samedi 22 janvier 2011
La Lumière du Thabor n°31. L'humilité.
SUR L'HUMILITE
Celui, dit notre saint père Niphon, patriarche de Constantinople, qui acquiert l'humilité, bâtit sa maison sur la pierre, laquelle est le Christ. Mais celui qui, plein d'égoïsme, se croit vertueux est absolument dénué de vertu, et pauvre jouet de son imagination ne peut qu'ensabler ses oeuvres parmi les bancs mouvants de la vanité. L'humilité, elle, affermit toute vertu, et qui la détient, jour après jour devient plus lumineux. Cependant que l'infernal égoïsme chasse au loin jusqu'au souvenir même de la bonté, durcissant le coeur plus qu'un impénétrable granit. L'homme égoïste à jamais demeure enténébré, selon ce que, dans la Sainte Ecriture, par la bouche de Salomon, énonce la Sagesse : «Le Seigneur s'oppose aux orgueilleux, mais donne aux humbles sa grâce».
Quelqu'un, disait un Ancien, peut, de façon décousue, lutter contre son amour‑propre, mais n'accomplir guère toutefois de progrès, pour n'avoir pas d'humilité véritable. Tandis que d'autres à l'inverse, sans lutter autant qu'eux, et menant une moindre ascèse, tant en ce qui regarde le jeûne que l'agrypnie et le reste, cependant progressent bien davantage, pour ce que leur humilité est grande, et que celle‑ci sans mentir, supplée à de multiples manques.
Il disait encore : J'ai vu dans une âme un grand amour de Dieu. Injustement lésée, elle voyait là un signe d'amour et de miséricorde divine. En quoi cet être, déjà, réunissait les présupposés de l'avancement spirituel : son coeur était pur, et, quoique en germe, possédait l'humilité qui précède l'amour. Tel est le fondement : Quelqu'un a‑t‑il de l'humilité qu'aussitôt il dispose comme d'un puissant aimant, pour attirer à lui la grâce d'en‑haut. C'est aux humbles, vous l'avez pu voir, qu'est donnée la grâce. C'est là chose divinement ordonnée.
Saint Akakios le Cavsokalyvite, précédant toutes ses vertus, avait l'humilité. Jamais il n'eût voulu commettre un acte dicté par l'orgueil, ni proférer, ou seulement entendre, une parole marquée par l'enflure.
Assemblés un jour au Kyriakon1pour une fête de la skyte, les Pères prièrent leur Proèdre2 d'alors de bien vouloir désigner un frère qui fût apte à devenir président en second, en sorte qu'ils n'eussent plus à l'importuner sans cesse. L'on vit le Proèdre remettre son bâton au bienheureux Akakios. Embrassant cette main qui le lui tendait, le saint le reçut, mais ne le tint qu'en cette heure seulement. Car il ne l'eut plus, de ce jour, entre les siennes, ne voulant rien que chasser loin de son esprit toute pensée hautaine.
L'homme, disait un ascète, d'abord se donne tout entier à Dieu, après quoi Dieu le purifie, puis le donne aux hommes. Et c'est lorsque l'homme est pénétré véritablement de cette pensée qu'il est le pire de tous - c'est alors qu'un « Kyrie Eleison » qu'il profère pour le monde est de plus de prix que les mille « Kyrie Eleison » d'un fat.
«Rossignol de la Toute Sainte», tel est le beau nom qu'avait valu au géronda Joseph, le Protopsalte de la Nouvelle Skyte, sa voix unique et admirable entre toutes. Qu'il psalmodiât, et l'on eût cru entendre dix psaltes psalmodier ensemble. Outre l'art du chant, il savait aussi celui de travailler le bois. Il ne vécut que cinquante sept ans, servant et psalmodiant au Kyriakon de la Skyte, mais jamais, durant ce temps, ne s'enorgueillit de sa voix sans pareille. Simplement il rendait ce charisme à Dieu, le Donateur de tout bien, et « de qui proviennent tous les dons excellents ».
Il nous faut disait un Ancien, demander à Dieu de nous donner l'humilité, qui s'acquiert après bien des combats. Mais l'humilité, je crois, s'acquiert en outre par une simple logique, laquelle consiste à se connaître soi‑même. Et lorsque l'homme se connaît soi‑même, alors l'humilité lui devient un état. Autrement, lorsque l'homme ne se connaît pas soi‑même, il se peut qu'il s'humilie certes, l'espace d'un instant, mais que sa pensée, toutefois, lui clame qu'il est quelque chose. Pour celui, à l'inverse, qui jusqu'à l'heure de la mort combat, il sait trop, quant à lui, qu'il n'est rien. Si donc la mort le trouve avec cette pensée qu'il n'est rien, Dieu parlera en son nom. Mais pour celui qui, à l'heure de la mort, entend sa pensée lui souffler qu'il est quelque chose, et qui n'a pas compris, - ses peines alors, toutes, sont à jamais perdues.
Que l'homme donc use d'un peu de logique. Ne suffit‑il pas de se dire : « Me voici moine à présent, quand j'aurais pu n'être qu'un vulgaire animal. Dieu pourtant, ne m'a pas créé bête, mais il m'a fait homme, et, me faisant homme, a voulu par surcroît m'assigner le prix d'une vocation céleste, m'invitant à regagner librement le dixième ordre angélique. Et moi, qu'ai-je accompli en retour ? Dieu a tant fait pour moi, lui qui, quand il eût pu me modeler tortue, crapaud ou scorpion, dans sa grande bonté m'a créé homme à son image...»
De telles pensées sont bien faites pour humilier. Parce qu'il nous faut sans décevoir répondre à ce qu'attend de nous Dieu qui nous a tout donné.
Celui qui par une âpre ascension s'élève toujours plus haut dans la sainte humilité, rabaisse aussi d'autant la sotte et creuse idée qu'il se faisait de lui, tandis que l'exacerbe encore celui qui n'est que vanité. Et parce que celui‑ci ne veut pas condescendre à se mettre en compagnie des derniers, pour cette même raison, il s'afflige, chaque fois que ne lui revient pas la toute première place, selon ce que, dans la Philocalie, dit saint Elie.
C'est d'une telle humilité qu'était doté Savva le Serbe, hiéromoine d'éternelle mémoire, en sorte qu'il regardait comme rien les premières places et les offices de ce monde. A cause de quoi il sacrifiait volontiers aussi sa personne. Lors donc que de nouvelles recrues vinrent rejoindre son saint cénobion, et quoi qu'il eût de longues années occupé le poste de délégué officiel et qu'il eût le titre de Premier d'entre ses pairs, il se retira paisiblement à l'hospice des Anciens du Monastère, laissant aux jeunes novices sa propre cellule, et tous les objets qu'elle pouvait contenir, n'emportant avec lui que les vieux vêtements qu'il portait toujours.
L'humilité, disait un Ancien, est le marche‑pied des vertus, desquelles l'amour est le plus haut degré. Or pourquoi ne nous sanctifions‑nous pas aujourd'hui ? Parce que nous n'avons plus nulle humilité.
Un autre disait : Quel est l'être intelligent sinon l'être sanctifié ? Le diable ne poursuit pas ceux qui se sont voués à la perdition. Il traque ceux‑là seuls qui sont intelligents, ceux qui, s'approchant de Dieu, peuvent accomplir des merveilles. Ce sont ceux‑là donc qu'il tourmente, par la suffisance, par la logique, par l'esprit critique. Dès lors, à la glacière l'intellect, jusqu'à ce qu'il nous soit rendu tout entier sanctifié.
Il y avait à la skite des Trois Hiérarques de Sainte Anne, un jeune novice nommé Nectaire. Venu se mettre à l'obéissance d'un géronda roumain, il était presque toujours silencieux.
Avertis par leur discernement spirituel, quelques pères de la skyte se concertèrent :
«Il faut, se dirent‑ils, que nous goûtions quelle sorte de vin se trouve dans son tonneau, et que nous sachions s'il est doux, amer ou aigre».
Un jour donc que l'Ancien Théodose et quelques autres étaient descendus à l'embarcadère et que le père Nectaire s'y trouvait aussi, les premiers, à sa vue, s'entendirent pour l'éprouver.
«Père Nectaire, lui dirent‑ils, tu peux, toi qui es jeune, prendre à l'épaule ton sac, et t'en aller à Karyès vendre le travail de tes mains. Nous sommes quant à nous, vieux et avancés en âge, et trop nombreux qui plus est, pour que la barque, qui est petite, puisse nous charger tous ». A cette date en effet, les pères se déplaçaient par mer, longeant le rivage à l'aide d'une petite barque à rames.
A ces mots, le même père Nectaire qui, jusque là, avait tellement édifié par son silence, éclata en rumeurs (en reproches). Il ouvrit la bouche et se mit à proférer une suite ininterrompue de cris et de protestaions. Les Pères alors baissèrent tristement la tête, et tous ensemble, bien haut lui dirent : « C'est donc du vin très amer que contenait ton tonneau ». Et par là ils lui marquaient que son silence n'était pas selon Dieu.
Comprenant soudain la leçon, le père Nectaire fit à tous une métanie jusque par terre et demanda pardon.
«Nous avons cru, insistèrent‑ils, que tu te faisais violence et que tu te taisais par ascèse. Mais tu comprends tout seul à présent que ta langue est venimeuse, et qu'il te faut l'adoucir». Le père Nectaire remercia les Pères. De ce moment, il se fit violence pour se purifier de ses passions, travaillant à extirper de son âme jusqu'à la moindre d'entre elles. Outre le Salut des pécheurs, il étudiait les oeuvres de saint Jean Damascène puis, au sortir de longues agrypnies, et avant que de s'endormir sur la planche grossière qui lui servait de lit, il suppliait encore la Toute Sainte qu'elle voulût bien le rappeler de ce monde éphémère au jour de la fête des Pères Aghiorites, afin que délivré, il pût s'envoler vers les Tentes Célestes.
De fait, la Mère de Dieu entendit sa requête, et il en advint ainsi. Le jour même auquel le père Nectaire l'avait souhaité, il s'en alla vers les demeures d'en haut, paré comme d'une couronne du charisme du silence, par quoi il s'était gardé pur de tout trouble comme de tout scandale de l'ennemi.
Gardons‑nous, disait un Ancien, de ressembler aux orties qui, si vertes et si fraîches de loin, semblent former comme une plaine et s'ordonner en un harmonieux jardin, mais qui, lorsque l'on s'en approche, et que l'on veut les toucher, laissent paraître soudain leur vilain aspect puis infligent la blessure de leur dard.
Le même disait encore : Ne te fonde pas sur ton savoir. Pour qu'au‑dedans de toi se lève la divine connaissance, il faut que s'y abolisse cette autre connaissance qui est selon le monde. Loin de te vanter de ce que tu sais, acquiers au contraire la simplicité d'un enfant. 'La connaissance, dit l'Apôtre, enfle'. Aussi ravale‑toi, jusqu'à te mettre plus bas que tous. Rabaisse‑toi, avilis‑toi. Combien le Seigneur sur la croix, s'est humilié, anéanti lui‑même ! Opprobre infâme que de se voir nu, méprisé, outragé... après quoi seulement il connut la gloire. Ainsi pour toi. Il te faut t'anéantir pour atteindre au spirituel.
Les saints, disait ce même Ancien, ne ressentent leur être que comme profondément indigne et pécheur.
Au sujet d'un remarquable père spirituel qui formait les novices, l'Ancien X... de sainte Anne, mon géronda d'éternelle mémoire me rapporta cet étonnant récit :
Lui‑même était venu le visiter à son ermitage quelque jour où l'ancien célébrait. Pieds nus, vêtu de chiffes et de loques, arborant une croix de fortune, grossièrement gravée à la main et que mangeait la rouille, il était d'étrangement simple apparence, mais son être pourtant causait la plus vive impression, de par la douceur extrême qui imprégnait ses traits, dès lors que l'on passait outre cet aspect un peu frustre qui d'abord heurtait, et que l'on eût dit d'un fou, presque - impression qu'accentuait encore sa longue chevelure hirsute qui flottait sous le vent.
Sans doute parce qu'il avait ce jour là nombre de visiteurs, venus assister à l'office dans la petite église de son ermitage, il avait remis le soin de la psalmodie à un jeune prêtre d'entre ses novices.
Le pappas, de fait, avait une voix si belle, si douce, qu'il semblait que si l'on eût pu entendre des anges chanter, il eût été impossible de distinguer celui‑ci de ceux‑là.
C'est alors, et tandis que tous ressentaient une même indéfinissable allégresse, qu'avait sur eux produit la grandeur de cette liturgie, qu'un événement inattendu vint marquer ce jour de façon plus notable : Quelque peu avant que ne s'achevât le divin office, le géronda, soudain, parut devant les portes royales, et tant pour humilier son hiéromoine que pour édifier ses visiteurs assemblés dans l'église, il débita, comme il le faisait souvent, s'adressant à son novice, une kyrielle de faux griefs :
- Alors, mon vieux ! Impudent que tu es ! Tu ne crains pas Dieu et tu n'as pas honte des hommes ? Oui, vraiment, hypocrite ! Ainsi, tu te prends pour un saint, et tu veux les honneurs et la louange des hommes ? Allons, va te faire pendre ! Dehors ! Sors de l'église !
- Bénis‑moi, Géronda, répondit le Pappas. Tu as raison, ajouta‑t‑il. Et l'air imperturbable, faisant une grande prosternation, paisiblement il sortit.
Nous restâmes quant à nous sans voix, pareils à des statues, en un silence de mort dont les deux longues minutes semblèrent deux heures. Jusqu'à ce que le géronda, qui nous avait paru si violemment s'emporter, vînt s'expliquer devant les Portes royales, pleurant d'émotion et de joie.
«C'est, frères, parce que je voulais, bien qu'illettré et tout‑à-fait ignorant, vous tenir un discours plutôt édifiant, que j'ai tâché, sur le visage de ce saint novice qui est mien, de vous montrer de façon pratique, ce qu'est la vivante humilité. En sorte que vous sachiez que celui‑ci est, lui aussi, un moine de Sainte Anne, véritablement parfait».
Comme l'on demandait un jour à un ermite : Comment faut‑il que nous fassions, père, face aux éloges et aux louanges ?
Ayez, répondit‑il de l'humilité, et connaissez‑vous bien vous‑mêmes. Tenez, que je vous donne un exemple : Si sur ce bois je sculpte une figure de saint et que je la parachève, il me semble tout d'abord qu'elle est belle. Mais si quelque temps plus tard, je la reprends, et que je la regarde encore, je m'aperçois de ses manques. Si, qui plus est, j'en approche une torche, je comprends alors que je n'ai rien fait qui vaille. La même chose encore advient avec les mains. Nous croyons d'abord qu'elles sont pures. Mais si nous les mettons sous une lampe, nous comprendrons que pleines d'impuretés, elles sont souillées d'innombrables microbes. Ainsi, scrutons-nous attentivement nous‑mêmes, et nous verrons que nous ne sommes rien, quoi qu'en dise le monde.
Le Pappa Bartholomée était un Ancien qui, lorsque nous le visitâmes, avait atteint le grand âge de cent six ans. Il nous reçut, vêtu d'une vieille jaquette reprisée de tous côtés.
Sous l'érudition, nous dit‑il, se cache l'imagination. Et là où est l'imagination, Dieu se retire, et l'homme demeure seul avec elle.
Un autre ascète disait : L'orgueil nous aliène Dieu, le rendant sourd à notre prière.
A un moine des Anciens, nous demandions ce qu'il faisait et comment il passait son temps : Pour nous, répondit‑il, nous purifions le lieu du coeur !
Le pappa Tychon, cet ascète russe qui, soixante ans durant vécut au Mont Athos, après qu'il eût en Russie connu plus de 300 monastères, disait : Dieu, le matin, bénit de sa main le monde entier et l'humble de ses deux mains. Car l'humble est plus haut que le monde. Et cependant l'humble prie : «Seigneur Jésus‑Christ, mon Seigneur, accorde‑moi l'humilité».
Le même Ancien avait accoutumé de dire aussi : Une chose est la virginité, une autre l'humilité. Nombre de vierges, pour avoir été pleines d'orgueil, sont allées peupler l'enfer.
Néophyte le Lavriote, moine humble entre tous, et qui ne possédait aucun bien, lorsqu'il devait prendre part aux Immaculés Mystères, auxquels on le voyait communier avec une contrition sans bornes, allait auparavant embrasser les mains des novices eux‑mêmes, leur demandant pardon, tant était grande chez lui cette humilité qui plus que tout élève.
C'est pour n'être pas humbles, disait un Ancien, que nous sommes tourmentés, et qu'à notre tour nous tourmentons les autres. Dieu permet que nous souffrions jusqu'à ce que nous soyons assez humiliés pour dès lors nous humilier nous‑mêmes.
Nous étions un jour allés avec un frère spirituel visiter le géronda Zosime, ascète russe de renom, qui demeurait au fin fond des terribles Karoulias. Nous le trouvâmes assis à même le sol, qui paisiblement coupait du bois. Nous lui demandâmes sa bénédiction, vénérâmes sa petite chapelle, puis revînmes le prier de bien vouloir nous dire quelque parole édifiante.
Pour toute réponse alors, celui‑ci leva vers nous son joyeux visage, tout noyé de douceur, puis, en russe, nous dit un mot, un seul mais qui en lui résumait assez le long parcours d'une vie en Christ, comme aussi la condition finale de l'homme spirituel :
«Smirénia, murmura‑t‑il, smirénia - humilité, humilité...»
Rien d'autre. Puis à nouveau se baissant, il se remit, avec la même patience opiniâtre, à couper les quelques fagots qu'il rentrerait pour l'hiver.
L'Ancien Arsène, cet être empreint de la grâce divine et qui fut le compagnon d'ascèse de Joseph le Spiliote, son géronda, nous disait quelque jour : J'ai voulu -et cela bien que je fusse plus âgé que lui- prendre le père Joseph pour mon guide et mon géronda. Parce que c'était un homme de science et de contemplation, et que je n'en étais, moi, qu'à la pratique. Ecoutez cette histoire : Deux hommes dit‑on, voulurent un jour passer au‑delà d'un fleuve. L'un était aveugle, l'autre cul-de-jatte. L'aveugle alors prit sur ses épaules celui qui n'avait pas de jambes, mais jouissait de la vue, et tous deux ensemble traversèrent le fleuve. «Toi donc, père Joseph, dis-je à mon compagnon d'ascèse, tu es homme contemplatif et père neptique, gardant avec vigilance les yeux de l'âme ouverts, sans être cependant rompu à la pratique, n'ayant pour ainsi dire pas de jambes. Pour moi au contraire, étant ce me semble, un être de pratique, et par là doué de jambes, je n'en suis pas moins privé des yeux de l'âme, pour ne m'être pas assidûment exercé à la neptique. C'est pourquoi nous ferons route ensemble. Je te chargerai sur mes solides épaules, et de la sorte nous avancerons. Toi seulement applique‑toi à me guider». Et c'est ainsi, que tous deux nous avons passé le fleuve de la vie présente.
Saint Nectaire d'Egine et de la Pentapole, qui nous fut par Dieu depuis peu manifesté, ce miel suave dernièrement récolté, nectar nouveau de l'orthodoxie, dans son extrême humilité demandait souvent par lettre au géronda Daniel, de Katounakia sur la Sainte Montagne, son aide et ses enseignements spirituels :
«Vous nous obligerez grandement, écrivait‑il, de bien vouloir pour leur affermissement, écrire à nos vierges quelque homélie spirituelle. Votre lettre, vibrant du souffle de la praxis et de la contemplation sera pour elles un véritale étai et fera leurs délices toutes spirituelles».
Que dire aussi de Pappa-Ignace, père spirituel de tant de moines, et autre gloire de Katounakia ?
Lorsque prenait fin la Sainte Liturgie, son Ancien, presque chaque fois le tançait. Lui cependant, jamais ne se disait offusqué, mais par ces humbles paroles justifiait ces réprimandes : Il ne sied pas, pères et frères, lorsque nos Anciens viennent à nous blâmer et à nous corriger, que nous qui sommes jeunes et dénués d'expérience, nous en affligions aucunement, mais que nous nous en réjouissions au contraire, et que nous les y encouragions même, pour ce qu'ils se soucient, quant à eux, d'extirper toute de notre coeur cette affreuse triade du diable, qu'ensemble constituent l'orgueil, l'égoïsme et l'imagination. Et s'il se passe un jour sans que m'outrage ou me reprenne le père Néophyte, mon Géronda, je m'en trouve affligé à l'extrême et me dis en mon âme : «Pauvre Pappa Ignace, tu n'as pas été blâmé aujourd'hui, et il te faut prendre garde à la triade du diable, pour ce qu'elle va s'enraciner plus profond dans ton coeur».
Un ascète, roumain d'origine, le père Enoch, disait : Le moine, il le faut très humble. Que sans aspirer aux plus hautes sphères, il demeure en bas. L'on est aisément sauvé par l'humilité ! Pour un pappas à l'inverse ; oh, combien, la chose est plus malaisée. Double est le fardeau du pappas. Mais à quoi bon rechercher les honneurs ? N'est‑ce‑pas ton âme que tu veux sauver ? C'est pour sauver ton âme, bien sûr que tu es venu à l'Athos. Et tu prétends maintenant à la gloire des hommes ? Sois donc simple et humble. Pour moi, je ne veux que sauver mon âme. Il n'est pas de chose au monde plus belle. Que l'homme veuille sauver son âme, c'est là le plus beau.
Ce géronda, nonobstant ses soixante‑quinze ans, n'eût jamais prétendu, de la part de quiconque, au moindre respect. Lui‑même, de fait, se regardait comme un chien. Pour lui, comme pour d'autres «petits vieux», selon qu'il s'en expliquait - eux‑mêmes plus âgés que lui, mais surtout faibles et malades, il s'en allait mendier, quémandant l'aumône d'un morceau de pain. Et toujours, ce faisant, il s'inclinait jusqu'à terre, implorant la bénédiction de tous, qu'ils fussent moines, novices, ou pèlerins et laïcs.
Et lorsqu'un jour il voulut, à Karyès, acheter l'un de ces sacs de toile bise dont usent les moines, et qu'il ne le put -ceux‑ci valant trop cher, pour lui qui n'avait nul argent- soudain, dans un coin de l'atelier avisant le bout éculé d'une vieille musette : «Et celui‑ci ? s'enquit‑il. Combien ? - Celui‑ci ? fit le magasinier. Mais rien ! qu'en ferais‑tu donc ? - J'en chargerai mon dos, dit le moine, comme d'un havresac. - Ah, bah, n'aurais‑tu pas honte de charrier sur toi pareille vieillerie ? s'étonna bien l'autre, tout abasourdi. - Et pourquoi donc, répartit Enoch, en aurais‑je honte ?» Puis avec cette simplicité, si coutumière chez lui : «Pourquoi ? poursuivit‑il. Puisque je vaux pis, moi que cette vieille toile !»
Le hiéromoine Chrysostome, théologien talentueux du saint monastère de la Grande Lavra, fut mandé par le Patriarche à cette fin d'être consacré Evêque. Mais celui‑ci, de bien loin préférant ce qui est humble aux plus hautes dignités conférées par l'Eglise, refusa cette offre, disant : «Pour moi, je n'abandonne pas ma skoufia3 de moine !»
Un éminent hôte orthodoxe demanda quelque jour à rencontrer le père Silouane. A quoi le hiéromoine N... du même monastère, lequel faisait cependant partie de la synaxe, lui répondit:
- J'ignore pourquoi, vous, théologien érudit, vous rendez chez le père Silouane, qui n'est qu'un paysan illettré. N'y en a‑t‑il pas un autre qui fût plus remarquable que lui ?
- Pour bien comprendre le Géronda Silouane, reprit l'hôte, visiblement peiné en son âme, il faut être, pour le moins, ce que vous nommez érudit.
Le même hiéromoine N... décidément ignorant, pour sa part, des divines expériences du Saint, dit à un autre frère :
- Je me demande vraiment pourquoi tous vont à lui. Ce père Silouane, sûrement, n'ouvre pas un livre.
- Peut‑être, répondit le moine ; peut‑être ne lit‑il rien, mais du moins il fait tout. Tandis que d'autres, à rebours, lisent beaucoup sans doute, mais ne font rien, absolument, de ce qui est dans les livres.
Je m'enquis auprès d'un géronda, grand ascète mais simple jusqu'à l'ingénuité :
- Pourquoi vos citronniers, géronda, portent-ils tant de fruits ?
- Mon enfant, répondit-il, c'est parce que j'abaisse leurs branches.
Ces intellectuels, disait un ancien trés simple, suent sang et eau pour un vain travail. Voulant, sans se purifier, sonder le divin, ils vaticinent à l'infini, sans jamais aboutir. Mais pour qui ne dispose pas d'une immense cordée, à quoi bon chercher à descendre dans l'insondable abîme ?
Telle est, disait Saint Silouane de l'Athos, ma chanson bien‑aimée : Voici que dans un peu de temps, je m'en vais mourir, et que s'en ira ma pauvre âme, descendant vers l'Hadès. C'est là, seul dans une simple prison qu'amèrement je m'en vais pleurer. Mais à cette heure, c'est le Seigneur que désire mon âme, c'est de lui que dans les larmes elle s'enquiert. Et comment ne le chercherait‑elle pas, quand celui‑ci le premier me chercha, et se vint manifester à moi, pauvre entre les pécheurs... Le Seigneur qui lui même m'enseigna encore, m'enseigna comment il me fallait toujours m'humilier... 'Tiens ton esprit dans L'Hadès, entendis‑je, et ne désespère pas'. Car de la sorte sont vaincus les ennemis. Et lorsqu'en esprit, je m'extrais pour un temps du feu, mes pensées alors ont acquis une force nouvelle.
Beaucoup de nos pères, d'entre les contemporains eux-mêmes, éprouvant que les feints reproches, dont, sévères, les accablaient leurs gérondas, comme cet anéantissement de soi, à quoi les menaient les Anciens, n'avaient d'autre fin que de purifier leur coeur de toutes ses passions, purent goûter à leur tour cette douceur que donnent les prémices du salut de l'âme. Et ils parvinrent, tout illettrés qu'ils fussent, à l'humilité d'un Grégoire, le Saint Théologien. D'autres, leurs diaconies achevées, coururent à leurs cellules, et là, tout assoiffés s'adonnèrent à la prière comme à l'étude des Saints Pères. Et ils parvinrent, dans cette mer immense de l'humilité, à de telles abyssales profondeurs qu'ils ne voyaient plus leur être comme digne d'un homme, mais se jugeaient plus vils qu'une chiffe jetées aux chiens.
Le Géronda Théophilacte était lui, de cette race qui, lorsque, venus de la Nouvelle Skyte, ses pères et ses frères lui souhaitaient un Bon Paradis, répondait tristement :
- Le Paradis n'est pas une écurie pour s'entrouvrir sur moi l'animal !
Car c'est à pareils blâmes de soi que, tous, parvinrent nos Pères Saints.
Ces aphorismes sur l'humilité sont extraits du livre de l'Archimandrite Ioannikos : Athonikon Gerondikon (Les Gérondikos athonites), publié par l'ermitage de Saint-Grégoire-Palamas à Kouphalia, Thessalonique, 1991. Nous renvoyons à cet excellent ouvrage.
Celui, dit notre saint père Niphon, patriarche de Constantinople, qui acquiert l'humilité, bâtit sa maison sur la pierre, laquelle est le Christ. Mais celui qui, plein d'égoïsme, se croit vertueux est absolument dénué de vertu, et pauvre jouet de son imagination ne peut qu'ensabler ses oeuvres parmi les bancs mouvants de la vanité. L'humilité, elle, affermit toute vertu, et qui la détient, jour après jour devient plus lumineux. Cependant que l'infernal égoïsme chasse au loin jusqu'au souvenir même de la bonté, durcissant le coeur plus qu'un impénétrable granit. L'homme égoïste à jamais demeure enténébré, selon ce que, dans la Sainte Ecriture, par la bouche de Salomon, énonce la Sagesse : «Le Seigneur s'oppose aux orgueilleux, mais donne aux humbles sa grâce».
Quelqu'un, disait un Ancien, peut, de façon décousue, lutter contre son amour‑propre, mais n'accomplir guère toutefois de progrès, pour n'avoir pas d'humilité véritable. Tandis que d'autres à l'inverse, sans lutter autant qu'eux, et menant une moindre ascèse, tant en ce qui regarde le jeûne que l'agrypnie et le reste, cependant progressent bien davantage, pour ce que leur humilité est grande, et que celle‑ci sans mentir, supplée à de multiples manques.
Il disait encore : J'ai vu dans une âme un grand amour de Dieu. Injustement lésée, elle voyait là un signe d'amour et de miséricorde divine. En quoi cet être, déjà, réunissait les présupposés de l'avancement spirituel : son coeur était pur, et, quoique en germe, possédait l'humilité qui précède l'amour. Tel est le fondement : Quelqu'un a‑t‑il de l'humilité qu'aussitôt il dispose comme d'un puissant aimant, pour attirer à lui la grâce d'en‑haut. C'est aux humbles, vous l'avez pu voir, qu'est donnée la grâce. C'est là chose divinement ordonnée.
Saint Akakios le Cavsokalyvite, précédant toutes ses vertus, avait l'humilité. Jamais il n'eût voulu commettre un acte dicté par l'orgueil, ni proférer, ou seulement entendre, une parole marquée par l'enflure.
Assemblés un jour au Kyriakon1pour une fête de la skyte, les Pères prièrent leur Proèdre2 d'alors de bien vouloir désigner un frère qui fût apte à devenir président en second, en sorte qu'ils n'eussent plus à l'importuner sans cesse. L'on vit le Proèdre remettre son bâton au bienheureux Akakios. Embrassant cette main qui le lui tendait, le saint le reçut, mais ne le tint qu'en cette heure seulement. Car il ne l'eut plus, de ce jour, entre les siennes, ne voulant rien que chasser loin de son esprit toute pensée hautaine.
L'homme, disait un ascète, d'abord se donne tout entier à Dieu, après quoi Dieu le purifie, puis le donne aux hommes. Et c'est lorsque l'homme est pénétré véritablement de cette pensée qu'il est le pire de tous - c'est alors qu'un « Kyrie Eleison » qu'il profère pour le monde est de plus de prix que les mille « Kyrie Eleison » d'un fat.
«Rossignol de la Toute Sainte», tel est le beau nom qu'avait valu au géronda Joseph, le Protopsalte de la Nouvelle Skyte, sa voix unique et admirable entre toutes. Qu'il psalmodiât, et l'on eût cru entendre dix psaltes psalmodier ensemble. Outre l'art du chant, il savait aussi celui de travailler le bois. Il ne vécut que cinquante sept ans, servant et psalmodiant au Kyriakon de la Skyte, mais jamais, durant ce temps, ne s'enorgueillit de sa voix sans pareille. Simplement il rendait ce charisme à Dieu, le Donateur de tout bien, et « de qui proviennent tous les dons excellents ».
Il nous faut disait un Ancien, demander à Dieu de nous donner l'humilité, qui s'acquiert après bien des combats. Mais l'humilité, je crois, s'acquiert en outre par une simple logique, laquelle consiste à se connaître soi‑même. Et lorsque l'homme se connaît soi‑même, alors l'humilité lui devient un état. Autrement, lorsque l'homme ne se connaît pas soi‑même, il se peut qu'il s'humilie certes, l'espace d'un instant, mais que sa pensée, toutefois, lui clame qu'il est quelque chose. Pour celui, à l'inverse, qui jusqu'à l'heure de la mort combat, il sait trop, quant à lui, qu'il n'est rien. Si donc la mort le trouve avec cette pensée qu'il n'est rien, Dieu parlera en son nom. Mais pour celui qui, à l'heure de la mort, entend sa pensée lui souffler qu'il est quelque chose, et qui n'a pas compris, - ses peines alors, toutes, sont à jamais perdues.
Que l'homme donc use d'un peu de logique. Ne suffit‑il pas de se dire : « Me voici moine à présent, quand j'aurais pu n'être qu'un vulgaire animal. Dieu pourtant, ne m'a pas créé bête, mais il m'a fait homme, et, me faisant homme, a voulu par surcroît m'assigner le prix d'une vocation céleste, m'invitant à regagner librement le dixième ordre angélique. Et moi, qu'ai-je accompli en retour ? Dieu a tant fait pour moi, lui qui, quand il eût pu me modeler tortue, crapaud ou scorpion, dans sa grande bonté m'a créé homme à son image...»
De telles pensées sont bien faites pour humilier. Parce qu'il nous faut sans décevoir répondre à ce qu'attend de nous Dieu qui nous a tout donné.
Celui qui par une âpre ascension s'élève toujours plus haut dans la sainte humilité, rabaisse aussi d'autant la sotte et creuse idée qu'il se faisait de lui, tandis que l'exacerbe encore celui qui n'est que vanité. Et parce que celui‑ci ne veut pas condescendre à se mettre en compagnie des derniers, pour cette même raison, il s'afflige, chaque fois que ne lui revient pas la toute première place, selon ce que, dans la Philocalie, dit saint Elie.
C'est d'une telle humilité qu'était doté Savva le Serbe, hiéromoine d'éternelle mémoire, en sorte qu'il regardait comme rien les premières places et les offices de ce monde. A cause de quoi il sacrifiait volontiers aussi sa personne. Lors donc que de nouvelles recrues vinrent rejoindre son saint cénobion, et quoi qu'il eût de longues années occupé le poste de délégué officiel et qu'il eût le titre de Premier d'entre ses pairs, il se retira paisiblement à l'hospice des Anciens du Monastère, laissant aux jeunes novices sa propre cellule, et tous les objets qu'elle pouvait contenir, n'emportant avec lui que les vieux vêtements qu'il portait toujours.
L'humilité, disait un Ancien, est le marche‑pied des vertus, desquelles l'amour est le plus haut degré. Or pourquoi ne nous sanctifions‑nous pas aujourd'hui ? Parce que nous n'avons plus nulle humilité.
Un autre disait : Quel est l'être intelligent sinon l'être sanctifié ? Le diable ne poursuit pas ceux qui se sont voués à la perdition. Il traque ceux‑là seuls qui sont intelligents, ceux qui, s'approchant de Dieu, peuvent accomplir des merveilles. Ce sont ceux‑là donc qu'il tourmente, par la suffisance, par la logique, par l'esprit critique. Dès lors, à la glacière l'intellect, jusqu'à ce qu'il nous soit rendu tout entier sanctifié.
Il y avait à la skite des Trois Hiérarques de Sainte Anne, un jeune novice nommé Nectaire. Venu se mettre à l'obéissance d'un géronda roumain, il était presque toujours silencieux.
Avertis par leur discernement spirituel, quelques pères de la skyte se concertèrent :
«Il faut, se dirent‑ils, que nous goûtions quelle sorte de vin se trouve dans son tonneau, et que nous sachions s'il est doux, amer ou aigre».
Un jour donc que l'Ancien Théodose et quelques autres étaient descendus à l'embarcadère et que le père Nectaire s'y trouvait aussi, les premiers, à sa vue, s'entendirent pour l'éprouver.
«Père Nectaire, lui dirent‑ils, tu peux, toi qui es jeune, prendre à l'épaule ton sac, et t'en aller à Karyès vendre le travail de tes mains. Nous sommes quant à nous, vieux et avancés en âge, et trop nombreux qui plus est, pour que la barque, qui est petite, puisse nous charger tous ». A cette date en effet, les pères se déplaçaient par mer, longeant le rivage à l'aide d'une petite barque à rames.
A ces mots, le même père Nectaire qui, jusque là, avait tellement édifié par son silence, éclata en rumeurs (en reproches). Il ouvrit la bouche et se mit à proférer une suite ininterrompue de cris et de protestaions. Les Pères alors baissèrent tristement la tête, et tous ensemble, bien haut lui dirent : « C'est donc du vin très amer que contenait ton tonneau ». Et par là ils lui marquaient que son silence n'était pas selon Dieu.
Comprenant soudain la leçon, le père Nectaire fit à tous une métanie jusque par terre et demanda pardon.
«Nous avons cru, insistèrent‑ils, que tu te faisais violence et que tu te taisais par ascèse. Mais tu comprends tout seul à présent que ta langue est venimeuse, et qu'il te faut l'adoucir». Le père Nectaire remercia les Pères. De ce moment, il se fit violence pour se purifier de ses passions, travaillant à extirper de son âme jusqu'à la moindre d'entre elles. Outre le Salut des pécheurs, il étudiait les oeuvres de saint Jean Damascène puis, au sortir de longues agrypnies, et avant que de s'endormir sur la planche grossière qui lui servait de lit, il suppliait encore la Toute Sainte qu'elle voulût bien le rappeler de ce monde éphémère au jour de la fête des Pères Aghiorites, afin que délivré, il pût s'envoler vers les Tentes Célestes.
De fait, la Mère de Dieu entendit sa requête, et il en advint ainsi. Le jour même auquel le père Nectaire l'avait souhaité, il s'en alla vers les demeures d'en haut, paré comme d'une couronne du charisme du silence, par quoi il s'était gardé pur de tout trouble comme de tout scandale de l'ennemi.
Gardons‑nous, disait un Ancien, de ressembler aux orties qui, si vertes et si fraîches de loin, semblent former comme une plaine et s'ordonner en un harmonieux jardin, mais qui, lorsque l'on s'en approche, et que l'on veut les toucher, laissent paraître soudain leur vilain aspect puis infligent la blessure de leur dard.
Le même disait encore : Ne te fonde pas sur ton savoir. Pour qu'au‑dedans de toi se lève la divine connaissance, il faut que s'y abolisse cette autre connaissance qui est selon le monde. Loin de te vanter de ce que tu sais, acquiers au contraire la simplicité d'un enfant. 'La connaissance, dit l'Apôtre, enfle'. Aussi ravale‑toi, jusqu'à te mettre plus bas que tous. Rabaisse‑toi, avilis‑toi. Combien le Seigneur sur la croix, s'est humilié, anéanti lui‑même ! Opprobre infâme que de se voir nu, méprisé, outragé... après quoi seulement il connut la gloire. Ainsi pour toi. Il te faut t'anéantir pour atteindre au spirituel.
Les saints, disait ce même Ancien, ne ressentent leur être que comme profondément indigne et pécheur.
Au sujet d'un remarquable père spirituel qui formait les novices, l'Ancien X... de sainte Anne, mon géronda d'éternelle mémoire me rapporta cet étonnant récit :
Lui‑même était venu le visiter à son ermitage quelque jour où l'ancien célébrait. Pieds nus, vêtu de chiffes et de loques, arborant une croix de fortune, grossièrement gravée à la main et que mangeait la rouille, il était d'étrangement simple apparence, mais son être pourtant causait la plus vive impression, de par la douceur extrême qui imprégnait ses traits, dès lors que l'on passait outre cet aspect un peu frustre qui d'abord heurtait, et que l'on eût dit d'un fou, presque - impression qu'accentuait encore sa longue chevelure hirsute qui flottait sous le vent.
Sans doute parce qu'il avait ce jour là nombre de visiteurs, venus assister à l'office dans la petite église de son ermitage, il avait remis le soin de la psalmodie à un jeune prêtre d'entre ses novices.
Le pappas, de fait, avait une voix si belle, si douce, qu'il semblait que si l'on eût pu entendre des anges chanter, il eût été impossible de distinguer celui‑ci de ceux‑là.
C'est alors, et tandis que tous ressentaient une même indéfinissable allégresse, qu'avait sur eux produit la grandeur de cette liturgie, qu'un événement inattendu vint marquer ce jour de façon plus notable : Quelque peu avant que ne s'achevât le divin office, le géronda, soudain, parut devant les portes royales, et tant pour humilier son hiéromoine que pour édifier ses visiteurs assemblés dans l'église, il débita, comme il le faisait souvent, s'adressant à son novice, une kyrielle de faux griefs :
- Alors, mon vieux ! Impudent que tu es ! Tu ne crains pas Dieu et tu n'as pas honte des hommes ? Oui, vraiment, hypocrite ! Ainsi, tu te prends pour un saint, et tu veux les honneurs et la louange des hommes ? Allons, va te faire pendre ! Dehors ! Sors de l'église !
- Bénis‑moi, Géronda, répondit le Pappas. Tu as raison, ajouta‑t‑il. Et l'air imperturbable, faisant une grande prosternation, paisiblement il sortit.
Nous restâmes quant à nous sans voix, pareils à des statues, en un silence de mort dont les deux longues minutes semblèrent deux heures. Jusqu'à ce que le géronda, qui nous avait paru si violemment s'emporter, vînt s'expliquer devant les Portes royales, pleurant d'émotion et de joie.
«C'est, frères, parce que je voulais, bien qu'illettré et tout‑à-fait ignorant, vous tenir un discours plutôt édifiant, que j'ai tâché, sur le visage de ce saint novice qui est mien, de vous montrer de façon pratique, ce qu'est la vivante humilité. En sorte que vous sachiez que celui‑ci est, lui aussi, un moine de Sainte Anne, véritablement parfait».
Comme l'on demandait un jour à un ermite : Comment faut‑il que nous fassions, père, face aux éloges et aux louanges ?
Ayez, répondit‑il de l'humilité, et connaissez‑vous bien vous‑mêmes. Tenez, que je vous donne un exemple : Si sur ce bois je sculpte une figure de saint et que je la parachève, il me semble tout d'abord qu'elle est belle. Mais si quelque temps plus tard, je la reprends, et que je la regarde encore, je m'aperçois de ses manques. Si, qui plus est, j'en approche une torche, je comprends alors que je n'ai rien fait qui vaille. La même chose encore advient avec les mains. Nous croyons d'abord qu'elles sont pures. Mais si nous les mettons sous une lampe, nous comprendrons que pleines d'impuretés, elles sont souillées d'innombrables microbes. Ainsi, scrutons-nous attentivement nous‑mêmes, et nous verrons que nous ne sommes rien, quoi qu'en dise le monde.
Le Pappa Bartholomée était un Ancien qui, lorsque nous le visitâmes, avait atteint le grand âge de cent six ans. Il nous reçut, vêtu d'une vieille jaquette reprisée de tous côtés.
Sous l'érudition, nous dit‑il, se cache l'imagination. Et là où est l'imagination, Dieu se retire, et l'homme demeure seul avec elle.
Un autre ascète disait : L'orgueil nous aliène Dieu, le rendant sourd à notre prière.
A un moine des Anciens, nous demandions ce qu'il faisait et comment il passait son temps : Pour nous, répondit‑il, nous purifions le lieu du coeur !
Le pappa Tychon, cet ascète russe qui, soixante ans durant vécut au Mont Athos, après qu'il eût en Russie connu plus de 300 monastères, disait : Dieu, le matin, bénit de sa main le monde entier et l'humble de ses deux mains. Car l'humble est plus haut que le monde. Et cependant l'humble prie : «Seigneur Jésus‑Christ, mon Seigneur, accorde‑moi l'humilité».
Le même Ancien avait accoutumé de dire aussi : Une chose est la virginité, une autre l'humilité. Nombre de vierges, pour avoir été pleines d'orgueil, sont allées peupler l'enfer.
Néophyte le Lavriote, moine humble entre tous, et qui ne possédait aucun bien, lorsqu'il devait prendre part aux Immaculés Mystères, auxquels on le voyait communier avec une contrition sans bornes, allait auparavant embrasser les mains des novices eux‑mêmes, leur demandant pardon, tant était grande chez lui cette humilité qui plus que tout élève.
C'est pour n'être pas humbles, disait un Ancien, que nous sommes tourmentés, et qu'à notre tour nous tourmentons les autres. Dieu permet que nous souffrions jusqu'à ce que nous soyons assez humiliés pour dès lors nous humilier nous‑mêmes.
Nous étions un jour allés avec un frère spirituel visiter le géronda Zosime, ascète russe de renom, qui demeurait au fin fond des terribles Karoulias. Nous le trouvâmes assis à même le sol, qui paisiblement coupait du bois. Nous lui demandâmes sa bénédiction, vénérâmes sa petite chapelle, puis revînmes le prier de bien vouloir nous dire quelque parole édifiante.
Pour toute réponse alors, celui‑ci leva vers nous son joyeux visage, tout noyé de douceur, puis, en russe, nous dit un mot, un seul mais qui en lui résumait assez le long parcours d'une vie en Christ, comme aussi la condition finale de l'homme spirituel :
«Smirénia, murmura‑t‑il, smirénia - humilité, humilité...»
Rien d'autre. Puis à nouveau se baissant, il se remit, avec la même patience opiniâtre, à couper les quelques fagots qu'il rentrerait pour l'hiver.
L'Ancien Arsène, cet être empreint de la grâce divine et qui fut le compagnon d'ascèse de Joseph le Spiliote, son géronda, nous disait quelque jour : J'ai voulu -et cela bien que je fusse plus âgé que lui- prendre le père Joseph pour mon guide et mon géronda. Parce que c'était un homme de science et de contemplation, et que je n'en étais, moi, qu'à la pratique. Ecoutez cette histoire : Deux hommes dit‑on, voulurent un jour passer au‑delà d'un fleuve. L'un était aveugle, l'autre cul-de-jatte. L'aveugle alors prit sur ses épaules celui qui n'avait pas de jambes, mais jouissait de la vue, et tous deux ensemble traversèrent le fleuve. «Toi donc, père Joseph, dis-je à mon compagnon d'ascèse, tu es homme contemplatif et père neptique, gardant avec vigilance les yeux de l'âme ouverts, sans être cependant rompu à la pratique, n'ayant pour ainsi dire pas de jambes. Pour moi au contraire, étant ce me semble, un être de pratique, et par là doué de jambes, je n'en suis pas moins privé des yeux de l'âme, pour ne m'être pas assidûment exercé à la neptique. C'est pourquoi nous ferons route ensemble. Je te chargerai sur mes solides épaules, et de la sorte nous avancerons. Toi seulement applique‑toi à me guider». Et c'est ainsi, que tous deux nous avons passé le fleuve de la vie présente.
Saint Nectaire d'Egine et de la Pentapole, qui nous fut par Dieu depuis peu manifesté, ce miel suave dernièrement récolté, nectar nouveau de l'orthodoxie, dans son extrême humilité demandait souvent par lettre au géronda Daniel, de Katounakia sur la Sainte Montagne, son aide et ses enseignements spirituels :
«Vous nous obligerez grandement, écrivait‑il, de bien vouloir pour leur affermissement, écrire à nos vierges quelque homélie spirituelle. Votre lettre, vibrant du souffle de la praxis et de la contemplation sera pour elles un véritale étai et fera leurs délices toutes spirituelles».
Que dire aussi de Pappa-Ignace, père spirituel de tant de moines, et autre gloire de Katounakia ?
Lorsque prenait fin la Sainte Liturgie, son Ancien, presque chaque fois le tançait. Lui cependant, jamais ne se disait offusqué, mais par ces humbles paroles justifiait ces réprimandes : Il ne sied pas, pères et frères, lorsque nos Anciens viennent à nous blâmer et à nous corriger, que nous qui sommes jeunes et dénués d'expérience, nous en affligions aucunement, mais que nous nous en réjouissions au contraire, et que nous les y encouragions même, pour ce qu'ils se soucient, quant à eux, d'extirper toute de notre coeur cette affreuse triade du diable, qu'ensemble constituent l'orgueil, l'égoïsme et l'imagination. Et s'il se passe un jour sans que m'outrage ou me reprenne le père Néophyte, mon Géronda, je m'en trouve affligé à l'extrême et me dis en mon âme : «Pauvre Pappa Ignace, tu n'as pas été blâmé aujourd'hui, et il te faut prendre garde à la triade du diable, pour ce qu'elle va s'enraciner plus profond dans ton coeur».
Un ascète, roumain d'origine, le père Enoch, disait : Le moine, il le faut très humble. Que sans aspirer aux plus hautes sphères, il demeure en bas. L'on est aisément sauvé par l'humilité ! Pour un pappas à l'inverse ; oh, combien, la chose est plus malaisée. Double est le fardeau du pappas. Mais à quoi bon rechercher les honneurs ? N'est‑ce‑pas ton âme que tu veux sauver ? C'est pour sauver ton âme, bien sûr que tu es venu à l'Athos. Et tu prétends maintenant à la gloire des hommes ? Sois donc simple et humble. Pour moi, je ne veux que sauver mon âme. Il n'est pas de chose au monde plus belle. Que l'homme veuille sauver son âme, c'est là le plus beau.
Ce géronda, nonobstant ses soixante‑quinze ans, n'eût jamais prétendu, de la part de quiconque, au moindre respect. Lui‑même, de fait, se regardait comme un chien. Pour lui, comme pour d'autres «petits vieux», selon qu'il s'en expliquait - eux‑mêmes plus âgés que lui, mais surtout faibles et malades, il s'en allait mendier, quémandant l'aumône d'un morceau de pain. Et toujours, ce faisant, il s'inclinait jusqu'à terre, implorant la bénédiction de tous, qu'ils fussent moines, novices, ou pèlerins et laïcs.
Et lorsqu'un jour il voulut, à Karyès, acheter l'un de ces sacs de toile bise dont usent les moines, et qu'il ne le put -ceux‑ci valant trop cher, pour lui qui n'avait nul argent- soudain, dans un coin de l'atelier avisant le bout éculé d'une vieille musette : «Et celui‑ci ? s'enquit‑il. Combien ? - Celui‑ci ? fit le magasinier. Mais rien ! qu'en ferais‑tu donc ? - J'en chargerai mon dos, dit le moine, comme d'un havresac. - Ah, bah, n'aurais‑tu pas honte de charrier sur toi pareille vieillerie ? s'étonna bien l'autre, tout abasourdi. - Et pourquoi donc, répartit Enoch, en aurais‑je honte ?» Puis avec cette simplicité, si coutumière chez lui : «Pourquoi ? poursuivit‑il. Puisque je vaux pis, moi que cette vieille toile !»
Le hiéromoine Chrysostome, théologien talentueux du saint monastère de la Grande Lavra, fut mandé par le Patriarche à cette fin d'être consacré Evêque. Mais celui‑ci, de bien loin préférant ce qui est humble aux plus hautes dignités conférées par l'Eglise, refusa cette offre, disant : «Pour moi, je n'abandonne pas ma skoufia3 de moine !»
Un éminent hôte orthodoxe demanda quelque jour à rencontrer le père Silouane. A quoi le hiéromoine N... du même monastère, lequel faisait cependant partie de la synaxe, lui répondit:
- J'ignore pourquoi, vous, théologien érudit, vous rendez chez le père Silouane, qui n'est qu'un paysan illettré. N'y en a‑t‑il pas un autre qui fût plus remarquable que lui ?
- Pour bien comprendre le Géronda Silouane, reprit l'hôte, visiblement peiné en son âme, il faut être, pour le moins, ce que vous nommez érudit.
Le même hiéromoine N... décidément ignorant, pour sa part, des divines expériences du Saint, dit à un autre frère :
- Je me demande vraiment pourquoi tous vont à lui. Ce père Silouane, sûrement, n'ouvre pas un livre.
- Peut‑être, répondit le moine ; peut‑être ne lit‑il rien, mais du moins il fait tout. Tandis que d'autres, à rebours, lisent beaucoup sans doute, mais ne font rien, absolument, de ce qui est dans les livres.
Je m'enquis auprès d'un géronda, grand ascète mais simple jusqu'à l'ingénuité :
- Pourquoi vos citronniers, géronda, portent-ils tant de fruits ?
- Mon enfant, répondit-il, c'est parce que j'abaisse leurs branches.
Ces intellectuels, disait un ancien trés simple, suent sang et eau pour un vain travail. Voulant, sans se purifier, sonder le divin, ils vaticinent à l'infini, sans jamais aboutir. Mais pour qui ne dispose pas d'une immense cordée, à quoi bon chercher à descendre dans l'insondable abîme ?
Telle est, disait Saint Silouane de l'Athos, ma chanson bien‑aimée : Voici que dans un peu de temps, je m'en vais mourir, et que s'en ira ma pauvre âme, descendant vers l'Hadès. C'est là, seul dans une simple prison qu'amèrement je m'en vais pleurer. Mais à cette heure, c'est le Seigneur que désire mon âme, c'est de lui que dans les larmes elle s'enquiert. Et comment ne le chercherait‑elle pas, quand celui‑ci le premier me chercha, et se vint manifester à moi, pauvre entre les pécheurs... Le Seigneur qui lui même m'enseigna encore, m'enseigna comment il me fallait toujours m'humilier... 'Tiens ton esprit dans L'Hadès, entendis‑je, et ne désespère pas'. Car de la sorte sont vaincus les ennemis. Et lorsqu'en esprit, je m'extrais pour un temps du feu, mes pensées alors ont acquis une force nouvelle.
Beaucoup de nos pères, d'entre les contemporains eux-mêmes, éprouvant que les feints reproches, dont, sévères, les accablaient leurs gérondas, comme cet anéantissement de soi, à quoi les menaient les Anciens, n'avaient d'autre fin que de purifier leur coeur de toutes ses passions, purent goûter à leur tour cette douceur que donnent les prémices du salut de l'âme. Et ils parvinrent, tout illettrés qu'ils fussent, à l'humilité d'un Grégoire, le Saint Théologien. D'autres, leurs diaconies achevées, coururent à leurs cellules, et là, tout assoiffés s'adonnèrent à la prière comme à l'étude des Saints Pères. Et ils parvinrent, dans cette mer immense de l'humilité, à de telles abyssales profondeurs qu'ils ne voyaient plus leur être comme digne d'un homme, mais se jugeaient plus vils qu'une chiffe jetées aux chiens.
Le Géronda Théophilacte était lui, de cette race qui, lorsque, venus de la Nouvelle Skyte, ses pères et ses frères lui souhaitaient un Bon Paradis, répondait tristement :
- Le Paradis n'est pas une écurie pour s'entrouvrir sur moi l'animal !
Car c'est à pareils blâmes de soi que, tous, parvinrent nos Pères Saints.
Ces aphorismes sur l'humilité sont extraits du livre de l'Archimandrite Ioannikos : Athonikon Gerondikon (Les Gérondikos athonites), publié par l'ermitage de Saint-Grégoire-Palamas à Kouphalia, Thessalonique, 1991. Nous renvoyons à cet excellent ouvrage.
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