samedi 29 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°34. Chronique:Témoignage sur le Saint Père Ambroise, dit Papouli.

CHRONIQUE



TEMOIGNAGE SUR PERE AMBROISE


Continuant la publication, commencée dans le numéro 33 de La Lumière du Thabor, des témoignages sur Père Ambroise, apportés par ceux qui l'ont connu et rencontré, nous sommes heureux d'offrir ci-dessous à nos lecteurs le témoignage de la Presbytéra Anna.



Papouli



Papouli. C'est le nom pétri d'amour que nous donnions à Père Ambroise. Parce que c'est lui qui le premier nous avait aimés, comme nul jamais avant lui ne nous avait aimés, nous l'aimions de retour, oh, si peu en regard de cet amour de flamme qu'il portait à tous ses enfants. Il nous avait engendrés en Christ. Lentement, patiemment il nous avait enracinés dans l'Eglise. Malgré nos péchés innombrables, nos cris, nos soupirs, nos plaintes, nos découragements, nos dérobades aussi. Mille fois, il pardonnait. «L'amour n'a pas de rides», disait-il. Et, dans son visage noyé de bonté, ses yeux souriaient, ses yeux qui pour nous avaient tant pleuré. «Que de fois, le soir, il faut pleurer dans sa chambre», murmurait-il. Puis, feignant de rire : «Nous, les orthodoxes, nous sommes des chialeurs». Et quand nous l'avions trop peiné : «C'est pour toi, cette nuit, que j'ai fait le chapelet», s'attristait-il. Nous le jetions, souvent, dans le plus profond découragement. Mais lui, longanime, s'accrochait encore à l'espoir de notre guérison. «J'ai beaucoup de patience», chuchotait-il douloureux.
Il nous avait tout donné. De lui, nous avions tout reçu. Avec lui, nous possédions tout. Il était tout pour nous, qui sans lui n'étions rien. Père, mère, il était tout cela. Lui-même le disait parfois : «Ne sens-tu pas que je suis ton père, ta mère ? Ne vous ai-je pas aimés plus qu'eux en tout cas ?» Jamais, nous n'eussions cru qu'il partirait si vite, qu'il nous laisserait sans lui. Ceux mêmes qui ne l'avaient que croisé de loin le jugeaient à part, de la race des immortels. De lui, lorsqu'il s'en fut allé, le médecin qui l'avait assisté dit : «Un être comme cela ne meurt pas». Il nous semblait que Papouli ne dût jamais mourir. C'est que sa vie entière, déjà, il avait vécu de l'autre côté du mur de séparation. Toutes ses pensées, ses paroles, tous ses actes et jusque ses moindres gestes se référaient à l'autre vie, la vraie, celle du Royaume des Cieux, dans laquelle il ne sera donné qu'aux élus d'entrer.

La pénitence

Comme tous les saints de Dieu, il avait dès longtemps effectué sa révolution copernicienne : à la différence du commun des mortels, il avait changé de repère, et son repère était celui qu'oriente la Jérusalem d'en haut. «Avec les canons du monde, disait-il, l'on ne mesure que les choses du monde. Mais les canons dont l'ange se servit pour mesurer la Jérusalem céleste, ceux-là sont des canons d'or. L'homme commun ne peut comprendre cela. Les coeurs purifiés seulement... Dieu se révèle à ceux qui le cherchent, et à ceux-là seulement. Qui le cherchent par la purification qu'enseigne la pénitence. Comme le pur ne peut s'unir à l'impur, Dieu ne peut pas s'unir au pécheur...» Nous nous découragions à l'entendre. «La voie est étroite et difficile», accordait-il. «Dès maintenant, donc, il faut se mettre à l'oeuvre». Et il chantait le tropaire de la pénitence que l'on chante durant le grand carême, ce tropaire qu'il avait tant aimé qu'il avait voulu qu'on le lui chante, une dernière fois, à l'office de son ensevelissement :

Ouvre-moi les portes de la pénitence
O Donateur de Vie
Car depuis l'aurore,
Mon esprit veille devant ton temple saint.
Je t'apporte mon corps,
Temple rempli de souillures,
Mais Toi compatissant, purifie-moi dans Ta miséricorde.

Redresse les voies de mon salut, ô Mère bénie de Dieu,
Car j'ai souillé mon âme par des péchés honteux
J'ai dissipé dans la paresse ma vie entière ;
Mais par tes prières, délivre-moi de toute impureté.

Je comprends maintenant la multitude de mes actes condamnables
Et misérable je tremble à l'idée du Jour terrible de Ton Jugement.
Mais confiant en la grandeur de Ta bonté,
Comme David je crie :
Aie pitié de moi, ô Dieu, selon Ta grande miséricorde.

Et cet autre encore, de l'office de l'Epoux :

Voici qu'arrive l'Epoux,
Au milieu de la nuit...

Et encore, toujours du même office :

O mon Sauveur, je contemple Ton palais orné
Et je n'ai pas la robe pour y entrer.
Illumine la tunique de mon âme,
O Donateur de Lumière,
Et sauve-moi, ô Sauveur.

Et à ces mots il pleurait.
Qui d'autre pourtant plus que lui pouvait s'être apprêté la robe des noces ? Jour après jour, nuit après nuit, il s'était préparé. Jeûnant à l'excès, veillant plus encore, priant sans cesse de cette sainte et tendre prière «Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi... Christouli, Christouli mou, aie pitié de moi... Très Sainte Mère de Dieu, sauve-moi... Manoula, Manoula mou, sauve-moi»... -cette prière de feu que le Seigneur lui avait donné, comme Lui seul, en un ineffable mystère, ne donne qu'à quelques rares âmes élues, deux, trois peut-être par génération d'hommes, de faire descendre dans son coeur qui, dans le corps fût-il endormi même, continuait de veiller, comme celui de l'Apôtre ou de la Bien Aimée du Cantique, priant enflammé son Seigneur : «Je dors, dit-elle, mais mon coeur veille...» Cette prière du coeur que Dieu ne donne qu'aux parfaits.
Car à la perfection Père Ambroise avait atteint. Bien peu s'en doutaient. Qui l'eût cru, d'ailleurs, à voir sa pauvre silhouette qu'enveloppait un pauvre manteau noir, s'en aller chaque jour au marché, sous son vieux béret ordinaire ?
A vivre incessamment sous le regard de Dieu, il avait réussi cet exploit de se hisser toujours plus haut sur les cimes de la vertu, jusqu'à la perfection.
Sous le regard de Dieu. C'était là son secret. Vérité aussi qu'il avait expérimentée. Avec une précision hallucinante, le Seigneur Dieu lui avait enseigné qu'il voyait tout, tout ce qu'il faisait, comme il savait tout, tout ce qu'il pensait, et jusqu'à la moindre imagination qui l'avait traversé en secret. Et Dieu qui n'abandonne pas ceux qui l'aiment gardait son serviteur. Souhaitait-il quelque chose, inconsciemment même parfois, le Seigneur, bientôt, la lui envoyait. Redoutait-il une épreuve, Dieu, bientôt, l'en délivrait. Hésitait-il, Dieu sans tarder l'éclairait. Point n'était besoin de paroles. Dieu, en secret, l'avertissait. Tel songe l'enseignait, tel saint venait le visiter, tel lieu, tel objet tout-à-coup par bouffées embaumait. De semblables mystères, Papouli semblait plutôt jaloux. Nous, petits que nous étions, curieux sans rien comprendre, le pressions, lui faisant mille questions. «Dis-nous, Papouli... Et la lumière ? As-tu vu la lumière ?» Fous, nous prétendions l'entendre nous décrire la lumière incréée du divin ! Lui, chaque fois, comme toujours en pareil cas, faisait le clown, l'idiot même. Il mettait sa skouffia sur son oeil, brandissait l'index en pirate, jetait une plaisanterie des plus drôles et, bouffon, riait aux éclats. C'était ce que nous appelions «son côté fol-en-Christ».
Cinquante années durant, desservant ses paroisses aux quatre coins de la France, dormant sur les bancs dans les gares pour n'importuner personne, il s'était fait pécheur d'hommes, et pour gagner une âme se faisait en tout point semblable à elle. Comme l'Apôtre, il s'était «fait tout à tous». Les êtres ne comprenaient-ils rien de sa vie toute spirituelle, lui feignait de n'être nullement spirituel. Les gens du monde, ses fidèles mêmes, n'aimaient-ils que rire et s'amuser, lui, le jour entier, ne faisait que plaisanter. De ces tournées dans le monde, il rentrait triste, exténué. Et sa nuit se passait à pleurer, «pour que le Seigneur, disait-il, me pardonne d'avoir ri, insensé que je suis».
Jamais Papouli n'eût joué l'ascète. Le contraire lui eût semblé préférable. Combien son humilité lui valut-elle d'être méjugé, jusqu'à la calomnie, jusqu'à la souillure de la diffamation ! «Cette épreuve-là, disent les Pères, pour l'avoir éprouvée d'expérience, est d'entre les plus dures». D'elle, Papouli, jusqu'à la lie, goûta l'amertume. Etait-il contraint d'accepter une invitation à dîner, Père Ambroise, pour ne paraître pas jeûner, faisait honneur au repas. La porte refermée, les gens se gaussaient : «Un moine paillard, disaient-ils, c'est là ce qu'il est». L'on tremble à écrire de telles infamies d'un ascète hors du commun qui presque tous les jours de sa vie jeûna, perdant dix kilos en carême, le vendredi ne mangeant que le soir, des jours entiers ne prenant rien que du pain, des pâtes, de la soupe, du thé et de l'eau. Sa tempérance même nous inquiétait. Tant de privations nous semblaient surhumaines. Sans cesse, qui plus est, il augmentait son ascèse. «Mon Dieu, nous demandions-nous, jusqu'où ira-t-il ? Où s'arrêtera-t-il ?» Nous lui portions quelques fruits, du lait, des douceurs. «Reprends, gémissait-il, nous voyant l'encombrer. Voyez, je n'ai pas de place».
Et c'est vérité que de sa cellule l'on avait vite fait le tour. Tous ceux qui venaient le voir demeuraient stupéfaits d'un si terrible dénuement. «Ma catoire», disait-il souriant. Rien, il n'y avait rien. Deux minuscules pièces, si petite chacune que trois personnes n'eussent pu à peine s'y tenir, un coin cuisine où l'on ne pouvait poser plus d'un plat, et sur le palier, des toilettes à la turque. La stupeur commençait dès l'escalier lépreux. Quatre étages branlants d'un escalier sordide et traîtreusement glissant où lui-même plusieurs fois s'était de tout son long étalé. Quatre étages essoufflants pour un vieillard asthmatique qui, chaque jour, portait les courses dont, de sa main généreuse, il nourrissait les fidèles. Car des jours entiers, il «faisait restaurant». Combien s'étaient pressés à sa porte, tristes, accablés, qu'il avait nourris de mille mets délicieux d'une saveur inconnue, si subtile qu'on les eût dits venus presque du Paradis -combien, qui étaient repartis allègres, le coeur lavé et purifié, affronter d'un oeil neuf, pleins de forces nouvelles, les tempêtes de cette vie ?
«Mes murs», montrait-il. Et plus bas, comme une confidence : «Je ne suis bien qu'entre mes quatre murs, confiait-il. Ailleurs, je n'ai jamais pu prier. Ma cellule m'est plus qu'un palais...» Etrange palais, en vérité, que ce palais d'un saint ! L'on y eût vainement cherché fût-ce un porte-manteau. De simples clous faisaient l'affaire. Car, de ficelles mêmes, Papouli faisait merveille. En mettait-il dans les cheveux d'une enfant, avec cette tendresse qui n'était qu'à lui, que de ses mains la fillette sortait coiffée avec le plus grand chic. Celui que donne seule la simplicité sans apprêts. Mais Papouli avait cette vraie simplicité, cette simplicité inspirée que n'ont que les saints qui jusque dans ses retranchements traquent l'illusion mensongère du monde. Et lorsque nous le vîmes, ce que nous croyions ne devoir jamais voir, notre Papouli, étendu, mort sur son lit d'hôpital, n'ayant sur lui rien gardé de ce monde, nul vestige, si ce n'est sa pauvre croix de bois qu'attachait un fil, nous pleurâmes, saisissant soudain combien jamais, au grand jamais, il n'avait triché avec cette réalité pure et nue qui, dans sa sincérité sans failles, l'avait gardé de toute compromission, fût-elle la moindre, avec ce monde hypocrite et menteur lequel, tel l'autruche, toujours se cache de la mort, et par là du seul et unique sens de la vie.

Les dons du Saint Esprit

Et c'était pour n'avoir jamais triché que Papouli avait reçu aussi la rétribution des saints. Après la prière du coeur, Dieu lui avait donné la clairvoyance. Faisions-nous quelque chose qui pût paraître un peu plus spirituel que d'ordinaire, Papouli nous accueillait avec plus de chaleur encore que de coutume, comme un père qu'eussent pour une fois contenté ses enfants. Etions-nous, au plus profond de nos coeurs, aux prises avec la tempête des passions, assaillis par la noire ténèbre du péché, que Papouli, sans que nous lui eussions rien dit s'en allait lentement, l'air triste et fatigué. Et si quelquefois nous lui disions quelque chose : «Je le savais», disait-il simplement. L'on eût dit même qu'il lisait dans les coeurs les plus secrètes pensées. Que de fois nombre de fidèles eurent-ils l'étrange impression que Papouli, justement, donnait à l'instant la réponse à la question qu'ils venaient intérieurement de se poser. D'autres fois encore, nous le vîmes chez nous surgir à l'inopinée, tel un ange gardien qui nous eût été dépêché du ciel. C'est ainsi qu'un jour, à l'heure même où nous allions partir en voiture, -comment l'eût-il su ? Nous ne le lui avions pas dit- il survint en courant : «Ne partez pas ! dit-il. Vous alliez avoir un accident au coin de la rue !» D'autres fois, il nous disait ce que nous avions fait : «Tu as fait cela ?» disait-il. Nous ne lui avions rien dit. «C'est bien», disait-il. D'autres jours : «Non, pas cela. Reprends-toi». Et plus tard, souriant de son air mystérieux : «Tu vois ? C'est mieux». Et nous repartions, étonnés et penauds, n'osant plus ensuite vivre négligemment comme avant.
Escaladant parfois les étages de son «pigeonnier» -«Ne me sentez-vous pas vous aider, demandait-il inquiet, avec mes pauvres prières, du haut de mon pigeonnier ?»- nous percevions dans la pièce, la porte à peine franchie, la suave odeur qu'exhalent les saints. C'était bien cette même odeur que Papouli, dès le commencement, nous avait fait sentir, imprégnant un coton qui avait été posé sur les reliques de saint Nectaire. L'on eût dit le parfum émané de cette boîte, plus fort seulement, et revenant par bouffées. «Papouli, disions-nous, mais cela embaume chez toi !» Papouli, mystérieusement, souriait. «Mais non, disait-il, j'ai mis de l'encens». Nous savions, nous, que ce n'était nullement là le parfum d'un encens. Et Papouli, soudain, embaumait plus fortement encore. Beaucoup, à maintes reprises, le sentirent, comme le jour d'une fête de saint Nectaire que Papouli vénérait tout particulièrement, et dans maints moments aussi où sa prière se faisait plus instante.
A ces rares charismes, Papouli ajoutait celui de prophétie. L'eussions-nous appelé prophète, il s'en fut fortement défendu, avec colère même peut-être, s'il eût chez lui subsisté les vestiges de cette passion. Mais il était difficile pourtant de s'y tromper. Au détour d'une phrase parfois, perdus dans de libres propos il jetait ces mots d'anodine façon : «Plus tard, tu feras ceci... tu feras cela». Perplexes, nous le regardions. Mais voyant que les circonstances semblaient absolument inverses de ce qu'il annonçait, ou jugeant que la conjoncture pourrait plus que difficilement s'y prêter, nous jetions, sceptiques, ces dires dans un coin reculé de notre mémoire. Ce n'est que longtemps plus tard, lorsque la chose, après bien des péripéties, se produisait tout comme il l'avait prédite, qu'alors, pleins d'une respectueuse stupeur, nous repassions en esprit ces paroles inspirées...
Parce qu'il vivait dans la prière perpétuelle, la vie avec Papouli était un perpétuel miracle. Dieu sans cesse l'entendait et sans cesse exauçait ses prières. Que d'aucune fois pourtant il ne l'entendît pas, et Père Ambroise encore glorifiait le Seigneur. «Dieu, cette fois, disait-il, n'a pas voulu du miracle. Certes, il eût pu dans sa toute-puissance l'accomplir, mais il n'a pas jugé que cela fût nécessaire. Pourquoi ? Nous ne le savons pas. Dieu a ses raisons, que l'homme ne connaît pas. Pour le monde d'en-haut, la chose s'entend clairement, quand elle est à nos yeux incompréhensible. L'épreuve est nécessaire. Sans épreuve, nous ne progressons pas. Tout ce qui nous arrive n'arrive que par la permission de Dieu. Et tout ce que fait Dieu est bien fait».
Mais que le miracle ne s'accomplît pas, par les prières de Père Ambroise, était chose rare. Et les miracles qu'il fit, par ses saintes prières, cent livres ne suffiraient pas à seulement les consigner. Chaque jour, chaque heure en apportait un nouveau, tant que nous sentions sa prière nous couvrir comme d'un manteau. Sans évoquer même les cas de guérisons, entre toutes extraordinaires, dont les enfants de ses paroisses furent les témoins étonnés -nombre de guérisons de cancers incurables, dont les médecins eux-mêmes demeurèrent stupéfaits, les ayant jugés dès longtemps désespérés- il nous souvient surtout de choses plus impalpables, et par là plus mystérieuses, comme ces myriades de dimanches où nous arrivions à l'église fourbus et las de porter nos lourds chapelets de péchés et où, doutant de pouvoir trouver nulle issue aux situations les plus inextricables, nous posions nos cous sous sa bienveillante étole. A peine si nous nous confessions alors, trop honteux dans notre orgueil d'énumérer ces sombres, ces amères kyrielles... Mais lui savait, et de lui-même nous disant ce que nous avions fait, avec la précision du médecin au diagnostic très sûr, cautérisant le mal, sur la blessure déjà prodiguait le baume. La grâce qui l'emplissait tout, emplissait d'une respectueuse crainte, si grande que l'être n'y pouvait plus tenir, que le coeur dur aussitôt se brisait, que les larmes silencieusement roulaient. Sur la tête à présent, avec l'étole la miséricorde en pluie s'abattait, ondée rafraîchissante où se purifiait l'âme. L'on s'en allait, l'on oubliait la chose et sa cause avec elle. L'on s'en revenait chez soi. Et voici que la chose était autre, la situation modifiée, les difficultés envolées, la peine en allée.
Pour ses enfants, Papouli s'usait, se consumait en prières. Pour eux, il eût tout donné. Pas seulement richesses ni objets. C'était là chose faite, depuis bien longtemps. Toute sa vie, Papouli avait tout donné. A tout le monde. Quand il allait au marché, qu'il y voyait telle chose qu'il eût aimé acquérir, aussitôt il reprenait sa pensée : «Non, se disait-il, pour moi ceci n'est pas utile. Cela non plus. Cela non plus». Et ce que de la sorte il économisait, il le donnait. A moins qu'il n'achetât quelque chose dont il pût faire cadeau. A tous il donnait. Au facteur, au pompier, au coursier quel qu'il fût, qui vînt frapper à sa porte. Nul visiteur non plus qui repartît de chez lui les mains vides. Nul jamais ne franchît son seuil qu'il ne s'en allât l'âme purifiée, le coeur gonflé de joie, le goût sur la langue encore de mets exquis et inconnus, les bras chargés de vivres et de bénédictions de tous genres. De biens matériels, Papouli avait tant donné qu'il n'avait plus rien à présent. Mais il eût donné plus, plus infiniment que cela. Il eût donné sa vie pour ses enfants. «Le martyre..., disait-il. Ah ! si l'on te disait, Ambroise, jette-toi dans le feu, comme tu t'y jetterais à l'instant avec joie ! Mais ta vie, qui veut de ta pauvre vie ?» «Non, corrigeait-il, il est un autre martyre, un martyre plus lent, mais combien difficile... plus difficile peut-être... le martyre de la cellule». Et nous tremblions à l'entendre, lui, l'ascète, évoquer ainsi les terribles labeurs de l'ascèse.
Sa vie pourtant, Papouli tant de fois l'avait risquée pour autrui. Tirant parfois comme à regret le voile qui couvrait le mystère de sa vie, il mentionnait en passant les Juifs que sous l'occupation il avait cachés et nourris chez lui avant que de leur procurer de faux papiers, pris sur les défunts, et que lui-même maquillait avec soin. De ces êtres ensuite, plus de nouvelles jamais, comme souvent il advient en de pareils cas. «L'homme, soupirait Papouli, l'homme est oublieux. Comme il est ingrat ! A-t-on besoin de vous, tel un beau tapis l'on vous suspend au mur. N'a-t-on plus besoin de vous, l'on vous décroche, et l'on vous piétine. Ah, combien m'ont pressé tel un citron, qui lorsqu'ils eurent pris tout le jus me jetèrent au rebut».
Pour avoir ainsi donné toute sa substance, Papouli était tôt devenu le rebut du monde. Qui, dans son quartier ne l'eût pris au pis pour un pauvre clochard, au mieux pour le dernier des derniers ? Et pour l'être moyen qui de la sainteté ignore tout, et qui du saint n'a présente à l'esprit que la seule imagerie médiévale du chevalier s'en allant au prix du sang pourfendre au galop l'infidèle, la poitrine barrée d'une croix, son auréole de papier flottant sous le vent, Papouli eût mille fois plus tenu du manant que du saint. Mais Dieu qui, dans son extrême abaissement, inclina les cieux et qui du ciel descendit sur la terre, des splendeurs d'en haut venu habiter une étable, le Seigneur, lui, connaît les coeurs et c'est aux humbles qu'il accorde sa grâce. Et c'est pour avoir été humble de coeur, pour avoir toujours servi sans s'être jamais fait servir, pour avoir délibérément choisi d'être toujours le dernier et à la dernière place, que Papouli reçut ici-bas de si grands charismes et qu'il mérita en haut de trouver grâce devant Dieu.

La prière

Nous montâmes un soir, quoiqu'il fût tard, oubliant sans doute que, dans quelques heures seulement, Papouli déjà se lèverait, dès l'aube entamant la journée nouvelle. Il veillait pourtant, se tenant assis dans son fauteuil d'osier -héritage provençal, au confort douteux, rudimentaire d'aspect, mais simple comme tout ce qu'il aimait. Il leva sur nous son visage fatigué, si beau à cette heure où il l'avait lavé encore dans le très grand silence de la nuit -cette nuit à laquelle tout le jour il aspirait, pour son hésychia bénie, où la prière enfin, comme les larmes, pouvaient couler sans heurt. «Oui», disait-il parfois en riant, citant le mot d'une sainte moniale dont il avait, en Grèce, appris qu'elle était sa cousine, «le jour, tu pries avec les poules, la nuit, tu pries avec les anges».
«Papouli...
Nous avions peine à présent à rompre ce silence comme saturé de grâce.
- Mes enfants...
- Papouli... Souvent, tu nous as parlé de la prière. Il semble pourtant que tu ne nous l'aies pas enseignée...
- Vous n'aviez pas demandé...
Un silence encore. De Papouli, l'on eût dit qu'il se concentrait davantage même, s'il eût été possible. Puis, la tête penchée un peu sur son coeur, il commença :
- Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi pécheur... Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi pécheur... Seigneur Jésus Christ aie pitié de moi pécheur... Sur le souffle... Vois... D'abord, tu prends une large inspiration, gonflant tes poumons d'air, sans rien dire ni penser mentalement. Puis, lorsque tu commences à expirer, lentement, tu commences à penser la prière : "Seigneur... Jésus... Christ... aie pitié de moi... pécheur..." Voilà, tu n'as plus de souffle, tes poumons sont vides, jusqu'à te faire mal presque, tant l'air s'est raréfié. De cette privation d'air au début -pour les commençants, comprends-tu ?- la contrition soudain envahit le coeur, et les larmes à leur tour viennent, comme d'elles-mêmes, oui, comme si toutes seules elles fussent venues aux yeux. Il est d'autres méthodes encore. D'autres te diraient : Sur l'inspiration, la moitié de la prière, sur l'expiration, l'autre moitié de la prière. Moi, je ne te dis pas cela. L'expérience m'a montrée la première méthode comme la plus fructueuse : toute la prière sur l'expiration. C'est, peut-on dire, la prière sur le souffle. Souviens-toi dans les livres : de tel saint, l'on dit : "La prière était comme son souffle". Cela est utile aussi pour faire la prière en tout temps, lorsque, travaillant de tes mains, tu ne peux tenir un chapelet. Bien sûr, lorsque tu es seul le soir, prends ton chapelet et pleure, ne serait-ce que pour compter tes invocations, et ne pas t'imaginer, illusionnée par le démon, que tu pries tandis que ton esprit en réalité erre en tout sens... Que l'esprit erre, vois-tu, en mille vaines pensées tout le jour, lors même que cela nous paraît normal comme étant le propre de l'animal raisonnable, n'est en vérité, nous enseignent les Pères, qu'un reliquat de la chute où le diable enténébra la raison, tandis que le protoplaste, en être déifié à l'image des anges, tenait son esprit tout entier fixé en Dieu. C'est de quoi nous instruit la prière : Restaurer, par l'immobilité des pensées, par la fervente invocation du nom divin - restaurer, oui, la ressemblance et la beauté perdues... Au début, certes, la chose est difficile. Comme la pouliche, la pensée s'échappe. Mais captée bientôt, fût-ce même malgré elle, par la suavité sans pareille exhalée du Saint Nom, comme la pouliche encore, elle revient bientôt, puis auprès de sa mère elle demeure. Plus n'est besoin lors de courir à son chapelet. L'état de prière demeure fixe, comme permanent, de temps à autre seulement se faisant plus intense. En ces moments-là dès lors, la prière monte. Oui, l'on dirait qu'elle monte toute seule... qu'elle jaillit en soi. En ces heures, non, pas besoin de chapelet. De larmes seulement. A l'église en tout cas, et chaque fois que tu te trouves en public, ni chapelet, ni larmes. Il n'est pas besoin de toutes ces manifestations extérieures. Plus de discrétion, plus de sobriété. Le Seigneur voit. Dans le secret. Et si, dans le monde, tu es accaparé, accablé par les tâches, le travail, le bruit, de la prière tu peux dire une forme plus courte...
Les mots alors lui venaient en grec :
- Christouli mou, éléison me - Mon petit Christ, aie pitié de moi... Cela suffit : Christouli mou...
A l'entendre, tout bouleversé, murmurer le doux nom -Christouli mou-, nous comprenions mieux combien il aimait son Christ. «Mon Christ...» Il se reprenait : «Le Christ est tout... le reste n'est rien... Oui, si vous voulez : Non pas : Kyrié Iésou -et il prononçait, lié, Kyriésou- Non pas : Kyrié Iésou Christé mou éléison me amartolon -Seigneur Jésus mon Christ aie pitié de moi pécheur- mais Christouli mou, éléison. Comme pour la Mère de Dieu. Ah ! la Mère de Dieu ! Manoula ! -Petite Maman !- Comme je l'aime ! Je ne me lasse pas de l'invoquer. Comme ma mère ! Je la confonds même avec elle. Je veux dire que mille fois par jour, dix mille fois, je l'appelle : "Aah..." -et il poussait un profond soupir, comme jailli du profond des entrailles : "Aah...! Manoula mou !" -Ma petite Maman !- Et je ne sais plus qui j'appelle : Ma mère ou la Mère de Dieu. D'abord ma mère. Puis, je l'oublie. Et la Mère de Dieu, tout de suite, efface l'image de ma mère. Car notre vraie mère, c'est elle... La Mère de Dieu. Manoula mou ! -Ma petite Maman !- Cette prière-là suffit. Non pas : Hyperhagia Mitera tou Théou, sôson me amartolon ! -Très Sainte Mère de Dieu, sauve-moi pécheur !- Bien sûr, l'invocation tout entière est celle-ci. Mais lorsque tu es pressé, attaqué, bouleversé, ému, que sais-je encore, alors cette prière-là suffit Manoula mou, sôson me -Ma petite Maman, sauve-moi- ou même Manoula mou -Ma petite Maman !- ou ce simple mot, lui seul : Manoula !»
Et Papouli, du fond du coeur, gémit : «Aah... Manoula !» Il ne se lassait pas... «Lorsque tu es fatigué d'invoquer le Seigneur, invoque la Mère de Dieu. Et lorsque tu es fatigué d'invoquer la Mère de Dieu, invoque le Seigneur. Et si vraiment ton esprit s'est trop fatigué à prier, psalmodie».
Et Papouli, de sa voix profonde et grave, qui dans la nuit montait comme un thrène, entama cet hymne à la Mère de Dieu qu'il aimait tant -parce qu'il était tout à la fois si sublime et si théologique, disait-il, oeuvre de génie du divin André de Crète, où la Mère de Dieu est dite «seconde après la Trinité», qu'il était évident que c'était le Saint Esprit qui l'avait composé :

Chairois méta Théon i Théos,
-Réjouis-toi, Dieu après Dieu-
Ta deftéria tis Triados i échoussa
-Seconde après la Trinité.

Lorsqu'il eut longtemps chanté, exténué, Papouli ferma les yeux. Et nous comprîmes à quel point sa fatigue était grande, jusqu'au complet épuisement -cet épuisement, qui était le secret de cette contrition si parfaite, celle qui donne à son tour "le coeur brisé et humilié" du Prophète -ce coeur brisé et humilié que Dieu jamais ne méprise, et dont il exauce tous les voeux, jusqu'au moindre d'entre eux :
«Dieu ne méprisera pas
Un coeur brisé et humilié».

Jamais, jusqu'à cette heure, nous n'avions pris conscience de cet épuisement extrême de notre Papouli aimé -le même qui le jour parlait ou riait, jamais ne laissant voir sa fatigue, jusqu'à nous démentir, jusqu'à nous faire oublier ce que disaient pourtant ses yeux si creusés par les jeûnes et les veilles, auxquels depuis tant d'années il s'adonnait, pour l'amour de son Christ, pour atteindre à la stature du Christ...

«Et dans tes prières, mon Papouli, comment fais-tu ? Il en est comme si tous, par elles, étaient exaucées. Comme si nous passant en revue, tu pensais à tous... L'on dirait que tu n'oublies personne...
Papouli humblement baissa la tête.
- J'essaie... Comme cela, tout en vaquant, vois-tu, aux mille occupations du jour... J'y pense... Une fois, deux fois, plusieurs fois.
Puis, comme s'excusant :
- Mais il faudra que je note les noms... tous les noms... Je n'ai pas de mémoire».
Nous eûmes un sourire, sachant suffisamment combien Papouli n'oubliait jamais rien, tant que sa mémoire chaque fois nous surprenait davantage. Mais, surtout, nous comprîmes alors combien tous il nous aimait. Et ses fidèles aussi, emplis de gratitude, le dimanche couraient à l'église, percevant assez de par la multitude des prétendus «hasards», tous faits et circonstances par trop miraculeux qui, toute la semaine, leur étaient advenus, combien chaque jour, à chaque instant, les avait portés la prière de leur Ancien béni, de leur Papouli tant aimé que Dieu entendait.
«Doulos tou Théou, murmura-t-il. -Esclave de Dieu.
Et, disant ces mots, il esquissa un bienheureux sourire, lequel immanquablement nous rappelait celui qui toujours était le sien, lors même qu'on le réveillait en plein sommeil -exploit qui marquait un telle maîtrise de soi, jusque dans le sommeil même, que l'on en demeurait chaque fois stupéfait. Que de fois aussi n'avions-nous pas vu Papouli assis parmi des convives, ou sur quelque canapé chez des hôtes, luttant assis contre le sommeil, fermant quelques instants les yeux, et tout aussitôt les rouvrant, oui, contre le sommeil menant une lutte sans merci, jusqu'au sang eût-on dit...
«Donne ton sang, disent les Pères, et tu recevras l'Esprit». Mais cela, nous ne le pouvions comprendre...
«Papouli, tu es si fatigué... Va t'allonger ! - Mais non, pour quoi faire ?»
«Mon Papouli, cela est si difficile de ne pas dormir ! Plus difficile que de ne pas manger !
Souriant, Papouli plissait les yeux :
- Plus difficile, oui !»
«Mon Papouli ! Et quand tu n'en peux plus... Plus du tout... Comment fais-tu ?»
Papouli, douloureusement sourit :
- Je dis : Encore un petit peu Ambroise».
Et il nous couvrit d'un long regard où se lisait une telle intensité d'amour, que nous ne pûmes le soutenir davantage.

«Mon Papouli, nous te laissons dormir enfin.
- Soyez en paix, mes enfants.
Et il ajouta la formule monastique.
- Kalo ximéroma ! -Bon réveil !»
Sur les lèvres d'un Papouli luttant jusqu'au sang, ces mots prenaient tout leur prix. Combien d'héroïsme lui avait-il fallu au réveil, tant d'années durant, à notre saint Papouli ?

La dormition d'un homme de Dieu

Que Papouli, dès sa sortie de ce monde, eût trouvé grâce devant Dieu, ses enfants à sa mort en reçurent l'assurance. Car à peine nous fut-il donné -vision douloureuse entre toutes- de contempler notre Papouli endormi, que devant la porte même de l'amphithéâtre, à l'hôpital, son cercueil déjà embaumait très fortement, par bouffées, de cette suave odeur à quoi se reconnaît un saint.
Notre Papouli tant aimé, après une longue agonie de huit jours à laquelle, sachant à l'avance qu'elle commencerait au lendemain même de la liturgie de la Nativité dont il aimait tant la fête, il s'était préparé par un long et redoutable jeûne -si difficile au milieu du monde- un long jeûne absolu de six jours sans manger ni boire, notre Papouli que durant le temps de sa subite maladie dont les trois derniers jours furent horribles, en réanimation où on lui prodiguait ces soins intensifs, qui ne lui permettaient de dormir que par intervalles de trois ou cinq minutes au plus, notre Papouli que durant tout ce temps d'insupportable souffrance nul, d'entre les médecins ni d'entre ses enfants, ne vit jamais se plaindre, supportant jusqu'aux limites de ce que peut supporter la volonté humaine lorsqu'elle a atteint à la longanimité des saints, notre Papouli s'en était allé, ne regrettant rien en ce monde que ses enfants aimés.
Notre Papouli chéri, comme plein d'allégresse l'on s'en va célébrer un mariage, s'en était allé rejoindre son Seigneur qu'il avait tant aimé, tant désiré, pour qui il avait tout souffert, tout supporté, et qui avait été sa vie, son souffle et son unique raison de vivre en cette vie, jour après jour patientant ici-bas dans l'attente de la Vie immuable et sans fin, pour laquelle s'il nous était donné, dit saint Séraphim de Sarov, d'en goûter les prémices, nous supporterions tout en ce monde, préférant même, pour goûter à tant de suavité, nous laisser sur la terre ronger dans notre cellule par les vers toute notre existence entière, plutôt que d'en être privés.
Notre Papouli s'en était allé, nous avions enseveli sous la terre son beau visage très ressemblant à celui d'un Séraphim de Sarov, d'un Ambroise d'Optina, d'un Parthène de Chio, d'un Arsène de Paros, et que tant d'êtres avaient cru celui d'un simple Papouli tout humain.
Tout humain, il s'était sa vie entière chaque jour un peu plus empli de la grâce divine, au point d'atteindre ce que saint Séraphim et tous les Pères de l'Eglise avec lui disent et confessent être le but de tout homme en ce monde : la déification de l'homme. Et lorsque, à son ensevelissement, les fidèles, dans l'église, purent durant l'office sentir s'exhaler alentour la suave odeur de sainteté par quoi le Seigneur manifestait clairement qu'il avait parmi ses élus reçu son âme bienheureuse, tous perçurent que leur saint Papouli, par-delà l'image, avait en lui restauré la ressemblance divine.
De ce jour les miracles, du saint tombeau de notre Papouli ne cessent de se produire, cependant que se multiplient ses apparitions, par lesquelles, en rêve, il vient consoler ses enfants ou, de façon prémonitoire, les avertir, -prodiges si nombreux que ses enfants s'étonnent, se sentant plus encore protégés, maintenant, à la vue de tant de signes, que de son vivant même, par son amoureuse intercession, puissante devant Dieu. Tant de bienfaits nous comblent, et nous gémissons en nos coeurs, nous sachant par trop indignes de tant de riches sollicitudes. Puisse notre Papouli nous préparer une place avec lui dans le céleste Royaume de la lumière sans déclin, et notre Seigneur par sa grâce suppléer à nos manquements infinis. Amen.

Presbytéra Anna

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