dimanche 16 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°29. Autres Lettres Spirituelles de Saint Joseph l'Hésychaste.

12. Ainsi l'esprit devient toute clarté, il devient toute lumière.

Pour la prière, mon enfant, qu'évoque ta lettre, ton géronda en connaît l'art, qui la possède en son coeur. Aussi, ne crains pas de t'égarer. Fais comme te dit l'Ancien, sans nullement t'attrister de ce que la grâce vient et s'en va. Car c'est ainsi qu'elle exerce à des pensers plus humbles l'homme qui toujours trop aisément s'exalte.
Tel est du moins, en ses premiers babils, l'enfant nouveau-né. «Malheur à toi, dit la Divine Ecriture, ville dont le prince est un enfant !» Malheur à toi, âme, quand l'esprit trop neuf n'a point l'expérience de ces subtiles beautés.
L'esprit, mon enfant, ne peut au début rester immobile. Combien plus encore chez un être peu formé aux choses spirituelles ! A celui-là, mieux vaut attribuer un temps pour la lecture, un temps pour la psalmodie, comme un autre pour le silence. Et c'est lorsque l'homme se tait, que son esprit trouve loisir à son tour de s'exercer à l'étude diverse des versets de l'Ecriture.
Lors donc que tu donnes à l'esprit ce bien auquel il aspirait, l'esprit prend des forces, comme se fortifie le corps à manger une saine nourriture. Mais propose à sa méditation ces vétilles qui lui passent par la tête, alors, loin de s'illuminer, il s'enténèbrera. Seulement, quand il est fatigué, il lui faut du repos.
Apprends donc à discerner le bien du mal. Ainsi l'esprit devient toute clarté, il devient toute lumière: il voit la pureté de son âme ; il voit sa vermine ; dans l'épreuve il devient longanime ; en lui s'augmente la grâce ; le corps est purifié des passions ; l'âme est pacifiée ; et pour finir, au bout de peu de temps, toutes choses viennent, l'une après l'autre, pareilles aux maillons attachés d'une chaîne - sans que pour cela il faille beaucoup de peine, car c'est de l'obéissance parfaite qu'elles ont reçu le jour.
Mais écoute encore, et vois: celui qui consent une parfaite obéissance, celui-là garde son esprit exempt de tout souci.
Or l'esprit est cet économe de l'âme qui lui dispense à elle, la nourriture que tu lui donnes à lui. Si donc ce dernier est en paix, et que tu lui dispenses en outre ces biens qu'il désirait, il se charge à son tour de les faire descendre dans le coeur. Car il faut à l'esprit se purifier d'abord de tous ces préjugés vains qu'il s'était forgés dans le monde. Alors, purifié soudain des soucis noirs et ombreux de la vie, redisant toujours la prière en esprit, il fait cesser bientôt l'exaltation odieuse de son moi universel. Et à ce signe même, tu comprends que l'esprit s'est purifié. Parce qu'il ne se laisse plus désormais attirer par ces choses fétides et dégoûtantes qu'il a vues et entendues quand il était dans le monde. Aprés quoi, la prière qui va entrant et sortant dedans son coeur, encore et encore purifie ses voies, chassant loin de lui tout objet malin, impur et infâme. Car l'esprit maintenant livre la guerre aux passions, comme aux démons aussi qui les suscitaient, mais les tenaient si bien cachées, que, de longues années, elles étaient restées en lui sans que nul ne les y eût vues ni reconnues. Mais à présent que l'esprit retrouve cette pureté d'antan qui fut sa première robe, il les voit, ces passions, et, comme un chien il aboie et leur montre les dents ; c'est que, devenu enfin le vrai seigneur et maître de toutes les sphères jadis aliénées de son entendement, s'armant du nom de Jésus, il se montre et fustige les ennemis ; tous, il les chasse au dehors nettoyant même la place jusqu'à cette porte du coeur, qu'à cause de son lieu l'on nomme «péricarde». Alors les ennemis, eux aussi, comme chiens sauvages aboient à la mort. C'est signe que l'esprit tout doucement commence à se purifier de cette souillure infâme, et de cette impureté, dont l'infectaient les démons, du temps où, encore consentants, ils nous menaient à toute espèce de mal comme de péché. Mais l'esprit, cette fois, entre en guerre contre les démons ; il les chasse au loin et les tient en respect leur ôtant tout loisir de l'importuner jamais. Et n'étant plus lui-même en son entier que lutte, il s'efforce de jeter au dehors ces bêtes puantes qui ne cessent, quant à elles, de vouloir se ruer au-dedans de ses murs. Alors, il peut enfin, lui, l'économe, apporter à l'âme ces nourritures bienfaisantes qui, lui donnant la santé, la préparent à recevoir aussi son illumination.
En tout cela, c'est la grâce purificatrice qui opère. Or à celui qui lutte, l'obéissance est comme le faîte ombragé d'une tente. Car la grâce sauvegarde celui qui devant Dieu a élevé son âme. Et voici l'heure où d'En-Haut, doucement, naît la métamorphose: lors donc qu'en peu de temps les démons jusqu'au dernier ont été jetés dehors, tandis que le coeur en dedans s'est purifié, alors enfin cesse la souillure. Et l'esprit, tel un Roi, trône sur le coeur, il se réjouit, comme l'époux dans la chambre de l'épouse. Sa joie est sainte, paisible et irréprochable. Sans peine aucune, il dit la prière. Et la grâce dès lors peut librement agir, découvrant à l'esprit les gages des promesses dont bientôt il recevra le prix, pour s'être exactement acquitté de toutes ses obligations. Et tandis qu'il est là, calme et tranquille, la grâce entre le visiter ; elle vient, mais autant seulement qu'il peut la contenir ; elle vient, et c'est pour le mener à la contemplation.
Mais avant cela, il a fallu la crainte de Dieu, la foi, la parfaite obéissance, et le renoncement de soi ; car ce sont d'eux que naissent les biens sublimes ; par eux l'on s'approche du bienheureux amour qu'à la fin couronne l'apathéia parfaite. Ah ! Puisse l'homme ne darder jamais sur son esprit l'aiguillon si venimeux du mal ! Mais que des profondeurs plutôt il s'écrie: «Mon âme a soif de toi mon Dieu ! Quand donc viendrais-je à toi, pour jouir de la vision très sainte de ta face lumineuse ?» Or un tel être ne peut qu'attendre la mort comme la plus douce des joies. Et dans sa hâte, il s'interroge: Quand donc ces yeux se fermeront-ils ? Et quand les autres s'ouvriront-ils, qui lui donneront à voir ces choses, qui toutes à jamais le réjouiront ?
C'est pourquoi, mon enfant, hâte-toi - et vous aussi, qui êtes ses frères, hâtez-vous vers la bienheureuse obéissance: c'est elle qui enfante tous ces biens. Soyez comme une seule âme en plusieurs corps. De cette façon du moins, votre géronda, lui aussi, goûtera quelque repos  ; et libre de tout souci, il pourra plus à loisir implorer Dieu pour vous. Car c'est de toute son âme, dès lors, qu'il priera pour ses enfants, et son coeur tressaillera de joie et d'allégresse. Mais quand, à l'inverse, vous désobéissez, ne faisant en cela que vous nuire à vous-mêmes, alors votre père, lui aussi, sent pour longtemps son âme appesantie. Sous l'emprise du chagrin, elle s'alanguit et s'étiole, et chacun des pas qu'il fait, désormais, l'achemine vers la mort.
Tout cela, c'est l'expérience qui me l'a fait connaître.De l'obéissance aussi, j'ai goûté le fruit, et sa douceur est indicible. Non, jamais je n'ai joui d'un repos plus doux que celui qui me fut donné par la parfaite obéissance. Et lors même que j'eus enterré mon bon Gérondaki1, ce fut par ses prières encore que je trouvai l'hésychia.
Travaillez donc maintenant, tandis que vous êtes jeunes, si vous voulez au temps de la vieillesse moissonner dans la joie les gerbes dorées de l'apathéïa. Et je ne veux pas parler même d'une vieillesse avancée. Car dans vingt ans tout au plus, si vous vous hâtez, il vous sera donné de voir ces choses que je vous dis. Mais si vous ne vous hâtez pas au contraire, quand bien auriez-vous à vivre autant d'années qu'en eut Mathusalem, jamais vous ne trouveriez ce trésor dont je vous ai parlé.
Hâtez-vous donc, en vrais zélateurs de votre Géronda, rivalisant l'un avec l'autre dans votre commun désir du bien. Et vous verrez vos passions à ce point immobiles, que dans cette paix nouvelle et inconnue de l'âme, vous croirez habiter en haut, parmi les demeures bienheureuses du Paradis céleste.



13. Ce n'est pas au nombre des années qu'attend la grâce de Dieu.

J'ai reçu ta lettre, mon enfant, et voici ma réponse à ce que tu m'y écris.
Tout d'abord, bien-aimé, tu te demandes lequel des deux reçoit plus vite la grâce, celui qui vit en hésychaste ou celui qui s'est soumis à l'obéissance. N'en doute pas, c'est le disciple à l'obéissance  ; lui a tôt fait de recevoir la grâce, et il marche en sûreté, sans crainte de tomber ni de s'égarer. Il suffit seulement qu'il ne tombe pas dans la négligence. Et quand le Christ entre dans un être, seul ou parmi la foule celui- ci garde son héchysia, et partout il possède la paix. Non, ce n'est pas au nombre des années qu'attend la grâce de Dieu, mais à la manière plutôt dont on la poursuit, comme à la miséricorde aussi du Seigneur qui la donne. Et si l'expérience de la praxis s'acquiert avec les années, la grâce, elle -et c'est pourquoi justement elle est dite grâce, ce qui signifie «don»- la grâce est un don de Dieu, un charisme dépendant de lui seul et qu'il nous mesure à l'ardeur de notre foi, à notre humilité et à notre bonne volonté.
Salomon avait douze ans quand il reçut la grâce. Daniel avait le même âge. Daniel n'était que jeune pâtre encore, paissant ses brebis. Telle est la grâce que tous reçurent également, les Anciens comme les Nouveaux.
A peine l'homme se repent-il sincèrement que la grâce aussitôt s'approche... Le zèle ensuite ne fait que l'augmenter. Mais à l'expérience, au contraire, il faut de longues années d'ascèse.
Avant toute chose pourtant, celui qui veut à Dieu demander la grâce, doit vouloir supporter aussi, et les épreuves, et les afflictions, quelles que soient celles qui puissent survenir. Mais si, à l'heure de l'épreuve, loin d'user de patience, l'on défaille, alors, ni la grâce ne vient avec profusion, ni la vertu se parfait, et l'on n'est pas digne d'un charisme.
Si quelqu'un cependant a connu le don de Dieu, s'il sait que c'est au coeur même des afflictions qu'il naît, et que toutes sortes d'épreuves précèdent sa venue, celui-là en vérité a trouvé la voie qui mène à Dieu ; c'est pourquoi il attend que viennent les épreuves, sachant que c'est en les supportant qu'il est purifié, et que c'est justement par elles qu'il est illuminé, et qu'il lui est donné de voir son Dieu.
Non, vraiment, Dieu ne se contemple pas sans une semblable connaissance. Et cette connaissance est la vision de Dieu. Car si tu songes que Dieu est auprès de toi, que tu te meus en Dieu, qu'il voit tout ce que tu fais, si tu veilles à ne le chagriner jamais -lui qui du dedans comme du dehors considère toute chose- alors tu ne peux plus pécher. Parce que tu le vois, tu l'aimes et tu veilles à ne pas l'attrister, sachant qu'il se tient « à ta droite ».
Tout être donc qui pèche, loin de contempler Dieu, a la semblance d'un aveugle.




14. Grand en vérité est le mystère de l'obéissance.

Réjouis-toi dans le Seigneur, enfant du père qui est dans les cieux.
Tu m'écris, bien-aimé, cette pensée que tu as contre ton Ancien. Cette pensée, mon enfant, redoute-la autant qu'il est en toi, et comme un serpent venimeux empresse-toi de la fuir. Parce qu'elle a contre notre race un pouvoir redoutable.
Tel est bien l'artifice du malin. Il t'inspire des pensées contre ton Ancien, pour mieux t'éloigner de la grâce qui te couvre, afin que tu deviennes ton propre maître et qu'il te fustige impitoyablement. Aussi grave en toi mes paroles, et ne laisse jamais se cacher en ton coeur une quelconque pensée contre ton père spirituel. Mais aussitôt, rejette-la, comme le serpent venimeux, qui injecte la mort.
Il y a encore ce livre, que tu m'as demandé. Mais souviens-t'en, quand bien même il s'agirait que tu sois sauvé par ce livre, ne va pas le prendre sans bénédiction. Car si tu le prends sans le demander, Dieu te le comptera comme un adultère. Observe l'obéissance avec une grande exactitude, pour les petites comme pour les grandes choses, jusqu'à renoncer même à la prière, à l'aumône, et à toute oeuvre bonne, quand tu n'as pas reçu d'abord la bénédiction de ton père.
Mais écoute plutôt : Saul même, que Dieu avait élu d'entre toute la tribu d'Israël et qu'il avait oint comme Roi, parce qu'il ne voua pas à Samuel une parfaite obéissance, et qu'il garda pour lui-même une part du sacrifice, pour cela Dieu l'extermina. Et il en fut selon la parole du Prophète: «Mieux vaut l'obéissance qu'un sacrifice pur».
Grand en vérité est le mystère de l'obéissance. Et maintenant que notre doux Jésus a le premier frayé la voie, combien plus encore nous faut-il l'imiter !
Ah ! Que ne suis-je, en vérité, mon enfant, moi aussi au milieu de vous, pour pratiquer ma chère obéissance ! Car de toutes mes forces et en pleine conscience, sincèrement, je le confesse, il n'est pour le salut d'autre voie égale à celle-ci, qui passe loin de tout égarement et des menées de l'ennemi. Oui, vraiment, si quelqu'un du fond du coeur désire être sauvé, et trouver bien vite le très doux Jésus, alors il lui faut être à l'obéissance. Et il lui faut regarder son Géronda avec amour comme s'il contemplait l'image du Christ.
Tiens donc bien ferme, mon enfant, la panoplie que tu as reçue et lutte avec courage  ; et lorsque tu décocheras tes traits à l'ennemi, à l'heure de diriger ta flèche, regarde au seul but, regarde à ne désobéir jamais à ton Ancien afin, si tu as affligé Dieu, qu'il te reste ton père pour intercéder et implorer ton pardon. Mais si lui aussi tu l'attristes, qui donc pour toi fléchira le Seigneur ?
Lutte autant que tu le peux, afin d'alléger le fardeau de ton Ancien et tu auras de la patience et du soulagement dans tes peines. Car je sais par expérience quelle charge et quelle responsabilité incombe au géronda, et tout ce qu'il souffre, jusqu'à ce que d'indigne, il rende une âme digne, pour la mener au Paradis, surtout quand celle-ci est de nature dure !
Car l'Ancien, pour chaque nouvelle âme dont il accepte la charge, ajoute encore à son cou une très lourde chaîne. C'est pourquoi il n'a pas besoin, pour allèger son poids, de désobéissance ni de contradiction, mais de prières, de beaucoup de prières, comme de beaucoup d'amour, et d'un amour qui ne s'altère pas. Et ce dont il a besoin aussi, c'est que des lèvres de ses enfants, de ceux du moins qui volontairement se sont soumis à son obéissance, coulent la piété et la grâce, mais non le fiel ni l'amertume, la jalousie ni la discorde.
Parce que chacune des paroles dures que vous lui jetterez à l'heure de l'épreuve, et qui vous est soufflée par le serpent Malin, fait au géronda comme un venin qui imprègne son âme, la flétrissant comme une fleur que vient frapper la grêle. Et jusqu'à ce que la douleur se soit en allée, il ne peut plus prier, même pour lui. Mais que les novices au contraire se montrent en tout obéissants, alors, aussitôt, le géronda vole au plus court, comme porté dans les airs ; alors sa prière monte, telle du feu, les paroles de sa bouche sont celles de la sagesse, ses conseils ceux d'un juste hautement avisé ; alors, davantage illuminé, il devient une fontaine aux flots impétueux, faisant rejaillir sur chacun cette grâce divine que le Seigneur lui dispense.
Si tu veux donc, mon enfant, sans que cela te coûte trop de peine, progresser rapidement, apprends à te défaire de toutes tes opinions propres et à ne faire jamais, surtout, ta volonté. Que ton oreille soit comme posée sur la bouche de l'Ancien, de sorte que tout ce qu'il te dise, te paraisse reçu de la bouche de Dieu. Et n'oublie surtout jamais, que ce n'est pas au géronda que s'arrête ton obéissance, ni ta désobéissance, mais que, par lui, c'est au Seigneur qu'elle monte.
Aussi, garde-toi de cacher à ton Ancien une seule de tes pensées, ou de déguiser tes paroles, lorsque tu le confesses à la face de Dieu. Mais dis, telles qu'elles te viennent, toutes tes pensées, et ton coeur, aussitôt, trouvera le repos.
Que ton cou se frotte au joug de l'obéissance, et que ton souffle se colle au souffle de l'Ancien. Et sa parole exhalée à peine des lèvres bénies, toi aussitôt, saisis-là, fais-t'en des ailes, et vole accomplir ce qu'elle t'a commandé, sans du tout examiner si c'est en bien, ou si c'est en mal, qu'elle te l'a ordonné. Fais-le en aveugle, et sans balancer en rien, car c'est l'Ancien qui répondra de tes actes et tu seras ainsi, toi, dispensé d'en répondre. Parce qu'à celui qui ordonne, il faudra rendre compte s'il a bien ou mal ordonné. Mais tu devras rendre compte, toi, de ce que tu auras bien ou mal obéi.
Et ce n'est pas obéir, sache-le, que d'exécuter seulement un ordre tel ou tel, si l'on garde en soi bien des réticences. Non  ; obéir, c'est assujettir le sens même de l'âme, en vue d'être quelque jour délivré du vieil homme.
Obéir, c'est se faire esclave, pour renaître libre. Achète donc à ce peu de prix ta liberté entière. Et tu renaîtras libre de tout soin, transporté d'allégresse.
Mais n'écoute pas cette pensée qui dans les moments difficiles vient t'inspirer l'envie de quitter ton monastère. Car sache -le bien, qui n'est pas soumis à un seul est soumis à beaucoup pour, au dernier jour, demeurer insoumis.




15. Ainsi tu ne m'écoutes pas et ne veux pas t'en retourner ?

Dieu dit à Adam: «Et qui t'a révélé que tu étais nu ? Ne serait-ce pas que tu as mangé du fruit dont je t'ai commandé de ne pas manger ?»
Et moi, je te dis: «Qui a insufflé dans ton esprit toutes ces choses que tu m'écris ? Ne serait-ce pas que tu as ouvert la porte à l'ennemi, et qu'y étant entré avec toute sa soufflerie, il a avili ton âme ?»
Ces pensées que tu as maintenant, mon enfant, c'est avant de revêtir l'habit des moines qu'il te fallait les examiner. Mais à présent que tu as revêtu le saint Schème Angélique, à présent que sur toutes les promesses que tu lui as faites, le Christ a apposé son sceau, tout cela n'a plus du tout lieu d'être. Car désormais, par la grâce efficiente de ce saint Mystère, parents, frères et tout le reste ont été effacés.
Sois bien attentif au sens exact de mes paroles. Si le moine après cela mollit néammoins et déchoit au point même d'abandonner injustement son Ancien comme sa Synodie, c'est alors pour lui un malheur mortel: car il encourra de grands maux et ne pourra surtout échapper au châtiment. Il paiera jusqu'au dernier souffle mais, à la fin, restera débiteur. Car celui qui renie sa promesse sera mis au rang de qui contrevient aux commandements divins. Parce que «celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, dit le Seigneur, n'est pas digne de moi». Et il dit encore: «Mieux vaut pour vous ne pas faire de voeux, plutôt que d'en faire que vous n'accomplirez pas».
Quand c'est là, ce qu'énonce clairement le Christ, ton Maître, ton Dieu et Père, celui qui tient dans les mains ton souffle et ta vie, quelle place reste-t-il pour ces futilités dont tu me parles ? Que tu n'aurais plus de paix, que ta conscience, sans cesse, te tourmenterait, à cause de tous ces devoirs que tu aurais abandonnés, et mille choses pareilles. Mais c'est à Dieu, plutôt, de sonder tout cela, lui qui sur la terre a posé des bornes et des limites. C'est à lui de dire à lui-même s'il n'a pas bien dit tout ce qu'il a dit. Mais toi et moi, et tous ceux avec nous qui ont été revêtus de ce saint habit du Schème, nous devons, au prix même des plus grands sacrifices, accomplir les promesses que nous avons faites à Dieu, pour devenir aussi quelque jour les héritiers de ces biens qu'il nous a promis.
Et ne t'imagine pas que si, maintenant, tu t'en retournais, tu serais à tes parents d'une quelconque utilité. Non ; tu causerais plutôt à leur âme un trop grand préjudice, et ils s'en iraient à leur perte, eux et tous ceux de ta maison, pour avoir voulu contrevenir à la volonté divine.
Pour moi, non, jamais je ne contribuerai à ce péché  ; pas plus que je n'approuve aujourd'hui cette issue que vous avez cru trouver. Et l'ancien même, s'il allait, dans l'excès de sa lassitude, te laisser repartir, il lui faudrait payer cher ensuite le prix d'une semblable complaisance.
De ta mémoire donc, efface entièrement ce souvenir malin, jusqu'à ce que cesse enfin la guerre des pensées, et que ton coeur soit entièrement paisible  ; et si, malgré cela, tu étais vaincu, si tu t'en retournais, alors, non seulement je ne t'écrirais plus d'autre lettre, mais, bien plus, je te rayerais de mon coeur à jamais. Et que puis-je de plus aujourd'hui, lorsque je vois que tu perçois bien d'un côté ce que sont le diable et ses tentations, mais que tu n'en persistes pas moins de l'autre à vouloir l'écouter ? Que te servirait donc que je t'écrive davantage ?
Allons, écoute-moi encore, tandis qu'il en est temps. Car lorsqu'en connaissance de cause l'homme cède à la tentation, vient ensuite un moment où il ne peut plus même entendre les saines et salutaires vérités, parce que l'ouïe de son âme s'est déjà corrompue. Alors, devenu dédaigneux, c'est plus sûrement qu'il court à sa perte. Ignores-tu donc que lorsque le Seigneur parlait à la foule, à la fin disait: «Que celui qui a des oreilles pour entendre entende».
C'est pourquoi, chasse toutes ces pensées que tu as eues, et qu'«un esprit souverain» affermisse ton intelligence.
Car tu n'as plus la charge d'aucune des choses que tu laissas derrière toi, lorsque tu quittas le monde et ceux de ta maison. Celui-là seul en a soin, qui dans sa Providence, veille sur tout et sur tous, lui qui autrefois fonda le ciel et la terre. Mais écoute à présent une histoire merveilleuse, qui prit place ici-même, sur la Sainte Montagne et que, jusqu'à aujourd'hui peut-être, tu n'as pas entendue:
C'est en nos temps, ici à Katounakia, que vécut quelqu'un que je n'ai pas connu, parce qu'il mourut peu de temps avant que je n'y vienne à mon tour. Il s'était mis à l'obéissance d'un géronda, et ce géronda était aveugle. Or un jour, un pauvre laïc vint à eux, qui se trouvait passer près de leur cellule. «D'où es-tu donc ? interrogea le jeune moine. L'autre, justement, était de son village. Alors, lui donnant des nouvelles des uns et des autres, il lui apprit bientôt ce qu'ils étaient devenus. L'un d'eux, - et c'était de son père qu'il parlait - était mort depuis peu laissant après lui une femme et trois filles. Et voici que ces pauvres orphelines devaient maintenant errer sur les routes. Il y avait bien eu aussi un fils, autrefois. Mais celui-ci s'en était allé voilà des années, et nul ne savait aujourd'hui ce qu'il était devenu.
Cette nouvelle fit au moine l'effet d'un coup de tonnerre. Et la lutte des pensées aussitôt se déchaîna.
«Père, dit-il à son géronda, je voudrais partir. Je voudrais partir pour aller à leur secours».
Il demande la bénédiction. Le géronda ne la donne pas. L'autre insiste. L'ancien aveugle lui prodigue ses conseils avisés, et en les lui donnant, il pleure ; il pleure sur lui-même, il pleure sur son fils. Mais tous ses efforts malgré tout ne peuvent le dissuader. Enfin, il le laisse à sa volonté, et le novice le quitte.
Celui-ci sort de l'Athos, puis s'assied à l'ombre d'un arbre pour se reposer un peu.
C'est alors que survient un autre moine  ; tout transpirant à cause de la chaleur, il s'assied, lui aussi, à l'ombre du même arbre.
«Mon frère, dit au novice cette soudaine apparition, qu'as-tu donc que je te vois si troublé ? Ne me diras-tu donc pas tout ce qui fait ta peine ?
- Laisse donc, Père, lui dit-il. C'est que je souffre d'un grave malheur».
Et de lui conter en détail toute son histoire.
Le bon pèlerin lui dit alors:
«Si tu voulais , frère bien-aimé, m'écouter, tu retournerais auprès de ton Ancien, et Dieu lui-même protégerait ta maison. Car pour toi, mieux vaut rester avec ton Géronda et le servir, puisqu'il est aveugle».
Mais lui ne l'écouta pas. Et parce qu'il était gouverné par ses pensées, les paroles de l'autre lui firent l'effet d'un radotage. Son compagnon avait beau lui citer maints exemples, comme je le fais à présent pour toi, le moine à la fin ne s'en leva pas moins avec sa désobéissance, toujours prêt à poursuivre son chemin vers le monde.
L'apparition lui dit alors:
«Ainsi tu ne m'écoutes pas et ne veux pas t'en retourner ?
- Non ! fut la réponse de l'autre.
- Eh bien, en ce cas...dit la visitation...Je suis, vois-tu, un Ange du Seigneur  ; Dieu m'a enjoint, lorsque ton père est mort, de me rendre auprès des tiens pour être leur guide et leur sauvegarde. Si donc aujourd'hui tu y vas, toi, à ma place, pour moi, je n'ai plus qu'à les laisser et à m'en aller, aussi longtemps du moins que tu n'écoutes pas».
Et devenu invisible, il disparut à ses yeux. Le moine alors revint à lui, et de ce pas s'en retournant chez son ancien, le trouva... qui priait pour lui.
Vois-tu, mon enfant ? C'est ainsi qu'il en va quand nous nous remettons à Dieu du soin de toute chose. Car lui qui gouverne avec bonté, a dans son économie tout bien disposé, et rien n'est défaillant de ce qu'il a crée selon sa volonté. Seulement à qui demande son salut, il faut de la patience. Mais si nous voulons au contraire que Dieu fasse comme il nous plaît, disposant le monde à notre seule idée, c'en est fait de nous désormais, pauvres médiocres que nous sommes.
Or le diable, parce qu'il ne peut entrer par où il voit agir ces grandes bénédictions que sont l'obéissance et le lien d'amour, s'essaie néammoins, et de toutes ses forces, d'isoler sa proie ; il la combat, travaillant à l'éloigner de son ancien, pour en faire ensuite le jouet de sa malice et de sa méchanceté. Mais quand l'être sensé se fie en ses aînés qui, savent eux la route, aussitôt le démon succombe, entraînant ses pièges avec lui, et le mal qu'il tramait retombe sur sa tête.
Demeure donc maintenant à l'obéissance de tes anciens et, avec le temps, tu acquerras toi aussi l'expérience, et tu viendras en aide à de plus jeunes que toi. Car ce qu'à présent tu n'as pas acquis, ce qu'il te paraît bien difficile d'acquérir jamais, un temps viendra pourtant où tu le possèderas, et tu t'étonneras de l'avoir obtenu, lors même que tu avais cessé de le solliciter. Oui, ces choses-là aussi viendront ; il suffit seulement que tu persévères dans la patience, demandant à Dieu de purifier ton âme. La colère, elle aussi, cessera ; la paix à son tour viendra ; un jour même, selon la mesure exacte de la peine que tu auras prise, tu parviendras jusqu'à l'apathéia. Et à la fin même, il te sera donné de trouver la prière pure. Il n'est, pour cela, que de la demander, et, selon tes forces, de te faire violence. Mais sache que ce n'est pas en l'espace d'un instant que tout cela arrive  ; tout comme ton corps, d'enfant que tu étais, n'est pas devenu en un instant celui de l'homme fait.
Mais toutes ces chutes ne sont qu'autant de leçons pour toi de véritable humilité. De sorte que tu n'as pas matière à t'attrister, mais seulement à exercer ta vigilance ; afin que chaque engagement qui succède à l'autre te trouve plus fort que le précédent ; et que la leçon que tu as tiré du premier, te prépare à tirer aussi celle du second. Et voici en quoi consiste la préparation :
A se dire en soi-même toujours et dans tous les cas, quoiqu'il puisse m'arriver, et quand bien même le démon remuerait contre moi tout ce qui est sous le ciel, il me faut n'exprimer aucune volonté propre, ne donner aucune opinion, n'entrer dans aucun démêlé. Mais ce qui me sera commandé au contraire, quoi que ce soit absolument, quand bien même ce serait la chose du monde la plus tordue - cette chose-là, à toute force l'exécuter ; et prendre cela comme une croix ; sans chercher à disputer, ni préjuger de rien. Et Dieu verra mon coeur, et il allégera pour moi le fardeau de la lutte.
Car il faut se tenir en sentinelle et attendre, examinant par où frappera l'adversaire, puis aussitôt, vers ce côté tourner ses armes. Et jusqu'au terme de sa vie, n'espère pas le repos ; bien que le Seigneur en donne souvent. Car à celui qui lutte, il ne convient pas de s'endormir trop confiant, mais de veiller, comme le soldat sur le guet à l'heure du combat. Car si un seul moment peut être précieux, apportant à l'âme plus de profit qu'une année entière, un pareil moment peut suffire aussi, pour entraîner à sa perte celui qui n'est pas vigilant.




16. Il faut bien, en montant le Golgotha, que par instants tu tombes...

O bien-aimé, toi, les entrailles de mon âme, mon enfant dans le Seigneur. C'est à l'instant même, aujourd'hui, que me parvient ta lettre.
Et voici qu'à nouveau je pleure ; voici que je reprends le deuil, et qu'une nouvelle fois, pour prix de la tienne, je donnerais mon âme.
Allons, relève-toi. Vois ma main tremblante se tendre devers toi. Ne sois point effrayé. C'est moi, encore, qui te soutiens. Viens pleurer par-dessus mon épaule. Je suis là tout près, pleurant avec toi. Je gémis et je souffre, mon âme a mal, et mon coeur tremble au-dedans de moi, et il tremblera, jusqu'à ce qu'un jour enfin je te hisse au sommet du Thabor. Car il faut bien, en montant le Golgotha, que par instants tu tombes. Elle est lourde, la Croix. Souvent tes genoux fléchiront. Mais pourquoi écouter celui qui te tourmente ? Car lui, pour finir, s'en ira vaincu.
Vois comme l'Ancien avait raison. Faut-il que par deux fois il t'appelle pour que, deux fois tu lui désobéisses ? Mais à qui donc à cette heure, vouais-tu obéissance ? Et tes pensées, en cet instant, que te disaient-elles ? Mais non, quoi qu'il t'arrive, nous ne perdrons pas courage. Nous supplierons l'Ancien qu'il veuille bien nous pardonner. Et moi aussi, avec toi, je me repentirai. Ensemble, nous accomplirons notre canon de pénitence. Tu n'ajouteras au tien que vingt-cinq métanies chaque jour. Seulement, à l'avenir, sois vigilant ; recommence tout au commencement ; et d'abord garde-toi de la désobéissance. Car lorsqu'on a été une fois vaincu à l'endroit d'une passion, il faut beaucoup s'acharner ensuite à lutter contre elle, pour ne pas risquer de tomber encore.
Allons, prends courage. De quelque façon et par où que le malin te décoche ses traits, nous les lui retournerons contre son cuir à lui. Je te dis tout cela pour que tu comprennes que tu n'es pas seul. Que tu as aussi ton gardien qui, la nuit, veille pour toi, afin d'ôter les pièges que l'autre tend sous tes pieds. Car pour l'amour de toi, ce n'est pas quarante jours, mais trois fois quarante jours que je jeûnerais, que je veillerais et que je m'épuiserais. Toi donc, redresse-toi et en brave, tiens bon. Va prendre auprès du Seigneur ta force et ne crains pas le Malin. Le Christ a défait sa puissance, et désormais sans nerf l'Autre n'a plus rien d'un authentique pouvoir. Ce qu'il agite devant toi ne sont que spectres et épouvantails et les mots qu'il dit ne sont que les vaines impudences et les effronteries d'un fat. Pour le fouler aux pieds, reçois du ciel la grâce. Ceins tes membres de cette force divine, et dis: «Cesse donc adversaire de vouloir me combattre. Car mon Père veille sur moi et pallie mes manques. Pour moi, il jeûne et il souffre. Et quand bien même je tomberais soixante dix sept fois sept fois, tu serais encore vaincu».
Oui, parle ainsi pour t'inspirer courage, et s'il t'arrive de mal faire, aussitôt repens-toi. Car c'est du malin que tous les maux te viennent ; c'est pour te dégoûter qu'il te les suscite, pour te décourager, et ravager ton âme avec sa tristesse chagrine. Seulement, toi, ne l'écoute pas.
Pour ce qui est de nos ennuis -ainsi ces lettres qui nous arrivent avec tant de retard tandis que les autres s'égarent- c'est lui qui les suscite. Et c'est par ses intrigues qu'elles nous parviennent ouvertes. C'est lui la cause de tous nos maux. Non, la faute n'incombe à personne sinon à lui seul. C'est donc bien lui que, jusqu'au dernier souffle, il nous faudra combattre ; non pas nos frères, mais lui, qui leur inspire de mauvaises pensées et les pousse à toute sorte de mal, manifeste ou caché.
Et n'oublie pas ce que je t'ai dit : Que je suis avec toi, là tout près. Si donc tu sens monter la colère, si tu te vois près de t'emporter, alors dis-toi: «Non, pour l'amour du Géronda qui pleurera quand il l'apprendra, il ne faut pas ; ni que je me mette en colère, ni que je désobéisse. Qui s'est jamais trouvé bien d'une désobéissance  ? Moi seul donc j'en tirerais profit ?»
Pour le livre de l'abba Dorothée, que tu m'as demandé, nous le trouverons sans peine ; mais il n'est pas permis que de vieux incunables sortent du Mont Athos. Elle est si salutaire pourtant l'étude de l'abba Dorothée ! Que de ressources pour l'âme à cette école, toute de contrition, toute de douceur ! Pour toi donc, je demanderai si je peux acheter la Philocalie ou bien l'Evergénète, à cette fin de te les envoyer.
Pour ton frère, dont tu m'écris qu'il souffre, nous ferons des prières. Ce sera sans doute pour quelque faute cachée d'aujourd'hui ou pour une autre plus ancienne que Dieu permet qu'il endure pareilles souffrances. Car il est des péchés qu'ignore celui-là même qui les commet, n'imaginant pas que c'est en agissant ainsi, justement, qu'il pèche. Aussi, comme un aveugle, erre-t-il dans la ténèbre. Et c'est pour n'avoir pas eu ce courage de se regarder soi-même à la lumière divine, et pour n'avoir pas dit alors: «J'ai péché mon Dieu, j'ai péché». Car le diable, plus il voit le temps passer et sa fin approcher, plus furieusement il nous combat et nous violente voulant faire de nous tous, s'il pouvait, des fils de la Géhenne.
Et cela ne peut être que pis encore, maintenant que vient le grand Carême. Car en ce temps où, par le jeûne et la prière, nous combattons plus ardemment les démons, eux aussi à leur tour se montrent envers nous plus sauvages. Aussi se dressent-ils, nous suscitant force épreuves et bouleversements. Toi donc, tant que tu es dans le stade, soucie-toi d'arracher de haute lutte les couronnes de la victoire. Et pour cela essaie-toi d'abord à devenir plus noble, et, bien que les démons soient incorporels, à lutter au corps à corps contre eux. Mais surtout, ne t'avise pas de les craindre !
Tu ne peux voir toi, à chacune des prières que tu dis, combien succombent, et combien encore retournent en arrière. Tu ne distingues, toi, que tous ces coups que tu as reçus en nombre. Mais eux aussi en reçoivent. Eux aussi prennent la fuite. A chaque fois que nous prenons un peu patience, à grands bonds affolés, ils s'enfuient, et chacune de nos prières les blesse grièvement.
Tu ne voudrais tout de même pas qu'en temps de guerre, à l'heure où tu leur jettes des boulets et des balles, il te lancent, eux, des chocolats et des loukoums ?
Te souvient-il de ce qu'au commencement, tu m'écrivais ? C'était comme une armure, disais-tu, que tu avais revêtu le Saint Schème, pour combattre les dominations et les puissances des ténèbres. Si donc tu veux être en harmonie avec tes propres dires, il ne te reste plus désormais qu'à lutter.




17. Allons, quand vient l'épreuve, n'abandonne pas ton poste.

Mon enfant bien-aimé, et vous tous, qui êtes sa synodie en Christ.... Réjouissez vous de la joie très sainte de notre Sauveur Jésus-Christ...
Aujourd'hui la fête de saint Haralambos... J'ai su hier que le facteur était venu. Aussi le frère qui est avec moi, oubliant qu'il faisait le «triméron»2, et que de trois jours entiers il n'avait rien mangé, s'en est-il allé à Daphné pour y chercher le mandat, avec la lettre recommandée. Mais, je vous en prie, n'envoyez plus de plis recommandés, car nous peinons ensuite pour nous rendre à Daphné. De plus, au train où vont maintenant les choses, la dépense est chaque fois trop onéreuse pour nous.
Et voici pourquoi nos lettres sont ouvertes. Certains, me dit-on, croient que c'est pour lui dévoiler leurs péchés que j'écris à leur père confesseur ; et c'est pourquoi ils ouvrent nos plis, voulant en effet s'assurer de ce que nous écrivons. Mais je ne m'en inquiète guère. Aussi, vous non plus, ne vous en troublez pas. Que chacun, bien plutôt, se soucie de son âme. Car ce n'est pas seulement de nos actes, licites ou illicites, que nous aurons à rendre compte, mais de toute parole oiseuse, et de toute pensée erronée.
Fais donc, je t'en prie, une métanie à ton géronda, et dis-lui ma gratitude pour la grâce qu'il m'a faite d'abréger ta pénitence. Et fais attention, mon petit enfant, que les chutes font mal et qu'il est pénible de se voir infliger un canon. Mais que l'Ancien te parle, sans que tu daignes vouloir même lui répondre, ni te donner la peine de venir jusqu'à lui, voilà mon enfant, qui marque une attitude un peu trop dédaigneuse, et qui se justifie mal pour quelqu'un qui dès le lendemain devra de nouveau regarder en face le visage de son père. Passe encore peut-être, chez une personne, qui, ayant résolu de s'en aller, s'apprêterait à quitter son ancien, pour ne le revoir jamais plus. Mais un autre, s'il veut rester avec lui, avec quelle audace dès lors osera-t-il plonger ses yeux dans le regard limpide de son père ? Comment à l'avenir osera-t-il lui parler ? Comment osera-t-il lui demander sa bénédiction ?
Fais attention mon enfant, car c'est là l'égoïsme et l'orgueil indomptable.
Aussi lorsqu'il t'arrivera comme à un homme que tu es, de te sentir malade ou fatigué ou que ta diaconie te pèsera trop, outrepassant tes forces, va donc trouver ton Ancien et, très humblement, confie-lui ta peine. Avec une conscience pure, donne-lui en l'explication naïve. Et lui sur le champ, diminuera ta peine. Il saura, selon le temps, alléger ton fardeau, de crainte que le dégoût n'entame ton courage et, qu'au lieu du profit escompté, ton ascèse dès lors, ne puisse plus guère que te nuire.
Tâche pourtant d'obéir résolument, sans pour cela attendre rien en échange, ni devenir à l'excès débiteur de ton père, lui imposant plus qu'il n'en faut «économies» et accommodements  ; car à la fin, il faudra bien, qu'ici ou là, tu te résignes à payer les frais et intérêts de cet excès d'«économies». Non vraiment, ne va pas allonger encore l'addition de ton âme, avec des vétilles insignifiantes.
Maintenant que tu as été une fois vaincu, que tu as achoppé jusqu'à la chute, tâche à l'avenir, pour cette tentation du moins, d'être plus vigilant. Car toujours le Tentateur se tient à nos côtés et, et lorsqu'une fois déjà, l'on a été vaincu, quand bien même ensuite cent ans se passeraient, à peine remet-on le pied sur ce terrain mouvant du combat, où l'on s'était naguère tellement enfoncé, qu'aussitôt il vous jette à terre de plus belle.
C'est pourquoi je te le dis, à toi comme à tous tes frères, de chaque guerre que l'ennemi te livre, il faut avant tout que tu sortes vainqueur: ou que tu meures au combat ou, qu'avec l'aide de Dieu, tu triomphes. Mais d'autre issue que celle-ci, il n'en est pas.
Allons, quand donc vient l'épreuve, n'abandonne pas ton poste ; ne prends pas le maquis ; n'étale pas ta disgrâce aux yeux de l'étranger ; ne crie pas justice ; mais, silencieux jusqu'à l'heure de la mort, esquive la tentation et le trouble.
Mais après que l'épreuve est passée, quand est revenue la paix parfaite, - que tu sois ancien ou novice -, alors, sans passion, découvre aux regards quel fut le dommage, et quel le profit. Ainsi s'édifie la vertu.
Dans toutes les afflictions, comme dans les épreuves, il faut de la patience, elle qui seule produit la victoire. Toi donc, retiens les noms de ceux qui tiennent jusqu'à la mort, à l'heure de l'épreuve où leur salive devient sang dans leur bouche, plutôt que de parler. Ceux-là, tiens-les en haute estime, et vénère-les, comme des martyrs, comme des confesseurs. Tels sont ceux que, pour ma part, je chéris, tels sont ceux que j'aime, et c'est pour l'amour de ces êtres que j'irais chaque jour épancher mon sang, et jusqu'à la dernière goutte, dans l'amour du Christ. Le vois-tu comme dans sa patience3, il préfère souffrir mille morts plutôt que de laisser échapper de ses lèvres une seule parole amère ? Or les hommes l'agressent, la justice l'agresse, et le tentateur vient au-dedans l'agresser. Pourtant à tellement lutter, ses forces soudain faiblissent. Il tombe comme mort. Et cependant, là encore il combat. En esprit, il lutte contre le tentateur, il prend sur lui tous les fardeaux, souffrant et gémisant comme fautif.
Il n'est donc rien que je ne puisse aimer ni désirer autant que de vous savoir patients dans les épreuves.
Car Dieu qui peut se glorifier lui-même n'a nul besoin des oeuvres de l'homme. Mais ce qu'il aime et ce qui le réjouit, c'est que pour l'amour de lui, nous supportions de souffrir. C'est pourquoi, comme des athlètes, il nous couronne, et richement nous dispense sa grâce.
Il est trois homélies que je voudrais prêcher, trois livres que j'aimerais écrire. Le premier ne contiendrait que ces mots: «Que l'homme n'est rien» ; et sans me lasser j'y proclamerais que je ne suis rien. L'autre aurait pour titre: «Qu'en tout, sur tout, partout, Dieu est glorifié par lui-même». Et le troisième dirait en substance: «Jusqu'à l'heure de la mort en toute chose prends patience». Et que tu sois jeune, ou vieilli déjà, quand bien-même tu aurais lutté de longues années, si jusqu'à l'heure où doit sortir ton âme, tu n'as pas persévéré, alors, tes oeuvres seront comme des loques au regard de Dieu.
Aussi, connais-toi toi-même en connaissant que tu n'es rien. Car c'est là ton mode d'exister que de n'être rien . La boue est ton origine et ta force vitale, le souffle de Dieu. Oui, connais-toi toi-même en connaissant que tu n'es rien, et dans les afflictions, prends patience, afin, lorsque tu en seras délivré, de devenir dieu selon la grâce -parce que tu es le souffle de Dieu.
Crie donc souvent vers ton Père qui, sans s'éloigner jamais, demeure toujours auprès de toi, tout près... plus proche que le mouvement rapide de ton esprit... Car il est dans ton esprit, il est dans ton souffle, il est dans ta parole... Dieu qui contient l'univers, Lui en qui nous nous mouvons... Lui qui nous porte dans son sein... Ah ! Fous et malheureux que nous sommes ! Ton Père est partout présent ! En tout temps, il te voit  ! Toi donc, que ne le vois-tu pas ? Et qu'as-tu à pécher ainsi ? A ne vouloir pas obéir ? A contrister celui-là même qui te donne la vie ? Car il te voit, lui, et s'afflige ; mais parce que tu es aveugle, il feint pourtant de ne rien voir. Allons, supplie-le ! Après quoi patiente, quelque épreuve qu'il t'envoie ; alors tes yeux, un jour s'ouvriront pour le voir, et avec Job tu t'écrieras: «Mon oreille avait entendu parler de toi ; maintenant mon oeil t'a vu. Aussi je me condamne et me repens sur la poussière et sur la cendre4 !»




18. Mais une nouvelle fois m'éveillant, une nouvelle fois je repris ma lutte contre les puissances hostiles.

Tout ce qui t'arrive, mon enfant, témoigne de ta grande vanité, et de la haute idée que tu te fais de toi. Aussi n'as-tu l'esprit ni à t'abaisser ni à t'humilier. Et tu vas même à l'inverse t'imaginer que jamais plus tu ne chuteras, que jamais plus tu ne désobéiras, et que, sans être le jouet d'aucune variation, tu vivras à jamais d'une vie immuable, dont il n'est pas même de semblable dans toute la race humaine.
On t'a déjà dit que tu étais malade du mal d'ignorance, qui produit la suffisance. Allons, mon enfant, ressaisis-toi, et fuis l'ignorance, cette mère de tous les maux. Car l'ignorance du bien obscurcit l'âme. Et si l'homme ne combat avec le Christ, la vraie lumière, il ne saurait échapper au diable, prince des ténèbres.
Vois seulement comme sous l'égide du Seigneur martyr, qui fit périr les menteurs et le mensonge avec eux, j'ai vécu plus de vingt cinq ans en ce monde à combattre furieusement les démons, sans craindre de verser mon sang. Et lorsque j'eus dépouillé enfin ma présomption et ma volonté propre, je voulus encore trouver la Perle de Grand Prix. Aussi fut-ce dans les profondeurs marines qu'il me fallut descendre. Là j'eus à lutter contre Satan lui-même, avec toute son armée, sa science et son art artificieux. Et lorsque par l'humilité je l'eus foulé aux pieds, je lui fis cette question : «D'où vient, lui demandai-je, que tu nous fais la guerre avec une rage si terrible ? - C'est, hurla-t-il, qu'il me faut ma troupe, pour être dans l'Hadès de compagnie ! J'aurai comme cela de quoi pouvoir narguer le Nazaréen. Et je lui rirai au nez : Ah,ah ! Tu vois bien que je ne suis pas, ici, le seul apostat. Regarde combien d'autres ont chuté avec moi !»
Après quoi, par la grâce et la contemplation spirituelle, je montais jusqu'au cieux. Et j'y ai vu les beautés indicibles du Paradis, et que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment.
Plus tard, quand la grâce s'en fut en allée, mes pas tout-à-coup chancelèrent. Et pour avoir commis la faute d'une seule négligence, le sommeil s'abattant sur moi aussitôt m'enchaîna, et nuit après nuit me retint captif, me privant ainsi d'une foule de bienfaits. Mais peu de temps après, m'éveillant à nouveau, je me remis à lutter. Pourtant, lors même que je sortais vainqueur d'un combat fort sanglant, la chute, cette fois encore était là qui me guettait: je retombai sans tarder dans un très lourd sommeil. C'était la négligence encore revenue, cette mère de tous les maux qui dévorait mes os. Mais, une nouvelle fois m'éveillant, une nouvelle fois je repris ma lutte, contre les puissances hostiles.
Je dus au commencement, huit années durant, mener le combat contre les passions de la chair. C'est pourquoi, renonçant à m'étendre, je ne dormais plus que debout ou pour le mieux assis. Deux ou trois fois le jour, gémissant et pleurant, je me rouais de coups, voulant inciter Dieu à me prendre en pitié, pour qu'il me délivrât enfin de cette horrible lutte. Jusqu'à ce qu'un jour Dieu dans sa compassion, me fit grâce, m'arrachant à Satan et à sa folie furieuse. Mais quels revers infinis, j'eus d'abord à subir, voilà ce qu'en peu de mots, je vais ici te dire, te distillant comme une goutte de cette mer immense de mes tribulations.
Chaque nuit, durant ces huit années, des bataillons de démons infestèrent ma cellule. Alors, avec force gourdins, cognées, et autres armes de même sorte, ou plus meurtrières encore, ils se jetaient sur moi et comme des maniaques ils me torturaient. Et ils s'en prenaient, qui à ma barbichette, qui à mes cheveux, qui à mes bras, qui à mes jambes, m'infligeant toutes sortes de maux et de tourments. Et tous hurlaient et vociféraient: «A mort ! A mort ! Etranglez-le !» Il n'y avait que le nom de notre Christ et celui de notre Panaghia5 pour en venir à bout. Alors, leur puissance défaite, ils devenaient invisibles. Mais à la fin pourtant, le Seigneur eut pitié de moi et, m'arrachant à cette tribulation, il me fit sortir du tréfonds de ce gouffre.
Ah ! mon enfant ! Le seul récit de ces choses aujourd'hui me rend fou. Mais c'est en croyant t'être utile que je l'ai entamé. Et c'est ce qui maintenant m'incite à poursuivre...
J'ai donc été jeune homme, puis homme fait ; et c'est plus usé qu'un centenaire que j'entre maintenant dans le temps de ma vieillesse tellement il m'a fallu subir de tourments et d'altérations ; usé d'abord, par le travail de mes mains ; car, selon que tu as pu toi-même en juger par ce que je t'ai envoyé, c'est bien à la sueur de mon front que je gagne mon pain ; usé aussi parce que, de partout sur l'Athos, des skytes et des monastères, l'on vient me trouver ; et nous redisons à nos frères ce que, par la grâce divine, le Seigneur nous a donné d'apprendre, pour édifier leurs âmes. Travail aussi, que celui de l'esprit, et que l'exécution fidèle des offices de ma règle. Et la nuit à longueur d'heures, après que l'esprit s'est longtemps fatigué à la prière, il faut écrire lettre sur lettre, pour répondre aux fidèles en quête de conseils et de direction spirituelle. Et lorsqu'enfin j'ai accompli tout ce que tu viens d'entendre, je n'en sombre pas moins au fond du désespoir, craignant de ne pas faire assez la volonté du Seigneur. Alors, au travers de mes larmes, je me lamente: «Qui sait, dis-je en gémissant, si ces choses que je fais sont agréables à Dieu ? Et si je m'égarais ? Si tandis que j'en prêche d'autres, j'allais rester, moi, réprouvé pour jamais ?» Car elle ne m'apparaît pas toujours la volonté du Seigneur. Qui donc en effet a sondé l'intelligence de Dieu ? Ou qui se tiendra jamais devant Lui, qui aura pris part un jour à l'iniquité ?
Mais toi, mon enfant, pour une seule désobéissance, voici que tu as jeté bas toutes tes armes ? Pour le simple mot d'un démon, tu désertes la place, et cesses tout combat ? N'as-tu donc jamais vu l'hiver ? Et les tempêtes de neige ? Et les légions et les bataillons de démons t'intimident ? Un seul démon te menace et te voilà épouvanté ? Mais non, ne t'avise jamais de croire ce qu'il te dit. Car c'est un menteur, qui depuis l'origine, ne fait rien que mentir. Mais il n'a nul pouvoir sur nous si ce n'est lorsqu'il nous trouve en proie à l'orgueil comme à l'ignorance. Les démons ne savent que menacer et effrayer, mais ce n'est là le signe qu'ils aient la moindre puissance. Car si dans les pourceaux même ils ne purent entrer sans permission, comment nous tourmenteraient-ils que Dieu ne le permît ?
Tâche donc d'acquérir un esprit de véritable humilité, et ne crains absolument jamais les dires d'un démoniaque. Le Seigneur lui-même nous en a rendu le clair témoignage: lorsqu'une seule fois le démon le tenta, fanfaronnant devant lui et disant: «Nous savons qui tu es», quelque vérité que l'autre pût lui dire, le Seigneur lui résista, nous montrant ainsi par son exemple à ne pas ajouter foi aux paroles d'un possédé, aussi vraies qu'elles puissent paraître. Car, parlant par la bouche de l'homme, le démon, l'espace d'un instant dira la vérité, mais l'instant d'après mentira, lui qui depuis les premiers temps n'est qu'un menteur et qui, comme tel, jamais ne peut se tenir dans la vérité. Aussi, que l'homme par malheur se laisse aller à les croire et le voilà bientôt réduit à n'être plus de la part des démons que l'objet de leur risée et de leur moquerie.
Allons, ressaisis-toi, et chasse toutes ces fables loin de ta pensée. L'humble, quand bien même il tomberait mille fois, chaque fois se relève, et sa chute néammoins lui est comptée comme une victoire. Mais l'orgueilleux, lui, à peine a-t-il sombré dans le péché, qu'un moment après il tombe dans le désespoir ; endurcissant encore son coeur, il ne veut plus même se lever. Le désespoir est un péché mortel, qui plus que tous les autres réjouit le diable ; mais la confession l'efface aussitôt.
Ainsi, mon enfant, hâte tes pas vers toute oeuvre bonne. Et s'il arrive que, ne pouvant faire le bien, nous tombions, gardons-nous néanmoins d'en rester à notre chute, mais relevons-nous et, aussitôt, demandons-en pardon à notre Sauveur. Car si celui-ci a dit à son disciple de pardonner soixante dix sept fois sept fois à celui qui chutait, comment se pourrait-il que le législateur lui-même ne nous pardonnât pas à nous ? Sois donc sans crainte. Efforce-toi seulement, autant de fois que tu tombes, de te relever et d'implorer le pardon que requiert ta faute.
Et le Seigneur, qui est bon et qui ne garde pas rancune et oublie sa colère, ne te gardera pas non plus rancune. Car, dit le psalmiste, «Autant l'Orient est loin de l'Occident, autant il éloigne de nous nos transgressions6».




19. Toujours quand tu tombes, sans perdre un seul instant, repens-toi.

J'ai reçu ta lettre, mon enfant, et j'y ai vu ton trouble.
Cependant, bien-aimé, ne t'inquiète pas. Ne t'attriste pas. Quoi donc ? Tu es encore tombé ? Relève-toi encore. C'est sur la route du ciel que tu as été appelé. Quoi d'étonnant s'il y achoppe, celui qui la parcourt ? Il suffit seulement qu'il ait de la patience et qu'à chaque instant il fasse pénitence.
Ainsi donc, toujours quand tu tombes, sans perdre un seul instant, repens-toi. Parce que, plus tu tardes à demander pardon, plus tu laisses le loisir au malin d'étendre en toi ses racines. Allons, ne le laisse pas à tes dépends jouer avec tes nerfs.
Non, ne te désespère pas de ce que tu chutes. Mais lorsque tu chutes, alors, plein d'ardeur relève-toi, et te prosternant, dis: «Pardonne-moi, mon Christ, je suis homme et si faible !...»
Ce qui t'arrive n'est pas comme tu le dis à tort, signe de déréliction. Mais c'est parce que tu as encore beaucoup de l'orgueil du monde, comme aussi beaucoup d'égoïsme, que Jésus le Seigneur te laisses ainsi trébucher et tomber, afin que, chaque fois un peu plus, tu apprennes ta faiblesse, et que tu sois longanime, avec tes frères qui chutent ; de sorte qu'au lieu de leur jeter la pierre parce qu'ils sont tombés, tu fasses tout pour les soutenir.
N'oublie donc pas, chaque fois que tu tombes, encore et encore relève-toi, et sur-le-champ demande pardon.
N'ensevelis pas non plus un chagrin dans ton coeur. Car le Malin, justement se fait une joie de ta peine comme de ton abattement, dont il naît tant de maux prompts à empoisonner de fiel l'âme de celui qui les ressent. Mais l'âme contrite, à l'inverse, de celui qui se repent, n'a que ce mot à dire pour que passe son chagrin: «J'ai péché Père ! Pardonne-moi ! Ne suis-je pas homme... un homme faible ? Qu'y puis-je donc ?» Et c'est vérité, bien-aimé, que les choses sont ainsi faites ! Allons, prends courage !
Ce n'est que lorsque vient la grâce qu'alors l'homme marche avec droiture. Mais autrement, sans la grâce, il ne fait jamais qu'errer et chuter à chaque pas. Sois donc vaillant et courageux, et n'éprouve aucune crainte.
As-tu vu quelle longanimité le frère dont tu me parles a montré dans l'épreuve ? Toi aussi, fais de même et, face aux épreuves qui te guettent, forme de nobles desseins. Car n'en doute pas, elles viendront ; c'est chose inéluctable ; chose nécessaire aussi. Crois-le, tu as besoin d'elles ; car sans épreuves, l'on ne peut se purifier. Allons, oublie ce que te soufflent ton découragement comme ton acédie. Ne les crains plus. De même qu'avec la grâce de Dieu, tes tourments précédents s'en sont allés, de même ceux-là aussi passeront, leur tâche une fois remplie.
Car ce sont des remèdes que les épreuves ; telles les herbes amères officinales, elles guérissent nos passions déclarées comme nos plaies les plus secrètes.
Acquiers donc la patience pour que, chaque jour ajoutant à ton profit, à la fin tu amasses un trésor, sans omettre le repos et la joie éternelles, dans le Royaume des Cieux. La nuit, celle de la mort, arrive, où nul ne peut travailler. Hâte-toi donc, le temps est court.
Et sache encore ceci: mieux vaut encore vivre un seul jour qu'achève la victoire, les prix et les couronnes, que beaucoup d'années passées toutes dans la négligence. Parce qu'une lutte d'un seul jour, en pleine conscience et connaissance de l'âme vaut bien plus que cinquante années entières d'un être sans connaissance et qui lutte négligemment.
Car ne t'attends pas si tu ne luttes pas et si tu ne verses pas ton sang à te voir libéré de tes passions. Notre terre, tu le vois, depuis la transgression ne produit plus qu'épines et ronces. Et ce n'est qu'au prix de bien des peines, nos mains ensanglantées à ce labeur, après maints gémissements, que les passions sont enfin extirpées. Pleure donc maintenant, verse des larmes qui soient des fleuves, amollissant ainsi la terre si dure de ton coeur. Et quand cette pluie l'aura toute entière détrempée, alors comme rien les épines seront arrachées.



20. Ne désespère pas ! Ces choses là sont le lot de tous !

Comme mon âme a mal ! Et quel nuage épais recouvre mon coeur ! Pour toi, bien-aimé, mon esprit se fige, ma langue se tait, ma main se glace ! Et je m'étonne, interdit, de ce que tu ne puisses du tout te faire un peu violence !
Ah, mon enfant ! Si tu avais vu ma peine, et quelles larmes ont coulé pour toi ! Et combien je me soucie, et me soucierai, jusqu'au jour enfin où j'apprendrai de toi que tu t'es relevé, giflant l'adversaire. Car ce n'est pas toi qui fait cela, mais bien le malin, le diable, à jamais rebelle -que Dieu l'abolisse !
Toi donc, mon enfant, prends courage, et relève-toi de ta chute. Allons ! Debout ! Emporte-toi contre le tentateur, sachant qu'il est lui seul l'auteur de cette vaste tromperie. Non, ne lui laisse aucun répit. Combats contre lui. Et quand vient t'obséder le souvenir de ce visage aimé, alors, prends le bâton et, tant que tu peux frappes-en bien fort tes cuisses et tes jambes. Tu flétriras plus vite ainsi le désir de la chair. Sous la douleur, tu pleureras, mais par là l'esprit se purifie de pareils souvenirs. Alors les images s'évanouissent, et avec elles se dissipe l'abusive duperie de l'imagination.
Mais cette épreuve de la chair, mon enfant, plus que toute autre, redoute-la. Car elle est souillure de l'âme. Or à l'impureté, il ne faut que le bâton, pour en être frappée impitoyablement.
Nous ici, tous nos jeunes novices cachent un bâton sous leur oreiller. Et à peine sentent-ils monter en eux ce désir de la chair, qu'aussitôt, hop, hop, du bâton, et en veux-tu, en voilà, encore du bâton. Alors se flétrit le désir charnel et s'épanouit l'âme, enfin florissante. D'autre médicament, il n'en est pas ; rien autre que celui-ci: prière, jeûne, bâton ! C'est alors que se purifie l'esprit ; que l'âme plus aisément ressent la contrition, que s'adoucit le coeur ; et que, dans la prière, tu prends devant Dieu de l'assurance.
Seulement, ne désespère pas. Ces choses-là sont le lot de tous. Telle est la guerre du Malin, et telle quelle elle passera. Mais parce que tu l'as au commencement combattu, lui aussi, maintenant que ton zèle s'est refroidi, veut te voir lui restituer enfin sa dette. Toi donc, réveille-toi, pleure et repens-toi.
Ne te souvient-il pas de ce frère qui disait au démon: «Cette cellule est pareille à une forge. Si donc tu donnes un coup, tu en recevras un». Combats donc avec force contre la passion, et bientôt, Dieu voulant, tu auras ta délivrance. Mais ce qu'il faut que tu comprennes, c'est la cause même par où t'est venue l'épreuve.
Et si tout cela t'advient, c'est que tu as laissé subsister en toi des pensées mauvaises contre ton Ancien, et contre les frères de ta synodie. Car le diable, en artisan qu'il est de toute sorte de mal et de perversité, s'entend bien d'abord à briser le lien d'amour : alors il insuffle en toi la haine du géronda et l'aversion des frères ; et puis la répugnance pour tout être vertueux. Enfin, il fait tout, pour que cesse la prière des justes ; car tant d'oraison le brûle, et réduit à rien sa force.
C'est pourquoi il sonde, cherchant le prétexte et la manière dont il pourra user, afin d'isoler ceux qui écoutent ses pensées pour les séparer de la synaxe de ceux qui prient. Encore un peu, puis il s'empare d'eux, et se les assujettit.
Comprends donc que ce sont là des machinations, des procédés du malin. Aussi n'écoute pas, toi, ce qu'il murmure à ta pensée. Ignore-le. Méprise-le. Et veille surtout à ce qu'il ne te distraie pas de ta règle. Car autrement, tu es perdu. Ne le laisse pas se réjouir dans ses espérances. C'est moi plutôt qui me réjouis, dans l'attente de ce soufflet, que tu vas avant longtemps lui jeter en pleine figure.
Quant à nous ici, nous allons sans tarder supplier tous les frères de faire des prières, pour te fortifier. Et si pas un instant, je n'ai cessé, moi de le faire, ce sera l'oeuvre de tous désormais, que de prier pour toi. Qu'il te suffise à l'avenir, de n'être plus négligent, et surtout, de ne jamais désespérer.
Accepte aussi ce petit chapelet, prie, et prend de l'assurance. Aime encore tes frères et ton Ancien et fortifie-toi. Car l'amour est force, au-dessus de toute force comme de tout artifice de l'ennemi malin.
Enfin, quoiqu'il arrive qui ne t'advienne par ta faute, tiens-le pour nul et comme non avenu. Car ce n'est pas toi qui en as offensé d'autres, ni eux qui t'ont tourmenté, mais c'est le malin qui tous nous combat, pour nous brouiller. Oui, tel est son office. C'est toi qui aujourd'hui as été dans l'épreuve ; demain, ce sera un autre, et le jour d'après un autre encore ; et tout le temps de cette vie, le tentateur sera présent.
Cependant, je te le redis ici, et cette fois encore, entends ma voix te le dire: «Non, ne désespère pas !» Ensemble nous irons au Paradis. Ou si par mes prières, je ne te l'obtiens pas, je n'irai pas moi non plus. Ah, mon enfant ! Comprends à mes paroles l'excès de mon amour pour toi en Jésus Christ notre Seigneur !



21. Petit ou grand, le péché, par une sincère pénitence, s'efface tout à fait.

Tu m'écris, mon enfant, que ton péché, peut-être, n'a pas été pardonné ? Mais non, sois sans crainte. Tout autre est le sentiment des Pères. Quelque chute, disent-ils, qu'aura commise un homme, à l'heure même où il se repent, sa faute, aussitôt , lui est remise. Mais s'il est orgueilleux, au contraire, l'orgueil, jusqu'à son dernier souffle, demeurera en lui. Et pour peu qu'il soit négligent ou seulement indolent, cette sotte vanité, vient jusque dans son sommeil lui monter à la tête, souillant sa pensée et gâtant son esprit, pour lui imputer à péché sa faute, fût-elle très ancienne.
Vois le Prophète David, à qui Nathan fait grief de cette passion combien coupable qu'il conçut pour Bethsabée.
«Oui, crie David, j'ai péché Seigneur ! Secours-moi !»
«Va ! lui dit alors le Prophète, le Seigneur t'a pardonné !»
Et sur l'heure même, il reçut le pardon de sa faute. Et pourtant jusqu'à la fin de sa vie, il lui fallut l'expier. D'abord mourut l'enfant, encore nouveau-né, qu'il avait eu de Bethsabée. Puis il vit son fils lui-même pécher avec Thamar, sa fille. Enfin, Absalon, son fils, son propre fils, l'exila... Or tout cela, c'est pour son péché, qu'il eut à le subir, et bien que dès longtemps, il en eut reçu le pardon. Car, vois-tu, mon enfant, lors même que la faute est déjà pardonnée, le pénitence, elle, demeure, et à proportion du péché.
Regarde encore Théodora d'Alexandrie, la sainte qui se retira pour vivre comme moine : elle avait péché d'abord, puis s'était enfuie pour faire pénitence, jusqu'à ce qu'à la fin, elle fût devenue sainte. Mais lors même qu'elle s'était retirée, l'adultère n'avait pas encore acquitté toute la pénitence que lui valait son crime. Aussi fut-elle encore calomniée, puis exilée, bannie, et contrainte d'élever au loin le fils d'une étrangère. Et elle était bien la seule alors à comprendre la cause d'une diffamation si terrible.
Et le grand Ephrem, ne fut-il pas, pour avoir volé un veau, jeté aux fers, lui qui était saint ?
«Oui, lui dit le Seigneur, aujourd'hui tu n'as pas volé ; mais n'as-tu pas, petit enfant, détaché l'animal, qui revint ensuite à son état sauvage ?»
Aussi, quand bien même le péché d'un être lui serait pardonné, le souvenir de la faute de même que son effet demeurent.
Quant à toi, pour avoir été ces derniers temps, négligent, tu as bien mérité que Dieu te délaissât un peu, et que, contre toi, se dresse le Tentateur, jusqu'à ce qu'enfin tu aies repris tes sens. Toi donc, relève-toi et crie: «Fils de David ! Je veux à présent recouvrer la vue !» Et voici qu'aussitôt vient Jésus, donateur de la lumière, qui fait se lever sur toi la lumière de la pénitence et de la connaissance divine.
C'est pourquoi, mon enfant, loin de m'attrister du passé, je songe seulement à me réjouir de l'avenir. Car le petit est bénit par le grand et le péché, petit ou grand, par une sincère pénitence s'efface tout à fait. Ne regarde donc plus en arrière désormais, mais efforce-toi toujours de tendre vers l'avant.
Je me réjouis beaucoup aussi, mon enfant, de ce que tu veuilles apprendre. Ce désir-là est du meilleur augure. En effet, si quelqu'un demande à apprendre, l'on sait d'avance que, de façon ou d'autre, il fera un jour quelque chose.
Qu'il en soit autrement est bien impossible. Et quand même cet être là n'arriverait à rien, il a le sentiment du moins que d'autres sont à l'oeuvre. Alors, se blâmant lui-même, du moins par là acquiert-il l'humilité. Puis il implore Dieu de lui accorder sa grande miséricorde afin d'en être fortifié. Et par là, il parvient bientôt à la mesure exacte de ceux qui avant lui ont atteint à la vertu.

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