dimanche 23 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°31. Saint Jérôme d'Egine.

PRESBYTERA ANNA



EXTRAIT DES DERNIERES PAROLES

DE L'ANCIEN JEROME D'EGINE




Ne dites personne bienheureux avant la fin... Non, avant la fin, ne dites personne bienheureux, mais ne dites de personne non plus qu'il sera rejeté. Qui sait comment chacun finira ? Prions seulement Dieu qu'il nous envoie le repentir. Que chantons-nous à l'église ? «D'achever notre vie dans la paix et la pénitence, demandons au Seigneur». Et encore : «Donne-nous, avant la fin, de marcher dans les voies de la pénitence».
Ses enfants spirituels se souvenaient. Si souvent à Egine leur père leur avait parlé de la pénitence. Là-bas, dans sa cellule aux quatre murs blancs : De tous les dons que Dieu nous ait faits, disait-il, il n'en est pas de plus grand que la pénitence. Remerciez Dieu pour la foule des dons qu'Il vous a faits, et surtout pour la pénitence. Après quoi, repentez-vous en vérité. Car, prenez-y garde, Dieu est tendre, mais il est juste aussi ; et quand nous retournons en arrière et que nous transgressons, lui de nouveau, pour notre bien, nous châtie. Mais vous, faites pénitence et dites à Dieu : «Les péchés de ma jeunesse, ne t'en souviens pas, Seigneur». Alors, lorsque vous aurez commencé de vous repentir, même de vos chutes et de vos péchés, ne soyez plus tristes. Les chutes et les péchés sont là, mais à l'instant où l'homme se repent, il lui sont pardonnés. Et quand -à Dieu ne plaise- il vous arriverait de tuer quelqu'un, dites : «Cela est arrivé, Seigneur, vois, je ne l'ai pas voulu». Mais ne vous attristez pas. Car cela aussi, par la pénitence, vous sera pardonné. L'impénitence seule n'est pas pardonnée... Mais d'un malade que Dieu a guéri et qui n'a pas pour cela recouvré son bon sens, je m'inquiète davantage. Qu'y pouvons-nous pourtant ? Laissons-le donc à Dieu...
- Géronda, avait alors demandé un de ses enfants, un diacre, dois-je mentionner à la proscomédie le nom de quelqu'un que je connais : un grand pécheur, qui ne se repent pas ?
- Bien sûr, avait répondu le géronda. S'il ne pouvait trouver ici la guérison, où donc irait-il ? Il peut se faire que le grand pécheur devienne saint, et que le saint devienne pécheur. Sainte Marie l'Egyptienne, qu'était-elle donc d'abord ? Et qui sait si Judas même n'eût pu être sauvé par la pénitence ? Seulement, il ne s'est pas repenti. Toi donc, diacre, tu peux dire ainsi : «Seigneur, aie pitié de cette âme. Tous, nous sommes tes créatures. Et moi qui parais bon, qui sait si je suis réellement bon ? Et ceux qui communient, qui sait s'ils sont réellement dignes ?»
C'était maintenant le dix-neuvième jour depuis que l'Ancien était entré à l'hôpital. Dix neuf jours qui pour lui avaient été autant de jours de souffrance.
Soudain, à l'aube du vingtième jour -c'était un lundi- il manifesta le désir de s'en retourner à Egine. «Que ferais-je de plus ici ? gémissait-il. Vingt jours ont passé depuis que je suis à l'hôpital, et je n'en ai ressenti aucun bien... Que j'aille au moins dans ma cellule, retrouver mon hésychia...»
Ses enfants d'abord s'étaient récriés. Il fallait bien poursuivre le traitement commencé. Mais toutes leurs suppliques cette fois demeurèrent vaines. La décision de l'Ancien était prise, irrévocable.
«Aujourd'hui, insista-t-il, nous partons pour Egine». Avertis, médecins et infirmières firent préparer les papiers pour la sortie. A ce moment arrivèrent d'Egine deux enfants du géronda. «Comment est la mer ? s'enquit-il. - Assez bonne» fut la réponse. Cette réponse parut conforter l'Ancien dans son désir de partir. Mais, au milieu des préparatifs, pourtant, il changea tout-à-coup d'avis. «Le temps a changé, murmura-t-il. La mer est mauvaise. Nous n'irons pas à Egine. C'est pour Ambelopous que nous partirons. Et nous demeurerons là, dans la maison d'Eleuthère, le professeur, qui est des nôtres, et qui est si bon».
Un appel téléphonique à Egine confirma la nouvelle. La mer était maintenant si grosse, que le voyage eût été périlleux. Reclus entre les quatre murs de sa chambre d'hôpital, l'Ancien avait vu changer le temps...
Ce fut l'après-midi de ce même jour que se fit son transfert au Zambelokipos... C'était le dernier voyage du Père Jérôme. Son dernier voyage, il le savait, avant l'agonie. Dans la maison d'Eleuthère, il devait demeurer quinze jours. Quinze jours, et puis il s'endormirait...
Avec ses dernières forces, il rassemblait aussi son courage. Il fallait qu'il tînt bon. Quinze jours lui restaient à lutter. Alors viendrait le repos, ce repos enfin, dès longtemps désiré.
Quinze jours, mon Christ, dont chacun semblait une avancée vers le pire. Ceux qui le veillaient, le jour, la nuit, souvent l'entendaient. Entre des râles indistincts venus ponctuer ces heures d'agonie, parfois des soupirs plus longs s'exhalaient. Il appelait à son secours la Mère de Dieu, notre Seigneur et tous les saints ensemble.
La douleur devenait toujours plus forte ; mais Dieu, déjà, rafraîchissait son lutteur, lui donnant d'entrevoir la couronne qui, pour son martyre, lui était préparée. «Moniale, souffla-t-il à la gérondissa Eupraxia, laquelle se tenait à son chevet à quelques pas de lui, Moniale... En rond, en rond... Ils mettent sur ma tête une couronne». Cependant, il regardait en l'air, comme s'il voyait les couronnes que l'on tressait pour sa tête.
Un jour, il y eut un léger mieux, et l'on profita de l'accalmie pour faire entendre au malade ces chants psalmodiés qu'il avait tant aimés. Longtemps, avec une attention soutenue il écouta ces chants que l'on faisait passer sur un petit magnétophone. Puis, quand ce fut fini, il souffla : «Comme cela est beau... Mon âme au dedans de moi me suggérait de vous faire arrêter l'appareil, pour que je me mette à chanter moi-même... ce sont les forces qui m'ont manqué».
Plus tard, une semaine jour pour jour avant sa dormition, il voulut parler ; il resterait en vie, dit-il, jusqu'au dimanche. Il priait seulement qu'on fît dans l'intervalle venir certains autres de ses enfants spirituels. Il voulait leur donner quelques derniers conseils, sa prière aussi...
Ce jour était un lundi -lundi 27 septembre. Jour bouleversant entre tous... A tous ceux qui se tenaient assemblés là, tout autour de sa couche, il parlait dans les larmes. Sa voix vibrait, chargée d'émotion.
«Jusqu'à dimanche, répéta-t-il, si Dieu veut, je serai en vie...»
Puis il se mit à parler... Il parlait de la mort. Et le sens de ses paroles était si fort, que cela prenait aux entrailles : une litanie sur la mort. «Aujourd'hui je suis, souffla-t-il, demain je ne serai plus... Demain, après-demain, peut-être, nous partirons... A quelle heure, nous ne le savons pas... Nous ne savons pas ce que Dieu permettra... Il se peut que nous vivions cinq ans encore, mais il se peut aussi que nous partions beaucoup plus tôt... Quand ? Nous ne savons pas... Saviez-vous seulement qu'aujourd'hui vous viendriez ici ? Hier encore, vous ne le saviez pas... Mais une pensée vous est venue, et vous êtes ici. Ainsi en est-il pour tout. L'avenir, nous ne le connaissons pas... C'est pourquoi la nuit, avant de vous endormir, dites-vous en vous-mêmes : «Peut-être que je m'endors, et que demain je ne me réveillerai pas... Qu'adviendra-t-il alors de moi ? Serai-je donc sauvé ? Ah, Seigneur prends pitié de moi. Enseigne-moi, aide-moi à faire ce qu'il est bon que je fasse. 'Apprends-moi à marcher dans tes voies'»... Oui, elle est si courte, notre vie en ce monde... Pensez dès lors à votre mort... Pensez toujours à votre mort... Et si vous faites croître en vous cette pensée de la mort, vous sentirez en vous comme une chaleur, comme une flamme... Les saints, les martyrs, tous ont ressenti cette flamme, qui leur faisait compter pour rien le martyre même. Oui, ayez la crainte de Dieu et, avec elle, la crainte de la mort. Ayez ces deux craintes : elles vous ferons revenir de tant de choses...
Il suffit que vous songiez à l'homme : qu'est-ce donc que l'homme ? Rien. L'homme n'est rien. Regardez un mort de quinze jours : c'est de la matière décomposée. Oui, vous aurez beau aimer un mort, si vous le voyez mort depuis dix ou quinze jours, vous ne voudrez même pas l'approcher. «Ah ! direz-vous, te voilà donc mort ? Mais où est la belle harmonie de ton corps ? Où sont tes yeux si beaux ?»
Ah, soyez, vous aussi, des morts sans sépulture... Que le fidèle, comme le moine, soit un mort sans sépulture. Que rien n'ait d'influence sur lui. Soyez sans passion. N'éprouvez nul sentiment qui puisse vous faire du tort. Exercez-vous plutôt au sang-froid. Jusqu'à la froideur... Et tournez tous vos efforts sur l'âme. Faites attention à l'âme. C'est pourquoi essayez de lutter. Luttez pour vivre les vertus fondamentales et, avant tout, l'humilité. L'humilité, tâchez de la vivre au-dedans de vous...mais véritablement au-dedans de vous, ni à la surface, ni à l'extérieur de vous-mêmes...
Oui, luttons et faisons attention à ne pas chagriner notre Christ. Aimons beaucoup notre Christ. Et pour cela luttons, mais luttons maintenant, parce qu'à l'heure de mourir, il sera trop tard. Après, là où nous serons, nous regretterons amèrement cette vie et nous ne pourrons pas y revenir. Nous désirerons ardemment pouvoir la revivre... pour y lutter davantage, pour y lutter mieux, pour nous y repentir, pour y aimer, cette fois, notre Christ ; mais nous ne pourrons pas. Et nous ne pourrons rien non plus les uns pour les autres. Ni vous pour moi, ni moi pour vous, ni le mari pour la femme, ni la femme pour le mari. L'homme marié, parfois, s'effraie de ce qu'il y ait un jour la mort et que sa femme ne puisse venir avec lui pour l'aider. Qu'il sache bien, cependant : quand même tous deux vivraient cent ans, ils ne mourraient pas ensemble. Quand elle mourra, lui ne mourra pas. Et si c'est lui qui meurt, elle ne le suivra pas. Ni elle, ni une quelconque autre personne qu'il aime ; proches, parents, ni amis ne pourront venir avec lui, ni lui avec eux, même pour les aider. Lui donc, qu'ils ne pourront secourir, qui appellera-t-il à son aide ? Lorsque je m'endormirai, moi aussi, vous serez tristes alors, et vous direz : «Ah ! Ce pauvre géronda d'Asie Mineure !» Mais vous ne pourrez rien pour moi, parce que cette séparation-là est définitive. Alors, pour ce que chacun aura fait, pour ses propres actes seulement, il lui sera rendu gloire ou il lui sera fait honte.
S'il vous plaît, apportez-moi Isaac. Saint Isaac le Syrien. Ouvrez-le au chapitre trente-trois. Lisez-le, que je l'entende encore. Ce qu'il dit sur la mort, comme c'est beau... «Tant que tu as des pieds, cours derrière l'oeuvre bonne, avant d'être lié de ce lien de la mort qui, lorsqu'il est noué, ne peut plus être délié. Tant que tu as des mains, tends-les, pour prier, vers le ciel, avant que tes bras ne se démettent de leurs jointures ; car alors, quand même tu voudras prier, tu ne le pourras plus. Tant que tu as des doigts, signe-toi du signe de la Croix, avant que la mort ne vienne à jamais dissoudre la force de leurs muscles. Tant que tu as des yeux, emplis-les de larmes, avant que la poussière ne recouvre tes noirs habits et que tes pupilles, en un regard aveugle, ne se fixent dans une direction que tu ignoreras. En vérité, oui, emplis de larmes tes paupières, tant que la puissance du discernement peut gouverner ton coeur, avant que ton âme ne lui soit arrachée, laissant à l'abandon ce coeur, telle une demeure désertée par celui qui naguère l'habitait. O toi, l'homme avisé, ne te laisse pas abuser par l'espérance d'une longue vie. Comme la rose expire sous le vent, ainsi, qu'un souffle passe sur un seul de ces éléments qui composent ton corps, et tes genoux tout-à-coup faibliront, sans que tu l'aies escompté. Et tandis que tu songeras que cela n'est rien, et que tu te préoccuperas de soigner un mal léger, l'austère figure de la mort, soudain, s'approchera, elle qui tourne en dérision les sages, et tout aussitôt tu mourras. O misère de notre nature ! Comme nous sommes solidement attachés par l'amour de cette matière, que Dieu ne veut pas nous laisser !
«Imprime en ton coeur la pensée du départ, ô toi qui es homme et redis-toi sans cesse : 'Prends garde, ô mon âme ! Voici, l'ange est à la porte, et c'est pour moi qu'il vient. Que suis-je donc indolent ? Mon départ est éternel, et il n'y aura point de retour'».
Entendez-vous, mes enfants ? La vérité est que nous ne sommes pas immortels. Tous ici connaîtront la mort d'amis très chers... Non, il n'est pas possible que nous quittions ensemble cette vie. D'abord s'en iront les plus anciens. Mais il ne faudra pas vous attrister alors. Bien au contraire, lorsque vous verrez s'en aller un être de manière belle et paisible, à cette heure-là, soyez dans la joie. Nous chrétiens, dit l'Apôtre, nous ne sommes pas comme ceux qui n'ont pas d'espérance. Ne croyons-nous pas à la résurrection des corps ?... Je pense à cette femme qui s'est endormie. Qu'elle se soit endormie le jour de la Croix m'a beaucoup réjoui. C'est si bon signe pour quelqu'un de partir le jour d'une fête de la Croix !
A celle de mes filles qui a perdu son bébé, dites qu'elle ne s'afflige pas. Que la mort de son enfant cesse de l'attrister. S'il était mort plus tard, après avoir grandi, Dieu lui aurait donné une place selon ses actes. Mais puisqu'il est mort bébé, sa place est avec les anges. Oui, le voici devenu ange... Ah, j'en sais un autre qui pleure... La mort de son père le chagrine à l'excès. Vous, mes enfants, dites-lui de se ressaisir. Qu'il se montre un homme à présent. Qu'il ne s'affecte de rien. Dans son cas, en effet, cet amour aveugle qu'il porte à son père est une faiblesse. Il y avait un jeune homme qui était passé sous les roues d'une voiture. Ce fut son père qui l'enterra, seul, hâtivement, pour qu'il ne tombe pas aux mains des Turcs. Que pouvait-il faire d'autre ce père ! Il s'est revêtu de force et de courage et il a fait ce qu'il fallait...
Le géronda, une nouvelle fois, soupira.
Il a aussi cette moniale qui va mourir... Cet instant de sa mort, quand viendra-t-il, nous ne le savons pas... Et puisqu'elle est moniale, il faut que personne ne voie son corps, personne, pas même les femmes. Mais de cette mort non plus, ne vous attristez pas à l'excès. Plutôt que de vous attrister, réjouissez-vous de ce que vous vous trouviez près d'elle en ses derniers moments. Elle part, elle, riche de tous biens. Mais vous, demandez-vous en vous-mêmes : «Et moi donc, quand, comment partirai-je ? Qui, en mes derniers instants, sera à mes côtés ?» Priez aussi pour elle ; dites : «Mon Christ, pardonne-lui... pour toutes les fois où comme jeune fille, comme fiancée, comme épouse, elle est tombée... parce qu'elle aussi a été jeune un jour...»
A entendre ainsi parler leur père, tous eussent voulu pleurer ; mais le géronda, lui, ne voulait pas qu'on pleure. La mort n'était pas pour la tristesse. «En place des larmes et des pleurs, chantons Alleluia», chante-t-on à l'office...
«Pour moi non plus, lorsque je partirai, murmura l'Ancien, je vous le dis encore, ne vous attristez pas...»
Au yeux du géronda, la mort était joie. Joie d'obtenir enfin ce pour quoi toute sa vie lui avait été une mort. Joie d'aller enfin retrouver son Christ. Dès l'enfance, il L'avait attendu. Il L'avait tant aimé... ô joie de finir cet exil loin de son créateur et de son bienheureux royaume ! Délivrance et joie. La mort, en vérité, n'était pas mort, mais dormition, séparation temporaire de l'âme et du corps...
Aux siens mêmes il ne pouvait souhaiter de plus grand bien.
- Moniale, dit-il une fois, j'aurais voulu que se produisît un grand tourbillon qui prît avec moi tous mes enfants pour les mener auprès de Dieu. Et toi, moniale, l'aurais-tu voulu ?
- Non, dit-elle, je ne suis pas prête...
- C'est, dit l'Ancien, que tu as du remords. Quand quelqu'un n'a pas de remords, il voudrait, s'il était possible, partir aussitôt. Partir, s'en aller auprès de Dieu. Il n'a plus aucun désir de rester ici davantage».
Rejoindre au plus tôt son Seigneur : le géronda n'avait pas de plus grand désir.
- En ce cas, nous aussi, géronda, nous aussi, intervinrent ses enfants. Si tu pars, nous voulons aller avec toi. Oui, nous prions Dieu, si tu pars, qu'il nous prenne avant toi...
Le géronda se fâcha... La mort était un bien, mais non pas pour tous. Elle aurait été prématurée pour des enfants à la mamelle, qui n'avaient pas purifié leur coeur encore des passions.
- Non, dit-il vivement. Non, ne dites pas cela. Pour moi, je suis vieux. Vous, il faut que vous viviez. Allons, ne fatiguez pas inutilement votre esprit à ces choses. Ne redisez plus ce que vous venez de dire ; mais suppliez et dites : «Vois, mon Christ, je ne suis pas encore prêt pour que tu me prennes ; mais lorsque tu m'appelleras, juge-moi digne d'entendre ta douce voix me dire : 'Venez, les bénis du Royaume de mon Père'...» C'est un péché que de vouloir mourir vite. Ne vous l'ai-je pas dit autrefois déjà ? Il faut, lorsque quelqu'un meurt, qu'il ait atteint à l'apathéia -l'impassibilité, que jamais plus il ne se mette en colère, qu'il ne s'attriste de rien, que sa pensée ne s'attache à rien d'autre qu'à Dieu seul. Qu'il ne pense à rien d'autre, et qu'il soit entièrement détaché des choses du monde. Vous donc, êtes-vous arrivés à l'apathéia ? Aimez Dieu davantage, et vous ne penserez plus ainsi. Si vous êtes paisibles, en effet, au-dedans de vous, si vous accueillez la lumière et la joie de notre Christ, vous verrez alors combien vous serez joyeux, et de quel regard vous verrez la vie...
Entre eux, déjà, se creusait la différence. Tandis que ses enfants restaient là, le géronda, lui, s'en était déjà, pour une part, allé...
«Voici, leur dit-il encore, je vous ai tout dit pêle-mêle... C'est que je ne sais pas : nous reverrons-nous encore dans cette vie ?»
Ils n'allaient plus voir leur géronda. Il faudrait donc le voir mourir ? Le perdre à tout jamais ? Se pouvait-il qu'il fût bientôt loin, très loin d'eux ? Que leur resterait-il de lui ? A quoi se raccrocheraient-ils ? A des indices passés de sa présence parmi eux ? Des choses qu'il laissait, il en était si peu de tangibles, si peu de matérielles...
Une voix d'enfant, soudain, troua le silence. «Géronda, disait-elle, s'il vous plaît, imaginez que vous êtes loin de moi et que vous m'écrivez une lettre...»
La fraîcheur d'enfance de cette voix... C'était Sotiria...
L'Ancien eut un faible sourire :
- Mais, jeune fille, je suis là... près de toi...
- Géronda, je voudrais avoir une lettre de vous... Dites m'en seulement les mots, que je l'écrive...
- Bien... Je ne veux pas t'attrister. Prends un papier... Ecris».
Un instant, il se tut. Puis il se mit à dicter :
«Jeune fille,
«Ton esprit, où demeure-t-il ? A quoi songe-t-il ? Ton esprit, peux-tu le purifier de tout ce qui est du monde ? Que autre soit ton être au dehors, et autre ton esprit. Que jamais de ta bouche ne sorte un mot amer. Ceux qui te contrarient, ces êtres-là, aime-les. C'est Dieu qui permet les luttes. Si les luttes viennent, dis en toi-même : 'Le Seigneur Dieu fera en sorte ou bien d'opérer un changement ou bien de prendre mon âme'. Tant que nous n'avons pas pris la décision de mourir, elle n'est pas achevée en nous la part spirituelle.
«'Tous, dis-tu, ont pour moi du respect' ? Alors dis-toi encore : Mais moi, quelle opinion ai-je de moi ? Suis-je digne, moi, de ce respect que l'on me témoigne ? Comme le publicain, je pleure. Je ne puis fixer mes regards vers le ciel. Comme le publicain, je crie : Seigneur mon Dieu, aie pitié de moi pécheur, indigne même de fixer les hauteurs du ciel. Mais toi, qui connais les coeurs, fortifie-moi. Accorde à mon coeur, pour l'amour de toi, cette force qui me manque...
«Mon espoir est le Père, mon refuge le Fils, mon bouclier l'Esprit Saint, Trinité Sainte, gloire à Toi...»
L'Ancien suspendit sa dictée. «Cela suffit», souffla-t-il. Là s'acheva la lettre imaginaire...

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