lundi 7 février 2011

La Lumière du Thabor n°42. La querelle Bayle-Leclerc.

Patric RANSON
16, rue Collange
92300 LEVALLOIS-PERRET









UNE QUERELLE ARRETEE PAR LA NUIT





Si Pierre Bayle et Jean Leclerc avaient vécu cent cinquante ans plus tard, ils auraient sans nul doute eu droit au qualificatif de philosophes ou de théologiens maudits, tant leur vie, faite de paradoxes et d’incompréhension semble étrangère à la vision reçue d’un XVIIème siècle ordonné et harmonieux comme un jardin à la française.
Le plus méconnu des deux, le plus moderne aussi, si nécessaire pour étudier l’évolution du rationalisme français de la Renaissance aux Lumières, est certainement Jean Leclerc (1657-1736). Arminien, anticalviniste, Leclerc rêve d’un christianisme sans péché originel, sans prédestination, sans enfer, qui ne soit plus un scandale pour la raison, créée elle aussi par Dieu, et qui ne demande qu’à reconnaître son créateur. Critique, journaliste, annotateur de textes anciens dans la tradition humaniste, il est aussi philosophe et herméneute de la Sainte Ecriture, dont il pense -contrairement à son adversaire Richard Simon- qu’elle n’est pas véritablement obscure, et qu’elle annonce à tous les commandements et les principes nécessaires à la connaissance du bonheur et de la vérité. Favorable à l’union des Eglises, héritier de Grotius, Leclerc défend aussi l’idée d’un credo minimum, qui rétablisse la paix dans une chrétienté divisée. Mais il assure en même temps qu’il ne tombe ni dans le socinianisme, ni dans le déisme, qu’il en préserve même : il prêche l’évangile au risque de la raison, mais, croit-il, tout l’évangile.
Pourtant J. Leclerc, qui par ses Bibliothèques a fait connaître à l’Europe tant de grands auteurs, notamment Cudworth, Vico et son grand ami John Locke, meurt méconnu, sans influence durable, quasiment fou. En 1728, en plein cours de philosophie, ce défenseur de la raison est brutalement privé de la parole, perdant ensuite une partie de la mémoire, conscient par intermittence, subissant plusieurs crises cérébrales graves jusqu’à sa mort huit ans plus tard. Pendant sa maladie, il continue d’écrire, portant lui-même des textes incohérents à son imprimeur, qui promet charitablement de les imprimer, et les jette au feu. Gageons que, dans ces manuscrits de la folie de Jean Leclerc, il était encore question de son vieil ennemi, mort trente ans avant lui, le «philosophe de Rotterdam», Pierre Bayle (1647-1706). La fin de ce dernier n’est pas moins romantique avant l’heure. Défenseur de la tolérance, et adversaire de l’augustinisme politique dans son Commentaire philosophique, imaginant l’efficacité d’une société d’athées dans ses Pensées sur la Comète, Bayle était, en matière théologique, favorable à un augustinisme ou à un calvinisme strict, celui de la double prédestination et de la culpabilité personnelle des descendants d’Adam, tel qu’il avait été dogmatisé au grand synode européen du protestantisme tenu à Dordrecht en 1619.
Pourtant ce «dépayseur des lieux communs», qui montre comment agit dans l’histoire humaine l’inversion des valeurs produite par les effets du péché originel, et l’irréductibilité de la singularité à tout discours général et abstrait sur la providence est, dès son vivant, critiqué par les siens comme étant un athée caché, un crypto-manichéen qui a abandonné le christianisme historique.
Pour se justifier de ces accusations qui le blessent, malade, phtisique, dégoûté des hommes et de leurs polémiques malhonnêtes, Bayle rédige dans les derniers jours de sa vie les Entretiens de Maxime et de Thémiste, dirigés contre Leclerc et Jacquelot, où il affirme que, malgré l’échec des apologétiques, des justifications rationnelles de la providence et de son action dans le monde, sa foi n’en est que plus forte en un Dieu caché, définitivement mystérieux et inconnu dans ses desseins, mais bon et juste dans son essence. Bayle y soutient nettement que ce sont les théologies rationnelles qui conduisent à l’athéisme, alors que la confession de l’incompréhensibilité du créateur raffermit la foi révélée.
Rédigeant donc, dans les derniers jours de sa vie, ces Entretiens qui, dans leur contenu, annoncent bien plus Kierkegaard ou Chestov que Voltaire ou d’Holbach, Pierre Bayle refuse de recevoir ses visiteurs, décidé à mourir seul, au travail ; à l’un de ses amis proches, il laisse cependant ce mot, écrit quelques heures avant sa mort : «Mon cher ami, ce n’était pas pour vous que j’avais donné les ordres qui m’ont privé de vous voir encore une fois. Je sens que je n’ai plus que quelques moments à vivre ; je meurs en philosophe chrétien, persuadé et pénétré des bontés et de la miséricorde de Dieu et vous souhaite un bonheur parfait». La prédestination augustinienne brouille toute certitude sur le salut individuel ; Dieu, considéré dans un apophatisme pur, radical, qui rend inutile tout discours, n’a pas besoin d’intermédiaires, de pasteurs au chevet du malade phtisique et épuisé pour être cru ; Bayle se sent peut-être un chrétien sans Eglise, mais son Dieu n’est pas celui du manichéisme, il n’est pas méchant, il est plein de miséricorde.
Sur ces Entretiens de Maxime et de Thémiste, republiés ici pour la première fois depuis le XVIIIème siècle, s’est achevé, pour Pierre Bayle, cette «querelle arrêtée par la nuit», qu’il avait commencée lui-même dans son Dictionnaire avec les articles Manichéens, Marcionites, Pauliciens. Ce sont les quelques phrases de ces «entrées» du Dictionnaire historique et critique qui avaient mis le feu au poudre, ruinant l’idée d’une apologétique augustinienne et mettant la plupart des grands auteurs de la fin du XVIIème siècle devant la radicalité du mal métaphysique et moral.
Des arminiens comme Leclerc, des calvinistes comme Jurieu et Jacquelot, se sont engagés dans cette querelle fratricide qui allait favoriser la naissance du protestantisme libéral, mais aussi des jésuites, et celui qui est considéré comme le grand métaphysicien catholique du siècle, le Père Malebranche. Dans son dernier ouvrage, Réflexions sur la prémotion physique, il s’en prend à Bayle, et aux arguments manichéens suscités par le Dictionnaire. Ce dernier fait d’ailleurs des ravages ; poussé par la très savante princesse Sophie de Hanovre, Leibniz est obligé de s’attaquer à un paradoxe aussi difficile que celui du continu, et publie, après la mort de Bayle, sa Théodicée, qui justifie rationnellement Dieu d’être la cause du mal. Leibniz était effrayé de voir que Bayle voulait sauver la foi en ruinant la métaphysique ; mais sa Théodicée ne put empêcher la force des arguments de Bayle sur le XVIIIème siècle, et en particulier sur Voltaire.
Republier les Entretiens de Maxime et de Thémiste est nécessaire à la fois à la compréhension de Bayle -que l’on prend encore trop souvent pour un libre penseur- mais aussi à celle de Leibniz, de sa Théodicée, la tentative la plus grandiose sans doute de plaider philosophiquement la cause d’un Dieu qui ne l’a jamais demandé. En même temps, les réponses données par Bayle à Jacquelot, et surtout à Jean Leclerc, permettent d’imaginer ce que l’auteur du Dictionnaire eût répondu au philosophe de Hanovre.

Les origines de la querelle

Pour des raisons dogmatiques, et non pas uniquement historiques, Pierre Bayle est, à l’époque où il rédige le Dictionnaire, persuadé de l’échec des polémiques religieuses sur la grâce qui occupent tout le XVIIème siècle. Si la liberté n’a aucune part au salut, si Dieu choisit arbitrairement, dans la massa damnata, ceux dont il veut faire des vases de miséricorde et ceux qu’il laisse être des vases de colère -à quoi cela sert-il d’argumenter ? Convaincre suppose bien la participation de la raison, mais aussi de la volonté. Si cette dernière est malade et ne peut participer à sa propre restauration qui dépend de Dieu seul, pourquoi les augustiniens, pourquoi saint Augustin lui-même avant eux, se sont-ils épuisés dans une guerre sans fin, se divisant entre eux à l’infini ?
Par un ultime effet du péché originel, l’historien doit bien reconnaître que les vraies divisions ne sont pas celles qui se disent telles, que les jansénistes ne sont pas profondément séparés, sur ces questions, des calvinistes et des thomistes. Empêtrés dans un augustinisme qui leur est commun, nombreux sont les catholiques qui vont se trouver sans voix dans leurs polémiques avec les réformés, avec la Genève calviniste principalement. C’est bien ce qu’on lit à l’article Augustin du Dictionnaire : «Il est certain que l’engagement où est l’Eglise romaine de respecter le système de saint Augustin la jette dans un embarras qui tient du ridicule». En note, Bayle précise que la condamnation du calvinisme au Concile de Trente, et celle de Jansénius, ont abouti à une condamnation d’Augustin lui-même : «Il est manifeste à tout homme qui examine les choses sans préjugé, et avec les lumières nécessaires, que la doctrine de saint Augustin et celle de Jansénius évêque d’Ypres sont une seule et même doctrine, qu’on ne peut voir sans indignation que la cour de Rome se soit vantée d’avoir condamné Jansénius, et d’avoir néanmoins conservé à saint Augustin toute sa gloire». A l’opposé les jésuites et les arminiens qui défendent le libre arbitre et sa coopération avec la grâce, comme les «semi-pélagiens» de jadis, sont aussi bien proches, ennemis qui se ressemblent étrangement. Eux ne cessent d’argumenter, mais, aux yeux de Bayle, inutilement, parce qu’ils ne pourront jamais justifier sérieusement qu’un Dieu tout puissant laisse courir le mal dans le monde. L’article Arminius est fort intéressant sur ce point. Arminius, chargé de défendre le calvinisme strict, a été horrifié par les écrits antipélagiens de l’évêque d’Hippone, et, à la fin de sa vie, a affirmé, dans la ligne d’Erasme, la participation de la liberté au salut -provoquant ainsi un schisme dans l’Eglise calviniste de Hollande. Pour Bayle, c’est en vain que ce théologien a agi ainsi : «A peine les arminiens ont-ils répondu à certaines objections qui ne peuvent être réfutées dans le système de Calvin, à ce qu’ils prétendent, qu’ils se trouvent exposés à des arguments dont ils ne peuvent se tirer que par un aveu sincère de l’infirmité de notre esprit, ou que par la considération de l’infinité incompréhensible de Dieu. Etait-ce la peine de contredire Calvin ?... un athlète, qui au tiers ou au milieu de la carrière, devançait son antagoniste, ne méritait point pour cela d’être couronné : on ne lui donnait la couronne qu’en cas qu’au bout de la course il eut gagné l’avantage. C’est la même chose dans les controverses : il ne suffit point de parer les premiers coups, il faut aussi satisfaire aux répliques et aux instances, jusqu’à ce que tous les doutes soient bien éclaircis. Or c’est de quoi l’hypothèse d’Arminius, ni celle des molinistes, ni même celle des sociniens ne sont point capables. La méthode des arminiens n’est propre qu’à faire obtenir quelque avantage dans ces préludes de combat, où l’on détache des enfants perdus pour escarmoucher ; mais quand on en est à un combat décisif, il faut qu’elle se retire comme les autres derrière les retranchements du mystère incompréhensible».
Toutes les querelles, par leur nature même, sont arrêtés par la nuit. Il n’y a pas d’argument ni de critère ultime. L’histoire d’Acosta rend cela encore plus manifeste. Uriel Acosta, élevé dans le catholicisme, appliqua toutes les règles de la critique à sa religion, qu’il abandonna alors, pour retourner au judaïsme de sa famille. Puis il fit la même chose avec la synagogue, qui le condamna, mais ne l’empêcha pas de se tuer. Bayle commente : «L’on peut comparer la philosophie à des poudres si corrosives qu’après avoir consumé les chairs baveuses d’une plaie, elles rongeraient la chair vive, et carieraient les os, et perceraient jusqu’aux moelles. La philosophie réfute d’abord les erreurs ; mais si on ne l’arrête point là, elle attaque les vérités ; et quand on la laisse faire à sa fantaisie, elle va si loin qu’elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s’asseoir». C’est toute la théologie rationnelle, toute l’apologétique qui est en cause. Les preuves de Dieu ou de la religion s’arrêtent au milieu du chemin, et n’aboutissent qu’à faire naître d’autres objections. La foi doit alors intervenir et trancher ; elle doit interroger par son silence intérieur les discours sur la foi. C’est de Pascal, cet «individu paradoxe du genre humain», que Bayle est ici proche, un Pascal profondément fidéiste.
Les articles que nous avons mentionnés, Manichéens, Marcionites, Pauliciens, ne disent rien d’autre, sinon d’une façon plus radicale.
Bayle est loin de faire l’éloge des manichéens qu’il définit comme des «hérétiques dont l’infâme secte, fondée par un certain Manès, commença au IIIème siècle et s’établit en plusieurs provinces, et subsista fort longtemps. Elle enseignait néanmoins les choses du monde qui devaient donner le plus d’horreur». L’originalité des manichéens, précise ensuite Bayle, n’est pas dans leur croyance au dogme des deux principes, l’un bon, l’autre méchant, mais dans la présentation qu’ils en font. Ce fut aussi leur faiblesse. En effet, «Il faut avouer que ce faux dogme, beaucoup plus ancien que Manès, et insoutenable dès que l’on admet l’Ecriture Sainte ou en tout ou en partie, serait assez difficile à réfuter soutenu par des philosophes païens aguerris à la dispute. Ce fut un bonheur que saint Augustin, qui savait si bien toutes les adresses de la controverse, abandonnât le manichéisme ; car il eût été capable d’en écarter les erreurs les plus grossières, et de fabriquer du reste un système qui, entre ses mains, eût embarrassé les orthodoxes».
Autrement dit, pris en lui-même, comme philosophie rationnelle, l’affirmation des deux principes a sa cohérence et, non sans malice, Bayle note que saint Augustin, considéré comme l’adversaire par excellence des manichéens, eût été bien plus redoutable dans l’autre camp, s’il fût resté avec eux.
Inversement, les arguments rationnels contre le système des deux principes ne portent pas vraiment. La note D du même article en donne les raisons. Bayle y distingue les raisons a priori et les raisons a posteriori. Dans ces dernières, les manichéens sont les plus forts parce qu’ils partent de l’expérience. A priori, en effet, «les idées les plus sûres et les plus claires de l’ordre nous apprennent qu’un être qui existe par lui-même, qui est nécessaire, qui est éternel, doit être unique, infini, tout puissant et doué de toutes sortes de perfections». Ainsi, étudié à partir des exigences de la raison, le système manichéen est absurde, et il faut bien admettre qu’il n’y a qu’un principe de toutes choses. Malheureusement, pour être démontré comme vrai, un système doit non seulement fournir des idées distinctes, mais aussi «donner raison des expériences». Et là, les manichéens pourraient fournir des arguments très forts, tirés de l’étude de l’homme : «Les cieux et tout le reste de l’univers prêchent la gloire, la puissance, l’unité de Dieu : l’homme seul, ce chef d’oeuvre de son créateur entre les choses visibles, l’homme seul, dis-je, fournit de très grandes objections contre l’unité de Dieu. Voici comment : l’homme est méchant et malheureux : chacun le conçoit par ce qui se passe au-dedans de lui, et par le commerce qu’il est obligé d’avoir avec son prochain. Il suffit de vivre cinq ou six ans, pour être parfaitement convaincu de ces deux articles : ceux qui vivent beaucoup et qui sont fort engagés dans les affaires connaissent cela encore plus clairement. Les voyages sont des leçons perpétuelles là-dessus ; ils font voir partout les monuments du malheur et de la méchanceté de l’homme ; partout des prisons et des hôpitaux ; partout des gibets et des mendiants. Vous voyez ici les débris d’une ville florissante ; ailleurs vous n’en pouvez pas même trouver les ruines... Les gens d’étude, sans sortir de leur cabinet, sont ceux qui acquièrent le plus de lumières sur ces deux articles, parce qu’en lisant l’histoire ils font passer en revue tous les siècles et tous les pays du monde. L’histoire n’est à proprement parler qu’un recueil des crimes et des infortunes du genre humain ; mais remarquons que ces deux maux, l’un moral et l’autre physique, n’occupent pas toute l’histoire ni toute l’expérience des particuliers : on trouve partout et du bien moral et du bien physique ; quelques exemples de vertu, quelques exemples de bonheur ; et c’est ce qui fait la difficulté. Car s’il n’y avait que des méchants et des malheureux, il ne faudrait pas recourir à l’hypothèse des deux principes : c’est le mélange du bonheur et de la vertu avec la misère et avec le vice, qui demande cette hypothèse ; et c’est là que se trouve le fort de la secte de Zoroastre». Personne n’échappe donc à l’expérience psychologique de la présence mêlée du bien et du mal en nos vies, ni l’enfant, ni le voyageur, ni même l’érudit qui se trouverait à l’écart de la vie tumultueuse de ses contemporains ; il connaît tout cela, mieux encore, par les livres.
Puisque le mal est dans le monde, comment a-t-il pu y pénétrer si un principe unique et bon est à l’origine de la création de l’homme ? Certes, il est possible de répondre que Dieu n’est pas la cause du mal moral, que l’homme créé libre, par la mauvaise inclination de la volonté ne s’est pas maintenu dans le chemin de la vertu. Le mal physique est donc la punition ou la conséquence du mal moral introduit par l’homme. Mais cet argument est insuffisant, et Zoroastre aurait beau jeu de répondre que Dieu aurait pu créer l’homme sans inclination vers le mal, «puisque cette inclination est un défaut qui ne peut avoir pour cause un tel principe». Il est impossible aussi de dire que l’homme est l’unique cause de sa chute, puisque Dieu, par sa prescience, savait que l’homme se servirait mal de sa liberté -et donc pouvait l’en empêcher. Soit Dieu est ignorant ou impuissant, soit il n’est pas la miséricorde qu’on lui attribue généralement : «Car si une bonté, aussi bornée que celle des pères, exige nécessairement qu’ils préviennent autant qu’il leur est possible le mauvais usage que leurs enfants pourraient faire des biens qu’ils leurs donnent, à plus forte raison une bonté infinie et toute puissante préviendra-t-elle les mauvais effets de ses présents». Dieu ne nous donnerait pas la liberté s’il savait que nous allions nous perdre avec elle -ou alors lui manque-t-il l’amour qu’un père a pour ses enfants ?
Après avoir relevé la cohérence de cette argumentation manichéenne, Bayle conclut -de façon très pascalienne- que la raison, «principe de destruction et non pas d’édification» sert à nous faire connaître notre misère, notre impuissance, et la nécessité de la Révélation, c’est-à-dire de l’Ecriture : «C’est là que nous trouvons de quoi réfuter invinciblement l’hypothèse des deux principes, et toutes les objections de Zoroastre. Nous y trouvons l’unité de Dieu, et les perfections infinies ; la chute du premier homme et ce qui s’ensuit. Qu’on nous vienne dire avec un grand appareil de raisonnement qu’il n’est pas possible que le mal moral s’introduise dans le monde, par l’ouvrage d’un principe infiniment bon et saint, nous répondrons que cela s’est pourtant fait, et par conséquent que cela est très possible». A l’expérience, l’Ecriture répond par une expérience, qui est aussi de celle que les hommes peuvent trouver par eux-mêmes, puisqu’elle est révélée. Pour répondre au manichéen, il faut être chrétien et suivre l’Ecriture.
L’article Marcionites reprend la même controverse, mais va plus loin. L’idée, en effet, est la même, à savoir que ces hérétiques auraient pu mieux argumenter, alors que les réfutations des Pères ne sont pas convaincantes. Origène et saint Basile se fondent, en effet, sur le libre arbitre pour réfuter les marcionites. Pour Bayle, ce n’est pas convaicant ; seule l’autorité de l’Ecriture peut l’être.
«S’il y avait aujourd’hui des marcionites aussi forts à la dispute que le sont, ou les jésuites contre les jansénistes, ou ceux-ci contre les jésuites, ils commenceraient par où leurs ancêtres finissaient. Ils attaqueraient d’abord le dernier retranchement d’Origène, savoir le franc arbitre, et ils n’auraient pas fait trois syllogismes qu’ils obligeraient le soutenant à confesser qu’il ne comprend pas ce qu’il avance, et que ce sont des abîmes de l’imperscrutable souveraineté du créateur, où notre raison est toute engloutie, ne nous restant plus que la foi qui nous soutienne. C’est dans le vrai notre ressource : la Révélation est l’unique magazin des arguments qu’il faut opposer à ces gens-là ; ce n’est que par cette voie que nous pouvons réfuter l’éternité prétendue d’un mauvais principe. Mais quand nous voulons déterminer de quelle manière s’est conduit le créateur, à l’égard du premier péché de la créature, nous nous trouvons bien embarrassés. Toutes les hypothèses que les chrétiens ont établies parent mal les coups qu’on leur porte...»
En voulant relever la foi et l’Ecriture, Bayle mettait en cause plusieurs «autorités» importantes : a) l’autorité de la raison, incapable de jamais conclure sur les questions essentielles de la métaphysique, et arrivant à des antinomies qui annoncent, par bien des aspects, celles de Kant.
b) la réalité de la liberté, considérée comme un subterfuge qui nous jette dans des abîmes encore plus grands et qui, au fond, ne justifie en rien Dieu d’être la cause du mal -à moins de supprimer sa toute puissance et sa prescience.
c) l’ensemble des théologies rationnelles, qui s’applique à argumenter pour prouver ce qui doit être seulement affirmé avec l’Ecriture. Autrement dit, ceux qui combattent les tenants du libre arbitre -dont l’argumentation est bien médiocre en face de celle que pourrait leur opposer un manichéen cohérent- ne font pas beaucoup mieux que leurs adversaires. L’article Pauliciens allait encore aggraver le scandale.

L’article Pauliciens

Cet article reprenait l’argumentation que nous avons déjà résumée ; mais en l’appliquant plus nettement encore au christianisme : «Leur doctrine était celle de deux principes coéternels et indépendants l’un de l’autre. Le dogme donne d’abord de l’horreur, et par conséquent il est étrange que la secte manichéenne ait pu séduire tant de monde. Mais d’autre côté, on a tant de peine à répondre à ses objections sur l’origine du mal qu’il ne faut pas s’étonner que l’hypothèse des deux principes, l’un bon et l’autre mauvais, ait ébloui plusieurs anciens philosophes, et trouvé tant de sectateurs dans le christianisme même où la doctrine qui apprend l’inimitié capitale des démons pour le vrai Dieu est toujours accompagnée de la doctrine qui apprend la rébellion et la chute d’une partie des bons anges. Cette hypothèse des deux principes aurait fait apparemment plus de progrès si l’on en avait donné le détail moins grossièrement, et si on ne l’avait accompagnée de plusieurs pratiques odieuses ou s’il y eût eu alors autant de disputes qu’aujourd’hui sur la prédestination, dans lesquelles les chrétiens s’accusent les uns les autres ou de faire Dieu auteur du péché ou de lui ôter le gouvernement du monde». Les Pères ont eu tort de résoudre cette question par l’hypothèse de la liberté, car, en faisant ainsi confiance aux lumières naturelles de la philosophie, ils ont contribué «à serrer et à embrouiller davantage ce noeud gordien». C’est la foi, confesse une nouvelle fois Bayle, qui peut seule lever cette difficulté que la raison ne peut résoudre : «... en relisant cet article quand il a fallu le préparer pour la seconde édition... il m’est venu des pensées que je n’avais pas auparavant, et qui me convainquent tout de nouveau, et plus fortement que jamais, que la meilleure réponse qu’on puisse faire naturellement à la question : Pourquoi Dieu a-t-il permis que l’homme péchât ? est de dire Je n’en sais rien, je crois seulement qu’il en a eu des raisons très dignes de sa sagesse infinie, mais qui me sont incompréhensibles. Par cette réponse, vous arrêterez tout court les disputeurs les plus opiniâtres ; car s’ils veulent continuer à discourir, vous les laisserez parler seuls, et ils se tairont bientôt. Que si vous entriez en lice avec eux, et vous engagiez à leur soutenir que les privilèges inviolables du franc arbitre ont été la vraie raison qui a porté Dieu à laisser pécher les hommes, vous seriez contraints de les satisfaire sur les objections qu’ils vous feraient, et je ne sais pas comment vous pourriez en venir à bout».
Ces objections, Bayle les donne et nous allons les transcrire intégralement parce qu’elles ont une très grande importance pour comprendre la suite de la querelle et les Entretiens de Maxime et de Thémiste :








Toute la théologie rationnelle aboutit à un cercle, à une sorte d’antinomie où les arguments des manichéens rendent la raison impuissante à connaître autre chose que ses propres limites.

La réponse origéniste de J. Leclerc

Jean Leclerc, héritier de Grotius et des «rationaux», n’admet pas, à la différence de Bayle, que l’on oppose la foi et la raison. Il voit dans l’interpénétration et la collaboration de disciplines différentes la meilleure méthode pour faire progresser les connaissances humaines. L’erreur de la scolastique a été d'isoler les différents domaines du savoir -comme si l'unité de la raison humaine ne devait pas favoriser l'entr'expression des savoirs. Le théologien doit être philosophe, historien et aussi bon linguiste et écrivain ; comme il l'affirme dans ses Parrhesiana1 à propos de lui-même : «M. Leclerc croit que si l'on joignait les trois sortes de sciences dont je viens de parler, on verrait infiniment augmenter les lumières qui en dépendent»2 ; il précise encore qu'«on sépare des choses qui sont inséparables»3.
Ici, le modèle est, à ses yeux, Grotius, qui fut seulement limité par le défaut des connaissances philosophiques de son temps ; s'il y avait maintenant un nouveau Grotius «c'est alors qu'on pourrait espérer une réformation générale dans toutes les sciences»4. Le progrès des sciences viendra de la coopération des sciences ; il n'y a donc pas de «domaine réservé» qui échapperait à la raison ; celle-ci est transparente à elle-même et sa méthode coïncide avec son développement, son extension symphonique et harmonieuse.
Aussi, pour Jean Leclerc, l'augustinisme est l'exemple même, en théologie, en politique, et jusque dans l'herméneutique, de la pensée du domaine réservé.
En théologie, la prédestination réserve gratuitement, c'est-à-dire arbitrairement, le salut à quelques uns. Cette doctrine est celle des calvinistes, des jansénistes et même des thomistes5. Alors que pour R. Simon, dont Leclerc semble ici proche, la théologie augustinienne de la grâce est surtout étrangère à la tradition, pour le disciple d'Arminius6, elle est essentiellement scandaleuse pour la morale et la politique. Cette doctrine ébranle la société parce que la prédestination confond ce qui arrive avec la volonté de Dieu. Or «on ne peut pas dire que Dieu a décrété une chose parce qu'elle arrive», car «il s'ensuivra que le péché est un effet des décrets de Dieu», «conséquence sujette à de si grandes difficultés qu'il n'est pas aisé de voir comment les principes de la religion et de la pensée civile peuvent être compatibles avec cette pensée»7.
Traduite en terme de morale et de politique, la prédestination devient donc une théorie des privilèges et de la raison d'État -et finit aussi par servir de justification à l'intolérance8. L'augustinisme théologique et l'augustinisme politique ne sont donc que deux faces d'une même réalité. La lutte pour la raison coïncide avec la lutte pour la liberté. De même, l'herméneutique biblique de Leclerc repose sur le refus d'aucun privilège de lecture -fût-il celui de la Tradition. L'Écriture se réduit donc à quelques propositions simples que tout le monde peut y découvrir : «La religion ne consiste qu'en ces deux choses que la raison nous apprend : la nature du souverain bonheur et les moyens d'y parvenir»9. L'Écriture nous manifeste donc l'idée rationnelle de Dieu ; elle n'est jamais antinomique, elle est la meilleure école de la morale, de la raison et de la liberté.
En théologie, Leclerc ne peut pas admettre que la raison puisse ainsi avoir une sorte d’autonomie folle, où se dérouleraient une cohérence et une argumentation que la foi et l’Ecriture viendraient contredire sans pouvoir y répondre. Le fidéisme conduit à une sorte de schizophrénie intellectuelle où le christianisme ne va rien gagner. Injustifiées, la foi et l’Ecriture vont bientôt paraître injustifiables. Se réfugiant dans le silence, elle va être accusée d’être incapable de répondre. Jean Leclerc, lui, veut montrer que le christianisme n’est jamais à court d’arguments, et qu’à la fiction du manichéen de Bayle, il est possible d’opposer celle de l’origéniste. Cette référence au grand Alexandrin était loin d’être innocente, car Leclerc n’ignorait pas que l’humanisme avait bien souvent levé les condamnations que l’Eglise ancienne avait portées contre Origène. Erasme, Pic de la Mirandole, le jésuite Binet et bien d’autres s’étaient appuyés sur Origène pour contrebalancer l’influence exclusive de saint Augustin.
Dans son livre intitulé Parrhesiana ou pensées diverses sur des matières de critique, d’histoire et de politique avec la défense de divers ouvrages de Mr L., par Théodore Parrhase, Amsterdam, 1699, puis 1701, Leclerc faisait cette réponse au manichéen qu’il nous faut là aussi citer toute entière, malgré sa longueur :
«Les manichéens prétendent prouver qu'il faut reconnaître un principe mauvais, c'est-à-dire malfaisant et ennemi de la vertu, qui gouverne le monde, à cause de deux choses que l'on y remarque. L'une est le mal physique, auquel les hommes sont sujets, comme sont les maladies, les douleurs et toutes les incommodités de la vie, de quelque manière qu'elles arrivent ; l'autre est le mal moral, c'est-à-dire le vice et tout ce qui en dépend. Les manichéens étalent avec soin tous les maux physiques et moraux qui arrivent aux hommes ; après quoi ils disent que, si le principe, qui gouverne le monde, procure ces maux, il n'est ni bienfaisant, ni ami de la vertu ; et que s'il les permet, les voyant et les pouvant empêcher, il n'a que de l'indifférence pour nos malheurs et pour nos bonnes actions. Ils ajoutent qu'il est visible que la bénéficence n'est pas une qualité de ce principe, puisqu'il a décrété de condamner la plupart des hommes à des supplices éternels, ou qu'au moins il n'empêche nullement qu'ils ne s'y précipitent, quoiqu'il ne l'ignore pas et qu'il puisse prévenir cet effroyable malheur avec facilité.
On ne peut nier, continuerait notre origéniste, ce que les manichéens disent du mal physique et du mal moral, qui arrivent parmi les hommes ; et qu'on ne peut pas douter non plus que si celui qui les gouverne faisait en sorte qu'ils tombassent dans le vice, il ne fût ennemi de la vertu en général et de la justice en particulier, s'il les punissait pour les fautes qu'il leur aurait lui-même fait commettre.
Mais il est faux que les hommes tombent nécessairement dans des fautes que Dieu punisse. La nécessité n'est pas compatible avec ce qu'on appelle faute punissable, non plus qu'avec une action digne de récompense. Il faut avoir fait l'une et l'autre librement, c'est-à-dire avoir pu ne pas la faire pour être récompensé ou puni. C'est une maxime reconnue de tous les législateurs du monde et que personne ne peut contester raisonnablement. Dieu ne fait donc que permettre que nous violions ses lois, après nous avoir donné tout ce qui est nécessaire pour les observer.
S'il ne l'empêche pas, quoiqu'il le voie et qu'il puisse nous retenir dans notre devoir, c'est qu'il nous a fait libres pour donner lieu à la vertu et au vice, au blâme et à la louange, à la récompense et aux peines. C'est de quoi chacun peut être convaincu, par sa propre expérience ou par le sentiment intérieur du pouvoir qu'il a de faire ou de ne faire pas les actions bonnes ou mauvaises que l'on peut louer ou reprendre en lui. C'est ce que tous les législateurs et tous les magistrats supposent, comme un principe indubitable, puisqu'ils récompensent et punissent les hommes, selon qu'ils observent ou qu'ils violent les lois.
Cela étant ainsi, j'avoue, poursuivrait le disciple d'Origène, qu'il s'ensuit de là un inconvénient, c'est que les hommes peuvent abuser du pouvoir qu'ils ont d'obéir, ou de désobéir aux lois divines ; et Dieu ne l'ignorerait pas, quand même il ne l'aurait pas prévu, puisque tous les hommes, qui parviennent à un âge de raison, désobéissent à ses lois. C'est pour cela qu'il n'arrête pas le cours des maux physiques, qui ravagent toute la terre, en tant de différentes manières. Les hommes pécheurs ne sont pas dignes qu'il intervienne d'une façon surnaturelle, pour les délivrer de ces maux, et ils ne peuvent pas s'en plaindre.
Mais pourquoi, disent les manichéens, Dieu a-t-il créé les hommes, selon les autres chrétiens, sujets à tomber dans le péché, puisqu'il n'ignorait pas le mal qui en arriverait ? Je réponds à cela que les hommes ne peuvent pas se plaindre de Dieu à cet égard, pour deux raisons. La première, c'est qu'il n'exige pas des hommes qu'ils soient impeccables, ce qui serait injuste comme étant au-dessus de leur nature. La seconde est que Dieu ne damne personne simplement pour avoir péché, mais pour ne s'être pas repenti. S'il les a fait fragiles il n'exige d'eux que ce que la fragilité de leur nature peut permettre.
Outre cela, il n'a pas été nécessaire que Dieu prévînt ou arrétât les maux physiques et moraux qui sont des effets ou des punitions des vices des hommes, pour pouvoir passer pour bienfaisant et pour ami de la vertu. Pour nous en assurer, examinons les uns après les autres. Mais il faut s'élever ici au-dessus des idées que le vulgaire a de la longueur et de la grandeur des maux, qui arrivent ou pendant toute la durée de la vie de chacun en particulier, ou du temps pendant qu'il plaira à Dieu de laisser la terre que nous habitons, dans l'état où elle est. Pour rendre compte, autant qu'il nous est possible, de la conduite d'un être infini, il faut comme oublier que nous sommes bornés, et nous mettre, s'il est permis de parler ainsi, dans la place de celui qui n'a point de bornes. Autrement, nous ne pourrons pas défendre sa cause, ni rendre aucune raison de ce qu'il fait. Dieu n'agit pas selon les idées bornées et faibles qui sont les règles de la conduite des hommes ; et c'est ce qui lui a fait dire dans un prophète «que ses voies ne sont pas nos voies, ni ses pensées nos pensées».
Les maux physiques que nous souffrons en nos personnes nous paraissent d'une longueur insupportable, s'ils durent pendant toute notre vie ou seulement quelques années. Nous nous plaignons et nous crions, avec impatience, que Dieu tarde trop longtemps à nous secourir, surtout si ces maux sont fort sensibles. Que si nous joignons ensemble tout le mal qui est arrivé et qui arrivera à tout le genre humain, pendant que cette terre subsistera, notre imagination faible se trouble et s'épouvante et il nous semble que celui qui nous gouverne n'a presque aucun soin de nous et qu'il n'est rien moins que bienfaisant. Mais si l'Etre tout puissant élevait tout d'un coup nos esprits à un état de perfection qui nous fît envisager clairement la durée de cette terre, telle qu'elle est comparée avec l'éternité, et nous fît voir le moment auquel elle a commencé, et celui auquel elle doit finir, cette longueur de temps qui nous épouvante disparaîtrait à nos yeux, et nous dirions qu'il a infiniment moins de proportion entre elle et l'éternité qu'il n'y en a entre une minute et cent millions d'années. Alors les maux, qui nous arrachent aujourd'hui des plaintes si amères et qui nous paraisssent si effroyables, ne nous toucheraient en aucune manière, à cause de leur peu de durée. Parmi les hommes, ceux qui traitent un enfant de quelque incommodité et qui le guérissent par un remède amer, ne font que rire des plaintes qu'il fait de cette amertume, parce qu'ils savent qu'en très peu de temps il ne la sentira plus et que le remède lui fera du bien. Il y a infiniment plus de disporportion entre Dieu et les hommes les plus éclairés qu'il n'y en a entre eux et les enfants les plus simples. Ainsi nous ne pouvons pas nous étonner raisonnablement que Dieu regarde les maux que nous souffrons, comme presque rien, lui qui seul a une idée complète de l'éternité et qui regarde le commencement et la fin de nos souffrances comme infiniment plus proches que ne le sont le commencement et la fin d'une minute.
Il faut raisonner de même des vices et des actions vicieuses qui, à l'égard de Dieu, ne durent pas longtemps et qui, dans le fond, ne changent rien dans l'univers. Si un horloger faisait une pendule qui, étant montée une fois, allât bien une année entière, excepté deux ou trois secondes, qui ne seraient pas égales, lorsqu'elles commenceraient à marcher, pourrait-on dire que cet ouvrier ne se piquerait pas d'habileté, ni d'exactitude dan ses ouvrages ? De même, si Dieu redresse un jour, pour toute l'éternité, les désordres que le mauvais usage de la liberté aura causés parmi les hommes, pourra-t-on s'étonner qu'il ne les ait pas fait cesser, pendant le moment que nous aurons été sur cette terre ?
Mais je vois bien, dirait encore notre orgéniste, que les manichéens m'objecteront les peines éternelles dont Dieu menace les impénitents, c'est-à-dire la plupart des hommes dans l'Ecriture Sainte. Je ne nie pas que Jésus Christ menace les méchants d'un feu éternel, et je ne veux point me retrancher dans l'ambiguïté de ces termes ; mais qui a dit aux manichéens que le suprême législateur de l'univers n'a pas le droit de relâcher les peines, dont il menace les méchants, quand il le trouvera à propos ? Lorsqu'un souverain condamne à une prison perpétuelle, il s'exprime toujours d'une manière absolue, mais il ne se lie pas les mains, pour ne se pouvoir jamais relâcher envers ceux qu'il a condamnés.
Quand Dieu promet quelque chose à ces créatures, sa souveraine bonté et sa fidélité l'engagent à tenir inviolablement ses promesses, et malgré la distance infinie qu'il y a entre lui et nous, nous pourrions nous plaindre d'avoir été trompés, s'il ne les tenait pas. Mais quand, après avoir menacé pour tenir les créatures libres dans la crainte, et avoir commencé à les punir, sans leur donner aucune espérance de voir la fin de leurs peines, il jugera qu'elles auront assez souffert, et les rendra ensuite éternellement heureuses, qui pourra se plaindre de lui ? Ceux qui jouiront d'abord du bonheur pourront-ils murmurer contre la miséricorde divine, parce qu'elle aura délivré des malheureux de la crainte de souffrir pour toujours ? Y a-t-il là quelque chose d'indigne de la bonté divine, et cette idée n'est-elle pas très conforme à celle d'une miséricorde qui n'a point de fin, et qui, par conséquent, ne doit pas finir à l'égard de la plupart des hommes, avec la courte durée de leur vie, pour faire place à une éternelle rigueur ?»10

Le discours de l'origéniste peut se ramener à cinq arguments essentiels :
1) La religion chrétienne n'est pas, comme le fut le paganisme, un fatalisme. Dieu ne pousse pas l'homme à la faute, et il nous a seulement donné ce qui est nécessaire pour ne pas violer ses lois.
2) le sentiment intuitif que nous avons du bien et du mal manifeste notre liberté qui, elle, est présupposée par tout système judiciaire. Autrement dit, toute justice, humaine ou divine, suppose la liberté et la séparation du bien et du mal.
3) Dieu n'a aucune raison de prévenir par des miracles les fautes d'un homme qui a reçu avec la liberté le risque d'en faire un mauvais usage. L'homme n'a d'ailleurs pas été créé pour être impeccable, et il a, en outre, reçu le remède de la pénitence.
4) Il est tout à fait possible de justifier Dieu si l'on se place «de son point de vue». Le mal, radical pour nous, est relatif pour Dieu. A la lumière de l'éternité, la souffrance n'est rien. Elle est une réalité du temps qui disparaîtra dans l'éternité où Dieu redressera les désordres qui sont la cause de tous les malheurs.
5) La menace des peines éternelles n'implique pas nécessairement l'existence de peines éternelles. Par pédagogie, Dieu peut promettre l'enfer et user, par la suite, comme n'importe quel roi, de son droit de grâce.
Il est évident que l'Origène de Leclerc n'est guère plus historique et critique11 que le manichéen de Bayle qui hypostasie le mal. Mais Leclerc les oppose l'un à l'autre comme deux tendances contraires, deux thèses antinomiques, dont l'une cependant détruit totalement l'harmonie de la raison et de la foi, alors que l'autre tâche d'en assurer la concorde.
Le décor est planté. L’origéniste aura autant d’écho au XVIIIème siècle que le manichéen, même si Leclerc tombera dans un plus grand oubli que Bayle. Cuppé, et son ciel ouvert à tous les hommes, qui circule en manuscrit avant d’être publié en , mais aussi Leibniz et Montesquieu sont tentés par une doctrine qui ressemble fort à l’origénisme. Le mal est présent dans le monde, mais il l’est de façon arbitraire ; sa suppression par la toute puissance divine, sera une preuve définitive de la bonté de Dieu. Aucune faute n’est par nature infinie, aucune peine ne peut donc l’être. Dieu a voulu inspirer la crainte de l’enfer pour corriger les hommes. Autre chose est de les y condamner effectivement. On imagine que les arguments de l’origéniste ne devaient pas faire moins de scandale que ceux du manichéen.

Suite de la querelle entre Bayle et Leclerc

La querelle entre Bayle et Leclerc, après la parution des Parrhesiana, va non seulement continuer, mais s’aggraver, chacun accusant l’autre de s’identifier en réalité à sa fiction, d’être le manichéen et l’origéniste. Les deux adversaires finissent par se traiter d’ailleurs l’un de socinien, l’autre d’athée. Dans la mesure où cette querelle permet de mieux comprendre les Entretiens de Maxime et de Thémiste, nous allons la résumer.
Bayle répondit d’abord aux arguments origénistes des Parrhesiana dans l’article Origène du Dictionnaire12. Puis dans la seconde partie des Réponses aux questions d’un provincial, au chapitre 157 intitulé : «Si l’on peut résoudre par les principes d’Origène les objections des manichéens».
Bayle reproche d’abord à Leclerc d’avoir choisi un origéniste -pourquoi n’a-t-il pas choisi, par exemple, un socinien ? Les disciples d’Origène n’existent plus, ceux de Socin sont encore représentés. L’argument vise évidemment à faire passer Leclerc pour un socinien déguisé. Ensuite l’origénisme n’est point conforme aux «notions communes». Bayle reprend ensuite une à une toutes les réponses de l’origéniste. Il oppose nettement le péché originel et la théologie augustinienne. Leclerc répondit dans le neuvième tome de sa Bibliothèque choisie. L’article 3 s’intitule «Défense de la Bonté et de la Sainteté divine contre les objections de M. Bayle». Leclerc se justifie d’avoir adopté le masque de l’origéniste. Il se moque de Bayle qui lui a opposé les augustiniens, alors que lui, en bon arminien, fait profession précisément de récuser l’augustinisme.

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