samedi 29 janvier 2011

La Lumière du Thabor n°34. Florovsky.

PERE GEORGES FLOROVSKY



LES EGLISES DU NOM DE SAINTE SOPHIE



Le premier temple de Constantinople sous le vocable de «Sainte-Sophie» fut peut-être projeté par Constantin lui-même. L'édifice, toutefois, ne fut achevé que beaucoup plus tard et la «Grande Eglise» ne fut consacrée pour la première fois qu'en 360, sous Constantin II, par un évêque arien.
On ne sait pas exactement quand le nom de Sainte-Sophie fut donné à cette église. L'historien ecclésiastique Socrate dit seulement ceci : «laquelle est maintenant appelée Sophia» (2,43). Il se peut même que la «Grande Eglise» n'ait pas eu, au commencement, de nom spécial, et que celui de Sophia ait émergé plus tard ; il s'agissait probablement d'une appellation usuelle, et non d'une dédicace répondant à une intention précise.
Ce nom, pourtant, n'a rien d'hasardé. Certains archéologues du passé ont supposé que ce nom exprimait une idée abstraite ou un attribut de la Divinité, et que Constantin avait l'habitude de consacrer ainsi les temples chrétiens à des «abstractions» : la Sagesse, la Force, la Paix. Tout cela n'est qu'une pure erreur d'interprétation. Le nom de Sagesse est bel et bien d'origine biblique, et ces trois termes prétendument «abstraits» sont attestés chez saint Paul, comme des noms du Christ : Sophia, Dynamis et Eiréne. Les passages de l'Ancien Testament où la Sagesse de Dieu se trouve décrite comme une personne, surtout le chapitre VIII des Proverbes, furent très tôt rapportés au Christ, le Verbe Incarné. Nous trouvons cette application chez saint Justin. L'autre idée, présente chez Théophile d'Antioche et chez saint Irénée, selon laquelle la Sagesse désigne plutôt l'Esprit Saint -qui est l'Esprit de Sagesse- n'a été retenue par aucun des auteurs postérieurs et l'identification de la Sophia-Sagesse comme l'un des noms de la seconde Personne de la Sainte Trinité est un fait acquis pour l'exégèse et la théologie des Pères. Origène considère que le nom de Sagesse est le premier et le principal nom du Fils (Commentaire sur Jean, 1,22). Dans le Symbole de saint Grégoire de Néo-Césarée, sont mentionnés les deux noms de «Sagesse» et de «Force». Au IVème siècle, ariens et orthodoxes s'accordaient pour dire que la Sainte Sagesse décrite dans le livre des Proverbes était le Fils de Dieu. Le chapitre 8 du livre des Proverbes fut l'un des sujets majeurs de controverse durant tout le IVème siècle ; et il est certain que ce nom de Sagesse, connu de tous, universellement compris, évoquait une foule de connotations. En tout état de cause, c'était le nom du Christ, et il n'y avait rien de plus naturel que de donner ce nom à la «Grande Eglise».
Sainte-Sophie, Hagia Sophia, fut donc consacrée au Christ sous son nom de Sagesse. Il n'y a aucune raison de supposer un changement de dédicace sous Justinien. Il est clair qu'on voyait normalement dans Sainte-Sophie le temple du Christ, comme le montre bien la célèbre Histoire de la Construction de Sainte-Sophie de Justinien : «Hagia Sophia, dit le texte, autrement dit : le Verbe de Dieu» (éd.Preger, p.74 : kai éktote élabe tèn prosegorian ho naos Hagia Sophia, ho Logos toû Theoû hermeneuomenos). On ne peut guère parler de dédicace particulière des églises au temps de Justinien, et encore un certain temps après lui. D'ordinaire, une église était simplement consacrée à Notre Seigneur, à la Vierge Bénie ou encore aux Saints. L'existence d'une dédicace spécifique répond toujours à l'intention de mettre en relief une circonstance précise.
La fête de l'église tombait alors au jour anniversaire de l'inauguration. A Sainte-Sophie, on célébrait cette fête le 23 décembre, parce que ce temple avait été consacré par Justinien le 26 décembre et, une seconde fois, le 24 décembre. On avait évidemment choisi Noël comme le meilleur moment pour la fête. Dans l'office de l'Anniversaire, tel qu'on le lit dans le Typicon de la Grande Eglise, publié par Dmitrievsky, il n'y a rien qui suggère une commémoration particulière à ce jour-là : c'est plutôt un commun des anniversaires. Et, de fait, Syméon de Thessalonique le recommande pour cet usage.
Les églises consacrées à la Sainte Sagesse furent assez nombreuses, aussi bien dans l'empire de Byzance que chez les Slaves. Dans de nombreux cas, nous avons la preuve directe qu'on les regardait comme dédiées au Christ, Verbe et Sagesse. Et il n'y a aucune raison, ni aucune indication, qui permette de supposer que quelque autre consécration des églises de ce nom ait jamais été connue ou utilisée dans l'Eglise Byzantine.
Les érudits ont été induits en erreur ou troublés par le fait inattendu et assez surprenant, que, en Russie, le jour de la fête des églises Sainte-Sophie tombait aux Fêtes de la Mère de Dieu : à Kiev, le 8 septembre, avec la Nativité de la Mère de Dieu et à Novgorod, au 15 août, en même temps que la Dormition. Ce qui semblait suggérer que ces fameuses cathédrales étaient dédiées à la Vierge Toute-bénie, à laquelle s'appliquait donc aussi bien le nom de Sagesse. Quelques savants ont même pensé qu'il y avait là une contribution originale de la Russie à la théologie de la Sagesse.
La première objection qu'on doit leur faire, c'est que, aussi bien à Kiev qu'à Novgorod, la fête de ces cathédrales avait lieu, à l'origine, au jour anniversaire de leur dédicace, comme l'indiquent les anciens calendriers. En second lieu, nous avons la bonne fortune de posséder quelques preuves formelles que la fête de ces églises ne fut transférée qu'assez tard aux nouvelles dates. A Kiev, ce changement ne se produisit pas avant la restauration de Sainte-Sophie par Pierre Moghila, et il peut avoir eu lieu plus tard encore. A Novgorod, il eut lieu sous l'Archevêque Gennade, vers la fin du XVème siècle. Toutefois, même après cette date, Sainte-Sophie de Novgorod continua d'être appelée le temple de la Sagesse et du Verbe.

II

L'iconographie byzantine a deux manières distinctes de représenter la Sagesse de Dieu. Tout d'abord, le Christ, comme Sagesse et Verbe, est représenté sous les traits d'un Ange -l'ange du Grand Conseil (Is.9,6). En second lieu, on trouve la Sagesse, humaine ou divine, symbolisée par une vierge. Le premier thème est biblique, le second vient du monde classique ; à l'origine, ils sont indépendants.
Le premier se trouve très rarement dans les monuments du christianisme primitif. Mentionnons une fresque des catacombes de Karmuz, dont l'inscription est éloquente : ΣΟΦIA IΣ XΣ. La représentation est sommaire, et l'interprétation de l'ensemble du monument n'est pas claire. On peut voir dans cette image une représentation du Christ, tel qu'il apparaît dans l'Ancien Testament. Elle serait à rapprocher des textes anciens, comme le Pasteur d'Hermas, dans lesquels le Fils de Dieu est décrit comme un Ange, et presque confondu avec l'Archange Michel (ho endoxos angelos). Et l'on comprend facilement pourquoi cette représentation n'a guère pu se répandre dans l'iconographie primitive. On préférait mettre tout l'accent sur la réalité historique et concrète de la manifestation de Notre Seigneur, et l'art devait transmettre aux fidèles une notion dogmatique juste. Les images symboliques ont même fini par être interdites. Tel est le sens du canon 82 du Concile In Trullo.
L'icône de l'Ange du Grand Conseil n'est devenue populaire et usuelle que dans l'iconographie byzantine tardive ; on la trouve fréquemment à Mistra et sur l'Athos, mais ce n'est que dans des cas exceptionnels que nous pouvons être certains que l'Ange représente la Sagesse. On ne peut mentionner qu'une seule fresque, celle de Saint-Stéphane de Solète, décrite par Ch.Diehl et qui doit dater de la fin du XIVème siècle. L'ange tient un calice à la main, ce qu'on peut interpréter comme une allusion à l'eucharistie (voir Prov. 9,2 ; ce passage, dans l'Office du Jeudi Saint est rapproché de l'Eucharistie). L'inscription est claire : H AΓ. ΣOΦIA O ΛOΓOΣ. Il existe quelques intéressantes compositions sur ce thème dans les miniatures. Ce qui est certain, c'est qu'il n'y eut jamais, dans l'art byzantin, de forme canonique fixe pour la représentation de la Sagesse Divine.
La seconde manière de représenter la Sagesse, la personnification sous la forme d'une vierge, se trouve d'abord dans les miniatures. Qu'il suffise de rappeler le célèbre manuscrit de Paris (Parisin. N. 139), du Xème siècle. Cependant, même ici, le thème classique a peut-être été amalgamé à celui de la Bible. On peut rappeler la vision de saint Cyrille, qui vit la Sagesse comme une vierge (cf Sag. 8,2). Dans l'art monumental, il faut signaler la composition de Monreale. Somme toute, ces exemples ne donnent pas à penser que l'image de la Sagesse ait joui d'une faveur exceptionnelle aux yeux des chrétiens de l'empire byzantin. Néanmoins, les fondations étaient jetées pour les développements que le sujet devait recevoir dans l'iconographie russe. La fameuse icône novgorodienne de Sainte-Sophie peut difficilement être antérieure au XVème siècle finissant. Elle offre une forme particulière de Déisis, dans laquelle le Christ apparaît comme la Sagesse, sous l'aspect d'un Ange, ayant à ses côtés, debout, la Mère de Dieu et saint Jean Baptiste. Cette icône fait partie d'une très intéressante série de compositions nouvelles nées en Russie au XVème et au XVIème siècles, et elle interprète sur nouveaux frais des motifs byzantins traditionnels.

Ce texte est la traduction de «The Hagia Sophia Churches», résumé d'une communication intitulée «Christ, the Wisdom of God, in Byzantine Theology», publié dans Résumés des Rapports et Communications, Sixième Congrès International d'Etudes Byzantines (Paris, 1940), 255-260. Repris dans The Collected Works of Georges Florovsky, R.S.Haugh directeur, t.4, Vaduz, 1987, p.131-135.

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