vendredi 28 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°33. Vie de Sainte Photinie l'Ermite. Extrait.

LA SAINTE VIE DE PHOTINIE L'ERMITE
1860 - ?



Le samedi de la Semaine du Renouveau, c'est-à-dire la Semaine qui suit le Dimanche de la Pâque, le 7 avril 1890, moi, Joachim, les frères Cornélius, Kallistrate, et le hiéromoine Pancrace, moines du monastère de Saint Sabba, quittâmes ce saint monastère pour le Jourdain. Nous prîmes en notre compagnie deux Arabes des environs, et leurs ânes pour transporter ce qui était nécessaire pour la route et notre séjour près du Jourdain où nous devions passer quelques jours.
...
Dans l'îlette formée par les deux bras du fleuve, à l'ombre des saules, à onze heures du matin, nous dressâmes la table sur l'herbe, pour le déjeuner. Après le repas, Cornélius et le hiéromoine Pancrace s'allongèrent sur l'herbe pour siester, tandis que Kallistrate cherchait un endroit propice à la pêche.
Moi, debout, je contemplais le paysage et Pachôme prenait la route pour le monastère, afin d'y recevoir des pèlerins. Au novice Gérasime, qui était avec nous, je dis :
- Père, peux-tu me passer avec la barque sur l'autre rive et venir me chercher quand je t'appellerai ?
- Que cela soit béni, répondit Gérasime. Et quelques minutes après, nous étions sur l'autre rive.
Gérasime retourna à l'îlette et moi, je restai au-delà du Jourdain.
Après m'être avancé de quelques cinquante pas, je me suis, tout à coup, trouvé dans une impasse. Les buissons et les roseaux formaient une muraille imprenable, haute de deux à trois mètres. Ne pouvant progresser, je décidai de revenir sur mes pas et d'appeler Gérasime pour qu'il vienne me chercher avec le radeau. J'avais également peur d'être attaqué par une de ces bêtes sauvages qui vivent sur les bords du Jourdain.
Alors que je m'apprêtais à rentrer, je vis bondir devant moi, sortant des buissons, un lièvre poursuivi par deux chacals. Avec prudence et crainte, je pressais le pas vers le Jourdain. A ma droite et à ma gauche, se dressaient les murailles imprenables des buissons et des roseaux.
J'avançais quelque peu, quand j'aperçus, à cinquante pas du
fleuve, au-dessus des buissons et des broussailles, un tertre. Je voulus y grimper et, de là, appeler Gérasime, car dans ce maquis inextricable, je ne pouvais retrouver l'endroit de mon débarquement.
Je fis vingt pas encore et la fatigue me gagna. De mes mains et de mes pieds écorchés, le sang coulait. Mes vêtements étaient, ici et là, en lambeaux. Epuisé de fatigue, je m'assis au bas du monticule pour me reposer ; mais comment trouver le repos, dans ces lieux étaient infestés de bêtes sauvages ?
Quelques minutes après, je repris ma montée. Tout en psalmodiant, plus par peur que par inspiration : «Pendant ton baptême dans le Jourdain Seigneur....», j'entendis une voix me dire : - Homme qui es-tu, et pourquoi viens-tu troubler ma solitude ?

Mon étonnement fut tel, que je faillis tomber à terre, quand l'idée qu'un ermite se trouvait dans cette solitude, dans ce désert impénétrable, vint frapper ma mémoire. Je répondis :
- Je suis un homme pécheur, en quête de Dieu en ce désert. Mais toi, qui es-tu, que fais-tu ici ?
- Moi, répondit la voix, je suis un homme, j'ai fui le monde pour trouver Dieu. Je sais que c'est Dieu qui t'a envoyé, pour parler avec moi. Dévie quelque peu sur ta droite, il y a une piste, et viens ici. Je t'attendrai pour te conduire à ma demeure et parler avec toi ; puis je t'accompagnerai jusqu'au Jourdain, pour retrouver tes compagnons.
Ces paroles me remplirent de joie et, comme un cerf altéré, après avoir trouvé la piste, je grimpais vers le haut.
Au sommet du monticule, l'homme mystérieux me dit :
- N'approche pas davantage. Arrête-toi !
Je m'arrêtais aussitôt à cinq pas de lui. J'observais. Tout à coup, un visage surgit de derrière une pierre, maigre, bronzé par le soleil, complètement imberbe. Ses cheveux noirs, liés par une tige de graminée, descendaient sur son dos. Il se redressa et me dit :
- Suis-moi.
Son corps, que j'aperçus, était de taille moyenne. Son vêtement, celui d'un moine, usé, déchiré, raccommodé en plusieurs endroits, avec, en guise de fil, toujours une tige de graminée, descendait jusqu'aux genoux. Sur ces pieds nus, ici et là, des cicatrices de plaies.

Pendant que nous marchions, en silence, une foule de pensées traversaient ma tête. Je me disais :
- Mais que peut bien être cet être mystérieux ? Un homme ? Une femme ? Un être bon ou un criminel fuyant la justice ?
Nous cheminâmes à travers buissons et broussailles, dans un sentier créé par cet homme mystérieux. Après une marche de vingt minutes, nous touchâmes à un endroit rocheux. Il déplaça un fagot de broussailles et me dit :
- Avance !
J'inclinai la tête et passai sous un portique percé dans les broussailles, les ronces et les roseaux. Après avoir fermé l'entrée avec le fagot, il s'approcha de moi et me dit :
- Avance vers le rocher qui est devant toi, là se trouve ma demeure.
En quelques pas, je fus devant une petite grotte, de six mètres environ de profondeur et de cinq de large. Devant la grotte, s'élevaient des poteaux, faits de troncs d'arbres fourchus au sommet. Des sommets fourchus des poteaux, partaient des poutres horizontales, dont l'extrémité reposait sur le rocher ; d'autres poutrelles les croisaient, portant des feuillages qui donnaient ainsi de l'ombre jusqu'à trois mètres de la grotte. A droite et à gauche, des pierres servaient de sièges et on pouvait s'y asseoir confortablement. Pendant que du regard, j'examinai l'extérieur de la grotte, il me dit :
- Voilà ma maison, j'habite ici depuis six ans déjà et, j'espère, Dieu voulant, y terminer ma vie. Entrons dans la grotte pour voir l'intérieur de ma demeure puis, à l'ombre fraîche du rocher, je te raconterai comment j'ai quitté le monde pour venir dans ce désert.
Dans la grotte je vis une soutane de moine, pendue sur la paroi, une petite jarre d'eau, une marmite en terre pour la cuisine et une autre en métal, une cuvette en bois, un gobelet également en bois, une serpette et d'autres objets. A droite et à gauche de la grotte, deux pierres servaient de sièges, une couche faite d'herbes sèches dans un coin, à l'orient une Croix, et tout près, un chapelet monastique et une petite Icône de la Mère de Dieu.
Pendant que du regard j'examinais tous ces objets, il me dit :
- Prends place sur ce siège de pierre et parlons, car depuis que je suis ici, je n'ai jamais parlé avec un être humain. Je te remettrai quelques notes sur ma vie, si tu me promets que tant que tu seras en Palestine....
J'interrompis le moine et lui dis :
- Je resterai en Palestine jusqu'à la fin de ma vie.
- Oh ! Tu te trompes. Dans peu de temps, tu vas quitter la Palestine. Tu vas être envoyé ailleurs, en Hellade libre, où tu vas réaliser tes désirs.
Je regardais fixement l'ermite. J'étais bouleversé. Il connaissait tous les secrets de mon coeur.

- Tu ne diras rien de moi à personne, ni de notre rencontre, rien de ce que tu vas entendre de ma bouche. A personne tu ne confieras les notes que je vais te remettre après notre entretien et après, bien entendu, avoir reçu ta promesse.
Je promis de tenir mon engagement et lui répondis :
- Ce que tu vas me confier, ô serviteur de Dieu, personne ne le saura, tant que je serai en Palestine.
- Ne m'appelle pas serviteur, mais servante. Je suis une femme errante et passionnée, comme dit Homère dans l'Odyssée.
En l'entendant dire qu'elle était une femme, la stupeur m'envahit. Je la regardais et me disais étonné :
- Une femme ! Mais comment s'était-elle transformée ainsi...?
- Pourquoi t'étonnes-tu, en m'entendant dire que je suis une femme ? Dans les péripéties du monde, dans la vie, j'ai souvent menti ; mais à présent, dans l'état où je suis et en ce lieu, il ne m'est pas permis de mentir. Dès que je t'ai vu, j'ai su que tu étais prêtre, et aussitôt, je décidais de me confesser et de te raconter ma vie.
- En vérité, lui répondis-je, j'ai un instant pensé que tu pouvais être femme. Maintenant je suis sûr que tu dis la vérité. Pour être venue habiter ce désert, tu as certainement beaucoup souffert dans le monde et, comme tu es très sage, tu l'as quitté, tu l'as haï. Pour citer Homère comme tu viens de le faire, tu as certainement étudié, tu t'es beaucoup instruite dans les écoles. Raconte-moi ta vie. Je suis pressé, j'ai hâte d'apprendre comment tu es venue en ce lieu, quels furent les mobiles qui t'ont poussée à faire ce pas. Je te promets de ne rien dire à personne, tant que je serai en Palestine ; mais je ne partirai pas d'ici, que tu ne m'aies tout dit sur toi.
- Oui, me dit-elle j'ai confiance en toi, je ne te cacherai rien. Si la nuit nous surprend, tu partiras et, demain matin, tu reviendras, non pas avec la barque, mais par l'endroit que je vais te montrer, où le fleuve s'étale ; tu pourras le traverser à pieds et gagner l'autre rive. Si tu restes ici pour la nuit, tes compagnons s'inquiéteront et te croiront perdu dans ce désert impraticable.
- Bien, lui répondis-je.
- Commençons donc notre récit, bien que les notes que je vais te confier racontent longuement tout ce que tu vas entendre.
...
Vers le 15 Juillet, à cause de la chaleur excessive qui enveloppait le Pirée, nous partîmes pour Hydra où nous louâmes deux chambres à l'hôtel. Là, je fis la connaissance de beaucoup de messieurs et de dames. Hydra est une île rocheuse et sèche. Il y a un monastère d'hommes dédiés au prophète Elie et des monastères de femmes où vivent des moniales.
Nous n'allâmes qu'une fois au monastère du Prophète Elie, mais plusieurs fois aux monastères de femmes, surtout à celui de la Sainte Trinité, pour y suivre les offices nocturnes? Les moniales de la Sainte Trinité me firent grande impression. J'aurais voulu, pour ne pas être séparée d'elles, et si cela eût été possible, m'y faire tonsurer moniale. La gravité de leurs moeurs, le décor de l'environnement, la propreté du monastère et de l'église, les offices nocturnes, les longues veilles, m'ont marquée de leur charme, et souvent j'y pensais. Sur le chemin du retour, je dis à mon père :
- Père, comme la moniale Matrone est bonne ! Pélagie n'est-elle pas une sainte ? Elle m'a donné à lire la vie de sainte Marie l'Egyptienne. Marie a reçu si abondamment la grâce, qu'elle a volé dans les airs, comme un oiseau, pour traverser le Jourdain.
Mon père, joyeux, me disait :
- Elles vont finir par te faire nonne, mon petit Jean.
- Ne serait-ce pas bien, père ?
- Oui, mais tu dois d'abord étudier.
- Oui, père. Je vais te chanter un tropaire, que la sainte moniale Pélagie, m'a appris : «En toi, mère, s'est conservée la divine image...».
- Te voilà devenu chantre, maintenant, dit mon père en riant.
- Mais père, n'est-il pas beau ce tropaire ?
...
L'heure étant avancée, je vais te montrer l'endroit où le cours de la rivière s'étale, et par où, demain matin, tu reviendras ici. Moi, je t'attendrai pour reprendre notre entretien. Ensuite je t'accompagnerai jusqu'au lieu où tu as débarqué. De là tu appelleras pour qu'on vienne te chercher. Le jour décline et tes compagnons vont s'inquiéter.
Après m'avoir indiqué la passage, nous convînmes d'un signal. Moi je chanterais : «Pendant ton baptême dans le Jourdain, Seigneur...», puis je me tairais ; elle continuerait : «Fut manifestée l'adoration due à la Trinité...» Elle me ramena donc à l'endroit où le novice Gérasime m'avait débarqué.
...
Arrivé au Jourdain, à l'endroit indiqué, je chantai à haute voix : «Pendant ton baptême dans le Jourdain...» et pénétrai dans le lit du jourdain, dans la partie la plus étalée mais avec beaucoup de peine, à cause des roseaux entortillés de ronces. Dix minutes après, j'entendis de l'autre côté du fleuve «fut manifestée l'adoration due à la Trinité...»
- Entre dans le jourdain, me dit la voix, c'est bien ici le lieu que je t'ai montré hier.
J'ôtais mes habits et ne gardais que mon linge de corps. J'en fis un paquet que je plaçais sur ma tête. J'avançais dans le fleuve, un roseau à la main droite pour mesurer la profondeur de l'eau. Au milieu du fleuve l'eau arriva à ma poitrine. Je m'arrêtais, hésitant. De l'autre rive, l'ermite me criait :
- Avance encore , à deux ou trois pas, le fleuve est franchissable.
Moi je restais immobile et mesurais, avec mon roseau, la profondeur. Me voyant hésiter, elle entra dans le fleuve, vint jusqu'à moi et me prit par la main. Plus loin, l'eau arriva jusqu'à ma poitrine, mais je n'avais plus peur, j'avais de l'aide. Quelques minutes après, nous étions sur l'autre rive....
...
- Reprenons notre entretien d'hier, dit-elle... A la suite d'une brève maladie, mon père rendit son âme au Seigneur. Je fus alors plongée dans les ténèbres. Le monde m'était devenu étranger. Amis et connaissances, cherchèrent à me consoler, mais ce fut en vain. Toute joie avait quitté mon coeur et la tristesse avait pris sa place. La vie m'était devenue un pesant fardeau. un seul désir me dévorait : quitter ce monde, et même cette vie éphémère, si cela eut été possible.

Après avoir beaucoup pleuré et m'être lamentée, je distribuais, ici et là, tout ce que je possédais à la maison, pour me retirer libre, dans un monastère ou dans un ermitage.
...
Je compris qu'elle voulait me ménager, réciter Complies et me laisser coucher. Quant à elle, elle allait veiller toute la nuit. Mais, pour continuer cet entretien divin, j'ajoutais :
-Photinie, dis-moi je te prie, comment l'homme peut-il atteindre l'impassibilité, comme beaucoup de saints Pères l'ont fait ?
-Tu m'interroges sur le plus grand des exploits ou plutôt des charismes. Oh ! Que dirai-je, comment en parlerai-je ? Celui qui a atteint cette cime est monté au-dessus des choses terrestres ; il vit sur la terre comme un être incorporel ; il va et vient ici bas, mais sa vie est au ciel. sache donc que le sens de toutes luttes ascétiques, c'est d'élever l'homme au(=-dessus des passions. Ta question a-t-elle trait à cela ou à autre chose ?
-Non ! celui qui s'est élevé au-dessus des passions, c'est qu'il a lutté et vaincu, mais l'ennemi (les passions) bien que vaincu subsiste et ne disparaît pas. S'il arrive que le vainqueur tombe dans la négligence, la guerre reprend-elle alors ?
Ma question consiste à savoir comment peut-on devenir parfaitement impassible, au point qu'aucune guerre ne peut éclater et règne la paix permanente.
-Tu m'interroges donc, sur l'état dont parle david le roi-prophète : «Qui me donnera les ailes de la colombe ; pour que je m'envole et trouve le repos» ? ce «repos» qui est l'impassibilité, ne peut être atteint que par la prière du coeur : «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi !». Cette prière a une telle force, quand elle est faite par le coeur, où l'esprit porte toute son attention qu'elle endort non seulement les passions, comme le silence et la solitude peuvent le faire, mais les supprime et les extermine définitivement. La solitude, c'est-à-dire la vie loin des passions et de leurs causes, et le silence, anesthésient les passions ; tout ce qui sommeille peut se réveiller quand l'occasion se présente, et souvent l'occasion se présente impétueuse.
-La prière lue, ne peut-elle pas produire le même effet que la prière de l'invocation du Nom divin du sauveur ?
-certes non ! On doit, bien sûr, dans les monastères, dans les synodies et dans les paroisses de villes suivre l'ordre institué par l'Eglise. Mais si on veut atteindre le «repos» ou l'impassibilité, on doit avoir pour règle inviolable la prière du coeur.
-Le moine qui vit dans un monastère ou celui qui vit en synodie avec d'autres frères ou encore le chrétien qui se trouve dans les vicissitudes du monde, peut-il pratiquer la prière du coeur et obtenir le don suprême de l'impassibilité ?
6Oui. Celui qui vit avec d'autres frères, comme celui qui se trouve dans le tumulte et les sollicitations du monde peut pratiquer la prière du coeur et parvenir, autan que cela est possible, à l'impassibilité. Un homme peut s'entretenir avec un autre des affaires de cette vie, pendant que son coeur prie par la prière qu'on appelle intellective car le coeur qui a goûté à la douceur que donne l'invocation du Nom du sauveur, ne veut plus s'en passer, et avec Paul il s'écrie :«Qui me séparera de l'amour du Christ ? ». L'amour colle le coeur au Christ, de manière telle, qu'il ne puisse jamais se détacher de Christ, même en plein tumulte. Aucune passion ne peut troubler celui qui possède le «repos parfait» c'est-à-dire le Christ.
D'autre part, le moine, comme tout chrétien d'ailleurs, peut prier en murmurant, nuit et jour, avec ses lèvres, lire des psaumes, chanter des tropaires, réciter des prières, sans jamais atteindre l'impassibilité.
N'as-tu pas lu, la réponse que fit un Ancien plein de sagesse, aux trois moines venus lui raconter leurs exploits ? Le premier dit :
-Abba, j'ai appris par coeur, l'Ancien et le Nouveau Testament.
-tu as rempli l'air de paroles, lui dit l'ancien.
Le second :
-Moi, j'ai copié tout l'Ancien et le nouveau testament.
-Toi, lui dit l'Ancien, tu as rempli tes rayonnages de livres.
Et le troisième :
-Moi, j'ai laissé ma marmite se couvrir de poussière (c'est-à-dire qu'il ne cuisinait plus).
-Et toi, tu as chassé l'hospitalité.

Une vierge alla voir aussi le même :
-Père lui dit-elle, j'ai jeûné pendant deux cents dimanches, c'est-à-dire qu'elle ne mangeait qu'une fois la semaine, tous les six jours, que me manque-t-il ?
L'Ancien lui dit :
-Le déshonneur est-il devenu un honneur
-Non !
-Et l'affront est-il une louange ?
-Non ! répondit-elle à nouveau.
-Alors, va-t-en travailler, car tu ne possèdes rien.

Mais pourquoi, ce saint Ancien, ne leur a-t-il pas parlé de la prière du coeur ?
-Parce que n'étant pas préparés, pour une telle oeuvre, ils ne l'auraient pas comprises. S'il leur avait dit, cultivez la prière du coeur, pour atteindre l'impassibilité, il leur aurait fait du tort, parce qu'ils n'étaient pas en mesure de travailler à cette oeuvre. Attachés à la seule pratique, ils pensaient que la vertu pratique était oeuvre excellente. Les vertus pratiques sont certes, utiles et elles peuvent sauver, mais elles ne procurent pas la mesure qui fit dire à Antoine le Grand : «Moi, je ne crains pas Dieu, parce que je l'aime».
Antoine le Grand pouvait parler ainsi, il avait atteint le point culminant de la vertu contemplative, jusqu'à sentir Dieu en Lui et l'aimer de toute son âme, de tout son coeur. Son amour, vrai et ardent, avait chassé, de son coeur, la crainte, comme l'enseignent les Pères divins : «L'amour parfait bannit la crainte». L'Apôtre Paul écrit : «Le fruit de l'Esprit, c'est l'amour, la joie, la paix, la longanimité, la bonté, la foi, la douceur, la tempérance ; contre de pareils fruits, il n'y a pas de Loi».Les hommes spirituels ne sont pas soumis à la Loi, et ne sont plus en souci de savoir s'ils ont accompli tel ou tel commandement ou transgressé tel autre. celui qui prie, par la prière du coeur, parvient à l'amour parfait, aucun fait de ce monde ne peut venir le troubler. Il est entré dans le port salutaire de l'impassibilité ; dès ce monde, il est devenu citoyen du ciel, selon l'Apôtre Paul qui écrit : «Notre cité est dans les cieux».
-Donc, ce n'est que par la prière intellective, que l'on acquiert la parfaite impassibilité ?
Oui, par elle, par elle seule. A cause de l'heure, interrompons notre entretien pour complies ; nous le reprendrons demain, après la prière de l'aurore.

Dis-moi, Photinie, pour acquérir la prière du coeur, comment doit-on faire ?
-Elle s'acquiert par la persévérance et la patience.
-Qu'entends-tu par persévérance et patience ?
-Au début, quand on commence à dire : «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi !» on a besoin de persévérance, parce que le démon, va tout mettre en oeuvre, pour distraire l'intellect, de l'attention qu'il doit porter au coeur et il craint beaucoup cette prière. celui qui veut acquérir la prière du coeur, doit préserver son intellect de toute autre pensée et ne s'occuper que du coeur. C'est cela avoir de la persévérance. Les divins Pères disent qu'on doit retenir son souffle, c'est-à-dire inspirer en disant «Seigneur Jésus-Christ,», retenir son souffle, en continuant la prière et expirer, en disant «aie pitié de moi !». Peu à peu le coeur y prend plaisir, l'intellect et le souffle s'habituent à la prière. Que l'on dorme alors, qu'on se lève, qu'on mange, qu'on parle, le coeur libre, dit la prière : «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi !», non plus avec efforts, mais avec joie et plaisir. en priant ainsi, le fidèle ou le moine, parvient à l'impassibilité et rien, en ce monde, ne peut le troubler, l'affliger, l'effrayer, comme Abba Pambô l'a fort bien dit : «Quand bien-même, le ciel viendrait se coller à la terre, la peur ne pénétrera pas dans mon coeur, qui vit dans le Christ et le Christ vit en lui».
-Je ne puis ne pas confesser, que j'ai beaucoup appris dans cette rencontre. Bénie soit l'heure où je traversais le Jourdain.
-Moi aussi, dit Photinie, je m'écrie : Béni soit le Nom du Père Céleste, qui t'a conduit ici, pour me confesser et raconter mes vicissitudes et sanctionner mon logis.

Elle fléchit les genoux et dit :
-J'adore et glorifie l'Amour Céleste, le Dieu plein de miséricorde, qui dans son amour infini, a pitié de ses serviteurs pauvres, indigents et inutiles.
-Retournons, maintenant à la grotte, pour chanter vêpres. L'heure passe et peut-être veux-tu t'en aller ? Mais, ajouta-t-elle, ne part pas, parce qu'outre la chaleur intense, la nuit va tomber et tu souffriras en route. Reste ici pour la nuit, et demain matin je te conduirai au gué, par où tu regagneras le Monastère de l'Abba Gérasime.


Photinie me dit, interrompant mes pensées :
-L'éclatant soleil s'est couché. Mangeons ce que le Père Céleste nous a envoyé aujourd'hui. Elle m'offrit les légumes bouillis, des racines de mélagre et pour sauce, des tomates fraîches de son jardin.
-Oh! dis-je, les rois de la terre qui jouissent des richesses de ce monde éphémère, ne sont pas à cette heure aussi heureux que nous.
-Oui, me dit-elle, ils ne portent pas les regards de leur âme vers le Père Céleste. Dieu a tout créé pour l'homme, l'élu parmi toutes les créatures du très sage Créateur ; il est l'enfant chéri. Mais l'enfant a méconnu son Père et s'est éloigné de lui. Oh! quel aurait été son bonheur, s'il était resté auprès de son Père Céleste, s'il ne s'était éloigné comme le Fils Prodigue, du toit paternel. Nous les moines nous avons été appelés à la vie parfaite. Aussi, ne devons-nous pas chercher à savoir comment on vit dans le monde, mais avoir le regard de l'âme perpétuellement tourné vers le monde spirituel où le Père Céleste répand sa grâce pour la joie et l'allégresse éternelle de ses élus. L'habit des moines est appelé angélique, parce que le moine doit vivre sur la terre comme un ange. Par la pensée, il doit se trouver au'dessus de cette sphère terrestre.
-Mais Photinie, ma soeur, le moine qui vit dans le monde, au milieu des hommes, peut-il vivre comme un ange ,
-Certes oui, il le peut, s'il comprend ce qu'est un moine. Dès l'instant où il a pris l'habit, il doit penser qu'il est mort au monde. Et si, comme homme, il marche dans le monde, il doit savoir qu'il n'a aucun lien avec lui, qu'il l'a quitté spirituellement.
-Oui, Photinie, ma soeur, il en est ainsi. Mais le monde connaît des tribulations et le moine, bien que moine, est porteur de la chair.
-Oui, bien sûr, il est vêtu de la chair, d'où le besoin absolu de la prière du coeur qui garde le coeur et ne laisse pas entrer les passions dans son trésor. Le Sauveur a dit que le coeur était la source des bonnes et mauvaises pensées, «l'homme bon tire de bonnes choses du trésor de son coeur et l'homme méchant de mauvaises choses du trésor de son coeur». Si le coeur est bien gardé, sanctifié par la prière, comment les mauvaises pensées pourront-elles y pénétrer ? Celui qui laisse son coeur sans garde, subit les tracas et les attaques des mauvaises pensées et des dangers moraux. Te souviens-tu de ce que disait cet Ancien, qui visita, un jour, Antoine le Grand, avec deux jeunes moines ?
-Tu as trouvé bonne compagnie pour ton voyage, père, en ces deux frères, dit Antoine le Grand à l'Ancien. Oui, répondit ce dernier, très bonne, mais ils laissent l'entrée de leurs maison ( leur coeur) ouverte, et n'importe qui entre et sort. L'Ancien dit cela, parce que ces deux moines, lors du voyage en bateau sur le fleuve et aussi pendant la route, avaient parlé l'un à l'autre de moines, de monachisme, de vie monastique et de travail manuel/
-Je vois Photinie, que tu as aussi l'expérience du monde, bien que tu sois hors du monde. Je te prie donc, de me dire quelque chose sur l'âme et comment sauter par-dessus les pièges de l'ennemi, que le Grand Antoine a vu étalés sur le monde.
-Mangeons, dit Photinie, puis nous lirons Complies ; ensuite nous parlerons de tout cela et d'autres choses. Nous mangeâmes, rendîmes grâces à Dieu, lûmes les Complies avec l'Acathiste à la Mère de Dieu, et nous assîmes pour parler.
-L'âme de l'homme dit Photinie, est venue de Dieu. Dieu étant immortel, l'âme est également immortelle. Dans ce monde qui est éphémère, l'âme n'y trouve aucun repos. L'homme peut acquérir la richesse, la gloire, le pouvoir, etc... mais il aura des moments où il étouffera, s'inquiétera, parce que l'âme c'est l'homme principal, elle est étrangère à ce monde. Plus l'heure de quitter ce monde approche, plus elle étouffe et s'afflige, ne trouvant pas ici-bas, ce qu'elle désire, c'est-à-dire, le bien suprême, l'immortalité qui est en Dieu. Si elle atteint Dieu le bien suprême, non pas localement, mais moralement, elle trouve alors le repos, elle se réjouit, elle jubile d'avoir atteint ce qu'elle désirait, c'est-à-dire Dieu.
-Comment peut-on trouver Dieu qui est Esprit, comme le Sauveur l'a dit : «Dieu est esprit», alors que l'homme est porteur de la chair et vit dans ce monde matériel ?
-Oui, il le peut, par la pratique du Bien. dieu, en tant qu'Esprit absolu, comme nous l'avons dit, est partout présent. Par la pratique du bien, l'homme atteint la ressemblance avec Lui et devient, non par nature, mais par la grâce de Dieu, semblable à Dieu, sent en lui Dieu, comme le Sauveur l'a dit : «Nous viendrons en Lui et nous ferons notre demeure en Lui». L'homme peut donc, par la pratique de bien, alors qu'il se trouve dans le monde et porte un corps mortel, vivre dans l'immortalité, comme le Sauveur l'a dit : «Celui qui garde ma parole ne verra jamais la mort». En gardant la parole de Dieu, on reçoit la certitude et l'assurance d'être dans l'immortalité. L'âme est immatérielle, immortelle, inaltérable, éternelle. En recevant de Dieu la grâce qui sanctifie et en communiant, par la pratique de la vertu et de la prière à Dieu, l'âme devient sainte. C'est pour cela que nous appelons saints, les hommes vertueux qui se sont élevés au-dessus des choses terrestres. Le saint peut être appelé aussi immortel, pour avoir vaincu ce qui est mortel et reçu de Dieu la grâce qui sanctifie. Dieu a donné à l'homme une grande valeur. Il dépend de l'homme de comprendre cette valeur, son origine, et de devenir, de lui-même, par la pratique de la vertu, digne de la grâce divine, pour laquelle il a été fait. Quant aux pièges, dont a parlé Antoine le Grand, ils sont sans importance pour celui qui pratique la vertu ; ils en ont pour les négligents, les paresseux, les indécis. Pour ceux qui ont compris la valeur de l'homme, les pièges sont des jeux d'enfants.Rien ne trouble le chrétien qui vit selon le Christ, parce qu'il voit tout avec l'oeil de l'âme et pas avec celui du corps.

Vers la troisième heure de la nuit, nous commençâmes l'office, et pendant qu'il se terminait, le soleil dorait l'horizon. Photinie me dit alors :
-Il est temps de partir, pour ne pas être accablé par la chaleur, et aussi pour tes compagnons qui doivent s'inquiéter.
-Oui, il est temps, lui dis-je.
Elle me conduisit jusqu'au gué du fleuve, et retourna à son ermitage et moi au monastère d'Abba gérasime. Dès que les pères m'aperçurent, ils vinrent à ma rencontre. Kallistrate courut jusqu'à moi et me voyant ému me dit :
-Où as-tu laissé ton trésor , (c'est-à-dire l'homme saint que tu as vu). Je fondis en larmes et embrassai Kallistrate, sans rien lui dire. J'avais promis à Photinie de ne parler d'elle à personne, tant que je serais en Palestine. Les Pères commencèrent à me questionner où j'avais passé ces deux jours. Moi, je pleurais, me souvenant de Photinie. Ah ! mes pères. Je cherchais le tombeau de Marie l'Egyptienne, j'ai fouillé le désert mais en vain. Ah ! dit Kallistrate, le trésor que tu as trouvé t'a donné l'ordre de ne rien dire. Ton visage n'indique pas un errement de deux jours dans le désert ; il paraît plutôt ému et porte le signe d'une rencontre avec un ermite. Tes vêtements exhalent le parfum de l'ascèse. Nous ne voulons pas t'obliger à transgresser ta promesse ; dis-nous seulement que tu as rencontré un ange du désert. Qu'il en soit donc ainsi, père Kallistrate. Mais ne m'interrogez plus parce que le désert m'a totalement changé. Dis que c'est ta rencontre avec le saint homme, reprit Kallistrate. Laissez-le tranquille dit Cornélius et dressez la table ; le père Joakim a faim, il est fatigué et a besoin de repos. Nous prîmes place à table, mangeâmes, rendant grâces au Seigneur.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire