références, non pas tant pour porter un jugement sur cette querelle, que pour déterminer les objectifs et les motivations des partis en présence.
Tout d'abord, quelques commentaires sur les arguments scripturaires s'imposent. L'interdiction vétéro-testamentaire de façonner des images a un rôle primordial, et les défenseurs des icônes eux-mêmes y ont beaucoup réfléchi. Ils l'ont réinterprétée de diverses manières. Pourtant, fut-elle vraiment au coeur des débats ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un emprunt à d'autres sources littéraires ? En effet, il y eut une controverse entre juifs et chrétiens sur ce point, juste avant le commencement de la crise iconoclaste dans l'Eglise byzantine. Certes, à l'occasion de cette controverse, le témoignage vétérotestamentaire semble avoir eu une primauté indiscutable. Les apologistes chrétiens ont mis au point des arguments types et ont rassemblé des témoignages patristiques pour défendre leurs positions14. Nous ne disposons pas de preuves directes pour démontrer que les luttes internes à l'Eglise furent le prolongement nécessaire des controverses judéo-chrétiennes antérieures. Pourtant, bien sûr, il était tout à fait naturel que les deux partis utilisent ou appliquent les arguments et les preuves à leur disposition. Mais était-ce véritablement l'enjeu de la controverse byzantine ? En général, l'iconoclasme est considéré comme une réaction judaïsante à la paganisation hellénisante de l'Eglise. L'iconoclasme apparaît alors simplement comme une résistance orientale à l'hellénisation plus ou moins marquée du christianisme. Il faut admettre que, par certains côtés, cette hypothèse est fort plausible15. L'iconoclasme est né en orient, et ces premiers avocats furent des évêques phrygiens (Constantin de Nacolie, et Thomas de Claudiopolis). Pourtant, ne négligeons pas le fait que, curieusement, leur nom disparaît totalement des documents postérieurs, sans doute parce qu'ils ne devaient pas vraiment plaire aux nouvelles vagues de défenseurs qui soutinrent la cause iconoclaste dans sa phase ultérieure16. De même, le courant iconoclaste à Byzance fut précédé par une persécution du même type dans le Califat. Pourtant, là encore, on n'a pas repéré de lien direct avec l'interdit musulman, rien de plus qu'un parallèle ou qu'une analogie17. Même les défenseurs d'une source orientale dans la querelle iconoclaste reconnaissent que le rôle des orientaux dans le développement ultérieur du conflit fut inexistant18. En outre, les premiers théologiens de l'icône apparurent en Orient, dans un contexte musulman, et Saint Jean Damascène ne fut en aucun cas une figure d'exception. Il faut aussi rappeler que la cause iconoclaste, au moins pendant la dernière phase du conflit, jouissait d'une grande popularité dans les cercles hellénisés, à la cour, et dans l'armée, alors qu'elle n'eut jamais d'audience dans les classes défavorisées, même si on rapporte quelques cas de violence dans le peuple -comme l'a remarqué Schwartzlose19. Bien que l'élan intial vînt de l'Orient et du peuple, le courant se développa rapidement sur le sol grec et fut surtout défendu par les classes cultivées. C'est pourquoi Paparrigopoulo considérait l'iconoclasme comme un avant goût de l'esprit des Lumières. En tout cas il faut se méfier de toute généralisation hâtive. La situation semble avoir été plus complexe que ne le suggère l'hypothèse orientale : il reste encore à déterminer comment et pourquoi l'iconoclasme a pu plaire aux hiérarques de l'Eglise et à d'autres intellectuels byzantins. Ceux-ci furent les adversaires de Nicéphore et de Théodore qui réfutèrent leurs thèses. L'opportunisme et la servilité des iconoclastes ne constituent pas une explication suffisante. Les invoquer, c'est plutôt esquiver une question qui dérange. On a coutume de chercher les sources de l'iconoclasme dans le judaïsme, l'Islam, chez les pauliciens et dans d'autres hérésies orientales20. Mais les précédents ou «sources» hellénistiques ont été négligées ou ignorées.
Examinons à présent les références patristiques du parti iconoclaste. La plupart d'entre elles sont banales et inadéquates. Elles ne sont qu'expressions tirées de leur contexte originel. Il n'y a que deux références qui comptent et qui peuvent accréditer la thèse théologique. D'abord, une lettre d'Eusèbe de Césarée à Constance Augusta. En second lieu, des citations tirées d'Epiphane ou du Pseudo-Epiphane, si l'on épouse l'opinion d'Ostrogorsky concernant l'identité de l'auteur. Holl et Ostrogorsky ont étudié en détail le témoignage d'Epiphane ; nous pouvons donc le laisser de côté dans cette étude. Cependant il faut garder à l'esprit que selon Holl, le témoignage d'Epiphane (qu'il considérait comme authentique) prouvait dès le IVe siècle la dimension dogmatique de la question des images21.
Curieusement, on n'a jamais accordé d'attention au témoignage d'Eusèbe. On l'a souvent cité, mais sans jamais l'analyser véritablement. Il n'y a pas lieu de mettre en doute son authenticité22. Il semble être la clef de voûte de tout le système de pensée iconoclaste. Ce n'est pas un hasard si saint Nicéphore se sentit obligé d'écrire un traité contre Eusèbe. La personne d'Eusèbe appelle notre attention pour une autre raison : toute la conception iconoclaste du pouvoir impérial et de l'autorité dans l'Eglise remonte à Eusèbe. Il y avait une tendance évidente à l'archaïsme dans la politique iconoclaste.
La lettre d'Eusèbe n'a pas été conservée dans sa totalité. Certaines parties en furent citées au concile de Nicée, et Boivin en a réuni tous les fragments encore existants et les a publiés pour la première fois dans les notes de son édition de l' Histoire de Nicéphore Grégoras (1702). Le texte a depuis été reproduit à diverses reprises mais une édition critique fait cruellement défaut23.
La lettre ne peut pas être datée avec précision. Il s'agit d'une réponse à Constance Augusta, soeur de l'empereur Constantin. Elle avait demandé à Eusèbe de lui envoyer une «image du Christ». Il fut stupéfait. Quelle sorte d'image pouvait-elle bien vouloir ? Et pour quelle raison la voulait-elle ? S'agissait-il d'une image véritable et éternelle, qui aurait porté en elle le caractère propre du Christ ? Ou s'agissait-il de l'image que le Christ avait revêtue quand il prit la forme de l'esclave pour notre salut ? La première, fait observer Eusèbe, est, à l'évidence, inaccessible à l'homme ; seul le Père connaît le Fils. La forme de l'esclave qu'il a revêtue lors de l'Incarnation a été amalgamée à Sa Divinité. Après son ascension aux cieux, il a transformé la forme de l'esclave en la splendeur révélée à l'avance à ses disciples le jour de la Transfiguration, splendeur plus sublime que la nature humaine. Evidemment cette splendeur ne peut être représentée par des couleurs et des ombres sans vie. Les Apôtres ne pouvaient jeter leur regard sur lui. Si alors sa chair était douée d'un tel pouvoir, que dire à présent qu'Il a changé la forme de l'esclave en gloire divine ? Désormais il demeure dans le sein insondable du Père et sa forme antérieure a été transfigurée pour devenir cette ineffable splendeur que l'oeil ne peut contempler et que l'oreille ne peut percevoir. Cette nouvelle «forme» ne peut être représentée, si toutefois l'on peut encore nommer «forme» cette «substance déifiée et intelligible». Nous ne pouvons suivre l'exemple des artistes païens qui représentaient des objets qui ne pouvaient point l'être et dont les images ne comportaient aucune ressemblance véritable avec l'original. Ainsi la seule représentation possible est celle du Christ dans Son état d'humilité. Or de telles images sont formellement interdites par la Loi, et les églises ne les acceptent pas. Posséder de telles images c'est imiter les païens idolâtres. Nous, chrétiens, reconnaissons en Christ notre Dieu et Seigneur et nous nous préparons à le contempler comme Dieu, avec un coeur pur. Si nous voulons ici-bas voir son image glorieuse avant de l'avoir rencontré face à face, il n'y a qu'un seul Véritable Artiste, le Verbe de Dieu lui-même. La thèse essentielle d'Eusèbe est fort claire. Les chrétiens n'ont pas besoin d'une image faite de main d'homme. Ils n'ont pas le droit de revenir en arrière ; ils doivent aller de l'avant. L'image historique du Christ, la forme de son humiliation a déjà été effacée par la splendeur divine dans laquelle il demeure à présent. Cette splendeur ne saurait être vue ni décrite, mais, au temps convenable, les vrais chrétiens verront cette gloire du monde à venir. Il n'est pas utile ici d'établir des comparaisons avec d'autres écrits d'Eusèbe24.
Son témoignage fut désavoué par les orthodoxes et rejeté comme hérétique et impie. On a souvent souligné qu'Eusèbe était arien. Nous exprimerons différemment ce reproche. Eusèbe était surtout origéniste, et sa lettre à Constance reflète cette tendance. Mais la question se pose à présent : cette lettre ne fut-elle qu'une référence fortuite, que les iconoclastes ont découverte et utilisée après-coup, parmi d'autres, pour défendre une thèse formulée indépendamment d'elle ? Ou bien, avons-nous ici l'une des sources premières qui ont inspiré l'iconoclasme, au moins dans sa formulation théologique ultime ? Ce penchant pour l'origénisme n'expliquerait-il pas la popularité évidente des thèses iconoclastes auprès des évêques et du clergé cultivé (qu'il serait ridicule d'associer avec les musulmans, les pauliciens ou d'autres hérétiques) ? Pour vérifier cette hypothèse, il faudrait bien sûr, examiner toute la liste des évêques et du clergé concerné, et s'assurer de sa validité au cas par cas. Ainsi, par exemple, dans celui des prélats présents aux faux conciles iconoclastes de 754 et de 815. Cette étude dépasse le cadre de notre article. En tout cas l'origénisme était encore bien vivant à cette époque. L'idéal spirituel d'Origène, à travers Evagre et saint Maxime le Confesseur, fut intégré à la synthèse orthodoxe de l'époque. Pour saint Maxime, l'origénisme était encore une théologie vivante et il dut réellement en affronter les problématiques et en pallier les insuffisances. Il n'est pas certain qu'il ait réussi à en surmonter toutes les difficultés25. Cela se passait seulement un siècle avant l'avènement de l'iconoclasme. L'Orient était influencé par toutes sortes de thèses origénistes. Il est vrai que le nom d'Origène ne fut jamais mentionné dans la controverse iconoclaste, et que Nicéphore considére simplement Eusèbe comme arien, et ne mentionne pas Origène. Toutefois, nous n'avons pas l'intention d'examiner ici l'opinion de Nicéphore sur Eusèbe26. Ce qui est hors de doute, c'est que la lettre d'Eusèbe témoigne d'une influence origéniste évidente. Les iconoclastes se seraient trahis s'ils s'étaient réclamés d'Origène. Pourtant le sens général et l'esprit de l'origénisme était sans nul doute favorable au mode de pensée iconoclaste. Ainsi, la défense des saintes icônes était, en quelque sorte, une réfutation indirecte de l'origénisme, et une nouvelle page dans l'histoire des controverses origénistes.
Tout d'abord, la christologie d'Origène était ambiguë et totalement inacceptable. L'ensemble de ses présupposés métaphysiques l'empêchait d'intégrer l'Incarnation, événement historique unique, à l'économie de la Révélation. Toute dimension historique était pour lui transitoire et accidentelle. Ainsi, l'incarnation historique ne devait être considérée que comme un moment dans l'histoire continue de la théophanie ou manifestation éternelle du Logos divin, moment qui, s'il décisif qu'il soit en un certain sens, n'est pourtant rien qu'un symbole. Dans la perspective d'un processus divino-cosmique continu, il n'y avait pas place pour cet avènement historique unique, fruit d'une décision essentielle (ultimate), accomplie dans le temps. Aucun événement ne pouvait, en tant que tel, avoir d'importance absolue. Tout événement devait être interprété comme un symbole ou une image-reflet d'une réalité supérieure, extra-temporelle et supra-historique. L'historique disparaissait, pour ainsi dire, au profit du symbolique. Le symbole n'est rien de plus qu'un signe, dénotant l'au-delà, l'éternité ou le monde à venir, ou les deux ensemble. Tout ce système de symboles avait un caractère provisoire, et devait finalement s'abolir. Il fallait percer l'écran des symboles. C'était le principe ou le postulat essentiel de l'exégèse origéniste. Sa méthode d'exégèse, quelque nom qu'on lui donne, était destinée précisément à transcender l'histoire, à lever le voile des événements, à dépasser la lettre qui, même dans la nouvelle économie de la grâce, ne pourrait à elle seule que tuer, exactement comme l'ombre de la Loi. On ne niait pas la réalité ou l'historicité des événements, mais on devait les interpréter comme des ombres, des signes et des symboles. Il serait vraiment injuste de reprocher à Origène de négliger la place du Christ et de la Croix dans l'histoire. Comme Bigg l'a très justement fait observer, «la Croix dans toute sa beauté, sa splendeur et sa force émerveillait toujours Origène27». Ce symbolisme chez Origène n'avait rien d'un docétisme. Pourtant la Croix dans l'histoire était pour lui le symbole d'une réalité supérieure. Seuls les simpliciores, seuls ceux qui sont «encore des enfants», pouvaient se contenter du sens corporel («somatique») de l'Ecriture, qui n'est que «l'ombre des mystères du Christ», de même que l'ancienne Loi avait été une ombre du bien à venir. Les plus avancés se préoccupent de la vérité elle-même, et donc de l'Evangile éternel (ou spirituel), dont l'Evangile historique est l'ombre ou l'énigme. Origène distingue nettement et va même jusqu'à opposer le christianisme «extérieur» au christianisme «caché». A vrai dire, il admet qu'il faut être à la fois charnel (somatique) et spirituel (pneumatique), mais seulement pour des raisons pédagogiques. On doit dire au débutant, aux chrétiens «charnels», qu'on ne connaît rien d'autre que Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié (1 Cor.2,2). «Mais, si nous rencontrons les parfaits dans l'Esprit, ceux qui portent du fruit en Lui et qui sont amoureux de la vision céleste, il faut les rendre participants de ce Logos (cette Parole) qui, s'étant fait chair, a ressuscité, redevenant ce qu'Il était au commencement, avec Dieu» (Jn 1,1). En un mot, il nous faut transformer l'Evangile «sensible» ou «charnel» en Evangile «spirituel28», c'est-à-dire que le Nouveau Testament doit être interprété de la même manière que l'Ancien, comme une anticipation. L'orientation majeure vers l'avenir, vers le monde à venir, implique une véritable dévalorisation du passé. Cela implique aussi une véritable mise à plat de tout le processus temporel, exténuation qui va de soi puisque le temporel n'est qu'un symbole de l'éternel, et qu'à tout instant du processus, on peut accéder à l'éternel. Cette méthode d'interprétation allégorique ou symbolique implique une certaine égalité des deux Testaments : tous deux sont, en définitive, provisoires et doivent être interprétés comme tels. Tous deux ne sont que des ombres, dans des sens différents. Et Origène de conclure que, dans l'Ancien Testament, toute la vérité était déjà accessible aux plus avancés. Les prophètes et les sages de l'Ancienne Alliance ont eu une vision et une connaissance plus parfaite que les membres encore «charnels» (somatiques) de l'Eglise, et ils «voyaient mieux que nous les réalités dont les événements de leur époque étaient les ombres». Ils ont vu la gloire du Christ, l'image du Dieu invisible, et «ils ont progressé de la vision des types (figures) à celle de la vérité». Il insiste beaucoup sur ce point et conclut : «Ceux qui se sont rendus parfaits dans les générations précédentes connaissaient tout autant que les Apôtres ce que le Christ leur avait révélé puisque le Pasteur qui a révélé aux Apôtres les mystères ineffables de la Divinité, demeurait aussi avec les Prophètes -la seule supériorité des Apôtres étant que, «tout en connaissant ces mystères, ils ont aussi vu de leurs yeux le pouvoir divin à l'oeuvre29». La méthode allégorique fut d'abord inventée pour interpréter la promesse. Elle ne pouvait satisfaire à la nouvelle exigence : l'exégète chrétien devait interpréter l'accomplissement de la promesse. En d'autres termes, l'allégoriste chrétien examinait l'Evangile comme s'il était de même nature que la Loi ; il étudiait le Nouveau Testament comme s'il s'agissait de l'Ancien ; il étudiait l'accomplissement comme s'il n'était rien de plus qu'une promesse. Certes, il y avait une autre promesse dans cet accomplissement, cependant ce dernier n'aurait pas dû être négligé. C'est sur ce point que la méthode allégorique ne pouvait qu'échouer. On peut considérer celle-ci comme une méthode «judaïsante», c'est-à-dire comme une lecture de l'Evangile fondée sur l'esprit de prophétie. Bien sûr, cet esprit judaïsant n'était en aucun cas «sémitique» ; il s'agissait typiquement d'une lecture hellénisante. «Car la lettre seule et le récit des événements qui sont arrivés à Jésus ne présentent pas toute la vision de la vérité. Car chacun d'entre eux constitue, pour ceux qui ont l'intelligence des Ecritures, le symbole d'une autre réalité». Il faut dépasser les récits eux-mêmes pour accéder à ce qu'ils symbolisent30.
L'histoire ou le récit n'est qu'un point de départ. Nous commençons avec le Jésus de l'Evangile, avec le Crucifié, mais notre but est d'atteindre à la vision de la gloire divine. L'humanité de Jésus est le premier degré, le degré le moins élevé de notre intelligence spirituelle, et il doit être dépassé31.
Il ne s'agit point ici simplement de degrés et de niveaux de l'interprétation. Jésus lui-même a transcendé son humiliation (sa kénose), et l'a pour ainsi dire abolie et remplacée par sa glorification. Il ne s'est pas départi de son humanité, mais celle-ci a été exaltée pour atteindre une plus haute perfection, en se mêlant intimement à sa Divinité32. Voilà certes une formulation vigoureuse. «En vérité, après sa résurrection, le Christ a existé avec un corps intermédiaire entre la matérialité du corps qu'il avait avant ses souffrances, et l'âme qui n'avait pas revêtu un tel corps». Ainsi donc, après sa résurrection, Jésus ne pouvait pas apparaître au peuple «de la même manière qu'avant cet événement». Même quand il se trouvait encore revêtu de la chair, «il avait plus d'une seule apparence», c'est-à-dire qu'il n'avait pas toujours la même apparence : «Tous ceux qui le contemplaient ne le voyaient pas de la même façon». Son apparence extérieure dépendait du degré de capacité à le recevoir. Sa glorieuse Transfiguration sur le Mont Thabor n'était qu'un exemple de la capacité d'adaptation de son corps. «Il n'apparaissait pas sous la même forme aux souffrants, à ceux qui avaient besoin de guérison, et à ceux qui pouvaient, en raison de leur vigueur, faire l'ascension de la montagne en sa compagnie33». Les diverses apparences de Jésus sont dues à la nature du Verbe, qui ne se montre pas de la même manière à tous, mais qui, aux faibles, apparaît «sans forme ni beauté», et, pour ceux qui pouvaient gravir avec Lui la Montagne, surpasse toute beauté34.
Aussi étrange et dangereuse que semble cette interprétation, elle a été conservée jusque très tard dans la Tradition. On la trouve par exemple chez saint Maxime35. Lorsqu'il traite de l'expérience mystique, ses formulations reprennent presque mot pour mot celles d'Origène. Le Seigneur n'apparaît pas à tous dans sa gloire présente, mais à ceux qui sont encore imparfaits il apparaît sous la forme du serviteur, et, à ceux qui sont capables de le suivre jusqu'en haut de la montagne de la Transfiguration, il apparaît sous sa forme divine, en laquelle il existait avant que le monde commençât36.
Pour Origène, même au temps de sa vie terrestre, le corps du Christ était «un corps miraculeux37». Après la Résurrection, ce corps a été intégré à sa divinité, et ne peut plus s'en distinguer38. «Ainsi donc, tout ce qui est en Christ est désormais Fils de Dieu39». S'il a été vraiment homme, à présent il ne l'est plus, de même, nous abandonnons notre nature humaine lorsque nous suivons ses commandements, car Celui qui est le premier-né (prototokos) de toute l'humanité nous a transformés en Dieu40. «Or, s'il est Dieu, celui qui autrefois fut homme, et s'il te faut devenir semblable à lui, 'quand nous serons semblables à lui et que nous le verrons tel qu'il est' (I Jean 3:2), tu dois dès lors toi aussi devenir Dieu en Jésus Christ41». L'argument principal d'Origène est limpide. Nous ne pouvons manquer de remarquer la ressemblance intime entre les idées d'Origène et celles exprimées par Eusèbe dans sa lettre à Constance. La christologie d'Origène était le présupposé et le fondement de la pensée d'Eusèbe. Des principes énoncés par Origène, il tira les conclusions nécessaires. Si l'on suit Origène, comment peut-on s'intéresser à une icône du Seigneur, qui est une image historique ? Ce qui peut être représenté est déjà dépassé et aboli, car la véritable et glorieuse réalité du Christ Ressuscité échappe à toute représentation et à toute description. En outre, du point de vue origéniste, le vrai visage du Seigneur ne pouvait être représenté même lorsqu'il était incarné, seule pouvait l'être son image accessible à l'homme corporel (somatique) et charnel, mais cette apparence n'était en aucun cas sa véritable et adéquate image. Bien sûr, la question des icônes n'est pas abordée dans l'oeuvre d'Origène. Pourtant ce qu'il déclare à propos des images païennes pouvait fort bien être appliqué aux icônes42. Il existait aussi un parallèle évident entre deux questions : le problème de l'Ecriture était le même que celui de la représentation picturale. Nous savons que cela était un des principaux thèmes de la controverse iconoclaste. Saint Jean Damascène avait clairement vu la relation entre les deux questions : l'Ecriture elle-même est «une image43». Appliquer la méthode d'exégèse d'Origène à la représentation artistique et picturale ne va pas sans créer quelque difficulté. Peut-être n'aurons-nous pas de difficulté à accepter les représentations symboliques, puisque la Bible doit être considérée comme un livre de symboles, qui, de par leur nature même, nous obligent à aller au-delà. En revanche, l'image historique, elle, pose problème. Aux pseudo-conciles iconoclastes de 754 et de 815, l'argument essentiel était justement le suivant : ils avaient une conscience aiguë du fossé qui sépare toute image historique («charnelle») de l'état de glorification que le Christ et ses saints connaissent déjà. Un exemple suffira : était-il permis, demandèrent les évêques iconoclastes en 754, de représenter les saints, qui resplendissent déjà de la gloire ineffable et de les ramener ainsi sur terre44 ?
L'iconoclasme n'était pas simplement un rejet inconditionnel de toute forme d'art. Il y avait une grande diversité d'opinions parmi les adversaires des icônes. Pourtant, dans l'ensemble, il s'agissait bien d'une résistance à une forme d'art religieux, la peinture d'icônes, l'icône étant une représentation d'une personne qui a existé historiquement, du Seigneur et de ses saints. Ce type d'art chrétien se développait à cette époque. Son lieu de naissance fut probablement la Syrie, et son signe distinctif, comme l'a dit Louis Bréhier, était «la recherche naïve de la vérité historique45». Un de ses sujets d'élection était le Christ en Croix. Il ne s'agissait pas nécessairement de «naturalisme», mais cela devait comporter une forme de réalisme historique. C'était l'argument principal de cette nouvelle tendance. La véritable icône prétendait être quelque chose d'essentiellement différent du «symbole». Elle devait représenter quelque chose de réel, et de manière exacte et fidèle. La vraie icône devait être une image historiquement fidèle. Cela explique la permanence des types iconographiques en Orient : il n'y a pas de place pour l'invention artistique. Les types iconographiques appartiennent à la Tradition et sont stabilisés par l'autorité de l'Eglise. Seule l'exécution de l'oeuvre appartient à l'artiste. Ainsi fut formulée la doctrine au second concile de Nicée46. En dernier ressort, on ne fait pas appel à l'imagination artistique, à la vision individuelle, mais à l'histoire, à des choses vues et expérimentées. De ce point de vue, le canon 82 du concile in Trullo (691-92) est révélateur. Il traite directement d'un cas particulier -les circonstances immédiates de la décision sont incertaines. Mais, par ce qu'il implique, il établit un principe général. Le Concile interdit toute représentation symbolique du Christ sous forme d'agneau. En apparence, le Concile refusait une scène à caractère semi-historique : saint Jean le Baptiste désignant le Christ qui vient, ce dernier étant représenté de manière symbolique. Les raisons de l'interdiction sont fort instructives. L'agneau est un «type», une image, une «figure» de la grâce à venir, qui symbolise le véritable Agneau, le Christ. Certes les anciens types ou «ombres», donc les signes et les symboles doivent être respectés. Pourtant la primauté revient à la «grâce» et à la «vérité», qui est la plénitude de la Loi. Le Concile précise qu'il faut représenter le Christ sous sa forme humaine et non comme «l'agneau de jadis», en souvenir de son Incarnation, de sa Passion, et de sa mort rédemptrice, et du salut universel qu'il a donné au monde47. C'est plus qu'une disposition canonique, il s'agit d'une véritable déclaration doctrinale. C'est un corps de doctrine, un véritable préambule à tout écrit ultérieur sur les saintes icônes. Curieusement, ce canon a été complètement négligé par les historiens de l'iconoclasme. Le cas auquel le concile se réfère semble être très particulier. Mais le canon édicte une régle, qui a une raison d'être. Ce qu'il faut noter, c'est que la peinture d'icônes est absolument liée à la relation entre les «types» et la vérité historique, et peut-être entre les deux Testaments. Nous abordons à nouveau un problème d'exégèse. Les types anciens ont déjà pris fin, la Vérité, le Christ incarné et crucifié, est venue en ce monde. Par là on approuvait et on encourageait toute forme d'art nouveau à caractère historique. La formulation est délibérée. On insistait sur la «forme humaine» du Christ, ce qui était naturel puisqu'à l'époque la dernière controverse christologique était sur le point d'être réglée. On attire l'attention du peintre sur la réalisation historique du plan divin.
On s'accorde à penser que la théologie des saintes icônes, formulée par saint Théodore, et avant lui par saint Jean Damascène, était fondée sur des présupposés néoplatoniciens. Toute la conception du «prototype» et de «l'image» (du reflet, à un degré inférieur) aurait été platonicienne. Dans l'ensemble, cette remarque est justifiée48. Pourtant elle doit être nuancée. En tout cas, cet argument inclut une référence évidente à l'Incarnation historique. Les iconodules ne parlaient pas simplement des images de réalités éternelles ou «célestes». Ils parlaient bel et bien des «images» de réalités terrestres et, donc, de personnages historiques, qui avaient vécu sur la terre et dans le temps. Et cela fait une différence !
Nous ne nous intéressons pas ici à la doctrine des iconodules comme telle. Admettons qu'elle ait été platonicienne ou platonisante. Malheureusement, on néglige un fait : dans le néoplatonisme, il y avait aussi une tendance évidente à l'iconoclasme. Porphyre, dans sa Vie de Plotin nous déclare que Plotin, «semblait avoir honte d'être dans un corps», et c'est précisément par cette affirmation que Porphyre commence sa biographie. «Et dans un tel état d'esprit il refusait de parler de ses ancêtres, de ses parents ou de sa patrie. Il refusait de poser pour un sculpteur ou un peintre». Faut-il faire une image permanente de ce corps périssable ? C'était assez de devoir porter la chair49. Plotin aurait volontiers oublié qu'il avait une histoire sur cette terre, des parents et une patrie. L'aspiration philosophique de Plotin doit être soigneusement distinguée de l'ascétisme oriental, gnostique ou manichéen. Plotin n'était pas dualiste. Pourtant sa conclusion était toujours que nous devions nous retirer du monde corporel et échapper à la chair. Plotin lui-même suggérait l'analogie suivante. Deux hommes vivent dans la même maison. L'un va critiquer l'architecte et son savoir-faire, parce que la maison est faite de bois et de pierre sans vie. L'autre va louer la sagesse de l'architecte parce que l'ouvrage est un bel édifice bien agencé. Pour Plotin, ce monde d'ici-bas n'est pas mauvais, mais il est l'image ou reflet de celui d'en-haut, peut-être la plus belle des images. Pourtant il faut transcender l'image, et aller de l'image au prototype, des réalités inférieures aux réalités supérieures, et Plotin de louer non la copie, mais l'exemple ou le modèle50. «Il sait que, le moment venu, il sortira et n'aura plus besoin de la maison51». Voilà pourquoi il ne voulait pas poser pour le peintre. Le portrait de cette «enveloppe périssable» ne pouvait constituer sa véritable «image», ou l'image de son être immortel. Aucune image ne peut être faite de l'être de l'homme. Toute image est trompeuse. Elle emprisonne l'imagination de l'homme dans un «corps périssable». Ce remarquable passage tiré de Plotin ne constitue-t-il pas une bonne introduction à l'esprit iconoclaste ? Le chrétien formulerait bien sûr la question de manière différente. Au lieu du monde d'en haut, il parlerait peut-être du «monde à venir». Avec le même résultat pourtant. Origène n'était pas si éloigné de Plotin sur ce point. Il est intéressant de remarquer que parmi les testimonia anciens, réunis par les iconoclastes, il y en avait un d'inspiration platonicienne et d'origine sans aucun doute hérétique. L'anecdote est tirée des Actes de Saint Jean. C'était le parallèle exact de l'histoire que Porphyre raconte à propos de Plotin. On avait peint un portrait de Saint Jean à son insu. Il n'était pas d'accord et ne parvenait pas à se reconnaître, car il n'avait jamais vu son propre visage dans un miroir. Après tout, ce n'était que «l'image de son corps». L'homme devait être le peintre de son âme et la parer de la foi et de toutes les vertus. «Mais ce que tu as fait est enfantin et imparfait ; tu as peint une image morte d'une chose morte52».
Il est d'usage d'interpréter le courant iconoclaste comme une réaction ou une résistance orientale ou sémite à une hellénisation excessive de l'art et de la dévotion chrétienne, et au courant hellénisant dans l'Eglise byzantine. Or, il n'y a rien de spécialement «judaïsant» dans la théologie iconoclaste, mais ses preuves et arguments semblent plutôt hellénisants. Les iconodules étaient certes platoniciens53, mais les iconoclastes ne l'étaient-ils pas eux aussi ? Ne devons-nous pas interpréter ce conflit comme une rupture à l'intérieur de la chrétienté hellène ? L'iconoclasme était, bien sûr, un courant fort complexe et ses différentes composantes doivent être analysées avec soin. Mais la source principale de la pensée iconoclaste était hellénisante. Il nous faut renverser l'interprétation actuelle. C'est l'iconoclasme qui constitue un retour à l'hellénisme pré-chrétien. L'ensemble du conflit peut être interprété comme une nouvelle étape dans un processus fort ancien. On l'a parfois qualifié d'«hellénisation du christianisme». Il faut plutôt le décrire comme une christianisation de l'hellénisme. Le trait principal du processus fut, à l'évidence, la rupture à l'intérieur de l'hellénisme ou sa polarisation. Dans la controverse iconoclaste, au moins à un niveau théologique, les deux hellénismes, comme à d'autres occasions, s'opposèrent encore, en une lutte acharnée. Le grand débat était entre symbolisme et histoire. Dans ce conflit, les iconoclastes adoptèrent une position hellénisante pure et dure, de tendance origéniste et platoniciennne. Ce n'était pas une continuation immédiate de la tradition monophysite. Le monophysisme, du point de vue théologique, était une forme d'hellénisme, dont les racines remontent à la tradition alexandrine primitive ; par conséquent, il pouvait facilement être assimilé à du néoplatonisme. Au contraire, les iconodules prenaient clairement partie pour le christianisme historique. On discutait d'un point spécial, mais qui impliquait tous les enjeux essentiels. Cela explique la violence du conflit. Ce n'était pas simplement la destinée de l'art chrétien qui était en jeu, mais celle de l'orthodoxie elle-même. En tout cas, cette lutte ne peut se comprendre que dans le cadre de l'Auseinandersetzung (confrontation) séculaire entre le christianisme et l'hellénisme. Les deux partis étaient de tendance hellénisante. Pourtant il y eut un conflit entre l'hellénisme chrétien et le christianisme hellénisé, ou encore entre l'orthodoxie et le syncrétisme54. Le seul objet de ce court essai est de poser le problème. Il faudra d'autres études critiques pour pouvoir lui donner une réponse définitive55.
LA CONTROVERSE ICONOCLASTE
«La controverse iconoclaste» a paru dans «Origène, Eusèbe et la controverse iconoclaste», Church History, 19, n2, 1950, p.77-96 puis dans les Collected Works de Florovsky, publiés à Belmont, Mass., par Nordland, vol.2, 1974, p.101-119. Cet article a été traduit de l'anglais par la Presbytéra Hélène.
Certaines formules de l'auteur, dans cet article, paraissent encore subir l'influence de la théologie scolaire occidentale. Notre revue s'efforce, depuis le début, de dépasser cette approche fausse et d'inscrire l'étude des Pères dans l'ensemble de la tradition vivante de l'Eglise et de l'expérience de la déification qui la nourrit. Le mérite du travail de Florovsky, et la raison pour laquelle nous avons jugé bon de le publier, est qu'il montre de façon claire et exacte que, contrairement à l'opinion admise couramment sur l'origine de l'iconoclasme, celui-ci s'inspire en fait de la philosophie païenne et hellénique et non de la mentalité biblique. Mais deux idées développées par l'auteur nous paraissent fausses : celle qui consiste à voir dans saint Maxime un partisan de l'origénisme et, en second lieu, le fait de comprendre la querelle sur les icônes comme une scission à l'intérieur d'un néo-platonisme qui serait commun aux orthodoxes et aux iconoclastes.
La querelle iconoclaste fut sans aucun doute l'une des controverses les plus importantes de l'histoire de l'Eglise chrétienne. Elle ne concerna pas uniquement l'empire byzantin ; l'Occident y prit également part. Certes l'Occident n'a jamais suivi l'Orient dans cette querelle théologique, et n'a pas non plus subi les conséquences de la théologie byzantine des icônes1. Dans l'histoire de l'Orient chrétien, cette controverse représente, en revanche, un moment décisif. Elle eut un retentissement sur tous les aspects de la vie et toutes les couches de la société se trouvèrent impliquées dans cette lutte, qui fut violente, acharnée, désespérée. Le prix de la victoire fut exorbitant, et celle-ci ne résolut pas toutes les tensions qui régnaient dans l'Eglise. L'Eglise byzantine n'a jamais retrouvé son unité, qui a été comme perdue ou dénaturée par la crise iconoclaste.
Aussi curieux que cela puisse paraître, il semble que nous ayons perdu la clef pour comprendre cette période essentielle de l'histoire de l'Eglise. L'origine, la signification et la portée de la crise iconoclaste sont des plus obscures et incertaines. Les historiens modernes n'ont pas pu se mettre d'accord sur les grandes lignes de leur interprétation. Depuis Paparrigopoulo et Vasiljevsky, il était de bon ton d'interpréter la crise iconoclaste en termes politiques et sociaux principalement, et d'en considérer la dimension religieuse comme une question secondaire. Nombreux sont ceux qui ont suggéré qu'au départ la crise iconoclaste n'avait rien à voir avec les questions doctrinales, et que les arguments et les positions théologiques n'étaient que pure invention -pour ainsi dire post factum, venue après-coup- au service des partis en présence. Quelques historiens sont allés jusqu'à affirmer que la question religieuse n'était qu'une diversion, imaginée par les factions rivales, et destinée à en dissimuler l'enjeu véritable, de nature économique selon eux2. Encore récemment, un éminent spécialiste des questions byzantines a affirmé que la théologie «ne comptait en rien» dans la querelle et que celle-ci était «totalement dénuée d'enjeu philosophique3». Du point de vue spirituel, bien avant qu'éclate la controverse iconoclaste, Byzance était prétendument morte et enterrée, et cette querelle manifestait clairement la sclérose de l'Eglise byzantine. Celle-ci était dans l'impasse. «Toute curiosité intellectuelle avait disparu : du côté orthodoxe, on n'en voyait plus le moindre signe». D'autre part, l'iconoclasme «n'avait guère de dimension intellectuelle4». Par conséquent, il ne faudrait pas interpréter la querelle iconoclaste dans le cadre des grands conflits doctrinaux des siècles précédents ; les hérésies christologiques anciennes avaient été condamnées et n'étaient plus à l'ordre du jour. On essaya bien de les ranimer, par pure intention polémique, durant la controverse sur les icônes5. Mais, en dernière analyse, il vaudrait mieux ne pas réveiller des fantômes.
Pour la recherche récente, ces affirmations arbitraires s'avèrent totalement démodées et périmées. Des chercheurs impartiaux ont incontestablement redécouvert et redéfini l'arrière-plan théologique de ce conflit. J'en veux pour preuve les écrits de George Ostrogorsky, de Gerhart B. Ladner et de Lucas Koch, O.S.B., en particulier6. La plupart des spécialistes contemporains s'accordent à dire que le véritable enjeu était d'ordre spécifiquement religieux, et que les deux partis en présence étaient aux prises avec de véritables problèmes théologiques. La querelle iconoclaste ne portait pas seulement sur des questions ecclésiastiques ou de rite ; ce fut une controverse doctrinale, portant sur quelques uns des points essentiels de la foi. Ce fut une véritable lutte pour l'orthodoxie. Saint Jean Damascène, le Patriarche Nicéphore et Saint Théodore le Studite étaient sans aucun doute de vrais théologiens, et non point de simples polémistes ou des aventuriers ecclésiastiques. Fait significatif, une étude serrée des oeuvres de Nicéphore (dont une grande partie n'a pas été publiée) a contraint J. P Andreev à réviser et à inverser sa première interprétation de la controverse iconoclaste. Au début de ses recherches, il partageait l'opinion de Paparrigopoulo, mais, au terme de celles-ci, il était intimement persuadé que l'iconoclasme était partie intégrante de la querelle christologique, et que le Patriarche Nicéphore était «l'ardent champion de la théologie grecque». Malheureusement le livre d'Andreev ne fut jamais édité et son manuscrit, qui était prêt pour la publication, semble s'être égaré7.
Ces nouvelles conclusions ne doivent pas éclipser ou minimiser les aspects socio-politiques de cette querelle. Mais il ne faut pas en exagérer la portée. Tous les courants doctrinaux -et philosophiques- dans l'Eglise ancienne étaient, en quelque sorte, «engagés politiquement», et comportaient des implications sociales et politiques ; même le monothéisme était un «problème politique8». Pourtant, ils ne constituaient nullement une superstructure idéologique qui aurait masqué une réalité politique ou économique. Dans la querelle iconoclaste, la lutte politique elle-même avait une connotation théologique très marquée et le «césaro-papisme» des empereurs iconoclastes était lui-même une forme de doctrine théologique9. L'iconoclasme, fut, sans nul doute, un phénomène complexe. Divers groupes furent associés au mouvement : leurs objectifs, leurs préoccupations, leurs motivations, étaient extrêmement variés. A coup sûr, les partisans de l'iconoclasme n'étaient pas unanimes, et on peut même se demander s'il existait vraiment un parti iconoclaste. En fait, ils étaient fort divisés. Ainsi, resituer la question dans son contexte théologique n'apporte pas de solution miracle. Au contraire, cela suscite de nouvelles interrogations. Il faut bien admettre que notre connaissance de cette époque est encore partielle et imparfaite. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir avant de proposer une synthèse historique exhaustive. Il reste encore à étudier les principaux documents théologiques de l'époque. Il n'existe pas à ce jour d'ouvrage sérieux sur la théologie de saint Théodore le Studite, ni de monographie sur le saint Patriarche Nicéphore. La plupart des sources disponibles ont été négligées ou mal interprétées, en raison de préjugés et de présupposés idéologiques qui n'ont jamais été examinés sérieusement.
Il ne serait pas exagéré d'affirmer que, dans l'ensemble, nous connaissons et comprenons beaucoup mieux la position des iconodules que celle des iconoclastes. Les arguments théologiques et les aspirations des iconophiles sont, il est vrai, claires et faciles à saisir. Ils ont été formulés et résumés par les grands auteurs de l'époque. Nous savons ce qu'ils défendaient et ce qu'ils rejetaient, et quelles étaient leurs motivations10. Au contraire, la position théologique des iconoclastes demeure plutôt obscure. Bien sûr, cela est dû en premier lieu à la rareté des sources. Notre documentation est insuffisante et fragmentaire. Les écrits iconoclastes ont été détruits par leurs opposants et peuvent être reconstitués à partir des écrits de leurs adversaires. Cela a d'ailleurs été fait, en partie11. Pourtant, nous ignorons toujours quel fut le point de départ de la querelle iconoclaste et son véritable enjeu. Les historiens ont d'ordinaire suppléé ce chaînon manquant grâce à un raisonnement de type analogique. La haine du judaïsme et de l'islam pour les Saintes Images et leur rejet de celles-ci, d'une part, la condamnation puritaine de tout art sacré, d'autre part, semblaient devoir permettre de comprendre, par analogie, les enjeux de la querelle iconoclaste, car il s'agissait, dans un autre contexte, de phénomènes homologues qui eurent lieu à la même époque que la crise iconoclaste à Byzance. Pour l'historien, le problème essentiel reste de savoir quelle fut la motivation de ces factions ecclésiastiques, qui se sont dédiées à la cause iconoclaste. Il serait risqué d'avoir recours à l'analogie avant d'avoir répondu à cette question liminaire. Il serait abusif et un peu facile de se contenter d'affirmer, comme on l'a souvent fait, que ces factions étaient mues par le désir de plaire à l'Empereur12. Cette affirmation ne rend pas justice aux faits. Les évêques, nous le savons, n'allaient pas aussi loin que certains politiciens, et pourtant leur opposition aux iconodules semblait sincère. Même Copronyme dut justifier sa politique et ses convictions au moyen d'arguments théologiques, non pas tant pour impressionner ses adversaires que pour rallier ses partisans éventuels ; il devait donc parler leur langue, même si ce n'était point la sienne, même si enfin sa motivation profonde n'était pas d'ordre théologique. Or, nous savons que le pseudo-concile de 754 n'a pas totalement suivi l'Empereur13.
Il ne s'agit pas ici de tenter une synthèse -le cadre de cet article est plus modeste et plus restreint- mais de mettre en évidence des faits jusqu'ici négligés et de suggérer de nouvelles orientations de recherche. Sur quelle autorité se fondaient les iconoclastes ? Ils se référaient aux auteurs anciens : c'était peut-être là le point fort de leurs attaques et de leur plaidoyer pro domo. Ils faisaient à la fois appel à l'Ecriture et à la Tradition. Pour les lecteurs modernes, il est d'usage d'accorder la priorité aux arguments scripturaires. En revanche, les références iconoclastes aux écrits patristiques sont plutôt négligées. Elles semblent moins instructives et moins convaincantes. Mais au VIIIème et IXème siècle, les arguments patristiques pesaient lourd dans la balance. Il me semble qu'il faudrait accorder plus d'attention à ces références, non pas tant pour porter un jugement sur cette querelle, que pour déterminer les objectifs et les motivations des partis en présence.
Tout d'abord, quelques commentaires sur les arguments scripturaires s'imposent. L'interdiction vétéro-testamentaire de façonner des images a un rôle primordial, et les défenseurs des icônes eux-mêmes y ont beaucoup réfléchi. Ils l'ont réinterprétée de diverses manières. Pourtant, fut-elle vraiment au coeur des débats ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un emprunt à d'autres sources littéraires ? En effet, il y eut une controverse entre juifs et chrétiens sur ce point, juste avant le commencement de la crise iconoclaste dans l'Eglise byzantine. Certes, à l'occasion de cette controverse, le témoignage vétérotestamentaire semble avoir eu une primauté indiscutable. Les apologistes chrétiens ont mis au point des arguments types et ont rassemblé des témoignages patristiques pour défendre leurs positions14. Nous ne disposons pas de preuves directes pour démontrer que les luttes internes à l'Eglise furent le prolongement nécessaire des controverses judéo-chrétiennes antérieures. Pourtant, bien sûr, il était tout à fait naturel que les deux partis utilisent ou appliquent les arguments et les preuves à leur disposition. Mais était-ce véritablement l'enjeu de la controverse byzantine ? En général, l'iconoclasme est considéré comme une réaction judaïsante à la paganisation hellénisante de l'Eglise. L'iconoclasme apparaît alors simplement comme une résistance orientale à l'hellénisation plus ou moins marquée du christianisme. Il faut admettre que, par certains côtés, cette hypothèse est fort plausible15. L'iconoclasme est né en orient, et ces premiers avocats furent des évêques phrygiens (Constantin de Nacolie, et Thomas de Claudiopolis). Pourtant, ne négligeons pas le fait que, curieusement, leur nom disparaît totalement des documents postérieurs, sans doute parce qu'ils ne devaient pas vraiment plaire aux nouvelles vagues de défenseurs qui soutinrent la cause iconoclaste dans sa phase ultérieure16. De même, le courant iconoclaste à Byzance fut précédé par une persécution du même type dans le Califat. Pourtant, là encore, on n'a pas repéré de lien direct avec l'interdit musulman, rien de plus qu'un parallèle ou qu'une analogie17. Même les défenseurs d'une source orientale dans la querelle iconoclaste reconnaissent que le rôle des orientaux dans le développement ultérieur du conflit fut inexistant18. En outre, les premiers théologiens de l'icône apparurent en Orient, dans un contexte musulman, et Saint Jean Damascène ne fut en aucun cas une figure d'exception. Il faut aussi rappeler que la cause iconoclaste, au moins pendant la dernière phase du conflit, jouissait d'une grande popularité dans les cercles hellénisés, à la cour, et dans l'armée, alors qu'elle n'eut jamais d'audience dans les classes défavorisées, même si on rapporte quelques cas de violence dans le peuple -comme l'a remarqué Schwartzlose19. Bien que l'élan intial vînt de l'Orient et du peuple, le courant se développa rapidement sur le sol grec et fut surtout défendu par les classes cultivées. C'est pourquoi Paparrigopoulo considérait l'iconoclasme comme un avant goût de l'esprit des Lumières. En tout cas il faut se méfier de toute généralisation hâtive. La situation semble avoir été plus complexe que ne le suggère l'hypothèse orientale : il reste encore à déterminer comment et pourquoi l'iconoclasme a pu plaire aux hiérarques de l'Eglise et à d'autres intellectuels byzantins. Ceux-ci furent les adversaires de Nicéphore et de Théodore qui réfutèrent leurs thèses. L'opportunisme et la servilité des iconoclastes ne constituent pas une explication suffisante. Les invoquer, c'est plutôt esquiver une question qui dérange. On a coutume de chercher les sources de l'iconoclasme dans le judaïsme, l'Islam, chez les pauliciens et dans d'autres hérésies orientales20. Mais les précédents ou «sources» hellénistiques ont été négligées ou ignorées.
Examinons à présent les références patristiques du parti iconoclaste. La plupart d'entre elles sont banales et inadéquates. Elles ne sont qu'expressions tirées de leur contexte originel. Il n'y a que deux références qui comptent et qui peuvent accréditer la thèse théologique. D'abord, une lettre d'Eusèbe de Césarée à Constance Augusta. En second lieu, des citations tirées d'Epiphane ou du Pseudo-Epiphane, si l'on épouse l'opinion d'Ostrogorsky concernant l'identité de l'auteur. Holl et Ostrogorsky ont étudié en détail le témoignage d'Epiphane ; nous pouvons donc le laisser de côté dans cette étude. Cependant il faut garder à l'esprit que selon Holl, le témoignage d'Epiphane (qu'il considérait comme authentique) prouvait dès le IVe siècle la dimension dogmatique de la question des images21.
Curieusement, on n'a jamais accordé d'attention au témoignage d'Eusèbe. On l'a souvent cité, mais sans jamais l'analyser véritablement. Il n'y a pas lieu de mettre en doute son authenticité22. Il semble être la clef de voûte de tout le système de pensée iconoclaste. Ce n'est pas un hasard si saint Nicéphore se sentit obligé d'écrire un traité contre Eusèbe. La personne d'Eusèbe appelle notre attention pour une autre raison : toute la conception iconoclaste du pouvoir impérial et de l'autorité dans l'Eglise remonte à Eusèbe. Il y avait une tendance évidente à l'archaïsme dans la politique iconoclaste.
La lettre d'Eusèbe n'a pas été conservée dans sa totalité. Certaines parties en furent citées au concile de Nicée, et Boivin en a réuni tous les fragments encore existants et les a publiés pour la première fois dans les notes de son édition de l' Histoire de Nicéphore Grégoras (1702). Le texte a depuis été reproduit à diverses reprises mais une édition critique fait cruellement défaut23.
La lettre ne peut pas être datée avec précision. Il s'agit d'une réponse à Constance Augusta, soeur de l'empereur Constantin. Elle avait demandé à Eusèbe de lui envoyer une «image du Christ». Il fut stupéfait. Quelle sorte d'image pouvait-elle bien vouloir ? Et pour quelle raison la voulait-elle ? S'agissait-il d'une image véritable et éternelle, qui aurait porté en elle le caractère propre du Christ ? Ou s'agissait-il de l'image que le Christ avait revêtue quand il prit la forme de l'esclave pour notre salut ? La première, fait observer Eusèbe, est, à l'évidence, inaccessible à l'homme ; seul le Père connaît le Fils. La forme de l'esclave qu'il a revêtue lors de l'Incarnation a été amalgamée à Sa Divinité. Après son ascension aux cieux, il a transformé la forme de l'esclave en la splendeur révélée à l'avance à ses disciples le jour de la Transfiguration, splendeur plus sublime que la nature humaine. Evidemment cette splendeur ne peut être représentée par des couleurs et des ombres sans vie. Les Apôtres ne pouvaient jeter leur regard sur lui. Si alors sa chair était douée d'un tel pouvoir, que dire à présent qu'Il a changé la forme de l'esclave en gloire divine ? Désormais il demeure dans le sein insondable du Père et sa forme antérieure a été transfigurée pour devenir cette ineffable splendeur que l'oeil ne peut contempler et que l'oreille ne peut percevoir. Cette nouvelle «forme» ne peut être représentée, si toutefois l'on peut encore nommer «forme» cette «substance déifiée et intelligible». Nous ne pouvons suivre l'exemple des artistes païens qui représentaient des objets qui ne pouvaient point l'être et dont les images ne comportaient aucune ressemblance véritable avec l'original. Ainsi la seule représentation possible est celle du Christ dans Son état d'humilité. Or de telles images sont formellement interdites par la Loi, et les églises ne les acceptent pas. Posséder de telles images c'est imiter les païens idolâtres. Nous, chrétiens, reconnaissons en Christ notre Dieu et Seigneur et nous nous préparons à le contempler comme Dieu, avec un coeur pur. Si nous voulons ici-bas voir son image glorieuse avant de l'avoir rencontré face à face, il n'y a qu'un seul Véritable Artiste, le Verbe de Dieu lui-même. La thèse essentielle d'Eusèbe est fort claire. Les chrétiens n'ont pas besoin d'une image faite de main d'homme. Ils n'ont pas le droit de revenir en arrière ; ils doivent aller de l'avant. L'image historique du Christ, la forme de son humiliation a déjà été effacée par la splendeur divine dans laquelle il demeure à présent. Cette splendeur ne saurait être vue ni décrite, mais, au temps convenable, les vrais chrétiens verront cette gloire du monde à venir. Il n'est pas utile ici d'établir des comparaisons avec d'autres écrits d'Eusèbe24.
Son témoignage fut désavoué par les orthodoxes et rejeté comme hérétique et impie. On a souvent souligné qu'Eusèbe était arien. Nous exprimerons différemment ce reproche. Eusèbe était surtout origéniste, et sa lettre à Constance reflète cette tendance. Mais la question se pose à présent : cette lettre ne fut-elle qu'une référence fortuite, que les iconoclastes ont découverte et utilisée après-coup, parmi d'autres, pour défendre une thèse formulée indépendamment d'elle ? Ou bien, avons-nous ici l'une des sources premières qui ont inspiré l'iconoclasme, au moins dans sa formulation théologique ultime ? Ce penchant pour l'origénisme n'expliquerait-il pas la popularité évidente des thèses iconoclastes auprès des évêques et du clergé cultivé (qu'il serait ridicule d'associer avec les musulmans, les pauliciens ou d'autres hérétiques) ? Pour vérifier cette hypothèse, il faudrait bien sûr, examiner toute la liste des évêques et du clergé concerné, et s'assurer de sa validité au cas par cas. Ainsi, par exemple, dans celui des prélats présents aux faux conciles iconoclastes de 754 et de 815. Cette étude dépasse le cadre de notre article. En tout cas l'origénisme était encore bien vivant à cette époque. L'idéal spirituel d'Origène, à travers Evagre et saint Maxime le Confesseur, fut intégré à la synthèse orthodoxe de l'époque. Pour saint Maxime, l'origénisme était encore une théologie vivante et il dut réellement en affronter les problématiques et en pallier les insuffisances. Il n'est pas certain qu'il ait réussi à en surmonter toutes les difficultés25. Cela se passait seulement un siècle avant l'avènement de l'iconoclasme. L'Orient était influencé par toutes sortes de thèses origénistes. Il est vrai que le nom d'Origène ne fut jamais mentionné dans la controverse iconoclaste, et que Nicéphore considére simplement Eusèbe comme arien, et ne mentionne pas Origène. Toutefois, nous n'avons pas l'intention d'examiner ici l'opinion de Nicéphore sur Eusèbe26. Ce qui est hors de doute, c'est que la lettre d'Eusèbe témoigne d'une influence origéniste évidente. Les iconoclastes se seraient trahis s'ils s'étaient réclamés d'Origène. Pourtant le sens général et l'esprit de l'origénisme était sans nul doute favorable au mode de pensée iconoclaste. Ainsi, la défense des saintes icônes était, en quelque sorte, une réfutation indirecte de l'origénisme, et une nouvelle page dans l'histoire des controverses origénistes.
Tout d'abord, la christologie d'Origène était ambiguë et totalement inacceptable. L'ensemble de ses présupposés métaphysiques l'empêchait d'intégrer l'Incarnation, événement historique unique, à l'économie de la Révélation. Toute dimension historique était pour lui transitoire et accidentelle. Ainsi, l'incarnation historique ne devait être considérée que comme un moment dans l'histoire continue de la théophanie ou manifestation éternelle du Logos divin, moment qui, s'il décisif qu'il soit en un certain sens, n'est pourtant rien qu'un symbole. Dans la perspective d'un processus divino-cosmique continu, il n'y avait pas place pour cet avènement historique unique, fruit d'une décision essentielle (ultimate), accomplie dans le temps. Aucun événement ne pouvait, en tant que tel, avoir d'importance absolue. Tout événement devait être interprété comme un symbole ou une image-reflet d'une réalité supérieure, extra-temporelle et supra-historique. L'historique disparaissait, pour ainsi dire, au profit du symbolique. Le symbole n'est rien de plus qu'un signe, dénotant l'au-delà, l'éternité ou le monde à venir, ou les deux ensemble. Tout ce système de symboles avait un caractère provisoire, et devait finalement s'abolir. Il fallait percer l'écran des symboles. C'était le principe ou le postulat essentiel de l'exégèse origéniste. Sa méthode d'exégèse, quelque nom qu'on lui donne, était destinée précisément à transcender l'histoire, à lever le voile des événements, à dépasser la lettre qui, même dans la nouvelle économie de la grâce, ne pourrait à elle seule que tuer, exactement comme l'ombre de la Loi. On ne niait pas la réalité ou l'historicité des événements, mais on devait les interpréter comme des ombres, des signes et des symboles. Il serait vraiment injuste de reprocher à Origène de négliger la place du Christ et de la Croix dans l'histoire. Comme Bigg l'a très justement fait observer, «la Croix dans toute sa beauté, sa splendeur et sa force émerveillait toujours Origène27». Ce symbolisme chez Origène n'avait rien d'un docétisme. Pourtant la Croix dans l'histoire était pour lui le symbole d'une réalité supérieure. Seuls les simpliciores, seuls ceux qui sont «encore des enfants», pouvaient se contenter du sens corporel («somatique») de l'Ecriture, qui n'est que «l'ombre des mystères du Christ», de même que l'ancienne Loi avait été une ombre du bien à venir. Les plus avancés se préoccupent de la vérité elle-même, et donc de l'Evangile éternel (ou spirituel), dont l'Evangile historique est l'ombre ou l'énigme. Origène distingue nettement et va même jusqu'à opposer le christianisme «extérieur» au christianisme «caché». A vrai dire, il admet qu'il faut être à la fois charnel (somatique) et spirituel (pneumatique), mais seulement pour des raisons pédagogiques. On doit dire au débutant, aux chrétiens «charnels», qu'on ne connaît rien d'autre que Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié (1 Cor.2,2). «Mais, si nous rencontrons les parfaits dans l'Esprit, ceux qui portent du fruit en Lui et qui sont amoureux de la vision céleste, il faut les rendre participants de ce Logos (cette Parole) qui, s'étant fait chair, a ressuscité, redevenant ce qu'Il était au commencement, avec Dieu» (Jn 1,1). En un mot, il nous faut transformer l'Evangile «sensible» ou «charnel» en Evangile «spirituel28», c'est-à-dire que le Nouveau Testament doit être interprété de la même manière que l'Ancien, comme une anticipation. L'orientation majeure vers l'avenir, vers le monde à venir, implique une véritable dévalorisation du passé. Cela implique aussi une véritable mise à plat de tout le processus temporel, exténuation qui va de soi puisque le temporel n'est qu'un symbole de l'éternel, et qu'à tout instant du processus, on peut accéder à l'éternel. Cette méthode d'interprétation allégorique ou symbolique implique une certaine égalité des deux Testaments : tous deux sont, en définitive, provisoires et doivent être interprétés comme tels. Tous deux ne sont que des ombres, dans des sens différents. Et Origène de conclure que, dans l'Ancien Testament, toute la vérité était déjà accessible aux plus avancés. Les prophètes et les sages de l'Ancienne Alliance ont eu une vision et une connaissance plus parfaite que les membres encore «charnels» (somatiques) de l'Eglise, et ils «voyaient mieux que nous les réalités dont les événements de leur époque étaient les ombres». Ils ont vu la gloire du Christ, l'image du Dieu invisible, et «ils ont progressé de la vision des types (figures) à celle de la vérité». Il insiste beaucoup sur ce point et conclut : «Ceux qui se sont rendus parfaits dans les générations précédentes connaissaient tout autant que les Apôtres ce que le Christ leur avait révélé puisque le Pasteur qui a révélé aux Apôtres les mystères ineffables de la Divinité, demeurait aussi avec les Prophètes -la seule supériorité des Apôtres étant que, «tout en connaissant ces mystères, ils ont aussi vu de leurs yeux le pouvoir divin à l'oeuvre29». La méthode allégorique fut d'abord inventée pour interpréter la promesse. Elle ne pouvait satisfaire à la nouvelle exigence : l'exégète chrétien devait interpréter l'accomplissement de la promesse. En d'autres termes, l'allégoriste chrétien examinait l'Evangile comme s'il était de même nature que la Loi ; il étudiait le Nouveau Testament comme s'il s'agissait de l'Ancien ; il étudiait l'accomplissement comme s'il n'était rien de plus qu'une promesse. Certes, il y avait une autre promesse dans cet accomplissement, cependant ce dernier n'aurait pas dû être négligé. C'est sur ce point que la méthode allégorique ne pouvait qu'échouer. On peut considérer celle-ci comme une méthode «judaïsante», c'est-à-dire comme une lecture de l'Evangile fondée sur l'esprit de prophétie. Bien sûr, cet esprit judaïsant n'était en aucun cas «sémitique» ; il s'agissait typiquement d'une lecture hellénisante. «Car la lettre seule et le récit des événements qui sont arrivés à Jésus ne présentent pas toute la vision de la vérité. Car chacun d'entre eux constitue, pour ceux qui ont l'intelligence des Ecritures, le symbole d'une autre réalité». Il faut dépasser les récits eux-mêmes pour accéder à ce qu'ils symbolisent30.
L'histoire ou le récit n'est qu'un point de départ. Nous commençons avec le Jésus de l'Evangile, avec le Crucifié, mais notre but est d'atteindre à la vision de la gloire divine. L'humanité de Jésus est le premier degré, le degré le moins élevé de notre intelligence spirituelle, et il doit être dépassé31.
Il ne s'agit point ici simplement de degrés et de niveaux de l'interprétation. Jésus lui-même a transcendé son humiliation (sa kénose), et l'a pour ainsi dire abolie et remplacée par sa glorification. Il ne s'est pas départi de son humanité, mais celle-ci a été exaltée pour atteindre une plus haute perfection, en se mêlant intimement à sa Divinité32. Voilà certes une formulation vigoureuse. «En vérité, après sa résurrection, le Christ a existé avec un corps intermédiaire entre la matérialité du corps qu'il avait avant ses souffrances, et l'âme qui n'avait pas revêtu un tel corps». Ainsi donc, après sa résurrection, Jésus ne pouvait pas apparaître au peuple «de la même manière qu'avant cet événement». Même quand il se trouvait encore revêtu de la chair, «il avait plus d'une seule apparence», c'est-à-dire qu'il n'avait pas toujours la même apparence : «Tous ceux qui le contemplaient ne le voyaient pas de la même façon». Son apparence extérieure dépendait du degré de capacité à le recevoir. Sa glorieuse Transfiguration sur le Mont Thabor n'était qu'un exemple de la capacité d'adaptation de son corps. «Il n'apparaissait pas sous la même forme aux souffrants, à ceux qui avaient besoin de guérison, et à ceux qui pouvaient, en raison de leur vigueur, faire l'ascension de la montagne en sa compagnie33». Les diverses apparences de Jésus sont dues à la nature du Verbe, qui ne se montre pas de la même manière à tous, mais qui, aux faibles, apparaît «sans forme ni beauté», et, pour ceux qui pouvaient gravir avec Lui la Montagne, surpasse toute beauté34.
Aussi étrange et dangereuse que semble cette interprétation, elle a été conservée jusque très tard dans la Tradition. On la trouve par exemple chez saint Maxime35. Lorsqu'il traite de l'expérience mystique, ses formulations reprennent presque mot pour mot celles d'Origène. Le Seigneur n'apparaît pas à tous dans sa gloire présente, mais à ceux qui sont encore imparfaits il apparaît sous la forme du serviteur, et, à ceux qui sont capables de le suivre jusqu'en haut de la montagne de la Transfiguration, il apparaît sous sa forme divine, en laquelle il existait avant que le monde commençât36.
Pour Origène, même au temps de sa vie terrestre, le corps du Christ était «un corps miraculeux37». Après la Résurrection, ce corps a été intégré à sa divinité, et ne peut plus s'en distinguer38. «Ainsi donc, tout ce qui est en Christ est désormais Fils de Dieu39». S'il a été vraiment homme, à présent il ne l'est plus, de même, nous abandonnons notre nature humaine lorsque nous suivons ses commandements, car Celui qui est le premier-né (prototokos) de toute l'humanité nous a transformés en Dieu40. «Or, s'il est Dieu, celui qui autrefois fut homme, et s'il te faut devenir semblable à lui, 'quand nous serons semblables à lui et que nous le verrons tel qu'il est' (I Jean 3:2), tu dois dès lors toi aussi devenir Dieu en Jésus Christ41». L'argument principal d'Origène est limpide. Nous ne pouvons manquer de remarquer la ressemblance intime entre les idées d'Origène et celles exprimées par Eusèbe dans sa lettre à Constance. La christologie d'Origène était le présupposé et le fondement de la pensée d'Eusèbe. Des principes énoncés par Origène, il tira les conclusions nécessaires. Si l'on suit Origène, comment peut-on s'intéresser à une icône du Seigneur, qui est une image historique ? Ce qui peut être représenté est déjà dépassé et aboli, car la véritable et glorieuse réalité du Christ Ressuscité échappe à toute représentation et à toute description. En outre, du point de vue origéniste, le vrai visage du Seigneur ne pouvait être représenté même lorsqu'il était incarné, seule pouvait l'être son image accessible à l'homme corporel (somatique) et charnel, mais cette apparence n'était en aucun cas sa véritable et adéquate image. Bien sûr, la question des icônes n'est pas abordée dans l'oeuvre d'Origène. Pourtant ce qu'il déclare à propos des images païennes pouvait fort bien être appliqué aux icônes42. Il existait aussi un parallèle évident entre deux questions : le problème de l'Ecriture était le même que celui de la représentation picturale. Nous savons que cela était un des principaux thèmes de la controverse iconoclaste. Saint Jean Damascène avait clairement vu la relation entre les deux questions : l'Ecriture elle-même est «une image43». Appliquer la méthode d'exégèse d'Origène à la représentation artistique et picturale ne va pas sans créer quelque difficulté. Peut-être n'aurons-nous pas de difficulté à accepter les représentations symboliques, puisque la Bible doit être considérée comme un livre de symboles, qui, de par leur nature même, nous obligent à aller au-delà. En revanche, l'image historique, elle, pose problème. Aux pseudo-conciles iconoclastes de 754 et de 815, l'argument essentiel était justement le suivant : ils avaient une conscience aiguë du fossé qui sépare toute image historique («charnelle») de l'état de glorification que le Christ et ses saints connaissent déjà. Un exemple suffira : était-il permis, demandèrent les évêques iconoclastes en 754, de représenter les saints, qui resplendissent déjà de la gloire ineffable et de les ramener ainsi sur terre44 ?
L'iconoclasme n'était pas simplement un rejet inconditionnel de toute forme d'art. Il y avait une grande diversité d'opinions parmi les adversaires des icônes. Pourtant, dans l'ensemble, il s'agissait bien d'une résistance à une forme d'art religieux, la peinture d'icônes, l'icône étant une représentation d'une personne qui a existé historiquement, du Seigneur et de ses saints. Ce type d'art chrétien se développait à cette époque. Son lieu de naissance fut probablement la Syrie, et son signe distinctif, comme l'a dit Louis Bréhier, était «la recherche naïve de la vérité historique45». Un de ses sujets d'élection était le Christ en Croix. Il ne s'agissait pas nécessairement de «naturalisme», mais cela devait comporter une forme de réalisme historique. C'était l'argument principal de cette nouvelle tendance. La véritable icône prétendait être quelque chose d'essentiellement différent du «symbole». Elle devait représenter quelque chose de réel, et de manière exacte et fidèle. La vraie icône devait être une image historiquement fidèle. Cela explique la permanence des types iconographiques en Orient : il n'y a pas de place pour l'invention artistique. Les types iconographiques appartiennent à la Tradition et sont stabilisés par l'autorité de l'Eglise. Seule l'exécution de l'oeuvre appartient à l'artiste. Ainsi fut formulée la doctrine au second concile de Nicée46. En dernier ressort, on ne fait pas appel à l'imagination artistique, à la vision individuelle, mais à l'histoire, à des choses vues et expérimentées. De ce point de vue, le canon 82 du concile in Trullo (691-92) est révélateur. Il traite directement d'un cas particulier -les circonstances immédiates de la décision sont incertaines. Mais, par ce qu'il implique, il établit un principe général. Le Concile interdit toute représentation symbolique du Christ sous forme d'agneau. En apparence, le Concile refusait une scène à caractère semi-historique : saint Jean le Baptiste désignant le Christ qui vient, ce dernier étant représenté de manière symbolique. Les raisons de l'interdiction sont fort instructives. L'agneau est un «type», une image, une «figure» de la grâce à venir, qui symbolise le véritable Agneau, le Christ. Certes les anciens types ou «ombres», donc les signes et les symboles doivent être respectés. Pourtant la primauté revient à la «grâce» et à la «vérité», qui est la plénitude de la Loi. Le Concile précise qu'il faut représenter le Christ sous sa forme humaine et non comme «l'agneau de jadis», en souvenir de son Incarnation, de sa Passion, et de sa mort rédemptrice, et du salut universel qu'il a donné au monde47. C'est plus qu'une disposition canonique, il s'agit d'une véritable déclaration doctrinale. C'est un corps de doctrine, un véritable préambule à tout écrit ultérieur sur les saintes icônes. Curieusement, ce canon a été complètement négligé par les historiens de l'iconoclasme. Le cas auquel le concile se réfère semble être très particulier. Mais le canon édicte une régle, qui a une raison d'être. Ce qu'il faut noter, c'est que la peinture d'icônes est absolument liée à la relation entre les «types» et la vérité historique, et peut-être entre les deux Testaments. Nous abordons à nouveau un problème d'exégèse. Les types anciens ont déjà pris fin, la Vérité, le Christ incarné et crucifié, est venue en ce monde. Par là on approuvait et on encourageait toute forme d'art nouveau à caractère historique. La formulation est délibérée. On insistait sur la «forme humaine» du Christ, ce qui était naturel puisqu'à l'époque la dernière controverse christologique était sur le point d'être réglée. On attire l'attention du peintre sur la réalisation historique du plan divin.
On s'accorde à penser que la théologie des saintes icônes, formulée par saint Théodore, et avant lui par saint Jean Damascène, était fondée sur des présupposés néoplatoniciens. Toute la conception du «prototype» et de «l'image» (du reflet, à un degré inférieur) aurait été platonicienne. Dans l'ensemble, cette remarque est justifiée48. Pourtant elle doit être nuancée. En tout cas, cet argument inclut une référence évidente à l'Incarnation historique. Les iconodules ne parlaient pas simplement des images de réalités éternelles ou «célestes». Ils parlaient bel et bien des «images» de réalités terrestres et, donc, de personnages historiques, qui avaient vécu sur la terre et dans le temps. Et cela fait une différence !
Nous ne nous intéressons pas ici à la doctrine des iconodules comme telle. Admettons qu'elle ait été platonicienne ou platonisante. Malheureusement, on néglige un fait : dans le néoplatonisme, il y avait aussi une tendance évidente à l'iconoclasme. Porphyre, dans sa Vie de Plotin nous déclare que Plotin, «semblait avoir honte d'être dans un corps», et c'est précisément par cette affirmation que Porphyre commence sa biographie. «Et dans un tel état d'esprit il refusait de parler de ses ancêtres, de ses parents ou de sa patrie. Il refusait de poser pour un sculpteur ou un peintre». Faut-il faire une image permanente de ce corps périssable ? C'était assez de devoir porter la chair49. Plotin aurait volontiers oublié qu'il avait une histoire sur cette terre, des parents et une patrie. L'aspiration philosophique de Plotin doit être soigneusement distinguée de l'ascétisme oriental, gnostique ou manichéen. Plotin n'était pas dualiste. Pourtant sa conclusion était toujours que nous devions nous retirer du monde corporel et échapper à la chair. Plotin lui-même suggérait l'analogie suivante. Deux hommes vivent dans la même maison. L'un va critiquer l'architecte et son savoir-faire, parce que la maison est faite de bois et de pierre sans vie. L'autre va louer la sagesse de l'architecte parce que l'ouvrage est un bel édifice bien agencé. Pour Plotin, ce monde d'ici-bas n'est pas mauvais, mais il est l'image ou reflet de celui d'en-haut, peut-être la plus belle des images. Pourtant il faut transcender l'image, et aller de l'image au prototype, des réalités inférieures aux réalités supérieures, et Plotin de louer non la copie, mais l'exemple ou le modèle50. «Il sait que, le moment venu, il sortira et n'aura plus besoin de la maison51». Voilà pourquoi il ne voulait pas poser pour le peintre. Le portrait de cette «enveloppe périssable» ne pouvait constituer sa véritable «image», ou l'image de son être immortel. Aucune image ne peut être faite de l'être de l'homme. Toute image est trompeuse. Elle emprisonne l'imagination de l'homme dans un «corps périssable». Ce remarquable passage tiré de Plotin ne constitue-t-il pas une bonne introduction à l'esprit iconoclaste ? Le chrétien formulerait bien sûr la question de manière différente. Au lieu du monde d'en haut, il parlerait peut-être du «monde à venir». Avec le même résultat pourtant. Origène n'était pas si éloigné de Plotin sur ce point. Il est intéressant de remarquer que parmi les testimonia anciens, réunis par les iconoclastes, il y en avait un d'inspiration platonicienne et d'origine sans aucun doute hérétique. L'anecdote est tirée des Actes de Saint Jean. C'était le parallèle exact de l'histoire que Porphyre raconte à propos de Plotin. On avait peint un portrait de Saint Jean à son insu. Il n'était pas d'accord et ne parvenait pas à se reconnaître, car il n'avait jamais vu son propre visage dans un miroir. Après tout, ce n'était que «l'image de son corps». L'homme devait être le peintre de son âme et la parer de la foi et de toutes les vertus. «Mais ce que tu as fait est enfantin et imparfait ; tu as peint une image morte d'une chose morte52».
Il est d'usage d'interpréter le courant iconoclaste comme une réaction ou une résistance orientale ou sémite à une hellénisation excessive de l'art et de la dévotion chrétienne, et au courant hellénisant dans l'Eglise byzantine. Or, il n'y a rien de spécialement «judaïsant» dans la théologie iconoclaste, mais ses preuves et arguments semblent plutôt hellénisants. Les iconodules étaient certes platoniciens53, mais les iconoclastes ne l'étaient-ils pas eux aussi ? Ne devons-nous pas interpréter ce conflit comme une rupture à l'intérieur de la chrétienté hellène ? L'iconoclasme était, bien sûr, un courant fort complexe et ses différentes composantes doivent être analysées avec soin. Mais la source principale de la pensée iconoclaste était hellénisante. Il nous faut renverser l'interprétation actuelle. C'est l'iconoclasme qui constitue un retour à l'hellénisme pré-chrétien. L'ensemble du conflit peut être interprété comme une nouvelle étape dans un processus fort ancien. On l'a parfois qualifié d'«hellénisation du christianisme». Il faut plutôt le décrire comme une christianisation de l'hellénisme. Le trait principal du processus fut, à l'évidence, la rupture à l'intérieur de l'hellénisme ou sa polarisation. Dans la controverse iconoclaste, au moins à un niveau théologique, les deux hellénismes, comme à d'autres occasions, s'opposèrent encore, en une lutte acharnée. Le grand débat était entre symbolisme et histoire. Dans ce conflit, les iconoclastes adoptèrent une position hellénisante pure et dure, de tendance origéniste et platoniciennne. Ce n'était pas une continuation immédiate de la tradition monophysite. Le monophysisme, du point de vue théologique, était une forme d'hellénisme, dont les racines remontent à la tradition alexandrine primitive ; par conséquent, il pouvait facilement être assimilé à du néoplatonisme. Au contraire, les iconodules prenaient clairement partie pour le christianisme historique. On discutait d'un point spécial, mais qui impliquait tous les enjeux essentiels. Cela explique la violence du conflit. Ce n'était pas simplement la destinée de l'art chrétien qui était en jeu, mais celle de l'orthodoxie elle-même. En tout cas, cette lutte ne peut se comprendre que dans le cadre de l'Auseinandersetzung (confrontation) séculaire entre le christianisme et l'hellénisme. Les deux partis étaient de tendance hellénisante. Pourtant il y eut un conflit entre l'hellénisme chrétien et le christianisme hellénisé, ou encore entre l'orthodoxie et le syncrétisme54. Le seul objet de ce court essai est de poser le problème. Il faudra d'autres études critiques pour pouvoir lui donner une réponse définitive55.
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