jeudi 13 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°22. Vie de Saint André le Russe.

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André le russe

Confesseur de la foi en la ville du Caire.

« Je vous le dis, quiconque confessera en Moi devant les hommes, le Fils de l’Homme à son tour confessera en lui devant les anges de Dieu ». (Luc 12, 8.)

L’antique monastère du Grand Martyr Georges, sis dans le Vieux Caire (Eski-Masir) est rarement l’objet d’une visite de pèlerin et, à la vérité, seule l’éventualité de funérailles amène les roums chrétiens de la localité jusqu’à ses portes, parce qu’il possède l’unique cimetière du lieu, avec de surcroît une chapelle en l’honneur de la Dormition de la Mère de Dieu.

Jouxtant l’église du monastère, un petit oratoire fut édifié afin d’abriter l’un des objets sacrés des moines : une ancienne icône miraculeuse de saint Georges. Chrétiens comme musulmans ont accoutumé d’y mener leurs malades, tout spécialement ceux qui souffrent de troubles mentaux et d’épilepsie. Ils lient leurs patients au moyen de chaînes à un pilier de marbre devant la chapelle, et après la célébration d’un service de prières, adressé au Grand Martyr, ils les laissent là plusieurs jours durant. De temps à autre, ceux qui sont ainsi liés recouvrent leurs facultés et se trouvent guéris sans l’aide d’un quelconque médicament. De plus, dans l’enceinte du même monastère, l’asile pour indigents du Patriarcat a trouvé aussi un abri. Là, le Patriarche d’Alexandrie offre refuge à une douzaine d’hommes et de femmes âgés, pauvres et sans ressources, choisis parmi la population romaine orthodoxe locale.

Ce petit et pauvre monastère, érigé non loin des tours de fortification, est aussi connu pour avoir abrité dans ses murs un russe répondant au prénom d’André et surnommé le Confesseur, qui, à l’ombre de cette enceinte, mena son combat caché aux yeux des hommes. Il fut un rare exemple d’humilité chrétienne et de foi inébranlable. Cet humble serviteur de Dieu, affaibli du fait des tortures infligées par les barbares, ne soufflait mot à quiconque des souffrances subies. Le Seigneur, pour le Saint Nom duquel il avait souffert, était seul à connaître ces choses, comme aussi un certain pauvre prêtre qui avait trouvé, lui aussi, refuge dans l’hospice pour indigents de Saint-Georges. Ce prêtre, devenu le père spirituel d’André, s’était vu confier certains épisodes de la vie du martyr. Telle, en effet, était l’humilité d’André.

Après son saint repos en Dieu, quand le récit de sa profession de foi parvint aux oreilles de certaines personnes, elles le tinrent pour un confesseur du Christ et pour un ascète, et dans ces lignes nous mettons à notre tour ce qu’il nous a été possible de recueillir à propos de la vie de cet André d’éternelle mémoire, telle que son staretz, le prêtre, nous en a fait la narration.

André le Russe vécut douze années durant à l’ombre du monastère de Saint-Georges. Il s’endormit dans le Seigneur au cours des années cinquante du XIXème siècle et dormit son dernier sommeil dans le cimetière du Vieux-Caire. Le prêtre l’avait connu dans les quatre dernières années de sa vie. Le lieu de naissance d’André en Russie est demeuré inconnu.
Il se peut qu’il en fait mention à son père spirituel, mais ce dernier ne pouvait se remémorer ni le nom de la province ni celui de la localité. A en juger par les faits relatifs à sa captivité, on peut supposer qu’il était né au Caucase dans quelque colonie cosaque, d’où il s’ensuit par conséquent qu’il provenait d’une souche cosaque. Sur la fin du XVIIIème siècle, les cosaques furent souvent l’objet d’incursions de la part des Circassiens qui en firent bon nombre captifs. Il est ainsi vraisemblable qu’André, encore jeune garçon, fut fait captif lors d’une telle incursion et emmené dans les montagnes pour être ultérieurement embarqué sur le bateau de quelque marchand turc qui le convoya jusqu’à Istambul où il fut vendu à un maître égyptien.

Le malheureux André, qui ne comprenait ni la langue ni les intentions de son maître, s’en remit en tout à la grâce de Dieu. Au surplus, instruit de l’esclavage tyrannique auquel les Circassiens soumettaient les paysans de son village, et pensant que meilleur sort ne l’attendait pas, il se soumit à sa destinée, bien décidé cependant à ne pas donner plus qu’il ne serait exigé de lui. « Je travaillerai, pensait-il, pour cet infidèle, et dans mon esclavage le Seigneur sera ma seule consolation. Au demeurant, personne ne parviendra jamais à me séparer de la foi orthodoxe dans laquelle j’ai grandi. En quoi cela regarderait-il quelqu’un que je sois chrétien ou même juif, aussi longtemps que je remplis consciencieusement mes obligations ? »

Toutefois, telle n’était pas l’opinion du maître fanatique. Il désirait que son esclave blanc – quelle rareté n’était-ce pas là ! – fût un reflet de sa magnificence et le modèle d’un vrai musulman. Peut-être un jour, après avoir été présenté au gouverneur de la région, deviendrait-il lui-même un homme en renom. Semblables cas n’étaient pas rares dans la Turquie des pachas, et on avait vu des esclaves devenir grands vizirs.

C’était surtout vrai des captifs originaires du Caucase. Si ces esclaves avaient été chrétiens auparavant, de force on les faisait musulmans. Pour commencer, ils servaient leur maître avec loyauté tout en gardant la foi islamique ; puis, si ce dernier était gouverneur d’un pachalik, ils venaient à recevoir quelque position de peu d’importance dans sa suite, sur quoi ils étaient adoptés parmi les membres de sa domesticité, et pour finir, tirant profit du riche et puissant principule, ils faisaient leur propre carrière, et parfois parvenaient à des postes gouvernementaux du plus haut rang. Alléchés par la perspective des futurs profits, par motifs de jeunesse ou par peur, tous les captifs chrétiens pour ainsi dire, originaires d’Abyssinie ou du Caucase – lesquels atteignaient le prix fort sur le marché d’esclaves d’Istambul ou du Caire – devenaient musulmans aussitôt le pied posé dans la maison de leur acheteur mahométan, et souvent même, musulmans tout-à-fait fanatiques.

Tel était le sort qui attendait le captif russe André, du moins au sentiment de l’Égyptien qui l’avait acquis à prix d’argent. Sans se rendre compte qu’André avait beaucoup de conviction religieuse et de fermeté de caractère, il l’admit dans sa domesticité, comme un signe extérieur de richesse, et dans l’espoir d’ennoblir cette pièce de mobilier en en faisant un mahométan. Tel fut le début d’une histoire de persuasions, d’injonctions, de contraintes, et pour finir de tortures. André n’était plus un enfant, et il comprenait la sainteté de la Foi dans laquelle il avait été élevé ; il lui était impossible de rejeter ses convictions. Il croyait que seule la Foi orthodoxe était véritable, et combien plus encore maintenant qu’il lui était donné de voir les diverses abominations des Turcs. Son ignorance de la langue du pays lui fut un secours pour sauvegarder inviolé son trésor, elle le préserva de la chute spirituelle.
Dans les commencements, son maître fit montre de bienveillance, sans mettre en œuvre son intention d’en faire un musulman ; et André, soumis à son sort et s’étant quelque peu accoutumé à l’état des choses dans lequel il se trouvait, ainsi qu’aux habitudes de son maître, supporta avec patience le fardeau de son esclavage, rendant grâce à la Providence de ce qu’il avait été destiné à servir quelqu’un qui du moins ne le persécutait pas, ni ne s’ingérait dans le domaine sacré de sa Foi. Sa seule peine était d’avoir été arraché pour toujours à sa chère patrie. Le Turc l’observait et remarqua que non seulement il jouissait de force physique, mais qu’il avait aussi des talents intellectuels et de bonnes qualités morales : modestie, obéissance absolue, ainsi qu’une probité hors du commun jointe à l’amour du travail. De cette heure, il se prit à considérer André comme un vrai trésor caché et commença à faire des plans en ce qui le concernait. Le maître était un chef de famille ; il avait des filles en âge d’être pourvues, et son attention commença de se fixer sur l’esclave nouvellement acquis. Celui-ci n’était pas un nègre du fin fond de l’Afrique, mais un homme du Caucase, et qui plus est d’origine russe, rareté dont même les sérasquiers ottomans ne pouvaient se vanter. Aux yeux de son maître, André jouissait de tous les mérites possibles : seule lui manquait la connaissance de la langue du pays, et plus grave encore, il n’était pas musulman.

André fuyait la manière de vivre de son maître, car elle l’affligeait sans cesse. Il faisait toutes choses de façon mécanique, sans enthousiasme, et de la minute où il entra en esclavage, nul ne le vit jamais sourire. Qui plus est, une sorte de réprobation muette se lisait dans ses actions. Le maître soupçonnait que la cause d’un tel comportement venait de ce qu’il était encore chrétien ; car était-il possible pour un disciple du Christ d’estimer jamais les coutumes musulmanes, et encore bien moins de les adopter ? En conséquence, il résolut de faire d’André un mahométan et de le nommer Abdallah, ce qui signifie l’esclave de Dieu. Le fanatique se mit en devoir de convertir par degrés son serviteur à la foi islamique en usant de ce nom d’Abdallah.

André comprit immédiatement la signification de cette manière d’agir et il prit dans son cœur la résolution de préserver sans défaillance la sainte Foi de ses pères, dût-il y laisser sa vie. Aussi quand on l’appelait de ce nom d’Abdallah faisait-il la sourde oreille comme si ce n’était pas à lui qu’on voulût s’adresser. Il ne répondait qu’à son nom chrétien d’André. Son maître put constater que ce ne serait pas tâche aisée que de modifier les convictions religieuses du Russe. Ce n’était point là païen à gagner par cajoleries ou menaces. En conséquence, il eut recours à des séductions rusées en promettant une foule de choses à André. Il l’assurait qu’en son temps, il lui accorderait sa liberté en qualité de membre de sa famille. Il alla même jusqu’à lui promettre des honneurs en récompense de sa soumission. La famille tout entière prêtait la main à cette tâche de détourner André du droit chemin ; chacun flattait et mignotait l’esclave de toutes les façons possibles et imaginables.

Au lieu de l’accabler de travaux pénibles, ils le consolaient en lui parlant des joies de son futur statut. Ils firent même allusion à la possibilité pour lui d’avoir pour épouse un des membres de la famille, si seulement il venait à abandonner sa Foi en Jésus Christ et se faisait mahométan. André, réduit à l’impuissance, voyait tous ces pièges, et toutes les propositions qui lui étaient faites le jetaient dans le trouble, car il comprenait maintenant l’arabe. Toutefois, il ne se laissait par berner par des promesses qui à ses yeux étaient une tromperie manifeste.
Il avait la juste intuition qu’à une période faste succéderait une autre d’amer désappointement, sans possibilité de retour en arrière. Au fond de son cœur, il ne resterait que la lie du désespoir. Rien ne pourrait jamais le consoler. En bon chrétien qu’il était, il considérait toutes ces choses comme des rets démoniaques tendus pour sa perdition. Dénué de tout, sans ami dévoué, il ne trouvait de consolation que dans sa prière secrète, à converser avec Dieu, le Consolateur des affligés ; il arrachait l’occasion de le faire durant les quelques heures libres de la nuit, alors que son maître n’était pas à le surveiller.

Un beau jour, ayant perdu toute patience devant les propositions de celui-ci, André déclara ouvertement qu’il était complètement soumis à la volonté de Dieu, résigné à son lot en tant que captif en terre étrangère, et que comme il se doit pour un esclave, il remplirait ses obligations tel un devoir sacré autant que ses forces le lui permettraient, mais qu’en ce qui concernait une apostasie quelconque de la Foi chrétienne, il conseillait à son maître de ne point nourrir de pensées à ce sujet. Il confessa qu’il se verrait plutôt séparé de la vie même que de renier son Seigneur et Rédempteur.

Le maître, habitué à la facilité par la soumission sans condition de ses esclaves et inférieurs, ne s’attendait pas à une telle fermeté dans la résistance, et pour lors il changea d’attitude du tout au tout. Jusque là, il s’était comporté en maître bienveillant, maintenant il se fit tourmenteur tyrannique. André, tout ferme qu’il était, dut bientôt sentir tout le poids du déplaisir de son maître. Des réprimandes sévères se firent entendre au lieu des ordres empreints de douceur de la veille ; les mots tendres firent place à des grossièretés ; on se moquait sans répit, et sa foi chrétienne était maudite. On ne le nommait plus André, mais on parlait de lui en l’appelant « ce chien d’infidèle ». Il pouvait se montrer aussi efficace dans son service et aussi industrieux qu’il lui plaisait, il ne parvenait en aucune manière à contenter ses maîtres. Les autres esclaves, les noirs, qui jusqu’alors avaient été peu ou prou sous sa dépendance, commencèrent à le maltraiter constamment. Les tâches du chrétien triplèrent. Il s’affaiblit par manque de repos de jour comme de nuit et qui plus est, les corvées les plus dégradantes devinrent son lot.

En place de hardes décentes, il n’eut plus pour se couvrir que des guenilles malodorantes, et point n’est besoin de dire ce que fut sa nourriture. L’homme de peine allait le ventre creux et ce n’était que ses corvées supplémentaires achevées qu’il se voyait jeter, comme à un chien, une croûte de pain rassis. L’infortuné souffre-douleur savait bien la raison de ses tribulations. A ses oreilles résonnaient les menaces qui lui annonçaient de plus terribles tourments s’il ne venait pas à soumission en satisfaisant aux demandes de son maître. Il en était bien averti, mais avec une ferme espérance en l’aide de son Dieu, il se préparait à toutes les éventualités.

Constatant que ni mépris, ni travaux au-delà des forces humaines, ni privations n’avaient le moindre effet sur l’inflexible esclave, et que bien plutôt ils le renforçaient dans sa Foi au Christ, le Turc eut recours à d’autres moyens. Quotidiennement, il le fit battre avec des lanières de cuir de boeuf, et ce sans la moindre raison ; souvent André se voyait refuser même une croûte de pain de toute la journée, et les jours chauds il ne lui était même pas permis de boire de l’eau, et ce n’était que durant la nuit que, en secret, il pouvait étancher sa soif.
Chacun le surveillait ; chacun, du maître au dernier des esclaves, le persécutait. Et malgré tout cela, il supportait toutes choses avec patience et demeurait ferme. Même les arguties flatteuses et persuasives des vieux sages, les maalmins ou docteurs ès théologie mahométane, ne parvenaient pas à l’ébranler. C’est en cette façon que l’infortuné captif souffrit presque une année durant et que par son invincible endurance il vint à bout de l’obstination du tyran, de telle sorte que le Turc désespéra d’atteindre au but désiré. Découragé à cette heure, il se prit de regret, non pas à cause de la ruine spirituelle de son esclave, mais bien au sujet de la somme d’argent qu’il avait investie sur lui. Le Turc, en conséquence, était prêt à le céder pour un prix raisonnable afin, à tout le moins, de se débarrasser d’un tel homme, qui par sa moralité exemplaire, sa merveilleuse patience, son humilité et sa piété, couvrait de honte les convictions de son maître, ruinait ses espérances et pour finir tournait en ridicule son gouvernement despotique lui-même.

Humilié et chagriné à cause de son esclave après une inutile séance de torture, le cruel despote était assis un jour à fumer son narguilé au café et relatait son malheur à l’un de ses amis, musulman résolu.

- Avec ce sale chrétien, mon esclave moscovite, disait-il, Allah m’a envoyé une épreuve. J’avais l’intention de faire la fortune de ce giaour qui n’en vaut pas la chandelle, et de faire par là œuvre pie envers le prophète, en mettant cet infidèle sur le chemin de la foi droite. Et puis voilà un an bientôt que je me bataille avec lui, et il ne fait que devenir de plus en plus obstiné. Je l’ai flatté, je l’ai même vêtu comme s’il eût été mon propre enfant, je l’ai nourri à ma propre table. Je lui ai promis de l’adopter dans ma famille comme s’il y était né – et tout cela pour rien ! Alors j’en suis venu à des mesures plus sévères ; n’importe qui d’autre aurait cédé après un ou deux jours, mais pas mon esclave qui n’en est devenu que plus opiniâtre. Je l’ai battu de verges jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. Je l’ai affamé des journées entières. Il serait plus acceptable d’être un chien de rues que de partager le lot de cet infortuné, et pourtant il a tout enduré en silence. Il a supporté la souffrance comme si ce n’était pas son propre corps qui fût tourmenté et, ce qui est plus vexant que tout le reste, jamais il n’a dit ouf pour se plaindre ou implorer grâce ; bien plutôt, il priait son Jésus. Il m’a déclaré : « Effendi, je suis prêt à travailler pour toi jusqu’à mon dernier souffle, seulement n’essaye pas de me forcer à changer ma croyance. C’est en vain que tu prends cette peine, je ne me ferai pas mahométan. Je demeurerai dans la confession de foi que je tiens de mes parents. Ce sont leurs saintes prières qui me viennent en aide ».

« Et vraiment, en ce qui concerne l’intégrité, l’humilité, l’amour du travail, cet homme est d’or et jamais je ne voudrais me séparer de lui à cet égard. Mais maintenant, il me couvre de honte, je ne peux même plus le regarder, le malheureux. Il me semble qu’il se moque de moi derrière sa manche, de moi et de toutes mes tentatives. Je suis la risée de mes voisins et le mullah qui est mon ami me jette en pleine figure que je ne suis qu’un imbécile, puisque je ne puis venir à bout d’un méprisable esclave. Et c’est pourquoi je n’ai plus rien à faire que de me débarrasser de cet odieux chrétien, même si je dois accepter de le céder à bas prix.

- Vraiment, tu es un homme mou, si tu ne peux parvenir à mener à bien cette sainte tâche à la gloire d’Allah !
Si tu le veux bien, vends-moi ton esclave et tu vas voir comment je vais te le transformer et en faire le plus zélé des musulmans. Dès maintenant, j’en fais mon affaire. Allah-kérim ! (grâce à Dieu)

L’effendi se mit rapidement d’accord sur un prix avec lui, et le malheureux André se vit transférer le jour même dans la maison de l’autre, son nouveau maître, avec en perspective des tourments pires que jamais.

En pénétrant dans cette nouvelle maison, il eut la prémonition que maintenant le temps des réelles afflictions était arrivé et que tout ce qu’il avait supporté jusqu’à cette heure n’était, comme dit le proverbe, que le bourgeon du fruit à venir. Toutefois il remit son sort à la miséricorde de Dieu et en secret il pria le Seigneur afin que force lui fût donnée pour ce nouveau combat à la gloire de son Saint Nom ; et aussi que, si tel était son bon plaisir, il puisse être compté au nombre de la multitude des martyrs dont le sort maintenant menaçait André totalement désarmé.

« En toi je place toute mon espérance, ô Mère de Dieu, priait-il ; garde moi sous ta protection ! » Et en vérité il n’était pas d’autre secours pour lui que ce refuge invisible de Celle qui intercède en présence du Seigneur, en faveur des opprimés.

Du regard son nouveau maître le toisa, et dans ces yeux-là, l’esclave ne rencontra ni bienveillance, ni bonté. Maître comme domestiques, tous le considérèrent avec malice et une haine cachée.

Le nouvel effendi, sans plus tarder, mis les points sur les « i » avec son nouvel esclave : « Ouvre tes oreilles, chien sans foi, fut son discours d’accueil à André, je ne t’ai pas acheté pour être enseigné par toi, mais c’est moi qui, plutôt, vais t’instruire, et je ne permettrai pas que tu souilles ma maison avec ta repoussante religion. Je vais faire de toi un véritable musulman, et alors c’est toi-même qui me béniras. Tu connaîtras la foi véritable et tu honoreras Mahomet, le prophète de Dieu, au lieu de ce Nazaréen. Si tu te montres aussi obstiné que chez ton ancien maître et très noble effendi, tu seras en péril de souffrir mâle mort sous l’effet des tortures. Ce n’est pas la somme que j’ai payée pour toi qui me fera hésiter. Telle est ma détermination bien arrêtée ! On va bien voir qui va te tirer d’affaire ! Tu es mon esclave et de ce fait tu es dans l’obligation d’accomplir mes ordres quels qu’ils puissent être sans question ni murmure. Maintenant tu peux disposer et y penser ; aujourd’hui même, tu vas recevoir de la besogne !

- Effendi, rétorqua le malheureux André, mon corps t’appartient, mais mon âme est à Dieu. Si c’est le bon plaisir de Celui-ci que je termine mes jours en un esclavage vexatoire, je me soumettrai à son vouloir, et je besognerai pour toi autant que la force m’en sera donnée ; la seule chose que je te demande est la suivante : ne fais pas violence à ma conscience, laisse-moi la seule consolation qui me reste, laisse-moi ma foi chrétienne. Il t’est loisible de me mettre à la torture, ou plutôt c’est mon corps que tu peux soumettre aux tourments, mais en dépit de tout, c’est à Dieu que mon âme appartient, et dans la vie future Il me récompensera pour mes souffrances d’un moment. De cela je suis convaincu, et j’ai la bonne espérance que le Seigneur ne laissera pas son infortuné serviteur sans sa grâce, non plus que sans son secours.

Les paroles d’André, à la fois simples et pleines de fermeté, convainquirent son nouveau maître qu’il lui serait difficile de vaincre un chrétien si résolu, et que dans le cas présent, flatteries comme leurres, non plus que persuasions, ne parviendraient à quoi que ce fût, et ne lui rapporteraient que honte et défaite morale, tout au crédit du chrétien plein de courage. C’est pourquoi le fanatique qui n’avait point coutume de se voir contredire, résolut d’agir avec vigueur.

Les tâches les plus pénibles et les plus rebutantes furent le lot de l’humble et doux André. Son maître possédait une maison avec jardin attenant dans Boulouka, et c’est ce jardin et son irrigation qui furent commis à la charge de l’homme de peine. André faisait la besogne de trois et ne connaissait plus de repos ni jour ni nuit, mais en dépit de cela, il ne parvenait point à accomplir la besogne assignée, qui était bien au-dessus de ses forces. Pour de tels manquements, le tyran malveillant faisait pleuvoir les coups sur l’infortuné d’une main libérale.

En raison du manque de tâcherons, le jardin s’en vint à péricliter de façon notable, car, pour le moins, c’était trois hommes qui étaient nécessaires pour en prendre soin. Jusqu’alors, tel avait été le nombre des jardiniers. Aussi comment le misérable André, épuisé physiquement et moralement comme il l’était, aurait-il pu venir à bout de cette tâche tout seul ? Néanmoins on l’accusait de paresse et de mauvaise volonté.

Le souffre-douleur fut transféré à l’intérieur, et bien vite il vint à comprendre qu’il aurait eu meilleur sort à travailler jusqu’à épuisement dans le jardin, et même peut-être, un jour de canicule, à finir ses jours besogneux sous quelque arbre, en rendant l’âme de fatigue et d’exténuation. Jusqu’alors, les maîtres l’avaient tourmenté à cause de sa négligence présumée, mais maintenant il faisait face à quelque chose de complètement différent. Ils ne le punissaient plus en lui imposant une tâche passant ses forces, mais ils désiraient abattre ses fermes convictions chrétiennes et, que cela lui plût ou non, lui faire embrasser de force la foi musulmane qu’il haïssait.

Si seulement il venait à se convertir à cette religion, on lui faisait promesse de tout en matière d’avantages et de divertissements tels qu’il pouvait voir les musulmans les goûter. Toutefois, l’idée même d’abandonner sa foi et de se mettre à partager leur existence bestiale le dégoûtait tant et si bien que ses cheveux se dressaient d’horreur sur sa tête. Il comprenait que la sainte foi chrétienne, son unique consolation dans sa captivité, nous enseigne une façon de vivre modelée sur des principes tout contraires à ce qu’il avait sous les yeux. Au cours de ses fréquentes oraisons, la voix de sa foi était constamment à lui remémorer que, s’il venait jamais à apostasier, tout irait bien pour l’heure présente sans doute, mais qu’en serait-il au-delà du tombeau ? Le Seigneur nous dit : « Quiconque perd sa vie à cause de moi sera sauvé ! » « Non, pensait-il alors, je vais prendre ma croix et j’irai où le Seigneur me dirigera. Sans sa volonté, pas un seul de mes cheveux ne peut choir. Qu’ai-je à craindre ? Qu’en toutes choses la divine volonté soit faite ».

André se préparait à toutes les inventions de ses tyrans sans âme. L’effendi de nouveau lui proposa le choix entre devenir musulman ou souffrir des tourments qui dépassaient l’imagination. L’infortuné chrétien remarquait humblement qu’il ne leur avait pas donné le moindre motif pour le torturer, car il avait travaillé honnêtement, au-delà même de ses forces et de ses ressources ;
Cependant, si son maître était assoiffé de sang, il était prêt à souffrir, et demandait seulement qu’ils s’abstinssent de lui demander d’apostasier, car cela ne rapporterait rien du tout et n’aurait d’autre résultat que de les priver d’un esclave fidèle.

Le Turc, exaspéré par cette réponse, appela ses esclaves nègres, des barbares, et leur donna instruction, en guise de préliminaires, d’administrer cent coups de bâton sur la plante des pieds de leur camarade. Immédiatement les esclaves jetèrent André à terre et assujettirent ses jambes avec des cordes à une grosse perche. Deux d’entre eux maintinrent cette perche à quelque quatre-vingt centimètres du sol, tandis que leurs camarades se mettaient à battre l’infortuné sur la plante des pieds. André se mit à crier, puis à gémir et pour finir il se tut. Il avait perdu connaissance. Toutefois, il n’avait pas une seule fois ouvert la bouche pour demander grâce, et encore moins pour promettre de se plier aux ordres impies de son maître. Quand le gredin vit que son esclave était à moitié mort et que le sang lui coulait de dessous les ongles, il donna ordre d’arrêter la torture et de jeter André dans la cave. C’est là qu’il reprit connaissance, mais désormais il ne pouvait se tenir sur ses pieds. Une soif inextinguible tourmentait le malheureux et pour cela, avec des gémissements, il implora de l’eau. Un des esclaves qui, apparemment, avait lui-même expérimenté la cruauté de l’effendi, le prit en pitié et lui offrit de l’eau et une croûte de pain. Cependant les plaies d’André ne cessaient pas de le faire souffrir, les insectes le piquaient sans répit, et les souris, à l’odeur du pain, hardiment sortaient de leurs trous pour venir grignoter la croûte qui bientôt ne fut plus. La nuit vint, une nuit de tourments ! Les insectes et toutes sortes de créatures rampantes glissèrent hors des crevasses humides des murs et commencèrent de grouiller sur le corps de ce mort vivant. André souffrait et priait le Seigneur de lui octroyer de mourir.

Mais cela ne devait pas être. De plus poignantes souffrances étaient réservées au martyr, des souffrances telles que seuls les premiers chrétiens en endurèrent, ces martyrs des temps de Néron et de Dioclétien. Dans la pensée que les tourments subis avaient quelque peu amolli son esclave obstiné, l’effendi donna l’ordre de le transporter dans une pièce confortable où ses plaies pussent être traitées. André supportait tout avec une vraie patience chrétienne. Il bénissait Dieu pour les tribulations envoyées ; il remerciait ses camarades de captivité si l’un d’entre eux, soit par un mot ou quelque geste, lui manifestait sa sympathie, bravant par là les ordres de leur maître qu’ils dupaient en agissant de la sorte.

Grâce à de simples remèdes de bonne fame, ou bien plutôt grâce au secours d’en-haut, le souffre-douleur fut enfin sur pied, et une fois de plus se remit à besogner. On aurait pu croire que sa première tentative, aussi cruelle qu’inutile, pour faire de son esclave un musulman, avait appris à ce tyran à laisser en paix un chrétien si ferme dans sa foi ; mais par malheur l’ancien maître d’André rendit visite à cet effendi. En apprenant l’échec des tentatives missionnaires de ce dernier, il se prit à son tour à se moquer de son noble zèle et de sa ferme résolution. Cela offensa jusqu’au sang l’amour-propre du barbare et sitôt son ami reparti, il appela son esclave et lui demanda si oui ou non il avait l’intention de se convertir à la foi musulmane. La réponse, négative, mit en furie le féroce tyran. Les esclaves nègres, tout pleins de sang froid qu’ils étaient, commencèrent à se sentir mal à l’aise devant les plans du maître ; néanmoins, ils étaient dans l’obligation de remplir sa volonté. Ce démon donna ordre d’attacher André à un pilier et d’introduire sous ses ongles des éclats de roseau.
André gémit, lutta pour se libérer, demanda grâce, mais ne promit rien. Même la domesticité se mit de la partie en suppliant le malveillant effendi de mettre fin à ces tourments bestiaux. A la fin, pourtant, les gémissements s’éteignirent et André resta à pendre dans ses liens tel un cadavre.

La colère du démon se calma, et il s’adoucit en quelque sorte, laissant de nouveau le chrétien réfléchir sur sa position. Or, plus il était donné à André de souffrir pour la Sainte Foi, plus il se trouvait fortifié en elle ; chaque zébrure sur sa peau renforçait son héroïsme, le rendant plus fort. Le maître fit alors appel à des fanatiques musulmans renommés pour leur foi, afin qu’ils vinssent le visiter à tour de rôle, mais le confesseur se fit sourd à tous leurs arguments. Quelques uns d’entre eux cherchèrent à le persuader avec des menaces et des insultes, mais devant de tels hommes, il se tenait silencieux. D’autres s’efforçaient d’affaiblir son ferme propos avec des consolations et des promesses quant à toutes les bonnes choses sur cette terre et en Paradis dont il serait comblé s’il venait seulement à la foi droite.

Avec eux, parfois, il se mettait à raisonner et avec ses paroles simples, remplies de droiture et de vérité autant qu’avec ses doctrines morales, il les contraignait assez fréquemment au silence. Il semblait que ces enjôleurs avec leur prêche lui causaient plus de dommage que les fanatiques non déguisés, car après leur départ, ce captif, si plein de la crainte de Dieu, avait presque toujours à endurer quelque nouveau et inhumain tourment. Qui, sinon le Dieu de Toute Bonté et Providence, le Seigneur en personne, était Celui qui refaisait les forces du maltraité, en sorte qu’après ces tribulations il demeurait sain et sauf ?

Le pauvre captif passait ses jours de la sorte et était si peu au fait des affaires de ce monde et de ce qui se passait hors de la maison de son tourmenteur, qu’il ignorait tout des possibilités d’alléger son lot. Bien qu’il se sût d’origine russe, il avait été emmené si loin de son pays natal qu’il ne lui avait pas été donné d’entendre même un seul mot de sa langue maternelle depuis qu’il l’avait quitté. Comment aurait-il su qu’il se trouvait en Egypte des représentants de l’Empire Russe qui, peut-être, auraient été à même de lui fournir quelque protection, s’ils avaient seulement eu vent de son infortune ? André ne pouvait pas se plaindre aux autorités musulmanes, car il saisissait qu’il n’était qu’un esclave, placé plus bas que les animaux et complètement soumis au pouvoir du riche et infâme mamelouk. Vers qui donc pouvait-il se tourner pour chercher refuge, en cette terrible époque où même les effendis s’entretuaient, avant de tomber sans murmure sous le yatagan d’un certain despote habile, originaire d’Albanie, nommé Ali Pacha ?

André ne craignait pas les tourments, il ne perdait pas son cœur non plus, ni ne vacillait dans sa confession de la sainte foi chrétienne. Il redoutait seulement de voir ses tourments se prolonger indéfiniment, et il tremblait particulièrement à l’idée que les musulmans pourraient lui faire violence pour lui imposer, malgré lui, le rituel musulman : à la suite de quoi, qu’il le veuille ou non, il lui faudrait s’intégrer à la société musulmane. Quoiqu’ils n’aient pas été en mesure de changer ses convictions, ils cesseraient de le croire encore chrétien. Telle était la crainte de ce confesseur de la foi, et il priait le Seigneur de lui envoyer une fin chrétienne le plus rapidement possible et de lui octroyer la couronne du martyre.

Le Seigneur entendit la prière de son serviteur souffrant et mit fin, non à sa vie, mais à ses souffrances, dont il sortit en vrai soldat du Christ, confesseur et indompté, le corps couvert de graves blessures qui témoignaient de son triomphe et dont il garda les cicatrices jusqu’à l’heure de son repos en Dieu.

Le temps s’écoula. Un jour l’effendi s’en revint au logis dans un état d’humeur exécrable. Tous les esclaves se mirent à trembler, s’efforçant de prévenir les moindres désirs du maître, afin de les accomplir ponctuellement et d’éviter ainsi ses éclats de passions bestiales. En dépit de tout, personne ne parvenait à le satisfaire et chacun se voyait taxé de paresseux et de fainéant. A un moment donné, remarquant que tous ses esclaves se tenaient debout devant lui à l’exception du seul André qui était souffrant, le tyran donna l’ordre de le faire venir, et faisant mine de ne pas remarquer comment, pâle et faible, il pouvait à peine se soutenir, il l’approcha et se mit en devoir de l’accuser cruellement pour sa paresse et sa désobéissance. André se tint coi et sans se troubler, il écoutait en silence le fanatique beugler et jurer, tandis que secrètement il priait le Seigneur de lui accorder la patience dans les afflictions qui l’attendaient comme la rage furieuse du scélérat le faisait présager. Le silence et la sérénité de son captif ne firent qu’enflammer davantage la rage du despote turc.

- Pendant combien de temps, misérable esclave, vas-tu encore m’affliger avec ton attachement obstiné à ton abominable religion, et combien de temps encore vas-tu continuer à te moquer de notre sainte foi vénérable ? Non, je ne permettrai pas que tu fasses de nous l’objet de tes sarcasmes, ainsi que de l’ami de Dieu, le grand prophète Mahomet ! On va voir ce que tu vas dire quand je vais donner ordre de faire évaporer ton obstination hors de ta caboche de porc, et avec elle tout ton christianisme ; nous allons bien voir si ton Dieu Isa Nafni (Jésus le Nazaréen) va venir à ton aide ! Tu n’as qu’à dire : « Lia ilia makmed rasul allah !», et tu seras sauvé, tu seras notre fils, mais autrement tu vas périr, ton sale corps et ton âme impure ! Tu vas périr comme un chien ! Allons, dis-le !

Sans s’émouvoir, André ne prêta attention ni à ses malédictions, ni à ses blasphèmes insensés à l’encontre de la sainte Foi des chrétiens. Il se trouva changé en pierre pour ainsi dire et sans cesse il priait dans son âme : « Ô Seigneur, assiste mon peu de foi ! »

Le tortionnaire ordonna de chauffer à rouge un tanzhère, c’est-à-dire un récipient de cuivre, et de le lui apporter vite. Prévoyant l’horrible torture, personne n’osait rompre le silence. Le mamelouk furieux fumait son narguilé en silence, faisant monter des volutes de fumée. Il était si enragé de ce qu’ils tardaient à lui apporter le terrible instrument de tourment qu’il en perdit un moment le souffle. Pour finir, le tanzhère lui fut présenté, tout fumant. Il cracha dessus et le dégoûtant crachat s’évapora dans un sifflement. Dans l’intervalle il observait ses domestiques de crainte de les voir le tromper, et tandis qu’il continuait à exiger une réponse décisive de l’infortuné captif, le tanzhère se refroidit quelque peu. Ne recevant pas de réponse, l’effendi, tel un tigre, se jeta sur sa victime sans défense. Il empoigna une paire de pincettes des mains de l’un de ses esclaves et, se saisissant du tanzhère brûlant, immédiatement en coiffa comme d’un chapeau la tête d’André.

André chancela et, dans un gémissement, s’effondra sur le sol comme mort. Fumant et sifflant, le tanzhère glissa sur le côté, tandis que la pièce empestait la chair rôtie et le poil brûlé. Le musulman démoniaque était là, stupéfié, et avec hébétude restait à considérer le chrétien, son innocente victime martyrisée.

Bien que le tanzhère chauffé au rouge ne fût pas resté longtemps sur la tête de l’infortuné, ses cheveux, le sommet de son crâne, son nez, ses oreilles et ses joues étaient tous sérieusement brûlés.

André respirait à peine et ne faisait pas entendre un son. Le tyran, dans la pensée que l’infortuné était sur le point de rendre le dernier soupir, le frappa de la pointe du pied et donna ordre de l’emporter des lieux. Les esclaves étaient pétrifiés d’horreur. C’est maintenant, en vérité, qu’ils comprenaient jusqu’à quel point pouvait aller la cruauté de leur maître, ce pieux zélote, si droit dans la foi islamique. Chacun réalisait que le maître pouvait très bien le traiter de la même façon. Quand ils revinrent de leur stupeur, ils prirent André avec précaution et, tel un corps sans vie, ils l’étendirent sur une natte dans un coin de la salle réservée aux domestiques. Maintenant il devint manifeste que tous ces esclaves que l’on pouvait supposer barbares et sauvages sur le plan de la morale, étaient en réalité bien au-dessus de leur bestial seigneur.

Le châtiment immérité de leur compagnon avait éveillé en eux un sentiment indéfectible d’amour fraternel. A l’insu de l’effendi, ils se mirent en devoir de guérir André avec des remèdes de bonne fame, et secrètement ils répandirent dans tout le voisinage le bruit de la bestiale conduite de leur maître, ce bourreau. Et de la sorte un certain temps passa. Contre toute espérance, le grand brûlé André commença à récupérer petit à petit grâce aux bons soins de ses camarades, et de la sorte il lui fut possible de quitter sa petite natte pour se lever. Toutefois un changement marqué s’était fait en lui : il ouvrait à peine la bouche pour parler, et souvent faisait des réponses abruptes. Il était devenu pensif et sombre, et ce n’était que la nuit qu’il priait à mi-voix, s’imaginant qu’on ne pouvait l’entendre, car une des conséquences de la cruelle torture avait été de le rendre sourd.

Parmi les habitués de la maison du Turc, un certain arménien qui venait de temps à autre, s’en vint à connaître le sort amer d’André. C’était un saraf local (banquier) bien connu, et il avait vu André chez son maître. Ce saraf était une bonne personne et, en dépit de sa passion pour le commerce, le sentiment de compassion chrétienne pour son prochain et celui de sympathie envers les opprimés n’étaient pas entièrement étouffés en lui. D’un des serviteurs du mamelouk, il apprit toute l’histoire des persécutions d’André pour la foi au Christ, et grandement édifié par un combat si héroïque, dont la pareille n’est relatée que dans les martyrologues anciens, il résolut de sauver ce combattant inébranlable. Un jour, le saraf se trouva par hasard en visite chez le Turc à propos de quelque affaire en cours, et après avoir réglé ce qui le concernait, il fit tomber la conversation sur l’esclave blanc, le Russe. Pour quelle raison ne l’avait-il pas vu depuis si longtemps ? Aurait-il été vendu par hasard ? L’effendi, sans chaleur, se mit en devoir de raconter comment il avait bataillé avec son désobéissant serviteur durant si longtemps, et comment après une légère remontrance le misérable était tombé malade et depuis lors ne faisait plus rien du tout. En conclusion, l’effendi dit qu’il serait content d’en être débarrassé, mais qu’il était bien en peine de savoir comment il pourrait y parvenir.
- Veuille excuser ma franchise, noble effendi, dit le saraf, mais j’ai entendu de source sûre que ton esclave n’est pas tombé malade, mais que s’il est actuellement impotent, c’est là le résultat de la dernière torture que dans ta furie tu lui as infligée. Maintenant, grâce à ta paternelle sollicitude pour son redressement, il est sur le point de mourir et tu vas souffrir un dommage. Tu devrais savoir en outre que la rumeur s’est répandue dans toute la cité que tu as assassiné ton captif blanc et chacun te condamne pour ta cruauté. Si par malheur, le bruit en parvient jusqu’au consulat, alors prends garde à la colère du pacha contre toi ; tu devrais savoir que les consuls ne permettent à personne de s’en prendre à un chrétien et bien qu’il soit un esclave, ils ont le pouvoir de te le retirer de vive force.

Le mamelouk se faisait pensif.

- Effendi, si tu crains cette perte d’argent, soit que ton esclave meure, ou qu’ils viennent te le retirer, je suis prêt à te la faire éviter. Il ne reste rien d’autre à faire qu’à le vendre en toute hâte à quelqu’un d’autre. Mais qui, parmi les gens de ton peuple, ira l’acheter ? Il n’est plus bon à rien. Personne n’en voudra, même s’il est donné pour rien, et il ne te servira de rien de lui assigner un prix. Si tu désires te libérer de ce tracas, vends-le-moi et alors ce sera mon affaire. Tu ne perdras rien et tu ne seras plus responsable. Seulement, garde présent à l’esprit que je ne te fais cette faveur qu’à cause de notre bonne entente et de notre amitié mutuelle, car je n’ai pas besoin de ton esclave et je désire seulement te rendre service.

Le visage de l’effendi s’éclaira. Il comprit rapidement qu’en vérité, c’était bien là un service d’ami, bien qu’il ne pût saisir ce qui motivait l’extrême générosité du saraf. Il voulait y répondre par une feinte magnanimité, car au fond de son âme, il était prêt à céder pour rien l’esclave invalide. Mais maintenant, il se voyait offrir une rançon.

Sans montrer la satisfaction qu’il éprouvait à entendre les offres de l’arménien, l’effendi suggéra que celui-ci prît l’esclave moscovite en payant le prix auquel il l’estimerait. Le contrat fut bientôt conclu et scellé. Le Turc, avide d’or, en recevant un prix plus élevé que celui auquel il pouvait s’attendre, fut submergé de joie et se mit en devoir de déblatérer les compliments orientaux d’usage et, perdant de vue la différence de leurs confessions religieuses, il s’oublia jusqu’à appeler le saraf son ami, et même son frère.

De son côté le saraf, comme il se hâtait d’accomplir sa bonne œuvre chrétienne, était serein.

Le misérable André ignorait tout de cet arrangement et, de ce fait, il fut tout étonné de se trouver dans la maison du saraf. Il avait fait la connaissance de celui-ci auparavant. Maintenant, il comprenait ce qui s’était passé et il reprit cœur, certain désormais de n’être plus torturé pour le nom qu’il portait de chrétien. De joie il éclata en sanglots. En guise de remerciements pour sa délivrance, il prit la résolution de servir son nouveau maître aussi longtemps que ses forces voudraient bien le lui permettre, et tout spécialement du fait qu’il avait été reçu dans la famille du saraf avec la plus grande gentillesse et beaucoup d’égards. Toutefois le saraf avait d’autres projets : il ne désirait pas tirer un profit quelconque des quelques piastres qu’il avait dépensées pour l’achat d’André, et de plus André était déjà un invalide.
Ayant fait son devoir de chrétien, le libérateur d’André avait pour seul désir de mener sa sainte tâche jusqu’à un heureux terme en procurant au malheureux sa liberté et en lui donnant quelque assurance pour le futur. Le saraf prit la route du patriarcat orthodoxe et raconta au Patriarche le sort amer de son coreligionnaire, André, et comment Dieu lui avait prêté assistance pour le libérer des mains de son tortionnaire turc. De plus, il expliqua qu’après avoir acheté le pauvre moscovite, il n’avait nullement l’intention d’en tirer un quelconque profit. Il proposa de le remettre entre les mains eu Patriarche qui, sans nul doute, ne refuserait pas de remplir sa sainte obligation chrétienne, soit en accordant une place à l’infortuné au sein du Patriarcat, soit en le rapatriant jusqu’en Russie, son pays natal.

Touché jusqu’au tréfonds de l’âme par le récit du bon saraf, le Patriarche le remercia sincèrement, tout en se lamentant de ce qu’il n’avait rien su plus tôt de l’infortune de ce malheureux coreligionnaire, et n’avait pas été en mesure de soulager son sort amer de martyr. Il demanda qu’il lui fût présenté en privé au Patriarcat. Et c’est ainsi que le jour suivant, André tout affaibli, fut présenté au Patriarche, qui le reçut comme un vrai confesseur de la foi du Christ et lui promit de le renvoyer, après complète guérison, dans sa patrie la Russie, par l’intermédiaire du Consulat d’Alexandrie. Cette dernière promesse, toutefois, ne ravit pas André comme le Patriarche se l’était imaginé.

- Monseigneur, dit André, il est déjà trop tard pour que je retourne dans ma patrie. Je suis maintenant incapable de tout travail pénible. Je ne puis gagner mon pain à la sueur de mon front. Vous-mêmes pouvez constater, Monseigneur, de quoi j’ai l’air maintenant. Je n’atteindrai d’ailleurs même pas ma patrie. Il est infiniment plus probable que je rendrai mon dernier soupir sur quelque vaisseau qui me ramènera chez moi, et non point en Russie, la terre où je suis né. De plus, que trouverai-je dans mon pays d’origine, si j’y retourne ? Mon père a été tué, il y a longtemps déjà, par les Circassiens. Ma vieille mère doit être morte de chagrin et de tourment quand j’ai disparu sans laisser de traces. Il ne me reste donc, infirme et sans logis comme je suis, qu’à implorer votre Sainteté de me bénir en me permettant de terminer ma vie de martyr, qui sera courte à ce que l’on peut présumer, quelque part dans le voisinage, non loin d’une église de Dieu, où je puisse prier le Seigneur pour le salut de mon âme et pour la santé de mes libérateurs et bienfaiteurs. Aussi longtemps que les forces m’en seront laissées, je travaillerai à la tâche qui me sera confiée et de la sorte je n’aurais pas à manger votre pain comme un cadeau. J’ai besoin de peu. Je suis votre serviteur et je resterai votre fidèle esclave pour toujours en raison de votre bienfaisance.

Le Patriarche fut d’accord et le plaça dans l’hospice du monastère de Saint-Georges sis dans le Vieux-Caire, sans lui imposer aucune obligation.

André s’en fut au Vieux-Caire plein d’une joie inexprimable, et s’installa tranquillement dans ce calme refuge. Il ne recevait que de vieux vêtements et une nourriture simple, mais il était content et du fond du cœur remerciait ses bienfaiteurs.

Maintenant il pouvait respirer librement. Maintenant quand il se levait le matin, il savait qu’il n’y avait personne pour le battre, personne pour le tyranniser et qu’il pouvait en toute sécurité rester couché pour dormir sans craindre qui que ce fût et attendre le lever du soleil en paix.
Maintenant, de bonnes gens l’entouraient, tous chrétiens orthodoxes, et non point bêtes féroces qui, pour la lubie d’un moment, ou plus souvent par désœuvrement, feraient de lui leur risée de la plus inhumaine des façons, et qui l’auraient certainement tué si le Seigneur ne lui avait pas envoyé un bon ange gardien en la personne du pieux saraf. Tout entier en Dieu et plein d’humilité, il se consacra de tout cœur au service de Dieu, et par ses luttes ascétiques parvint bientôt au rang des grands habitants des déserts.

André demanda au Patriarche sa bénédiction pour servir dans la pauvre église de saint Georges, remplir des tâches ménagères dans le monastère du Vieux-Caire et mettre en bon ordre l’intérieur de la chapelle où se trouvait l’Icône miraculeuse du Grand Martyr Georges, afin de la rendre propre à ceux qui souffrant d’épilepsie, venaient y trouver refuge dans l’espoir de la guérison.

Silencieux et fervent, il besognait du matin au soir dans la chapelle, rendant le Temple de Dieu aussi net qu’il se doit, ou bien il travaillait dans les couloirs sombres des tours du monastère, déambulant, un couffin sur ses épaules et un balai en main, afin de rassembler tous les détritus et de les emporter hors des murs du monastère.

Le journalier ne manquait pas un office. Durant les célébrations, on le voyait constamment occupé, soit à la prière silencieuse, soit au service du sanctuaire ou de l’église. Négligés jusque là du fait de l’incapacité des gardiens, église et monastère furent bientôt nets de toute saleté, détritus et poussière.

Ceux qui se trouvaient là, liés de chaînes, devant l’icône de saint Georges, cessèrent de redouter le surveillant, et ils ne rechignaient plus pour aller à la chapelle, sachant que le bon et humble André allait prendre soin d’eux.

De ce temps, le saint journalier André, apparemment à cause des tourments endurés, se faisait plus faible chaque jour, et plus pensif aussi. Sur la fin, il devint même mélancolique, parlant rarement et seulement pour de brefs échanges de paroles. Il travaillait sans trêve, écurant, récurant, balayant au-delà de ce que ses fonctions exigeaient, et ce faisant il ne cessait de répéter d’une voix basse et tranquille, en grec, la courte prière : « Seigneur, prends pitié ! » Toutefois, lorsqu’il priait en russe, il faisait usage alors des prières vocales apprises durant son enfance. A cause de la brûlure qu’il avait reçue à la tête, quand son maître l’avait coiffé de la bouilloire rougie au feu, il se trouvait incapable de saisir le grec, mais s’il avait à échanger quelques mots avec quelqu’un, il parvenait à se faire suffisamment entendre dans le dialecte arabe.

A cause de son humilité, de sa bonté, de son infatigable amour du travail et de son souci pour la netteté de la Maison de Dieu et pour le Monastère, chacun lui donnait le nom de « Bienheureux » et de « béni ». Et personne n’aurait voulu l’offenser d’un mot ou d’un geste, car tous considéraient comme un grand péché que de troubler l’humble confesseur, dont le corps portait, visibles, les cicatrices des blessures reçues lors de ses grandes luttes pour la Foi en Christ. Tous les orthodoxes, arabophones et hellénophones, connaissaient le bienheureux André, et parfois, ils essayaient de l’honorer par des présents ; mais André distribuait tout aux pauvres, parce qu’il avait été autrefois pauvre lui-même.
C’est ainsi que s’écoula au Caire la vie du bienheureux confesseur, pendant près d’une douzaine d’années. Il était tout-à-fait satisfait de sa condition, quoique, en réalité, celle-ci ne fût pas le moins du monde enviable. Sa seule consolation, comme il le disait lui-même, était de servir Dieu et saint Georges. Mais exténué par les souffrances endurées dans le passé, par ses labeurs et par ses jeûnes, le serviteur de Dieu tomba malade, et pour finir devint grabataire. Personne ne s’occupait de lui et, à la vérité, il ne demandait pas à être dorloté. Son seul désir était de quitter ce monde le plus rapidement possible, car, dans un sens vraiment profond, il n’y était qu’un étranger et un pèlerin. Rien ne l’attachait à la terre, rien n’existait qui le réconfortât. Il avait même déjà cessé de penser à sa patrie, comme s’il ne fallait plus la chercher sur cette terre désormais, et de la sorte, il se préparait joyeusement à la mort.

Sentant sa fin prochaine, André fit venir pour la dernière fois son père spirituel, le pauvre prêtre qui vivait à l’hospice. Il se confessa, participa aux saints Mystères et termina ses jours comme un Juste.

Son repos en Dieu, béni et rempli de paix, fit grande impression sur le personnel de l’hospice ; alors ils se rassemblèrent comme il se doit autour du vertueux combattant, en se lamentant de ce que, durant sa vie, ils ne l’avaient pas honoré comme ils l’auraient dû, car ils l’avaient pris pour un fou.

Posément et sans grandes cérémonies, on chanta l’Office des funérailles pour le repos du pèlerin dans l’église du cimetière, dédiée à la Mère de Dieu, et on plaça ses restes dans le clos réservé aux pères et frères défunts. Point de monument funéraire de bois ou de marbre, pas même une simple pierre sur sa pauvre tombe ! La vie d’André s’était écoulée pour Dieu seul : dès lors, à quoi bon signaler sa tombe aux passants, fussent-ils de ses compatriotes ?

Paix à tes cendres, fidèle serviteur de Dieu, d’éternelle mémoire ! Tes souffrances endurées pour la foi chrétienne, pour cette foi de nos Pères, c’est le Seigneur seul qui les estimera et qui leur rendra gloire dans son Royaume ! Il se peut d’ailleurs que la terre arabe recèle de nombreux autres martyrs et confesseurs de la foi chrétienne, mais qui, hormis le Seigneur, connaît leur foi et leur combat ?

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