jeudi 3 février 2011
La Lumière du Thabor n°36. Témoignage sur le Starets Ambroise.
TEMOIGNAGE
CHRONIQUE
Témoignage sur le staretz Ambroise
J'ai rencontré Père Ambroise pour la première fois à Paris, au mois de décembre 1983. A cette époque-là, mes parents venaient de s'installer à Montpellier et s'étaient mis à fréquenter régulièrement la paroisse de l'Annonciation, qui dépendait alors de l'E.R.H.F.
A plusieurs reprises Julie, ma mère, m'avait parlé de ce «moine très intéressant et qui me plairait sans aucun doute». Je lui avais toujours répondu que je ne voyais pas la nécessité d'entretenir des contacts avec un membre du clergé appartenant à un groupe, dont les positions nationalistes et intransigeantes me paraissaient sinon erronées du moins démodées.
Depuis de nombreuses années j'étais orthodoxe, par le fait du baptême que j'avais reçu dès l'enfance comme la plupart des descendants de l'émigration russe, mais surtout par conviction. Interessé par le domaine des idées, j'avais découvert avec joie vers les vingt ans que le monde englouti dont j'étais issu, celui du vieil empire des tsars, et celui de mes souvenirs d'enfant, dans lequel l'Eglise tenait une part si importante, avait produit en France une race de penseurs dont je n'avais pas à rougir. A mes camarades qui me parlaient de Marx, d'Althusser et de Freud, je répondais Chestov, Berdiaev, W. lossky et le peu que j'avais appris sur saint Grégoire Palamas en lisant Meyendorff.
Evidemment tout cela était maladroit, et non exempt de contradictions. J'étais souvent seul contre tous, avec mes philosophes barbus, au nom barbare, et que personne ne respectait. Mais il y avait surtout le fait que cette dimension spirituelle dont je me réclamais ne correspondait à aucune réalité tangible. Certes, vers les seize ans j'avais rencontré dans ma région un jeune professeur de Faculté, devenu orthodoxe et dont le zèle pour la Foi m'avait impressionné. Je l'avais accompagné au premier Congrès Orthodoxe d'Europe Occidentale, à Annecy où j'avais vu se produire Olivier Clément, le Père Cyrille Argenti et l'inclassable Gabriel Matzneff.
Quoique je puisse en penser avec le temps, je dois reconnaître que cette réunion d'Annecy produisit sur moi une forte impression. C'était la première fois de ma vie que je voyais autant de jeunes orthodoxes réunis. Toutefois, j'en retirai aussi un sentiment de malaise qui se traduisit par un courrier où j'exprimais avoir décelé un certain goût de la manipulation médiatique chez les orateurs, qui n'avaient certainement pas réunis toute cette jeunesse sans arrière-pensées. Où étaient les évêques ?
Quelques semaines plus tard, j'eus droit à un entretien avec Olivier Clément qui m'expliqua que les évêques étaient vieux, bornés, liés par de complexes problèmes politiques, opposés par des rivalités aussi mesquines qu'insurmontables, et qu'il appartenait à nous, la jeunesse, de tirer vers l'avant cette orthodoxie poussiéreuse afin qu'un jour il y ait une «autocéphalie française» !
Le grand mot était lâché. Evidemment, présentées comme cela, appuyées par des références à certains canons dont j'ignorais jusqu'à l'existence, les choses me parurent claires. Olivier Clément et les autres avaient raison : les évêques étaient dépassés et ne pouvaient rien comprendre aux aspirations d'une jeunesse aussi pure, aussi magnifique que la nôtre. Il fallait une Eglise autocéphale et moderne répondant pleinement aux aspirations du siècle. J'ai assisté ensuite à tous les Congrès Orthodoxes jusqu'à celui de Gand. L'été, j'allais régulièrement faire des «séjours orthodoxes» dans le midi de la France où je commençais à découvrir toute une faune religieuse dont il est inutile de parler, tant l'obscurité est grande dans ces milieux.
J'allai donc à l'Eglise, dans les paroisses du diocèse de l'Archevêché russe («Rue Daru» comme on dit !) et je suivais avec conviction l'évolution positive qui nous conduisait vers cette Eglise française débarrassée des évêques conservateurs, de l'influence communiste et des aventuriers du groupe fondé par Eugraph Kovalevsky. Je lisais Contacts, le SOP, Afanassiev, Evdokimov, je m'inscrivais au cours par correspondance de l'Institut Saint Serge. Je ne faisais pas tout parfaitement bien, mais j'avais la conviction d'être dans la bonne voie.
Je me fiançai, puis je partis dans une garnison de l'Est servir ma patrie : la France !
On m'affecta au camp de Mourmelon le grand.
Rien n'est plus âpre que Mourmelon le grand. L'hiver, il y fait froid. Un vent glacial balaie la plaine où se fige la boue.
Au printemps la champagne pouilleuse connaît sa «raspoutitsa». L'été est feu et poussière. Mon capitaine était d'origine polonaise, je portais des épaulettes. Certains jours, je me prenais pour un officier de l'armée Wrangel.
Un dimanche, affecté à la garde du camp, je partais inspecter un poste.
Je roule entre les blés, entre les bouleaux, entre les sapins.
Je roule sous un ciel bleu et dru. Ce genre de ciel qui écrase les hommes des îles Solovki jusqu'à la Kolyma.
Et puis voilà qu'au bout de ma route surgit l'inattendu.
Devant moi, entourée de tombes : une église orthodoxe!
Après trois kilomètres de route nationale, j'étais arrivé directement en Russie.
Je ne crois pas avoir jamais inspecté le poste où je devais me rendre.
J'ai assisté à la liturgie.
Un prêtre, un chanteur, deux fidèles.
«Là où deux ou trois...» dit la Sainte Ecriture.
Après l'office une voix m'a chuchoté : «L'archimandrite Job veut vous voir...»
Je pénètre dans une baraque peinte en vert et en jaune, avec une table, des bancs, et bien sûr une icône.
Il n'y avait rien d'autre.
Là, j'ai attendu que l'Archimandrite vienne.
Il est rentré, a salué de la tête, et s'est assis.
Il m'a regardé longtemps sans prononcer un seul mot.
Il priait.
Et moi je pleurais comme un petit bébé.
Enfin, il s'est levé et il a dit ceci :
«Toi tu es orthodoxe, tu es des nôtres.»
Puis il est parti, et je ne l'ai plus jamais revu.
Ma vie a continué, j'ai rendu mon képi, je me suis marié et j'ai commencé à travailler.
Ma femme n'était pas orthodoxe, nous nous entendions mal.
Je me disais qu'avec les années...
Mais toutes les nuits je sanglotais.
Et je m'occupais toujours de l'Eglise, fasciné par une idée nouvelle : l'oecuménisme. Je n'arrivai pas à y voir clair dans cette affaire. D'un côté, j'étais orthodoxe, j'aimais l'orthodoxie de tout mon coeur et je me rendais parfaitement compte que sa vie intérieure recelait une force et une beauté qui ne se trouve nulle part ailleurs. Et d'un autre côté, il y avait les «autres». Tous ceux qui n'étaient pas orthodoxes. Souvent des hommes sincères, vertueux, respectables. Comment concilier tout cela ?
Il était clair dans mon esprit qu'on ne pouvait pas ignorer les hétérodoxes ni encore moins les mépriser.
Après tout l'Orthodoxie historique avait aussi ses fautes et ses limites. Je ne les voyais que trop bien.
L'oecuménisme, je le compris donc comme une façon de découvrir de nouveaux horizons (à l'expérience toujours décevants) et de faire connaître l'Orthodoxie. J'ai mis des années à reconnaître qu'il n'y a en fait qu'une seule et unique manière de comprendre l'Orthodoxie : c'est de la confesser dans son intégralité.
Et toujours je m'activais, parfois avec maladresse, souvent avec orgueil. Localement nous avions organisé une réunion d'été pour les jeunes orthodoxes, produit des conférences, soutenu la vie pastorale, participé à l'aventure des radios libres... etc..
C'était modeste. Mais j'avais l'impression d'agir. Et je me disais naïvement qu'en tâchant de servir le Seigneur, peut-être qu'Il sauverait mon ménage qui ressemblait de plus en plus à une arche sans pilote, et sur laquelle le déluge se prolongeait de façon inquiétante.
La colombe de la paix s'était envolée de chez moi, et elle n'est jamais revenue.
C'est que l'homme est aveugle, obstiné, ombrageux.
Enfin, toujours orthodoxe mais de plus en plus noyé, j'organisais avec le prêtre de notre fraternité une grande réunion oecuménique. Des vêpres dans une ancienne abbaye, avec l'évêque catholique du lieu, des discours, une collation fraternelle.
Surprise : près de trois cents personnes viennent assister à ce «service» au cours duquel je prononce quelques mots.
Je m'en souviens encore : «Seule la Tradition Orthodoxe renferme la plénitude de la Vérité...» etc...
Après la cérémonie, le prêtre orthodoxe me sussurra :
«Tu sais, il ne faut pas parler comme cela... bien sûr l'Orthodoxie est la Vérité, mais le Catholicisme n'est pas l'erreur, il contient de grandes vertus. Il ne faut pas choquer les gens et il faut insister davantage sur ce qui unit que sur ce qui sépare... Le Filioque... tout ça ce sont de vieilles histoires... des rancunes... des prétextes... il faut oublier... D'ailleurs qui croit encore en tout cela ?
- Mais moi j'y crois ! pensais-je au fond de moi...»
Dans la semaine qui suivit, ma femme partait, emmenant dans ses bagages ce qui me restait de bonheur : mes enfants.
Je me retrouvais d'un coup sans Eglise et sans famille.
Dans les semaines qui précédèrent ces événements, toujours sur la lancée d'un certain activisme, j'avais constitué un dossier proposant la candidature de la petite ville dans laquelle j'habite pour la tenue du prochain Congrès Orthodoxe d'Europe Occidentale. J'avais trouvé des lieux d'accueil, noué certaines amitiés et notre communauté locale s'était prononcée favorablement.
Mais tout cela ne m'intéressait plus.
Je voguais entre les avocats, les factures et les soucis d'un homme qui se retrouve seul.
Passèrent trois mois.
Je devais aller à Paris.
Julie me téléphone.
«Nous dînons chez ton frère... tu feras la connaissance de
Père Ambroise...»
J'étais fatigué des «popes», mais j'avais envie de voir ma mère. Quand les hommes sont malheureux, ils redécouvrent un vieux mot : Maman. Mais ce que je ne savais pas c'est que j'allais, par la même occasion, découvrir un véritable Père.
Le Père Ambroise mange du riz, des légumes...
«C'est le Carême, me dit-il en souriant, tu dois connaître ça, toi qui est orthodoxe ?»
Le Carême c'était surtout dans les livres que j'en avais entendu parler. Jamais aucun théologien, jamais aucun prêtre chez nous ne parlait de ce sujet. On discute de la kénose, du kérygme, du théandrisme, du souffle, de la spiration, du Saint Esprit, mais du carême, on n'en parle pas!
Et s'il arrive d'en parler, on ne le fait surtout pas.
Or le Père Ambroise mangeait du riz.
Et je l'attaque bien sûr !
«Ainsi vous êtes russe et monarchiste, pour être dans l'Eglise de Philarète ?»
«Non, je suis français et républicain, je suis de Marseille ! Je suis le PAF ! Je suis le Père Ambroise Fontrier !»
Et il éclate de rire comme un petit enfant.
Le rire de Papouli était magnifique. C'était un rire clair, un rire sans malice, transparent.
Toute la soirée, nous avons parlé. J'ai oublié de quoi, mais les questions ecclésiologiques y tenaient une large place. Pour finir, le Père Ambroise me dit :
«Je ne fais pas un absolu du Synode Russe. Il a ses défauts, mais là au moins on confesse la Foi des Pères. C'est la seule réalité qui importe». Ensuite, il me donna son adresse et m'invita à venir le voir à Levallois.
La choses se réalisa de manière surprenante.
De retour chez moi, et bien qu'il m'ait produit une impression remarquable, j'oubliais le Père Ambroise et tâchais surtout de trouver des issues à la situation matérielle dans laquelle je me débattais tant bien que mal. Tournant le dos aux réalités spirituelles, je décrochais toutes les icônes qui se trouvaient chez moi pour les mettre dans un placard. Je n'avais que faire du regard inquisiteur de ce Dieu qui, croyais-je, m'avait abandonné, et dont je ne voulais plus entendre parler. Entre lui et moi c'était fini.
Or deux mois plus tard, je reçus des nouvelles de ce fameux dossier pour le Congrès Orthodoxe.
La chose ne pouvait tomber plus mal, et bien que je n'eusse aucune envie de me rendre à la réunion préparatoire, il était de mon devoir d'y aller. Ne fût-ce que par simple correction.
Je ne sais pourquoi, j'écrivis à ce sujet au Père Ambroise qui m'invita à passer chez lui sur la route du retour.
Papouli écrivait rarement des lettres privées et je crois bien n'en avoir reçu qu'une de lui : celle-là.
Je me rendis donc dans une ville de l'est de Paris... dans un de ces séminaires désaffectés et que «nos amis catholiques» mettent si généreusement à la disposition des pauvres et minoritaires orthodoxes (Pour mieux les surveiller et les compromettre comme d'habitude...).
Ce fut une vraie catastrophe.
Je tombais là sur un certain N*** qui n'eût de cesse d'attaquer un projet que je défendais mal. L'homme s'en prit à moi avec violence me faisant comprendre que je dérangeais ses vues. Tout ceci m'étonna. Qu'étais-je venu faire parmi ces gens qui se déchiraient, et tâchaient de régler comptes et mécomptes ? J'avais jadis voulu servir mon Eglise, je me voyais au sein d'une sorte de parti religieux où se disputaient des zones d'influence et des querelles de préséance.
Le lendemain, il y eut une liturgie où tous communièrent. Sauf moi. Je restai assis au fond de la chapelle, désespéré. On ne m'adressa pas même un regard.
Je pris congé.
Je savais qu'il n'y avait pas de Vérité, je découvrais qu'il n'y avait pas de Charité non plus. Juste une assemblée humaine comme tant d'autre.
A ce compte-là, j'aurais préféré un athéisme franc et massif. Là au moins on sait ce qu'on veut : les honneurs, le pouvoir, et les plaisirs de la terre, et l'argent...
La route qui me ramenait vers Paris fut interminable.
Il pleuvait. Un embouteillage monstre bloquait la capitale.
J'arrivais le dimanche soir vers 22 heures trente à Levallois.
Le Père Ambroise m'ouvrit sa porte :
«Excusez-moi, dis-je, j'ai plus de deux heures de retard...»
«Ce n'est pas grave, répondit Papouli, cela fait six mois que je t'attends !»
Il faudrait décrire le petit appartement de la rue Collange, tout simple, à la limite de la pauvreté, rempli de livres, d'icônes. Je crois que ce qui caractérisait Papouli était son goût. Il avait bon goût. Pour tout. Pour la théologie, comme pour les hommes ; pour les icônes, comme pour la musique ; pour les livres comme pour la cuisine. Ce n'est pas que toutes ces choses soient d'égales valeur, il s'en faut de loin. Et je ne veux pas ramener les sublimes beautés de la Foi Orthodoxe à des considérations matérielles et secondaires. Mais montrer combien la qualité de notre staretz se manifestait en toutes circonstances. Papouli aimait les choses bien faites, avec soin et amour. Et s'il mettait chaque réalité à sa juste place dans la hiérarchie de la création, il ne négligeait pas les détails de la vie courante auxquels il conférait la dimension de l'amour et de la beauté. Selon la parole de l'Ecriture, «il faisait eucharistie de toutes choses.»
A peine Papouli m'avait-il installé devant un plat de nouilles au sésame (toujours ce fichu carême !) que je voyais entrer le Père Patric.
«C'est mon Patric longues-jambes, me dit Papouli, il habite un peu plus bas. Il m'aide dans ma tâche pastorale».
Le père Patric ramassa alors quelques mètres de jambes, de soutane et de bras sur un minuscule tabouret.
«Père Ambroise m'a parlé de vous, me dit-il...»
Je regardais mes deux hôtes en avalant mes nouilles (comme j'avais faim !) et je me demandais où j'étais tombé, dans cette banlieue sinistre, entouré de deux religieux, le regard plein de feu, l'un et l'autre portant un petit bonnet de laine noir, l'air étrange.
Papouli n'était pas trés grand, Patric démesuré. Les comparaisons littéraires me venaient facilement à l'esprit. Mais je me trompais lourdement : Sancho la panse, c'était moi!
Ce soir-là, le Père Patric ne dit pas grand-chose et à l'issue du repas, il redescendit chez lui.
«Tu comprends, me dit Papouli, dans cette affaire je suis le prêtre, le Père et le grand-père. Car il y a Anne et la petite Photinie. A eux tous ils forment le peuple des «en-bas» comme je les appelle. Ils n'ont pas besoin de grimper trois étages comme le vieux Papouli. Quand j'ai connu Patric, il s'appelait Frédéric. Il était malheureux. Il lisait Thomas d'Aquin et disait "Dieu est acte pur", mais qu'avons nous besoin d'un acte pur, nous les pécheurs ? C'est un Dieu Vivant qu'il nous faut, tel est le Dieu de nos Pères.»
Ainsi commença la nuit la plus extraordinaire de ma vie.
Je ne peux pas résumer tout ce que Papouli m'a dit ce soir-là, tant étaient vastes les beautés qu'il me faisait découvrir. Il me parla longuement de Saint Nectaire d'Egine dont il me montra des reliques. Je n'avais jamais vu ni vénéré de reliques de ma vie. Et voilà que j'embrassai ce petit sac contenant les os d'un saint mort en ce siècle. Papouli me raconta la vie de Saint Parthène de Chios pour lequel il avait une affection particulière. Il me résuma aussi de nombreux passages du Pidalion, le commentaire des canons écrit par saint Nicodème l'Athonite et sur lequel le staretz fondait son approche des problèmes contemporains de l'Orthodoxie. Enfin, il n'eut de cesse de m'instruire avec cette vivacité d'esprit, cette intelligence et cette profonde connaissance de l'âme qui était la sienne.
Je lui racontai aussi mon aventure, mes peines, ne lui cachant rien de mes péchés, ni de mes douleurs. Il interrompit alors mon discours et me demanda tout à trac :
«Veux-tu devenir moine, mon petit ?»
Comme je répondais non, il se lissa la barbe et ajouta :
«Evidemment à ton âge, avec des enfants et tout ce que tu as connu, c'est un peu compromis...
- Je pense, ajoutais-je, un peu piteux.
- Alors il faut te marier, car tu ne peux demeurer dans cet état...
- Me marier ? Mais je suis déjà marié, bien que ma femme soit partie, j'ai deux enfants et ma situation n'est guère brillante... Personne ne voudra jamais se marier avec moi...
- Ne t'inquiète de rien, répondit Papouli, aie foi dans le Seigneur et il te donnera le meilleur.
- Vous savez, répondis-je, depuis mon enfance j'ai vu beaucoup de prêtres et d'hommes pieux. Tous n'étaient pas irréprochables, certains étaient exemplaires, mais parvenu où j'en suis de ma vie, je suis fatigué des discours. J'ai mis mes icônes au placard. Et si aucun événement favorable n'intervient, je cesserai pour toujours de croire aux racontars des hommes de Dieu.»
A ces mots Papouli ne put que sourire. Que voyait-il dans ce langage sinon les paroles d'un homme égaré par la douleur ?
«Commence toujours par faire tes prières, et le reste viendra, tu peux me croire aussi vrai que tu me vois !»
«D'ailleurs, ajouta-t-il, il est l'heure!»
Ma montre indiquait deux heures du matin!
Je pensai à dormir.
Le Père Ambroise, lui, pensait à l'office de la nuit.
Il alluma les bougies devant une petite icône de la Mère de Dieu...
«Elle fait des miracles», me dit-il tout joyeux en me la désignant...
Papouli me confia alors le petit livre de prière qui m'est devenu familier et me dit : «Lis !»
Je me mis à lire.
Jamais de ma vie je n'eus plus de mal à prononcer un texte.
J'avais la gorge sèche, la tête lourde. Souvent il m'arrivait de buter sur les mots... j'avais tellement envie de dormir!
Chaque fois Papouli, qui connaissait tout par coeur, me reprenait doucement :
«Pas humidité, mon petit, humilité, ce n'est pas la même chose !»
Enfin j'arrivai au bout.
«Maintenant il faut faire les prosternations mon enfant !»
Les prosternations ? Quelles prosternations ? Je n'avais jamais fait de choses pareilles...
«Enfin, comme tu es fatigué, avec la route et le baratin du vieil Ambroise, nous n'en ferons que cinquante. Il ne faut pas te dégoûter.»
Quand tout fut achevé, Papouli m'indiqua sa chambre :
«Voilà le lit...
- Et vous ?
- Mais j'aime dormir par terre, c'est une vieille habitude, quand je suis dans un lit j'attrape mal... au dos...»
Je ne protestai que très formellement, et me couchai.
Parvenu à ce point de mon récit, il me faut implorer l'indulgence du lecteur. Il est contraire aux usages de parler de soi, et ceci est totalement à proscrire quand il s'agit de la vie spirituelle. Les pneumatophores ne parlent jamais d'eux, de leurs luttes, de leurs expériences. Ils savent tout l'orgueil qui se dissimule chez celui qui se gargarise de lui-même et pense posséder quelques qualités. Notre staretz, par exemple, taisait toujours ce qui le concernait. Une seule fois, par hasard, je l'ai surpris les yeux pleins de larmes et il m'a dit :
«Je pleure beaucoup mon enfant, mais je le cache...»
Il disait aussi que les larmes sont un second baptême et que celui qui pleure sur ses péchés renouvelle en lui la grâce baptismale. Par cela il voulait inciter ses enfants spirituels à ne jamais céder au désespoir, et leur montrer que la grâce de Dieu est plus forte que toutes les attaques de l'ennemi. Celui qui pleure reçoit vraiment comme un nouveau baptême et il peut repartir au combat quelle que soit la gravité de sa chute.
Si j'ose raconter la puissance de la prière qui vivait dans le coeur du staretz Ambroise, c'est uniquement pour rendre témoignage de sa sainteté, et nullement pour mettre en scène un être indigne. L'Ecriture dit «Là où le péché abonde, la grâce surabonde». Ainsi quand nous voyons le Seigneur se pencher avec soliicitude sur l'étendue de nos maux, quand nous éprouvons de façon tangible Sa Bonté, n'en tirons pas la conclusion erronée que nous sommes un être choisi, ou agréable au Seigneur. C'est tout simplement parce que le Sauveur, comme Il l'a fait tout au long de Sa vie terrestre vient en aide à toutes les créatures. Le Christ et ses Saints ne font point acception des personnes. Ils aiment jusqu'aux ingrats. Et Ils pardonnent à ceux qui pleure leur reniement.
Ainsi donc, je me couchais dans le lit que m'offrait généreusement Papouli.
Depuis plusieurs années je dormais mal. Les soucis me minaient. Toutes sortes de pensées envahissaient mon esprit...
Or voici qu'en m'allongeant, une odeur délicieuse m'enveloppe. Toute la chambre embaumait.
L'odeur de sainteté est très difficile à décrire, parce que ce n'est pas une odeur du monde. Ce n'est pas un parfum connu sur la terre. Et cependant quand on le perçoit, il a quelque chose de familier.
C'est comme une odeur perdue que l'on retrouve. Elle produit sur l'âme une impression de paix, de bien-être spirituel, d'éternité.
Tous ceux qui ont éprouvé ces réalités le savent bien, et je ne peux que souhaiter à tout homme de recevoir ce don.
Sans doute le jardin où Adam et Eve vivaient en harmonie avec le Dieu Trine et sa Création embaumait de la sorte.
Et moi aussi, je me sentais comme dans un jardin.
«Enfin, me disais-je, je vais pouvoir dormir, me reposer un peu, oublier la furie des passions qui a poussé ma barque jusqu'au naufrage...»
Mais il n'y eut pas de nuit, et il n'y eut pas de jour.
Je n'étais ni endormi, ni éveillé.
Je vis mon corps qui reposait, et j'étais lui et je n'étais pas lui. Tout baignait dans une étrange clarté.
Et voici qu'une force inconnue me presse, me serre la poitrine, un peu comme si on voulait extraire quelque chose de moi.
Et je sens qu'il faut que cette réalité sorte, qu'il faut l'expulser. Je ne puis rien faire de moi-même.
La douleur est terrible.
Et on me presse encore, de plus en plus fort.
A ce moment, j'ouvre la bouche et je crie. Le cri du petit enfant qui prend de l'air dans les poumons pour la première fois doit ressembler à cela.
Par trois fois la chose se répète.
J'hurle de plus en plus fort et mon âme se libère d'années de souffrances, de péchés, d'errements.
«Alors je me dis : tu es guéri maintenant, le mauvais est derrière toi. Dors petit enfant, dors.»
Je dormis fort peu.
A peine m'assoupissais-je qu'un Papouli souriant me tirait le bras :
«Il faut se lever ! C'est l'heure des prières !»
Il était cinq heures !
Le staretz Ambroise m'offrit ses chaussons (et il était pieds nus). Je rapporte ces détails d'apparence insignifiante afin que le lecteur comprenne bien que sur ce récit ma mémoire est parfaitement exacte, précise et que je n'invente absolument rien.
Il faut aussi voir combien était grand l'amour de Papouli pour tous ceux qui frappaient à sa porte. Voilà toute la différence entre l'amour enseigné par le Christ et les contrefaçons qui s'en réclament. Il n'y a pas de vraie vertu en dehors de la vraie foi. Seule l'âme greffée sur le cep véritale produit des fruits parfaits. Et si dans le monde, ou dans l'hétérodoxie, certains parviennent à certaines formes finies de justice, ne nous laissons pas abuser. Tout ceci n'est que de l'eau en comparaison du vin merveilleux dont le Christ abreuve ses enfants.
Devant l'icône de la Toute Sainte, je récitais l'office du matin.
Quand j'eus fini, Papouli me dit :
«Sucré ou salé ?
- Quoi sucré ou salé ?
- Mais ton petit déjeuner mon enfant, tu veux du sucré ou du salé ? Il faut manger, c'est important !
- Eh bien... du salé !»
Le staretz Ambroise me servit un délicieux repas avec toutes sortes de spécialités grecques.
Quand avait-il eu le temps de préparer tout cela ?
«Tu vois, me dit-il, j'aurais pu être trés riche et je m'en suis aperçu par hasard... Un jour une dame inconnue frappe à ma porte et me dit : est-ce vous le Père X*** ? Non, répondit Papouli, je suis le Père A***. C'est fâcheux, dit la dame, car je cherche le père X*** qui est un grand exorciste et qui habite non loin de vous... Et la dame est partie. C'est ainsi, ajouta Papouli, que le Seigneur m'a averti que quelqu'un me suivait à la trace, un magicien, qui se faisait passer pour un grand guérisseur... Le démon lui a révélé que le Seigneur agissait par son serviteur et il s'est servi de moi pour gagner beaucoup d'argent. C'est ça le capitalisme : le vieil Ambroise bosse, et les autres encaissent!»
Je compris alors, qui était véritablement le staretz Ambroise, et quelle était la signification des événements de la nuit. Je lui dis la chose suivante :
«Peu de choses notables sont arrivées dans ma vie jusqu'à ce jour, je veux dire des choses spirituellement importantes, car pour le reste, il n'est pas utile d'en parler. Voilà, quand j'avais treize ans j'ai lu les Récits d'un pèlerin russe et cette lecture m'avait beaucoup ému. Seul et inexpérimenté, j'ai essayé quelques heures de dire la prière et les larmes me sont venues comme un don magnifique...
- Cela, dit Papouli, c'est pour te donner le goût des choses spirituelles et t'inciter à les rechercher davantage...
- Ensuite, poursuivais-je, mais j'hésite à vous le raconter car je crains de paraître d'une folle présomption, je suis allé dans une église et j'ai eu l'intuition que le Christ se tenait à la place du Prêtre, et distribuait l'Eucharistie aux fidèles. Cette perception m'est apparue de manière fugitive mais nette. Je savais que c'était le Christ car il brillait, mais je ne pouvais voir Son Visage.
- Et tu as vu la Vérité mon enfant. C'est le Christ le Seul vrai liturge. C'est une grande grâce que tu as reçue, ne l'oublie pas et rend gloire au Seigneur de t'avoir éclairé...»
«Cette nuit, ajouta le staretz, les démons qui te tourmentaient sont sortis de toi, mais prends garde, car si tu ne mets pas le Seigneur dans ton coeur ils reviendront sept fois plus forts et la situation sera pire». Par là, le staretz voulait signifier que le Seigneur ne nous sauve pas sans notre volonté, ni sans notre coopération.
La liberté octroyée par le Créateur à Adam et sa race est réelle. Si l'homme ne veut pas s'élever et se purifier, s'il n'accomplit pas les commandements et se détourne de la Vérité, il meurt. Personne ne peut sauver un homme contre sa volonté. Certes, les saints sont les réceptacles éminents de l'Esprit et à ce titre ils jouissent d'une force réelle qu'ils mettent avec amour au service de leur prochain. Cette force n'a rien de surnaturel, et ce qu'on appelle les miracles sont simplement l'irruption dans notre opacité de la réalité ultime. A cause du péché, nous voyons tout comme dans un miroir déformant, et le manque de discernement nous fait attribuer aux événements des causes et des conséquences charnelles, alors qu'en fait la dimension spirituelle nous échappe souvent. Combien de fois, le staretz Ambroise a opéré pour des gens des faits extraordinaires dont les bénéficiaires n'ont pas même compris la valeur, uniquement parce qu'ils étaient englués dans une gangue de préoccupations mondaines et médiocres. «Purifions nos sens et nous verrons le Christ» aimait à répéter notre Papouli. Et combien de fois dans ses homélies ne nous a-t-il pas dit avec une puissance qui venait sans nul doute de son expérience propre : «Vous verrez le visage du Christ !»
Le lendemain, je retournai chez moi en Province.
J'étais toujours accablé de soucis.
Arriva la semaine Sainte et je décidai de me rendre pour la première fois de ma vie, dans la paroisse fondée par le Père Ambroise dédiée à la Trinité et à Saint Nectaire, boulevard de Sébastopol.
J'entre dans l'église, je vénère les icônes et je regarde.
La vigile Pascale n'allait pas tarder à commencer, un joyeux bourdonnement emplissait les lieux.
Et le service débute.
«Christ est ressuscité ! En vérité, il est ressuscité !»
Là, j'ai compris que j'étais chez moi, à ma place et que je ne quitterai jamais cette maison.
Ce sont des sentiments simples, mais difficiles à exprimer.
C'était évident, j'étais arrivé chez moi, parmi les miens.
J'avais retrouvé un Père, une Eglise et déjà une famille.
Une famille dont je ne connaissais aucun membre !
Il faudrait parler de la qualité liturgique du staretz Ambroise.
Il célébrait parfaitement les offices dont il avait une connaissance sans faille et profonde. Jamais d'erreur, de précipitaion, de faute dans le déroulement de ces cérémonies dont il faut bien admettre la complexité.
Je fus très frappé par les icônes de l'église, dont je n'appris que plus tard qu'elles étaient également de la main du staretz. Les icônes du Père Ambroise sont une synthèse véritablement inspirée des meilleurs courants des oeuvres byzantines et russes. Quand on les examine attentivement on s'aperçoit qu'elles procèdent non pas uniquement d'un inestimable savoir faire, mais d'une vision authentique de la nature intime de la Sainteté. Pour dire les choses simplement, notre staretz peignait le Seigneur, la Mère de Dieu et les Saints comme s'ils les connaissaient pour les voir tous les jours.
Ceci est particulièrement vrai de l'icône de Saint Nectaire d'Egine qui nous montre l'évêque de la Pentatole à l'égal des confesseurs du passé, mais dont la modernité est évidente.
Père Ambroise était très heureux d'avoir peint cette icône qu'il chérissait d'une tendresse toute particulière.
Comme je lui parlai un jour de ces questions, il me cita longuement l'Ancien Testament, m'incitant à relire tout ce qui concerne la construction de l'Arche de l'Alliance, et le soin avec lequel le Seigneur lui-même, par la bouche de Moïse, instruisait son peuple. Notamment lorsqu'Il indiqua quels artisans devaient s'atteler à cette tâche parce que, dit le Seigneur : «Mon esprit repose sur eux.» Pour le staretz toute activité ecclésiale se devait d'être nourrie par la foi et la piété. Seules cette foi et cette piété permettent à l'iconographe, au mélode et a fortiori à l'écrivain sacré de trouver les moyens adéquats pour exprimer les enseignements sacrés de l'Eglise. Encore une fois, la technique n'est rien sans l'Esprit Vivifiant, et ce que l'on admire tant dans les formes liturgiques des peuples illuminés par l'Orthodoxie, comme les Grecs ou les Russes, n'est pas le fruit d'un génie national, ou de circonstances historiques, mais le signe que l'Evangile y a été prêché, mis en image et chanté par de véritables pneumatophores, qui ont tiré les caractères particuliers de ces peuples vers les hauteurs divines, et les ont façonnés de manière à les rendre aptes à refléter la Gloire du Triple Soleil de la Vérité.
Le père Ambroise répétait souvent que dans l'Orthodoxie authentique, il n'y a place pour aucun nationalisme et que toutes les races de la terre, pour peu qu'elles s'élèvent jusqu'à la Théosis ont la même beauté en partage. Ainsi disait-il, avec le temps, l'Orthodoxie française aura son caractère à la fois personnel et universel...
Il est indubitable que sur ce point, le Staretz Ambroise a donné à l'Eglise Orthodoxe Française une base liturgique et patristique incontournable.
Chose qu'aucun de ses ennemis n'a jamais pu remettre en doute. Il n'y a eu que des voleurs pour le piller...
Ainsi, les yeux éblouis par tant de beauté, et non de faste comme il arive si souvent dans les églises où s'étouffe la foi, je participais à cette nuit pascale et pour la première fois, me confessais au Staretz. Ce soir là il me dit :
«Je t'accepte comme fidèle, comme ami et même comme un affreux jojo !»
Comme il arrivait le moment, selon la bonne coutume, de s'embrasser, je reçus le baiser fraternel d'une jeune femme, me disant presque sans réfléchir : «Tiens, voilà ma femme».
La suite se devine aisément, et il n'est pas nécessaire de la narrer, sinon pour montrer comment s'organise la vie autour des vrais Pères théophores. Car l'Orthodoxie n'est pas une doctrine abstraite. Ceux qui cherchent un système bien ordonné n'y trouveront pas leur compte. «La ligne droite, disait le Staretz, n'est pas le plus court chemein d'un point à un autre. Le Seigneur nous attend au bout de nos zigzags !»
Dimanche après dimanche, je me levais vers trois heures du matin et prenais la route pour me rendre à Paris, et me trouver à l'heure à la Liturgie. Un jour le moteur de mon véhicule a rendu l'âme, mais moi, j'avais retrouvé la mienne et mes difficultés touchaient à leur fin.
Ma future femme chantait dans la chorale sans daigner adresser un seul regard au ver de terre d'en bas.
«Ce n'est pas grave, me dit un jour le staretz, maintenant tu fais partie de mon chapelet de saucisses... quand on en tire une, les autres viennent. Prends patience...» A ce propos il faut noter que certaines personnes ont été parfois choquées ou déconcentrées par ce langage volontiers familier et simple du Père Ambroise. Manquant totalement de discernement, il arrivait qu'on le prît pour un petit vieillard bedonnant et rieur, ou bien lorsqu'il défendait la Foi, pour un fanatique. Le staretz n'était ni l'un ni l'autre. Il aimait à se mettre à la portée des gens et s'exprimait souvent par des images, ou des raccourcis qui mettaient en évidence une réalité spirituelle, ou dénonçaient un défaut. Des gens malveillants s'en servaient contre lui.
Un jour qu'il invitait quelqu'un du genre «snob» à venir le voir, il dit ceci : «Nous prendrons le thé dans mon grand salon rouge»... Son lit était recouvert d'un modeste tissu écarlate. De là, le bruit avait couru que le Père Ambroise était immensément riche et vivait dans un luxe indécent. Les histoires de ce genre sont légions comme celui qui les fomente. Toute sa vie, le staretz a été poursuivi par la haine, la calomnie et l'incompréhension.
Il disait souvent à ce sujet : «On s'agrège au Christ ou on se désagrège sans lui !»
Les mois passèrent, je me remariai, une vie nouvelle commençait. Comme le Staretz me l'avait promis, «le Seigneur m'avait donné le meilleur». Je ne peux pas résumer ici tous les enseignements du Père Ambroise, ni les innombrables et merveilleux moments où il se mettait à parler spontanément et à enseigner, tirant du trésor de son coeur des perles spirituelles. Disons qu'en dépit des épreuves, de la maladie, j'ai vu son oeuvre croître et embellir, et ce n'est pas à tort que le Père Patric a dit de lui que pour ses enfants il était comme un nouveau Moïse les guidant vers l'Eglise.
Lorsque se précisa l'idée de consacrer un évêque pour la France, l'Archevêque Auxence émit le voeu de voir le Père Ambroise accéder à l'épiscopat. Le Staretz s'en défendit de toutes ses forces. Une fois, au retour d'un voyage en Grèce, il me dit, en ôtant son bonnet, l'air profondément accablé :
«Tu te rends compte on a voulu m'élire évêque des Cyclades ! Si seulement on m'avait choisi comme évêque des cyclistes j'aurai pu faire le tour de France !»
Si je raconte ces plaisanteries, ce n'est pas uniquement pour l'anecdote, aussi amusante soit-elle, mais pour donner au lecteur une image vivante du Staretz. C'était un homme plein d'humour, mais cet humour il se l'appliquait surtout à lui-même, pour faire ressortir le caractère dérisoire de certaines situations. C'était son vaccin contre l'orgueil, contre le découragement, contre la tristesse. Quand on avait vu le Père Ambroise, même quelques instants, on en recevait toujours sa part de joie et de bon conseil.
Et pourtant derrière cet aspect jovial, se cachait un théologien de premier ordre.
Il fallait le voir prononcer ses homélies !
Là, s'appuyant sur son bâton, revêtu de son klobouk et de son voile, il respirait la majesté. A plusieurs reprises, des fidèles ont vu briller au dessus de sa tête comme une flamme pendant qu'il célébrait et enseignait. Parvenu vers la fin de ses jours, une de ses plus grandes joies fut la consécration épiscopale du Hiéromoine Joseph, le futur Monseigneur Photios. La cérémonie se déroula au monastère Saint Jean le Théologien, situé près d'Athènes et où réside souvent l'Archevêque Auxence.
Après le sacre, le Staretz Ambroise me parla longuement du caractère divino-humain de l'Eglise. Il insista longtemps sur le fait que le caractère juridique, formel était secondaire par rapport à la présence effective, concrète, du Saint Esprit dans les mystères innombrables de l'Eglise.
Et notamment, en ce qui concerne l'épiscopat, le staretz m'expliqua qu'en dehors de la confession de foi (orthodoxie) et de l'ascèse (orthopraxie) et sans l'onction du Saint Esprit, il n'était qu'une coquilles vide.
C'est à ce moment-là, qu'il me fit une de ces confidences détournées dont il avait le secret :
«Un des prêtres m'a révélé qu'il avait vu la grâce descendre sur le nouvel évêque...»
J'ai tout de suite compris que ce prêtre qui «voyait la grâce» ne pouvait être que le staretz lui-même, mais que, par humilité, il attribuait à un autre le don de clairvoyance qui l'habitait.
Je suis convaincu pour l'avoir constaté à plusieurs reprises que le staretz Ambroise possédait pleinement la «diorasis», ce qui explique le caractère parfois surprenant, pour un esprit non averti, de ses paroles et de ses actes.
Je ne dis pas qu'il ne lui arrivait pas de se tromper, notamment sur des questions secondaires ou anecdotiques.
Combien de fois les futures mères ne venaient-elles pas le taquiner pour connaître le sexe de leur enfant. Généralement le Staretz donnait une réponse qui correspondait aux voeux des parents, histoire de les voir repartir contents, et après il s'en amusait avec tendresse :
«Que d'angoissses pour de petites choses !»
Pourtant il s'en préoccupait lui aussi, des petites choses, mais par amour pour ses enfants, par amour du service de l'Eglise. Dans ce domaine-là, rien n'était trop beau.
Toute sa vie, le staretz a vécu très pauvrement, avec une dignité exemplaire. Mais lorsqu'il s'agissait d'orner l'Eglise, le Père Ambroise donnait jusqu'à ses derniers sous.
Quand, sous son impulsion, nous avons entrepris d'installer une petite chapelle en Bretagne, Père Ambroise nous a offert un magnifique calice en argent, des ornements liturgiques et une icône du Sauveur de sa main, qui orne maintenant l'iconostase.
Quand les services ont commencé à être célébrés régulièrement chez nous, l'occasion d'aller à Paris pour voir le Staretz est devenue plus rare.
Mais nous n'avons jamais manqué de venir tous les ans à la Pentecôte pour assister aux baptêmes que le Père Ambroise célébrait avec une émotion renouvelée. Au mois de Décembre 1991, alors que je n'avais pas vu mon ancien depuis plusieurs mois, il m'est apparu longuement en rêve, m'exhortant à ne jamais abandonner l'Eglise et à confesser la Foi jusqu'à mon dernier souffle.
Je n'imaginais pas à l'époque, qu'il nous quitterait peu de temps après.
Alors nous l'avons porté en terre.
Cette terre qu'il a aimée à travers ses enfants et que sa prière ne cessera de féconder.
Pour mettre un terme à ce témoignage, j'aimerai dire que je suis convaincu de la sainteté du Staretz Ambroise.
Certes, je ne suis pas l'Eglise et n'ai aucune autorité pour appuyer ma conviction. Je ne puis que rapporter les faits dont j'ai été l'acteur et le témoin.
Je voudrai aussi lancer un appel à tous les orthodoxes qui liront ces lignes, quelle que soit la «juridiction ecclésiastique» à laquelle ils appartiennent.
S'ils sont vraiment orthodoxes, ils aiment l'Eglise du Christ. Et la vie des pneumatophores que l'Eglise a engendrés depuis le commencement ne leur est pas étrangère.
Le Staretz Ambroise était de ceux-là, comme Païssius Vélitchkovsky, Séraphim de Sarov, les Pères d'Optino, les magnifiques Saints Grecs de la turcocratie et tous ceux dont j'ignore le nom.
Tous ces saints, cette chaîne d'or qui traverse les siècles sont la gloire de l'Orthodoxie.
Leur couronne, ils l'ont reçue par la Foi et dans la Foi.
C'est pour cette raison qu'aucun prétendu saint qui se trouve dans le papisme ou ailleurs ne ressemble aux authentiques saints orthodoxes chez lesquels seuls se manifeste la plénitude des dons du Saint Esprit. Car le Saint Esprit vit dans l'Eglise Corps du Christ dont les saints sont les membres parfaits, pour autant qu'il est possible à l'homme. A vous tous orthodoxes de France et d'ailleurs je dis ceci : si votre foi est sincère, si vous aimez vraiment le Christ, si vous aimez son Eglise, ouvrez les yeux !
Oubliez les querelles anciennes et approchez-vous du Seigneur en le confessant dans son Eglise tel qu'Il est.
L'Eglise Orthodoxe est l'Eglise Une et Sainte, et il n'en est point d'autre. C'est au centre de l'Eglise que se trouve la vérité. Ayez le courage de le dire dans les assemblées et sur les places publiques, quoi qu'il vous en coûte.
Et si on vous crache dessus, comme on a craché sur le Staretz Ambroise, secouez la poussière de vos pieds, passez votre chemin et dites en vos coeurs, comme il disait : «Seigneur c'est pour toi que je porte l'opprobre !»
Il ne tient qu'à vous que renaisse dans cette ancienne Gaule romaine, la foi des Irénée, des Césaire, des Hilaire et des Vincent qui est la même que celle des saints de Grèce ou de Russie. Il ne tient qu'à vous qu'il y ait sur cette terre un organisme ecclésial sain confessant une foi sans mélange et débarrassé des querelles politiques et nationales étrangères à la foi.
Pour être orthodoxes nous n'avons besoin de personne, sauf du Christ et de ses Saints.
Il y a des années de cela, j'ai posé à un homme la question suivante :
«Mais que manque-t-il donc en France pour que l'Orthodoxie rayonne ?»
Il m'a répondu ceci :
- Il manque un homme qui brûle.»
Or cet homme a existé et j'en rends témoignage.
Il a prié. Il a enseigné. Il a guéri.
«Et dans sa lumière
Vous verrez La Lumière.»
Dinan. Juillet 92
Romane Petroff.
MES SOUVENIRS SUR PÈRE AMBROISE
Témoignage de Monseigneur Cyprien de Fili
C'est grâce au Père Nectaire de Longovarda que j'ai fait la connaissance du Père Ambroise. C'était en 1961. Alors laïc, j'étais allé à Paros pour me confesser à mon Père spirituel, le Père Philothéos. Quand je rencontrai le Père Nectaire, il me raconta que, peu de jours auparavant, il avait été visité par un prêtre très intéressant venu de France ; il me donna son adresse et me pria de lui envoyer la vie de saint Nectaire. Et en effet, quelques jours après, je lui envoyai un paquet avec deux livres, les vies de saint Nectaire et de saint Cyprien.
Pendant ce temps, Père Ambroise avait été appelé par une dame grecque en grande détresse, qui voulait qu'il vînt chez elle dire des prières pour son fils, frappé par la magie. Il y alla, et trouva le jeune garçon dans un état terrible, replié sur soi-même et souffrant affreusement. Père Ambroise pria, bien sûr, mais il doutait en lui-même qu'une telle affection pût être le résultat de la magie. Il rentra chez lui, troublé par les souffrances de l'enfant, et se mit à prier pour lui avec douleur. A ce moment, le facteur lui apporta le paquet en provenance de la Grèce et, voyant que le livret de la vie de saint Cyprien contenait aussi les prières de l'exorcisme, il comprit que c'était la réponse à ses prières. Il retourna tout de suite chez l'enfant souffrant, et, pendant qu'il lisait les prières, l'enfant se trouva complètement guéri. C'est ainsi qu'il décida de visiter, lors de son prochain voyage en Grèce, l'inconnu qui lui avait envoyé ces livres.
Je venais de poser les premières pierres du monastère de Fili, et je travaillais encore à l'église de Sainte-Euphémie à Athènes. Ainsi, il a connu notre monastère dès le commencement, et ce fut Nectaire, de la paroisse de Paris, qui en prit les premières photographies. Après cette première rencontre, Père Ambroise est venu tous les ans, une ou deux fois par an, amenant des groupes de ses enfants spirituels de France, de toute nationalité, mais surtout des nouveau-nés dans l'orthodoxie. Il nous a encouragés dans des moments décisifs de notre vie : le passage à l'ancien calendrier en 1969 et mon sacre à l'épiscopat en 1979 ; et je lui resterai toujours obligé de ses conseils, de son encouragement et -pourquoi ne pas le dire ?- de son humour qui pouvait éclairer les ténèbres des problèmes qui semblaient des plus graves. Après la mort du Père Philothéos, il est devenu aussi mon confesseur.
Je pourrais dire de lui beaucoup de choses, mais je me limiterai à des souvenirs caractéristiques et, en premier lieu, à ce que je sais de lui comme homme de prière. Je me rappelle que, les quelques fois où nous avons dormi dans la même chambre, j'entendais comme il murmurait les mots de la prière de Jésus dans son sommeil, et j'ai pu comprendre qu'il avait reçu le don de la prière continuelle du coeur. Une autre fois, il m'a raconté qu'un jour, comme il priait, il avait senti la présence du Seigneur si proche de lui que, pendant des heures, il n'avait pu que pleurer en disant : «Mon Christ, pendant si longtemps, tu étais si proche de moi, et je ne le savais pas !»
Quand on m'a proposé de devenir évêque, je lui ai téléphoné pour prendre son avis, qui fut que je devais accepter ; et je me souviendrai toujours de son conseil quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois ensuite : «Tu as été un grand higoumène, ne deviens pas un petit évêque !»
Ses visites au monastère étaient toujours un rayon de soleil, que toute la fraternité attendait avec joie. Comme visiteur, et quoiqu'il fût un visiteur si bien aimé, il était toujours très discret et réservé dans son comportement avec les pères, et c'est avec de grandes difficultés que j'ai pu le persuader quelquefois de dire quelques paroles de prédication lors des offices. Il ne parlait jamais de lui-même et de ses travaux surhumains pour l'orthodoxie en France ; ce sont des choses que je n'ai pu apprendre que par l'intermédiaire des fidèles qu'il amenait avec lui au monastère.
J'espère que l'histoire suivante ne paraîtra pas ici hors de propos ; elle révèle certaines qualités de son âme que ceux qui ont connu Père Ambroise reconnaîtront. Nous avions été invités à dîner par une famille pieuse de Levadia. Quand la généreuse maîtresse de maison apporta le premier plat, je lui dit à mi-voix : «N'en prenez pas trop, gardez de la place pour le prochain». Il fit comme s'il n'avait pas entendu, et mangea tout ce qu'on lui servit. Avec le deuxième plat, je dis de même : «Gardez de la place ! Il y aura encore des plats !» mais, de nouveau, il semblait n'avoir rien entendu, et jusqu'à la fin du dîner, il se força à manger tout ce qu'on mettait devant lui. Après, je lui ai demandé s'il n'avait pas entendu mes conseils : «Si, mais je préférais éclater plutôt que de donner du déplaisir à l'excellente femme qui a fait tant d'effort pour nous satisfaire !»
Que le Seigneur lui accorde son repos, et qu'Il regarde ses luttes avec les ennemis visibles et invisibles de Son Eglise, ses veilles, sa pauvreté, sa négation de soi-même, ses sacrifices pour ses enfants spirituels, et la lumière qu'il a su donner dans les coeurs de tant de personnes qui l'ont connu, fût-ce pour de brefs instants.
CHRONIQUE
Témoignage sur le staretz Ambroise
J'ai rencontré Père Ambroise pour la première fois à Paris, au mois de décembre 1983. A cette époque-là, mes parents venaient de s'installer à Montpellier et s'étaient mis à fréquenter régulièrement la paroisse de l'Annonciation, qui dépendait alors de l'E.R.H.F.
A plusieurs reprises Julie, ma mère, m'avait parlé de ce «moine très intéressant et qui me plairait sans aucun doute». Je lui avais toujours répondu que je ne voyais pas la nécessité d'entretenir des contacts avec un membre du clergé appartenant à un groupe, dont les positions nationalistes et intransigeantes me paraissaient sinon erronées du moins démodées.
Depuis de nombreuses années j'étais orthodoxe, par le fait du baptême que j'avais reçu dès l'enfance comme la plupart des descendants de l'émigration russe, mais surtout par conviction. Interessé par le domaine des idées, j'avais découvert avec joie vers les vingt ans que le monde englouti dont j'étais issu, celui du vieil empire des tsars, et celui de mes souvenirs d'enfant, dans lequel l'Eglise tenait une part si importante, avait produit en France une race de penseurs dont je n'avais pas à rougir. A mes camarades qui me parlaient de Marx, d'Althusser et de Freud, je répondais Chestov, Berdiaev, W. lossky et le peu que j'avais appris sur saint Grégoire Palamas en lisant Meyendorff.
Evidemment tout cela était maladroit, et non exempt de contradictions. J'étais souvent seul contre tous, avec mes philosophes barbus, au nom barbare, et que personne ne respectait. Mais il y avait surtout le fait que cette dimension spirituelle dont je me réclamais ne correspondait à aucune réalité tangible. Certes, vers les seize ans j'avais rencontré dans ma région un jeune professeur de Faculté, devenu orthodoxe et dont le zèle pour la Foi m'avait impressionné. Je l'avais accompagné au premier Congrès Orthodoxe d'Europe Occidentale, à Annecy où j'avais vu se produire Olivier Clément, le Père Cyrille Argenti et l'inclassable Gabriel Matzneff.
Quoique je puisse en penser avec le temps, je dois reconnaître que cette réunion d'Annecy produisit sur moi une forte impression. C'était la première fois de ma vie que je voyais autant de jeunes orthodoxes réunis. Toutefois, j'en retirai aussi un sentiment de malaise qui se traduisit par un courrier où j'exprimais avoir décelé un certain goût de la manipulation médiatique chez les orateurs, qui n'avaient certainement pas réunis toute cette jeunesse sans arrière-pensées. Où étaient les évêques ?
Quelques semaines plus tard, j'eus droit à un entretien avec Olivier Clément qui m'expliqua que les évêques étaient vieux, bornés, liés par de complexes problèmes politiques, opposés par des rivalités aussi mesquines qu'insurmontables, et qu'il appartenait à nous, la jeunesse, de tirer vers l'avant cette orthodoxie poussiéreuse afin qu'un jour il y ait une «autocéphalie française» !
Le grand mot était lâché. Evidemment, présentées comme cela, appuyées par des références à certains canons dont j'ignorais jusqu'à l'existence, les choses me parurent claires. Olivier Clément et les autres avaient raison : les évêques étaient dépassés et ne pouvaient rien comprendre aux aspirations d'une jeunesse aussi pure, aussi magnifique que la nôtre. Il fallait une Eglise autocéphale et moderne répondant pleinement aux aspirations du siècle. J'ai assisté ensuite à tous les Congrès Orthodoxes jusqu'à celui de Gand. L'été, j'allais régulièrement faire des «séjours orthodoxes» dans le midi de la France où je commençais à découvrir toute une faune religieuse dont il est inutile de parler, tant l'obscurité est grande dans ces milieux.
J'allai donc à l'Eglise, dans les paroisses du diocèse de l'Archevêché russe («Rue Daru» comme on dit !) et je suivais avec conviction l'évolution positive qui nous conduisait vers cette Eglise française débarrassée des évêques conservateurs, de l'influence communiste et des aventuriers du groupe fondé par Eugraph Kovalevsky. Je lisais Contacts, le SOP, Afanassiev, Evdokimov, je m'inscrivais au cours par correspondance de l'Institut Saint Serge. Je ne faisais pas tout parfaitement bien, mais j'avais la conviction d'être dans la bonne voie.
Je me fiançai, puis je partis dans une garnison de l'Est servir ma patrie : la France !
On m'affecta au camp de Mourmelon le grand.
Rien n'est plus âpre que Mourmelon le grand. L'hiver, il y fait froid. Un vent glacial balaie la plaine où se fige la boue.
Au printemps la champagne pouilleuse connaît sa «raspoutitsa». L'été est feu et poussière. Mon capitaine était d'origine polonaise, je portais des épaulettes. Certains jours, je me prenais pour un officier de l'armée Wrangel.
Un dimanche, affecté à la garde du camp, je partais inspecter un poste.
Je roule entre les blés, entre les bouleaux, entre les sapins.
Je roule sous un ciel bleu et dru. Ce genre de ciel qui écrase les hommes des îles Solovki jusqu'à la Kolyma.
Et puis voilà qu'au bout de ma route surgit l'inattendu.
Devant moi, entourée de tombes : une église orthodoxe!
Après trois kilomètres de route nationale, j'étais arrivé directement en Russie.
Je ne crois pas avoir jamais inspecté le poste où je devais me rendre.
J'ai assisté à la liturgie.
Un prêtre, un chanteur, deux fidèles.
«Là où deux ou trois...» dit la Sainte Ecriture.
Après l'office une voix m'a chuchoté : «L'archimandrite Job veut vous voir...»
Je pénètre dans une baraque peinte en vert et en jaune, avec une table, des bancs, et bien sûr une icône.
Il n'y avait rien d'autre.
Là, j'ai attendu que l'Archimandrite vienne.
Il est rentré, a salué de la tête, et s'est assis.
Il m'a regardé longtemps sans prononcer un seul mot.
Il priait.
Et moi je pleurais comme un petit bébé.
Enfin, il s'est levé et il a dit ceci :
«Toi tu es orthodoxe, tu es des nôtres.»
Puis il est parti, et je ne l'ai plus jamais revu.
Ma vie a continué, j'ai rendu mon képi, je me suis marié et j'ai commencé à travailler.
Ma femme n'était pas orthodoxe, nous nous entendions mal.
Je me disais qu'avec les années...
Mais toutes les nuits je sanglotais.
Et je m'occupais toujours de l'Eglise, fasciné par une idée nouvelle : l'oecuménisme. Je n'arrivai pas à y voir clair dans cette affaire. D'un côté, j'étais orthodoxe, j'aimais l'orthodoxie de tout mon coeur et je me rendais parfaitement compte que sa vie intérieure recelait une force et une beauté qui ne se trouve nulle part ailleurs. Et d'un autre côté, il y avait les «autres». Tous ceux qui n'étaient pas orthodoxes. Souvent des hommes sincères, vertueux, respectables. Comment concilier tout cela ?
Il était clair dans mon esprit qu'on ne pouvait pas ignorer les hétérodoxes ni encore moins les mépriser.
Après tout l'Orthodoxie historique avait aussi ses fautes et ses limites. Je ne les voyais que trop bien.
L'oecuménisme, je le compris donc comme une façon de découvrir de nouveaux horizons (à l'expérience toujours décevants) et de faire connaître l'Orthodoxie. J'ai mis des années à reconnaître qu'il n'y a en fait qu'une seule et unique manière de comprendre l'Orthodoxie : c'est de la confesser dans son intégralité.
Et toujours je m'activais, parfois avec maladresse, souvent avec orgueil. Localement nous avions organisé une réunion d'été pour les jeunes orthodoxes, produit des conférences, soutenu la vie pastorale, participé à l'aventure des radios libres... etc..
C'était modeste. Mais j'avais l'impression d'agir. Et je me disais naïvement qu'en tâchant de servir le Seigneur, peut-être qu'Il sauverait mon ménage qui ressemblait de plus en plus à une arche sans pilote, et sur laquelle le déluge se prolongeait de façon inquiétante.
La colombe de la paix s'était envolée de chez moi, et elle n'est jamais revenue.
C'est que l'homme est aveugle, obstiné, ombrageux.
Enfin, toujours orthodoxe mais de plus en plus noyé, j'organisais avec le prêtre de notre fraternité une grande réunion oecuménique. Des vêpres dans une ancienne abbaye, avec l'évêque catholique du lieu, des discours, une collation fraternelle.
Surprise : près de trois cents personnes viennent assister à ce «service» au cours duquel je prononce quelques mots.
Je m'en souviens encore : «Seule la Tradition Orthodoxe renferme la plénitude de la Vérité...» etc...
Après la cérémonie, le prêtre orthodoxe me sussurra :
«Tu sais, il ne faut pas parler comme cela... bien sûr l'Orthodoxie est la Vérité, mais le Catholicisme n'est pas l'erreur, il contient de grandes vertus. Il ne faut pas choquer les gens et il faut insister davantage sur ce qui unit que sur ce qui sépare... Le Filioque... tout ça ce sont de vieilles histoires... des rancunes... des prétextes... il faut oublier... D'ailleurs qui croit encore en tout cela ?
- Mais moi j'y crois ! pensais-je au fond de moi...»
Dans la semaine qui suivit, ma femme partait, emmenant dans ses bagages ce qui me restait de bonheur : mes enfants.
Je me retrouvais d'un coup sans Eglise et sans famille.
Dans les semaines qui précédèrent ces événements, toujours sur la lancée d'un certain activisme, j'avais constitué un dossier proposant la candidature de la petite ville dans laquelle j'habite pour la tenue du prochain Congrès Orthodoxe d'Europe Occidentale. J'avais trouvé des lieux d'accueil, noué certaines amitiés et notre communauté locale s'était prononcée favorablement.
Mais tout cela ne m'intéressait plus.
Je voguais entre les avocats, les factures et les soucis d'un homme qui se retrouve seul.
Passèrent trois mois.
Je devais aller à Paris.
Julie me téléphone.
«Nous dînons chez ton frère... tu feras la connaissance de
Père Ambroise...»
J'étais fatigué des «popes», mais j'avais envie de voir ma mère. Quand les hommes sont malheureux, ils redécouvrent un vieux mot : Maman. Mais ce que je ne savais pas c'est que j'allais, par la même occasion, découvrir un véritable Père.
Le Père Ambroise mange du riz, des légumes...
«C'est le Carême, me dit-il en souriant, tu dois connaître ça, toi qui est orthodoxe ?»
Le Carême c'était surtout dans les livres que j'en avais entendu parler. Jamais aucun théologien, jamais aucun prêtre chez nous ne parlait de ce sujet. On discute de la kénose, du kérygme, du théandrisme, du souffle, de la spiration, du Saint Esprit, mais du carême, on n'en parle pas!
Et s'il arrive d'en parler, on ne le fait surtout pas.
Or le Père Ambroise mangeait du riz.
Et je l'attaque bien sûr !
«Ainsi vous êtes russe et monarchiste, pour être dans l'Eglise de Philarète ?»
«Non, je suis français et républicain, je suis de Marseille ! Je suis le PAF ! Je suis le Père Ambroise Fontrier !»
Et il éclate de rire comme un petit enfant.
Le rire de Papouli était magnifique. C'était un rire clair, un rire sans malice, transparent.
Toute la soirée, nous avons parlé. J'ai oublié de quoi, mais les questions ecclésiologiques y tenaient une large place. Pour finir, le Père Ambroise me dit :
«Je ne fais pas un absolu du Synode Russe. Il a ses défauts, mais là au moins on confesse la Foi des Pères. C'est la seule réalité qui importe». Ensuite, il me donna son adresse et m'invita à venir le voir à Levallois.
La choses se réalisa de manière surprenante.
De retour chez moi, et bien qu'il m'ait produit une impression remarquable, j'oubliais le Père Ambroise et tâchais surtout de trouver des issues à la situation matérielle dans laquelle je me débattais tant bien que mal. Tournant le dos aux réalités spirituelles, je décrochais toutes les icônes qui se trouvaient chez moi pour les mettre dans un placard. Je n'avais que faire du regard inquisiteur de ce Dieu qui, croyais-je, m'avait abandonné, et dont je ne voulais plus entendre parler. Entre lui et moi c'était fini.
Or deux mois plus tard, je reçus des nouvelles de ce fameux dossier pour le Congrès Orthodoxe.
La chose ne pouvait tomber plus mal, et bien que je n'eusse aucune envie de me rendre à la réunion préparatoire, il était de mon devoir d'y aller. Ne fût-ce que par simple correction.
Je ne sais pourquoi, j'écrivis à ce sujet au Père Ambroise qui m'invita à passer chez lui sur la route du retour.
Papouli écrivait rarement des lettres privées et je crois bien n'en avoir reçu qu'une de lui : celle-là.
Je me rendis donc dans une ville de l'est de Paris... dans un de ces séminaires désaffectés et que «nos amis catholiques» mettent si généreusement à la disposition des pauvres et minoritaires orthodoxes (Pour mieux les surveiller et les compromettre comme d'habitude...).
Ce fut une vraie catastrophe.
Je tombais là sur un certain N*** qui n'eût de cesse d'attaquer un projet que je défendais mal. L'homme s'en prit à moi avec violence me faisant comprendre que je dérangeais ses vues. Tout ceci m'étonna. Qu'étais-je venu faire parmi ces gens qui se déchiraient, et tâchaient de régler comptes et mécomptes ? J'avais jadis voulu servir mon Eglise, je me voyais au sein d'une sorte de parti religieux où se disputaient des zones d'influence et des querelles de préséance.
Le lendemain, il y eut une liturgie où tous communièrent. Sauf moi. Je restai assis au fond de la chapelle, désespéré. On ne m'adressa pas même un regard.
Je pris congé.
Je savais qu'il n'y avait pas de Vérité, je découvrais qu'il n'y avait pas de Charité non plus. Juste une assemblée humaine comme tant d'autre.
A ce compte-là, j'aurais préféré un athéisme franc et massif. Là au moins on sait ce qu'on veut : les honneurs, le pouvoir, et les plaisirs de la terre, et l'argent...
La route qui me ramenait vers Paris fut interminable.
Il pleuvait. Un embouteillage monstre bloquait la capitale.
J'arrivais le dimanche soir vers 22 heures trente à Levallois.
Le Père Ambroise m'ouvrit sa porte :
«Excusez-moi, dis-je, j'ai plus de deux heures de retard...»
«Ce n'est pas grave, répondit Papouli, cela fait six mois que je t'attends !»
Il faudrait décrire le petit appartement de la rue Collange, tout simple, à la limite de la pauvreté, rempli de livres, d'icônes. Je crois que ce qui caractérisait Papouli était son goût. Il avait bon goût. Pour tout. Pour la théologie, comme pour les hommes ; pour les icônes, comme pour la musique ; pour les livres comme pour la cuisine. Ce n'est pas que toutes ces choses soient d'égales valeur, il s'en faut de loin. Et je ne veux pas ramener les sublimes beautés de la Foi Orthodoxe à des considérations matérielles et secondaires. Mais montrer combien la qualité de notre staretz se manifestait en toutes circonstances. Papouli aimait les choses bien faites, avec soin et amour. Et s'il mettait chaque réalité à sa juste place dans la hiérarchie de la création, il ne négligeait pas les détails de la vie courante auxquels il conférait la dimension de l'amour et de la beauté. Selon la parole de l'Ecriture, «il faisait eucharistie de toutes choses.»
A peine Papouli m'avait-il installé devant un plat de nouilles au sésame (toujours ce fichu carême !) que je voyais entrer le Père Patric.
«C'est mon Patric longues-jambes, me dit Papouli, il habite un peu plus bas. Il m'aide dans ma tâche pastorale».
Le père Patric ramassa alors quelques mètres de jambes, de soutane et de bras sur un minuscule tabouret.
«Père Ambroise m'a parlé de vous, me dit-il...»
Je regardais mes deux hôtes en avalant mes nouilles (comme j'avais faim !) et je me demandais où j'étais tombé, dans cette banlieue sinistre, entouré de deux religieux, le regard plein de feu, l'un et l'autre portant un petit bonnet de laine noir, l'air étrange.
Papouli n'était pas trés grand, Patric démesuré. Les comparaisons littéraires me venaient facilement à l'esprit. Mais je me trompais lourdement : Sancho la panse, c'était moi!
Ce soir-là, le Père Patric ne dit pas grand-chose et à l'issue du repas, il redescendit chez lui.
«Tu comprends, me dit Papouli, dans cette affaire je suis le prêtre, le Père et le grand-père. Car il y a Anne et la petite Photinie. A eux tous ils forment le peuple des «en-bas» comme je les appelle. Ils n'ont pas besoin de grimper trois étages comme le vieux Papouli. Quand j'ai connu Patric, il s'appelait Frédéric. Il était malheureux. Il lisait Thomas d'Aquin et disait "Dieu est acte pur", mais qu'avons nous besoin d'un acte pur, nous les pécheurs ? C'est un Dieu Vivant qu'il nous faut, tel est le Dieu de nos Pères.»
Ainsi commença la nuit la plus extraordinaire de ma vie.
Je ne peux pas résumer tout ce que Papouli m'a dit ce soir-là, tant étaient vastes les beautés qu'il me faisait découvrir. Il me parla longuement de Saint Nectaire d'Egine dont il me montra des reliques. Je n'avais jamais vu ni vénéré de reliques de ma vie. Et voilà que j'embrassai ce petit sac contenant les os d'un saint mort en ce siècle. Papouli me raconta la vie de Saint Parthène de Chios pour lequel il avait une affection particulière. Il me résuma aussi de nombreux passages du Pidalion, le commentaire des canons écrit par saint Nicodème l'Athonite et sur lequel le staretz fondait son approche des problèmes contemporains de l'Orthodoxie. Enfin, il n'eut de cesse de m'instruire avec cette vivacité d'esprit, cette intelligence et cette profonde connaissance de l'âme qui était la sienne.
Je lui racontai aussi mon aventure, mes peines, ne lui cachant rien de mes péchés, ni de mes douleurs. Il interrompit alors mon discours et me demanda tout à trac :
«Veux-tu devenir moine, mon petit ?»
Comme je répondais non, il se lissa la barbe et ajouta :
«Evidemment à ton âge, avec des enfants et tout ce que tu as connu, c'est un peu compromis...
- Je pense, ajoutais-je, un peu piteux.
- Alors il faut te marier, car tu ne peux demeurer dans cet état...
- Me marier ? Mais je suis déjà marié, bien que ma femme soit partie, j'ai deux enfants et ma situation n'est guère brillante... Personne ne voudra jamais se marier avec moi...
- Ne t'inquiète de rien, répondit Papouli, aie foi dans le Seigneur et il te donnera le meilleur.
- Vous savez, répondis-je, depuis mon enfance j'ai vu beaucoup de prêtres et d'hommes pieux. Tous n'étaient pas irréprochables, certains étaient exemplaires, mais parvenu où j'en suis de ma vie, je suis fatigué des discours. J'ai mis mes icônes au placard. Et si aucun événement favorable n'intervient, je cesserai pour toujours de croire aux racontars des hommes de Dieu.»
A ces mots Papouli ne put que sourire. Que voyait-il dans ce langage sinon les paroles d'un homme égaré par la douleur ?
«Commence toujours par faire tes prières, et le reste viendra, tu peux me croire aussi vrai que tu me vois !»
«D'ailleurs, ajouta-t-il, il est l'heure!»
Ma montre indiquait deux heures du matin!
Je pensai à dormir.
Le Père Ambroise, lui, pensait à l'office de la nuit.
Il alluma les bougies devant une petite icône de la Mère de Dieu...
«Elle fait des miracles», me dit-il tout joyeux en me la désignant...
Papouli me confia alors le petit livre de prière qui m'est devenu familier et me dit : «Lis !»
Je me mis à lire.
Jamais de ma vie je n'eus plus de mal à prononcer un texte.
J'avais la gorge sèche, la tête lourde. Souvent il m'arrivait de buter sur les mots... j'avais tellement envie de dormir!
Chaque fois Papouli, qui connaissait tout par coeur, me reprenait doucement :
«Pas humidité, mon petit, humilité, ce n'est pas la même chose !»
Enfin j'arrivai au bout.
«Maintenant il faut faire les prosternations mon enfant !»
Les prosternations ? Quelles prosternations ? Je n'avais jamais fait de choses pareilles...
«Enfin, comme tu es fatigué, avec la route et le baratin du vieil Ambroise, nous n'en ferons que cinquante. Il ne faut pas te dégoûter.»
Quand tout fut achevé, Papouli m'indiqua sa chambre :
«Voilà le lit...
- Et vous ?
- Mais j'aime dormir par terre, c'est une vieille habitude, quand je suis dans un lit j'attrape mal... au dos...»
Je ne protestai que très formellement, et me couchai.
Parvenu à ce point de mon récit, il me faut implorer l'indulgence du lecteur. Il est contraire aux usages de parler de soi, et ceci est totalement à proscrire quand il s'agit de la vie spirituelle. Les pneumatophores ne parlent jamais d'eux, de leurs luttes, de leurs expériences. Ils savent tout l'orgueil qui se dissimule chez celui qui se gargarise de lui-même et pense posséder quelques qualités. Notre staretz, par exemple, taisait toujours ce qui le concernait. Une seule fois, par hasard, je l'ai surpris les yeux pleins de larmes et il m'a dit :
«Je pleure beaucoup mon enfant, mais je le cache...»
Il disait aussi que les larmes sont un second baptême et que celui qui pleure sur ses péchés renouvelle en lui la grâce baptismale. Par cela il voulait inciter ses enfants spirituels à ne jamais céder au désespoir, et leur montrer que la grâce de Dieu est plus forte que toutes les attaques de l'ennemi. Celui qui pleure reçoit vraiment comme un nouveau baptême et il peut repartir au combat quelle que soit la gravité de sa chute.
Si j'ose raconter la puissance de la prière qui vivait dans le coeur du staretz Ambroise, c'est uniquement pour rendre témoignage de sa sainteté, et nullement pour mettre en scène un être indigne. L'Ecriture dit «Là où le péché abonde, la grâce surabonde». Ainsi quand nous voyons le Seigneur se pencher avec soliicitude sur l'étendue de nos maux, quand nous éprouvons de façon tangible Sa Bonté, n'en tirons pas la conclusion erronée que nous sommes un être choisi, ou agréable au Seigneur. C'est tout simplement parce que le Sauveur, comme Il l'a fait tout au long de Sa vie terrestre vient en aide à toutes les créatures. Le Christ et ses Saints ne font point acception des personnes. Ils aiment jusqu'aux ingrats. Et Ils pardonnent à ceux qui pleure leur reniement.
Ainsi donc, je me couchais dans le lit que m'offrait généreusement Papouli.
Depuis plusieurs années je dormais mal. Les soucis me minaient. Toutes sortes de pensées envahissaient mon esprit...
Or voici qu'en m'allongeant, une odeur délicieuse m'enveloppe. Toute la chambre embaumait.
L'odeur de sainteté est très difficile à décrire, parce que ce n'est pas une odeur du monde. Ce n'est pas un parfum connu sur la terre. Et cependant quand on le perçoit, il a quelque chose de familier.
C'est comme une odeur perdue que l'on retrouve. Elle produit sur l'âme une impression de paix, de bien-être spirituel, d'éternité.
Tous ceux qui ont éprouvé ces réalités le savent bien, et je ne peux que souhaiter à tout homme de recevoir ce don.
Sans doute le jardin où Adam et Eve vivaient en harmonie avec le Dieu Trine et sa Création embaumait de la sorte.
Et moi aussi, je me sentais comme dans un jardin.
«Enfin, me disais-je, je vais pouvoir dormir, me reposer un peu, oublier la furie des passions qui a poussé ma barque jusqu'au naufrage...»
Mais il n'y eut pas de nuit, et il n'y eut pas de jour.
Je n'étais ni endormi, ni éveillé.
Je vis mon corps qui reposait, et j'étais lui et je n'étais pas lui. Tout baignait dans une étrange clarté.
Et voici qu'une force inconnue me presse, me serre la poitrine, un peu comme si on voulait extraire quelque chose de moi.
Et je sens qu'il faut que cette réalité sorte, qu'il faut l'expulser. Je ne puis rien faire de moi-même.
La douleur est terrible.
Et on me presse encore, de plus en plus fort.
A ce moment, j'ouvre la bouche et je crie. Le cri du petit enfant qui prend de l'air dans les poumons pour la première fois doit ressembler à cela.
Par trois fois la chose se répète.
J'hurle de plus en plus fort et mon âme se libère d'années de souffrances, de péchés, d'errements.
«Alors je me dis : tu es guéri maintenant, le mauvais est derrière toi. Dors petit enfant, dors.»
Je dormis fort peu.
A peine m'assoupissais-je qu'un Papouli souriant me tirait le bras :
«Il faut se lever ! C'est l'heure des prières !»
Il était cinq heures !
Le staretz Ambroise m'offrit ses chaussons (et il était pieds nus). Je rapporte ces détails d'apparence insignifiante afin que le lecteur comprenne bien que sur ce récit ma mémoire est parfaitement exacte, précise et que je n'invente absolument rien.
Il faut aussi voir combien était grand l'amour de Papouli pour tous ceux qui frappaient à sa porte. Voilà toute la différence entre l'amour enseigné par le Christ et les contrefaçons qui s'en réclament. Il n'y a pas de vraie vertu en dehors de la vraie foi. Seule l'âme greffée sur le cep véritale produit des fruits parfaits. Et si dans le monde, ou dans l'hétérodoxie, certains parviennent à certaines formes finies de justice, ne nous laissons pas abuser. Tout ceci n'est que de l'eau en comparaison du vin merveilleux dont le Christ abreuve ses enfants.
Devant l'icône de la Toute Sainte, je récitais l'office du matin.
Quand j'eus fini, Papouli me dit :
«Sucré ou salé ?
- Quoi sucré ou salé ?
- Mais ton petit déjeuner mon enfant, tu veux du sucré ou du salé ? Il faut manger, c'est important !
- Eh bien... du salé !»
Le staretz Ambroise me servit un délicieux repas avec toutes sortes de spécialités grecques.
Quand avait-il eu le temps de préparer tout cela ?
«Tu vois, me dit-il, j'aurais pu être trés riche et je m'en suis aperçu par hasard... Un jour une dame inconnue frappe à ma porte et me dit : est-ce vous le Père X*** ? Non, répondit Papouli, je suis le Père A***. C'est fâcheux, dit la dame, car je cherche le père X*** qui est un grand exorciste et qui habite non loin de vous... Et la dame est partie. C'est ainsi, ajouta Papouli, que le Seigneur m'a averti que quelqu'un me suivait à la trace, un magicien, qui se faisait passer pour un grand guérisseur... Le démon lui a révélé que le Seigneur agissait par son serviteur et il s'est servi de moi pour gagner beaucoup d'argent. C'est ça le capitalisme : le vieil Ambroise bosse, et les autres encaissent!»
Je compris alors, qui était véritablement le staretz Ambroise, et quelle était la signification des événements de la nuit. Je lui dis la chose suivante :
«Peu de choses notables sont arrivées dans ma vie jusqu'à ce jour, je veux dire des choses spirituellement importantes, car pour le reste, il n'est pas utile d'en parler. Voilà, quand j'avais treize ans j'ai lu les Récits d'un pèlerin russe et cette lecture m'avait beaucoup ému. Seul et inexpérimenté, j'ai essayé quelques heures de dire la prière et les larmes me sont venues comme un don magnifique...
- Cela, dit Papouli, c'est pour te donner le goût des choses spirituelles et t'inciter à les rechercher davantage...
- Ensuite, poursuivais-je, mais j'hésite à vous le raconter car je crains de paraître d'une folle présomption, je suis allé dans une église et j'ai eu l'intuition que le Christ se tenait à la place du Prêtre, et distribuait l'Eucharistie aux fidèles. Cette perception m'est apparue de manière fugitive mais nette. Je savais que c'était le Christ car il brillait, mais je ne pouvais voir Son Visage.
- Et tu as vu la Vérité mon enfant. C'est le Christ le Seul vrai liturge. C'est une grande grâce que tu as reçue, ne l'oublie pas et rend gloire au Seigneur de t'avoir éclairé...»
«Cette nuit, ajouta le staretz, les démons qui te tourmentaient sont sortis de toi, mais prends garde, car si tu ne mets pas le Seigneur dans ton coeur ils reviendront sept fois plus forts et la situation sera pire». Par là, le staretz voulait signifier que le Seigneur ne nous sauve pas sans notre volonté, ni sans notre coopération.
La liberté octroyée par le Créateur à Adam et sa race est réelle. Si l'homme ne veut pas s'élever et se purifier, s'il n'accomplit pas les commandements et se détourne de la Vérité, il meurt. Personne ne peut sauver un homme contre sa volonté. Certes, les saints sont les réceptacles éminents de l'Esprit et à ce titre ils jouissent d'une force réelle qu'ils mettent avec amour au service de leur prochain. Cette force n'a rien de surnaturel, et ce qu'on appelle les miracles sont simplement l'irruption dans notre opacité de la réalité ultime. A cause du péché, nous voyons tout comme dans un miroir déformant, et le manque de discernement nous fait attribuer aux événements des causes et des conséquences charnelles, alors qu'en fait la dimension spirituelle nous échappe souvent. Combien de fois, le staretz Ambroise a opéré pour des gens des faits extraordinaires dont les bénéficiaires n'ont pas même compris la valeur, uniquement parce qu'ils étaient englués dans une gangue de préoccupations mondaines et médiocres. «Purifions nos sens et nous verrons le Christ» aimait à répéter notre Papouli. Et combien de fois dans ses homélies ne nous a-t-il pas dit avec une puissance qui venait sans nul doute de son expérience propre : «Vous verrez le visage du Christ !»
Le lendemain, je retournai chez moi en Province.
J'étais toujours accablé de soucis.
Arriva la semaine Sainte et je décidai de me rendre pour la première fois de ma vie, dans la paroisse fondée par le Père Ambroise dédiée à la Trinité et à Saint Nectaire, boulevard de Sébastopol.
J'entre dans l'église, je vénère les icônes et je regarde.
La vigile Pascale n'allait pas tarder à commencer, un joyeux bourdonnement emplissait les lieux.
Et le service débute.
«Christ est ressuscité ! En vérité, il est ressuscité !»
Là, j'ai compris que j'étais chez moi, à ma place et que je ne quitterai jamais cette maison.
Ce sont des sentiments simples, mais difficiles à exprimer.
C'était évident, j'étais arrivé chez moi, parmi les miens.
J'avais retrouvé un Père, une Eglise et déjà une famille.
Une famille dont je ne connaissais aucun membre !
Il faudrait parler de la qualité liturgique du staretz Ambroise.
Il célébrait parfaitement les offices dont il avait une connaissance sans faille et profonde. Jamais d'erreur, de précipitaion, de faute dans le déroulement de ces cérémonies dont il faut bien admettre la complexité.
Je fus très frappé par les icônes de l'église, dont je n'appris que plus tard qu'elles étaient également de la main du staretz. Les icônes du Père Ambroise sont une synthèse véritablement inspirée des meilleurs courants des oeuvres byzantines et russes. Quand on les examine attentivement on s'aperçoit qu'elles procèdent non pas uniquement d'un inestimable savoir faire, mais d'une vision authentique de la nature intime de la Sainteté. Pour dire les choses simplement, notre staretz peignait le Seigneur, la Mère de Dieu et les Saints comme s'ils les connaissaient pour les voir tous les jours.
Ceci est particulièrement vrai de l'icône de Saint Nectaire d'Egine qui nous montre l'évêque de la Pentatole à l'égal des confesseurs du passé, mais dont la modernité est évidente.
Père Ambroise était très heureux d'avoir peint cette icône qu'il chérissait d'une tendresse toute particulière.
Comme je lui parlai un jour de ces questions, il me cita longuement l'Ancien Testament, m'incitant à relire tout ce qui concerne la construction de l'Arche de l'Alliance, et le soin avec lequel le Seigneur lui-même, par la bouche de Moïse, instruisait son peuple. Notamment lorsqu'Il indiqua quels artisans devaient s'atteler à cette tâche parce que, dit le Seigneur : «Mon esprit repose sur eux.» Pour le staretz toute activité ecclésiale se devait d'être nourrie par la foi et la piété. Seules cette foi et cette piété permettent à l'iconographe, au mélode et a fortiori à l'écrivain sacré de trouver les moyens adéquats pour exprimer les enseignements sacrés de l'Eglise. Encore une fois, la technique n'est rien sans l'Esprit Vivifiant, et ce que l'on admire tant dans les formes liturgiques des peuples illuminés par l'Orthodoxie, comme les Grecs ou les Russes, n'est pas le fruit d'un génie national, ou de circonstances historiques, mais le signe que l'Evangile y a été prêché, mis en image et chanté par de véritables pneumatophores, qui ont tiré les caractères particuliers de ces peuples vers les hauteurs divines, et les ont façonnés de manière à les rendre aptes à refléter la Gloire du Triple Soleil de la Vérité.
Le père Ambroise répétait souvent que dans l'Orthodoxie authentique, il n'y a place pour aucun nationalisme et que toutes les races de la terre, pour peu qu'elles s'élèvent jusqu'à la Théosis ont la même beauté en partage. Ainsi disait-il, avec le temps, l'Orthodoxie française aura son caractère à la fois personnel et universel...
Il est indubitable que sur ce point, le Staretz Ambroise a donné à l'Eglise Orthodoxe Française une base liturgique et patristique incontournable.
Chose qu'aucun de ses ennemis n'a jamais pu remettre en doute. Il n'y a eu que des voleurs pour le piller...
Ainsi, les yeux éblouis par tant de beauté, et non de faste comme il arive si souvent dans les églises où s'étouffe la foi, je participais à cette nuit pascale et pour la première fois, me confessais au Staretz. Ce soir là il me dit :
«Je t'accepte comme fidèle, comme ami et même comme un affreux jojo !»
Comme il arrivait le moment, selon la bonne coutume, de s'embrasser, je reçus le baiser fraternel d'une jeune femme, me disant presque sans réfléchir : «Tiens, voilà ma femme».
La suite se devine aisément, et il n'est pas nécessaire de la narrer, sinon pour montrer comment s'organise la vie autour des vrais Pères théophores. Car l'Orthodoxie n'est pas une doctrine abstraite. Ceux qui cherchent un système bien ordonné n'y trouveront pas leur compte. «La ligne droite, disait le Staretz, n'est pas le plus court chemein d'un point à un autre. Le Seigneur nous attend au bout de nos zigzags !»
Dimanche après dimanche, je me levais vers trois heures du matin et prenais la route pour me rendre à Paris, et me trouver à l'heure à la Liturgie. Un jour le moteur de mon véhicule a rendu l'âme, mais moi, j'avais retrouvé la mienne et mes difficultés touchaient à leur fin.
Ma future femme chantait dans la chorale sans daigner adresser un seul regard au ver de terre d'en bas.
«Ce n'est pas grave, me dit un jour le staretz, maintenant tu fais partie de mon chapelet de saucisses... quand on en tire une, les autres viennent. Prends patience...» A ce propos il faut noter que certaines personnes ont été parfois choquées ou déconcentrées par ce langage volontiers familier et simple du Père Ambroise. Manquant totalement de discernement, il arrivait qu'on le prît pour un petit vieillard bedonnant et rieur, ou bien lorsqu'il défendait la Foi, pour un fanatique. Le staretz n'était ni l'un ni l'autre. Il aimait à se mettre à la portée des gens et s'exprimait souvent par des images, ou des raccourcis qui mettaient en évidence une réalité spirituelle, ou dénonçaient un défaut. Des gens malveillants s'en servaient contre lui.
Un jour qu'il invitait quelqu'un du genre «snob» à venir le voir, il dit ceci : «Nous prendrons le thé dans mon grand salon rouge»... Son lit était recouvert d'un modeste tissu écarlate. De là, le bruit avait couru que le Père Ambroise était immensément riche et vivait dans un luxe indécent. Les histoires de ce genre sont légions comme celui qui les fomente. Toute sa vie, le staretz a été poursuivi par la haine, la calomnie et l'incompréhension.
Il disait souvent à ce sujet : «On s'agrège au Christ ou on se désagrège sans lui !»
Les mois passèrent, je me remariai, une vie nouvelle commençait. Comme le Staretz me l'avait promis, «le Seigneur m'avait donné le meilleur». Je ne peux pas résumer ici tous les enseignements du Père Ambroise, ni les innombrables et merveilleux moments où il se mettait à parler spontanément et à enseigner, tirant du trésor de son coeur des perles spirituelles. Disons qu'en dépit des épreuves, de la maladie, j'ai vu son oeuvre croître et embellir, et ce n'est pas à tort que le Père Patric a dit de lui que pour ses enfants il était comme un nouveau Moïse les guidant vers l'Eglise.
Lorsque se précisa l'idée de consacrer un évêque pour la France, l'Archevêque Auxence émit le voeu de voir le Père Ambroise accéder à l'épiscopat. Le Staretz s'en défendit de toutes ses forces. Une fois, au retour d'un voyage en Grèce, il me dit, en ôtant son bonnet, l'air profondément accablé :
«Tu te rends compte on a voulu m'élire évêque des Cyclades ! Si seulement on m'avait choisi comme évêque des cyclistes j'aurai pu faire le tour de France !»
Si je raconte ces plaisanteries, ce n'est pas uniquement pour l'anecdote, aussi amusante soit-elle, mais pour donner au lecteur une image vivante du Staretz. C'était un homme plein d'humour, mais cet humour il se l'appliquait surtout à lui-même, pour faire ressortir le caractère dérisoire de certaines situations. C'était son vaccin contre l'orgueil, contre le découragement, contre la tristesse. Quand on avait vu le Père Ambroise, même quelques instants, on en recevait toujours sa part de joie et de bon conseil.
Et pourtant derrière cet aspect jovial, se cachait un théologien de premier ordre.
Il fallait le voir prononcer ses homélies !
Là, s'appuyant sur son bâton, revêtu de son klobouk et de son voile, il respirait la majesté. A plusieurs reprises, des fidèles ont vu briller au dessus de sa tête comme une flamme pendant qu'il célébrait et enseignait. Parvenu vers la fin de ses jours, une de ses plus grandes joies fut la consécration épiscopale du Hiéromoine Joseph, le futur Monseigneur Photios. La cérémonie se déroula au monastère Saint Jean le Théologien, situé près d'Athènes et où réside souvent l'Archevêque Auxence.
Après le sacre, le Staretz Ambroise me parla longuement du caractère divino-humain de l'Eglise. Il insista longtemps sur le fait que le caractère juridique, formel était secondaire par rapport à la présence effective, concrète, du Saint Esprit dans les mystères innombrables de l'Eglise.
Et notamment, en ce qui concerne l'épiscopat, le staretz m'expliqua qu'en dehors de la confession de foi (orthodoxie) et de l'ascèse (orthopraxie) et sans l'onction du Saint Esprit, il n'était qu'une coquilles vide.
C'est à ce moment-là, qu'il me fit une de ces confidences détournées dont il avait le secret :
«Un des prêtres m'a révélé qu'il avait vu la grâce descendre sur le nouvel évêque...»
J'ai tout de suite compris que ce prêtre qui «voyait la grâce» ne pouvait être que le staretz lui-même, mais que, par humilité, il attribuait à un autre le don de clairvoyance qui l'habitait.
Je suis convaincu pour l'avoir constaté à plusieurs reprises que le staretz Ambroise possédait pleinement la «diorasis», ce qui explique le caractère parfois surprenant, pour un esprit non averti, de ses paroles et de ses actes.
Je ne dis pas qu'il ne lui arrivait pas de se tromper, notamment sur des questions secondaires ou anecdotiques.
Combien de fois les futures mères ne venaient-elles pas le taquiner pour connaître le sexe de leur enfant. Généralement le Staretz donnait une réponse qui correspondait aux voeux des parents, histoire de les voir repartir contents, et après il s'en amusait avec tendresse :
«Que d'angoissses pour de petites choses !»
Pourtant il s'en préoccupait lui aussi, des petites choses, mais par amour pour ses enfants, par amour du service de l'Eglise. Dans ce domaine-là, rien n'était trop beau.
Toute sa vie, le staretz a vécu très pauvrement, avec une dignité exemplaire. Mais lorsqu'il s'agissait d'orner l'Eglise, le Père Ambroise donnait jusqu'à ses derniers sous.
Quand, sous son impulsion, nous avons entrepris d'installer une petite chapelle en Bretagne, Père Ambroise nous a offert un magnifique calice en argent, des ornements liturgiques et une icône du Sauveur de sa main, qui orne maintenant l'iconostase.
Quand les services ont commencé à être célébrés régulièrement chez nous, l'occasion d'aller à Paris pour voir le Staretz est devenue plus rare.
Mais nous n'avons jamais manqué de venir tous les ans à la Pentecôte pour assister aux baptêmes que le Père Ambroise célébrait avec une émotion renouvelée. Au mois de Décembre 1991, alors que je n'avais pas vu mon ancien depuis plusieurs mois, il m'est apparu longuement en rêve, m'exhortant à ne jamais abandonner l'Eglise et à confesser la Foi jusqu'à mon dernier souffle.
Je n'imaginais pas à l'époque, qu'il nous quitterait peu de temps après.
Alors nous l'avons porté en terre.
Cette terre qu'il a aimée à travers ses enfants et que sa prière ne cessera de féconder.
Pour mettre un terme à ce témoignage, j'aimerai dire que je suis convaincu de la sainteté du Staretz Ambroise.
Certes, je ne suis pas l'Eglise et n'ai aucune autorité pour appuyer ma conviction. Je ne puis que rapporter les faits dont j'ai été l'acteur et le témoin.
Je voudrai aussi lancer un appel à tous les orthodoxes qui liront ces lignes, quelle que soit la «juridiction ecclésiastique» à laquelle ils appartiennent.
S'ils sont vraiment orthodoxes, ils aiment l'Eglise du Christ. Et la vie des pneumatophores que l'Eglise a engendrés depuis le commencement ne leur est pas étrangère.
Le Staretz Ambroise était de ceux-là, comme Païssius Vélitchkovsky, Séraphim de Sarov, les Pères d'Optino, les magnifiques Saints Grecs de la turcocratie et tous ceux dont j'ignore le nom.
Tous ces saints, cette chaîne d'or qui traverse les siècles sont la gloire de l'Orthodoxie.
Leur couronne, ils l'ont reçue par la Foi et dans la Foi.
C'est pour cette raison qu'aucun prétendu saint qui se trouve dans le papisme ou ailleurs ne ressemble aux authentiques saints orthodoxes chez lesquels seuls se manifeste la plénitude des dons du Saint Esprit. Car le Saint Esprit vit dans l'Eglise Corps du Christ dont les saints sont les membres parfaits, pour autant qu'il est possible à l'homme. A vous tous orthodoxes de France et d'ailleurs je dis ceci : si votre foi est sincère, si vous aimez vraiment le Christ, si vous aimez son Eglise, ouvrez les yeux !
Oubliez les querelles anciennes et approchez-vous du Seigneur en le confessant dans son Eglise tel qu'Il est.
L'Eglise Orthodoxe est l'Eglise Une et Sainte, et il n'en est point d'autre. C'est au centre de l'Eglise que se trouve la vérité. Ayez le courage de le dire dans les assemblées et sur les places publiques, quoi qu'il vous en coûte.
Et si on vous crache dessus, comme on a craché sur le Staretz Ambroise, secouez la poussière de vos pieds, passez votre chemin et dites en vos coeurs, comme il disait : «Seigneur c'est pour toi que je porte l'opprobre !»
Il ne tient qu'à vous que renaisse dans cette ancienne Gaule romaine, la foi des Irénée, des Césaire, des Hilaire et des Vincent qui est la même que celle des saints de Grèce ou de Russie. Il ne tient qu'à vous qu'il y ait sur cette terre un organisme ecclésial sain confessant une foi sans mélange et débarrassé des querelles politiques et nationales étrangères à la foi.
Pour être orthodoxes nous n'avons besoin de personne, sauf du Christ et de ses Saints.
Il y a des années de cela, j'ai posé à un homme la question suivante :
«Mais que manque-t-il donc en France pour que l'Orthodoxie rayonne ?»
Il m'a répondu ceci :
- Il manque un homme qui brûle.»
Or cet homme a existé et j'en rends témoignage.
Il a prié. Il a enseigné. Il a guéri.
«Et dans sa lumière
Vous verrez La Lumière.»
Dinan. Juillet 92
Romane Petroff.
MES SOUVENIRS SUR PÈRE AMBROISE
Témoignage de Monseigneur Cyprien de Fili
C'est grâce au Père Nectaire de Longovarda que j'ai fait la connaissance du Père Ambroise. C'était en 1961. Alors laïc, j'étais allé à Paros pour me confesser à mon Père spirituel, le Père Philothéos. Quand je rencontrai le Père Nectaire, il me raconta que, peu de jours auparavant, il avait été visité par un prêtre très intéressant venu de France ; il me donna son adresse et me pria de lui envoyer la vie de saint Nectaire. Et en effet, quelques jours après, je lui envoyai un paquet avec deux livres, les vies de saint Nectaire et de saint Cyprien.
Pendant ce temps, Père Ambroise avait été appelé par une dame grecque en grande détresse, qui voulait qu'il vînt chez elle dire des prières pour son fils, frappé par la magie. Il y alla, et trouva le jeune garçon dans un état terrible, replié sur soi-même et souffrant affreusement. Père Ambroise pria, bien sûr, mais il doutait en lui-même qu'une telle affection pût être le résultat de la magie. Il rentra chez lui, troublé par les souffrances de l'enfant, et se mit à prier pour lui avec douleur. A ce moment, le facteur lui apporta le paquet en provenance de la Grèce et, voyant que le livret de la vie de saint Cyprien contenait aussi les prières de l'exorcisme, il comprit que c'était la réponse à ses prières. Il retourna tout de suite chez l'enfant souffrant, et, pendant qu'il lisait les prières, l'enfant se trouva complètement guéri. C'est ainsi qu'il décida de visiter, lors de son prochain voyage en Grèce, l'inconnu qui lui avait envoyé ces livres.
Je venais de poser les premières pierres du monastère de Fili, et je travaillais encore à l'église de Sainte-Euphémie à Athènes. Ainsi, il a connu notre monastère dès le commencement, et ce fut Nectaire, de la paroisse de Paris, qui en prit les premières photographies. Après cette première rencontre, Père Ambroise est venu tous les ans, une ou deux fois par an, amenant des groupes de ses enfants spirituels de France, de toute nationalité, mais surtout des nouveau-nés dans l'orthodoxie. Il nous a encouragés dans des moments décisifs de notre vie : le passage à l'ancien calendrier en 1969 et mon sacre à l'épiscopat en 1979 ; et je lui resterai toujours obligé de ses conseils, de son encouragement et -pourquoi ne pas le dire ?- de son humour qui pouvait éclairer les ténèbres des problèmes qui semblaient des plus graves. Après la mort du Père Philothéos, il est devenu aussi mon confesseur.
Je pourrais dire de lui beaucoup de choses, mais je me limiterai à des souvenirs caractéristiques et, en premier lieu, à ce que je sais de lui comme homme de prière. Je me rappelle que, les quelques fois où nous avons dormi dans la même chambre, j'entendais comme il murmurait les mots de la prière de Jésus dans son sommeil, et j'ai pu comprendre qu'il avait reçu le don de la prière continuelle du coeur. Une autre fois, il m'a raconté qu'un jour, comme il priait, il avait senti la présence du Seigneur si proche de lui que, pendant des heures, il n'avait pu que pleurer en disant : «Mon Christ, pendant si longtemps, tu étais si proche de moi, et je ne le savais pas !»
Quand on m'a proposé de devenir évêque, je lui ai téléphoné pour prendre son avis, qui fut que je devais accepter ; et je me souviendrai toujours de son conseil quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois ensuite : «Tu as été un grand higoumène, ne deviens pas un petit évêque !»
Ses visites au monastère étaient toujours un rayon de soleil, que toute la fraternité attendait avec joie. Comme visiteur, et quoiqu'il fût un visiteur si bien aimé, il était toujours très discret et réservé dans son comportement avec les pères, et c'est avec de grandes difficultés que j'ai pu le persuader quelquefois de dire quelques paroles de prédication lors des offices. Il ne parlait jamais de lui-même et de ses travaux surhumains pour l'orthodoxie en France ; ce sont des choses que je n'ai pu apprendre que par l'intermédiaire des fidèles qu'il amenait avec lui au monastère.
J'espère que l'histoire suivante ne paraîtra pas ici hors de propos ; elle révèle certaines qualités de son âme que ceux qui ont connu Père Ambroise reconnaîtront. Nous avions été invités à dîner par une famille pieuse de Levadia. Quand la généreuse maîtresse de maison apporta le premier plat, je lui dit à mi-voix : «N'en prenez pas trop, gardez de la place pour le prochain». Il fit comme s'il n'avait pas entendu, et mangea tout ce qu'on lui servit. Avec le deuxième plat, je dis de même : «Gardez de la place ! Il y aura encore des plats !» mais, de nouveau, il semblait n'avoir rien entendu, et jusqu'à la fin du dîner, il se força à manger tout ce qu'on mettait devant lui. Après, je lui ai demandé s'il n'avait pas entendu mes conseils : «Si, mais je préférais éclater plutôt que de donner du déplaisir à l'excellente femme qui a fait tant d'effort pour nous satisfaire !»
Que le Seigneur lui accorde son repos, et qu'Il regarde ses luttes avec les ennemis visibles et invisibles de Son Eglise, ses veilles, sa pauvreté, sa négation de soi-même, ses sacrifices pour ses enfants spirituels, et la lumière qu'il a su donner dans les coeurs de tant de personnes qui l'ont connu, fût-ce pour de brefs instants.
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