vendredi 21 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°30. Le rationalisme.

RATIONALISME




«Le rationalisme, écrit M. A., c'est cette conception philosophique, qui n'accepte pas la vérité révélée, le miracle, etc...» Et il continue : «Donc, le rationaliste n'admet ni Dieu, ni miracle, ni création, ni rien de tout ce qui dépasse la compréhension humaine». Et il conclut que Makrakis n'était pas un incroyant puisqu'il admettait Dieu, la révélation, la création et le miracle des miracles, l'Incarnation de Dieu le Verbe et que «c'était altérer la vérité», être «de parti-pris», se laisser aller à la «calomnie» et au «dénigrement», bref, céder à «l'égoïsme et à la jalousie», que de le qualifier de «rationaliste».
En effet, la majorité des rationalistes est comme la décrit le dictionnaire de M.A. Mais alors nous limitons beaucoup le sens du terme, si nous lui donnons une si étroite signification. Si notre définition se limite à cette acception, elle est tout simplement imparfaite.
Le rationalisme, comme fait, et comme nom, est venu en Grèce de l'Occident rationaliste. Le mot orthologismos qui le traduit en grec est néo-hellénique, ce n'est qu'un calque du terme occidental, selon l'équivalence entre ration et logos-logique. Pour trouver le sens réel de ce terme dans toute sa portée, il nous faut remonter à ses sources et voir comment l'entendent les occidentaux qui l'ont créé.
Voici comment l'explique un des dictionnaires de la langue anglaise qui fait autorité (The Winston Dictionary College, édition 1942, p. 803).
Rationalisme : Habitude de l'esprit de penser par lui-même au lieu de se conformer à une autorité établie.
Théologiquement : système de philosophie religieuse qui place au-dessus de la révélation spirituelle la logique comme guide en matière de foi et de conduite. Système de pensée religieuse qui éprouve et examine la vérité par la raison.
Philosophiquement : théorie qui veut que la connaissance soit en définitive jugée -et la vérité ultime découverte- par la logique et non par l'expérience.

Nous voyons donc que l'on peut admettre Dieu, le miracle, la création, admettre l'Incarnation de Dieu le Verbe, admettre la révélation et être rationaliste.
Le rationaliste s'empare de la révélation de la vérité, la verse dans les moules de la logique, la limite dans les formats rationnels, la pulvérise, pour qu'elle puisse entrer dans le cerveau humain ; il la démontre philosophiquement et scientifiquement, il la revêt d'une autorité scientifique et, comme le dit le dictionnaire sus-cité, «il éprouve la vérité par la raison».
Rationaliste est, par exemple, Thomas d'Aquin, même s'il a écrit sur la théologie. Luther, Calvin, sont aussi des rationalistes. Ils étudient, certes, la Sainte Ecriture, mais ils cherchent à pénétrer dans les profondeurs de son contenu avec leur pauvre cerveau et non comme ont fait les Pères de l'Eglise en purifiant leur coeur par l'ascèse pour le rendre capable de recevoir les illuminations du Saint Esprit. Résultat : ils ont eux aussi fabriqué un système philosophique, comme Thomas d'Aquin. En tant que système, il est peut-être à l'opposé du premier, mais en tout cas, comme lui, étranger au mystère de la révélation divine.

1) «En quoi donc Makrakis ne croyait-il pas en la Trinité, écrit M.A., bien qu'il l'ait démontrée en trois formulations, anagogique, épagogique et psychologique ?»
Voilà le rationalisme de Makrakis. Son avocat lui-même nous le fait toucher du doigt.
Des démonstrations philosophiques et scientifiques sur la Sainte Trinité !!!
Voilà précisément comment la vérité révélée est mise dans les moules de la logique humaine, voilà la forme qu'on lui donne pour qu'elle puisse entrer dans le cerveau humain, voilà aussi, comme le dictionnaire l'indique, comment la «vérité est examinée par la raison». Le mystère, le mystère par excellence, incompréhensible aux anges mêmes, comme aux hommes, se voit expliquer et démontrer !

2) Un autre disciple de Makrakis, m'a également écrit pour me reprocher d'avoir qualifié son maître de «rationaliste». «Quelle nation, écrit-il, a produit un philosophe chrétien, qui a continué ou plutôt complété nos anciens philosophes, Platon et Aristote, comme l'a fait Makrakis ? Quelle nation a donné un commentateur logique et savant comme Makrakis ? Quel philosophe a pris soin de revêtir d'autorité scientifique les vérités dogmatiques du christianisme si ce n'est Makrakis ?»
Vous voyez que nous sommes d'accord sur la qualification de Makrakis. Makrakis a bien été un chrétien-philosophe. Notre divergence réside dans ce fait que les adeptes de Makrakis ne se rendent pas compte que dire de quelqu'un qu'il est chrétien-philosophe n'est pas une louange, mais une condamnation.
Le vrai chrétien ne sent pas la nécessité d'être autre chose que chrétien. La révélation divine, telle qu'elle a été donnée et que chaque jour elle se donne aux coeurs purifiés des saints, lui suffit. Il ne voit pas la nécessité de la revêtir d'une autorité philosophique et scientifique. Celui qui sent une telle nécessité, révèle que sa foi est boiteuse, qu'elle a besoin du bâton philosophico-scientifique. D'autre part, le chrétien véritable, non seulement ne sent pas la nécessité de la philosophie, mais encore il la considère comme ennemie de la foi. La foi est au-dessus de la nature, au-dessus de la raison. Elle se meut dans des modes inaccessibles à la compréhension humaine, et elle libère l'homme des liens de la nature limitée et des facultés intellectuelles bornées. Tandis que la philosophie est captive de la nature, obligée, par sa nature, à se mouvoir entre les frontières de l'intelligence humaine.
Quand le chrétien est lié par la philosophie, quand il devient christiano-philosophe, il lie son esprit avec de grandes et lourdes chaînes, qui ne lui permettent pas de sortir hors des oeuvres de ce monde, surtout de ce monde soumis à la corruption. «L'âme qui marche dans les voies de la piété dans les sentiers de la foi, qui a réussi à bien y cheminer, écrit saint Isaac le Syrien, si elle retourne aux modes par lesquels s'acquiert la connaissance, elle dévie immédiatement de la foi et perd sa force spirituelle». «La connaissance, écrit-il encore, est dans la nature, elle la garde dans tous les sentiers qu'elle parcourt. La foi, elle, parcourt la voie qui est au-dessus de la nature. La connaissance n'a pas la force de se laisser approcher par toute chose qui abolit la nature, mais elle la fuit. La foi, elle, se laisse aborder sans crainte aucune et elle dit : Tu marcheras sur l'aspic et le basilique, et tu fouleras le lion et le dragon (Ps 90, 13)» (Homélie 52/62).

3) L'homme qui veut lier la révélation divine par la philosophie est obligé de la défigurer, parce qu'il l'ajuste aux possibles humains. La philosophie se meut dans le cercle des possibles de l'esprit humain, tandis que la révélation divine n'a aucun cercle, aucune limite ; elle se meut dans l'infini des énergies divines et incréées auxquelles nous participons dans la mesure de la pureté de notre coeur et l'amour divin qui nous embrase.

4) «La sagesse nous en parlons aux parfaits, sagesse qui vient non de ce siècle, ni des chefs de ce siècle, qui vont être anéantis ; nous prêchons la sagesse de Dieu cachée dans le mystère» (1 Cor.2, 6). «La sagesse de ce monde est folie devant Dieu» (1 Cor. 3, 19).

5) Voilà donc l'opposition entre Makrakis ou n'importe quel rationaliste et la prédication des apôtres : «Et ma parole et ma prédication, écrit encore l'Apôtre Paul, ne reposent pas sur les discours persuasifs de la sagesse humaine, mais sur une démonstration d'Esprit et de Puissance, afin que votre foi soit fondée non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu» (1 Cor. 2, 4-5). Et cependant, que fait Makrakis ? il prépare des démonstrations philosophiques sur la Sainte Trinité : l'apagogique, l'épagogique et la psychologique. L'Apôtre Paul ne veut pas que la foi des chrétiens soit fondée «sur la sagesse des hommes». Mais Makrakis et tout autre «chrétien» rationaliste le veut, poursuit ce but et se consume pour l'atteindre.

6) Et voici les résultats, voici comment la foi chrétienne est déformée et la Sainte Ecriture mal interprétée, quand nous abordons la révélation divine avec la sagesse humaine. L'Apôtre Paul termine sa première épître aux Thessaloniciens par ces morts : «Que le Dieu de paix vous sanctifie lui-même tout entiers et que tout votre esprit, l'âme et le corps soient conservés irrépréhensibles, lors de l'avènement de notre Seigneur Jésus Christ» (1 Thess. 5, 23). Il est manifeste que l'Apôtre parlant de l'esprit, de l'âme et du corps, parle de trois expressions différentes de la nature humaine et non de trois natures différentes qui, ajoutées, composent l'homme. Et saint Grégoire de Nysse fait quelque part une telle distinction entre l'âme et l'esprit :




Croit-il lui aussi, comme Makrakis que l'esprit, l'âme et le corps de l'homme sont trois natures différentes qui s'allient pour composer l'homme ? Certainement non. Le même écrit ailleurs : «La nature de l'homme est une, une en elle-même, unité indivisible ; elle n'est pas sujette à augmentation pour une addition, ni à diminution par soustraction ; mais elle est une, même considérée dans la multitude, elle demeure non morcelée, permanente, entière... On peut surtout dire qu'elle est un seul homme... L'Apôtre Paul, en souhaitant que Dieu sanctifie les Thessaloniciens «tout entiers», souligne tous les aspects de la nature humaine, pour enseigner ainsi que la présence de Notre Seigneur Jésus-Christ s'étend avec égalité sur tous les aspects de l'homme et que rien n'est méprisé par lui, et aussi que nous devons avoir soin de sanctifier le corps comme l'âme et l'esprit, c'est-à-dire tout notre être, dans tous ses aspects, dans toutes ses expressions».

7) Voilà comment opère le rationalisme : il classifie, formule, analyse, synthétise, défini et par le même mot, il entend toujours la même chose, et ne laisse en rien aucun mystère. La Sainte Ecriture, par contre, parle toujours dans le mystère. Elle ne donne aucune définition ; souvent elle utilise le même mot pour des choses différentes ou différents mots pour la même chose. Quand elle parle de l'homme, elle le fait comme si l'homme n'était que le corps («Le Verbe s'est fait chair»), ou encore elle parle de l'âme et du corps, d'autre fois encore elle parle pour le coeur, la pensée, l'esprit.
Dans la Sainte Ecriture, il y a une grande liberté d'expression. On ne peut trouver en elle les liens des définitions philosophiques, des classifications philosophiques, des analyses et des synthèses. La Sainte Ecriture nous fait comprendre qu'elle parle de choses qui dépassent l'homme. Dans la philosophie, il y a la pensée que l'homme peut tout pénétrer. Et les rationalistes sont victimes de cette conception.

8) Quand le rationalisme s'applique à la révélation divine, il peut défigurer les fondements de la dogmatique chrétienne. La Sainte Ecriture parle-t-elle du corps, de l'âme et de l'esprit ? Vient le rationaliste M., et il donne ses définitions : «Corps, âme, esprit sont trois natures différentes qui forment l'homme». Et nous aboutissons alors à ceci : le Verbe s'est fait homme, c'est-à-dire qu'Il a pris la nature humaine. L'Eglise dogmatise que le Christ possède deux natures, la divine et l'humaine. Si donc, comme le veut M., l'homme est fait de trois natures différentes, s'il est trisynthétique, alors l'Eglise se trompe en enseignant que le Christ a deux natures dans une seule personne. Elle devrait plutôt enseigner quatre natures en une seule personne. Mais loin de nous un tel blasphème.

9) Et tous ceux qui contredisent M. blasphèment aussi, par un égal rationalisme ; ils affirment que l'homme est composé non pas de trois, mais de deux natures seulement : le corps et l'âme. Suivant leur conception, le Christ serait donc une personne en trois natures. On voit chez eux le même mécanisme du rationalisme. La Sainte Ecriture parle fréquemment de l'âme et du corps. De même les Pères de l'Eglise semblent, à première vue, soutenir la double nature de l'homme : «L'homme un est divisé en deux», dit le grand Athanase. «L'homme est double», écrit Basile le grand. Et Grégoire le Théologien : «Double est notre être, je veux parler de l'âme et du corps, double doit être la purification, par l'eau et par l'Esprit». En lisant les Pères, le lecteur inattentif dira : voici que les Pères soutiennent la double synthèse.
En vérité, le rationalisme est si subtil, qu'il est difficile à déceler ! Les Pères ne sont pas des rationalistes, ils s'expriment avec la liberté de la Sainte Ecriture. Ils ne donnent pas de définitions philosophiques, ils ne font pas de classifications. Quand M. dit que l'homme est composé de trois natures, il ne contredit pas les Pères quant au nombre, mais il est en désaccord avec eux sur la façon de penser la synthèse. Pour M., il y a trois natures différentes qui concourent à constituer l'homme. Trois réalités différentes, chacune avec sa nature particulière.
Quand les Pères écrivent que «l'homme est divisé en deux», ou «double est notre être», ils ne voient pas l'homme comme le résultat d'une addition de deux substances différentes ; ils ne le considèrent pas comme étant composé de deux natures différentes, comme le fait M. qui voit l'homme composé de trois natures différentes. Chez les Pères, il y a toujours la place pour le mystère, place qui n'existe pas chez M.
M. se meut, comme tous les rationalistes en général, dans le domaine des équations mathématiques. Les Pères, eux, n'enferment jamais le mystère de la création de l'homme dans les équations mathématiques. Ils savent que l'âme n'est pas comme le corps ; que le corps est l'un des aspects de l'homme, le plus grossier, le plus apparent ; que l'âme est un autre aspect, subtile, mystérieuse, au-delà des «phénomènes» qui régissent la matière. Mais ils ne définissent en rien ni ce qu'est l'âme, ni ce qu'est le corps. Ils décrivent simplement ces mystères avec les possibilités que leur offre le vocabulaire humain, exprimant ainsi ce que leur a enseigné le Saint Esprit. «L'âme n'est pas créée de cette matière comme les corps, écrit le théophore Maxime le Confesseur ; mais par la volonté de Dieu, mais du souffle vivant, d'une manière indicible et inconnaissable, que seul connaît le Créateur».
Les Pères ne mettent pas le mystère de la Révélation divine dans des moules. C'est pourquoi ils ne sont pas gênés quand l'Apôtre Paul écrit dans sa première épître aux Thessaloniciens «esprit, âme et corps». Ils savent que l'Apôtre parle des différents aspects d'une même réalité. Les rationalistes, hérétiques, ne sont pas en paix, tant qu'ils n'ont pu définir et classifier. Cette erreur du «tri-synthisme» est apparue très tôt, elle n'est nullement une innovation de M. Voici comment Athanase le grand fit face aux hérétiques sur le même sujet. «... Pas plus que je ne conçois l'homme composé de trois substances : esprit, corps et âme, comme eux (les hérétiques) osent le faire». En répondant à Apollinaire qui altérait la parole de l'Apôtre Paul, il écrit : «N'a-t-il donc pas montré, l'esprit sanctifié, qui est l'intellect humain





Nous voyons donc que ce que les Pères n'acceptaient pas, ce n'est pas la différence dans le nombre des aspects de la nature humaine, cela ne les dérangent en rien, tout comme l'Apôtre qui décrit ici l'homme comme esprit, âme, corps, une autre fois, comme âme et corps, et ailleurs encore, tout simplement comme chair. Du moment qu'ils ne définissaient pas et n'enfermaient pas dans des formes philosophiques les concepts qu'ils maniaient, ils étaient libres de s'exprimer en utilisant les termes qui correspondaient le mieux à leur sujet. Ce qu'ils n'admettaient pas, c'était de décrire l'homme comme un être composé, de détruire la simplicité de sa nature, d'affirmer qu'il est un assemblage de deux, trois substances ou plus, qu'il est le résultat de deux, trois natures différentes ou plus.
En d'autres termes, les Pères ne recevaient pas le rationalisme, cette formulation, cette limitation du mystère,



pour la faire entrer dans les mesures humaines, la destruction du mystère qui est aussi celle de la vérité.
Le rationaliste, même s'il proclame l'homme fait d'une seule nature, du fait qu'il définit, qu'il formule, s'éloigne de la Vérité et tombe dans l'hérésie.

10) Dieu seul est vraiment simple. L'homme ne fait que refléter la simplicité de Dieu. Et ce mystèe de la simplicité trinitaire de Dieu est la grande pierre d'achoppement pour le rationalisme. A elle se sont heurtés les plus grands hérésiarques.
Dieu simple et trine, c'est quelque chose qui dépasse la raison humaine. Le rationaliste est prisonnier des limites de la raison humaine. Il est obligé d'attaquer le dogme de la Sainte Trinité, pour demeurer logique. Pour lui, ou bien il existe trois dieux, et alors le christianisme devient polythéiste ; ou bien, s'il n'en existe qu'un, celui-là est le Père. Le Fils et l'Esprit Saint sont pour lui des êtres inférieurs.

11) C'est le même mécanisme qui se trouve à la base de toute hérésie. Ceux des rationalistes qui arrivent, comme M., à admettre en eux, grâce à «des preuves philosophiques et scientifiques» le dogme de la Sainte Trinité, attaquent la vérité sur un autre domaine. Et si, en d'autres cas, ils n'altèrent pas le dogme, ils le déforment dans les âmes de ceux qui les suivent, car la sèche logique, froide et sans coeur, détruit les ponts qui unissent l'esprit humain avec la Vérité.
La Vérité n'est pas une suite de définitions philosophiques, elle n'est pas le dogme, elle est une Personne, elle est Dieu Lui-même. Nous n'allons pas à Dieu par l'intelligence seule, mais de tout notre être. Ceux qui marchent par la seule raison ne peuvent connaître le Dieu Vivant. Ces hommes-là, dit Pascal, ne connaissent pas le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, mais le «Dieu» des philosophes, qui ressemble au vrai Dieu autant que l'ourse de l'arctique, ressemble à l'ourse réelle.



II, t. 76


«Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu».
Dieu se révèle aux coeurs purs, qui le cherchent avec simplicité et humilité. Ces coeurs le voient face à face et n'ont aucun doute. Ils connaissent par cette connaissance véritable, qui est la révélation des mystères «que l'homme ne peut exprimer». Si à ces hommes qui ont connu, on demande ce qu'ils ont connu, ils risquent de ne savoir que dire.
Chacun s'exprimera en fonction de sa culture, de son vocabulaire et aussi en fonction de la culture et du vocabulaire de ceux qui l'écoutent. La connaissance est la même, mais la manière de l'exprimer varie d'un homme à l'autre, de circonstance en circonstance.
D'autre part, la Vérité possède de multiples aspects et pour les exprimer on a besoin souvent de phrases antinomiques, qui semblent, à celui qui pense en rationaliste, recéler des contradictions.

2) Le rationalisme est cause que l'on entend souvent des athées ou des croyants, surtout des théologiens, parler du désaccord des Pères et des contradictions de la Sainte Ecriture. En effet, quand on lit les Pères et la Sainte Ecriture avec un esprit rationaliste, on ne voit partout que désaccord et contradictions, et on constate le manque d'unité d'enseignement dans les différents thèmes abordés, si bien qu'on est finalement conduit à l'agnosticisme et à la négation.
Voici quelques exemples caractéristiques d'oppositions que les rationalistes prennent pour des contradictions, alors que les orthodoxes y voient des expressions opposées de la même Vérité, qui se complètent l'une l'autre, rendant aussi la Vérité plus claire et plus concrète. Elles récusent d'un côté le rationalisme et, de l'autre, l'indéfini du syncrétisme.

Exemple 1.
Thèse : Dieu est Un, et absolument simple.
Antithèse : Dieu est trois personnes.
Comment la phrase du Christ ébranle-t-elle le rationalisme, pour les vrais fidèles, pour les orthodoxes ? «Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, afin qu'ils soient un, comme nous sommes un» (Jn 17, 22). En Christ, les membres vivants de l'Eglise sont -il n'est pas dit qu'ils deviennent, mais bien qu'ils sont- un. Car ils sont dans la Sainte Trinité, «en nous», comme le Christ l'a dit à son Père, car la Sainte Trinité bien qu'étant Trois est Un. Voici donc comment le rationalisme est ébranlé, voici comment nous échappons aux liens de l'arithmétique, en laquelle il n'est pas possible que le trois soit égal à l'un, et aussi nous sortons des lois de la grammaire où jamais le singulier n'équivaut au pluriel et le pluriel ne s'accorde au singulier.
Cependant les hérétiques, qui ont combattu et combattent le dogme de la Sainte Trinité, n'ont pu briser les chaînes de la grammaire ni celles de l'arithmétique.
Les fidèles sont un en Christ comme les personnes de la Trinité sont un non moralement, par des liens d'amour, etc... non plus métaphoriquement, mais substantiellement, ontologiquement. «Moi en eux et Toi en Moi» (Jn 17, 23).
Si l'on veut une preuve de l'origine céleste du christianisme, en voici une : le dogme même de la Sainte Trinité. Jamais l'esprit humain, tombé dans le péché et dans l'individualisme, n'aurait pu inventer une telle chose.
Par contre, quand l'esprit humain se trouve devant ce mystère, il tente de s'en détourner, cela c'est l'intervention miraculeuse de la grâce de Dieu, qui pousse les hommes à accepter la Vérité qui ébranle leur logique : «Comme nous sommes un» (Jn 17, 22).

Exemple 2.
Thèse : Dieu est imparticipable, incompréhensible, inconcevable, inaccessible, tant en cette vie que dans la future.
Antithèse : Dieu est si accessible, qu'il parle avec ceux qui l'aiment et le cherchent «face à face», comme quand on parle avec un ami (Ex. 33, 11). Il est si participable que sa grâce déifie ses amis. Il est si compréhensible qu'il n'existe rien d'aussi clair que la théologie orthodoxe. Il est si proche de nous, que -comme le disait naguère saint Nectaire- «si on étend notre main vers lui, il nous donne aussi le secours». Cette parole devait être avérée quelques instants après par un miracle dont bénéficia une de ses moniales.

4) Le rationalisme n'a pas pu pénétrer le mystère de cette antithèse. Pour lui, le Dieu inaccessible ne peut, en même temps, être accessible. Or nous avons une infinité d'exemples dans la Sainte Ecriture qui montrent que Dieu apparaît et parle avec des hommes. Toutes les vies des saints ne sont pas autre chose que des histoires de ce contact direct de l'homme avec Dieu. Non, disent les rationalistes, Dieu n'est jamais entré en contact direct avec l'homme. Aucun prophète ne l'a vu et ne lui a parlé. Aucun saint ne l'a goûté, aucun ne l'a reçu dans son coeur, la Sainte Trinité n'a jamais habité le coeur et le corps de personne.
Que le Christ dise : «Que celui qui m'aime garde ma parole et mon Père l'aimera, nous viendrons à lui et nous ferons notre demeure en lui» (Jn 14, 23). Que les Pères disent que «le coeur pur, devenu réceptacle du Saint Esprit, reflète purement Dieu tout entier».
«Aucune créature, disent encore les rationalistes ne pourra voir Dieu, et tous savent que l'homme est une créature».
Que le Christ dise : «Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu». Que le grand Antoine dise : «L'intellect de l'âme pure et amie de Dieu voit véritablement le Dieu incréé invisible et indicible, le seul pur pour ceux dont le coeur est pur». Non disent encore les rationalistes. Dieu n'a pas de relation directes avec les hommes, cela n'est pas possible, puisqu'il est imparticipable, inconcevable, inaccessible. Ses relations avec les hommes sont indirectes. Sa grâce n'est pas Sa grâce, mais une créature, une force que Dieu a créée et qu'Il a mise dans l'âme de l'homme, pour qu'elle le fortifie. Les apparitions de Dieu à Moyse, aux justes et aux prohètes de l'Ancien Testament n'étaient pas des théophanies -apparitions de Dieu- mais des angélophanies -apparitions d'anges. Par exemple, Celui qui a parlé à Moyse sur le Sinaï n'était pas Dieu Lui-même, mais un ange envoyé par Dieu. Que l'Ecriture dise que «le Seigneur a parlé à Moyse face à face, comme quelqu'un parle à un ami». Et les rationalistes répondent par ce qu'écrit plus bas la Sainte Ecriture, où Dieu dit : «Tu ne pourras voir ma face, car l'homme ne peut voir ma face et vivre». Et les malheureux rationalistes ne peuvent comprendre que ces deux affirmations contradictoires sont également vraies. Ils nient la première et admettent la seconde.

5) Je crains que soient nombreux ceux qui, en Grèce, ignorent quels sont ces rationalistes hérétiques, qui nient ce fondement de la vie spirituelle des chrétiens, le fait que Dieu et l'homme pieux et pur de coeur sont en contact direct, qui nient que la grâce de Dieu est une énergie de Dieu Lui-même donnée aux âmes et aux corps des hommes et affirment que la grâce n'est pas autre chose qu'une force créée, une créature de Dieu, et qu'il n'y a aucune réelle possibilité de contact entre l'homme et Dieu. Ces hérétiques ne sont autres que les latins, les papistes qui s'appellent eux-mêmes catholiques et que le Patriarche apostat de Constantinople, Athénagoras, appelle nos frères en Christ. Les papistes nourrissent une haine implacable envers un des plus grands saints de notre Eglise, saint Grégoire Palamas.
Ce saint a pris la tête du combat contre cette hérésie des Latins, quand certains latinisants cultivés tentèrent de l'introduire dans l'Eglise orthodoxe. C'est pour cela que l'Eglise a donné à ce saint, comme on le voit dans son tropaire et son kondak, le titre de «Prédicateur de la grâce».

6) Voilà donc jusqu'où va le rationalisme. Le but de la vie, c'est de parvenir à toucher Dieu, c'est d'avoir, habitant en soi, la Sainte Trinité, c'est de recevoir le Saint Esprit. Tel est le salut, telle, la vie éternelle qui commence dès cette vie, tel, le règne de Dieu, qui est la connaissance, la vision de Dieu, le suprême bonheur des hommes et aussi des anges. Voilà la pitié que nous demandons à Dieu avec larmes. C'est elle, la grâce que les chrétiens avec tant de luttes spirituelles et ascétiques appellent à venir dans leur âme. «...Ceux qui sont tout près de recevoir en partage la grâce et la puissance spirituelles et surnaturelles, voient par la sensation et l'intellect tout ce qui est au-delà de la sensation et de l'esprit...» (Philocalie, t. 4, p. 192).
Et pourtant, le rationalisme du papisme nie la possibilité même d'atteindre ce but de la vie de l'homme, et ne voit le salut que dans la justification des hommes devant une justice divine anthropomorphique irritée. Pour les «catholiques», l'homme, par le sacrifice du Christ sur la Croix, est délivré de la justice divine -et non des griffes du diable. Dieu veut nous délivrer de Dieu. Dieu tue Dieu pour satisfaire sa justice1 !!! Loin de nous un tel blasphème.
En réalité, Christ est mort sur la Croix pour ressusciter et vaincre ainsi la mort par sa mort, pour délivrer les hommes de la mort et, de cette manière, les libérer du diable qui les avait asservis par la crainte de la mort et de la corruption : «Afin qu'il délivrât tous ceux qui, par crainte de la mort, étaient toute leur vie retenus dans la servitude» (Héb. 2, 15). «Le Fils de Dieu a paru afin de détruire les oeuvres du diable» (1 Jn 3, 8).
Le Christ nous délivre du diable et nous ramène dans le sein de Dieu d'où nous avions chuté. Et c'est cette possibilité de retourner dans le sein de Dieu que nient les papistes ; leur rationalisme leur enseigne qu'aucune possibilité de contact n'existe entre le Dieu incréé et l'homme créé2.

7) Comment leur égarement a-t-il commencé ?
Le rationalisme a été introduit dans l'Eglise de l'Occident par des hommes qui, quoique pieux, n'ont pu parvenir à se défaire des chaînes de la sagesse humaine. Les premières semences du rationalisme, qui ont poussé de profondes racines, ont été semées par Augustin. Les occidentaux le considèrent aujourd'hui comme le plus grand des Pères de leur «Eglise».

8) Cependant, dans la conscience de l'Eglise orthodoxe, jamais Auustin n'a été un saint. La preuve en est qu'il ne figure pas dans les Ménées, qui est le sanctoral officiel de l'Eglise3. Si sa vie se trouve dans certains Synaxaires, si son nom se voit écrit dans certains calendriers à la date du 15 juin -quoique le dernier de la liste, fait qui témoigne qu'il s'agit d'une addition tardive- cela prouve simplement que l'influence du papisme fut grande sur la pensée des orthodoxes des siècles derniers.
Il est connu que, jusqu'en 1861, il n'a pas existé d'office pour Augustin dans l'Eglise Orthodoxe. On observe la même absence dans l'iconographie. Il n'existe pas en Orient d'icône orthodoxe représentant Augustin comme un saint. Ce n'est qu'au cours de ces dernières années que son portrait occidental a été «byzantinisé», et cela de bonne foi.

9) Augustin, malgré sa conversion, est resté jusqu'à la fin de sa vie ce qu'il a toujours été, un philosophe. Lui-même admet que sa pensée a subi, comme toutes les choses humaines, une évolution ; à la fin de sa vie, il conseille par conséquent à ses disciples de lire ses livres dans leur suite chronologique afin que leur cerveau puisse suivre son évoution, mais de n'admettre que les dernières conclusions de sa pensée.
Cet homme est l'exemple caractéristique du rationaliste religieux. Cerveau fécond, pensée puissante, mais dépourvu d'expériences spirituelles, il a tenté d'expliquer les faits de l'Histoire Sacrée à partir de ses positions philosophiques antérieures, sans avoir personnellement goûté ce qu'avaient expérimenté les justes, les prophètes, les apôtres, et les Pères de l'Eglise. Pour la pensée philosophique d'Augustin, l'abîme entre le créé et l'incréé, le matériel et l'immatériel, le limité et l'Eternel, était sans pont.
En tant que pur philosophe, il croyait Dieu soumis lui-même à la nécessité qui lui interdit d'entrer en relation, incréé qu'Il est et impérissable, avec les êtres créés et corruptibles, de sorte que toute énergie venant de l'incréé vers ses créatures se trouvait exclue.
C'est ainsi que les apparitions de Dieu aux hommes, que raconte la Sainte Ecriture, Augustin les nie ; il les explique qu'elle n'étaient pas de réelles apparitions de Dieu Lui-même, en tant qu'énergies incrées directes du Dieu incréé, mais des apparitions de créatures envoyées par Dieu aux hommes. Pour son cerveau philosophico-rationaliste, ces apparitions ne peuvent être des théophanies puisque, par nécessité, il est impossible que l'incréé soit vu par le créé, parce que tout ce qui est visible est par nécessité périssable. L'Ecriture Sainte a beau dire explicitement que «le Seigneur a parlé à Moïse face à face», pour ce philosophe, c'est à cause du peuple rustre qu'elle parle ainsi. En réalité, pense-t-il, ce n'est pas le Seigneur qui a parlé, mais un ange envoyé par Lui. Pour Augustin, Moïse n'est pas théopte, celui qui a vu Dieu, cela n'est pas possible, sa philosophie en serait totalement mise sens dessus dessous. En conséquence, pour ne pas bouleverser sa philosophie, il bouleverse la Sainte Ecriture.

10) Tous ceux qui ont mal interprété la Sainte Ecriture ont tenté de se justifier en citant l'Ecriture. Augustin à ce sujet se fonde sur ce Moïse a dit à Dieu, alors qu'il parlait avec Lui «face à face». Moïse dit à Dieu : «Si j'ai trouvé grâce devant Toi, montre-Toi, connaissablement à moi, pour que je te voie» (Ex. 33,13). Et Dieu lui répond : «Tu ne pourras voir ma face. Car l'homme ne peut voir ma face et vivre... Tu me verras par derrière, ma face ne t'apparaîtra pas». Si donc, conclut Augustin, Moïse avait parlé face à face avec Dieu, aurait-il demandé à Dieu de le voir «connaissablement» ? Puisqu'il demande de le voir «connaissablement», cela veut dire qu'il ne l'avait pas vu du tout, qu'il n'avait jamais conversé avec lui directement (Augustin, De Trinitate).

11) On peut voir jusqu'à quel degré d'ignorance le rationalisme peut conduire l'homme ! Dieu dit en somme à Moïse que l'homme ne peut voir Dieu Tel qu'Il est, mais qu'il peut en voir Sa Majesté et y participer, selon sa capacité.
Dieu apparaît à l'homme, autant que l'homme peut le recevoir et non Tel qu'Il est en Lui-même, explique Saint Grégoire de Nysse dans sa Vie de Moïse.
Donc, Dieu se montre à l'homme, Il se donne et se communique à lui, d'une manière limitée, à la mesure des possibilités de l'homme. «Tu t'es Transfiguré sur la Montagne, Christ Dieu, Tu as montré à Tes disciples Ta gloire -Ta lumière éternelle- autant qu'ils pouvaient la porter». «Tes disciples, Christ Dieu, ont vu ta gloire autant qu'ils le pouvaient». Ce qui est arrivé à Moïse, quant il a parlé avec Dieu arrive également à tous ceux qui ont connu la gloire de Dieu. Ils sont soif de connaître davantage. Et Dieu ne leur refuse pas ce surplus. Au cours de son entretien avec Moïse sur le Sinaï, Dieu fait sans cesse des concessions. Or, il est une limite que l'homme mortel ne peut dépasser. L'homme peut voir le dos de Dieu, mais Sa face non. «L'homme ne peut voir ma face et vivre».
En tout cas, même le dos que l'homme mortel est digne de voir, c'est néanmoins celui de Dieu. L'homme peut donc tout de même voir Dieu, fût-ce par derrière. Ce n'est pas une créature que l'homme voit, comme l'affirme Augustin le rationaliste, il ne voit pas un ange, mais Dieu Lui-même, Son énergie incréée et Sa gloire. Il se peut que nous ne puissions voir le soleil en face, mais sa lumière que nous voyons et qui éclaire nos yeux et sa chaleur qui réchauffe nos corps, c'est du soleil lui-même qu'elle jaillit, ce n'est pas par réflexion.

12) Cette erreur, dans laquelle Augustin est tombé à cause de son rationalisme philosophique, a trouvé, dans le cerveau des théologiens de l'occident, un terreau favorable, où elle a germé et porté du fruit au centuple. Le contrecoup de cette erreur est apparu dans la vie spirituelle de l'Occident. On enseigna aux hommes de l'Occident que le but pour lequel Dieu nous a créés est impossible à atteindre. «Dieu nous a créés pour nous faire communier à sa propre divinité» disaient les apôtres (2 Pierre 1, 4). «L'homme ne peut entrer en communion avec la divinité» prêchaient les maîtres de l'Occident.

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